Traduites de Grec en François, revues et corrigées en plusieurs passages par Maître Jaques Amyot
Modernisé et Corrigé (autant que possibe par Tomokazu Hanafusa) Version
(table de échange représentatif et glose ajoutés à la fin ) de
Texte soigneusement saisi par Jean Shaw, Toronto. Relecture partielle
(R. Wooldridge). Saisie subventionnée par le Conseil de recherche en
sciences humaines du Canada.
L'astérisque signale une note marginale intégrée ici dans le
texte. Les séquences "[...]" indiquent des mots grecs ou hébreux
non transcrits.
Le site Gallica offre en mode image une édition de 1572 et une édition
de 1575 .<p...> dans la text signifie la numéro de page de cette
édition.
LES OEUVRES MORALES ET mêlées de Plutarque, Traduites de Grec en
François, revues et corrigées en plusieurs passages par Maître Jaques
Amyot Conseiller du Roi et grand Aumosnier de France. DIVISEES EN DEUX
TOMES, ET ENRICHIES en cette edition de Annotations en marge, avec deux
Indices. Le premier des traités, Le second des choses mémorables
mentionnées édites Oeuvres. A PARIS, Chez Barthelemy Macé, au mont S.
Hilaire à l'Escu de Bretaigne. M.D.LXXXVII. Avec Privilege du Roi.<p
a2r>
AU Roi TRESÄCHRESTIEN CHARLES IX. DE CE NOM.
SI vous prenez plaisir à porter Sceptres, et à seoir en Thrones Royaux,
dit Salomon, aimez la sapience, afin que vous regniez éternellement:
aimez la lumière de sapience, vous qui commandez aux peuples. C'est une
belle instruction, Sire, et un sage avertissement pour ceux à qui Dieu
a mis en main les rênes du gouvernement de ce monde, leur étant adressé
par un Roi, auquel Dieu donna jadis tant de sagesse, que jamais
auparavant n'en avait été de semblable, ni jamais plus, dit
l'Escriture, n'en sera de pareil. Car certainement sapience est
provision nécessaire à ceux qui veulent regner, sans laquelle les Rois,
quelques grands, quelques riches et puissants qu'ils soient, ne sont
pas munis de ce qu'il leur faut, pour exercer dignement et maintenir
sûrement leur état, et avec laquelle ils ont moyen d'être honorés, et
heureux en ce monde temporellement, et glorieux en l'autre
éternellement, eux et ceux qui ont à vivre sous leur obéissance,
suivant ce que dit la même sapience. «Le sage Roi est l'établissement,
l'appui et assuré fondement de son peuple.» A quoi se rapporte aussi
naïvement, ainsi que toute vérité s'accorde à toute vérité, le dire de
Platon, Que les Royaumes seront heureux quand les Philosophes
regneront, ou que les Rois philosopheront, c'est à dire, quand ils
feront profession d'aimer la sapience: propos véritablement mémorable,
digne d'être souvent recordé et profondement engravé és coeurs des
Monarques et Rois, d'autant qu'en ce point-là principalement, à le bien
prendre, gît et consiste la grandeur auguste de la Majesté Royale, et
que c'est enquoi les Rois approchent plus près, et ressemblent mieux à
la divinité, de pouvoir béatifier et rendre heureux, non une ville
seulement, ou un pays particulier, ains tout un monde, par manière de
dire, selon l'étendue de leur Empire, n'ayant la hautesse de leur état
rien de meilleur que de vouloir, ni de plus grand que de pouvoir bien
faire à une multitude innumerable de toutes sortes d'hommes. Or y ayant
en notre âme deux principales puissances nécessairement concurrentes à
toute louable et vertueuse action, l'entendement et la volonté, l'un
pour comprendre ce qu'il faut faire, et l'autre pour l'executer,
sapience est la perfection de toutes les deux, qui enlumine, sublime et
affine le discours de la raison par la connaissance des choses, pour
savoir discerner le vrai du faux, le bien du mal, et le droit du tort,
afin de pouvoir bien juger: et qui rectifie, reigle et conduit la
volonté pour lui faire aymer, elire et pourchasser l'un, hair, fuir, et
eviter l'autre. Ces deux perfections certainement sont grâces
singulières de Dieu, et dons speciaux du saint Esprit, mais plus
nécessaire celle de la volonté, qui n'est autre chose que la crainte de
Dieu, et conscience craintive, et tremblante de peur de l'offenser,
tant et si souvent recommandée par toute la sainte écriture, que en
plusieurs passages elle est honnorée du titre et nom vénérable de
Sapience, <p a2v> disant le bon Job, «Sapience est la crainte du
Seigneur Dieu: et l'intelligence, se garder de mal faire.» Mais si elle
est requise à toutes sortes de gens qui désirent traverser la tourmente
de cette vie sans mortel naufrage, beaucoup plus l'est-elle aux Princes
souverains qu'à nuls autres, d'autant que les inferieurs et sujets, si
d'aventure ils choppent quelque fois, trouvent assez qui les releve:
mais les Rois qui ne reconnaissent aucun supérieur en ce monde, qui se
disent être par-dessus les lois, et avoir plein pouvoir, puissance
absolue, et authorité souveraine, s'ils ont enuie de fourvoyer, qui les
redressera? s'ils s'oublient, qui les corrigera? s'ils se laissent
aller à leurs appétits, qui les en retiendra? étant si difficile de
tenir mesure et garder moyen en licence qui n'est point limitée, ainsi
que témoigne ce proverbe ancien,
Celui auquel ce qu'il veut loit,
Veut toujours plus que ce qu'il doit.
Certainement il n'y aura rien que celui qui est terrible, ce dit le
prophète Royal, qui ôte l'esprit et la vie aux Princes, qui transfere
les Couronnes et Royaumes d'une gent à autre, pour les injustices,
abus, et diverses tromperies, ainsi que dit le Sage, lequel menace
effroiablement les mauvais Princes au livre de Sapience, en ces propres
termes: «La puissance et authorité que vous avés, vous a été donnée de
Dieu, lequel examinera voz oeuvres, et sondera voz coeurs: et pource
qu'étants ministres de son regne vous n'avez pas bien jugé, vous n'avez
pas gardé la loi de Justice, ni n'avez pas cheminé selon sa volonté, il
vous apparaitra horriblement, et bientôt, parce qu'il se fera jugement
très dur de ceux qui commandent: au petit se fera misericorde, mais les
puissants seront tourmentz puissamment.» C'est la voix de Sapience et
de vérité, Sire, qui dût continuellement sonner aux oreilles de tous
Princes et Seigneurs, afin qu'ils se donnassent bien garde de tomber en
ce jugement, dont les peut garentir et préserver cette heureuse
sapience de la crainte de Dieu. Mais quel moyen y a-il de l'avoir?
C'est lui seul qui la donne liberalement, et ne la plaint à personne
qui la lui demande avec fermeté de vive foi. Et toutesfois encore y
a-il des moyens qui nous aydent et nous disposent à l'obtenir, comme
entre autres la lecture des saintes Lettres, qui semble être l'étude
propre d'un Roi Treschrestien, suivant cette sentence écrite en la Loi
de Moyse: «Après que le Roi sera assis en son trône Royal, il
transcrira le livre de cette loi, dont il prendra l'original des mains
des Prestres Levitiques, l'aura toujours auprès de soi, et y lira tous
les jours de sa vie, afin qu'il en apprenne à craindre Dieu son
Seigneur, à garder ses commandements, et les cérémonies contenues en sa
loi.» Plus fructueuse ne plus salutaire étude ne pourrait-il faire,
pourvu qu'il en prenne l'intelligence non du propre sens d'aucun
particulier, mais de la tradition et consentement universel de
l'Eglise. C'est de tels livres proprement que le Prince Chrestien doit
apprendre cette généreuse et bienheureuse crainte inspirée de l'esprit
de Dieu, qui lui reigle et dirige sa volonté, la gardant de se
déborder, et vaguer en licence effrenée, lui enseignant de n'estimer
pas que sa volonté absolue soit raison et justice, ainsi que le
flatteur Anaxarchus donnait jadis impudemment à entendre au Roi
Alexandre le grand, pour lui faire passer le regret qu'il avait de
l'homicide par lui commis en la personne de Clytus, disant que Dicé et
Themis, c'est à dire, droit et justice, estoyent les assesseurs et
collateraux de Jupiter, pour signifier et donner à entendre aux hommes,
que tout ce qui est dit ou fait par le Prince est juste, legitime et
droiturier: ains au contraire lui donne à connaître, qu'il doit être
sujet à la loi éternelle, Roine des mortels et immortels, comme dit
Pindarus, qui est la droite raison, vérité et justice, propre volonté
de Dieu seul, obéissant à laquelle il fera ne plus ne moins que la
ligne et la reigle, laquelle étant premièrement droite de soi-même,
dresse puis après toutes autres choses qui sont gauches et tortues, en
s'appliquant à elles: parce que tout ainsi comme du chef sourdent et se
derivent les nerfs, instruments du sentiment et du mouvement, et par
iceux influe l'esprit animal en toutes les parties du corps humain,
sans lequel il ne pourrait exercer aucune function naturelle de sentir
ni de mouvoir: aussi voit-on ordinairement que par imitation et
influence du désir de complaire, les sujets prennent les moeurs et
conditions de leur Roi suivant ce que dit un poète,<p a3r>
Communement la sujette province,
Forme ses moeurs au moule de son Prince.
de manière que s'il fait profession de craindre Dieu, d'être sage et
vertueux, il achemine par son exemple les principaux de ses sujets
premièrement, et puis les autres de main en main, à devenir
semblablement dévots envers Dieu, justes envers les hommes, et
conséquemment bienheureux: comme au contraire aussi depuis qu'il est
ignorant et vicieux, il épand la contagion du vice et de l'ignorance
par toutes les provinces de son obéissance: ne plus ne moins qu'il est
forcé que toutes les copies transcriptes d'un original défectueux ou
dépravé retiennent les fautes du premier exemplaire. C'est pourquoi le
grand Cyrus, celui qui premier établit l'Empire des Perses, soûlait
dire «qu'il n'appartenait à nul de commander s'il n'était meilleur que
ceux ausquels il commandait.» Cela mêmes voulait aussi montrer Osiris,
qui fut jadis un sage Roi d'Aegypte, portant pour sa devise le sceptre,
dessus lequel il y avait un oeil, pour signifier la sapience qui doit
être en un Roi: n'appartenent pas à un qui forvoye, de redresser: qui
ne voit goutte, de guider: qui ne sait rien, d'enseigner: et qui ne
veut obéir à la raison, de commander. Ainsi que font les malavisés et
pirement conseillés Princes, qui refusent de recevoir les remontrances
de la raison, comme un maître qui leur commande, de peur qu'elle ne
leur retranche ce qu'ils estiment le principal bien de leur grandeur,
en les assujettissant à leur devoir, et les gardant de faire tout ce
qui leur plaît: suivant ce que disait le tyran de Sicile Dionysius, que
le plus doux contentement qu'il recevait de sa domination tyrannique
était que tout ce qu'il voulait, incontinent se faisait. Car ce n'est
pas vraie grandeur que de pouvoir tout ce que l'on veut, mais bien de
vouloir tout ce qu'on doit. Telle donc est la partie de Sapience où les
Rois doivent plus étudier, d'autant que servir à Dieu est regner, et
qu'ayants appris à craindre Dieu, ils savent ne craindre rien au
demeurant, ains fouler aux pieds et mêpriser tous les dangers et
terreurs de ce monde: et au reste pour l'autre partie acquérir leur
sert aussi grandement la connaissance de l'antiquité, la lecture des
histoires et principalement les livres et discours de la Philosophie
morale, traitant des qualités louables ou vituperables és moeurs des
hommes, du gouvernement des états, de l'origine des Royaumes, comment
ils prennent leurs commencements, qui les fait croître et les maintient
en leur entier, pour quelles causes ils diminuent, et qui leur apporte
finale decadence et totale ruine. Ce sont les livres que Demetrius
Phalerien, grand personnage et fort estimé en matière d'état et de
gouvernement, conseillait de lire sur tous autres au Roi d'Aegypte
Ptolomeus: «Pour ce, disait-il, que tu y verras et apprendras beaucoup
de fautes que tu commets en ton gouvernement, lesquelles tes familiers
ne te veulent ou ne t'osent à l'aventure pas dire:» se trouvant
toujours assez de gens à l'entour des Princes, qui leur preschent
plutôt la grandeur de leur pouvoir, que l'obligation de leur devoir: là
où ces maîtres muets-là ne cherchent point à complaire, ains sans
flater représentent naivement, comme dedans un miroir quel est le bon
Prince, quel est l'office d'un vrai Roi: comme entre les autres est le
livre de Xenophon qu'il a écrit de la vie de Cyrus, là où il a avec un
gentil pinceau depeint de naives couleurs sous le nom de Cyris, quel
serait un Roi s'il s'en trouvait au monde de parfait. Tels livres
d'autant qu'ils sont ornés de beau langage, enrichis d'exemples tirés
de toute l'antiquité, et tissus de l'ingenieuse invention d'hommes
savants qui ont visé à plaire ensemble et à profiter, entrent
quelquefois avec plus de plaisir és oreilles délicates des Princes, que
ne fait pas la sainte Escriture, qui pour sa simplicité, sans aucun
ornement de langage, semble commander plutôt impérieusement, que de
suader gracieusement. Et pourtant serait-il utile aux Princes de
divertir quelquefois leur entendement à la lecture de tels écrits, qui
tendent et conduisent à même fin que les livres saints, c'est à savoir
de rendre les hommes vertueux, mais par divers moyens: ceux là pour la
crainte de Dieu qui applique le loyer au mérite, et la peine au
demérite: et ceux-ci par la glorieuse renommée immortelle qu'ils
promettent aux Princes vertueux, dont ils doivent être plus désireux,
que de la conservation de <p a3v> leur propre vie: et l'infamie
perdurable aussi dont ils menassent les vicieux, de tant plus mêmement
que l'on remarque jusques aux moindres choses, bonnes ou mauvaises qui
sont és moeurs des Princes, parce que la hautesse de leur état expose
et met leur vie en la vue de tout le monde. Si n'est pas l'étude d'un
Roi de s'enfermer seul en une étude, avec force livres, comme ferait un
homme privé, mais bien de tenir toujours auprès de lui gents de savoir
et de vertu, prendre plaisir à en deviser et conferer souvent avec eux,
mette en avant tels propos à sa table, et en ses privés passetemps, en
ouïr volontiers lire et discourir: l'accoutumance lui en rend
l'exercice peu à peu si agréable et si plaisant, qu'il trouve puis
après tous autres propos fades, bas et indignes de son exaulcement, et
si fait qu'en peu d'années il devient sans peine bien instruit et
savant és choses dont il a plus affaire en son gouvernement, suivant la
sentence de ce commun proverbe des Grecs,
Les Rois, savants deviennent quand ils ont
Toujours près d'eux des hommes qui le sont.
Succedés doncques, Sire, à cette véritablement royale condition du feu
Roi François premier, votre grandpère, Prince de très auguste mémoire,
comme vous avez fait à sa couronne, et à plusieurs autres belles et
grandes qualités, tant du corps que de l'esprit, d'aimer et approcher
de vous les personnes qui feront profession de lettres à bonnes
enseignes, et qui auront vertu conjointe avec eminent savoir, aimés à
discourir avec eux, et y employés tant de bonnes heures qui se perdent
quelquefois inutilement. Car, nous l'avons vu par le moyen de telle
conférence et communication devenu l'un des plus savants hommes en
toute liberale science et honnête litterature qui fut de son regne en
la France, et sans contredit le plus eloquent. Ce que nous pouvons
raisonnablement avec le temps esperer et nous promettre de vous sur les
arres de la connaissance de plusieurs belles choses que vous avez jà
acquises, et mêmement sur le livre que vous mettez présentement par
écrit en beaux et bons termes touchant l'art de la vénérie. Or ayant eu
ce grand heur que d'être mis auprès de vous dés votre première enfance,
que vous n'aviez guères que quatre ans, pour vous acheminer à la
connaissance de Dieu et des lettres, je me mis à penser quels autheurs
anciens seraient plus idoines et plus propres à votre état, pour vous
proposer à lire quand vous seriez venu en âge d'y pouvoir prendre
quelque goût. Et pource qu'il me sembla qu'après les Saintes Lettres la
plus belle et la plus digne lecture que l'on saurait présenter à un
jeune Prince, estoyent les Vies de Plutarque, je me mis à revoir ce que
j'en avais commencé à traduire en notre langue par le commandement du
feu grand Roi François, mon premier bienfaiteur, que Dieu absolve, et
parachevai l'oeuvre entier étant en votre service il y a environ douze
ou treize ans. Et en ayant été la traduction assez bien reçue par tout
où la langue Françoise est entendue, tant en ce Royaume que dehors,
mêmement endroit vous qui depuis que l'âge et l'usage vous eurent
apporté la suffisance de lire, et quelque jugement naturel, ne vouliez
lire en autre livre. Cela me donna dés lors envie de mettre aussi en
votre langue ces autres Oeuvres morales et philosophiques qui ont pu
jusques à nos jours échapper à l'envie du temps: étant encore stimulé à
ce faire par un zele d'affection particulière, pource que comme l'on
tient qu'il fut jadis precepteur de Trajan, le meilleur des Empereurs
qui furent oncques à Rome, aussi Dieu m'avait fait la grâce de l'avoir
été du premier Roi de la Chrestienté, que nature a doué d'autant de
bonté que nul de ses prédécesseurs: combien que ce fut entreprise trop
hardie, à dire la vérité, et presque temeraire, non seulement pour le
peu de suffisance que je reconnais en moi, mais aussi pour l'obscurité
du sujet en beaucoup de ses traités philosophiques, ausquels il n'est
pas possible, ou pour le moins bien difficile, de pouvoir donner grâce
et lumière en notre langue, et principalement pour la défectuosité,
corruption et dépravation misérable qui se trouve presque par tout le
texte original Grec. Toutesfois le désir de faire chose à quoi vous
prinssiez plaisir, et qui fut profitable à vos sujets en public, m'a
tenu en haleine et tellement excité, qu'à la fin j'en suis venu à bout
tellement <p a4r> quellement, jusques à ce que par quelque bonne
fortune un meilleur et plus entier exemplaire puisse tomber en mes
mains, ou de quelque autre après moi. Je laisserai juger à la commune
voix de ceux qui voudront prendre la peine de conferer et examiner ma
traduction sur le texte Grec, avec quel succès je m'en serai acquité:
mais bien puis-je dire en vérité, que ç'a été avec un labeur
incroiable, pour suppleer, remplir ou corriger par conjecture fondée
sur le long usage d'avoir tant et si longuement manié cet autheur par
collation de plusieurs passages répondants l'un à l'autre, et de divers
exemplaires vieux écrits à la main, infinis lieux qui y sont
désespérement estropiés et mutilés: ce que nul ne peut estimer, quel
tourment d'esprit et quelle croix d'entendement c'est, qui ne l'a
essayé afin de pouvoir faire sortir l'oeuvre és mains des hommes, au
moins en tel état, que l'on y peut prendre quelque plaisir et profit:
ce que je pense avoir fait ayant étudié de le rendre le plus clair
qu'il m'a été possible, en si profonde obscurité bien souvent, et si
scabreuse et raboteuse asperité presque par tout ordinairement. Mais si
la varieté est délectable, la beauté aimable, la bonté louable,
l'utilité désirable, la rarité émerveillable, et la gravité vénérable,
je ne sais point d'autheur profane, qui a tout prendre ensemble, soit à
préférer, non pas à conferer, aux Oeuvres de Plutarque, mêmement qui
les pourrait avoir toutes, et en leur entier. Au demeurant, si j'ai par
cette traduction mienne aucunement enrichi ou poli votre langue, honoré
votre regne, et bien mérité de vos sujets, et de tous ceux qui
entendent le langage françois, louange en soit à Dieu qui m'en a fait
la grâce: mais l'honneur et le gré du monde vous en sont deuz, Sire,
d'autant que c'est pour vous que je l'ai entrepris, et à vous seul je
le voue et dedie, avec l'humble service de tout le reste de ma vie, le
faisant sortir en public, sous la protection de votre très noble nom,
pour en quelque chose me montrer reconnaissant de tant de biens, de
faveurs et d'honneurs que vous m'avez faits de votre grâce, et me
faites journellement: et aussi pour témoigner à la posterité, et à ceux
qui n'ont pas cet heur de vous connaître familierement, que notre
Seigneur a mis en vous une singulière bonté de nature, encline
d'elle-même à aimer, honorer et estimer toutes choses vertueuses,
mêmement les lettres, et ceux qui avec vertu ont travaillé de les
acquérir. Qui me fait estimer que si bien le commencement de votre
regne a été fort turbulent et calamiteux, le progres en sera plus
heureux, si Dieu plaît, et la fin glorieuse, pourvu que vous vous
affectionniez toujours de plus en plus à aimer et pourchasser cette
sainte Sapience discipline des Rois, en la demandant par chacun jour
d'ardente affection à celui qui seul la peut donner, disant avec
Salomon, «Donne moi la Sapience qui assiste à ton trône:» et avec le
prophète Royal, «Perce ma chair de ta crainte, afin que je redoute tes
jugements:» demeurant toujours en l'union et obéissance de la sainte
Eglise Catholique, dont vous êtes le premier fils, et vous efforçant de
retenir toujours par tous vertueux et religieux deportements le titre
hereditaire de Roi très chrestient que vos glorieux ancestres vous ont
acquis. A tant je finirai la présente par la dévote affectueuse oraison
que fait le peuple fidele pour son bon Roi David, notre Seigneur vous
vueille exaucer au jour de tribulation, le nom du Dieu de Jacob vous
soit en protection, vous envoye secours de son saint mont, et de Sion
vous défende: se souvienne de tous vos sacrifices, et ait pour agréable
vos offrandes: vous vueille donner ce que votre cueur désire, et face
ressortir tous vos conseils à bonne fin. Votre très humble, très
obéissant et très obligé serviteur et sujet Jacques Amyot E. d'Auxerre,
votre grand Aumosnier.<p a5r>
Les Traités contenus au premier Tome.
I. Comment il faut nourrir les enfants. feuillet 1
II. Comment il faut lire les Poètes. 8
III. Comment il faut ouïr. 24
IV. De la Vertu morale. 31
V. Du vice et de la vertu. 38
VI. Que la vertu se peut enseigner. 39
VII. Comment on pourra discerner le flatteur d'avec l'ami. 39
VIII. Comment il faut refréner la colère. 55
IX. De la Curiosité. 63
X. Du contentement ou repos de l'esprit. 67
XI. De la mauvaise honte. 76
XII. De l'amitié fraternelle. 81
XIII. Du trop parler. 89
XIV. De l'avarice et convoitise d'avoir. 97
XV. De l'amour et charité naturelle des peres envers leurs enfants. 100
XVI. De la pluralité d'amis. 103
XVII. De la Fortune. 105
XVIII. De l'envie et de la haine. 107
XIX. Comment on pourra recevoir utilité de ses ennemis. 109
XX. Comment on pourra apercevoir si l'on amende en l'exercice de la vertu. 113
XXI. De la Superstition. 119
XXII. Du Bannissement. 124
XXIII. Qu'il ne faut point emprunter à usure. 130
XXIV. Qu'il faut qu'un Philosophe converse avec les Princes. 133
XXV. Qu'il est requis qu'un Prince soit savant. 135
XXVI. Que le vice est suffisant pour rendre l'homme malheureux. 137
XXVII. Comment on se peut louer soi-même sans répréhension. 138
XXVIII. Quelles passions sont les pires, celles de l'âme, ou celles du corps. 144
XXIX. Les Preceptes de Mariage. 145
XXX. Le Banquet des sept Sages. 150
XXXI. Instruction pour ceux qui manient affaires d'état. 161
XXXII. Si l'homme d'âge se doit mêler d'affaires publiques. 178
XXXIII. Les dits notables des anciens Rois, Princes et grands Capitaines. 188
XXXIV. Les dits notables des Lacedaemoniens. 109
XXXV. Les vertueux faits des femmes. 229
XXXVI. Consolation envoyée à Appollonius sur la mort de son fils. 242
XXXVII. Consolation envoyée à sa femme, sur la mort de sa fille. 255
XXXVIII. Pourquoi la Justice divine diffère quelque-fois la punition des malefices. 258
XXXIX. Que les bêtes brutes usent de la raison. 269
XL. S'il est loisible de manger chair. Traité premier. 274
Traité second. 276
XLI. Que l'on ne saurait vivre joyeusement selon Epicurus. 277
XLII. Si ce mot commun est bien dit, Cache ta vie. 291
XLIII. Les Règles et preceptes de Santé. 292<p a5v>
XLIIII. De la Fortune des Romains. 301
XLV. De la Fortune ou vertu d'Alexandre. Traité premier. 307.Traité second. 311
XLVI. D'Isis et d'Osiris. 318
XLVII. Des Oracles qui ont cessé. 335
XLVIII. Que signifie ce mot Ei. 352
Les Traités du second Tome.
XLIX. Les Propos de Table. 359
L. Les Opinions des Philosophes. 439
LI. Les Demandes des choses Romaines. 460
LII. Les Demandes des choses Grecques. 478
LIII. Collation abregée d'aucunes histoires. 485
LIIII. Les Vies des dix Orateurs. 492
LV. De trois sortes de gouvernement. 503
LVI. Sommaire de la Comparaison d'Aristophanes et de Menander. 504
LVII. Estranges Accidents advenus pour l'amour. 505
LVIII. Quels Animaux sont les plus avisés. 507
LIX. Si les Atheniens ont été plus excellents en armes qu'en lettres. 523
LX. Lequel est plus utile, le feu, ou l'eau. 527
LXI. Du premier froid. 538
LXII. Les Causes naturelles. 534
LXIII. Les Questions Platoniques. 539
LXIIII. De la creation de l'Ame. 546
LXV. De la fatale Destinée.
LXVI. Que les Stoïques disent des choses plus étranges que les Poètes. 559
LXVII. Les contredits des philosophes Stoïques. 560
LXVIII. Des communes Conceptions contre les Stoïques. 573
LXIX. Contre l'Epicurien Colotes. 588
LXX. De l'Amour. 599
LXXI. De la face qui apparait au rond de la Lune. 613
LXXII. Pourquoi la prophètisse Pythie ne rend plus les oracles en vers. 627
LXXIII. De l'esprit familier de Socrates. 635
LXXIIII. De la malignité d'Herodote. 648
LXXV. De la Musique. 660<p 1r>
LES OEUVRES MORALES DE PLUTARQUE, Translatées de Grec en François.
I. COMMENT IL FAUT NOURRIR LES enfants.
POUR bien traiter de la nourriture des enfants de bonne maison, et de
libre condition, comment, et par quelle discipline on les pourrait
rendre honnêtes et bien conditionnés, à l'aventure vaudra-il mieux
commencer un peu plus haut, à la génération d'iceux. En premier lieu
doncques, je conseillerais à ceux qui désirent être peres d'enfants qui
puissent un jour vivre parmi les hommes en honneur, de ne se mêler pas
avec femmes les premières venues, j'entends comme avec courtisanes
publiques, ou concubines privées: pource que c'est un reproche qui
accompagne l'homme tout le long de sa vie, sans que jamais il le puisse
effacer, quand on lui peut mettre devant le nés, qu'il n'est pas issu
de bon père et de bonne mère, et est la marque qui plutôt se présente à
la langue et à la main de ceux qui le veulent accuser ou injurier: au
moyen dequoi a bien dit sagement le poète Euripide,
Quand une fois mal assis a été
Le fondement de la nativité,
Force est que ceux qui de tels parents sortent,
D'autrui péché la penitence portent.
Parquoi c'est un beau thresor pour pouvoir aller par tout la tête
levée, et parler franchement, que d'être né de gens de bien: et en
doivent bien faire grand compte ceux qui souhaittent avoir lignée
entièrement legitime, où il n'y ait que redire. Car c'est chose qui
ordinairement ravale et abaisse le coeur aux hommes, quand ils sentent
quelque défectuosité, ou quelque tare en ceux dont ils ont prins
naissance: et dit fort bien le poète,
Qui sent son père ou sa mère coulpable
D'aucune chose à l'homme reprochable,
Cela de coeur bas et petit le rend,
Combien qu'il l'eût de sa nature grand.
Comme au contraire, ceux qui se sentent nés de père et de mère qui sont
gens de bien, et à qui l'on ne peut rien reprocher, en ont le coeur
plus élevé, et en conçoivent plus de générosité. Auquel propos on dit
que Diophantus le fils de Themistocles disait souventefois et à
plusieurs, que ce qui lui plaisait, plaisait aussi au peuple <p
1v> d'Athenes: «Car ce que je veux (disait-il) ma mère le veut: et
ce que ma mère veut, aussi fait Themistocles: et ce qui plaît à
Themistocles, plaît aussi aux Atheniens.» Et en cela fait aussi
grandement à louer la magnanimité des Lacedaemoniens, lesquels
condamnèrent leur Roi Archidamus en une somme d'argent, pour l'amende
de ce qu'il avait eu le coeur d'épouser une femme de petite stature, en
y ajoutant la cause pour laquelle ils le condamneaient: «Pour autant
(disaient-ils) qu'il a pensé de nous engendrer non des Rois, mais des
Roitelets.» A ce premier avertissement est conjoint un autre, que ceux
qui par avant nous ont écrit de semblable matière n'ont pas oublié:
c'est, «Que ceux qui se veulent approcher de femmes pour engendrer, le
doivent faire ou du tout à jeun, avant que d'avoir bu vin, ou pour le
moins après en avoir pris bien sobrement.» Pource que ceux qui ont été
engendrés de peres saouls et ivres deviennent ordinairement ivrongnes,
suivant ce que Diogenes répondit un jour à un jeune homme débauché et
désordonné: «Jeune fils mon ami, ton père t'a engendré étant ivre.»
Cela suffise quant a la génération des enfants. Au reste, quant à la
nourriture, ce que nous avons accoutumé de dire généralement en tous
arts et toutes sciences, cela se peut encore dire et assurer de la
vertu: c'est, «Que pour faire un homme parfaitement vertueux, il faut
que trois choses y soient concurrentes, la nature, la raison, et
l'usage.» J'appelle raison la doctrine des preceptes: et usage,
l'exercitation. Le commencement nous vient de la nature, le progres et
accroissement, des preceptes de la raison: et l'accomplissement, de
l'usage et exercitation: et puis la cime de perfection, de tous les
trois ensemble. S'il y a défectuosité en aucune de ces trois parties,
il est forcé que la vertu soit aussi en cela défectueuse et diminuée:
car la nature sans doctrine et nourriture est une chose aveugle, la
doctrine sans nature est défectueuse, et l'usage sans les deux
premières est chose imparfaite. Ne plus ne moins qu'au labourage, il
faut premièrement que la terre soit bonne: secondement, que le
laboureur soit homme entendu: et tiercement, que la semaece soit
choisie et élevé: aussi la nature représente la terre, le maître qui
enseigne resemble au laboureur, et les enseignements et exemples
reviennent à la semence. Toutes lesquelles parties j'oserais bien pour
certain assurer avoir été conjointes ensemble és âmes de ces grands
personnages qui sont tant celebrés et renommés par tout le monde, comme
Pythagoras, Socrates, Platon, et autres semblables qui ont acquis
gloire immortelle. Or est bienheureux celui-là, et singulièrement aimé
des Dieux, à qui le tout est octroyé ensemble: mais pourtant s'il y a
quelqu'un qui pense, que ceux qui ne sont pas totalement bien nés,
étant secourus par bonne nourriture et exercitation à la vertu, ne
puissent aucunement reparer et recouvrer le défaut de leur nature:
sache qu'il se trompe et se mesconte de beaucoup, ou pour mieux dire,
de tout en tout: car paresse anéantit et corrompt la bonté de nature,
et diligence de bonne nourriture en corrige la mauvaistié. Ceux qui
sont nonchalants ne peuvent pas trouver les choses mêmes qui sont
faciles: et au contraire, par soin et vigilance l'on vient à bout de
trouver les plus difficiles. Et peut-on comprendre combien le labeur et
la diligence on d'efficace et d'execution, en considérant plusieurs
effets qui se sont en nature: car nous voyons que les gouttes d'eau qui
tombent dessus une roche dure, la creusent: le fer et le cuivre se sont
usant et consumant par le seul attouchement des mains de l'homme, et
les roues des charriots et charrettes que l'on a courbées à grand'
peine, ne sauraient plus retourner à leur première droiture, quelque
chose que l'on y sût faire: comme aussi serait-il impossible de
redresser les bâtons tortus que les joueurs portent en leurs mains
dessus les echaffaud: tellement que ce qui est contre nature changé par
force et labeur, devient plus fort que ce qui était selon nature. Mais
ne voit-on qu'en cela seulement, combien peut le soin et la diligence?
Certainement il y a un nombre <p 2r> infini d'autres choses,
desquelles on le peut clairement apercevoir. Une bonne terre, à faute
d'être bien cultivée, devient en friche: et de tant plus qu'elle est
grasse et forte de soi-même, de tant plus se gâte-elle par négligence
d'être bien labourée: au contraire vous en verrez une autre dure, âpre,
et pierreuse plus qu'il ne serait de besoin, qui néanmoins, pour être
bien cultivée, porte incontinent de beau et bon fruit. Qui sont les
arbres qui ne naissent tortus, ou qui ne deviennent steriles et
sauvages, si l'on n'y prend bien garde? à l'opposite aussi, pourvu que
l'on y ait l'oeil, et que l'on y employe telle sollicitude comme il
appartient, ils deviennent beaux et fertiles. Qui est le corps si
robuste et si fort, qui par oisiveté et délicatesse n'aille perdant sa
force, et ne tombe en mauvaise habitude? et qui est la complexion si
débile et si faible qui par continuation d'exercice et de travail ne se
fortifie à la fin grandement? Y a-il chevaux au monde, s'ils sont bien
domptés et dressés de jeunesse, qui ne deviennent enfin obéissants à
l'homme pour monter dessus? au contraire, si l'on les laisse sans
dompter en leurs premiers ans, ne deviennent-ils pas farouches et
revesches pour toute leur vie, sans que jamais on en puisse tirer
service? et de cela ne se faut-il pas émerveiller, vu qu'avec soin et
diligence l'on apprivoise, et rend-on domestiques les plus sauvages et
les plus cruelles bêtes du monde. Pourtant répondit bien le Thessalien,
à qui l'on demandait qui étaient les plus sots et les plus lourdauts
entre les Thessaliens: «Ceux, dit-il, qui ne vont plus à la guerre.»
Quel besoin doncques est-il de discourir plus longuement sur ce propos?
car il est certain, que les moeurs et conditions sont qualités qui
s'impriment par long trait de temps: et qui dira que les vertus morales
s'acquirent aussi par accoutumance, à mon avis il ne se fourvoyera
point. Parquoi je ferai fin au discours de cet article, en y ajoutant
encore un exemple seulement. Lycurgus, celui qui établit les lois des
Lacedaemoniens, prit un jour deux jeunes chiens nés de même père et de
même mère, et les nourrit si diversement qu'il en rendit l'un gourmand
et goulu, ne sachant faire autre chose que mal: et l'autre bon à la
chasse, et à la queste: puis un jour que les Lacedaemoniens étaient
tous assemblés sur la place, en conseil de ville, il leur parla en
cette manière: «C'est chose de très grande importance, Seigneurs
Lacedaemoniens, pour engendrer la vertu au coeur des hommes, que la
nourriture, l'accoutumance, et la discipline, ainsi comme je vous ferai
voir et toucher au doigt tout à cette heure.» En disant cela, il amena
devant toute l'assistance les deux chiens, leur mettant au-devant un
plat de soupe, et un liévre vif: l'un des chiens s'en courut
incontinent après le liévre, et l'autre se jeta aussi tôt sur le plat
de soupe. Les Lacedaemoniens n'entendaient point encore où il voulait
venir, ne que cela voulait dire, jusques à ce qu'il leur dit: Ces deux
chiens sont nés de même père et de même mère, mais ayants été nourris
diversement, l'un est devenu gourmand, et l'autre chasseur. Cela
doncques suffise quant à ce point de l'accoutumance, et de la diversité
de nourriture. Il ensuit après de parler touchant la manière de les
alimenter et nourrir après qu'ils sont nez. Je dis doncques, qu'il est
besoin que les meres nourrissent de lait leurs enfants, et qu'elles
mêmes leur donnent la mammelle: car elles les nourriront avec plus
d'affection, plus de soin et de diligence, comme celles qui les
aimeront plus du dedans, et comme l'on dit en commun proverbe, dés les
tendres ongles: Là où les nourrisses et gouvernantes n'ont qu'une amour
supposée et non naturelle, comme celles qui aiment pour un loyer
mercenaire. La nature même nous montre que les meres sont tenues
d'allaiter et nourrir elles mêmes ce qu'elles ont enfanté: car à cette
fin a elle donné à toute sorte de bête qui fait des petits, la
nourriture du lait: et la sage Providence divine a donné deux tetins à
la femme, afin que si d'aventure elle vient à faire deux enfants
jumeaux, elle ait deux fontaines de lait <p 2v> pour pouvoir
fournir à les nourrir tous deux. Il y a davantage, qu'elles mêmes en
auront plus de charité et plus d'amour envers leurs propres enfants, et
non sans grande raison certes: car le avoir été nourris ensemble est
comme un lien qui étreint, ou un tour qui roidit la bienveillance:
tellement que nous voyons jusques aux bêtes brutes, qu'elles ont regret
quand on les sépare de celles avec qui elles ont été nourries. Ainsi
doncques faut-il que les meres propres, s'il est possible, essayent de
nourrir leurs enfants elles mêmes: ou s'il ne leur est possible, pour
aucune imbecillité ou indisposition de leurs personnes, comme il peut
bien advenir: ou pource qu'elles ayent envie d'en porter d'autres: à
tout le moins faut-il avoir l'oeil à choisir les nourrisses et
gouvernantes, non pas prendre les premières qui se présenteront, ains
les meilleures que faire se pourra, qui soient premièrement Grecques,
quant aux moeurs. Car ne plus ne moins qu'il faut dés la naissance
dresser et former les membres des petits enfants, à fin qu'ils
croissent tout droits, et non tortus ne contrefaits: aussi faut-il dés
le premier commencement accoutrer et former leurs moeurs, pource que ce
premier âge est tendre et apte à recevoir toute sorte d'impression que
l'on lui veut bailler, et s'imprime facilement ce que l'on veut en
leurs âmes pendant qu'elles sont tendres, là où toute chose dure
malaisément se peut amollir: car tout ainsi que les seaux et cachets
s'impriment aisément en de la cire molle, aussi se moulent facilement
és esprits des petits enfants toutes choses que l'on leur veut faire
apprendre. A raison dequoi, il me semble que Platon admoneste
prudemment les nourrisses, de ne conter pas indifféremment toutes
sortes de fables aux petits enfants, de peur que leurs âmes dés ce
commencement ne s'abbreuvent de follie et de mauvaise opinion: et aussi
conseille sagement le poète Phocyllides, quand il dit,
Dés que l'homme est en sa première enfance,
montrer lui faut du bien la connaissance.
Et si ne faut pas oublier, que les autres jeunes enfants, que l'on met
avec eux pour les servir, ou pour être nourris quand et eux, soient
aussi devant toutes choses bien conditionnés, et puis Grecs de nation,
et qui ayent la langue bien deliée pour bien prononcer: de peur que
s'ils fréquentent avec des enfants barbares de langues, ou vicieux de
moeurs, ils ne retiennent quelque tache de leurs vices: car les vieux
proverbes ne parlent pas sans raison quand ils disent, «Si tu converses
avec un boiteux, tu apprendras à clocher.» Mais quand ils seront
arrivés à l'âge de devoir être mis sous la charge de paedagogues et de
gouverneurs, c'est lors que peres et meres doivent plus avoir l'oeil à
bien regarder, quels seront ceux à la conduitte desquels ils les
commettront, de peur qu'à faute d'y avoir bien prins garde, ils ne
mettent leurs enfants en mains de quelques esclaves barbares, ou
escervellés et volages. Car c'est chose trop hors de tout propos ce que
plusieurs font maintenant en cet endroit, car s'ils ont quelques bons
esclaves, ils en font les uns laboureurs de leurs terres, les autres
patrons de leurs navires, les autres facteurs, les autres receveurs,
les autres banquiers pour manier et traffiquer leurs deniers: et s'ils
en trouvent quelqu'un qui soit ivrongne, gourmand et inutile à tout bon
service, ce sera celui auquel ils commettront leurs enfants: là où il
faut qu'un gouverneur soit de nature tel, comme était Phoenix le
gouverneur d'Achilles. Encore y a-il un autre point plus grand, et plus
important que tous ceux que nous avons allégués, c'est qu'il leur faut
chercher et choisir des maîtres et des precepteurs qui soient de bonne
vie, où il n'y ait que reprendre, quant à leurs moeurs, et les plus
savants et plus expérimentés que l'on pourra recouvrer: Car la source
et la racine de toute bonté et toute preudhommie est, avoir été de
jeunesse bien instruit. Et ne plus ne moins que les bons jardiniers
fichent des paux auprès des jeunes plantes, pour les tenir droites:
aussi les <p 3r> sages maîtres plantent de bons avertissements et
de bons preceptes à l'entour des jeunes gents, afin que leurs meurs se
dressent à la vertu. Et au contraire, il y a maintenant des peres qui
mériteraient qu'on leur crachast, par manière de dire, au visage,
lesquels par ignorance, ou à faute d'expérience, commettent leurs
enfants à maîtres dignes d'être reprouvés, et qui à fausses enseignes
font profession de ce qu'ils ne sont pas: et encore la faute et la
moquerie plus grande qu'il y a en cela, n'est pas quand ils le font à
faute de connaissance: mais le comble d'erreur gît en cela, que
quelquefois ils connaissent l'insuffisance, voire la méchanceté de tels
maîtres, mieux que ne font ceux qui les en advertissent, et néanmoins
se fient en eux de la nourriture de leurs enfants: faisants tout ainsi
comme si quelqu'un étant malade, pour gratifier à un sien ami, laissait
le médecin savant qui le pourrait guérir, pour en prendre un qui par
son ignorance le ferait mourir: ou si à l'appétit d'un sien ami il
rejetait un pilote qu'il saurait très expert, pour en choisir un très
insuffisant. O Jupiter et tous les Dieux, est-il bien possible qu'un
homme ayant le nom de père aime mieux gratifier aux prières de ses
amis, que bien faire instituer ses enfants? N'avait donques pas
l'ancien Crates occasion de dire souvent, que s'il lui eût été
possible, il eût volontiers monté au plus haut de la ville, pour crier
à pleine tête: «O hommes, où vous precipitez vous, qui prenez toute la
peine que vous pouvez pour amasser des biens, et ce pendant ne faites
compte de vos enfants, à qui vous les devez laisser?» A quoi
j'ajouterais volontiers, que ces peres-là font tout ainsi, que si
quelqu'un avait grand soin de son soulier, et ne se souciait point de
son pied. Encore y en a il qui sont si avaricieux, et si peu aimants le
bien de leurs enfants, que pour payer moins de salaire ils leur
choisissent des maîtres qui ne sont d'aucune valeur, cherchants
ignorance à bon marché: auquel propos Aristippus se moqua un jour
plaisamment et de bonne grâce d'un semblable père, qui n'avait ne sens
ni entendement: car comme ce père lui demandast, combien il voulait
avoir pour lui instruire et enseigner son fils, il lui répondit, Cent
écus. Cent écus, dit le père, Ô Hercules, c'est beaucoup: comment? j'en
pourrais acheter un bon esclave de ces cent écus. Il est vrai, répondit
Aristippus, et en ce faisant tu auras deux esclaves, ton fils le
premier, et puis celui que tu auras acheté. Et quel propos y a-il, que
les nourrisses accoutument les enfants à prendre la viande qu'on leur
baille, avec la main droite: et s'ils la prennent de la main gauche,
qu'elles les en reprennent: et ne donner point d'ordre qu'ils oyent de
bonnes et sages instructions? Mais aussi qu'en advient-il puis après à
ces bons peres-là, quand ils ont mal nourri, et pis enseigné leurs
enfants? Je le vous dirai. Quand ils sont parvenus à l'âge d'homme, ils
ne veulent point ouïr parler de vivre règlement ni en gens de bien,
ains se ruent en sales, vilaines et serviles voluptés: et lors tels
peres se repentent trop tard à leur grand regret, d'avoir ainsi passé
en nonchaloir la nourriture et instruction de leurs enfants: mais c'est
pour néant, quand il ne sert plus de rien, et que les fautes que
journellement commettent leurs enfants, les font languir de regret. Car
les uns s'accompagnent de flatteurs et de plaisants poursuivants de
repeues franches, hommes maudits et méchants, qui ne servent que de
perdre, corrompre et gâter la jeunesse: les autres achetent à gros
deniers des garçes folles, fieres, somptueuses et superflues en
dépense, qui leur coûtent puis après infiniment à entretenir: les
autres consument tout en dépense de bouche: les autres à jouer aux dés,
et à faire masques et mommeries: aucuns y en a qui se jettent en
d'autres vices plus hardis, faisants l'amour à des femmes mariées, et
allants la nuit pour commettre adulteres, achetants un seul plaisir
bien souvent avec leur mort: là où s'ils eussent été nourris par
quelque philosophe, ils ne se fussent pas laissés aller à semblables
choses, ains eussent à tout le moins entendu l'avertissement de
Diogenes, lequel disait en paroles peu <p 3v> honnêtes, mais
véritables toutefois: Entre en un bordeau, afin que tu connaisses, que
le plaisir qui ne coûte guères ne diffère rien de celui que l'on achete
bien cherement. Je conclurrai doncques en somme, et me semble que ma
conclusion à bon droit devra être plutôt estimée un oracle, que non pas
un avertissement, Que le commencement, le milieu, et la fin, en cette
matière, gît en la bonne nourriture et bonne institution: et qu'il
n'est rien qui tant serve à la vertu et à rendre l'homme bienheureux,
comme fait cela. Car tous autres biens auprès de celui-là sont petits,
et non dignes d'être si soigneusement recherchés ni requis. La Noblesse
est belle chose, mais c'est un bien de nos ancestres. Richesse est
chose précieuse, mais qui gît en la puissance de Fortune, qui l'ôte
bien souvent à ceux qui la possedaient, et la donne à ceux qui point ne
l'esperaient. C'est un but où tirent les coupe-bourses, les larrons
domestiques, et les calomniateurs: et si y a des plus méchants hommes
du monde qui bien souvent y ont part. Gloire est bien chose vénérable,
mais incertaine et muable. Beauté est bien désirable, mais de peu de
durée: Santé, chose précieuse, mais se change facilement. Force de
corps est bien souhaittable, mais aisée à perdre, ou par maladie, ou
par vieillesse: de manière que s'il y a quelqu'un qui se glorifie en la
force de son corps, il se deçoit grandement: car qu'est-ce de la force
corporelle de l'homme auprès de celle des autres animaux, j'entends
comme des Elephans, des Taureaux, et des Lions? Et au contraire, le
savoir est la seule qualité divine et immortelle en nous. Car il y a en
toute la nature de l'homme deux parties principales, l'entendement, et
la parole: dont l'entendement est comme le maître qui commande, et la
parole comme le serviteur qui obéit: mais cet entendement n'est point
esposé à la fortune: il ne se peut ôter, à qui l'a, par calomnie: il ne
se peut corrompre par maladie, ni gâter par vieillesse, pource qu'il
n'y a que l'entendement seul qui rajeunisse en vieillissant: et la
longueur du temps, qui diminue toutes choses ajoute toujours savoir à
l'entendement. La guerre, qui comme un torrent entraîne et dissipe
toutes choses, ne saurait emporter le savoir. Et me semble que Stilpon
le Megarien fit une réponse digne de mémoir, quand Demetrius ayant pris
et saccagé la ville de Megare lui demanda, s'il avait rien perdu du
sien: «Non, dit-il, car la guerre ne saurait piller la vertu.» A
laquelle réponse s'accorde et se rapporte aussi celle de Socrates,
lequel étant interrogé par Gorgias, ce me semble, quelle opinion il
avoir du grand roi, s'il l'estimait pas bienheureux: «Je ne sais,
répondit-il, comment il est pourvu de savoir et de vertu.» comme
estimant que la vraie félicité consiste en ces deux choses, non pas és
biens caduques de la fortune. Mais comme je conseille et admoneste les
peres, qu'ils n'ayent rien plus cher, que de bien faire nourrir et
instituer en bonnes meurs et bonnes lettres leurs enfants: aussi di-je,
qu'il faut bien qu'ils ayent l'oeil à ce que ce soit une vraie, pure et
sincere litterature: et au demeurant, les éloigner le plus qu'ils
pourront de cette vanité, de vouloir apparait devant une commune,
pource que plaire à une populace est ordinairement déplaire aux sages:
dequoi Euripide mêmes porte témoignage de vérité en ces vers,
Langue je n'ai diserte et affilee
Pour haranguer devant une assemblée:
Mais en petit nombre de mes egaux,
C'est là où plus à deviser je vaux:
Car qui sait mieux au gré d'un peuple dire,
Est bien souvent entre sages le pire.
Quant à moi, je vois que ceux qui s'étudient de parler à l'appétit
d'une commune ramassée, sont ou deviennent ordinairement hommes
dissolus, et abandonnés à toutes sensuelles voluptés: ce qui n'est pas
certainement sans apparence de raison: <p 4r> car si pour plaire
aux autres ils mettent à nonchaloir l'honnêteté, par plus forte raison
oublieront ils tout honneur et tout devoir, pour se donner plaisir et
déduit à eux-mêmes, et suivront plutôt les attraits de leur
concupiscence, que l'honnêteté de la tempérance. Mais au reste,
qu'enseignerons nous de bon encore aux jeunes enfants, et à quoi leur
conseillerons nous de s'adonner? C'est belle chose, que ne faire ne
dire rien temerairement: et, Comme dit le Proverbe ancien, Ce qui est
beau est difficile aussi. Les oraisons faites à l'imprévu sont pleines
de grande nonchalance, et y a beaucoup de légèreté: car ceux qui
parlent ainsi à l'étourdie ne savent là où il faut commencer, ni là où
ils doivent achever: et ceux qui s'accoutument à parler ainsi de toutes
choses promptement à la volée, outre les autres fautes qu'ils
commettent, ils ne savent garder mesure ni moyen en leur propos, et
tombent en une merveilleuse superfluité de langage: là où quand on a
bien pensé à ce que l'on doit dire, on ne sort jamais hors des bornes
de ce qu'il appartient de déduire. Pericles, ainsi comme nous avons
entendu, bien souvent qu'il était expressément appelé par son nom, pour
dire son avis de la matière qui se présentait, ne se voulait pas lever,
disant pour son excuse, «Je n'y ai pas pensé.» Demosthenes
semblablement grand imitateur de ses façons de faire au gouvernement,
plusieurs fois, que le peuple d'Athenes l'appellait nommeement pour
ouïr son conseil sur quelque affaire, leur répondait tout de même, «Je
ne suis pas preparé.» Mais on pourrait dire à l'aventure, que cela
serait un conte fait à plaisir, que l'on aurait reçu de main en main,
sans aucun témoignage certain: lui-même en l'oraison qu'il fit à
l'encontre de Midias, nous met devant les yeux l'utilité de la
preméditation: car il y dit en un passage, Je confesse, Seigneurs
Atheniens, et ne veux point dissimuler que je n'aie pris peine et
travaillé à composer cette harangue, le plus qu'il m'a été possible:
car je serais bien lâche, si ayant souffert et souffrant tel outrage,
je ne pensais bien soigneusement à ce que j'en devrais dire pour en
avoir la raison. Non que je veuille de tout point condamner la
promptitude de parler à l'imprévu, mais bien l'accoutumance de
l'exerciter à tout propos, et en matière qui ne le mérite pas: car il
le faut faire quelquefois, pourvu que ce soit comme l'on use d'une
médecine: bien dirai-je cela, que je ne voudrais point que les enfants,
avant l'âge d'homme fait, s'accoutumassent à rien dire sans y avoir
premièrement bien pensé: mais après que l'on a bien fondé la suffisance
de parler, alors est-il bien raisonnable, quand l'occasion se présente,
de lâcher la bride à la parole. Car tout ainsi comme ceux qui ont été
longuement enferrés par les pieds, quand on vient à les délier, pour
l'accoutumance d'avoir eu si longuement les fers aux pieds, ne peuvent
marcher, ains choppent à tous coups: aussi ceux qui par long temps ont
tenu leur langue serrée, si quelquefois il s'offre matière de la délier
à l'imprévu, retiennent une même forme et un même style de parler: mais
de souffrir les enfants haranguer promptement à l'imprévu, cela les
accoutume à dire un infinité de choses impertinentes et vaines. L'on
dit que quelquefois un mauvais peintre montra à Apelles un image qu'il
venait de peindre, en lui disant: «Je la viens de peindre tout
maintenant.» «Encore que tu ne me l'eusses point dit, répondit Apelles,
j'eusse bien connu qu'elle a voirement été bientôt peinte: et m'ébahi
comment tu n'en as peint beaucoup de telles.» Tout ainsi doncques (pour
retourner à mon propos) comme je conseille d'eviter la façon de dire
theatrale et pompeuse, tenant de la hautesse tragique: aussi
admoneste-je de fuir la trop basse et trop vile façon de langage,
pource que celle qui est si fort enflée surpasse le commun usage de
parler: et celle qui est si mince et si sèche, est par trop craintive.
Et comme il faut que le corps soit non seulement sain, mais davantage
en bon point: aussi faut il que le langage soit non seulement sans vice
ne maladie, mais aussi fort et robuste: pource que l'on loue seulement
ce qui est seur, mais on admire <p 4v> ce qui est hardi et
aventureux. Et ce que je dis du parler, autant en pense-je de la
disposition du courage: car je ne voudrais que l'enfant fut
présomptueux, ni aussi étonné, ne par trop craintif: pource que l'un se
tourne à la fin en impudence, et l'autre en couardise servile: mais la
maîtrise en cela, comme en toutes choses, est de bien savoir tenir le
milieu. Et ce pendant que je suis encore sur le propos de l'institution
des enfants aux lettres, avant que passer outre, je veux dire
absolument ce qui m'en semble: c'est, que de ne savoir parler que d'une
seule chose, à mon avis, est un grand signe d'ignorance, outre ce qu'à
l'exercer on s'en ennuye facilement, et si pense qu'il est impossible
de toujours y persévérer: ne plus ne moins que de chanter toujours une
même chanson, on s'en saoule et s'en fâche bientôt: mais la diversité
réjouit et délecte en cela, comme en toutes autres choses que l'on
voit, ou que l'on oit. Et pourtant faut-il que l'enfant de bonne maison
voie et apprenne de tous les arts liberaux et sciences humaines, en
passant par-dessus, pour en avoir quelque goût seulement: car
d'acquérir la perfection de toutes, il serait impossible: au demeurant
qu'il employe son principal étude en la philosophie: et cette mienne
opinion se peut mettre bien clairement devant les yeux par une
similitude fort propre: car c'est tout autant comme qui diroit, «Il est
bien honnête d'aller visitant plusieurs villes, mais expédient de
s'arrêter et habituer en la meilleure.» Or tout ainsi, disait
plaisamment le philosophe Bion, que les amoureux de Penelopé, qui
poursuivaient de l'avoir en mariage, ne pouvants jouir de la maîtresse,
se mêlèrent avec les chambrières: aussi ceux qui ne peuvent advenir à
la Philosophie, se consument de travail après les autres sciences, Qui
ne sont d'aucune valeur à comparaison d'elle. Et pourtant faut-il faire
en sorte que la Philosophie soit comme le sort principal de toute autre
étude, et de tout autre savoir. Il y a deux arts que les hommes ont
inventés pour l'entretènement de la santé du corps, c'est à savoir, la
médecine, et les exercices de la personne, dont l'une procure la santé,
et l'autre la force, et la gaillarde disposition: mais la Philosophie
est la seule médecine des infirmités et maladies de l'âme: car par elle
et avec elle nous connaissons ce qui est honnête ou déshonnête, ce qui
est juste ou injuste, et généralement ce qui est à fuir ou à élire:
comme il se faut deporter envers les Dieux, envers ses père et mère,
envers les vieilles gens, envers les lois, envers les étrangers, envers
ses supérieurs, envers ses enfants, envers ses femmes, et envers ses
serviteurs: pource qu'il faut adorer les Dieux, honorer ses parents,
révérer les vieilles gens, obeïr aux lois, céder aux supérieurs, aimer
ses amis, être modéré avec les femmes, aimer ses enfants, n'outrager
point ses serviteurs: et, ce qui est le principal, ne se montrer point
ni trop éjoui en prosperité, ni trop triste en adversité: ni dissolu en
voluptés, ni furieux et transporté en colère. Ce que j'estime être les
principaux fruits que l'on peut recueillir de la Philosophie: car se
porter généreusement en une prosperité, c'est acte d'homme: s'y
maintenir sans envie, signe de nature douce et traitable: surmonter les
voluptés par raison, de sagesse: et tenir en bride la colère, n'est pas
oeuvre que toute personne sache faire: mais la perfection, à mon
jugement, est en ceux qui peuvent joindre cet étude de la Philosophie
avec le gouvernement de la chose publique: et par ce moyen être
jouissants des deux plus grands biens qui puissent être au monde, de
profiter au public, en s'entremettant des affaires: et à soi-même, se
mettant en toute tranquillité et repos d'esprit par le moyen de l'étude
de Philosophie. Car il y a communément entre les hommes trois sortes de
vie, l'une active, l'autre contemplative, et la tierce voluptueuse:
desquelles cette derniere étant dissolue, serve et esclave des
voluptés, est brutale, trop vile, et trop basse: la contemplative
destituée de l'active, est inutile: et l'active ne communiquent point
avec la contemplative, commet beaucoup de fautes, et n'a point
d'ornement: au moyen dequoi, <p 5r> il faut essayer tant que l'on
peut de s'entremettre du gouvernement de la chose publique, et quant et
quant vaquer à l'étude de Philosophie, autant que le temps et les
affaires les pourront permettre. Ainso gouverna jadis Pericles, ainsi
Archytas le Tarentin, ainsi Dion le Syracusain, ainsi Epaminondas le
Thebain, dont l'un et l'autre fut familier et disciple de Platon. Quant
à l'institution doncques des enfants és lettres, il n'est, à mon avis,
jà besoin de s'étendre à en dire d'advantage: seulement y ajouterai-je,
que c'est chose utile, ou plutôt nécessaire, faire diligence de
recueillir les oeuvres et les livres des Sages anciens, pourvu que ce
soit à la façon des laboureurs: car comme les bons laboureurs font
provision des instruments du labourage, non pour seulement les avoir en
leur possession, mais pour en user: aussi faut-il estimer que les vrais
outils de la science sont les livres, quand on les met en usage, qui
est le moyen par lequel on la peut conserver. Mais aussi ne doit-on pas
oublier la diligence de bien exerciter les corps des enfants, ains en
les envoyant aux écoles des maîtres qui font profession de telles
dextérités, les faut quant et quant adresser aux exercices de la
personne: tant pour les rendre adroits que pour les faire forts,
robustes, et dispos: pource que c'est un bon fondement de belle
vieillesse, que la bonne disposition et robuste complexion des corps en
jeunesse. Et comme en temps calme, quand on est sur la mer, on doit
faire provision des choses nécessaires à l'encontre de la tourmente:
aussi faut-il en jeunesse se garnir de tempérance, sobrieté et
continence, et en faire reserve et munition de bonne heure, pour en
mieux soutenir la vieillesse: vrai est qu'il faut tellement dispenser
le travail du corps, que les enfants ne s'en dessèchent point, et ne
s'en treuvent puis après las et recrus quand on les voudrait faire
vaquer à l'étude des lettres: car comme dit Platon, le sommeil et la
lassitude sont contraires à apprendre les sciences. Mais cela est peu
de chose, je veux venir à ce qui est de plus grande importance que tout
ce que j'ai dit auparavant: car je dis qu'il faut que l'on exerce les
jeunes enfants aux exercices militaires, comme à lancer le dart, à
tirer de l'arc, et à chasser: pource que tous les biens de ceux qui
sont vaincus en guerre sont exposés en proie aux vaincueurs, et ne sont
propres aux armes et à la guerre les corps nourris délicatement à
l'ombre:
Mais le soudart de sèche corpulence
ayant acquis d'armes expérience,
C'est lui qui rompt des ennemis les rangs,
Et en tous lieux force ses concurrents.
Mais quelqu'un me pourra dire à l'aventure, Tu nous avais promis de
nous donner exemples et preceptes, comment il faut nourrir les enfants
de libre condition, et puis on voit que tu délaisses l'institution des
pauvres et populaires, et ne donnes enseignements que pour les nobles,
et pour les riches seulement. A cela il m'est bien aisé de répondre:
car quant à moi je désirerais, que cette mienne instruction pût servir
et être utile à tous: mais s'il y en a aucuns, à qui par faute de
moyens mes preceptes ne puissent être profitables, qu'ils en accusent
la fortune, non pas celui qui leur donne ces avertissements. Au reste
il faut, que les pauvres s'évertuent, et tâchent de faire nourrir leurs
enfants en la meilleur discipline qui soit: et si d'aventure ils n'y
peuvent ateindre, au moins en la meilleure qu'ils pourront. j'ai bien
voulu en passant ajouter ce mot à mon discours, pour au demeurant
poursuivre les autres preceptes qui appartiennent à la droite
instruction des jeunes gens. Je dis doncques notamment, que l'on doit
attraire et amener les enfants à faire leur devoir par bonnes paroles
et douces remontrances, non pas par coups de verges ni par les battre:
pource qu'il semble que cette voie-là convient plutôt à des esclaves,
que non pas à des personnes libres, pource qu'ils s'endurcissent aux
coups, et deviennent comme hebetés, et ont le travail de l'étude puis
après en horreur, partie <p 5v> pour la douleur des coups, et
partie pour la honte. Les louanges et les blâmes sont plus utiles aux
enfants nés en liberté, que toutes verges ne tous coups de fouet: l'un
pour les tirer à bien faire, et l'autre pour les retirer de mal: et
faut alternativement user tantôt de l'un, tantôt de l'autre: et
maintenant leur user de répréhension, maintenant de louange. Car s'ils
sont quelque-fois trop gais, il faut en les tensant leur faire un peu
de honte, et puis tout soudain les remettre en les louant: comme font
les bonnes nourrisses, qui donnent le tetin à leurs petits enfants
après les avoir fait un peu crier: toutefois il y faut tenir mesure, et
se garder bien de les trop haut-louer, autrement ils présument
d'eux-mêmes, et ne veulent plus travailler depuis que l'on les a loués
un peu trop. Au demeurant j'ai connu des peres, qui pour avoir trop
aimé leurs enfants, les ont enfin haïs. Qu'est-ce à dire cela? Je
l'esclarcirai par cet exemple. Je veux dire, que pour le grand désir
qu'ils avaient que leurs enfants fussent les premiers en toutes choses,
ils les contraignaient de travailler excessivement: de manière que
pliants sous le faix, ils en tombaient en maladies, ou se fâchants
d'être ainsi surchargés, ne recevaient pas volontiers ce qu'on leur
donnait à apprendre. Ne plus ne moins que les herbes et les plantes se
nourrissent mieux quand on les arrouse modereement, mais quand on leur
donne trop d'eau, on les noye et suffoque: aussi faut-il donner aux
enfants moyen de reprendre haleine en leurs continués travaux, faisant
compte, que toute la vie de l'homme est divisée en labeur et en repos:
à raison dequoi nature nous a donné non seulement le veiller, mais
aussi le dormir: et non seulement la guerre, mais aussi la paix: non
seulement la tourmente, mais aussi le beau temps: et ont été institués
non seulement les jours ouvrables, mais aussi les jours de fête. En
somme, le repos est comme la sauce du travail: ce qui se voit non
seulement és choses qui ont sentiment et âme, mais encore en celles qui
n'en ont point: car nous relaschons les cordes des arcs, des lyres, et
des violes, afin que nous les puissions retendre puis après: et bref,
le corps s'entretient par réplétion et par evacuation, aussi fait
l'esprit par repos et travail. Il y a d'autres peres qui semblablement
sont dignes de grande répréhension, lesquels depuis qu'une fois ils ont
commis leurs enfants à des maîtres et precepteurs, ne daignent pas
assister à les voir et ouïr eux-mêmes apprendre quelquefois: en quoi
ils faillent bien lourdement, car au contraire ils deussent eux-mêmes
éprouver souvent, et de peu en peu de jours, comment ils profitent, et
non pas s'en reposer et rapporter du tout à la discrétion de quelques
maîtres mercenaires: car par cette solicitude les maîtres mêmes auront
tant plus grand soin de faire bien apprendre leurs écoliers, quand ils
verront que souvent il leur en faudra rendre compte: à quoi se peut
appliquer le bon mot que dit anciennement un sage écuyer, «Il n'y a
rien qui engraisse tant le cheval, que l'oeil de son maître.» Mais sur
toutes choses, il faut exercer et accoutumer la mémoire des enfants,
pource que c'est, par manière de dire, le trésor de science: c'est
pourquoi les anciens poètes ont feint, que Mnemosyné, c'est à dire
Memoire, était la mère des Muses, nous voulants donner à entendre,
qu'il n'y a rien qui tant serve à engendrer et conserver les lettres,
et le savoir, que fait la mémoire: pourtant la faut-il diligemment et
soigneusement exerciter en toutes sortes, soit que les enfants l'ayent
ferme de nature, ou qu'ils l'ayent faible: car aux uns on corrigera par
diligence le défaut, aux autres on augmentera le bien d'icelle:
tellement que ceux-là en deviendront meilleurs que les autres, et
ceux-ci meilleurs que eux-mêmes: car le poète Hesiode a sagement dit,
Si tu vas peu avecques peu mettant,
Et plusieurs fois ce peu la répétant:
En peu de jours tu verras cela croître,
Qui par avant bien petit soûlait être.
<p 6r> davantage les peres doivent savoir, que cette partie
mémorative de l'âme ne sert pas seulement aux hommes à apprendre les
lettres, mais aussi qu'elle vaut beaucoup aux affaires du monde: pource
que la souvenance des choses passées fournit d'exemples pour prendre
conseil à l'advenir. Au surplus il faut bien prendre garde à détourner
les enfants de paroles sales et déshonnêtes: Car la parole, comme
disait Democtitus, est l'ombre du fait: et les faut duire et accoutumer
à être gracieux, affables à parler à tout le monde, et saluer
volontiers un chacun: car il n'est rien si digne d'être hai, que celui
qui ne veut pas que l'on l'abborde, et qui dedaigne de parler aux gens.
Aussi se rendront les enfants plus amiables à ceux qui converseront
autour d'eux, quand ils ne tiendront pas si roide, qu'ils ne veuillent
du tout rien concéder és disputes et questions qui se pourront émouvoir
entre eux: car c'est belle chose de savoir non seulement vaincre, mais
aussi se laisser vaincre quelquefois, mêmement és choses où le vaincre
est dommageable: car alors la victoire est véritablement Cadmiene,
comme l'on dit en commun proverbe, c'est à dire, elle tourne à perte et
dommage au vaincueur: de quoi j'ai le sage poète Euripide pour témoin
en un passage où il dit,
Quand l'un des deux qui disputent ensemble
Entre en courroux, plus avisé me semble
celui qui mieux aime coi s'arrêter,
Que de parole ireuse contester.
Au reste ce dequoi plus on doit instruire les jeunes gens, et qui leur
est de non moindre, voire j'ose bien dire de plus grande conséquence,
que tout ce que nous avons dit jusques ici: c'est, qu'ils ne soient
délicats ne superflus en chose quelconque, qu'ils tiennent leur langue,
qu'ils maîtrisent leur colère, et qu'ils ayent leurs mains nettes. Mais
voyons particulièrement combien emporte un chacun de ces quatre
preceptes, car ils seront plus faciles à entendre en les mettant devant
les yeux par exemples: comme, pour commencer au dernier, Il y a eu de
grands personnages qui pour s'être laissés aller à prendre argent
injustement, ont répandu tout l'honneur qu'ils avaient amassé au
demeurant de leur vie: comme Gylippus Lacedaemonien, qui pour avoir
descousu par dessous les sacs pleins d'argent qu'on lui avait baillés à
porter, fut honteusement banni de Sparte. Et quant à ne se courroucer
du tout point, c'est bien une vertu singulière: mais il n'y a que ceux
qui sont parfaitement sages qui le puissent du tout faire, comme était
Socrates, lequel ayant été fort outragé par un jeune homme insolent et
temeraire, jusques à lui donner des coups de pied, et voyent que ceux
qui se trouvaient lors autour de lui s'en courrouçaient amèrement, et
en perdaient patience, et voulaient courir après: «Comment, leur
dit-il, si un âne m'avait donné un coup de pied, voudriez vous que je
lui en redonnasse un autre?» toutefois il n'en demeura pas impuni: car
tout le monde lui reprocha tant cette insolence, et l'appella l'on si
souvent et tant, le regimbeur et donneur de coups de pied, que
finablement il s'en pendit et estrangla lui-même de regret. Et quand
Aristophanes fit jouer la Comoedie qui s'appelle les Nues, en laquelle
il répand sur Socrates toutes les sortes et manières d'injures qu'il
est possible, comme quelqu'un des assistants à l'heure qu'on le farçait
et gaudissait ainsi, lui demandast: «Ne te courrouces-tu point
Socrates, de te voir ainsi publiquement blasonner?» «Non certainement,
répondit-il, car il m'est avis, que je suis en ce Theatre, ne plus ne
moins qu'en un grand festin, où l'on se gaudit joyeusement de moi.»
Archytas le Tarentin et Platon en firent tout de même: car l'un étant
de retour d'une guerre, où il avait été Capitaine général, trouva ses
terres toutes en friche: et fit appeler son receveur, auquel il dit,
«Se je n'étais en colère, je te battrais bien.» Et Platon aussi s'étant
un jour courroucé à l'encontre d'un sien esclave méchant et <p
6v> gourmand, appella le fils de sa soeur Speusippus, et lui dit,
Pren moi ce méchant ici, et me le va fouetter, car quant à moi je suis
courroucé. Mais quelqu'un me dira que ce sont choses bien malaisées à
faire et à imiter. Je le sais bien: toutefois il se faut étudier, à
l'exemple de ces grands personnages-là, d'aller toujours retranchant
quelque chose de la trop impatiente et furieuse colère: car nous ne
sommes pas pour nous égaler ni accomparer à eux aux autres sciences et
vertus non plus, et néanmoins comme étant leurs sacristains et leurs
porte-torches, en manière de parler, ordonnés pour montrer aux homms
les reliques de leur sapience, ne plus ne moins que si c'étaient des
Dieux, nous essayons de les imiter, et suivre leurs pas, en tirant de
leurs faits toute l'instruction qu'il nous est possible. Quant à
refréner sa langue, pource que c'est le seul precepte des quatre que
j'ai proposés qui nous reste à discourir, s'il y a aucun qui estime que
ce soit chose petite et légère, il se fourvoye de grande torse du droit
chemin: car c'est une grande sagesse, que se savoir taire en temps et
lieu, et qui fait plus à estimer que parole quelconque: et me semble
que pour cette cause les anciens ont institué les saintes cérémonies
des mystères, à fin qu'étant accoutumés au silence par le moyen
d'icelles, nous transportions la crainte apprise au service des Dieux à
la fidélité de taire les secrets des hommes. Car on ne se repent jamais
de s'être tu, mais bien se repent on souvent d'avoir parlé: et ce que
l'on a tu pour un temps, on le peut bien dire puis après: mais ce que
l'on a une fois dit, il est impossible de jamais plus le reprendre.
j'ai souvenance d'avoir ouï raconter innumerables exemples d'hommes qui
par l'intempérance de leur langue se sont precipités en infinies
calamités entre lesquels j'en choisirai un ou deux, pour esclarcir la
matière seulement. Ptolomeus Roi d'Egypte, surnommé Philadelphus,
épousa sa propre soeur Arsinoé, and lors y eut un nommé Sotades qui lui
dit, Tu fiches l'aiguillon en un pertuis qui n'est pas licite. Pour
cette parole il fut mis en prison, là où il pourrit de misere par un
long temps, et paya la peine due à son importun caquet: et pour avoir
pensé faire rire les autres, il plora lui-même bien longuement. Autant
en fit, et souffrit aussi presque tout de même, un autre nommé
Theocritus, excepté que ce fut beaucoup plus aigrement. Car comme
Alexandre eût écrit et commandé aux Grecs, qu'ils preparassent des
robes de pourpre, pource qu'il voulait à son retour faire un solennel
sacrifice aux Dieux, pour leur rendre grâces de ce qu'ils lui avaient
octroyé la victoire sur les Barbares. Pour ce commandement les villes
de la Grèce furent contraintes de contribuer quelque somme de deniers
par tête: et lors ce Theocritus, «J'ai, dit-il, toujours été en doute
de ce qu'Homere appellait la mort purpurée, mais à cette heure je
l'entends bien.» cette parole lui acquit la haine et la malveillance
d'Alexandre le grand. Une autre fois pour avoir par un trait de
moquerie reproché au Roi Antigonus, qu'il était borgne, il le mit en un
courroux mortel, qui lui coûta la vie: car ayant Eutropion maître cueux
du Roi été élevé en quelque degré, et en quelque charge à la guerre, le
Roi lui ordonna qu'il allât devers Theocritus pour lui rendre compte,
et le recevoir aussi réciproquement de lui. Eutropion le lui fit
entendre, et alla et vint par plusieurs fois vers lui pour cet effet,
tant qu'à la fin Theocritus lui dit: «Je vois bien que tu me veux
mettre tout crud sur table, pour me faire manger à ce Cyclops.»
reprochant à l'un qu'il était borgne, et à l'autre qu'il était
cuisinier. Et lors Eutropion lui répliqua sur le champ, Ce sera
doncques sans tête: car je te ferai payer la peine que mérite cette
tienne langue effrenée, et ce tien langage forcené. comme il fit, car
il alla incontinent rapporter le tout au Roi, qui envoya aussi tôt
trancher la tête à Theocritus. Outre les susdits preceptes, il fauit
encore de jeunesse accoutumer les enfants à une chose qui est très
sainte, c'est, qu'ils dient toujours vérité, pource que le mentir est
un vice servil, digne d'être de tous hai, et non <p 7r>
pardonnable aux esclaves mêmes, qui ont un peu d'honnêteté. Or quant à
tout ce que j'ai discouru et conseillé par ci-devant, touchant
l'honnêteté, modestie, et tempérance des jeunes enfants, je l'ai dit
franchement et resoluement, sans en rien craindre ne douter: mais quant
au point que je veux toucher maintenant, je n'en suis pas bien certain,
ne bien resolu, ains en suis comme la balance qui est entre deux fers,
et ne panche point plus d'un côté que d'autre: tellement que je fais
grande doute, si je le doi mettre en avant, ou bien le détourner: mais
pour le moins faut-il prendre la hardiesse de déclarer que c'est. La
question est, Si l'on doit permettre à ceux qui aiment les enfants, de
converser et hanter avec eux, ou bien les en reculer et chasser
arrière, de sorte qu'ils n'en approchent, ni ne parlent aucunement à
eux. Car quand je considère certains peres severes et austères de
nature, qui pour la crainte qu'ils ont que leurs enfants ne soient
violés, ne veulent aucunement souffrir, que ceux qui les aiment parlent
en sorte quelconque à eux: je crains fort d'en établir et introduire la
coutume: mais aussi quand de l'autre côté je viens à me proposer
Socrates, Platon, Xenophon, Aeschines, Cebes, et toute la suite de ces
grands personnages, qui jadis ont approuvé la façon d'aimer les
enfants, et qui par ce chemin ont poussé de jeunes gens à apprendre les
sciences, et à s'entremettre du gouvernement de la chose publique, et
se former au moule de la vertu, je deviens alors tout autre, et encline
à vouloir imiter et ensuivre ces grands hommes-là, lesquels ont
Euripide pour témoin en un passage où il dit,
Amour n'est pas toujours celui du corps,
Un autre y a qui n'appéte rien, fors
L'âme qui soit vestue d'innocence,
De chasteté, justice, et continence.
Aussi ne faut-il pas laisser derrière un passage de Platon, là où il
dit moitie en riant, moitié à bon esciant, qu'il faut que ceux qui ont
fait quelques grandes prouesses en un jour de bataille, au retour ayent
privilege de baiser tel qu'il leur plaira entre les beaux. Je dirai
donc, qu'il faut chasser ceux qui ne désirent que la beauté du corps,
et admettre ceux qui ne cherchent que la beauté des âmes: ainsi faut-il
fuïr et défendre les sortes d'amour, qui se prattiquent à Thebes et en
Elide, et ce que l'on appelle le ravissement en Candie, mais bien le
faut-il recevoir tel comme il se prattique à Athenes, et en
Lacedaemone: toutefois quant à cela, chacun suive en ce propos
l'opinion qu'il en aura, et ce que bon lui semblera. Au reste ayant
désormais assez discouru touchant l'honnêteté et bonne nourriture des
enfants, je passerai maintenant à l'âge de l'adolescence, après que
j'aurai seulement dit ce mot, Que j'ai souvent repris et blâmé ceux qui
ont introduit une très mauvaise coutume de bailler bien des maîtres et
gouverneurs aux petits enfants, et puis lâcher tout à un coup la bride
à l'impetuosité de l'adolescence: là où, au contraire, il fallait avoir
plus diligemment l'oeil, et faire plus soigneuse garde d'eux qu'il ne
fallait pas des jeunes enfants: car qui ne sait que les fautes de
l'enfance sont petites, légères, et faciles à rhabiller, comme de
n'avoir pas bien obéi à leurs maîtres, ou avoir failli à faire ce qu'on
leur avait ordonné: mais au contraire, les péchés des jeunes gens en
leur adolescence, bien souvent sont enormes et infâmes, comme une
ivrongnerie, une gourmandise, larcins de l'argent de leurs peres, jeux
de dés, masques et mommeries, amours de filles, adulteres de femmes
mariées. Pourtant était-il convenable de contenir et refréner leurs
impetueuses cupidités par grand soin et grande vigilance: car cette
fleur d'âge-là ordinairement s'épargne bien peu, et est fort
chatouilleuse et endemenée à prendre tous ses plaisirs, tellement
qu'elle a grand besoin d'une grande et forte bride: et ceux qui ne
tirent à toute force à l'encontre pour la retenir, ne se donnent de
garde, qu'ils laissent à leur esprit la bride lâche à toute licence de
mal faire. C'est pourquoi il faut que les bons et sages peres,
principalement <p 7v> en cet âge là, fassent le guet, et tiennent
en bride leurs jeunes jouvenceaux, en les preschant, en les menassant,
en les priant, en leur remontrant, en leur conseillant, en leur
promettant, en leur mettant devant les yeux des exemples d'autres, qui
pour avoir ainsi été débordés et abandonnés à toutes voluptés se sont
abismés en grandes miseres et grièves calamités: et au contraire,
d'autres qui pour avoir refréné leurs concupiscences ont acquis honneur
et glorieuse renommée: «car ce sont comme les deux elements et
fondements de la vertu, l'Espoir de prix, et la Crainte de peine:»
pource que l'espérance les rend plus prompts à entreprendre toutes
choses belles et louables, et la crainte les rend tardifs à en oser
commettre de vilaines et reprochables. Bref il les faut bien
soigneusement divertir de hanter toutes mauvaises compagnies:
autremenmt ils rapporteront toujours quelque tache de la contagion de
leur méchanceté. C'est ce que Pythagoras commandait expressément en ces
preceptes énigmatiques sous paroles couvertes, lesquels je veux en
passant exposer, pource qu'ils ne sont pas de petite efficace pour
acquérir vertu: comme quand il disait, «Ne goûte point de ceux qui ont
la queue noire:» c'est autant à dire comme, ne fréquente point avec
hommes diffamés et denigrés pour leur méchante vie. «Ne passe point la
balance:» c'est à dire, qu'il faut faire grand compte de la Justice, et
se donner bien garde de la transgresser. «Ne te sied point sur le
boisseau:» c'est à dire, qu'il faut fuir oisiveté pour se pourvoir des
choses nécessaires à la vie de l'homme. «Ne touche pas à tous en la
main:» c'est à dire, ne contracte pas légèrement avec toute personne.
«Ne porter pas un anneau étroit: c'est à dire, qu'il faut vivre une vie
libre, et ne se mettre pas soi-même aux ceps. «N'attizer pas le feu
avec l'épée:» c'est à dire n'irriter pas un homme courroucé: car il
n'est pas bon de le faire, ains faut céder à ceux qui sont en colère.
«Ne manger pas son coeur:» c'est à dire, n'offenser pas son âme et son
esprit en le consumant de cures et d'ennuis. «S'abstenir de febves:»
c'est à dire, ne s'entremettre point du gouvernement de la chose
publique, pource qu'anciennement on donnait les voix avec des febves,
et ainsi procédait-on aux elections des Magistrats. «Ne jeter pas la
viande en un pot à pisser:» c'est, qu'il ne faut pas mettre un bon
propos en une méchante âme: car la parole est comme la nourriture de
l'âme, laquelle devient pollue par la méchanceté des hommes. «Ne s'en
retourner pas des confins:» c'est à dire quand on se sent près de la
mort, et que l'on est arrivé aux extremes confins de cette vie, le
porter patiemment, et ne s'en descourager point. Mais à tant je
retournerai à mon propos. Il faut, comme j'ai dit auparavant, éloigner
les enfants de la compagnie et fréquentation des méchants, specialement
des flatteurs. Car je répéterai en cet endroit ce que j'ai dit souvent
ailleurs, et à plusieurs peres: c'est qu'il n'est point de plus
pestilent genre d'hommes, et qui gâte davantage ne plus promptement la
jeunesse, que font les flatteurs, lesquels perdent et les peres et les
enfants, rendants la vieillesse des uns, et la jeunesse des autres
misérable, leurs présentants en leurs mauvais conseils un appât qui est
inevitable, c'est la volupté, dont ils les emorchent. Les peres riches
preschent leurs enfants de vivre sobrement ceux-ci les incitent à
ivrongner: ceux-là les convient à être chastes, ceux-ci à être
dissolus: ceux-là à épargner, ceux-ci à dépenser: ceux là, à
travailler, ceux-ci à jouer et ne rien faire: disants, qu'est-ce que de
notre vie? ce n'est qu'un point de temps: il faut vivre pendant que
l'on a le moyen, et non pas languir. Qu'est-il besoin se soucier des
menaces d'un père qui n'est qu'un vieil resueur, qui radotte, et a la
mort entre les dents? un de ces matins nous le porterons en terre. Un
autre viendra qui lui amenera quelque garce prise en plein bordeau, et
lui donnera à entendre * qu'elle sera sa femme: Les autres lisent et
lui produira sa femme. pour à quoi fournir, le jeune homme dérobera son
père, et ravira en un coup ce que le bon homme aura épargné de longue
main, pour l'entretènement de sa vieillesse. Bref, c'est une
malheureuse génération. Ils font semblant <p 8r> d'être amis, et
jamais ne disent une parole franche: ils caressent les riches, et
mêprisent les pauvres. Il semble qu'ils ayent appris l'art de chanter
sur la lyre pour seduire les jeunes gens: ils esclattent quand ceux qui
les nourrissent font semblant de rire: hommes faux et supposés, et la
bâtardise de la vie humaine, qui vivent au gré des riches, étant nés
libres de condition, et se rendants serfs de volonté: qui pensent qu'on
leur fait outrage, s'ils ne vivent en toute superfluité, et si on ne
les nourrit plantureusement sans rien faire: tellement que les peres
qui voudront faire bien nourrir leurs enfants, doivent nécessairement
chasser d'auprès d'eux ces mauvaises bêtes-là: et aussi en faut-il
éloigner leurs compagnons d'école, s'il y en a aucuns vicieux, car
ceux-là seraient suffisants pour corrompre et gâter les meilleures
natures du monde. Or sont bien les règles que j'ai jusques ici
baillées, toutes bonnes, honnêtes et utiles: mais celle que je veux à
cette heure déclarer est equitable et humaine: c'est, que je ne
voudrais point que les peres fussent trop âpres et trop durs à leurs
enfants, ains désirerais qu'ils laissassent aucunefois passer quelque
faute à un jeune homme, se souvenants qu'ils ont autrefois été jeunes
eux-mêmes. Et tout ainsi que les médecins mêlants et détrempants leurs
drogues qui sont amères avec quelque jus doux, ont trouvé le moyen de
faire passer l'utilité parmi le plaisir: aussi faut-il que les peres
mêlent l'aigreur de leurs répréhensions avec la facilité de clemence:
et que tantôt ils lâchent un petit la bride aux appetis de leurs
enfants, et tantôt aussi ils leur serrent le bouton, et leur tiennent
la bride roide, en supportant doucement et patiemment leurs fautes: ou
bien s'ils ne peuvent faire qu'ils ne s'en courroucent, à tout le moins
que leur courroux s'appaise incontinent. Car il vaut mieux qu'un père
soit prompt à se courroucer à ses enfants, pourvu qu'il s'appaise aussi
facilement, que tardif à se courroucer, et difficile aussi à pardonner:
car quand un père est si severe qu'il ne veut rien oublier, ne jamais
se reconcilier, c'est un grand signe qu'il hait ses enfants: pourtant
fait-il bon quelquefois, ne faire pas semblant de voir aucunes de leurs
fautes, et se servir en cet endroit de l'ouïe un peu dure et de la vue
trouble qu'apporte la vieillesse ordinairement: de sorte qu'ils ne
fassent pas semblant de voir ce qu'ils voient, ne d'ouïr ce qu'ils
oyent. Nous supportons bien quelques imperfections de nos amis,
trouverons-nous étrange de supporter celles de nos enfants? bien
souvent que nos serviteurs ivrongnent, nous ne voulons pas trop
âprement rechercher leur ivrongnerie. Tu as été quelquesfois étroit
envers ton fils, sois lui aussi quelquefois large à lui donner. Tu t'es
aucunefois courroucé à lui, une autrefois pardonne lui. Il t'a trompé
par l'entremise de quelqu'un de tes domestiques mêmes, dissimule-le, et
maîtrise ton ire. Il aura été en l'une de tes mestairies, ou il aura
pris et vendu, peut être, une paire de boeufs: il viendra le matin te
donner le bon jour sentant encore le vin, qu'il aura trop bu avec ses
compagnons le jour de devant, fais semblant de l'ignorer: ou bien il
sentira le perfum, ne lui en dis mot. ce sont les moyens de dompter
doucement une jeunesse petillante. vrai est que ceux qui sont de leur
nature sujets aux voluptés charnelles, et ne veulent pas prêter
l'oreille quand on les reprend, il les faut marier, pource que c'est le
plus certain arrêt, et le meilleur lien que l'on saurait bailler à la
jeunesse: et quand on est venu à ce point-là, il leur faut chercher
femmes qui ne soient ne trop plus nobles, ne trop plus riches qu'eux:
car c'est un precepte ancien fort sage, Pren la selon toi: pource que
ceux qui les prennent beaucoup plus grandes qu'eux, ne se donnent garde
qu'ils se trouvent non maris de leurs femmes, mais esclaves de leurs
biens. J'ajouterai encore quelques petits avertissements, et puis
mettrai fin à mes preceptes. Car devant toutes choses il faut que les
peres se gardent bien de commettre aucune faute, ni d'omettre aucune
chose qui appartienne à leur droit, à fin qu'ils servent de vif exemple
à leurs enfants, et qu'eux regardants à leur vie, comme dedans un clair
miroir, s'abstiennent à leur exemple de <p 8v> faire et de dire
chose qui soit honteuse: car ceux qui reprennent leurs enfants des
fautes qu'ils commettent eux-mêmes, ne s'avisent pas, que sous le nom
de leurs enfants il se condamnent eux-mêmes: et généralement tous ceux
qui vivent mal ne se laissent pas la hardiesse d'oser seulement
reprendre leurs esclaves, tant s'en faut qu'ils peussent franchement
tancer leurs enfants. Mais, qui pis est, en vivant mal ils leur servent
de maîtres et de conseillers de mal faire: car là où les vieillards
sont déhontés, il est bien force que les jeunes gens soient de tout
point effrontés: pourtant faut-il tâcher de faire tout ce que le devoir
requiert, pour rendre les enfants sages, à l'imitation de celle nobles
Dame Eurydicé, laquelle étant de nation Esclavonne, et par manière de
dire triplement barbare, néanmoins pour avoir moyen de pouvoir
instruire elle-même ses enfants, prit la peine d'apprendre les lettres,
étant déjà bien avant en son âge. L'Epigramme qu'elle en fit, et
qu'elle dedia aux Muses, témoigne assez comment elle était bonne mère,
et combien elle aimait cherement ses enfants:
Eurydicé Hierapolitaine
A de ces vers aux Muses fait entraîne
Qui en son coeur lui firent concevoir
L'honnête amour d'apprendre et de savoir:
Si que jà mère, et ses fils hors d'enfance,
Pour acquérir des lettres connaissance,
Où sont compris des Sages les discours,
Elle donna travail à ses vieux jours.
Or de pouvoir observer toutes les règles et preceptes ensemble, que
nous avons ci dessus déclarés, à l'aventure est-ce chose qui se peut
plutôt souhaitter, que conseiller: mais d'en imiter et ensuivre la plus
grande partie, encor qu'il y faille de l'heur et de la prosperité, si
est-ce chose dont l'homme par nature peut bien être capable, et dequoi
il peut bien venir à bout.
II. Comment il faut que les jeunes gens lisent LES POETES, ET fassent
LEUR PROFIT DES POESIES. Ce traité n'est proprement utile qu'à ceux qui
lisent les anciens Poètes Grecs ou Latins, pour se garder d'en prendre
impression d'opinions dangereuses pour la religion ou pour les moeurs.
CE que le Poète Philoxenus disait, qu'entre les chairs celles étaient
plus savoureuses qui étaient les moins chairs: et entre les poissons,
ceux qui étaient les moins poissons: s'il est vrai ou non, Seigneur
Marcus Sedatus, laissons-le decider et juger à ceux qui ont, comme
disait Caton, le palais plus aigu et plus sensitif que le coeur. Mais
que les bien fort jeunes personnes prennent plus de plaisir, qu'ils
obeïssent plus volontiers, et qu'ils se laissent plus facilement mener
aux discours de la Philosophie, qui tiennent moins du Philosophe, et
qui semblent plutôt être dits en jouant qu'à bon esciant, c'est chose
toute évidente et notoire: car nous voyons, qu'en lisant non seulement
les fables d'Aesope, et les fictions des Poètes: mais aussi le livre de
Heraclides intitulé Abaris, et de Lycon <p 9r> d'Ariston, là où
sont les opinions que les Philosophes tiennent touchant l'âme, mêlées
parmi des contes faits à plaisir, ils sont par manière de dire ravis
d'aise et de joie. Pourtant faut-il bien avoir l'oeil à ce qu'ils
soient non seulement honnêtes és voluptés du boire et du manger, mais
encore plus les accoutumer à user sobrement du plaisir et de la
délectation en ce qu'ils liront ou écouteront, comme d'une sauce
appetissante, pour en tirer et faire mieux savourer ce qu'il y aura de
salutaire et de profit: car les portes closes d'une ville ne la
garderont pas d'être prise, si elle reçoit les ennemis par une seule
qui soit demeurée ouverte: ni la continence és voluptés des autres
sentiments ne préservera pas un jeune homme d'être dépravé, si par
mégarde il se laisse aller aux plaisirs de l'ouie: ains d'autant
qu'elle approche plus près du propre siege de l'entendement et de la
raison, qui est le cerveau: d'autant blesse et gâte elle plus celui qui
la reçoit, si l'on n'en fait bien soigneuse garde. Parquoi n'étant à
l'aventure pas possible ni profitable avec, interdire de tout point la
lecture des poètes à ceux qui sont jà de l'âge de tons fils Cleander,
et du mien Soclarus, gardons les, je te prie, bien diligemment, comme
ceux qui ont plus grand besoin de guide et de conduitte en leurs
lectures, qu'ils n'ont pas en leurs allures. C'est la raison pour
laquelle il m'a semblé, que je te devais envoyer par écrit ce que
naguere je discouru touchant les écrits des poètes, afin que tu le
lises, et que si tu treuves que les raisons y déduittes ne soient de
moindre efficace et vertu que les pierres que l'on appelle Amethystes,
que quelques-uns prennent, et se les attachent autour du col pour se
garder d'enivrer en leurs banquets, où ils boivent d'autant, tu en
faces part et les communiques à ton Cleander, et en preoccupes son
naturel, qui pour n'être pesant ni endormi en chose quelconque, ains
par tout esveillé, véhément et vif, en sera de tant plus facile à mener
par tels avertissements:
Au chef du poulpe il y a quelque bien,
Et quelque chose aussi qui ne vaut rien.
C'est pource que la chair en est plaisante au goût, à qui la mange,
mais elle fait songer de mauvais songes, et imprime en la fantasie des
visions étranges et turbulentes, ainsi comme l'on dit: aussi y a il en
la poésie beaucoup de plaisir, et bien de quoi repaître et entretenir
l'entendement d'un jeune homme de bon esprit, mais il n'y a pas moins
aussi de quoi le troubler et le faire vaciller, si son ouie n'est
guidée et régie par sage conduite. Car on peut bien dire, non seulement
de la terre d'Aegypte, mais aussi de la poésie,
Drogues y a pêle-mêle à foison,
De médecine, et aussi de poison,
Qu'elle produit à ceux-là qui s'en servent.
Leants caché est amour gracieux,
Desir, attrait, plaisir delicieux,
Et doux parler, qui bien souvent abuse
Des plus savants et des plus fins la ruse.
Car la manière dont elle trompe ne touche point à ceux qui sont trop
grossiers et trop lourds: ainsi comme répondit un jour Simonides, quand
on lui demanda pourquoi il ne trompait les Thessaliens aussi bien comme
les autres Grecs: pour ce, dit-il, qu'ils sont trop sots et trop
ignorants pour être trompés par moi. Et Gorgias le Leontin soûlait
dire, que la Tragoedie était une sorte de tromperie, de laquelle celui
qui avait trompé était plus juste, que celui qui n'avait point trompé:
et celui qui en avait été trompé était plus sage, que celui qui ne
l'avait point été. Comment ferons nous doncques? contraindrons nous les
jeunes gens de monter sur le brigantin d'Epicurus, pour passer par
devant et fuir la poésie, en leur plastrant et bouschant les oreilles
avec de la cire non fondue, ne plus ne moins que fit jadis <p 9v>
Ulysses à ceux d'Ithace? ou si plutôt environnants et attachants leur
jugement avec les discours de la vraie raison, pour les engarder qu'ils
ne branlent, et qu'ils n'enclinent par le moyen des allechements du
plaisir, à ce qui leur pourrait nuyre, nous les redresserons et
préserverons? Car Lycurgus le fils du fort Dryas n'eut pas
l'entendement sain ne bon quand il fit par tout son Royaume couper et
arracher les vignes, pour autant qu'il voyait que plusieurs se
troublaient de vin et s'enivraient: là où il devait plutôt en approcher
les Nymphes, qui sont les eaux des fontaines, et retenir en office un
dieu fol et enragé, comme dit Platon, par un autre sage et sobre: car
la mêlange de l'eau avec le vin lui ôte la puissance de nuyre, et non
pas ensemble la force de profiter: aussi ne devons nous pas arracher ni
détruire la poésie, qui est une partie des lettres et des muses: Mais
là où les fables et fictions étranges et theatriques d'icelle, pour la
grande et singulière délectation qu'elles donnent en les lisant, se
voudraient présomptueusement élever, dilater et étendre jusques à
imprimer quelque mauvaise opinion, alors mettants la main au-devant,
nous les réprimerons et arrêterons: et là où la grâce sera conjointe
avec quelque savoir, et la douceur attrayant du langage ne sera point
sans quelque fruit, et quelque utilité, là nous y introduirons la
raison de philosophie, et découvrirons le profit qui y sera. Car ainsi
comme la Mandragore croissant auprès de la vigne, et transmettant par
infusion sa force naturelle au vin qui en sort, cause puis après, à
ceux qui en boivent, une plus douce et plus gracieuse envie de dormir:
aussi la Poésie prenant les raisons et arguments de la philosophie, en
les mêlant parmi des fables, en rend la science plus aisée et plus
agréable à apprendre aux jeunes gens. Au moyen dequoi, ceux qui
désirent à bon escient philosopher, ne doivent pas rejeter les oeuvres
de poésie, mais plutôt chercher à philosopher dedans les écrits des
poètes, en s'accoutumant à trier et séparer le profit d'avec le
plaisir, et l'aimer: autrement, s'il n'y a de l'utilité, le trouver
mauvais, et le rebuter: car aimer le profit qui en vient, est certes le
commencement de bien apprendre, et comme dit Sophocles,
Qui bien commence en toute chose, il semble
Qu'après la fin au principe resemble.
En premier lieu doncques, le jeune homme que nous voudrons introduire à
la lecture des Poètes, nous l'advertirons qu'il ne doit rien avoir si
bien imprimé en son entendement, ne si à la main, que ce commun dire,
Communément Poètes sont menteurs.
Et mentent aucunefois volontairement, et aucunefois malgré eux:
volontairement, pource que désirants plaire aux oreilles, ce que la
plupart des lisants demandent, ils estiment la vérité plus austère pour
le faire, que non pas le mensonge: car la vérité racontant la chose
comme de fait elle a été, encor que l'issue en soit malplaisante, ne
laisse pas pourtant de la dire: mais un conte qui est inventé à
plaisir, se glisse facilement, et se détourne habilement de ce qui
ennuye à ce qui chatouille d'aise et de plaisir: car il n'y a rime, ni
carme, ni langage figuré, ni hautesse de style, ni translation bien
prise, ni douce liaison de paroles bien coulantes, qui ait tant de
grâce, ni tant de force d'attraire, et de retenir, comme a la
disposition d'un conte fait à plaisir, bien entrelassé et bien déduit.
Mais ne plus ne moins qu'en la peinture, la couleur a plus d'efficace
pour émouvoir, que n'a le simple trait, à cause de je ne sais quelle
resemblance d'homme qui deçoit notre jugement: aussi és poésies, le
mensonge mêlé avec quelque vérisimilitude, excite plus, et plaît
davantage, que ne saurait faire tout l'étude que l'on saurait employer
à composer de beaux carmes, ni à bien polir son langage, sans mêlange
de fables et de fictions poétiques: d'où vient que l'ancien Socrates,
qui toute sa vie avait fait grande profession de combattre pour la
défense de la vérité, s'étant un jour voulu mettre à la poésie, à cause
de quelques <p 10r> illusions qu'il avait eues en songeant, ne se
trouva point, à l'essai, propre ni ayant bonne grâce à inventer des
menteries: au moyen dequoi il mit en vers quelques unes des fables
d'Aesope, comme ni ayant point de poésie, là où il n'y a point de
menterie. Car il y a bien des sacrifices où l'on ne danse point, et où
l'on ne joue point des flûtes, mais nous ne savons point de poésie, où
il n'y ait point de fiction et de menterie: pource que les vers
d'Empedocles, les carmes de Parmenides, le livre de la morsure des
bêtes venimeuses, et des remedes de Nicander, et les sentences de
Theognis, ce sont oraisons qui ont emprunté de la poésie la hautesse du
style, et la mesure des syllabes, ne plus ne moins qu'une monture, pour
eviter la bassesse de la prose. Quand donques il y a és compositions
poétiques quelque chose étrange et fâcheuse dite touchant les Dieux ou
demi-dieux, ou touchant la vertu de quelque excellent personnage et de
grand renom, celui qui reçoit cela comme une vérité, s'en va gâté et
corrompu en son opinion: mais celui qui se souvient toujours, et se
ramène devant les yeux les charmes et illusions, dont la poésie se sert
ordinairement à controuver et inventer des fables, et qui lui peut dire
à tout propos,
O trompeuse étant plus maculee
Que n'est la peau de l'Once tavelée,
pourquoi est-ce qu'en jouant tu fronces tes sourcils, et pourquoi en me
trompant fais-tu semblant de m'enseigner? celui-là n'en souffrira
jamais rien de mal, ni ne recevra en son entendement aucune mauvaise
impression, ains se reprendra soi-même, quand il aura peur de Neptune,
craignant qu'il n'ouvre et ne fende la terre jusques à découvrir les
enfers, et reprendra aussi Apollo se courrouçant pour le premier homme
du camp des Grecs,
Aegistus qui tua Agamemnon.
lui qui si haut ses louanges chantait,
lui qui propos semblables en contait,
Qui au festin lui-même était assis,
C'est celui seul qui l'a, non autre, occis.
Aussi réprimera-il les larmes d'Achilles trêpassé, et d'Agamemnon aux
enfers, qui pour le désir de revivre, et le regret de cette vie,
tendent leurs faibles et débiles mains: et si d'aventure il se trouve
aucunefois troublé de passions, et surpris d'enchantement et
ensorcellement, il ne feindra point de dire en soi-même,
Retourne t'en vitement sans séjour
Là sus où est la lumière du jour:
Et retien bien fermement en mémoire
Tout ce qui est dedans cette ombre noir,
Pour le conter ci-après à ta femme.
Homere a dit plaisamment ce mot-là, au lieu de son Odyssee où il décrit
les enfers, comme étant un conte propre à faire devant les femmes, à
cause de la fiction, Ce sont doncques semblables choses que les Poètes
feignent volontairement, mais il y en a d'autres en plus grand nombre,
qu'ils ne feignent et ne controuvent pas, ains pource qu'ils les
pensent et les craient eux-mêmes ainsi, ils nous attachent la fausseté,
comme ayant Homere dit de Jupiter,
Deux sorts de mort il mit en la balance,
L'un d'Achilles, l'autre de la vaillance
Du preux Hector, lesquels il sous-pesa
Par le milieu: mais d'Hector plus pesa
Le sort fatal, tirant sa destinee
Vers la maison aux ombres assignée,
Ainsi Phoebus adonc l'abandonna.
Aeschylus a ajouté à cette fiction toute une Tragoedie entière,
laquelle il a intitulée, <p 10v> Le pois ou la balance des âmes:
faisant assister à l'un des bassins de la balance de Jupiter, d'un côté
Thetis, et de l'autre côté l'Aurore, lesquelles prient pour leurs fils
qui combattent: et néanmoins il n'est homme qui ne voie clairement, que
c'est chose feinte, et fable controuvée par Homere, pour donner
plaisir, et apporter ébahissement au lecteur. Mais ce passage,
C'est Jupiter qui meut toute la guerre,
Dont les humains sont travaillés sur terre. Et cettui-ci,
Dieu sourdre fait de la guerre achoison
Quand ruiner il veut une maison:
Tous tels propos sont par eux affermés selon la créance et l'opinion
qu'ils ont: en quoi ils sement parmi nous, et nous communiquent
l'erreur et l'ignorance, en laquelle ils sont touchant la nature des
Dieux. Semblablement les étranges merveilles des enfers, et les
décritions qu'ils en font, desquelles par paroles effroiables ils nous
peignent et impriment des appréhensions et imaginations de fleuves
brulans, de lieux horribles, de tourments épouventables: il n'y a
personne qui n'entende bien qu'il y a bien de la fable et de la fiction
en cela, ne plus ne moins qu'és viandes que l'on ordonne aux malades,
il y a quant-et-quant beaucoup de la force des drogues medicinales. Car
ni Homere, ni Pindare, ni Sophocles, n'ont point écrit ces choses des
enfers, pensants qu'elles fussent ainsi:
Là où les rivières dormantes
De la nuit aux eaux croupissantes,
Rendent un brouillas infini
De tenebres en l'air bruny.
Et, Vers le rocher tout blanc sur le rivage
De l'Ocean dressèrent leur voyage.
Et, C'est le reflux de l'abisme profond;
Par où l'on va des enfers au noir fond.
Et quant à ceux qui redoutent la mort, ou qui la regrettent et
lamentent, comme chose pitoyable, ou la privation de sepulture, comme
chose misérable, en telles paroles,
Ne m'abandonne ainsi sans sepulture,
En t'en allant, sans pleurer ma mort dure.
Et, L'âme prenant hors du corps sa volée,
En soupirant aux enfers est allée,
Pour le regret de laisser en douleur,
Avant son temps, de jeunesse la fleur.
Et, Ne me tuez avant que je sois mûre,
Me contraignant d'aller faire demeure
Entre les morts, sous la terre pesante:
La lumière est à voir trop plus plaisante.
Toutes telles paroles (di-je) sont de personnes passionnées, et jà
prevenues d'erreur d'opinion: pourtant nous émeuvent et troublent elles
davantage, quand elles nous trouvent pleins de la passion et de la
faiblesse de coeur, dont elles procèdent. Au moyen dequoi, il se faut
de bonne heure pourvoir et preparer à l'encontre, ayants toujours cette
sentence qui nous sonne aux aureilles, La poésie ne se soucie pas
guères de dire vérité: et si y a plus, que la vérité de telles choses
est très difficile à trouver et à comprendre, voire à ceux mêmes qui ne
travaillent à autre besogne, qu'à chercher l'intelligence et la
connaissance de ce qui est, ainsi comme eux-mêmes le confessent: auquel
propos il servira d'avoir toujours en main ces vers d'Empedocles,
Il n'y a oeil d'homme qui le sût voir,
ni de l'ouïr aureille n'a pouvoir,
<p 11r> Et n'est esprit humain qui pût étendre
Son pensement jusques à le comprendre.
Et ceux-ci de Xenophanes,
Il ne sera, et n'a oncques été
Homme qui sût avec certaineté
Que c'est des Dieux, ni de tout l'univers,
Dequoi je vais discourant en mes vers.
Semblablement aussi les paroles de Socrates en Platon, s'excusant avec
serment, qu'il ne sait et n'entend rien de ces choses-là : car par ce
moyen les jeunes hommes ajouteront moins de foi au dire des poètes
touchant cela, en l'inquisition dequoi ils verront que les Philosophes
mêmes se perdent et s'éblouissent. Encore arrêterons nous davantage la
créance du jeune homme, que nous voudrons mettre à la lecture des
Poètes, quand premier que d'y entrer nous lui figurerons et décrirons,
que c'est de la Poésie: en lui faisant entendre, que c'est un art
d'imiter, et une science répondante à la peinture: et lui alléguant non
seulement ce commun dire que est en la bouche de tout le monde, Que la
Poésie est peinture parlante, et la peinture une Poésie muette: mais
aussi lui enseignant, que quand nous voyons un lezard bien peint, ou un
singe, ou la face d'un Thersites, nous y prenons plaisir, et le louons
à merveilles, non comme chose belle de soi, ains bien contrefaite après
le naturel: car ce qui est laid de soi, ne peut être beau: mais l'art
de bien faire resembler soit chose belle, ou chose laide, est toujours
estimée: et au contraire, qui voulant portraire un laid corps ferait
une belle image, ne ferait chose ni bien séante, ni semblable. Il se
trouve des peintres qui prennent plaisir à peindre des choses étranges
et montrueuses, comme Timomachus, qui peignit en un tableau, comme
Medee tua ses propres enfants: et Theon, comme Orestes tua sa mère:
Parrasius, la fureur et rage simulée d'Ulysses: et Chaerephanes qui
contrefeit des lascifs et impudiques embrassements d'hommes et de
femmes. Esquels arguments, et semblables, par accoutumance de souvent
lui recorder, il faut faire que le jeune homme entende, que l'on ne
loue pas le fait en soi, du quel on voit la représentation, mais
l'artifice de celui qui l'a pu si ingenieusement, et si parfaitement
représenter au vif. Pareillement aussi pource que la poésie représente
quelquefois par imitation, de méchants actes, des passions mauvaises,
et des moeurs vicieuses et reprochables, il faut que le jeune homme
sache, que ce que l'on admire en cela, et que l'on trouve singulier, il
ne le doit pas recevoir comme véritable, ni l'approuver comme bon, ains
le louer seulement comme bien convenable et bien approprié à la
personne, et à la matière sujette: car tout ainsi comme il nous fâche
et nous déplait quand nous oyons ou le grongnement d'un pourceau, ou le
cri que fait une roue mal ointe, ou le sifflement des vents, ou le
mugissement de la mer: mais si quelque bouffon et plaisant le sait bien
contrefaire, comme Parmeno jadis contrefaisait le cochon, et un
Theodorus les grandes roues à puiser de l'eau des puits, nous y prenons
plaisir. Semblablement aussi fuyons nous une personne malade ou pourrie
d'ulceres, comme chose hydeuse à voir, et néanmoins quand nous venons à
voir le Philoctetes d'Aristophon, et la Jocasta de Silanion, où l'un
est décrit, comme tombant par pièces, et l'autre comme rendant
l'esprit, nous en recevons délectation grande: aussi le jeune homme
lisant ce que Thersites un plaisant, ou Sisyphus un amoureux débaucheur
de filles, ou Batrachus un maquereau, va disant ou faisant, soit
instruit et averti de louer l'art et la suffisance de celui qui les a
bien su naïvement représenter, mais au demeurant de blâmer et detester
les actions et conditions qu'il représente: car il y a grande
différence entre représenter bien, et représenter chose bonne: pource
que le représenter bien, c'est à dire, naïvement et proprement ainsi
qu'il appartient: or les choses déshonnêtes sont propres et convenables
aux personnes <p 11v> déshonnêtes. Et comme les souliers du
boiteux Demonides, qui avait les pieds bots, lesquels ayant perdus, il
priait aux Dieux qu'ils fussent bons à celui qui les lui avait dérobés,
ils étaient bien mauvais de soi, mais bons et propres pour lui: Aussi
ce propos
Si violer la justice et le droit
Il est licite à l'homme en quelque endroit,
C'est pour regner qu'il le se doit permettre,
Au demeurant rien de mal ne commettre. Et ceux-ci,
cherche d'avoir d'homme droit le renom,
Mais les effets et justes oeuvres non:
Ains va faisant tout ce, dont tu verras
Que recevoir du profit tu pourras. Et ceux-ci,
Si ne la prends, je pers tout un talent,
Auquel son doire on dit équivalent:
Et puis est-il possible que je vive,
Ayant failli à telle lucrative?
Pourrai-je bien dormir, après avoir
Refusé tant d'argent à recevoir?
Mon âme étant hors de ce monde ôtée,
N'en sera elle aux enfers tormentée,
Comme ayant trop mauditement mêpris
Contre ce saint talent d'argent non pris?
Ce sont tous méchants propos, et faux, mais qui conviennent bien à un
Etheocles, à un Ixion, et à un vieillard usurier. Si doncques nous
advertissions les jeunes gents, que les Poètes n'écrivent pas telles
choses, comme s'ils les louoyent et les approuvaient, mais que sachants
bien que ce sont mauvais et méchants langages, il les attribuent aussi
à de mauvaises et méchantes personnes: en ce faisant ils ne recevront
aucunes pernicieuses impressions des poètes, ains au contraire la
suspicion qu'ils prendront de la personne qui parlera, leur fera
incontinent trouver mauvaise la parole et la sentence, comme étant
faite ou dite par une méchante et vicieuse personne. A quoi servira
d'exemple ce que fait Paris en Homere, qui s'enfuyant de la bataille
s'en va coucher dedans le lit avec la belle Helene: car n'ayant le
poète nulle part ailleurs introduit homme qui aille de plein jour
coucher avec sa femme, il montre assez clairement, qu'il juge et répute
telle incontinence reprochable et honteuse. En quoi il faut aussi bien
prendre garde, si le poète même en donne point quelque demontration,
qu'il tienne lui-même tels langages pour mauvais, ainsi comme a fait
Menander au prologue de sa Comedie qu'il appelle Thais:
Muse dis moi qui est cet effrontée,
Belle non moins que fine et assettée,
A ces amants faisant dix mille torts,
Leur demandant, et les chassant dehors,
Ne leur portant à nul affection,
Et leur usant à tous de fiction?
Desquels avertissements Homere entre autres use très sagement: car il
reprend et blâme ordinairement les mauvais propos, avant que de les
faire dire: et au contraire, il loue et recommande les bons, en cette
manière,
Lors il lui tint un propos doux et sage. Et ailleurs,
En s'approchant, d'un parler lui usa
Si gracieux, que son ire appaisa.
Et en reprenant le mauvaus avant le coup, il semble qu'il proteste par
manière de dire, et qu'il dénonce que l'on s'en donne de garde, et que
l'on ne s'y arrête point, non <p 12r> plus qu'à chose de mauvais
et dangereux exemple: comme quand il veut décrire les grosses paroles
que dit Agamemnon au prêtre d'Apollo, abusant irrévéremment de sa
dignité, il met devant,
Cela au fils d'Atreus point ne pleut,
Ains de despit que son gros cueur en eut,
Il renvoya le prêtre malement.
Ce malement signifie, qu'il le renvoya traité outrageusement,
temerairement et superbement, outre toute honnêteté du devoir. Aussi
fait il prononcer à Achilles des paroles outrageuses et temeraires,
Ivrongne aux yeux éhontés comme un chien,
Au coeur de cerf qui de valeur n'a rien.
y adjousant et subjoignant un même jugement qu'aux autres,
Achilles dit, de rechef furieux,
Au fils d'Atreus propos injurieux,
N'étant encor point son ire assouvie.
Car il est vraisemblable que rien ne peut être beau ni honnête, qui
soit di âprement et en colère. Ce qu'il observe non seulement aux
paroles, mais aussi aux faits,
Ainsi parla, puis au corps dépouillé
Du preux Hector fit un acte fouillé,
De peu d'honneur, l'étendant sur sa face
Tout de son long, auprès du lit et place
Où Patroclus vivant soûlait coucher.
Il use aussi fort à propos d'autres répréhensions, après les choses
passées, donnant lui-même sa sentence touchant ce qui s'est dit ou fait
peu devant, comme, pour exemple, après la narration de l'adultère de
Mars, il fait que les Dieux disent,
Ce n'est vertu que faire oeuvre illicite,
Car le boiteux attrape enfin le vite.
Et en un autre passage, après l'audace présomptueuse de Hector, et sa brave vanteterie il dit:
Le haut parler d'Hector en se vantant,
Alla Juno contre lui irritant.
Et touchant le couple de flèche que délâcha Pandarus,
Ainsi Pallas avec son saint langage,
Persuada son esprit trop volage.
Telles sentences doncques, et telles opinins des poètes, qui sont
couchées en paroles expresses, sont aisées à discerner et connaître à
qui y veut un peu prendre garde: mais encores donnent ils d'autres
instructions par les faits, ainsi comme l'on dit, que Euripides
répondit un jour à quelques-uns qui blâmaient Ixion, en l'appellant
malheureux et maudit des Dieux: Aussi ne l'ai-je jamais laissé, ce leur
dit-il, sortit hors de l'eschaffaud, que je ne l'aie attaché et cloué
bras et jambes à une roue. Il est bien vrai, qu'en Homere, il n'y a
point de telle manière de doctrine, en termes expres, mais qui voudra
considérer un peu de près les fables et fictions qui sont les plus
blâmées en lui, il y trouvera au dedans une très utile instruction et
speculation couverte, combien que quelques-uns les tordants à force, et
les tirants, comme l'on dit, par les cheveux, en expositions
allégoriques (ainsi que nous les appellons maintenant, là où les
anciens les nommaient soupçons) vont disant, que la fiction de
l'adultère de Mars avec Venus signifie, que quand la planète de Mars
vient à être conjointe avec celle de Venus en quelques nativités, elle
rend les personnes enclines à adulteres: mais quand le Soleil vient à
se lever là dessus, leurs adulteres sont sujets à être découvers et
pris sur le fait. Quant à l'embellissement de <p 12v> Juno, et à
la fiction du tissu qu'elle emprunta de Venus, ils veulent que cela
signifie une purgation et purification de l'air qui se fait quand on
approche du feu: comme si le poète lui-même ne donnait pas les
solutions et expositions de telles doutes: car en la fable de
l'adultère de Venus son intention n'est autre, que de donner à
entendre, que la Musique lascive, les chansons dissolues, et les propos
que l'on tient sur des mauvais arguments, rendent les moeurs des
personnes désordonnées, leurs vies lubriques et efféminées, les hommes
sujets à leur plaisir, aux délices, aux voluptés, et aux amours de
folles femmes,
Souvent changer de lits delicieux,
De baings aussi, et d'habits précieux.
Pourtant fait-il qu'Ulysses commande au Musicien qui chantait sur la lyre:
Change propos, et dis en ta chanson
Du grand cheval de Troie la façon.
Nous donnant la-dessous un bon enseignement, qu'il faut que les
Chantres, Musiciens, et Poètes prennent les arguments de leurs
compositions des hommes sages et vertueux: et en la fiction de Juno il
a très bien voulu montrer, que l'amour et la grâce que les femmes
gagnent sur les hommes par charmes, sorcelleries et enchantemens, avec
fraudes et tromperies, non seulement est chose de peu de durée, mal
assurée, et dont l'homme se lasse, et se fâche bientôt, mais aussi qui
se tourne le plus souvent en courroux et âpre inimitié, aussi tôt que
la volupté en est passée: car il fait que Jupiter en ce lieu-là menasse
ainsi Juno, et lui use de telles paroles,
Tu connaitras alors, que profité
Rien ne t'aura du lit la volupté,
Que me tirant à part hors l'assemblée
Des Dieux par dol tu as eue à l'emblée.
Car le récit et la représentation des oeuvres vicieuses, pourvu qu'à la
fin elle rende à ceux qui les ont faites la honte, le déshonneur et le
dommage qu'ils méritent, elle ne nuit point, ains plutôt profite aux
écoutants: pource que les Philosophes usent d'exemples pris des
histoires, pour admonester et instruire les lisants par choses qui
réelement sont, ou qui ont été: mais les Poetes inventent et
controuvent les choses par lesquelles ils nous veulent enseigner. Qui
plus est, tout ainsi comme Melanthius, fut ou en jeu, ou à bon esciant,
disait que l'état d'Athenes demeurait sur ses pieds, et se maintenait
par la division qui était entre les Orateurs, à cause qu'ils ne
panchaient pas tous d'un côté, et ainsi par le discord qui regnait
entre ceux qui maniaient les affaires, il se faisait toujours quelque
contrepois à l'encontre de ce qui était dommageable à la chose
publique: aussi les contrarietés qui se trouvent entre les dits des
poètes, ôtants réciproquement la foi les uns aux autres, empêchent que
ce qu'il y a de dangereux et de nuisible ne soit de si grand pois.
Quand donques en approchant telles sentences l'une de l'autre, il nous
apparaitra qu'il y aura contradiction évidente, alors il faudra
encliner et favoriser à la meilleure: comme,
Souvent, mon fils, les habitants des cieux
Font tresbucher les hommes soucieux. Au contraire,
Il n'y a rien, pour sa faute escuser,
Si à la main que les Dieux accuser. Et ceux-ci,
Prend ton plaisir à des biens amasser,
Non à savoir ou vertu prochasser. Au contraire,
C'est chose trop grossière, que d'avoir
Planté de biens, et rien plus ne savoir. Et ailleurs,
A. Qu'est il besoin pour les Dieux que tu meures?
B. Il est meilleur. faire service aux Dieux
<p 13r> Ne m'a jamais semblé laborieux.
Toutes telles diversités et contrarietés de sentences ont leurs
solutions prêtes à la main, si (comme nous avons dit peu devant) nous
adressons le jugement des jeunes gens à adherer à la meilleure. Mais
quand il se trouvera quelque propos dit méchamment, et que la réponse
n'y sera pas toute prompte pour le confondre sur le champ, il le faudra
lors réfuter et condamner par autres sentences contraires que les mêmes
poètes auront écrittes ailleurs, sans autrement s'en offenser ni
courroucer à eux, ains estimer que ce sont propos dits par jeu, ou
seulement pour représenter le naturel de quelque personnage. à
l'encontre doncques des fictions qui sont en Homere, quand il fait que
les Dieux se jettent les uns les autres du haut en bas, ou qu'ils sont
blessés en bataille par les hommes, ou qu'ils tancent les uns aux
autres, et qu'ils on debats ensemble, tu pourras sur le champ opposer,
si tu veux, ce qu'il dit,
Tu pouvais bien, si tu eusses voulu,
Tenir propos qui eussent mieux valu.
Et certainement tu parles, et entends bien mieux les matières ailleurs en ces passages,
Les Dieux vivants sans travail à leur aise. Et en cet autre,
Les Dieux seuls ont joyé perpetuelle. Et ailleurs,
Les Dieux pour eux ont retenu liesse,
Et resigné aux hommes la tristesse.
Car ce sont-là les vraies et certaines opinions que l'on doit avoir des
Dieux, et toutes ces autres fictions-là ont été controuvées seulement
pour donner plaisir aux lisans. Au cas pareil là où Euripides en un
lieu dit,
Les dieux puissants, trop plus que nous ne sommes,
Vont abusant nous autres pauvres hommes
Par plusieurs tours de ruse trompeuse.
Il y faudra ajouter ce qu'il dit trop mieux, et plus véritablement en un autre passage,
Si quelque mal les Dieux aux hommes font,
Certainement vrais Dieux plus ils ne sont.
Et comme ainsi soit que Pindare dise fort aigrement et vindicativement en un lieu,
Il faut tout tenter et faire,
Pour son ennemi défaire:
Il lui faut opposer, voire-mais tu dis toi-même en un autre passage,
Toujours d'une douceur traîtresse
La fin est pleine de détresse.
Et Sophocles dit en un lieu,
Le gain toujours est chose délectable,
quoi que n'en soit le moyen véritable.
Mais nous avons entendu de lui en un autre passage,
Jamais ne fut de bon fruit rapporteur
Un parler vain et langage menteur.
Et à l'encontre de ces propos qui se lisent touchant l'avoir et la richesse,
Richesse prend ce qui est accessible,
Et ce qui est du tout inaccessible.
Et, Possible n'est que de ses amours puisse
Jouïr le pauvre, encor qu'il en jouisse.
Au contraire,
Langue diserte est cause qu'un visage
Laid et hideux nous semble beau et sage.
On lui peut mettre à l'encontre plusieurs autres bonnes sentences de Sophocles même:
<p 13v> L'homme qui n'est de biens mondains fourny
Ne laisse pas d'être d'honneur garny. Et cette-ci,
Pour mendier, l'homme pis ne vaut mie,
pourvu qu'il ait sagesse et preudhommie. Et d'autres,
Dequoi sert tant de vertus acquérir,
vu que cela qui fait l'homme florir
En tout bon heur, la richesse opulente,
Vient de malice, et ruse fraudulente?
Menander aussi véritablement en quelque endroit a un peu trop haut-loué
et exalté la concupiscence de volupté, mêmement pour ceux qui de nature
sont chauds, âpres, et d'eux-mêmes sujets à l'amour:
Tout ce qui est en ce monde vivant,
Et la chaleur du Soleil recevant.
Commune à tous, il est, il a été,
Et sera serf toujours à volupté.
Mais toutefois ailleurs il nous en détourne, et nous retire fort à
l'honnêteté, refrénant l'insolence de l'impudicité, quand il dit,
La volupté de déshonnête vie,
Toujours enfin de reproche est suivie.
Ces derniers propos sont à demi contraires aux premiers, mais bien
sont-ils meilleurs et plus utiles: ainsi cet approchement de propos
contraires, en les considérant ainsi l'un devant l'autre, fera l'un des
deux effets, car ou il attirera les jeunes gens à ce qui sera la
meilleur, ou pour le moins il ôtera et diminuera de la foi aux pires:
mais si d'aventure les poètes ne baillent eux-mêmes les réponses et
solutions à quelques propos étranges qu'ils diront, il ne sera pas
mauvais de leur opposer les sentences contraires d'autres hommes
illustres, pour les mettre à l'épreuve de la balance à l'encontre des
meilleurs: comme, pour exemple, le poète Alexis émeut à l'aventure
quelques-uns par ces vers,
Si l'homme est sage, il doit de tous côtés
Aller faisant amas de voluptés,
Dont il y a trois espèces notables
A conserver la vie profitables:
La première est, manger: et la deuxiéme,
Boire: Venus vient après la troisiéme:
Outre cela, toute fruition
D'aise se doit nommer accession.
Mais il leur faut à l'opposite ramener en mémoire ce que le sage
Socrates soûlait dire, «Que les hommes vicieux vivent pour manger et
pour boire, mais que les gents de bien boivent et mangent pour vivre:»
et semblablement à l'encontre du poète qui dit,
Contre un méchant méchanceté est bonne:
commandant par manière de dire, que l'on se rende semblable aux
méchants: on peut opposer cette notable réponse de Diogenes, lequel
interrogé, «Comment on se pourrait le mieux venger de son ennemi,»
répondit, «En se rendant soi-même homme de bien et d'honneur.» Et faut
aussi user de la prudence de Diogenes à l'encontre de Sophocles, lequel
a empli un million d'hommes de desespoir par ces vers qu'il a écrits
touchant la religion et confrairie des mystères de Ceres,
O très heureux les enfants des Confrères,
Qui ayants vu les secrets des mystères
Vont aux enfers. Il n'y a que ceux-là
Qui puissent être en vie pardela:
<p 14r> Les autres tous devallants y endurent
De griefs tourments, qui sans fin toujours durent.
Diogenes ayant ouï ce propos, demanda tout haut, Qu'est-ce que tus dis?
le larron Pataecion étant decedé, aura-il plus heureuse condition de
son être après cette vie, que n'aura Epaminondas, seulement pource
qu'il aura été de la religion et de la confrairie des mystères? Car à
Timotheus en plein Theatre, où il chantait un sien poème qu'il avait
composé à la louange de Diane, et l'appellait par les surnoms que les
Poètes ont accoutumé de lui bailler, Furieuse, Insensée, enragée,
forsennée: Cynesias répondit sur le champ tout hautement, Que
puisses-tu avoir une fille qui soit telle. Aussi fut-ce bien
gentillement répondu à Bion à l'encontre de ces vers de Theognis,
L'homme ne peut faire ne dire rien,
Quand pauvreté l'estraint en son lien,
Et a sa langue au palais attachée:
Comment doncques babilles-tu tant, vu que tu es pauvre, et nous romps
la tête de ton caquet? aussi ne faut-il pas omettre les occasions des
paroles et sentences adjacentes ou mêlées parmi les propos que nous
connaitrons mériter d'être corrigés: mais tout ainsi que les médecins
disent que la mouche Cantharide est bien un mortel poison, et toutefois
que les ailes et les pieds ont force d'aider au contraire, et de
dissoudre sa mortelle puissance: aussi és dits des poètes un seul nom,
ou un seul verbe, mis auprès de ce que l'on a peur qui nuise, rendra
bien souvent plus débile et plus faible sa force de tirer le lecteur à
mal: au moyen dequoi il s'y faut attacher, et plus amplement déclarer
la signifiance desdicts mots: comme, pour exemple, aucuns font en ces
vers ici,
C'est l'ordinaire aux humains malheureux,
Tondre leur chef, et larmoyer sur eux. Et en ceux-ci,
Chetifs humains sont à misere nés,
Et à tous maux par les Dieux destinez.
Car le poète ne dit pas absolument aux humains que les Dieux ayent
predestiné de vivre en douleur et malheur, mais il le dit aux fouls et
ecervelés, lesquels étant ordinairement cauteleux et misérables pour
leurs méchancetés, il a accoutumé d'appeler Deilous et Oïzyrous. [...]
Il y a encore un autre moyen de divertir et détourner les intelligences
des propos poétiques en bonne part, lesquels on pourrait autrement
prendre en mauvaise, par l'interpretation de la signifiance, en
laquelle ils ont accoutumé de prendre les mots: à quoi il vaut mieux
exerciter les jeunes écoliers, que non pas à l'intelligence de
certaines paroles obscures, que nous appellons glottas, pource que cela
est plein de grand savoir, et de délectation, comme de savoir pourquoi
ce mot Rigedane aux poètes signifie male mort, [...] c'est pour autant
que les Macedoniens appellent la mort Danos: et les Aeoliens appellent
la victoire que l'on gagne par patience et par continuation de
persévérance, Cammonie: [...] les Dryopiens appellent les Dieux, Popi.
[...] Cela est utile, et du tout nécessaire, si nous voulons recevoir
utilité, non pas dommage, de la lecture des poètes, savoir comment et
en quelle signification ils usent des noms des Dieux, et aussi des
appellations, c'est à dire, dictions qui signifient biens et maux, et
que c'est qu'ils entendent quand ils nomment Psychen, c'est à dire,
l'âme: [...] et Moeran, c'est à dire la destinée, [...] et si ce sont
termes qui ne se prennent qu'en une signification, ou en plusieurs, en
leurs écrits, comme beaucoup d'autres. [...] Car ce mot Oicos signifie
aucunefois la maison où l'on demeure, comme quand il dit,
En la maison au comble haut levé:
Aucunefois il signifie le bien, et le revenu, comme là où il dit,
<p 14v> Journellement ma maison on me mange.
[...] Et ce mot Bios, c'est à dire vie, aucunefois se prend pour vivre, comme en ce vers,
lui voulant mal Neptune, par envie,
Diminua la pointe de sa vie.
Et aucunefois il signifie les facultés et les biens,
Et ce pendant d'autres mangent ma vie.
[...] Ce terme aussi Halyin, il le prend aucunefois pour être fâché et ennuyé, comme quand il dit,
Ainsi parla, mais elle mal contente
Se départit, en son coeur fort dolente.
Quelquefois il signifie se réjouir et se glorifier,
Te glorifies-tu
Pour un belistre Irus avoir battu?
[...] Et Thoazin aucunefois signifie, se mouvoir impetueusement, comme quand Euripides dit,
De l'Ocean se mouvant la baléne.
et signifie aussi se seoir et se reposer, comme quand Sophocles dit,
Mes beaux amis, quelle est l'occasion
De cette votre étrange session?
Que veulent dire alentour de vos têtes
Rameaux de ceux qui viennent aux requètes?
C'est aussi fait dextrement, que d'accommoder la signification et
l'usage des paroles aux choses qui se présentent, ainsi comme les
Grammairiens enseignent, que les mots prennent diverse signifiance
selon la diversité de la matière sujette: comme,
La nef petite entre les autres prise,
Mais en la grand' charge ta marchandise.
[...] Car ce mot Aenin en ces vers signifie Epaenin, c'est à dire,
louer: mais louer en ce lieu-là vaut autant à dire comme, refuser ou
rejeter: ne plus ne moins qu'en une commune façon de parler nous avons
accoutumé de dire, Cela va bien, ou, bon prou lui face, quand nous ne
voulons point de quelque chose, ou que nous ne l'acceptons point: aussi
disent aucuns, que Proserpine pour cette cause a été appelée Epaenen,
pource que c'est une Déesse qui est à rejeter. Laquelle différence et
diversité de signification des vocables il convient observer
premièrement és plus grandes choses, et qui sont de plus grande
conséquence, comme és noms des Dieux: et pour ce commencerons nous à
enseigner aux jeunes gens, que les poetes usent des noms des Dieux,
entendants aucunefois leur essence même, et aucunefois les forces et
puissances que ces Dieux-là donnent, ou ausquelles ils president,
appellants ces deux choses par un seul même mot: comme, pour exemple,
quand Archilochus faisant sa prière dit,
Sire Vulcain écoute ma demande,
En m'ottroyant ce que je te demande
A deux genoux: et me donne les biens
Que quand tu veux tu peux donner aux tiens.
il est tout évident qu'il invoque là le Dieu propre. Mais là où parlant
du mari de sa soeur, qui avait été noyé en la mer, il dit qu'il eût
porté plus patiemment sa calamité,
Si Vulcain eût son chef et corps aimé
Dedants ses beaux vêtements consumé:
il entend du feu, et non pas de l'essence du Dieu. Pareillement Euripides disant en son jurement,
<p 15r> Par Jupiter les astres régissant,
Et Mars de sang épandu rougissant,
il est bien certain qu'il parle des Dieux: mais quand Sophocles dit,
Mars est aveugle, Ô Dames, et sans yeux,
Rompant tout comme un sanglier furieux,
il faut entendra là de la guerre: ne plus ne moins qu'il le faut prendre pour le fer en ce lieu d'Homere,
Dont Mars tranchant au long du clair Scamandre
A maintenant le noir sang fait épandre.
Comme ainsi soit doncques, qu'il y a plusieurs termes et vocables
doubles, ayants plusieurs diverses significations: il faut entendre et
retenir, que par ces mots Dios et Zenos, qui signifient Jupiter, les
Poètes entendent aucunefois le Dieu en son essence, et quelquefois la
fortune, et quelquefois la fatale destinée: car quand ils disent,
O Jupiter regnant sur le mont Ide:
Et aillieurs,
O Jupiter qui est plus que toi sage?
ils parlent en ces lieux-là, et autres semblables, du Dieu: mais quand
en discourant des causes des choses qui se font, il vient à les nommer
en disant,
D'hommes vaillants elle jeta grand nombre,
Avant leur temps, en la tenebreuse ombre
Des creux enfers. le vouloir tel était
De Jupiter qui cela permettait.
en ce lieu-là il entend par Jupiter la fatale destinée. Car il n'est
pas vraisemblable que le poète pensast, que Dieu autrement machinât du
mal aux hommes, mais bien veut-il en passant donner à entendre, que la
nécessité des choses humaines est telle, qu'il est fatalement
predestiné à toutes villes, toutes armées, et tous Capitaines, s'ils
sont bien sages, que leurs affaires aussi nécessairement prospereront,
et qu'ils viendront enfin au dessus de leurs ennemis: mais si au
contraire, se laissants aller à leurs passions, et tombants en erreurs,
ils viennent à avoir des différents, et à entrer en querelles les uns
contre les autres, comme firent ceux-ci, il est forcé qu'il en sourde
tout trouble, tout désordre, et que finablement l'issue n'en vaille
rien.
Conseils qui sont à mal faire obstinés,
A porter fruits tels sont predestinés.
Et toutefois quand Hesiode fait, que Prometheus conseille à Epimetheus son frère,
Ne reçoi dons que Jupiter t'envoye
Du ciel en terre, ainçois les lui renvoye:
il use là du nom de Jupiter voulant, signifier la puissance de fortune:
car il appelle tous les biens de fortune dons de Jupiter, comme
richesse, mariages, états, et tous autres biens exterieurs, dont la
possession est inutile à ceux qui n'en savent pas bien user: et
pourtant estimait-il que Epimetheus étant homme de nulle valeur, et
sans entendement, devait craindre et eviter toutes telles prosperités
de la fortune, comme voyant bien qu'il était pour en recevoir honte,
perte et dommage, plutôt qu'autrement. Et semblablement quand il dit,
N'ayes le coeur de jamais à personne
La pauvreté reprocher que Dieu donne.
il appelle là manifestement, don de Dieu, une chose fortuite,
n'estimant pas que ce soit reproche, que l'on doive mettre devant le
nez à un homme, qu'il soit par cas de fortune pauvre: mais bien que la
pauvreté qui procède de paresse, de lâcheté, di'oisiveté, ou bien de
folle dépense, et de superfluité, soit reprochable et honteuse. Car
n'ayants pas encore lors ce mot de Fortune en usage, et néanmoins
connaissants <p 15v> déjà bien que la puissance de celle cause
variante, inconstamment et incertainement ne se pouvait pas eviter par
discours d'entendement humain, ils exposaient cela, et le déclaraient
comme ils pouvaient par les noms des Dieux, ne plus ne moins que nous
en commun langage appellons quelquefois des affaires, des meurs, et
natures de personnes, des propos, et des hommes mêmes, célestes et
divins. Voila un expédient et moyen pour soudre et corriger plusieurs
sentences, qui semblent de prime face impertinemment et importunément
dites de Jupiter, comme sont celles-ci,
Jupiter a sur le sueil de sa porte
Deux tonneaux pleins de l'une et l'autre sorte
De sorts, dont l'un est rempli des heureux,
L'autre contient ceux qui sont malheureux. Et cette-ci,
Le haut tonnant ne voulut pas conduire
A bonne fin leurs serments, mais pour nuire
Autant aux uns qu'aux autres, leurs transmît
Signes du ciel, dont en erreur les mit.
De là sourdit aux Troiens et aux Grecs
Le mal qui tant leur causa de regrets:
Pource qu'ainsi à Jupiter plaisait,
Qui tellement fourvoyer les faisait.
Car tout cela se doit entendre de la Destinée fatale, ou de la fortune,
les causes desquelles sont incomprehensibles à notre entendement, et ne
sont du tout point en notre puissance. Mais là où il y a chose conforme
à la raison et à la semblance de vérité, là estimons nous que
proprement il entende Dieu quand il nomme Jupiter, comme en ces
passages-ici,
Par les squadrons des autres il allait,
Mais rencontrer Ajax il ne voulait,
Car Jupiter a en haine celui,
Lesquel s'attache à un plus fort que lui.
Et ailleurs,
Jupiter est des grands cas soucieux,
Mais les petits il laisse aux demi-Dieux.
Aussi faut-il avoir bien soigneusement l'oeil aux autres dictions, qui
se tournent et transfèrent à signifier plusieurs choses diverses, et
qui se prennent diversement par les Poètes, comme est entre autres ce
mot Areté, c'est à dire, vertu: [...] car pource que non seulement elle
rend les hommes sages, prudents, justes et bons, tant en faits qu'en
dits, mais aussi ordinairement leur acquiert honneur, gloire et
authorité: à cette cause ils appellent souvent Areté glorieuse renommée
et puissance, ne plus ne moins qu'ils appellent Elaea, c'est à dire,
l'olive, [...] et Phegos la fouïne, du même nom que les arbres qui les
portent: [...] et pourtant quand le jeune homme trouvera en lisant les
poètes ces passages,
Les Dieux ont mis la sueur au-devant
De la vertu.
Et, Lors les Gregeois rompirent par vertu
Des ennemis le squadron combattu.
Et, S'il faut mourir, honorable est la mort
Quand par vertu du monde ainsi l'on sort.
qu'il pense incontinent que cela est dit de la meilleure, plus
excellente, et plus divine habitude qui puisse être en nous, laquelle
nous entendons que ce soit droitture de raison et de jugement, le cime
de nature raisonnable, et une disposition de l'âme <p 16r>
consentant et s'accordant avec soi-même. Mais quand au contraire il
viendra à lire ces autres lieux ici,
C'est Jupiter qui fait la vertu croître,
Comme il lui plaît, és hommes, et decroître. Et celui-ci,
Gloire & vertu vont après la richesse.
qu'il ne demeure pas pour cela ébloui d'ébahissement de l'heur des
riches, et s'en emerveillant comme s'ils avaient incontinent avec leur
richesse la vertu achetée à prix d'argent, ni ne se persuade pas qu'il
soit en la puissance de Fortune, augmenter, ou raccourcir et diminuer
sa prudence, ains estime que le Poète aura là usé du nom de vertu pour
signifier honneur, authorité, prosperité, ou quelque autre chose
semblable: ne plus ne moins que ce mot [...], c'est à dire, malice, se
prend aucunefois par eux en sa propre signification, pour la mauvaistié
ou méchanceté de l'âme, comme quand Hesiode écrit,
De la malice on en trouve à foison.
aucunefois il se prend pour quelque autre mal ou malheur, comme quand Homere dit,
Les hommes tous vieillissent en malice.
Car celui s'abuserait grandement qui se persuaderait, que les Poètes
prissent béatitude et l'entendissent precisément, comme font les
Philosophes pour une habitude parfaite, et une possession entière de
tous biens, ou bien pour une perfection de vie coulante heureusement
selon nature, pource que bien souvent ils en abusent, en appellant
l'homme opulent en biens, heureux, et en nommant puissance, honneur, et
authorité, béatitude et félicité. Homere a bien usé proprement de ces
termes en ces vers,
Pour posseder une grande chevance
Je n'ai point plus au coeur d'éjouissance.
aussi fait Menander, quand il dit,
De tout avoir j'ai chez moi grande somme,
Et pour cela chacun riche me nomme,
Mais bienheureux pas un seul ne m'appelle.
Et Euripides fait un grand trouble, et une grande confusion, quand il dit ainsi,
jà ne me soit donnée vie heureuse,
Pour être aussi ensemble douloureuse. Et en autre lieu,
pourquoi vas-tu honorant tyrannie,
Qui est heureuse injustice et benie?
Si ce n'est que l'on prenne les termes par translation, en autre
signifiance qu'en leur propre. Mais à tant c'est assez parlé de ce
propos. Au reste il ne faut pas recorder une fois seulement, mais
plusieurs, aux jeunes gens, et leur remettre souvent devant les yeux,
que la Poésie ayant pour son propre sujet l'imitation, use d'ornement
et d'enrichissement, en décrivant les choses qui se présentent à elle,
et les moeurs et naturels des personnes, mais toutefois elle
n'abandonne point la semblance de vérité, pource que l'imitation
délecte le lisant, d'autant qu'elle tient du vraisemblable: et pourtant
l'imitation qui ne veut pas de tout point se départir de la vérité,
exprime les signes de vice et de vertu, qui sont mêlés parmi les
actions, comme fait celle d'Homere, laquelle ne s'arrêtant aucunement
aux étranges opinions des Stoïques, qui disent qu'il ne peut avoir rien
qui soit de mal conjoint avec la vertu, ni aussi de bien avec le vice,
ains que du tout, en tout, et par tout l'ignorant faut et pèche
toujours, et au contraire aussi, que le sage fait toujours et en toutes
choses bien. Car ce sont les opinions des Stoïques, que l'on dispute
par les écoles: mais aux affaires de ce monde, et en la vie des hommes,
ainsi que dit Euripides,
possible n'est que le mal de tout point
<p 16v> D'avec le bien, non mêlé, soit déjoint:
ains y a toujours mêlange de l'un avec l'autre. Mais sans vérité la
poésie use fort de varieté et de diversité: car les diverses mutations
sont celles, qui donnent aux fables la force de passionner les lisans,
et qui font les étrange evenements, et contre l'opinion de ceux qui les
lisent, en quoi consiste le plus grand ébahissement, et dont procède le
plus de plaisir: au contraire, ce qui est simple et uniforme n'apporte
point de passion, et n'y a point de fiction: d'où vient que les Poètes
ne font jamais que mêmes hommes gagnent toujours, ne qu'ils soient
toujours heureux, ne que toujours ils fassent bien: qui plus est, quand
ils feignent que les Dieux mêmes s'entremettent des affaires des
hommes, ils ne les font pas sans passion, ni exempts d'erreur et de
faute, de peur que ce qui passionne, et qui tient suspendus en
admiration les coeurs des hommes en la poésie, ne demeure oisif et
amorti, s'il n'y avait aucun danger, ni aucun adversaire. Cela étant
ainsi, menons le jeune homme à lire les oeuvres des poètes: non étant
prevenu de telles opinions touchant ces grands et magnifiques noms-là
des anciens, comme s'ils avaient été sages, justes et vertueux Rois en
toute perfection, et par manière de dire, la règle de toute vertu et de
toute droitture: car autrement, il en rapportera grand dommage, s'il y
va avec cette opinion de trouver tout bon ce qu'ils diront, et de
l'admirer, et non pas d'en haïr aucuns, et approuver celui qui blâme
ceux qui font ou qui disent de telles choses:
O Jupiter, Apollo, et Minerve,
Que nul des Grecs sa vie ne préserve,
ni des Troiens: mais que nous échappions
La mort, afin que tous seuls nous sappions
Les hautes tours et murailles de Troie.
Et, j'ai entendu la voix très pitoyable
De cassandra la fille misérable
Au Roi Priam, que my femme traîtresse
Clytaemnestra, en cruelle détresse
A fait mourir, pour une jalousie
D'elle et de moi, dont elle était saisie.
Et, De me mêler avec la concubine
A mon vieil père, afin que la mastine
En eût après en haine le vieillard.
Ce qui je crus, et fus lâche paillard.
Et, Jupiter père, il n'y a Dieu aux cieux
Qui soit autant que toi pernicieux.
Le jeune homme ne s'accoutume point à jamais louer aucun propos
semblable, ni n'aille point cherchant aucunes couvertures pour
l'escuser, ni ne s'étudie point à inventer des déguisements colorés
pour masquer des choses infâmes et vilaines, à fin de montrer la
subtilité et vivacité de son esprit: mais plutôt, qu'il estime que la
Poésie est une imitation d'hommes, de moeurs, et de vies non
entièrement parfaites, ou du tout irrépréhensibles, ains mêlées de
passions, de fausses opinions, et d'ignorance, mais qui bien souvent
par la dextérité et bonté de leur nature se reviennent à ce qui est le
meilleur. Quand le jeune homme se sera ainsi preparé, et aura ainsi
informé et instruit son entendement, de manière que les choses bien
faites et bien dites lui emouveront le coeur, et l'affectionneront, et
au contraire, les mauvaises lui déplairont, et le fâcheront: cette
instruction de son jugement fera, que sans aucun danger il pourra lire
et ouïr toutes sortes de livres poétiques. Mais celui qui admire tout,
qui s'apprivoise à tout, et qui a déjà le jugement asservi par la
magnificence de ces grands noms heroïques, ne plus ne moins que ceux
des disciples de <p 17r> Platon qui contrefaisaient les hautes
espaules de leur maître; et le begueyement d'Aristote, ne se donnera
garde qu'il se laissera trop aisément aller à des choses mauvaises. De
l'autre côté aussi ne faut-il pas faire comme les superstitieux, qui
quand ils sont en un temple, craignent effroieement tout, et adorent
tout, ains faut hardiment prononcer autant ce qui est dit importunément
et méchamment, que ce qui l'est bien et sagement. Comme, pour exemple,
Achilles voyant les gens de guerre tous les jours tomber malades, se
fâchant de voir la guerre aller ainsi en longueur, lui principalement
qui avait si grand renom et si grande réputation en la guerre, assemble
le conseil: mais davantage étant homme savant en la médecine, et voyant
après le neufiéme jour, qui est critique, c'est à dire, auquel se fait
la judication de la convalescence, ou de la mort, que ce n'était point
une maladie ordinaire, ni contractée des causes accoutumées et
communes, il se dresse en pieds pour parler, non pas au commun peuple,
ains pour donner conseil au Roi, en disant,
Fils d'Atreus, il sera nécessaire
De retourner, ce crois-je, sans rien faire.
Il dit cela sagement et modestement, et lui seyait bien de le dire:
mais là où le devin dit, qu'il redoute le courroux du plus puissant de
tous les Grecs, Achilles lui répond alors, non plus sagement ni
modestement, en jurant, que nul, tant comme il serait vivant, ne lui
mettrait la main sur le collet: et y ajoutant davantage, non pas si tu
disais Agamemnon même: montrant en cela un mêpris et va contemnement de
celui qui avait l'auctorité souveraine: et passant encore outre en
fureur de colère, il met la main à l'épée, en volonté de le tuer: ce
qui n'eût été ni sagement, pour son honneur, ni utilement fait à lui:
et puis s'en repentant soudain,
Dants le fourreau son épée il remît,
Minerve au coeur ce bon conseil lui mit.
En quoi il fit bien et honnêtement, que n'ayant peu de tout point
retrancher sa colère, au moins la modera-il, et la retint sous
l'obéissance de la raison, avant que de commettre aucun exces, auquel
il n'y eut point eu de remede. Pareillement aussi Agamemnon, en ce
qu'il fait et qu'il dit en l'assemblée du conseil, est digne de
moquerie: mais en ce qu'il ordonne touchant Chryseïs, est plus
vénérable, et maintient plus sa majesté Royale. Car Achilles, cependant
que l'on lui enléve la belle Chryseïde,
Loin de ses gens se retirant à part,
S'en va pleurer chaudement à l'esquart.
Mais Agamemnon conduisant lui-même la sienne jusques dedans la navire,
la livrant et la renvoyant à son père, celle que naguere il avait dit,
qu'il l'aimait plus cherement qu'il ne faisait sa propre femme épousée,
il ne fit rien indigne de lui, ne qui sentît son homme passionné
d'amour. Et au contraire, Phoenix étant maudit par son père, à cause de
sa concubine, dit ces propos,
Je fus en train d'aller tuer mon père,
Mais quelque Dieu refréna ma colère,
Me remontrant comme ma renommee
En demeurrait à jamais diffamee
Entre les Grecs, par lesquels interdit
Nommé serais parricide maudit.
Aristarchus ayant en horreur telle abomination, ôta ces vers en Homere.
Mais ils ne sont pas mal à propos en ce lieu là, pource que Phoenix en
cet endroit là enseigne à Achilles, comme la colère est une violente
passion, et comme il n'est chose que les hommes n'osent commettre quand
ils sont enflammés de courroux, quand ils ne veulent pas user de
raison, ni croire ceux qui les adoucissent. Car il introduit Meleager
qui se courrouce à ses citoyens, et puis après se rappaise, reprenant
en cela <p 17v> et blâmant sagement les passions, mais louant
aussi ceux qui ne s'y laissent point aller, ains y resistent, et les
maîtrisent, et s'en repentent, comme étant chose honnête et utile. Il
est vrai qu'en ces passages là, la différence est toute évidente et
manifeste, mais là où il y a quelque obscurité et incertitude de la
sentence et intelligence des propos, il faut arrêter le jeune homme en
cet endroit là, et lui enseigner à faire une telle distinction: Si
Nausicaa voyant Ulysses homme étranger, s'échauffa de la même passion
qu'avait fait Calypso envers lui, comme celle qui ne demandait que son
plaisir, étant déjà en âge de marier, et dit forâtrement ces paroles à
ses chambrières,
Plût or à Dieu qu'un tel mari me vînt,
Et qu'avec moi volontiers il se tînt.
son audace et son incontinence est à reprendre: mais si par les propos
d'Ulysses ayant aperçu qu'il était homme de bon sens et de bon
entendement, elle souhaitte plutôt être mariée avec lui, qu'avec un de
son pays qui ne sût que baller, ou voguer sur la mer, en ce cas elle
serait digne de louer. Au cas pareil quand Penelopé devise
gracieusement et courtoisement avec les poursuivants qui la demandaient
en mariage, et que eux à l'encontre lui donnent des habillements,
joyaux d'or, et autres ornemens à parer les Dames, Ulysses s'en
réjouissant,
Il leur tirait des dons de dessous l'aile,
Et en prenait son plaisir avec elle:
s'il s'éjouissait de ce que sa femme recevait des dons, et qu'il
prenait plaisir au gaing qu'il y avait, il surpassait en maquerellage
le Polyager qui est tant moqué et picqué par les Poètes comiques,
Polyager a bon heur qui lui rit,
C'est pour autant que chez lui il nourrit
Du ciel la chèvre, et par son influence
Il reçoit biens mondains en affluence.
Mais s'il le faisait pource qu'il esperait par ce moyen les avoir mieux
sous sa main, et moins se doutant de ce qu'il leur gardait, en ce
cas-là son éjouissance et son assurance étaient fondées en raison.
Semblablement aussi au denombrement qu'il fait des biens que les
Phaeaciens avaient exposés avec lui sur le rivage, et puis avaient fait
voile, si véritablement en telle solitude, et en telle incertitude de
l'état où il se trouve, il a peur de son argent et de ses biens,
Q'ils ne s'en soient ainsi allés d'emblée,
Pour lui avoir aucune chose emblée:
il est, à l'aventure, plus digne de commiseration, que de detestation,
pour avarice. Mais si, comme aucuns pensent, n'étant pas assuré qu'il
fut en l'Île d'Ithace, il estime que la conservation de ses biens et de
son argent soit une certaine preuve et demontration de la légalité et
sainteté des Phaeaciens, pource que autrement ils ne l'eussent pas
ainsi transporté en terre étrange sans y avoir profit, et ne l'eussent
pas laissé là en s'en allant sans toucher à rien du sien, il n'use pas
en cela de mauvais indice, et est sa providence en ce fait digne de
louange. Il y en a bien quelques-uns qui blâment même cette exposition
de lui sur le rivage, s'il est vrai qu'elle fut faite par les
Phaeaciens lui dormant, et dit-on que les Thyrreniens en gardent ne
sais quelle histoire, par laquelle il appert que Ulysses de sa nature
aimait fort à dormir, et que pour cette cause, bien souvent on ne
pouvait pas parler à lui: mais si le sommeil n'était pas véritable, et
que ayant honte de renvoyer les Phaeaciens qui l'avaient amené, sans
les festoyer chez lui, et leur faire des présents, et ne pouvant faire
qu'il ne fut découvert et connu par ces ennemis, s'ils demeuraient avec
lui, il usa de ce pretexte pour couvrir et celer sa perplexité de ne
savoir comment il devait faire, <p 18r> en faisant semblant de
dormir, en ce cas ils l'approuvent. En donnant doncques de tels
avertissements aux enfants, nous ne les laisserons point tomber en
corruption de moeurs, ains plutôt leurs imprimerons un zele et un désir
des choses meilleures, en leur louant ainsi les bonnes, et blâmant les
mauvaises. Ce que principalement il convient faire és Tragoedies, là où
bien souvent il y a des propos affettés, et paroles fines et
malicieuses sus des actes vilains et déshonnêtes car ce que dit
Sophocles en un passage n'est pas universellement vrai,
On ne saurait parler honnêtement
De ce qui est fait déshonnêtement.
Car lui-même bien souvent en de mauvaises natures, et en faits
reprochables, a accoutumé de les pallier avec certains propos riants et
raisons apparentes: et son compagnon Euripides, tout de même. Ne voyons
nous pas qu'il fait, que Phaedra accuse Theseus de son forfait
d'elle-même, disant que c'est à cause de ses méchancetés qu'elle est
devenue amoureuse d'Hippolytus: et si donne une semblable audace à
Helene en la Tragoedie des Troades contre la Roine Hecuba, disant que
c'était celle qui avait plutôt mérité d'être punie, pource qu'elle
avait enfanté Alexandre Paris son adultère? Le jeune homme doncques ne
doit point prendre coutume de trouver telles inventions galantes ni de
bon esprit, et de rire à telle subtilités et telles arguties de devis,
ains de haïr autant ou plus les paroles d'intempérance et de
dissolution, que les faits mêmes. Parquoi en tous propos il sera
toujours bon d'en rechercher la cause, ne plus ne moins que faisait
Caton quand il était encore jeune enfant, car il faisait tout ce que
son Paedagogue lui commandait, mais il lui demandait toujours la cause
et la raison de chaque commandement: mais aux Poètes il ne faut pas
croire tout, comme l'on ferait ou à des Paedagogues, ou à des
Legislateurs, si la matière sujette n'est fondée en raison, et elle
sera fondée en raison lors qu'elle sera bonne et honnête: mais si elle
est méchante, alors elle devra sembler folle et vaine. Or y a il des
gents qui demandent et recherchent âprement et curieusement que c'est
qu'a voulu dire Hesiode en ce vers,
Ne mets le pot au dessus de la tasse. Et Homere en ceux-ci,
Le chevalier de son char demonté,
Qui sur celui d'autre sera monté,
Combattre avec la forte javeline.
Et des autres choses qui sont bien de plus grande conséquence, ils en
reçoivent la créance légèrement, sans rien enquérir ni examiner, comme
sont ces propos ici,
Qui sent son père ou sa mère coulpable
De quelque tare, ou faute reprochable,
Cela de coeur bas et petit le rend,
Combien qu'il eût de sa nature grand. Et celui-ci,
celui qui a la fortune adversaire,
doit abbaisser son courage haulsaire.
Et autres telles sentences, lesquelles touchent aux moeurs, et
troublent la vie des hommes, leur imprimants de mauvaus jugements, et
des opinions lâches, qui n'ont rien de l'homme magnanime, si ce n'est
que nous nous accoutumions à leur contredire à chaque point, en cette
manière: pourquoi est-il besoin, que celui qui a fortune contraire
abbaisse son courage, et non plutôt qu'il s'éleve contre elle, et se
maintienne haut, et non sujet à être rabbaissé ni ravallé par les
accidents de la fortune? Et à quelle cause, pour être né d'un père fol
ou vicieux, faut-il que j'aie le coeur abattu, si je suis homme de bien
et sage? Est-il plus raisonnable, que l'ignorance et faute de mon père
me tienne bas et n'osant lever la tête, que ma propre valeur et vertu
me hausse le courage? Car celui qui resiste faisant de telles
oppositions à l'encontre, <p 18v> et ne donne pas le flanc, par
manière de dire, à tout propos, comme à tout vent, ains estime que
cette sentence de Heraclitus soit sagement dite,
Un homme mol s'étonne de tout ce qu'il oit dire.
celui-là, dis-je, reboutera et rejettera plusieurs propos des Poètes,
qui ne seront ni profitables ni véritables. Ces observations done
feront, que le jeune homme pourra ouïr et lire sans danger les Poètes.
Mais pour autant que ne plus ne moins qu'en la vigne le fruit bien
souvent est caché dessous les pampres et les branches, de sorte que
l'on ne le voit point, à cause qu'il est tout couvert: aussi en la
diction poétique, et parmi les fables et fictions des Poètes, il y a
beaucoup d'avertissements utiles et profitables, que le jeune homme ne
peut apercevoir de lui-même, et néanmoins il ne faut pas qu'il s'en
écarte, ains qu'il s'attache fermement aux matières qui peuvent servir
à le dresser à la vertu, et qui peuvent lui former ses moeurs. Il ne
sera pas mauvais de discourir un peu sur ce propos en peu de paroles,
touchant sommairement les choses en passant, laissant les longues
narrations, confirmations, et la multitude d'exemples à ceux qui
écrivent plus à l'ôtentation. premièrement doncques, le jeune homme
connaissant les bonnes moeurs, et bonnes natures des hommes, et les
mauvaises aussi, qu'il prenne bien garde aux paroles et aux faits que
le Poète leur attribue au plus près de ce qui leur est convenable,
comme Achilles dit à Agamemnon, encore qu'il le dise en colère,
Jamais à toi pareille récompense
Je n'ai, non pas quand des Grecs la puissance
Un jour aura la grande Troie prise.
Mais Thersites tensant le même Agamemnon dit,
Du cuivre à force il y a en ta tente,
Mainte captive en beauté excellente,
Dequoi les Grecs un présent te feront
Premier de tous, quand pris Troie ils auront. Et derechef Achilles,
Si Jupiter tant nos voeux favorise,
Que par nous soit Troie la grande prise. Et Thersites,
Que prisonnier j'amenerai lié,
moi, ou des Grecs quelqu'un autre allié.
Semblablement en la revue de l'armée que fait Agamemnon, passant au
long de toutes les bandes, il tance Diomedes, lequel ne lui répond rien,
Du Roi portant à la voix révérence.
Mais Sthenelus, dont il ne faisait point de compte, lui réplique,
Fils d'Atreus ne dis parole vaine,
vu que tu sais la vérité certaine:
Nous nous vantons de valoir beaucoup mieux,
Que n'ont jamais fait tous nos peres vieux.
La différence qu'il y a entre ces personnages bien remarquée instruira
et enseignera le jeune homme, que c'est chose honnête, que d'être
humble et modeste: et au contraire, l'advertira de fuïr l'orgueil et
l'outrecuidance, et le parler hautainement de soi, comme chose
mauvaise. Aussi sera-il expédient et utile d'observer en ce passage, ce
que fait Agamemnon, car il passe outre Sthenelus, sans s'arrêter à
parler à lui: mais il ne met pas ainsi à nonchaloir Ulysses qui s'était
senti picqué,
Ainsi parla et lui rendit réponse,
Quand il connut que choler lui fronce
La face, et l'autre après lui répliqua.
Car de répondre à tout le monde, c'est à faire à un poursuivant qui
fait la cour, et non pas à un Prince qui retient sa dignité: mais aussi
de mêpriser tout le monde <p 19r> c'est fait en homme superbe et
fol. Aussi fait très bien Diomedes, lequel étant repris et tancé par le
Roi, se tait, en la bataille: mais après la bataille, il parle
hardiment à lui,
Tu m'as des Grecs le premier assailli,
Me reprochant d'avoir le coeur failli.
Ce sera aussi bien fait d'entendre et observer la différence qu'il y a
entre un homme prudent, et un devin, qui ne veut qu'apparaitre et se
montrer: Car Calchas ne choisit point le temps opportun, et ne se
soucia point de charger publiquement devant tout le monde le Roi
Agamemnon, disant que c'était lui, et non autre, qui leur amenait la
pestilence. Mais Nestor, au contraire, voulant mettre en avant le
propos de reconciliation avec Achilles, de peur qu'il ne semblât qu'il
voulût devant tout le peuple accuser le Roi d'avoir failli, et de
s'être trop laissé transporter à sa colère, il l'admoneste,
Donne à disner aux Seigneurs de grand âge,
Venir t'en peut tout honneur sans dommage:
L'avis adonc de plusieurs tu prendras,
Et au meilleur sagement te tiendras.
Puis, après le souper, il envoye ses ambassadeurs. L'une de ces deux
diverses façons de faire est, dextrement r'habiller une faute: l'autre
est, injurieusement accuser et faire honte à un homme. davantage il
faut aussi noter la diversité qu'il y a entre les nations, qui est de
telle sorte. Les Troiens courrent sus à leurs ennemis avec grands cris
et fierté grande, et les Grecs avec un silence, craignants leurs
capitaines: car craindre ses capitaines et ses supérieurs lors que l'on
vient aux mains avec l'ennemi, est signe de vaillance, et ensemble de
bonne discipline militaire. D'où vient que Platon conseille
d'accoutumer les hommes à craindre plutôt les répréhensions et les
choses laides et vilaines, que non pas les travaux ni les dangers: et
Caton disait, qu'il aimait mieux ceux qui rougissaient, que ceux qui
pâlissaient. Et quant aux promesses, il y a aussi des marques propres
pour reconnaître les sages d'avec les folles: car Dolon promet.
Tout à travers du camp je passerai,
Tant qu'à la nef d'Agamemnon sera.
Au contraire, Diomedes ne promet rien de soi, mais il dit qu'il aura
moins de peur quand il sera envoyé avec un autre. C'est doncques chose
honnête et digne d'hommes Grecs, que la prevoyance: mais c'est chose
mauvaise et barbaresque, que la fiere temérité: pourtant faut-il imiter
l'une, et rejeter l'autre arrière. Il y aura bien aussi quelque
proffitable speculation, en observant ce qui advint aux Troiens et à
Hector lors qu'il s'apprêta pour combattre d'homme à homme contre Ajax.
Aeschylus étant un jour à regarder l'ébattement des jeux Isthmiques,
l'un des combattants à l'escrime des poings ayant reçu un grand coup de
poing sur le visage, l'assemblée s'en écria tout haut: et lui se prit à
dire, «Voyez ce que fait l'accoutumance et l'exercitation: ceux qui
regardent crient, et celui qui a reçu le coup ne dit mot:» Aussi le
Poète disant, que les Grecs se réjouirent grandement quand ils vîrent
venir Ajax sur les rangs bien armé à blanc, mais
Tous les Troiens tremblaient de froide peur,
Et Hector eut un battement de coeur,
Qui est-ce qui avec plaisir ne remarque cette différence? celui qui va
pour combattre n'a que le coeur qui lui saute, comme s'il allait pour
luicter seulement, ou pour gagner le prix d'une course: mais tout le
corps tremble et très saut à ses gens qui le regardent, pour la peur
qu'ils ont du danger de leur Roi, et pour la bonne affection <p
19v> qu'ils lui portent. Il faut aussi remarquer ici la différence
qu'il y a entre le plus vaillant et le plus lâche de tous les Grecs:
car quant à Thersites,
Il haïssait le preux Achilles fort,
Et voulait mal à Ulysses de mort.
Mais Ajax ayant toujours cherement aimé Achilles, porte encore témoignage de sa vaillance en parlant à Hector,
De ce combat d'homme à homme, la preuve
Te montrera quels champions on treuve
En l'ost Grec, outre Achilles parangon
De la prouesse, ayant coeur de lion.
Cela est une particulière louange d'Achilles: mais ce qui suit après
est dit à la louange de tous universellement, non sans utilité,
Nous sommes tels, que pour tête te faire
On nous verra plusieurs en avant traire.
Car il ne se fait ni seul ni plus vaillant que les autres pour le
combattre, ains dit qu'il y en a plusieurs autres suffisants pour lui
faire tête. Cela doncques suffira quant à la diversité des personnes,
si nous n'y voulons d'aventure ajouter encore cela davantage, qu'il y
eût en cette guerre plusieurs Troiens qui furent pris prisonniers vifs,
et des Grecs pas un: et que plusieurs d'iceux se sont abbaissés jusques
à se jeter aux pieds de leurs ennemis, comme Adrastus, les enfants
d'Antimachus, Lycaon, Hector lui-même, qui pria Achilles pour sa
sepulture: mais des autres nul, comme étant chose barbare de s'humilier
en bataille devant son ennemi, et le supplier: et au contraire valeur
Grecque, de vaincre en combattant, ou bien, mourir vertueusement. Or
tout ainsi comme és pâturages l'abeille cherche pour sa nourriture la
fleur, la chèvre laffeuille verte, le pourceau la racine, et les autres
bêtes la semence et le fruit: aussi en la lecture des poèmes l'un en
cueille la fleur de l'histoire, l'autre s'attache à la beauté de la
diction, et à l'élégance et douceur du langage, ainsi comme
Aristophanes parle d'Euripide,
Car la rondeur de son parler me plaît.
Les autres se prennent à ce qui peut servir à former ls meurs, ausquels
ce présent traité s'adresse. Ramenons leur doncques en mémoire, que
celui qui aime les fables remarque bien ce qu'il y a de subtilement et
ingenieusement inventé: et semblablement, que celui qui est studieux
d'éloquence y note diligemment ce qu'il y a d'écrit purement et
artificiellement: et par ainsi qu'il n'est pas raisonnable, que celui
qui aime l'honneur et la vertu, et qui ne prend pas les poètes en main
par manière de jeu et d'ébattement pour passer son temps, mais pour en
tirer utile instruction, écoute négligemment et sans fruit les
sentences que l'on y treuve, à la recommandation de la prouesse, de la
tempérance, et de la justice: comme sont celles ci,
Diomedes d'où vient cette faiblesse,
Que nous mettons en oubli la prouesse?
Approche toi de moi pour faire tête.
En cet endroit reproche déshonnête
Ce nous serait, si en notre présence
Hector prenait nos vaisseaux sans défense.
Car de voir le plus sage, et le plus prudent Capitaine des Grecs au
danger de mourir, et d'être perdu avec toute l'armée, redouter et
craindre non la mort, mais la honte et le reproche, cela sans point de
doute devra rendre le jeune homme grandement affectionné à la vertu. Et
cette-ci,
Minerve avait plaisir tout évident <p 20r>
D'un homme juste et ensemble prudent.
Le Poète fait une telle conclusion, que la Déesse Pallas ne prend
plaisir à un homme ni pour être beau de corps, ni pour être riche, ni
pour être fort et robuste, mais seulement pour être sage et juste: et
en un autre passage quand elle dit, qu'elle ne le délaisse ni ne
l'abandonne point, pource qu'il était
Sage, rassis, prudent et avisé,
le Poète nous donne clairement à entendre, que cela signifie, qu'il n'y
a en nous que la vertu seule qui soit divine, et aimée des Dieux, s'il
est ainsi que naturellement chaque chose se réjouit de son semblable.
Et pource qu'il semble que ce soit une grande perfection à un homme,
comme à la vérité elle l'est, pouvoir maîtriser sa colère, c'est encore
une plus grande vertu de prevenir et pourvoir à ce que l'on ne tombe
point en colère, et que l'on ne s'en laisse point surprendre. Il faut
aussi advertir les lisants de cela bien soigneusement, et non point en
passant, comme Achilles qui de sa nature n'était point endurant ne
patient, commande à Priam qu'il se taise, et qu'il ne l'irrite point,
en cette manière,
Garde vieillard d'irriter ma colère,
Car de moi-même assez je délibére
De te livrer ton fils: et puis après,
J'en ai du ciel commandement expres.
Mais garde toi que je ne te dechasse
Hors de ma tente, et que je ne trêpasse
Ce que mandé m'a Jupiter bruyant,
quoi que venu tu sois en suppliant.
Et puis après avoir lavé et enseveli le corps d'Hector, lui-même le met
dedans le chariot, devant que le père le vît ainsi déchiré qu'il était,
De peur qu'étant le père vieil atteinct
D'âpre douleur, son courroux il ne tint,
Voyant le corps de son fils dechiré,
Et que cela n'est encore empiré
Le coeur selon d'Achilles, tellement
Que sans avoir egard au mandement
De Jupiter, de sa tranchante épée
Soudain la tête il ne lui eût coupée.
Car se connaître sujet à soi courroucer, et de nature âpre et
courageux, mais en eviter les occasions et s'en garder, en prevenant de
loin avec la raison, de sorte que non pas même malgré soi il ne tombât
en celle passion, cela est acte de merveilleuse providence. Ainsi
faut-il, que celui qui se sent aimer le vin, face à l'encontre de
l'ivrongnerie, et semblablement à l'encontre de l'amour celui qui se
sent de nature amoureuse, comme Agesilaus ne voulut pas se laisser
baiser par un beau jeune fils, qui s'approcha de lui pour cet effet: et
Cyrus n'osa pas seulement voir Panthea: là où, au contraire, les fols
et malappris vont euxmêmes amassant la matière pour enflammer leurs
passions, et se precipitent volontairement eux-mêmes dedans les vices
dont ils se sentent tarés, et ausquels ils sont le plus enclins. Au
contraire Ulysses non seulement arrête et retient sa colère, mais qui
plus est, sentant par les paroles de Telemachus qu'il était un peu
âpre, et qu'il haïssait les méchants, il l'adoucit, et le prepare de
longue main, lui commandant de ne remuer rien, ains avoir patience,
Si de mêpris ils me font demontrance
En ma maison, passe tout en souffrance
Patiemment, quelque tort qu'on me face <p 20v>
Devant tes yeux, voire si en la place
Ils me traînaient par les pieds attaché,
Ou s'ils avaient sur moi leur arc lasché,
Endure tout, le voyant, sans mot dire.
Car tout ainsi, que l'on ne bride pas les chevaux cependant qu'ils
courent, mais devant qu'ils aient commencé leur course, aussi méne-l'on
au combat ceux qui sont courageux et malaisés à tenir, après les avoir
preparés et domptés premièrement avec la raison. Il ne faut pas non
plus passer négligemment par-dessus les dictions, non que je vueille
que l'on se joue, comme fait Cleanthes, car il se moque bien souvent,
en faisant semblant d'interpreter ces vers,
Jupiter père au mont Ida regnant,
Et, [...].
Car il veut que l'on lise ces deux mots d'un tenant, comme si ce n'en
était qu'un seul qui signifiât les exhalations qui se lévent de la
terre. Chrysippus aussi en beaucoup d'endroits est froid et maigre, non
pource qu'il se joue, mais pource qu'il veut subtilizer impertinemment
en forçant la signifiance des mots: comme quand il veut, que [...]
signifie aigu en dispute, et transcendant en force d'éloquence. Il sera
donc meilleur laisser ces petites arguties-là aux grammairiens, et
considérer de près d'autres observations, où il y a plus de
vérisimilitude, et plus d'utilité,
Mon vouloir même y était tout contraire,
Car j'ai appris à bien vivre et bien faire. Et cette-ci,
Car il savait être à chacun affable.
Car en déclarant que la prouesse était chose que l'on peut apprendre,
et montrant qu'il estime, que l'être affable aux hommes, et parler
gracieusement à tout le monde, se fait par science, et avec discours de
raison, il enhorte les hommes en ce faisant à n'être point nonchallants
d'eux-mêmes, ains à travailler pour apprendre les choses honnêtes, et
hanter ceux qui les enseignent, comme étant la couardise, la sottise et
l'incivilité faute de savoir, et vraie ignorance. A cela s'accorde et
convient fort proprement ce qu'il dit de Jupiter et de Neptune,
Ils sont tous deux de même sang issus,
Et d'un pays tous deux: mais le dessus
Jupiter a, pour être né devant,
Et qu'il est plus que son frère savant.
Car en ce disant il montre, que le savoir et la prudence sont qualités
plus divines et plus royales: en quoi il met la plus grande excellence
de Jupiter, comme estimant que toutes les autres bonnes parties suivent
celle-là: aussi faut-il accoutumer le jeune homme à écouter d'une
oreille non endormie ces autres sentences ici,
Jamais pour rien ne dira menterie,
Car il a trop la sagesse cherie.
Et, Antilochus qui as toujours été
Par ci-devant si sage réputé,
Qu'as-tu commis, puis que si peu tu vaux?
Tu m'as fait honte, et gâté mes chevaux.
Et, Glaucus comment as tu une parole
dite (étant tel) si superbe et si folle?
Certainement j'eusse dit, qu'en bon sens
Tu emportais le prix entre cinq cens.
comme voulant inferer, que les sages ne mentent jamais en leurs propos,
et ne se montrent jamais lâches quand ce vient à un bon affaire, ni ne
reprennent autrui sans raison. Et quand il dit aussi que Pandarus par
sa follie se laissa induire à rompre <p 21r> les trêves, il
montre assez qu'il estime, que l'homme sage ne commet jamais injustice.
Autant leur en peut on semblablement enseigner touchant la continence,
en s'arrêtant à considérer ces passages-ci,
Antea femme à Proetus amoureuse
De lui, était ardemment désireuse
D'être par lui en secret ambrassée,
Mais point ne peut induire ta pensée
Bellerophon, car sage tu étais,
Et rien que bon en ton coeur ne mettois.
Et, auparavant Clytaemnestra pudique
Faisait toujours refus d'acte impudique,
Car sagement alors se conduisait,
Et de bon sens en sa vie elle usait.
En ces passages nous voyons que le Poète attribue la cause de
continence et de pudicité à la sagesse. Et és enhortemens que font les
Capitaines à leurs soudars au fort de la bataille,
Où est la honte, Ô lâches Lyciens,
Où fuyez vous si vites comme chiens?
Et, Mettez chacun la honte et la justice
Devant vos yeux vengeresse de vice,
Car autrement certes un grand reproche
Et vitupere encontre vous s'approche.
Il semble qu'il fait les temperants et continens preux et vaillans,
pource qu'ils ont honte des choses laides, et pour autant qu'ils
peuvent surmonter les voluptés et soutenir les dangers: ce qui émeut
aussi Timotheus à dire sagement en preschant les Grecs de bien faire,
en son poème qui est intitulé, les Perses,
Honte par vous soit crainte et révérée,
Force de coeur par elle est acérée.
Aeschylus aussi met en ligne de sagesse, le non appeter d'être vu, ni
passionné de convoitise de gloire, et se soublever par les louanges
d'une commune, écrivant de Amphiaraus en cette sorte,
Il ne veut point sembler juste, mais l'être,
Aimant vertu en pensée profonde,
Dont nous voyons ordinairement naître
Sages conseils, où tout honneur abonde.
car se contenter de soi-même, et de sa façon de vivre quand elle est
très bonne, c'est fait en homme sage, et de bon entendement. Comme
ainsi soit doncques qu'ils réduisent toutes choses bonnes et honnêtes à
la sagesse, cela demontre que toute espèce de vertu s'acquiert par
discipline et apprentissage. Or l'abeille trouve naturellement és plus
aigres fleurs, et parmi les plus âpres espines, le plus parfait miel,
et le plus utile: aussi les enfants, s'ils sont bien nourris en la
lecture des Poètes, en tireront toujours quelque bonne et profitable
doctrine, mêmes des passages où il y a de plus mauvaises et plus
importunes suspicions: comme en premier lieu, pour exemple, il semble
que le Roi Agamemnon se rende fort suspect de concussion et d'avarice,
d'avoir exempté d'aller à la guerre ce riche homme qui lui donna la
jument Aetha,
De peur d'aller à Troie la venteuse,
Mais demeurer loin de guerre douteuse,
Chez soi en paix et toute volupté,
Car il avait de tous biens à planté.
mais toutefois il fit bien et sagement, comme dit Aristote, ayant
préféré une bonne <p 21v> jument à un tel homme: car il ne vaut
pas un chien, non pas certainement un âne, l'homme qui est ainsi lâche
de coeur, et ainsi efféminé par délices et par abondance de richesses.
Au cas pareil, il semble que Thetis fait très déshonnêtement d'inciter
son fils Achilles aux voluptés, et lui ramentevoir les plaisirs de ses
amours: mais encore là peut on en passant considère la continence
d'Achilles, que combien qu'il fut amoureux de Briseïde, étant retournée
devers lui, et sachant que la fin de sa vie était prochaine, néanmoins
il ne se haste point, ni ne convoite point de jouir ce pendant tant
qu'il pourra de ses plaisirs, ni ne porte point le dueil de la mort de
son ami en oisiveté, comme fait le commun des hommes, en omettant les
choses que requérait son devoir, ains s'abstient de volupté pour le
regret et la douleur qu'il en sentait, et néanmoins ce pendant ne
laisse pas de mettre la main à l'oeuvre, et d'aller à la guerre.
Semblablement Archilochus n'est pas estimé de ce, qu'étant triste et
déplaisant pour la mort du mari de sa soeur, lequel avait été noyé en
la mer, il veut combattre et vaincre sa douleur par boire et faire
bonne chère: mais néanmoins il allégue une cause là où il y a quelque
apparence de raison, car il dit,
Pour lamenter, son mal ne guerirai,
ni pour jouer ne l'empireray.
Car si celui-là à bon droit disait, qu'il n'empirerait rien pour jouer,
faire banquets, et se donner du plaisir, comment gâterions nous quelque
chose en nos affaires, pour philosopher, ou pour vaquer au gouvernement
de la chose publique, ou pour aller au palais, ou pour hanter
l'Academie, ou pour nous mêler du labourage? Au moyen dequoi, les
corrections soudaines d'aucunes sentences poétiques qui se font en
changeant quelques mots, ne sont pas mauvaises, desquelles ont usé
Cleanthes et Antisthenes. Car l'un comme les Atheniens un jour se
fussent fort scandalisés et mutinés en plein Theatre à raison de ce
vers,
Qu'y a il laid sinon ce qui le semble?
les appaisa sur le champ en leur jetant à l'encontre cet autre vers,
Le laid est laid, quoi qu'il le semble ou non.
Et Cleanthes réforma ce vers parlant de la richesse,
A ses amis donner, et puis dépenser
Pour la santé au corps malade rendre. En le récrivant ainsi,
A des putains donner, et puis dépenser
Pour un malade encore empiré rendre.
Et Zenon aussi corrigeant ces vers de Sophocles,
Chez un tyran qui entre, il y devient
Serf, quoi que libre il soit quand il y vient: les récrivit ainsi,
Qui entre chez un tyran ne devient
Son serf, s'il est libre quand il y vient.
par l'homme libre il entend celui qui n'est point timide, ains
magnanime, et qui n'a point le coeur-aisé à ravaler. Qui empêchera
donc, que nous ne puissions aussi retirer les jeunes gens du pis au
mieux, en usant de semblables emendations?
Ce qui est plus à l'homme souhaitable,
Est quand le trait de son soin délectable
Chet à l'endroit où plus il le demande. Mais plutôt,
Ce qui est plus à l'homme souhaitable,
Est quand le trait de son soin profitable
Chet à l'endroit duquel plus il amende.
Car appeter ce qui ne se doit pas vouloir, et l'obtenir et avoir, est chose misérable, et non pas souhaitable. Et,
Pas engendré ne t'a le père tien
<p 22r> Pour en ce monde avoir, sans mal, tout bien:
Il faut sentir aucunefois liesse,
Et quelquefois aussi de la tristesse.
Mais bien, dirons nous, faut-il sentir liesse, et avoir contentement,
quand on peut avoir moyennement ce qui est nécessaire, pource que
Pas engendré ne t'a le père tien
Pour en ce monde avoir, sans mal, tout bien. Et cet autre,
Lás, c'est un mal envoyé des hauts Dieux,
Quand l'homme sait et voit devant ses yeux
Le bien, et fait néanmoins le contraire.
Mais bien est ce une faute brutale, desraisonnable, et misérable avec,
que savoir et connaître ce qui est le meilleur, et néanmoins se laisser
aller au pire par lâcheté de coeur, par paresse, ou par incontinence.
Les moeurs, non pas le parler, persuadent.
Mais bien sont-ce les moeurs et la parole ensemble qui persuadent, ou
les moeurs par le moyen du parler, comme le cheval se manie avec la
bride, et le pilote régit sa navire avec le timon: car la vertu n'a
point de si gracieux ne si familier instrument, que la parole.
L'Affection tienne à aimer est-elle
Encline au mâle, ou plus à la femelle? réponse,
Où beauté est, ambidextre je suis.
Il valait mieux dire, Où continence est, l'homme est ambidextre
véritablement, et n'encline ni en une part ni en l'autre: et au
contraire, celui qui par la volupté et beauté est tiré tantôt ci tantôt
là, est gaucher, inconstant et incontinent.
connaître Dieu l'homme prudent espeure. Mais plutôt,
connaître Dieu l'homme prudent assure.
Et au contraire il n'espeure sinon les fols, les ingrats, et qui n'ont
point de jugement, pour autant qu'ils ont suspecte et qu'ils craignent
la cause et le principe de tout bien, comme s'il nuisait et s'il
faisait mal. Voila la manière comment l'on peut user de correction. Il
y a une autre sorte d'amplification, quand on étend la sentence plus
que les paroles ne portent: comme nous a bien enseigné Chrysippus qu'il
faut transporter et appliquer une sentence qui sera utile, à autres
espèces semblables, comme,
Jamais un boeuf même ne se perdrait,
Quand le voisin homme de bien voudrait.
Autant en faut-il entendre d'un chien, d'un âne, et de tous autres
animaux, qui se peuvent perdre, et perir. Semblablement là où Euripide
dit,
Qui est le serf qui n'a crainte de mort?
il faut penser qu'il en a autant voulu dire et du travail et de la
maladie. Car tout ainsi comme les médecins trouvants une drogue
convenable et propre à quelque certaine maladie, et par là connaissants
sa force et vertu naturelle, la transfèrent puis après, et en usent à
toute autre maladie qui a quelque chose de conforme et semblable à
celle-là: aussi une sentence qui peut être commune, et dont l'utilité
se peut appliquer à plusieurs diverses matières, il ne la faut pas
laisser attacher et approprier à un tout seul sujet, ains la remuer et
accommoder à toutes les choses qui seront semblables, en accoutumant
les jeunes gens à pouvoir soudainement connaître celle communication,
et à transferer promptement ce qu'il y a de propre, les exercitants et
duisants par plusieurs exemples à être prompts à le remarquer, afin que
quand ils viendront à lire en Menander ce verset,
Heureux qui a biens et entendement,
ils estiment, que cela est autant dit de l'honneur, de l'authorité, et
de l'éloquence. <p 22v> Et la répréhension que fait Ulysses à
Achilles lors qu'il était oisif entre des filles en l'Île de Scyros,
toi qui es fils du plus vaillant guerrier
Qui ceignit onc épée ne baudrier
En toute Grèce, à filer la filace
Esteindras tu la gloire de ta race?
Cela même se peut dire à un homme dissolu en voluptés, à un avaricieux,
et à un nonchaland et paresseux, et à un ignorant. Tu ivrongnes étant
fils du plus homme de bien de la Grèce: ou, tu joues au dés, ou aux
cailles: ou, tu exerces un métier vil, tu prêtes à usure, n'ayant point
le coeur assis en bon lieu, ni digne de la noblesse dont tu es issu.
Ne va disant, Pluto dieu de chevance,
Je ne saurais adorer la puissance
D'un dieu que peut le plus méchant du monde
Facilement acquérir.
Autant doncques en peut on dire de la gloire, de la beauté corporelle,
d'un manteau de capitaine général, et d'une mytre de prêtre que nous
voyons des plus méchants hommes du monde aucunefois obtenir.
Les enfants sont fort laids de couardise:
aussi sont ils certes d'intempérance, de superstition, d'envie, et de
tous les autres vices et maladies de l'âme. Et ayant Homere très bien
dit,
lâche Paris de visage très beau: Et semblablement,
Hector ayant le visage très beau:
il donne secrètement à entendre, que c'est chose qui tourne à blâme, et
à déshonneur à celui qui n'a rien de meilleur que la beauté de la face:
il faut appliquer cette répréhension à choses pareilles pour retrancher
un peu les éles à ceux qui s'élevent et se glorifient pour choses de
nulle valeur, enseignant aux jeunes hommes, que ce sont reproches que
telles louanges, comme quand on dit excellent en richesse, excellent à
tenir bonne table ou en serviteurs, ou en montures, et encores y
pouvons nous bien ajouter, pour parler continuellement: car il faut
chercher l'excellence et la préférence par-dessus les autres és choses
honnêtes, et à être le premier et le plus grand és choses grandes: car
la réputation provenant des choses basses et petites n'est point
honorable, ni ne sent point son homme de bon coeur. cet exemple dernier
que nous avons allégué, me fait souvenir de considérer de plus près les
blâmes et les louanges qui sont principalement és poèmes d'Homere, car
ils nous donnent une bien expresse instruction de n'estimer pas
beaucoup les choses corporelles, ni celles qui dependent de la fortune:
car premièrement és titres qu'ils se donnent en s'entresaluant, ou en
s'entre appellant, ils ne se nomment point ni beaux, ni riches, ni
robustes, ains usent de telles louanges,
Esprit divin, sage et ingenieux
Ulysses fils de Laërtes le vieux.
Et, Fils de Priam Hector qui en sagesse
De Jupiter égales la hautesse.
Et, Achilles fils de Peleus, lumière
De tous les Grecs, et la gloire première.
Et, O patroclus que tant le mien coeur aime!
Et à l'opposite, quand ils veulent aussi injurier quelqu'un, ils ne
s'attachent point aux marques exterieures du corps, ni aux choses
casuelles de la fortune, ains touchent les fautes et vices de l'âme,
qu'ils blâment:
Homme éhonté, comme un chien sans vergongne,
<p 23r> Qui as le cueur d'un cerf, couard, ivrongne.
Et, Injurieux Ajax, qui es le pire
Des détracteurs, et ne vaux qu'à médire.
Et, présomptueux Idomeneus cesse
D'être arrogant, et haut parler sans cesse.
Et, Ajax hautain et superbe en paroles,
Qui en dis tant de vaines et de folles.
Bref, Ulysses voulant injurier Thersites, ne l'appelle point boiteux,
ni bossu, ni chauve, ni tête pointue, ains lui reproche, qu'il est
babillard, indiscret: et au contraire, la mère de Vulcain en le
caressant lui dit,
Viença mon fils, vien mon pauvre boiteux.
Ainsi appert-il, que Homere se moque de ceux qui ont honte d'être
boiteux ou aveugles, et qu'il estimait n'être point répréhensible ce
qui n'est point déshonnête, ni déshonnête ce qui ne vient point de
nous, ni par nous, mais qui procède de la fortune. Parquoi ces deux
grandes utilités demeurent à ceux qui sont exercités à ouïr, et à lire
les poètes: l'une c'est, qu'ils en deviennent plus modestes, apprenants
à ne reprocher odieusement ni follement à personne sa fortune: l'autre
est, qu'ils en sont plus magnanimes, apprenants à ne fléchir point à la
fortune, et à ne se troubler point pour quelque meschef qui leur
advienne, ains à porter doucement et patiemment les moqueries, traits
de piqueure et risées que l'on leur en pourrait bailler, ayants
toujours en mémoire prompte à la main ces vers de Philemon,
Rien n'est plus doux que se souffrir moquer
Patiemment, et ne point s'en piquer.
toutefois s'il y a aucun de tels moqueurs qui mérite que l'on le
repique, il se faut attacher à ses vices et à ses fautes, ne plus ne
moins que Adrastus Tragique répliqua à Alcmaeon, qui lui reprochait,
Alcm. Frère germain tu es d'une méchante,
Qui son mari tua de main sanglante.
Adrast. Mais toi tu as, parricide inhumain,
Ta mère propre occise de ta main.
Car ainsi comme ceux qui fouettent les habillements, ne touchent point
aux corps: aussi ceux qui reprochent quelque infortune ou quelque tache
ou défaut de la race à leur ennemi, adressent leur coup vainement et
follement aux choses exterieures, et cependant ne touchent point à
l'âme, et aux choses qui véritablement méritent d'être reprises,
corrigées, et blâmées. Ausurplus ainsi comme ci dessus nous avons donné
un enseignement, de mettre à l'encontre des mauvais propos et
dangereuses paroles qui se rencontrent aucunefois és livres des poètes,
les graves et bonnes sentences des grands et renommés personnages, tant
en savoir, comme en gouvernement, pour divertir et empêcher que l'on
n'ajoute soi à tels dits poétiques: aussi les propos que nous
trouverons en eux bons, et honnêtes, et utiles, ils les faudra encore
confirmer et fortifier par témoignages, et par demontrations tirées de
la philosophie, en attribuant l'invention première de tels propos aux
philosophes. Car c'est chose juste et profitable, que la foi soit ainsi
fortifiée et authorisée, quand aux poésies qui se récitent sur
l'eschafaud en un théâtre, ou qui se chantent sur la lyre, et que l'on
fait apprendre aux enfants en une école, les Devises de Pythagoras
s'accordent, et les enseignements de Platon, ou les Preceptes de
Chilon, et que les Règles de Bias tendent à une même sentence, que ce
que l'on fait lire aux jeunes enfants: au moyen dequoi, il ne faut pas
leur dire en passant seulement, mais leur déclarer par le menu bien
diligemment, qu'en ces passages,
Tu n'as mon fils été né sur la terre
<p 23v> Pour manier armes et faire guerre:
Mais va plutôt, tant que seras vivant,
Le fait d'amour et des noces suivant,
Et, Jupiter même a en haine celui,
Lequel s'attache à un plus fort que lui:
cela n'est point différent de ce precepte, Connais toi-même, ains tend
à une même sentence: ne plus ne moins que ces sentences ici,
Fols sont ceux-là qui n'entendent au bout,
Combien plus est la moytié que le tout:
Mauvais conseil ne nuyt tant à personne,
Qu'il fait toujours à celui qui le donne:
tendent à même intelligence que font les discours de Platon en ses
livres de Gorgias, et de la chose publique, c'est à savoir, qu'il est
plus dangereux faire injustice que non pas la souffrir: et plus
dommageable mal faire, que mal recevoir. Semblablement aussi faudra-il
ajouter à ce dire d'Aeschylus,
Aies bon coeur, peine demesuree
Extremement, n'est de longue durée:
que c'est cela même qui tant est répété és livres d'Epicurus, et tant
loué par ses sectateurs, que les grands travaux expédient et dépêchent
promptement l'homme, et que les longs ne sont pas grands. De laquelle
sentence Aeschylus a bien évidemment exprimé une partie, et l'autre lui
est si adjacente, qu'elle est aisée à entendre: car si le grand et
véhément travail ne dure pas, adonc celui qui dure n'est pas grand, ne
difficile à supporter.
Vois-tu comment le haut tonnant précéde
Tous autres Dieux, et qu'à nul il ne cède,
Pource qu'en lui n'y a de menterie,
ni d'orgueil point, ni point de moquerie
Et de sot ris, et que seul point n'essaye
Jamais que c'est que de volupté gaie?
Ces vers de Thespis ne disent-ils pas une même chose que fait ce propos
de Platon, La divinité est située loin de douleur et de volupté?
De la vertu seule procède gloire
vraie, et qui point ne sera transitoire:
Mais la richesse avec ceux même hante
Qui sont de moeurs et de vie méchante.
Ces carmes de Bacchilides, et ces autres ci semblables d'Euripides,
On doit avoir sur tout en révérence,
A mon avis, la sage tempérance,
Qui n'est jamais qu'avec les gens de bien. Et ceux-ci,
Efforcez vous d'avoir vertu la belle,
Pource que si vous acquérez sans elle
Des biens mondains, vous semblerez heureux,
Mais ce pendant vous serez malheureux.
ne contiennent-ils pas la preuve et la demontration de ce que disent
les Philosophes touchant la richesse et les biens exterieurs, qu'ils
sont inutiles, et ne portent aucun profit sans la vertu à ceux qui les
possedent? Car le conjoindre ainsi et accommoder les passages des
Poètes aux preceptes et arrêts des Philosophes, tire la poésie hors des
fables, et lui ôte le masque, et donne efficace de persuader et profit
à bon escient aux sentences utilement dites, et davantage ouvre
l'esprit d'un jeune garçon, et l'encline aux discours et raisons de la
Philosophie, en prenant déjà quelque <p 24r> goût, et en ayant
ouï jà parler, non point y venant sans jugement, encore tout rempli de
folles opinions qu'il aura toute sa vie ouïes de sa mère, ou de sa
nourrice, et quelquefois aussi de son père, voire de son paedagogue:
ausquels il aura ouï réputer très heureux, et, par manière de dire,
adorer les riches hommes, et redouter effroiablement la mort avec
horreur, ou le travail: et au contraire, estimer la vertu chose non
désirable, et n'en faire compte, non plus que de rien, sans avoir des
biens de ce monde, et sans authorité. Car quand les jeunes gens
viennent de prime face à entendre les decisions et raisons des
Philosophes toutes contraires à ces opinions-là, ils en demeurent tous
étonnés, troublés et effarouchés, ne les pouvants recevoir ni endurer:
non plus que ceux qui ont longuement demeuré en tenebres ne peuvent
soudainement supporter ni endurer la lumière des rayons du Soleil,
s'ils ne sont premièrement accoutumés petit à petit à quelque clarté
bâtarde, dont la lueur soit moins vive, tant qu'ils la puissent
regarder sans douleur: ainsi les faut-il peu à peu accoutumer du
commencement à une vérité, qui soit un peu mêlée de fables. Car quand
ils auront ouï premièrement, ou lu és livres des poètes ces sentences,
pleurer convient celui qui sort du ventre,
Pour tant de maux auquel naissant il entre,
Et convoyer au sepulchre le mort,
Qui des travaux de cette vie sort,
En faisant tous signes d'aise et de joie,
Et benissant de son départ la voie.
Et, Pain pour manger et eau pour boire, en somme,
Sont seulement nécessaires à l'homme.
Et, O tyrannie aimée des barbares!
Et, Le bien supréme, et le comble de l'heur
Des humains est sentir moins de douleur.
ils se troubleront et se fâcheront moins quand ils entendront dire chez
les Philosophes, Que nous ne nous devons point soucier de la mort, Que
nature a mis une borne aux richesses, Que la béatitude et le souverain
bien de l'homme ne gît point en quantité grande d'argent, ni en
maniement de grands affaires, ni en magistrats et en credit et
authorité: ains en ne sentir point de douleur, en avoir les passions
adoucies, et en une disposition de l'âme suivant en toutes choses ce
qui est selon nature. Pour cette raison, et pour toutes celles que nous
avons par avant alléguées et déduittes, le jeune homme a besoin d'être
bien guidé en la lecture des poètes, afin que la poésie ne l'envoye
point mal edifié mais plutôt preparé et rendu ami et familier à l'étude
de philosophie.
III. Comment il faut ouïr. Ce sont preceptes que doivent observer ceux
qui vont ouïr les leçons, harangues, et disputes publiques, pour savoir
comment ils s'y doivent comporter. <p 24v> JE t'envoye, ami
Nicander, un petit traité que j'ai recueilli et composé, Comment il
faut ouïr: afin que tu saches écouter celui qui te suadera et
remontrera par bonne raison, maintenant que tu es hors de la sujétion
des maîtres qui te soûlaient commander, étant, par manière de dire,
sorti hors de page, et ayant pris la robe virile: car cette licence
effrenée de n'être sujet à personne, que les jeunes gens, à faute de
bien entendre, appellent et estiment faussement liberté, les soumet à
de plus rudes et de plus âpres maîtres, que n'étaient les precepteurs
et les paedagogues qu'ils soûlaient avoir en leur enfance, c'est à
savoir leurs cupidités et appétits désordonnés, qui sont lors comme
déliés et déchainés. Et tout ainsi comme Herodote dit, que les femmes
en dépouillant leur chemise dépouillent aussi la honte: aussi y a-il
des jeunes gens qui en laissant la robe peurile, laissent quant et
quant la crainte et la honte: et dévêtant l'habit qui les tenait en
bonne et honnête contenance, ils se remplissent incontinent de toute
dissolution. Mais toi qui as souvent entendu que c'est une même chose,
suivre Dieu et obéir à la raison, dois estimer que le sortir hors
d'enfance, et entrer au rang des hommes, n'est point une délivrance de
sujétion, ains seulement une mutation de commandant: pource que la vie,
au lieu d'un maître mercenaire loué ou bien acheté à prix d'argent, qui
nous soûlait gouverner en notre enfance, prend alors une guide divine,
qui est la raison, à laquelle ceux qui obéissent, doivent être réputés
seuls francs et libres: car ceux-là seuls ayants appris à vouloir ce
qu'il faut, vivent comme ils veulent, là où és actions et affections
désordonnées, et non régies par la raison, la franchise de la volonté y
est petite, faible, et débile, mêlée de beaucoup de repentance. Mais
ainsi comme entre les nouveaux bourgeois, qui sont enrollés de nouveau
pour jouir des droits et privileges de bourgeosie de quelque cité, ceux
qui y sont étrangers, ou qui y viennent de loin habiter, blâment,
reprennent, et trouvent mauvais la plupart de ce qui s'y fait: là où
ceux qui y étaient habitants avant qu'en être faits bourgeois, ayants
été nourris, et étant tous accoutumés aux lois et coutumes du pais, ne
reçoivent point mal en gré les charges qui leur sont imposées, ains les
prennent en patience: aussi faut-il que le jeune homme long temps
durant soit à demi nourri en la philosophie, et accoutumé dés le
commencement à mêler tout ce qu'il apprend, et tout ce qu'il oit avec
propos de la philosophie, pour venir puis après déjà tout apprivoisé,
et tout dompté, à l'étude d'icelle à bon escient, laquelle seule peut
accoutrer et revêtir les jeunes gens d'un véritablement digne, viril et
parfait ornement et vêtement de la raison. Aussi crois-je que tu seras
bien aise d'entendre ce que Theophraste écrit touchant l'ouïe, que
c'est celui de tous les cinq sens de nature qui donne plus et de plus
grandes passions à l'âme, car il n'y a rien qui se voit, ne qui se
goûte, ne qui se touche, qui cause de si grands ravissements hors de
soi, si grands troubles, ne si grandes frayeurs, comme il en entre en
l'âme par le moyen d'aucuns bruits, sons, et voix qui viennent à ferir
l'ouïe: mais si elle est bien exposée et bien propre aux passions,
encore l'est-elle plus à la raison: car il y a plusieurs endroits et
parties du corps, qui donnent aux vices entrée pour se couler au dedans
de l'âme, mais la vertu n'a qu'une seule prise sur les jeunes gens, qui
est, les aureilles, pourvu qu'elles soient dés le commencement
contregardées pures et nettes de toute flatterie, non amollies ni
abruvées d'aucuns mauvais propos: et pourrant à bonne cause voulait
Xenocrates que l'on mit aux enfants des aureillettes de fer pour leur
couvrir et défendre les aureilles, plutôt qu'aux combattants à
l'escrime des poings, pource que ceux-ci ne <p 25r> sont en
danger que d'avoir les aureilles rompues et déchirées de coups
seulement, et ceux là les moeurs gâtées et corrompues: non qu'il les
voulût du tout priver de l'ouïe, ou les rendre totalement sourds, mais
bien admonester de ne recevoir les mauvais propos, et s'en donner bien
de garde, jusques à ce que d'autres bons y étant nourris de longue main
par la philosophie, eussent saisi la place des moeurs, la plus mobile,
et la plus aisée à mener, y étant logés par la raison comme gardes,
pour la préserver et défendre. Aussi l'ancien Bias envoya la langue au
Roi Amasis, qui lui avait mandé qu'il lui envoyât la pire et la
meilleure partie de la chair d'une hostie, voulant dire que le parler
était cause des très grands biens et de très grands maux: et
ordinairement ceux qui baisent les bien petits enfants, touchent à
leurs aureilles, et leur disent qu'ils en fassent autant, comme les
admonestants couvertement en jeu, qu'il faut aimer ceux qui leur
profitent par les aureilles: car il est tout certain que qui voudrait
totalement priver un jeune homme d'ouïr, sans lui faire goûter
aucunement la raison, non seulement il ne produirait de soi-même ne
fruit ne fleur quelconque de vertu, mais au contraire il se tournerait
au vice, mettant hors de son âme, ne plus ne moins que d'une terre non
labourée et délaissée en friche, plusieurs rejetons et germes sauvages:
car l'inclination aux voluptés, et la fuite du labeur, ne sont point en
nous étrangères, ne n'y ont point été introduittes par mauvaises
persuasions ains y sont naturelles et nées avec nous, qui sont les
sources de vices et de maux infinis: et qui les laisserait aller à
bride avallée, là où le naturel les inciterait, sans rien en retrancher
par sages remontrances, et les détourner pour règler le défaut de
nature, il n'y aurait bête farouche ne sauvage qui ne fut plus douce
que l'homme. Parquoi puis qu'ainsi est, que l'ouïe porte aux jeunes
gens si grand utilité avec non moindre péril, j'estime que ce soit
sagement fait de discourir et deviser souvent, et avec soi-même et avec
autrui, comment c'est qu'il faut ouïr, attendu mêmement que nous
voyons, que la plupart des hommes en abuse, attendu qu'ils s'exercitent
à parler devant que s'être accoutumés à écouter, et qu'ils pensent
qu'il y ait une science de bien parler, et une exercitation pour
l'apprendre: et quant à l'écouter, que ceux qui en usent sans art,
comment que ce soit, en reçoivent du profit. Combien que au jeu de la
paume on apprend tout ensemble et à recevoir l'esteuf, et à le
renvoyer: mais en l'usage du parler il n'est pas ainsi, car le bien
recevoir précéde le rejeter, ne plus ne moins que le concevoir et
retenir la semence précéde l'enfanter. Or dit-on que les oeufs des
oiseaux que l'on appelle vulgairement [...] c'est à dire éventés ou
conceus du vent, sont germes imparfaits, et commencements de fruits qui
n'ont pu avoir vie: aussi le parler des jeunes gens, qui ne savent
écouter, et qui ne sont pas accoutumés à recevoir profit par l'ouïe,
n'est véritablement que vent, et comme dit le Poète,
C'est une vaine inutile parole
Qui folement dessous les nues vole.
car ceux qui veulent recevoir aucune chose que l'on verse d'un vase en
un autre, enclinent et tournent leurs vases la bouche devers ce que
l'on y verse, afin que l'infusion se face bien dedans, et qu'il ne s'en
répande rien au dehors, et eux ne savent pas se rendre attentifs, et
par attention accommoder leur ouïe, afin que rien ne leur échappe de ce
qui se dit utilement, ains, ce qui est digne des plus grande moquerie,
s'ils se trouvent présents à ouïr raconter l'ordre de quelque festin,
ou d'une montre, ou un songe, ou un debat et querelle que le récitant
aura eu contre un autre, ils écoutent en grand silence, et s'arrêtent à
ouïr diligemment: mais si quelqu'un les tire à part pour leur enseigner
chose util, ou pour les enhorter à quelque point de leur devoir, ou
pour les reprendre quand ils faillent, ou appaiser quand ils se
courroucent, ils ne le peuvent endurer, et tâchent à réfuter par
arguments, en contestant <p 25v> à l'encontre de ce que l'on leur
dit, s'ils peuvent: et s'ils ne peuvent, ils s'enfuient pour aller ouïr
quelques autres fols propos, comme de méchants vaisseaux pourris,
remplissants leurs oreilles de toute autre chose, plutôt que de ce qui
leur est nécessaire. Ceux doncques qui veulent bien dresser les
chevaux, leur enseignent à avoir bonne bouche, et obeïr bien au mors:
aussi ceux qui veulent bien instruire les enfants, les doivent rendre
soupples et obéissants à la raison, en leur enseignant à beaucoup ouïr
et à ne guères parler. Car Spintharus louant Epaminondas disait, qu'il
n'avait jamais trouvé homme qui sût tant comme lui, ne qui parlât
moins: aussi dit-on, que nature pour cette cause a donné à chacun de
nous une langue seule, et deux oreilles: pource qu'il faut plus ouïr,
que parler. Or est-ce par tout un grand et seur ornement à un jeune
homme, que le silence: mais encore principalement, quand en écoutant
parler un autre, il ne se trouble point, ni n'abbaye point à chaque
propos, ains encore que le propos ne lui plaise guères, il a patience
néanmoins, et attend jusques à ce que celui qui parle ait achevé, et
encore après qu'il a achevé, il ne va pas soudainement lui jeter
au-devant une contradiction, ains comme dit Aeschines, il laisse passer
entre-deux quelque petite intervalle de temps, pour voir si celui qui a
dit voudra point encore ajouter quelque chose à son dire, ou y changer,
ou en ôter. Mais ceux qui tout soudain contredisent, n'étant écoutés ni
n'écoutants, ains parlants toujours à l'encontre de ceux qui parlent,
font une faut malséante et de mauvaise grâce: là où celui qui est
accoutumé d'ouïr patiemment avec honnête contenance, en recueille mieux
le propos qu'on lui tient s'il est utile et bon, et s'il est inutile ou
faux, il a meilleur loisir de le discerner, et de le juger, et si se
montre amateur de vérité, non de querelle, ni temeraire en contention
et aigre: au moyen dequoi ne parlent point mal ceux qui disent, qu'il
faut plutôt vider la folle opinion et presomption que les jeunes gens
prennent d'eux-mêmes, qu'il ne faut l'air dequoi sont enflés les outres
et peaux de chèvres, quand on y veut mettre dedans quelque chose de
bon: car autrement étant pleins du vent d'outrecuidance, ils ne
reçoivent rien de ce que l'on y cuide verser. Or l'envie conjointe avec
une malveillance et malignité n'est bonne à oeuvre quelconque, ains est
nuisante à toute chose honnête et louable: mais sur tout est-elle
mauvaise assistante et conseillere de celui qui veut bien ouïr, rendant
les propos qui lui seraient utiles, ennuyeux, malplaisants, et fâcheux
à ouïr, pource que les envieux prennent plaisir à toute autre chose,
plutôt qu'à ce qui est bien dit: et néanmoins celui qui est marri de
voir à un autre richesse, authorité ou beauté, est seulement envieux,
pource qu'il est marri de voir un autre avoir quelque bien: mais celui
à qui il déplaît d'ouïr bien dire, est marri de son bien propre; car
tout ainsi comme la clarté est le bien de ceux qui voyent, aussi la
parole est le bien de ceux qui écoutent s'ils la veulent recevoir. Et
quant aux autres espèces d'envie, ce sont certaines autres mauvaises et
vicieuses passions et conditions de l'âme qui les engendrent: mais
l'envie contre les biendisants procède d'une ambition importune, et une
convoitise injuste d'honneur, qui altère tellement celui qui en est
attainct, qu'elle ne le laisse pas seulement prêter l'oreille à ce qui
se dit, ains lui trouble et lui distrait la pensée à considérer en un
même temps sa suffisance, pour voir si elle est moindre que de celui
qui parle, et à regarder la contenance des autres qui écoutent pour
savoir s'ils y prennent plaisir, et s'ils ont en estime celui qui
discourt: car si on le loue, il lui est avis qu'on lui donne autant de
coups de bâton, et s'en courrouce à l'encontre des assistants, s'ils le
trouvent biendisant: et néanmoins quant aux propos il les laisse-là, et
rejette arrière les précédents, pource qu'il lui fait mal de s'en
souvenir, et tremble, et ne sait qu'il fait de peur qu'il a des
succedants, craignant qu'ils ne soient trouveés encore meilleurs que
les premiers: au moyen de quoi il fait <p 26r> tout ce qu'il peut
pour rompre le propos le plutôt qu'il est possible, mêmement quand il
voit que le discourant parle le mieux: puis quand l'audience est
faillie, il ne s'attache à pas un des discours qui auront été faits,
ains va sondant et recueillent les voix et opinions des assistants: et
s'il en trouve qui le louent, il s'ôte de là vitement, et s'en fuit
arrière, comme s'il était fol: mais s'il y en a quelques-uns qui les
blâment, ou qui les tordent en mauvaise part, ce seront ceux-là
ausquels il courra, et avec lesquels il s'assemblera: et si d'aventure
il n'y a personne qui les détorde, alors il lui comparera d'autres plus
jeunes, qui auront mieux discouru (ce dira-il) et avec plus grande
force d'éloquence, sur un même sujet: et ne cessera d'interpreter tout
en mauvaise part, jusques à tant qu'ayant corrompu et gâté toute la
harangue qui aura été faite, il se la rendra inutile, et sans aucun
profit à lui-même. Et pourtant faut-il, en tel cas, que l'ambition soit
d'accord avec le désir d'ouïr, afin que l'on écoute patiemment et
doucement celui qui haranguera, ne plus ne moins que si l'on était
convié au banquet de quelque saint sacrifice, en louant son éloquence,
là où il aura bien dit, et prenant en gré la bonne volonté de celui qui
aura mis en avant ce qu'il sait, et qui aura voulu persuader les autres
par les arguments et raisons dont il s'est lui-même persuadé. Ainsi
quand il lui sera bien succedé, il y faudra pour conclusion ajouter,
que ce n'a point été par fortune ni par cas d'aventure qu'il lui sera
advenu de bien dire, ains par soin, par diligence, et par art: et pour
le moins faudra-il contrefaire ceux qui louent, et qui estiment fort
quelque chose, et là où il aura failli, il faudra là arrêter son
entendement à considérer dont et pour quelles causes sera venue la
faute: car ainsi comme Xenophon dit, que les bons ménagers font leur
profit de tout, et de leurs ennemis et de leurs amis: aussi ceux qui
sont esveillés et attentifs à ouïr diligemment, reçoivent profit non
seulement de ceux qui disent bien, mais aussi de ceux qui faillent à
bien dire. Car une maigre invention, une impropre locution, un mauvais
langage, une laide contenance, un éblouissement de sotte joie, quand on
s'entend louer, et toutes autres telles impertinences, qui adviennent
souvent à ceux qui font des harangues en public, nous apparoissent
beaucoup plutôt en autrui, quand nous écoutons, qu'ils ne font en
nous-mêmes quand nous haranguons: et pour ce faut-il transferer
l'examen et la correction de celui qui aura harangué en nous-mêmes, en
examinant si nous commettons point par mégarde de telles fautes en
orant. Car il n'est rien au monde si facile que de reprendre son
voisin, mais cette répréhension-là est vaine et inutile, si on ne la
rapporte à une instruction de corriger ou eviter semblables erreurs en
soi-même. Et ne faut pas en tel endroit oublier l'avertissement du sage
Platon, quand on a vu quelqu'un faillant, de descendre toujours en
soi-même, et dire à part soi, «Ne suis-je point tel?» Car tout ainsi
que nous voyons nos yeux reluisants dedans les prunelles de ceux de nos
prochains, aussi faut-il que en la manière de dire des autres nous nous
représentions la nôtre, afin que nous ne soyons pas légers ni
temeraires à reprendre les autres, et aussi que quand nous viendrons
nous mêmes à haranguer, nous soyons plus soigneux de prendre garde à
telles choses. A cet effet aussi servira grandement la comparaison,
quand nous serons retirés à part de retour du lieu où aura été faite la
harangue, que nous prendrons quelque point qui nous semblera n'avoir
pas été bien ou suffisamment déduit, et nous essayerons, et tirerons en
avant nous mêmes pour le remplir, ou pour le corriger, ou bien pour
autrement le dire, ou qui plus est encore, pour tâcher à amener des
raisons et arguments tous autres sur le même sujet, et les déduire tout
autrement, ce que Platon même a autrefois fait sur l'oraison de Lysias.
Car ce n'est pas chose difficile, ains très facile, que de contredire
un oraison prononcée, mais en prononcer et dire une autre sur le même
sujet, qui soit mieux faite, et meilleure, c'est cela qui est bien
difficile à faire, comme <p 26v> dit un Lacedaemonien quand il
entendit que Philippus Roi de Macedoine avait demoly et rasé la ville
d'Olynthe, «Mais il n'en saurait, dit-il, faire une telle.» Quand
doncques nous verrons, que en discourant sur un même sujet et argument,
il n'y aura pas grande différence entre ce que nous dirons, et ce que
l'autre par avant aura dit, alors nous retrancherons beaucoup de notre
mêpris, et incontinent les ailes tomberont à notre presomption et amour
de nous mêmes, quand nous viendrons à nous éprouver par telles
comparaisons. Or est l'émerveiller et admirer contraire au mêpriser,
signe d'une plus douce et plus equitable nature: mais il n'a pas besoin
non plus de peu de soin, et à l'aventure de plus grand et plus reservé
que le mêpriser: pource que ceux qui sont ainsi mêprisants et
presomptueux, reçoivent moins de profit d'ouïr ceux qui haranguent,
mais ceux qui sont simples et sujets à tout admirer, en reçoivent
dommage, et ne démentent point ce que dit Heraclitus,
Un homme mol s'étonne de tout ce qu'il oit dire.
Pourtant faut-il simplement laisser échapper de la bouche les louanges
du disant: mais quant à ajouter foi à ce qu'il aura dit, il y faut
aller bien reserveement: et quant au langage et à la prononciation de
ceux qui s'exercent à bien dire, il en faut être simple et gracieux
spectateur et auditeur, mais bien âpre et severe examinateur et
contrerolleur de ce qui aura été dit quand à l'usage et à la vérité,
afin que ceux qui auront dit ne nous haïssent point, et ce qui aura été
dit ne nous nuise point: car bien souvent nous ne nous donnons garde,
que nous recevons des fausses et mauvaises doctrines, pour la foi que
nous ajoutons, et la bonne affection que nous portons à ceux qui les
mettent en avant. A ce propos les Seigneurs du conseil de Lacedaemone
trouvants l'opinions bonne d'un personnage qui avait très mal vécu, la
firent proposer par un autre de bonne vie et de bonne réputation:
faisants en cela sagement et prudemment, d'accoutumer leur peuple à
s'emouvoir plutôt par les moeurs, que par la parole du proposant. Mais
en Philosophie il faut mettre à part la réputation de celui qui met en
avant un propos, et examiner le propos à part, pour-ce que, comme l'on
dit, en la guerre il y a beaucoup de fausses alarmes, aussi y a il en
un auditoire: car la barbe blanche du disant, le geste, le grave
sourcil, le parler de soi-même, et principalement les cris, les
battemens de mains, les tressaillements des assistants à ouïr une
harangue, étonnent quelquefois un auditeur qui n'est pas bien rusé,
comme un torrent qui l'emporte malgré lui: et si y a encore quelque
tromperie au stile, et au langage, quand il est doux et coulant, et
qu'avec quelque gravité et hautesse artificielle il vient à discourir
des choses. Car ainsi comme ceux qui chantent sous une flûte, font
beaucoup de fautes dont les écoutants ne s'aperçoivent point: aussi un
langage élégant et brave éblouit les aureilles de l'écoutant, qu'il ne
puisse sainement juger de ce qu'il signifie: comme dit Melanthius
interrogé qu'il lui semblait de la Tragoedie de Dionysius: «Je ne l'ai,
dit-il, peu voir, tant elle était offusquée de langage.» Mais les
devis, leçons et harangues de ces Sophistes faisants montre de leur
éloquence, ont non seulement la couverture des paroles fardée qui
cachent la sentence, mais qui plus est, ils adoucissent leurs voix par
je ne sais quels amollissements, ne sais quels entonnements et accents
de chansons qu'ils donnent à leur prononciation, qui ravissent les
écoutants hors d'eux-mêmes, et les tirent là où ils veulent, en leur
donnant une vaine volupté, et en recevant une plus vaine gloire:
tellement qu'il leur advient proprement ce que répondit une fois
Dionysius, lesquel ayant promis au théâtre à quelque joueur de Cithre
qui avait excellentement joué devant lui, qu'il lui donnerait de grands
présents, depuis il ne lui donna rien: «Car autant que tu m'as, ce
dit-il, donné de plaisir en chantant, autant en as tu reçu de moi en
esperant.» Toute telle contribution fournissent et payent les auditeurs
qui écoutent de tels harangueurs: car ils sont admirés pour autant de
<p 27r> temps comme ils demeurent en la chaire à haranguer: mais
finie la harangue, aussi tôt est escoulé le plaisir des uns, et plutôt
encore la gloire des autres: de manière que ceux-là ont dépendu en vain
autant de temps, comme ils ont demeuré à écouter, et ceux-ci toute leur
vie qu'ils ont employée pour apprendre à ainsi parler. A cette cause
faut-il ôter ce qu'il y a de trop et de superflu au langage, et
s'arrêter à chercher le fruit même, et suivre en cela l'exemple non des
bouquetiere, qui font les bouquets et les chapeaux de fleurs, mais des
abeilles: car ces femmes-là choisissants à l'oeil les belles et
odorantes fleurs et herbes, en tissent et composent un ouvrage qui est
bien souef à sentir, mais qui au demeurant ne porte point de fruit, et
ne dure qu'un seul jour: mais les abeilles bien souvent volants à
travers, et par-dessus des prairies pleines de roses, de violettes, et
de hyacinthes, se poseront sur du très fort et très acre thym, et
s'arrêteront dessus, preparants de quoi faire le roux miel, et y ayant
cueilly quelque chose qui y puisse servir, s'en revolent à leur propre
besogne: aussi faut-il que le sage auditeur, et qui a l'entendement pur
et net de passion, laisse là le langage affetté et fardé, et
semblablement aussi les propos qui tiendront du triacleur ou du
bâteleur, qui se veut montrer, en jugeant que telles herbes sont
propres pour Sophistes, qui ressemblent les mouches guêpes, qui ne
servent de rien à faire le miel: mais que avec une profonde attention
il descende au fond de la sentence, et de l'intention du disant, pour
en retirer ce qu'il y aura d'utile et de profitable, se souvenant qu'il
n'est pas là venu pour ouïr jouer des farces ou chanter des musiciens
en un théâtre, mais en un école, et en un auditoire pour apprendre à
emender et corriger sa vie par la raison: et pour cette cause faut il
faire jugement et examen de la lecture et harangue par soi-même, et par
la disposition en laquelle on se treuve, en considérant s'il y aura
aucune des passions de l'âme que en soit detenue plus molle, ou si elle
nous aura rendu quelque ennuy plus léger, si le courage. et l'assurance
en est plus ferme, si l'on se sent plus enflammé envers l'honnêteté et
la vertu. Car il n'est pas raisonnable que quand on se léve de la
chaire d'un barbier, on se présent devant un miroir, et que l'on tâte
sa tête pour voir s'il aura bien rongné les cheveux, et s'il aura bien
accoutré la barbe: et qu'au sortir d'une leçon et d'une école l'on ne
se retire pas incontinent à part pour considérer son âme, si ayant
laissé quelque chose de ce qui lui pesait, et dont elle avait trop
auparavant, elle en sera point devenue plus légère, plus aisée, et plus
douce: car comme dit Ariston, «ni une étuve, ni un sermon ne sert de
rien, s'il ne nettoye.» soit doncques le jeune homme joyeux, que le
discours d'une leçon qu'il aura ouïe, lui ait profité: non que je
veuille que le plaisir soit la fin finale qu'il se proposera pour
l'aller ouïr, ne qu'il s'estime qu'il faille sortir de l'école d'un
philosophe, en chantant à demi voix avec une chère gaie que se lise en
la face, ou qu'il cherche à être parfumé de suaves senteurs, là où il
aura besoin d'être graissé de cataplasmes, et frotté d'huiles et de
fomentations plus medicinales que bien odorantes: mais bien qu'il ait à
gré, si avec une parole poignante et picquante on lui nettoye et
purifie son âme pleine de brouillas espais, et d'obscurité grande, ne
plus ne moins qu'avec la fumée on nettoye les ruches des abeilles. Car
si bien celui qui presche et qui harangue ne doit pas du tout être
négligent de son stile, qu'il n'y ait quelque plaisir et quelque grâce:
c'est néanmoins ce dequoi le jeune homme qui écoute se doit soucier le
moins, aumoins du commencement: je ne dis pas que puis après il ne s'y
puisse bien arrêter, ne plus ne moins que ceux qui boivent, après
qu'ils ont estanché leur soif, alors ils tournent les coupes tout à
l'entour, pour considérer et regarder l'ouvrage qui est dessus: aussi
quand le jeune homme auditeur se sera rempli de doctrine, et qu'il aura
repris haleine, on lui peut bien permettre de s'amuser à considérer le
langage, s'il aura rien d'élégant et de gentil. Mais celui qui tout au
commencement s'attache <p 27v> non aux choses, ni à la substance,
ains va requérant que le langage soit pur, attique et rond, me semble
faire tout ainsi, comme si étant empoisonné il ne voilait point boire
de préservatif et d'antidote, si l'on ne lui baillait le breuvage
dedans un vase fait et formé de le terre de Colie en Attique, ni vêtir
une robe au coeur d'hiver, sinon que la laine fut des moutons de
l'Attique, et aimait mieux demeurer sans se bouger ni rien faire, en
une cappe simple et mince, comme est le style de l'oraison de Lysias.
Ces erreurs-là sont cause qu'il se trouve grande indigence de sens et
de bon entendement, et à l'opposite grande abondance de babil et de
caquet és jeunes gens par les écoles: pour autant qu'ils n'observent,
ni la vie, ni les actions, ni le deportement d'un Philosophe en
l'administration et gouvernement de la chose publique, ains donnent
toute la louange aux beaux termes, paroles élégantes, et au bien dire,
sans savoir, ni vouloir enquérir pour le savoir, si ce qu'il dit est
utile ou inutile, nécessaire, ou bien superflu. Après ces preceptes que
nous avons baillés, comment on doit ouïr un Philosophe discourant, suit
tout d'un tenant la règle et avertissement des questions que l'on doit
proposer: car il faut que celui que l'on convie à souper, se contente
de ce que l'on sert sur la table devant lui, sans demander autre chose,
ni contreroller ou reprendre ce qui lui est présenté: mais celui qui
est venu à un festin de devis et de discours, par manière de parler, si
c'est sur certain argument choisi de longue main, il faut qu'il ne face
autre chose qu'écouter patiemment sans mot dire: car ceux qui
distraient le disant à autres sujets et autres arguments, et qui lui
entrejettent des interrogations, ou lui font des oppositions à
l'encontre de ce qu'il dit, sont fâcheux, importuns, qui ne peuvent
jamais accorder en un auditoire, et outre ce qu'ils n'en reçoivent
aucun profit, ils troublent le disant, et tout le discours de son
oraison quant-et-quant. Mais si le disant prie de lui-même qu'on
l'interroge, et qu'on lui propose telle question que l'on voudra, il
faut alors lui demander toujours quelque chose qui soit nécessaire ou
profitable: car Ulysses est moqué en Homere par les poursuivants de sa
femme, pource que
Il ne querait que des bribes coupées,
Non des vaisseaux d'honneur, ou des espées.
car ils réputaient un signe de magnanimité, demander, tout ainsi que
donner, quelque chose de grand prix: mais plus serait digne d'être
moqué celui qui proposerait au discourant des questions frivoles et
sans fruit quelconque, comme font aucunefois des jeunes gens qui ont
envie de babiller, ou bien de montrer qu'ils sont savants en
dialectique ou és mathematiques, et ont accoutumé de proposer au
discourant, comment il faut diviser les choses indéfinies, ou que c'est
que le mouvement selon la côté, et selon le diametre. Ausquels se peut
dire la réponse que fit le médecin Philotimus à un qui étant phtisique
et pourry dedans le corps, lui demandait quelque médecine pour guérir
un petit ulcère qu'il avait au bout de l'ongle: car le médecin
connaissant bien à sa couleur et à son haleine, qu'il était gâté au
dedans, lui répondit: «Mon ami tu n'es pas en danger pour l'ulcère de
ton ongle, il n'est pas temps d'en parler maintenant:» Aussi n'est-il
pas heure maintenant de disputer de telles questions que tu me
proposes, jeune fils mon ami, mais plutôt, comment tu te pourras
délivrer de la folle opinion et presomption de toi-même qui te tient,
ou de l'amour et de la sottie dont tu es empestré, pour te rendre en un
état de vie saine, et sans vanité quelconque. Qui plus est, encore
faut-il bien avoir l'oeil à regarder. en quoi le discourant a plus de
suffisance ou naturelle ou acquise, pour lui faire les interrogations
de ce en quoi il est le plus excellent, non pas forcer celui qui aura
mieux étudié en la philosophie morale, de répondre à des questions de
Physique ou des Mathematiques: ou celui qui sera mieux entendu en la
naturelle et Physique, le tirer à juger des propositions conjointes, ou
à soudre de faux syllogismes. Car tout <p 28r> ainsi comme qui
voudrait fendre du bois avec une clef, ou ouvrir une porte avec une
cognée, il ne ferait point d'injure à la clef, ni à la cognée, mais il
se priverait soi-même de l'usage propre, et de ce que peut faire l'un
et l'autre: aussi ceux qui demandent au discourant ce à quoi il n'est
pas propre de nature, ou en quoi il ne s'est pas exercité, et qui ne
veulent pas cueillir ne prendre ce qu'il a et qu'il peut fournir, ils
ne font pas seulement cette perte-là, mais davantage acquirent la
réputation de mauvaistié et de malignité. Il se faut aussi garder de
demander beaucoup de questions et souvent, car cela est encore signe
d'homme qui se veut montrer: mais prêter l'oreille attentivement avec
douceur, quand quelque autre propose, est fait en homme studieux, et
qui se sait bien accommoder à la compagnie, si d'aventure il n'y a
quelque cas propre et particulier qui l'empêche, ou s'il n'y a quelque
passion, ayant besoin d'être arrêtée, ou quelque imperfection requérant
reméde qui nous presse: car comme dit Heraclitus, peut être vaudrait-il
mieux ne cacher point son ignorance, ains la mettre en évidence pour la
faire guérir. Mais si quelque colère ou quelque assaut de superstition,
ou quelque violente querelle à l'encontre de nos domestiques et
parents, ou quelque furieuse concupiscence d'amour,
Touchant du coeur les cordes plus cachées,
Qui ne devraient pour rien être touchées,
commande en notre entendement, il ne faut pas fuir en rompant le propos
à en être repris, ains faut chercher à en ouïr discourir aux écoles
mêmes: et après les leçons faillies prendre à part le philosophe, et
lui conferer, et l'en interroger, non pas comme font plusieurs, qui
sont bien aises d'ouïr aux philosophes parler des autres, et l'en
estiment: et si d'aventure le philosophe laissant les autres, s'adresse
à part à eux, pour leur remontrer franchement ce qu'ils ont de besoin,
et qu'il les en face souvenir, ils s'en courroucent, et l'en estiment
curieux et fâcheux: car ils pensent proprement qu'il faille ouïr les
philosophes en leurs écoles par manière de passetemps, comme les
joueurs de Tragoedies en un théâtre, et cuident que és choses
exterieurs il n'y a point de différence entre les philosophes et eux:
et ont bien raison de le cuider ainsi, quant aux Sophistes: car depuis
qu'ils sont hors de leurs chaires où ils haranguent, et qu'ils laissent
leurs livres, et leurs petites introductions, és autres actions et
vraies parties de la vie humaine, on les trouve petits, et de moindre
esprit que les plus bas et plus vulgaires hommes du monde: mais ils
n'entendent pas aussi, que de ceux qui sont vraiment dignes de ce nom
de philosophes, soit qu'ils se jouent, ou qu'ils fassent à bon escient
un clin d'oeil, un signe de la tête, un visage renfrongné, et
principalement les paroles qu'ils disent à part à chacun, portent
toujours quelque utilité et quelque fruit à ceux qui ont la patience de
les laiser dire, et de leur prêter l'oreille. Au demeurant quant aux
louanges que l'on donne au bien disant, il est besoin d'y user de moyen
et de prudence retenue, pource que ni le peu, ni le trop, en telle
chose n'est louable ni honnête: car l'auditeur qui se maintient si dur
et si roide, qu'il ne s'amollit ni ne s'émeut pour chose qu'il oye, est
fâcheux et insupportable, étant rempli d'une presomptueuse opinion de
soi-même qu'il cache leans, et secrètement en soi-même se vante qu'il
dirait bien quelque chose de meilleur, que ce qu'il oit, ne remuant les
sourcils en aucune manière, ni ne jetant aucune voix qui porte
témoignage qu'il oye volontiers, ains par un silence, une gravité
feinte, et une contenance affectée, va prochassant la réputation
d'homme constant et de gravité grande, pensant que les louanges soient
comme de l'argent, qu'autant comme l'on en donne à un autre, autant on
en ôte à soi-même. Car il y en a plusieurs qui prennent mal et à
contrepoil un dire de Pythagoras, qui disait, que de l'étude de la
philosophie il lui était demeuré ce fruit, qu'il n'avait rien en
admiration: et ceux-ci pensent que pour non louer ni honorer les
autres, il les faille mêpriser, et veulent qu'on les estime vénérables
<p 28v> par dedaigner tous les autres. Mais la raison
philosophique ôte bien l'ébahissement et l'admiration qui procède de
doute, ou d'ignorance, pource qu'elle sait et connait la cause d'une
aucune chose, mais pour cela elle ne perd pas la facilité, la grandeur
et l'humanité: car à ceux qui véritablement et certainement sont bons,
c'est un très bel honneur que d'honorer ceux qui le méritent, et orner
autrui est un ornement très digne qui vient d'une superabondance de
gloire et d'honneur qui est en celui qui le donne: mais ceux qui sont
chiches és louanges d'autrui, semblent être pauvres et affamés dés
leurs propres: comme aussi au contraire, celui qui sans jugement à
chaque mot et à chaque syllable presque s'eléve et s'écrie, est par
trop léger et volage, et bien souvent déplaît à ceux mêmes qui font les
harangues, mais bien fâche il toujours les autres assistants, en les
faisant sourdre et lever contre leur volonté, comme les tirants quasi
par force à ce faire, et à crier comme lui de honte qu'ils ont: et puis
n'ayant recueilli aucun profit de l'oraison ouïe, pour avoir été trop
étourdi et trop turbulent après ses louanges, il s'en retourne de
l'auditoire avec l'une de ces trois réputations qu'il en rapporte,
qu'il est moqueur ou qu'il est flatteur, ou qu'il est ignorant. Or
faut-il quand on est en siege de justice pour juger un proces, ouïr les
parties sans haine ni faveur, ains de sens rassis, pour rendre le droit
à qui il appartient: mais és auditoires des gens de lettres, il n'y a
ni loi ni serment qui nous empêche, que nous n'écoutions avec faveur et
benevolence celui qui fait la harangue, ains au contraire, les anciens
ont mis et colloqué les Graces auprès de Mercure, voulants par cela
donner à entendre, que le parler requiert grâces, benevolence, et
amitié: car il n'est pas possible que le disant soit si fort rejetable,
ne si défaillant en toutes choses, qu'il n'y ait ni sens aucun digne de
louange inventé par lui-même, ou renouvellé des anciens, ni le sujet de
sa harangue, ni son but et intention, ni aumoins le lange et le stile,
ou la disposition des parties de l'oraison: car, comme dit l'ancien
proverbe,
parmi chardons et espineux halliers
Naissent les fleurs des tendres violiers.
Car si aucuns, pour montrer leur esprit, ont pris à louer le
vomissement, autres la fiévre, et quelques-uns la marmite, et n'ont
point eu faute de grâce, comme est il possible qu'une oraison composée
par un personnage, qui quoi que ce soit semble, ou pour le moins est
appelé philosophe, ne donne aux auditeurs gracieux et equitables
quelque respit et quelque temps à propos pour la louer? Ceux qui sont
en fleur d'âge, ce dit Platon, comment que ce soit donnent toujours des
attaintes à celui qui est amoureux, et appellent ceux qui sont blancs
de couleur, enfants des Dieux: ceux qui sont noirs, magnanimes: celui
qui a le nez aquilin, Royal: celui qui est camus, gentil et plaisant et
agréable: celui qui est pasle, en couvrant un peu cette mauvaise
couleur, ils l'appelleront face de miel: car l'amour a cela, qu'il
s'attache et se lie à tout ce qu'il trouve, comme fait le lierre. Mais
celui qui prendra plaisir à ouïr, s'il est homme de lettres, sera bien
plus inventif à trouver toujours dequoi louer un chacun de ceux qui
monteront en chaire pour declamer. Car Platon, qui en l'oraison de
Lysias ne louait point l'invention, et reprenait grandement la
disposition, encore toutefois en louait-il le stile et l'elocution,
pource que toutes les paroles y sont claires et rondement tournées.
Aussi pourrait on avec raison reprendre le sujet dequoi a écrit
Archilochus, la composition des vers de Parmenides, la bassesse de
Phocylides, le trop de langage d'Euripides, l'inégalité de Sophocles:
comme semblablement aussi des orateurs, l'un n'a point de nerfs à
exprimer un naturel, l'autre est mol és affections, l'autre a faute de
grâces, et néanmoins est loué pour quelque particulière force qu'il a
d'emouvoir et de délecter: au moyen dequoi les auditeurs ne se saurait
escuser, qu'ils n'aient toujours assez matière de gratifiers, s'ils
veulent, <p 29r> à ceux qui font des leçons ou des harangues
publiques: car il y en a, à qui il suffit, encore que l'on ne porte
point témoignage de vive voix à leur louange, de leur montrer un bon
oeil, un visage ouvert, une chère joyeuse, et une disposition et
contenance amiable, et non point fâcheuse ne chagrine: ces choses-là
sont toutes vulgaires et communes envers ceux mêmes qui ne disent du
tout rien qui vaille: mais une assiette modeste, en son siege, sans
apparence de dedaing, avec un port de la personne droit, sans pancher
ne çà ne là, un oeil fiché sur celui qui parle, un geste d'homme qui
écoute attentivement, et une composition de visage toute nette, sans
demontration quelconque, non de mêpris ou d'être difficile à contenter
seulement, mais aussi de toutes autres cures et de tous autres
pensemens. Car en toutes choses la beauté se compose comme par une
consonance, et convenance mesurée de plusieurs bienseances concurrentes
ensemble en un même temps: mais la laideur s'engendre incontinent par
la moindre du monde qui y défaille ou qui y soit de plus qu'il ne faut
mal à propos: comme notamment en cet acte d'ouïr, non seulement un
froncis de sourcil, ou une triste chère de visage, un regard de
travers, une torse de corps, un croisement de cuisses l'une sur l'autre
malhonnête, mais seulement un clin d'oeil ou de tête, un parler bas en
l'oreille d'un autre, un ris, un bâillement, comme quand on a envie de
dormir, un silence, et toute autre chose semblable, est répréhensible,
et requiert que l'on y prenne bien soigneusement garde. Et ceux-ci
cuident que tout l'affaire soit en celui qui dit, et rien en celui qui
écoute: ains veulent que celui qui a à haranguer vienne bien preparé et
ayant bien diligemment pensé à ce qu'il doit dire, et eux sans avoir
rien propensé, et sans se soucier de leur devoir, se vont seoir là,
tout ne plus ne moins que s'ils étaient venus pour souper à leur aise,
pendant que les autres travailleraient: et toutefois encore celui qui
va souper avec un autre a quelques choses à faire et à observer, s'il
s'y veut porter honnêtement: par plus forte raison doncques, beaucoup
plus en a l'auditeur: car il est à moitié de la parole avec celui qui
dit, et lui doit ayder, non pas examiner rigoureusement les fautes du
disant, et peser en severe balance chacun de ses mots, et chacun de ses
propos, et lui cependant sans crainte d'être de rien recherché, faire
mille insolences, mille impertinences et incongruités en écoutant. Mais
tout ainsi comme en jouant à la paume, il faut que celui qui reçoit la
balle se remue dextrement, auprès qu'il voit remuer celui qui lui
renvoye: aussi au parler y a il quelque convenance de mouvement entre
l'écoutant et le disant, si l'un et l'autre veut observer ce qu'il
doit. Mais aussi ne faut-il pas inconsidérément user de toutes sortes
d'acclamations à la louange du disant: car mêmes Epicurus est fâcheux
quand il dit, que ses amis par leurs missives lui rompaient la tête à
force de clameurs de louanges qu'ils lui donnaient: mais ceux aussi qui
maintenant introduisent és auditoires des mots étranges, en voulant
louer ceux qui haranguent, disant avec une clameur, Voilà divinement
parlé: C'est quelque Dieu qui parle par sa bouche: Il n'est possible
d'en approcher: comme si ce n'était pas assez de dire simplement, Voilà
bien dit, ou sagement parlé: ou, Il a dit la pure vérité: qui sont les
marques de louanges dont usaient anciennement Platon, Socrates, et
Hyperides: ceux-là font une bien laide faute, et si font tort au
disant, parce qu'ils font estimer qu'il appéte telles excessives et
superbes louanges. Aussi sont fort fâcheux ceux qui avec serment, comme
si c'était en jugement, portent témoignage à l'honneur des disants: et
ne le font guères moins ceux qui faillent à accommoder leurs louanges
aux qualités des personnages: comme quand à un philosophe enseignant et
discourant, ils écrient, Subtilement: ou à un vieillard, Gentillement
ou Joliement: en transferant et appliquant à des Philosophes les voix
et paroles que l'on a accoutumé d'attribuer à ceux qui se jouent, ou
qui s'exercent et se montrent en leurs declamations scholastiques, et
donnants à une oraison sobre et <p 29v> pudique une louange de
courtisane, qui est autant comme si à un champion victorieux, ils
mettaient sur la tête une couronne de lis ou de roses, non pas de
laurier ou d'olivier sauvage. Euripides le poète Tragique instruisait
un jour les joueurs d'une danse, et leur enseignait à chanter une
chanson faite en Musique harmonique: quelqu'un qui l'écoutait, s'en
prit à rire: auquel il dit, Si tu n'étais homme sans jugement et
ignorant, tu ne rirais pas, vu que je chante en harmonie Mixolydiene*:
C'est à dire, pesante et grave. mais aussi un homme philosophe et
exercité au maniement des affaires, pourrait à mon avis retrancher
l'insolence d'un auditeur trop licencieux, en lui disant, Tu me sembles
homme ecervellé, et mal appris: car autrement, cependant que
j'enseigne, ou qui je presche, et que je discours touchant
l'administration de la chose publique, ou de la nature des Dieux, ou de
l'office d'un magistrat, tu ne danserais ni ne chanterais pas. Car, à
vrai dire, regardez quel désordre c'est que quand un philosophe
discourt en son école, que les assistants crient et bruient si haut et
si fort au dedans, que ceux qui passent, ou qui écoutent au dehors, ne
savent si c'est à la louange d'un joueur de flûtes, ou d'un joueur de
Cithre, ou d'un baladin, que ce bruit se fait. davantage il ne faut pas
écouter négligemment les répréhensions et corrections des philosophes
sans pointure aucune de deplaisir: car ceux qui supportent si
facilement et négligemment l'être repris et blâmés par les philosophes,
qu'ils en rient quand ils les reprennent, et louent ceux qui leur
disent leurs fautes, ne plus ne moins que les flatteurs et bouffons
poursuivants de repeue franche louent eux qui les nourrissent, encore
quand ils leur disent des injures: ceux-là, dis-je, sont de tout point
éhontés et effrontés, donnants une mauvaise et déshonnête preuve et
demontration de la force de leur coeur, que l'impudence. Car de
supporter un trait de risée sans injure, dit en jeu plaisamment, et ne
s'en point courroucer ni fâcher, cela n'est point ne faute de coeur ne
faute d'entendement, ains est chose gentile et conforme à la coutume
des Lacedaemoniens. Mais d'ouïr une vive touche, et une répréhension
qui pour réformer les moeurs use de parole poignante, ne plus ne moins
que d'une drogue et médecine mordante, sans en être resserré, ni plein
de sueur et d'éblouissement pour la honte qui fait monter la chaleur au
visage, ains en demeurer inflexible, se soustiant, et se moquant, c'est
le fait d'un jeune homme de très lache nature, et qui n'a honte de
rien, tant il est de longue main accoutumé et confirmé à mal faire: de
sorte que son âme en a déjà fait un cal endurci, qui ne peut non plus
qu'une chair dure, recevoir marque de macheure. Mais ceux là étant
tels, il y en a d'autres de nature toute contraire: car si une fois
seulement on les a repris, ils s'enfuient sans jamais tourner visage,
et quittent là toute la philosophie, combien qu'ils aient un beau
commencement de salut, que nature leur a baillé, qui est, avoir honte
d'être repris, lequel ils perdent par leur trop lâche et trop molle
délicatesse, ne pouvants endurer que l'on leur remontre leurs fautes,
et ne recevants pas généreusement les corrections, ains détournants
leurs aureilles à ouïr plutôt de douces et molles paroles de flatteurs
ou de Sophistes, qui leur chantent des plaisanteries bien agréables à
leurs aureilles, mais au demeurant sans fruit ni profit quelconque.
Tout ainsi doncques comme celui qui après l'incision faite fuit le
chirurgien, et ne peut endurer l'être lié, a reçu ce qui était
douloureux en la médecine, et non pas ce qui était profitable: aussi
celui qui ne donne pas à la parole du Philosophe, qui lui a ulceré et
blecé sa bestise, le loisir d'appaiser la douleur, et faire reprendre
la plaie, il s'en va avec morsure et douloureuse pointure de la
philosophie, sans utilité quelconque: Car non seulement la plaie de
Telephus, comme dit Euripides,
Se guérissait avec la limeure
Du fer de lance ayant fait la bleçeure:
mais aussi la morsure de la philosophie, qui poingt les coeurs des
jeunes hommes, se guérit par la parole même qui l'a faite. Et pourtant
faut-il, que celui qui se sent <p 30r> repris et blâmé, en
souffre bien et resente quelque regret, mais non pas qu'il en demeure
confus,ne qu'il s'en descourage: ains faut que quand la philosophie a
commencé à le manier et toucher au vif, comme un sacrifice de
purgation, après en avoir patiemment supporté les premières
purifications et premiers rabrouements, il en espere au bout de cela
voir quelque belle et douce consolation, au lieu du présent trouble et
épouvantement. Car encore que la répréhension du philosophe à
l'aventure se face à tort, il est néanmoins honnête de le laisser dire
et avoir patience: et puis quand il aura achevé de parler, alors
s'adresser à lui pour se justifier, et le prier de reserver cette
franchise et vehemence de parler, à l'encontre de quelque autre faute
qui aura au vrai été commise. davantage tout ainsi qu'en l'étude des
lettres, en la musique, quand on apprend à jouer de la lyre, ou à
luicter, les commencements sont fort laborieux, bien embrouillés, et
pleins de difficulté: mais puis après, en continuant petit à petit, il
s'engendre à la journée une familiarité et connaissance grande, ainsi
qu'il se fait envers les hommes, laquelle rend toutes choses faciles,
aisées à la main, et agréables, tant à faire, comme à dire. Ainsi est
il de la philosophie, laquelle du commencement semble avoir ne sais
quoi de maigre et d'étrange, tant és choses, comme és termes et
paroles: mais pour cela il ne faut pas, à faute de coeur, s'étonner à
l'entrée, ni lâchement se décourager, ains faut essayer tout, en
persévérant, et désirant toujours de tirer outre, et passer en avant,
en attendant que le temps améne celle familiere connaissance et
accoutumance, qui rend à la fin doux tout ce qui de soi-même est beau
et honnête: car elle viendra en peu de temps, apportant quand et elle
une clarté et lumière grande à ce que l'on apprend, et engendrera un
ardent amour de la vertu, sans lequel l'homme est bien lâche et
misérable, qui se peut adonner et mettre à suivre autre vie, en se
départant, à faute de coeur, de l'étude de la philosophie: bien peut il
être à l'aventure, que les jeunes gens, non encore expérimentés,
trouvent au commencement des difficultés qu'ils ne peuvent comprendre
és choses, mais si est-ce pourtant que la plupart de l'obscurité et de
l'ignorance leur vient d'eux-mêmes, et par façons de faire toutes
diverses commettent une même faute. Car les uns, pour une révérence
respectueuse qu'ils portent au disant, ou pource qu'ils le veulent
épargner, ne l'osent interroger, et se faire entièrement déclarer son
discours, et font signe de l'approuver par signe de la tête, comme
s'ils l'entendaient bien: les autres à l'opposite, par une importune
ambition et vaine émulation de montrer la promptitude de leur esprit
contre d'autres, devant qu'ils l'ayent compris, disent qu'ils
l'entendent, et ainsi jamais ne le conçoivent. Dont il advient à ces
premiers honteux, et qui de vergongne n'osent demander ce qu'ils
n'entendent pas, que quand ils s'en retournent de l'auditoire, ils se
fâchent eux-mêmes et demeurent en doute et perplexité, et que
finablement ils sont une autre fois contraints, avec plus grand
vergongne de fâcher ceux qui ont jà discouru, en recourant après et
leur demandant ce qu'ils ont dit: et à ces ambitieux, temeraires et
presomptueux, qu'ils sont contraints de pallier, déguiser et couvrir
l'ignorance qui demeure toujours avec eux. Parquoi rejetants arrière de
nous toute telle lâcheté et vanité, mettons peine, comment que ce soit,
d'apprendre, et comprendre en notre entendement les profitables
discours que nous oyrons faire aux philosophes, et pour ce faire
supportons doucement les risées des autres, qui seront, ou penseront
être, plus vifs et plus aigus d'entendement, que nous: comme Cleanthes
et Xenocrates étant un peu plus grossiers d'esprit que leurs compagnons
d'école, ne fuyaient pas à apprendre pour cela, ni ne s'en
descourageaient pas, ains se riaient et se moquaient les premiers
d'eux-mêmes, disants qu'ils ressemblaient aux vases qui ont le goulet
étroit, et aux tables de cuivre, pource qu'ils comprenaient
difficilement ce qu'on leur enseignait, mais aussi qu'ils le retenaient
sûrement et fermement: car il ne faut <p 30v> pas seulement, ce
que dit Phocylides,
Souvent se doit laisser circonvénir
celui qui veut bon enfin devenir,
ains faut assi se laisser moquer, endurer des hontes, des piqueures,
des traits de gaudisserie, pour repousser de tout son effort et
combattre l'ignorance. Toutefois si ne faut-il pas aussi passer en
nonchaloir la faute que font au contraire ceux qui, pour être
d'appréhension tardive, en sont importuns, fâcheux et chargeans: car
ils ne veulent pas quelque fois, quand ils sont à part en leur privé,
se travailler pour entendre ce qu'ils ont ouï, ains donnent le travail
au docteur qui lit, en lui demandant et l'enquérant souvent d'une même
chose, ressemblants aux petits oiselets qui ne peuvent encore voler, et
qui bâillent toujours attendants la becquée d'autrui, et voulants que
l'on leur baille jà tout masché et tout prêt. Il y en a d'autres qui
cherchants hors de propos la réputation d'être vifs d'entendement et
attentifs à ouïr, rompent la tête aux docteurs lisans, à force de
caqueter et de les interrompre, en leur demandant toujours quelque
chose qui n'est point nécessaire, et cherchants des demontrations là où
il n'en est point de besoin: et par ainsi,
Le chemin court de soi en devient long,
comme dit Sophocles, non seulement pour eux, mais aussi pour les autres
assistants. Car en arrêtant ainsi à tous coups le philosophe
enseignant, avec leurs vaines et superflues questions, ne plus ne moins
que quand on va par les champs ensemble, ils empêchent la continuation
de l'enseignement et de la doctrine, qui en est ainsi souvent rompue et
arrêtée. Ceux là doncques, ainsi comme dit Hieronymus, font ne plus ne
moins que les couards et chetifs chiens, qui mordent bien les peaux des
bêtes sauvages, quand ils sont à la maison, et leur arrachent bien les
poils, mais ils ne touchent point à elles aux champs. Au reste, je
conseillerais à ces autres-là qui sont d'entendement tardif, que
retenants les principaux points du discours, ils composent eux-mêmes à
part le reste, et qu'ils exercent leur mémoires à trouver le demeurant:
et que prenants en leur esprit les paroles d'autrui, ne plus ne moins
qu'une semence et un principe, ils le nourrissent et l'accroissent,
pource que l'esprit n'est pas comme un vaisseau qui ait besoin d'être
rempli seulement, ains plutôt a besoin d'être échauffé par quelque
matière qui lui engendre une émotion inventive, et une affection de
trouver la vérité. Tout ainsi doncques comme si quelqu'un ayant affaire
de feu en allait chercher chez ses voisins, et là y en trouvant un beau
et grand, il s'y arrêtait pour toujours à se chauffer, sans plus se
soucier d'en porter chez soi: aussi si quelqu'un allant devers un autre
pour l'ouïr discourir, n'estime point qu'il faille allumer son feu ni
son esprit propre, ains prenant plaisir à ouïr seulement, s'arrête à
jouir de ce contentement, il tire des paroles de l'autre l'opinion
seulement, ne plus ne moins que l'on fait une rougeur et une lueur de
visage quand on s'approche du feu: mais quand à la moisissure et au
reland du dedans de son âme, il ne l'échauffe ni ne l'esclarcit point
par la philosophie. Si doncques il est besoin encore de quelque autre
precepte pour achever l'office d'un bon auditeur, c'est qu'il faut
qu'en se souvenant de celui que je viens de dire, il exerce son
entendement à inventer de soi-même, aussi bien comme à comprendre ce
qu'il entend des autres, à fin qu'il se forme au dedans de soi une
habitude, non point sophistique, c'est à dire apparente, pour savoir
réciter ce qu'il aura entendu d'ailleurs, mais interieure et de vrai
philosophe, faisant son compte que le commencement de bien vivre, c'est
être blâmé et moqué.<p 31r>
IV. De la Vertu Morale.
1. Notre intention est d'écrire et traiter de la Vertu que l'on appelle
et que l'on estime Morale, en quoi principalement elle diffère de la
contemplative, pource que elle a pour sa matière les passions de l'âme,
et pour sa forme la raison: quelle substance elle a, et comment elle
subsiste. A savoir si la partie de l'âme qui la reçoit, est nantie et
ornée de raison qui lui soit propre à elle, ou si elle en emprunte
l'usage et la participation d'ailleurs: et la recevant d'ailleurs, si
c'est comme les choses qui sont mêlées avec d'autres meilleures, ou
bien si c'est pource que ce qui est sous le gouvernement et sous la
domination d'autrui, semble participer de la puissance de ce qui lui
commande et qui le gouverne: car qu'il soit bien possible que la vertu
subsiste et demeure en être sans aucune matière ni mêlange, j'estime
qu'il soit assez manifeste. Mais premièrement je crois qu'il vaudra
mieux réciter sommairement en passant, les opinions des autres
Philosophes, non par manière de narration historiale seulement, ains
plutôt afin que les opinions des autres exposées, la nôtre en soit plus
claire à entendre, et plus certaine à tenir.
2. Menedemus doncques natif de la ville d'Eretrie, ôtait toute
pluralité et toute différence de vertus, pource qu'il tenait qu'il n'y
en avait qu'une toute seule, laquelle s'appellait de divers noms,
disant que c'était une même chose qui s'appellait tempérance, force,
justice, comme c'est tout un que homme, et mortel, ou animal
raisonnable. Ariston natif de Chio tenait aussi, qu'en substance il n'y
avait qu'une seule vertu, laquelle il appellait Santé, mais selon
divers respects il y en avait plusieurs différentes l'une de l'autre,
comme qui appellerait notre vue quand elle s'applique à regarder du
blanc, Leucothée: et à regarder du noir, Melanthée: et ainsi des autres
choses semblables. Car la vertu (disait-il) qui concerne ce qu'il faut
faire ou laisser, s'appelle Prudence, et celle qui règle la
concupiscence, et qui limite ce qui est modéré et opportun és voluptés,
se nomme tempérance: et celle qui concerne les affaires, et contrats,
que les hommes ont les uns avec les autres, est Justice, ne plus ne
moins qu'un couteau est toujours le même, mais il coupe tantôt une
chose et tantôt une autre: et le feu agit bien en diverses et
différentes matières, mais c'est toujours par une même nature. Et
semble que Zenon même le Citieïen panche un petit en cette opinion-là,
quand il définit que la prudence qui distribue à chacun ce qui lui
appartient, est la Justice: celle qui choisit ce qu'il faut élire ou
fuir, tempérance: ce qu'il faut supporter et souffrir, Force: et ceux
qui le défendent en telle opinion, disent que par la prudence il
entendait la science. Mais Chrysippus estimant que chacune qualité a sa
vertu propre, sans y penser introduisit en la Philosophie un exaim,
comme disait Platon, et toute une ruchée par manière de dire, de
vertus: car comme de fort se derive force, de juste justice, de clement
clemence: aussi fait de gracieux grâce, de bon bonté, de grand
grandeur, de beau beauté, et toutes autres telles galanteries,
gentillesses, courtoisies, et joyeusetés, qu'il mettait au nombre des
vertus, remplissant la Philosophie de nouveaux termes, sans qu'il en
fut besoin. Mais tous ces Philosophes-là ont cela de commun entre eux,
qu'ils tiennent que la vertu est une disposition et une puissance de la
principale partie de l'âme, que est la raison, et supposent cela comme
chose toute confessée, toute certaine et irrefragable: et n'estiment
point qu'il y ait en l'âme de partie sensuelle et irraisonnable, qui
soit de nature différente de la raison, ains pensent que ce soit
toujours une même partie et substance de l'âme, celle qu'ils appellent
principale, ou la raison et l'entendement, qui se tourne et se change
en tout, tant <p 31v> és passions, comme és habitudes et
dispositions, selon la mutation desquelles il devient ou vice ou vertu,
et qui n'a en soi rien qui soit irraisonnable, mais que l'on l'appelle
irraisonnable quand le mouvement de l'appétit est si puissant, qu'il
demeure le maître, et pousse l'homme à quelque chose déshonnête, contre
le jugement de la raison: car ils veulent que la passion même soit
raison, mais mauvaise, prenant sa force et vehemence d'un faux et
pervers jugement. Tous ceux-là me semblent avoir ignoré, que chacun de
nous est véritablement double et composé, au moins n'ont-ils connu, que
cette première composition de l'âme et du corps, qui est manifeste à
tous, mais l'autre composition et mixtion de l'âme, ils ne l'ont point
entendue: toutefois qu'il y ait encore quelque duplicité et mêlange en
l'âme même, et quelque diversité de nature et différence entre la
partie raisonnable et l'irraisonnable, comme si c'était presque un
autre second corps par nécessité naturelle mêlé et attaché à la raison:
il est bien vraisemblable, que Pythagoras ne ne l'a pas ignoré, à ce
que l'on peut conjecturer par la diligence grande qu'il a employée en
la Musique, l'appliquant à l'Ame pour l'adoucir, dompter et
apprivoiser, comme s'apercevant bien, que toutes les parties d'icelle
n'étaient pas obéissantes ne sujettes à doctrine, ni aux sciences, de
manière que par la seule raison on les pût retirer de vice, et qu'elles
avaient besoin de quelque autre manière d'apprivoisement et de
persuasion, autrement qu'il serait impossible à la philosophie de venir
à bout de sa rebellion. Mais bien est-il tout évident et tout certain,
que Platon a très bien entendu, que l'âme ou la partie animée de ce
monde, n'est point simple, ains est mêlée de la puissance du même, de
l'autre, parce que d'une part elle se régit et tourne toujours par un
même ordre, qui est le plus puissant mouvement, et de l'autre part elle
est divisée en cercles, sphères, et mouvements à demi contraires au
premier, vagabons et errans, en quoi est le principe des diversités des
générations qui se font en la terre. Aussi l'âme de l'homme étant part
et portion de celle de l'univers, et composée sur les nombres et
proportions d'icelle, n'est point simple ni d'une seule nature, ains a
une partie qui est spirituelle et intelligente, où est le discours de
la raison, à laquelle appartient, selon nature, de commander et dominer
en l'homme: l'autre est brutale, sensuelle, errante et désordonnée
d'elle-même, si elle n'est régie et conduitte d'ailleurs. Et cette-ci
derechef se sousdivise en deux autres parties, dont l'une s'appelle
corporelle ou vegetative, l'autre irascible ou concupiscible, adhèrente
tantôt à la partie corporelle, et tantôt à la spirituelle, et au
discours de la raison, à qui elle donne force et vigueur. Or connait on
la différence de l'une et de l'autre en ce principalement, que la
partie intelligente resiste bien souvent à la concupiscible et
irascible: et faut bien dire qu'elles soient diverses et différentes de
la raison, attendu que bien souvent elles desobeïssent et repugnent à
ce qui est très bon. Aristote a supposé ces principes là bien
longuement plus que nul autre, comme il appert par ses écrits, mais
depuis il attribua la partie irascible à la concupiscible, les
confondant toutes deux en une, comme étant l'ire une convoitise et
appétit de vengeance, mais toujours a il tenu, que la partie sensuelle
et brutale était totalement distincte et divisée de l'intellectuelle et
raisonnable, non qu'elle soit du tout privée de raison, comme l'est la
vegetative et nutritive, qui est celle des plantes, parce que celle-là
étant du tout sourde, ne peut ouïr la raison, et est un germe qui
procède de la chair, et tient toujours au corps: mais la sensuelle ou
concupiscible, encore qu'elle soit destituée de raison propre à elle,
si est ce néanmoins, qu'elle est apte et idoine à ouïr et obéir à la
partie intelligente et discourante, à se retourner vers elle, et à se
ranger à ses preceptes, pourvu qu'elle ne soit point gâtée à fait, et
corrompue par une volupté ignorante, et une habitude de vie dissolue.
Et s'il y en a qui s'émerveillent et qui trouvent <p 32r>
étrange, comment une partie peut être irraisonnable, et néanmoins
obéissante à la raison: ceux-là ne me semblent pas bien comprendre la
force et la puissance de la raison, combien elle est grande, et jusques
où elle passe et pénétre à commander, conduire, et guider, non par
dures ni violentes contraintes, mais par molles et douces inductions et
persuasions, qui ont plus d'efficace que toutes les forces du monde.
Qu'il soit ainsi, les esprits, les nerfs et les os sont parties
irraisonnables du corps, mais aussi tôt qu'il y a en l'esprit un
mouvement de volonté, comme ayant la raison tant soit peu secoué la
bride, tous s'étendent, tous s'esveillent et se rendent prests à obeïr:
si l'homme veut courir, les pieds sont dispos: s'il veut prendre ou
jeter quelque chose, les mains sont incontinent prêtes à mettre en
oeuvre. Le poète Homere même nous donne bien clairement à connaître la
convenance et intelligence qu'il y a entre la raison, et les parties
privées du discours de raison, par ces vers,
Ainsi baignait de larmes son visage
Penelopé, en plorant le veuvage
De son époux tout joignant d'elle assis:
Mais Ulysses en son esprit rassis
Se sentait bien attainct de pitié tendre,
Voyant ainsi tant de larmes épandre
Celle que plus il aimait cherement:
Et toutefois il tenait sagement
Ses pleurs cachés, et dessous les paupieres
Fermes étaient de ses yeux les lumières,
Sans plus siller, que si leur dureté
De roide fer ou de corne eût été.
tant il avait rendu obéissants au jugement de la raison et les esprits,
et le sang, et les larmes. Cela même montrent aussi clairement les
parties naturelles, qui se retirent, et par manière de dire,
s'enfuient, sans se bouger ni emouvoir, quand nous approchons des
belles personnes que la raison ou la loi nous défendent de toucher. Ce
qui advient encore plus évidemment à ceux, qui étant devenus amoureux
de quelques filles ou femmes, sans les connaître, reconnaissent puis
après que ce sont ou leurs soeurs, ou leurs propres filles: car alors
tout soudain la concupiscence cède et fait joug, quand la raison s'y
est interposée, et le corps contient toutes ses parties honnêtement, en
devoir d'obeïr au jugement de la raison. Et advient aussi bien souvent,
que l'on mange quelques viandes de bon appétit sans savoir que c'est,
mais aussi tôt que l'on s'aperçoit, ou que par autre on est averti, que
c'est quelque viande impure, mauvaise et défendue, non seulement on
s'en repent, et en est-on fâché en son entendement, mais aussi les
facultés corporelles s'accordants avec l'opinion, on en prend des
vomissements et des maux de coeur, qui renversent l'estomac sans dessus
dessous. Et si ce n'était que j'aurais peur qu'il ne semblast, que
j'allasse industrieusement ramasser de toutes parts des inductions
plaisantes, pour aggreer aux jeunes gens, je m'élargirais à déduire les
psalterions, les lyres, les épinettes, les flûtes, et autres tels
instruments de musique, que l'on a inventés pour accorder et consoner
avec les passions humaines, encore que ce soient choses sans âmes,
elles ne laissent pas toutefois de s'éjouir ou se plaindre et lamenter
avec eux, ains chantent, s'égayent, voire font l'amour quand et eux,
représentants les affections, les volontés, et les moeurs de ceux qui
en jouent. Auquel propos on dit, que Zenon même allant un jour au
théâtre pour ouïr le musicien Amoebeus, qui chantait sur la lyre, dit à
ses disciples: Allons-y, pour ouïr et apprendre quelle armonie et
resonance rendent les entrailles des bêtes, les nerfs, les ossements,
et les bois, quand on les sait disposer par nombres, par proportions,
et par ordre. <p 32v> Mais laissant ces exemples-là, je leur
demanderais volontiers, si quand les chevaux, les chiens, et les
oiseaux, que nous nourrissons en nos maisons, par accoutumance,
nourriture et enseignement, apprennent à rendre des voix intelligibles,
et à faire des mouvements, des gestes, et des tours qui nous sont et
plaisants et utiles: et semblablement quand ils lisent dedans Homere,
que Achilles excitait à combattre et les hommes et les chevaux, ils
s'ébahissent encore, et doutent si la partie qui se courrouce, qui
appéte, qui se deult, qui s'éjouit en nous, peut bien obeïr à la
raison, et pour être affectionneée et disposée par elle, attendu
mêmement qu'elle n'est point logée dehors, ni divisée et distincte
d'avec nous, et qu'il n'y a rien au dehors qui la forme, ne qui la
moule, ou qui la taille par force à coups de marteau ni de ciseau, ains
que elle est toujours attachée à elle, toujours conversant avec elle,
nourrie et duitte par longue accoutumance. Voilà pourquoi les anciens
l'ont bien proprement appelée Ethos, qui est à dire, les Moeurs, pour
nous donner grossement à entendre, que les moeurs ne sont autre chose,
qu'une qualité imprimée de longue main en celle partie de l'âme qui est
irraisonnable, et est ainsi nommée parce qu'elle prend celle qualité de
la demeure longue, et longue accoutumance, étant formée par la raison,
laquelle n'en veut pas du tout ôter ni desraciner la passion, parce
qu'il n'est ni possible, ni utile, ains seulement lui trace et limite
quelques bornes, et lui établit quelque ordre, faisant en sorte que les
vertus morales ne sont pas impassibilités, mais plutôt règlements et
moderations des passions et affections de notre âme, ce qu'elle fait
par le moyen de la prudence, laquelle réduit la puissance de la partie
sensuelle et passible à une habitude honnête et louable. Parce que l'on
tient que ces trois choses sont en notre âme, la puissance naturelle,
la passion, et l'habitude. La puissance naturelle est le commencement,
et par manière de dire, la matière de la passion, comme la puissance de
se courroucer, la puissance de se vergongner, la puissance de
s'assurer. La passion après est le mouvement actuel d'icelle puissance,
comme le courroux, la vergongne, l'assurance. Et l'habitude est une
fermeté établie en la partie irraisonnable par longue accoutumance, et
une qualité confirmée, laquelle devient vice quand la passion est mal
gouvernée, et vertu quand elle est bien conduitte et menée par la
raison. Mais pour autant que l'on ne trouve pas que toute vertu soit
une mediocrité, ni ne l'appelle-on pas toute morale, à fin de mieux en
montrer et déclarer la différence, il faut commencer un peu de plus
haut. Toutes les choses sont ou absolument et simplement en leur être,
ou relativement au égard à nous. Absolument sont en leur être, comme la
terre, le ciel, les étoiles, et la mer: relativement au regard de nous,
comme bon, mauvais: proufitable, nuisible: plaisant déplaisant. La
raison contemple l'un et l'autre, mais le premier genre des choses qui
sont absolument appartient à science, et à contemplation, comme son
object: le second, des choses qui sont relativement au égard à nous,
appartient à consultation et action: et la vertu de celui-là est
sapience, la vertu de cettui-ci, prudence: et y a différence entre
prudence et sapience, d'autant que prudence consiste en une relation,
et application de la partie contemplative de l'âme, à l'action et au
régime de la sensuelle et passible selon raison, tellement que prudence
a besoin de la fortune, là où sapience n'en a que faire, pour atteindre
et parvenir à sa propre fin: ni aussi de consultation, parce qu'elle
concerne les choses qui sont toujours unes et toujours de même sorte.
Et comme le Geometrien ne consulte pas touchant le triangle, à savoir
s'il a trois angles egaux à deux droits, ains le sait certainement: et
la consultation se fait des choses qui sont et adviennent tantôt d'une
sorte, et tantôt d'une autre, non pas de celles qui sont fermes et
stables toujours en un être immuable: aussi l'entendement et âme
speculative exerçant ses functions sur les choses premières et
permanentes qui ont toujours une même nature, et qui ne reçoivent <p
33r> point de changement, est exempte de toute consultation. Mais la
prudence descendant aux choses pleines de variation, de troubles et de
confusion, il est forcé qu'elle se mêle souvent des choses fortuites et
casuelles, et qu'elle use de consultation en choses si douteuses et si
incertaines, et après avoir consulté, qu'elle vienne lors à mettre la
main à l'oeuvre, et à l'action, assistée de la partie raisonnable,
laquelle elle tire quand et soi aux actions, car elles ont besoin d'un
instinct et esbranlement que fait l'habitude morale en chaque passion:
mais cet instinct-là a besoin de raison qui le limite, à fin qu'il soit
modéré, à fin qu'il ne passe point outre, ni ne demeure point deçà le
milieu, parce que la partie brutale et passible a des mouvements qui
sont les uns trop véhéments et trop soudains, les autres trop tardifs
et plus lâches qu'il n'appartient. C'est pourquoi nos actions ne
peuvent être bonnes qu'en une sorte, et mauvaises en plusieurs: comme
l'on ne peut assener au but que par une sorte seulement, mais bien le
peut on faillir en plusieurs, en donnant ou plus haut ou plus bas qu'il
ne faut. L'office doncques de la raison active selon nature est, d'ôter
et retrancher tous exces et toutes défectuosités aux passions, parce
que quelquefois l'instinct et esbranlement, soit par infirmité, ou par
délicatesse, ou par crainte, ou par paresse, se lâche et demeure court
au devoir, et là se treuve la raison active, qui le réveille et
l'excite. Et quelquefois aussi, au contraire, se laisse aller à la
débordée, étant dissolu et désordonné, et la raison lui ôte ce qu'il a
de trop véhément, reglant ainsi et moderant ce mouvement actif, elle
imprime en la partie irraisonnable les vertus morales, qui sont
mediocrités entre le peu et le trop. Car il ne faut pas estimer que
toute vertu consiste en mediocrité, d'autant que la sapience et
prudence, qui n'ont besoin aucun de la partie brutale et irraisonnable,
gisent seulement au pur et sincere entendement et discours du
pensement, non sujettes aux passions, n'étant autre chose qu'une cime
et extrémité de raison affinée, contente de soi, parfaite, et n'ayant
aucun besoin de la partie irraisonnable et sensuelle, en laquelle
raison se forme et engendre la très divine et très heureuse science:
mais la vertu morale tenant de la terre à cause du corps, a besoin des
passions, comme d'outils et de ministres pour agir et faire ses
operations, n'étant pas corruption ou abolition de la partie
irraisonnable de l'âme, ains plutôt le règlement et l'embellissement
d'icelle, et est bien extrémité quant à la qualité et à la perfection,
mais non pas quant à la quantité, selon laquelle elle est mediocrité,
ôtant d'un côté ce qui est excessif, et de l'autre ce qui est
défectueux. Mais pource qu'il y a milieu et mediocrité de plusieurs
sortes, il nous faut définir quel milieu et quelle mediocrité est la
vertu morale. premièrement doncques, il y a un milieu qui est composé
des deux extrémités, comme le gris ou le tanné, composé du blanc et du
noir. Et ce qui contient ou qui est contenu est moyen et milieu entre
ce qui contient et ce qui est contenu seulement, comme le monbre de
huit entre le douze et le quatre. Ce qui ne participe et ne tient de
nulle des extrémités s'appelle aussi moyen et milieu, comme ce qui est
indifférent entre le bien et le mal, mais vertu ne peut être milieu ne
moyen selon pas une de ces interpretations-là, parce qu'elle ne peut
être composition ni mêlange de deux vices, ni ne peut contenir ce qui
est moins, ni être contenu de ce qui est plus que le devoir, et si
n'est point du tout exempté des passibles émotions sujettes au trop et
au peu, et au plus et au moins. Mais plutôt elle est et s'appelle
milieu et moyen, selon la mediocrité qui est aux sons et aux accords
des voix, car il y a en la Musique une note et une voix qui s'appelle
moyenne, pource qu'elle est au milieu de la basse et de la haute que
l'on appelle Hypaté et Neté, se retirant de la hautesse de l'une qui
est trop aigue, et de la bassesse de l'autre qui est trop grosse: aussi
la vertu morale est un certain mouvement et puissance en la partie
irraisonnable de l'âme qui tempere le relâchement ou roidissement, et
le plus et moins qui y peuvent être, réduisant chacune passion à
température moderée pour la garder de faillir. <p 33v> En premier
lieu doncques ils disent, que la force ou prouesse et vaillance est le
moyen et le milieu entre couardise et temérité, desquelles deux
extrémités l'une est exces, et l'autre défaut de la passion d'ire. La
liberalité est un moyen entre chicheté et prodigalité: Clemence entre
indolence et cruauté: Justice moyen entre le distribuer plus et moins
de ce qu'il faut és contrats et affaires des hommes, les uns avec les
autres: tempérance milieu entre l'impassibilité insensible, et la
dissolution débordée és voluptés: en quoi principalement et plus
clairement se donne à connaître la différence qu'il y a de la partie
brutale à la partie raisonnable de l'âme: et voit-on évidemment,
qu'autre chose est la passion, et autre chose la raison, parce
qu'autrement il n'y aurait point de différence entre la tempérance et
la continence, et entre l'intempérance et l'incontinence és voluptés et
cupidités, si c'était une même partie de l'âme qui jugeast, et qui
convoitât: mais maintenant la tempérance est quand la raison gouverne
et manie la partie sensuelle et passionnée, ne plus ne moins qu'un
animal bien dompté et bien fait à la bride, le trouvant obéissant en
toutes cupidités, et recevant volontairement le mors. Et la continence
est quand la raison demeure bien la plus forte, et méne la
concupiscence, mais c'est avec douleur et regret, parce qu'elle n'obéit
pas volontiers, ains va de travers à coups de bâton, forcée par le mors
de bride, faisant toute la resistance qu'elle peut à la raison, et lui
donne beaucoup de travail et de trouble: comme Platon, pour le mieux
donner à entendre par similitude, fait qu'il y a deux bêtes de voitture
qui tirent le chariot de l'âme, dont la pire combat, étrive et regimbe
contre la meilleure, et donne beaucoup d'affaire et de peine au cocher
qui les conduit, étant contraint de tirer à l'encontre, et tenir roide,
de peur que les rênes purpurées, comme dit Simonides, ne lui échappent
des mains. Voila pourquoi ils ne tiennent point que continence soit
vertu entière et parfaite, ains quelque chose moindre, parce que ce
n'est point une mediocrité de consonante armonie et accord du pire avec
le meilleur, ne qui resecque ce qu'il y a de trop en la passion: ni
l'appétit n'obéit point volontairement de gré à gré à la raison de
l'âme, ains lui fait de la peine, et en reçoit aussi, et finablement
est rangé sous le joug par force, comme en une sédition civile, là où
les deux parties discordantes se voulants mal, et se faisants la guerre
l'une à l'autre, habitent dedans une même clôture de ville, comme dit
Sophocles,
La cité est pleine d'encensements,
Pleine de chants, et de gémissements.
telle est l'âme du continent, pour le combat et le discord qu'il y a
entre la raison et l'appétit. C'est pourquoi ils tiennent aussi, que
l'incontinence n'est pas du tout vice, ains quelque chose de moins,
mais que l'intempérance est le vice tout entier, pource qu'elle a
l'affection mauvaise et la raison gâtée et corrompue, étant par l'une
poussée à appéter ce qui est déshonnête, et par l'autre induite à mal
juger et consentir à la cupidité déshonnête: de manière qu'elle perd
tout sentiment des fautes et péchés qu'elle commet, là où
l'incontinence retient bien le jugement sain et droit par la raison,
mais par la vehemence de la passion plus puissante que la raison, elle
est emportée comme son propre jugement: aussi est elle différente de
l'intempérance, d'autant qu'en l'une la raison est vaincue par la
passion, et en l'autre elle ne combat pas seulement. L'incontinent en
combattant quelque peu, se laisse à la fin aller à sa concupiscence:
l'intemperant en consentant, approuvant et louant, suit son appétit.
L'intemperant est bien aise et se réjouit d'avoir péché, l'incontinent
en a douleur et regret: l'intemperant va gaiement et affectueusement
après sa villanie, l'incontinent enuis et mal volontiers abandonne
l'honnêteté: et s'il y a différence entre leurs faits et actions, il
n'y en a pas moins entre leurs paroles, car les propos de l'intemperant
sont tels,
Grace il n'y a ni plaisir en ce monde,
<p 34r> Sinon avec dame Venus la blonde:
Puissent mes yeux par mort évanouir
Alors que plus je n'en pourray jouir.
Un autre dit, Boire, manger, et paillarder, c'est le principal: tout le
reste je l'estime accessoire, quant à moi. celui-là est de tout son
coeur enclin aux voluptés, et miné par dessous: aussi ne l'est pas
moins celui qui dit,
Laisse moi perdre, il me plaît de perir.
Car il a le jugement avec l'appétit gâté et corrompu, depuis qu'il
parle ainsi. Mais les propos et paroles de l'incontinent sont autres et
différentes,
j'ai le sens bon, mais nature me force. Et cet autre,
Hélas hélas, c'est divine vengeance,
Que l'homme ayant du bien la connaissance,
N'en use pas, ains fait out le contraire. Et cet autre,
Là le courroux ne peut non plus durer
Ferme, que l'ancre en tourmente assurer
La nave étant fichée dans du sable,
Qui ne tient coup, et ne demeure stable.
Il ne dit pas mal, ni de mauvaise grâce, l'ancre fichée dedans le
sable, pour signifier la faible tenue de la raison, qui ne demeure pas
fichée et ferme, ains par la lâcheté, et molle délicatesse de l'âme,
laisse aller son jugement: et n'est pas loin aussi de celle comparaison
ce que dit un autre,
Comme une nave attachée au rivage,
Venu le vent rompt tout chable et cordage.
Car il appelle chable et cordage le jugement de la raison qui resiste à
l'acte déshonnête, lequel vient à se rompre par l'impetuosité de la
passion, comme d'un vent violent: car, à dire la vérité, l'intempérance
est poussée par cupidités à pleines voiles dedans les voluptés et
lui-même s'y dresse et s'y accommode: mais l'incontinent y va, par
manière de dire, de travers, désirant s'en retirer, et repousser la
passion qui l'attire, mais à la fin il se laisse couler et tomber en
l'acte déshonnête, ainsi que Timon le donne à entendre par ces vers
dont il picquait Anaxarchus,
D'Anaxarchus hardie et permanente
La force était comme un chien impudente,
Où que ce fut qu'il se voulût jeter:
Mais malheureux, comme j'oïs raconter,
Il se jugeait, pource que sa nature
A volupté encline outre mesure
(Dont la plupart de ces Sages ont peur)
Le retirait arrière de son coeur.
Car ni le sage n'est continent, mais temperant: ni le fol incontinent,
mais intemperant, parce que le temperant se plaît et délecte des choses
belles et honnêtes, et l'intemperant ne se fâche et déplaît pas des
déshonnêtes: parquoi l'incontinence convient proprement et ressemble à
une âme sophistique, qui a bien l'usage de la raison, mais si imbêcile,
qu'elle ne peut pas persévérer et demeurer ferme en ce qu'elle a une
fois jugé être le devoir. Voilà doncques les différences qu'il y a
entre l'intempérance et l'incontinence, et aussi entre la tempérance et
la continence: car le remors, le regret, et le contre-coeur n'ont point
encore abandonné la continence, là où en l'âme temperante tout est
applani: il n'y a rien emeu qui batte, tout y est sain: de sorte que
qui verrait l'obéissance grande, et la tranquillité merveilleuse, dont
la partie irraisonnable est unie et incorporée avec la raisonnable, il
pourrait dire,
Alors le vent avait du tout cedé,
<p 34v> Et lui était le calme succedé
Sans nulle haleine, ayant des mers profondes
Dieu appaisé totalement les ondes.
ayant la raison assopy les excessifs, furieux et forcenés mouvements
des cupidités et passions, et celles dont la nature a nécessairement
besoin, les ayant rendues tellement soupples et obéissantes, amies et
secondantes toutes les intentions et toutes les volontés de la raison,
que ni elles ne courent devant, ni ne demeurent derrière, ni ne font
désordre quelconque par aucune désobéissance,
Comme un poulain suit la jument qu'il tête.
Ce qui confirme le dire de Xenocrates touchant ceux qui prennent à bon
escient l'étude de la philosophie, que seuls ils font volontairement ce
que les autres font malgré eux par la crainte des lois, s'abstenants de
satisfaire à leurs appétis désordonnés pour la doute des peines, comme
les chiens pour la peur des coups de bâton, et le chat pour le bruit,
ne regardants seulement qu'au danger de la peine. Or qu'il y ait en
l'âme sentiment d'une telle fermeté et resistance à l'encontre des
cupidités, comme s'il y avait quelque chose qui les combattist, et qui
leur fît tête, il est bien évident: toutefois il y en a qui
maintiennent, que la passion n'est point chose différente ni diverse de
la raison, et que cela qui se sent n'est point un combat de deux
diverses choses, ains changement d'une seule, qui est la raison, mais
que nous ne nous apercevons pas de ce changement, à cause de sa
soudaineté, ne considérants pas ce pendant, que c'est une même sujet de
l'âme, laquelle de sa nature sait convoiter, et se repentir, se
courroucer et avoir peur, qui tend à faire chose déshonnête attirée par
la volupté, et à l'opposite aussi s'en retient par crainte de la peine:
car il est certain, que cupidité, crainte, et autres semblables
passions, sont opinions perverses, et mauvais jugements qui s'impriment
non en diverses parties de l'âme, ains en celle qui est la principale,
c'est à savoir le discours de la raison, de laquelle les passions sont
inclinations, consentements, appétitions, mouvements, et operations
bref qui se changent légèrement en peu d'heure, et dont l'impetuosité
et vehemence violente est fort dangereuse, à cause de l'imbecillité et
inconstance de la raison, ne plus ne moins que les courses des petits
enfants. Mais le discours de cos oppositions-là premièrement est
contraire à l'évidence notoire, et au sens commun, car il n'y a
personne qui en soi-même ne sente une mutation de concupiscence en
jugement, et à l'opposite aussi, de jugement en concupiscence: et
voyons que l'amant ne cesse point d'aimer, encore qu'en son entendement
il discoure et juge, qu'il se faille départir de l'amour, et lui
resister, ni derechef aussi ne sort il point du discours et du
jugement, quand il se lâche et se laisse aller à sa cupidité, ains lors
que par la raison il combat à l'encontre de sa passion, il est encore
actuellement en la passion: et semblablement à l'heure même qu'il se
laisse vaincre de la passion, il vcait et connait par le discours de la
raison, le péché qu'il commet: de manière que ni par la passion il ne
perd point la raison, ni par la raison il n'est point délivré de la
passion, ains branslant tantôt en un côté, et tantôt en l'autre, il
demeure neutre, mitoyen et commun entre les deux. Mais ceux qui
estiment, que la principale partie de l'âme soit maintenant la
cupidité, maintenant le discours qui s'oppose à la cupidité,
ressemblent proprement à ceux qui voudraient dire, que le veneur et la
bête sauvage ne fussent pas deux, ains un tout seul corps qui se
changeât tantôt en une bête, et tantôt en un veneur: car, et ceux là en
chose toute évidente ne verraient goutte, et ceux-ci parlent contre
leur propre sentiment, attendu qu'ils sentent réelement et de fait en
eux-mêmes, non une mutation d'un en deux, mais un estrif et combat de
deux l'un contre l'autre. Pourquoi doncques (disent-ils) ce qui
délibére, et qui consulte en nous, n'est-il aussi bien double, ains est
simple et seul? C'est bien allégué, répondrons nous, mais l'evenement
<p 35r> et l'effet en est tout différent: car ce n'est pas la
prudence de l'homme qui combat contre soi-même, ains se servant d'une
même puissance, et faculté de ratiociner, elle touche divers arguments:
ou plutôt, dirons nous, c'est un même discours employé en divers sujets
et matières différentes: et pourtant n'y a-il point de douleur, ni de
regret aux discours qui sont sans passion, ni ne sont point les
consultants forcés de tenir une des parties contraires, contre leur
propre volonté, si ce n'est que d'aventure il n'y ayt secrètement
quelque passion attachée à l'une des parties, comme qui ajouterait sous
main quelque chose à l'un des bassins de la balance: ce qui advient
bien souvent, et lors ce n'est pas le discours de la ratiocination que
se contrarie à soi-même, ains est quelque passion secrète qui repugne à
la ratiocination, comme quelque ambition, quelque émulation, quelque
faveur, quelque jalouzie, ou quelque crainte contrevenant au discours
de la raison: et il semble que ce soient deux discours qui de paroles
se combattent l'un contre l'autre, ainsi qu'il appert clairement par la
sentence de ces vers d'Homere,
Honte ils avaient du combat rejeter
Le refusant, et peur de l'accepter. Et de ces autres,
Souffrir la mort est chose douloureuse,
Mais renommée on acquiert glorieuse:
Craindre la mort est une lâcheté,
Mais il y a à vivre volupté.
Voilà pourquoi au jugement des proces, les passions qui s'y coulent,
sont ce qui les fait longuement durer: et au conseil des Princes et des
Rois, ceux qui y parlent en faveur de quelque partie, ne le font pas,
ni ne défendent pas l'une des sentences pour la raison, ains se
laissent traverser à quelque passion contre le discours de l'utilité.
C'est pourquoi és cités qui sont gouvernées par un Senat, les
Magistrats qui seient en jugement ne permettent pas aux orateurs et
advocats d'emouvoir les affections: car le discours de la raison
n'étant empêché d'aucune passion, tend directement à ce qui est bon et
juste: mais s'il s'y met quelque passion à la traverse, alors le
plaisir ou déplaisir y engendre combat et dissention à l'encontre de ce
que l'on juge être bon. Qu'il soit ainsi, pourquoi est-ce, qu'aux
disputes de la philosophie on ne voit point que les uns soient amenés
avec douleur et regret par les autres en leurs opinions? Ains Aristote
même, Democritus et Chrysippus ont depuis reprouvé quelque avis qu'ils
avaient approuvés, sans regret ne fâcherie quelconque, mais plutôt avec
plaisir, pource qu'en la partie speculative de l'âme, il n'y a aucune
contrarieté de passions, à cause que la partie irraisonnable de l'âme
se repose, et demeure quoye sans curieusement s'ingérer de s'en
entremêler. Ainsi les discours de la ratiocination, aussi tôt que la
vérité lui apparait, encline volontiers en celle part, et abandonne le
mensonge, d'autant qu'en la partie irraisonnable de l'âme se repose, et
demeure quoye sans curieusement s'ingérer de s'en entremêler. Ainsl les
dicours de la ratiocination, ausso tôt que la vérité lui apparait,
encline volontiers en celle part, et abandonne le mensonge, d'autant
qu'en lui est, non ailleurs, la faculté de croire ou décroire, là où
les conseils et délibérations d'affaires, les jugements et arbitrages,
pour la plupart étant pleins de passions, rendent le chemin mal aisé,
et donnent bien de la peine à la raison, qui est arrêtée et empêchée
par la partie irraisonnable de l'âme, qui lui resiste, en lui mettant
au-devant quelque plaisir, ou quelque crainte, ou quelque douleur ou
cupidité, de quoi le sentiment est le juge, touchant à l'une et à
l'autre partie: car si bien l'une surmonte, elle ne défait pas pour
cela l'autre, ains la tire à soi malgré elle par force, comme celui qui
se tance et se reprend soi-même, pour être amoureux, use du discours de
sa raison contre sa passion, étant tous les deux ensemble actuellement
dedans son âme, ne plus ne moins que si avec la main il réprimait et
repoussait l'autre partie enflammée d'une fiévre de passion, sentant
les deux parties réelement se battants l'une contre l'autre dedans
soi-même: là où és disputes et inquisitions non passionnées, telles que
sont celles de l'âme speculative et contemplative, si les deux parties
se trouvent <p 35v> égales, il ne se fait point de jugement, ains
y a une irresolution, qui est comme une pause et un arrêt de
l'entendement, ne pouvant passer outre, ains demeurant suspendu entre
deux contraires opinions: et s'il advient qu'il encline en l'une des
opinions, la plus forte dissout l'autre, sans qu'elle en devienne
marrie, ni qu'elle en conteste obstineement contre l'opinion. Bref là
où il y a un discours et une ratiocination qui semble contrarier à
l'autre, ce n'est pas que l'on sente deux divers sujets, mais un seul
en diverses appréhensions et imaginations. Mais quand la partie brutale
combat à l'encontre de la raisonnable, étant telle qu'elle ne peut ni
vaincre ni être vaincue, sans regret et douleur, incontinent cette
bataille divise l'âme en deux, et rend cette diversité toute évidente
et manifeste. Si ne connait-on pas seulement à ce combat, qu'il y a
différence entre la source de la passion, et celle de la raison, mais
aussi à ce qui s'en ensuit, parce que l'on peut aimer un gentil enfant
et bien né à la vertu, et en aimer aussi un mauvais et dissolu. Et se
peut faire que l'on use de courroux injustement à l'encontre de ses
propres enfants, ou de ses peres et meres, et que l'on en use aussi
justement pour ses enfants, et pour ses peres et meres, à l'encontre
des ennemis et des tyrans: et comme là se sent manifestement le combat
et la différence de la passion d'avec le discours de la raison, aussi
là sent-on ici de l'obéissance et de la suite de la passion qui se
laisse conduire et mener à la raison. Comme, pour exemple, il advient
souvent qu'un homme de bien épouse une femme selon les lois, en
intention de l'honorer et de vivre avec elle justement et honnêtement:
mais puis après, la longue conversation par laps de temps y ayant
imprimé la passion d'amour, il aperçait en son entendement, qu'il la
cherit et l'aime plus tendrement qu'il n'avait proposé du commencement.
Et les jeunes gens qui rencontrent des maîtres et precepteurs gentils,
les suivent et les caressent du commencement pour l'utilité qu'ils en
reçoivent, mais par trait de temps puis après, ils les aiment
cordialement: et au lieu qu'ils leur étaient familiers et assidus
disciples seulement, ils en deviennent amoureux. Autant en advient il
envers les magistrats, envers les voisins, et envers les alliés: car du
commencement nous hantons avecques eux civilement et par obligation de
quelque honnêteté: mais puis après nous ne nous donnons garde, que nous
les aimons cherement, venant la raison à persuader et y attirer la
partie de l'âme qui est le sujet des passions. Et celui qui a dit le
premier ce propos,
Il y a deux hontes, l'une louable,
L'autre fardeau qui les maisons accable,
ne montre il pas manifestement, qu'il avait en soi-même souvent
expérimenté, que cette passion lui avait, par dilayer contre raison, et
différer de jour à autre, ruiné ses affaires et fait perdre de belles
occasions? Ausquelles preuves ces Stoïques ici se rendants pour
l'évidence manifeste qu'il y a, appellent honte vergongne, et volupté
joie, et peur circonspection: en quoi on ne les saurait pas justement
reprendre de ces deguisemens là de noms honnêtes, pourvu qu'ils
appellassent les mêmes passions, quand elles se rangent à la raison de
ces honnêtes-là: et quand elles y repugnent et la forcent, de ces
fâcheux ici. Mais quand étant convaincus par larmes qu'ils épandent,
par tremblemens de leurs membres, par changement de couleur, ils
appellent au lieu de douleur et de peur, je ne sais quelles morsures et
contractions, et qu'ils disent au lieu de cupidité promptitude, pour
cuider diminuer l'imperfection de leurs passions, il semble qu'ils
inventent et mettent en avant des justifications plus apparentes que
vraies, et sophistiques, non pas philosophiques, cuidants pour néant
s'exempter et éloigner des choses par les changemens et déguisements
des noms: et toutefois eux-mêmes appellent encore ces joyes là, ces
promptitudes de volonté, ces circonspections retenues, Eupathies, c'est
à dire, bonnes affections ou droites passions, et non pas
impassibilités, usants en cet endroit des noms ainsi comme il
appartient. <p 36r> Car il se fait alors une droitture de
passions, quand le discours de la raison vient non à abolir et ôter du
tout les passions, mais à les règler et bien ordonner en ceux qui sont
sages: mais les vicieux et incontinens, que leur advient-il quand ils
ont jugé qu'il leur faut aimer père et mère, et au lieu d'une amie ou
d'un ami? Ils ne peuvent venir à bout de le faire: et au contraire,
s'ils ont jugé qu'il leur faille aimer une courtisane ou un flatteur
bouffon, ils les aiment incontinent. Or si c'était une même chose que
la passion et le jugement, il faudrait que aussi tôt comme l'on aurait
jugé, qu'il serait besoin d'aimer ou de haïr, que l'aimer ou le haïr
s'en ensuivît incontinent: mais au contraire, tout au rebours advient,
parce que la passion s'accorde bien avec quelques jugements, et à
d'autres elle repugne: parquoi eux-mêmes forcez par la vérité des
choses, disent bien que toute passion n'est pas jugement, ains
seulement celle qui émeut l'appétition forte et véhémente, confessants
par là, que ce sont choses diverses en nous, celle qui juge, et celle
qui souffre, c'est à dire, qui reçoit les passions, comme ce qui remue,
et ce qui est remué. Chrysippus mêmes en plusieurs passages définissant
que c'est patience et continence, il dit, que ce sont habitudes aptes
et idoines à suivre l'election de la raison: par où il montre
évidemment, qu'il est contraint de confesser et avouer, que c'est autre
chose en nous, ce qui suit en obtemperant, ou qui repugne en
n'obtemperant pas, que ce qui est suivi, ou non suivi. Et quant à ce
qu'ils tiennent que tous péchés sont egaux, et toutes fautes égales, il
n'est pas maintenant temps ne lieu à propos pour le réfuter: mais bien
dirai-je en passant, que en la plupart des choses ils se trouveront
repugner et resister à la raison, contre l'apparence et évidence toute
manifeste: car toute passion selon eux est faute, et tous ceux qui se
devillent, ou qui craignent, ou qui appétent, faillent. Or y a il
certainement de grandes différences entre les passions selon plus et
moins: car qui dirait que la peur de Dolon fut égale à celle d'Ajax,
qui regardait toujours derrière lui, et se retirait au petit pas
d'entre les ennemis,
L'en des genoux avançant de peu l'autre,
comme dit Homere: et entre la douleur de Platon pour la mort de
Socrates, et celle d'Alexandre pour la mort de Clytus, qui s'en voulut
tuer lui-même? Car les douleurs et regrets croissent infiniment quand
c'est contre toute apparence de raison, et l'accident est bien plus
grief et plus angoisseux, quand il advient tout au rebours de
l'espérance: comme, pour exemple, si un père qui s'attendait de voir
son fils advancé en honneur et credit, entend dire qu'il est en prison,
là où on lui donne la gehenne fort étroit, ainsi que Parmenion entendit
de son fils Philotas. Et qui dirait que le courroux de Nicocreon à
l'encontre de Anaxarchus ait été pareil à celui de Magas à l'encontre
de Philemon, tous deux ayants été injuriés et outragés de paroles par
eux? car Nicocreon fit piler et briser Anaxarchus avec des pilons de
fer dedans un mortier: et Magas commanda au bourreau d'appliquer le
tranchant de l'épée nue sur le col de Philemon, sans lui faire autre
mal, et puis le laisser aller. C'est pourquoi Platon appelle l'ire et
le courroux, les nerfs de l'âme, pour donner à entendre qu'ils se
peuvent lâcher et roidir. Pour repousser ces objections là, et autres
semblables, ils disent que ces tensions et roidissemens-là des passions
ne se font pas par jugement, attendu qu'il y a faute en toutes, mais
que ce sont certaines pointures d'aiguillons, et certaines
contractions, et dilatations qui reçoivent plus ou moins par raison: et
toutefois encore y a il différence, quant aux jugements, parce que les
uns jugent que la pauvreté n'est pas mal, et les autres tiennent que
c'est un bien grand mal, et les autres encores plus, jusques à se jeter
du haut des rochers dedans la mer, pour en échapper. Les uns tiennent
que la mort est mal, en ce qu'elle nous prive de la fruition du bien:
les autres disent, qu'il y a sous la terre des maux éternels, et des
punitions horribles. Et la santé aucuns l'aiment comme chose utile, et
qui est selon nature: <p 36v> aux autres il semble, que c'est le
souverain des biens, tellement que sans elle les richesses ne servent
de rien, ni les enfants, ni les états, non pas
La Royauté, qui l'homme égale à Dieu.
voire jusques à dire, que les vertus mêmes ne servent de rien, et sont
inutiles, si elles ne sont accompagnées de la santé: de sorte qu'il
appert, que aux jugements mêmes on erre plus et moins: mais il n'est
pas maintenant à propos de réfuter cela, seulement faut-il de là
prendre ce qu'ils confessent eux-mêmes, qu'il y a une partie du
jugement qui est irraisonnable, en laquelle ils tiennent que se forme
la passion plus grande et plus véhémente, contestants de voix et de
parole, et ce pendant confessants de fait la chose à ceux qui
maintiennent, que la partie qui reçoit les passions de l'âme est
différente de celle qui juge et qui discerne. Et Chrysippus en son
livre qu'il a intitulé Anomologie, après qu'il a dit, que la colère est
aveugle, et qu'elle nous empêche de voir bien souvent ce qui est tout
évident, et qu'elle offusque et se met au-devant de ce que l'on sait
parfaitement, un peu après il dit: «Car les passions qui surviennent
chassent du tout hors le discours de la raison, et comme si l'on était
d'autre avis, ils poussent l'homme à faire de contraires actions.» Puis
il allégue le témoignage de Menander,
O moi chetif, hélas, en ce temps là
Que je choisy non ceci, mais cela!
En quel endroit de toute ma personne
était logé ce qui en moi raisonne?
Et passant encore plus outre: «Comme ainsi soit, dit-il, que l'animal
raisonnable soit né pour en toutes choses user de la raison, et se
gouverner par icelle, nous la rejetons néanmoins en arrière par une
autre plus violente force.» confessant bien clairement en ces termes,
ce qui advient du debat de la passion à l'encontre de la raison: car ce
serait une moquerie, comme dit Platon, de dire qu'un fut meilleur et
puis après pire que soi-même, ou qu'il fut maître et maîtrisé tout
ensemble de soi-même, si ce n'était pource que naturellement un chacun
de nous est double, et qu'il a en soi une partie meilleure et une autre
pire: ainsi celui qui rend la pire partie sujette et obéissante à la
meilleure, est continent, et meilleur que soi-même: mais celui qui
souffre que la partie brutale et irraisonnable de son âme commande, et
aille devant celle qui est plus noble et meilleure, celui là est
incontinent, et pire que soi-même, faisant contre nature, d'autant que
selon nature il est raisonnable que la raison, qui est divine, marche
devant et commande à la partie sensuelle et brutale, qui prend sa
naissance du corps même, et auquel elle ressemble, de sa proprieté
participant, ou pour mieux dire étant pleine des passions du corps
même, auquel elle est adjointe: ainsi que témoignent et déclarent tous
ses mouvemens qui ne tendent qu'à toutes choses materielles et
corporelles, et qui prennent leurs roidissemens ou relâchemens des
mutations du corps. Voilà pourquoi les jeunes hommes sont prompts,
hardis, et en leurs appétits bouillans, jusques à en être presque
furieux, pour la quantité et chaleur de leur sang: et des vieux, au
contraire, la source de concupiscence, qui est au foie, s'éteint, et
devient faible et imbêcile, et à l'opposite la raison vient en force et
vigueur, d'autant que la partie sensuelle et passionnée vient à
s'amortir avec le corps: et c'est cela même qui dispose la nature des
bêtes sauvages à diverses passions, car ce n'est point pour droites ou
perverses, bonnes ou mauvaises opinions qu'elles aient, que les unes
sont incitées à faire effort, et se mettre en défense contre quelque
péril qui se présente, et les autres sont si éprises de peur et de
frayeur, que l'on ne les saurait jamais assurer, ains les forces qui
sont au sang, aux esprits et en tout le corps, font les diversités et
différences des passions qui sourdent et germent de la chair, comme de
leur source et racine. Mais en l'homme que le corps se meuve et souffre
quand et les élans des passions, on l'aperçait évidemment par la
couleur pasle en frayeur, <p 37r> par la rougeur de visage, par
le tremblement des jambes, le battement du coeur en colère: et au
contraire aussi, par les espanouissements et élargissements du visage,
quand l'homme est en espérance de quelques voluptés: là où quand
l'esprit et l'entendement se meut seul sans passion, alors le corps se
repose et demeure quoi, n'ayant communication ni participation
quelconque avec la partie qui entend et qui discourt: où s'il se met à
penser quelque proposition de Mathematique ou d'autre science
speculative, il n'y appelle pas seulement pour adjoint la partie
irraisonnable, tellement que par là même il appert clairement, que ce
sont deux parties différentes en facultés et en puissance. En somme, de
toutes les choses qui sont au monde, comme eux-mêmes le disent, et
comme il est aussi tout évident, les unes sont régies et gouvernées par
habitude, les autres par nature: les unes par l'âme sensuelle et
irraisonnable, les autres par celle qui est la raison et l'entendement:
dequoi l'homme est en tout participant, et né avec toutes ces
différences: car il est contenu par habitude, et nourri par nature, et
use de raison et d'entendement: ainsi a-il sa part de ce qui est
irraisonnable: et est née avec lui, non venue ni introduitte
d'ailleurs, la source et cause primitive des passions, laquelle par
conséquent lui est nécessaire: et pour ce ne la faut pas ôter ni
déraciner du tout, ains seulement la cultiver, la régir et gouverner.
Pourtant ne faut-il pas, que la raison face comme jadis fit Lycurgus le
Roi de Thrace, qui fit couper les vignes pour autant que le vin
enivrait: ni ne faut pas qu'elle retranche tout ce qu'il y peut avoir
de profitable en la passion, avec ce qu'il y a de dommageable: ains
faut qu'elle face comme le bon Dieu, qui nous a enseigné l'usage des
bonnes plantes et arbres fruitiers, c'est de resequer ce qu'il y a de
sauvage, et ôter ce qu'il y a de trop, et au demeurant cultiver ce
qu'il y a d'utile: car ceux qui craignent de s'enivrer, ne répandent
pas le vin en terre: ni ceux qui craignent la violence de la passion,
ne l'ôtent pas du tout, ains la tempèrent: comme l'on dompte bien la
fierté des boeufs et des chevaux, pour les garder de regimber et de
sauter: aussi le discours de la raison se sert des passions quand elles
sont bien domptées et bien duittes à la main, sans enerver ni du tout
couper à la racine la partie de l'âme qui est née pour seconder et
servir,
Le cheval est pour servir à la guerre:
Pour la charrue à labourer la terre
Il faut le boeuf: le Dauphin court volant
Jouxte la nef en pleine mer cinglant:
Au fier sanglier, qui de tuer menace,
Faut un levrier hardi qui le terrasse,
ce dit Pindare: Mais l'entretènement des passions est encore bien plus
utile que toutes ces bêtes-là, quand elles secondent la raison, et
servent à roidir les vertus, comme l'ire moderée sert à la vaillance,
la haine des méchants sert à la justice, l'indignation à l'encontre de
ceux qui indignement sont heureux, car leur coeur élevé de folle
arrogance et insolence à cause de leur prosperité a besoin d'être
réprimé, et n'y a personne qui voulût, encore qu'il se pût faire,
séparer l'indulgence de la vraie amitié ou l'humanité de la
misericorde, ni le participer aux joyes et aux douleurs de la vraie
bienvueillance et dilection. Et s'il est ainsi, comme il est, que ceux
qui voudraient chasser amour du tout à cause du fol amour, erreraient
grandement, assi peu feraient bien ceux, qui pour l'avarice, qui est
convoitise d'avoir, voudraient éteindre, et blâmeraient toute cupidité:
et feraient ne plus ne moins, que ceux qui voudraient empêcher que l'on
ne courût, pource que l'on choppe quelquefois en courant: et que l'on
ne tirât jamais de l'arc, pource que l'on faut aucunefois à donner au
blanc: et comme si quelqu'un ne voulait jamais ouïr chanter, pour
autant que le discorder lui déplairait: car ainsi comme la musique ne
fait pas l'armonie de l'accord, en ôtant le bas et le haut de la voix:
ni la médecine ne ramène pas la santé és corps en ôtant le <p
37v> chaud et le froid, mais en les temperant et mêlant ensemble par
bonne proportion, ainsi est-il quant à ce qui est louable és moeurs,
quand par la raison il y a une mediocrité et moderation empreinte és
facultés et mouvemens des passions, parce que l'excessive joie,
l'excessive douleur et tristesse, ressemblent à la fiévre et
inflammation du corps, non pas la joie ni la tristesse, simplement.
Voilà pourquoi Homere dit sagement,
L'homme de bien n'a jamais trop de peur,
ni pour effroi ne change de couleur.
Car il n'ôte pas la peur simplement, mais l'excessive peur, afin que
l'on ne pense pas que la vaillance soit une folie desesperée, ni que
l'assurance soit temérité. Ainsi faut-il aux voluptés retrancher la
trop véhémente cupidité, et és vengeances, la trop grande haine des
méchants: et qui le fera ainsi, se trouvera non point indolent, mais
temperant, et juste, non point cruel: là où si l'on ôte de tout point
entièrement les passions, encore qu'il fut possible de le faire, on
trouvera que la raison en plusieurs choses demeurera trop lâche et trop
molle, sans action, ne plus ne moins qu'un vaisseau branlant en mer,
quand le vent lui défaut. Ce que bien entendants les legislateurs és
établissemens de leurs lois et polices, y mêlent des emulations et
jalousies des citoyens, les uns sur les autres: et contre les ennemis
ils aiguisent la force du courage, et la vertu militaire, avec des
tabourins et trompettes, les autres avec des flûtes et semblables
instrumens de musique. Car non seulement en la poésie, comme dit
Platon, celui qui sera épris et ravi de l'inspiration des Muses, fera
trouver tout autre ouvrier, quelque laborieux, exquis et diligent qu'il
soit, digne d'être moqué: mais aussi és combats l'ardeur affectionnée
et divinement inspirée est invincible, et n'y a homme qui la pût
soutenir: c'est une fureur martiale que Homere dit que les Dieux
inspirent aux hommes belliqueux,
Parlé qu'il eut, de grande force il enfla
Le coeur du Roi, que dedans il souffla. Et cet autre,
Il faut qu'il soit assisté d'un des Dieux,
Qu'il est si fort au combat furieux.
ajoutant au discours de la raison comme un aiguillon et une voitture de
la passion qui la pousse, et qui la porte. Et nous voyons que ces
Stoïques ici, qui rejettent tant les passions, incitent bien souvent
les jeunes gens avec louanges, et bien souvent les tancent de bien
severes paroles et aigres répréhensions, à l'un desquels est adjoint le
plaisir, et à l'autre le déplaisir, parce que la répréhension apporte
repentance et vergongne, dont l'une est comprise sous le genre de
douleur, et l'autre sous le genre de crainte: aussi usent-ils de
ceux-là principalement aux corrections et répréhensions. C'est pourquoi
Diogenes, un jour que l'on louait hautement Platon, «Et que trouvez
vous, dit-il de si grand et si digne en ce personnage, vu qu'en si long
temps qu'il y a qu'il enseigne la philosophie, il n'a encore fâché
personne?» car les sciences mathematiques ne sont pas si proprement les
anses de la philosophie, comme soûlait dire Xenocrates, comme le sont
les passions des jeunes gens, c'est à savoir la honte, la cupidité, la
repentance, la volupté, la douleur, l'ambition, ausquelles passions la
raison et la loi venants à toucher avec une touche discrette et
salutaire, remet promptement et efficacement le jeune homme en la
droite voie: tellement que le Paedagogue Laconien répondit très bien,
quand il dit, qu'il ferait que l'enfant qu'on lui baillait à gouverner
se réjouirait des choses honnêtes, et se fâcherait des déshonnêtes: qui
est la plus belle et la plus magnifique fin, qui saurait être de la
nourriture et education d'un enfant de bonne et noble maison.<p
38r>
V. Du vice et de la vertu.
IL SEMBLE que ce soient les habillements qui échauffent l'homme, et
toutefois ce ne sont-ils pas qui l'échauffent, ne qui lui donnent la
chaleur, parce que chacun d'iceux vêtements à part soi est froid: de
manière que quand on est en fiévre et en chaud mal, on aime à changer
souvent de draps et de couverture, pour se rafraîchir: mais
l'habillement enveloppant le corps, et le tenant joint et serré, arrête
et contient la chaleur au dedans, que l'homme rend de soi-même, et
empêche qu'elle ne se répande parmi l'air. Cela même étant és choses
humaines trompe beaucoup de gens, lesquels pensent s'ils sont logés en
belles et grandes maisons, s'ils possedent grand nombre d'esclaves, et
qu'ils amassent grosse somme d'or et d'argent, qu'ils en vivront
joyeusement: là où le vivre doucement et joyeusement ne procède point
du dehors de l'homme, ains au contraire l'homme despart et donne à
toutes choses qui sont autour de lui joie et plaisir, quand son naturel
et ses moeurs au dedans sont bien composés, parce que c'est la fontaine
et source vive, dont tout ce contentement procède.
La maison est à voir plus honorable,
Où il y a toujours feu perdurable.
Aussi les richesses sont plus agréables, la gloire a plus de lustre et
de splendeur, et l'authorité apporte plus de contentement si la joie
interieure de l'âme y est conjointe, attendu que l'homme supporte et la
pauvreté, et le bannissement de son pays, et la vieillesse plus
patiemment et plus aisément, si de lui-même il a les moeurs douces, et
le naturel debonnaire. Car tout ainsi comme les senteurs des espiceries
et des parfums rendent les haillons mêmes tous déchirés, bien odorans:
et au contraire, l'ulcère du Duc Anchise rendait une boue de très
mauvaise odeur, ainsi que dit le poète Sophocle,
Son dos étant ulceré de tonnerre,
Boue d'odeur mauvaise dégouttait
Sur son habit qui de fin crespe était.
aussi avec la vertu toute façon de vivre est douce et aisée: au
contraire, le vice rend les choses qui semblaient autrement grandes,
honorables et magnifiques, fâcheuses, et déplaisantes, quand il est
mêlé parmi, comme témoignent ces vers,
Tel au dehors en public semble heureux,
Qui, porte ouverte, au dedans malheureux
Se trouve: en tout sa femme est la maîtresse,
Elle commande, elle tance sans cesse:
Il a plusieurs causes de se douloir,
Je n'en ai point qui force mon vouloir.
Et toutefois, encore est-il plus aisé de se défaire d'une mauvaise
femme, pourvu que l'on soit homme, et non pas esclave: mais il n'y a
point de divorce avec son propre vice, ni moyen d'en être exempt,
délivré de toutes fâcheries, pour demeurer en repos à part soi, en lui
écrivant un petit libelle de repudiation, ains adhere toujours aux
entrailles de celui qui s'en est une fois emparé, lui demeurant attaché
jour et nuit,
Sans torche ardente en cendres le réduit,
Et à vieillesse avant temps le conduit.
C'est un fâcheux compagnon par les champs, parce qu'il est
presomptueux, et ne fait que mentir: mauvais à la table, parce qu'il
est friand et gourmand: ennuyeux au lit, pource que de souci, d'ennui,
et de jalousie il rompt le sommeil, et engarde de dormir: car le
sommeil est le repos du corps à ceux qui dorment: et à l'opposite,
<p 38v> ce n'est que frayeur et trouble de l'âme pour les songes
épouventables qu'ont ceux qui sont épris de superstition,
Si je m'endors quand mes ennuis me tiennent,
Je suis perdu des songes qui me viennent,
ce dit quelqu'un: autant en font les autres vices, comme l'envie, la
peur, la colère, l'amour et l'incontinence. Car tant que le jour dure,
le vice regardant au dehors, et se composant au gré des autres, a
quelque honte, et couvre ses passions, ne se laissant pas du tout aller
à ses appétits désordonnés, ains y resistant et contestant quelquefois:
mais en dormant, étant échappé de la crainte des lois, et de l'opinion
du monde, et se trouvant arrière de toute crainte et de toute honte,
alors il remue toute cupidité, il réveille sa malignité, il déploye son
intempérance, il s'efforce d'habiter charnellement avec sa propre mère,
comme dit Platon, il mange des viandes abominables, et n'y a chose
vilaine dont il s'abstienne, employant et executant sa mauvaise volonté
en tout ce qui lui est possible, par illusions et imaginations de
songes, qui se terminent, non en aucune volupté, ni jouissance de sa
malheureuse cupidité, ains seulement à émouvoir, exciter, et irriter
davantage ses passions et maladies secrètes. En quoi doncques gît et
consiste le plaisir du vice, s'il est ainsi qu'il ne soit jamais sans
ennui, sans peur, et sans souci, s'il n'est jamais content, s'il est
toujours en trouble, et jamais en repos? Car il faut que la bonne
complexion et saine disposition du corps donne lieu et naissance aux
voluptés de la chair: et au regard de l'âme il n'y peut avoir joie
certaine ni contentement, si tranquillité d'esprit, constance et
assurance n'en ont posé le fondement, et n'y ont apporté un calme, sans
aucune apparence de tempeste ni de tourmente: ains s'il y a quelque
espérance qui lui rie, ou quelque délectation qui le chatouille,
incontinent soin et solicitude perce, qui comme une nuée vient à
brouiller et troubler toute la serenité du beau temps. Amasse force or,
assemble de l'argent, edifie de belles galeries, emply toute une maison
d'esclaves, et toute une ville de tes débiteurs: si tu n'applanis les
passions de ton âme, si tu n'appaises ta cupidité insatiable, et que tu
ne te délivres toi-même de toute crainte et toute solicitude, c'est
tout autant comme si tu versais du vin à un qui aurait la fiévre, ou si
tu donnoir du miel à un qui aurait un flon, ou la maladie qui s'appelle
colère, et si tu apprêtais force viande et bien à manger, à qui aurait
un grand flux de ventre, et une dysenterie telle, qu'il ne pourrait
rien digerer, ni retenir viande aucune, et à qui la viande même
apporterait corruption encore plus grande. Ne vois-tu pas que les
malades ont à contre-coeur, et rejettent les plus délicates et plus
exquises viandes qu'on leur saurait présenter, et qu'on s'efforce de
leur faire prendre? puis quand la bonne température du corps leur est
retournée, les esprits nets, le sang doux et la chaleur moderée et
familiere, ils sont bien aises, et ont à plaisir de manger du pain tout
sec avec un peu de fourmage, ou un peu de cresson. La raison apporte
une telle disposition à l'âme: et seras alors content de ta fortune,
quand tu auras bien appris que c'est que la vraie honnêteté, et que
c'est que la bonté: tu auras pauvreté en délices, et seras
véritablement Roi, n'aimant pas moins la vie privée et retirée loin de
charges et d'affaires, que celle de ceux qui ont les grandes armées et
les grands états à gouverner: et quand tu auras profité en la
philosophie, tu vivras par tout sans déplaisir, et sauras vivre
joyeusement en tout état. La richesse te réjouira, d'autant que tu
auras plus de moyen de faire du bien à plusieurs: la pauvreté, d'autant
que tu auras moins de souci: la gloire, d'autant que tu te verras
honoré: la basse condition, d'autant que tu en seras moins enuié.<p
39r>
VI. Que la vertu se peut enseigner et apprendre.
NOUS mettons la vertu en dispute, et doutons si la prudence, la justice
et la preudhommie se peuvent enseigner: et ce pendant nous admirons les
oeuvres des orateurs, des mariniers, des architectes, des laboureurs,
et autres infinis semblables: et de gens de bien il n'y aura que le nom
tout simple, et que la parole toute nue seulement, comme si c'étaient
Hippocentaures, Geants ou Cyclopes? et cependant d'action vertueuse où
il n'y ait rien à redire, qui soit entière et parfaite, il ne s'en
pourra point trouver, ni de moeurs tellement composées à tout devoir,
qu'il n'y ait mêlange aucune de passion, ains si par fortune la nature
d'elle-même en produit quelques unes qui soient belles et bonnes, elles
sont incontinent offusquées et obscurcies par autres mixtions
étrangères, ne plus ne moins qu'un fruit franc, qui serait alteré par
adjonction de matière et nourriture sauvage? Les hommes apprennent à
chanter, à baller, à lire et à écrire, à labourer la terre, à piquer
chevaux: ils apprennent à se chauffer, à se vêtir, à donner à boire, à
cuisiner, et n'y a rien de tout cela qu'ils sachent bien faire, s'ils
ne l'ont appris: Et ce, pourquoi toutes ces choses et autres
s'apprennent, qui est la preudhommie et la bonne vie, sera chose
casuelle et fortuite, qui ne se pourra ni enseigner ni apprendre? O
bonnes gens, pourquoi est-ce qu'en niant que la bonté se puisse
enseigner, nous nions quant-et-quant qu'elle puisse être? car s'il est
vrai que son apprentissage soit sa génération, en niant qu'elle se
puisse apprendre, nous affermons aussi qu'elle ne peut doncques être.
Et toutefois, comme dit Platon, pour être le manche d'une lyre
disproportionné et demesuré d'avec le corps, jamais il n'y eût frère
qui en fît la guerre à son frère, ni ami qui en prît querelle à son
ami, ni ville qui en entrât en inimitié avec autre ville sa voisine,
jusques à faire et à souffrir les maux et miseres extremes que telles
guerres ont accoutumé d'apporter: et ne saurait on dire que pour
occasion d'un accent, s'il faut prononcer Telchinas l'accent sur la
première syllable, ou sur la seconde, il se soit emeu jamais sédition
en aucune cité: ni debat en une maison entre le mari et la femme à
raison de la trame et de l'estaim: et néanmoins jamais homme ne se
mettra à vouloir tistre un drap, ou ourdir une toile, ni à manier un
livre, ou une lyre, qu'il ne l'ait auparavant appris: non qu'il fut
autrement pour en recevoir quelque dommage notable, quand il le ferait,
ains seulement pource qu'il se ferait moquer de lui, parce qu'il vaut
mieux, comme disait Heraclitus, cacher son ignorance: et ce pendant il
présume de pouvoir bien gouverner et administrer une maison, un
mariage, un magistrat, une chose publique, sans l'avoir appris?
Diogenes voyant un jeune garçon qui mangeait gouluement, donna un
soufflet à son paedagogue: et eut raison de ce faire, attribuant la
faute plutôt à celui qui ne lui avait pas enseigné, qu'à celui qui ne
l'avait pas appris. Ainsi on ne pourra mettre la main au plat
honnêtement, ni prendre la coupe de bonne grâce, qui ne l'aura appris
de jeunesse, ni se garder
D'être goulu, ou friand, ou gourmand,
ni d'esclatter de rire véhément,
ni mettre un pied en croix par-dessus l'autre,
comme dit Aristophanes: Et ce pendant il sera bien possible qu'une
personne sache comment il se faut gouverner en mariage, au maniement
des affaires de la chose publique, vivre parmi les hommes, exercer un
magistrat, sans avoir premièrement appris comment il s'y faut comporter
les uns envers les autres? Quelqu'un dit un jour, en disputant, à
Aristippus, «Es tu doncques par tout? Je perdrois, répondit-il, le
naulage que je paye au marinier, si j'étais par tout.» Ne pourrait on
pas aussi <p 39v> dire, on pert doncques le salaire que l'on
donne aux maîtres et paedagogues, si les enfants par apprentissage ne
deviennent point meilleurs? Mais au contraire il se voit, que comme les
nourrices forment et dressent les membres de leurs enfants avec les
mains, aussi les gouverneurs et paedagogues les prenants au partir des
nourrices, les adressent par accoutumance au chemin de la vertu. Auquel
propos un Laconien répondit sagement à celui qui lui demandait, quel
profit il faisait à l'enfant qu'il gouvernait: «Je fais, dit-il, que
les choses bonnes et honnêtes lui plaisent.» Ils leur enseignent à ne
se pancher pas en avant quand ils cheminent, ne toucher à la sauce que
d'un doigt, de deux au pain et à la viande, se frotter ainsi, trousser
ainsi sa robe. Que dirait on doncques à celui qui voudrait dire, qu'il
y aurait art de médecine pour guérir une dartre, et un panaris, ou mal
au bout du doigt, et qu'il n'y en aurait point à guérir une pleurésie,
une fiévre chaude, ou une frenesie? ne serait-ce pas tout autant comme
qui dirait, que raisonnablement il y aurait écoles, maîtres, et
preceptes de petites et peuriles choses, mais que des grandes et
parfaites il n'y aurait qu'une rotine, ou une rencontre fortuite et cas
d'aventure seulement? Car ainsi que celui mériterait d'être moqué qui
dirait, que nul ne doit mettre la main à la rame pour voguer, qu'il ne
l'ait appris, mais bien au timon pour gouverner: aussi en serait digne
celui qui maintiendrait, qu'il y eût apprentissage és autres sciences
inferieures, et en la vertu qu'il n'en eût point: Voyez le commencement
du 4. livre d'Herodote. et si ferait le contraire des Scythes, lesquels
ainsi comme écrit Herodote, crévent les yeux à leurs esclaves, à fin
qu'ils leur tournent et remuent leur lait: et celui-là donnant l'oeil
de l'art et de la raison aux arts inferieurs l'ôterait à la vertu. Là
où, au contraire, Iphicrates répondit à Callias fils de Chabrias qui
lui demandait par une façon de mêpris, Qu'es-tu toi? Archer, Picquier,
homme d'armes ou cheval léger? «Je ne suis pas un de tous ceux-là, mais
bien celui qui leur commande à tous.» Digne doncques de moquerie et
impertinent serait celui, qui dirait qu'il y aurait de l'art à tirer de
l'arc, à escrimer, à ruer de la fonde, et à piquer chevaux, mais qu'à
conduire une armée il n'y en aurait point, et que c'est chose qui se
rencontre par cas d'aventure: et encore plus impertinent serait, qui
voudrait dire, que la prudence ne se peut enseigner, sans laquelle tous
les autres arts seraient de nulle utilité, et ne serviraient de rien.
Et qu'il soit ainsi, que ce soit la guide qui méne, conduit, et rend
utiles et honorables toutes les autres sciences et vertus, on le peut
connaître à ce qu'il n'y aurait aucune grâce en un festin, encore qu'il
y eût de bons et friands cuisiniers, de bons écuyers tranchans, et de
bien adroits échansons, s'il n'y avait un bon ordre et belle
disposition parmi eux.
VII. Comment on pourra discerner le FLATEUR D'AVEC L'ami.
PLATON écrit, que chacun pardonne à celui qui dit qu'il
s'aime bien soi-même, ami Antiochus Philopappus, mais néanmoins que de
cela il s'engendre dedans nous un vice, outre plusieurs autres, qui est
très grand: c'est, que nul ne peut être juste et non favorable juge de
soi-même: car l'amant est ordinairement aveugle à l'endroit de ce qu'il
aime, si ce n'est qu'il ait appris et accoutumé de longue main à aimer
et estimer plutôt les choses honnêtes, que ses propres, et celles qui
sont nées avec lui cela donne au flatteur la large campagne qu'il y a
entre flatterie et amitié, où il a un fort assis bien à propos pour
nous endommager, qui s'appelle l'Amour de soi-même, moyennant <p
40r> laquelle chacun étant le premier et le plus grand flatteur de
soi-même, n'est pas difficile à recevoir et admettre près de soi un
flatteur étranger, lequel il pense et veut lui être témoin et
confirmateur de l'opinion qu'il a de soi-même: car celui, auquel on
reproche à bon droit, qu'il aime les flateurs, s'aime aussi bien fort
soi-même, et pour l'affection qu'il se porte, veut et se persuade, que
toutes choses soient en lui, desquelles la volonté n'est point illicite
ni mauvaise, mais la persuasion en est dangereuse, et a besoin d'être
bien retenue. Or si c'est chose divine que la vérité, et la source de
tous biens aux Dieux et aux hommes, ainsi que dit Platon, il faut
estimer, que le flatteur doncques est ennemi des Dieux, et
principalement d'Apollo, pource qu'il est toujours contraire à cettui
sien precepte, Connais toi-même: faisant que chacun de nous s'abuse en
son propre fait, tellement qu'il ignore les biens et les maux qui sont
en soi, lui donnant à entendre, que les maux sont à demi, et
imparfaits, et les biens si accomplis, que l'on n'y saurait rien
ajouter pour les emender. Si doncques le flatteur, comme la plupart des
autres vices, s'attachait seulement ou principalement aux petites et
basses personnes, à l'aventure ne serait il pas si mal faisant, ni si
difficile à s'en garder, comme il est: mais pour autant que ne plus ne
moins que les artisons s'engendrent et se mettent principalement és
bois tendres et doux, aussi les gentilles, ambitieuses, et amiables
natures, sont celles qui plutôt reçoivent et nourrissent le flatteur,
qui s'attache à elle: et encore, tout ainsi comme Simonides soûlait
dire, que l'entretenir escuirie ne suit point la lampe, ains les champs
à bled: c'est à dire, que ce n'est point à faire à pauvres gens à
entretenir grands chevaux, ains à ceux qui ont beaucoup de revenue:
aussi voyons nous ordinairement, que la flatterie ne suit point les
pauvres ou petites personnes, et qui n'ont aucune puissance, ains
qu'elle est ordinairement la peste et la ruine des grandes maisons et
des grands états, et que bien souvent elle renverse sans dessus dessous
les Royaumes mêmes, et les principautés et grandes seigneuries: ce
n'est pas peu de chose, ne qui requiere peu de soin et de solicitude,
que de bien rechercher et considérer la nature d'icelle, à fin qu'étant
bien découverte et entirement connue, elle n'endommage ni ne décrie
point l'amitié. Les flateurs ressemblent aux pous, car les poux s'en
vont incontinent d'avec les morts, et abandonnent leurs corps aussi tôt
que le sang, duquel ils se soûlaient nourrir, en est éteint: aussi ne
verrez vous jamais, que les flateurs s'approchent seulement de personne
dont les affaires commencent à se mal porter, et dont le credit s'aille
passant ou refroidissant: ains s'attachent toujours à gens d'authorité
et de puissance grande, et les font encores plus grands qu'ils ne sont:
mais soudain qu'il leur advient quelque changement de fortune, ils
s'écoulent et se tirent arrière. Voilà pourquoi il ne faut pas entendre
cette preuve-là qui est inutile, ou plutôt dommageable et dangereuse:
car c'et une dure chose d'expérimenter en temps qui a besoin d'amis,
ceux qui ne sont pas amis, mêmement quand l'on n'en a pas un vrai et
loyal pour opposer à un faux et déloyal: à raison dequoi il faut avoir
éprouvé l'ami, ne plus ne moins que la monnayé, avant que le besoin
soit venu de l'employer, non pas de l'essayer au besoin et à la
nécessité, pource qu'il ne faut pas l'éprouver à son dommage, ains au
contraire trouver moyen de savoir que c'est, de peur d'en recevoir
dommage: autrement il nous en prendra tout ainsi, comme à ceux qui pour
connaître la force des poisons mortels, en font eux-mêmes l'essai les
premiers: car ils en ont la connaissance, mais c'est aux dépens de leur
vie, et avec leur mort. Et comme je ne loue pas ceux-là, aussi ne
sais-je ceux qui estiment, que l'être ami soit seulement être honnête
et profitable, et pour cette cause pensent que ceux dont la compagnie
et fréquentation est plaisante et joyeuse, soient aussi tôt attaincts
et convaincus d'être flateurs: car l'ami ne doit point être déplaisant,
et tel qu'il n'ait rien que l'affection toute simple: ni n'est pas
l'amitié vénérable pour <p 40v> être âpre ou austère, ains au
contraire son honnêteté même et sa gravité est douce et désirable, et
comme dit le poète,
Grace et Amour auprès d'elle demeurent.
Et si n'est pas seulement vrai ce que dit Euripide,
L'homme affligé grandement se soulage,
Quand il peut voir son ami au visage.
pource que l'amitié n'ajoute pas moins de grâce et de plaisir aux
prosperités, qu'elle ôte de douleur et de fâcherie aux adversitez. Et
tout ainsi comme Evenus disait, que la meilleure sauce du monde était
le feu: aussi Dieu ayant mêlé l'amitié parmi la vie humaine, a rendu
toutes choses joyeuses, douces et plaisantes, là où elle est présente
et jouissante de partie du plaisir: car autrement, en quelle sorte se
coulerait en grâce le flatteur par le moyen de volupté, s'il voyait que
l'amitié de sa nature ne reçut et n'admît jamais aucun plaisir? cela ne
se saurait dire ne maintenir. Mais ainsi comme les écus faux, et qui ne
sont pas de bon aloi, représentent seulement le lustre et la spendeur
de l'or: aussi le flatteur contrefaisant seulement la douceur et
l'agréable façon de l'ami se montre toujours guai, joyeux, et plaisant,
sans jamais resister ni contredire. Pourtant ne faut pas soupçonner
universellement, que tous ceux qui louent autrui soient incontinent
flateurs: car le louer quelquefois, en temps et lieu, ne convient pas
moins à l'amitié, que le reprendre et le blâmer: et à l'opposite, il
n'y a rien si contraire à l'amitié, ne si mal accointable, que l'être
fâcheux, chagrin, toujours reprenant, et toujours se plaignant: là où
quand on connait une benevolence prête à louer volontiers et largement
les choses bien faites, on en porte plus patiemment et plus doucement
une libre répréhension et correction és choses malfaites, d'autant que
l'on le prend en bonne part, et croit-on que, «Qui loue volontiers, il
blâme à regret.» C'est doncques chose bien fort malaisée, dira
quelqu'un, que de discerner un flatteur d'avec un ami, puis qu'il n'y a
différence entre eux, ni quant à donner plaisir, ni quant à donner
louange: car au demeurant, quand aux menus services et entremises de
faire plaisir, on voit bien souvent que la flatterie passe devant
l'amitié. Nous répondrons, que c'est chose très difficile voirement de
les discerner, si nous prenons le vrai flatteur qui sache bien avec
artifice et dextérité grande mener le métier, et que nous n'estimions
pas, comme fait le rude et commun populaire, que ces plaisants de table
et poursuivants de repeues franches, qui n'ont jamais audience qu'après
qu'on a lavé les mains à table, ce disait un ancien, soient flateurs,
qui n'ont rien d'honnête, et dont la villanie se manifeste à un seul
plat de viande et un verre de vin, avec toute truanderie et méchanceté:
car il n'y aurait pas grande affaire à découvrir un tel truand
escornifleur qu'était Melanthius, le plaisant d'Alexandre tyran de
Pheres: lequel répondit un jour à ceux qui lui demandaient comment son
maître Alexandre avait été tue: «d'un coup d'épée, dit-il, qui lui
donnant au côté, a percé jusques à mon ventre:» ni ceux qui ne bougent
jamais d'alentour des tables plantureuses et friandes, qui ne cherchent
que le broût, comme l'on dit: de sorte qu'il n'y a feu, ni fer, ni
cuivre, qui les pût arrêter ni engarder de se trouver là où l'on disne:
ni de telles femmes qu'étaient jadis en Cypre celles que l'on
surnommait les Colacides, c'est à dire, les flateresses, qui depuis,
après qu'elles furent passées en la terre ferme de la Syrie, furent
appelées Climacides, comme qui dirait échelieres, pour autant qu'elles
se courbaient à quatre pieds, et faisaient échelles de leur dos aux
femmes des Princes et des Rois, quand elles voulaient monter dedans
leurs coches. De quel flatteur doncques est-il difficile, et néanmoins
nécessaire, de se garder? De celui qui ne semble pas flater, et ne
confesse pas être flatteur, que l'on ne trouve jamais alentour d'une
cuisine, que l'on ne surprend jamais mesurant l'ombre, pour savoir
combien il y a encore jusques au souper, que <p 41r> l'on ne voit
jamais ivre couché par terre tout de son long, ains qui est le plus du
temps sobre, qui est curieux d'entendre et rechercher toutes choses,
qui veut se mêler d'affaires, qui pense qu'on lui doive communiquer des
secrets: et bref qui est un Tragique, c'est à dire, serieux et grave,
non pas Satyrique ni Comique, c'est à dire joyeux contrefaiseur
d'amitié. Car tout ainsi que Platon écrit, que «c'est une extréme
injustice, faire semblant d'être juste quand on ne l'est pas:» aussi
faut il estimer, que la flatterie la pire qui soit, est celle qui est
couverte, et qui ne se confesse pas être telle, qui ne se joue pas,
ains fait à bon escient: tellement qu'elle fait bien souvent mescroire
la vraie amitié même, d'autant qu'elle a ne sais quoi de commun avec
elle, si l'on n'y prend garde de bien près. Il est vrai que Gobrias
s'étant jeté dedans une petite chambre obscure près l'un des tyrants de
Perse, qui s'appellaient Mages, comme qui dirait les Sages, et se
trouvant aux prises bien à l'étroit avec lui, cria à Darius (qui y
survint l'épée nue au poing, et qui doutait de frapper le Mage, de peur
qu'il n'assenât quant et quant Gobrias) qu'il donnât hardiment, quand
il devrait donner à travers tous les deux: mais nous, qui ne pouvons en
sorte ne manière du monde trouver bon ce mot ancien, «Perisse l'ami
quand et l'ennemi:» et qui cherchons à séparer le flatteur d'avec
l'ami, avec lequel il est entrelassé par plusieurs grandes similitudes:
nous, dis-je, devons grandement craindre, que nous ne chassions, avec
ce qui est mauvais, ce qui est bon et utile, ou qu'en pardonnant à ce
qui nous est agréable et familier, nous ne tombions en ce qui est
nuisible et dommageable. Car tout ainsi qu'entre les grains et semences
sauvages ou différentes d'espèce, celles qui sont de même forme en
grandeur et grosseur que le froument, se trouvants mêlées parmi, sont
bien malaisées à trier, et séparer d'ensemble avec le crible, d'autant
qu'elles ne passent pas à travers les trous du crible, s'ils sont trop
petits, non plus que les grains du froument, ou bien y passent
ensemble, si les trous sont larges: aussi est l'amitié très difficile à
cribler et discerner d'avec la flatterie, d'autant qu'elle se mêle en
tous accidents, en tous mouvements, en tous affaires et en toute
conversation avec elle: car pource que le flatteur voit qu'il n'y a
rien si doux, ne qui donne plus de plaisir et de contentement à
l'homme, que fait l'amitié, il s'insinue en grâce à force de donner
plaisir, et est tout après à chercher moyen de plaire et de réjouir. Et
d'autant que grâce et utilité accompagnent toujours l'amitié, suivant
l'ancien proverbe qui dit, «Que l'ami est plus nécessaire que ne sont
les éléments de l'eau et du feu:» pour cette cause le flatteur
s'entremet à tout propos de faire service, et travaille à se montrer
toujours homme d'affaires, diligent et prompt: et d'autant que ce qui
lie et qui estreinct principalement l'amitié à son commencement, c'est
la similitude de moeurs, d'études, d'exercices et d'inclinations: et
bref, s'éjouir et recevoir plaisir ou déplaisir de mêmes choses, c'est
ce qui assemble et conjoint les hommes en amitié les uns avec les
autres, par une similitude et corrépondance de naturelles affections:
le flatteur se compose comme une matière propre à recevoir toutes
sortes d'impressions, s'étudiant à se conformer et s'accommoder à tout
ce qu'il entreprend, de ressembler par imitation, étant soupple et
dextre à se transmuer en toutes similitudes, tellement que l'on
pourrait dire de lui,
Ce n'est le fils d'Achilles, mais lui-même.
Et ce qui est la plus grande ruse et plus fine malice qui soit en lui,
c'est que voyant comme à la vérité, et selon le dire de tout le monde,
la franchise de parler librement est la propre voix et parole de
l'amitié: et que là où il n'y a celle liberté de parler franchement, il
n'y a point d'amitié ni de générosité, il n'est pas celle-là qu'il ne
contreface: ains comme les bons cuisiniers usent quelquefois de jus
aigres, et de sauces âpres, pour diversifier, et engarder qu'on ne se
saoule, et que l'on ne s'ennuye des douces: aussi les flateurs usent
d'une certaine franchise de parler, qui n'est ni véritable ni
profitable, ains qui par manière de dire guigne de l'oeil en se
moquant, et sans <p 41v> nulle doute ne touche pas au vif, et ne
fait que chatouiller par-dessus: C'est pourquoi le flatteur
véritablement est très difficile à découvrir et surprendre, ne plus ne
moins que les animaux qui de nature ont cet proprieté de muer de
couleur, et de ressembler en teinture à tous lieux et tous corps où ils
touchent: mais puis qu'ainsi est, qu'il deçoit les personnes, et se
cache dessous tant de similitudes q'il a avec l'ami, c'est notre office
en touchant les différences qu'il y a, de découvrir et dépouiller ce
masque qui se vest et se pare des couleurs et habits d'autrui, ainsi
que dit Platon, à faute d'en avoir de propres à lui. Or commençons
doncques à entrer de ce pas en matière. Nous avons déjà dit, que le
commencement de l'amitié en la plupart des hommes est une conformité de
nature et d'inclination, qui aime tous mêmes exercices, et se délecte
de mêmes et semblables occupations: suivant lequel propos on dit en
commun proverbe,
Au vieillard plaît d'un vieillard le langage,
Et de l'enfant à l'enfant de bas âge:
La femme avec l'autre femme convient,
Et le malade au malade survient:
Le malheureux tout de même lamente
Avec celui que fortune tourmente.
Parquoi le flatteur entendant très bien, que c'est chose née avec nous
que prendre plaisir à être avec nos semblables, à communiquer avec eux,
et à les aimer, et essaye premièrement à s'approcher de chacun qu'il
veut envelopper, à se loger près de lui et à l'accôtér, ne plus ne
moins que l'on fait és pâturages une bête sauvage que l'on veut
apprivoiser, se coulant petit à petit près de lui, et s'incorporant
avec lui par mêmes affections, mêmes occupations à choses semblables,
et même façon de vivre, jusques à ce que l'autre lui ait donné prise
sur lui, et qu'il se soit rendu familier et privé, jusques à se laisser
manier et toucher, blâmant les choses, les personnes et les moeurs
qu'il verra que l'autre aura en haine, et louant ceux qu'il sentira lui
plaire, non simplement, mais excessivement avec admiration et
ébahissement, la confirmant par ce moyen en son amour ou en sa haine,
comme n'ayant point reçu ces impressions-là par passion, mais par
jugement. Comment donc, et par quelles différences le peut-on adverer,
et convaincre qu'il n'est pas semblable, ne qu'il ne le devient pas,
mais qu'il le contrefait? premièrement il faut considérer s'il y a
égalité uniforme en ses intentions et actions, s'il continue de prendre
plaisir à mêmes choses, et s'il les loue de même en tout temps, s'il
dresse et compose sa vie à un même moule, ainsi comme il convient à
homme libre amateur de semblables moeurs et semblables conditions à la
sienne: car tel est le vrai ami: là où le flatteur au contraire, comme
celui qui n'a pas un seul domicile en ses moeurs, et qui ne vit pas
d'une vie qu'il ait eleue à son gré, mais qui se forme et compose au
moule d'autrui, n'est jamais simple, uniforme, ne semblable à soi-même,
ains variable et changeant toujours d'une forme en une autre, comme
l'eau que l'on transvase, qui toujours coule, et s'accommode à la façon
et figure des vases et lieux qui la reçoivent: de manière qu'il est en
cela du tout contraire au singe, car le singe en cuidant contrefaire
l'homme, en se remuant et dansant quand et lui, se prend: mais le
flatteur à l'opposite attire et surprend les autres à la pipée, en les
contrefaisant, non pas tout d'une sorte, mais l'un en dansant, l'autre
en chantant, un autre en luictant et se pouldrant pour luicter comme
lui, et un autre en se promenant avec lui. Car s'il s'attache à un qui
aime la chasse et la vénérie, il sera toujours après lui, criant
presque à haute voix les paroles que dit Phaedra en la Tragoedie du
poète Euripide, qui se nomme Hippolyte,
Mon déduit est à pleine voix
Appeler chiens parmi les bois,<p 42r>
En suivant les cerfs à la trace,
Ainsi des Dieux j'aie la grâce:
et si ne lui chault pas de bête qui soit és forêts, car c'est le veneur
même qu'il veut prendre et enfermer dedans ses toiles. Et si d'aventure
il se met à chasser un jeune homme studieux, aimant les lettres, et
désireux d'apprendre, au rebours il sera du tout après les livres, il
laissera croître sa barbe longue jusques aux pieds, par manière de
dire, se vêtira d'une robe d'étude à la Grecque, sans faire compte de
sa personne, il aura toujours en la bouche les nombres, les angles
droits et les triangles de Platon. Mais s'il lui vient par les mains
quelque faitnéant homme riche, aimant à boire et à faire grand' chère,
Adonc le sage Ulysses vitement
Met bas le sien déchiré vêtement:
il jette arrière la robe longue d'étude, il vous fait raser sa barbe
comme une moisson stérile, il ne parle plus que de flascons et
bouteilles, de refrechissoirs pour boire froid, et dire mots plaisants
pour rire, en se promenant, donner des attainctes et traits de moquerie
à l'encontre de ceux qui se travaillent après l'étude de la
philosophie. Ainsi que l'on dit qu'en la ville de Syracuse, quand
Platon y arriva, et que Dionysius tout à coup fut épris d'un furieux
amour de la philosophie, le château du tyran fut plein de poussière,
pour la multitude d'étudiants qui tracaient les figures de la
Geometrie: Mais depuis que Platon se fut courroucé à lui, et qui
Dionysius eut abandonné la philosophie, se remettant de rechef à faire
grand' chère, à l'amour, à forâtrer, et se laisser aller à toute
dissolution, il sembla qu'ils eussent été ensorcellés et transformés
par une Circé, tant ils furent incontient épris d'une haine des
lettres, oubliance de toute honnêteté, et saisine de toute sottie.
Auquel propos se rapporte le témoignage des façons de faire des grands
flateurs, et de ceux qui ont gouverné les peuples: entre lesquels le
plus grand qui fut onc a été Alcibiades, lequel étant à Athenes jouait,
disait le mot, entretenait grands chevaux, et vivait en toute
galanterie et toute joyeuseté: quand il était en Lacedaemone, il
faisait sa barbe au rasoir, il portait une méchante cappe de gros
bureau, se lavait en eau froide: puis quand il était en Thrace, il
faisait la guerre, et buvait: depuis qu'il fut arrivé devers
Tissaphernes en Asie, ce n'était que délices, superfluité et volupté,
que toute sa vie gagnant ainsi et prenant un chacun, en se transformant
et s'accommodant aux moeurs de tous ceux qu'il hantait. Mais ainsi ne
faisait pas Epaminondas, ni Agesilaus, car combien qu'ils ayent hanté
en plusieurs villes, avec plusieurs hommes, et plusieurs sortes de vie,
ils ne changèrent jamais pourtant, ains reteindrent toujours, et par
tout, ce qui était digne d'eux en habillements, en façon de vivre, en
parole, et en tous leurs deportements. Et Platon, tout de même, était
tel à Syracuse comme en l'Academie, et tel auprès de Dionysius comme
auprès de Dion. Mais qui voudra prendre garde de près, il apercevra
facilement les mutations et changemens du flatteur, comme du poulpe: et
verra qu'il se transforme en plusieurs façons, blâmant tantôt une vie
qu'il avait louée naguères, et approuvant une affaire, une façon de
vivre, et une parole qu'il rejetait auparavant: car il ne le connaitra
jamais constant en une chose, ne qui ait rien de peculier à soi, ne qui
aime ou qui haïsse, qui s'attriste ou qui s'éjouisse d'une sienne
propre affection, parce qu'il reçoit toujours, comme un miroir, les
images des passions, des vies, des mouvemens et affections d'autrui:
tellement que si vous venez à blâmer quelqu'un de vos amis devant lui,
il dira incontinent, Vous avez demeuré longuement à le connaître, car
quant à moi, il y a jà long temps q'il ne me plaisait point. Et si, au
contraire, vous venez de rechef à changer d'opinion, et à le louer:
Certainement, dira-il aussi tôt, j'en suis bien aise, et vous en
remercie pour l'amour de lui. Si vous dites que vous voulez changer de
façon de <p 42v> vivre, comme vous retirer du maniement des
affaires de la chose publique, pour vivre en paix et en repos: Il y a
jà long temps, dira-il, qu'il le fallait faire, et se tirer hors de ces
troubles et enuies. Et si, au contraire, il vous prend envie de laisser
le repos et vous entremettre d'affaires et de parler en public, il
répondra incontinent: Vous entreprenez chose digne de vous, car à ne
rien faire, encore qu'il y ait quelque aise, si est-ce vivre trop
bassement et sans honneur. Parquoi il lui faut incontinent mettre
devant le nés,
Tu es soudain tout autre devenu,
Que tu n'étais par ci-devant tenu.
Je n'ai que faire d'ami qui se change ainsi quand et moi, et qui
s'encline en même part que moi, cela est le propre d'un ombre:
j'ai plutôt besoin d'un ami, qui avec moi juge la vérité, et qui
la dise franchement. Voilà l'une des manières qu'il y a pour éprouver
et discerner le vrai d'avec le faux ami. Mais il faut observer une
autre différence qu'il y a entre leurs similitudes, car le vrai ami
n'imite point toutes les conditions ni ne loue point toutes les actions
de celui qu'il aime, ains seulement tâche à imiter les meilleurs: et
comme dit Sophocles,
Il veut aymer, non haïr, avec lui.
c'est à dire, qu'il veut bien faire et honnêtement vivre, non pas errer
ne faillir quand et lui: si ce n'est d'aventure que pour la grande
fréquentation et conversation ordinaire qu'il a avec lui, il ne se
remplisse, malgré qu'il en ait, sans y penser, de quelque qualité et
condition vicieuse, par la longue accoutumance, ne plus ne moins que
par contagion se prend la chassie et le mal des yeux: ainsi comme l'on
écrit, que les familiers de Platon contrefaisaient ses hautes espaules,
et ceux d'Aristote son begueyement, ceux du Roi Alexandre son ply du
col, l'âpreté de sa voix: car ainsi prennent la plupart des hommes
l'impression de leurs moeurs et de leurs conditions. Mais le flatteur
fait tout à la même sorte que le Chamaeleon, lequel se rend semblable,
et prend toute couleur, fors que la blanche: aussi le flatteur és
choses bonnes et importantes ne se pouvant rendre semblable, ne laisse
rien de mauvais et de laid à imiter: comme les mauvais peintres ne
pouvants par leur insuffisance en l'art contrefaire les beaux visages,
en représentent quelque semblance en des rides, des lentilles, et des
cicatrices: aussi lui se rend imitateur d'une intempérance, et d'une
superstition, d'une soudaineté de colère, d'une aigreur envers ses
serviteurs, et défiance envers ses domestiques et ses parents, pource
qu'il est de sa nature toujours enclin à ce qui est le pire, et semble
être bien loin de vouloir blâmer le vice, puis qu'il le prend à imiter.
Car ceux qui cherchent amendement de vie et de moeurs sont suspects, et
qui montrent de se fâcher et courroucer des fautes de leurs amis: ce
qui mit en malegrâce de Dionysius Dion, Samien de Philippus, et
Cleomenes de Ptolomeus, et fut à la fin cause de leur totale ruine:
mais le flatteur veut être estimé ensemble autant loyal et fidele comme
plaisant et agréable, de manière que pour la vehemence de son amitié,
il ne s'offense pas même des choses mauvaises, ains est en tout et par
tout de même inclination et de même affection: en sorte que des choses
fortuites et casuelles, qui advienent sans notre volonté et conseil, il
en veut avoir sa part, tellement que s'il vient à flater un qui soit
maladif, il fait semblant d'être sujet à mêmes maladies: et dira que la
vue lui baisse fort, et qu'il a l'ouie dure, s'il fréquente avec gens
qui soient à demi aveugles ou à demi sourds: comme les flateurs de
Dionysius qui ne voyait presque goutte, s'entrehurtaient les uns les
autres, et faisaient tomber les plats de dessus la table, pour dire
qu'ils avaient mauvaise vue. Les autres pénétrants encore davantage au
dedans, mêlent leurs conformités jusques aux plus secrètes passions.
Car s'ils peuvent sentir que ceux qu'ils flatent soient mal fortunés en
femmes, ou qu'ils soient en quelque défiance de leurs propres enfants,
ou de leurs <p 43r> domestiques, eux-mêmes ne s'épargneront pas:
et commenceront à se plaindre de leurs femmes, de leurs propres
enfants, de leurs parents, ou de leurs domestiques, et si en
allégueront quelques occasions qui vaudraient mieux tues que dites: car
cette semblance les rend plus affectionnés l'un à l'autre par
compassion: ainsi les flatés cuidants avoir reçu d'eux comme un gage de
loyauté, leur laissent aussi aller de leur bouche quelque chose de
secret, et l'ayant ainsi laissé échapper, ils sont puis après
contraints de se servir d'eux, et craignent de là en avant leur donner
à connaître qu'ils se défient aucunement de leur foi, jusques là, que
j'en ai connu un qui repudia sa femme, pource que celui qu'il flatait
avait fait divorse avec la siene, et fut trouvé qu'il allait
secrètement et envoyait devers elle: ce qui fut aperçu par la femme
même de son ami: tant peu connaissait la nature du vrai flatteur celui
qui estimait que ces vers iambiques ne convinssent pas plus à la
décrition du cancre que du flatteur,
Tout son corps n'est autre chose que ventre,
Son oeil perçant par tout pénétre et entre,
Un animal qui marche de ses dents.
Car cette figuration est celle d'un escornifleur poursuivant de repeue
franche, et de ces amis de fricassée et de nappe mise, comme dit
Euopolis: mais quant à cela, remettons-le à son lieu propre pour en
parler plus amplement. Et pour cette heure, ne laissons pas derrière
une grande ruse du flatteur en ses imitations, c'est que s'il
contrefait quelque bonne qualité qui soit en celui qu'il flate, il lui
en cède toujours le dessus: car entre ceux qui sont vrais amis, il n'y
a jamais émulation de jalousie, ni jamais envie, ains soit qu'ils se
treuvent egaux en bien faisant ou inferieurs, ils le portent doucement
et modereement. Mais le flatteur ayant toujours en mémoire et
singulière recommandation le seconder, cède toujours en son imitation
l'égalité, confessant être vaincu et demeurer toujours derrière,
excepté és choses mauvaises: car és mauvaises il ne cède jamais la
victoire à son ami, ains s'il est difficile, il dira de soi-même qu'il
est melancholique: si l'autre est superstitieux, lui sera tout
transporté et esperdu de la crainte des Dieux, si l'autre est amoureux,
lui sera furieux d'amour: si l'autre dit, je ris à pleine bouche: lui,
je cuide mourir de rire. Mais aux choses louables et honnêtes, au
contraire, de lui il dira: le cours bien assez vite, mais vous, vous
volez: Je suis, dira-il, assez bien à cheval, mais ce n'est rien auprès
de ce Centaure ici: Je ne suis pas trop mauvais poète, et fais assez
bien un carme, mais tonner n'est pas à faire à moi, c'est à ce Jupiter
ici, en quoi il fait deux choses ensemble, l'une qu'il déclare
l'entreprise de l'autre honnête en ce qu'il l'imite, et sa suffisance
non pareille en ce qu'il confesse en être vaincu. Voilà doncques quant
aux ressemblances, les marques de différence qu'il y a entre le
flatteur et l'ami. Et pour autant que la délectation, ainsi que nous
avons dit par avant, est aussi commune entre eux, pource que l'homme de
bien ne prend pas moins de plaisir à ses amis, que l'homme de néant à
ses flateurs: considérons un peu la différence qu'il y a en cela: le
moyen de les distinguer sera, de remarquer la fin à laquelle l'un et
l'autre dirige la délectation qu'il donne, ce qui se pourra plus
claiement entendre par cet exemple. Une huile de perfum a bonne odeur,
aussi a quelque drogue de médecine: mais il y a différence en ce, que
l'huile de perfum se fait seulement pour donner le plaisir de la
senteur, et rien plus: mais en la drogue medicinale, outre le plaisir
de la douce odeur, il y a une force qui purge le corps, ou qui le
rechauffe, ou qui fait naître la chair. davantage, les peintres bRaient
des couleurs plaisantes et récréatives, et aussi y a il des drogues
medicinales qui ont des couleurs et teintures qui sont belles et
agréables à l'oeil: quelle différence doncques y a-il? Il est tout
évident qu'il ne faut que regarder, pour les savoir discerner, à quelle
fin l'usage d'icelle est destiné. <p 43v> Au cas pareil aussi,
les grâces des amis, parmi l'honnêteté et l'utilité qu'elles ont,
apportent je ne sais quoi qui délecte, ne plus ne moins qu'une fleur
qui parait par-dessus: et quelquefois ils usent d'un jeu, d'un boire et
manger ensemble, d'une risée, d'une facetie l'un avec l'autre, comme de
sauces pour assaisonner des affaires de pois et de grande conséquence:
auquel propos est dit,
Joyeusement ensemble ils s'entretiennent
De maints propos plaisants, qu'entre eux ils tiennent.
Et, Rien n'a jamais déjoint notre amitié,
ni nos plaisirs partis par la moytié.
Mais la seule besogne du flatteur, et le but où il vise, est de
toujours inventer, apprêter et confire quelque jeu, quelque fait, et
quelque parole à plaisir et pour donner plaisir: bref, pour comprendre
le tout en peu de paroles, le flatteur estime qu'il faille tout faire
pour être plaisant: et le vrai ami faisant toujours et par tout ce que
le devoir requiert, bien souvent plaît, et quelquefois aussi déplaît:
non que son intention soit de déplaire, comme aussi ne le fuit-il pas,
s'il voit que meilleur soit de le faire. Ne plus ne moins que le
médecin, s'il voit qu'il soit expédient, jettera du safran ou de la
lavende dedans ses compositions de médecine, voire que bien souvent il
baignera délicatement, et nourrira friandement son patient: et
quelquefois aussi laissant ces douces odeurs là, il y ruera du
Castorium, ou,
Du Polium, de qui la senteur forte,
Puante au nez est d'une étrange sorte.
ou bien il broiera de l'Hellebore, qu'il le contraindra de boire, ne se
proposant pour sa fin ne là le plaire, ni ici le déplaire, ains
conduisant son malade par diverses voies à un même but, c'est à savoir
ce qui est expédient pour sa santé, aussi le vrai ami aucunefois par
complaire et haut louer son ami, en le réjouissant le conduit à faire
ce qu'il doit, comme celui qui dit en Homere,
ami Teucer de Telamon extrait,
Fleur des Grejois, tire ainsi de son trait. Et ailleurs,
Comment mettrois-je Ulysses en oubli,
Qui de vertu divine est ennobli?
A l'opposite aussi, là où il est besoin de correstion, il le vous tance
avec une parole mordante, et une liberté authorisée d'une affection
soigneuse de son bien,
Menelaus né de divin lignage,
Je t'advertis que tu n'es pas bien sage:
De ta folie aussi mal te prendra.
Quelquefois il conjoint le fait avec la parole, comme Menedemus faisant
fermer sa porte au fils d'Asclepiades son ami, qui était débauché, et
menait une vie dissolue, et ne le daignant pas saluer, le retira de son
mauvais gouvernement: et Arcesilaus défendit l'entrée de son école à
Battus, pource qu'en une Comoedie qu'il avait composée, il avait mis un
vers qui poignait Cleanthes: mais depuis, en ayant fait satisfaction à
Cleanthes, et s'en étant repenti, il lui pardonna, et le reçut en sa
grâce comme devant. Car il faut contrister son ami en intention de lui
profiter, non pas de rompre l'amitié, ains user de répréhension
picquante, comme d'une médecine préservative, qui sauve la vie à son
patient: ainsi fait le bon ami comme le savant musicien, qui pour
accorder son instrument, tend aucunes de ses cordes, et en lâche les
autres: aussi concède il aucunes choses et en refuse d'autres,
changeant selon que l'honnêteté ou l'utilité le requirent: et est par
ce moyen aucunefois agréable, et par tout utile: mais le flatteur ayant
accoutumé de toujours sonner une seule note, qui est de complaire, et
de faire et dire toutes choses au gré de celui qu'il flate, ne sait que
c'est ni de resister de fait, ni de fâcher de parole, ains va <p
44r> toujours après ce que l'on veut, s'accordant toujours, et
disant toujours ad idem. Or ainsi comme Xenophon écrit, qu'Agesilaus
était bien aise de se sentir louer de ceux qui l'eussent bien voulu
blâmer: aussi faut-il estimer que celui-là réjouit et complaît en ami,
qui peut aussi quelquefois contrister et contredire: et avoir pour
suspecte la conversation de ceux qui ne font jamais que donner plaisir,
en accordant tout sans aucune pointure de répréhension, et de
contradiction, et avoir toujours à main le dire d'un ancien Laconien,
lequel oyant que l'on louait hautement le Roi Charilaus, Et comment
serait-il bon, dit-il, quand il n'est pas âpre aux méchants? On dit que
le tahon qui tourmente les taureaux, se fiche auprès de leurs
aureilles, et aussi fait la tique aux chiens: tout ainsi le flatteur
attachant les hommes ambitieux par les oreilles, à force de leur
chanter leurs louanges, est bien malaisé à secouer et chasser depuis
qu'il y est une fois fiché: et pourtant faut-il avoir le jugement bien
esveillé en cet endroit, à observer diligemment si ces louanges seront
attribuées à la chose, ou à la personne: elles seront attribuées à la
chose s'il loue les absents plutôt que les présents, si luymême veut et
désire en lui ce qu'il loue en autrui, et s'il ne nous loue pas seuls,
mais tout autres pour semblables qualités: et s'il ne varie point en
disant et faisant tantôt d'un tantôt d'autre, mais toujours d'une
sorte. Et ce qui est le principal à considérer, c'est si nous mêmes en
notre secret ne nous repentons point ou n'avons point de honte de ce
dont il nous loue, et si nous ne voudrions point plutôt avoir fait et
dit le contraire: car le jugement de notre conscience nous portant
témoignage au contraire, empêchera que telles louanges ne nous
affectionneront, ni ne nous atteindront point au vif, et conséquemment
le flatteur ne nous en pourra surprendre. Mais je ne sais comment il
advient, que la plupart des hommes ne reçoivent point les consolations
que l'on leur baille en leurs adversités, ains plutôt se laissent mener
à ceux qui pleurent et lamentent avecques eux: et quand ils ont offensé
et failli, si quelqu'un les en reprend, et les en blâme si vivement
qu'il leur en imprime au coeur un remors et une repentance, ils
estiment celui-là leur accusateur et leur ennemi: et au contraire ils
embrassent et réputent leur bienvueillant et ami celui, qui louera et
magnifiera ce qu'ils auront fait. Or ceux qui louent et qui prisent
avec un applaudissement de mains ce que l'on aura fait ou dit, soit à
bon escient ou soit en jouant, ceux-là encore ne sont dommageables que
pour le présent, et pour cela que l'on a à l'heure en main: mais ceux
qui avec leurs louanges pénétrent jusques aux moeurs, et par leurs
flatteries atteignent jusques à corrompre les conditions, ceux là font
comme les mauvais esclaves et serfs, qui ne dérobent pas seulement du
bled de leur maître, ce qui est en monceau au grenier, mais aussi ce
qui est preparé pour la semence: car les conditions de l'homme sont la
source de toutes ses actions, et les moeurs sont le principe et la
fontaine, dont découle toute notre vie, laquelle ils détordent, en
donnant au vice les noms des vertus. Thucydides écrit qu'és séditions
et guerres civiles, l'on transferait le signification accoutumée des
mots, aux actes que l'on faisait, pour les justifier: car une temérité
desesperée était réputée vaillance aimant ses amis: une dilation
providente, honnête couardise: une tempérance, couverture de lâcheté:
une prudence circumspecte, générale paresse: aussi faut-il bien prende
garde és flateurs là où l'on verra qu'ils appelleront prodigalité,
liberalité: timidité, sûreté: tête écervelée, promptitude: chicheté
mechanique, tempérance et frugalité: un qui sera sujet à folles
amourettes, gracieux et homme de bonne compagnie: un colère ou superbe,
vaillant et magnanime: et, au contraire, un de coeur bas et lâche, doux
et humain: ainsi comme Platon écrit en quelque passage, que l'amoureux
est flatteur de ce qu'il aime: car s'il est camus, il l'appellera
agréable: s'il a nez aquilin, face royale: s'il est noiraut, viril:
s'il est blanc, enfant des Dieux, et quant à <p 44v> ce nom
[...], basané et couleur de miel, il dit que c'est une feinte
d'amoureux, qui diminue pour apprendre à supporter plus aisément une
couleur palle et morte de son ami: combien que celui qui se donne à
entendre qu'il soit beau quand il est laid, ou grand quand il est
petit, ne demeure pas longuement en son erreur: et si n'en reçoit perte
sinon bien fort légère, et non pas irremédiable. Mais les louanges qui
accoutument l'homme à cuider que vice soit vertu, tellement qu'il ne se
déplaît pas en son mal, mais plutôt qu'il s'y plaît, et qui ôtent toute
honte de pécher et de faillir, ce furent celles qui amenèrent la ruine
des Siciliens, en donnant occasion aux flateurs d'appeler la cruauté de
Dionysius et de Phalaris, haine des méchants et bonne justice: ce
furent celles qui perdirent l'Aegypte, en appellant la lâcheté
efféminée du Roi Ptolomaeus, sa furieuse superstition, ses lamentables
chansons, ses sonnements de tabourins, et ses danses bacchanales,
dévotion, religion et le service des Dieux: ce furent celles aussi qui
cuidèrent gâter et corrompre du tout les moeurs et façons Romaines, qui
par avant tenaient tant du grand, en surnommant les délices, les
dissolutions, les jeux et fêtes d'Antonius, joyeusetés, gentillesses,
et humanités, en déguisant et diminuant ainsi la faute d'Antonius, qui
abusait excessivement de sa fortune, et grandeur de sa puissance. Que
fut-ce autre chose qui attacha à Ptolomaeus la museliere à jouer des
flûtes? Qui fit monter Neron sur l'eschafaud avec un masque sur le
visage, et des brodequins aux jambes, qui était l'accoutrement des
joueurs de farce, ne furent-ce pas les louanges des flateurs? Et la
plupart des Rois ne sont ils pas attirés en toute vergongne et tout
déshonneur par les flatteries de ceux qui les appellent Apollons, pour
peu qu'ils sachent mionner, et Bacchus quand ils s'enivrent, et
Hercules quand ils luictent, et qu'ils prennent plaisir à telles
gallanteries de surnoms? Et pourtant se faut-il principalement donner
de garde du flatteur en ses louanges: ce que lui-même n'ignore pas,
mais étant caut et subtil à se garder de se rendre suspect, si
d'aventure il rencontre quelque mignon glorieux, bien paré, ou bien
quelque lourdaud qui ait un peu le cuir gros, et comme l'on dit
vulgairement, qui soit un peu de grosse pâte, il se moque et gaudit
d'eux à gorge déployée, comme fait Struthias en la comoedie, foullant
aux pieds et ballant sur le ventre de la sottise de Bias, en manière de
dire, par les louanges qu'il lui donne, sans que l'autre le sente, Tu
as plus bu que ne fit oncques le Roi Alexandre le grand: et cependant
il se pasme et fond à force de rire, en se tournant devers le Cyprien.
Mais s'il a affaire à quelques habiles et galants hommes, qui aient
l'oeil sur lui principalement en cet endroit, et qui soient au guet
pour bien garder cette place et ce lieu-là, il ne leur adresse pas des
louanges de droit fil, ains vient de loin tournant tout à l'entour, et
puis fait ses approches petit à petit, sans faire bruit, tant qu'il
vient à les manier, comme l'on fait une bête que l'on veut apprivoiser,
et les tâter: car tantôt il viendra rapporter à son ami des louanges
qu'il aura ouï dire à quelques-uns de lui, faisant comme les
Rhetoriciens, qui quelques fois en leurs harangues parlent en tierce
personne: j'ai pris grand plaisir, dira-il, naguères étant en la place,
à ouïr certains étrangers, ou bien de bons vieillards, qui racontaient
tous les biens du monde de vous, et vous louaient à merveilles. Tantôt
il controuvera quelques légères fautes à l'encontre de lui, disant
qu'il les aura entendues d'autres qui les disaient de lui, et qu'il
s'en est venu en diligence incontinent vers lui, pour lui demander là
où il aurait dit cela, ou fait une telle chose: l'autre lui niera,
comme il est vraisemblable: et de là adonc il prendra son commencement
pour entrer en ses louanges, Aussi m'ébahissois-je bien, comment vous
eussiez médit de quelqu'un de vos familiers, vu que vous ne médites pas
de vos ennemis mêmes: et comment vous eussiez attenté à usurper de
l'autrui, vu que vous donnez si largement et si liberalement le votre.
Les autres font comme les peintres, qui pour relever et faire plus
<p 45r> apparaitre les choses luisantes et claires, les
renforcent avec des obscures et ombrageuses qu'ils mettent auprès: car
en blâmant, détractant, moquant, et injuriant les choses contraires,
tacitement ils louent et approuvent les vices et imperfections qui sont
en ceux qui flatent, et en les louant, ils les nourrissent: car ils
vous blâmeront la tempérance, et abstinence, en l'appellant rusticité,
s'ils se trouvent parmi des hommes luxurieux, avaricieux, gens de
mauvais affaire, qui acquirent des biens par tous moyens déshonnêtes et
méchants. La justice et bonne conscience, qui se contente du sien, sans
rien vouloir avoir de l'autrui, ils l'appelleront lâcheté, et faute de
coeur, de n'oser entreprendre. Et quand ils seront avec des paresseux,
gens oisifs, qui fuient les affaires, ils n'auront point de honte de
blâmer l'entremise du gouvernement de la chose publique, et de dire que
c'est faire les affaires d'autrui à grand travail sans profit. Un désir
d'être en magistrat ils l'appelleront vaine gloire, qui ne sert à rien.
Pour flater un orateur, ils blâmeront en sa présence le Philosophe.
parmi des femmes lascives et impudiques, ils seront les bienvenus en
appellant les honnêtes qui n'aiment que leurs marits, sottes,
malapprises, et sans grâce quelconque. Et y a encore une plus grande
méchanceté, c'est que ces flateurs ne s'épargnent pas eux-mêmes: car
ainsi comme les lutteurs baissent aucunefois leur corps pour renverser
par terre leurs compagnons, aussi quelquefois par se blâmer eux-mêmes
ils se coulent secrètement à louer autrui. Je suis, diront-ils, plus
couard qu'un esclave sur la mer: je ne puis durer au travail: j'enrage
de colère quand j'entends que l'on a médit de moi: mais à celui-ci, ce
lui est tout un, il ne trouve rien de mauvais: c'est un homme tout
autre que les autres, il ne se courrouce de rien, il porte tout
patiemment. Et si d'aventure il se treuve quelqu'un qui ait grande
opinion de sa suffisance et de son entendement, qui veuille faire de
l'austère, et du roide et entier, disant à tout propos,
Diomedes ne me va trop prisant,
ni au contraire aussi trop mêprisant:
le flatteur bon ouvrier de son métier ne s'assaudra pas par cette voie,
ains usera d'un autre artifice à l'endroit de celui-là. C'est qu'il
viendra devers lui pour avoir conseil en ses propres affaires, comme de
celui qu'il estime plus sage et mieux avisé que lui, et dira qu'il a
bien d'autres avec lesquels il aura plus grande familiarité, mais
néanmoins qu'il est contraint de l'importuner: car à qui aurons nous
recours nous autres qui avons besoin de conseil, et à qui nous fierons
nous? et puis après avoir ouï ce que l'autre lui aura dit, quoi que ce
soit, il s'en ira disant qu'il aura eu un oracle, et non pas un
conseil. Et si d'aventure il voit que l'autre s'attribue quelque
suffisance en la connaissance des lettres, il lui apportera quelques
sienes compositions, le priant de les lire, et de les corriger. Le Roi
Mithridates aimait l'art de médecine, au moyen dequoi il y eut
quelques-uns des ses familiers qui lui baillèrent de leurs membres à
inciser, et brûler avec des cauteres: qui était le flater de fait, non
pas de parole: car il semblait qu'ils lui portassent témoignae de sa
suffisance, puis qu'ils se fiaient de leur vie à lui.
Les cas divins sont de beaucoup de formes:
Mais cette espèce de louanges dissimulées, ayant besoin de plus grande
circonspection pour s'en garder, mérite d'être diligemment averée et
éprouvée: et pourtant faudra-il que celui qui sera tenté par telle
sorte de flatterie, tout expressément lui mette en avant des avis, où
il n'y aura point d'apparence quand le flatteur lui demandera conseil,
et des avertissements tout de même: et aussi des corrections sans
propos, quand il lui apportera ses compositions à revoir et corriger:
car quand il verra que le flatteur ne lui contredira en rien, ains lui
consentira en tout et par tout, et recevra tout: et qui plus est encor,
qu'à chaque point il s'écriera, hó Voilà bien dit! il n'est <p
45v> possible de mieux: il est tout manifeste qu'il fait comme dit
le commun proverbe,
Le mot du guet il nous va demandant,
Mais autre chose il cherche ce pendant.
c'est qu'en nous louant, il nous veut enfler de vaine outrecuidance.
davantage ainsi comme aucuns ont défini la peinture, être une poésie
muette, aussi y a-il des louanges que donne une flatterie muette: car
ne plus ne moins que les chasseurs deçoivent mieux les bêtes qu'ils
chassent, quand il ne semble pas qu'ils chassent, mais bien qu'ils
passent leur chemin, ou qu'ils gardent leurs troupeaux, ou qu'ils
labourent la terre: aussi est-ce lors que les flateurs touchent mieux
au vif en louant, quand il ne semble pas qu'ils louent, ains qu'ils
fassent autre chose: car celui qui cède une chaire, ou un lieu à table,
à un survenant, ou qui ayant accoutumé de haranguer devant le peuple,
ou devant le Senat, s'il sent que l'un des riches veuille parler,
entrerompt son parler pour se taire, et quitter la place et le rang de
parler: celui-là, dis-je, en se taisant, déclare plus que s'il criait à
haute voix, qu'il répute l'autre plus suffisant et plus prudent que
lui. De là est que l'on voit cette manière de gens, qui font profession
de flatterie, se saisir ordinairement des premiers sieges, tant és
sermons, harangues publiques que l'on va ouïr, comme és théâtres, non
qu'ils s'en réputent dignes, mais à fin qu'en les cedant aux plus
riches, ils les flatent d'autant: et és assemblées et compagnies ils
seront les premiers à entamer les propos, mais c'est pour puis après
les quitter aux plus puissants, voire pour passer facilement à une
opinion toute contraire à la leur première, si le contredisant sera
homme puissant, ou riche ou personne d'authorité: c'est pourquoi il se
faut de tant plus évertuer pour les convaincre, et averer qu'ils ne
font point ces cessions et ces reculemens là pour révérence qu'ils
portent ou à la suffisance plus grande, ou à la vertu, ou à l'âge, mais
seulement aux biens, aux richesses, et au credit. Megabyzus un des plus
grands seigneurs de la cour du Roi de Perse vint un jour visiter
Apelles jusques en sa boutique, et s'étant assis auprès de lui à le
regarder besogner, commcea à vouloir discourir de la ligne et des
umbres. Apelles ne se peut tenir de lui dire: «Vois-tu, ces jeunes
garçons qui bRaient l'ochre, pendant que tu ne disais mot te
regardaient fort attentivement, et s'ébahissaient de voir tes beaux
habits de pourpre, et tes chaines et joyaux d'or: mais depuis que tu as
commencé à parler, ils se sont pris à rire, en se moquant de toi,
d'autant que tu te mets à discourir des choses que tu n'as pas
apprises.» Et Solon étant interrogé par le Roi de Lydie Croesus, quels
hommes il avait veus qu'il réputât les plus heureux de ce monde, lui
nomma Tellus, un simple citoyen d'Athenes, et un Cleobis, et Biton,
qu'il dit avoir connus pour les mieux fortunés: mais les flateurs ne
disent pas seulement, que les Rois, les riches hommes, et les personnes
de grande authorité soient bien fortunés et heureux, mais aussi les
déclarent les premiers hommes du monde en prudence, en science, et en
vertu. Et puis il y en a qui ne peuvent pas seulement endurer les
Stoïques, qui appellent le sage tel qu'ils le depeignent riche, beau,
noble et Roi tout ensemble: là où les flateurs vous rendent le riche
qu'ils flattent, orateur, poète, voire et s'il veut encore, peintre et
bon joueur de flûtes, léger du pied, et roide de corps, se laissants
tomber dessous lui en luictant, et demeurants derrière en courant:
ainsi comme Crisson Himerien demeura derrière en courant à l'encontre
d'Alexandre, dequoi Alexandre fut fort courroucé quand il le sut.
Carneades soûlait dire, que les enfants des Rois et des riches
n'apprenaient rien adroit, qu'à piquer et manier les chevaux, et rien
autre chose, pource que le maître les flate aux écoles en les louant: à
l'exercice de la lutte celui qui lutte avec eux se laisse
volontairement tomber dessous eux: mais le cheval ne connaissant pas
qui est fils d'un homme privé, ou d'un prince, qui est pauvre ou riche,
jette par terre ceux qui ne se savent pas bien tenir. Parquoi le dire
de Bion est sot <p 46r> et lourd, car il disait ainsi: Si à force
de louer je pouvais rendre une terre bonne, grasse et fertile, je ne
ferais point de faute en la louant, plutôt que de me travailler le
coeur et le corps à la labourer et cultiver. celui doncques ne pèche
point aussi qui loue un homme, si en le louant il le rend utile et
fertile à celui qui le loue: car on lui peut renverser sa raison, en
lui alléguant, que la terre ne devient pas pire pour être louée, là où
ceux qui louent faussement, et outre le mérite et le devoir, un homme,
l'emplissent de vent, et sont cause de sa ruine. Mais à tant avons nous
assez discouru sur cet article des louanges: il suit après de traiter
touchant la franchise de librement parler. Or était-il bien
raisonnable, que comme Patroclus se vêtant des armes d'Achilles, et
menant ses chevaux à la guerre, n'osa toucher à sa javeline, ains la
laissa seule, aussi que le flatteur se masquant et déguisant des
marques et enseignes d'un ami, laissât la seule franchise de parler
librement, sans y toucher ne la contrefaire, comme étant le bâton
propre, pesant, grand et fort, qu'il appartient de porter à l'amitié
seule, et non à autre: mais pour autant qu'ils se donnent bien garde
d'être découverts en riant, ni en beauvant, ni en gaudissant ou jouant,
ils élevent jà leur piperie jusques à une montre de sourcil severe, et
flattent avec un visage renfrongné, mêlants parmi leur flatterie ne
sais quoi de répréhension et de correction, ne laissons point passer
cela sans le toucher et examiner. Quant à moi, j'estime que comme en la
comoedie de Menander, Hercules contrefait vient en avant avec une
massue sur l'espaule qui n'est ni pesante, ni massive, ne forte, ains
une vaine, feinte, légère, où il n'y a rien dedans: aussi que la
liberté de parler dont usera le flatteur, se trouvera molle et légère,
et qui n'aura point de coup à ceux qui l'éprouveront, ains qu'elle fera
ne plus ne moins que les aureillers des femmes, qui au lieu qu'ils
semblent repousser et resister aux têtes que l'on couche dessus, plient
plutôt dessous et leur cèdent: aussi cette fausse liberté de parler,
pleine de vent, s'eléve et s'enfle bien d'une enfleure vaine et
trompeuse, afin que se resserrant et s'abbaissant elle reçoive et
attire avec soi celui qui se laisse aller dessus: car la vrai et amie
liberté de parler s'attache à ceux qui faillent et qui pèchent,
apportant une douleur bienfaisante et salutaire, ne plus ne moins que
le miel qui mord les parties ulcerées, mais il les nettoye, étant au
demeurant profitable et douce, de laquelle nous parlerons à part en son
lieu. Mais le flatteur montre premièrement d'être âpre, violent, et
inexorable envers les autres: car à ses serviteurs il est fâcheux à
servir, aigre à reprendre les fautes de ses domestiques et parents: il
n'estime ni ne prise personne hors lui, ains mêprise tout le monde, ne
pardonne à homme qui vive, accuse un chacun, s'étudiant à acquérir la
réputation d'homme haïssant le vice, en provoquant les autres à
courroux, comme celui qui pour rien ne laisserait volontairement à leur
dire leur vérité, et qui ne ferait ni ne dirait jamais rien pour
complaire à autrui: Et puis il fera semblant de ne voir ni ne connaître
pas un des vrais et gros péchés, mais s'il y a d'aventure quelque
légère et exterieure faute, il fera merveille de crier haut à bon
escient, et de la reprendre avec une voix forte et une vehemence de
parole: comme, pour exemple, s'il aperçait quelque chose qui traîne
parmi la maison, si l'on est mal logé, si l'on a la barbe mal faite, ou
un vêtement qui seie mal, ou un chien et un cheval qui ne soient pas
traités comme il appartient. Mais au demeurant une oubliance de ses
père et mère, faute de soin de ses propres enfants, ne faire cas ne
compte de sa femme, mêpris de ses parents, ruine et perte de biens,
toutes ces choses-là ne lui touchent en rien, ains est muet et couard
en tout cela: ne plus ne moins que un maître du jeu de la lutte, qui
laisse enivrer et paillarder son écolier et champion de lutte, et puis
le tance s'il treuve faute à la burette à l'huile, et à l'étrille: ou
comme un grammairien qui reprend son écolier s'il faut à avoir son
écritoire et sa plume, et puis ne fait pas semblant de l'ouïr quand il
commet une incongruité en parlant, ou qu'il use de quelque mot barbare:
car le flatteur <p 46v> est tel, que d'un mauvais orateur et
digne d'être moqué, il ne dira rien quant à sa harangue, mais bien le
reprendra-il de sa voix, et l'accusera grièvement de ce qu'il se gâtera
le gosier et la voix par boire trop froid: et si on lui baille à lire
un Epigramme qui ne vaille rien, il s'attachera à blâmer le papier qui
sera trop gros, ou bien l'écrivain qui aura été trop négligent ou
ignorant. En cette sorte les flatteurs qui étaient alentour du Roi
Ptolomeus, lequel semblait aimer les lettres, et être désireux de
savoir, étendaient ordinairement leurs disputes jusques à la minuit, à
debattre de la proprieté d'un mot, ou d'un verset, ou touchant une
histoire: et ce pendant il n'y en avait pas un de tant qu'ils étaient,
qui lui remontrât rien touchant la cruauté dont il usait, ni de
l'insolence en laquelle il se débordait, ni quand il jouait du
tabourin, ou qu'il faisait d'autres indignités sous couleur de
religion. C'est tout ne plus ne moins, que si à un qui aurait quelque
gross apostume, ou quelque ulcère fistuleux, on venait avec la lancette
à lui raire les cheveux, ou à lui rongner les ongles: car ainsi les
flateurs appliquent leur liberté de parler aux parties qui ne sont
point dolentes, et qui ne font point de mal. Il y en a d'autres qui
sont encore plus cauts et plus rusés que toux ceux-là, car ils usent de
cette liberté de parler, et de reprendre et blâmer pour complaire:
comme Agis natif de la ville d'Argos, voyant qu'Alexandre donnait de
grands dons à ne sais quel plaisant, s'écria d'envie et de douleur
qu'il en avait, «O le grand abus!» Alexandre l'ayant ouï se tourna
devers lui en courroux, et lui demanda, que c'était qu'il voulait dire:
«Je confesse, dit-il, qu'il me fait mal, et que j'ai grand despit
de voir, que tous vous autres qui êtes nés de la semence de Jupiter,
prenez plaisir d'avoir autour de vous des flateurs et des plaisants
pour vous faire rire: car Hercules avait ainsi en sa compagnie les
Cercopes, et Bacchus les Silenes: et autour de vous aussi, tout de
mêmes, ces bouffons ici sont en credit.» Et un jour comme l'Empereur
Tiberius Caesar fut entré au Senat, il y eut un des Senateurs flatteur,
qui se dressa en pieds, et dit tout haut, «Qu'il fallait puis qu'ils
étaient libres, qu'ils parlassent aussi librement, et qu'ils ne s'en
feignissent point, ni ne teussent ce qu'ils savaient être utile.» Il
fit dresser les oreilles à tout le monde par ces paroles, et se fit un
grand silence: Tiberius même prestait l'oreille fort attentivement pour
ouïr ce qu'il voudrait dire: et lors il se prit à dire, «écoute Caesar
en quoi nous nous plaignons tous de toi, et n'y a personne qui te l'ose
dire ouvertement: C'est que tu ne fais compte de toi, ains abandonnes
ta personne, et affliges ton corps de soucis et de travaux que tu
prends pour nous, sans te donner repos ne jour ne nuit.» Et comme il
continuât une longue trainée de tels propos, on dit que l'orateur
Cassius Severus dit, «La liberté de parler dont use cet homme, le fera
mourir.» Telles flatteries sont légères, et ne nuisent pas beaucoup:
mais celles-ci sont dangereuses, et corrompent les moeurs des
malavisés, quand les flateurs accusent et blâment ceux qu'ils flatent
des vices et crimes contraires à ceux dont ils sont entachés, comme
Himerius un flatteur Athenien tançait et injuriait un vieil usurier le
plus chiche et le plus avaricieux de toute la ville, l'appellant
prodigue, négligent de son profit, et qu'il en mourrait de male faim
lui et ses enfants: ou, au contraire, un prodigue dépensier qui
consumera tout, ils lui reprocheront qu'il sera un taquin, mechanique,
ainsi comme Titus Petronius faisait à Neron: ou si ce sont Princes et
seigneurs qui traitent durement et cruellement leurs sujets, ils leur
diront, qu'il fauldra ôter cette trop grande douceur, et cette
importune grâce, et misericorde inutile. Tout pareil à ceux-là est
celui qui fait semblant de redouter et se donner de garde d'un lourdaud
et gros sot, comme si c'était quelque habile homme, caut et rusé et
celui qui tance et reprend un envieux et médisant, qui prend
ordinairement plaisir à détracter et médire de tout le monde, si
d'aventure il lui échappe quelquefois de louer aucun excellent
personnage: C'est un vice que vous avec de louer ainsi toute sorte de
gens, <p 47r> voire jusques à ceux qui ne valent à chose qui
soit: car quel homme est celui-ci que vous louez si fort? qu'a il
jamais ne fait ne dit qui méritât d'être si hautement prisé? Mais c'est
principalement aux amours que les flateurs ruent leurs grands coups, et
qu'ils enflamment plus ceux qu'ils flatent: car s'ils voyent qu'ils
aient quelque differént à l'encontre de leurs frères, ou qu'ils ne
fassent compte de leurs parents, ou qu'ils soient en quelque soupçon et
défiance de leurs femmes, ils ne les en reprennent ni ne les en
corrigent point, ains au contraire augmentent leur mécontentement:
C'est bien employé, car vous ne vous sentez pas vous mêmes: vous êtes
cause de tout ceci, en montrant trop de les rechercher et caresser, et
vous humiliant trop envers eux. Et si d'aventure il sourd quelque
demangeaison d'amour, ou quelque courroux de jalousie envers quelque
concubine ou quelque amie mariée, alors la flatterie se tirera en avant
avec une liberté et franchise de parler tout ouverte, apportant du feu
en la flamme: accusant et faisant le proces à l'amoureux, comme ayant
fait et dit beaucoup de choses mal séantes à l'amour, mal gracieuses,
et pour faire haïr plutôt qu'aimer une personne,
O homme ingrat de tant de doux baisers!
En cette sorte les familiers d'Antonius qui brûlait de l'amour de
Cleopatre l'Aegyptienne, lui faisaient à croire, que c'était elle qui
était amoureuse de lui, et le tançant l'appellaient homme sans
affection et superbe: cette Dame, disaient-ils, laissant un si grand et
si opulent Royaume, et tant de belles et plaisantes maisons, se consume
le coeur et le corps à tracasser çà et là après ton camp, ayant pour
tout honneur le titre de concubine d'Antonius.
Tu as un coeur bien dur et inflexible,
de la laisser ainsi se consumer d'ennui: et lui étant bien aise d'être
ainsi convaincu de lui faire tort, et prenant plaisir à se voir ainsi
accuser, plus qu'il n'eût fait à s'ouïr louer, ne se donna garde que ce
qui semblait l'admonester de son devoir, le débauchait encore plus
qu'il ne l'était. Car cette liberté simulée de parler franchement
ressemble aux morsures des femmes impudiques, qui chatouillent et
provoquent le plaisir parce qui semble devoir faire douleur. Et tout
ainsi comme le vin pur, qui autrement est un certain remede contre la
poison de la ciguë, si vous le mêlés avec le jus de la ciguë rend la
force de la poison irremédiable, d'autant que par le moyen de sa
chaleur il la porte promptement au coeur: aussi les méchants entendants
très bien que la franchise de parler est un grand secours contre la
flatterie, flatent par elle-même. Et pourtant semble-il que Bias ne
répondit pas du tout bien à celui qui lui demandait, qui était la plus
mauvaise bête de toutes: des sauvages, dit-il, c'est le Tyran, et des
privées le flatteur: car il pouvait dire plus véritablemenmt, qu'entre
les flateurs les privés sont ces poursuivants de repeues franches, et
ces amis de table et d'étuves: mais celui qui étend sa curiosité, sa
calomnie, et sa malignité, comme le poulpe fait ses branches, jusques
és chambres secrètes et cabinets des femmes, celui-là, dis-je, est
sauvage, farouche, et dangereux à approcher. Or l'un des moyens pour
s'en donner de garde est, d'entendre et se souvenir toujours, que notre
âme a deux parties, l'une qui est plus véritable, aimant l'honnêteté et
la raison: l'autre irraisonnable de sa nature, aimant passion et
mensonge. Le vrai ami assiste toujours et donne confort et conseil à la
meilleure partie, comme le bon médecin qui vise toujours à augmenter et
entretenir la santé: mais le flatteur se sied toujours auprès de celle
qui est privée de raison et pleine de passion, la gratte et la
chatouille continuellement, en la maniant de sorte qu'il la détourne du
discours de la raison, lui inventant et preparant toujours quelques
vicieuses et déshonnêtes voluptés. Tout ainsi comme entre les viandes
que l'homme mange, il y en a qui ne servent ni à augmenter le sang ni
les esprits, ni à ajouter force ne vigueur aucune aux nerfs ni aux
mouelles, ains seulement <p 47v> excitent les parties naturelles,
lâchent le ventre, et engendrent une chair mollace et demi pourrie:
aussi qui y prendra de près garde on ne faudra jamais à voir, que tout
le parler du flatteur n'ajoute rien de bon à l'homme prudent et sage,
qui se gouverne par raison, ains facilite à un fol quelque volupté
d'amour, ou lui enflamme une colère follement conceue, ou irrite une
envie, ou l'emplit d'une odieuse et vaine présomption de soi-même, ou
de douleur, en lamentant avec lui, ou lui rend la malignité qu'il aura
en lui, ou une défiance, ou une timidité servile, toujours de plus en
plus aigúë à mal penser, plus tremblante de peur, et plus soupçonneuse
par quelques fausses accusations, ou faux indices et conjectures qu'il
lui mettra en avant: car il est toujours rangé au long de quelque vice
et maladie de l'âme, laquelle il nourrit et engraisse, et comparait
incontinent qu'il y a quelque partie mal saine de ll'âme, ne plus ne
moins que fait la bosse és parties enflammées et pourrissantes du
corps. Êtes vous en courroux contre quelqu'un? Punissés, dira-il.
Convoittez vous? Jouissez. Avez vous peur? fuyons nous en. soupçonnez
vous? croiez le fermement. Et si d'aventure il est mal aisé à découvrir
et surprendre en ces passions-là, parce qu'elles sont si violentes et
si fortes, que bien souvent elles chassent de notre entendement tout
usage de raison, il nous donnera aisément prise en d'autres qui seront
moins véhémentes, là où nous le trouverons tout semblable. Car si
l'homme se trouve en quelque doute d'avoir trop bu ou trop mangé, et
pour cette occasion qu'il face difficulté d'entrer en un baing, où bien
de banqueter, le vrai ami le retiendra, l'admonestant de se garder, et
d'avoir soin de sa santé: mais le flatteur le tirera lui-même dedans le
baing, et commandera qu'on apporte sur table quelque nouvelle viande,
non pas offenser son corps par le trop adjeuner. Et s'il voit son homme
mal affectionné à entreprendre quelque voyage par terre ou par mer, ou
à faire chose que ce soit, il dira que le temps ne presse point, et
qu'il n'y est pas propre, et que l'on le pourra bien remettre à un
autre temps, ou bien y envoyer quelque autre. S'il voit qu'il ait
promis à quelque sien familier de lui prêter ou donner de l'argent, et
puis qu'il s'en repente, mais néanmoins qu'il ait honte de faillir de
promesse en cet endroit: le flatteur s'ajoutant au pire plat de la
balance, la fera pancher du côté de la bourse, et chassera la vergongne
de refuser, lui conseillant d'épargner son argent, attendu la grande
dépense qu'il fait, et le nombre de gens ausquels il a à fournir: de
sorte que si nous ne nous méconnaissons nous mêmes, et que nous ne
voulions ignorer que nous soyons ou convoiteux, ou déhontés, ou
pusillanimes, jamais le flatteur ne nous pourra decevoir: car ce sera
toujours celui qui défendra ces passions là, et qui parlera franchement
en faveur d'elles, quand on les voudra outrepasser. Mais à tant est-ce
assez parlé de cette matière. Venons maintenant aux services, et aux
entremises de faire plaisir, car en tels offices le flatteur confond et
obscurcit fort la différence qu'il y a entre lui et le vrai ami, se
montrant toujours en apparence prompt et diligent en toutes
occurrences, sans chercher occasion de restiver ou refuser: car le
naturel du vrai ami, ne plus ne moins que la parole de la vérité, comme
dit Euripides, est simple, naif, et sans fard ne feintise quelconque:
mais celui du flatteur, étant certainement malsain en soi-même, a
besoin de plusieurs exquises et rusées médecines pour s'entretenir.
Ainsi doncques comme quand on s'entrerencontre par la ville, le vrai
any quelque fois sans mot dire ni saluer, et aussi sans qu'on lui en
dise, ni qu'on le resalue autrement que des yeux, passe outre,
déclarant seulement avec un doux regard et un sous-ris la bienveillance
et l'affection qu'il a imprimée dedans son coeur: et au contraire le
flatteur court au-devant, et va après, et étend les bras pour embrasser
de tout loin: et si d'aventure on l'a salué devant, pour l'avoir aperçu
le premier, il en fait ses excuses avec tesmoins et avec grands
serments. Bien souvent aussi aux affaires et negoces, les amis omettent
plusieurs choses petites et légères, <p 48r> sans se montrer trop
exactement serviable, ni trop curieux, et sans s'ingérer à toute sorte
de service: mais le flatteur est en cela assidu, continuel, sans jamais
se lasser, ne jamais donner lieu ne place à autre de faire aucun
service, ains voulant être commandé, et étant marri si on ne lui
commande, voire s'en desesperant, et appellant les Dieux à témoin,
comme si on lui faisait grand tort. Ces signes là montrent à ceux qui
ont bon entendement, une amitié qui n'est point vraie ne pudique, mais
plutôt qui sent son amour de putain, ambrassant plus chaudement et plus
volontiers que l'on ne demande: toutefois pour les examiner plus par le
menu, il faut premièrement considérer és offres et promesses la
différence qu'il y a entre l'ami et le flatteur: car ceux qui ont écrit
par avant nous, disent bien, que cette sorte de promesse est promesse
d'ami,
Si je le puis, et si faire se peut:
mais que cette-ci est l'offre d'un flatteur,
Demande moi tout ce que tu voudras.
Car les poètes comiques introduisent de tels prometteurs en leurs Comedies,
Nicomachus mettez moi à l'encontre
De ce soudard, qui si brave se montre,
Et vous verrez si à coup de bâton
Je ne le rend soupple comme un poupon,
Et ne lui fais toute la face molle,
Comme une esponge avec sa chaude chole.
davantage les amis ne s'ingèrent pas de donner confort et aide en aucun
affaire, si premièrement ils n'ont été appelés au conseil de
l'entreprise, et qu'ils ne l'ayent approuvée ou comme honnête, ou comme
utile: mais le flatteur encore que devant que faire l'entreprise on lui
demande son avis, et qu'on se remette en lui de l'approuver, ou
reprouver, non seulement il désire céder et gratifier, mais il craint
que l'on ne le soupçonne de vouloir reculer ou de fuir à mettre la main
à l'oeuvre, et pour cette cause s'accommode à ce qu'il voit où l'autre
encline, et qui plus est l'aiguillonne et l'incite encore à le faire:
car il se trouve bien peu, ou point du tout, de riches hommes ou de
Rois qui dient ces paroles,
Plût or à Dieu, qu'un mendiant sa vie,
Et pis encor qu'un pauvre qui mendie,
M'étant ami vinst devers moi sans peur,
Me déclarer ce qu'il a sur le coeur.
Mais au contraire ils font comme les composeurs de Tragoedies, qui
veulent avoir une danse de leurs amis pour chanter avec eux, et un
Theatre d'hommes qui leur applaudissent: d'ou vient que Meropé en une
Tragoedie donne ces sages avertissements,
Prends pour ami ceux qui point ne flechissent
En leurs propos, mais ceux qui obéissent
A ton vouloir pour te gratifier,
Fais leur fermer ton huis, sans t'y fier.
Et les Seigneurs font tout au rebours, car ceux qui ne chalent et ne
flechissent à leurs devis, ains y resistent, en leur remontrant ce qui
est plus utile, ils les haïssent, et ne les daignent pas regarder: et,
au contraire, les méchants hommes, de lâche coeur et trompeurs, qui
savent bien leur complaire, non seulement ils leur ouvrent leurs huis,
et les reçoivent en leurs maisons, mais les admettent jusques à la
communication de leurs plus interieures affections, et leurs plus
secrètes pensées: entre lesquels celui qui sera un peu plus simple
dira, qu'il ne lui appartient pas, et qu'il ne l'estime pas digne
d'être appelé en délibération de si grands affaires, et qu'il se
sentira bien heureux de faire, comme simple ministre et serviteur, ce
qui lui sera enjoint et commandé: <p 48v> mais celui qui sera
plus fin, et plus malicieux,s'arrêtera bien à la consultation, oyant
les doutes que l'on fera, froncera bien ses sourcils, fera signe des
yeux et de la tête, mais il ne dira rien, sinon que si l'autre déclare
ce qui lui en semble, il s'écriera incontinent, Ô Hercules, vous me
l'avez ôté de la bouche, car si vous ne m'eussiez prevenu, je m'en
allais dire le même. Et ainsi comme les Mathematiciens tiennent, que
les superfices et les lignes ne se courbent ni ne s'étendent, et ne se
meuvent point d'elles mêmes, d'autant qu'elles sont intellectuelles et
incorporelles, mais qu'elles se plient, qu'elles s'étendent, et
qu'elles se remuent quand et les corps, dont elles sont les extrémités:
aussi vous trouverez toujours, que le flatteur ne dira jamais, ni
n'assurera, ni ne sentira, ni ne se courroucera de lui-même, ains dira,
assurera, sentira, et se courroucera toujours avec un autre: de sorte
qu'en cela sera très facile à apercevoir la différence qu'il y a entre
l'ami et le flatteur, et encore plus en la manière de faire service et
bons offices pour l'ami: car le service ou office qui procédera de
l'ami, aura comme un oeuf, le meilleur au fond du dedans, et rien de
montre ni de parade en front: ains bien souvent comme le sage médecin
guérit son patient sans qu'il en sache rien, aussi le bon ami porte
quelque bonne parole qui lui profite, ou lui appointe quelque querelle,
et fait ses affaires sans qu'il en sache rien. Tel a été le philosophe
Arcesilaus, tant en autres offices, qu'en celui-ci qu'il fit à
l'endroit d'un sien ami nommé Apelles, natif de l'Île de Chio: un jour
qu'il était malade l'estent allé voir, et ayant connu qu'il était
pauvre, il y retourna un peu après, portant en sa main vingt drachmes
d'argent, qui sont environ trois francs et demi, et se séant auprès de
lui qui était en son lit: Il n'y a rien ici, lui dit il, sinon les
elements d'Empedocles,
L'eau, et le feu, la terre, et l'air mobile,
et si tu n'es pas bien couché à ton aise: et quant et quant en lui
remuant son aureiller, secrètement il lui mit ce peu d'argent dessous.
La vieille qui le servait, en refaisant son lit le trouva, dont elle
fut bien ébahie, et le dit sur l'heur à Apelles: lequel en se
sous-riant lui répondit, C'est un larcin d'Arcesilaus. Et pource qu'en
la philosophie les enfants naissent semblables à leurs parents, Lacydes
un des disciples d'Arcesilaus, assistait en jugement avec plusieurs
autres à un sien ami nommé Cephisocrates accusé de crime de
lèse-majesté: en plaidant laquelle cause l'accusateur requit qu'il eût
à exhiber son anneau, lequel il avait tout bellement laissé tomber à
terre, dequoi Lacydes s'étant aperçu, mit aussi tôt le pied dessus, et
le cacha, pource que toute la preuve du fait, dont il était question,
dependait de cet anneau: après la sentence donnée, Cephisocrates absous
à pur et à plein, alla remercier et caresser les juges, de la bonne
justice qu'ils lui avaient faite: entre lesquels il y en eut un qui
avait vu le fait, qui lui dit, Remerciez en Lacydes, et lui conta comme
le cas était allé, sans que Lacydes en eût dit mot à personne. Ainsi
estime-je que les Dieux font beaucoup de biens et de grâces aux hommes,
sans que les hommes le connaissent, ayants telle nature, qu'ils
prennent plaisir et s'éjouissent de gratifier et bien faire. Au
contraire, l'office que fait le flatteur n'a rien de juste, rien de
véritable, rien de simple, ne de liberal: ains une sueur au visage, un
courir çà et là, une face chagrine et pensive, tous signes qui donnent
apparence et opinion d'oeuvre laborieuse, et faite avec une grand'
peine et grand soin: ne plus ne noins qu'une peinture affettée, qui
avec couleurs renforcées, avec plis rompus, et avec rides et angles
chercherait de se montrer bien vivement apparente: de sorte qu'il
ennuye et fâche à force de conter comment il a fait les allées et
venuées, les soucis qu'il en a euz en lui mêmes, les malveillances
qu'il en a encourus envers les autres, et puis dix mille autres
empêchements, dangers et grands accidents qu'il récite: tellement que
l'on pourrait dire, ceci ne méritait pas tant de travaux et de peines:
car tout plaisir et tout bienfait que l'on reproche, devient odieux,
desagréable, et du tout insupportable. Et en tous ceux que <p
49r> fait le flatteur, le reproche, et la honte, qui fait rougir, y
sont conjoints, non seulement après qu'il les a faits, mais aussi à
l'instant même qu'il les fait: là où le vrai ami, si d'aventure il
échut, qu'il lui faille par force réciter le fait, il l'exposera
nuement, mais de soi-même il ne dira jamais un mot: ainsi que firent
jadis les Lacedaemoniens après qu'ils eurent envoyé du bled à ceux de
la ville de Smyrne, qui en leur extréme nécessité leur en avaient
demandé: car comme les Smyrneïens magnifiassent et louassent fort
hautement cette liberalité envers eux, ils leur répondirent, «Ce n'est
pas si grande chose qu'il la faille tant louer: car nous avons assemblé
cela en faisant commandement, que tous, hommes et bêtes, s'abstinssent
pour un jour de disner.» cette grâce et beneficence ainsi faite, non
seulement est liberale, mais aussi plus agréable à ceux qui la
reçoivent, d'autant qu'ils estiment qu'elle n'a pas porté grand dommage
à ceux qui la leur ont faite. Or n'est-ce pas à la façon odieuse de
faire service facheusement, ni à la promptitude de les offrir et
promettre facilement, que le flatteur donne principalement à connaître
sa nature, mais beaucoup plus en ce, que l'ami fait office en chose
honnête, le flatteur en chose honteuse: et à diverse fin, l'un pour
profiter, et l'autre pour complaire. Car l'ami ne requérra jamais,
ainsi que disait Gorgias, que son any lui face plaisir en choses
justes, et lui cependant lui en fera en choses injustes,
Car à tout bien il doit être conjoint
Avecques lui, mais à mal faire point.
Et pourtant le divertira-il plutôt des choses malséantes et
malhonnêtes: et si d'aventure l'autre ne le veut croire, la réponse que
fit Phocion à Antipater sera bien à propos en cet endroit, «Tu ne
saurais m'avoir pour ami et pour flatteur ensemble:» c'est à dire, pour
ami et pour non ami. Car il faut bien être du côté de son ami à faire,
non pas à mesfaire, et à délibérer, non pas à conjurer: à porter
témoignage de vérité, non pas à opprimer aucun par fausseté: voire
jusques à lui aider à porter une adversité patiemment, non pas à rien
commettre méchamment: car il ne faut pas seulement savoir aucune chose
honteuse et reprochable de son ami, tant s'en faut qu'il soit loisible
de la faire, et de pécher avec lui. Tout ainsi doncques comme les
Lacedaemoniens ayants été défaits en bataille par Antipater, et
traitants de paix avec lui, le priaient de leur commander tant qu'il
voudrait de charges dommageables, mais de honteuses nulle: aussi le
vrai ami est tel, que si d'aventure il survient à son ami quelque
affaire qui requiere de se mettre en dépense, en danger ou en peine
pour lui, il veut être le premier appelé, et en veut alaigrement porter
sa part, sans alléguer excuse quelconque: mais 'il y a tant soit peu de
honte et de déshonneur, il s'excusera, et priera qu'on le laisse en
paix, et qu'on lui pardonne. Mais le flatteur fait tout au contraire,
car és dangereuses et laborieuses entremises de faire plaisir, il se
tire arrière: et si pour le sonder vous le touchés, il vous sonnera je
ne sais quel son cas et bas de quelque excuse qu'il forgera: mais au
contraire en services et offices déshonnêtes, vils, bas et honteux, «Je
suis à vous, dira-il, faites de moi ce que vous voudrez: mettez moi
sous voz pieds.» rien ne lui est indigne, ni ignominieux. Voyez le
singe, il n'est pas propre à garder la maison des larrons comme le
chien, ni à porter sur son dos comme le cheval, ni à labourer la terre
comme le boeuf: et pourtant faut-il qu'il supporte toutes les nazardes,
toutes les injures, et tous les jeux malfaisants du monde, servasnt
d'un instrument de moquerie, et de faire rire les gens: ainsi est-il du
flatteur, qui n'est bon ni à plaider en jugement pour son ami, ni à
mettre la main à la bourse, ni à combattre, comme celui qui ne sait ne
travailler, ne faire rien qui soit de bon: mais aux affaires qui se
font sous l'aisselle, c'est à dire, à cachete, aux ministeres de sales
et secrètes voluptés, il ne cherchera point d'excuse, il sera fidele
courtier et ministre de quelques folles amourettes, pour <p 49v>
tirer quelque garse de la main d'un maquereau, exquis à merveille pour
mettre au net le compte de la dépense d'un festin, diligent, non
paresseux, à faire apprêter un banquet, bien advenant à entretenir des
concubines: si on lui commande de parler des grosses dents à un fâcheux
beau-père, ou de chasser la femme épousée et legitime, il est sans
honte et sans merci, tellement qu'il n'est pas malaisé à découvrir en
cet endroit: car commandez lui ce que vous voudrez de vilain et de
déshonnête, il est tout prêt de ne s'épargner point, pour complaire à
celui qui lui commande. Encore y a il un autre grand moyen de le
connaître, par la disposition qu'il aura envers les autres amis, là où
l'on trouvera qu'il sera bien différent du vrai ami, lequel n'a rien
plus agréable que d'aimer avec beaucoup d'autres, et aussi d'être aimé
de plusieurs, et va toujours procurnt cela à son ami, qu'il soit aimé
et honoré de plusieurs autres: car estimant que tous biens sont communs
entre amis, il pense qu'il n'y doit avoir rien plus commun que les
amis: mais le supposé, faux, et contrefait, comme celui qui connait
très bien en soi-même, qu'il tient grand tort à l'amitié, en la
contrefaisant ainsi qu'une fausse monnayé, et est bien de sa nature
envieux, et exerce son envie à l'encontre de ses semblables,
s'efforçant de les surpasser en gaudisserie, et en babil, mais il
redoute et tremble devant celui qu'il sait être plus homme de bien que
lui, ne comparoissant pas certes auprès de lui plus qu'un homme de pied
auprès d'un chariot de Lydie, comme l'on dit en commun proverbe, ou
comme dit Simonides,
Plus que du plomb noir auprès de fin or.
Se sentant donc léger, non naturel, ains falsifié, quand on le vient à
conferer de près avec une vraie, solide, et grave amitié, qui endure le
marteau, il ne la peut endurer, pource qu'il sait bien qu'il sera
découvert pour tel qu'il est: au moyen dequoi, il fait ne plus ne moins
qu'un mauvais peintre, qui avait fort mal peint des coqs, car il
commandait à son vallet de chasser bien loin de sa peinture les coqs
naturels: aussi cettui-ci chasse les vrais amis, et ne les souffre pas
approcher: ou s'il ne le peut faire en public et ouvertement, il fera
semblant de les caresser, honorer et admirer, comme gens de plus grande
valeur que lui, mais sous main, et en derrière, il vous jettera et
semera des calomnies: et si ses clandestins et secrets rapports
poignants en derrière n'engendrent pas soudainement un ulcère, il
retient en sa mémoire ce que disait anciennement Medius. Ce Medius
était comme le maître et le chef du troupeau de tous les flateurs qui
étaient en la cour d'Alexandre, bandé à l'encontre de tous les plus
gens de bien de la cour: celui-là donnait un enseignement que l'on ne
feignît point de piquer hardiment, et de mordre avec force calomnies:
car encore, disait-il, que celui qui aura été mordu guérisse de la
plaie, la cicatrice pour le moins en demeure. Par telles cicatrices de
fausses accusations, ou pour les mieux appeler, par telles gangraines
et tels chancres Alexandre étant rongé, fit mourir Callisthenes,
Parmenion et Philotas, et s'abandonna à renverser et donner le croc en
jambe, à leur volonté, à un Agnon, un Bagoas, un Agesias, et un
Demetrius, étant vestu, paré, diapré et adoré par eux, comme une statue
barbaresque: tant a le complaire grande force et efficace, mais je dis
très grande, mêmement envers ceux qui en ce monde sont estimés les très
grands: car d'autant qu'ils se persuadent, et qu'ils désirent les
meilleures choses du monde être en eux, cela donne foi et hardiesse
tout ensemble au flatteur: au contraire des places qui sont situées en
hauts lieux, lesquelles en sont inaccessibles et impossibles à
approcher à ceux qui les cuident surprendre d'emblée: là où un coeur
élevé pour la hautesse de sa fortune, ou pour l'excellence de sa
nature, en une âme où il n'y a point de sain jugement de raison, est
facile à prendre, voire à fouler aux pieds, aux plus basses et plus
viles personnes. C'est pourquoi dés l'entrée de ce discours nous avons
admonesté, <p 50r> et encores admonestons en cet endroit les
lisans, de chasser arrière d'eux l'amour et l'opinion de soi-même, car
cette présomption-là nous flatant premièrement nous mêmes au dedans,
nous rend plus tendres et plus faciles aux flateurs de dehors, comme y
étant jà tous disposés: là où si obéissants au dieu Apollo, et
reconnaissants combien en toutes choses fait à estimer son oracle, qui
nous commande de nous connaître nous mêmes, nous allions rechercher
notre nature, notre institution, et notre nourriture, quand nous y
trouverions infinies défectuosités de ce qui y dût être, et tant de
choses malement, ou temerairement mêlées, qui ne deussent pas être en
nos actions, en nos propos, et en nos passions, nous ne nous
abandonnerions pas ainsi facilement aux flateurs à nous fouler aux
pieds, et faire ainsi, par manière de dire, littiere de nous à leur
plaisir. Le Roi Alexandre soûlait dire, que deux choses principalement
le détournaient d'ajouter foi à ceux qui le saluaient et l'appellaient
Dieu: l'une était le dormir, et l'autre le jouir d'une femme: comme se
sentant plus imparfait, et plus défectueux en ces deux points là, qu'en
nuls autres. Mais si nous considérions, chacun en son privé, plusieurs
choses laides, fâcheuses, imparfaites et mauvaises que nous avons, nous
trouverions que nous aurions besoin, non d'un ami qui nous louast, et
qui dît bien de nous: mais plutôt qui parlât à nous librement, qui nous
reprît et blâmât des fautes que nous commettons en notre particulier.
Car il y en a bien peu entre plusieurs, qui osent librement et
franchement parler à leurs amis, et entre ces peu là encore y en a-il
moins qui le sachent bien faire: car ils pensent que dire injure et
blâmer soit librement parler, et néanmoins cette liberté de parler,
comme toute autre médecine qui n'est pas donnée à propos, en temps et
en lieu, a cela qu'elle offense, fâche, et trouble sans aucun profit,
et qu'elle produit aucunement le même effet avec douleur que le flater
fait avec plaisir: car les hommes reçoivent dommage, non seulement pour
être loués, mais aussi pour être blâmés importunément, et hors de temps
et de saison, et est cela qui les rend plus faciles à prendre, et leur
fait plus montrer le côté aux flateurs, se laissants facilement aller
et couler, ne plus ne moins que l'eau qui court toujours d'un haut en
un fond et contre bas. Parquoi il faut que cette liberté de reprendre
soit temperée d'une affection amiable et accompagnée d'un jugement de
raison, comme d'une lumière retranchant ce qu'il y pourrait avoir de
trop véhément et de trop crud, de peur que se voyants ainsi repris de
toutes choses, et blâmés à tout propos, ils ne s'en fâchent et ne se
despitent, de sorte qu'ils se jettent à l'ombre et à l'abri de quelque
flatteur, et se tournent devers ce qui ne les fâchera point. Car il
faut fuir, ami Philopappus, tout vice par le moyen de la vertu, et non
pas par le vice contraire, comme aucuns font, qui pour fuir la honte
sotte tombent en impudence, et pour eviter incivilité tombent en
plaisanterie, et cuidants éloigner leurs noeurs bien loin de lâcheté et
de couardise, ils s'approchent d'audace et de braverie: et y en a qui
pour se justifier de n'être point superstitieux deviennent atheïstes,
et pour ne sembler et être tenus pour lourdauts, se rendent fins et
malicieux, faisant des moeurs comme d'un bois courbé d'un côté, à faute
de le savoir bien redresser, ils le courbent de l'autre. Or est-ce une
bien laide façon de montrer que l'on ne soit point flatteur, que de se
rendre fâcheux sans profit, et une conversation bien rustique et
ignorante de se faire aimer, que de se rendre malplaisant et ennuyeux,
à fin de ne sembler point servir ne valeter en amitié, ne plus ne moins
que le serf affranchy en une Comoedie, qui pense que la licence
d'accuser autrui, soit jouissance de la liberté de parler de pair à
pair. Puis que donc c'est chose laide que de tomber en flatterie, en
cherchant de complaire, et aussi que de corrompre par immoderée liberté
de parler toute la grâce de l'amitié, et le profit de remédier aux maux
en cuidant eviter flatterie, et que l'on ne doit faire ne l'un ne
l'autre, ains que comme <p 50v> en toute autre chose, il faut que
la liberté de parler prenne sa perfection et bonté de la mediocrité, en
n'en usant ne trop ne peu: il semble que le fil même et la deduction de
ce propos requiert, que le sujet du reste de ce traité soit discourir
de ce point là. Voyants doncques, que cette liberté de franchement
parler et reprendre a plusieurs vices qui lui nuisent, essayons de les
lui ôter l'un après l'autre: et premièrement délivrons la de l'amour de
soi-même, nous donnants fort bien de garde qu'il ne semble que ce soit
pour notre interest, comme pour aucun tort que nous ayons reçu, ou pour
quelque despit que l'on nous ait fait, que nous tancions et
reprochions: car ils n'estiment point que ce soit pour bien veillance
que nous leur portions, mais pour un maltalent que nous ayons dedans le
coeur, quand ils voyent que nous avons interest à ce que nous disons:
ni ne réputent pas que ce soit un admonestment, ains une plainte: car
la liberté de reprendre, soigneuse du bien de son ami, est vénérable,
là où la plainte sent son homme qui s'aime soi-même, et qui est de
coeur bas. De là est que l'on révére, honore et admire ceux qui parlent
librement, et au contraire on accuse réciproquement et mêprise-l'on
ceux qui se plaignent: ainsi comme nous voyons en Homere que le Roi
Agamemnon ne peut supporter Achilles, qui avait assez modereement usé
de cette franchise de parler endroit lui, là où il donne gagné, et
supporte doucement Ulysses qui le poingt fort aigrement, et lui dit,
Que plût à Dieu (malheureux) que d'une autre
Tu fusses chef, non de l'armée notre.
se rendant à la parole aigre d'un homme sage, de bon conseil, et
soigneux du bien public: car Ulysses n'avait aucune occasion
particulière de courroux contre lui, et parlait franchement pour
l'interest public de toute la Grèce, là où Achilles se courrouçait et
tourmentait principalement pour son interest privé. Et lui-même, encore
qu'il ne fut pas guères
doux en son ire, et de léger courroux,
ains tel qu'il eût bien accusé celui qui n'eût point été coulpable,
endura néanmoins patiemment et sans mot dire, que Patroclus lui dît
plusieurs paroles de telle sorte,
Coeur sans merci, Thetis n'est point ta mère,
ni Peleus ne fut oncques ton père:
Celle qui t'a enfanté c'est la Mer,
Et les Rochers qui la font escumer,
Puis que tu es à pitié inflexible.
Car ainsi comme Hyperides l'orateur disait aux Atheniens, qui se
plaignaient de lui qu'il était trop âpre et trop rude, qu'ils
considérassent non seulement s'il était âpre, mais s'il l'était sans
rien prendre: aussi la répréhension d'un ami étant pure et nette de
toute passion particulière, se fait révérer, et rougir de honte, de
sorte que l'on n'oserait lever les yeux à l'encontre: tellement que
s'il appert, que celui qui tance librement rejette loin les fautes que
son ami aura commises à l'encontre de lui, et n'en face mention
quelconque, mais qu'il argue et reprenne d'autres erreurs et fautes
qu'il aura commises contre d'autres, sans se feindre ni l'épargner, la
vehemence de cette franchise de parler est invincible, d'autant que la
douceur et bienveillance du reprenant fortifient l'aigreur et
l'austerité de la répréhension. Et pourtant, a il été bien dit
anciennement, que quand on est en courroux ou en différent avec ses
amis, c'est lors que plus on doit étudier à faire quelque chose qui
leur soit ou profitable ou honorable: et ne sent pas moins que cela son
affection amiable, quand on se voit soi-même contemné et mêprisé,
parler franchement pour d'autres qui seront mêprisés aussi, et les
ramentevoir. Comme fit Platon envers Dionysius du temps qu'il le
mêprisait, et qu'il avait quelque mécontentement de lui. Il lui fit
demander audience pour pouvoir à part parler à lui. Dionysius lui donna
assignation, <p 51r> pensant qu'il lui dût faire quelque plainte
pour lui-même, et lui en déduire les occasions: mais Platon lui parla
en cette manière, «Si tu étais bien averti, seigneur Dionysius, qu'il y
eût quelqu'un de tes malveillants, qui fut de propos délibéré venu en
la Sicile pour te faire déplaisir, et qu'il ne differât à executer sa
mauvaise volonté, que pource qu'il n'en aurait point de moyen, le
laisserais-tu partir de la Sicile? et souffrirois-tu qu'il s'en allât
sans peine quelconque?» «Je m'en garderais bien, Platon, répondit
Dionysius: car il ne faut pas seulement châtier les faits de ses
ennemis, mais aussi haïr et punir leur mauvaise intention.» «Si
doncques, à l'opposite (ce dit Platon) quelque autre étant expressément
venu pour amitié qu'il te porte, pour l'envie qu'il a de te faire
quelque plaisir, et que tu ne lui en donnes point le temps ni
l'opportunité, est-il raisonnable de ne lui en savoir point de gré, et
n'en faire compte, ains le mêpriser?» Dionysius adonc lui demanda qui
était celui-là: «c'est, lui répondit-il, Aeschines, homme aussi bien
conditionné et aussi honnête, qu'il y en eût point en toute l'école et
compagnie de Socrates, et qui pourrait aussi bien par son éloquence
réformer les moeurs de ceux avec lesquels il hanterait: et ayant fait
un si long voiage par mer pour cuider conferer et communiquer avec toi,
est là demeuré sans que personne en face compte.» Ces paroles
touchèrent si vivement Dionysius, qu'il remercia sur l'heure et
embrassa Platon, louant grandement sa debonnaireté et magnanimité: et
depuis traita honorablement et magnifiquement Aeschines. Secondement il
faut repurger et nettoier la franchise de parler de toute parole
injurieuse, de toute risée, de toute moquerie, et de tout plaisanterie,
car ce sont de mauvaises sauces pour l'en cuider assaisonner: pource
que tout ainsi comme quand le Chirurgien incise la chair d'un homme, il
faut qu'il y use d'une grande dextérité, netteté, et propreté en son
fait, mais non pas que la main lui danse, ne qu'il affecte aucun geste
superflu pour montrer l'habilité de sa main: aussi la franchise de
parler librement à son ami reçoit bien quelque rencontre bien à propos,
pourvu que la grâce n'en gâte point la gravité, mais pour peu qu'il y
ait de braverie, d'insolence, d'aigreur picquante ou d'injure, elle
perd toute son authorité. Et pourtant un musicien jadis fort gentilment
et de bonne grâce ferma la bouche au Roi Philippus, qui disputait et
contestait à l'encontre de lui de la manière de toucher des chordes
d'un instrument de musique, en lui disant, «Dieu te gard, Sire, d'un si
grand mal, que d'entendre cela mieux que moi.» Et, au contraire,
Epicharmus ne parla pas sagement, car comme le Roi Hieron, ayant peu de
temps auparavant fait mourir aucuns de ses familiers, l'eût envoyé
convier quelques jours après à souper avec lui: Mais naguères, dit-il,
quand tu sacrifias, tu n'y appellas pas tes amis. Aussi mal fit
Antiphon chez le tyran Dionysius, car s'étant ému propos entre eux,
quel était le meilleur cuivre, il répondit promptement, celui duquel
les Atheniens fondirent les statues à Armodius et Aristogiton. Ceux qui
avaient conspiré contre le tyran Pisistratus, et ses enfants. Car ni
l'aigreur et âpreté de telles paroles picquantes ne profite, ni la
joyeuseté et plaisanterie ne délecte, ains est une espèce
d'incontinence de langue mêlée avec une malignité, une volonté de faire
injure, portant déclaration d'inimitié, de laquelle ceux qui usent ne
servent à rien, et se prdent eux-mêmes, dansant, comme l'on dit en
commun proverbe, la danse d'alentour du puis. Car Dionysius en fit
mourir Antiphon, et Timagenes en fut privé de la familiarité d'Auguste
Caesar, non qu'il eût jamais parlé trop franchement, pource qu'en
toutes tables, en tous promenemens, où l'Empereur l'appellait, sans
propos il alléguait toujours ces vers,
Il ne venait seulement que pour dire
Ce qui semblait les Grejois faire rire.
tournant la cause de la faveur qu'on lui faisait en argutie d'un trait
de moquerie: car même les Poètes Comiques anciennement en leurs
Comedies mettaient bien quelques remontrances serieuses appartenantes
au gouvernement de la chose <p 51v> publique, mais pour autant
qu'il y avait de la risée et de la gaudisserie parmi, comme une sauce
de mauvais goût parmi de bonnes viandes, tout cela rendait inutile et
vaine leur franchise de parler, et n'en demeurait sinon la réputation
de malignité et de dangereuse et mauvaise langue à ceux qui les
disaient, et nul profit à ceux qui les écoutaient. Ce sera doncques
ailleurs qu'il faudra user de risée et de jeu envers ses amis: mais la
franchise de parler en faisant remontrance, soit toute serieuse, et
montrant toute bonne intention, et toute douce nature: mais si c'est
touchant affaires de grand pois, la parole soit telle, et en affection,
et en geste, et en vehemence de la voix, qu'elle se face croire, et
qu'elle émeuve celui à qui elle sera adressée. Au demeurant le point de
l'occasion en toutes choses étant oublié et omis, apporte grande
nuisance, mais sur tout ôte-il toute l'utilité et l'efficace de la
remontrance. Or est-il tout manifeste, qu'il se faut bien garder d'en
user à table où l'on est ensemble pour faire bonne chère, car il amène
en temps serein des nuées celui qui entre les joyeux et plaisants devis
de table met en avant des propos qui font froncer les sourcils, et
rider le visage, comme se voulant opposer au Dieu qui est à bon droit
appelé Lyaeus, pour autant qu'il délie les fâcheux liens des soucis et
ennuis, comme dit Pindare: et puis cette importunité porte quand et soi
un grand péril, pource que nos âmes échauffées de vin sont fort faciles
à s'allumer de colère, et advient souvent que quand après boire on se
cuide mêler de faire remontrance, on engendre des inimitiés très
grandes. Bref ce n'est point fait en homme généreux et de courage
assuré, ains craintif et paoureux, de n'oser hors de table franchement
parler, et après boire s'entremettre de librement remontrer, comme les
chiens couards, qui ne grongnent jamais sinon tandis que l'on est à
table: pourtant n'est-il jà besoin d'allonger ce propos davantage. Mais
pour autant que plusieurs ne veulent ni n'osent redresser leurs amis
quand ils faillent, pendant qu'ils sont en prosperité, et estiment que
la remontrance ne doit approcher ni ne peut attaindre à la félicité: et
puis quand ils ont bronché, ou qu'ils sont tombés, alors ils leur
courent sus, et les foulent aux pieds, par manière de dire, les tenant
sous leurs main prosternés en terre, en laissant aller tout à un coup
leur liberté de tancer, comme un eau retenue par force contre nature:
et sont bien aises de jouir de cette occasion de changement de fortune,
pour l'arrogance de leurs amis, qui par avant les mêprisaient, et pour
leur imbecillité aussi. Il ne sera pas impertinent d'en discourir un
petit, et répondre à Euripides qui dit,
Quand l'on est bien, qu'a l'on besoin d'amis?
Car c'est principalement à ceux qui ont fortune à leur commandement,
que les amis parlants librement sont nécessaires, pour leur rabattre un
peu la hautaineté de coeur que la prosperité leur apporte, pource qu'il
y en a bien peu qui en félicité retiennent le bon sens, et la plupart
ont besoin de sagesse empruntée, et de raison venant d'ailleurs pour
les abbaisser et affermir quand ils sont enflés ou esbranlés par les
faveurs de la fortune: car quand la fortune vient à ôter la grandeur et
l'authorité, alors les affaires mêmes apportent quand et eux un
châtiment accompagné de repentance: et pourtant n'est-il lors point
besoin d'ami qui remontre librement, ni de paroles graves et
poignantes, ains en telles mutations certainement
L'homme affligé grandement se soulage,
Quand il peut voir son ami au visage,
qui le console, et qui le réconforte, comme Xenophon écrit qu'és
batailles, au plus fort des dangers, quand on voyait la face riante et
gaie de Clearchus, cela donnait plus grand courage à ceux qui
combattaient: là où celui qui fait à un homme affligé de la fortune une
remontrance âpre et mordante, c'est ne plus ne moins que qui
appliquerait à un oeil travaillé et enflammé de fluxion une drogue
propre à éclaircir la vue, car il ne le guérirait point, ni ne lui
diminuerait aucunement sa douleur, <p 52r> mais il ajouterait
courroux à son mal, et lui rengregerait son tourment. Quand l'homme est
sain, ordinairement il n'est pas si hargneux, ni tant impatient qu'il
ne veuille aucunement prêter l'oreille à un sien ami, qui le reprendra
de ce qu'il sera trop sujet aux femmes, ou au vin, ou qui le blâmera de
paresse, et de ce qu'il ne fera pas assez d'exercice, ou qu'il ira trop
souvent aux étuves, ou qu'il mangera trop, et à heures indues: là où
lors que l'on est malade, c'est chose insupportable, et qui engrege le
mal, que d'ouïr, cette maladie vous est venue de trop boire, ou de
paresse, ou de trop manger, ou de trop hanter les femmes. O la grande
importunité! he deà mon ami, je fais mon testament, et les médecins me
preparent une médecine de Castorium, ou de Scammonée, qui sont celles
que l'on donne à l'extrémité, quand il n'y a plus d'autre espérance, et
tu me viens ici amener des raisons de philosophie, et me faire des
remontrances! ainsi est-il des affaires de ceux à qui la fortune court
sus, car ils ne reçoivent point d'âpres remontrances, ni de graves
sentences, ains ont besoin d'aide et de secours: comme les nourrices,
quand leurs petits enfants sont tombés, ne courent pas les battre et
injurier, ains vont premièrement les relever, et les laver, nettoyer et
raccoutrer, et puis après elles les tancent, et les châtient. Auquel
propos on récite que Demetrius le Phalerien étant banni de son pays, et
s'étant retiré en la ville de Thebes, ne voit pas volontiers de prime
face le philosophe Crates, qui l'alla visiter, d'autant qu'il
s'attendait qu'il lui dût dire quelques paroles âpres, fâcheuses, et
picquantes, en usant de la liberté de parler que usurpaient alors les
Philosophes Cyniques: mais quand il l'eut ouï parler modestement, et
discourir doucement de l'exil, qu'il n'apportait rien de misérable, ne
pourquoi on se dût grièvement tourmenter, et que plutôt au contraire,
il l'avait délivré de la charge et du maniement d'affaires fort muables
et fort dangereux, et quant-et-quant l'admonester de remettre tout son
réconfort en soi-même, et en sa bonne conscience, il en fut tout
réjoui, et reprenant courage, il dit en se tournant devers ses amis,
Maudits soient les affaires et les fâcheuses occupations qui m'ont
engardé de connaître et prattiquer un tel homme.
Le doux parler d'un ami consolant
A l'homme plaît qui a le coeur dolent:
Mais remontrer à une tête folle,
C'est perdre temps, sa peine, et sa parole.
telle est la façon des amis généreux: mais les autres de coeur bas
flatent leurs amis, pendant qu'ils ont la fortune propice, et comme dit
Demosthenes, que toutes les vieilles rompures et denoueures s'émeuvent
en notre corps soudain qu'il lui advient quelque nouveau mal, aussi eux
s'attachent aux changemens de la fortune, comme s'ils en étaient bien
aises, et qu'ils en eussent plaisir: car, encore que l'affligé eût
aucunement besoin qu'on lui ramenât en mémoire sa faute, pour laquelle
il serait tombé en cet inconvénient par avoir suivi mauvais conseil, il
suffirait de lui dire,
Ce n'a jamais été de mon avis,
Je vous ai fait, contre, plusieurs devis.
En quelles occurrences doncques est-ce, que le vrai ami doit être
véhément? et en quel temps doit-il renforcer la voix de sa remontrance?
C'est quand l'occasion se présente, de retenir une volupté qui se
déborde, de réprimer une colère qui sort hors des gonds, et de refréner
une insolence qui se laisse trop aller, ou d'empêcher une avarice, ou
d'arrêter quelque fol mouvement. Ainsi parla librement Solon à Croesus
le voyant enflé et enorgueilly pour l'opinion d'une félicité incertaine
qu'il avait, l'advertissant, qu'il fallait attendre quelle en serait la
fin: ainsi Socrates rongna les ailes à Alcibiades, et lui fit venir les
larmes vraies aux yeux, en le reprenant, et lui mettant sans dessus
dessous l'entendement: telles étaient les remontrances de Cyrus à
Cyaxares, et celles de Platon à Dion, lors qu'il était en la plus
grande <p 52v> fleur de ses prosperités, et que les yeux de tous
les humains étaient tournés sur lui, pour la grandeur et l'heureux
succes de ses affaires, en l'admonestant de se donner garde de
l'arrogance, comme de celle qui demeurait avec solitude, c'est à dire,
qui enfin était abandonnée de tout le monde: aussi lui écrivit
Speusippus, qu'il ne présumât point de soi, pourtant si jusques aux
femmes et aux enfants on ne parlait que de lui: mais qu'il regardât de
si bien orner la Sicile de religion et de pieté envers les Dieux, de
justice et de bonnes lois envers les hommes, que l'école de l'Academie
en demeurât à jamais honorée. A l'opposite, Euctus et Eulaeus deux
familiers amis du Roi Perseus, lui ayants toujours compleu en toutes
choses, tandis que la bonne fortune lui avait duré, et ayants toujours
applaudi et consenti à toutes ses volontés, comme ses autres
courtisans, après qu'il eut perdu la bataille près la ville de Pidne
contre les Romains, ils se jetèrent sur lui à grosses paroles, à le
reprendre amèrement, en lui reprochant les fautes qu'il avait faites,
et les hommes qu'il avait mal traités, ou mêprisés, jusques à ce qu'ils
l'irritèrent si fort, que transporté de douleur et de courroux, il les
tua tous deux sur le champ à coups de poignard. Voilà le point de
l'occasion, à le définir universellement: mais au demeurant, il ne faut
pas rejeter celles qu'eux-mêmes nous présentent, si nous avons soin de
leur bien, ains s'en servir et les embrasser promptement: car bien
souvent une interrogation, ou une narration, ou un blâme de semblables
choses en autres personnes, ou une louange, nous ouvrent la porte pour
entrer en libre remontrance: comme l'on dit que Demaratus le Corinthien
fit un jour, venant de Corinthe en Macedoine, du temps que Philippus
était en querelle à l'encontre de sa femme et de son fils: Car l'ayant
le Roi salué et embrassé, il lui demanda incontinent si les Grecs
étaient bien d'accord les uns avec les autres. Demaratus, qui était son
ami, et bien privé de lui, lui répondit, «vraiment il te sied bien,
Sire, de t'enquérir de la concorde des Atheniens et des Peloponesiens,
et ce pendant laisser ta maison ainsi pleine de division et de
dissension domestique.» Aussi fit bien Diogenes, lequel étant allé au
camp de Philippus lors qu'il venait pour faire la guerre aux Grecs, fut
surpris et mené devant lui. Le Roi ne le connaissant pas, lui demanda,
s'il était pas une espie: «Oui certainement, lui répondit-il, je suis
espie voirement, qui suis venu pour espionner ton imprudence, et ta
folie, vu que sans être contraint de personne, tu viens ici mettre sur
le tablier, au hazard d'une heure, ton Royaume et ta propre vie avec.»
Mais cela fut à l'aventure un peu trop véhément. Il y a un autre temps
propre pour faire remontrance, qui est, quand ceux que nous voulons
reprendre, ayants été reprochés par d'autres des fautes qu'ils
commettent, en sont tous ravalés, retirés, et r'abaissés: de laquelle
occasion l'homme de bon entendement se servirait bien à propos en
reboutant en public, et repoussant ces injurieux-là, et puis après
prenant à part son ami, et lui ramentevant, que quand nous ne devrons
prendre garde à vivre correctement pour autre cause, encore le
deussions nous faire, au moins afin que nos ennemis et malveillants
n'eussent point d'occasion de se lever insolentement encontre nous. Car
dequoi pourront ils ouvrir la bouche pour médire de toi, que te
pourront ils reprocher, si tu veux jeter arrière et laisser ce que
maintenant ils t'obeïssent? par ce moyen la pointure de ce qui offense
est rejeteé sur celui qui a dit injure, et l'utilité de la remontrance
attribuée à celui qui donne l'avertissement. Il y en a d'autres qui le
font encore plus galantement, et en parlant d'autres admonestent leurs
familiers: car ils accusent des étrangers en leur présence des fautes
qu'il savent bien qu'eux commettent: comme notre maître Ammonius
s'apercevant à sa leçon d'après disner, que quelques-uns de ses
disciples et familiers avaient disné plus amplement qu'il n'était
convenable à des étudiants, commanda à un sien serviteur affrancy qu'il
lui fouetât son propre fils, «Il ne saurait, dit-il, disner sans
vinaigre:» En disant cela il jeta l'oeil sur nous, de sorte que ceux
<p 53r> qui en étaient coulpables, sentirent bien que cela
s'adressait à eux. davantage il faut bien prendre garde de n'user pas
de cette libre façon de remontrer devant plusieurs personnes, attendu
ce qui en advint à Platon: car comme un jour Socrates se fut attaché un
peu véhémentement à quelqu'un de ses familiers, devant tous ceux de la
maison, en pleine table, Platon ne se peut tenir de lui dire, «Ne
vaudrait-il pas mieux que cela eût été dit à part en privé?» Socrates
lui répondit tout sur l'heure: «Mais toi-mêmes n'eusses tu pas mieux
fait de me dire cela en privé?» Et Pythagoras, à ce que l'on dit,
s'étant attaché de paroles fort âprement à un de sa connaissance en la
présence de beaucoup de gens, le jeune homme eut si grant regret et si
grand honte, qu'il se pendit. Depuis lequel jour jamais il n'advint à
Pythagoras de tancer homme en présence d'un autre: car il faut que
d'une péché, comme d'une maladie honteuse, la découverture et la
correction soit secrète, non pas publique, et n'en faire pas une montre
et un spectacle commun à la vue de tout un peuple, en y appellant des
témoins et des spectateurs: car cela n'est pas fait en ami, mais en
Sophiste, que ne quiert que l'apparence, et veut chercher sa gloire és
fautes d'autrui, pour en faire ses montres devant les assistants: comme
les Chirurgiens qui font les operations de leur art en plein théâtre,
pour avoir plus de prattique: mais outre-ce qu'il y aurait infamie pour
celui qui serait ainsi repris, laquelle ne doit être en nulle cure ne
guerison, encore faut-il avoir égard au naturel du vice, lequel de
soi-même est opiniâtre et contentieux à se défendre: car ce n'est pas
simplement l'amour, comme dit Euripides,
Plus on reprend l'amour, et plus il presse.
Car quelque vice que ce soit, et quelque imperfection, si vous en
arguez publiquement et devant tout le monde un homme, sans l'épargner
ne lui rien celer, vous le rendrez à la fin eshonté. Tout ainsi
doncques comme Platon commande, que les vieillards, qui veulent
imprimer la honte aux jeunes enfants, aient eux-mêmes les premiers
honte devant les enfants: aussi la remontrance d'un ami qui est
elle-même honteuse, fait grande honte à son ami: et quand douteusement,
avecques crainte, et peu à peu elle vient à approcher et toucher le
faillant, elle sappe et mine petit à petit son vice, en remplissant de
honte et de révérence celui, qu'elle-même doute d'aborder de honte: et
pourtant sera-il toujours très bon, en telles répréhensions d'observer
ce precepte,
Bas en l'oreille, à fin qu'autres ne l'oyent.
Encore est-il beaucoup moins convenable de découvrir la faute d'un mari
devant sa femme, ou d'un père devant ses enfants, ou d'un amoureux
devant ses amours, ou d'un maître devant ses disciples: car ils sortent
hors d'eux-mêmes, et perdent patience, tant ils sont courroucés et
marris de se voir reprendre devant ceux dont ils désirent être bien
estimés. Et m'est avis, que ce ne fut pas tant le vin qui irrita
mortellement Alexandre contre Clitus, comme ce qu'il lui sembla qu'en
présence de beaucoup de gens il le regentait. Et Aristomenes precepteur
de Ptolomeus, pource que en présence d'un ambassadeur il l'esveilla,
qu'il sommeillait, et le fit être attentif à ce qui se disait, il donna
prise sur lui à ses malveillants et flateurs de court, qui faisaient
semblant d'être marris pour le Roi, et disaient, «Si après tant de
travaux que vous supportex, et tant de veilles que vous endurés, le
sommeil vous surprend quelquefois, nous vous en devons bien advertir à
part en privé, non pas mettre la main sur votre personne en présence de
tant de gens.» Le Roi emeu de ces paroles, lui envoya une coupe pleine
de breuvage empoisonné, avec commandement de la boire toute.
Aristophane même dit, que Cleon lui tournait cela à crime,
Qu'il médisait de la ville d'Athenes
Devant plusieurs de régions lointaines:
et par là tâchait à irriter les Atheniens à l'encontre de lui. Et
pourtant se faut-il diligemment <p 53v> donner garde de cela,
entre autres observations, que l'on ne face ces remontrances par
manière d'ôtentation ne de vaine gloire, ains seulement en intention
que elles soient utiles et profitables; mais outre cela, ce que
Thucydides fait dire aux Corinthiens d'eux-mêmes, qu'à eux appartenait
de reprendre les autres, n'étant pas mal dit, doit être en ceux qui se
mêlent de reprendre et corriger les autres. Car comme Lysander répondit
à un Megarien qui s'avançait de parler hautement et librement pour la
liberté de la Grèce, en une assemblée de conseil des alliés et
confederés, Ces propos-là, mon ami, auraient besoin d'une puissante
cité: aussi pourrait on dire à tout homme qui se mêle de parler
librement pour reprendre autrui, qu'il a besoin de moeurs bien
réformées. Cela est très véritable de tous ceux qui s'entremettent de
vouloir châtier et corriger les autres, ainsi que Platon disait, qu'il
corrigeait Speusippus par l'exemple de sa vie. Et tout de même
Xenocrates jetant son oeil sur Polemon qui était entré en son école en
habit dissolu, de sa vue seule le changea et le réforma tout: là où un
homme léger ou mal conditionné, qui se voudrait ingérer de reprendre
les autres, oyrait incontinent qu'on lui mettrait devant le nés,
Tout ulceré il veut guérir les autres.
Ce néanmoins, pour autant que les affaires mêmes nous mènent bien
souvent à reprendre les autres, qui ne valent pas mieux que nous, ni
nous aussi guères mieux qu'eux, le plus honnête et le plus dextre moyen
de le faire, en ce cas, est, quand celui qui remontre et reprend
s'enveloppe lui-même, et se comprend aucunement en ce dont il accuse
les autres: comme en Homere,
Diomedes, d'où nous vient ce desastre,
Que nous avons oublié à combattre? Et en un autre passage,
Nons ne valons tous pas un seul Hector.
Et Socrates arguait ainsi tout bellement les jeunes gens, comme n'étant
pas lui-même délivré d'ignorance, ains ayant besoin d'être avec eux
instruit de la vertu, et de rechercher la connaissance de la vérité:
car on aime, et ajoute son foi à ceux que l'on estime être sujets à
mêmes fautes, et vouloir corriger ses amis comme soi-même, là où celui
qui espanouit ses ailes en rongnant celles d'autrui, comme étant homme
net et sincere, sans aucune passion, si ce n'est qu'il soit beaucoup
plus âgé que nous, et qu'il n'ait acquis une authorité de vertu et de
gloire toute notoire et confessée de tous, ne gagne ni ne profite autre
chose, sinon qu'il se fait réputer importun et fâcheux: pourtant n'est
ce pas sans cause que le bon homme Phoenix, en priant Achilles, lui
allégue ses infortunes, comment il avait un jour été près de tuer son
père par une soudaine colère, mais que incontinent il s'en était
repenti,
Pour n'encourir ce vilain impropere
Entre les Grecs, d'avoir tué mon père:
ains le fait à fin qu'il ne semble qu'il le reprenne bien à son aise,
n'ayant jamais éprouvé quelle force a la passion de colère, et comme
s'il n'eût jamais été sujet à faillir: car ces façons-là de reprendre
nous entrent plus affectueusement dedans le coeur, et nous y rendons
nous plus volontiers, quand il nous semble qu'on les nous fait par
compassion, et non pas par mêpris. Mais pource que ni l'oeil enflammé
ne reçoit une claire lumière, ni l'âme passionnée un parler franc, ni
une répréhension toute crue, un des plus utiles secours et remedes que
l'on y saurait trouver, serait d'y mêler parmi quelque peu de louanges,
comme en ces passages d'Homere,
Vous n'avez plus à coeur l'honneur des armes,
quoi que soyez les plus vaillants gendarmes
De tout le camp: aussi jamais tancer
Je ne voudrais, pour le combat laisser,
Une que je susse avoir courage lâche:
<p 54r> Mais contre vous à bon droit je m'en fâche. Et ailleurs,
Où est ton arc, Pandarus, et où sont
Tes traits ailés qui l'honneur donné t'ont,
Qu'en ce pais nul n'est qui comparer
Se pût à toi, pour justement tirer?
Aussi certainement retienent et revocquent merveilleusement ceux qui se laissent aller, ces obliques manières de reprendre:
Où est le sage Oedipus à cet' heure?
Où font ces beaux énigmes leur demeure? Et cet autre,
cet Hercules qui tant a enduré,
Un tel propos a il bien proferé?
Car cela n'adoucit pas seulement l'âpreté de la répréhension et de la
jussion, ains engendre une émulation envers soi-même, lui faisant avoir
honte des choses laides et déshonnêtes, par la recordation des belles
et honnêtes qu'il a autrefois faites, en prenant de soi-même exemple de
mieux faire: car quand nous lui en comparons d'autres de ces citoyens
ou de ses compagnons egaux en âge, ou même de ses parents, alors le
vice, qui de soi-même est opiniâtre, revesche et contentieux, s'en
ennuye et s'en courrouce, et répond souvent tout bas entre ses dents,
Que ne vous en allez vous doncques à ceux là qui valent mieux que moi,
et que vous ne me laissez en paix, sans me plus fâcher? Pourtant se
faut-il bien garder, quand on reprend, ou que l'on remontre librement à
quelqu'un, que l'on ne loue d'autres en sa présence, si d'aventure ce
ne sont ses peres, comme fait Agamemnon,
Tydeus a engendré de son germe
Un fils qui n'a comme lui le coeur ferme.
et Ulysses, en la Tragoedie intitulée les Scyriens, parlant à Achilles,
toi qui és fils du plus vaillant guerrier
Qui ceignit onc épée ne baudrier
En toute Grèce, à filer la filace
Esteindras-tu la gloire de ta race?
Ce serait bien au demeurant chose fort malséante quand on se sentirait
admonesté d'un ami, ou remontré franchement, vouloir user
d'admonnestement et de remontrance au contraire envers lui: car cela
enflamme soudain les courages, et engendre bien souvent grande
contention: et en effet ce debat là ne sentirait pas sa réciprocation
de remontrance contre remontrance, mais plutôt son coeur felon, qui ne
pourrait supporter qu'on lui fît aucune remontrance: et pourtant est il
beaucoup meilleur supporter patiemment un ami qui nous remontre, car
s'il advient puis après qu'il faille lui-même, et qu'il ait besoin de
remontrance, cela donne, par manière de dire, liberté à la liberté de
remontrer: car en lui ramenant en mémoire, sans aucune pique ni aigreur
du passé, que lui-même soûlait ne mettre pas en nonchaloir ses amis,
quand ils s'oublaient, ains prenait bien la peine de les redresser, et
les instruire et enseigner, il se rendra plus facilement, et recevra la
correction, comme étant une pareille de bienveillance et de grâce, non
pas de plainte ni de courroux. davantage Thucydides écrit, que celui
est sage et bien avisé qui reçoit envie, et se fait envier pour de très
grandes occasions: aussi faut-il dire, que le sage ami reçoit la male
grâce que l'on acquiert à corriger les autres pour causes de grand pois
et de bien grande importance: car si pour toutes choses, et contre tous
il se fâche, et qu'il ne se porte pas envers ses familiers comme ami
doucement, ains comme paedagogue et regent impérieusement, il se
trouvera puis après mousse, et de nul effet, quand il cuidera remontrer
et corriger és choses de bien grande conséquence, pour avoir usé de sa
remontrance, ne plus ne moins que le médecin qui employrait une drogue
de <p 54v> médecine forte et amère, mais nécessaire, et qui
coûterait beaucoup, en plusieurs menues maladies et non nécessaires:
parquoi il se gardera de faire ordinaire de corriger et de montrer
d'être de trop près reprenant: et si d'aventure il a quelque sien ami
hargneux, querellant facilement, et calumniant toutes choses, ce lui
sera une anse pour le reprendre lui-même, quand il viendra à faillir en
plus lourdes fautes. Le médecin Philotimus dit un jour à quelqu'un qui
était suppuré, et plein d'apostumes dedans le corps, et lui montrait un
panaris qu'il avait à la racine de l'ongle d'un de ses doigt, «Mon ami,
ton mal n'est pas au bout de ton ongle.» Aussi le temps apportera à un
sage ami occasion de dire à l'aute, qui reprendra à tous coups des
choses petites et légères, comme qu'il sera un peu sujet à jouer, ou à
faire bonne chère, ou quelques telles brouilleries: Mon ami, trouvons
moyen seulement qu'il mette dehors sa garse, et qu'il ne joue plus aux
dés, car au demeurant c'est un homme qui a de belles et grandes
parties: car celui qui sent qu'on lui pardonne de légères fautes,
endure patiemment que son ami prenne la liberté de le reprendre
hardiment des lourdes et grosses: mais celui qui est pressant par tout,
âpre et fâcheux, qui s'enquiert curieusement, et recherche tout, il
n'est pas supportable à ses propres enfants mêmes, ni à ses frères,
ains est intolérable jusques à ses serviteurs. Mais pource que, comme
dit Euripides,
Les maux ne sont pas tous en la vieillesse:
aussi ne sont pas tous les vices en nos amis, et les faut observer
diligemment, non seulement quand ils font mal, mais aussi quand ils
font bien, et alors les louer affectueusement en premier lieu, et puis
faire comme ceux qui trempent le fer, après qu'ils l'ont amolli et
attendri par le feu, ils le baignent en quelque humeur froide, dont il
prend sa dureté et sa trempe: aussi quand nous verrons que nos amis
seront échauffés et détrempés des louanges que nous leur aurons
données, il leur faut adonc bailler, comme la trempe, une libre
réprimende et remontrance de leurs fautes. Alors sera-il temps de leur
dire, Ces actes ci sont ils dignes d'être comparés à ceux-là? voyez
vous la vertu quels fruits elle produit? Voilà que c'est que nous, qui
sommes vos amis, demandons de vous. Ces offices ci sont propres à vous:
vous êtes né pour cela: mais ces autres là,
Jetter les faut en un mont solitaire,
Ou en la mer qui ne cesse de braire.
Car tout ainsi comme le prudent médecin aimera toujours mieux guérir la
maladie d'un sien patient par un dormir, ou par une manière de diete et
de nourriture, que par un Castorium ou une Scammonée: aussi un ami
honnête, un bon père, un maître gracieux sera toujours plus aise de
louer, que de blâmer, pour réformer des moeurs: car il n'y a rien qui
face que celui qui remontre offense moins, et qu'il profite plus, que
sans se courroucer, doucement avec affection et bienveillance
s'adresser à ceux qui faillent. Pourtant ne faut pas âprement les
convaincre quand ils nient le fait, ni les empêcher quand ils y veulent
répondre pour se justifier, ains plutôt leur subministrer aucunement
quelques honnêtes couvertures et excuses: et quand on voit qu'ils se
reculent de la cause qui pourrait être la pire de leur forfait, leur
céder aussi plus gracieusement, comme fait Hector à son frère Paris,
O malheureux, ce ne t'est point d'honneur
Que tu as mis ce courroux en ton coeur.
Comme si sa retraite du combat d'homme à homme, contre Menelaus, n'eût
pas été fuite ni lâcheté de coeur, mais seulement un despit: autant en
dit le bon vieillard Nestor à Agamemnon,
Tu as cedé à ton coeur magnanime.
Car il est plus doux et plus gracieux à mon avis de dire, tu n'y
pensais pas: ou, tu ne <p 55r> le savais pas: que de dire, c'est
méchamment fait à toi: ou, cela est vilain et déshonnête: et ne
conteste point à l'encontre de ton frère, est plus doux, que, ne porte
envie à ton frère: et plus civil de dire, fui cette fmme qui te gâte,
que, cesse de corrompre cette femme. Voilà le moyen dont doit user la
franchise de parler d'un ami pour curer la maladie jà advenue, mais
pour le prevenir, tout au contraire, car quand nous le voudrons
détourner de commettre une faute, dont il sera tout prêt, ou nous
opposer à quelque impetuosité de volonté désordonnée qu'il aura, ou le
pousser et échauffer, là où nous le sentirons trop froid et trop mol,
il faudra transferer le fait aux plus enormes et plus vilaines causes
que nous pourrons, comme fait Ulysses pour aiguillonner Achilles en une
Tragoedie de Sophocles: car il dit, Ce n'est pas pour le souper,
Achilles, que tu te courrouces,
Mais tu as peur, comme déjà voyant
Les murs de Troie.
Et comme derechef Achilles se courrouçât encore de plus en plus pour
ces paroles là, et dît que par despit il ne s'embarquerait point, et ne
ferait point le voyage, Ulysses lui répond,
Je sais que c'est que tu fuis, ce n'est mie
Que tu ayes peur d'encourir infamie,
Mais c'est qu'Hector n'est guere loin d'ici:
Du courroucé fait-il bon faire ainsi.
Par ce moyen celui qui est vaillant et hardi, en lui mettant au-devant
la crainte d'être tenu pour lâche et couard: celui qui est honnête, et
chaste, d'être réputé paillard et dissolu: celui qui est liberal et
magnifique, d'être estimé avaricieux et mechanique: on les incite à
bien faire, et les divertit-on de mal faire: aussi faut-il être modérés
quand ce sont choses faites, où il n'y a point de remede, tellement que
la remontrance montre que le reprenant ait plus de déplaisir et de
compassion de la faute de son ami, que non pas d'aigreur à le
reprendre: mais où il est question de les garder qu'ils ne faillent, et
de combattre contre leurs violentes passions, il faut là être
véhéments, assidus, et inexorables, sans leur rien pardonner: car c'est
là proprement le point de l'occasion, où se doit montrer l'amitié non
feinte, et la franchise de remontrer véritable: car de blâmer les
choses faites et passées, nous voyons que les ennemis mêmes en usent
les uns contre les autres. Auquel propos Diogenes soûlait dire, que
pour garder un homme d'être méchant, il faut qu'il ait ou de bons amis,
ou de véhéments et âpres ennemis: car les uns l'enseignent à bien
fiare, les autres le syndiquent s'ils le voyent mal faire. Or vaut il
beaucoup mieux s'abstenir de mal faire en croyant au bon conseil de ses
amis, que se repentir d'avoir mal fait pour s'en voir accusé et blâmé
par ses ennemis. Parquoi ne fut-ce que pour cela, il faut user de
grande prudence et de grande circonspection à faire remontrances et
parler librement à ses amis, d'autant que c'est la plus grande et la
plus forte médecine, dont puisse user l'amitié, et qui a plus besoin
d'être donnée en temps et en lieu, et plus sagement temperée d'une
mesure et mediocrité. Et pour autant, comme nous avons jà dit plusieurs
fois, que toute remontrance et répréhension est douloureuse à celui qui
la reçoit, il faut imiter en cela les bons médecins et chirurgiens: car
quand ils ont incisé quelque membre, ils ne laissent pas la partie
dolente en sa douleur et en son tourment, ains usent de quelques
fomentations ou infusions lenitives: aussi celui qui aura fait la
remontrance dextrement, après avoir donné le coup de la pointure ou
morsure, ne s'en fuira pas incontinent, ains en changeant d'autres
entretènements et d'autres propos gracieux, adoucira et réjouira celui
qu'il aura contristé: ne plus ne moins que les tailleurs d'images et
sculpteurs, quand ils ont rompu ou frappé trop avant quelque partie
d'une statue, ils la polissent et la lustrent puis après, mais celui
qui a été attainct <p 55v> au vif, et déchiré d'une remontrance,
si on le laisse ainsi tout brusque, enflé et émeu de colère, il est
puis après difficile à remettre et à réconforter. Pourtant faut-il, que
ceux qui veulent reprendre et admonester leurs amis, observent
diligemment ce point-là sur tous autres, de ne les abandonner pas
incontinent après les avoir tancés, ni ne terminer pas tout court leurs
propos et leurs devis par l'aigreur de la pointure et piqueure qu'ils
leur auront donnée.
VIII. De la Mansuetude, Comment il faut refréner la colère, EN FORME DE DEVIS. Les personnages devisans, Sylla et Fundanus.
SYLLA. Il me semble, Seigneur Fundanus, que les peintres font sagement,
de contempler à plusieurs fois, par intervalles de temps, leurs
ouvrages, avant que les tenir pour achevés: pource qu'en éloignant
ainsi leurs yeux d'iceux, et puis les ramenant souvent pour en juger,
ils les rendent comme nouveaux juges, et plus aptes à toucher jusques
aux moindres et pluparticulières fautes, lesquelles la continuation et
accoutumance de voir ordinairement une chose, nous couvre et cache.
Mais pour autant qu'il n'est pas possible qu'un homme s'éloigne de
soi-même, et puis s'en rapproche par intervalles, ne qu'il interrompe
la continuation de son sentiment, ains est ce qui fait que chacun est
pire juge de soi-même que des autres: le second remede qu'il y aurait
en cela, serait de revoir ses amis par intervalles, et aussi se bailler
semblablement à visiter à eux, non seulement pour regarder si l'on est
tôt envielli, ou si le corps se porte pis ou mieux que par avant, mais
aussi pour considérer les moeurs et les façons de faire, à savoir si le
temps y aurait point ajouté quelque chose de bon, ou ôté quelque chose
de mauvais. Quant à moi donc, y ayant jà deux ans que je suis arrivé en
cette ville de Rome, et cettui étant le cinquiéme mois que je demeure
avec toi, je ne trouve pas étrange, vu la gentillesse et dextérité de
ta nature, que aux bonnes parties qui jà étaient en toi, il y ait une
accession et accroissement si grand: mais voyant comme celle vehemence
et ardente impetuosité de colère qui était en toi, est maintenant
adoucie et rendue obéissante à la raison, il me vient en pensée de dire
ce qui est en Homere,
O Dieux, combien ton ire est amollie?
Mais cet amollissement et adoucissement-là ne procède pas ni d'une
paresse, ni d'une resolution de la vigueur du corps, ains comme une
terre bien labourée prend du labourage une égalité et profonde jauge
qui profite à la fertilité: aussi à ta nature une prudence égale et
profonde, utile à manier affaires, au lieu de l'impetuosité et
soudaineté qu'elle avait auparavant: dont il appert que ce n'est point
par un declinement de la vigueur corporelle qui se passe, à cause de
l'âge, ni fortuitement, que ta colère se soit passée et fenée, ains par
aucunes bonnes remontrances et raisons qu'elle ait été guérie: combien
que, pour te dire la vérité, je ne le pouvais pas du commencement
croire à Eros notre familier ami, qui m'en faisait le rapport, ayant
doute et soupçon, qu'il ne prêtât ce témoignage à l'amitié qu'il te
porte, de m'assurer que les bonnes parties, et qui doivent être en
toutes gens de bien et d'honneur, fussent en toi, qui n'y étaient pas,
encore que tu saches assés, qu'il n'est pas homme qui en faveur de
personne, pour lui complaire, soit pour dire autrement qu'il en pense.
Or maintenant le tiens-je pour totalement absous du crime de faux
témoignage: et pource que le cheminer t'en donne le loisir, je te
supplie de nous raconter <p 56r> la manière de la médecine dont
tu as usé à rendre ta colère ainsi soupple, ainsi douce, sujette et
obéissante entièrement à la raison. FUNDANUS. Mais ne regardes-tu pas
toymême, cher ami Sylla, que à l'occasion de l'amitié et bienveillance
que tu me portes, tu ne cuides voir en moi une chose pour l'autre: car
quant à Eros, qui lui-même n'a pas toujours son courage et sa colère
arrêtée au chable de l'ancre que dit Homere, ains quelquefois
s'escarmouche assez âprement, pour la haine qu'il a contre les
méchants, il est vraisemblable qu'il me trouve plus doux, ainsi comme
és muances de la game, en la musique, telle note qui est la plus basse,
en une octave, est la plus haute au regard d'une autre. SYLLA. Ce n'est
ni l'un ni l'autre: mais fay ce que je te requier pour l'amour de moi.
FUNDANUS. Puis que ainsi est Sylla, l'un des meilleurs avertissements
du sage Musonius, dont il me souvienne, est, qu'il soûlait dire, «Qu'il
faut que ceux qui se veulent sauver, ne fassent autre chose toute leur
vie, que se curer et nettoyer.» Non pas qu'il faille jeter hors la
raison avec la maladie, après qu'elle a achevé la cure et guarison,
comme l'hellebore, ains faut que demeurant en l'âme, elle contregarde,
et conserve le jugement: pource que la raison ne ressemble pas aux
drogues medicinales, mais plutôt aux viandes salubres engendrant és
âmes de ceux à qui elle est familiere une bonne complexion, et habitude
avec la santé: là où les avertissements et remontrances que l'on fait
aux passions, lors qu'elles sont en la force de leur enfleure et
inflammation, produisent bien quelque effet, mais lentement et à grand'
peine, ressemblants proprement aux odeurs, lesquelles font bien revenir
sur l'heure ceux qui sont tombés du haut mal, mais elles ne guérissent
pas pour cela la maladie: encore toutes les autres passions de l'âme
sur le point même qu'elles sont en leur plus grande fureur, cèdent
aucunement, et plient à la raison venant de dehors au secours, mais la
colère ne fait pas seulement comme dit Melanthius,
Maux infinis, en mettant la raison,
Pour un temps, hors de sa propre maison:
mais elle la déloge du tout, et la ferme dehors: et comme font ceux qui
se brûlent eux-mêmes dedans leur maison, elle remplit tout le dedans de
trouble, de fumée, et de bruit, de manière qu'elle n'oit, ni ne voit
rien de ce qui lui peut profiter. Et pourtant une navire étant en
fortune et tourmente en haute mer abandonnée, recevrait plutôt un
pilote de dehors, que ne recevrait l'homme qui est agité de courroux et
de colère, la raison et remontrance d'un autre, si de longue main il
n'a fait provision chez lui du secours de la raison: ains comme ceux
qui s'attendent d'avoir le siege dedans une ville, amassent et serrent
tout ce qui leur y peut servir, ne s'attendants point au secours de
dehors: aussi faut-il apporter les remedes que l'on a de long temps
auparavant amassés de la philosophie à l'encontre de la colère: étant
bien certains, que quand l'occasion du besoin et de la nécessité s'y
présentera, malaisément en pourront-ils faire entrer de dehors: car
l'âme n'oit pas seulement ce qu'on lui dit au dehors pour le trouble
qu'elle a au dedans, si elle n'a chez soi sa propre raison, comme un
comite qui promptement reçoive et entende les commandemens et
remontrances, qu'on lui fait, ou bien si elle l'oit, elle mêprise ce
que l'on lui dit tout doucement et quoiement, et si on lui fait
instance et qu'on la presse un peu plus âprement, elle s'aigrit et
s'indigne: car la colère de sa nature étant superbe, audacieuse, et
malaisée à manier par autrui, comme une grande et puissante tyrannie,
doit avoir en soi-même quelque chose domestique et née avec elle qui la
ruine. Or la continuation de courroux et accoutumance de se courroucer
souvent, engendre en l'âme une mauvaise habitude que l'on appelle
colère, laquelle finablement devient un feu d'ire soudaine, une
amertume vindicative, et une aigreur intraitable à qui tout déplaît,
quand le courage devient ulceré, s'offensant de <p 56v> peu de
chose, chagrin, hargneux, comme une lame de fer tenue et faible, qui se
perce à la moindre graveure du monde: mais le jugement qui s'oppose sur
le champ promptement au courroux, et le supprime, ne remédie pas
seulement au présent, ains fortifie et rend l'âme plus roide et plus
ferme à l'advenir: car il m'est advenue à moi, après avoir fait deux ou
trois fois tête à la colère, ce qui advint jadis aux Thebains, lesquels
ayants une fois fait tête aux Lacedaemoniens qui par avant semblaient
invincibles, jamais depuis ne furent vaincus d'eux en bataille: car
depuis je pris courage de penser, que l'on en pouvait venir à bout par
discours de raison, et si voyais que elle s'estanchait non seulement en
répandant de l'eau froide sur celui qui est courroucé, ainsi comme
l'écrit Aristote, mais aussi qu'elle s'éteint en lui approchant une
peur, voire en lui présentant une soudaine joie, comme dit Homere, elle
se dissout et se détrempe: tellement que je feis en moi-même cette
resolution, que c'était une passion qui n'était pas du tout
irremédiable à ceux qui y veulent pourvoir, pour autant mêmement
qu'elle n'a pas toujours des commencements qui soient grands ne
puissants: attendu que bien souvent un brocard, un trait de moquerie,
une risée, un clin d'oeil, ou hochement de tête, et autres telles et
semblables choses, mettent plusieurs en colère: comme Helene fâcha et
courrouça sa niepce seulement en lui disant,
Fille Electra de moi pieça non vue: jusques à lui répondre,
Il est bien tard d'être maintenant sage,
ayant été par avant si volage,
Que de quitter l'hostel de ton mari.
Semblablement aussi Callisthenes irrita Alexandre pour lui avoir dit,
quand on apporta la grande coupe à boire d'autant à tour de rôle, «Je
ne veux pas, pour boire à la santé d'Alexandre, avoir besoin d'un
Aesculapius:» c'est à dire, d'un médecin. Ainsi donc comme il est
facile d'arrêter une flamme qui s'est prise à du poil de connin, ou à
des feuilles sèches, ou à de la paille, mais si une fois elle s'attache
à chosses solides et où il y ait du fond, elle embraze incontinent et
consomme, comme dit Aeschylus,
Le haut labeur des maîtres charpentiers:
Aussi celui qui veut prendre garde à la colère du commencement, en
voyant qu'elle commence à fumer et à s'allumer pour quelque parole ou
quelque gaudisserie de néant, il n'a pas beaucoup à faire, ains bien
souvent pour se taire seulement, ou pour n'en tenir compte, il
l'appaise totalement: car qui ne donne nourriture et entretènement de
bois au feu, il l'éteint: aussi qui ne donne sur le commencement
nourriture à son ire, et qui ne se souffle soi-même, il l'evite ou la
dissipe. Et pourtant ne me plaît point le philosophe Hieronymus,
combien qu'au demeurant il donne beaucoup de beaux enseignements et
bonnes instructions, en ce qu'il dit, que l'on ne sent point la colère
quand elle s'engendre, mais quand elle est engendrée, tant elle est
soudaine: car il n'y a nulle autre passion qui face une si manifeste
naissance, ne si évidente croissance, quand elle s'amasse et se remue,
comme fait la colère: ainsi comme Homere même en homme bien expérimenté
le donne à entendre, quand il fait qu'Achilles est bien attaint de
douleur à l'instant même qu'il entend la parole du Roi Agamemnon, en
disant:
Ainsi dit-il, et une noire nue
D'aigre douleur le couvrit survenue:
mais qu'il se courrouce puis après à lui lentement et à tard, après
être enflambé de plusieurs paroles ouïes et dites, lesquelles si
quelqu'un se fut entremis de détourner et ôter, la querelle ne fut pas
venue à si grand accroissement comme elle fit. Voilà pourquoi Socrates
toutes les fois qu'il se sentait un peu plus âprement ému <p 57r>
qu'il ne fallait à l'encontre de quelqu'un de ses amis, se rangeant
avant la tourmente à l'abri de quelque escueil de mer, il rabbaissait
sa voix, et montrait une face riante, et un regard plus doux, se
maintenant ainsi droit sur ses pieds, sans tomber ni être renversé,
penchant en l'opposite et s'opposant au contraire de sa passion: car le
premier moyen d'abattre la colère, comme une domination tyrranique,
c'est de ne lui obéir, ni ne la croire point, quand elle nous commande
de crier haut, et regarder de mauvais oeil en travers, et se frapper
soi-même, ains se tenir quoi, et ne renforcer pas sa passion, comme une
maladie, à force de braire, et de crier haut, et de se demener, et
tourmenter: car ce que font ordinairement les jeunes gens amoureux,
comme d'aller en masque, danser, chanter à la porte de leur maîtresse,
et la couronner de bouquets et de festons de fleurs, cela au moins
apporte quelque gracieux et honnête allégement à leur passion,
Arrivé là je ne demandé mie
Qui, ne de qui était fille m'amie,
Ains la baisé: si cela est péché,
Je librement confesse avoir péché.
Et la permission que l'on donne à ceux qui sont en deuil de lamenter et
de pleurer leur perte, avec les larmes qu'ils épandent jettent hors
aussi une bonne partie de leur douleur: mais la passion de colère n'est
pas ainsi, car elle s'enflamme et s'allume davantage par les actes que
font ceux qui en sont épris. Et pourtant est-il bien meilleur de se
tenir quoi, ou s'en fuir et se cacher, ou retirer en quelque port de
sûreté, quand on sent comme un accés du haut mal qui nous veut prendre,
de peur que nous n'en tombions, ou plutôt que nous n'en surtombions,
car nous en tombons le plus souvent, et le plus âprement sur nos amis,
d'autant que nous n'aimons pas toutes sortes de choses, ni ne portons
pas envie à toutes sortes de gens, ni ne les craignons pas: mais il n'y
a rien à quoi notre colère ne s'attache, il n'y a rien à quoi elle ne
se prenne, car nous nous courrouceons et à nos amis, et à nos ennemis,
et à nos enfants, et à nos peres et meres, voire et aux Dieux mêmes, et
aux bêtes, et aux utensiles, qui n'ont ni âme ne vie, comme Thamyris
Rompant son cornet relié
A cercles d'or fin delié,
Et de sa lyre l'harmonie
De chordes tendue et garnie.
Et Pandarus qui se maudit luymême, s'il ne rompt son arc et ses flèches
de ses propres mains, et ne les met dedans le feu: et Xerxes qui donna
des poinçonnades et des coups de fouet à la mer, et écrivit des lettres
missives à la montagne Athos, qui disaient, Athos merveilleux, qui de
ta cime touches au ciel, garde toi bien d'avoir des rochers grands, et
qui soient malaisés à quasser, pour empêcher mes ouvrages, autrement je
te dénonce, que je te couperai toi-même, et te jetterai dedans la mer.
Il y a plusieurs choses formidables et redoutables en la colère, mais
aussi y en a il plusieurs ridicules et moquables. C'est pourquoi elle
est et plus haïe, et plus mêprisée que nulle autre passion qui soit en
l'âme, et pourtant serait-il expédient et utile de considérer l'un et
l'autre diligemment. Quant à moi doncques, si j'ai bien ou mal
fait, je ne sais, mais j'ai commencé par là à me guérir de la colère:
comme faisaient anciennement les Lacedaemoniens, qui pour enseigner à
leurs enfants à ne s'enivrer point, leur montraient leurs esclaves, les
Ilots, ivres: aussi considérais-je les effets de l'ire és autres.
premièrement ainsi comme Hippocrates écrit, que celle maladie est la
plus mauvaise et la plus dangereuse, qui défigure le visage de l'homme,
et le rend dissemblable à soi-même: aussi voyant que ceux qui sont
épris de colère sortent plus d'eux-mêmes, et changent de face, de
couleur, de contenance, d'allure, <p 57v> et de voix, j'en
imprimé comme une forme en mon âme, et pensé en moi-même, que je serais
bien déplaisant si jamais je me montrois ainsi épouventable, et ainsi
transporté à mes amis, à ma femme, et à mes petites filles, étant non
seulement hydeux à voir, et tout autre que de coutume, mais aussi ayant
la voix âpre et rude, comme je m'étais rencontré à en voir aucuns de
mes familiers si épris et troublés de colère, qu'ils ne pouvaient pas
retenir ni leurs façons ordinaires, ni la forme de leur visage, ni leur
grâce à parler, ni leur douceur en compagnie. On lit que Caïus Gracchus
l'orateur, qui était de nature homme âpre, véhément et violent en sa
façon de dire, avait une petite flûte accommodée, avec laquelle les
musiciens ont accoutumé de conduire tout doucement la voix de haut en
bas, et de bas en haut, par toutes les notes, pour enseigner à
entonner, et ainsi comme il haranguait, il y avait l'un de ses
serviteurs, qui étant debout derrière lui, comme il sortait un petit de
ton en parlant, lui entonnait un ton plus doux et plus gracieux, en le
retirant de son haut crier et braire, et lui ôtant l'âpreté et l'accent
cholerique de sa voix,
Rendant tel son melodieux,
Que le flageolet gracieux,
D'un roseau accoutré de cire,
Fait aux bouviers suavement bruire,
Tant qu'il les endort par les champs.
et ainsi ramenait-il la vehemence cholerique de l'orateur. Quant à moi,
si j'avais un vallet adroit, et homme de bon entendement, je ne
trouverais point mauvais que quand il me verrait courroucé, il me
présentât soudain un miroir, comme nous en voyons que le se font
apporter quand ils sortent du baing, sans aucune utilité: là où ce
serait chose fort profitable à plusieurs, de se voir ainsi troublés et
hors de son naturel, pour leur faire à jamais haïr cette passion de
courroux et de colère. On raconte par manière de jeu et de passetemps,
que un Satyre admonesta un jour Minerve, que ce n'était point bien son
cas que de jouer des flûtes, mais que sur le champ elle ne fit point
autrement compte de son admonestement,
Point ne t'est bien cette forme séante,
Jette moi là toute flûte bouffante,
Et prends en main les armes, sans enfler
Si laidement tes joues à souffler.
mais depuis quand elle eut contemplé son visage dedans une rivière,
elle s'offensa tant de ses grosses joues, qu'elle en jeta ses flûtes:
et toutefois encore a cet art de jouer des flûtes ce réconfort de la
laideur et deformité de visage, que le son en est doux et plaisant. Et
puis Marsyas qui inventa la hanche, pour emboucher le aubois, et les
fermoirs de la museliere que l'on attache alentour de la bouche, retint
la violence du vent enclos à force, et cacha et accoutra un petit la
deformité du visage:
D'or reluisant la bouche il orna, pleine
D'impetueuse et véhémente aleine,
Aussi fit il les joues de laniere
Double de cuir nouée par derrière:
mais la colère enflant et étendant le visage vilainement, jette encore une plus vilaine et plus mal plaisante voix,
Touchant du coeur les chordes plus cachées,
Qui ne devraient pour rien être touchées.
car on dit que la mer, quand elle est agitée de vents, et qu'elle jette
hors de l'algue et de la mousse, qu'elle se purge: mais les paroles
dissolues, amères et folles, que l'ire fait sortir hors de l'âme
renversée sans dessus dessous, fouillent premièrement ceux qui les
disent, et les remplissent d'infamie, pource que elles donnent à
connaître, qu'ils les <p 58r> avaient de tout temps en leurs
coeurs, et en étaient pleins, mais que la colère les a découverts: et
pourtant payent ils, pour la plus légère chose qui soit, c'est à savoir
la parole, la plus griéve et plus pesante amende, c'est qu'ils en sont
tenus et réputés malings et médisants. Ce que voyant et observant
quelquefois, je vins à faire ce discours tout doucement en moi-même,
que c'est bonne chose en fièvre, mais encore meilleure en colère,
d'avoir la langue douce, molle et unie: car celle des fébricitants, si
elle n'est telle qu'elle doit être par nature, c'est signe, mais non
pas cause, de mauvais disposition au dedans: mais celle de ceux qui
sont courroucés étant orde, ou âpre, et débridée à proferer paroles
indignes, met dehors injure, outrage et contumelie, mère d'inimitié
irreconciliable, et qui montre une malignité latente et cachée. Car le
vin ne produit rien de si désordonné, ne de si mauvais, comme la
colère, encore cela s'attribue à risée et à jeu, mais ceci est détrempé
avec fiel d'inimitié et de rancune. Et en buvant à la table celui qui
se tait est ennuyeux à la compagnie et fâcheux: mais en la colère il
n'y a rien si vénérable, si grave, ne si digne, que de se tenir quoi,
comme Sappho admoneste,
L'ire en la poittrine cachée
Engarder sa langue attachée,
Qu'elle ne parle follement.
Si peut on non seulement recueillir cela, en prenant garde à ceux qui
sont épris d'ire, mais aussi connaître et comprendre au demeurant,
quelle est toute la nature de la colère, comment elle n'est ni
généreuse, ni magnanime, ni ayant en soi rien de grand ni de viril,
combien que au vulgaire il semble, que pour être tempestative, elle
soit active, que ses menaces soient hardiesse, et son opiniâtreté soit
force, et y en a qui pensent que sa cruauté soit disposition à faire
grandes choses, que sa dureté implacable soit fermeté, et son être
hargneuse soit haine des vices, en quoi ils s'abusent grandement, car
tous ses actes, ses mouvements, et ses contenances arguent et montrent
grande faiblesse et bassesse, non seulement parce que nous voyons que
les petits enfants, quand ils sont courroucés déchirent tout et
s'aigrissent à l'encontre des femmes, et veulent que l'on batte et
châtie les chiens, les chevaux, et les mulets, comme Ctesiphon
l'escrimeur voulait faire à coups de pied, et regimber à l'encontre de
sa mule: mais aussi és meurtres et homicides que font faire les tyrans,
en l'amertume et atrocité desquels on aperçait leur pusillanimité et
faiblesse, et en ce qu'ils font souffrir aux autres ce qu'ils souffrent
eux-mêmes: ne plus ne moins que les morsures des serpents venimeux,
plus elles sont douloureuses et enflammées, plus elles font grande
enfleure aux patients: car ainsi comme la tumeur et enfleure est indice
de grand blessure en la chair, aussi és âmes qui plus sont molles, plus
elles se laissent aller et succomber à la douleur, plus elles mettent
hors grande colère procèdante de plus grande infirmité. Voilà pourquoi
les femmes ordinairement sont plus aigres et plus colères que les
hommes, et les malades que les sains, et les vieillards que ceux qui
sont en fleur d'âge, et les bienfortunés que les infortunés: car
l'avaricieux est fort colère à l'encontre de sa femme, le glorieux et
ambitieux contre celui qui médit de lui: et les plus âpres de tous en
leurs colères, ceux qui affectent les premières honneurs en une cité,
et qui se font chefs de part, qui est un tourment honorable, comme dit
Pindarus. Voilà comment de la part dolente de l'âme, et souffrant à
cause de son imbecillité, sourt la colère, laquelle ne ressemble point
à des nerfs de l'âme, comme disait quelqu'un des anciens, ains plutôt,
ou à des extensions, ou des convulsions d'icelle, se dressent et
sous-levant avec plus de vehemence quand elle a envie de se venger. Or
les exemples des choses mauvaises ne sont pas plaisants à voir, ains
sont nécessaires seulement: mais quant à moi, estimant que les exemples
de ceux qui se <p 58v> sont doucement et benignement comportés és
occasions de courroux, sont et très plaisants à ouïr, et très beaux à
voir, je commence à mêpriser ceux qui disent,
Tu as fait tort à un homme, et un homme
Te faut souffrir. Et semblablement aussi,
Jette le moi, jette le moi par terre,
Et que du pied la gorge on me lui serre.
et autres telles paroles, qui servent à aiguiser la colère, par
lesquelles aucuns tâchent à transporter la colère des cabinets des
dames aux logis des hommes. Car la prouesse, s'accordant au demeurant
en toutes autres choses avec la justice, me semble quereller et
debattre avec elle de la douceur et mansuetude seulement, comme à elle
plus justement appartenant: car il est bien quelquefois advenu, que les
pires ont surmonté les meilleurs: mais en son âme propre dresser un
trophée contre la colère, à laquelle, comme dit Heraclitus, il est bien
difficile de pouvoir resister, à cause que ce qu'elle veut, elle
l'achete se sa vie: cela est acte d'une grande et victorieuse
puissance, qui sort du jugement de la raison, comme de nerfes et de
muscles à l'encontre des passions. C'est pourquoi je m'étudie à lire et
à recueillir les dits et faits, non seulement des gens de lettres et
des Philosophes, qui n'ont point de fiel, ce disent les sages, mais des
Princes, Capitaines et Rois: comme ce que dit un jour Antigonus à
quelques-uns qui médisaient de lui tout auprès de sa tente, ne pensants
pas qu'il les entendît, en soulevant la toille de sa tente avec son
bâton, «Deà n'irez vous point, dit-il, plus loin médire de moi?» Et
comme un nommé Arcadion natif d'Achaïe fît profession de médire par
tout de Philippus, et d'admonester un chacun de fuir,
Jusques à tant que trouvé lieu on eût,
Où Philippus personne ne connût.
et depuis ne sais comment se fut rencontré en la Macedoine, les
courtisants du Roi Philippus voulaient qu'il le fît chaster, et ne le
laissât point échapper, puis qu'il le tenait entre ses mains: mais au
contraire Philippus parla à lui humainement, et lui envoya jusques à
son logis des présents: et quelque temps après commanda que l'on
s'enquît quels propos il tenait de lui entre les Grecs: chacun lui
rapporta qu'il faisait merveilles de le louer par tout: et Philippus
leur répondit adonc, «Je suis doncques meilleur médecin de la
médisance, que vous n'êtes.» Et une autrefois en l'assemblée des jeux
Olympiques, comme les Grecs eussent médit de lui, ses familiers
disaient qu'ils méritaient d'être bien âprement châtiés, de médire
ainsi de celui qui leur faisait tant de bien: «Et que feraient ils
donc, leur répondit-il, si nous leur faisions du mal?» Aussi furent
bien honnêtes et gentils les tours que firent jadis Pisistratus à
Thrasybulus, et Porsena à Mucius, et Magas à Philemon qui l'avait
publiquement en plein théâtre farcé et moqué,
Magas, le Roi t'a fait écrire,
Mais tu ne sais pas ses lettres lire:
et depuis l'ayant entre ses mains, parce qu'une tourmente de mer le
jeta en la ville de Paraetonium, dont il était gouverneur, il ne lui
fit autre mal, sinon qu'il commanda à l'un de ses soudards, de lui
toucher avec son épée nue dessus le col, et puis le laisser aller sain
et sauf: et depuis il lui envoya des osselets et des boules à jouer,
comme à un enfant qui n'avait point de jugement. Ptolomaeus se moquant
d'un grammairien ignorant, lui demanda par jeu, qui était le père de
Peleus: le grammairien lui répondit, Je voudrais que tu me disses
premier qui était le père de Lagus. Ce trait de moquerie touchait au
Roi Ptolomaeus, l'arguant d'être issu de petite lignée: de sorte que
les familiers du Roi disaient, que cela était indigne, et ne devait
point être supporté. Et il leur répondit, S'il est indigne d'un Roi,
d'être moqué, aussi peu est-il digne de lui, de se moquer d'autrui.* *
Il y a bresche de quelques lignes en cet endroit. <p 59r>
Alexandre le grand fut par trop âpre et cruel: envers Callisthenes et
envers Clitus: mais le Roi Porus ayant été pris en bataille son
prisonnier, comme Alexandre lui demandât en quelle sorte il le
traiterait: «En Roi,» lui répondit-il. Et comme il luydemandât de
rechef, s'il voulait rien dire davantage: non, dit-il, car tout est
compris sous ce mot-là, En Roi. Voilà pourquoi les Grecs, à mon avis,
appellent le Roi des Dieux Milichius, c'est à dire, doux comme miel: et
les Atheniens le nomment Maemactas, c'est à dire, secourable: car punir
et tourmenter est office de diable et de furie, non pas acte céleste ne
divin. Ainsi donc comme quelqu'un répondit touchant Philippus qui avait
détruit la ville d'Olinthe, «Mais il n'en saurait pas edifier une
telle:» aussi peut on bien dire à la colère, Tu peux bien renverser,
demolir et détruire: mais relever, sauver, pardonner, et supporter,
c'est à faire à la clemence, à la douceur, et nature moderée: c'est
l'office d'un Camillus, d'un Metellus, d'un Aristides, et d'un
Socrates: mais de pinser, mordre et serrer, c'est à faire à une formis,
ou à une souris. Qui plus est, si je regarde à la vengeance, je trouve
que le plus souvent, quand on y procède par colère, on n'en vient
jamais à bout, et qu'elle se consume ordinairement en morsure de
lévres, grincement de dents, en vaines courses çà et là, en injures et
menaces qui ne servent de rien, ne plus ne moins que les petis enfants
qui pour leur faiblesse en courant se laissent tomber avant que pouvoir
parvenir où ils pretendent. Et pourtant répondit, ce me semble, bien à
propos un Rodien à l'huissier d'un preteur Romain qui criait après lui,
et le harceloit, «Je ne me soucie pas de chose que tu dies, mais de ce
que pense celui-là qui se taist.» Et Sophocles ayant armé Neoptolemus
et Eurypilus, les loua magnifiquement en disant d'eux,
D'injurieux langage point n'usèrent,
Ains au milieu des armes se ruèrent.
car il y a quelque nations barbares qui empoisonnent leurs armes, mais
la vaillance n'a point besoin de colère, parce qu'elle est trempée de
raison et de jugement, là où l'ire et la fureur sont fragiles,
pourries, et aisées à briser: c'est pourquoi les Lacedaemoniens ôtent
avec le son des flûtes la colère à leurs gens, quand ils vont
combattre, et devant le combat ils sacrifient aux Muses, à celle fin
que la raison leur demeure: et après qu'ils ont tourné leurs ennemis en
fuite, ils ne les poursuivent plus; ains retiennent leur colère aisée à
ramener et à manier, comme les espées qui sont de moyenne longueur: là
où le courroux en a fait mourir infinis avant qu'ils peussent venir à
bout d'executer leur vengeance, comme entre autres Cyrus et Pelopidas
le Thebain. Agathocles même endurait patiemment de s'ouïr injurier par
ceux qui étaient assiegés: et comme quelqu'un lui dît, «Potier où
prendras tu l'argent pour payer tes gens?» En ce riant il répondit, «En
cette ville, quand je l'auray prise.» Quelques autres se moquaient
d'Antigonus de dessus les murailles, pource qu'il était laid: il leur
répondit tout doucement: «Comment? je suis doncques bien trompé, car je
pensais être beau fils.» Mais quand il eut pris la ville, il vendit à
l'encan ceux qui s'étaient moqués de lui, en leur protestant, que si de
là en avant ils se moquaient plus de lui, il s'en prendrait à leurs
maîtres: aussi vois-je que les veneurs et les orateurs commettent de
grandes fautes par colère, comme Aristote récite, que les amis de
l'orateur Satyrus, en une cause qu'il avait à plaider en son nom, lui
bouschèrent les oreilles avec de la cire, de peur que oyant ses
adversaires, qui lui disaient des injures en leurs plaidoyers, il ne
gâtât tout par sa colère. Et à nous mêmes, ne nous advient il pas
souvent, que nous faillons à punir un esclave qui nous aura fait
quelque faute, parce qu'il s'enfuit de peur, pour les menaces, ou pour
les propos qu'il nous en aura ouï tenir? Parquoi nous devrons dire à
notre colère, et nous nous en trouverions fort bien, ce que les
nourrices on accoutumé de dire aux petits enfants, «Ne pleurez pas, et
vous l'aurez:» aussi, ne te precipite pas, ne crie pas, ne te haste
pas, et ce que tu <p 59v> veux se fera plutôt et mieux, qu'en la
sorte que tu y vas: car le père voyant son enfant qui tâche à couper ou
fendre quelque chose avec un petit couteau, le prend, et le coupe, ou
le fend lui-même: aussi la raison ôtant à la colère la vengeance, punit
celui qui le mérite plus sûrement, sans se mettre en danger, et plus
utilement, et non pas soi-même, comme fait la colère bien souvent. Et
comme ainsi soit, que toutes passions ont besoin d'accoutumance pour
dompter et surmonter par exercitation ce qu'il y a de désobéissant et
de rebelle à la raison, il n'y en a point où il se faille tant
exerciter envers ses familiers et domestiques, comme la colère:
d'autant que nous n'avons point ordinairement d'ambition, ni d'envie,
ni de crainte envers eux, mais des courroux nous en avons plus que tous
les jours, qui engendrent des hargnes et riottes, et nous font broncher
et chopper quelquefois bien lourdement, à cause de la licence que nous
nous donnons, ne se trouvant là personne qui nous arrête et qui nous
soutienne, comme en un endroit fort glissant, pour nous engarder de
tomber, nous nous y laissons facilement aller. Car il est bien malaisé
là où l'on n'est point tenu de rendre compte à personne en telle
passion, de se garder de faillir, si premièrement on n'a donné ordre à
bien munir et remparer cette grande licence de douceur, benignité et
clemence, et que l'on ne soit bien accoutumé à supporter beaucoup de
paroles et de sa femme, et de ses familiers et amis, qui nous
reprennent que nous sommes trop doux et trop mols: ce qui était
principalement cause que je m'aigrissois le plus souvent à l'encontre
de mes serviteurs, pensant qu'ils devinssent pires à faute d'être bien
châtiés, mais je me suis à la fin aperçu bien tard, premièrement qu'il
valait mieux par patience et indulgence rendre mes vallets pires, que
de me détordre et gâter par âpreté et colère moi-même, en voulant
redresser les autres. Secondement je voiois plusieurs, qui parce que
l'on ne les châtiait point, bien souvent devenaient honteux d'être
méchants, et prenaient le pardon qu'on leur donnait pour un
commencement de mutation de mal en bien, plutôt qu'ils n'eussent fait
la correction et certainement obeïssaient plus volontiers et plus
affectueusement aux uns avec un clin d'oeil sans mot dire, qu'ils ne
faisaient à d'autres avec soufflets et coups de bâton: tellement que je
me suis finalement persuadé, que la raison était plus apte et plus
digne de commander et de gouverner, que non pas la colère: car je
n'estime pas qu'il soit totalement vrai ce que dit le poète,
Où est la peur, là mêmes est la honte.
mais au revers, je pense qu'en ceux qui sont honteux s'imprime la
crainte qui les retient de mal faire: là où l'accoutumance ordinaire
d'être battu sans merci, n'imprime pas une repentance du mal faire,
mais une prevoyance de se garder d'y être surpris. Tiercement je
considérais en moi-même, et me ramenois en mémoire, que celui qui nous
enseigne à tirer de l'arc, ne nous défend pas de tirer, mais de faillir
à tirer: aussi celui qui nous enseigne à châtier en temps et lieu
modérément, opportunément, utilement, et ainsi qu'il appartient, ne
nous empêche pas de chaster, je m'efforce d'en soubtraire et ôter
entièrement toute colère, principalement par n'ôter pas à ceux qui sont
châtiés le moyen de se justifier, et par les ouïr: car le temps apporte
ce pendant à la passion un delay et une remise, qui la dissout: et ce
pendant le jugement de la raison trouve et le moyen et la mesure de
faire la punition convenablement: et puis on ne laisse point de lieu à
celui qui est châtié de resister au châtiment, s'il est puni et châtié
non pas en courroux et par colère, mais convaincu de l'avoir bien
mérité, et qui serait encore plus laid, on ne trouvera point que le
vallet châtié parle plus justement que le maître qui le châtie. Tout
ainsi doncques, comme Phocion, après la mort d'Alexandre le grand
voulant engarder les Atheniens de se soublever trop tôt avant le temps,
et d'ajouter trop promptement foi aux nouvelles de sa mort: «Seigneurs
Atheniens, dit-il, s'il est mort aujourd'hui, aussi le sera il <p
60r> demain, et d'ici à trois jours: aussi, si cettui-ci a failli
aujourd'hui, autant aura-il failli demain, et d'ici à trois jours: et
si n'y aura point d'inconvénient, quand il en sera puni un peu plus
tard qu'il n'eût du être, mais bien y en aurait il, si pour s'être trop
hasté il apparoissait à toujours, qu'il eût été châtié à tort, comme il
est advenu souventefois. Car qui est celui de nous si âpre, qu'il batte
ou fouette son vallet, pour avoir il y a cinq ou six jours brûlé le
rôt, ou renversé la table, ou trop tard répondu et obéi? et toutefois
ce sont les causes ordinaires pour lesquelles sur le champ, quand elles
sont récentes, nous nous troublons, et nous courrouceons amèrement,
sans vouloir presque pardonner: car ainsi comme les corps à travers un
brouillas apparoissent plus grands, aussi font les fautes à travers la
colère. Et pourtant faut-il sur l'heure conniver en telles fautes, et
ne faire pas semblant de les apercevoir, et puis quand on est du tout
hors de passions, sans aucun reste de perturbation, considérer le fait
en soi mûrement, et de sens rassis: et si lors il nous semble mauvais,
en faire la correction, et ne la laisser point aller ni échapper, comme
on ferait la viande quand on n'a plus d'appétit. Car il n'y a rien qui
tant soit cause de faire châtier en colère, comme de ne châtier pas
quand la colère est passée, et être tout descousu, et faire comme les
paresseux mariniers, qui durant le beau et bon temps demeurent en repos
dans le port, et puis quand la tourmente se léve ils font voile, et se
mettent en danger: aussi nous reprenants et blâmants la raison de
n'être pas assez roide, ains trop lâche et trop molle, en matière de
punition, nous nous hastons de l'executer alors que la colère est
présente, qui est comme un vent impetueux: car naturellement celui qui
a faim use de viande, mais de punition ne doit user sinon celui qui
n'en a ne faim ne soif: ni ne faut se servir de la colère comme d'une
sauce à la viande, pour nous mettre en appétit de châtier, ains lors
que l'on en est le plus esquarté, et que l'on y est contraint
nécessairement, y employant le jugement de la raison. Et ne faut pas
faire comme Aristote écrit, que de son temps au pays de la Thoscane on
fouettait les esclaves au son des flûtes et aubois, aussi prendre
plaisir, et se saouler comme d'un agréable passetemps, de châtier les
hommes, et puis après que la punition est faite s'en repentir: car l'un
est à faire à une bête sauvage, et l'autre à une femme: ains faut que
sans douleur et sans plaisir, au temps de raison et de jugement la
justice face la punition, sans qu'il demeure derrière aucun reste de
colère. Voire-mais on me pourra dire, que cela n'est pas proprement
donner remede ni guarison à la colère, ains plutôt une precaution et
fuite des fautes que l'on peut commettre en la colère: à cela je
répond, que l'enfleure de la ratte n'est pas aussi cause efficiente de
la fièvre, ains un accident accessoire: mais toutefois quand elle est
amollie, elle allége grandement la fièvre, ainsi que dit Hieronymus:
mais en considérant comme s'engendre proprement la colère, je vois que
les uns par une cause, les autres par une autre y tombent, mais en tous
il y a une opinion conjointe d'être mêprisé et contemné: pourtant faut
il donner quelque aide à ceux qui veulent appaiser un courroux, en
éloignant le plus que l'on pourra le fait de toute suspision de mêpris
et de contemnement, ou de braverie et d'audace, et la rejetant ou sur
la nécessité, ou inadvertence, ou accident, ou disgrâce et infortune,
comme fait Sophocles,
Pas ne demeure aux affligés seigneur
L'entendement qu'ils avaient en bon heur,
Ains quelque grand qu'il fut, il diminue.
et Agamemnon quoi qu'il référât le ravissement de Briseïde à un fatal malheur,
Si est il prêt du sien en satisfaire,
Et grands présents pour payement en faire.
car le prier est signe d'homme qui ne mêprise point: et celui qui a
offensé, s'il s'humilie, dissout toute l'opinion que l'on pouvait avoir
de contemnement: mais il ne <p 60v> faut pas que celui qui se
sent en colère attende cela, ains qu'il se serve de la réponse que fit
Diogenes: Ceux là se moquent de toi, Diogenes: «Et je ne me sens point
moqué moi,» répondit-il: aussi ne se doit il point persuader qu'on le
mêprise, ains plutôt qu'il aurait matière de mêpriser l'autre, et
estimer que la faute qu'il a commise est procédée ou d'infirmité, ou
d'erreur, ou de hâtiveté, ou de paresse, ou de tacquinerie, ou de
vieillesse, ou de jeunesse: et quant aux serviteurs ou aux amis, il les
en faut décharger de tout point, car ils ne nous mêprisent pas pource
qu'ils aient opinion que nous leur puissions rien faire, ou que nous ne
soyons pas gens d'execution, ains les uns pource qu'ils nous estiment
bons et debonnaires, les autres pource qu'ils nous aiment: et
maintenant nous ne nous aigrissons pas seulement contre notre femme,
contre nos serviteurs, et nos amis, comme étant mêprisés par eux, mais
aussi nous attachons nous en courroux et aux hosteliers, et aux
mariniers, et aux muletiers qui sont ivres, pensants être mêprisés par
eux: et, qui plus est, nous nous courrouceons encore contre les chiens
qui nous abbayent, et contre les ânes qui nous regimbent: comme celui
qui ayant haulsé la main pour battre l'asnier, comme il se fut écrié
qu'il était Athenien: «Et tu ne l'es pas toi,» dit-il à l'âne: en le
frappant, et lui donnant force coups de bâton. Mais ce qui plus
engendre de fréquentes et continuelles hargnes de colère en notre âme,
qui s'y amassent petit à petit, c'est l'amour de nous mêmes, et une
malaisance de moeurs, avec une mignardise, et une délicatesse, tout
cela ensemble nous en produit un exaim comme d'abeilles, et une
guépiere: et pourtant n'y a-il point de meilleur provision pour se
comporter doucement et benignement envers sa femme, envers ses
serviteurs, et envers ses familiers et amis, que la facilité de moeurs
et la simplicité ronde, quand on se sait contenter de ce que l'on a
présent à la main, et que l'on ne requiert point plusieurs choses, ne
trop exquises.
Mais celui là qui jamais n'est content
Que son rôti ou bouilly le soit tant,
ni plus, ni moins, ni de moyenne sorte
Appareillé, si que louange en sorte
Hors de sa bouche, et qu'il en dise bien.
celui qui ne bevrait jamais s'il n'avait de la neige pour rafreschir
son vin, qui ne mangerait jamais pain qui eût été acheté sur la place,
ni ne mangerait jamais viande en pauvre vaisselle, comme de bois, ou de
terre, qui ne coucherait jamais en lit, sinon qu'il fut mol, et
enfondrant comme les undes de la mer quand elle est agitée jusques au
fond, qui haste ses vallets servants à la table à coups de fouet et de
bâton, et les fait courir avec sueur, criant après eux à pleine tête,
comme s'ils portaient des cataplasmes à mettre sur une apostume fort
enflammée, qui s'assujettit lui-même à une façon de vivre fort servile,
hargneuse et querelleuse: celui-là, dis-je, ne se donne de garde que ne
plus ne moins que par une toux continuelle, ou par fréquentes
concussions, il contracte en son âme une disposition ulcereuse et
catarreuse, qui à la fin lui cause une habitude de colère. Et pourtant
faut-il par frugalité accoutumer son corps à se contenter facilement de
peu: pource que ceux qui appetent peu, ne peuvent avoir faute de
beaucoup: et n'y aura point de mal, commençant à la viande, se
contenter sans dire mot de ce qu'il y aura, sans se courrouçer et
tourmenter à la table, et en ce faisant donner un très facheux mets et
à soi-même, et à toute la compagnie, qui est la colère:
Car présenter on ne nous saurait pas
Un plus fâcheux et plus mauvais repas,
que de voir battre vallets, tancer et injurier sa femme, pource que la
viande sera brulée, ou qu'il y aura de la fumée en la sale, faute de
sel sur table, ou que le pain sera trop dur. Arcesilaus donnait un jour
à souper à quelques siens hostes étrangers, et à <p 61r>
quelques-uns de ses amis, mais quand la viande fut apportée, il ne se
trouva point de pain sur la table, parce que les serviteurs n'avaient
pas eu le soin d'en acheter: pour laquelle faute, qui est celui de nous
qui n'eût rompu les murailles à force de crier? mais lui ne s'en fit
que rire: «Voyez, dit-il, s'il faut pas être sage pour bien dresser un
banquet.» Et Socrates au sortir de l'exercice de la lutte ayant mené
Euthydemus souper chez lui, Xantippé sa femme se print à le tancer et
lui dire injure, tant que finablement elle renversa table et tout.
Euthydemus se leva tout fâché pour s'en aller. Et Socrates lui dit, «Et
comment, ne te souvient-il pas que devant hyer, ainsi que nous disnions
chez toi, une poulle saulta sur la table, qui nous en fit tout autant,
et nous ne nous en courrouçasmes pas pourtant?» car il faut recueillir
ses amis avec une facilité, avec caresse, et avec un visage riant, non
pas froncer ses sourcils, pour donner une frayeur et horreur à ses
serviteurs. Et se faut semblablement accoutumer à se servir de tous
vases et vaisselles indifféremment, et non pas s'astraindre à user de
cettui-ci ou cettui-là sans autre, comme font aucuns, encore qu'il y
ait grande compagnie, qui ont en particulière recommandation un certain
gobelet ou une coupe ainsi en font-ils des burettes à huile, et des
étrilles dont on se sert aux étuves: car ils mettent leur affection en
quelqu'une entre toutes, et puis si elle vient à être rompue, ou
esgarée et perdue, ils en sont extremement marris, et en battent leurs
vallets. Parquoi ceux qui se sentent enclins à la colère, se doivent
abstenir de faire provision de telles choses rares et exquises, comme
de vases ou d'anneaux, et de pierres précieuses, pource que tels joyaux
exquis et précieux, quand ils viennent à être perdus, mettent bien les
hommes plus hors de sens, par colère, que si c'était chose de peu de
prix, et que l'on pût facilement recouvrer: et pour ce dit-on, que
l'Empereur Neron ayant une fois fait faire un pavillon à huit pans,
beau, somptueux, et riche à merveilles, Senecque lui dit, Tu as montré
en ce pavillon que tu es pauvre, pource que si une fois tu le perds,
jamais plus tu n'en pourras recouvrer de pareil. Comme il advint, parce
que la navire, en laquelle était ce pavillon, se perdit par naufrage:
et Neron se souvenant de ce que lui en avait dit Senecque, porta la
perte plus patiemment. Or l'aisance et facilité que l'on prend envers
les choses, enseigne à être facile et aisé envers les serviteurs: et si
l'on en devient aisé envers les serviteurs, il est certain qu'encore
plus le devient on envers les amis et envers les sujets. Et nous voyons
que les serfs nouvellement achetés s'enquirent de celui qui les a
acquis, non pas s'il est superstitieux, ne s'il est envieux, mais s'il
est colère: et bref ni les maris ne peuvent endurer la pudicité de
leurs femmes, si elle est conjointe avec mauvaise tête et colère, ni
les femmes les amours de leurs maris, ni les amis la conversation des
uns avec les autres, tellement que ni le mariage, ni l'amitié ne sont
point supportables avec la colère: mais sans colère l'ivresse même est
légère à tolerer: car la ferule du dieu Bacchus, que est comme une
canne, dont on donne sur la main aux enfants qui ont failli, est
suffisante punition de l'ivrongne, pourvu que la colère ne s'y joigne
point, qui rende Bacchus, au lieu de Lyaeus, et de Chorius, c'est à
dire, chasseur d'ennuis, et balleur, Omestes et Maenoles, qui signifie
cruel et furieux: encore quant à la fureur et manie, l'hellebore qui
crait en l'îsle d'Anticyre la guérit, quand elle est seule: mais si une
fois elle est mêlée avec la colère, elle produit des Tragoedies et cas
si étranges, qu'ils semblement fables: et pourtant ne lui faut-il
jamais donner lieu, non pas en jouant même, pource qu'elle tourne une
caresse en inimitié: ni en devisant et conferant ensemble, pource que
d'une conférence de lettres elle en fait une opiniâtre émulation et
contention: ni en jugeant, pource qu'elle ajout insolence à
l'authorité: ni en montrant aux enfants, pource qu'elle les met en
desespoir, et leur fait haïr l'étude des lettres: ni en prosperité,
pource qu'elle <p 61v> augmente l'envie qui accompagne la bonne
fortune: ni en adversité, pource qu'elle ôte la misericorde, quand ceux
qui sont tombés en mauvaise fortune se courroucent, et combattent à
l'encontre de ceux qui ont compassion de leur malheur, comme fait Priam
en Homere,
Allez vous en arrière de ma vue
Meschants truans, gens de nulle value
Puis que venez pour mon deuil consoler.
Au contraire, la facilité de moeurs donne secours aux uns, honore les
autres, addoucit l'aigreur, et par sa douceur vient au dessus de toute
rudesse et toute asperité de moeurs: comme fit Euclides à l'endroit de
son frère, avec lequel étant entré en quelque contestation, comme son
frère lui eût dit, «Je puisse mourir malement, si je ne me venge de
toi:» Il lui répondit, «Mais je puisse mourir moi, si je ne te persuade
gracieusement.» Il le gagna tout sur le champ, et lui changea la
mauvaise volonté qu'il avait. Et Polemon, comme quelquefois un autre
qui aimait fort les pierres précieuses, et était fort convoiteux
d'avoir de beaux anneaux, le tançât et l'injuriât outrageusement, il ne
lui répondit rien, mais il fit seulement semblant de regarder
affectueusement l'un de ses anneaux, et de le bien considérer: l'autre
en étant tout réjoui, lui dit incontinent, «Ne le regarde pas ainsi
Polemon, mais à son jour, et il te semblera beaucoup plus beau.» Et
Aristippus s'étant mis en colère à l'encontre d'Aeschines, comme
quelqu'un qui les oyait contester lui eût dit, «Comment Aristippus, et
où est votre amitié?» «Elle dort, répondit-il, mais je la réveillerai:»
et s'approchant d'Aeschines, «Te semble-il que je sois si malheuruex,
et si incurable, que je ne doive obtenir de toi un seul admonestement?»
Et adonc Aeschines lui répondit, «Ce n'est point de merveille, si étant
en toute autre chose de plus excellente nature que moi, tu as encore en
ce point vu et connu devant moi ce qui était convenable de faire:» car
comme dit le poète,
Non seulement la femme étant débile,
Mais un enfant de sa main imbêcile
Grattant tout doux le sanglier herissé,
Le tournera à son vouloir plissé,
Mieux qu'un lutteur, avec toute sa force,
Ne lui saurait donner la moindre entorse.
Mais nous apprivoisons les bêtes sauvages, et addoucissons des petits
louveteaux, voire et portons quelquefois entre nos bras de petits
lionceaux, et par une fureur de colère nous chassons arrière de nous et
nos enfants, et nos amis, et familiers, et laschons à l'encontre de nos
serviteurs domestiques et de nos citoyens la colère, comme une bête
sauvage furieuse, en la déguisant à fausses enseignes d'un beau nom de
haine des vices: mais c'est, à mon avis, comme des autres passions et
perturbations de l'âme, comme de la timidité que nous surnommons
prudence, de la prodigalité que nous appellons liberalité, de la
superstition que nous disons religion, et ce pendant ne nous en pouvons
sauver de pas une. Et néanmoins tout ainsi comme Zenon disait, que la
semence de l'homme était une mixtion et composition extraite de toutes
les puissances de l'âme: aussi pourrait-on, à mon avis, dire que la
colère est une mêlange composée de toutes les passions de l'âme, car
elle est tirée et extraite et de la douleur et de la volupté, et de
l'insolence et audace: elle tient de l'envie, à ce qu'elle est bien
aise de voir mal à autrui: elle a du meurtre et de la violence, car
elle combat non pour se défendre et ne point souffrir, ains pour faire
souffrir et ruiner autrui: et de la convoitise elle en a ce qui est le
plus mal plaisant et le plus déshonnête, attendu que c'est une envie et
appétit de faire mal à autrui. Et pourtant si d'aventure nous
approchons de la maison d'un homme <p 62r> voluptueux et
luxurieux, nous entendrons dés l'aube du jour une menétrière qui
sonnera l'aubade, et verrons à la porte la lie du vin, comme disait
quelqu'un, c'est à dire, les vomissemens de ceux qui y auront rendu
leur gorge, des pièces de festons déchirés, et des pages et lacquais
qui ivrongneront. Mais les marques et signes qui découvrent les hommes
âpres et colères, vous les verrez imprimés sur les visages des
serviteurs, des frisures et esgratigneures, et aux fers qu'ils auront
aux pieds: Car au logis d'une personne sujet à l'ire et à la colère, il
n'y a qu'une seule musique, se sont les lamentations et gémissements ou
de dépensiers que l'on fouettera leans, ou de servantes que l'on y
gehennera, de manière que vous aurez compassion des douleurs qu'il faut
que souffre la colère és choses qu'elle convoite, et là où elle prend
plaisir. Mais encore en ceux qui véritablement sont surpris de colère,
comme il advient souvent pour la haine qu'ils portent aux vices et aux
méchants, si faut-il en ôter ce qui est de trop et d'excessif, ensemble
avec le trop de fiance et de créance que nous prenons en ceux qui
conversent avec nous: car c'est l'une des causes qui plus engendre et
augmente la colère, quand celui que nous avons tenu pour homme de bien
se découvre méchant, et que nous avons estimé notre ami, tombe en
quelque différent et querelle avec nous: car quant à moi, vous
connaissez mon naturel, combien peu d'occasion il me faut à me faire
aimer les hommes, et me fier en eux: et pourtant ne plus ne moins que
ceux qui marchent sur solage faux et qui n'est pas ferme, tant plus je
m'appuie par aimer sur quelqu'un, tant plus bronche-je lourdement, et
tant plus suis-je marri, quand je me trouve deçeu. Et quant à
l'inclination à l'aimer, il serait bien désormais mal aisé que j'en
peusse retirer ce qui est de trop prompt et de trop volontaire: mais
pour me garder de trop me fier, je pourrais à l'aventure me servir,
comme d'une bride, de la prudence et circonspection retenue de Platon:
car en recommandant le mathematicien Helicon il dit, qu'il le loue
comme homme, c'est à dire, comme un animal qui de sa nature se mue et
se change facilement: et de ceux qui avaient été bien nourris et bien
institués à Athenes il dit encore, qu'il craint, qu'étant hommes et
semence d'autres hommes, ils ne donnent à connaître la grande infirmité
et imbecillité de la vie humaine: et Sophocles quand il dit,
Plus des humains les faits tu chercheras,
Plus mal que bien caché y trouveras,
il semble qu'il nous abbaisse, et nous rongne les ailes
merveilleusement: toutefois cette difficulté à faire jugement des
personnes, et malaisance à nous en contenter, nous rendra plus faciles
en nos courroux: car toute chose soudaine et imprévue nous transporte
promptement hors de nous-mêmes. Et faut aussi, comme Panaetius nous
admoneste en quelque lieu, prattiquer la constances d'Anaxagoras: et
comme lui quant on lui vint rapporter, que son fils était mort,
répondit, Je savait bien que je l'avais engendré mortel: aussi à chaque
faute qui nous aiguisera la colère, nous pourrons répondre, Je savais
bien que je n'avais pas acheté un esclave qui fut sage comme un
philosophe: Je savais bien que j'avais acquis un ami, qui pouvait bien
faillir: Je savais bien que la femme que j'avais épousée était femme.
Mais si quelqu'un davantage y voulait encore ajouter ce refrein de
Platon, Ne suis-je point moi-même en quelque chose tel? et détournait
ainsi la discussion de son jugement du dehors au dedans, et entrejetait
un peu parmi le reprendre autrui, la crainte d'être repris lui-même, il
ne serait à l'aventure pas si âpre à condamner les autres pour leurs
vices, quand il verrait que lui-même aurait tant de besoin de pardon.
Mais à l'opposite chacun de nous étant en colère, et punissant autrui,
prononce des sentences d'un Aristides, ou d'un Caton, Ne dérobe plus,
Ne ments plus, pourquoi es-tu si paresseux? et, qui est plus laid que
tout, nous <p 62v> reprenons en colère ceux qui se courroucent et
colèrent, et les fautes qui ont été commises par colère, nous les
punissons nous mêmes en colère, non pas en la sorte que font les
médecins,
Qui d'un drogue et médecine amère
Vont détrempant le fiel de la colère.
car nous l'augmentons, et la brouillons encore davantage. Quand
doncques quelques-fois je me mets à par moi en ces discours, je tâche
quant-et-quant à retrancher quelque chose de la curiosité: car de
vouloir exquisement rechercher et découvrir toutes choses, pourquoi un
vallet aura failli à faire ce qu'on lui aura commandé, ce qu'aura fait
un ami, à quoi s'amusera un fils, ce qu'aura dit en l'aureille une
femme, tout cela n'engendre que de continuelles riottes journellement,
lesquelles enfin se terminent en une âpreté et malaisance de moeurs:
car, comme dit quelque part Euripide,
Dieu met la main à toute chose grande,
Mais tout le reste à fortune il commande.
quant à moi, je ne cuide pas qu'il faille rien commettre à la fortune,
ni moins encore passer en nonchaloir à un homme de bon sens, mais de
quelques choses se fier et s'en rapporter à sa femme, de quelques
autres à ses serviteurs, d'autres à ses amis, comme ayants sous eux des
commis, des receveurs, et administrateurs, en se retenant à lui, et à
la disposition de son jugement, les principales et de plus grande
importance: car tout ainsi comme les petites lettres offensent et
poignent plus les yeux, d'autant qu'elles les tendent plus, aussi les
petits affaires émeuvent plus la colère, qui de là en prend une
mauvaise accoutumance pour les plus grands. Puis, après tout,
j'ai estimé que ce precepte d'Empedocles était grand et divin,
Maintiens-toi sobre, et net de tout péché.
Ce reste semble avoir été ajouté par quelque Chrestien, et n'est point
du style de l'autheur, aussi louois-je grandement ces observations,
comme étant honnêtes et bien séantes à homme faisant profession de
sapience, vouer en ses prières de s'abstenir un an durant de femmes, et
de vin, honorant ainsi Dieu de cette continence, ou bien de s'abstenir
un temps certain et limité de toute vaine parole, prenant garde à soi
de ne dire jamais ni en jeu, ni à bon escient, parole qui ne soit
véritable: et premièrement je m'accoutumois à passer quelque peu de
jours sans me courroucer pour quelque occasion que ce fut, comme de
m'enivrer, ou de boire du vin, ne plus ne moins que si je sacrifiois à
Dieu un sacrifice sans effusion de vin, ains seulement de miel: et puis
m'essayant pour un mois ou pour deux, je gagnois ainsi petit à petit en
avant du temps, m'exerçant de tout mon pouvoir à la patience, ou me
contregardant avec tous bons et honnêtes propos, gracieux, doux et
paisibles, pur et net de toutes mauvaises paroles, de méchantes
actions, et d'une passion, qui pour un bien peu de plaisir, et icelui
encore peu honnête, apporte de grands troubles, et finalement une
repentance très vilaine. Dont avec la grâce de Dieu qui m'y aidait, à
mon avis, l'expérience m'a donné évidemment à connaître, que cette
mansuetude, clemence, benignité et debonnaireté, n'est à nul des
familiers qui vivent et conversent ordinairement ensemble, si douce, si
agréable, ne si plaisante, qu'elle est à ceux mêmes qui l'ont imprimée
en leur âme.<p 63r>
IX. De la curiosité.
LE meilleur serait, à l'aventure, de ne se tenir du tout point en
maison qui fut mal aérée, mal percée, obscure, froide, et mal saine:
mais encore si pour l'avoir de long temps accoutumée aucun y voulait
demeurer, il y pourrait en remuant les vues, en changeant la montée, en
ouvrant quelques huis, et en fermant quelques autres, la rendre plus
claire, mieux à propos exposée au vent, et plus salubre: car on a
amendé des villes mêmes toutes entières, par semblables remuemens:
comme l'on dit que Chaeron anciennement tourna la ville de ma
naissance, Chaeronée, devers le Soleil levant, laquelle auparavant
regardait vers le Ponant, et recevait le couchant du côté du mont de
Parnasse: et le Philosophe naturel Empedocles ayant fait étouper une
bouche et ouverture de montaigne, de laquelle il sortait un vent de
Midi pesant et pestilent à toute la campagne d'au dessous, ôta
l'occasion de la pestilence qui était par avant ordinaire en toute la
contrée. Pour autant donc qu'il y a des passions de l'âme pestilentes
et dommageables, comme celles qui lui apportent travail, tourmente, et
obscurité, le meilleur serait les chasser de tout point, et les jeter
entièrement par terre, pour se donner à soi-même une vue libre, une
lumière claire, et un vent salubre, ou pour le moins les rechanger et
rhabiller, en les changeant ou détournant autrement: comme pour
exemple, sans en chercher plus loin, la curiosité est un désir de
savoir les tares et imperfections d'autrui, qui est un vice
ordinairement conjoint avec envie et malignité: car pourquoi est-ce,
homme par trop envieux, que tu vois si clair és affaires d'autrui, et
si peu és tiens propres? détourne un peu du dehors, et retourne au
dedans ta curiosité, si tant est que tu prennes plaisir à savoir et
entendre des maux, tu trouveras bien chez toymesms à quoi passer ton
temps:
Autant que d'eau autour d'une île il passe,
Et qu'en un bois de feuilles il s'amasse,
autant trouveras-tu de péchés en ta vie, de passions en ton âme, et
d'omissions en ton devoir. Car comme Zenophon dit, que chez les bons
ménagers il y a lieu propre pour les utensiles destinés à l'usage des
sacrifices, autre lieu pour la vaisselle de table, et qu'ailleurs sont
situés les instruments du labourage, et ailleurs à part ceux qui sont
nécessaires à la guerre: aussi trouveras-tu en toi des maux qui
procèdent les uns d'envie, les autres de jalousie, les autres de
lâcheté, et les autres de chicheté: amuse toi à les revisiter, à les
considérer: étoupe et bousches toutes les advenues, et toutes les
portes et fenestres qui regardent chez tes voisins, et en ouvre
d'autres qui répondent à ta chambre, au cabinet de ta femme, au logis
de tes serviteurs, là tu trouveras à quoi t'amuser avec profit et sans
malignité, là tu trouveras des occupations profitables et salutaires,
si tu aimes tant à enquérir et rechercher ce qui est caché, pourvu que
chacun veuille dire à part soi,
Où ai-je été? qu'ai-je fait ou mesfait?
Qu'ai-je oublié que je deusse avoir fait?
Mais maintenant, ainsi comme les fables disent, que la fée Lamia ne
fait que chanter quand elle est en sa maison étant aveugle, d'autant
qu'elle a serré ses yeux en un vaisseau à part: mais quand elle sort
dehors, elle se les remet, et voit alors: aussi chacun de nous au
dehors, et pour contempler les autres, ajoute à la male intention la
curiosité, comme un oeil, et en nos propres défauts, et en nos maux
nous avons la barlue par ignorance à tout propos, à faute d'y employer
les yeux et la clarté de la lumière. Voila pourquoi le curieux est plus
utile à ses ennemis qu'il n'est pas à luymême, d'autant qu'il découvre,
met en évidence, et leur montre, ce dont il <p 63v> se faut
garder, et ce qu'ils doivent corriger, et ce pendant il ne voit pas la
plupart de ce qui est chez lui, tant il est ébloui à regarder ce qui
est au dehors: mais Ulysses homme sage ne voulut pas même parler à sa
propre mère devant qu'il eût enquis et entendu du prophète, ce pourquoi
il était descendu aux enfers, et après qu'il l'eut entendu, alors il se
tourna à parler et à sa mère et aux autres, femmes, demandant qui était
Tyro, qui était la belle Chloris, et pour quelle occasion Epicaste
était morte,
S'étant pendue avec un las mortel
Aux soliveaux du haut de son hostel.
Mais, au contraire, nous mettants à non-chaloir, et ne nous souciants
point de savoir ce qui nous touche, allons rechercher la genealogie des
autres, que le grand père de notre voisin était venu de la Syrie, que
sa nourrice était Thraciene, que un tel doit trois talents, et n'en a
point encore payé les arrerages: et nous enquérons de telles choses,
d'où revenait la femme d'un tel, et qu'était ce qu'un tel et un tel
disaient à part en un coin. Au contraire, Socrates allait çà et là
enquérant de quelles raisons usait Pythagoras pour persuader les
hommes, et Aristippus en la solennité et assemblée des jeux Olympiques
se rencontrant en la compagnie d'Ischomachus, lui demanda de quelles
persuasions usait Socrates pour rendre les jeunes hommes si fort
affectionnés à lui: et comme l'autre lui en eût communiqué quelque
petit de semence et de montre, il en fut si passionné que son corps en
devint incontinent tout fondu, pasle et défait, jusques à ce que s'en
étant allé à Athenes avec cette ardente soif, il en puisa à la source
même, et connut le personnage, oit ses discours, et sut que c'est de la
Philosophie, de laquelle la fin est, connaître ses maux, et le moyen de
s'en délivrer: mais il y en a qui pour rien ne veulent voir leur vie,
comme leur étant un très malplaisant spectacle, ni replier et retourner
leur raison comme une lumière sur eux-mêmes, ains leur âme étant pleine
de toutes sortes de maux, et redoutant et craignant ce qu'elle sent au
dedans d'elle-même, saute dehors, et va errant çà et là à rechercher
les faits d'autrui, nourrissant et engraissant ainsi sa malignité: car
ainsi que la poule, bien souvent qu'on lui aura mis à manger devant
elle, s'en ira néanmoins gratter en un coin, là où elle aura peut être
aperçu en un fumier quelque grain d'orge: semblement aussi les curieux,
passants par-dessus les propos exposés à chacun, et les histoires dont
chacun parle, et que l'on ne défend point d'enquérir, ni n'est on point
marri quand on les demande, vont recueillant et amassant les maux
secrets et cachés de toute la maison. Et toutefois la réponse de
l'Aegyptien fut gentille et bien à propos à celui qui lui demandait,
que c'était qu'il portait enveloppé: «c'est afin que tu ne le saches
pas, qu'il est enveloppé.» Aussi toi curieux pourquoi vas-tu
recherchant ce qui est caché? car si ce n'était quelque chose de mal on
ne le cacherait pas: et si y a plus, que l'on n'a pas accoutumé
d'entrer de plein vol en la maison d'autrui sans frapper à la porte, et
maintenant on use de portier pour même occasion, mais anciennenement on
avait des marteaux attachés aux portes dont on tabourait, pour advertir
ceux de dedans, à fin qu'un étranger ne surprît point la maîtresse au
milieu de la maison, ou la fille à marier, ou un serviteur que l'on
fouetterait, ou des chambrières qui tanceraient, mais c'est là où plus
volontiers le curieux se glisse: de manière qu'il ne verrait pas
volontiers, encore qu'on l'en priast, une maison honnête et bien
composée: mais ce pourquoi on use de clef, de verrou, et de porte,
c'est ce qu'il appete découvrir, et le mettre en vue de tout le monde.
Et toutefois, comme disait Ariston, les vents que nous haïssons le
plus, ce sont ceux qui nous rebrassent nos habillements: mais le
curieux ne rebrasse pas seulement les robes et les saies de ses
voisins, mais il ouvre jusques aux parois, il ouvre tout arrière les
portes, et pénétre même à travers le corps de la tendre pucelle, comme
un vent, enquérant de ses jeux, ses danses et ses veilles, et les <p
64r> calumniant: et comme le poète comique se moquant de Cleon dit,
que
Ses deux mains sont au pays d'Aetolie,
Et son esprit est en la Clopidie,
voulant dire qu'il ne faisait que demander, que prendre et dérober:
aussi l'entendement du curieux est tout ensemble és palais des riches,
et maisonnettes des pauvres, és cours des Rois, és chambres des
nouveaux mariés: il furette toutes choses, et s'enquiert des affaires
des passans, des seigneurs et capitaines, et quelquefois non sans
danger: ains comme si quelqu'un par curiosité d'apprendre la qualité de
l'Aconite, en goûtait, se trouverait mort avant qu'il en sût rien
connaître: aussi ceux qui recherchent les maux des grands, se perdent
eux-mêmes avant que d'en pouvoir rien savoir: car ceux qui ne se
contentent pas de la lumière abondante des rayons du Soleil, qui
s'épandent si clairement sur toutes choses, ains veulent à plein fond
regarder le cercle même de son corps, en osant se promettre qu'ils
pénétreront sa clarté, et entreront des yeux à force au beau milieu,
ils s'aveuglent. Et pourtant Philippides le joueur de Comoedies
répondit un jour bien sagement au Roi Lysimachus qui lui disoit, «Que
veux tu que je te communique de mes biens, Philippides» «Ce qu'il vous
plaira, Sire, dit-il, pourvu que ce ne soit point de vos secrets.» Car
ce qu'il y a de plus beau et de plus plaisant en l'état des Rois se
montre au dehors, exposé à la vue d'un chacun: comme sont leurs
festins, leurs richesses, leurs fêtes, leurs liberalités et
magnificences, mais s'il y a quelque chose de caché et secret, ne vous
en approchés pas. La joie d'un Roi en prosperité ne se cache point, ni
son rire quand il est en ses bonnes, ni quand il se prepare à faire
quelque grâce et quelque liberalité: mais s'il y a quelque chose de
secret, c'est cela qui est formidable, triste, non approchable, et où
il n'y a pas matière de rire: car ce sera ou un amas de rancune
couverte, ou un projet de quelque vengeance, ou une jalousie de femme,
ou une défiance de quelques-uns de ses mignons, ou une suspicion de son
fils. fui cette épaisse et noire nuée, tu verras bien quel tonnerre et
quel éclaire elle jettera quand ce qui est maintenant caché viendra à
se crever. Quel moyen doncques y a il de la fuir? c'est de detourner et
tirer ailleurs la curiosité, mêmement à rechercher les choses qui sont
et plus belles et plus honnêtes: recherche ce qui est au ciel, ce qui
est en la terre, en l'air, en la mer. Tu demandes à voir ou de grandes
ou de petites choses: si tu en aimes à voir de grandes, recherche le
Soleil, enquiers toi là où il descend, de là où il monte: cherche la
cause des mutations qui se font en la Lune, comme tu ferais les
changements d'un homme: comment est-ce qu'elle a perdu une si grande
lumière, d'où est-ce qu'elle l'a depuis recouvrée, et comment est-ce
que,
premièrement de non point apparente
Elle se montre un petit éclairante,
Embellissant sa belle face ronde,
Et l'emplissant de lumière feconde:
Puis de rechef se va diminuant,
Et s'en retourne en son premier néant.
et cela sont des secrets de nature: mais elle n'est pas marrie quand on
les recherche. Tu défies tu de pouvoir trouver les grandes choses?
recherche les petites: Comment est-ce qu'entre les arbres les uns sont
toujours verds, floris, revètus de leurs beaux habillements, et
montrent leurs richesses en tout temps: les autres sont aucunefois
semblables à ceux-là, mais puis après, ayants, comme un mauvais
ménager, tout à un coup mis hors et dépendu tout leur bien, ils
demeurent tout nuds et pauvres: et pourquoi est-ce que les uns
produisent leurs fruits ronds, les autres longs, et les autres
angulaires: car il n'y a mal ni danger quelconque à toutes ces
enquêtes-là. Mais s'il est forcé que la curiosité s'applique toujours à
rechercher choses mauvaises, comme <p 64v> un serpent venimeux se
nourrit et se tient toujours en lieux pestilents, menons la à la
lecture des histoires, et lui présentons abondance et affluence de tous
maux: car là elle trouvera des ruines d'hommes, pertes de biens,
corruptions de femmes, des serviteurs qui se sont élevés contre leurs
maîtres, calomnie d'amis, empoisonnements, envies, jalousies,
destructions de maisons, éversions de Royaumes et de seigneuries:
saoule t'en, rempli t'en, prends y tant que tu voudras de plaisir, tu
ne fâcheras, ni ne ennuyras personne de ceux avec qui tu converseras:
mais il semble que la curiosité ne se délecte pas de maux qui soient
déjà rances, et vieux, ains tous frais et tous recens, et qu'elle
prenne plus de plaisir à voir toujours de nouvelles Tragoedies: car
quant aux comoedies et spectacles de joyeuseté, elle ne s'y arrête pas
volontiers. Et pourtant si quelqu'un raconte l'appareil d'une noce, ou
d'un sacrifice, ou d'un montre, le curieux s'écoutera froidement, et
négligemmment, et dira qu'il l'aura déjà entendu d'ailleurs, commandera
à celui qui fait le conte, qu'il passe cela, ou qu'il l'abbrege: mais
si quelqu'un assis bec à bec raconte comme une fille aura été
despucellée, ou une femme violée, ou un proces qui se va commencer, ou
une querelle dressée entre deux frères, alors il ne sommeille ne il ne
vague pas,
Ains pour ouïr le conte il s'appareille,
En approchant soigneusement l'oreille. Et cette sentence,
Hélas que l'homme est prompt à écouter
Plus tôt le mal, que le bien raconter!
cela proprement est dit à la vérité touchant la curiosité: car ainsi
comme les cornets et ventoses attirent du cuir ce qu'il y a de pire,
aussi les aureilles des curieux attirent tous les plus mauvais propos
qui soient: ou pour mieux dire, comme les villes et cités ont des
portes maudites et malencontreuses, par lesquelles elles font sortir
ceux que l'on méne executer à la mort, et par où elles jettent hors les
ordures, et les hosties d'execration et de malediction, et jamais n'y
entre, ni n'en sort chose qui soit nette, sainte, ni sacrée: aussi les
aureilles du curieux sont de pareille nature, car il n'y passe rien qui
soit gentil, ni bon, ni honnête, ains toujours y traversent et hantent
paroles sanglantes, apportants quand et elles des contes execrables,
pollus, et contaminés,
Larmes et pleurs sont en toute saison
Le Rossignol qu'on oit en ma maison.
Cela est la seule Muse, la seule Sirene des curieux: il n'y a rien
qu'ils oyent plus volontiers, car curiosité est une convoitise d'ouïr
les choses que l'on tient closes et cachées: or n'y a il personne qui
cache un bien qu'il possede, vu que bien souvent on simule d'en avoir
que l'on n'a pas: ainsi le curieux convoitant de savoir et entendre des
maux, est entaché de cet malheureté, que les Grecs appellent
Epichaere-kakia, qui signifie joie du mal d'autrui, passion que est
soeur germaine de l'envie, d'autant qu'envie est douleur du bien
d'autrui, et l'autre perversité, est joie du mal: toutes lesquelles
deux passions procèdent d'une perverse racine et d'une autre passion
sauvage et cruelle, qui est la malignité. Or est-il si fâcheux et si
moleste à un chacun de découvrir les maux secrets qu'il a, que
plusieurs ont mieux aimé se laisser mourir, que de déclarer aux
médecins les maladies cachées qu'ils enduraient: car supposez que
Erophilus ou Erasistratus, ou bien Aesculapius même du temps qu'il
était encore homme, vint en votre maison vous demander, à un homme s'il
aurait une fistule au fondement, ou si c'était une femme, si elle
aurait point un chancre en la matrice, ayant en sa main les outils de
chirurgie, et les drogues qui sont propres à la guarison de tels maux:
qui est celui qui ne chassât bien au loin un tel médecin, qui sans
attendre que l'on eût affaire de lui, et que l'on l'eût mandé,
viendrait de gaieté de coeur, et de son propre mouvement, pour entendre
les maux d'autrui, encore que la curiosité et le soin de bien
particulièrement enquérir, soit salutaire en cet <p 65r> art là?
là où les curieux recherchent en autrui ces mêmes maux là, et d'autres
encore pires: il est vrai que ce n'est pas pour les guérir, mais
seulement pour les découvrir: au moyen de quoi ils sont à bon droit
haïs de tout le monde. Car nous haïssons les gabelleurs, et sommes
marris contre eux, non quand ils font payer la gabelle pour les hardes
que l'on fait entrer à découvert en la ville, mais quand ils viennent
rechercher et fureter les besognes et hardes d'autrui, encore que
l'authorité publique leur donne loi de ce faire, et qu'ils reçoivent
dommage quand ils ne le font pas: mais au contraire, les curieux
laissent perdre et abandonnent leurs affaires propres, pour vaquer à
enquérir ceux d'autrui. Ils ne vont pas souvent aux champs, d'autant
qu'ils ne peuvent supporter le requoi ni le silence de la solitude:
mais si d'aventure après un long espace de temps, il leur advient d'y
aller, ils jetteront plutôt l'oeil sur les vignes de leurs voisins que
sur les leurs, et s'enquérront combien de boeufs seront morts à leur
voisin, ou combien de muids de vin lui seront aigris, et soudain après
qu'ils se seront emplis de telles curieuses demandes, ils s'en
refuiront à la ville. Car le vrai et bon laboureur ne se souciera mêmes
des nouvelles qui sans s'en enquérir lui viendront de la ville: car il
dit,
Puis en marrant il me racontera
sous quelles lois paix faite se sera:
Car le méchant fait métier de s'enquérre,
Allant par tout, et de paix et de guerre.
8. Mais les curieux fuyants le labourage et l'agriculture, comme chose
vaine et froide, qui ne produit point de grand cas, se jettent au
milieu d'un Senat, d'un tribune où les harangues se font au peuple sur
la place, au plus fréquent lieu du port où abordent les navires: Et
bien, y a il rien de nouveau? Comment, n'as tu pas été ce matin sur la
place? Penses-tu que la ville se soit changée en trois heures? Si
quelqu'un d'aventure lui fait ouverture de tels propos, s'il est à
cheval, mettant pied à terre, il l'ambrassera, il le baisera, et
dressera les aureilles: mais si celui qu'il rencontrera en son chemin
lui dit, qu'il n'y a rien de nouveau, il lui répondra lors, Que dis-tu?
n'as tu pas passé par la place? n'as tu point été au palais? et n'as tu
point parlé à ceux qui sont venus d'Italie? Voilà pourquoi j'estime,
que les magistrats de la ville de Locres font bien: car si quelqu'un de
leurs bourgeois revenant des champs en la ville, demande, Et bien, y a
il rien de nouveau? ils le condamnent à l'amende: parce que comme les
cuisiniers pour bien ruer en cuisine ne demandent autre chose, que
qu'il y ait force gibier, et les pêcheurs force poisson: aussi les
curieux ne souhaittent que qu'il y ait grande abondance de maux, et
grand nombre d'affaires, grandes nouveautés, grands changements, à
celle fin qu'ils aient toujours dequoi chasser, et que tuer. Aussi fit
sagement le legislateur des Thuriens, quand il défendit de farcer ne
moquer aucun és jeux publiques et comedies, sinon les adulteres et les
curieux: car il semble que l'adultère soit une espèce de curiosité, de
rechercher la volupté d'autrui, et une inquisition et recherche de ce
que l'on garde caché, et que l'on ne veut pas être vu de tout le monde.
Et la curiosité semble être un déliement, violement et découvrement des
choses secrètes: or est il que communément ceux qui enquirent et savent
beaucoup, parlent aussi beaucoup: c'est pourquoi Pythagoras ordonna aux
jeunes gens cinq années de silence, qu'il appella Echemythie, c'est à
dire, tenir sa langue. Mais il est du tout nécessaire, que medisance
soit conjointe à curiosité, car ce qu'ils oyent volontiers: ils le
redisent aussi volontiers: et ce qu'ils recueillent soigneusement des
autres, ils le départent encore plus volontiers à d'autres. D'où vient
qu'outre les autres maux que ce vice-là contient, encore a-il celui-là,
qu'il est contraire à sa propre convoitise: car il convoite savoir
beaucoup, et chacun le fuit et se donne garde de lui. Car on n'a pas à
plaisir de faire rien qu'il voie, ne dire rien qu'il oye: ains s'il
<p 65v> est question de consulter quelque affaire, on en remet la
délibération, et en diffère l'on la conclusion, jusques à ce que
celui-là tel s'en soit allé: et si l'on tient quelque propos de secret,
ou que l'on face aucune chose de conséquence, et il y survient un
curieux, on l'ôte incontinent, et la cache l'on, ne plus ne moins que
de la viande qui est en prise, quand on voit passer un chat: de manière
que le plus souvent ce que l'on dit, et que l'on fait devant les
autres, on le tait et le cele devant celui-là seul. Voilà pourquoi
conséquemment il est privé de toute foi, que nul ne se fie plus en lui,
tellement que nous fions plutôt des lettres missives, ou notre cachet,
à des serviteurs ou à des étrangers, que non pas à des parents,
familiers et amis, qui aient ce vice d'être curieux. Bien autrement fit
le sage Bellerophon, lequel ne voulut pas ouvrir les lettres qu'il
portait, encore qu'il sût bien qu'elles étaient écrites contre lui, et
s'abstint de toucher à la missive du Roi, tout ainsi qu'il n'avait pas
voulu toucher à sa femme, par la même vertu de continence: car la
curiosité est une incontinence, comme l'adultère: mais outre
l'intempérance il y a une folie, et une resverie extreme: car c'est
bien être insensé et hors du sens extremement, que laissant tant de
femmes communes et publiques, vouloir pénétrer à grands frais et grande
dépense jusques à une qui sera tenue sous la clef, et qui bien souvent
sera laide. Tout autant en font les curieux: car mettants en arrière
plusieurs belles et plaisantes choses à voir et à ouïr, et plusieurs
honnêtes passetemps et exercices, ils se mettront à crocheter les
lettres missives d'autrui, ils approcheront l'oreille contre les parois
des maisons d'autrui, pour écouter ce qui se dit et se fait au dedans,
ils iront oreiller ce que des vallets ou des chambrières caqueteront en
un coin, quelquefois avec danger, mais toujours avec honte et
déshonneur: pourtant serait-il très utile aux curieux, pour les
divertir de ce vice-là, se résouvenir des choses qu'ils auraient
auparavant sues et entendues: car si, comme Simonides soûlait dire, que
quand par intervalles de temps il venait à ouvrir ses coffres, il
trouvait toujours celui des salaires plein, et celui des grâces vide:
aussi si quelqu'un après une espace de temps venait à ouvrir l'armoire
ou l'arrière bouticque de la curiosité, et regardait au fond, la
trouvant toute pleine de choses inutiles, malplaisantes et vaines, à
l'aventure lui semblerait cet amas-là bien fâcheux, et que celui qui
l'aurait fait, aurait eu bien peu d'affaires. Car voyez, si quelqu'un
feuilletant les écrits des anciens, en allait elisant et triant ce
qu'il y aurait de pire, et en composait un livre, comme des vers
d'Homere défectueux, commençants par une syllabe brève, ou des
incongruités que l'on rencontre és Tragoedies, ou des objections
vilaines et déshonnêtes que fait Archilochus à l'encontre du sexe
feminin, en se diffamant lui-même: celui-là ne serait-il pas digne de
cette tragique malediction,
Maudit sois tu, qui vas faisant recueil,
Des maux de ceux qui gisent au cercueil?
mais sans cette malediction, c'est à lui un amas qui ne lui apporte ni
honneur, ni profit, d'aller ainsi par tout recueillir les fautes
d'autrui: comme on dit que Philippus fit un amas des plus méchants et
plus incorrigibles hommes qui fussent de son temps, lesquels il logea
ensemble dans une ville qu'il fit bâtir, et l'appella Poneropolis,
c'est à dire, la ville des méchants: aussi les curieux en recueillant
et amassant de tous côtés les fautes et imperfections, non des vers, ni
des poèmes, mais des vies des hommes, font de leur mémoire un archive
et registre fort malplaisant, et de fort mauvaise grâce, qu'ils portent
toujours quand et eux. Et tout ainsi comme à Rome il y a des personnes
qui ne se soucient point d'acheter de belles peintures ni de belles
statues, non pas mêmes de beaux garçons, ni de belles filles de celles
que l'on expose en vente, ains s'adonnent à acheter affectueusement des
montres en nature, comme qui n'ont point de jambes, ou qui ont les bras
tournés au contraire, qui ont trois yeux, <p 66r> ou la tête
d'une austruche, prenants plaisir à les regarder, et à rechercher s'il
y a point
De corps mêlé de diverses espèces,
montre avorté de l'un et l'autre sexes:
mais qui nous menerait ordinairement voir de tels spectacles, on s'en
fâcherait incontinent, et feraient mal au coeur à les voir: Aussi ceux
qui curieusement vont rechercher les imperfections des autres, les
infamies des races, les fautes et erreurs advenues és maisons d'autrui,
ils doivent r'appeler en leur mémoire comme les premières telles
observations ne leur ont apporté ni plaisir aucun ni profit. Or l'un
des plus grands moiens pour divertir cette vicieuse passion, c'est
l'accoutumance, si commençans de loin nous nous exerceons et
accoutumons à cette continence, car l'accroissement se fait par
l'accoutumance, gagnant le mal toujours petit à petit en avant: mais
comment il s'y faut accoutumer, nous le saurons et entendrons en
parlant de l'exercitation. premièrement doncques nous commencerons aux
plus petites et plus légères choses: car quelle difficulté y a-il en
passant chemin de ne s'amuser point à lire les inscriptions des
sepultures? ou quelle peine est-ce qu'en se promenant passer des yeux
outre les écriteaux qui s'écrivent contre les murailles, en supposant
une maxime, qu'il n'y a rien qui soit ni profitable ni plaisant? car ce
sera quelqu'un qui fera mention d'un autre en bonne part, ou, celui-là
est le meilleur ami que j'aie, et plusieurs autres écrits pleins de
telle badinerie, lesquels semblent n'apporter point de mal pour les
lire, mais ils en apportent secrètement beaucoup, d'autant qu'ils
engendrent une coutume de rechercher ce que l'on ne doit pas enquérir:
et comme les veneurs n'endurent pas que leurs chiens se dévoyent, ne
qu'ils poursuivent toutes odeurs, ains les retiennent et retirent en
arrière avec leurs traits, pour garder le nez et le sentiment pur et
net, à ce qui est propre à leur office, à fin qu'ils soient plus
ardents à suivre la trace,
Suivants avec le sentiment du nez
Les animaux qui seront détournés.
aussi faut-il ôter au curieux ses saillies et ses courses à vouloir
tout écouter et tout regarder, et en le tenant de court, le tirer et
détourner à voir et ouïr seulement ce qui est utile. Car ainsi comme
les aigles et les lions en marchant reserrent leurs ongles au dedans,
de peur qu'ils n'en usent et emoussent les pointes: aussi estimants que
la curiosité a quelque partie du désir de beaucoup savoir et apprendre,
gardons nous que nous ne l'employons et la rebouschons en choses
mauvaises et viles. Secondement accoutumons nous en passant par devant
la porte d'autrui, de ne regarder point dedans, et ne toucher point de
l'oeil à chose qui y soit, comme étant l'oeil l'une des mains de la
curiosité, ains ayons toujours devant les yeux le dire de Xenocrates,
qui disait, qu'il n'y avait point de différence entre mettre les yeux
ou les pieds en la maison d'autrui: car ce n'est chose ni juste, ni
honnête, ni plaisant à voir.
Laid à voir est le dedans, étranger.
car qu'est-ce pour le plus ordinaire, sinon telles choses, des
utensiles de ménage, qui seront l'un deçà l'autre delà, des chambrières
assises, et rien d'importance ni de plaisir? mais cette torse de regard
qui tord l'âme quant et quant, et ce détournement en est laid, et la
coutume n'en vaut rien qui soit. Diogenes voyant un jour Dioxippus qui
faisait son entrée sur un chariot triomphal en la ville, pour avoir
gagné le prix és jeux Olympiques, et observant qu'il ne pouvait retirer
ses yeux de contempler une belle jeune dame qui regardait l'entrée,
ains la suivait toujours de l'oeil, et se retournait vers elle: voyez,
dit-il, notre champion victorieux et triomphant qu'une jeune garse
emmène par le collet. Aussi verriez vous que les curieux ordinairement
sont sujets à tordre le col, et se retourner à tout ce qu'ils voyent et
qu'ils oyent, après qu'ils ont fait par accoutumance une habitude de
jeter les yeux par <p 66v> tout: car il ne faut pas, à mon avis,
que le sentiment exterieur vague et rage à son plaisir, comme une
chambrière dissolue et mal apprise, ains faut que quand il est envoyé
par la raison devers les choses, après avoir communiqué et traité avec
elles, qu'il s'en retourne incontinent devers sa maîtresse pour en
faire son rapport, et puis derechef se rasseoir au dedans de l'âme,
étant toujours attentif à ce que la raison lui commandera: mais
maintenant il se fait ce que dit Sophocles,
Comme chevaux effrenés et sans bride,
Raison à force emportent qui les guide.
Les sentiments qui n'ont pas été bien instruits ne bien exercités,
courants devant le commandement de la raison, tirent quant et eux bien
souvent et precipitent l'entendement là où il ne faudrait point:
pourtant est-ce chose fausse qui se dit communement, que Democritus le
philosophe s'esteignit la vue en fichant et appuyant les yeux sur un
miroir ardant, et recevant la réverbération de la lumière d'icelui, à
fin qu'ils ne lui apportassent aucun destourbier en evoquant souvent la
pensée au dehors, ains la laissant au dedans en la maison, pour vaquer
au discours des choses intellectuelles, étant comme fenestres,
répondantes sur le chemin, bouschées. Bien est-il vrai, que ceux qui
besognent beaucoup de l'entendement, se servent bien peu du sentiment.
C'est pourquoi ils bâtissaient anciennement les temples des Muses,
lieux destinés à l'étude, qu'ils appellaient Musaées, le plus loin
qu'ils pouvaient des villes, et appellaient la nuit, Euphroné, comme
qui dirait la sage, estimants que la solitude, le repos, et le n'être
point destourbé, servent beaucoup à la contemplation et invention des
choses que l'on cherche de l'entendement. davantage il n'est pas non
plus malaisé, ne difficile, quand il y a d'aventure quelques hommes qui
tancent et s'injurient les uns les autres sur la place, de ne s'en
approcher point, ni quand il se fait un concours de plusieurs
personnes, pour quelque occasion, ne s'en bouger point, ains demeurer
en sa place: et si tu ne t'y peux tenir, te lever et t'en aller
ailleurs: car tu ne gagneras rien à te mêler parmi les curieux, et
recevras grand profit en divertissant à force la curiosité, et la
réprimant et contraignant par accoutumance d'obeïr à la raison. Et pour
tendre et roidir encore plus l'exercitation, il sera bon quand il se
jouera quelque jeu dedans le théâtre, qui retiendra fort les
spectateurs, passer outre, et repousser tes amis qui te voudront mener
voir un excellent balladin, ou un excellent joueur de comoedies, ni se
retourner quand on oyra quelque clameur ou quelque bruit, procédant de
la carrière où l'on fait au jeu de prix courir les chevaux: car ainsi
comme Socrates conseillait de s'abstenir des viandes qui provoquent les
hommes à manger quand ils n'ont point de faim, et les breuvages qui
convient à boire, encore que l'on n'ait point de soif: aussi faut-il
que nous fuyons, et nous gardions de voir ni d'ouïr chose, quelle
qu'elle soit, qui nous arrête ou retienne quand il n'en est point de
besoin. Le bon Cyrus ne voulait pas voir la belle Panthea, et comme
Araspes l'un de ses mignons lui dît, que sa beauté était bien chose
digne de voir: «Voilà pourquoi, dit-il, il vaut doncques mieux du tout
s'abstenir de l'aller voir: car si maintenant à ta persuasion je
l'allais voir, à l'aventure que ci-après elle-même m'induirait d'y
aller, encore que je n'en eusse pas le loisir, et me seoir auprès
d'elle pour contempler sa beauté, en laissant ce pendant aller
plusieurs affaires de grand importance.» Semblablement Alexandre ne
voulut point aller voir la femme de Darius, bien que l'on lui dît que
c'était une fort belle jeune dame, ains allant visiter sa mère, qui
était déjà vieille, s'abstint de voir l'autre qui était belle et jeune:
mais nous, jetants les yeux jusques dedans les littieres des femmes, et
nous pendants à leurs fenestres, ne cuidons pas commettre aucune faute,
en laissant ainsi la curiosité glisser et couler à tout ce qu'elle
veut. Aussi est il expédient pour s'exercer à la justice, laisser à
prendre quelquefois ce que l'on pourrait bien justement faire, <p
67r> à fin de s'accoutumer à s'abstenir tant plus de prendre rien
injustement. Semblablement aussi pour s'accoutumer à la tempérance,
s'abstenir quelquefois d'habiter avec sa propre femme, afin que jamais
on ne soit ému de la convoitise de celle d'autrui. Te servant donc de
cette façon de faire encore contre la curiosité, parforce toi de ne
faire pas semblant de voir ni d'ouïr quelque chose que t'appartienne:
et si quelqu'un te veut faire quelque rapport de ta maison, de passer
outre, et rejeter arrière quelques propos qui sembleraient avoir été
dits de toi à ton desadvantage: car à faute de cela, la curiosité
envelopa Oedipus en de très grands maux, parce que voulant savoir qui
il était, comme n'étant pas de Corinthe, en allant à l'oracle pour lui
demander, il rencontra Laius par le chemin, qu'il tua, et épousa sa
propre mère, par le moyen de laquelle il obtint le Royaume de Thebes:
et lors qu'il semblait être très heureux, encore se voulut-il chercher
soi-même, combien que sa femme l'en détournât le plus qu'elle pouvait:
et plus elle le priait de ne le faire pas, plus il en pressa un
vieillard qui savait toute la vérité du fait, en le contraignant par
toutes voies, tant que le discours de l'affaire l'ayant déjà mis sur le
bord de la suspicion, comme le vieillard se fut écrié,
Hélas je suis sur le point dangereux
De déclarer un cas bien malheureux,
toutefois étant déjà surpris de sa passion de curiosité, et le coeur lui en battant, il répond,
Et moi aussi sur le point de l'entendre,
Mais toutefois il le me faut apprendre.
tant est aigre doux, et mal aisé à contenir le chattouillement de la
curiosité, comme un ulcère, qui plus on le gratte et plus s'ensanglante
lui-même: Mais celui qui est entièrement net et délivré de telle
maladie, et qui est de nature paisible, quand il aura ignoré quelque
mauvaise nouvelle, il dira,
O saint oubli de passée tristesse,
Tant tu es plein de très grande sagesse!
Et pourtant se faut-il petit à petit accoutumer à ceci, quand on nous
apportera des lettres de ne les ouvrir pas vitement et à grande haste,
comme font la plupart, que si les mains demeurent un peu trop à leur
gré à délier la fiscelle, ils la maschent à belles dents: et s'il
arrive un messager de quelque part, ne courir pas incontinent à lui, ni
ne se lever à l'étourdie de sa place, soudain que quelqu'un viendra
dire, j'ai quelque chose de nouveau à vous conter: mais bien eusses-tu
quelque chose de bon et utile à me dire. Un jour que je declamois à
Rome, Rusticus, celui que Domitian depuis fit mourir, pour l'envie
qu'il portait à sa gloire, y était, qui m'écoutait: au milieu de la
leçon il entra un soudard qui lui bailla une lettre missive de
l'Empereur: il se fit là un silence, et moi-même feis une pause à mon
dire, jusques à ce qu'il l'eût lue: mais lui ne voulut pas, ni n'ouvrit
pas sa lettre devant que j'eusse achevé mon discours, et que
l'assemblée de l'auditoire fut départie: dont toute la compagnie prisa
et estima beaucoup la gravité du personnage. Mais quand on nourrit la
curiosité de ce qui est bien loisible, on la rend à la fin si forte et
si violente, que puis après on ne la peut pas facilement retenir, quand
elle court aux choses défendues, pour la longue accoutumance. Ains
telle sorte de gens ouvrent les lettres, ils s'ingèrent aux conseils
secrets de leurs amis: ils veulent voir à découvert les choses saintes,
qu'il n'est pas licite de voir: ils se vont enquérant des faits et dits
secrets des Princes: et toutefois il n'y a rien qui rende tant odieux
les tyrants que les mouches, c'est à dire, les espions, qui vont par
tout espiant ce que se fait, et qui se dit, encore qu'ils soient
contraints de tenir de telles gens auprès d'eux. Or le premier qui eut
rière soi de telles mouches, que l'on appelle Otacoustes, comme qui
dirait, <p 67v> les oreilles du prince, fut le jeune Darius, qui
ne se fiait pas de soi-même, et avait tout le monde suspect: mais ceux
que l'on appellait [...], comme qui dirait, courtiers ou rapporteurs,
ce furent les tyrants de Sicile Denis, qui les mêlèrent parmi les
bourgeois et le peuple de Syracuse: aussi quand vint la mutation de
l'état, ce furent les premiers que les Syracusains massacrèrent. Car
même la nation des Sycophantes, c'est à dire des calomniateurs, est de
la confrairie des curieux, toutefois encore ces calomniateurs-là
recherchent s'il y a aucun qui ait commis ou voulu commettre quelque
malefice: mais les curieux découvrants les mesaventures fortuites de
leurs voisins, les exposent en vue de tout le monde. Aussi dit-on que
ce mot d'Aliterius, qui signifie méchant, a été premièrement ainsi
denommé de la curiosité: car étant la famine bien grande à Athenes,
ceux qui avaient du bled en leurs maisons, ne le portaient pas au
marché, ains le moulaient secrètement la nuit en leurs maisons: et
cette manière de curieux allaient cà et là, oreillant là où ils
entendaient le bruit de moulins, et de là en furent ainsi appelés.
Pareillement aussi dit-on, que le nom des Sycophantes est venu de
semblable occasion: car ayant été prohibé et défendu par edict,
d'emporter hors du pays des figues, ceux qui allaient espiant et
découvrant ceux qui en emportaient, en furent de là appelés
Sycophantes. Et pourtant ne sera-il point inutile, que les curieux
pensent à cela, à fin qu'ils aient honte en eux-mêmes, d'être trouveés
semblables en moeurs, et façons de faire, à ceux qui sont les plus
hais, et les plus malvoulus du monde.
X. Du contentement ou repos de l'esprit. PLUTARQUE A PACCIUS S.
j'ai reçu ta lettre bien tard, par laquelle tu me pries de t'écrire
quelque chose de la tranquillité de l'esprit, et quant et quant de
quelques passages du Timaée de Platon, lesquels semblent avoir besoin
de plus diligente exposition. Or est-il advenu qu'en même temps, notre
commun ami Eros a eu occasion de naviguer en diligence à Rome pour
quelques lettres qu'il reçut du très vertueux personnage Fundanus, par
lesquelles il le pressait fort de partir incontinent pour se rendre
devers lui: ainsi n'ayant pas du temps assez pour vaquer à loisir à ce
que tu désirois, et ne pouvant souffrir que cet homme partant d'avec
moi s'en allât les mains vides vers toi, j'ai recueilli sommairement
des mémoires que j'ai de longue main compilés pour mon particulier,
quelques sentences touchant la tranquillité de l'esprit, estimant que
tu ne m'as point demandé ce discours-là pour avoir le plaisir de lire
un traité écrit en beau langage, mais seulement pour t'en servir à ton
besoin, sachant très bien que pour être en la bonne grâce des Princes,
et avoir la réputation de bien dire, et être eloquent à plaider causes
au palais, autant que pas un autre qui soit à Rome, tu ne fais pas
néanmoins comme le Tragique Merops, ni ne te perds pas comme lui de
vaine gloire à l'appétit de la tourbe populaire qui te juge pour cela
bienheureux, ains retiens en mémoire ce que tu as bien souvent entendu
de nous, que ni la chaussure Patricienne ne guérit pas de la goutte des
pieds, ni l'anneau précieux, les panaris: ni le diademe, de la douleur
de tête: car dequoi servent les grands biens à délivrer l'âme de toute
fâcherie, et à rendre la vie de l'homme tranquille, ni les grands
honneurs, ni <p 68r> le credit en court, s'il n'y a au dedans qui
en sache user honnêtement, et si cela n'est toujours accompagné du
contentement, qui ne souhaitte jamais ce qu'il n'a point? Et qu'est-ce
autre chose cela, sinon la raison accoutumée et exercitée à refréner
incontinent la partie irraisonnable de l'âme, qui sort aisément et
souvent hors des gonds, et ne la laisse pas vaguer à son plaisir et se
transporter à ses appétits? Ainsi donc comme Xenophon admoneste, que
l'on se souvienne des Dieux, et que l'on les honore, principalement
lors que l'on est en prosperité, afin que quand on sera en nécessité,
on les puisse reclamer avec plus d'assurance, comme étant de longue
main propices et amis: aussi faut-il que les hommes sages et de bon
entendement, fassent de longue main provision des raisons qui peuvent
servir à l'encontre des passions, à fin qu'étant ainsi de longue main
preparées, elles en profitent davantage au besoin. Car ainsi comme les
chiens qui sont âpres de nature, s'aigrissent et abboyent à toutes voix
qu'ils entendent, et ne s'appaisent qu'au son de celle qui leur est
familiere, et qu'ils ont accoutumé d'ouïr: aussi n'est-il pas aisé de
ramener à la raison les passions de l'âme effarouchées, sinon que l'on
ait des raisons propres et familieres à la main, qui les reprennent
aussi tôt comme elles commencent à s'émouvoir. Or quant à ceux qui
disent, que pour vivre tranquillement il ne se faut pas mêler ni
entremettre de beaucoup de choses, ni en privé ni en public: En premier
lieu je dis, qu'ils nous veulent vendre trop cherement cette
tranquillité, nous la voulants faire acheter à prix d'oisiveté, qui est
autant que s'ils admonnétaient un chacun comme étant malade, ainsi que
fait Electra son frère Orestes,
Demeure quoi, misérable, en ton lit.
Mais ce serait une mauvaise médecine au corps, que pour le délivrer de
douleur lui faire perdre le sentiment: et ne serait de rien meilleur
médecin de l'âme celui qui pour lui ôter tout ennuy et toute fâcherie,
la voudrait rendre paresseuse, molle, oubliante tout devoir envers ses
amis, ses parents et son pays. Et puis cela n'est pas véritable, que
ceux-là aient l'âme tranquille, qui ne s'entremettent pas de beaucoup
de choses: car s'il était vrai, il faudrait doncques dire, que les
femmes seraient plus reposées et plus tranquilles en leur esprit, que
les hommes, attendu qu'elles ne bougent, pour la plupart, de la maison:
mais maintenant il est bien vrai, comme dit le poète Hesiode, que
Le vent tranchant de la bise qui gele
Ne perce point le corps de la pucelle.
mais les ennuis, les soucis, les courroux et mécontentements, soit ou
par jalousie, ou superstition, ou ambition, ou par tant de vaines
opinions qu'à peine les pourrait on nombrer, se coulent bien aisément
jusques dedans les cabinets des Dames. Et Laërtes qui vécut l'espace de
vingt ans à part aux champs,
Seul et avec une vieille il était,
Qui son manger et son boire apprêtait:
il s'éloignait bien de son pays, de sa maison, et de son Royaume, mais
il avait toujours douleur et tristesse en son coeur, qui toujours est
accompagné de langueur oiseuse, et de morne silence. Mais il y a
davantage, que le non s'employer aux affaires, est ce qui bien souvent
met l'homme en mésaise et travail d'esprit, comme cettui qui décrit
Homere,
Mais Achilles, de Peleus la race,
léger du pied, plein de divine grâce,
Tenait son coeur sans d'auprès se bouger
De ses vaisseaux, ni jamais se ranger
Avec les Grecs en bataille, ou assise
<p 68v> D'aucun conseil, ni d'aucune entreprise,
Ains de despit à part se consumait,
Et si rien plus que la guerre il n'aimait.
dequoi lui-même étant passionné et indigné en son coeur, dit puis après,
Pres de mes nerfs je me vois fait-néant,
Pois de la terre inutile séant:
tellement que Epicurus même n'est pas d'avis, qu'il faille demeurer à
requoi, ains suivre l'inclination de son natural: les ambitieux et
convoiteux d'honneur, en se mêlant d'affairs, et s'entremettant du
gouvernement de la chose publique, disant qu'ils seraient autrement
plus troublés, et plus travaillés de ne rien faire, parce qu'ils ne
pourraient obtenir ce qu'ils désireraient: mais en cela il est homme de
mauvais jugement, de semondre au gouvernement des affaires, non ceux
qui sont les plus idoines à les manier, ains ceux qui moins peuvent
reposer: car il ne faut pas mesurer ou déterminer la tranquillité ou le
trouble de l'esprit à la multitude, ou au petit nombre des affaires,
ains à l'honnêteté ou déshonnêteté: car comme nous avons déjà dit, il
n'est pas moins ennuyeux, ne moins turbulént à l'esprit, omettre les
choses honnêtes, que commettre les déshonnêtes. Et quant à ceux qui
estiment qu'il y ait déterminément quelque speciale sorte de vie, qui
soit sans aucune fâcherie, comme quelques-uns tiennent celle des
laboureurs, d'autres celle des jeunes gens à marier, autres celle des
Rois, Menander leur répond assez en ces vers,
O Phania, je pensais que les hommes
Riches, qui ont argent à grosses sommes,
Sans à usures en jamais emprunter,
Ne sussent point que c'est de lamenter
Toutes les nuicts: et en tournant à dextre
Sur un côté puis sur l'autre à senestre,
Dire souvent hélas! mais que leur oeil
Jouît toujours d'un gracieux sommeil.
mais depuis s'en étant approché, quand il aperçut que les riches souffraient autant de mésaise que les pauvres,
Ainsi donc est tristesse Soeur germaine
Toujours conjointe avecques vie humaine:
Les délicats qui vivent mollement,
Les gens d'honneur se portants noblement,
En ont leur part: et, sans que point en issent,
Les indigents, avec elle vieillissent.
Mais c'est tout ainsi comme ceux qui sont timides, et qui ont mal au
coeur quand ils vont sur la mer: car ils estiment qu'ils se trouveront
mieux, et seront moins malades, s'ils passent d'une barque en un
brigantin, et d'un brigantin en une galere, mais il ne gagnent rien
pour cela, d'autant qu'ils portent par tout quand et eux la colère et
la peur, qui leur causent ce mal de coeur: aussi les changemens de
sortes de vie, n'ôtent pas les ennuis et fâcheries qui troublent le
repos de l'esprit, lesquels ennuis procèdent de faute d'expérience des
affaires, faute de bon discours, faute de se savoir bien accommoder aux
choses présentes: c'est ce qui travaille autant les riches que les
pauvres: c'est ce qui fâche autant ceux qui sont mariés, que ceux qui
sont à marier: c'est pourquoi ils fuient le palais et les plaids, et
puis ils ne peuvent endurer ni supporter le repos: c'est pourquoi ils
poursuivent d'être avancés, et avoir grand lieu és courts des Princes,
et puis quand ils y sont parvenus, soudain ils s'en ennuyent:
Difficile est contenter un malade,
ce dit le poète Ion: car sa femme le fâche, il accuse le médecin, il se
courrouce à son <p 69r> lit: un sien ami lui ennuyra, pource
qu'il le sera venu visiter, un autre pource qu'il n'y sera pas venu, ou
pource qu'il s'en ira: mais puis après quand la maladie vient à se
dissoudre, et que une autre température et disposition du corps
retourne, la santé revient qui rend toutes choses agréables et
plaisantes: car celui qui auparavant et hier rejetait avec horreur des
oeufs, de l'amidon, et du pain le plus blanc du monde, aujourd'hui
mange du pain bis de ménage, avec des olives et du cresson, encore
bien-aise, et de bon appétit: aussi le jugement de la raison venant à
se former en l'entendement de l'homme, lui apporte pareille facilité et
même changement en toute sorte de vie. On dit qu'Alexandre ayant ouï le
philosophe Anaxarche disputer et soutenir, qu'il y avait des mondes
innumerables, se prit à pleurer: et comme ses familiers lui
demandassent, qu'il avait à larmoyer: «N'ai-je pas, dit-il, bien cause
de pleurer, s'il y a nombre infini de mondes, vu que je n'ai pas encore
peu me faire seigneur d'un seul?» Là où Crates n'ayant pour tout bien
qu'une méchante cappe et une besace, ne fit jamais autre chose que
jouer et rire toute sa vie, comme s'il eût toujours été de fête. Au
contraire, Agamemnon se plaignait de ce qu'il avait à commander à tant
de monde,
Tu vois le fils d'Atrée Agamemnon,
Que Jupiter fait dessus l'eschignon
Du col porter le faix pour tout le monde:
là où Diogenes, quand on le vendait pour esclave, étant couché tout de
son long, se moquait du sergent qui le criait à vendre, et ne se
voulait pas lever, quand il lui commandait, ains se jouait, et se
moquait de lui, en lui disant: «Et si tu vendois un poisson, le
voudrais-tu faire lever?» et Socrates devisait familierement de propos
de philosophie en la prison: là où Phaëton étant monté jusques au ciel
plorait encore de despit, que l'on ne lui voulait pas donner à régir et
gouverner les chevaux et le chariot du Soleil son père. Tout ainsi
donc, comme le solier se tord selon la torse et forme du pied, et non
pas au contraire: aussi sont-ce les dispositions des personnes qui
rendent les vies semblables à elles, car ce n'est pas l'accoutumance,
comme quelqu'un a voulu dire, qui rend la bonne vie plaisante à ceux
qui l'ont choisie: mais l'être sage et modéré, est ce qui rend la vie
et bonne et plaisante tout ensemble. Et pourtant, puis que la source de
toute tranquillité d'esprit est en nous, curons la et nettoyons
diligemment, afin que les choses mêmes exterieures, et qui nous
adviendront de dehors, nous semblent amies et familiers, quand nous en
saurons bien user:
Point ne se faut courroucer aux affaires,
Il ne leur chaut de toutes nos colères:
Mais se savoir à tout evenement
Accommoder, est faire sagement.
Car Platon accomparait notre vie au jeu du tablier, là où il faut que
le dé dise bien, et que le joueur use bien de ce qui sera échu au dé.
Or de ces deux points là, l'evenement et le sort du dé n'est pas en
notre puissance, mais le recevoir doucement et modereement ce qui plaît
à la fortune nous envoyer, et disposer chaque chose en lieu où elle
puisse ou beaucoup profiter, si elle est bonne, ou peu nuire, si elle
est mauvaise, cela est de notre pouvoir et devoir, si nous sommes
sages. Car les fols escervellés, qui n'entendent pas comment il se faut
comporter en cette vie humaine, sortent arrogamment hors des gonds en
prosperité, et se resserrent vilement en adversité: ainsi sont-ils
troublés par toutes les deux extrémités, ou pour mieux dire par
eux-mêmes en l'une et en l'autre extrémité, et principalement en ce que
l'on appelle biens: ne plus ne moins que ceux qui sont maladifs en
leurs personnes, ne peuvent supporter ni le chaud ni le froid.
Theodorus, celui qui pour ses mauvaises opinions fut surnommé Atheos,
c'est à dire, sans Dieu, disait qu'il baillait ses propos <p 69v>
avec la main droite à ses auditeurs, mais qu'ils les prenaient avec la
main gauche: aussi les ignorants qui ne savent pas comment il faut
vivre, recevants à gauche bien souvent la fortune qui leur vient à
droite, y commettent de vilaines fautes: mais les sages au contraire
font comme les abeilles, qui tirent du thym le plus pénétrant et le
plus sec miel: aussi des plus mauvais et plus fâcheux accidents, en
tirent quelque chose de propre et utile pour eux. C'est doncques le
premier point, auquel il se faut duire et exerciter: comme celui qui
visant à donner d'une pierre à un chien, faillit le chien, et assena sa
marastre, «Encore, dit-il, ne va il pas mal ainsi:» aussi pouvons nous
transferer la fortune, en voulant et nous accommodant à ce qu'elle nous
améne. Diogenes fut chassé de son pays en exil: encore n'alla il pas
mal ainsi pour lui, car ce bannissement fut le commencement de son
étude en philosophie. Zenon le Citieïen avait encore une navire
marchande, et ayant nouvelles, qu'elle était périe, charge et tout
coulée à bas en pleine mer: «Tu fait (dit-il) bien, Fortune, de me
ranger à la robe longue, simple, et à l'étude de philosophie.» Qui nous
empêche de les ensuivre en cela? Tu as été debouté de quelque office
public et magistrat que tu exerçois: Bien de par Dieu, tu vivras aux
champs, faisant profiter ton bien. Tu pourchassois d'entrer en la
maison et au service de quelque prince, tu en as été esconduit: tu en
vivras chez toi avec moins de peine, et avec moins de danger. Au
contraire, Tu es entré en maniement d'affaires, où il y a grand labeur
et grand souci: l'eau chaude du baing ne réconforte pas tant les
membres lassés, comme dit Pindare,
L'eau chaude ne réconforte
Les membres las, de la sorte
Que la gloire, de se voir
Honneur et credit avoir,
Rend le labeur agréable,
Et la peine supportable.
T'est-il advenu quelque defaveur, ou quelque rebut par calomnie, ou par
envie? c'est un bon vent en pouppe pour te remener droit à l'étude des
lettres, et de la philosophie, comme fit Platon, quand il feut naufrage
de la bonne grâce de Dionysius le tyran. Pourtant n'est-ce pas un moyen
de petite importance, pour mettre son esprit en repos, que de
considérer les grands, s'ils se sont point émus et troublés de pareil
accident: comme, Ce qui te mécontente, est-ce que tu ne peux avoir
enfants de ta femme? regarde combien il y a d'Empereurs Romains, dont
nul n'a laissé l'Empire à son fils. Es tu fâché de te voir pauvre? Et à
qui des Thebains amerais-tu mieux ressembler qu'à Epimanondas, et des
Romains qu'à Fabricius? T'a l'on violé ta femme? N'as-tu donc pas lu
cette inscription qui est en la ville de Delphes, au temple d'Apollo,
sur l'offrande qu'il y donna,
De terre et mer Agis Roi couronné,
M'a pour offrande à ce temple donné.
et n'as tu pas entendu comme Alcibiades lui corrompit sa femme Timaea,
et comme tout bas entre ses femmes elle-même appellait le fils qu'elle
en eut, Alcibiades? mais pourtant, cela n'engarda point qu'Agis ne
devint le plus grand et plus glorieux homme de toute la Grèce en son
temps. ni semblablement la fille de Stilpon, pour être impudique,
n'empêcha point qu'il ne vécut aussi joyeusement, comme autre
philosophe qui fut de son temps: ains, comme un Metrocles philosophe
Cynique lui eût reproché: «Cela, répondit-il, est-ce ma faute, ou la
faute d'elle?» Metrocles répondit, «La faute en est à elle, et
l'infortune en est à toi.» «Comment dis-tu cela», répliqua Stilpon,
«les fautes ne sont-ce pas cheutes?» «Oui vraiment», répondit l'autre.
«Et les cheutes», poursuivit Stilpon, «ne sont-ce malencontres?»
Metrocles le confessa. «Et les malencontres ne sont-ce pas infortunes
pour ceux à qui elles adviennent?» <p 70r> Par cette douce et
philosophique progression de point en point, il lui montra et prouva,
que tout son reproche et sa maledicence n'était autre chose que l'abboy
d'un chien. Et au contraire, la plupart des hommes ne se fâche et ne
s'irrite pas seulement pour les vices de leurs amis, ou de leurs
domestiques et parents, mais aussi de leurs ennemis mêmes: car les
convices, les courroux, les envies, les malignités, les jalousies,
accompagnées de rancunes, sont taches de ceux qui les ont, mais
toutefois elles fâchent et irritent ceux qui ne sont pas sages, ne plus
ne moins que les soudaines colères des voisins, la fâcheuse
conversation de nos familiers, et les malices des serviteurs en ce
qu'on leur commet à faire, desquelles il me semble que tu t'émeus, et
te troubles autant que de nulle autre chose, faisant en cela comme les
médecins que décrit Sophocles,
Lavants l'amère humeur de la colère
Avec le jus de quelque drogue amère,
en t'aigrissant et te courrouçant à l'encontre de leurs passions et
imperfections sans grand propos, à mon avis: car les negoces dont l'on
a commis à ta foi le gouvernement, ne s'administrent pas coutumièrement
par entremise de personnes, de moeurs simples et droites, comme par
instruments aptes et idoines, ains le plus souvent scabreuses et
tortues. Or de les redresser, ne pense pas que ce soit office ni
entreprise autrement facile à faire: mais si en te servant d'eux, comme
étant nés tels, ne plus ne moins que les chirurgiens se servent des
tiredents, et des agraphes à joindre les lévres des plaies, tu te
montres gracieux, et traitable autant que l'affaire le pourra
comporter, certainement tu ne recevras pas tant de mécontentement et de
déplaisir de la mauvaistié et piperie d'autrui, comme de contentement
et de plaisir de ta propre disposition: et en estimant que tels
ministres font ce qui leur est propre et naturel, ne plus ne moins que
les chiens quand ils abboyent, tu te garderas d'amasser plusieurs
ennuis et fâcheries, lesquelles ont accoutumé de couler, comme en une
fosse et en un lieu bas, à telle pusillanimité, et imbecillité, qui se
remplit des maux d'autrui. Car vu qu'il y a des Philosophes qui
reprennent la pitié et compassion que l'on a des hommes misérables et
calamiteux, comme étant bien bon de donner secours à leur misere et
calamité, mais non pas de condouloir et compatir, ni même fléchir avec
eux: et qui plus est encore, vu que les mêmes Philosophes ne veulent
pas, si nous apercevons que nous péchions, et que nous soyons mal
conditionnés en quelque vice, que pour cela nous nous en contristions
ni nous en fâchions, ains que nous le corrigions et emendions, sans
autrement nous en fâcher ne douloir: considéré combien il y a pu de
raison de nous contrister et ennuyer, pource que tous ceux qui ont
affaire à nous, ou qui nous hantent, ne sont pas si honnêtes ne si gens
de bien comme ils devraient. Mais donnons nous garde, ami Paccius, que
ce ne soit pas tant la haine de méchanceté en général, que l'amour de
nous mêmes en particulier, qui nous face ainsi detester et redouter la
malice de ceux qui ont affaire à nous: car l'être quelquefois trop
véhémentement affectionné envers les affaires, et les appeter, et
poursuivre plus chaudement qu'il ne faut, ou bien au contraire, être
dégoûté, et les desestimer, engendrent en nous des soupçons et des
impatiences et malaisances envers les personnes, qui nous donnent des
appréhensions, qu'il nous semble que l'on nous a privés de ceci, ou que
l'on nous a fait tomber en cela, mais celui qui s'est accoutumé de se
comporter doucement et modereement envers les affaires, en est bien
plus gracieux et plus aisé à negocier avec les personnes. Et pour ce
reprenons de rechef le propos des affaires et des choses: car ainsi
comme quand on a la fiévre, toutes choses que l'on prend semblent au
goût desagréables et amères: mais quand nous voyons que les autres qui
en prennent de mêmes, ne les trouvent point nauvaises, alors nous <p
70v> ne blâmons plus ni le breuvage, ni la viande, ains la maladie
seulement: aussi cesserons nous d'accuser et porter impatiemment les
affaires, quand nous en verrons d'autres qui les recevront gayement et
joyeusement. Parquoi quand il nous adviendra quelque sinistre accident
contre notre volonté, il sera bon pour maintenir notre esprit en
tranquillité, de ne laisser pas en arrière nos bonnes et heureuses
aventures, ains en les mêlant les unes avec les autres, effacer ou
obscurcir les mauvaises par la conférence des bonnes. Mais à
l'opposite, nous refaisons et réconfortons bien nos yeux offensés du
regard des couleurs trop vives et trop brillantes, en les jetant sur
des fleurs et sur de la verdure, et nous tendons notre pensée à choses
douloureuses, et la contraignons de s'arrêter et demeurer en la
cogitation des fortunes adverses et tristes, en l'arrachant à force,
par manière de dire, de la souvenances des bonnes et prosperes, combien
que l'on pourrait bien pertinemment transferer à cette matière le
propos qui autrefois a été dit à l'encontre du curieux: «pourquoi
est-ce, homme très envieux, que tu as les yeux si aigus à voir le mal
d'autrui, et si ternis à voir le tien propre?» pourquoi est-ce aussi,
beau sire, que tu regardes si ficheement, et rends toujours manifeste
et récent ton mal, et jamais n'appliques ta pensée aux biens qui te
sont présents? ains comme les ventoses et cornets attirent ce qu'il y a
de pire en la chair, aussi amasses-tu à l'encontre de toymême ce qu'il
y a de plus mauvais en toi: ressemblant proprement au marchand de Chio,
lequel vendant aux autres grande quantité de bien bon vin, allait par
tout cherchant et goûtant pour en trouver d'aigre pour son disner:
aussi y eut il un serviteur, qui étant interrogé qu'il avait laissé son
maître faisant: «ayant, dit-il, beaucoup de bien, il cherche du mal:»
aussi la plupart des hommes passant par-dessus les choses bonnes et
désirables qu'ils ont, s'attachent aux mauvaises et fâcheuses. Mais
ainsi ne faisait pas Aristippus, ains était toujours dispos à se
soublever et alléger en toute occurence qui se présentait, en se
rangeant à la balance qui montait à mont: car ayant un jour perdu une
belle terre, il s'adressa à l'un de ses familiers qui faisait le plus
de mine de s'en condouloir et contrister avec lui. «Vien-ça, dit-il,
n'as tu pas une petite metairie seule: et moi, n'ai-je pas encore trois
autres belles terres?» L'autre lui avoua, que si. «pourquoi doncques
n'est il raisonnable de se condouloir avec toi, plutôt qu'avec moi?»
car c'est une fureur de se douloir de ce qui est perdu, et ne s'éjouir
pas de ce qui est sauvé: ains faire comme les petits enfants, ausquels
si l'on ôte un seul de beaucoup de leurs petits jouets, par despit ils
quassent tous les autres, et puis pleurent et crient à pleine tête: au
cas pareil, si la fortune nous trouble en quelque chose, nous rendons
toutes les faveurs qu'elle nous fait d'ailleurs inutiles et vaines à
force de nous plaindre et de nous tourmenter. Mais qu'est-ce que nous
avons, me dira quelqu'un? et qu'est-ce que nous n'avons pas plutôt,
faut-il dire? l'un a honneur, l'autre belle maison, l'autre femme
honnête, l'autre un vrai ami. Antipater le philosophe natif de la ville
de Tarse, étant proche de sa fin, et remémorant les biens et heurs
qu'il avait eus en sa vie, n'oublia pas à y comprendre et compter
l'heureuse navigation qu'il avait eue à venir de la Cilicie à Athenes:
mais encore ne faut il pas omettre les choses qui nous sont communes
avec plusieurs, ains les tenir en quelque compte, et nous éjouir de ce
que nous vivons, que nous sommes sains et dispos, que nous voyons le
Soleil, qu'il n'y a point de guerre, qu'il n'y a point de sédition,
ains que la terre se laisse labourer, la mer naviguer à qui veut, sans
danger: qu'il est loisible de parler, et de se taire, se mêler
d'affaires, ou de se reposer: et si en aurons encore le repos de
l'esprit plus assuré, ces choses-là nous étant présentes, si nous nous
les figurons en notre pensée absentes, en nous ramenant en mémoire
souvent, combien la santé est regrettée et souhaittée de ceux qui sont
malades, et la paix de ceux qui sont affligés de guerres, combien il
est désirable d'acquérir authorité si grande, et de tels amis à un
<p 71r> homme étranger et inconnu en une telle ville: et au
contraire, quel regret c'est de les perdre après qu'on les a acquis:
parce qu'une chose ne peut pas être grande ni précieuse alors que nous
la perdons, et de nulle valeur alors que nous la possedons et en
jouissons, car le non être ne lui peut ajouter ne prix ne valeur: ni ne
faut pas que nous possédions ces choses comme grandes, en tremblant
toujours de peur de les perdre et d'en être privés, et ce pendant quand
nous les avons les mettre en oubli et les mêpriser comme chose de peu
d'importance, ains en user ce pendant qu'on les a, et prendre plaisir à
en jouir, à celle fin que s'il advient qu'on les perde, qu'on en
supporte la perte plus doucement. Mais le plus grand nombre des hommes
est bien d'avis, comme disait Arcesilaus, qu'il faut suivre de l'oeil
et de la pensée les poèmes, les tableaux, les peintures et statues
d'autrui, pour les bien contempler par le menu de point en point, et de
bout en bout: mais quant à leur vie et à leurs moeurs, où il y a
beaucoup de choses bien laides à voir, ils les laissent là, en
regardant toujours dehors les honneurs, les avancemens et fortunes des
autres, comme font les adulteres les femmes d'autrui, en mêprisant ce
pendant les leurs propres. Et toutefois c'est un point de grande
importance, pour bien mettre son esprit à repos, de se considérer
principalement soi-même, son état, et sa condition, ou pour le moins
contempler ceux qui sont au dessous de soi, non pas comme font
plusieurs qui se comparent toujours à ceux qui sont au dessus d'eux:
comme, pour exemple, les serfs qui ont les fers aux pieds jugent
bienheureux ceux qui sont déliés, et les serfs déliés, les libres: ceux
qui sont libres, les citoyens: les simples citoyens, les riches: les
riches bourgeois, les grands Princes et seigneurs: les Princes, les
Rois: et les Rois finablement les Dieux, désirants par manière de dire
pouvait tonner et éclairer: et par ce moyen étant ainsi toujours
indigents de ce qui est au dessus d'eux, ils ne jouissent jamais du
plaisir de ce qui est en eux:
Des grands thresors de Gyges je n'ai cure,
Et ne fut onc mon coeur de la piqueure
De convoitise attainct, ni envieux
De s'esgaler aux oeuvres des hauts Dieux:
De Royauté grande point je n'affecte,
Ma vue est trop pour cela imparfaite.
C'était un Thasien qui disait cela: mais un autre qui sera ou de Chio,
ou de Galatie, ou de Bythinie, ne se contentera pas d'avoir sa part
d'honneur, de credit et d'authorité en son pays, parmi ses citoyens,
ains pleurera s'il ne porte l'habit de Senateur et Patrice: et s'il a
loi de le porter, s'il n'est Praeteur Romain: et s'il est Praeteur,
s'il n'est Consul: et s'il est Consul, s'il n'a été le premier
proclamé: mais tout cela qu'est-ce, sinon amasser des occasions
affectées d'ingratitude envers la fortune, en se punissant et se
châtiant soi-même? Mais celui qui est sage, et qui a bon sens et bon
entendement, s'il y a quelqu'un entre tant de milliers d'hommes que le
Soleil regarde,
Et qui des fruits de la terre vivons
qui soit ou plus honoré ou plus riche que lui, pour cela il ne se
retire pas incontinent à part plorant et se laissant aller, ains tire
outre son chemin, en benissant et remerciant sa fortune, de ce qu'il
vit plus honorablement et plus à son aise qu'un million de millions
d'autres. Car il est bien vrai qu'en l'assemblée des jeux Olympiques on
ne choisit pas ceux à qui l'on a à combattre pour gagner le prix: mais
en la vie humaine les affaires sont tellement composés, qu'ils nous
donnent moyen de nous vanter d'être au dessus de plusieurs, et d'être
plutôt enviés que de porter envie à d'autres, si d'aventure l'on n'est
si présomptueux, que de se parangonner à un Briareus, ou à un Hercules.
Quand doncques tu auras beaucoup estimé, comme grand seigneur, un que
tu verras être porté en une littiere à bras, baisse un petit tes yeux,
et <p 71v> regarde ceux qui le portent sur leus espaules: et
après que tu auras réputé bienheureux ce grand Roi Xerxes, pour avoir
passé le détroit de l'Hellespont sur un pont de navires: considère
aussi ceux à qui l'on faisait à coup de bâton couper et caver le mont
Athos, et ceux à qui l'on coupa les aureilles et le nés, parce que la
tourmente avait rompu ledit pont de vaisseaux: et quant-et-quant
imagine en toi-même quel est leur pensement, et combien ils réputent ta
vie et ta condition heureuse auprès de la leur. Socrates ayant ouï dire
à quelqu'un de ses familiers, cette ville est merveilleusement chère,
le vin de Chio coûte dix écus, la pourpre trente écus, la chopine de
miel cinq drachmes: il le prit et le mena aux bouttiques où l'on
vendait la farine, demi picotin pour un obole, a bon marché: et puis là
où l'on vendait les olives, un picotin pour deux doubles, bon marché:
puis en la friperie où l'on vendait les habits, un saie pour dix
drachmes, bon marché: on vit donc à bon marché en cette ville. Aussi
nous, quand nous entendrons quelqu'un qui dira, que notre état est
petit, et notre fortune basse, d'autant que nous ne serons poins
Consuls, nous ne serons point Gouverneurs de provinces, nous lui
pourrons répondre: mais au contraire notre état est honnorable, et
notre vie bienheureuse, d'autant que nous ne demandons point l'aumosne,
nous ne sommes point portefais, nous ne gagnons point notre pain à
flater. Toutefois pource que nous sommes venus à telle follie, pour la
plupart, que nous accoutumons à vivre plutôt aux autres qu'à nous
mêmes, et que notre nature est corrompue d'une si impuissante jalousie,
et si grande envie, qu'elle ne se réjouit pas tant de ses biens
propres, comme elle se contriste de ceux d'autrui: ne regarde pas
seulement ce qu'il y a de reluisant et de renommé en ceux que tu
admires, et que tu estimes tant heureux, mais en te baissant, et
entre-ouvrant un petit, par manière de dire, le rideau, et le voile
d'apparence et d'opinion, qui les couvre, entre au dedans, et tu y
verras de grands travaux, et de grands ennuis et fâcheries. Au moyen de
quoi Pittacus, ce personnage tant famé et renommé pour sa vaillance, sa
sagesse, et sa justice, festoyait un jour quelques siens amis
étrangers: sa femme qui survint sur le milieu du banquet, en étant
courroucée renversa la table, avec tout ce qui était dessus: les
étrangers en furent tous honteux, mais lui n'en fit autre chose que
dire, «Il n'y a celui de nous qui n'ait en soi quelque défaut, mais
quant à moi, je n'ai que ce seul point, de la mauvaise tête de ma
femme, qui me garde d'être autrement en tout et par tout très heureux.»
Tel au dehors en public semble heureux,
Qui, porte ouverte, au dedans malheureux
Se treuve: en tout sa femme est la maîtresse,
Elle commande, elle tance sans cesse:
Il a plusieurs causes de se douloir,
Je n'en ai point qui force mon vouloir.
Il y a plusieurs telles hargnes secrètes en ceux qui sont riches, en
ceux qui tiennent les grands lieux, voire aux Rois mêmes, que le
vulgaire ne connait pas, pour autant que la pompe et le bombant les
cache:
Fils d'Atreus heureux sans tare aucune,
Comblé de biens, enfant de la fortune.
Tout cela n'est que commémoration de béatitude exterieure, à cause des
armes, des chevaux, et des gens de guerre qu'il avait autour de lui:
amsi la voix de ses passions procédant du dedans dément cette vaine
opinion-là,
Jupiter a ma douloureuse vie
A un destin misérable asservie. Et cet autre,
O que tu es, vieillard, bien fortuné,
A mon avis, toi, et quiconque né
<p 72r> En petit lieu, sans danger, et sans gloire,
As achevé la vie transitoire.
On peut donc par telles meditations espuiser un peu de la plaintive
querimonie à l'encontre de la fortune, qui toujours ravale et desestime
sa propre condition, en haut-louant et exaltant celle des autres. Mais
ce qui nuyt autant que chose qui soit à cette tranquillité d'esprit,
c'est quand on a les élans de la volonté demesurés, et disproportionnés
à la puissance, comme quand on prend des voiles plus grandes que ne
requiert la navire, et que l'on se promet en ses désirs et en ses
espérances plus que l'on ne doit, et puis quand on voit à l'épreuve que
l'on n'y peut parvenir, on s'en prend à la fortune, et en accuse l'on
sa destinée, et non pas sa propre follie: car ni celui qui voudrait
tirer une flèche avec une charrue, ni courir un liévre avec un boeuf,
ne se pourrait dire malheureux, ne celui qui voudrait prendre les cerfs
avec une seine ou avec un verveux, ne pourrait accuser la mauvaise
fortune de lui être contraire, mais bien faut-il qu'il condamne sa
propre temérité et follie de voulour attenter choses impossibles:
duquel erreur la principale cause est le fol et aveuglé amour de
soi-même, qui rend les hommes amateurs des premiers lieux, opiniâtres
en toutes choses, et voulants tout pour eux insatiablement, sans jamais
être contents: car non seulement ils veulent être riches ensemble et
savants, dispos, robustes, et plaisants, les mignons des Rois, les
gouverneurs des villes: mais encore s'ils n'ont les meilleurs chiens,
les plus vites chevaux, les cailles, et les coqs les plus courageux au
combat, ils ne peuvent avoir patience. Dionysius l'aîné ne se
contentait pas d'être le plus grand et le plus puissant tyran qui fut
de son temps, mais pour autant qu'il n'était pas meilleur poète que
Philoxenus, et qu'il ne savait pas si bien discourir comme Platon, il
s'en indigna et s'en irrita si aigrement, qu'il en jeta l'un dedans les
carrières où l'on mettait les criminels et serfs de peine, et en envoya
vendre l'autre comme esclave en l'îsle d'Aegine. Alexandre le grand
n'était pas ainsi, car étant averti que Brisson le coureur, auquel il
courait en carrière à qui gagnerait le prix de vitesse, s'était feint
en sa course, il s'en courrouça bien âprement à lui: et pour ce fait
sagement Homere, car ayant dit d'Achilles
Tel que des Grecs, sans autrui blasonner,
Nul ne se peut à lui parangonner,
il ajoute incontinent après,
Au fait de Mars: car quant à l'éloquence,
Il y en a de plus grande excellence.
Megabysus un grand seigneur de Perse alla un jour en la boutique
d'Apelles, là où il peignait: et comme il s'entremit de parler de l'art
de la penture, Apelles lui ferma la bouche dextrement en lui disant:
«Tandis que tu as gardé silence, tu semblois être quelque chose de
grand, à cause de tes chaines et carquants d'or, et de ta robe de
pourpre: mais maintenant il n'est pas ces petits garçons là qui boyent
l'ochre, qui ne se moquent de toi, voyant que tu ne sais ce que tu
dis:» et néanmoins aucuns d'iceux estiment que les Philosophes Stoïques
se jouent et se moquent quand ils leur entendent dire, que le Sage,
selon leur opinion, est non seulement prudent, juste, et vaillant, mais
aussi qu'ils l'appellent orateur, capitaine, poète, riche, et Roi même:
et eux cependant veulent bien avoir toutes ces qualités-là, et s'ils ne
les ont, ils en sont déplaisants. Et toutefois entre les Dieux l'un a
sa puissance en une chose, l'autre en une autre: et pour ce est l'un
surnommé Enyalius, c'est à dire, belliqueux: l'autre Mantôus, c'est à
dire, prophètique: l'autre Cerdôus, c'est à dire, gagnant à traffiquer:
et Juppiter renvoye Venus aux lits et chambres nuptiales, non pas à la
guerre, comme ne lui appartenant pas de se mêler des armes: joint qu'il
y a de ces qualités là que nous affectons et où nous pretendons, qui ne
peuvent <p 72v> être ensemble, parce qu'elles sont contraires les
unes aux autres: comme l'exercice d'éloquence, et les arts
mathematiques ont besoin de repos et de loisir, et au contraire le
credit au gouvernement, et la faveur des Princes, ne s'acquirent pas
sans s'empêcher d'affaires, et sans assiduité grande à faire la cour:
comme le manger beaucoup de chair et boire force vin rendent le corps
fort et robuste, et l'âme imbêcile: et le soin continuel d'amasser
argent, et de le conserver, augmente les richesses: et au contraire, le
mêpris et contemnement des biens terriens est un grand entretien pour
l'étude de la philosophie. Et pourtant toutes choses ne conviennent pas
à tous, ains faut en obéissant à la sentence d'Apollo Pythique,
apprendre à connaître soi-même, et puis user de soi, et s'adonner à ce
à quoi l'on est né, et non pas forcer la nature, en la tirant par les
cheveux, en manière de dire, tantôt à une imitation de vie, et tantôt à
une autre.
Le cheval est pour servir à la guerre,
Pour la charrue à labourer la terre
Il faut le boeuf: le dauphin court volant
Jouxte la nef en pleine mer cinglant:
Le fier sanglier, qui de tuer menasse,
Hardi levrier trouve qui le terrasse:
mais celui qui se courrouce et se fâche, qu'il n'est tout ensemble lyon
de montaigne se fiant à sa force, et un petit chien de Malthe nourri au
giron d'une riche veuf, c'est un fol insensé: et de rien plus sage
n'est celui qui veut ressembler à Empedocles, ou à Platon, ou à
Democritus, écrivant de la nature du monde, et de la vérité des choses,
et quant-et-quant entretenir et coucher avec une riche vieille, comme
Euphorion: ou bien, boire et jouer avec Alexandre le grand, comme
faisait un Medius: et qui se despite et déplaît de ce qu'il n'est
estimé pour ses richesses, comme Ismenias: et pour sa vertu, comme
Epaminondas: mais les coureurs ne se tourmentent pas de ce qu'ils n'ont
les couronnes des lutteurs, ains se contentent et s'éjouissent des
leurs. «Sparte t'est échue, mets peine de l'orner,» comme dit le commun
proverbe: et suivant le dire de Solon,
Ce néanmoins changer notre bonté
Nous ne voudrions à leur méchanceté:
Car la vertu est ferme et perdurable,
Et la richesse incertaine et muable.
Straton le philosophe naturel entendant que son concurrent Menedemus
avait beaucoup de fois plus d'auditeurs et de disciples que lui: Quelle
merveille est-ce, dit-il, s'il y a plus de gens qui veulent être lavés
que huilés, c'est à dire, qui aiment mieux vivre mollement à leur
plaisir, comme leur maître Menedemus, que durement et austèrement,
comme je les enseigne? Et Aristote écrivant à Antipater, «Il ne faut
pas, dit-il, qu'Alexandre seul se magnifie de ce qu'il commande à grand
nombre d'hommes: mais aussi, et non pas moins, ceux qui ont la créance
et opinion telle qu'il faut des Dieux.» ceux qui exaltent ainsi leur
état, ne seront jamais envieux de celui des autres. Et maintenant nous
ne requérons pas que la vigne porte des figues, ni que l'olivier porte
des raisins: mais nous si nous n'avons tous les avantages ensemble et
des riches, et des doctes, et des guerriers, et des philosophes, et des
flateurs et plaisants, et des hommes libres et francs, et des
dépensiers et des épargnans, nous nous calomnions, et sommes ingrats
envers nous mêmes, et mêprisons notre vie comme indigente et
nécessiteuse. Mais outre cela, nous voyons que la nature même nous
admonneste: car ainsi comme elle a preparé aux bêtes brutes divers
moyens de se paître et nourrir, et n'a pas fait que toutes devorassent
la chair, ou toutes vécussent de grains, et de semences, ne toutes
fouillassent les racines: aussi a elle donné <p 73r> aux hommes
plusieurs sortes de nourriture: les uns vivent de leur bestail, les
autres du labourage, les autres de la volerie, les autres de la
pêcherie. Et pourtant faut-il que chacun choisisse la manière qui est
plus sortable à sa nature, et qu'il l'exerce et la suive, et ne
convaincre pas le poète Hesiode d'avoir défectueusement parlé, et non
pas assez dit,
Et le potier au potier porte envie,
Et le maçon au maçon.
Car non seulement nous sommes envieux de ceux qui sont de mêmes états
et mêmes moeurs que nous: mais il y a jalouzie entre les riches et les
savants, entre les riches et les nobles, entre les advocats et les
retoriciens, voire jusques là, que des personnes libres et de noble
maison auront envie sur un joueur de Comoedies qu'ils entendront être
bien venus et en grand credit és courts des Princes et des Rois, les
réputants heureux jusques à une pâmoison d'ébahissement, et jusques à
s'en déplaire à eux-mêmes et s'en troubler grandement. Mais qu'il soit
ainsi, que chacun de nous ait en soi-mêmes les thresors de
contentement, et de mécontentement, et que les tonneaux de biens et des
maux ne soient pas sur le sueil de l'huis de Jupiter, comme dit Homere,
mais bien en l'âme de chacun de nous, les diverses passions le donnent
assez à connaître: car les fols et malavisés négligent et laissent
aller sans en jouir les biens qu'ils ont présents, tant ils ont
toujours l'esprit tendu du soucy de l'advenir: et les sages remémorent
si vivement ceux qu'ils ont déjà passés, qu'ils se les ramènent, et
s'éjouissent comme s'ils étaient encore présents, car le présent ne se
laissant toucher à nous que par un bien petit moment de temps, et
fuyant aussi tôt notre sentiment, semble aux fols n'être point notre,
et ne nous appartenir point: ains comme ce cordier-là que l'on peint en
la décrition des enfers, laisse consumer à une âne paissant auprès de
lui, autant de corde de genest, comme il en peut plier et tordre, aussi
l'oubliance de plusieurs, ingrate et sans aucun sentiment, venant à
recueillir et devorer quant et quant, et faire évanouir toute action
honnête, tout office de vertu, tout agréable passe-temps, tout déduit,
et toute amiable conversation, ne permet pas que la vie soit une et
même, le passé demeurant enchainé avec le présent, ains divisant la
journée d'hyer d'avec celle d'aujourd'hui, et celle d'aujourd'hui
d'avec celle de demain, met tout ce qui a été avec ce qui ne fut
oncques, en en faisant perir toute souvenance. Ceux qui aux écoles et
disputes des Philosophes ôtent toutes augmentations, disants que la
substance coule continuellement, font de paroles un chacun de nous à
toute heure autre et autre que soi-même: mais ceux-ci, à faute qu'ils
ne peuvent retenir en leur mémoire le passé, ni le comprendre et
arrêter, ains le laissent toujours écouler, se rendent euxmêmes par
effet et au vrai vides et vains à chaque jour présent, et dependants
toujours du lendemain, comme si ce qu'ils firent ou qu'ils eurent
l'année passée, ou naguere, ou même hyer, ne leur appartenait en rien,
et du tout ne leur fut oncques advenu. Cela donc est l'une des choses
qui trouble l'équanimité et tranquillité d'esprit, et ceci encore plus,
c'est que comme les mouches ne se peuvent tenir contre les endroits des
miroirs qui sont bien lissés, ains glissent, et au contraire elles
s'attachement bien à ceux qui sont raboteux et scabreux, et où il y a
des graveures: aussi les hommes glissants dessus les aventures qu'ils
ont eues gayes, joyeuses et prosperes, s'attachent à la remémoration
des adverses et malplaisantes: ou plutôt, ainsi que l'on dit qu'au
territoire de la ville d'Olynthe y a un endroit qui est mortel aux
escarbots, à raison dequoi il est aussi appelé Cantharolethron, pource
que quand les escarbots y entrent une fois, jamais ils n'en peuvent
sortir, ains tournent et virent tant là dedans, qu'ils y meurent: aussi
se laissants une fois couler en la remémoration <p 73v> de leurs
malheurs passés, jamais plus ils n'en veulent sortir, ni respirer: et
au contraire, il faut faire comme quand on peint un tableau, là où on
cache dessous les couleurs brusques et mornes, et met-on au dessus les
gayes et claires: car d'effacer du tout les mesaventures, et s'en
délivrer entièrement, il n'est pas possible, pource que l'armonie du
monde est composée de choses contraires, ne plus ne moins que d'une
lyre et d'un arc: et n'y a rien du tout és choses humaines qui soit
tout pur et net, ains comme en la Musique il y a des voix hautes et
basses, et des sons aigus, et d'autres graves: et en la grammaire des
lettres que l'on appelle voyelles, et d'autres muettes et n'est pas
grammairien ni musicien qui hait et fuit les unes et aime les autres,
mais celui qui se sait servir de toutes, et les mêler ensemble selon
son art: aussi les affaires et occurrences humaines, ayants des
contrecarres les unes avec les autres, d'autant que comme dit Euripides,
Jamais le bien n'est séparé du mal,
ains y a ne sais quelle mêlange pour faire que tout aille bien, il ne
faut pas se descourager, ni se laisser aller par les unes, quand elles
adviennent, ains faut faire comme les harmoniques et musiciens, en
rebouschant toujours la pointe des adverses par la recordation des
prosperes, et embrassant toujours les bonnes avec les mauvaises
fortunes, faire une composition de vie bien accordante et propre à un
chacun: car il n'est pas ainsi comme disait Menander,
chacun de nous au jour de sa naissance
A d'un bon ange aussi tôt l'assistance,
Pour le guider tout le long de sa vie.
Mais plutôt, comme dit Empedocles, incontinent que nous venons sur
terre, deux Démons et deux destins nous prennent et nous instituent:
La Chthonie est la Fée terrienne,
Heliopé tournant la vue sienne
Vers le Soleil, la Deris qui ses mains
Aime toujours teindre au sang des humains,
Harmonié à la face riante,
Callisto belle, et Aeschra mal plaisante,
Thoosa vite, et Dinaeé qui tout
Ce qu'entreprendre elle ose méne à bout,
Nemertes blanche et nette comme yvoir,
Et Asaphie aussi l'obscure et noire.
Tellement que notre nativité recevant les semences de toutes ces
passions-là mêlées et confuses ensemble, et pour cette raison notre vie
en étant fort inégale, l'homme de bon jugement et sage doit souhaitter
et demander aux Dieux les meilleures, mais se disposer aussi à en
attendre des autres, et à se servir de toutes, en ôtant de chacune ce
qui y pourrait être de trop. Car non seulement celui qui se souciera le
moins du demain, arrivera le plus joyeusement à demain, ainsi que
soûlait dire Epicurus, mais aussi la richesse, la gloire, l'authorité
et le credit réjouissent plus ceux qui moins redoutent leurs
contraires: car le trop ardent désir que l'on a de chacune d'icelles,
imprimant aussi une trop véhémente peur de les perdre, rend le plaisir
de la jouissance faible et mal assuré, ne plus ne moins qu'une flamme
qui est agitée du vent: mais celui à qui la raison donne tant de force,
que de pouvoir dire, sans craindre ni trembler, à la Fortune,
Tu me peux bien ôter quelque plaisir,
Mais peu laisser aussi de déplaisir,
c'est celui qui plus joyeusement jouit des biens quand ils sont
présents, pour son assurance, et pour ne redouter point la perte
d'iceux, comme si c'était chose insupportable. <p 74r> Et en cela
peut-on non seulement admirer, mais aussi imiter la disposition
d'Anaxagoras en vertu, quand il entendit que son fils était trêpassé,
il dit, «Je savais bien que je l'avais engendré mortel:» et dire à
chaque occurrence de malheurs fortuits, Je savais bien que j'avais des
richesses transitoires, et non permanentes: Je savais bien que ceux qui
m'avaient conferé telle dignité, me la pouvaient ôter: Je savais bien
que j'avoir une femme de bien, mais femme toutefois: et un ami qui
était homme, c'est à dire, animal de nature muable, comme disait
Platon. Car telles preparations, et dispositions, si d'aventure il nous
arrive quelque cas contre notre volonté, et non pas contre notre
attente, nous ôtent tous tels regrets: Je n'eusse jamais pensé,
j'attendois bien autre chose: je n'eusse jamais cuidé que telle chose
eût pu advenir: qui sont comme battemens de coeur, et hastements de
pouls, et arrêtent soudain toute furieuse émotion et trouble
d'impatience. C'est pourquoi Carneades aux grands affaires avait
accoutumé de ramentevoir aux hommes, que ce qui advient contre
l'espérance ou attente, glisse facilement en déplaisir et douleur. Le
Royaume de Macdoine n'était qu'une petite partie de l'Empire Romain,
mais le Roi Perseus l'ayant perdu, luymême regrettait sa fortune, et de
tout le monde était jugé très malheureux, et très infortuné: au
contraire, celui qui l'avait vaincu, Paulus Aemylius, ayant remis entre
les mains d'un autre son armée, qui commandait à la terre et à la mer,
était couronné de chapeaux de fleurs, et sacrifiait aux Dieux, étant à
bon droit estimé de tout le monde bienheureux: d'autant que l'un savait
bien qu'il avait reçeu une puissance, laquelle il lui faudrait rendre
au bout de son terme: et l'autre en avait perdu une, qu'il ne
s'attendait pas jamais de perdre. Le poète même Homere nous donne bien
à entendre, quel est ce qui arrive contre toute attente et espérance,
quand il fait qu'Ulysses pleure pour la mort de son chien, et néanmoins
étant assis auprès de sa femme qui plorait, il ne pleur point, d'autant
qu'il était là venu, ayant de longue main anticipé et dompté par le
jugement de la raison son affection: et au contraire il était tombé à
l'imprévu soudainement, contre son attente, en l'autre accident. Mais
en somme, des choses qui nous adviennent contre notre volonté, les unes
nous grièvent, et nous offensent par nature: les autres, et la plupart,
par opinion et mauvaise accoutumance, nous apprenons à nous en fâcher.
Et pour ce ne serait-il pas mauvais d'avoir toujours à main ce mot de
Menander,
Il ne t'est rien de grief mal advenu,
Si tu ne feins t'être mesadvenu.
car comment, dit-il te peut-il appartenir s'il ne touche ni à ton corps
ni à ton âme? comme pour exemple, la roture de ton père, l'adultère de
ta femme, la perte de quelque honneur ou de quelque preeminence, tous
lesquels inconvénients peuvent arriver à l'homme, que ni son corps ni
son âme, pour leur présence, ne s'en porteront jà pis, ains seront en
très bon état: et à l'encontre de ceux qui naturellement nous grièvent,
comme sont les maladies, les travaux, la mort et perte d'amis, ou
d'enfants, il faut opposer un autre mot du poète Euripide,
Hélas mais quoi, hélas cet' infortune
Est chose à l'homme ordinaire et commune.
car il n'y a raison ni remontrance qui retienne tant la sensualité,
quand elle glisse et se laisse emporter à ses affections, que celle qui
lui ramentait et réduit en mémoire la commune et naturelle nécessité,
par le moyen de laquelle l'homme, à cause de son corps, étant mêlé et
composé, expose cette seule anse à la fortune, par où elle le peut
prendre, au demeurant seur et assuré en ce qui est le principal et le
plus grand en lui. Demetrius ayant pris la ville de Megare demanda au
philosophe Stilpon, si on lui avait point pillé quelque chose: Stilpon
lui répondit, «Je n'ai vu personne <p 74v> qui emportât rien qui
fut à moi:» aussi quand bien la fortune nous aurait pillé et ôté tout
le reste, encor avons nous quelque chose en nous,
Qu'on ne saurait n'emporter ne piller.
Et pourtant ne faut-il pas du tout ravaler ni deprimer si fort la
nature humaine, comme si elle n'avait rien de ferme ni de permanent, ou
qui fut par-dessus la fortune: ains au contraire sachant que c'est la
pire et plus petite partie de nous, fréle et vermoulue, par laquelle
nous sommes sujets à la fortune, et que de la meilleure partie nous en
sommes seigneurs et maîtres, en laquelle sont situées et fondées les
meilleures qualités qui soient en nous, les bonnes opinions, les arts
et sciences, les bons discours tendants à la vertu, lesquelles sont de
substance incorruptible, et qui ne nous peut être dérobée: faut que
nous maintenions assurés et invincibles à l'advenir, disants à
l'encontre de la fortune ce que Socrates dit à l'encontre de ses
accusateurs Anytus et Melitus, adressent sa parole aux Juges: «Anytus
et Melitus me peuvent bien faire mourir, mais de me porter dommage ils
ne peuvent.» Aussi la fortune me peut bien faire tomber en maladie,
m'ôter mes biens, me mettre en male grâce d'un peuple ou d'un prince:
mais elle ne peut rendre méchant, ne couard, ni lâche et vil de coeur,
ni envieux celui qui est homme de bien, vaillant et magnanime, ne lui
ôter la disposition rassise de prudence, de la présence de laquelle la
vie de l'homme a toujours plus grand besoin que la navire n'a de la
présence du pilote sur la mer: car le pilote ne saurait pas quand il
lui plaît adoucir la tourmente, ni appaiser la violence du vent, ni
gagner le port toutes les fois qu'il lui en serait bien besoin, ni
constamment sans trembler attendre tout ce qui saurait advenir, ains
court fortune, tant qu'il ne desespere point pouvoir user de son
artifice,
Calant la voile tout à bas,
Tant que parait un peu le mas
Par dessus la mer tenebreuse:
et lors il se sied tremblant et branlant de frayeur: mais la
disposition de l'homme prudent, outre ce qu'elle apporte serenité et
tranquillité aux corps en dissipant, pour la plupart, les preparatifs
des maladies par continence, sobre diète, exercices et travaux modérés,
si encore du dehors il advient par fortune quelque commencement
d'indisposition, comme s'il fallait à un vaisseau passer par-dessus un
rocher caché sous l'eau, il le traverse avec un léger et habille
trinquet, comme dit Asclepiades. Mais si d'aventure il arrivait quelque
si grand inconvénient contre toute espérance, que puissance humaine
n'en pût venir à bout, le port est prochain, et se peut on sauver à
nage hors du corps, comme hors d'un esquif qui fait eau: car c'est la
crainte de mourir, non pas le désir de vivre, qui tient le fol attaché
et lié au corps, lequel il tient étroitement embrassé, comme fait
Ulysses en Homere un figuier sauvage, de peur de tomber dedans le
gouffre de Charybdis qui était au dessous,
Là où le vent ne le laisse amarer,
Et ne le souffre aussi pas demarer,
se déplaisant infiniment en l'un et redoutant effroieement l'autre.
Mais celui qui a tant soit peu de connaissance de la nature de l'âme,
et qui discourt et considère en soi-même, que la mort advenant, il se
fait une mutation d'icelle en mieux, ou pour le moins non en pis,
certainement celui est un grand entretien de repos et tranquillité en
son âme de ne redouter point la mort: car qui peut, alors que la vertu
et partie propre à l'homme est la plus forte, vivre joyeusement, et
lors aussi que la contraire ennemie de la nature surmonte, s'en
départir hardiment et sans crainte, en disant,
Quand je voudrai Dieu me délivrera:
que pourrions-nous imaginer qui pût advenir de fâcheux, de moleste, ni
de turbulent à l'homme de telle resolution? Car celui qui peut dire, Je
t'ai prevenu, Fortune, <p 75r> et t'ai bousché toutes tes
advenues, j'ai étoupé toutes tes entrées: celui-là ne s'assure pas sur
des barrières, ni sur des portes fermées à clefs, ni des murailles,
ains sur des sentences philosophiques, et discours de raison, dont tous
ceux qui le veulent sont capables, et ne les faut pas décroire, ni s'en
défier, ains plutôt les admirer, et estimer avec un ravissement
d'esprit affectionné, en faisant preuve et expérience de soi-même
premièrement és choses moindres, pour puis après parvenir aux plus
grandes, en ni fuyant et ne rejetant pas le soin et la diligence de
bien cultiver et exerciter son âme. quoi faisant à l'aventure n'y
trouvera l'on pas tant de difficulté, comme l'on pense: car la
mignardise de notre âme s'arrêtant toujours à ce qui lui est plus aisé,
et s'en refuyant incontinent de la cogitation des choses molestes et
fâcheuses, aux agréables et plaisantes, fait qu'elle demeure tendre et
non exercitée à l'encontre de la délicatesse et de la douleur. Mais
celle qui s'apprend par accoutumance, et s'exercite à soutenir
l'appréhension d'une maladie, d'une adversité, d'un bannissement, et
qui se parforce de combattre par raison contre chacun de tels
accidents, trouvera par expérience qu'il y a beaucoup de fausseté, de
vanité, et d'imbecilllité és choses que par erreur d'opinion on estime
penibles, douloureuses et effroiables, ainsi que la raison le demontre
à qui veut s'arrêter à discourir particulièrement de chacune: et
toutefois il y a encore plusieurs qui redoutent effroieement ce dire de
Menander,
Homme vivant affermer ne saurait,
Tel cas jamais venir ne me pourrait,
ne sachant pas combien sert à s'exempter de tout ennuy et toute
fâcherie, s'exerciter à pouvoir regarder à yeux ouverts à l'encontre de
la fortune, et ne rendre point les appréhensions et imaginations en
soi-même molles et efféminées, comme étant nourri à l'ombre, sous des
espérances qui cèdent et plient toujours à leurs contraires, et ne se
roidissent jamais à l'encontre de pas un: mais nous pouvons aussi dire
à l'encontre de Menander, Il est vrai qu'homme vivant ne saurait dire,
Cela jamais ne m'adviendra: mais aussi pouvons-nous dire, Tant que je
vive, jamais je ne ferai cela: je ne mentirai jamais: jamais je ne
tromperai: jamais je ne fausserai ma foi: je ne surprendrai jamais
personne: car cela étant en notre puissance, n'est pas peu de moyen,
ains grand acheminenent au repos de l'esprit: comme au contraire le
remors de la conscience, Je sais que j'ai commis telle méchanceté,
laisse, comme un ulcère en la chair, une repentance en l'âme qui
toujours s'agrattigne et s'ensanglante elle-même. Car ainsi comme ceux
qui tremblent de froid, ou brûlent de chaud en fiévre, en sont plus
affligés et plus tourmentés que ceux qui souffrent les mêmes passions
par causes exterieures de froideur d'hiver, ou de chaleur d'été: aussi
les mesaventures fortuites et casuelles apportent des douleurs plus
légers, comme venants du dehors. Mais quand on dit, Nul des autres n'en
est à blâmer, j'en suis seul cause: ce que l'on a accoutumé de
regretter et lamenter du fond du coeur, quand on se sent coulpable de
quelque crime, cela rend la douleur d'autant plus griève, qu'elle est
conjointe à honte et infamie. Et pourtant n'y a il ni maison
plantureuse, ni quantité grande d'or et d'argent, ni dignité, et
noblesse du sang, ni grandeur d'état et office, ni grâce ou vehemence
de parler, qui apporte tant de serenité et de tranquillité calme à la
vie de l'homme, que d'avoir l'âme pure et nette de tous méchants faits,
volontés et conseils, et les moeurs qui sont la source, dont coulent
toutes nos honnêtes et louables actions impollues, et non troublées ni
infectées d'aucun vice: c'est ce qui leur donne un efficace gaie: et
comme divinement inspirée, avec une grandeur et fermeté de courage, et
avec un souvenance plus joyeuse et plus <p 75v> constante, que
l'espérance que décrit Pindare, nourrice de la vieillesse: car ne plus
ne moins que les baites où l'on met l'encens, ainsi que disait
Carneades, encore après qu'elles sont vides retiennent la bonne odeur
longuement: aussi les bonnes et honnêtes actions sortants de l'âme de
l'homme sage, y laissent toujours une agréable et toujours fraîche
recordation, par laquelle la joie et liesse arrousée florit en vigueur,
et mêprise ceux qui lamentent et diffament cette vie, comme si c'était
une gehenne et lieu de tourments, ou un confinement où les âmes fussent
reléguées et bannies. Et ne puis qui je ne loue grandement le propos de
Diogenes, lequel voyant quelquefois en Lacedaemone un étranger, qui se
parait et ornait curieusement pour un jour de fête: «Comment, dit-il,
l'homme de bien n'estime-il pas que toujours soient fêtes pour lui? Oui
certainement, et fête fort célèbre et solennelle, si nous sommes
sages.» Car ce monde est un temple très saint, et très dévot, dedans
lequel l'homme est introduit à sa nativité, pour y contempler des
statues non ouvrées et taillées de mains d'hommes, et qui n'ont aucun
mouvement, mais celles que la divine pensée a faites sensibles, pour
nous représenter les intelligibles, comme dit Platon, ayants en elles
les principes empreints de vie et de mouvement, c'est à savoir, le
Soleil, la Lune, les étoiles, et les rivières, jetants toujours eau
fraîche dehors, et la terre qui envoye et fournit sans cesse aliments
aux animaux et aux plantes. Ainsi faut il estimer, que la vie de
l'homme soit comme une profession et entrée en une très parfaite
religion: pourtant était-il convenable qu'elle faut remplie de grande
tranquillité d'esprit et de continuelle joie: non pas comme fait le
vulgaire de maintenant, qui attent la fête de Saturne, ou celle de
Bacchus, ou celle de Minerve, pour se réjouir, et pour rire un ris
acheté à prix d'argent, qu'ils payent à des baladins et à des badins et
joueurs de farces pour les faire rire à force. Et puis en ces fêtes là
nous demeurons assis honnêtement, sans nous tourmenter: car il n'y a
personne qui face des regrets quand on le reçoit en la confrairie, ne
qui se lamente en regardant les jeux Pythiques, ni qui jeune és fêtes
de Saturne: et au contraire les fêtes que Dieu même a instituées, et
que lui-même conduit et ordonne, ils les contaminent et déshonorent,
les passants le plus souvent en pleurs, regret, et gémissement, ou pour
le moins en soucis et ennuis fort laborieux. Ils prennent plaisir à
ouïr les instruments de musique, qui sonnent plaisamment, et les
oiseaux qui chantent doucement, et voyent volontiers les animaux qui se
jouent, et qui sautent de gaieté de coeur, et au contraire ils
s'offensent de ceux qui hurlent, ou qui buglent et fremissent, ou qui
ont une hydeuse et triste mine à les voir: et ce pendant voyants tout
le cours de leur propre vie, triste, morne, travaillé et opprimé des
plus tristes passions, plus laborieux affaires, et de cures et soucis
qui ne prennent jamais fin, non seulement ils ne se veulent pas donner
à eux-mêmes quelque relâche, et quelque moyen de respirer, mais qui pis
est, ils ne veulent pas recevoir les paroles et remontrances de leurs
amis et parents qui les admonestent de ce faire, lesquelles s'ils
voulaient ouïr et s'en servir, ils pourraient sans répréhension se
comporter envers le présent, et se souvenir avec joie et plaisir du
passé, et s'approcher hardiment et sans défiance, avec une gaie et
joyeuse espérance de l'advenir.<p 76r>
XI. De la mauvaise honte.
ENTRE les plantes que la terre produit il y a aucunes qui non seulement
de leur nature sont sauvages, et ne portent aucun fruit, mais qui pis
est, en croissant nuisent aux bonnes et fructueuses plantes et
semences, et toutefois les jardiniers et laboureurs jugent que ce sont
signes de terre qui n'est pas mauvaise, mais bonne et grasse: aussi y a
il des passions de l'âme qui ne sont pas bonnes quant à elles, mais ce
sont comme fleurs et boutons d'une bonne nature, et qui se laisse bien
cultiver par raison: entre lesquelles je compte celle que les Grecs
appellent Dysopie, [...] c'est à dire, mauvaise honte, et qui porte
dommage: laquelle n'est pas mauvais signe, quant à elle, mais elle est
occasion de mal. Car ceux qui sont par trop honteux, et là où il ne le
faut pas être, font bien souvent autant de fautes, comme ceux qui sont
effrontés et impudents, excepté qu'ils sont marris et déplaisants quand
ils faillent, et les autres en sont bien aises: car l'impudent ne se
déplaît point d'avoir fait chose déshonnête, et le honteux se trouble
facilement des choses mêmes qui semblent être déshonnêtes et ne le sont
pas. Car à fin de n'equivocquer point, nous entendons par honteux,
celui qui rougît de honte, par trop et à tout propos: et semble qu'il
en ait pris son nom en la langue Grecque, Dysopetus, [...] pource que
le visage lui change, et se laisse aller quand et le courage: car ainsi
comme l'on définit Catesia, [...] c'est à dire silence norme, et
tristesse qui fait regarder contre terre: aussi ont ils appelé celle
honte qui cède et se laisse aller à toutes prières, jusques à n'oser
pas regarder en face ceux qui lui demandent, Dysopie. Voilà pourquoi
l'orateur Demosthenes disait, que l'effronté n'a pas des prunelles,
mais des putains, aux yeux, se jouant en l'equivocque de ce nom Cora,
[...] qui signifie une pucelle, et la prunelle de l'oeil: et au
contraire le honteux montre à son visage, qu'il a le courage trop
tendre et trop efféminé, et la faute qu'il fait en se laissant vaincre
et emporter aux impudents, en se flatant soi-même, il la nomme
vergongne. Or Caton disait, qu'il aimait mieux les jeunes hommes qui
rougissaient, que ceux qui pâlissaient, ayant raison d'accoutumer et
enseigner les jeunes gens à redouter plutôt d'être blâmés que d'être
convaincus et la suspicion plutôt que le péril: mais toutefois encore
faut-il ôter ce qu'il y a de trop en la timidité et crainte de
reproche, pource qu'il y en a souventefois qui redoutants autant d'être
accusés comme d'être châtiés, à faute de coeur laissent à faire le
devoir, ne pouvants soutenir que l'on dise mal d'eux: ainsi ne faut-il
pas négliger ni ceux-là qui sont ainsi faibles et si tendres de coeur,
ni aussi louer ceux qui l'ont si dur et si roide, qu'ils ne fléchissent
à rien, comme celui que décrit ce poète,
D'Anaxarchus hardie et véhémente
La force était comme un chien impudente,
Où que ce fut qu'il se voulût jeter:
mais il faut composer une mêlange temperée des deux extrémités, en
ôtant de celle trop grande roideur l'impudent, et de cette trop molle
douceur l'impuissance, mais de ces deux extrémités la cure n'en est pas
bien aisée, ni le trop ne s'en peut pas retrancher sans danger: car
ainsi comme le laboureur quand il veut essarter, et arracher quelque
plante sauvage qui ne porte pointe de fruit, mettant à bon escient la
marre tout du premier coup dedans la terre, il en coupe les racines, ou
en approchant le feu il la brûle: mais quand il met la main à la vigne
pour la tailler, ou à un pommier, ou un figuier, il y va bien retenu,
craignant de couper, avec ce qui est superflu, quelque chose de ce qui
est bon et sain: aussi le philosophe voulant ôter de l'âme d'un jeune
homme l'envie, qui est une <p 76v> plante sauvage, dont on ne
saurait faire rien qui vaille, ou une ardeur d'acquérir hors de saison,
ou une luxure désordonnée, il ne craindra point de l'ensanglanter, le
percer jusques au fond, et lui faire une profonde plaie: mais quand il
viendra à approcher le tranchant de la parole de la tendre et délicate
partie de l'âme, comme est celle où gît cette demesurée et excessive
honte qui n'ose regarder les hommes en la face, il craindra que par
mégarde il ne retranche quant-et-quant celle qui est bonne et louable:
car les nourrices mêmes bien souvent en cuidant nettoyer et frotter la
crasse des petits enfants, elles leur écorchent le cuir, et les
offensent à bon escient. Voilà pourquoi il ne faut pas en voulant
effacer à fait aux jeunes gens cette honte excessive, les rendre ou
nonchalants de chose qu'on leur dise, ou trop roides et inflexibles,
ains faut faire comme ceux qui demolissent les maisons prochaines aux
temples, de peur de toucher à chose qui soit sacrée, ils laissant de
bout les parties des edifices qui y touchent, et qui en sont les plus
près, et les étayent, qu'elles ne tombent d'elles mêmes: aussi faut-il
craindre qu'en voulant ôter le trop de honte, nous n'emportions la
honte toute entière, et ce qui en approche, comme la modestie et la
debonnaireté, sous lesquelles deux qualités la honte excessive se
glissant et s'attachant, à celui qui y est sujet, le flatte, comme si
cela lui procédait d'humanité, de courtoisie, et de bon sens commun,
non pas d'une opiniâtre et inflexible dureté. Voilà pourquoi les
philosophes Stoïques ont distingué de noms mêmes la honte excessive, la
honte simple, et la vergongne: mais ces termes-là propres ne se peuvent
trouver en la langue Françoise, comme en la Grecque, de peur qu'ils ne
laissassent par l'equivoque et douteuse ambiguité du nom, moyen à cette
passion de porter dommage aucun: et afin que nous peussions sans
calomnie user des noms propres, ou bien les distinguer comme fait
Homere en disant,
Honte qui porte aux humains grand dommage,
Ou qui leur est aussi grand advantage.
et n'est pas sans cause qu'il a mis devant, le porter dommage: car la
honte est utile par le moyen de la raison, qui retranche ce qu'il y a
de trop, et laisse ce qui est au milieu entre peu et trop. premièrement
doncques il faut que celui qui se sent forcé de trop de honte, croie et
se persuade, qu'il est detenu d'une passion nuisible et dommageable. Or
n'y a il rien de nuisible et dommageable qui soit honnête, et ne se
faut pas réjouir pour se sentir chatouiller les oreilles des louanges,
en s'oyant appeler gentil, courtois et joli, au lieu de juste, grave et
magnagnime, ni faire comme le Pegasus d'Euripides,
Qui se baissait plus que l'on ne vouloit
devant Bellerophon, c'est à dire, ne se laisser pas aller à tous
demandans, ne s'abbaisser à leur appétit pour crainte d'entendre, c'est
un homme dur, c'est un homme inexorable. On dit que le Roi d'Aegypte
Bocchoris étant de sa nature âpre et rude,la Déesse Isis lui envoya un
aspic, lequel s'entortillant à l'entour de sa tête lui faisait ombre, à
fin qu'il jugeât justement: mais cette honte excessive étant toujours
dessus ceux qui n'ont pas le coeur assez ferme et viril, et n'osant pas
librement respirer ni regarder franchement entre deux yeux, divertit
les juges de faire justice, clôt la bouche à ceux qui doivent
conseiller, et les contraint de faire et dire beaucoup de choses qu'ils
ne voudraient pas, et celui qui sera le plus desraisonnable et le plus
importun, maîtrisera toujours et tyrannisera celui qui est ainsi
honteux, forçant son trop de honte par son impudence: d'où vient que
cette honte excessive, ne plus ne moins qu'un lieu bas qui reçoit
toutes fluxions, ne pouvant repousser ni détourner aucune rencontre, ne
jamais dire rien, se laissée fouler aux pieds, en manière de dire, par
les plus vilains actes et plus déshonnêtes passions qui saient, car
c'est un mauvais gardien de l'âge puerile: comme disait Brutus, qu'il
ne lui semblait <p 77r> pas, que celui qui ne saurait rien
refuser, eût honnêtement passé la fleur de sa jeunesse: aussi est-ce
une mauvaise gouvernante du lit nuptial, et des chambres des femmes
comme le reproche, en Euripide, à son adultère, celle qui se repent du
fait,
Tu m'as seduitte, abusée,et perdue:
de manière que cette honte, outre ce que d'elle-même elle est vicieuse,
venant encore à corrompre et solliciter l'impudicité, trahit et rend
toutes forteresses faibles, ouvertes, faciles à ceux qui les veulent
tenter et assaillir, lesquels par dons prennent les plus vilaines et
plus vicieuses natures, mais par inductions, et par le moyen de cette
excessive honte, ils viennent à bout bien souvent de celles qui sont
gentiles et honnêtes. Je laisse doncques à parler des dommages que
cette honte fait en matière d'argent. Ils prêtent, de honte de refuser,
à ceux de la foi desquels ils se défirent: Ils approuvent et louent
cette sentence dorée du temple d'Apollo, Qui répond paye: mais quand ce
vient à l'éprouver aux affaires, ils ne s'en peuvent servir. Il ne
serait pas facile de nombrer, combien d'hommes cette passion a fait
mourir: car Creon même en la Tragoedie d'Euripide nommée Medée, après
avoir dit,
Femme il vaut mieux que je te mécontente,
Te refusant à cette heure présente,
Que pour avoir été mol, ci-après,
En ton endroit, jeter mille regrets.
Il a dit une belle sentence pour les autres, mais luymême s'étant
laissé aller à cette excessive honte, et ayant donné un jour de delay à
sa requète, il fut cause de la ruine totale de sa maison. Il y en a eu
d'autres, qui se doutant bien qu'on les voulait tuer ou empoisonner,
ont encore eu honte de refuser d'aller où on les conviait: ainsi mourut
Dion, sachant bien que Callippus l'espiait, et ayant honte de se défier
et garder de lui, pour autant qu'il était son hoste et son ami: ainsi
fut aussi massacré Antipater fils de Cassander, ayant convié Demetrius
de souper en son logis, et le lendemain étant aussi convié par lui, il
eut honte de se montrer défiant, en refusant d'y aller, attendu que
l'autre s'était fié en lui, et ainsi fut assommé après le souper. Et
Hercules qu'Alexandre avait eu de Barsine, Polyperchon avait fait
marché à Cassander de le tuer pour la somme de soixante mille écus, et
puis l'avait convié à venir souper en son logis: le jeune Prince eut
peur, et se défia de telle semonce, alléguant pour son excuse, qu'il se
trouvait tout mal: tellement que Polyperchon y alla lui-même, et lui
dit: Sur toutes choses mon fils, étudiez vous à imiter la facilité et
privauté de votre père envers et avec ses amis, si d'aventure vous ne
me tenez pour suspect, comme si j'espiois de vous faire mourir. Le
jeune homme eut honte de le refuser, et le suivit: et après qu'ils
eurent soupé, il le fit estrangler. Ce n'est doncques pas un
avertissement digne de moquerie, ni plein de sottise, comme aucuns
pensent, ains prudent et sage, quand Hesiode dit,
Chez toi convie à souper ton ami,
Mais laisse à part chez lui ton ennemi.
n'aie point honte d'esconduire celui que tu sais qui te hait, et ne le
rejette point à demi quand il montrera se fier en toi: car il te
reconviera si une fois tu le convies, et te donnera à souper quand tu
lui en donneras, si une fois tu abandonnes la defiance, garde de ton
salut, comme amollissant ta bonne trempe par honte de n'oser refuser.
Parquoi puis qu'il est ainsi, que cette passion est cause de plusieurs
inconvénients, il faut tâcher à la forcer par exercitation, en
commençant, comme l'on fait à tous autres exercices, premièrement par
les choses qui ne sont pas trop difficiles, ni trop malaisées à
regarder droit à l'encontre. Comme, pour exemple, s'il y a quelqu'un en
un banquet qui boive à toi, quand tu auras déjà suffisamment bu, n'aie
point de honte de le refuser, et ne te force point toymême, ains pose
la coupe ou <p 77v> bien, si un autre te semond à jouer à trois
dés, n'aie honte de n'y vouloir entendre, et ne crains point d'en être
moqué, mais fay comme Xenophanes fit à Lasus Hermionien qui l'appellait
couard, d'autant qu'il ne voulait pas jouer aux dés avec lui: «Oui,
dit-il je suis couard voirement et timide és choses vilaines et
déshonnêtes.» D'autre part, seras tu tombé entre les mains d'un
babillard, qui t'arrêtera, t'embrassera, et ne te laissera point
échapper, n'aie point de honte, mais romps lui tout court la broche, et
t'en va ton chemin pour faire tes affaires: car tel refus et telles
fuites et défaites, en choses dont on ne se saurait plaindre que bien
légèrement de nous, nous exercent à n'avoir point de honte là où il
n'en faut point, et nous accoutument à choses de plus grande
importance. Auquel endroit il n'est pas mal à propos de nous souvenir
de Demosthenes: car comme les Atheniens fussent en branle de secourir
Harpalus, et meissent jà l'armet en tête contre Alexandre le grand,
soudainement comparut Philoxenus, lieutenant du Roi sur la marine: de
quoi le peuple d'Athenes fut si étonné, qu'il n'y en eut pas un qui dît
plus un seul mot, tant ils avaient de peur: et lors Demosthenes, «Que
feront ils, dit-il, quand ils verront le Soleil, vu qu'ils ne peuvent
pas franchement regarder la lueur d'une petite lampe? car que feras tu
en negoces de grande importance, si un Roi parle à toi, ou si un peuple
te requiert de quelque chose qui ne soit pas raisonnable, vu que tu ne
peux repousser, une coupe de vin qu'un tien familier buvant à toi te
présente? ni t'échapper de la prise d'un babillard, ains te laisses
proumener à ce jaseur, sans avoir la fermeté de lui oser dire, Nous
nous reverrons une autrefois, car maintenant je n'ai pas loisir. Outre
plus l'exercitation et accoutumance pour vaincre cette honte. ne sera
point mauvaise ni inutile à l'encontre des louanges en choses petites
et légères: comme en un festin d'un ami il y aura quelque sonneur de
lut ou de lyre, qui en sonnera ou chanter mal, ou un joueur de
comoedies, que l'on aura loué à grand prix d'argent, qui gâtera tout
Menander, tant il aura mauvaise grâce à jouer, et néanmoins le vulgaire
lui applaudira et le prisera grandement: il n'y aura, à mon avis, point
de difficulté ni de peine à l'écouter, sans mot dire, et sans le louer
servilement et en flatteur, contre ta propre opinion. Car si tu n'es
maître de toi en cela, que feras-tu quand un tien ami te lira quelque
ryme, et quelque mauvaise poésie qu'il aura composée, ou qu'il te
montrera quelque harangue qu'il aura écrite? tu le loueras doncques
hautement et follement, et feras bruit des mains, en lui applaudissant
comme les jacquets: si ainsi est, comment doncques le reprendras tu
quand il viendra à commettre quelque faute és affaires? comment
l'admonestreras tu, s'il vient à s'oublier en l'administration de
quelque magistrat, ou bien en ses deportements en mariage, ou au
gouvernement de la chose publicque? car quant à moi, je ne me contente
point encore de la réponse que fit Pericles à un sien ami, qui le
requit de porter un témoignage faux pour lui, à laquelle fausseté il y
avoir encore un parjurement adjoint: «Je suis, dit-il, ami de mes amis
jusques aux autels.» comme s'il eût voulu dire, jusques à n'offenser
point les Dieux, car il était approché trop près. Mais celui qui de
loin s'est accoutumé à ne louer contre son avis celui qui harangue, ni
à applaudir à celui qui chante, ni rire à celui qui dit une maigre
rencontre, ne laissera jamais son familier passer, jusques à lui faire
cette requète-là: ne n'y aura jamais homme qui dise à celui qui aura
appris à n'avoir point de honte de refuser en telles petites choses,
Parjure toi pour moi, porte faux témoignage pour moi, prononce une
inique sentence pour l'amour de moi. Semblablement aussi se faut-il
preparer contre les emprunteurs d'argent, en s'accoutumant premièrement
és choses qui ne soient pas grandes ni difficiles à refuser. Il y eut
quelqu'un jadis, qui estimant qu'il n'y eût rien si honnête que de
demander et recevoir, demanda un jour en soupant au Roi de Macedoine
Archelaus, une coupe d'or là où il <p 78r> buvait. Le Roi
commanda à son page de la porter et donner à Euripides qui était à la
table: et tournant son visage devers celui qui la lui avait demandée,
lui dit, «Quant à toi tu es digne de demander et d'être refusé, parce
que tu demandes: mais Euripides est digne qu'on lui donne, encore qu'il
ne demande pas.» Disant en cela très bien, que le jugement de la raison
doit être le directeur et le maître du donner et de la liberalité
gratuite, non pas la honte de refuser: et au contraire, nous, bien
souvent laissants en arrière des personnes honnêtes, nos parents ou
amis, et qui ont besoin de notre secours, donnons à d'autres qui nous
demandent continuellement et impudemment, non pour volonté que nous
ayons de leur donner, mais pource que nous ne leur pouvons refuser:
comme fit Antigonus le vieil après avoir longuement enduré
l'importunité de Bias, «Donnez (dit-il) à Bias un talent, et par
force:» combien qu'il eût aussi bonne grâce, et rencontrât aussi
dextrement à se défaire de tels importuns, que fit oncques Roi ni
Prince: car comme un belistre philosophe Cynique lui demandât une
drachme, qui pouvait valoir trois sous et quatre: «Ce n'est, dit-il,
pas un don de Roi:» et comme l'autre lui répliquast, «Donne moi
doncques un talent, qui sont six cens écus:» Il lui répondit, «Ce n'est
pas présent de Cynique.» Diogenes allait quelquefois se pourmenant par
la rue d'Athenes appelée Ceramique, en la quelle il y avait plusieurs
statues des anciens personnages de valeur, aux quelles il allait
demandant l'aumosne: et comme quelques-uns s'en émerveillassent, il
leur répondit, «J'apprends (dit-il) à être esconduit.» Il nous faut
aussi premièrement étudier en choses légères, et nous exerciter à
refuser en choses petites, à ceux qui nous demanderont ce dont ils ne
sont pas pour user ainsi qu'il appartient, afin que nous puissions
suffire à faire refus de choses de plus grande importance: car comme
dit Demosthenes, celui qui a dépendu ce qu'il avait, autrement qu'il ne
fallait, n'employera jamais à ce qu'il faut, ce qu'il n'a pas, si on
lui donne. Or toutes et quantesfois que nous avons disette des choses
honnêtes et abondance des superflues, cela témoigne qu'il y a bien de
la faute en nous. Si n'est pas seulement cette honte excessive,
mauvaise et inique dépensiere d'argent, mais aussi des choses serieuses
et de grand conséquence, desquelles elle ne reçoit pas le conseil utile
que lui donne la raison. Car souvent étant malades nous n'appellons pas
le plus expert médecin, pour respect et faveur que nous portons à un
notre familier: et elisons pour maîtres et precepteurs de nos enfants,
non ceux qui sont les meilleurs, mais ceux qui nous en requirent: et
bien souvent quand nous avons des procès, nous ne les faisons pas
plaider par le plus suffisant advocat et le plus savant du barreau,
ains par le fils de quelque notre parent ou ami, qui apprendra à tonner
aux dépens de notre cause. Bref, nous voyons plusieurs de ceux qui font
profession de philosophie, Epicuriens, ou Stoïciens, ou autres, qui ne
se seront pas mis à suivre cette secte-là par leur jugement ou
election, ains se seront adjoints à quelques-uns, de leurs parents ou
amis de cette secte, qui les en auront importunés et requis. Or sus
doncques exercitons nous de longue main à l'encontre de si lourdes
fautes en choses vulgaires et légères, en nous accoutumant à ne nous
servir point ni d'un barbier ni d'un peintre, à l'appétit de notre
sotte honte, ni à loger en une mauvaise hostellerie, y en ayant auprès
de meilleures, pource que l'hostellier nous aura souvent salués: ains,
pour accoutumance, encore qu'il y ait peu de différence de l'un à
l'autre choisissons toujours le meilleur: comme les philosophes
Pythagoriens observaient toujours diligemment de ne mettre jamais la
cuisse gauche dessus la droite, ni de prendre le nombre pair au lieu du
non pair, et ainsi des autres choses égales et indifférentes: aussi se
faut-il accoutumer quand on fait ou un sacrifice, ou unes noces, ou
quelque autre grand banquet, de n'appeler pas celui qui nous salue et
nous fait souvent la révérence, ou qui accourt de tout loin à nous,
plutôt que celui que nous <p 78v> saurons qui est homme de bien,
et qui nous aime: car celui qui est ainsi de longue main exercité et
accoutumé, sera malaisé à surprendre, ou plutôt ne sera jamais assailly
és choses de plus grande importance: mais quant à l'exercitation, ces
advertissemens là suffisent Au demeurant, des utiles instructions que
nous en pouvons recueillir, la première, à mon avis, est, que toutes
les passions et maladies de l'âme sont ordinairement accompagnées des
inconvénients, qu'il semble que nous tâchions plus à fuir par icelles:
comme l'ambition et convoitise d'honneur communément est suivie de
déshonneur, dissolution et volupté ordinairement accompagnée de
douleur, délicatesse suivie de travail, opiniâtreté contentieuse suivie
de perte et de condemnation: semblablement aussi autant en advient il à
la honte excessive, laquelle fuyant le fumée de blâme se jette dedans
le feu même d'infamie. Car ayant honte de refuser et contredire à ceux
qui iniquement et importunément les poursuivent ils sont après
contraints d'avoir honte de ceux qui justement les accusent: et pour
avoir craint une plainte légère, bien souvent ils soutiennent une
vergongne certaine: et ayants eu honte de contredire à un ami, qui leur
demandait de l'argent, bientôt après ils sont contraints de rougir à
bon escient pour être convaincus de n'en avoir point. Et ayants promis
de secourir quelques-uns qui ont des proces, puis après ayants honte de
faire contre leurs parties, ils sont contraints de se cacher et
s'enfuir. Et y en a plusieurs que cette honte ayant forcés de faire
quelque promesse desavantageuse du mariage ou de leur fille, ou de leur
soeur, sont contrains puis après de faillir de promesse pour avoir
changé d'avis. celui qui dît anciennement que tous les habitants de
l'Asie servaient à un seul homme, pour ne savoir prononcer une seule
syllable, qui est, Non, ne parlait pas à bon escient, ains se jouait:
mais ces honteux ici pourraient sans parler en fronçant seulement les
sourcils, ou baissant la tête, échapper plusieurs courvées qu'ils font
outre leur gré et par importunité. Car comme dit Euripide,
Le silence est réponse pour les sages,
duquel il est besoin de plus user à l'endroit de tels importuns
poursuivans: car quant à ceux qui sont raisonnables et honnêtes, on se
peut avec raison excuser: et pourtant faut-il avoir à main plusieurs
réponses et dits notables des grands et illustres personnages du temps
passé, et s'en souvenir, pour les prattiquer à l'encontre de ces
importuns là: comme est ce que dit jadis Phocion à Antipater, «Je ne te
saurais être flatteur et ami tout ensemble:» et aux Atheniens qui lui
applaudissaient, et le priaient de contribuer avec eux quelque argent
pour faire une fête et un sacrifice: «J'aurais, dit-il, honte de
desbourser avec vous, et ne rembourser pas ce que je dois à cettui ci:»
en montrant l'usurier Callicles: car comme dit Thucydides, «Il n'est
pas laid de confesser sa pauvreté, mais il est bien laid de ne la fuir
pas de fait.» Mais celui qui par sa bestise ou fade délicatesse est si
honteux, qu'il n'ose dire à celui qui lui demande de l'argent, ami je
n'ai point d'argent en ma bourse: et néanmoins se laisse sortir de la
bouche une promesse comme une arre,
Il est lié de fers sans fer forgés,
Qu'étroitement honte lui a chargez.
Mais Perseus, prestant de l'argent à un sien familier, alla jusques en
la place en passer le contract à la bancque, se souvenant du precepte
que nous donne le poète Hesiode,
En riant même avec ton propre frère,
D'y ajouter un témoin ne diffère.
Dequoi l'autre s'ébahissant, «Comment doncq, dit-il, Perseus, ainsi
juridiquement?» «Oui, répondit Perseus, afin que je le retire de toi
amiablement, et que je ne te le redemande pas juridiquement.» Car
plusieurs au commencement ne cherchants pas de honte leur assurance,
puis après sont contraints d'y procéder par la voie des lois <p
79r> avec inimitié. davantage Platon baillant des lettres de
reommandation au tyran Dionysius en faveur de Helicon Cyzicenien,
ajouta au bout de la lettre, «Je t'écris ce que dessus d'un hommne,
c'est à dire d'un animal de nature muable.» Mais Xenocrates au
contraire, encore qu'il fut bien de nature austère, toutefois il fut
gagné et plié de honte, et recommanda par lettres à Polyperchon un
homme qui ne valait rien, ainsi comme il le donna bien à connaître par
effet: toutefois ce seigneur Macedonien lui fit bon recueil, et lui
demanda s'il avait de rien affairé: l'autre lui demanda un talent de
six cens écus, ce que Polyperchon lui bailla: mais il écrivit à
Xenocrates que de là en avant il examinât plus diligemment ceux qu'il
recommanderait. Et quant à Xenocrates encore fit-il cet erreur-là,
parce qu'il ne connaissait pas le personnage: mais nous bien fort
souvent connaissants que ce sont méchants qui nous requirent, néanmoins
jetons des missives au vent, et qui plus est, de l'argent, nous
faisants ce dommage à nous mêmes, non pas de gaieté de coeur, ni avec
plaisir, comme ceux qui donnent à des putains, ou à des plaisants et
flateurs, ains en étant bien marris et ennuyés de leur impudence, qui
nous force et renverse sans dessus dessous tout le discours de notre
raison: tellement, que s'il y a gens au monde contre lesquels nous
puissions dire ces mots,
Bien je connais le mal que je vais faire,
c'est à l'encontre de ceux qui nous causent cette honte d'aller porter
faux témoignage, d'aller prononcer une injuste sentence, d'aller faire
election d'un personnage inutile, ou de prêter argent à homme que nous
sommes certains qu'il ne le rendra pas. Et partant entre toutes les
passions cette honte excessive est celle qui plus que nulle autre est
accompagnée, en ce qu'elle fait, de repentance non suivante après, mais
conjointe et présente: car il nous griève de donner, nous rougissions
de témoigner, nous encourons infamie de cooperer: et ne fournissants
pas ce que nous avions promis, nous sommes convaincus de ne le pouvoir
bailler: car pour ne pouvoir contredire, nous promettons mêmes des
choses qui nous sont impossibles, à ceux qui continuellement nous en
pressent, comme de les recommander à ceux qui gouvernent en court,
d'aller parler pour eux aux Princes, pour ne vouloir pas et n'avoir pas
le coeur assez ferme de dire, «Le Roi ne me connait pas, adressez vous
à d'autres plutôt:» comme Lysander ayant encouru la male grâce du Roi
Agesilaus, combien que l'on estimât qu'il dût être le premier en credit
à l'entour de lui pour la réputation de ses hauts faits, n'eut point de
honte d'esconduire ceux qui s'adressaient à lui, en leur disant, qu'ils
allassent à d'autres, et qu'ils essayassent ceux qui avaient meilleur
credit à l'entour du Roi que lui. Car ce n'est pas honte que de ne
pouvoir pas toutes choses, mais bien de les entreprendre ne pouvants
pas, et n'étant pas idoines à les faire: et se promettre plus que l'on
n'a de puissance, outre ce qu'il est laid, encore fait-il fort mal au
coeur. Mais aussi faut-il volontairement faire plaisir à ceux qui nous
requirent choses raisonnables, et à nous convenables: non par
contrainte de honte, mais en cedant à l'equité, comme aussi à
l'encontre des demandes dommageables ou desraisonables, il faut
toujours avoir le dire de Zenon prompt à la main, lesquel rencontrant
un jeune homme de ses familiers, qui se promenait à l'écart le long des
murailles de la ville, et en ayant entendu la cause, que c'était pource
qu'il fuyait un sien ami, qui le requérait de porter faux témoignage
pour lui, «Que dis-tu sot que tu es, lui répondit-il: celui-là ne
craint point, et n'a point de honte de te requérir de choses iniques et
desraisonnables, et tu n'as pas le coeur de le refuser et rebouter pour
choses justes et raisonnables?» Car celui qui dit,
Meschanceté est une arme séante,
Contre celui qui fait oeuvre méchante,
nous enseigne mal à nous venger de la méchanceté, en nous la faisant
imiter: mais <p 79v> de repousser ceux qui nous molestent
impudemment et effrontément, en ne nous laissant point vaincre à la
honte, et ne concéder point choses desraisonnables et déshonnêtes à
tels effrontés, pour être honteux de leur refuser, ce sont hommes sages
et bien avisés qui le font ainsi. Or quant à ces déhontés importuns
ici, il est bien aisé de resister à ceux qui sont petits, sans aucune
authorité ne moyen: et y en a qui les esconduisent avec une risée, et
quelque trait de moquerie, comme fit jadis Theocritus deux qui lui
demandaient son étrille à emprunter, dedans une étuve, dont l'un était
étranger et l'autre de sa connaissance, mais larron: il les renvoya
tous deux joyeusement, en leur disant, «Quant à toi, je ne te connais
point: et quant à toi, je te connais bien.» Et Lysimache la prêtresse
de Minerve, surnommée Poliade, c'est à dire gardienne de la ville
d'Athenes, à des muletiers qui avaient amené des victimes, et lui
demandaient à boire: «ô mes amis, dit-elle, j'aurais peur que l'on n'en
fît coutume.» Et Antigonus à un jeune homme qui était fils d'un gentil
centenier, mais lui était lâche et couard, et néanmoins demandait à
être avancé en la place de son feu père: «Jeune fils, dit-il, je
récompense la prouesse, et non pas la noblesse, de mes soudards.» Mais
encore que le poursuivant soit homme d'authorité et puissant, qui sont
ordinairement plus malaisés à esconduire et à renvoyer, mêmement s'il
est question de donner sa sentence en quelque jugement, ou sa voix en
quelque election à l'aventure ne semblera-il pas facile ni nécessaire
de faire ce que jadis fit Caton, étant encore jeune homme, à Catulus,
lequel pour lors était au plus grand et plus honorable magistrat qui
fut à Rome, car il était Censeur, et s'en alla devers Caton, lequel
presidait cette année-là en la chambre du Tresor, à fin d'intercéder
pour un financier qui avait été condamné en quelque amende par Caton:
il le pressa et importuna tant de ses prières, que Caton à la fin fut
contraint de lui dire: «Ce serait chose bien vilaine, Catulus, à toi
qui es Censeur, que ne voulant pas sortir d'ici, je t'en feisse jeter
dehors par les espaules à mes sergens.» Catulus ayant honte de cette
parole, s'en sortit en colère. Mais considérez si la réponse
d'Agesilaus et celle de Themistocles fut point plus gracieuse et plus
douce: car Agesilaus, comme son père lui voulût faire juger quelque
proces contre le droit et contre les lois: «Tu m'as, dit-il, mon père,
montré dés ma jeunesse à obeïr aux lois, voila pourquoi je te veux
encore obeïr maintenant, en ne jugeant rien qui soit contre les lois.»
Et Themistocles répondit à Simonides qui le requérait de quelque chose
injuste, «ni toi Simonides, ne serais pas bon poète, si tu chantais
contre mesure: ni moi bon officier, si je jugeais contre les lois.» Et
néanmoins ce n'est point à faute de bonne proportion du manche au corps
de la lyre, comme disait Platon, que les villes contre villes, et les
amis contre les amis entrants en différent, souffrent et font souffrir
les uns aux autres de très grandes miseres et calamités, ains est
plutôt pource qu'ils faillent en ce qui appartient aux lois, et à la
justice: et toutefois il y en a qui observants exactement et
exquisement au chant, à l'orthographe, aux mesures des syllabes, ce qui
est de l'art, veulent que pour eux les autres soient nonchalants et
oubliants du devoir en l'administration d'un magistrat, en leurs
jugements, et en leurs actions. Et pourtant faut-il user de ce stile à
l'encontre d'eux: Est-ce un advocat qui te vient importuner toi étant
juge, ou un orateur toi étant du Senat? accorde lui ce qu'il te
demande, sous condition, que lui tout à l'entrée de son oraison sera
une belle incongruité, ou qu'il usera d'un mot barbare en sa narration:
il ne le voudra jamais, pource que cela lui semblerait une trop grande
villanie: car nous en voyons qui n'auraient pas le coeur de commettre
une voyelle avec une voyelle en parlant. Ou bien, est-ce quelqu'un des
nobles ou des gens d'honneur et d'authorité qui te presse? dis lui
qu'il aille donc sautant et dansant pour l'amour de toi à travers la
place, en faisant la moue, et tordant la gueule: et s'il te dit qu'il
n'en fera rien, ce sera lors à toi à parler, et à lui demander <p
80r> lequel est plus vilain, ou faire une incongruité en parlant, et
tordre la bouche, ou bien violer la loi, et fausser sa foi, et adjuger
plus de bien au méchant qu'au bon, contre tout droit et raison.
davantage comme Nicostratus l'Argien répondit au Roi Archidamus qui le
sollicitait à lui livrer par trahison la ville de Cromnum, pour une
bonne somme d'argent, et pour le mariage de telle Dame qu'il voudrait
choisir en toute Lacedaemone, qu'il n'était point descendu de la race
de Hercules, pource que lui allait par tout le monde tuant les méchants
après les avoir vaincus: et lui s'étudiait de rendre ceux qui étaient
gens de bien, méchants. Ainsi nous faudra-il parler à celui qui voudra
être tenu pour homme de bien et d'honneur, et cependant nous viendra
presser et forcer de faire choses indignes et de sa noblesse et de sa
vertu. Mais si ce sont basses et communes gens, il faudra voir et
considérer si tu le pourrais induire, s'il est avaricieux, à te prêter
un talent sans cédule ni obligation: ou s'il est ambitieux, si tu lui
pourrais persuader de te céder quelque preseance: ou s'il est
convoiteux des honneurs publiques, te quitter sa brigue, mêmement lors
qu'il y aura apparence qu'il soit pour emporter l'office qu'il pretend:
car il serait à la vérité étrange, qu'eux en leurs vices et passions
fussent si roides, si fermes, et si immuables, et que nous qui voulons
être tenus pour gens de bien, amateurs du devoir et de la justice, ne
peussions être maîtres de nous mêmes, ains laississions porter par
terre notre vertu, et l'abandonnissions. Car si ceux qui nous fonthonte
à force de nous presser, le font ou pour leur réputation, ou pour leur
authorité, il n'y a point de propos de vouloir augmenter l'honneur, le
credit et authorité d'autrui, en se déshonnorant, et se diffamant
soi-même: comme ceux qui aux jeux de prix publiques faussent leur foi à
distribuer les prix, ou qui aux elections des magistrats par faveur
donnent à qui ne le mérite pas les honneurs de seoir aux palais, et les
couronnes de victoire, en se privant eux-mêmes de bonne réputation et
de saine conscience. Et si nous voyons que c'est pour le gain que c'est
importun nous fait si pressante instance, comment ne nous vient-il
incontinent en pensée, que c'est chose éloignée de toute raison de
mettre en compromis sa réputation et sa vertu, afin que la bourse d'un
je ne sais qui en soit plus pesante? Mais certes telles considérations
se représentent bien à l'entendement de plusieurs, lesquels n'ignorent
pas qu'ils font mal: comme ceux que l'on contraint de boire de grandes
coupes devin toutes pleines, ils accomplissent à toute peine, en
soupirant, et tournant les yeux en la tête, et changeant tout de
visage, ce qui leur est commandé: mais cette mollesse de coeur
ressemble à une faible température de corps, qui ne peut resister ni au
froid ni au chaud: car soit qu'ils soient loués par ceux qui les
poursuivent, ils sont incontinent détrempés et dissous par telles
louanges: soit qu'ils craignent d'être accusés, repris et soupçonnés
s'ils refusent, ils en meurent de peur: mais au contraire il se faut
affermir à l'encontre de l'un et de l'autre, sans se laisser plier ni
esbranler, ni à ceux qui font peur, ni à ceux qui flatent. Or
Thucydides estimant qu'il soit impossible d'avoir grande puissance, et
n'être point envié, dit, que celui qui est bien avisé choisir d'être
sujet à l'envie pour faire de grandes choses: quant est à moi, j'estime
qu'il n'est pas difficile d'échapper l'envie: mais d'eviter toutes
plaintes, et se garder d'être moleste à pas un de ceux qui hantent
auprès de nous, il me semble du tout impossible: et pourtant me semble
aussi, que nous prendrons bon conseil quand nous choisirons plutôt
d'être en la male grâce et inimitié des importuns, que de ceux qui
justement nous accuseraient, si contre tout droit et justice nous
faisions pour ces iniques poursuivans, comme étant fardées et
déguisées, de peur qu'il ne nous prenne comme aux pourceaux, qui quand
on les gratte, et qu'on les frotte and chattouille, se laissent faire
tout ce qu'on veut, <p 80v> jusques à se veaultrer par terre: car
il n'y a point de différence entre ceux qui baillent leurs jambes à se
faire traîner, et ceux qui prêtent leurs oreilles à s'ouïr flater,
sinon que ceux-ci se laissent renverser et jeter par terre plus
vilainement, les uns en remettant les peines et punitions dues à des
méchants, à fin qu'ils soient appelés humains, doux, pitoyables, et
misericordieux: les autres au contraire, persuadez par ceux qui les
louent de se soumettre à des inimitiés et accusations non nécessaires
et dangereuses, en leur disant, qu'ils sont seuls hommes entiers, seuls
qui ne se laissent point gagner par flatterie, voire qui se peuvent
dire seuls avoir bouche et langue libre. C'est pourquoi Bion
accomparait telles manières de gens à des vases à deux anses, qui se
transportent aisément par les oreilles là où on veut: comme l'on
raconte que le Sophiste Alexinus disait un jour tout plein de mal, en
se promenant avec d'autres, de Stilpon philosophe Megarien: et comme
quelqu'un de la compagnie lui dît, «Et comment, il disait l'autre jour
tous les biens du monde de toi:» «Certainement aussi, répondit-il,
est-ce un treshomme de bien et de fort gentil coeur.» Mais au contraire
Menedemus étant averti, que ce même Alexinus disait souvent bien de
lui: «Au contraire, dit-il, je dis toujours mal d'Alexinus: tellement
qu'il faut nécessairement qu'il soit méchant homme, ou pource qu'il en
loue un méchant, ou pource qu'il est blâmé d'un bon.» tant il était
malaisé à fléchir, ou à prendre par telles voies, et tant il
prattiquait bien cet enseignement d'Antisthenes surnommé Hercules, qui
commanda à ses enfants, de ne savoir jamais gré ni grâce à personne qui
les louast: ce qui n'était autre chose, que de ne se laisser point
gagner à la honte, pour contreflater ceux qui les loueraient: car il
suffit, ce que répondit Pindare à un qui lui disait, «Je te vois louant
par tout et envers tous:» «et je t'en rends la grâce, dit-il, pourtant
que je te fais dire vérité.» Ce doncques qui est souverainement utile à
l'encontre de toutes autres passions, se doit aussi principalement
employer à l'encontre de cette excessive honte, quand ils verront que
contre leur volonté forcés de tel vice, ils auront commis quelque
faute, et seront très buchés, de s'en souvenir, et l'imprimer bien
fermement en leur mémoire, et conserver en leur pensée bien longuement
les marques de la morsure, et les notes de leur repentance, en les
répétant souvent. Car ainsi comme les viateurs passants chemin, quand
ils ont choppé et bronché contre une pierre, et les pilotes ayants
brisé leur vaisseau contre un rocher, s'ils s'en souviennent, ils
redoutent effroieement non ces pierres ni ces roches-là seulement, mais
aussi toutes celles qui leur ressemblent, tout le temps de leur vie:
aussi ceux qui serrent en leur pensée attainte et piquée de repentance,
les pertes et déshonneurs qu'ils ont reçus à cause de cette honte
vicieuse, en iront après plus retenus en cas semblables, et ne se
laisseront pas une autrefois facilement aller.<p 81r>
XII. De l'amitié fraternelle.
CEUX de la ville de Sparte appellent les anciennes devises et figures
dediées et consacrées à l'honneur de Castor et Pollux, Docana, qui vaut
autant à dire comme, les poutres des Rois: ce sont deux pièces de bois
distantes également l'une de l'autre, conjointes par autres deux
equidistantes aussi en travers: et semble que ce soit une devise bien
propre et convenable à l'amitié fraternelle de ces deux Dieux, pour
montrer l'union indivisble qui était entre eux: aussi vous offre-je,
Seigneurs Nigrinus et Quintus, ce petit traité touchant l'amitié
fraternelle, commun et convenable à vous deux, comme à ceux qui en êtes
dignes: car faisants déjà de vous mêmes ce à quoi il vous admoneste, il
ne semblera pas tant vous admonester de le faire, comme vous porter
témoignage de l'avoir déjà fait: et la joie que vous sentirez de voir
approuvé ce que vous faites, donnera encore à votre jugement une
assurance plus ferme pour le faire continuer, comme étant vos actions
approuvées et louées par des vertueux et honnêtes spectateurs. Or
Aristarchus père de Theodectes se moquant du grand nombre des Sophistes
contrefaisants les Sages qui étaient de son temps, disait que
anciennement à peine y avait il eu sept Sages par le monde, mais de
notre temps, disait-il, à peine pourrait on trouver autant d'hommes
ignorans. Mais je pourrais avec vérité dire, que je vois de notre temps
l'amitié aussi rare entre les frères, comme la haine l'était au temps
passé: de laquelle encore le peu d'exemples qui s'en est anciennement
trouvé, du consentement des vivants a été renvoyé aux Tragoedies et aux
Theatres, comme chose étrange et fabuleuse: mais tous ceux qui sont
aujourd'hui, quand ils rencontrent deux bons frères, ils s'en
émerveillent autant comme ils feraient de voir ces Molionides là, qui
semblaient avoir les corps collés ensemble: et trouvent aussi malaisé à
croire et montrueux, que des frères usent en commun des biens, des
amis, et des esclaves que leurs peres leur ont laissés, comme ils
feraient que une seule âme regît les pieds, les mains, et les yeux de
deux corps: combien que la nature n'ait pas logé loin l'exemple du
deportement dont doivent user les frères les uns envers les autres,
ains dedans le corps même, là où elle a formé la plupart des membres
nécessaires doubles, frères et germains, comme deux mains, deux pieds,
deux yeux, deux oreilles, deux nazeaux: nous montrant qu'elle les a
ainsi distingués et divisés pour leur salut mutuel, et pour
s'entre-aider réciproquement, non pas pour quereller ni combattre les
uns contre les autres: et qu'ayant divisé la main en plusieurs doigts
de longueurs inegaux, elle l'a rendue le plus apte, et le plus propre,
et le plus artificiel outil qui soit: tellement que l'ancien Anaxagoras
mettait la cause de toute la sapience et sagesse de l'homme en la main:
mais toutefois le contraire de cela est véritable, car l'homme n'est
pas le plus sage des animaux, pour autant qu'il a des mains: mais
pource que de sa nature il est raisonnable et ingenieux, il a aussi de
la nature obtenu des outils qui sont tels. Or est-il manifeste à
chacun, que la nature a formé d'une même semence et d'un même principe
deux, et trois, et plusieurs frères, non à fin qu'ils querellassent ou
combattissent les uns aux autres, mais à fin qu'étant séparés les uns
des autres, ils s'entre-aidassent mieux et plus commodément. Car ces
hommes là à trois corps et à cent bras que nous peignent les poètes, si
jamais il en a été de tels, étant collés et conjoints de toutes leurs
parties, ne pouvaient rien faire hors d'eux-mêmes, ni à part les uns
des autres: ce que les frères au contraire peuvent bien faire, demeurer
en la maison, et aller dehors, se mêler des affaires publiques, et
labourer la terre tout ensemble, les uns par les autres, pourvu qu'ils
conservent bien le principe d'amitié et de bienveillance que la nature
leur a baillé: sinon, ils ressembleront <p 81v> proprement aux
pieds qui se donnent le croc en jambe l'un à l'autre pour se faire
tomber, et aux doigts de la main qui s'entrelassent pour se tordre et
se debaiter contre nature les uns les autres. Mais plutôt ainsi comme
en un même corps le froid et le chauld, le sec et l'humide régis par
une même nature, quand ils s'accordent et conviennent bien ensemble,
engendrent une très bonne et très douce armonie et température, qui est
la santé, sans laquelle ni tous les biens du monde,
ni la grandeur de majesté royale,
Quand aux humains à la divine égale,
ne sauraient donner ni plaisir ni profit à l'homme: mais si entre ces
premières qualités là il se met un debat et une cupidité de s'accroître
par-dessus les autres, elle corrompt très vilainement et confond sans
dessus dessous le corps de l'animal: aussi par l'union et concorde des
frères, toute la race et toute la maison s'en porte mieux, et en
florit, et les amis mêmes et familiers, comme une belle danse qui va
tout d'un bransle: car ils ne font, ni ne disent, ni ne pensent chose
quelconque qui soit contraire les uns aux autres,
Mais en discord et partialité
Le plus méchant a lieu d'authorité.
ou un rapporteur de vallet à mauvaise langue, ou un flatteur qui se
glissera de dehors au dedans, ou un voisin malin et envieux: car comme
les maladies engendrent és corps qui ne reçoivent point ce qui leur est
propre, des appétits de nourritures étranges, et qui leur sont
nuisibles: aussi la calomnie ou suspicion à l'encontre de ses parents,
attire de dehors des propos mauvais et méchants, qui coulent toujours
là où ils sentent qu'il y a quelque défaut. Or le devin d'Arcadie,
ainsi comme écrit Herodote, fut contraint de se faire un pied de bois,
après qu'il se voit privé du sien naturel: mais un frère qui fait la
guerre à son frère, et qui est contraint d'acquérir un ami étranger, ou
de la place, en s'y promenant, ou du parc des exercices, en regardant
ceux qui s'y exercent, me semble ne faire autre chose, que
volontairement se couper un membre de sa propre chair tenant à lui,
pour y en appliquer et attacher un étranger: car la nécessité même qui
nous induit à rechercher et à recevoir amitié et conversation, nous
enseigne d'honorer, entretenir et conserver ce qui est de notre
parenté, comme ne pouvant vivre, ni n'étant point nés pour demeurer
sans amis, sans fréquentation, solitaires, à part comme bêtes sauvages:
et pourtant dit bien et sagement Menander,
Par bancqueter et bonne chère faire
Les uns avec les autres ordinaire,
cherchons-nous pas, mon père, à qui fier
Nous nous puissions? et n'est pas celui fier,
Pensant avoir trouvé des biens sans nombre,
Qui d'un ami a pu recouvrer l'ombre?
car ce sont ombres véritablement la plupart de nos amitiés, images et
semblances de celle première que la nature imprime aux enfants envers
leurs peres et meres, et aux frères envers leurs frères: et celui qui
ne la révére et l'honore, comment pourra il faire à croire et persuader
aux étrangers qu'il leur porte bienveillance? Et quel homme est
celui-là qui appelle en ses caresses et par ses missives un sien
compagnon son frère, et ne veut pas seulement aller par chemin quand et
son propre frère? Car comme ce serait une folie d'orner la statue de
son frère, et ce pendant battre et mutiler son propre corps naturel:
aussi révérer et honorer le nom de frère en d'autres, et le frère
propre le fuir et hair, ne serait pas fait en homme d'entendement sain,
ne qui jamais eût compris en son coeur, que la nature soit la plus
sainte et la plus sacrée chose du monde. A ce propos il me souvient
qu'un jour à Rome je pris la charge <p 82r> de juger entre deux
frères comme arbitre, desquels frères l'un semblait faire profession de
philosophie, mais il était, comme il apparut, non seulement frère à
fausses enseignes, mais aussi philosophe à faux titre, ne méritant pas
ce nom: car comme je lui remontrasse et requisse qu'il se portât envers
son frère comme philosophe envers un sien frère, et un frère ignorant
des lettres: quant à ignorant, dit-il, je l'avoue bien pour véritable,
mais quant à frère, je ne tiens pas pour chose grande ni vénérable
d'être sorti de mêmes parties naturelles. Il appert voirement, dis-je,
que tu ne fais pas grand compte d'être issu de mêmes parties
naturelles, mais tous les autres, s'ils ne le sentent et pensent ainsi,
pour le moins si disent et chantent ils, que la nature et la loi qui
conserve la nature, ont donné le premier lieu de révérence et
d'honneur, après les Dieux, au père et à la mère: et ne sauraient les
hommes faire service qui soit plus agréable aux Dieux, que de payer
gracieusement et affectueusement aux père et mère qui les ont
engendrés, et à ceux qui les ont nourris et élevés, les usures des
grâces vieilles et nouvelles qu'ils leur ont prêtées: comme au
contraire, «il n'y a point de plus certain signe d'un Atheiste, que de
mettre à nonchaloir, ou commettre quelque faut à l'encontre de son père
et de sa mère. Et pourtant est-il défendu de faire mal aux autres, mais
de ne se montrer pas à son père et à sa mère faisant et disant toutes
choses, je ne dirai pas dont ils ne soient pour prendre déplaisir, mais
dont ils ne soient pour recevoir du plaisir, on l'estime une impieté et
un sacrilege.» Et quelle action, quelle grâce, ni quelle disposition
des enfants envers leurs peres et meres leur pourrait être plus
agréable, ni leur donner plus de contentement, que de voir une
bienveillance, et une amitié assurée et certaine entre les frères? Ce
que l'on peut facilement connaître par les signes contraires: car vu
que les fils courroucent leurs peres et leurs meres, quand ils
outragent ou traitent mal un esclave qu'ils aiment et qu'ils tiennent
cher: et vu que les bonnes vieilles gens de cordiale et gentille
affection, sont marris que l'on ne fait cas ou d'un chien, ou d'un
cheval qui sera né en leur maison: et se fâchent quand ils vaient que
leurs enfants se moquent, ou mêprisent les jeux, les récits, les
spectacles, les lutteurs et autres combattants qu'eux ont autrefois
beaucoup estimés: est-il vraisemblable qu'ils puissent porter
patiemment de voir que leurs enfants s'entre-haïssent, qu'ils
querellent toujours l'un à l'autre, qu'ils médisent l'un de l'autre,
qu'en toutes entreprises et actions ils soient toujours appointés
contraires, et tâchent à s'entre-supplanter l'un l'autre? Je crois
qu'il n'y a homme qui le voulût dire. Doncques au contraire, aussi les
frères qui s'entrayment et s'entrecherissent l'un l'autre, qui
rejoignent en un lien de mêmes volontés, études, et affections, ce que
la nature avait déjoint et séparé de corps, et qui ont tous devis,
exercices, jeux, et esbats communs entre eux, certainement ils donnent
à leurs peres et meres un doux et heureux contentement en leur
vieillesse de cette grande amitié fraternelle: car jamais père n'aima
tant les lettres, ni l'honneur, ni l'argent, comme il aime ses enfants:
et pourtant ne voyent ils pas avec tant de plaisir leurs enfants ni
bien disants, ni opulents, ni colloqués en grands offices et dignités,
comme ils font s'entraymans. C'est pourquoi on lit que Apollonide,
native de la ville de Cysique, et mère du Roi Eumenes, et de trois
autres frères, Attalus, Philetaerus, et Atheneus, se réputait
bienheureuse et rendait grâces aux Dieux, non pour ses richesses, ni
pour sa principauté, mais pource qu'elle voyait ses trois enfants
puisnés servir de garde-corps à leur frère aîné, et lui vivant
librement et en toute assurance au milieu d'eux, ayants les espées aux
côtés, et les javelines en leurs mains: comme au rebours aussi le Roi
Xerxes ayant aperçu que son fils Ochus dressait embûche à ses frères
pour les faire mourir, en mourut de déplaisir. Car les guerres sont
bien grièves entre les frères, ce disait Euripide, mais plus qu'à nuls
autres sont elles grièves aux peres et aux meres, pource que celui qui
hait son frère, et ne le <p 82v> peut voir de bon oeil, ne
saurait qu'il n'en soit courroucé contre celui qui l'a engendré, et
celle qui l'a enfanté. Or Pisistratus se remaria en secondes noces, que
ses enfants du premier lit étaient déjà tous hommes faits, et disait
que les voyant ainsi beaux et bons, il désirait être père de plusieurs
autres encore, qui leur ressemblassent: aussi les bons et loyaux
enfants, non seulement pour l'amour de leurs peres et meres
s'entre-aimeront plus les uns les autres, mais aussi en aimeront
davantage leurs peres et meres, les uns pour les autres, disants et
pensants toujours en eux-mêmes, qu'ils sont pour beaucoup de causes
bien obligés à eux, mais principalement pour le regard de leurs frères,
comme étant le plus précieux, et le plus doux et gracieux heritage
qu'ils aient herité d'eux. C'est pourquoi Homere a bien fait, quand il
introduit Telemachus comptant entre ses calamités ce, qu'il n'avait
point de frère,
Car Jupiter la race de mon père
A terminé en moi seul, sans nul frère.
et au contraire Hesiode ne souhaitte et conseille pas bien, qu'un fils
unique soit heritier universel des biens de son père, lui mêmement qui
était disciple des Muses, lesquelles ont ainsi été appelées, pource
qu'elles sont toujours ensemble, à cause de l'amour et bienveillance
fraternelle qu'elles se portent l'une à l'autre. L'amitié fraternelle
doncques est telle envers les peres et meres, que d'aimer son frère est
demontration certaine d'aimer aussi son père et sa mère, et un exemple
et enseignement à ses enfants de s'entre-aimer les uns les autres,
autant que nulle autre chose: comme aussi au contraire, ils prennent le
mauvais exemple de haïr leurs frères de l'original de leur père: car
celui qui est envieilly en proces, en querelles et dissensions avec ses
frères, et puis va prescher ses enfants de vivre amiablement ensemble,
il fait ce qui se dit en un commun proverbe,
Tout ulceré il veut guérir les autres,
et ôte par ses faits toute efficace à sa parole. Si doncques le Thebain Eteocles ayant dit à son frère ce qui est en Euripide,
Je monterais en l'estoillé séjour
Du clair Soleil, où commence le jour,
Et descendrois dessous la terre basse,
Si je pouvais acquérir par audace
La Royauté souveraine des Dieux:
venait puis après à admonester ses enfants
De conserver entre eux égalité,
Laquelle joint cité avec cité,
Amis avec leurs amis secourables,
Confederés en ligues perdurables:
Et n'y a rien qui en fermeté sûre,
Qu'égalité, en ce monde demeure:
qui serait celui qui ne se moquerait de lui? Et quel serait trouvé et
réputé Atreus, si après avoir donné à souper les propres enfants à son
frère, il venait ainsi arraisonner et instruire ses enfants,
Quand le malheur sur quelqu'un prend son cours,
Communément il n'a d'amis secours,
Sinon de ceux qui sont de son lignage?
et pourtant faut il de tout point bannir et chasser la haine de ses
frères, comme celle qui est mauvaise nourrice de la vieillesse des
peres et meres, et pire encore de la jeunesse des enfants: et si donne
mauvais bruit, et grand blâme envers les concitoyens, lesquels estiment
et jugent à bonne cause, qu'ayants été nourris et élevés dés leur
naissance ensemble, ils ne seraient pas devenus ennemis et
malveillants, s'ils ne savaient <p 83r> de grandes méchancetés et
grandes perversités les uns des autres: car il faut bien qu'il y ait de
grandes et grièves causes pour dissoudre une si grande amitié et
bienveillance, tellement que puis après ils se reconcilient
malaisément. Car ainsi comme les corps qui ont une fois été joints
ensemble, si la colle ou ligature vient à se lâcher, ils se peuvent
bien de rechef rejoindre et recoller ensemble: mais depuis qu'un corps
naturel vient à se rompre ou déchirer, il est mal aisé de trouver
collure ni soudure qui le puisse jamais réunir aussi les amitiés
mutuelles que la nécessité a conjointes entre les hommes, si d'aventure
elles viennent quelquefois à se séparer, facilement elles se
reprennent: mais les frères, si une fois ils sont éloignés et decheuts
de ce qui est selon la nature, difficilement reviennent ils plus jamais
ensemble: et s'ils y reviennent, la reconciliation attire une cicatrice
orde et sale, toujours accompagnée de défiance et de soupçon. Or toute
inimitié d'homme à homme s'imprimant aux coeurs, avec les passions qui
plus travaillent et tourmentent, comme opiniâtreté, colère, envie,
souvenance des maux passés, est chose fort douloureuse et turbulente:
mais celle qui est de frère à frère, avec lequel il est forcé d'avoir
communion de tous sacrifices, et de toutes choses saintes et
religieuses, même sepulture, et quelquefois même maison, possessions,
et heritages confinants les uns aux autres, a toujours devant ses yeux
ce qui la tourmente, lui ramenant en mémoire sa folie et sa forcenerie,
pour laquelle la face qui mieux lui ressemble, et qui lui devrait être
la plus douce, lui est la plus hideuse à voir, et la voix la plus
amiable et la plus familiere depuis son enfance, lui devient plus
effroiable à ouïr: et voyants plusieurs autres frères qui n'ont qu'une
maison, qu'une table, mêmes heritages, et serviteurs non départis, eux
au contraire ont partagé leurs amis, leurs hostes, leurs familiers,
bref toutes choses qui sont communes entre les autres frères, leur sont
à eux ennemies et contraires: encore qu'à toute personne il soit facile
à discourir en son entendement, que les amis, et les compagnons de
table sont sujets à être ravageés, les familiers et les alliés se
peuvent acquérir nouveaux, quand les premiers, ne plus ne moins que des
outils ou des instruments, sont usés, mais d'acquérir un nouveau frère
il n'est pas possible, non plus qu'une main coupée, ou un oeil arraché:
et dit la Persienne sagement, quand on lui demanda pourquoi elle aimait
mieux sauver la vie à son frère qu'à son fils: «Pour ce, dit-elle, que
je puis bien avoir d'autres enfants, mais d'autres frères maintenant
que mes père et mère sont morts, je ne puis.» Que faut-il donc faire,
me pourra demander quelqu'un à un qui aura un mauvais frère?
premièrement, il faut retenir en mémoire, que la mauvaistié se trouve
en toutes sortes d'amitié qui sont entre les hommes, et que selon ce
que dit Sophocles,
Plus des humains les faits tu chercheras,
Plus mal que bien toujours y trouveras.
Il n'y a ni amitié de parentelle, ni de societé, ni de compagnie, qui
se puisse trouver sincere, saine et nette de tout vice. Mais le
Lacedaemonien qui épousait une petite femme, disait, qu'entre les maux
il faut toujours choisir les moindres: aussi pourrait on, à mon avis,
sagement conseiller aux frères, de supporter plutôt les imperfections
domestiques, et les maux de leur propre sang, que d'expérimenter ceux
des étrangers: car en l'un n'y peut avoir répréhension aucune, d'autant
que l'on y est contraint: et l'autre est répréhensible, d'autant qu'il
est volontaire. Car ni le compagnon de table, ou de jeu, ni de l'âge,
ni l'hoste
N'est point lié de fers sans fer forgés,
Qu'étroitement honte lui a chargés:
mais si est bien celui qui est de même sang, qui a été nourri avec
nous, qui est né d'un même père et d'une même mère, auquel il semble
que la vertu même permet <p 83v> et concède par connivence
quelque chose, quand il dit à son frère péchant et faillant en quelque
endroit,
L'occasion pourquoi sans offenser
Je ne te puis misérable laisser,
homme non seulement misérable, mais aussi mauvais et mal sage, c'est de
peur qu'en n'y pensant pas, je ne semble punir aigrement et amèrement
en toi quelque vice de père ou de mère instillé en toi par leur
semence, en te haïssant. Car, comme disait Theophraste, il ne faut pas
aimer les étrangers pour les éprouver, mais au contraire il les faut
éprouver pour les aimer: mais là où la nature ne donne pas au jugement
la précédence pour faire aimer, ni n'attend pas ce que l'on dit
communément, qu'il faut avoir mangé une mine de sel avec celui que l'on
veut aimer: ains dés notre nativité a fait naître quand et nous le
principe et l'occasion d'amitié, là ne faut il pas que nous allions
trop âprement ni trop exactement recherchant les fautes et
imperfections. Mais maintenant tout au contraire, que diriez vous qu'il
y en a qui supporteront et excuseront facilement, jusques à y prendre
plaisir, les fautes des étrangers, et qui ne leur appartiennent de
rien, avec lesquels ils auront pris quelque connaissance ou en un
banquet, ou au jeu, ou aux exercices de la personne, et seront severes,
voire inexorables à l'encontre de leurs propres frères? tellement qu'il
y en a qui prennent plaisir à nourir des chiens mauvais, des chevaux:
et plusieurs, des onces, des chats, des singes, des lions, et les
aiment: et ce pendant ils ne peuvent pas endurer les courroux, les
erreurs, ou les ambitions de leurs propres frères. Et d'autres, qui
donneront à des paillardes et putains des maison et des terres toutes
entières, combattront à bon escient contre leurs frères pour une mazure
ou pour un coin de maison: et puis imposants à la malveillance qu'ils
portent à leurs frères le nom de haine des méchants, ils s'en iront
detestants et vituperants le vice en leurs frères, et aux autres ils ne
s'en soucieront pas, ains hanteront et fréquenteront communément avec
eux. Cela doncques soit comme le preambule de tout notre discours. Au
reste pour entrer aux enseignements, je ne veux pas commencer, comme
les autres font, au partage des biens paternels, mais à l'émulation
mauvaise et jalousie répréhensible qui se leve entre les frères,
vivants encore les peres et meres. Agesilaus jadis avait une coutume,
qu'il envoyait à chacun Senateur de Lacedaemone, incontinent qu'il
était creé, un boeuf, en témoignage de sa vertu: les Ephores qui
étaient comme Syndiques d'un chacun, l'en condamnèrent à l'amende
envers le public, avec adjonction de la cause, que c'était pource que
par telles caresses et menées il allait pratiquant et gagnant à lui
seul ceux qui devaient être communs à tous: aussi pourrait on
conseiller à un fils d'honorer tellement père et mère, qu'il n'étudie
pas à se les gagner, et acquérir leur bonne grâce pour lui seul, en
détournant leur bienveillance des autres envers lui, par laquelle
prattique plusieurs supplantent leurs frères, couvrants d'une couleur
honnête en apparence, mais non juste en vérité, leur avarice et
cupidité: cars ils privent leurs frères finement et cauteleusement du
plus beau et du plus grand bien de leur heritage, qui est l'amour et
bienveillance de peres et meres, espiants oportunément l'occasion que
leurs frères sont ailleurs empêchés, ou qu'ils ne se doutent point de
leurs menées et se rendants fort modestes, reglés, soupples et
obéissants à leurs peres, mêmes és choses où ils vaient que leurs
frères s'oublient et faillent, ou semblent faillir: là où il faut faire
tout l'opposite, quand on sent qu'il y a quelque courroux et
mécontentement du père, en se mettant et se coulant dessous la charge,
comme pour soulager son frère, en lui aidant, et par caresses et
secourables services remettre le mieux qu'on peut son frère en grâce:
et quand il a inexcusablement failli, il en faut rejeter la coulpe ou
sur le temps contraire, ou sur quelque autre occupation, ou bien sur sa
nature même, <p 84r> comme étant plus utile et plus idoine à
autre chose: et convient bien à cela le dire d'Agamemnon,
Ce n'a été ni par lourde paresse,
ni par défaut de sens et de sagesse,
Ains pour avoir sur moi l'oeil étendu,
Et le motif de mon coeur attendu.
Aussi peut dire un bon frère, à l'excuse de son frère, Il m'a voulu
laisser faire ce devoir là. Les peres mêmes sont bien aises d'ouïr
faire translations de noms, et ajoutent soi à leurs enfants, quand ils
appellent la négligence et paresse de leurs frères, une simple bonté:
la sottize, une bonne et droite conscience: une opiniâtreté
querelleuse, courage qui ne veut point être mêprisé: de manière que
celui qui y procède de telle sorte, en intention d'appaiser son père,
il y gagne cela, qu'outre ce qu'il diminue la colère de son père à
l'encontre de son frère, il augmente la bienveillance de son père
envers lui. puis après, quand on a ainsi répondu et satisfait au père,
il se faut alors adresser à part au frère, et lui toucher et remontrer
vivement en grande liberté son péché et sa faute: car il ne faut ni
être indulgent ou connivent envers son frère, ni aussi lui être trop
dur, et le fouler aux pieds quand il a failli: car l'un est autant
comme s'éjouir de sa faute, et l'autre faillir avec lui: mais user
d'une répréhension et correction, qui témoigne le soin de son bien, et
le déplaisir de sa faute: car celui qui aura été le plus affectionné
advocat et intercesseur pour lui envers ses père et mère, sera le plus
véhément accusateur en privé envers lui-même. Que s'il advient que le
frère n'ayant rien offensé, soit néanmoins accusé envers le père, il
est certainement très honnête en toute autre chose de plier et
supporter toute colère et toute rudesse de père et de mère, mais
néanmoins les justifications et défenses d'un frère envers eux, qui
contre tout droit et raison et contre vérité serait accusé, ou à qui
l'on ferait tort, sont irrépréhensibles et fondées en toute honnêteté:
et ne faut point craindre en tel cas d'ouïr le reproche qui se lit en
Sophocles,
Mauvais le fils qui si fort dégénére,
Que de plaider contre son propre père,
en parlant librement pour la défense de son frère, qu l'on voit
iniquement condamné ou opprimé: car telle procédure rend la perte de
cause plus agréable à ceux qui sont convaincus, que ne leur eût été la
victoire et gaing de cause. Au demeurant, depuis que le père est
decedé, il se faut encore plus affectionner à aimer ses frères, que non
pas auparavant: premièrement à mener deuil, et à communiquer la charité
du sang, en regrettant la mort du commun père, et en rejetant arrière
toutes suspicions de vallets, et tous calomnieux rapports des familiers
qui voudraient semer quelque altération entre eux: et plutôt croyant
tout ce que l'on raconte de l'amour réciproque de Castor et Pollux,
mêmement ce que l'on dit, que Pollux tua d'un coup de poing un qui lui
venait rapporter en l'oreille quelque chose à l'encontre de son frère:
puis quand ce vient au partage des biens patrimoniaux, ne
s'entredénoncer pas la guerre l'un à l'autre, comme font plusieurs y
venants tous preparés à cette intention,
écoute moi la fille de la Guerre, Dissension:
ains se donner bien garde de celle journée, comme celle qui est aux uns
commencement de guerre mortelle et irreconciliable, et aux autres
d'amitié et de concorde perdurable: et là faire leurs partages entre
eux seuls, s'il est possible: si non, en la présence d'un ami commun à
tous deux, homme de bien: qui assiste, comme dit Platon, aux lois de
justice, en prenant et donnant ce qui sera plus agréable et plus
convenable l'un à l'autre: et ainsi estimer que l'on partage seulement
la procuration et l'administration des heritages, et laisser l'usage et
la jouissance de tout sans départir en commun, <p 84v> là où il y
en a qui s'entre-arrachent les uns aux autres les nourrices qui les ont
nourris de mammelle, ou les enfants qui ont été élevés et nourris quand
et eux, à toute force de les poursuivre, et s'en vont au partir de là
ayants gagné le prix d'un esclave, et perdu ce qui était le plus
précieux en la succession de leur père, l'amitié et la confiance de
leur frère: et en aiconnu, qui sans y avoir aucun gain, par une
opiniâtreté seulement, au partage de leurs biens paternels se sont
portés ne plus ne moins, et de rien plus gracieusement, que si c'eût
été butin et pillage de guerre: entr lesquels nommeement ont été
Charicles et Antiochus de la ville d'Opunte, qui coupèrent par le
milieu un vase d'argent et un habillement, et en emportèrent chacun sa
part, divisants ainsi, comme par une malediction tragique,
Leur heritage au tranchant de l'épée.
Les autres vont contant après leurs partages, comme par subtils moyens,
par finess et cautelle, ils ont circonvenu leurs frères, et ont
beaucoup gagné, s'en glorifians, là où plutôt ils se devaient éjouir,
plaire à eux-mêmes, et se magnifier, de ce que par gracieuseté,
courtoisie et volontaire cession, ils seraient venus au dessus de leurs
frères: et pourtant mérite bien Athenodorus que l'on face mention de
lui en cet endroit, comme il n'y a celui en notre pays qui ne s'en
souvienne bien. Il avait un frère plus ancien que lui, qui se nommait
Xenon, lequel maniant comme curateur le bien entier d'eux deux, en
dissipa une bonne partie, à la fin ayant pris une femme à force, et en
étant condamné, il perdit tout son bien, lequel fut appliqué par
confiscation au fisque de l'Empereur. Athenodorus pour lors était
encore jeune adolescent sans aucun poil de barbe, et comme sa part des
biens paternels lui eût été rendue par la justice, il n'abandonna point
son frère, ains mettant tout en commun, en fit partage agec lui: et
encore combien qu'en ce partage il connût que son frère le defraudait
malicieusement de beaucoup, jamais il ne s'en courrouça à lui, ni ne
s'en repentit, ains supporta gayement et doucement l'ingrate méchanceté
de son frère, laquelle fut divulguée par toute la Grèce. Or Solon ayant
prononcé cette sentence touchant le gouvernement de la chose publique,
que l'égalité n'engendre point de sédition, semble avoir trop
fâcheusement introduit la proportion Arithmetique, qui est populaire,
au lieu de la belle Geometrique: mais en une famille et maison qui
conseillerait aux frères, comme Platon admonnestait ses citoyens, sur
tout, s'il était possible, d'ôter de la Republique ces mots de mien et
tien, ou à tout le moins se contenter de l'égalité et tâcher à la
conserver, certainement il asserrait un grand et beau fondement de
paix, amitié et concorde entre les frères. Et qu'il se serve à ce
propos d'exemples honnorables et illustres, comme est la réponse de
Pittacus au Roi de Lydie, qui lui demandait s'il avait des biens: «Deux
fois, dit-il, plus que je ne voudrais, étant mon frère mort, duquel
j'ai herité.» Mais pource que le plus n'est pas ennemi du moins
seulement en augmentation et diminution de richesses, ains comme dit
Platon, universellement en inégalité y a toujours mouvement, et en
égalité repos et séjour: aussi toute inégalité est bien dangereuse de
mettre dissension et querelle entre les frères, et est toutefois
impossible qu'ils soient en toutes choses egaux ni pareils, d'autant
que ou la nature dés la naissance, ou depuis la fortune leur départent
inégalement leurs grâces et faveurs d'où procèdent les envies, et
jalousies entre-eux, maladies et pestes mortelles, non seulement aux
familles et maisons, mais aussi aux villes et cités: il s'en faut
donner de garde et promptement y remédier, quand elles commencent à s'y
engendrer. On pourrait conseiller à celui qui aurait advantage sur ses
frères qu'il leur communiquât tout ce qu'il aurait par-dessus eux, en
les honorant par son credit et réputation, et les avançant par le moyen
de ses amitiés: et si d'aventure il est plus eloquent qu'eux, leur
offrant sa peine et suffisance, comme étant à eux autant comme à
lui-même, et puis n'en <p 85r> montrant aucune enfleure
d'arrogance ni de mêpris envers eux, ains plutôt en s'abbaissant et
soumettant, rendre sa préférence et son advantage non sujet à l'envie,
et égaler autant comme il lui est possible l'inégalité de la fortune
par moderée opinion de soi-même: comme Lucullus ne voulut jamais
entreprendre office ni magistrat devant son frère, encore qu'il fut
plus âgé que lui, ains laissant passer son temps, attendit celui de son
frère. Et Pollux ne voulut pas être Dieu même seul, ains plutôt
demi-dieu avec son frère, et participer de la condition mortelle pour
lui faire part de son immortalité: là où il est en toi, pourra l'on
dire à celui que l'on prendra à admonester, sans aucunement diminuer
rien des biens que tu as présentement, accomparer et égaler à toi ton
frère, le faisant, par manière de dire, jouir de ta grandeur, de ta
gloire, de ta vertu, et de ton bon heur: comme fit jadis Platon, qui
mit les noms de ses frères, les introduisant parlants en ses plus
nobles traités, pour les rendre renommés, à savoir Glaucon et
Adimantus, és livres qu'il a écrit de la Republique, et Antiphon le
plus jeune, en son dialogue de Parmenides. davantage, ainsi comme il y
a ordinairement de grandes inégalités entre les natures ou les
aventures des frères, aussi est-il presque impossible que l'un soit en
tout et par tout supérieur à ses frères: car il est bien vrai que les
Éléments que l'on dit être creés d'une même matière, ont des qualités
et forces toutes contraires, mais on ne voit jamais que de deux frères
nés d'un même père et d'une même mère, l'un fut comme le sage que
feignent les Stoïques, beau, gracieux, liberal, honorable, riche,
eloquent, studieux, savant, et humain tout ensemble: et l'autre laid,
mausade, sale, chiche, nécessiteux, mal emparlé, ignorant et inhumain
aussi tout ensemble: ains y a bien souvent en ceux qui sont les plus
rebutés et moins estimés quelque scintille de grâce, de valeur et
d'aptitude et inclination à quelque chose de bon: car, comme dit le
commun proverbe,
parmi chardons et espineux halliers
Naissent les fleurs des tendres violiers.
celui doncques qui sentira avoir l'avantage en autres choses, s'il
n'amoindrit ni ne cache point les telles-quelles parties de vertu qui
seront en son frère, ni ne le deboute point comme en un jeu de prix de
tous les premiers honneurs, ains lui cède réciproquement en
quelques-uns, et le déclare plus excellent et plus habile que lui en
plusieurs choses, retirant toujours toute occasion et matière d'envie,
comme le bois du feu, il l'éteindra à la fin, ou plutôt il empêchera du
tout qu'elle ne s'engendre et concrée. Mais encore celui qui s'aidera
toujours de son frère, és choses mêmement desquelles il saura être plus
excellent que lui, et usera de son conseil, comme s'il est rhetoricien,
à plaider des causes: s'il est entendu en matière d'état, à savoir
comment il se doit porter en son magistrat: s'il est homme qui ait
beaucoup d'amis, en affaires: bref qu'en nulle chose de conséquence, et
qui peut apporter réputation, ne laisse son frère derrière, ains le
fait son parsonnier et compagnon en toutes choses grandes et
honorables, que se sert de lui quand il est présent, l'attendant quand
il est absent, et généralement qui lui donne à entendre qu'il ne serait
pas homme de moindre execution que lui, mais qu'il fait moins de compte
d'acquérir réputation, et de s'avancer en credit, que lui, en ne
s'ôtant rien à soi-même, il ajoute beaucoup à son frère. Ce sont les
preceptes et advertissemens que l'on pourrait donner à celui qui serait
plus excellent que son frère: et quant à celui qui serait inferieur, il
faut qu'il pense en lui-même, que son frère n'est pas un, ni seul, ou
plus riche, ou plus savant, ou plus renommé que lui, ains qu'il est
lui-même vaincu d'un nombre infini d'autres,
Tant qu'il y a d'hommes mangeants le fruit
Que la grandeur de la terre produit.
<p 85v> Mais s'il est tel qu'il aille par tout portant envie à
tout le monde, ou bien s'il est si mal né, qu'entre tant d'hommes qui
sont heureux, il n'y en ait pas un qui le fâche, que celui qu'il dût le
plus aimer, et qui lui tient de plus près d'obligation du sang, il peut
bien dire qu'il est malheureux en toute extrémité, et qu'il ne laisse
moyen à homme qui vive de le passer en malheureté. Si comme donc
Metellus disait que les Romains devaient bien rendre grâce aux Dieux de
ce que Scipion étant si grand personnage était né dedans Rome, et non
pas en une autre cité, aussi que chacun souhaitte et face prière aux
Dieux, que lui principalement surmonte tous autres en prosperité, ou,
si non, au moins que ce soit un sien frère qui ait cette tant désirée
puissance et authorité: mais il y en a qui sont si mal nés à toute
honnêteté, qu'ils s'éjouissent et se glorifient bien d'avoir des amis
colloqués en grands honneurs, et d'avoir des princes ou des grands
seigneurs et riches pour hostes, mais ils estiment que la splendeur de
leurs frères soit leur obscurité: et se plaisent bien d'ouïr raconter
les prosperités de leurs peres, les victoires et conduittes d'armées de
leurs ayeux, ausquelles ils n'eurent oncques part, ni n'en reçurent
oncques honneur ni profit, mais de grandes successions qui seront
échues à leurs frères, ou d'états magnifiques, ou de mariages
honorables, il en sont marris, et leur semble que cela les ravale. Et
toutefois il fallait en premier lieu ne porter envie à personne, ou si
non, à tout le moins tourner son envie au dehors, et deriver cette
malignité, d'être marri du bien d'autrui, à l'encontre des étrangers,
comme ceux qui embrouillent leurs ennemis en séditions intestines, et
les chassent hors de chez eux.
D'autres Troiens et de leurs alliés
Grand nombre y a parmi votre bataille,
Pour éprouver de mon glaive la taille:
Des Grecs aussi en notre ost Argien,
Sur qui pourras faire épreuve du tien.
comme dit Diomedes à Glaucus: c'est là où tu peux exercer ton envie et
ta jalousie. Mais il faut qu'un frère ne soit pas comme le bassin d'une
balance qui fait le contraire de son compagnon, quand l'un se haulse,
l'autre se baisse: ains faut qu'il face comme les petits nombres, qui
par multiplication d'eux même produisent les grands, et en se
multipliant ainsi l'augmenter, et s'augmenter aussi de biens: car entre
les doigts de la main, celui qui ne tient pas la plume en écrivant, et
qui ne touche pas les chordes de l'instrument en jouant, pource qu'il
n'est pas propre ne dispos à ce faire, n'en vaut pas pire pour cela,
ains ils se meuvent tous ensemble, et s'entre-aident les uns les autres
en quelque sorte, comme ayants expressément pour cette cause été faits
inegaux à l'entour du plus grand et du plus fort, pour être plus apte à
prendre, et à retenir. Ainsi Craterus étant frère propre d'Antigonus
Roi regnant, et périlaus de Cassander, se mirent à conduire des armées
sous leurs frères, ou bien se teindrent en leurs maisons: mais je ne
sais quels Antiochus Seleucus, et ailleurs Grypus et Cyzicenus,
n'ayants pas appris à se contenter du second lieu, ains appetants les
marques de dignité Royalle, la pourpre, et le diadéme, se remplirent
eux-mêmes, et les uns les autres de maux infinis, et en combletent
quant-et-quant toute l'Asie. Mais pour autant que les envies et
jalousies s'impriment le plus souvent és natures et moeurs de personnes
ambitieuses, le plus expédient serait aux frères, pour obvier à tel
inconvénient, de n'aspirer pas à acquérir honneur, ni authorité et
credit par mêmes moyens, ains l'un par un moyen et l'autre par un
autre: car les combats des bêtes sauvages s'émeuvent ordinairement
entre celles qui se nourrissent de même pâture, et entre les combatants
des jeux de prix ceux-là seuls se nomment adversaires les uns des
autres qui travaillent à même sorte de jeu: là où les escrimeurs des
poings aux escrimeurs à outrance sont amis, et les lutteurs aux
coureurs de carrière, <p 86r> et s'entre-aident et
s'entrefavorisent les uns aux autres. Et pourtant des deux fils de
Tyndarus, l'un Polynices gagnait toujours le prix à l'escrime des
poings, et Castor l'emportait à la course. Voilà pourquoi Homere a bien
fait, que Teucer était excellent à tirer de l'arc, là où son frère
était des meilleurs combatants à coups de main,
Et le couvrait de son luisant écu.
Comme entre ceux qui se mêlent des affaires publiques, ceux qui manient
les armes ne portent pas communément envie à ceux qui haranguent devant
le peuple, ni entre ceux qui parlent en public, les advocats aux
lecteurs de philosophie, ni entre ceux qui pensent les malades, les
médecins aux chirurgiens, ains s'entredonnent la main, et
s'entreportent témoignage les uns aux autres: mais vouloir et chercher
d'acquérir honneur et réputation d'un même art, et par une même valeur
et suffisance, c'est autant entre ceux qui ne sont pas parfaits, comme
étant amoureux d'une même maîtresse, vouloir être mieux venu, et avoir
plus davantage l'un que l'autre. Ceux doncques qui cheminent par
diverses voies evitent les occasions d'envie, et s'entre-aident les uns
les autres, comme Demosthenes et Chares, et semblablement Aeschines et
Eubulus, Hyperides et Leosthenes, dont les uns proposaient les decrets,
et haranguaient devant le peuple, les autres conduisaient les armées,
et faisaient les affaires. Et pourtant faut-il que les frères qui ne
seront pas pour s'entrecommuniquer, sans envie, leur gloire et leur
credit, aient leurs cupidités et leurs ambitions bien tournées à
contrepoil, et bien éloignées les unes des autres, s'ils veulent
recevoir plaisir, et non pas déplaisir de la prosperité et de l'heureux
succès les uns des autres: mais par-dessus tout cela, il se faut bien
donner garde des parents et alliés, et quelques fois des femmes mêmes,
qui à la convoitise d'honneur ajoutent de mauvais et malicieux propos:
Votre frère fait merveille, il emporte tout, on ne parle que de lui,
tout le monde lui fait la cour: là où personne ne vient vers vous, et
n'avez honneur ne demi. Le frère qui sera sage, répondra à ces mauvais
langages là, j'ai un frère qui a la vogue de credit, et du credit et
authorité qu'il a, la plus grande part en est miene, et à mon
commandement. Car Socrates disait, qu'il aimait mieux avoir Darius pour
ami que ses Dariques: mais un frère qui a bon jugement ne se pensera
pas avoir moins de bien, d'avoir son frère constitué en grand état, ou
riche, ou avancé en credit et réputation, par le mérite de son
éloquence, que si lui-même avait l'état, la richesse, le savoir et
l'éloquence. Voilà comment il faut essayer à radouber le mieux qu'il
est possible telles inégalités: mais il y a d'autres différences qui
naissent incontinent avec eux, au moins ceux qui ne sont pas bien
appris quant aux âges: car à bon droit les plus vieux voulants toujours
commander aux plus jeunes, leur presider, et avoir plus et d'honneur et
d'authorité et de puissance en tout et par tout, sont fâcheux et
ennuyeux: et de l'autre côté aussi les plus jeunes secouants la bride
et s'enorgueillissants s'accoutument à ne faire compte, et à mêpriser
leurs frères plus âgés: de là advient que les jeunes, comme enviés et
rabbaissés toujours par leurs aînés, fuient et haïssent leurs
corrections et admonitions, et les aînés désirants garder et retenir
toujours leur précédence par-dessus eux, redoutent l'accroissement de
leurs puisnés, comme étant la ruine d'eux-mêmes. Tout ainsi doncques
comme l'on dit, qu'en un bienfait il faut que celui qui le reçoit
l'estime plus grand qu'il n'est, et celui qui le donne plus petit:
aussi qui pourrait persuader à l'aîné de ne réputer pas que le temps
dont il précéde son frère soit beaucoup, et au puisné que ce soit peu
de choses, il les délivrerait tous deux, l'un de desdaing et de mêpris,
et l'autre d'irrévérence et de négligence. Et pource qu'il est
convenable à l'aîné d'avoir soin, enseigner, reprendre et admonester,
et au puisné honorer, suivre et imiter: je voudrais que la solicitude
de l'aîné tint plutôt du compagnon que du père, et de la suasion <p
86v> plutôt que du commandement, et qu'il fut plus prompt à s'éjouir
pour le devoir fait, et à le louer, que non pas à le reprendre et
blâmer, pour l'avoir oublié, et face l'un non seulement plus
volontairement, mais aussi plus humainement que l'autre: et aussi qu'au
zele du puisné il y eût plus de l'imitation, que de la jalousie et
contention, pource que l'imitation presuppose la bonne estime et
admiration, et la jalousie et contention n'est jamais sans envie, qui
fait que les hommes aiment ceux qui tâchent à les ressembler, et au
contraire ils rebutent et depriment ceux qui étrivent et s'efforcent de
s'égaler à eux: et parmi l'honneur qu'il est bien séant que le puisné
rende à son aîné, l'obéissance est celle qui mérite plus de louange, et
qui engendre une plus forte et plus cordiale bienveillance, accompagnée
d'une révérence et d'un contentement, qui est cause que l'aîné
réciproquement lui cède et lui defere. Dont il advint que Caton ayant
dés son enfance honoré et reveré son frère Caepion par obéissance,
observance et silence devant lui, à la fin gagna tant quand ils furent
hommes faits, et le remplit de si grand respect et révérence envers
lui, qu'il ne faisait ni ne disait rien qu'il ne lui dît. Auquel propos
on raconte que Caepion un jour ayant signé et seellé de son cachet
quelques tablettes de témoignage, Caton son frère survenant après ne
les voulut point signer ni seeller: quoi entendant Caepion redemanda
incontinent les tablettes, et arracha son cachet avant que demander
pour quelle occasion son frère ne lui avait pas cru, ains avait eu le
témoignage pour suspect. Aussi semble-il que les frères d'Epicurus lui
portèrent grand respect et révérence, pour l'amour et bienveillance
qu'il avait montré envers eux: ce qui apparut tant en toutes autres
choses, qu'en ce qu'ils épousèrent fort chaudement toutes ses
inventions et opinions en la philosophie: car encore qu'ils se soient
trompés d'opinion, d'avoir toujours dit et tenu dés leur enfance, que
jamais homme n'avait été si savant en philosophie que leur frère
Epicurus: si est-ce chose merveilleuse comment ou lui les ait pu ansi
affectionner, ou eux se soient ainsi disposés et affectionnés envers
lui. Entre les plus modernes philosophes mêmes, Apollonius le
Peripatetique a convaincu de menterie celui qui a dit le premier, que
l'honneur et la gloire ne recevaient point de compagnon, ayant rendu
son frère puisné Sotion plus honoré et plus renommé que lui-même. Et
quant à moi, combien que la fortune m'ait fait beaucoup de faveurs, qui
méritent bien que je lui en rende grandes grâces, il n'en a pas une
dont je me sente tant obligé à elle, comme l'amour et la bienveillance
que m'a porté et me porte en toutes choses mon frère Timon, ce que nul
ne peut nier, qui ait tant soit peu hanté ou fréquenté avec nous, et
moins que tous autres, vous qui nous avez été familiers. Il y a
d'autres hargnes, dont il se faut donner garde, entre les frères qui
sont de pareil âge, ou bien peu éloignés l'un de l'autre, lesquelles
passions sont petites, mais continuelles et en grand nombre, au moyen
dequoi elles apportent une mauvaise accoutumance de se fâcher, aigrir
et courroucer de toutes choses, laquelle enfin se termine en haines et
inimitiés irreconciliables: car ayants commencé à quereller les uns
contre les autres dés les jeux d'enfance pour la nourriture, ou pour
les combats de quelques petites bêtes, comme de cailles ou de cocqs, et
puis pour la lutte des petits garçons, ou pour la chasse de leurs
chiens, ou la comparaison de leurs chevaux, ils ne peuvant plus retenir
ni refréner, quand il sont devenus grands, leur opiniâtreté et leur
ambition en choses de grande conséquence. Comme les plus grands et plus
puissants hommes d'entre les Grecs de notre temps, s'étant premièrement
bandés les uns contre les autres pour les faveurs qu'ils portaient à
des baladins et joueurs de cithres, et puis faisants à l'envi à qui
aurait de plus beaux viviers, de plus belles baignoueres, et de plus
belles allées et galeries, de plus belles salles, et lieux de plaisance
au territoire de Edepsus, en les comparant les unes aux autres <p
87r> opiniâtrement, en coupant les canaux, et divertissant les
conduits des fontaines; ils se sont tellement aigris les uns contre les
autres, qu'ils s'en sont perdus: car le tyran les leur a tous ôtés, et
ont été bannis de leur pays, pauvres, vagabonds par le monde, et à
peine que je ne dis, tous autres qu'ils n'étaient auparavant, excepté
qu'ils sont demeurés les mêmes qu'ils étaient à s'entrehaïr. Voila
pourquoi il faut bien dés le commencement resister à la jalousie et
opiniâtreté qui se glisse entre les frères és premières et petites
choses, en s'accoutumant à céder l'un à l'autre réciproquement, et à se
laisser vaincre, et à s'éjouir plutôt de leur complaire, que non pas de
les vaincre: car ce n'a point été d'autres victoires que les anciens
ont entendu, quand ils ont appelé la victoire Cadmiene, que celle
d'entre les frères au-devant de Thebes, qui fut une très vilaine et
très méchante victoire. Mais quoi, les affaires mêmes n'apportent-ils
pas plusieurs occasions de dissensions et de debats entre les frères, à
ceux encore qui sont les plus doux et les plus gracieux? Oui certes,
mais c'est aussi là où il faut laisser les affaires se combattre tous
seuls, sans y ajouter aucune passion d'opiniâtreté, ni de colère, comme
un hameçon qui les accroche et attache à debattre, ains faut que comme
en une balance ils regardent par ensemble de quel côté panchera le
droit et l'equité, et que le plutôt qu'il leur sera possible, ils
remettent le jugement et l'arbitrage de leur différent à quelques bons
personnages, pour les vider et purger tout au net devant qu'ils percent
si avant, comme une tache ou une teincture, que l'on ne la puisse plus
effacer ni laver: et puis imiter les philosophes Pythagoriens, lesquels
n'étant alliés ni parents, ains seulement participants de même école et
même discipline, si d'aventure ils s'étaient quelques fois transportés
de colère, jusques à dire injure l'un à l'autre, devant que le soleil
fut couché touchants en la main l'un de l'autre et s'entr'embrassans,
faisaient l'appointement: car comme quand il advient une fiévre sur une
bosse en l'aine, il n'y a pour cela danger quelconque, mais si la bosse
nettoyée et passée la fiévre persévére, c'est un maladie qui a son
principe et sa cause d'ailleurs plus profonde: aussi le différent qui
est entre deux frères, quand il cesse avec l'affaire, procédait de
l'affaire: mais si le différent demeure après l'affaire vuidé,
l'affaire n'était que pretexte, et y avait au dedans une suspecte et
mauvaise racine cachée. Auquel propos il fait bon entendre la façon de
procéder à la decision du différent de deux frères de nation barbare,
non pour une part ou portion de quelque petite terre, ou pour un nombre
d'esclaves, ou de moutons: mais pour l'Empire des Perses: car après la
mort de Darius aucuns des Perses voulaient que Ariamenes succedât à la
couronne, comme étant le fils aîné du feu Roi: les autres voulaient que
ce fut Xerxes, tant pource qu'il était fils de Atossa fille du grand
Cyrus, que pource qu'il était né de Darius étant jà Roi couronné.
Ariamenes doncques descendit du pais de la Medie, non point en armes,
comme pour faire la guerre, ains tout simplement avec son train, comme
pour pousuivre son droit en justice. Xerxes par avant sa venue faisait
toutes choses qui appartenaient à un Roi, mais quand son frère fut
arrivé, volontairement il s'ôta le diadéme ou frontal, et posa le
chapeau Royal, que les Rois ont accoutumé de porter à la pointe droite,
et lui alla au-devant, l'embrassa, et lui envoya des présents, avec
commandement à ceux qui les lui portoyent de lui dire, «Xerxes ton
frère t'honnore maintenant de ces présents ici: mais si par la sentence
et le jugement des Princes et Seigneurs de Perse il est déclaré Roi, il
veut que tu sois la seconde personne de Perse après lui.» Ariamenes fit
réponse: «Je reçois de bon coeur les présents de mon frère, et pense
que le Royaume des Perses m'appartienne, mais quant à mes frères, je
leur garderai l'honneur qui leur est du après moi, et à Xerxes le
premier de tous.» Quand fut échu le jour du jugement, les Perses de
commun consentement déclarèrent juge de cette grande cause Artabanus,
qui était frère du defunct Darius. Xerxes ne voulait point être jugé
par lui seul, <p 87v> parce qu'il se fiait plus à la multitude
des Seigneurs, mais sa mère Atossa l'en reprit: «pourquoi, dit-elle,
mon fils, refuses-tu Artabanus ton oncle, le plus homme de bien qui
soit en Perse, pour ton juge? et pourquoi as-tu tant de crainte de
l'issue de ce jugement-là où le second lieu même est encore honorable,
d'être appelé et jugé le frère du Roi de Perse?» Xerxes doncques se
laissa persuader à sa mère: et le proces étant jugé, Artabanus
prononcea que le Royaume appartenait à Xerxes: parquoi Ariamenes
incontinent se levant de son siege alla faire hommage à son frère, et
le prenant par la main droite le mena seoir dedans le siege Royal, et
de là en avant fut toujours le plus grand auprès de lui, et se montra
si bien affectionné en son endroit, que en la bataille navale de
Salamine il mourut en combattant vaillamment pour son service. cet
exemple donc soit comme un patron original de vraie benignité et
magnanimité, où il n'y a rien à reprendre. Et quant à Antiochus on
pourrait bien justement reprendre en lui une trop grande convoitise de
regner, mais aussi fait-il bien à émerveiller, que l'amitié fraternelle
ne fut pas du tout éteinte en son ambition. Il faisait la guerre pour
le Royaume, à son frère Seleucus qui était son aîné, et avait sa mère
qui lui favorisait: mais au plus fort de leur guerre Seleucus ayant
donné une bataille aux Galates, la perdit, et ne se trouvant nulle
part, on fut long temps que l'on le tint pour mort: et son armée toute
taillée en pièces par les Barbares: ce que ayant entendu Antiochus posa
la robe de pourpre, et se vêtit de noir, et fermant son palais Royal,
mena deuil de son frère, comme s'il eût été perdu: mais après étant
averti comme il était sain et sauf, et qu'il remettait sus une autre
armée, sortant de son logis en public il alla sacrifier aux Dieux en
action de grâces, et commanda aux villes qui étaient sous lui de faire
semblablement sacrifices, et porter chapeaux de fleurs en signe de
réjouissance publique. Et les Atheniens ayants sans propos inventé et
controuvé la fable, touchant la querelle d'entre Neptune et Minerve, y
ont entremêlé une correction qui n'est pas trop hors de propos: car ils
suppriment toujours le deuxiesme jour du mois de Juin, auquel ils
disent qu'advint ce debat et cette noise entre Neptune et Minerve. Qui
nous empêchera donques aussi, s'il advient que nous ayons eu debat ou
différent à l'encontre de nos alliés et parents, que nous ne
condamnions ce jour-là de perpetuelle oubliance, et ne le réputions
entre les journées maudites et malencontreuses, non pas oublier tant
d'autres bonnes et joyeuses, desquelles nous avons vécu, et avons été
nourris ensemble, à l'occasion d'une seule? car ce n'est point en vain,
ne pour néant, que nature nous a donné la mansuetude et la modestie,
fille de patience, où il faut que nous en usions, principalement envers
nos alliés et nos parents. Si ne se montre pas l'amour et affection
cordiale envers eux seulement, en leur pardonnant quand ils ont failli,
mais aussi en leur demandant pardon quand on les a offensés: pourtant
ne les faut-il pas négliger quand ils sont courroucés, ni se roidir à
l'encontre d'eux quand ils se viennent justifier ou excuser, ains
plutôt les prevenir et aller au-devant de leurs courroux, en s'excusant
si on les a offensés, et leur pardonnant devant qu'ils s'excusent:
pourtant est Euclides le disciple de Socrates fort renommé és écoles
des philosophes, pource que ayant ouï une parole indigne et bestiale de
son frère, qui lui avait dit, Je mourrois de male mort si je ne me
vengeois de toi: «mais moi, dit-il, si je n'appaisois ta colère, et ne
te persuadois que tu m'aimasses comme tu faisais auparavant.» Mais
l'effet et non pas la parole du Roi Eumenes ne se peut aucunement
surpasser ni en patience, ni en douceur et bonté: car Perseus le Roi de
Macedoine, étant son ennemi, avait attiltré des meurtriers pour le
tuer, lesquels étaient en embûche à l'épier auprès de la ville de
Delphes, ayants entendu qu'il venait de la marine vers la ville, pour
se conseiller à l'oracle d'Apollo: et l'assaillants par derrière, lui
jetèrent de grosses pierres, qui l'assenèrent sur la tête et sur <p
88r> le col: dont il fut tellement étourdi, qu'il en tomba par terre
tout pasmé, de manière que l'on pensa qu'il fut mort, et en courut le
bruit par tout, tant que quelques-uns de ses serviteurs et amis mêmes
coururent jusques en la ville de Pergame en porter la nouvelle, comme
de chose à laquelle ils avaient été présents: parquoi Attalus le plus
âgé de ses frères homme de bien, et qui s'était toujours plus
fidelement et plus loyaument que nul autre porté envers son frère, fut
non seulement déclaré Roi, et couronné du diadesme Royal, mais qui plus
est, il épousa la Roine Stratonice femme de son frère, et coucha avec
elle: mais depuis quand les nouvelles arrivèrent qu'Eumenes était
vivant, et qu'il s'en venait, posant le diadesme, et reprenant la
javeline, comme il avait accoutumé de porter à la garde de son frère,
il lui alla au-devant avec les autres gardes, et le Roi le reçeut
humainement, salua et embrassa la Roine avec grand honneur et grandes
caresses: et ayant vécu longuement depuis sans plainte ni suspicion
quelconque, finablement venant à mourir il consigna et laissa son
Royaume et sa femme à son frère Attalus. Mais que fit Attalus après sa
mort? il ne voulut jamais faire nourrir aucun de ses enfants que
Stratonice sa femme lui porta, et si en eut plusieurs, ains nourrit et
éleva le fils de son frère defunct, jusques à ce qu'il fut en âge
d'homme, et lors lui-même lui mit sur la tête le diadesme Royal, et
l'appella Roi. Mais Cambyses au contraire, pour un songe qu'il avait
songé, craignant que son frère ne vint à être Roi de l'Asie, sans autre
raison ne preuve aucune le fit mourir: à l'occasion dequoi la
succession de l'empire sortit de la race de Cyrus après sa mort, et
vint à regner celle de Darius, prince qui sut communiquer le
gouvernement de ses affaires et son authorité, non seulement à ses
frères, mais aussi à ses amis. Il faut bien aussi se souvenir d'un
autre point, et l'observer soigneusement quand on est tombé en quelque
différent avec les frères, c'est de hanter lors, et parler, et
fréquenter plus souvent que jamais avec leurs amis, et à l'opposite
fuir leurs malveillants et ennemis, sans les vouloir ouïr ni recevoir,
suivant en cela pour le moins la façon de faire des Candiots, lesquels
entrants souvent en combustion les uns contre les autres, et se
faisants la guerre, quand il leur survenait des ennemis de dehors ils
se r'alliaient incontinent ensemble, et se bandaient tous contre eux:
et cela s'appellait Syncretisme. Mais il y en a qui, comme l'eau coule
toujours contrebas, aussi s'abbaissent à ceux qui se baissent et qui se
divisent, ruinants par les soufflements toute parenté et toute amitié,
haïssants l'un et l'autre, et s'attachants plus à celui qui se lâche
par imbecillité. Car les amis simples, et ne pensants point en mal,
comme sont les jeunes, aiment ce que leurs amis aiment, mais les plus
pervers et plus malins ennemis font semblant d'être marris et
courroucés aussi contre le frère qui a courroux et debat à l'encontre
de son frère. Comme donc la poule en Aesope répond au regnard, qui
faisait semblant d'avoir ouï dire qu'elle était malade, et lui
demandait par amitié, comment elle se portait: «Je me porterai bien,
dit elle, mais que tu sois arrière d'ici.» Aussi faut-il répondre à un
tel homme malin, qui viendra mettre en avant et ouvrir le propos du
debat avec le frère, pour sonder et sapper par dessous, à fin
d'entendre quelque secret: «Je n'ai rien à démêler avec mon frère, ni
lui avec moi, pourvu que je ne prête point l'oreille aux rapporteurs,
ni lui aussi.» Mais maintenant je ne sais comment quand nous sommes
chassieux, ou que nous avons mal aux yeux, nous divertissons notre vue
des corps qui font réverbération, et des couleurs trop vives: et quand
nous avons quelque colère, ou plainte, ou suspicion contre nos frères,
nous prenons plaisir à ouïr ceux qui nous y embrouillent encore
davantage, et leur adherons lors qu'il était plus besoin de fuir leurs
ennemis et malveillants, et se cacher d'eux: et au contraire
s'approcher, hanter et converser avec leurs alliés, leurs domestiques
et amis, et mêmes entrer dedans leurs maisons pour s'aller librement
plaindre jusques à leurs femmes: et néanmoins <p 88v> on dit
communément, que les frères cheminants ensemble ne doivent pas
seulement mettre une pierre entre eux, et est on marri quand un chien
vient courir à travers d'eux, et craint on beaucoup d'autres choses
semblables, desquelles nulle ne saurait séparer ne diviser la concorde
des frères: et ce pendant il ne voyent pas, qu'ils admettent au milieu
d'eux, et reçoivent à travers, des hommes de nature canine, qui ne font
qu'abboyer, pour irriter les uns contre les autres. A cette cause
venant à propos pour la suite du discours, Theophrastus disait fort
bien, que si toutes choses doivent être communes entre amis, suivant
l'ancien proverbe, encore plus le doivent être les amis: car les
familiarités, conversations et fréquentations séparées à part,
détournent et divertissent les uns d'avec les autres: car à choisir
d'autres familiers et amis suit incontinent par conséquence, prendre
plaisir à d'autres compagnies, en estimer d'autres, et se laisser mener
et gouverner à d'autres, parce que les amitiés forment les naturels des
personnes, et n'y a point de plus certain signe de différentes humeurs
et naturels des personnes, que le chois et election de différents amis:
tellement que ni le boire et maner, ni le jouer, ni passer les jours
tous entiers ensemble, n'ont pas tant d'efficace à contenir la concorde
et bienveillance des frères, comme le haïr et l'aimer de mêmes
personnes, et prendre plaisir à mêmes compagnies, et au contraire
aussi, d'en abhorrir et fuir de mêmes: car quand les frères ont des
amis communs, ils n'endurent jamais qu'il naisse entre-eux des piques
ni des querelles, ains si d'aventure il survient ou quelque soudaine
colère, ou quelque plainte, elle est incontinent appaisée par le moyen
des amis communs, qui les prennent sur eux, et les font évanouir en
néant, s'ils sont bien affectionnés envers l'un et l'autre des frères,
et que leur bienveillance panche autant d'un côté comme d'autre. Car
ainsi comme l'étain soude et rejoint le cuivre qui est cassé, en
touchant aux deux extrémités des pièces rompues, pource qu'il s'accorde
aussi bien avec l'un des frères comme avec l'autre, pour bien résouder
et confirmer la mutuelle bienveillance: mais ceux qui sont inegaux, et
ne se peuvent mêler autant avec l'un comme avec l'autre bout, font une
séparation et disjonction, et non pas une conjonction, comme certains
tons en la musique. Et pourtant pourrait on à bon droit douter, et
demander si Hesiode a bien ou mal dit,
Ne fais égal le compagnon au frère.
car le compagnon qui sera sage et commun ami, plus il sera incorporé
avec tous les deux, plus ferme neud et lien sera il de l'amitié
fraternelle: mais Hesiode a entendu et craint cela des ordinaires et
vulgaires hommes, qui sont coutumièrement sujets à être jaloux, et à
s'aimer soi-même, ce qui est bien raisonnable d'eviter, encore que l'on
porte égale bienveillance à l'ami, qu'au frère: ce néanmoins en cas de
concurrence, de reserver toujours le premier lieu au frère, soit à le
préférer en election de magistrat ou maniement d'affaires d'état, soit
à le convier à quelque festin ou assemblée solonnelle, ou à le
recommander aux princes et seigneurs, et autres telles choses
semblables, que le commun des hommes répute grandes et honnorables, il
faut en tout cela rendre la dignité et l'honneur à l'obligation du sang
et à la nature: car l'avantage en telles choses n'apporterait pas tant
de réputation et de gloire à l'ami, que le rebut apporterait de
deréputation et de déshonneur au frère. Et quant à cette sentence là
nous en avons ailleurs traité plus amplement: mais un autre mot
sententieux de Menander, qui est très sagement dit,
Qui aime bien, ne veut qu'on le mêprise,
nous remet en mémoire et nous enseigne d'avoir soin de nos frères, et
ne nous fier pas tant à l'obligation de la nature, que nous les
mêprisions: car le cheval est une bête de nature aimant l'homme, et le
chien son maître, mais toutefois si vous faillez <p 89r> à les
penser, et en avoir le soin tel que vois devez, ils perdent celle
cordiale affection, et s'étrangent de vous: et le corps est de
naissance très conjoint à l'âme: mais si elle le néglige et le mêprise,
il ne veut plus lui aider, et gâte ou empêche ses actions. Or le soin
et la solicitude honnête que l'on doit avoir des frères, et encore plus
des beaux peres et des gendres d'iceux, est de se montrer toujours
bienveillants, et bien affectionnés en leur endroit prompts à faire
pour eux en toutes occasions, saluer et caresser leurs serviteurs
favorits, remercier les médecins qui les auront pensés en leurs
maladies, leurs amis fideles qui les auront volontairement et utilement
accompagnés en quelque voyage, et en quelque expédition de guerre: et
quant à la femme épousée du frère, la tenir et révérer comme une
relique très sainte, pour l'amour de son mari, la louer, se plaindre
avec elle de son mari, s'il n'en fait compte tel qu'il doit, l'appaiser
quand elle est courroucée, et si d'aventure elle commet quelque légère
faute, la reconcilier avec son mari, et le prier de lui pardonner, et
aussi s'il y a quelque chose particulière en quoi il soit en différent
avec son frère, s'en plaindre à elle, et tâcher de l'appointer avec
lui. être à bon escient marri de ce que son frère ne se marie point, ou
s'il est marié, de ce qu'il n'a point d'enfants, en l'en solicitant, et
le tançant, tant que l'on le conduise par toutes vois à se marier, et
se lier par legitimes alliances: et quand il a eu des enfants, montrer
encore plus manifestement sa bienveillance, tant envers lui qu'envers
sa femme, en l'honorant plus que jamais, et aimant ses enfants comme
les siens propres: mais se montrant encore plus indulgent et plus doux
envers ceux de son frère, afin que s'il advient qu'ils fassent quelque
faute, comme font les jeunes gens, qu'ils ne s'en fuient point, et ne
se retirent point, pour crainte du père ou de la mère, en quelque
mauvaise et débauchée compagnie, ains qu'ils aient un recours et une
retraite, où ils soient admonestés amiablement, et où ils treuvent
intercesseur pour faire leur appointement. Voilà comment Platon ramena
son nepveu Speusippus, qui était fort débauché, et fort dissolu, sans
lui dire ne faire mal quelconque, ains se montrant doux et gracieux à
le recueillir, là où il fuyait ses père et mère qui criaient toujours
après lui, et le tançaient incessamment: quoi faisant il engendra en
son coeur une grande révérence envers lui, et grand zele de l'imiter,
et de s'employer à l'étude de la philosophie, combien, que plusieurs de
ses amis le blâmassent de ce qu'il ne reprenait et ne corrigeait
autrement ce jeune homme: mais lui leur répondit, qu'il le reprenait
assez, en lui donnant à connaître par sa vie et par ses deportements la
différence qu'il y a entre le vice et la vertu, et entre les choses
honnêtes et déshonnêtes. Le père d'Alevas Roi de Thessalie le rebutait
et le rudoyait, pource qu'il était haut à la main et superbe, et au
contraire son oncle frère de son père le soutenait et l'avançait: et
comme un jour les Thessaliens envoyassent les buletins à l'oracle
d'Apollo en Delphes, pour savoir qui serait Roi, l'oncle au desceu du
père mit un buletin pour Alevas: la prophètisse Pythie prononça, que
c'était Alevas qui devait être Roi: au contraire le père insistait,
qu'il n'avait point mis de buletin pour lui: et semblait à tout le
monde qu'il y devait donc avoir eu erreur à écrire ces buletins et ces
noms: et pourtant renvoya l'on de rechef à l'oracle, là où la Pythie
répondit,
J'entends et dis le roux fils d'Archedice.
et en cette manière Alevas étant déclaré Roi de Thessalie par l'oracle
d'Apollo, moyennant cette faveur que lui fit le frère de son père, fut
quant à lui beaucoup plus excellent prince que tous les autres qui
avaient été en la maison devant lui, et si éleva son pays et sa nation
en grande gloire et grande réputation. Ainsi faut-il en s'éjouissant et
se glorifiant de l'avancement, des honneurs, charges et offices
honorables des enfants de son frère, les pousser et encourager à la
vertu, et quand ils font bien, les louer bien hautement: car à
l'aventure serait il odieux de grandement <p 89v> louer le sien
propre, mais celui de son frère, il est digne et honorable, non point
procédant de l'amour de soi-même, ains de l'honnêteté, et tenant à vrai
dire de la divinité. [...] signifie divin, et oncle. Si me semble que
le nom même nous convie à aimer cherement nos nepveux: et si faut que
nous nous proposions à imiter les grands personnages, qui ont été
sanctifiés et deifiés par le passé: car Hercules ayant engendré
soixante et huict enfants, aima aussi cherement Iolaus celui de son
frère, que pas un des siens propres: c'est pourquoi encore maintenant
on le met dessus un même autel que son oncle Hercules, et le prie l'on
quand et lui, l'appellant le côtéillier d'Hercules: et son frère
Iphicles ayant été tué en une bataille, qui fut donnée près de
Lacedaemone, il en fut si déplaisant, qu'il partit de tout le
Peloponese. Et Leucothea, so soeur étant trêpassée, nourrit et éleva
son enfant, et le deifia quand et elle: d'où vient que les Dames
Romaines encore aujourd'hui en la fête de Leucothea, qu'ils appellent
Matuta, portent entre leurs bras et cherissent, non leurs propres
enfants, ains ceux de leurs soeurs.
XIII. Du trop parler.
1. C'EST une cure bien fâcheuse et bien malaisée à la philosophie,
qu'entreprendre de guérir le vice de ceux qui parlent trop, pource que
la médecine dont elle use est la parole reçue des écoutants, et ces
grands parleurs n'écoutent jamais personne, car ils parlent toujours:
et est le premier vice de ceux qui ne se peuvent taire, qu'ils ne
veulent écouter personne, tellement que c'est une surdité volontaire de
gens qui semblent se plaindre de la nature, de ce qu'elle ne leur a
donné qu'une langue, vu qu'elle leur a donné deux oreilles. Si donc
Euripides est loué d'avoir bien dit à un malavisé auditeur auquel il
parlait,
On ne saurait sage conseil donner
A homme fol, ne bien l'arraisonner,
Non plus qu'emplir se pourrait un vaisseau
Qui par tout coule, et ne retient point eau.
plus justement pourrait-on dire à un babillard ou d'un babillard, on ne
saurait emplir celui qui ne reçoit point les sages et bons
avertissements qu'on lui verse, ou pour mieux dire, que l'on répand
alentour des oreilles de celui qui parle toujours à ceux qui point ne
l'écoutent, et n'écoute jamais ceux qui parlent à lui: car s'il écoute
tant soit peu, ce n'est que comme un reflux de babil, qui prend haleine
pour rebabiller puis après encore davantage. Il y avait en la ville
d'Olympe un portique, que l'on appellait Heptaphonos, pource qu'une
même voix y retentissait par diverses reflexions plusieurs fois: mais
si la moindre parole touche tant soit peu à un babillard, incontinent
il resonnera par tout,
Touchant du coeur les chordes plus cachées,
Qui ne devraient pour rien être touchées:
tellement que l'on dirait, que les pertuis et conduits de l'ouie en eux
ne répondent point au dedans du cerveau, mais à la langue: au moyen
dequoi les paroles demeurent en l'entendement des autres: mais des
babillards ils s'écoulent incontinent, et puis ils s'en vont comme
vaisseaux percés, vides de sens et pleins de bruit.
2. Toutefois afin que nous ne laissions à éprouver aucun moyen de leur
profiter, nous pourrons commencer par dire à chacun de ces grands
parleurs,<p 90r>
Ami tais toi, car taciturnité
Porte avec soi mainte commodité,
et entre les autres deux premières et principales, c'est à savoir,
écouter, et être écouté, desquelles ces importuns parleurs ne peuvent
jamais obtenir ne l'une ne l'autre, ains sont frustrés de leur désir en
toutes les deux. Les autres passions et maladies de l'âme, comme
l'avarice, l'ambition, l'amour, ont à tout le moins aucunefois
jouissance de ce qu'elles désirent, mais c'est ce qui plus tourmente
ces grands babillards, qu'ils cherchent par tout qui les veuille ouïr,
et n'en peuvent trouver: car soit ou que l'on devise assis, ou que l'on
se promene en compagnie, chacun s'enfuit grand' erre si tôt que l'on
voit approcher quelqu'un de ces grands causeurs: vous diriez proprement
que l'on a sonné la retraite, si vite chacun se retire. Et ainsi comme
quand en une assemblée il se fait soudainement un grand silence, et que
personne ne parle, on dit que Mercure y est entré: aussi quand un
babillard entre en un banquet ou une compagnie de gens qui
s'entreconnaissent, chacun se tait, craignant de lui donner occasion de
parler: ou si de lui-même il commence le premier à entre-ouvrir les
lévres, chacun se léve et s'en va, devant que l'orage soit venue, comme
font les gens de marine, qui se retirent à l'abri, se doutant de
tourmente, pour avoir ouï un peu bruire la bise sur le haut de quelque
écueuil de mer. Dont il advient qu'ils ne peuvent avoir à boire et à
manger avec eux personne qui y vienne volontairement: ni loger avec eux
quand on va par les champs, ou que l'on voyage par mer, s'ils n'y sont
contraints: car cet importun est toujours après, tantôt les tirant par
la robe, tantôt par la barbe, tantôt les frappant du coude, de manière
que les pieds font là bien besoin comme disait Archilochus, ou plutôt
le sage Aristote, lequel répondit à un tel importun causeur, qui le
fâchait et lui rompait la tête, en lui faisant des plus étranges contes
du monde, et lui répétait souvent, «Mais n'est-ce pas une merveilleuse
chose, Aristote?» «Non pas cela, dit-il, mais c'est bien chose
merveilleuse, qu'un homme ayant des pieds puisse endurer ton babil.» Et
à un autre semblable qui lui disait, après un long procès qu'il lui
avait fait: «Je t'ai bien rompu la tête, Philosophe, de mon parler:»
«Non as, répondit il, point autrement: car je n'y ai point pensé.»
Pource que si l'on est quelquefois contraint de les laisser babiller,
l'âme ce pendant se retire en soi, et fait à par elle quelque discours,
ne leur laissant que les oreilles seulement, sur lesquelles ils
épandent leur babil par dehors: ainsi ne peuvent ils trouver qui les
veuille ouïr, et encore moins qui les veuille croire. Car comme l'on
tient que la semence de ceux qui se mêlent trop souvent avec les
femmes, n'a pas la force d'engendrer: aussi le parler de ces grands
babillards est stérile, et ne porte point de fruit. Et toutefois il n'y
a partie en tout notre corps que la nature ait si sûrement remparée,
que la langue, au-devant de laquelle elle a assis le rempart des dents,
afin que si d'aventure elle ne veut obéir à la raison, qui lui tient au
dedans la bride roide, et qu'elle ne se retire en arrière, nous
puissions refréner son intempérance avec sanglante morsure: car comme
dit Euripide,
Enfin toute langue effrenée
Se trouvera malfortunée.
Et me semble que ceux qui disent, que maison sans porte, et bourse sans
fermeture, ne servent de rien à leurs maîtres: *Voyez Pline, livr. 4.
chap. 13.* et ce pendant ne mettent ne porte ne serrure à leur bouche,
ains la laissent toujours couler au dehors, comme fait celle de la mer
de Pont: ceux-là, dis-je, me semblent estimer, que la parole soit la
plus vile chose du monde. C'est pourquoi on ne les crait jamais, et
toutefois c'est le but auquel toute parole tend, pource que sa fin
proprement est faire foi aux écoutants: et ces grands parleurs ne sont
jamais crus, encore qu'ils disent vérité: comme le froment enfermé
dedans quelque vaisseau humide croît bien quant à la mesure, mais quant
à la bonté <p 90v> de l'usage, il empire: ainsi est-il de la
parole du babillard, car il l'augmente bien en mentant, mais il lui ôte
toute force de persuasion.
4. davantage c'est chose dont toute personne honnête, et qui a honte
des choses infâmes et vilaines, se doit bien soigneusement
contregarder, que de s'enivrer: car comme disent aucuns, colère est
bien du même rang que la manie et fureur: mais ivresse loge et demeure
toujours avec elle, ou pour mieux dire, c'est la fureur même, moindre
quant à la durée du temps, mais plus griève quant à la cause, d'autant
qu'elle est volontaire, et que nous l'encourons de nous mêmes, sans que
rien nous y contraigne. Or n'y a il rien en l'ivresse que tant l'on
blâme et reprenne, que l'intempérance du trop parler: car comme dit le
poète,
Le vin peut tant que le sage il destrave,
Il fait chanter l'homme tant soit il grave,
Rire, gaudir, et chanter, et baller,
Et ce, que taire il devrait, déceler.
Ce dernier est bien le pire et le plus dangereux, auprès de chanter et
de baller: et peut être que le poète taisiblement a voulu soudre la
question que demandent les philosophes, quelle différence il y a entre
avoir bu, et être ivre: car de l'un on est plus gai de coutume, et de
l'autre on parle trop: d'où vient que l'on dit en commun proverbe, «Ce
qui est en la pensée du sobre, est en la bouche de l'ivre.» Et pourtant
répondit sagement le philosophe Bias à un babillard qui se moquait de
lui, pource qu'étant en un festin il ne parlait point, et disait que ce
n'était qu'un lourdaud: «Comment serait-il possible, dit-il qu'un fol
se tût à la table?» Il y eut quelquefois à Athenes un des citoyens qui
festoya les ambassadeurs du Roi de Perse, et pource qu'il sentait bien
que ces seigneurs y prendraient plaisir, il convia au festin les
philosophes qui pour lors étaient en la ville: et comme tous les autres
commençassent à deviser avec eux, et chacun à tenir sa partie, Zenon
qui y était se tut tout quoi sans dire un seul mot: parquoi ces
seigneurs Persiens se prirent à le caresser et à boire à lui, disants:
«Et de vous seigneur Zenon, que dirons nous au Roi notre maître?» «Non
autre chose, répondit-il, sinon, que vous avez vu un vieillard à
Athenes qui se sait bien taire à la table.» tant le silence est une
profonde sapience, et chose sobre, et pleine de hauts secrets, comme au
contraire l'ivresse est chose pleine de tumulte, vide de sens et de
raison. Les philosophes mêmes définissants l'ivresse disent, que c'est
un trop parler à table: de sorte qu'ils ne reprennent pas le bien
boire, pourvu que l'on y garde modestie et silence: mais le trop et
follement parler fait, que le boire est ivresse: ainsi l'ivre parle
follement à table, et le babillard par tout, au marché, au théâtre, en
se promenant, en séant à table, de jour et de nuit. S'il va visiter un
malade, il lui fait plus de mal que sa maladie même: s'il est dedans
une navire, il fâche plus les passagers que ne fait la marée: s'il veut
louer quelqu'un, il lui est plus ennuyeux que s'il le mêprisait: et
aime l'on mieux avoir quelquefois en sa compagnie des hommes mauvais,
moyennant qu'ils soient discrets en parler, que d'autres qui parlent
trop, combien qu'ils soient au reste gens de bien. Le bon vieillard
Nestor en une Tragoedie de Sophocles parlant à Ajax, lequel était un
peu avantageux en paroles, pour le modérer lui dit gracieusement,
Je ne te veux blâmer, Ajax, combien
Que parles mal, pource que tu fais bien.
Nous ne disons pas ainsi du babillard, car l'importunité de son parler ôte toute la grâce de son bien faire.
5.Lysias jadis,à la request de quelque'un qui avait un proces, lui
composa une harangue, et la lui bailla: la partie l'ayant plusieurs
fois lue et relue, s'en vint enfin vers Lysias tout découragé, et lui
dit: la première fois que je l'ai lue, elle m'a semblé excellente: mais
la seconde et la tierce, elle m'a semblé maigre, <p 91r> et n'y
ai point trouvé de nerfs. Lors Lysias lui répliqua: Comment, ne sais tu
pas bien qu'il ne te la faudra prononcer qu'une fois devant les juges?
et toutefois on voit manifestement la douceur grande et force
d'éloquence qui est és écrits de Lysias, car j'ose bien dire et
maintenir, que les Muses aux blonds cheveux lui ont été favorables.
Entre les choses singulières que l'on dit du prince des poètes,
celle-là est très véritable, que Homere est seul au monde qui n'a
jamais saoulé ni dégoûté les hommes, se montrant aux lecteurs toujours
tout autre, et florissant toujours en nouvelle grâce: aussi a-il bien
montré combien il craignait et fuyait ce dégoût, et cette fâcherie qui
suit de près toute longue traînée de paroles, en ce que lui-même a
écrit,
Ce que l'on a clairement déjà dit
Est odieux quand puis on le redit.
Voilà pourquoi il méne les auditeurs d'un conte en autre, et par la
nouveauté empêche que les oreilles ne se lassent et ne se saoulent
jamais d'ouïr: et ceux-ci au contraire rompent la tête de mêmes
redites, comme ceux qui souillent les tablettes de ratures.
6.Et pourtant mettons leur ceci premièrement devant les yeux, tout
ainsi que ceux qui par force de boire du vin outre mesure et sans eau,
sont cause que ce qui nous a été donné pour nous réjouir et pour faire
bonne chère, aux uns se tourne en fâcherie, aux autres en violence:
aussi ceux qui hors de saison et à tous propos usent du parler, qui est
la plus délectable et la plus amiable conférence que les hommes
sauraient avoir ensemble, le rendent fâcheux et importun, déplaisants à
ceux à qui ils cuident plaire, moqués de ceux dont ils cuident être
estimés, et malvoulus de ceux desquels ils pensent être aimés. Ainsi
donc comme à bon droit celui serait estimé peu courtois, qui avec le
tissu de Venus, auquel sont toutes les sortes de gracieux attraits,
rebuterait et chasserait tous ceux qui s'approcheraient de lui: aussi
celui qui par son parler se fait fuir et haïr, se peut bien tenir pour
homme de mauvaise grâce et mal instruit et appris.
7.Or quant aux autres passions et maladies de l'âme, les unes sont
dangereuses, les autres odieuses, les autres sujettes à moqueries: mais
tous ces maux adviennent ensemble aux babillards: ils sont moqués, car
chacun en fait des contes: ils sont haïs, car ils apportent toujours
quelques mauvaises nouvelles: ils sont en danger, pource qu'ils ne
peuvent taire leur secret. Voilà pourquoi Anacharsis, ayant un jour été
festoyé chez Solon, fut estimé sage, parce qu'on le voit en dormant
tenir sa main droite sur sa bouche, et sa gauche sur les parties
naturelles, ayant bonne opinion de penser, que la langue a besoin de
plus forte bride que non pas la nature: car il ne serait pas facile de
nombrer autant de personnes qui se soient ruinés par intempérance de
luxure, comme il y a eu de puissantes cités, et de grands états
détruits et renversés par avoir éventé quelque secret. Sylla étant au
siege devant Athenes, et n'ayant pas loisir d'y tenir le camp
longuement, pour autant que d'autres affaires le pressaient, et que
d'un côté Mithridates avait envahi, occupé et ravi toute l'Asie, et
d'autre côté la ligue de Marius se remettait sus, et recouvrait grande
puissance dedans Rome, il y eut quelques vieillards en la boutique d'un
barbier, qui en caquetant ensemble dirent, qu'un certain quartier de la
ville, que l'on nommait Heptachalcon, n'était pas bien gardé, et qu'il
y avait danger que la ville ne fut prise par cet endrait-là Ce
qu'entendants certains espions qui étaient dedans la ville, l'allèrent
rapporter à Sylla, lequel incontinent sur la minuit approcha son armée
de ce côté-là, par où il entra dedans, et peu s'en fallut qu'il ne la
razât toute, mais au moins l'emplit-il de meurtre, et fut la rue que
l'on appellait Ceramique tout arrosée de sang, étant Sylla plus indigné
contre ceux de la ville pour certaines paroles injurieuses, que pour
autre offense qu'ils lui eussent faite: car pour se moquer de Sylla et
de sa femme Metella, ils venaient sur la muraille et disaient, Sylla
est une mûre aspergée de farine:
* SYLLAE s'appellent les personnes de couleur brune, comme écrit Sextus
Pompeius, et tel était Sylla: et parmi il jettait hors de son cuir de
la fleur comme farine. Aussi mourut-il de la maladie pediculaire.*
et un tas d'autres telles moqueries: <p 91v> et par ainsi
pour la plus légère chose du monde, comme dit Platon, c'est à savoir
pour des paroles, ils payèrent une très griève et très cruelle amende.
Le trop parler d'un seul homme engarda que Rome ne fut délivrée de la
tyrannie de Neron: car il n'y avait qu'une nuit entre deux, et était
tout apprêté pour le tuer le lendemain: or celui qui avait entrepris
l'execution, allant au Theatre voit à la porte un pauvre prisonnier de
ceux qui étaient condamnés à être jetés devant les bêtes sauvages, que
l'on allait mener à Neron, et l'oyant lamenter sa misérable fortune, il
s'approcha de lui, et lui dit tout bas en l'oreille, «Prie Dieu, pauvre
homme, que tu puisses échapper ce jour seulement, et demain tu me
remercieras.» Le prisonnier ravit incontinent cette parole couverte: et
pensant, à mon avis, ce que l'on dit communément,
Fol est celui qui laisse le certain,
Pour suivre après ce qui est incertain,
préféra la manière de sauver sa vie sûre à la juste, et pour ce alla
découvrir à Neron ce que l'autre lui avait couvertement dit: ainsi le
malheureux fut incontinent saisi au corps: et aussi tôt la gehenne, le
feu, les escourgées furent prêtes pour faire confesser par force à ce
malheureux, ce que jà de lui-même il avait sans contrainte
découvert.
8. Mais Zenon le philosophe, pour peur que contre sa volonté son corps
forcé de l'horreur des tourments ne décelât quelque chose de son
secret, cracha sa langue, qu'il tronçonna lui-même avec ses propres
dents, au visage du tyran. La constance aussi et patient de Leaena
l'amie d'Armodius et Aristogiton a été rémunérée d'une très belle
récompense: elle participait d'espérance, autant que pouvait une femme,
à la conspiration que ces deux amoureux avaient conjurée à l'encontre
des tyrants d'Athenes: car elle avait bu en la belle coupe de l'amour,
et par icelui s'était vouée à taire ces secrets. Après donc que ces
deux amants, ayants failli à leur entreprise, eurent été mis à mort,
elle fut gehennée et mise à la torture, pour lui faire déclarer les
autres complices de la conjuration, qui n'étaient point encores
découverts, mais elle fut si constante, qu'elle n'en décela jamais un,
et montra que ces deux jeunes hommes n'avaient rien fait indigne d'eux
de s'être enamourés d'elle: et depuis en mémoire de ce fait, les
Atheniens firent faire une Lionne de bronze, laquelle n'avait point de
langue, et la firent asseoir et poser à l'entrée du château: voulants
donner à entendre le coeur invincible d'elle, par la générosité de la
bête, et la persévérance en taciturnité secrète, parce qu'ils ne lui
avaient point fait de langue. Jamais parole dite ne servit tant comme
plusieurs tues ont profité, d'autant que l'on peut bien toujours dire
ce que l'on a tu, mais non pas taire ce que l'on a dit, pource qu'il
est déjà sorti et répandu par tout. C'est pourquoi nous apprenons des
homme à parler, et des Dieux à nous taire: car és sacrifices et saintes
cérémonies du service des Dieux, il est commandé de se taire et de
garder silence: et aussi le poète Homere fait Ulysses, duquel
l'éloquence était si douce, taciturne et peu parlant: aussi fait il sa
femme, son fils, et sa nourrice, laquelle il introduit ainsi parlant,
Il sortirait aussi tôt d'une souche,
Ou d'un fer dur, qu'il ferait de ma bouche.
Et lui-même séant auprès de sa femme, avant qu'il se fut donné à connaître,
Bien avait il au coeur grande pitié,
De voir pleurer sa loyalle moitié:
Mais ses deux yeux jamais ne remua,
Non plus qu'un roc, ne sa face mua.
tant fut sa bouche pleine en toute de sorte patience: et la raison eut
tellement toutes les parties de son corps obéissantes à son
commandement, qu'elle commandait aux yeux de ne pleurer point, à la
langue de ne parler point, au coeur de ne trembler <p 92r> point,
et de ne soupirer point:
A l'ancre était son courage arrêté,
Dissimulant en toute fermeté.
tellement que la raison maîtrisait jusques aux occultes mouvements
interieurs, qui ne sont point capables de ratiocination, tenant et le
sang et les esprits mêmes sous sa main, et en son obéissance. Ses gens
aussi, pour la plupart, étaient semblables: car c'est bien un signe
d'extreme constance et fidélité envers leur seigneur, de se laisser
déchirer au géant Cyclops, et froisser contre la terre, plutôt que de
dire un tout seul mot contre Ulysses, et déclarer l'apprêt de celle
grosse pièce de bois qu'il avait brûlée par le bout pour lui crever
l'oeil, et plutôt endurer d'être devorés tous vifs, que de découvrir
aucune chose du secret d'Ulysses. Parquoi Pittacus fit bien quand le
Roi d'Aegypte lui envoya un mouton, lui mandant qu'il lui en mit à part
la pire et la meilleure chair, il lui envoya la langue comme
l'instrument des plus grands biens et des plus grands maux qui se
fassent par le monde:
9. et Ino en Euripide parlant librement de soi-même dit,
Je sais parler quand il faut, et me taire.
Car certainement ceux qui sont noblement et royalement nourris,
apprennent premièrement à se taire, et puis après à parler: et pour ce
Antigonus le grand, un jour que son fils lui demandait quand le camp
délogerait, «As-tu peur, dit-il, que toi seul n'entendes pas la
trompette?» il ne se fiait pas d'une parole secrète à celui, auquel
devait venir la succession de son empire, lui enseignant à être par
cela plus reservé et plus retenu en telles choses. Et le vieil Metellus
à un autre qui lui demandait quelque secret semblable, «Si je savais,
dit-il, que ma chemise sût mon secret, je la dépouillerais pour la
mettre au feu.» Eumenes fut averti que Craterus venait contre lui, il
le tint secret, sans le découvrir à pas un de ses amis, feignant, et
leur donnant à entendre que c'était Neoptolemus, pource que ses gens de
guerre mêprisaient celui-ci, et avaient la réputation de l'autre en
estime grande, et la vertu en amour, de manière que personne n'en sût
rien que lui seul: ainsi lui donnèrent ils la bataille, qu'ils
gagnèrent, et le tuèrent sur le champ, sans le connaître, sinon après
qu'il fut mort. Voilà comment la ruse de taciturnité gagna cette
bataille, en celant un si grand, et si formidable ennemi, tellement que
ses plus privés amis admirèrent plus sa prudence de l'avoir tu, qu'ils
ne se plaignirent de sa défiance de ne leur avoir dit. Et encore que
l'on se plaigne, si vaut il mieux, que toi sauf, l'on se mécontente que
tu te sois défié, que toi perdu, tu te condamnes toi-même de t'être
trop fié.
10. Et davantage, comment oseras-tu franchement blâmer et reprendre
celui qui n'aura pas tenu secret ce que tu lui auras révélé? car s'il
ne fallait pas qu'il fut su, pourquoi l'as-tu dit à un autre? et si
mettant ton secret hors de toi-même, tu le veux garder en un autre, tu
as donc plus de fiance en un autre, qu'en toi-même: et s'il est
semblable à toi, tu es perdu à bon droit: s'il est meilleur, tu es
échappé contre toute raison, ayant trouvé une personne qui te soit plus
féale que toi-même. Mais c'est mon ami, diras-tu: aussi sera un autre
le sien, à qui il se fiera aussi: et celui-là encore à un autre: ainsi
prend la parole accroissement et multiplication par une suite enfilée
d'incontinence de langue: car ainsi comme l'unité ne sort point hors de
ses bornes, ains demeure toujours en soi-même une, à raison dequoi on
l'appelle Monas, qui est à dire seule, mais le nombre binaire est
indéfini, et le commencement de divorce: d'autant qu'il sort
incontinent de soi-même en doublant l'unité, et se tourne en pluralité:
aussi une parole quand elle demeure enclose en celui qui premier la
sait, elle est véritablement secrète, mais depuis qu'elle sort dehors,
et vient jusques à un autre, elle commence à avoir nom de bruit commun:
car, comme dit le Poète, les paroles ont ailes. Et ainsi comme il n'est
<p 92v> pas aisé de reprendre ne retenir un oiseau, quand on l'a
une fois laissé échapper des mains: aussi ne saurait-on retenir ne
ravoir une parole, depuis qu'elle est jetée hors de la bouche, car elle
s'en vole battant ses légères ailes, et s'épand des uns aux autres:
bien peut-on retenir et alentir le cours d'une navire, que
l'impetuosité des vents emporte, avec ancres et rouleaux de cordages,
mais depuis que la parole est issue de la bouche, comme de son port, il
n'y a plus ne rade où elle se pût retirer, ni ancre qui la sût arrêter,
ains s'en volant avec un merveilleux bruit et grand son, enfin elle va
rompre contre quelque rocher, et abîmer en quelque gouffre de danger
celui qui l'a laissée aller.
On brûlerait toute la grand' forêt
Qui à l'entour du haut mont d'Ida est
D'un peu de feu, et en bien peu d'espace
Ainsi sera semé en toute place
Ce qu'auras dit à un seul en secret,
Si tu n'es bien en ton parler discret.
11. Le Senat Romain fut une fois par plusieurs jours en conseil bien
étroit sur quelque matière secrète, et étant la chose d'autant plus
enquise et soupçonnée, que moins elle était apparente et connue, une
Dame Romaine sage au demeurant, mais femme pourtant, importuna son
mari, et le pria très instamment de lui dire quelle était cette matière
secrète, avec grands serments et grandes execrations, qu'elle ne le
révélerait jamais à personne, et quant-et-quant larmes à commandement,
disant qu'elle était bien malheureuse de ce que son mari n'avait
autrement fiance en elle. Le Romain voulant éprouver sa folie: «Tu me
contrains, dit-il, m'amie, et suis forcé de te découvrir une chose
horrible et épouventable: c'est que les prêtres nous ont rapporté, que
l'on a vu voler en l'air une alouette avec un armet doré, et une pique:
et pour ce nous sommes en peine de savoir si ce prodige est bon ou
mauvais pour la chose publique, et en conferons avec les devins qui
savent que signifie le vol des oiseaux: mais garde toi bien de le
dire.» Après qu'il lui eut dit cela, il s'en alla au palais: et sa
femme incontinent tirant à part la première de ses chambrières qu'elle
rencontre, commence à battre son estomac, et arracher ses cheveux,
criant, «Hélas mon pauvre mari, ma pauvre patrie, hélas que ferons
nous?» enseignant et conviant sa chambrière à lui demander, Qu'y a-il?
après que doncques la servante lui eut demandé, et elle lui eut le tout
conté, y ajoutant le commun refrein de tous les babillards, «Mais
donnez vous bien garde de le dire, tenez-le bien secret:» à grand'
peine fut la servante départie d'avec sa maîtresse, qu'elle s'en alla
décliquer tout ce qu'elle lui avait dit, à une sienne compagne qu'elle
trouva la moins embesognée, et elle d'autre côté à un sien ami, qui
l'était venu voir, de sorte que ce bruit fut semé et su par tout le
palais, avant que celui qui l'avait controuvé y fut arrivé. Ainsi
quelqu'un de ses familiers le rencontrant, «Comment, dit-il, ne faites
vous que d'arriver maintenant de votre maison?» «Non, répondit-il.»
«Vous n'avez doncques rien ouï de nouveau.» «Comment, dit-il, est-il
survenu quelque chose nouvelle?» «l'on a vu, répondit l'autre, une
alouette volant avec un armet doré, et une pique: et doivent les
Consuls tenir conseil sur cela.» Lors le Romain en se souriant,
vraiment, dit-il à part soi, ma femme tu n'as pas beaucoup attendu,
quand la parole que je t'ai naguere dite a été devant moi au palais: et
de là s'en alla parler aux Consuls pour les ôter de trouble. Et pour
châtier sa femme, incontinent qu'il fut de retour en sa maison: «Ma
femme, dit-il, tu m'as détruit: car il s'est trouvé que le secret du
conseil a été découvert et publié de ma maison: et pourtant ta langue
effrenée est cause qu'il me faut abandonner mon pays et m'en aller en
exil.» Et comme elle le voulût nier, et dît pour sa défense, N'y a il
pas trois cents Senateurs qui l'ont <p 93r> ouï comme toi? Quels
trois cents, dit-il, c'était une bourde que j'avais controuvée pour
t'éprouver. Ce Senateur fut homme sage, et bien avisé, qui pour essayer
sa femme, comme un vaisseau mal relié, ne versa pas du vin ni de
l'huile dedans, ains seulement de l'eau. Mais Fulvius, l'un des
familiers de Caesar Auguste, étant jà sur l'âge, après avoir ouï les
regret et complaintes de l'Empereur, lamentant la solitude de sa
maison, et qu'après le trêpas des deux fils de sa fille, et la
relégation de Posthumius qui lui restait seul, et pour quelque
imputation avait été confiné, il était contraint de laisser le fils de
sa femme son successeur à l'Empire: combien qu'il eût compassion, et
qu'il fut entre-deux de révoquer le fils de sa fille de son
confinement. Fulvius ayant entendu ces propos, les alla rapporter à sa
femme, et elle à Livia femme d'Auguste, laquelle s'en attacha bien
âprement à Caesar, s'il était ainsi qu'il eût de long temps proposé de
rappeller son arrière fils, pourquoi il ne le faisait, ains la mettait
en inimitié et en guerre avec celui qui lui devrait succéder à
l'Empire. Le lendemain matin, comme Fulvius lui fut venu donner le bon
jour, ainsi qu'il avait de coutume, et qu'il lui eût dit, «Dieu te gard
Caesar:» il ne lui fit que répondre, «Dieu te fasse sage Fulvius.»
Fulvius entendant incontinent que cela voulait dire, se retira tout
aussi tôt en sa maison, et là faisant appeler sa femme: «Caesar,
dit-il, a bien su que je n'ai pas tu son secret, et pour cette cause
j'ai resolu de me faire mourir moi-même.» Tu feras justice, dit-elle,
vu qu'ayant si longuement vécu avec moi, et par ci-devant ayant assez
expérimenté l'incontinence de ma langue, tu ne t'en es pas donné garde:
mais laisse que je me tue la première: et prenant une épée, elle-même
s'en tua devant son mari. Parquoi le joueur de comoedies Philippides
fit sagement, quand il répondit au Roi Lysimachus, qui le caressait, et
lui disait, «Que veux-tu que je te communique de mes biens?» «Ce que tu
voudras, Sire, pourvu que ce ne soit point de tes secrets.» Il y a
plus, que la curiosité, vice non moindre, est ordinairement jointe au
parler beaucoup: car ils désirent entendre et ouïr beaucoup de
nouvelles, à fin qu'ils en puissent conter beaucoup, mêmement des plus
secrètes. Voila pourquoi ils vont par tout furetant et fleurant, s'ils
pourront point éventer quelque chose bien cachée, ajoutant comme une
vieille surcharge de matières odieuses à leur babil. Ce qui fait qu'ils
sont puis après semblables aux petits enfants, qui ne veulent lâcher,
et si ne peuvent tenir la glace qu'ils ont en la main: ou, pour mieux
dire, ils mettent en leur sein et embrassent des secrets qui sont comme
des serpents, lesquels ils ne peuvent longuement retenir, ains sont
devorés et rongés par iceux. On dit que les poissons qui s'appellent
aiguilles de mer, et les vipères, crévent et se déchirent quand elles
enfantent leurs petits: aussi les secrètes paroles, en sortant de la
bouche de ceux qui ne les peuvent contenir, perdent et ruinent ceux qui
les ont révélées. Le Roi Seleucus, surnommé Callinicos, qui est autant
à dire comme victorieux, en une bataille qu'il eut contre les Galates,
perdit tous ses gens, et toute son armée: parquoi laissant son diadéme
ou bandeau Royal, et sa cotte d'armes, il se mit à fuir sur un cheval,
avec trois ou quatre autres, par chemins écartés et détournés, tant et
si longuement que les chevaux ni les hommes n'en pouvaient plus: à la
fin il arriva en la petite maisonnette d'un paysan, où il trouva de cas
d'aventure le maître, et lui demanda du pain et de l'eau: ce que le
paysan lui bailla, et non seulement cela, mais de tout ce qu'il peut
finer aux champs abondamment, en lui faisant la meilleure chère dont il
se pouvait aviser: à la fin il connut que c'était le Roi, et fut si
joyeux de ce que la fortune l'avait adressé en sa maison, se trouvant
en telle nécessité, qu'il ne sut contenir sa joie, ni seconder le Roi,
lequel ne demandait que d'être inconnu, et de se dissimuler, et
contrefaire: si le conduisit jusques à l'adresse du chemin, là où en
prenant congé il lui dit, A dieu Sire Seleucus. Le Roi lui tendant la
main, et <p 93v> le tirant à lui, comme s'il l'eût voulu baiser,
fit signe secrètement à l'un de ses gens, qu'il lui coupât la tête de
son épée:
Lors en parlant la tête lui trancha,
Et son clair sang sur la poudre épancha.
là où s'il eût pu contenir sa langue pour un peu de temps, que le Roi
puis après eut meilleure fortune, et redevint grand et puissant, il lui
eut à mon avis su meilleur gré, et fait plus de bien pour sa
taciturnité, que pour sa courtoisie, et toute sa bonne chère: et
toutefois celui-ci encore avait quelque couleur pour défendre son
incontinence de langue, à savoir son espérance, et la bonne chère qu'il
avait faite au Roi.
13. Mais la plupart de ses babillards se perdent eux-mêmes, sans avoir
aucune couverture ni couleur de raison: comme il advint, qu'en la
boutique d'un barbier aucuns devisaient de la tyrannie de Dionysius,
qu'elle était bien assurée, et aussi malaisée à ruiner que le diamant à
rompre: «Je m'émerveille, dit le barbier en souriant, comment vous
dites cela de Dionysius, sur la gorge duquel je passe le rasoir si
souvent.» Ces paroles étant rapportées à Dionysius, il fit mettre le
barbier en croix. Si n'est pas sans occasion que les barbiers sont
ordinairement grands babillards: car coutumièrement les plus grands
truands et fait-néants d'une ville, et les plus grands causeurs
s'assemblent et se viennent asseoir en la boutique d'un barbier, et de
cette accoutumance de les ouïr caqueter ils apprennent à trop parler.
Parquoi le Roi Archelaus répondit plaisamment à un sien barbier, qui
était grand babillard, après qu'il lui eut accoutré son linge à
l'entour de lui, et lui eut demandé, «Comment vous plaît-il que je face
votre barbe, Sire?» «Sans dire mot, lui répondit le Roi.» Un autre fut
le premier qui vint dire les nouvelles de celle grande déconfiture, que
les Atheniens reçurent en la Sicile: il avait son ouvroir de barberie
sur le port que l'on appelle Pirée, en la ville d'Athenes, là où il
entendit ces mauvaises nouvelles par un esclave qui s'en était fui de
là: et prenant aussi tôt sa course, en abandonnant boutique et tout,
s'en vint tout battant à la ville, ayant grande peur que quelqu'un ne
lui otât cet honneur, d'avoir le premier apporté la nouvelle de cette
malheureuse défaite à la ville, et qu'il n'y arrivât trop tard. Soudain
qu'il fut su par la ville, le peuple en fut bien étonné, comme l'on
peut penser, et non pas sans cause: si fut aussi tôt tenue une
assemblée de ville, en laquelle le peuple commanda que l'on sût qui
avait apporté cette nouvelle. Le barbier fut amené: on l'interrogea, et
il ne sut pas seulement dire le nom de celui de qui il l'avait
entendue: mais bien assurait-il, l'avoir ouï dire à un certain qu'il ne
connaissait point, et duquel il ne savait pas le nom. Le peuple
commença à se mutiner, et à crier, «Qu'il ait la gehenne, Qu'on lui
baille les grils à ce méchant: Il a menti, il a controuvé ceci: Qui est
l'autre qui l'ait ouï comme lui? Qui est celui qui le croit? Qu'on
apporte une roue.» Le barbier est étendu dessus. Et sur ces entrefaites
voici arriver ceux qui apportaient certaines nouvelles de la
déconfiture, en étants eux-mêmes échappés de vitesse: ainsi chacun se
départit de l'assemblée, et se retira chez soi pour pleurer sa privée
perte, laissant ce pauvre malheureux étendu sur cette roue, là où il
fut jusques au soir bien tard, que le bourreau le vint délier: et lors
encore lui demanda il, s'ils avaient aussi ouï dire,comment leur
capitaine général Nicias avait été tué. tant ce vice de trop parler,
par accoutumance devient inexpugnable et incorrigible.
14. Et néanmoins tout ainsi que ceux qui prennent médecine d'amère
saveur, ou bien de mauvaise senteur haïssent puis après les gobelets où
ils les ont bues: aussi ceux qui apportent mauvaises nouvelles sont
coutumièrement mal voulus de ceux à qui ils les apportent: et pourtant
Sophocles subtilement distingue l'un de l'autre:
LE MESSAGER,
Est-ce en ton coeur, ou bien en ton ouïe,<p 94r>
Qu'offensé t'a cette parole ouïe?
CREON,
pourquoi vas tu enquérant là où c'est
Que ton parler me touche et me déplaît?
LE MESSAGER,
Pource qu'ainsi que du fait la pensée,
Aussi du dire est l'oreille offensée.
Voilà pourquoi ceux qui nous dénoncent nos maux, nous sont aussi
odieux, comme ceux qui les nous font: et néanmoins on ne saurait
arrêter ne retenir une langue depuis qu'elle est une fois débordée.
Advint un jour à Lacedaemone, que le temple de Juno qu'ils appellaient
Chalceoecos fut pillé, et ne trouva l'on rien dedans qu'une bouteille
vide: tout le peuple y accourut, et fut on en grand ébahissement et
grand pensement que voulait dire cette bouteille. Si y eut quelqu'un
des assistants qui se prit à dire. Si vous voulez je vous déclarerai ce
qui me vient en l'entendement touchant cette bouteille: j'ai fantasie
que les sacrileges ayants projeté d'executer une si périlleuse
entreprise, avaient premièrement bu du jus de cigúë, et puis avaient
apporté du vin, à fin qu'ils n'étaient pris sur le fait, ils se
peussent sauver de mourir en buvant du vin, lequel aurait puissance
d'étreindre ou de résoudre la froideur du poison de la cigúë: ou bien,
s'ils étaient surpris, qu'ils peussent aisément mourir, et sans grande
passion, avant que d'être gehennés et tourmentés. Il n'eut pas plutôt
dit cela, que l'assistance pensa, que l'invention d'une si subtile
ruse, et de si profonde cogitation, ne venait point de conjecture, ains
qu'il fallait qu'il le sût bien d'ailleurs: et ainsi l'environnants,
l'un deçà, l'autre delà, ils commencèrent à l'interroger, Qui est tu?
D'où est tu? Qui te connait? Comment sais tu ce que tu dis? bref ils le
manièrent si bien, qu'ils lui firent confesser et avouer, qu'il était
l'un de ceux qui avaient commis le sacrilege. Et ceux qui avaient occis
Ibycus, ne furent ils pas aussi pris de même? Ils étaient au théâtre,
là où ils regardaient le passetemps des jeux: et voyants une volée de
grues ils dirent les uns aux autres, voici ceux qui vengeront la mort
d'Ibycus. Or y avait il long temps que l'on ne l'avait point vu, et
qu'on le cherchait par tout: au moyen dequoi ceux qui étaient assis au
plus près d'eux, ayants bien noté cette parole, l'allèrent aussi tôt
rapporter aux officiers de la justice: ainsi furent ils saisis aux
corps, et à la fin punis, non par les grues, mais par leur importun
babil, comme par une Furie qui les força de déceler le meurtre qu'ils
avaient commis. Car ainsi comme en notre corps les parties offensées et
dolentes attirent toujours à soi, et toutes humeurs corrompues des
parties voisines y fluent: aussi la langue d'un babillard ayant
toujours fièvre et inflammation, tire toujours à soi et assemble
quelque chose de secret et de caché: à raison dequoi il la faut bien
remparer, et lui mettre toujours au-devant le boulevard de la raison,
qui comme une levée empêche le flux et la glissante inconstance
d'icelle, afin que nous ne soyons plus indiscrettes bêtes que les oies,
lesquelles pour passer de la Cilicie par-dessus le mont de Taurus, qui
est plein d'aigles, prennent en leur bec une grosse pierre, comme
mettants une serrure ou un frein à leur cri, pour pouvoir passer la
nuit sans crier, et sans être aperçues des aigles.
15. Or si l'on demandait quelle personne est la plus pernicieuse et la
plus méchante du monde, je crois qu'il n'y a homme qui ne dît, passant
toutes les autres, que c'est un traître: et néanmoins Euthycrates,
comme dit Demosthenes, couvrit sa maison du bois qu'il eut de
Macedoine: Philocrates vécut opulemment d'une gross somme d'or et
d'argent qu'il eut du Roi Philippus, et en acheta des concubines, et
des poissons delicieux: à Euphorbus et Philager, qui trahirent Eretrie,
le Roi donna plusieurs belles terres: mais le babillard est un traître
gratuit et volontaire qui ne demande point de loyer, <p 94v> et
qui n'attend pas qu'on le sollicite, ains se va présenter de lui-même,
et ne trahit pas aux ennemis des chevaux, ou des murailles, ains révèle
les secrets, soit en proces, ou en séditions civiles, ou en menées de
gouvernement, sans que personne lui en sache gré, car encore pense il
être bien tenu à ceux qui le veulent ouïr: parquoi ce qu'on dit à un
prodigue, qui follement dépend et dissipe le sien, tu n'es pas liberal,
c'est un vice duquel tu es entaché, tu prends plaisir à donner: cette
même répréhension convient très bien à un babillard, tu n'es point mon
ami pour me venir découvrir cela, tu est entaché de ce vice, tu aimes à
caqueter, et à babiller. Si ne faut pas estimer, que nous entendions
dire cela pour accuser et blâmer seulement le vice de trop parler: mais
aussi pour le guérir, et y remédier: car nous surmontons les vices et
passions de l'âme par jugement, et par exercitation, mais le jugement,
c'est à dire, la connaissance, précéde, pource que nul ne s'exerce à
fuir, et par manière de dire, arracher les vices de son âme, s'il ne
les a en haine. Or commençons nous à haïr les vices, quand par raison
nous entendons la honte et le dommage qui en vient, comme nous
connaissons maintenant que ces grands parleurs voulants être aimés se
font haïr, cuidants plaisanter déplaisent, pensants être bien estimés
sont moqués: qu'ils dépendent, et ne gagnent rien: qu'ils nuisent à
leurs amis, aident à leurs ennemis, et se ruinent eux-mêmes. Parquoi,
la première recette et ordonnance de médecine pour corriger ce vice,
soit la considération et déclaration des malheurs, inconvénients et
infamies qui en adviennent.
17. La seconde soit la cogitation du contraire, c'est à savoir écouter,
retenir, et avoir toujours à main les louanges et recommandations du
silence, la majesté, la mystique gravité, la sainteté de la
taciturnité, en nous représentant toujours en notre entendement,
combien plus on a en admiration, combien plus on aime, combien plus on
répute sages ceux qui parlent rondement et peu, et qui en peu de
paroles embrassent beaucoup de substance, que l'on ne fait pas ces
grands causeurs, qui babillent, à langue débridée. Ce sont ceux que
Platon estime tant, et qu'il compare à ceux qui savent bien tirer et
lancer le dard, desquels le parler est rond, pressé et troussé, sans
que rien traîne: car ainsi comme les Biscains font du fer l'acier, en
l'affinant par l'enfouir dedans la terre, et y faisant consommer et
repurger ce qu'il y a de plus gross et plus terrestre substance: ainsi
la parole des Laconiens n'a point d'écorce, ains toute superfluité
ôtée, elle est acérée et trempée de certaine efficace et vivacité: car
Lycurgus adressait et exerçait ses citoyens dés leur enfance à cette
force et vehemence de parler amassé et renforcé par leur faire observer
silence, et celle grâce de répondre avec une gravité sentencieuse, et
une argutie bien tournée en leurs rencontres, laquelle ne provient
d'ailleurs que de beaucoup de taciturnité. Et pourtant sera il
expédient de mettre toujours devant les yeux de ces grands parleurs
tels mots aigus et courts, lesquels ont ensemble et grâce et gravité:
comme celui-ci que les Lacedaemoniens mandèrent un jour à Philippus de
Macedoine, «Dionysius est à Corinthe.» Et une autre fois comme il leur
eût écrit, «Si j'entre dedans la Laconie, je vous ruinerai de fond en
comble: ils lui récrivirent, Si.» Et comme un autre Roi Demetrius se
courrouçât et criât tout haut, «Comment, les Lacedaemoniens ont ils
envoyé un seul ambassadeur devers moi?» l'Ambassadeur sans s'étonner
lui répondit, «Un vers un.» Aussi étaient ceux qui parlent peu jadis en
grande estime empres les anciens: Voilà pourquoi les Amphictyons, qui
étaient les députés pour le conseil général de toute la Grèce, ne
firent point écrire sur les portes du temple d'Apollo Pythien,
l'Odyssée ou l'Iliade d'Homere, ou bien les Cantiques de Pindare: mais
bien y ont ils fait écrire ces brèves sentences, «Connais toi-même:
Rien trop: Qui répond paye:» tant ils ont prisé un parler simple et
rond, contenant sous peu de paroles une sentence bonne et bien tournée.
Mais Apollo lui-même, n'est il pas grand amateur de <p 95r>
brèveté, et succint en ses oracles? C'est pourquoi on l'appelle Loxias,
qui est à dire oblique, pour autant qu'il aime mieux parler peu, que
clairement. Et ceux qui sans parler donnent à entendre leurs
conceptions par signes et devises, ne sont ils pas estimés et loués en
diverses sortes? comme jadis fut Heraclitus, lequel étant prié par ses
citoyens de leur faire quelque harangue et remontrance, touchant
l'union et concorde civile, monta en la chaire aux harangues, et prit
en sa main un verre d'eau fraîche, puis jetant dessus un peu de farine,
et la remuant avec un brin de pouliot, la but, et s'en alla: leur
voulant donner à entendre, que se contenter de peu, et de ce que l'on
trouve le premier, sans convoitter choses superflues, est ce qui
conserve et entretient les cités en paix et en concorde. Scylurus un
Roi des Tartares laissa quatre vingts enfants, et peu avant que mourir
commanda qu'on lui apportât un faisceau de dards, qu'il bailla à tous
ses enfants, les uns après les autres, leur commandant, qu'ils
s'efforçassent de rompre le faisceau tout entier, et après qu'ils
eurent bien essayé, et n'en peurent venir à bout, lui-même les tira du
faisceau les uns après les autres, et les rompit tous, sans peine
quelconque: leur voulant par là donner à connaître, que leur union et
concorde serait invincible, mais la discorde les rendrait faibles, et
serait cause qu'ils ne dureraient guères.
18. Qui doncques lirait et remémorerait souvent telles choses, à
l'aventure ne prendrait il pas grand plaisir à tant caqueter. Et quant
à moi, un serviteur Romain me fait grand' honte, quand je considère en
moi même, combien il y a de sagesse à bien aviser ce que l'on dit, et
soi constamment maintenir en ce que l'on a proposé. Publius Piso
l'orateur, voulant pourvoir à ce que ses gens ne lui rompissent point
la tête de leur babil, commanda à ses serviteurs, qu'ils lui
répondissent seulement à ce qu'il leur demanderait, et non autre chose:
et quelque jour voulant festoyer l'Empereur Clodius, commanda que l'on
l'allât convier, et fit apprêter un magnifique festin, comme il est à
penser. Quand l'heure du souper fut venue, et les autres conviés tous
arrivés, il ne restait plus que l'Empereur: Si renvoya Piso par
plusieurs fois celui de ses serviteurs qui avait accoutumé de le
convier, pour savoir s'il voulait pas venir: mais quand il fut si tard,
qu'il n'y eut plus d'apparence qu'il dût venir, Comment, dit Pison à ce
serviteur, ne l'as tu pas été semondre? Oui, répondit-il. Et pourquoi
donc n'est il venu? Pource qu'il m'a dit qu'il ne viendrait pas. Et
pourquoi donc ne me l'as tu dit incontinent? Pour ce, répond le
serviteur, que tu ne me l'as pas demandé. Celui là était serviteur
Romain: mais un Athenien contera à son maître, en labourant la terre,
les articles du traité de la paix: tant l'accoutumance a d'efficace et
de pouvoir, de laquelle il nous faut maintenant parler,
19. pource qu'il n'y a mors ni bride dont on peut arrêter la langue
d'un babillard, et la faut dompter, et lui ôter ce vice par
accoutumance. premièrement doncques, quand en une compagnie l'on
demandera quelque chose, accoutume toi à te taire jusques à ce que tu
voies que personne des autres ne se mette en avant pour en répondre:
car comme dit Sophocles,
Bien conseiller et bien courir n'ont pas
Un même but, ni un même compas:
aussi n'ont pas la voix et la réponse, car là celui gagne le prix de la
course qui peut passer devant: mais ici, si un autre a suffisamment
répondu, il suffira bien en louant et approuvant son dire, acquérir la
réputation d'homme courtois et gracieux: et s'il n'a bien ou
suffisamment répondu, alors ne sera il point odieux ni importun de lui
remontrer doucement ce qu'il pourrait avoir ignoré, et suppléer ce qui
pourrait être défectueux en sa réponse. Mais sur tout nous devons nous
bien donner garde, quand la demande sera adressée à un autre, de ne le
prevenir, et anticiper sa réponse: car à l'aventure n'est il point
honnête, ni en cela, ni en autre chose, offrir et promettre <p
95v> de soi-même, sans en être requis, ce que l'on demande, à un
autre, en le repoussant mêmement, pource qu'il semble que nous faisons
outrage à l'un, comme ne pouvant fournir ce qu'on lui demande: et à
l'autre, comme non sachant s'adresser à qui lui pourrait bailler ce
qu'il cherche. Il y a plus, que celle precipitée,celerité et temérité
de répondre semble être pleine d'arrogance et de présomption, pource
qu'il semble que celui qui previent ainsi la réponse de l'interrogé,
veuille dire, Qu'as tu que faire de lui? Et qu'en sait il lui? Et,là où
je serai,il n'en faut demander à personne qu'à moi. Combien que
souventefois nous faisons des demandes à quelques-uns, non que nous
ayons grande envie d'ouïr leurs réponse, mais seulement pource que nous
les voulons entretenir, et provoquer à deviser et discourir, comme fait
Socrates à Theaetetus, et à Charmides. Le prevenir donc la réponse d'un
autre, détourner les oreilles, divertir les yeux et la pensée, pour le
tirer à soi, c'est autant comme si nous courions au-devant pour baiser
vitement les premiers celui qu'un autre voudrait baiser, attendu que
encore que celui à qui on propose la question n'y sût ou ne voulût
répondre, si serait il bien séant, après avoir fait un peu de pause, se
présenter avec toute modestie et révérence, en accommodant son dire au
plus près de ce que l'on pense que veut celui qui fait la demande, à
faire la réponse, comme au nom d'un autre: car si ceux à qui la
question est adressée faillent à bien répondre, avec grande raison on
leur pardonne, et les excuse l'on: mais celui qui de soi-même s'ingère
de répondre, et ôte la parole à un autre, il est à bon droit odieux,
encore qu'il dise bien: et s'il faut à bien dire, il fait que chacun se
rit et se moque de lui.
20. Le second point auquel il le faut diligemment duire et exercer,
c'est aux réponses particulières, à quoi celui qui se sent entaché du
vice de trop parler doit bien prendre garde, afin que ceux qui le
voudraient provoquer à parler pour avoir à gaudir et rire, connaissent
qu'il répond pertinemment et à bon escient: car il y en a qui sans
besoin, seulement pour avoir leur passetemps, forgent quelques demandes
à plaisir, lesquelles ils proposent à cette manière de gens pour
emouvoir leur babil: pourtant y faut il bien avoir l'oeil, et n'être
pas étourdi, ne soudain à courir aux paroles, donnant à connaître que
l'on soit bien aise d'avoir occasion de parler, mais considérer
mûrement la nature de celui qui propose la demande. Encore se faudrait
il accoutumer à se tenir quoi, et faire quelque intervalle de silence
entre la demande et la réponse, pendant lequel silence, celui qui a
proposé la question y peut ajouter quelque chose, si bon lui semble: et
celui qui est interrogé peut penser à ce qu'il a à répondre, et non pas
à l'étourdie se ruer incontinent en langage, et presser tellement
l'interrogant, qu'on ne lui donne pas presque loisir de parachever sa
demande, en sorte que bien souvent l'on réponde toute autre chose que
ce que l'on aura demandé: combien que la religieuse du temple d'Apollo
souventefois répond ses oracles sur l'heure, avant qu'elle en soit
requise: car ainsi que dit le Poète, ce Dieu là
Oit le muet qui a la bouche close,
Et sait qu'on pense avant qu'on le propose:
mais celui qui veut sagement répondre, doit attendre qu'il ait conçu la
pensée, et entièrement connu l'intention de celui qui l'interroge, de
peur qu'il n'advienne ce que dit le commun proverbe,
Je demandais une faucille,
Ils me répondaient d'une étrille.
encore que sans cet inconvénient-là, toujours faut il refréner et
restreindre celle importune hâtiveté et appétit désordonné de parler,
afin que nous ne fassions penser que ce soit comme une apostume ou une
fluxion d'humeurs, de longue main amassée sur notre langue, et que la
demande que l'on nous propose nous face grand <p 96r> plaisir de
nous en décharger. Socrates avait accoutumé de restreindre et réprimer
ainsi sa soif, après qu'il avait exercé son corps, et qu'il s'était
échauffé à la lutte, ou à la course, et autres tels exercices, il ne se
permettait point de boire, qu'il n'eût répandu le premier seau d'eau,
qu'il avait tiré du puits, à fin qu'il accoutumât son sensuel appétit à
attendre le temps opportun de la raison.
21.Il faut doncques noter qu'il y a trois sortes de réponses que l'on
fait aux interrogatoires, l'une nécessaire, l'autre civile, la tierce
superflue: comme pour exemple, si quelqu'un demandait, Socrates est il
leans? celui qui répondrait envis et mal volontiers, dirait: Il n'y est
pas. Et s'il voulait encore davantage laconiser, et accourcir son dire,
il ôterait ce,pas, et répondrait simplement, Non: comme les
Lacedaemoniens firent quelquefois à Philippus qui leur avait écrit,
s'ils le voulaient recevoir en leur ville: Ils lui récrivirent en
grosse lettre sur un papier, NON. Mais celui qui voudrait répondre un
petit plus courtoisement, dirait: Il n'y est pas, car il est allé
jusques à la place du change: et qui voudrait faire encore meilleur
mesure, y pourrait ajouter, là où il attend quelques étrangers: mais un
superflu babillard, mêmement s'il a lu Antimachus le Colophonien, dira:
Il n'est pas leans, car il est allé jusques à la place du change,
attendant quelques étrangers du pays d'Ionie, desquels Alcibiades lui a
écrit, qui maintenant est en la ville de Milet, et demeure avec
Tissaphernes, l'un des Lieutenants du grand Roi de Perse, lequel
auparavant était ami des Lacedaemoniens, mais maintenant pour l'amour
d'Alcibiades s'est tourné du parti des Atheniens: car Alcibiades
désirant retourner en son pays, a tant fait qu'il a retourné
Tissaphernes de notre côté. Bref, il vous déduira tout le huitième
livre des histoires de Thucydide, et vous noyera de langage, tant que
vous ne vous donnerez garde, qu'il y aura eu sédition en la ville de
Milet, et qu'Alcibiades sera encore une autrefois banni. C'est doncques
en quoi principalement il faut ficher le pied, et arrêter le babil:
tellement que le centre et la circonférence de la réponse soit, ce que
veut et a besoin de savoir celui qui fait la demande. Carneades n'ayant
pas encore grand nom, disputait un jour au lieu député aux exercices,
et pource qu'il criait à pleine tête, le maître ou concierge du lieu
lui envoya dire qu'il moderât un peu sa voix, car il l'avait hautaine
et forte. Carneades lui répliqua, «Donne moi donc le ton et la mesure
que je dois tenir:» et l'autre ne rencontra pas mal, lui répondant, «Le
ton et la mesure est l'ouie de celui qui dispute avec toi.» Autant en
peut on dire en ce cas, car la mesure que doit garder celui qui répond,
c'est le vouloir de celui qui interroge.
22. davantage, ainsi comme Socrates commandait, que l'on evitât les
viandes qui provoquent à manger ceux qui n'ont point de faim, et à
boire ceux qui n'ont point de soif: aussi faut-il qu'un babillard
craigne et fuie les propos qui plus lui plaisent, et desquels il aura
accoutumé de parler excessivement, et aller au-devant quand il les
sentira couler: comme pour exemple, gens de guerre sont ordinairement
grands conteurs de batailles et de faits d'armes: et pour ce le poète
fait souvent conter à Hector ses vaillances et prouesses. Et
ordinairement ceux qui auront gagné quelque gros et difficule procès,
qui auront, contre l'opinion et espérance d'un chacun, obtenu quelque
grâce d'un Prince ou d'un Roi, ont ce vice comme une maladie ordinaire,
à laquelle ils sont sujets, de souventefois remémorer par quel moyen
ils seront entrés, comme ils auront été introduits, comment ils auront
plaidé, parlé et convaincu leurs adverses parties ou leurs accusateurs,
et comment ils auront été loués: car la joie est encore plus grande
babillarde, que celle vieille Agrypnie, que les poètes introduisent en
leurs Comoedies, se réveillant toujours elle-même, et se montrant toute
fraîche à recommencer ses contes: Voilà pourquoi ils retombent en ses
discours à tout propos: car non seulement cela est vrai que l'on dit en
commun proverbe, <p 96v>
Chacun a la main, s'il peult,
Toujours au lieu qui lui deult.
mais aussi la joie attire à soi la voix, et mène là toujours sa langue,
pour plus appuyer et fortifier sa mémoire. Ainsi voyons nous que les
amoureux passent la plupart de leur temps à remémorer quelques paroles
qui leur renouvellent et rafraîchissent la mémoire de leurs amours: de
manière que s'ils ne peuvent trouver personne à qui ils en puissent
conter, ils en deviseront plutôt avec des choses qui n'ont ne sens ni
âme, comme celui qui dit,
O très doux lit, Ô lampe très heureuse,
Bacchis te tient pour Déesse amoureuse.
Combien que, à dire vrai, le babillard est comme l'on dit, la ligne
blanche ou le trait blanc en paroles c'est à dire, que sans discrétion
indifféremment il parle de toutes choses: si est-ce pourtant, qu'il est
plus affectionné aux unes qu'aux autres, et de celles-là il se doit
retirer et abstenir, pource que à raison du plaisir qu'il y prend, et
du contentement qu'il en reçait, il se pourrait laisser emmener bien au
loin. même inclination ont ils à deviser des choses où ils se sentent
les plus expérimentés, et plus excellents que les autres: car étant
chacun convoiteux d'honneur, et s'aimant soi-même, il employe la
meilleure part du jour en cela, où il a quelque avancement, tâchant à
se rendre toujours de plus en plus excellent, comme en histoires celui
qui aura beaucoup lu, un grammairien à parler des règles de la
grammaire, un qui aura beaucoup vu et hanté en beaucoup de pays, à
faire toujours de nouveaux contes: Voilà pourquoi il s'en faut donner
garde, car le babil y étant accoutumé, y court, comme fait chaque bête
de proie à son gibier. En quoi l'on peut connaître l'excellente nature
qu'avait le Roi Cyrus, lequel ne provoquait jamais ses egaux d'âge à
exercice auquel il se sentît le plus fort, mais toujours à ceux où il
était moins exercité qu'eux, à fin qu'il ne leur causât déplaisir, en
emportant le prix devant eux, et que lui eût le profit d'apprendre ce
qu'il savoir moins bien faire qu'eux. Mais un babillard au contraire,
si quelque propos vient en avant, duquel il puisse apprendre quelque
chose qu'il ne savait pas auparavant, il le repousse et le rejette, ne
pouvant souffrir qu'on lui donne loyer pour se taire un petit, ains
tournant tout alentour, ne cessera jusques à ce qu'il ait fait tomber
le devis sur quelques vieux contes qu'il aura repassés mille fois.
Comme l'un de nos citoyens, auquel il était advenu de lire deux ou
trois livres d'Ephorus, rompait les oreilles à tout le monde, et n'y
avait compagnie ni festin qu'il ne fît départir à force de conter la
bataille de Leuctres, et ce qui en ensuivit, de sorte qu'il en fut
surnommé Epaminondas:
23. toutefois c'est le moindre vice du babil, et faut tâcher de mettre
toujours ces grands causeurs en tels propos, car par ce moyen leur
langage sera moins fâcheux et importun, quand il débordera en termes de
litterature. Outre cela il sera bon aussi accoutumer telle sorte de
gens à écrire quelque chose à part: comme Antipater le Stoïque, ne
pouvant, ainsi qu'il est plus vraisemblable, ou ne voulant contester en
dispute tête à tête à l'encontre de Carneades, qui avec un impetueux
torrent d'éloquence réfutait la secte des Stoïques, répondait par écrit
audit Carneades, et emplissait les livres de contredits, tellement
qu'il en fut surnommé Calamoboas, qui est autant à dire comme, grand
criard par écrit: car ainsi celle façon de combattre à l'ombre, et de
deviser à part en secret, retirant ces grands causeurs tous les jours
peu à peu de la fréquence et multitude du peuple, les pourra à la fin
rendre plus compagnables et plus tolérables à hanter: comme les chiens,
après qu'ils ont consumé leur colère sur les bâtons ou sur les pierres
qu'on leur a jetés, en sont moins aigres et moins âpres aux hommes.
Mais sur tout il leur serait expédient et profitable, de hanter
toujours auprès de plus grands personnages en authorité et en âge, que
eux: car la <p 97r> honte et crainte qu'ils auraient de leur
dignité et gravité, les conduirait par accoutumance à se taire: et
parmi ces exercices que nous avons ci-devant déclarés, il faudra
toujours mêler et entrelacer cette advertence, quand nous voudrons dire
quelque chose, et que quelques paroles nous couleront en la bouche,
Quel propos est-ce ci qui me vient sur la langue,et qui me presse de
sortir? pourquoi a ma langue envie de le mettre dehors? Quel bien
peut-il advenir de le dire? Quel mal adviendrait-il de le taire? Pource
que la parole n'est pas comme une pesante charge, de laquelle nous
devions tâcher de nous décharger: car elle demeure encore aussi bien
après qu'elle est dite. Mais les hommes parlent, ou pour soi, quand ils
ont besoin de quelque chose, ou pour profiter à d'autres, ou pour se
donner du plaisir les uns aux autres, et se récréer de joyeux devis,
comme de sel, pour adoucir le travail des affaires, ou bien pour rendre
plus savoureux le repos auquel ils seront. Si donc le propos n'est ni
profitable à celui qui le dit, ni nécessaire à celui qui l'écoute, et
s'il n'y a ni grâce ni plaisir, quel besoin est-il qu'il soit dit? Car
on peut aussi bien parler comme faire en vain et sans besoin. Mais sur
tout et après tout, il faut toujours avoir à main et souvent remémorer
ce sage mot de Simonides, On se repent souvent d'avoir parlé: de s'être
tu, jamais: et penser que l'exercitation est chose de si grande
efficace et de telle force, qu'elle vient à chef de tout, attendu
mêmement que les hommes mettent grande peine et grande sollicitude, et
endurent de la douleur pour chasser la toux, et le hoquet: et la
taciturnité n'a pas seulement cette belle et bonne proprieté que dit
Hippocrates, qu'elle n'engendre point la soif, mais aussi
n'apporte-elle point de déplaisir ni de douleur, et n'est-on point tenu
d'en rendre compte.
XIV. De l'avarice et convoitise d'avoir.
HIPPOMACHUS maître des exercices du corps, oyant quelques-uns qui lui
louaient un homme grand et de haute stature, qui avait les mains
longues, comme étant bien propre pour l'escrime des poings: Oui bien,
dit-il, si la couronne, le prix du vainqueur, était pendue en haut
lieu, où il la fallût prendre avec la main. Cela même peut on dire à
ceux qui estiment tant, et réputent si grand heur, que d'avoir force
belles terres, force grandes maisons, et grosses sommes de deniers
comptants: Oui bien, s'il fallait acheter la félicité qui fut à vendre:
et toutefois vous en verrez plusieurs qui aiment mieux être riches et
malheureux, que bienheureux en donnant de leur argent: mais le repos de
l'esprit vide de tout ennui, la magnanimité, la constance, l'assurance,
la suffisance ne s'achete point à prix d'argent. Pour être riche on
n'apprend pas à ne se passionner point des richesses, ni pour posseder
beaucoup de choses superflues, on n'acquiert pas le contentement de ne
les point désirer. De quel autre mal doncques est-ce que nous délivre
la richesse, si elle ne nous délivre point de l'avarice? Par boire on
remédie à la cupidité de boire, par manger on guérit l'appétit de
manger: et celui qui dit,
A Hipponax donnez un vêtement,
Car de froidure il gele durement,
qui lui en jetterait sur lui plusieurs, il s'en fâcherait et les
rejetterait: là où il n'y a quantité d'or ni d'argent qui puisse
éteindre l'ardeur du désir d'avoir, ni l'avarice e cesse ni ne diminue
point pour posseder beaucoup de biens. Et peut-on dire <p 97v> à
la richesse ce que l'on dirait à un médecin ignorant et trompeur, Ta
médecine augmente la maladie: car depuis qu'elle prend un homme, au
lieu qu'il n'avait besoin que de pain, de maison, et de couverture
moyenne, et de peu de viande, la première venue, elle le remplit d'une
impatiente cupidité d'or, d'argent, d'ivoyre, d'esmeraudes, de chevaux
et de chiens, transportant le désir naturel des choses nécessaires en
un appétit désordonné de choses périlleuses, rares, et malaisées à
recouvrer: car jamais homme n'est pauvre des choses qui suffisent à la
nature, ni jamais il n'emprunte argent à usure pour acheter de la
farine, ou du fourmage, ou du pain, ou des olives: mais l'un s'endette
pour bâtir une maison magnifique, l'autre pour acheter un champ
d'oliviers qui joint à sa terre, ou bien des terres à froument, ou des
vignes, ou des mules de Galatie,
Ou des chevaux attelés au tirage
D'un haut bruyant tout vide carriage,
Au 15. de l'Iliade. s'est precipité en une fondrière de contracts,
d'usures, et d'hypoteques: et puis comme ceux qui boivent après qu'ils
n'ont plus de soif, ou qui mangent après qu'ils n'ont plus de faim, ils
revomissent tout ce qu'ils ont bu ayants soif, et tout ce qu'ils ont
mangé ayants faim: aussi ceux qui appétent les choses inutiles et
superflues, ne retienent pas celles mêmes qui sont nécessaires. Voilà
quels sont ceux-là. Mais ceux qui ne dépendent rien et ont beaucoup, et
si désirent encore davantage, font bien encore plus à émerveiller, qui
voudra remémorer ce que soûlait dire Aristippus, que celui qui mange
beaucoup, qui bait beaucoup, et jamais ne s'emplit, s'en va aux
médecins, et leur demande quelle maladie c'est, et quelle
indisposition, et le moyen qu'il doit tenir pour s'en délivrer: mais si
un qui a cinq beaux lits en demande dix, et qui a dix tables en achete
encore autre dix, et qui a beaucoup de terres et possessions, et
beaucoup d'argent, et n'en est de rien plus plein, ains s'étend encore
à en prochasser d'autres, et veille après, et de tout ne se remplit
jamais, celui-là ne pense pas avoir besoin de médecin qui le guérisse,
ne qui lui montre de quelle cause cela lui advient. Et toutefois on
pourrait penser, que de ceux qui ont soif, celui qui n'a point bu sera
délivré de sa soif après qu'il aura bu: mais celui qui bait toujours,
et jamais ne cesse d'avoir soif, nous n'estimons pas qu'il ait besoin
de se remplir, mais plutôt de se vider et purger, et lui ordonnons
qu'il vomisse, comme n'étant pas travaillé d'aucun défaut, mais plutôt
de quelque chaleur ou acrimonie contre nature qui est en lui. Aussi
entre ceux qui acquirent, le nécessiteux et indigent cessera de se
travailler pour acquérir, si tôt qu'il aura acheté une maison, ou qu'il
aura trouvé un thresor, et que quelque ami l'aura secouru d'aucune
somme de deniers dont il se sera acquitté envers l'usurier: mais celui
qui en a plus qu'il ne lui en faut, et en appéte encore davantage, ce
ne sera point l'or ni l'argent qui le guérira, ni les chevaux, ni les
moutons, ni les boeufs, il a besoin de se vider et de se purger: car ce
n'est point pauvreté que sa maladie, ains avarice et cupidité
insatiable pour un faux jugement et une perverse opinion qu'il a prise:
laquelle si elle ne lui est arrachée de l'âme, comme ce que l'on avale
de travers, il ne cessera jamais de souhaitter choses superflues, c'est
à dire de convoitter ce dont il n'a que faire. Quand le médecin entrant
en la chambre d'un patient, qu'il trouve couché de son long dedans un
lit gémissant, et ne voulant ni boire ni manger, il lui touche et tâte
le poux, il l'interroge, et trouve qu'il n'a point de fièvre, C'est
maladie de l'âme, dit-il: et s'en va. Aussi quand nous verrons un homme
qui sèche sur le pied d'ardeur d'acquérir, qui pleure quand il lui faut
dépenser un denier, qui n'épargne, ni ne pardonne à peine ni à
indignité quelconque, pourvu qu'il en vienne du profit, encore qu'il
ait force maisons, force terres, force troupeaux de bêtes, grand nombre
d'esclaves et d'habillements, que dirons-nous quelle malade a cet
homme-là, sinon une <p 98r> pauvreté de l'âme? Car quant à la
pauvreté de biens, un ami, comme dit Menander, en peut guérir, en lui
faisant du bien: mais celle de l'âme tout tant qu'il y a d'hommes au
monde, ou qui y ont jamais été, ne la rempliRaient pas: et pourtant a
bien dit Solon d'eux,
Les hommes n'ont fin quelconque ne terme,
A leur désir d'enrichir, qui soit ferme.
Car à ceux qui sont sages, et ont sain jugement, nature leur a défini
certaines bornes de richesses, qui sont tracées sur un certain centre,
et sur la circonférence de leur nécessité: mais cela est propre et
peculier à l'avarice, car c'est une cupidité qui repugne à son
assouvissement, là où toutes autres cupidités y aident: car jamais
gourmand ne s'abstint d'un bon morceau pour gourmandise, ni ivrongne de
bon vin pour ivrongnerie, comme les avaricieux s'abstiennent de toucher
à l'argent, pour leur avarice et convoitise d'argent: et toutefois
comment ne serait-ce une passion furieuse et misérable, si quelqu'un
s'abstenait de se couvrir d'un vêtement pource qu'il tremblerait de
froid, et de toucher à du pain pource qu'il mourrait de faim, et aussi
de mettre la main à ses biens, pource qu'il les aimeroit? Ce sont
proprement les maux que décrit Thrasonides en une Comoedie,
Elle est chez moi, et est en ma puissance
Quand il me plaît en prendre jouissance,
Et si le veux autant comme saurait
celui qui plus follement aimerait,
Et toutefois je n'en fais jamais rien:
Ains en fermant et seellant tout très bien,
Je compte à ceux qui ménent mon usure,
A mes facteurs, je travaille et procure
D'en amasser d'autre, à mes créanciers,
Toujours je plaide à mes serfs et censiers.
O Apollon, connus tu amour doncques
Plus que le mien malheureux et fol oncques?
Sophocles enquis par quelqu'un de ses familiers, s'il pouvait bien
encore avoir compagnie de femme: Dieu m'en gard, dit il, mon ami, j'en
suis désormais libre, étant échappé de la servitude de tels furieux et
forsennés maîtres, par le benefice de la vieillesse. aussi est-ce chose
honnête en voluptés, d'en quitter les désirs quand et la puissance,
encore qu'Alcaeus dise, que jamais ni homme ni femme ne s'en peurent
guarentir. Mais cela n'est pas en l'avarice, car comme une rude et
mauvaise maîtresse, elle contraint d'acquérir, et défend de jouir: elle
en excite l'appétit, et en ôte le plaisir. Stratonicus anciennement se
moquait de la superfluité des Rodiens, disant qu'ils bâtissaient comme
s'ils eussent été immortels, et ruoyent en cuisine comme s'ils eussent
eu bien peu de temps à vivre: mais les avaricieux acquirent comme
magnifiques, et dépendent comme mechaniques: ils endurent les travaux
d'acquérir, et n'ont pas le plaisir d'en jouir. L'orateur Demades vint
un jour voir Phocion, et le trouva à table où il disnait: et voyant
comme il se traitait petitement et austèrement, il lui dit: Je
m'ébahis, Phocion, comme te pouvant passer d'un si maigre disner, tu
prends la peine de t'entremettre des affaires publiques. Car quant à
Demades, il s'en mêlait pour avoir dequoi fournir à son ventre: et
pensant que la ville d'Athenes ne lui était pas suffisant revenu pour
entretenir son intempérance et dissolution, encore tirait-il vivres de
la Macedoine: et pourtant Antipater un jour le voyant jà tout vieux et
cassé, dit plaisamment, qu'il ne lui était demeuré que le ventre et la
langue, comme d'un mouton qui a été mangé en un sacrifice. Mais de toi
misérable qui est-ce qui ne s'émerveilleroit? comment, vu que tu peux
ainsi vivre <p 98v> mechaniquement et inhumainement, sans donner
rien à personne, sans te montrer honnête ni liberal à tes amis, ni
magnificque envers le public, tu t'affliges ainsi durement, tu veilles
les nuicts toutes entières, tu travailles comme un mercenaire pour de
l'argent, tu caresses un chacun pour être institue heritier, tu te
soumets à tout le monde pour gagner, et si as une si orde tacquinerie
de chicheté en toi, qu'elle te pourrait dispenser de rien faire. L'on
dit qu'un Bizantin ayant surpris un adultère sur le fait avec sa femme
qui était fort laide, s'écria, «O misérable, quelle nécessité te
contraignoit? car le douaire a forcé Sapragoras: mais toi malheureux tu
brouilles la chaudiere, et attizes le feu dessous.» Il est nécessaire
que les Rois amassent, les gouverneurs des Rois, ceux qui veulent tenir
les premiers lieux, et avoir les grands états és grosses cités, à tous
ceux-là il est forcé de faire amas de deniers, d'autant que pour
parvenir à leur ambition, ou pour la pompe, ou leur vaine gloire, ils
font des festins, ils donnent à leurs satellites, ils envoyent des
présents, ils entretiennent des armées, ils achetent des esclaves pour
escrimer à outrance: mais toi tu te donnes tant d'affaires, tu te
tourmentes tu te tourneboulles comme une toupie, pour vivre la vie
d'une huître ou d'une coquille, tant tu es tacquin et mechanique: tu
supportes tous travaux, et ne prends plaisir quelconque, non plus que
l'âne des étuves, qui porte toujours le bois et le serment pour
chauffer les étuves, et demeure toujours cendreux et enfumé, sans
jamais être baigné, lavé, chauffé, ni nettoyé. Et quant à ces
reproches-là, c'est à l'encontre de celle misérable avarice tacquine
d'âne ou de formis: car il y en a une autre sorte bestiale et farouche,
qui calomnie, qui suppose de faux testaments, qui trompe, qui se fourre
par tout, et se mêle de tout, qui compte sur ses doigts combien il y a
de ses amis encore vivans, et puis ne reçoit fruition quelconque de
tous les biens qu'elle amasse de tous côtés par tant d'artifices. Tout
ainsi doncques comme nous avons en haine et abomination les vipères,
les mouches cantharides, et les tarantules, plus que les ours ni les
lions, d'autant qu'elles tuent et font mourir les hommes, sans qu'elles
s'en servent après qu'elles les ont tués: aussi sont plus dignes d'être
haïs ceux qui sont méchants par avarice et tacquinerie, que ceux qui le
sont par intempérance et dissolution, car ils ôtent aux autres ce dont
ils ne voudraient ni ne sauraient user eux-mêmes: d'où vient que
ceux-là font trêves de violence quand ils se voyent en abondance de
toutes choses, pour fournir à leurs désordonnés appétits, comme
répondit Demosthenes à ceux qui estimaient que Demades voulût désormais
cesser d'être méchant: «C'est, dit-il, pource qu'il est saoul
maintenant, comme les lions ne chassent plus la proie quand ils sont
pleins:» mais ceux qui s'entremettent du gouvernement de la chose
publique, non pour aucune intention qui soit ni utile ni plaisante,
ceux-là n'ont jamais trêve d'amasser et d'acquérir, ni surseance de mal
faire: car ils sont toujours vides, et ne seraient pas contents quand
ils auraient tout. Mais, pourra dire quelqu'un, ils amassent et gardent
pour leurs enfants ou pour leurs heritiers. Comment est-il
vraisemblable cela, vu qu'ils ne leur voudraient pas rien donner, tant
qu'ils sont en vie? Ils sont doncques comme les rats et souris qui sont
és miniers où l'on fouille l'or, car ils mangent la mine d'or, et n'en
peut-on rien tirer, sinon après qu'ils sont morts, et que l'on en fait
anatomie. Mais pourquoi est-ce qu'ils veulent ainsi garder beaucoup
d'argent et de grandes facultés à leurs enfants, ou à leurs successeurs
et heritiers? à fin, je crois, que ces enfants et ces heritiers-là les
gardent aussi encore à d'autres, et ainsi de main en main, comme les
canaux par où l'on fait venir l'eau en une tuillerie, qui ne retiennent
rien de l'eau coulante pour eux, ains la transmettent et envoyent
toute, chacun à son prochain voisin, jusques à ce qu'il vient de dehors
un calomniateur, ou tyran, qui détruisant ce depositaire gardien, et le
quassant derive et détourne le cours de cet richesse ailleurs: <p
99r> ou bien jusques à ce qu'il en vient un, le plus méchant de
toute la race, qui mange tout ce que les autres auront amassé et gardé.
Car non seulement,
Toujours en tout, des esclaves mal nez
Les enfants sont pis conditionnés,
comme disait Euripides: mais aussi des chiches avaricieux, sont
dissolus et désordonnés: ainsi que dit un jour Diogenes en se moquant,
Qu'il valait mieux être le mouton que le fils d'un Megarien: car en ce
qu'il semble qu'ils les instruisent, ils les gâtent et corrompent, en
leur entant leur chicheté et avarice mechanique, comme s'ils
bâtissaient en eux une forte place pour sûrement garder leur hoirie et
succession. Car quels avertissements et enseignemens sont-ce qu'ils
leur donnent? gagnez, épargnez, et pensez que l'on fera autant de cas
de vous, comme vous aurez de bien vaillant: mais cela n'est pas
instruire un enfant, ains l'estressir et le coudre comme une bouge ou
une bourse, à fin qu'il puisse bien contenir ce que l'on jette dedans:
excepté qu'il y a différence, parce que la bourse devient salle, et
orde, et malsentant, quand on a mis de l'argent dedans: mais les
enfants des avaricieux, avant qu'ils ayent reçu de leurs peres et meres
la richesse, sont jà tous remplis de convoitise d'icelle, laquelle ils
ont apprise d'eux, aussi leur rendent ils digne salaire de leur
écolage, en ce qu'ils ne les aiment pas tant, pource qu'ils sont
certains d'amender beaucoup d'eux, qu'ils les haïssent, pource qu'ils
ne le tiennent pas encore: car ayants été ainsi nourris, qu'ils n'ont
appris à rien estimer sinon les biens et la richesse, et ne se
constituer autre fruit à leur vie, sinon le beaucoup amasser, et
beaucoup posseder, ils réputent que la vie de leurs peres et meres
empêche la leur, et qu'autant de temps qu'il s'ajoute à la vieillesse
d'eux, autant s'en ôte il à leur jeunesse. C'est pourquoi pendant que
leurs peres vivent, encore dérobent-ils secrètement un peu de la
volupté, et jouissent aucunement du plaisir de donner, leur semblant
que c'est de l'autrui qu'ils donnent à leurs amis, et qu'ils dépendent
à leurs plaisirs, quand ils peuvent tirer quelque chose de dessous
l'aile à leurs peres, et allants ouïr les leçons ils apprennent quelque
chose: Mais quand après le trêpas de leurs peres ils viennent à avoir
les clefs et les cachets, ils prennent toute une autre façon de vivre,
un visage refrongné, qui ne rit jamais, austère, malgracieux et
malaccointable. Il n'est plus question de s'huiler, de jouer à la
paume, de luicter, d'aller ouïr les philosophes au parc de l'Academie,
ou en celui de Lyceum, mais d'interroger des serviteurs, de regarder
des papiers, de disputer avec des receveurs et des créanciers, être si
après à la besogne et au soin des affaires, que l'on en perd le disner,
et n'entre l'on aux bains pour s'étuver avant souper qu'il ne soit nuit
toute noire: les exercices de la personne ausquels il avait été nourri,
se baigner en la rivière de Dirce, tout cela est mis en arrière: voir
que si quelq'un lui dit, Voulez vous pas aller ouïr la harangue d'un
tel philosophe? Comment y irois-je, répondra-il: je n'ai pas le
loisir, depuis que mon père est mort. O misérable, que t'a-il laissé
qui vaille ce qu'il t'a ôté, c'est à savoir le repos, et la liberté?
Mais ce n'est pas tant lui, comme c'est sa richesse répandue alentour
de toi, que te domine, et te tient le pied sur la gorge, comme celle
femme que disait Hesiode,
Que l'homme ardant sans torche ne tison,
Avant le temps le rent vieil et grison,
apportant commes des rides et des cheveux blancs à ton âme avant qu'il
en soit temps, les soucis, les travaux et ennuis de l'avarice, qui
suffoquent et amortissent toute la gentillesse, la gaieté, l'honnêteté
et courtoisie qui y dût entre. Mais quoi, dira quelqu'un, n'en
voyez-vous pas aucuns qui usent largement et liberalement de leurs
biens? mais nous lui répondrons, n'oyez vous pas Aristote qui dit, que
les uns n'en usent point, et les autres en abusent, là où il ne faut ni
l'un ni l'autre: car la richesse ne fait <p 99v> à ceux-là ni
profit ni honneur, et à ceux-ci elle apporte honte et dommage. Mais
considérons un petit quel est l'usage de ces richesses que l'on estime
tant, n'est-ce pas pour avoir les choses qui sont nécessaires à la
nature? ceux doncques qui sont bien riches n'ont rien davantage que
ceux qui ont dequoi mediocrement: et est la richesse, comme disait
Theophraste, telle que l'on ne la dût pas dérober à la vérité, ni en
faire si grand cas, s'il est ainsi que Callias le plus riche homme
d'Athenes, et Ismenias le plus opulent de Thebes, usaient des mêmes
choses que faisaient Socrates et Epaminondas. Car ainsi comme Agathon
renvoya les flûtes au festin des Dames, estimant qu'à celui des hommes
suffisaient les propos et devis des assistants: ainsi pourriez vous
rejeter et les lits de pourpre, et les tables somptueuses, et toutes
autres choses superflues, voyant que les riches usent des mêmes choses
que font les pauvres,
Le labourage on ne délaisserait,
Et la charrue aussi ne cesserait:
mais bien les orfevres, les graveurs, les parfumiers et les cuisiniers
seraient chassés, quand on ferait un sobre et honnête bannissement de
toutes choses inutiles: et s'il est ainsi que les choses requises à la
nature soient communes et aux riches et à ceux qui ne sont pas riches,
et que la richesse se magnifie et se vante des choses seulement
superflues, et qu'a bon droit on a loué Scopas le Thessalien, de ce
qu'étant requis de donner quelques utensiles de sa maison, comme lui
étant superflues et inutiles, il répondit, «Et c'est en quoi on nous
répute bienheureux et bienfortunés, qu'en ces choses-là superflues, non
pas és autres qui sont nécessaires.» s'il est ainsi, dis-je, voyez que
ce ne soit la pompe, l'apparence et les jeux de bâtellerie que l'on
loue, en faisant tant de cas des richesses, et non pas la nécessité de
la vie. La procession et solennité des Bacchanales qui se fait en notre
pays, se faisait anciennement fort simplement et joyeusement: on y
portait une cruchée de vin, un cep de vigne, et puis quelqu'un y
traînait un bouc, un autre y portait une corbeille pleine de figures
sèches, puis après tout on y portait un Phallus, qui est la semblance
de la nature d'un homme: mais maintenant tout cela y est obscurcy et
négligé, tant on y porte de vaisselle d'or et d'argent, d'habits
somptueux, tant de chariots traînés par beaux roussins, tant de
masques: et ainsi ce qui est utile et nécessaire en la richesse, est
offusqué et comblé parce qui y est superflu et inutile. Mais nous
autres pour la plupart ressemblons à Telemachus, lequel par faute
d'expérience, ou bien plutôt à faute de jugement, ayant vu la maison de
Nestor, où il y avait de lits, des tables, des habillements de la
tapisserie, de bon vin, ne jugea point bienheureux le maître de cette
maison qui avait si bonne provision de choses utiles et nécessaires:
mais chez Menelaus ayant vu force ivoire, force or et argent, il en fut
tout ravi en ecstase d'admiration, et dit,
Tel au dedans est le Palais doré,
De Jupiter au haut ciel azuré,
Tant ici a d'infinie opulence,
ravi je suis de la seule évidence.
Mais Socrates ou bien Diogenes eussent dit, Tant ici a de choses
malheureuses, inutiles, folles et vaines, je me ris d'en avoir
l'évidence. Que dis tu pauvre sot, là où tu devais ôter à ta femme la
pourpre, et tous ses joyaux et affiquets, à fin qu'elle ne fut plus
convoiteuse des délices et superfluités étrangères, tu vais au
contraire embellir et orner ta maison, comme un théâtre ou un échafaud
à jouer des jeux, pour ceux qui y entrent. Voilà en quoi gît la
béatitude et félicité de la richesse, à en faire montre devant ceux qui
la regardent, et en vont faire leurs contes, où ce n'est rien du tout.
Mais il n'est pas ainsi de la tempérance, de la philosophie, de la
créance et connaissance des Dieux, telle qu'il appartient, encore
qu'elle soit inconnue à tous <p 100r> autres, elle a toujours sa
lumière, et sa splendeur propre dont elle éclaire l'âme, toujours
accompagnée d'une joie qui jamais ne l'abandonne de jouir de son bien,
soit que quelqu'un le sache, ou qu'il soit inconnu aux Dieux et à tous
les hommes. Voilà que c'est de la vertu, de la vérité et beauté des
sciences, comme de la Geometrie, et de l'Astrologie, à quoi il ne faut
pas comparer les bagues, carquants et colliers de la richesse qui ne
sont que spectacles, et parements de femmelettes, S'il n'y a personne
qui la contemple et qui la regarde, la richesse à la vérité est
aveugle, et ne rend clarté aucune. Car si l'homme riche mange à part
avec sa femme et quelques-uns de ses familiers, il ne se travaillera
d'avoir des mets exquis, table friande, ni vaisselle dorée, ains se
servira de la première trouvée: sa femme ne sera point parée de joyaux
d'or ni de robe de pourpre, ains en son simple accoutrement auprès de
lui. Mais quand il fait un festin, c'est à dire, quand le théâtre, la
pompe, le spectacle s'assemble, c'est à dire, que les jeux de la
richesse se jouent, alors on tire des navires les beaux flascons, on
met en avant les riches tables, on accoutre les lampes d'argent, on
fait escurer les coupes, on change les échansons, on revêt tout le
monde, on remue toutes choses, l'or, l'argent, les pierres précieuses,
bref on déclare simplement que l'on est riche: mais encore qu'il soupât
seul, il aurait besoin de tempérance et de contentement.
XV. De l'amour et charité naturelle des peres et MERES ENVERS LEURS enfantS.
CE qui fit que les Grecs premièrement se remirent de leurs différents à
des juges étrangers, et introduisirent en leurs pays des jugements
forains, fut la défiance qu'ils eurent de la justice les uns des
autres, comme étant la justice chose nécessaire à la vie humaine, mais
qui ne croissait point chez eux: N'est-il point ainsi de quelques
questions de philosophie, lesquelles iceux philosophes, pour la
diversité d'opinions qui est entre eux, evocquent à la nature des bêtes
brutes, comme à une ville étrangère, et en remettent la decision et le
jugement à leurs passions et affections naturelles, comme n'étant point
sujettes à faveur, ni à corruption ne concussion? Ou bien, est-ce point
un commun reproche à la malice des hommes, qu'il faille que nous étant
en différent des plus grandes et plus nécessaires choses de la vie
humaine, allions chercher au naturel des chevaux, des chiens et des
oiseaux, comment nous nous devons marier, comment nous devons
engendrer, et comment nous devons nourrir et élever nos enfants? et
comme si la nature n'en avait imprimé aucun indice en nous mêmes,
alléguer les moeurs et les affections des bêtes brutes, et les produire
en témoignage, pour montrer le débordement et derèglement de la vie des
hommes, qui dés le commencement et à la première entrée se sont
embrouillés et confondus: car la nature retient et garde mieux en
icelles bêtes brutes ce qui lui est propre, simple et entier, sans le
corrompre ni altérer d'aucune mêlange étrangère: là où au contraire, il
semble que les hommes en ont fait comme les parfumiers font de l'huile,
par accoutumance et par le discours de leurs raisons, ils y ont mêlé
tant d'opinions et tant d'avis ajoutés de dehors, qu'elle en est
devenue variable et particulière à chacun, et n'a point retenu ce qui
lui était propre et peculier. Et ne devons pas trouver étrange si les
bêtes brutes suivent mieux et de plus près la nature, que ne font pas
les raisonnables, car les plantes mêmes la suivent encore mieux que les
bêtes, quoi que nature ne leur ait donné ni <p 100v> imagination,
ni affection ou inclination aucune: aussi n'ont elles désir ni
appétition quelconque, qui bransle ni sorte hors de leur naturel, ains
demeurent, et sont arrêtées, comme si elles étaient attachées aux ceps
en quelque prison, cheminants toujours par un même chemin, à savoir
celui auquel nature les conduit. Et quant aux bêtes brutes, elles n'ont
pas ni beaucoup de discours de raison qui addoucit les moeurs, ni
beaucoup de subtilité d'entendement, ni fort grand désir de liberté,
mais bien ont elles des instincts, inclinations et appétitions non
régies par raison, suivant lesquelles elles s'en vont quelquefois au
haut et au loin, et courent çà et là, mais non pas toutefois fort loin:
ne plus ne moins que la navire qui est à l'ancre, à la rade, bransle
bien, mais elle ne court pas fortune: aussi elles ne s'éloignent pas
guères de la nature, et pourtant montrent elles la droite voie, comme
cheminants sous le mors et la bride, là où la raison maîtresse, et qui
fait à son plaisir, en l'homme trouvant tantôt une diversion, tantôt
une autre, et toujours quelque nouvelleté, n'y laisse aucune apparente
ne manifeste trace de la nature. Voyez premièrement les mariages des
bêtes, comment elles suivent en cela la nature. En premier lieu, elles
ne se soucient point des lois, qui punissent ceux qui ne se marient
point, our qui se marient trop tard, comme font les citoyens de
Lycurgus et de Solon, ni ne craignent point les infamies de ceux qui
n'ont point d'enfants, ni ne poursuivent aussi point les honneurs et
prerogatives de ceux qui en ont trois: comme plusieurs Romains se
marient, prennent femmes et engendrent des enfants, non à fin qu'ils
aient des heritiers, mais à fin qu'eux-mêmes puissent être institués
heritiers: et plus le mâle se mêle avec sa femelle, non point en tout
temps, d'autant que la fin de cette conjonction et mixtion n'est point
la volupté, ains la génération des enfants: à l'occasion de quoi sur la
prime vere, lors que les gracieux vents aptes à engendrer soupirent, et
que la tempérance de l'air est fort à propos pour les femelles grosses,
la femelle s'approche du mâle toute privée, et poussée de son propre
désir, se rendant agréable à sa partie, tant pour la douce senteur de
sa chair, que pour le propre et peculier ornement de son corps, étant
tout plein de rosée et de verdure, toute nette et pure, puis quand elle
s'aperçait d'être enceinte, elle se retire honnêtement, et s'en va
penser et pourvoir à ce qui est nécessaire, tant pour son accouchement,
que pour la nourriture et traitement du petit qu'elle fera: et certes
il n'est pas possible de bien exprimer dignement, et déduire
suffisamment les choses qu'elles font, sinon que tout se fait avec une
grande amour et dilection envers leurs petits, en prevoyance, en
patience, et en tolérance de tous labeurs. Mais nous appellons
l'abeille sage, et la celebrons comme celle qui produit le roux miel,
en flatant ainsi la douceur d'icelui miel, qui nous aggrée, et nous
chatouille sur la langue, et ce pendant nous laissons derrière la
sapience et l'artifice des autres animaux, tant en l'enfantement de
leurs petits, qu'en la nourriture d'iceux: comme tout premièrement
l'oiseau de mer, que l'on nomme Alcyone, laquelle se sentant pleine
compose son nid, amassant les arrêtes du poisson que l'on appelle
l'aiguille de mer, et les entre-lassant l'une parmi l'autre, et tissant
en long les unes avec les autres en forme ronde et longue, comme est un
verveux de pêcheur, et l'ayant bien diligemment lié et fortifié par la
liaison et fermeté de ces arrêtes, elle le va exposer au battement du
flot de la mer, à fin qu'étant battu tout bellement, et pressé, la
tissure de la superfice en soit plus dure et plus solide, comme il se
fait, car il devient si ferme, que l'on ne le saurait fendre avec fer
ni avec pierre: et qui est encore plus émerveillable, l'ouverture et
embouscheure dudit nid est si proportionneement composée à la mesure du
corps de l'Alcyone, que nul autre ni plus grand ni plus petit oiseau
n'y peut entrer, non pas la mer même, comme l'on dit, ni la moindre
chose du monde. Mais cette charité se montre encore davantage és chiens
de mer, lesquels font leurs petits tous vifs au dedans de leur ventre,
et leur donnent moyen d'en sortir, et d'aller <p 101r> courir
pour trouver à se paître, et puis derechef les reçoivent, les
enveloppent et mettent coucher dedans leurs matrices. Et l'ourse qui
est l'une des plus sauvages et plus farouches bêtes du monde, enfante
ses petis sans forme ne figure de membres quelsconques, mais elle forme
avec sa langue, ne plus ne moins qu'avec un ciseau ou autre outil, les
tayes, tellement qu'elle n'enfante pas seulement ses petis hors de son
ventre, mais elle les taille et leur donne la forme. Et le lion que
décrit Homere,
Lequel menant ses petits chercher proie
Par la forêt, rencontre emmy sa voie
Quelques veneurs, et alors furieux
Il couvre tout des paupiers ses yeux,
ne vous est il pas avis, qu'il semble qu'il veuille faire composition
avec les veneurs, pour sauver la vie à ses petits? L'amour et charité
envers les petits rend hardis les animaux qui de leur nature sont
couards, et diligents ceux qui sont paresseux, et épargnants ceux qui
d'eux-mêmes sont goulus. Et comme l'oiseau que décrit Homere,
Qui en son nid porte à sa geniture
Ce peu qu'il peut recouvrer de pâture,
Et est content soi-même mal traiter,
Pour ses petits grassement sustenter.
Car de sa disette il nourrit ses petits, et retient avec son bec, en le
ferrant, la becquée qu'il porte, laquelle touche presque à son gisier,
de peur que contra sa volonté il ne l'avale:
Comme la chiene autour de la portee
Tendrette court aigrement irritée,
En abboyant si fort à l'étranger,
Qu'elle voudrait ce semble le manger.
prenant la crainte qu'elle a que l'on ne face mal à ses petits, comme
un redoublement de courage. Et les perdrix, quand on les poursuit avec
leurs petits perdriaus, elles les laissent voler devant, et s'en fuir,
et affinent tellement les chasseurs, qu'ils s'arrêtent à elles, se
traînants auprès d'eux, jusques à ce qu'étant tout sur le point d'être
prises, elles s'en courent un petit, et puis s'arrêtent de rechef, et
s'exposent en si belle prise, qui le chasseur se persuade et prend
espérance qu'il ne leur faudra pas à ce coup, tant que se mettants
ainsi en danger pour sauver leur petits, elles attirent les chasseurs
bien loin arrière d'eux. Et les poules que nous avons tous les jours
devant les yeux, avec quelle diligence et sollicitude traitent elles
leurs poulcins, étendant leurs ailes pour en laisser entrer les uns
dessous, et recevants les autres qui leur montent de tous côtés sur les
espaules, avec un son de voix qui témoigne leur joie et leur amour
envers leurs petits? et s'il se présente un chien ou un serpent à elles
seules, elles en ont grande peur et s'enfuient: mais si elles ont les
petits, elles se mettent en défense, et combattent plus âprement que
leur puissance ne porte. Et pensons nous que la nature ait imprimé ces
affections et passions en ces animaux-là, pour soin qu'elle eût de la
posterité des gelines, ou des chiens, ou des ours, et non pour faire
honte aux hommes, et nous piquer quand nous venons à discourir en nous
mêmes, que ces choses-là sont exemples pour ceux qui les suivent, et
reproches pour ceux qui n'ont aucun ressentiment d'affection, par
lesquels ils accusent la nature humaine, comme si elle seule ne
s'affectionnait point gratuitement, et ne savoir aimer sinon ce dont
elle tire quelque profit? On estime beaucoup és théâtres celui qui dit
le premier,
Qui est celui qui soit tant debonnaire,
Qu'il puisse aimer un autre sans salaire?
cela fait selon Epicurus, que le père aime le fils, la mère son enfant,
les enfants leurs <p 101v> progeniteurs qui les ont engendrés:
mais si les animaux pouvaient parler et entendre la parole, et que l'on
assemblât en un commun théâtre les boeufs, les chevaux, les chiens, et
les oiseaux, on confesserait tout hautement au contraire, que ni les
chienes n'aiment leurs petits chiens pour aucun salaire, ni les juments
leurs poulains, ni les poules leurs petits poulsins, ains les aiment
gratuitement, et naturellement, et reconnaitra l'on en toutes leurs
passions et affections, que cela est bien et véritablement dit. Or
serait-il certainement trop infâme de dire, que les générations et
conceptions, enfantements, et nourritures des petits, és bêtes soient
actes de nature, et offices gratuits, et au contraire és hommes prests,
salaires et arres données pour en tirer après du profit. Mais ce propos
n'est ni véritable ni digne d'être écouté, car la nature, ainsi comme
és plantes sauvages, telles que sont les vignes agrestes, les
caprifiques, les olivastres, engendre ne sais quels commencements cruds
et imparfaits de bons et francs fruits: aussi a elle donné aux bêtes
brutes une charité envers leurs petits qui est imparfaite, et ne
pouvant s'étendre jusques à la justice, ni passer plus outre que
l'utilité et le besoin: mais au contraire l'homme étant animal
raisonnable, né à civile societé, pour observer les lois et la justice,
que la nature a mis en ce monde pour servir et honorer les Dieux,
fonder et régir les cités, et pour y exercer tous offices de benignité
et bonté, elle lui en a baillé de belles, généreuses et fructueuses
semences, qui sont l'amour, la charité et dilection envers les enfants,
suivants les premières erres des principes qu'elle en avait imprimées
en la structure et fabrication des corps humains: car la nature en tout
et par tout est exquise, aimant ses enfants, à qui rien ne défaut de
nécessaire, et à qui on ne saurait aussi rien ôter comme superflu, et
qui n'a rien, comme soûlait dire Erasistratus, de vain ni de frivole.
Car premièrement quant à la génération de l'homme, on ne saurait assez
dignement exprimer sa prudence: et à l'aventure aussi ne serait-il pas
fort honnête de toucher trop diligemment les parties secrètes, en les
appellant par les propres noms, ains vaut mieux en les laissant à part
ucachées, imaginer en son entendement la dextérité, bienseance, et
propre disposition de ces naturelles parties-là, tant pour engendrer
que pour concevoir: la seule confection, département et distribution du
lait, est suffisante pour clairement montrer sa providence et sa
diligence, car ce qui demeure de sang superflu après l'usage auquel il
est destiné, flottant par le corps de la femme au reste du temps, se
répand çà et là, e l'appesantit fort pour la faiblesse et petitesse des
esprits: mais à certaines révolutions de jours, chaque mois, nature a
accoutumé et appris de lui ouvrir certains égouts et conduits par où il
se vide et écoule: en quoi faisant il purge et allége le reste du
corps, et rend la matrice, comme une bonne terre, apte et disposée à
recevoir la charrue et la semence en son temps: mais après qu'elle a
retenu la semence qui y a pris racine, alors elle se resserre, pource
que le nombril, ainsi que dit Democritus, est comme une ancre et un
cable au fruit conceu, qui l'arrête ferme, et le garde de vaguer par la
matrice de la mère, alors nature bousche et étouppe les canaux et
ruisseaux des purgations menstruales, et prenant le sang qui y coulait,
s'en sert pour nourrir et arroser l'enfant, qui commence déjà à se
mouler, et à prendre forme et consistance, jusques à ce qu'étant
demeuré certain nombre de jours nécessaires à la croissance qu'il prend
au dedans, il a besoin de sortir de ce lieu-là, pour être nourri
autrement et en une autre place. Alors doncques, divertissant le sang
plus dextrement que ne saurait faire nul jardinier ni fontenier son
eau, et l'employant à autre usage, elle a comme des cisternes ou
fonteines toutes prêtes à recevoir la liqueur du sang qui y decoule,
non pas sans y rien cooperer, ni sans l'altérer, car en le recevant
elles ont quant-et-quant la force de le cuire et digerer, adoucir et
transmuer par une douce et gracieuse chaleur de l'esprit naturel, et
tendreur délicate et feminine, pource que <p 102r> le tetin au
dedans a une telle température et disposition. Si ne se fait pas une
soudaine effluxion du lait, ne n'y a pas des tuyaux qui les versent et
répandent tout à coup: mais le tetin s'abboutissant en une chair pleine
de petits canaux, et qui le coule et passe tout doucement par plusieurs
petits pertuis, il exhibe un petit bout fort aisé à la couche du petit
poupin, qu'il prend fort grand plaisir à toucher et envelopper de ses
lévres. Mais pour néant, et sans aucun fruit, aurait la nature usé de
si grande provoyance, si grand ordre, et telle diligence à preparer ces
outils, pour engendrer, nourrir et élever l'homme, si quant-et-quant
elle n'eût imprimé és coeurs des meres une charité, amour et dilection
soigneuse envers les fruits qu'elles ont mis sur terre: car,
Des animaux respirants et marchans
Dessus la terre, és villes et aux champs,
Nul n'y en a si malheureux que l'homme.
Qui dira cela du petit enfant qui ne fait que naître et sortir du
ventre de la mère, il ne faudra point à dire vérité: car il n'y a rien
si imparfait, si indigent de toutes choses, si nud, si difforme, ne si
ord et salle à voir, que l'homme, qui le verrait au sortir à sa
naissance, attendu qu'il est seul presque à qui la nature n'a pas
seulement concedé une pure et nette entrée en la lumière de cette vie.
Car il y entre tout souillé de sang, plein de toute ordure, ressemblant
plutôt à une creature récentement massacrée et écorchée, que
nouvellement née. Il n'y a personne qui le pût toucher, recueillir,
caresser, ni embrasser, sinon celle qui par nature l'aime. Et pourtant
nature a fait descendre à bas, sous le ventre, les têtes de tous autres
animaux, mais à la femme elle les a attachées à la poitrine, en
assiette propre pour pouvoir baiser, embrasser et caresser son enfant,
en l'alaittant: voulant par là nous donner à entendre, que l'enfanter,
nourrir et élever, n'ont pas pour leur but aucune utilité, mais la
charité et la dilection. Et qu'il soit ainsi, proposez vous en votre
entendement les femmes du temps passé, qui premières conceurent,
enfantèrent, et vîrent un enfant venant de naître sur la terre: il
n'avait point encore de loi qui leur commandât de nourrir leurs petits,
ni aucune espérance de plaisir réciproque, ou prêt de nourriture que
les petits leur deussent rendre et rembourser un jour à l'advenir:
plutôt dirais-je, qu'elles devraient avoir été rudes à leurs enfants,
pour la souvenance fraîche de tant de maux, tant de périls, et de
travaux qu'elles auraient endurés à cause d'eux.
Quand les tranchées âpres et douloureux
Viennent saisir en travail dangereux
La femme grosse, alors sa délivrance
Se fait avec angoisseuse souffrance.
Les femmes disent que ce n'a pas été Homere qui a écrit ces vers-là,
mais quelque Homeride, c'est à dire, quelque femme qui avait autrefois
essayé le travail d'enfanter, et qui sentait encore en ses flancs la
mêlange de celle âpre, amère et perceante douleur: et néanmoins et
l'amour et la charité naturelle,la plie et la mène tellement, qu'étant
encore toute échauffée de sa douleur, et toute tremblante de l'angoisse
de son travail, elle n'abandonne pas son enfant, ni ne le refuit pas,
ains, se retourne vers lui, lui rit, le recueille et l'embrasse, sans
qu'elle en reçoive aucun plaisir ni aucune utilité, ains le recueillant
en peine et en labeur, l'enveloppe de langes et de petits drappeaux,
pour le tenir chaudement, n'étant pas plutôt sortie du labeur du jour,
qu'elle entre en celui de la nuit: et de tous ces travaux-là quel
loyer, ne quel profit en recevaient-elles ces femmes-là du temps jadis,
non plus que celles du présent, attendu que les espérances en sont si
longues et si incertaines? celui qui a labouré la vigne en l'équinoxe
du printemps, la vendange en celui de l'automne, qui a semé le blé
quand les Pleïades se couchent, il le moissonne quand elles se levent:
les vaches, les juments, les gelines portent des fruits, dont on peut
incontinent <p 102v> en peu de temps tirer du profit: là où de
l'homme la nourriture en est laborieuse, la croissance tardive et
lente, et la vertu longue à venir, de manière que plusieurs peres
meurent avant que de la voir en leurs enfants. Neocles ne voit jamais
la victoire de Salamine, que gagna son fils Themistocles: ne Miltiades
ne voit oncques celle que son fils Cimon gagna sur la rivière de
Eurymedon: Xantippus n'oit jamais son fils Pericles orer devant le
peuple, ni jamais Ariston ne voit son fils Platon tenant école de
Philosophie: les peres d'Euripides et de Sophocles n'eurent oncques la
connaissance des victoires qu'il emportèrent, en faisant réciter leurs
Tragoedies: ils ne les ouirent jamais que gazouiller, et appellers les
lettres en leurs premiers ans, ou bien s'ils ont vécu d'advantage, ils
ont vu en tristesse leurs amours, leurs dépenses à faire masques et
festins, et autres semblables fautes: tellement que l'on remémore et
remarque avec louange ce mot qu'en dit Evenus en un sien epigramme,
Voyez combien de douleurs et miseres
Donnent toujours les enfants à leurs peres.
Et néanmoins pour tout cela ils ne laissent jamais à nourrir et élever
des enfants: et plus encore ceux qui en ont moins de besoin: car ce
serait une moquerie de penser que les riches sacrifient aux Dieux, et
fassent de grandes réjouissances, quand il leur naît un enfant, pource
qu'ils auront que les nourrira en leur vieillesse, et les ensevelira
après leur mort: si d'aventure ils n'élevent des enfants, pource qu'ils
ne treuvent pas qui veuillent être leurs heritiers. Les arenes de la
mer, les petits grains de la pouldre, ni les plumes des oiseaux, ne
sont point en si grand nombre, que sont ces prochasseurs de
successions. Danaus avait cinquante filles, mais s'il n'en eût point
eu, il eut eu des heritiers davantage, et bien d'autre sorte: car les
enfants ne savent nul gré à leurs peres, ni ne les servent ou honorent
pas pour cela, d'autant qu'ils attendent leur succession, comme chose
qui leur est due: et au contraire, vous oyez dire à ces poursuivants
qui tâchent à s'insinuer en grâce des riches qui n'ont point d'enfants,
pour se faire instituer heritiers, des propos et paroles semblables à
celles-ci des poètes comiques,
Étuvez vous peuple premièrement,
Et pour un jour n'allez en jugement. Et puis,
Tenés, prenez ces trois oboles-là Mangés, humez et avalez cela.
Et ce que Euripide dit, que
Les biens mondains font aux hommes avoir
Nombre d'amis, grand credit et pouvoir:
Cela n'est pas simplement et universellement véritable, sinon endroit
ceux qui n'ont point d'enfants. A ceux là les riches mêmes donnent à
souper, les Seigneurs les caressent, les orateurs et advocats plaident
pour eux seuls gratis, C'est une puissante chose que un homme riche,
quand on ne sait point qu'il ait aucun heritier: et y a eu souvent
plusieurs, qui auparavant avaient infinis amis, et étaient honorés de
plusieurs, qui tout aussi tôt qu'un fils leur est né, ont perdu tous
leur amis, tout leur credit et leur suite tous ensemble. Ce n'est
doncques point à cause des enfants que les hommes sont en authorité, et
n'est point aussi pour cela que les peres les aiment, ains toute cette
force là qui les fait aimer depend de la nature, non moins és hommes
que aux animaux: mais quelquefois cet amour-là naturelle et plusieurs
autres bonnes qualités sont aux hommes offusquées par la mauvaistié du
vice qui vient à pulluler auprès, ne plus ne moins que des espines et
brossailes bien souvent naissent parmi la bonne semence: autrement il
faudrait dire, que les hommes ne s'aimeraient pas, d'autant que
plusieurs se tuent et se precipitent eux-mêmes. Oedipus
De doigts sanglants ses paupieres leva,
<p 103r> Et ses deux yeux lui-même se creva.
Hegesias orant fit que plusieurs des auditeurs qui l'avaient ouï
s'absteindrent tant de manger, qu'ils se firent mourir de faim. Il y a
plusieurs sortes de tels accidents qui adviennent par permission
divine, lesquels tous sont comme les autres maladies et passions de
l'âme qui transportent l'homme hors de son naturel, ainsi comme ils
témoignent à l'encontre d'eux-mêmes: car si une truie ayant fait un
petit cochon vient à le manger, ou si une chienne ayant fait un petit
chien vient par fortune à le déchirer, il s'en desespèrent et s'en
tourmentent grandement, ils en font sacrifices aux Dieux pour divertir
les sinistres presages: et réputent cela un prodige et un montre, comme
étant chose commune à toutes sortes de creatures, et à quoi nature même
le convie, que d'aimer leur geniture. Ce néanmoins, ainsi comme dedans
les mines, l'or, encore qu'il soit mêlé et enveloppé de force terre,
reluit et se fait voir de loin: aussi nature és plus dépravées moeurs
et passions fait voir la charité envers les petits: car ce qui fait que
les pauvres ne nourrissent et n'élevent pas quelquefois leurs enfants,
c'est qu'ils craignent, qu'étant nourris et élevés moins honnêtement
qu'il n'appartient, ils ne deviennent lourdauts et mal appris,
destitués de toutes parties requises à personnes d'honneur: et cuidants
que pauvreté soit le dernier et plus grand mal de l'homme, ils ne
peuvent avoir le coeur de la laisser à leurs enfants, estimants que ce
soit un très grand et fâcheux mal.
XVI. De la pluralité d'amis. Qu'il n'est pas possible, ni expédient, d'avoir plusieurs amis.
SOCRATES demanda un jour à Memnon le Thessalien, qui s'estimait fort
suffisant homme és lettres, et, comme dit Empedocles, Avoir attainct au
comble de sagesse, Que c'était que vertu. L'autre lui répondit
audacieusement et promptement, Qu'il y avait vertu d'enfant et de
vieillard, et d'homme et de femme, et de magistrat et de privé, et de
maître et de vallet. Voilà qui va bien, répliqua Socrates, nous ne te
demandions qu'une vertu, et tu nous en remues tout un exaim, comme
d'abeilles. ne conjecturant pas mal, que cet homme ne connaissait pas
une vertu, qui en nommait plusieurs. Mais ne pourrait-on point user de
semblable moquerie en notre endroit, pource que n'ayant pas encore
acquis une seule amitié certaine, nous avons peur que sans y penser
nous ne tombions en pluralité d'amis: car il semble que c'est presque
tout ainsi que si un manchot ou un aveugle avait peur de devenir un
Briareus qui avait cens mains, ou un Argus qui avait des yeux par tout
le corps: et toutefois nous louons infiniment le jeune homme qui dit un
une comoedie de Menander, qu'il estime un merveilleusement grand bien
et grand heur à un homme,
Pensant avait trouvé des biens sans nombre,
Quand d'un ami a pu recouvrer l'ombre.
Mais une des causes, entre plusiers autres, qui nous empêche d'acquérir
une amitié certaine, c'est que nous convoytons en avoir plusiers: ne
plus ne moins que les putains et folles femmes qui se prêtent souvent à
plusieurs hommes, n'en peuvent arrêter ni retenir pas un, pource que
les premiers se sentants mêprisés s'en retirent: ou plutôt, ainsi comme
le nourrisson de la belle Hypsiphile étant assis dedans un pré,<p
103v>
Allait cueillant de main tendrette
Mainte fleurette sur fleurette,
Ne pouvant son coeur enfantin
Rassasier de tel butin:
aussi chacun de nous, pour le désir de nouveauté, et l'inconstance de
se saouler incontinent d'une chose, se laisse emporter au nouveau venu
et plus freschement connu, qui nous tourne comme il lui plaît, nous
faisant entreprendre plusieurs commencements ensemble d'amitié et de
familiarité, lesquels ne viennent jamais à perfection, d'autant que
pour l'amour d'un nouveau que nous poursuivons, nous laissons aller
celui que nous tenons. premièrement doncques commençants à la publique
renommée de la vie des hommes, ne plus ne moins qu'à la Déesse Vesta,
que l'on dit en commun proverbe, qui nous a été laissée de main en main
touchant les constants et parfaits amis, prenons la longue et ancienne
suite des temps pour témoin, et ensemble pour conseiller de cette
matière: car de toute ancienneté de mémoire vous trouvez ces couples
d'amis renommées, Theseus et Pirithous, Achilles et Patroclus, Orestes
et Pylades, Pythias et Damon, Epaminondas et Pelopidas. Car l'amitié
est bien, par manière de dire, bête de compagnie, mais non pas de
troupe, ne qui veuille être en foule, comme les étourneaux ou les gais:
car estimer l'ami un autre soi-même, et l'apeller [...] ou [...], comme
qui dirait [...], c'est à dire autre, ce n'est autre chose que mesurer
l'amitié au nombre de deux: car on ne peut acquérir ne plusieurs
esclaves ni plusieurs amis de peu de monnayé: et quelle est la monnayé
d'amitié? c'est benevolence et plaisir conjoint avec vertu, chose si
rare, qu'il n'y en a point de plus en toute la nature, de manière qu'il
n'est possible ni d'aimer ni d'être aimé en perfection de plusieurs:
ains comme les rivières divisées en plusieurs canaux et plusieurs
ruisseau, en demeurent basses et faibles: aussi notre âme, qui est fort
née à aimer, son affection étant départie en plusieurs, s'en affoiblit,
et revient presques à néant. C'est pourquoi les animaux qui ne font
qu'un petit, en ont l'amour plus véhémente: et Homere voulant signifier
un enfant bien aimé, l'appelle [...] et [...], c'est à dire unique, et
engendré par des père et mère qui n'ont que celui-là, sans esperer d'en
avoir jamais plus d'autre. Quant est à moi, je ne voudrais point que
l'ami fut seul, mais bien qu'entre tous autres il fut uniquement et
tendrement aimé, comme l'enfant que le père a engendré sur la fin de
ses jours, et qu'il eût mangé avec nous le minot de sel que l'on dit
communément, non pas faire comme plusieurs, qui appellent amis pour
avoir bu seulement une fois ensemble, ou avour joué à la paume, ou aux
dés, ou avoir logé en un même logis, amassants ainsi des amitiés des
hostelleries, ou des jeux de lutte, ou des promenemens par les places
des villes. Et quand ils voyent les matins és maisons des riches et
puissants hommes, grande tourbe et foule de gens qui leur vont donner
le bon jour, leur baiser les mains, et les accompagner au sortir de
leurs logis, ils les réputent alors bienheureux, comme ayants beaucoup
d'amis: combien qu'il voyent encore plus grand nombre de mouches en
leurs cuisines: mais ni elles ni demeurent point, si la viande y
défaut: ni eux, s'ils n'y sentent plus de profit: pource que la vraie
et parfaite amitié requiert trois choses, la vertu comme honnête, la
conversation comme plaisante, et l'utilité comme nécessaire: car il
faut recevoir l'ami après l'avoir bien éprouvé, s'éjouir de sa
compagnie, et se servir de lui à son besoin, toutes lesquelles choses
sont contraires à pluralité d'amis, mêmement celle qui est la
principale, c'est le jugement de l'épreuve. Qu'il ne soit ainsi, voyez
s'il est possible de concerter en peu de temps des baladins, et les
accoutumer à baller tous d'un branle ensemble, ou des forçats à voguer
tous d'une cadence, ou des serviteurs à qui nous nous voulons fier du
gouvernement de nos biens, ou de l'institution de nos enfants: <p
104r> tant s'en faut que l'on puisse éprouver plusieurs amis qui
soient pour se mettre en pourpoint quant et nous, pour combattre toute
fortune, et dont chacun soit prêt et appareillé,
Te faire part de sa bonne fortune,
Et de bon coeur porter ton infortune.
Car ni les navires ne se varent point en la mer à tant de tempestes et
de tourmentes, ni on ne fiche point tant de paux alentour des heritages
que l'on veut enfermer de palissade, ni ne clôt-on point les ports de
jetées et de moles contre tant ni contre tels dangers, comme l'amitié
nous promet de refuse et de secours, quand elle est bien éprouvée, et
sûrement expérimentée. Les autres amis qui ne sont pas à l'épreuve de
la fortune, ne font que couler, et ceux qui les perdent (ne plus ne
moins qu'une fausse monnayé averée à la touche) gagnent beaucoup,
Ceux qui de tels amis perdent, en rient,
Et qui en ont, de les perdre aux Dieux prient.
Ce qui n'est pas facile, ains fort fâcheux à faire, de fuir et deposer
une amitié qui ennuye: ne plus ne moins qu'une viande qui fait mal à
l'estomac, et qui fâche, on ne la peut retenir qu'elle ne face
déplaisir, et qu'elle n'engendre quelque corruption, ni aussi la rendre
telle comme elle y est entrée, ains toute souillée, mêlée parmi
d'autres humeurs, et toute alterée: aussi un mauvais ami, ou il demeure
nous fâchant et étant lui-même fâché, ou il sort par force avec
inimitié et malveillance, ne plus ne moins que la colère sort de
l'estomac quand on vomit. Pourtant ne faut-il pas légèrement recevoir,
ni s'attacher d'affection facilement aux premiers qui se présentent, ni
aimer incontinent ceux qui nous poursuivent d'amitié, ains plutôt faut
que nous mêmes poursuivions ceux qui sont dignes d'être aimés: car il
ne faut pas du tout elire ce qui se prend facilement, pource que nous
passons par-dessus la ronce et le gratteron qui s'attache à nous, et la
rejetons, là où nous allons chercher l'olive et la vigne: aussi
n'est-il pas toujours expédient d'admettre en notre familiarité celui
qui aisément nous embrasse, ains au contraire nous faut affectueusement
embrasser ceux que nous éprouverons utiles, et qui méritent que l'on en
face compte, ainsi comme répondit jadis le peintre Zeuxis à
quelques-uns qui l'accusaient de ce qu'il était long à faire ses
peintures: «Je confesse, dit-il, que je demeure voirement long temps à
peindre, mais aussi est-ce pour long temps:» aussi celui garde une
amitié et familiarité longuement, qui a demeuré long temps à
l'éprouver. Or s'il n'est pas possible à l'homme d'éprouver beaucoup
d'amis sera-il facile de converser ensemble avec plusieurs, ou s'il
sera du tout impossible? et néanmoins toute la jouissance et la
fruition de l'amitié gît en la conversation, et le plus doux fruit
consiste en s'entrefréquenter, et hanter ensemble:
Jamais ne faut resolution prendre,
Sans l'avoir fait à ses amis entendre,
comme dit Homere: et en un austre passage, Menelaus parlant d'Ulysses dit,
Rien n'a jamais nos plaisirs séparés
Tant que tous deux mort nous a atterrez.
Mais la pluralité d'amis dont nous parlons fait tout le contraire: car
l'amitié nous serre, nous unit, et nous étreint par fréquentes et
continuelles conversations, caresses et offices d'amitié,
Ne plus ne moins que la présure tendre
Fait le lait frais se cailler et se prendre,
comme dit Empedocles, car elle désire faire une telle union et
incorporation: là où la pluralité d'amis nous sépare, nous distrait et
divertit en nous rappellant, et nous transferant de l'un à l'autre, ne
permettant pas que la commixtion et le collement <p 104v> de la
bienveillance se face par la familiere conversation épandue et figée,
en manière de dire, à l'entour: et cela quant-et-quant nous apporte une
inégalité et difficulté grande aux offices et services, qui sont
convenables entre amis: car ce qui est aisé à l'amitie, devient malaisé
par cette pluralité,
En même humeur tout homme ne consent,
Autrement l'un, autrement l'autre sent.
d'autant que nos natures ne panchent pas toutes à mêmes inclinations,
ni ne sommes pas toujours environnés de semblables aventures, outre ce
que les occasions des temps, ne plus ne moins que les vents, seront
propres à quelques actions, et contraires aux autres. Et quand bien
encore tous les amis désireraient ensemble, mêmes services de nous, si
serait-il trop difficile de pouvoir satisfaire et suffire à tous ceux
qui voudraient ou consulter de quelque affaire, ou traiter quelque
negoce publique, ou briguer quelque magistrat, ou recevoir et festoyer
quelque hoste étranger en leur maison: mais si en un même temps ils
viennent à tomber en affaires tous différent, et en toutes diverses
affections, et nous requirent tous ensemble, celui qui veut naviger, de
voyager quand et lui: celui qui est accusé, de lui assister en
jugement: celui qui accuse, de le seconder: celui qui achete ou qui
vend, de lui aider à ménager: celui qui se marie, à sacrifier: celui
qui fait des funerailles, à mener deuil:
La cité est pleine d'encensements,
De chants de joie, et de gémissements.
Certes qui a tant d'amis, assister à tous il est du tout impossible: et
ne gratifier à nul, il n'y aurait point d'apparence: et en gratifiant à
un en offenser plusieurs, il serait aussi trop fâcheux. Car,
Qui aime bien, ne veut qu'on le mêprise:
et toutefois encore support-l'on plus patiemment les négligences et
oubliances des amis, et reçait-on avec moins de courroux de telles
réponses et excuses d'eux, Je t'ai oublié: ou, il ne m'en est pas
souvenu. Mais celui qui dit, Je ne vous ai pas assisté en votre cause,
d'autant que j'assistais à un autre mien ami, qui avait aussi un autre
proces: ou, Je ne vous ai pas été visiter en votre fièvre, pource que
j'étais empêché au festin que faisait un tel à ses amis: alléguant pour
excuser sa négligence envers son ami, sa diligence envers d'autres, il
ne satisfait pas à la plainte, mais il augmente la jalousie. Mais la
plupart des hommes ne regarde seulement qu'à ce, que la pluralité des
amitiés leur peut apporter commodité du dehors, et ne se soucie pas de
ce qu'elle leur doit imprimer au dedans, ne se souvenant pas qu'il
faut, que celui qui se sert de plusieurs à son besoin, secoure aussi
réciproquement ces plusieurs-là, quand il en auront affaire. Tout ainsi
doncques comme si Briareus avec ses cent mains eût emply cinquante
ventres, n'eût eu rien davantage que nous qui avec deux mains en
fournissons un: aussi en la commodité de se servir de plusieurs amis y
a-il l'incommodité, qu'il se faut aussi employer pour plusieurs, se
passionner, se travailler et se tourmenter avec eux. Car il ne faut pas
ajouter foi au poète Euripide en ce qu'il dit,
L'affection d'amitié engendree
Entre mortels doit être moderée,
Non de leur coeur la mouelle percer,
Ains être aisée à prendre et à laisser,
pour la roidir et lâcher, ne plus ne moins que la scote d'une voile de
navire, selon que le besoin le requérrait. Mais au contraire, Euripide,
il faudrait transporter votre dire aux inimitiés, et admonester que les
querelles entre les hommes fussent moderées, et qu'elles ne
pénétrassent pas jusques à la mouelle de l'âme: ains que les haines
fussent aisées à appaiser, et aussi les courroux, les plaintes et
doleances, et les <p 105r> soupçons et défiances: et plutôt
donner ce sage admonnestment de Pythagoras, «Ne touche pas à plusieurs
en la main.» c'est à dire, ne fais pas plusieurs amis, et n'affecte pas
celle amitié populaire commune à tous, et exposée à un chacun: laquelle
entre en un coeur avec beaucoup de passions, dont celles-ci l'être en
esmoy pour son ami, se condouloir avec lui, se mettre en peine et
exposer en danger pour lui, ne sont pas difficiles à supporter à hommes
libres et de gentile coeur: mais le dire du sage Chilon est véritable,
lequel répondant à un qui se vantait de n'avoir aucun ennemi, «Il
semble doncques, répondit il, que tu n'ayes aussi point d'ami.» Car les
inimitiés suivent incontinent de près les amitiés, et sont entrelassées
avec elles. Ce n'est point tour d'ami de ne se ressentir pas d'une
injure faite à son ami, ou d'une honte à lui procurée, et de n'épouser
point ses querelles: car les ennemis ont incontinent pour suspect l'ami
de leurs ennemis, et le haïssent: et, au contraire, les amis bien
souvent portent envie à leurs amis, et ont quelque jalousie de leur
prosperité, et les distraient çà et là. Et comme l'oracle qui fut
répondu à Timesias, touchant la nouvelle colonie qu'il voulait aller
peupler, l'appelle,
C'est un exaim d'abeilles que tu mènes,
Qui deviendront tôt guêpes inhumaines:
aussi ceux qui cherchent un exaim, ou toute une ruchée, par manière de
dire, d'amis, ne se donnent de garde, qu'ils tombent en une guépiere
d'ennemis: mais il y a cette différence, que la souvenance vindicative
du mal de l'ennemi péze beaucoup plus, que ne fait la mémoire du bien
de l'ami. Et qu'il ne soit vrai, voyez comment Alexandre accoutra les
familiers et amis de Philotas et de Parmenion, et Dionysius ceux de
Dion, Neron ceux de Plautus, et Tibere ceux de Sejanus, qu'ils firent
tous mourir après les avoir bien tourmentés à la gehenne. Tout ainsi
comme les riches joyaux de sa fille et son précieux voile ne servirent
de rien à Creon, mais le feu qui s'y prit et alluma soudainement, le
brûla lui-même quand il accourut, et la prit entre ses bras, tellement
qu'il en mourut quand et elle: aussi il y en a qui n'ayants reçu aucun
bien de la prosperité de leurs amis, sont enveloppés en la ruine de
leur adversité, et perissent quand et eux: ce qui advient
principalement aux gens de lettres, et personnes d'honneur et de
valeur, comme Theseus qui fut avec son ami Pirithous emprisonné et puni,
Se trouva pris, et les deux pieds chargez
D'autres liens que de cuivre forgez.
Et Thucydide écrit, qu'en la grande pestilence qui fut à Athenes, les
plus gens de bien, et qui plus faisaient profession de la vertu, furent
ceux qui plus moururent avec leurs amis malades de peste, d'autant
qu'ils ne s'épargnaient point, et allaient visiter et traiter ceux qui
leur appartenaient. Et pourtant ne faut-il pas ainsi mettre la vertu en
abandon, en la liant et attachant à toutes heures à d'autres, ains la
reserver pour une communication réciproque à ceux qui en sont dignes,
c'est à dire à ceux qui peuvent autant aimer et autant contribuer à la
communauté: car cela est l'une des plus grandes contrarietés et
oppositions qu'il y ait contre la pluralité d'amis, que l'amitié est
comme une génération que se fait par conformité et similitude. Car vu
que les creatures mêmes qui n'ont point d'usage de raison, qui les veut
faire mêler avec celles qui ne sont pas de leur espèce, il faut que ce
soit à force, et par contrainte, d'autant qu'elles se couchent sur
leurs genoux, et s'enfuient arrière l'une de l'autre: là où au
contraire, elles ont plaisir de se mêler avec leurs semblables,
recevants volontiers, et avec toute douceur et facilité, celle
communion: Comment est-il possible qu'il s'engendre une bonne amitié
entre gens qui sont de moeurs toutes différentes, conditions toutes
diverses, et façons de vivre tendantes à toutes autres fins? Car les
accords de la musique, soit en voix ou en instruments, ont bien leurs
consonances <p 105v> par contrarieté de sons, se formant ne sais
quoi de similitude et convenance du haut et du bas: mais en cette
consonance et armonie de l'amitié il n'y doit avoir du tout rien de
dissemblable, ni d'inégal, ni de couvert et obscur, ains doit être
composée de toutes choses pareilles, de même volonté, même opinion,
même conseil, et toute même affection, comme si ce n'était qu'une seule
âme distribuée et départie en plusieurs corps. Et qui est l'homme ou si
laborieux, ou si facile à transmuer en toutes façons, et à prendre tous
visages, qui pût se former à tous patrons, et s'accommoder à tant de
natures? Et non pas se moquer du poète Theognis qui nous commande,
Aies le sens du poulpe, lequel tint
Sa molle peau, puis d'un puis d'autre tint,
Prenant couleur telle comme la roche
Et la pierre est de laquelle il s'approche:
et toutefois encore les changements du poulpe ne profondent point au
dedans, ains se font seulement en la superfice du cuir, qui en se
reserrant, ou relaschant, reçoit les defluxions des couleurs des corps
dont il approche, là où les amitiés requirent, que les moeurs soient
entièrement conformes, les passions, les propos, les études, et
vacations, et les inclinations. Or serait-ce à faire à quelque Proteus,
qui ne serait pas trop heureux, ni trop homme de bien avec, ains qui
par enchantement se transformerait souvent, et en même instant, d'une
figure en une autre, pource qu'il faudrait qu'avec ceux de ses amis qui
seraient doctes et studieux il s'occupât à étudier et à lire, avec les
lutteurs qu'il se poudrât pour se preparer à la lutte, qu'il chassât
avec les chasseurs, qu'il s'enivrât avec les buveurs, et qu'il briguât
les offices avec les ambitieux, sans avoir aucune mansion de naturel
propre à lui. Et tout ainsi comme les Philosophes naturels tiennent,
que la substance sans figure ne couleur quelconque, qu'ils appellent la
matière première, est sujette à toutes formes, et se tourne en toutes
façons, de manière que tantôt elle brûle, tantôt elle devient liquide,
maintenant elle se tient rare, et puis elle s'épaissit: aussi faudra-il
qu'à cette pluralité d'amis il y ait une âme sujette qui soit de
plusieurs conditions, de plusieurs affections, soupple et facile à
changer d'une sorte en une autre. Et au contraire, l'amitié demande une
nature ferme et constante, qui demeure toujours en un même lieu et en
une même façon de faire. Voilà pourquoi c'est chose rare et difficule à
rencontrer, qu'un certain ami.
XVII. De la Fortune. C'est un bref Discours contre ce commun dire, Il n'y a qu'heur et malheur en ce monde.
TOUS faits humains dependent de Fortune, Non de conseil, ni de prudence
aucune, ce dit un vieux quolibet. Comment n'y a il doncques point de
justice, non plus és affaires des hommes, ni d'equité, ni de
tempérance, ni de modestie? Et a-ce été de fortune et par fortune
qu'Aristides a mieux aimé demeurer en sa pauvreté, combien qu'il fut en
sa puissance se faire seigneur de beaucoup de biens: et que Scipion
ayant pris de force Carthage, ne toucha, ni ne vit oncques rien de tout
le pillage? Et fut-ce de fortune et par fortune que Philocrates ayant
pris grosse somme d'or du Roi Philippus acheta des putains et de
précieux poissons? et que Lasthenes et Euthycrates <p 106r>
trahirent la cité d'Olynthe, mesurants le souverain bien de l'homme à
la volupté de leur ventre, et autres voluptés encores plus infâmes? Et
fut-ce fortuitement qu'Alexandre fils de Philippus s'abstint lui-même
de toucher aux femmes captives prises en la guerre, et châtia ceux qui
les voulurent forcer? Et au contraire aussi, fut-ce par fortune,
qu'Alexandre fils de Priam, à sa male destinée et malencontre coucha
avec la femme de son hoste, qui l'avait reçu chez lui, et l'ayant ravie
emplit des miseres et calamités de la guerre l'Europe et l'Asie? Si
toutes ces choses-là ont été faites par fortune, qui empêchera que l'on
ne dise, que les chats, les boucs, et les singes sont aussi par fortune
friands, luxurieux, et malfaisans? Mais au contraire aussi, s'il est
certain qu'il y ait au monde de la justice, de la tempérance, et de la
vaillance, comment serait il raisonnable de dire, qu'il n'y eût point
de prudence? Et s'il y a de la prudence, comment pourrait on soutenir
qu'il n'y eût point de conseil? car la tempérance, comme aucuns disent,
est une sorte de prudence, et la justice a besoin d'être assistée de
prudence: ou, pour mieux dire, nous appellons la sagesse et prudence,
qui rend les hommes bons és voluptés, continence et tempérance: et és
dangers et travaux, patience et vaillance: et és contrats et maniement
des affaires, légalité et justice. Parquoi si nous voulons que les
effets de conseil et de sagesse soient attribués à la fortune, il
faudra donc que ceux de la justice, et ceux de la tempérance, et ceux
de la vaillance lui appartiennent aussi: voire que le dérober, le
couper bourses, et le paillarder procédera de la fortune: et bref,
quittons tout le discours de notre raison, et nous laissons du tout
aller à la fortune, qui nous pousse, et nous chasse comme de la
poussière, ou de la balle çà et là, à son plaisir. S'il n'y a doncques
point de prudence, aussi n'y a il point de conseil aux affaires, ni de
délibération, ni d'inquisition de ce qui est utile: et resvait doncques
bien Sophocles quand il disait,
On trouve tout par soin et diligence,
Et tout perit enfin par négligence.
Et un autre passage, où il divise les affaires des hommes, il dit,
Ce qui se peut enseigner, je l'appren,
Ce qui trouver, à le chercher me pren:
Et ce qu'il faut que de-la-sus descende,
En ma prière aux Dieux je le demande.
Car qu'est-ce qui se peut apprendre, et qu'est-ce qui se peut trouver
par les hommes, s'il est ainsi que tout se face en ce monde par la
fortune? quel Senat de ville, et quel conseil de Prince n'est ruiné et
détruit, s'il est ainsi que toutes choses soient en la sujétion et
puissance de fortune? laquelle nous injurions, en l'appellant aveugle,
nous soumettants comme aveugles nous mêmes à elle: et bien le sommes
nous certainement, si nous arrachants les yeux de la prudence, nous
prenons une guide aveugle pour nous guider et conduire par la main ou
cours de cette vie. C'est tout autant comme si quelqu'un disait, c'est
fortune que tout le fait des voyans, non pas de la vue ni des yeux
éclairans, comme dit Platon: ou, c'est fortune que tout le fait des
oyans, non pas une naturelle puissance de recevoir par l'oreille et le
cerveau le coup de l'air frappé. Mais ce serait à l'aventure bien fait,
pourra dire quelqu'un, craindre de soumettre le sentiment à la fortune:
voire-mais la nature nous a donné la vue, l'ouïe, le goût, l'odorement,
et autres parties du corps, avec toutes leurs facultés et puissances,
pour ministres de la sagesse et prudence: c'est l'entendement qui voit
et qui oit, tout le reste est sourd et aveugle. Et tout ainsi que s'il
n'y avait point de soleil, nous serions en une nuit perpetuelle, non
obstants tous les autres astres et estoiles, comme dit Heraclitus:
aussi non obstants tous les naturels sentiments, si l'homme n'avait
l'entendement et le discours de la raison, il ne différerait en rien
des bêtes brutes en sa vie: mais maintenant ce n'est point par fortune,
ni par <p 106v> cas d'aventure que nous le dominons et en sommes
les maîtres: car Prometheus, c'est à dire le discours de la raison, en
est cause, qui nous a donné en récompense,
Pour nous porter des ânes et chevaux,
Des puissants boeufs pour aiser nos travaux,
ainsi que dit le poète Aeschylus. Car au demeurant la fortune, ou la
nature, a été à leur naissance plus favorable à plusieurs bêtes brutes,
qu'elle n'a été à l'hommme, pource que les unes sont armées de cornes,
et de dents, et d'aiguillons,
Le Herisson est armé sur l'eschine
Horriblement de mainte aigúë espine,
ce dit Empedocles: les autres sont vestues et chaussées d'écailles, de
poil, d'ongles, et de cornes dures: l'homme seul, comme dit Platon, est
abandonné de la nature tout nud, sans armes, sans chaussure, et sans
vesture:
Mais par un don tout cela s'addoucit,
c'est par le don de la raison, du soin, et de la provoyance.
Force de corps est en l'homme débile,
Mais son esprit a le sens si habile,
Qu'il dompte tous les plus fins animaux
Qui soient en mer, en terre, monts et vaux.
C'est un animal bien vite, et bien léger à la course, que le cheval,
mais c'est pour l'homme qu'il court: le chien est courageux et âpre au
combat, mais c'est pour garder l'homme: le poisson a beaucoup de chair,
et le pourceau aussi, mais c'est pour servir de nourriture et de viande
à l'homme. Qu'est-il plus grand, ni plus épouventable à voir qu'un
Elephant? mais à la fin encore sert il de jouet à l'homme, et de
spectacle de jeux et de fête: on lui fait apprendre à danser et à
baller, et à faire la révérence. Si n'est pas en vain, sans utilité,
que nous alléguons ces exemples là, ains afin que par iceux nous
connaissions jusques où la prudence éleve l'homme, au dessus de qui
elle le met, et avec quoi il surmonte et surpasse tout,
Car pour luicter ou escrimer des poings,
Ne pour courir du pied encore moins,
Sommes nous gens où n'y ait que redire.
ains en toutes ces forces-là nous sommes plus malheureusement nés que
les bêtes, mais par expérience, mémoire, ruse et artific, nous nous en
servons d'aucunes: nous chastrons les goffres des abeilles, nous tirons
les pis des femelles, bref nous les pillons et saccageons quand nous
les prenons: tellement qu'en tout cela il n'y a rien qu'on puisse
attribuer à la fortune, ains procède le tout de bon sens et de
provoyance. davantage les ouvrages des charpentiers sont faits humains,
si sont ceux des tailleurs de pierre, des maçons et des statuaires, en
tous lesquels nous ne voyons rien qui soit fait casuellement ni
fortuitement, au moins qui soit bien fait: et si d'aventure quelquefois
à un bon ouvrier, tailleur de pierre ou maçon, il se rencontre quelque
fortune, c'est en chose petite et légère, mais les plus grands de leurs
ouvrages, et le plus grand nombre, sont achevés respectivement par
leurs arts. Ce que donne à entendre un certain poète par ces vers,
Marchez avant vous tourbe manouvrière
Qui adorez Minerve la guerrière,
Mere des arts, fille de Jupiter,
Avecques vos paniers à pain porter.
Car les mestiers et les arts ont pour leur patronne Minerve, qui
s'appelle autrement Ergané, comme qui dirait, ouvrière et artisane, non
pas la fortune. Bien récite l'on de quelque certain peintre, qui
peignant un cheval avait bien rencontré au demeurant, tant au portrait
comme à la couleur, excepté que celle enfleure d'escume qui <p
107r> se concrée à l'entour du mors quand il le ronge, et qui tombe
de la bouche en soufflant, ne lui plaisait point ainsi comme il l'avait
peinte, de sorte qu'il l'effacea par plusieurs fois, et à la fin de
despit jeta son esponge sur le tableau tout ainsi qu'elle était pleine
de toutes sortes de teintures: cet esponge venant à donner à l'endroit
de la bouche de cheval, y imprima et représenta merveilleusement bien
ce qu'il fallait. Je ne sache point que l'on raconte autre chose
artificielle advenir par cas de fortune. Les ouvriers usent par tout de
règles, de lignes, de mesures, et de nombres, à fin qu'en tous leurs
ouvrages il ne se trouve rien qui soit fait temerairement et à
l'aventure: et l'on dit que les arts sont comme de petites prudences,
ou plutôt des ruisseaux et lambeaux d'icelle, départies par les
nécessités de la vie humaine: ainsi comme les fables nous donnent
couvertement à entendre, que depuis que Prometheus eût divisé le feu,
une estincelle envola deçà, une autre delà: aussi les parties et
fragments de la prudence départie et découpée en plusieurs, sont
devenues arts. C'est doncques chose merveilleuse, comment les arts
n'ont rien de commun avec la fortune, pour attaindre et parvenir à leur
propre fin: et que celle qui est la plus grande et la plus parfaite de
toutes, celle qui est le comble et le cime de toute la louange et
réputation de bonté que l'on saurait donner à un homme, ne soit du tout
rien. Et toutefois à tendre ou lâcher les chordes d'un instrument, il y
a une sagesse qui s'appelle musique: et à accoutrer les viandes y en a
une autre, que nous nommons l'art de cuisiner: et à laver les draps et
vêtements, une autre qui se nomme le métier de foulon: et puis nous
enseignons aux enfants à se vêtir et à se chausser, et à prendre la
viande qu'on leur baille avec la main droite, et avec la main gauche
tenir leur pain, comme n'étant pas jusques à ces petites choses-là
dependantes de la fortune, ains ayants besoin d'advertence et de
sollicitude. Et puis les choses qui sont les plus grandes, principales
et plus nécessaires pour rendre l'homme bienheureux, n'useront pas de
la prudence, et ne participeront pas de provoyance et du jugement de la
raison? Et toutefois on ne voit point qu'il y ait personne si dépourvue
de jugement, que ayant détrempé de la terre avec de l'eau, la laisse
là, attendant que fortuitement et casuellement il s'en face des
briques: ni que ayant acheté de la laine et du cuir, il se seie dessus,
priant la fortune de lui en faire des vêtements et des souliers: ni que
ayant amassé grosse somme d'or et d'argent, et grand nombre d'esclaves,
ni pour avoir plusieurs portes fermées sur soi, ni pour montrer des
lits somptueusement et richement parés, ou des tables précieuses, s'il
n'a quant-et-quant la prudence pour en bien user, qu'il estime que cela
soit sa souveraine félicité, ne que cela lui apporte une vie heureuse
sans douleur, et qui jamais ne se puisse changer. Il y eut quelquefois
un, qui contestant avec le Capitaine Iphicrates, pour le cuider
convaincre de n'être rien, lui demanda qui il était, «Car tu n'es ne
picquier, ni archer, ni rondelier:» «Non, répondit Iphicrates, mais je
suis celui qui commande à tout cela, et qui les mets tous en besogne.»
Aussi Prudence n'est point or, ni argent, ni gloire, ni richesse, ni
santé, ni force, ni beauté: Qu'est-ce donc? c'est ce qui sait bien user
et se servir de tout cela, et par qui chacune de ces choses est
plaisante, honorable et profitable: et au contraire, sans elle,
déplaisante, nuisible et dommageable, détruisant et déshonorant celui
qui les possede. Certainement c'est dequoi sagement nous admoneste le
poète Hesiode, quand il fait que Prometheus conseille à son frère
Empimetheus,
Ne recevoir présent que lui envoye
Le Dieu de ciel, ainçois qu'il le renvoye.
entendant les biens exterieurs, et de la fortune: comme s'il eût voulu
dire, Ne joue point de la flûte, si tu n'entends rien en la musique: ne
lis point, si tu ne sais les lettres; ne monte point à cheval, si tu ne
sais bien t'y tenir: aussi tout de même, ne prochasse point d'office et
de magistrat, si tu es un fol: ne cherche point d'être riche, <p
107v> si tu es avaricieux: ne te marie point, si tu aimes autre
femme. Car avoir des biens que l'on ne mérite point, donne occasion aux
malavisés, ce dit Demosthene, de faire beaucoup de folies: et
l'être-heureux aussi plus que de raison, est occasion de devenir
malheureux à ceux qui ne sont pas sages.
XVIII. De l'envie et de la haine.
IL semble qu'il n'y ait point de différence entre haine et envie, ains
que ce soit tout un: car le vice, à parler en général, a plusieurs
crochets, par le moyen desquels se remuant çà et là, il donne aux
passions qui dependent de lui plusieurs prises et attaches, pour
s'entrelasser les unes avec les autres, et comme des maladies
compatissent aux inflammations les unes des autres, car autant est
fâché de la prosperité d'autrui le malveillant, comme l'envieux. Voilà
pourquoi nous estimons que benevolence soit contraire à l'une et à
l'autre, d'autant que c'est un vouloir-bien à son prochain: et que ce
soit tout un le haïr que le porter envie, d'autant qu'ils ont intention
contraire à l'aimer. Mais pour autant que les similitudes ne font pas
tant un, comme les différences font autre et différent, recherchons et
examinons ces différences là, en commençant à la source même et origine
d'icelles passions. La haine donques s'engendre en nos coeurs de
l'imagination et appréhension que nous avons, que celui que nous
haïssons soit méchant, ou généralement envers tous, ou particulièrement
envers nous: car communément ceux qui pensent avoir reçeu tort de
quelqu'un sont disposés à le haïr, et autrement on hait et void-on
malvolontiers ceux que l'on sait être méchants et coutumiers d'outrager
autrui, et porte l'on envie seulement à ceux que l'on connait être
heureux: et pourtant semble il que l'envie soit indéterminée, ne plus
ne moins que le mal des yeux qui s'offense de toute clarté et lueur:
mais la haine est déterminée, étant toujours fondée et appuyée sur
certains sujets au regard d'elle. Secondement le haïr s'étend jusques
aux bêtes brutes, comme il y en a qui naturellement haïssent les chats
et les mouches cantharides, les serpents, et les crapauds: et
Germanicus ne pouvait souffrir ni le chant ni la vue d'un coq: et les
Sages des Perses, qu'ils appellaient Magi, tuaient les rats et les
souris, tant pource qu'ils les haïssaient eux, comme aussi pource
qu'ils disaient que leur Dieu les avait en horreur, car tous les Arabes
et les Aethiopiens généralement les abominent: là où l'envier convient
seulement à l'homme contre l'homme, et n'y a point d'apparence de dire
qu'il s'imprime envie entre les animaux sauvages des unes contre les
autres, d'autant qu'ils n'ont point d'imagination, ni d'appréhension,
si un autre est heureux ou malheureux, ni ne sont point touchés de
sentiment d'honneur ou déshonneur, qui est ce qui plus et
principalement aigrit l'envie, là où ils se haïssent les uns les
autres, se portent inimitiés, et s'entrefont la guerre les uns aux
autres, comme déloyaux, et ausquels il n'ont point de fiance, comme les
dragons et les aigles se guerraient, les chat-huants et les corneilles,
les mauvis et les chardonnerets: tellement que l'on dit qu'encore quand
on les a tués, leur sang ne se peut mêler ensemble, et qui plus est, si
vous en mêlés, encore s'écoulera il à part, en se séparant l'un d'avec
l'autre. Et est vraisemblable que la haine qui est entre le lion et le
coq procède de la peur, comme aussi entre l'Elephant et le pourceau,
car volontiers ce que les animaux craignent, ils le haïssent: de
manière qu'encore en cela se peut assigner différence <p 108r>
entre la haine et l'envie, d'autant que la nature des animaux en reçoit
bien l'une, et non pas l'autre. Et puis on ne peut être envieux du bien
d'autrui justement, car pour être heureux l'on ne fait point de tort à
personne, et néanmoins c'est pour cela que l'on est envié, là où au
contraire plusieurs sont haïs justement, comme ceux que nous appellons
[...] dignes de la haine publique, et ceux qui ne les fuient, ne les
detestent, et ne les abominent: dequoi on peut prendre pour signe,
qu'il y en a qui confessent bien en haïr plusieurs, mais ils disent
qu'ils ne portent envie à personne, car la haine des méchants est une
qualité d'homme de bien. Auquel propos on récite que Charillus, nepveu
de Lycurgus, et Roi de Lacedaemone, était homme fort doux et
debonnaire: dequoi quelques-uns le louans, son compagnon en la Royauté
leur répondit, «Et comment serait il bon, quand il n'est pas mauvais
aux méchants?» Et Homere décrivant la laideur et deformité du corps de
Thersites, la depeint et figure par plusieurs parties de sa personne,
et par plusieurs circonlocutions, mais la malice de ses moeurs, et
perversité de sa nature, fort brèvement, et en une seule sorte,
Haï était de Pelides bien fort,
Et Ulysses lui voulait mal de mort.
comme étant une extréme méchanceté d'être ainsi haï de plus gens de
bien. Et puis on nie fort et ferme que l'on soit envieux, et quand on
en est convaincu manifestement, alors on pretend mille couvertures et
excuses, disant que l'on est courroucé à celui à qui on porte envie, ou
que l'on le craint, ou bien que l'on le hait, mettant au-devant de
cette passion d'envie tout autre nom, pour la cuider cacher &
couvrir, comme étant celle passion la seule maladie de l'âme que l'on
doit dissimuler. Il est doncques force que ces deux passions soient
nourries, entretenus et augmentées, comme des plantes, de mêmes moyens,
attendu mêmement que elles succèdent l'une à l'autre: toutefois nous
haïssons plus ceux que nous voyons plus s'advancer en méchanceté, et
portons envie à ceux qui passent plus avant en vertu: et pourtant
Themistocles étant encore jeune homme, disait, «qu'il n'avait encore
rien fait de notable, parce que personne ne lui portait envie.» Car
ainsi comme les mouches cantharides s'attachent principalement au plus
beau bled, et aux roses plus espanouies, aussi l'envie se prend
ordinairement aux plus gens de bien, et aux personnages qui ont plus de
gloire ou plus de vertu: au contraire, les méchancetés extremes
augmentent la haine contre les méchants. Qu'il soit vrai, les Atheniens
eurent en telle haine et abomination les malheureux qui par calomnie
firent mourir Socrates, qu'ils ne leur daignaient pas allumer du feu,
ni leur répondre quand ils leur demandaient quelque chose, ni se laver
aux étuves quant et eux, ains commandaient aux serviteurs qui versaient
l'eau, de jeter toute celle où ils s'étaient lavés, comme étant pollue
et contaminée, de peur d'avoir rien commun avec eux, jusques à tant que
ne pouvants plus supporter celle grande haine publique qu'on leur
portait, ils se pendirent et estranglèrent eux-mêmes: là où bien
souvent l'excellence de vertu, et de gloire et honneur éteint l'envie:
car il n'est pas vraisemblable qu'aucun portât envie à Cyrus ni à
Alexandre, depuis qu'ils se furent faits seigneurs et maîtres du monde:
ains comme le Soleil, quand il est droit à plomb dessus le sommet de
quelque chose que ce soit, il ne laisse point d'ombre, ou s'il en
laisse, elle est fort courte et petite, pource qu'il épand sa lumière
par tout: aussi quand les prosperités d'un homme sont parvenus à une
très grand hauteur, et qu'elles sont au dessus de l'envie, alors elle
se retire et se restreint, se voyant toute éclairée et enluminée: là où
au contraire, la grandeur de la fortune ou puissance des malvoulus, ne
relâche et diminue point la malveillance que leurs haineux et
malveillants leur portent: qu'il soit ainsi, Alexandre, n'eut pas un
envieux, mais plusieurs ennemis et <p 108v> malveillants, par
lesquels à la fin il fut tué proditoirement. Semblablement aussi les
adversités sont bien cesser les envies, mais les inimitiés non: car les
hommes haïssent toujours leurs ennemis, encore qu'ils soient ravalés
par calamités, là où il n'y a personne qui porte envie à un malheureux,
ains est véritable un mot que dit l'un des Sophistes de notre temps,
«Que les hommes envieux sont bien aises d'avoir pitié.» Tellement que
c'est une des plus grandes différences qu'il y ait entre ces deux
passions, que la haine ne se départ jamais de ceux, sur lesquels elle
est une fois ancrée, ni en bonne, ni en mauvaise fortune, là où l'envie
s'évanouit fort en l'extrémité de l'un et de l'autre. davantage encore
pourrons nous mieux découvrir cette différence par les contraires: car
on cesse les haines, inimitiés, et malveillances quand on est persuadé
que l'on n'a reçu aucun tort, ou que l'on prend opinion que ceux que
l'on haïssait comme méchants, sont devenus gens de bien, ou pour le
troisiéme, quand on a reçu d'eux quelque plaisir: car la grâce d'un
plaisir suivant, faite à propos, comme dit Thucydides, encore qu'elle
soit moindre, si elle est faite en temps opportun, dissout bien souvent
une plus griève injure précédente. Et de ces trois causes-là, la
première n'efface point l'envie, car encore qu'ils soient dés le
commencement persuadés de n'avoir point reçu de tort, ils ne laissent
pas de porter envie: et les deux autres l'irritent et l'aigrissent
encore davantage, car ils portent encore plus d'envie à ceux qu'ils
estiment gens de bien: car encores qu'ils reçoivent du bien et plaisir
des autres bienheureux, ils en sont marris, et ne laissent pas de leur
porter envie, et pour leur félicité, et pour leur bonne volonté,
d'autant que l'un procède de vertu, et l'autre de bonne fortune, et
l'une et l'autre est bonne chose. Parquoi il faut conclure, que l'envie
est une passion diverse de la haine, puis qu'il est ainsi que l'une
s'irrite et s'aigrit de ce dont l'autre addoucit. davantage considérons
un peu la fin, le but et l'intention de l'une et de l'autre, car
l'intention de malveillant et haineux est de malfaire à celui qu'il
hait: et définit on ainsi cette passion, que c'est une disposition et
volonté qui épie l'occasion de faire mal à autrui: mais cela au moins
n'est point en l'envie, car il y en a plusieurs qui portent envie à
auxuns de leurs parents et de leurs compagnons, lesquels néanmoins ils
ne voudraient pas voir perir ni tomber en griève calamité, mais
seulement ils sont marris de les voir en prosperité, et empêchent s'ils
peuvent, leur gloire et leur splendeur: toutefois ils ne leur
voudraient pas procurer, ni souhaitter des maux irremédiables, ni des
miseres extrémes, ains se contentent seulement de resequer et abbaisser
leur hauteur, comme d'une maison ce qui découvre de trop loin.<p
109r>
XIX. Comment on pourra recevoir utilité DE SES ENNEMIS.
1. JE vois que tu as élu, Seigneur Cornelius Pulcher, la plus douce
voie qui soit en l'entremise du gouvernement des affaires publiques: en
laquelle étant grandement utile au public, tu te montres très gracieux
et très courtois en privé à ceux qui vont parler à toi. Mais pour
autant que l'on peut bien trouver un pays où il n'y ait point de bête
venimeuse, ainsi comme l'on écrit de Candie: mais de gouvernement et de
maniement d'affaires qui ne porte point d'envie, ni de jalousie et
d'émulation, qui sont passions fort promptes à engendrer inimitiés,
jusques ici il n'en a point été: pource que, quand il n'y aurait autre
chose, les amitiés mêmes nous embrouillent et enveloppent en des
inimitiés, ce que le sage Chilon ayant très bien entendu, demanda à un
qui se vantait de n'avoir point d'ennemis, s'il n'avait point aussi
d'amis. Il me semble qu'un homme d'état et de gouvernement, entre
autres choses qu'il doit bien avoir étudiées, doit aussi savoir que
c'est que des ennemis, et diligemment écouter ce que dit Xenophon, «Que
l'homme prudent et sage sait tirer profit et utilité de ses ennemis.»
Et pourtant ayant recueilli en un petit traité ce qu'il me vint naguere
en pensée de dire en discourant sur cette matière, je te l'ai envoyé
aux mêmes termes: ayant eu l'oeil, le plus qu'il m'a été possible, à ne
répéter rien de ce que j'avais par avant écrit és preceptes du
gouvernement de la chose publique, pource qu'il me semble que je t'en
vois souvent le livre en la main.
2. Les premiers anciens se contentaient de n'être point blessés ni
offensés des bêtes farouches et sauvages, et était cela la fin de tous
les combats qu'ils avaient contre elles: mais ceux qui sont venus
depuis, ayants appris à en user, non seulement se gardent bien d'en
recevoir du dommage, mais qui plus est, en savent tirer du profit, se
nourrissants de leurs chairs, se vêtants de leur laine et de leur poil,
se médecinants de leur fiel et de leur présure, et s'armants de leurs
cuirs: tellement que désormais il est à craindre que venants les bêtes
à défaillir à l'homme, sa vie n'en deviennne sauvage, pauvre et
nécessiteuse. Puis que doncques il est ainsi, que les autres hommes se
contentent, et leur suffit de n'être point offensés par leurs ennemis,
et que Xenophone écrit, que les sages reçoivent profit de leurs
adversaires, il n'est pas raisonnable que nous le décroyons, mais il
nous faut chercher l'art et le science de pouvoir atteindre à ce bien
là, au moins à ceux, à qui il est impossible de vivre sans ennemis. Le
laboureur ne peut pas domestiquer toute sorte d'arbres, ni le veneur
apprivoiser toutes espèces de bêtes: et pourtant ont-ils cherché
d'autres moyens et d'autres usages de se valoir les uns des plantes
steriles, et les autres des animaux sauvages. L'eau de la mer est salée
et mauvaise à boire, mais elle nourrit les poissons, et est voiture
propre à porter ce que l'on veut, et à aller par tout. Le Satyre voulut
baiser et embrasser le feu la première fois qu'il le voit: mais
Prometheus lui cria, «Boucquin, tu pleureras la barbe de ton menton,
car il brûle quand on y touche:» mais il baille lumière et chaleur, et
un instrument servant à tout artifice, pourvu que l'on en sache bien
user. Aussi considérons si l'ennemi, qui est au reste malfaisant, et
bien difficile à accointer et manier, aurait point quelque endroit par
lequel on le pût aucunement toucher, si l'on s'en pourrait point servir
à aucune chose, et en tirer quelque profit: car il y a bien d'autres
choses et beaucoup, qui sont fort odieuses, fâcheuses et ennuyeuses à
ceux à qui elles arrivent, mais néanmoins vous voyez que les maladies
du corps ont servi à quelques <p 109v> uns d'occasion de vivre en
loisir, hors d'affaires et en repos: et les travaux qui se sont par
fortune présentés à d'autres, les ont si bien exercités, qu'ils en sont
devenus plus robustes et plus forts. Qui plus est, l'être banni hors de
son pays, et avoir perdu tous ses biens, ont donné le moyen à quelques
autres de s'adonner à l'étude et à la philosophie, comme firent jadis
Diogenes et Crates: et Zenon même ayant entendue que sa navire s'était
brisée et périe en mer, ne fit que dire, «Tu fais bien, Fortune, de me
réduire à la robe d'étude.» Car ainsi comme les plus sains animaux, et
qui ont les estomacs plus robustes, digèrent les serpents et les
scorpions qu'ils avalent: voire qu'il y en a quelques-uns qui se
nourrissent de pierres et d'écailles et coquilles, lesquelles ils
cuisent et convertissent en aliment, pour la force et véhémente chaleur
de leurs esprits: là où ces délicats, fluets et maladifs ont envie de
vomir, quand ils prennent seulement du pain et du vin: aussi les fols
gâtent et corrompent les amitiés, là où les sages savent user
opportunément, et tirer des commodités mêmes des inimitiés.
3 En premier lieu doncques, il me semble que ce qui est en
l'inimitié le plus dommageable pourra devenir le plus profitable, qui y
voudra bien prendre garde. Et qu'est-ce que cela? c'est que ton ennemi
veille continuellement à épier toutes tes actions, et fait le guet à
l'entour de ta vie, cherchant par tout quelque moyen de te surprendre à
découvert, pour avoir prise sur toi, ne voyant pas seulement à travers
les chênes, comme faisait Lynceus, ou à travers les pierres et les
tuiles, mais aussi à travers un ami, à travers un serviteur domestique,
et à travers tous ceux avec qui tu auras familiere conversation, pour
découvrir, autant qu'il lui sera possible, ce que tu feras, sondant et
fouillant tout ce que tu délibéreras, et que tu proposeras de faire.
Car il advient souvent que nos amis tombent malades, voire qu'ils
meurent, que nous n'en savons rien, pendant que nous differons de jour
à jour à les aller visiter, ou que nous n'en tenons compte: mais de nos
ennemis, nous en recherchons curieusement jusques aux songes. Les
maladies, les dettes, les mauvais ménages avec leurs propres femmes
sont plutôt inconnus de ceux à qui ils touchent, que non pas de
l'ennemi: mais principalement s'attache-il aux fautes, et est ce que
plus il recherche à la trace. Et tout ainsi que les vautours volent à
la senteur des corps pourris et corrompus, et n'ont aucun sentiment de
ceux qui sont sains et entiers: aussi les parties de notre vie qui sont
mal saines, mauvaises et gâtées, sont celles qui plus émeuvent notre
ennemi: c'est là que sautent incontinent ceux qui nous haïssent, c'est
ce qu'ils harassent et qu'ils déchirent. Et c'est cela qui plus nous
profite, en nous contraignant de vivre règlement, et prendre bien garde
à nous, sans dire ne faire rien négligemment, à l'étourdie, ni
imprudemment, ains conserver toujours notre vie comme en étroite diète
irrépréhensible: car cette reservée caution réprimant les violentes
passions des notre âme, et contenant la raison au logis, engendre une
accoutumance, une intention et volonté de vivre honnêtement et
correctement. Car ainsi comme les cités qui par guerres ordinaires avec
leurs proches voisins, et continuelles expéditions d'armes, ont appris
à être sages, aiment les justes ordonnances, et le bon gouvernement:
aussi ceux qui par quelques inimitiés ont été contraints de vivre
sobrement, et se garder de méprendre par négligence, et par paresse, et
faire toutes choses utilement et à bonne fin, ceux-là ne se donnent de
garde, que la longue accoutumance, petit à petit, sans qu'ils s'en
aperçoivent, leur apporte une habitude de ne pouvoir plus pécher, et
embellit leurs moeurs d'innocence, pour peu que la raison y mettre la
main: car ceux qui ont toujours devant les yeux cette sentence,
Le Roi Priam et ses enfants à Troie
Certainement en meneraient grand joie,
cela les divertit et détourne bien des choses dont les ennemis ont
accoutumé de se <p 110r> réjouir et de se moquer. Et puis nous
voyons bien souvent les chantres et musiciens és théâtres, et toute
autre telle manière de gens qui servent à faire des jeux, tous
languissants, nonchallants, et non point délibérés, ni faisants tout
leur effort de montrer ce qu'ils savent quand ils jouent à par eux:
mais quand il y a émulation et contention à l'envi contre d'autres, à
qui sera le mieux, alors non seulement ils se preparent eux-mêmes plus
attentivement, mais aussi leurs instruments, tâtants les chordes plus
diligemment, les accordants, et entonnants leurs flûtes. celui donc qui
sait qu'il a son ennemi pour emulateur de sa vie, concurrent d'honneur
et de gloire, prend de plus près garde à soi, considère
circonspectement toutes choses, et ordonne mieux ses moeurs et sa vie.
Car cela est une des propriétés du vice, avoir plutôt honte des ennemis
que des amis, quand on pèche. Et pourtant Scipion Nasica, comme
quelques-uns dissent et estimassent que les affaires des Romains
étaient désormais en toute sûreté, étant les Carthaginois qui leur
soûlaient faire tête du tout ruinés, et les Acheïens subjugués: mais au
contraire, dit-il, c'est à cette heure que nous sommes en plus grand
danger, ayants tant fait que nous avons ôté tous ceux que nous devions
révérer, et tous ceux que nous pouvions craindre.»
4. Ajoutez y davantage une réponse de Diogenes fort sage, et digne d'un
homme d'état, à quelqu'un qui lui demanda, «Comment me pourrai-je bien
venger de mon ennemi?» «En te rendant, dit-il, toi-même vertueux et
homme de bien.» Si l'on voit les chevaux de son ennemi prisés et loués,
ou ses chiens bien estimés, on en est marri: si l'on voit ses terres
bien labourées, son jardin bien en ordre et bien verdoyant, on en
soupire: Que pense-tu donc qu'il fera, quand il verra que tu te
montrera toi-même homme juste, sage, bon, en paroles bien avisé, en
faits net et entier, et honnête en ton vivre?
Cueillant le fruit du sillon de prudence
Profond empreint dedans sa conscience,
Duquel on voit germer incessamment
Sages conseils, pleins de tout ornement.
Le poète Pindare dit, que ceux qui sont vaincus, ont la langue liée de
silence, mais non pas simplement, ne tous, ains ceux qui se sentent
vaincus par leurs ennemis en diligence, en bonté, en magnanimité, en
humanité, en bienfaits: c'est cela qui empêche la langue, qui ferme la
bouche, qui serre le gosier, et fait taire les hommes, comme dit
Demosthenes: mais toi ne ressemble pas aux mauvais, car il est en toi
de ce faire. Si tu veux faire grand déplaisir à celui qui te hait, ne
l'appelle pas bougre, ni paillard, ni ruffian, ni bouffon, ni chiche ou
avaricieux, mais donne ordre que tu sois toi-même homme de bien,
chaste, véritable, porte toi courtoisement et justement envers ceux qui
auront affaire à toi: et si d'aventure il t'échappe de lui dire quelque
injure, donne toi bien garde d'approcher puis après aucunement des
vices que tu lui reproches en l'injuriant: entre au dedans de ta
conscience, considère s'il y a rien de pourri, de gâté et de vicié en
ton âme, de peur que l'on ne puisse rendre le change à ton vice, en lui
répondant le reproche pris d'une Tragoedie,
Tout ulceré il veut guérir les autres.
Au contraire, si ton ennemi t'injurie, en t'appellant ignorant,
augmente ton labeur, et prends plus de peine à étudier: s'il t'appelle
couard, excite la vigueur de ton courage, et te montre plus homme: s'il
t'appelle luxurieux ou paillard, efface de ton âme s'il y a aucune
trace cachée de volupté: car il n'est rien si laid qu'une injure qui se
retourne contre celui qui la dit, ne qui déplaise et griève plus. Comme
il semble que la réverbération d'une lumière offense plus les yeux
malades, aussi font les blâmes qui sont rétorqués et renvoyés par la
vérité contre le blasonneur: car ainsi comme l'on dit, que le vent
Cecias, la galerne, tire à soi les nues, aussi la mauvaise vie <p
110v> tire à soi les injures.
5. Et pourtant Platon, toutes les fois qu'il s'était trouvé présent à
voir faire à d'autres hommes quelque chose de malhonnête, en se
retirant à part, il soûlait dire en soi-même, «Ne ressemble-je point en
quelque chose à cela?» aussi celui qui a injurié et blâmé la vie d'un
autre, si tout aussi tôt il s'en va regarder et examiner la sienne
propre, et la réformer et raccoutrer, en se redressant et retournant en
mieux, il recevra quelque utilité de son injurier, qui autrement semble
être, et est véritablement, vain et inutile. On ne se saurait garder de
rire s'il y a un homme chauve ou bossu qui reproche à d'autres ces
imperfections-là du corps: aussi est ce à la vérité chose digne de
moquerie, blâmer ou injurier un autre de ce dont on peut être moqué et
injurié soi-même. Comme répondit Leon le Byzantin à un bossu qui se
moquait de lui à cause qu'il avait mauvaise vue, «Tu me reproches,
dit-il, une imperfection de nature, et tu portes la vengeance divine
sur ton dos.» Parquoi tu ne reprendras jamais un adultère étant
toi-même un putier, ni un prodigue étant chiche: comme Alcmaeon
reprocha à Adrastus,
Frère germain tu es d'une méchante,
Qui son mari tua de main sanglante:
que lui répond Adrastus? il ne lui reproche point le crime d'autrui, ains le sien propre,
Et toi tu as, parricide inhumain,
Ta propre mère occise de ta main.
Et Domitius reprocha un jour publiquement à Crassus, «N'est-il pas
vrai, que t'étant morte une lamproie que tu nourrissais par délices en
un vivier, tu en pleuras» Et Crassus lui répliqua sur le champ,
«N'est-il pas vrai, que ayant porté trois femmes tiennes en terre,
jamais tu n'en pleuras?» Il ne faut pas, comme le vulgaire pense, que
pour injurier autrui on soit aigu à rencontrer, ni que l'on ait la voix
forte, ou que l'on soit éhonté, ains tel que l'on ne puisse être
injurié ni taxé d'aucun vice: car il semble qu'Apollo n'adresse à
personne tant cettui sien commandement, «Connais toi-même,» qu'à celui
qui veut blâmer ou injurier autrui, de peur qu'il ne leur advienne
qu'en disant à autrui ce qu'ils veulent, ils oyent qu'autrui leur dise
ce qu'ils ne veulent pas: pource qu'il advient ordinairement, ce dit
Sophocles, que
Qui laisse aller sa langue injurieuse
À reprocher qualité vicieuse
De son bon gré vainement à autrui,
Le même il oit puis après malgré lui.
6. Voilà ce qu'il y a d'utile et de profitable à injurier autrui: mais
il n'y en a pas moins à être injurié, repris et blâmé de ses ennemis:
et pourtant ne fut-ce pas mal dit à Diogenes, que pour sauver un homme
il faut qu'il ait ou de bons amis, ou d'âpres ennemis: pource que
ceux-là par bonnes remontrances, et ceux-ci par outrageuses injures, le
retireront de mal faire. Et pource que maintenant l'amitié a la voix
fort grêle et faible à remontrer franchement à son ami, et qu'au
contraire la flatterie d'icelle est grande babillarde à louer, et
muette à reprendre, il nous reste d'ouïr la vérité de nos faits par la
bouche de nos ennemis, ne plus ne moins que Telephus, à faute de
médecin ami, fut contraint de soumettre son ulcère au fer de la lance
de son ennemi: aussi ceux qui n'ont point de bienveillants qui les
osent reprendre librement de leurs fautes, il est forcé qu'ils endurent
patiemment la parole de leur malveillant ennemi, qui les châtie et
reprenne de leur vice, ne prenant pas tant garde à l'intention de celui
qui le dit, qu'au fait duquel il médit. Car ainsi comme celui qui avait
entrepris de tuer Prometheus le Thessalien, lui donna de l'épée si
grand coup sur son apostume, qu'il la lui coupa en deux, et lui sauva
par ce moyen la vie, l'apostume étant crevée: aussi bien souvent une
injure dite par courroux, ou par malveillance, est cause de guérir un
mal inconnu, ou duquel on ne faisait compte. Mais <p 111r> la
plupart de ceux qui se sentent injuriés, ne regardent pas si le vice
qu'on leur obiice est en eux, mais s'il y en a point quelque autre en
celui qui le leur obiice: et comme les lutteurs ne secouent pas
la poussière dont ils sont saupoudrés, si ne font-ils pas eux les
injures dont ils sont diffamés, ains s'entrepoudrent l'un l'autre, et
puis en se saboulant s'entresouillent et s'entresalissent l'un l'autre:
là où il faudrait que celui qui se sent injurié de son ennemi, tâchât
d'ôter plutôt le vice dont il serait diffamé, que non pas la tache de
sa robe qu'on lui aurait montrée. Et encore que l'on eût dit injure qui
ne fut pas véritable, si faudrait-il néanmoins rechercher l'occasion
dont pourrait être procédé un tel opprobre, se donner de garde et
craindre, qu'en n'y pensant pas, on eût commis aucun péché semblable,
ou approchant de celui que l'on aurait obiicé. Comme Lacydes le Roi des
Argiens, pource qu'il portait sa perruque curieusement accoutrée d'une
certaine sorte, et que son allure était trop molle et délicate, fut
soupçonné d'être impudique: si fut bien Pompeius, pource que
quelquefois il grattait sa tête d'un doigt seulement, combien qu'il fut
fort éloigné d'être lascif ni efféminé. Et Crassus fut accusé de
converser charnellement avec l'une des religieuses vestales, pource
qu'il avait envie de recouvrer d'elle un beau lieu de plaisance qu'elle
avait, et pour cette cause parlait souvent à elle à part, et lui
faisait la cour: et une autre vestale, nommée Posthumia, pource qu'elle
riait trop facilement, et parlait un peu trop librement avec les
hommes, fut tellement mécrue de forfaire à son honneur, que son proces
criminel lui en fut fait, par lequel elle fut absoute: «Mais le
souverain Pontife Spurius Minucius, en lui prononçant sa sentence
d'absolution l'admonesta, de n'user plus désormais de paroles moins
honnêtes que sa vie.» Themistocles semblablement, encore qu'il en fut
innocent, vint en soupçon d'avoir été traître à la Grèce, d'autant
qu'il avait amitié avec Pausanias, qu'il lui écrivait souvent, et
envoyait souvent devers lui.
7. Quand doncques on aura dit quelque chose qui ne sera pas véritable,
il ne le faudra pas mêpriser ni contemner, pource que l'on saura bien
qu'il sera faux, ains faudra examiner et enquérir, que c'est que nous
aurons dit ou fait, ou nous, ou quelqu'un de deux que nous aimons, ou
avec qui nous hantons, qui ait pu bailler aucune vérisimilitude à la
calomnie controuvée, car si les inconvénients de fortune adversaire
enseignent aux autres ce qui leur est utile, comme Merope dit un une
Tragoedie,
Fortune ayant pour son salaire pris
Ce qui m'était de plus cher et grand prix,
M'a enseigné d'être ci-après sage:
qui nous empêchera d'user d'un maître que ne coûte rien, c'est un
ennemi, pour apprendre ce qui nous peut grandement profiter, et que
nous ne savons pas: car un ennemi sent beaucoup de choses plus
promptement que ne fait un ami, pour autant que l'amant, ainsi que dit
Platon, est aveugle à l'endroit de ce qu'il aime, là où en celui qui
nous hait, outre la curiosité qu'il a de rechercher nos imperfections,
il y a encore l'envie de les dire et publier. Il y eut un des ennemis
de Hieron, qui en querellant lui reprocha qu'il avait l'haleine puante:
parquoi si tôt qu'il fut arrivé en son logis, il en tança sa femme, lui
disant: «Et comment, pourquoi ne m'en avez vous averti?» Elle, qui
était simple et chaste, lui répondit, «Je pensais que tous hommes
sentissent ainsi.» Voilà comment nous savons plutôt les choses qui sont
grossières, corporelles, et notoires à tout le monde, par nos ennemis,
que par nos familiers et amis.
8. Outre cela il n'est pas possible de contenir sa langue, qui n'est
pas petite partie de la vertu, et la rendre toujours obéissante et
sujette à la raison, sans avoir de tout point dompté et asservi par
exercitation, par labeur et longue accoutumance, les plus mauvaises
passions de l'âme, comme la colère: car une parole qui échappe contre
la volonté, que l'on voudrait bien retenir, comme dit Homere,<p
111v>
Un mot volé hors du pourpris des dents.
et les propos qui sortent de la bouche d'eux-mêmes fortuitement,
adviennent le plus souvent, et principalement aux esprits qui ne sont
pas bien matés et bien exercités, qui glissent et s'écoulent par une
impuissance de colère, un entendement non rassis, et une trop
licencieuse façon de vivre: et puis pour une parole, qui est la plus
légère chose du monde, ainsi que dit le divin Platon, et les Dieux et
les hommes leur font payer une très griève et très pesante peine: là où
le silence non seulement n'altère point, comme dit Hippocrates, mais
aussi n'est point sujet à rendre compte, ni à payer amende, mais qui
plus est en tolérance d'injures, y a ne sais quoi de la gravité de
Socrates, ou plutôt de la magnanimité d'Hercules, s'il est vrai ce que
dit le poète,
Il ne faisait de paroles hargneuses
Non plus de cas que de mouches fâcheuses.
Il n'y a doncques rien plus grave ne plus beau, que d'ouïr un ennemi injurieux, disant injure, sans aucunement s'en passionner,
Ainsi qu'au long d'un haut bruyant rocher
Sans s'émouvoir navigue le nocher.
Mais encore est ce plus grand exercice de patience, s'accoutumer à ouïr
sans mot dire son ennemi médire et injurier, car y étant accoutumé vous
supporterez facilement le courroux de votre femme qui tancera, et
endurerez sans vous troubler les paroles d'un ami, ou bien d'un frère,
un peu trop âpres et trop aigres: et s'il advient que père ou mère vous
tancent ou vous battent, vous le souffrirez aisément, sans vous en
altérer ni courroucer. Car Socrates s'accoutumait à supporter en sa
maison sa femme Xantippe, qui était colère, et avait mauvaise tête,
afin que plus aisément et patiemment il conversât avec les autres: mais
il vaut beaucoup mieux exerciter et accoutumer sa colère à demeurer
quoye, et à ne se point émouvoir, ni perdre patience en s'oyant
outrager par les brocards, injures, reproches, outrages, courroux et
malignités des ennemis et étrangers, que non pas de ses domestiques.
9. Voilà comment on peut montrer mansuétude et patience és inimitiés,
mais simplicité, magnanimité et bonté, se peuvent mieux faire voir és
amitiés: Car il n'est pas tant honnête faire bien à ses amis, comme
déshonnête de ne les secourir pas quand ils en ont besoin. Laisser à
prendre vengeance de son ennemi, quand l'occasion s'en présente, c'est
humanité, mais avoir compassion de lui, quand il est tombé en
adversité, le secourir quand il nous en requiert, montrer une bonne
volonté envers ses enfants, et affection de secourir sa maison étant en
affliction, celui qui n'aime cette benignité, et ne loue cette bonté,
A le coeur de noire teinture,
Battu d'acier à trempe dure,
Ou bien forgé de diamant.
Caesar commanda que les statues érigées à l'honneur de Pompeius, ayants
été abattues, fussent redressées: dequoi Ciceron le louant, lui dit,
«En relevant les images de Pompeius, Caesar, tu as affermi les
tiennes.» Et pourtant ne faut-il point être chiche de louange et
d'honneur à l'endroit de son ennemi, quand il a fait choses qui
justement le mérite, car cela rapporte plus grande louange à celui qui
la donne: et s'il advient aussi au contraire qu'on le blâme,
l'accusation en a bien plus de foi, comme procédant non de la haine de
la personne, mais de la réprobation de son fait. Mais ce qui est encore
plus utile et plus beau que tout cela, c'est que celui qui se sera
accoutumé à louer ses ennemis bienfaisants, et à n'être point marri ni
déplaisant quand quelque prosperité leur adviendra, plus il le fera, et
plus il s'éloignera de ce vilain vice de porter envie à la bonne
fortune de ses amis, ni à ses familiers acquérants honneur. Et y a il
<p 112r> exercitation au monde qui pût apporter une plus
profitable habitude à nos âmes, ou une disposition meilleure, que celle
qui lui ôte cette perverse émulation de jalousie, et cette inclination
à l'envie? Car tout ainsi comme en une cité il y a plusieurs choses
nécessaires, mais mauvaises pourtant, lesquelles depuis qu'elles ont
une fois pris pied et force de loi par coutume, il est bien malaisé de
les ôter, encore qu'elles fassent du dommage: aussi l'inimité
introduisant en notre coeur quand et elle la haine, l'envie, la
jalousie, l'aise du mal d'autrui, et la souvenance des offenses
passées, elle les y laisse encore après qu'elle en est sortie: et outre
ces vices-là, la finesse encore, la tromperie, l'embûche, l'aguet et
surprise, qui ne semblent pas être mauvaises, ni injustes contre
l'ennemi, depuis qu'elles y sont une fois imprimées, y demeurent
fichées, sans que jamais l'on s'en puisse défaire, de sorte que l'on
vient à en user contre les amis mêmes, si l'on ne s'en donne de garde
contre les ennemis. Si doncques Pythagoras faisait sagement de
s'accoutumer jusques aux bêtes brutes à s'abstenir de cruauté et
d'injustice, en prisant les oiseleurs et preneurs d'oiseaux de les
laisser aller après qu'ils les avaient pris, et achetant les traits de
rets des pêcheurs, et puis leur commandant de les rejeter en la mer, et
interdisant de tuer aucune bête privée: Il est certainement beaucoup
plus vénérable et plus digne és querelles, debats et contentions que
l'on a contre les hommes, qu'un généreux ennemi, juste, et non point
traître, réprime les méchantes, malicieuses, lâches et cauteleuses
passions de l'âme, et les mette sous les pieds, afin que puis après és
affaires qu'il aura à démêler et traiter avec ses amis, elles ne
bougent et s'abstiennent de faire aucun tour de finesse et de
tromperie. Scaurus était ennemi et accusateur de Domitius, et y eut un
des serviteurs dudit Domitius, qui avant le jugement du procès s'en
alla devers lui, disant qu'il lui voulait découvrir quelque chose qu'il
ne savait pas, laquelle lui servirait en son plaidoyer contre son
maître: Scaurus ne le voulut point ouïr parler, ains le fit prendre, et
le renvoya lié et garroté à son maître. Caton le jeune accusait
Muraena, d'avoir corrompu et acheté les voix du peuple, pour parvenir
au consulat, et allait recueillant çà et là les preuves, et selon la
coutume des Romains, il y avait de la part de l'accusé des gardes qui
le suivaient partout, regardants et observants ce qu'il faisait pour
l'instruction de son procès: ces observateurs lui demandaient bien
souvent s'il rechercherait rien ce jour-là, et s'il negocierait rien
appartenant son accusation: s'il disait que non, ils lui ajoutaient
telle foi, qu'ils s'en allaient. Or est bien cela un indice très grand
de l'opinion que l'on avait de sa justice: mais encore plus grand et
plus beau témoignage est il de ce, que si nous nous accoutumons à user
de la justice envers les ennemis mêmes, jamais nous ne nous porterons
injustement, finement, ni cauteleusement envers nos amis.
10. Mais pource qu'il faut que toutes alouettes, comme dit Simonides,
aient la houppe sur la tête, et que la vie de tous hommes porte je ne
sais quoi de jalousie, d'envie, d'émulation, et de contention entre
amis de vaine cervelle, ce dit Pindare: ce ne serait pas peu de fruit,
ni légère utilité, si l'on apprenait à faire les vidanges de telles
passions sur ses ennemis, pour en divertir les égouts, par manière de
dire, et les cloaques, le plus loin que l'on pourrait des familiers et
amis. Dequoi il semble que s'avisa anciennement un sage homme d'état
nommé Demus en l'Île de Chio, lequel en une sédition civile étant de la
partie qui était demeurée supérieure, conseilla à ceux de son parti de
ne chasser pas de la ville tous leurs adversaires, ains y en laisser
quelques-uns: «de peur, dit-il, que nous ne commancions à exercer nos
querelles contre les nôtres mêmes, quand nous n'aurons plus d'ennemis à
qui quereller:» aussi quand nous dépendrons et employerons ces
vicieuses passions-là contre nos ennemis, elles fâcheront moins nos
amis. Car il ne faut pas que le potier porte envie au potier, comme dit
Hesiode, ni le chantre au <p 112v> chantre, ni que le voisin ait
jalousie de son voisin, le cousin du cousin, ni le frère du frère,
s'efforçant de devenir riche et de bien faire ses besognes: mais s'il
n'y a moyen autre de se défaire totalement de contentions, envies,
jalousies et emulations, accoutume toi au moins à être marri de
l'heureux success de tes ennemis, aiguise et acére la pointe de ton
émulation contre ceux-là: car ainsi comme les bons jardiniers ont
opinion qu'ils rendent les roses et les violettes meilleur en semant
auprès des aulx et des oignons, pource que tout ce qu'il y peut avoir
de forte et de puante odeur au suc dont elles sont nourries, se purge
en ceux-là: aussi l'ennemi recevant et tirant à soi toute l'envie et la
malignité, nous rendra plus traitables et plus gracieux envers nos amis
en leurs prosperités: pourtant sera ce contre eux qu'il faudra étriver
et combattre de l'honneur, des offices et magistrats, et des justes
moyens de faire ses besognes et acquérir des biens, non seulement étant
marris de les en voir avoir davantage que nous, mais aussi observants
en quoi et par quels moyens ils en ont plus, pour s'évertuer par
sollicitude, par travail, par épargne, et par entendre bien à soi, de
les surpasser, comme Themistocles disait, que la victoire de Miltiades,
qu'il avait gagnée en la plaine de Marathon, ne le laissait point
reposer. Car celui qui pense que son ennemi le surmonte en dignités et
charges publiques, en plaidoyers de grandes causes, et en maniement
d'affaires, ou en credit et authorité envers les princes et seigneurs,
et au lieu de s'évertuer à entreprendre quelque chose, et à étriver
encontre lui, se va tapir et se ranger d'envie à perdre courage
entièrement, il montre qu'il est saisi d'une envie oiseuse et
paresseuse seulement: mais celui qui ne sera pas aveugle à l'endroit de
celui qu'il haïra, ains considérera et regardera de juste oeil toute sa
vie, ses moeurs, ses propos, et ses faits, il verra que la plupart des
choses ausquelles il porte envie ont été acquises, de ceux qui les ont
par diligence, prudence, et toutes vertueuses actions, et tendant tout
son esprit à cela, il exercera et aiguisera son ambition et son désir
d'honneur, et au contraire rejetera arrière de son coeur toute
fêtardise et langueur.
11. Et si d'aventure nos ennemis auront acquis en court, ou envers le
peuple, au maniement des affaires quelque authorité et credit indigne,
par flatterie ou par tromperie, ou par plaiderie, ou par concussion
d'argent prise salement, cela ne nous fâchera point, ains au contraire
nous réjouira, quand nous viendrons à opposer à l'encontre notre
liberté, la purité et netteté de notre vie, et notre innocence, à
laquelle on ne saurait rien reprocher: car tout tant d'or qu'il y a
dessus et dessous la terre, ce dit Platon, n'est pas comparable à la
vertu, et faut toujours avoir à main la sentence de Solon,
Plusieurs méchants deviennent riches gens,
En plusieurs bons demeurent indigens,
Mais toutefois changer notre bonté
Nous ne voudrions à leur méchanceté:
Car la vertu est toujours perdurable,
Et la richesse incertaine et muable,
Aussi peu certes voudrions nous échanger les acclamations d'une
multitude populaire, en un théâtre, saoulée à nos dépens, ni les
honneurs et faveurs de seoir les premiers à table chez les favorits, ou
les amis, ou les lieutenants, et gouverneurs des Rois, car rien n'est
désirable ni honnête qui procède de cause déshonnête: mais celui qui
aime, comme dit Platon, est toujours aveugle à l'endroit de ce qu'il
aime, et remarquons plutôt les fautes et impertinences que font nos
ennemis: mais il ne faut pas ni que le plaisir de les voir faillir
demeure oiseux, ni le déplaisir de les voir bien faire, inutile: ains
faire compte et recueillir des deux, qu'en nous gardant de l'un, nous
deviendrons meilleurs: et en imitant l'autre, pour le moins nous ne
serons pas pires qu'eux.<p 113r>
XX. Comment l'on pourra apercevoir si l'on amende
ET PROFITE EN L'EXERCICE DE LA VERTU.
IL n'est pas possible que l'on se connaisse, ni que l'on se sente
profiter en vertu, si ce profit et amendement n'améne à la journée
quelque diminution de vice et de follie, et si le vice nous aggravant
tout à l'entour de pesanteur égale nous retient toujours à bas,
Comme le plomb tire à fond le filé:
ne plus ne moins qu'en l'art de la musique, ou de la grammaire, on ne
saurait jamais combien on avancerait si l'on ne voyait qu'en étudiant
on vidât et espuisât toujours quelque partie de l'ignorance de ce que
traitent ces arts là et que l'on sût toujours aussi peu que devant: ni
la cure que le médecin employe à penser un malade ne lui baillerait
aucun sentiment de différence, si elle n'apportait quelque meilleur
portement, et quelque allégement par la diminution de la maladie s'en
allant peu à peu, jusques à ce que la disposition contraire fut
entièrement restituée, et le corps retourné de tout point en sa santé
et sa force première. Mais tout ainsi comme en ces choses là on n'y
amende point, si ceux qui y amendent n'en aperçoivent l'amendement et
le changement par la diminution de ce qui leur pesait, se sentants
aller au contraire, ne plus ne moins qu'en une balance, à mesure que
l'un des plats monte, l'autre descend: aussi en ceux qui font
profession de la philosophie, il ne faut point concéder, qu'il y ait
amendement, ni sentiment aucun d'amendement, si l'âme ne se dépouille
peu à peu, et ne se purge toujours de sa follie, et qu'il faille que
elle soit toujours saisie d'un souverain mal, jusques à ce qu'elle ait
attainct le souverain et parfait bien: car par ce moyen il
s'ensuivrait, si en un instant et en un moment d'heure le sage passait
d'une extréme méchanceté en une supréme disposition de vertu, qu'il
aurait tout à coup en un moment fui le vice entièrement, duquel il
n'aurait pu en long temps ôter de soi la moindre partie. Combien que
vous savez que ceux qui tiennent telles opinions extravagantes, se
donnent à eux-mêmes beaucoup d'affaires, et se trouvent en de grandes
perplexités quand on leur allégue le passé, si nul d'eux n'a point
connu quand il est devenu sage, et s'il ignore ou doute que cet
accroissement se soit fait par espace de long temps, en ôtant de l'un
et ajoutant à l'autre, comme un arriver tout bellement à la vertu, sans
que l'on s'en aperçoive: et s'il se faisait une si grande et si
soudaine mutation, que celui qui était au matin très vicieux se trouvât
au soir très vertueux, et s'il était jamais advenu à aucun tel
changement, que s'étant endormi fol, il se fut esveillé sage, et qu'il
eût ainsi parlé aux follies et tromperies qu'il avait hyer, et qu'il
aurait aujourd'hui chassée de son âme,
Allez vous-en arrière de moi songes,
Vous n'estiez rien que decevants mensonges.
serait il possible que quelqu'un n'eût senti une si grande et soudaine
mutation qui se serait faite dedans lui-même, et une sapience qui tout
à coup lui aurait ainsi illuminé et éclairé l'âme? quant à moi, il me
semble qu'un homme qui aurait été transmué par les Dieux, à sa requète,
de femme en homme, comme l'on dit de Caeneus, ignorerait plutôt cette
metamorphose et transmutation, que non pas étant rendu temperant,
prudent et vaillant, de dissolu, fol, et couard qu'il était auparavant,
et étant transporté d'une vie bestiale en une céleste et divine, il en
ignorât le point de l'instant auquel se serait fait un tel changement.
Mais il a bien été dit anciennement, qu'il fallait accommoder la pierre
à la règle, et non pas la règle à la pierre: <p 113v> et ceux-ci
ne voulants pas accommoder leurs opinions aux choses, ains à toute
force contraindre les choses, contre toute nature, de se conformer et
accorder à leurs opinions, et suppositions, ont rempli la philosophie
de grandes perplexités, mêmement de cette ci qui est très grande,
comprenant tous hommes ensemble sous le vice, excepté un seul, celui
qui est parfait: laquelle sauvage supposition a fait, que ce mot de
amendement leur semble un aenigme, et une fiction bien peu distante
d'extréme resverie, et que ceux qui par le moyen de cet amendement,
sont délivrés de toutes passions ensemble et de tous vices, ils les
tiennent pour aussi malheureux, que ceux qui ne sont exemptés d'aucun
des plus enormes vices du monde: et toutefois ils se réfutent et se
condamnent eux-mêmes, car és disputes de leurs écoles ils mettent
l'injustice d'Aristides pareille à celle de Phalaris, et la timidité de
Brasidas à celle de Dolon, et l'ingratitude de Melitus en rien qui soit
différent de celle de Platon: et toutefois en leur vie, et en maniement
d'affaires, ils fuient et declinent ceux là comme gens de mauvais
affaire: et se servent de ceux-ci, et se fient à eux de leurs plus
importants negoces, comme à personnes d'honneur et de valeur. Mais nous
qui voyons qu'en tout genre de mal, principalement au désordre et
debauchement de l'âme, il y a toujours plus et moins, et que c'est en
quoi différent les amendements, selon que la raison petit à petit
enlumine, purge et nettoye l'âme, en diminuant la méchanceté, comme
l'ombre et l'obscurité, estimons qu'il n'est point hors de raison
d'assurer que l'on en sent la mutation, bien qu'elle sorte comme d'un
fond obscur, mais elle conte et estime combien elle va droit en avant,
ne plus ne moins que ceux qui courent avec voiles par l'infinie étendue
de la mer, en observant ensemble la longueur du temps, et la force du
vent qui les pousse, viennent à mesurer le chemin qu'ils ont fait,
combien il est vraisemblable, qu'en tant de temps, et étant portés par
une telle puissance de vent, ils en aient passé: aussi en la
philosophie on peut prendre conjecture de l'amendement et avancement,
que l'on aura gagné par l'assiduité et la continuation de toujours
marcher, sans souvent s'arrêter au milieu du chemin, et puis
recommencer ou sauter, ains toujours aller unièment, et également tirer
en avant, et passer outre avec la guide de la raison: car ce precepte
là Si tu vas peu avecques peu mettant,
Et plusieurs fois ce peu-là répétant,
n'a pas seulement lieu, et n'est pas seulement bien dit, pour augmenter
les sommes de deniers, mais aussi pour toutes autres choses, et mêmes
pour accroissement de la vertu, parce que la raison en prend une
accoutumance, qui est de grande force et efficace: là où les
intermissions inégales, et mousses, ou tiedes affections de ceux qui se
mettent à la philosophie, ne font pas seulement des pauses et des
arrêts de l'amendement, comme quand on se repose par le chemin, mais
qui pis est, des relâchement et reculements en arrière, pource que le
vice qui est toujours au guet, leur vient courir sus, aussi tôt comme
il sent qu'ils se lâchent un peu en oisiveté, et les fait rebourser
chemin. Car les mathematiciens appellent les planetes stationaires, et
disent qu'elles s'arrêtent quand elles cessent d'aller en avant: mais à
profiter en philosophie, c'est à dire, en correction de moeurs et de
vie, il n'y peut avoir intervalle d'amendement, ni pause et cessation
aucune, pource que la nature étant en un perpetuel mouvement, veut
toujours qu'on la pousse en la meilleure part, ou autrement elle se
laisse emporter, comme une balance, en la pire. Si doncques suivant
l'oracle qui fut répondu par Apollo à ceux de Cirrha, que s'ils
voulaient vivre en pais les uns avec les autres, ill fallait qu'ils
feissent la guerre sans cesse jours et nuicts au dehors: aussi si tu
sens en toi-même que tu ayes combattu jour et nuit continuellement
contre le vice, ou non guères souvent abandonné ta garnison, ni reçeu
ordinairement <p 114r> de lui des heraults et messagers, qui sont
les voluptés, les négligences, et les amusemens à traiter de paix, il
est vraisemblable, que tu peux lors assurément et hardiment passer
outre. Mais encore qu'il y eût des interruptions de vivre
philosophiquement, pourvu que les derniers fussent toujours plus rares,
et les reprises plus longues que les premières, ce serait un signe qui
ne serait pas mauvais, d'autant qu'il témoignerait que par labeur et
exercitation la paresse s'en irait peu à peu chassée: comme le
contraire aussi serait mauvais signe, qu'il y eût plusieurs
intermissions, et près l'une de l'autre, pource que cela montrerait que
la chaleur de l'affection première s'en irait peu à peu anéantissant et
refroidissant. Car tout ainsi comme la première boutée que fait le
germe du roseau, ayant force de pousser grande, produit une longue tige
droite, égale et unie du commencement, pource que'elle ne trouve rien
qui l'arrête, ne qui la repousse: et puis après, comme si elle se
lassait au haut par une défaillance de courte haleine, elle est souvent
retenue par plusieurs noeuds, non guères distants l'un de l'autre,
comme si l'esprit qui pousse contremont trouvait quelque empêchement
qui le rabattît, et qui le fît trembler: aussi tous ceux presque qui
d'entrée font de grands élans en l'étude de philosophie, et puis un
après trouvent souvent des empêchements et des divertissements,
ceux-là, sans sentir aucune différence de mutation en mieux, à la fin
se lassent, quittent tout, et demeurent tout court, là où aux autres
des ailes leur naissent, et pour le fruit qu'ils sentent donnent à
travers toutes excuses, et fendent tous empêchements, comme une presse
de gens qui leur voudraient empêcher le passage par force, et bonne
affection de venir à chef de leur entreprise. Tout ainsi doncques comme
s'éjouir de voir une belle creature présente n'est pas signe d'amour
commençant, pource que cela est commun à toutes gens, mais bien sentir
un regret, et être marri quand on en est séparé: aussi y en a il
plusieurs qui prennent plaisir à la philosophie, et qui semblent
s'attacher fort gaillardement à l'étude, mais s'il advient qu'ils
soient un peu retirés de là par autres negoces et affaires, cette
première affection qu'ils avaient prise s'evanouit, et ne s'en soucient
guères: mais celui qui est attaint au vif de la pointure d'amour de la
philosophie, semblera modéré et non trop échauffé en le fréquentant à
l'étude, et conferant avec lui de la philosophie, mais quand il en sera
distrait et retiré arrière, on le verra brûlant, impatient, et se
fâchant de tous autres affaires, et de toutes autres occupations,
jusques à oublier ses propres amis, tant il aura un passionné désir de
la philosophie. Car il ne faut pas se délecter des lettres et de la
philosophie, comme l'on fait des senteurs et des parfums, en les
trouvant beaux et bons tant comme ils sont présents, et puis quand on
les a ôtés, ne les regretter plus, et ne s'en soucier point, ains faut
qu'elles impriment en nos âmes une passion semblable à la soif, et à la
faim, quand on nous en distrait, si nous y voulons profiter à bon
escient, et y apercevoir amendement, quelque occasion que ce soit qui
nous en distraye, ou mariage, ou richesse, ou amitié, ou quelque voyage
de guerre qui surviene: car d'autant que plus grand sera le fruit que
l'on en aura appris, d'autant sera plus grief le regret de ce que l'on
en aura laissé. A ce premier signe d'amendement joint un autre très
ancien, qui est tout un ou bien près de là, c'est celui que décrit
Hesiode quand on ne trouve plus la voie trop âpre ni roide, ains
facile, plaine et unie, comme étant applanie par l'exercitation, et que
la lumière y commence à reluire clairement au lieu des perplexités,
fourvoyemens en tenebres, et des repentances desquelles encourent bien
souvent ceux qui se mettent à la philosophie du commencement, ne plus
ne moins que ceux qui laissent un pays qu'ils connaissent bien, et ne
voyent pas encore celui auquel ils tendent. Car ayants abandonné les
choses communes, et qui les étaient familieres, devant qu'avoir connu
les meilleurs, et en avoir joui, en cet intervalle du milieu ils sont
fort travaillés, tellement qu'aucuns retournent <p 114v> arrière:
comme l'on dit que Sextius gentil-homme Romain, ayant abandonné les
honneurs, offices, et magistrats de la ville de Rome, pour l'amour de
la philosophie, et puis se trouvant en l'étude d'icelle tourmenté, et
ne pouvant mordre en ses discours et raisons du commencement, fut près
de se jeter d'une fuste dedans la mer. Semblable chose récite l'on de
Diogenes le Sinopien, quand il commença de se donner à la philosophie,
c'était un jour de fête solennelle que les Atheniens faisaient des
festins publiques, des jeux és Theatres, des assemblées les uns avec
les autres, des danses et des masques toute la nuit: et lui en un coin
de la place, s'étant enveloppé comme pour y dormir, tomba en des
imaginations qui lui mettaient le cerveau sans dessus-dessous, et lui
affoiblissaient fort le cueur, en discourant que, sans aucune nécessité
qui le contraignist, il s'était allé volontairement jeter en une vie
laborieuse, étrange et sauvage, s'étant segregé de tout le monde, et
privé de tous biens. Sur ces entrefaites il aperçut une petite souris
qui venait ronger les miettes qui lui étaient tombées de son gros pain,
et qu'alors il reprit coeur, et dit en soi-même, comme se reprenant, et
blâmant sa faiblesse de courage: «Que dis-tu Diogenes? Voilà une
creature qui vit encore et fait grand' chère de ton relief, et toi,
lâche que tu es, as regret à ta vie, te lamentes de ce que tu n'es pas
saoul et ivre comme ceux-là couché en lits mols, délicats, et richement
parez.» Quand donc telles tentations de divertissements ne reviennent
pas souvent, et que la raison s'élue incontinent à l'encontre, que les
rembarre, et au retour comme de la chasse de ses ennemis dissout
aisément tout le nuage de desespoir et de languissant ennui, qui
s'était concreé en l'entendement, alors se peut on assurer qu'il y a
certain profit et amendement. Mais pour autant que les occasions qui
esbranlent les hommes qui s'adonnent à la philosophie, et quelquefois
les font retourner en arrière, non seulement naissent et prennent force
en eux-mêmes à cause de leur infirmité: mais aussi les poursuites et
instances que leur en font leurs amis à bon escient, les attaches que
leur en donnent leurs adversaires par manière de risée et de moquerie,
attendrissent, amollissent et ployent leurs coeurs, voire jusqus à en
avoir dechassé de tout point quelques-uns hors de la philosophie, ce ne
sera pas un mauvais signe d'avancement si l'on supporte cela doucement,
sans s'émouvoir, ni se chattouiller, de leur ouïr raconter par nom et
par surnom aucuns de leurs compagnons qui sont parvenus en grand credit
et à grands biens aux cours de quelques Princes, ou qui ont eu de gros
mariages des femmes qu'ils auront épousées, et qui sont allés avec une
grande et honorable compagnie de gens en la place et au palais, pour
quelque office, ou bien pour plaider quelque noble cause de grande
conséquence: car celui qui ne s'émeut ni ne s'étonne ou lâche point
pour ouïr toutes ces emorches là donne certainement à connaître qu'il
est pris et arrêté comme il faut de la philosophie, car il n'est pas
possible de se garder de convoitter ce que les autres adorent, sinon à
ceux qui n'admirent rien que la vertu: car de braver et faire tête à
des hommes, il échut à aucuns par colère, et à d'autres par folie, mais
de mêpriser et rejeter ce que les autres estiment jusques à admiration,
il n'est homme qui le sût faire sans une grande, vraie et constante
magnanimité: d'où vient que se comparants aux autres en cela, ils s'en
glorifient, comme fait Solon quand il dit,
Plusieurs méchants deviennent riches gens,
Et plusieurs bons demeurent indigens,
Mais toutefois changer notre bonté
Nous ne voudrions à leur méchanceté:
Car la vertu est ferme et perdurable,
Et la richesse incertaine et muable.
et Diogenes comparait son passage de la ville d'Athenes en celle de
Corinthe, et de <p 115r> celle de Corinthe à celle de Thebes, aux
mutations de séjour que faisait le grand Roi de Perse, lequel passait
la saison du printemps à Suse, celle de l'hiver en Babylone, et l'été
en la Medie. Et Agesilaus oyant nommer le Roi de Perse, le grand Roi:
«pourquoi, dit-il, est-il plus grand que moi, si ce n'est qu'il soit
plus juste?» et Aristote écrivant à Antipater touchant Alexandre le
grand, lui mande: «Q'il ne lui appartenait pas à lui seul de s'estimer
grand, pource qu'il dominait beaucoup de pays: mais aussi à quiconque
avait droite et saine opinion des Dieux.» Et Zenon voyant que
Treophrastus était en grand estime, pource qu'il avait beaucoup
d'auditeurs, dit: «Son auditoire est plus grand que le mien, mais le
mien est mieux d'accord.» Quand doncques tu auras ainsi établi et fondé
en ton coeur l'affection qu'il faut porter à la vertu, auprès des
choses exterieures, et versé hors de ton âme toutes envies, toutes
jalousies, et tout ce qui chattouille, ou qui rebute plusieurs de ceux
qui commencent à philosopher, cela te sera un grand indice et argument
de profiter et avancer en la philosophie: aussi n'en sera-ce pas un
petit, que la mutation des propos autres que l'on ne soûlait tenir: car
tous ceux qui commencent à étudier en philosophie, à parler
universellement, cherchent plus ceux qui ont de la gloire et de
l'apparence, les uns se juchant en haut, comme les coqs et les poules,
à la splendeur et hauteur des choses naturelles, pource qu'ils sont
légers et ambitieux de leur inclination naturelle: les autres prenants
plaisir ainsi comme les jeunes leurons, ce dit Platon, à tirer et
déchirer toujours quelque chose, s'en vont droit aux disputes, aux
questions et arguts de la Dialectique, et la plupart en prennent
provision pour passer outre, jusques à la Sophistique. Il y en a qui
vont çà et là faisants amas des beaux dits, notables sentences et
belles histoires des anciens, comme Anacharsis disait qu'il ne voyait
point que les Grecs usassent de leurs deniers monnayés à autre usage
qu'a jeter et compter: aussi ne font ceux-là autre chose que compter et
mesurer leurs beaux propos sans en tirer autre commodité ne profit. Et
comme Autiphanes, l'un des familiers de Platon en se jouant disait,
qu'il y avait une ville là où les paroles se gelaient en l'air
incontinent qu'elles étaient prononcées, et puis quand elles venaient à
se fondre l'été, les habitants entendaient ce qu'ils avaient devisé et
parlé l'hiver: aussi la plupart, disait-il, de ceux qui viennent ouïr
jeunes les discours de Platon, à peine les entendent-ils jusques bien
tard, quand ils sont devenus tous vieux: aussi leur en prend-il de même
envers toute la philosophie, jusques à ce que le jugement ayant pris
une fermeté de resolution saine et rassise, vient à donner dedans les
discours qui peuvent imprimner en l'âme une affection morale, et une
passion d'amour, et à chercher ces propos-là, dont les traces tendent
plutôt au dedans que non pas au dehors comme dit la fable d'Aesope. Car
ainsi comme Sophocles disait en se jouant, qu'il voulait changer la
hautesse de l'invention d'Aeschylus, puis sa fâcheuse et laborieuse
disposition, et en tiers lieu l'espèce de son elocution et de sa
diction, qui est très bonne, et pleine de douces affections: aussi les
étudiants en Philosophie, quand ils sentiront qu'ils ne s'arrêteront
plus aux choses artificiellement et ingenieusement écrittes par
ôtentation, ains passeront aux morales, et qui touchent au vif les
affections, c'est lors qu'ils commenceront à profiter véritablement et
à bon escient. Considere donc non seulement en lisant les oeuvres des
poètes, ou en les oyant lire, premièrement si tu ne t'attacheras point
plutôt aux paroles qu'a la sentence, et ne te jetteras point plutôt à
ce qui est subtil et aigu, qu'à ce qui est utile, profitable et charnu:
mais aussi en versant dedans les écrits des poètes, et en prenant en
main quelque histoire, observe bien si tu laisses point échapper aucune
sentence bien dite, pour réformer les moeurs ou alléger quelque
passion: car comme Simonides dit, que l'abeille hante les fleurs pour
en tirer le roux miel, là où les autres en aiment seulement la couleur
et la senteur, et n'en veulent, ni n'en prennent autre chose: aussi là
où les autres <p 115v> versent en la lecture des poètes pour
plaisir seulement, et par manière de jeu, celui qui trouve quelque
chose digne d'être notée, et en fait un recueil, semble déjà
reconnaître de premier front le bien, par une familiarité et amitié de
longue main prise avec lui, comme son domestique: car ceux qui lisent
les oeuvres de Platon et de Xenophon, pour la beauté du stile
seulement, sans y chercher autre chose que la purité du langage
naïvement Attique, comme s'ils allient recueillant ce peu de rosée et
de bourre qui vient dessus les fleurs, que diriez vous de ceux-là,
sinon qu'ils aiment des drogues medicinales la belle couleur, ou la
douce senteur seulement, mais au demeurant la proprieté de purger le
corps, ou d'appaiser une douleur qu'elles ont, ils ne la connaissent
point, et ne s'en veulent point servir? Au demeurant ceux qui passent
encore plus avant en ce profit, non seulement tirent utilité des écrits
et des paroles, mais aussi des spectacles et des choses qu'ils voient,
et en tirent ce qui leur est propre et commode: comme l'on écrit
d'Aeschylus, et de plusieurs autres semblables: car Aeschylus étant un
jour présent à voir és jeux Isthmiques un combat de deux champions
combattants à l'escrime des poings, comme l'un deux eût reçu un grand
coup bien assené, tout le théâtre s'écria: lui, poussant du coude un
nommé Ion natif de Chio, «Vois-tu, dit-il combien peut l'accoutumance
et exercitation? le frappé ne dit mot, et les regardants crient.» Et
Brasidas ayant trouvé une souris parmi des figues sèches, qui le mordit
au doigt, il la secoua en terre, et puis dit en luymême, «O Hercules,
voyez-vous comment il n'y rien si petit ne si faible, que s'il oze se
défendre, ne trouve moyen de sauver sa vie!» Et Diogenes ayant vu un
qui buvait dedans le creux de sa main, jeta le gobelet qu'il portait en
sa besace: tant l'accoutumance et l'exercitation, qui bien l'a
continuée, et y a été diligent, rend les personnes promptes à remarquer
et à recevoir de tous côtés choses qui servent à la vertu: ce qui se
fait encore plus quand ils mêlent les paroles avecques les actions, non
seulement en la sorte que dit Thucydides, apprenants et s'exercitants
entre les périls, mais aussi contre les voluptés, contre les querelles
et altercations és jugements, és défenses des causes, és magistrats,
comme donnants preuve des opinions qu'ils tiennent, ou plutôt par leurs
deportemens enseignants quelles opinions on doit tenir. Car ceux qui
apprennent encore, et néanmoins s'entremettent d'affaires, et qui ne
font qu'épier s'ils pourront dérober quelque chose de la philosophie
pour l'aller incontinent prescher, comme charlatants, ou au milieu d'un
place, ou en une assemblée de jeunes gens, ou à la table d'un Prince,
il ne faut non plus estimer que ces manières de gens-là fassent actes
de philosophes, que ceux qui vendent les drogues medicinales et les
simples fassent actes de médecins: ou pour mieux dire, ce
contrefaiseur-là de philosophe ressemble proprement à l'oiseau que
décrit Homere, qui porte incontinent en sa bouche, tout ce qu'il
prendre, à ses disciples, comme à des petits qui sont encore dedans le
nid sans plumes,
Et ce pendant il meurt de faim lui-même:
ne prenant rien de ce qu'il apporte pour s'en valoir et nourrir, ou ne
digerant rien de ce qu'il prend. Et pourtant faut-il bien prendre garde
si nous faisons un discours que ce soit quant à nous, pour en user en
nous mêmes: et quant aux autres, que ce ne soit point pour une vaine
gloire, ni pour ambition de nous montrer, mais en intention d'apprendre
ou d'enseigner quelque bonne chose: et sur tout faut aussi bien
observer, si toute opiniâtreté, et toute contentieuse animosité en
dispute, est en nous amortie, et si nous avons désormais desisté
d'inventer ambitieusement des raisons pour confondre nos adversaires,
ne plus ne moins que les champions de l'escrime des poings, à qui on
lie de grosses courrois alentour des bras, et des boules dedans les
mains, prenants plus de plaisir à assener un bon coup, et à ruer par
terre notre compagnon, que non pas à apprendre ni enseigner: car la
douceur et debonnaireté <p 116r> en cela, de ne vouloir jamais
attacher une conférence avec intention de vaincre en combattant, ni la
rompre en courroux, ni par manière de dire, fouler aux pieds
l'adversaire quand on l'a vaincu, ou être déplaisant quand on a été
vaincu, ce sont signes d'homme qui a suffisamment jà profité: ce que
montra bien un jour Aristippus ayant été pressé de si près en quelque
dispute, qu'il ne sut que répondre sur le champ a un sophiste
audacieux, mais au demeurant homme ecervelleé et sans jugement: car le
voyant fort joyeux et fort enflé de vaine gloire, pour l'avoir ainsi
rangé à ne savoir que dire, «Je m'en vois, lui dit-il, vaincu pour ce
coup, mais je dormirai plus suavement que toi qui as vaincu.» Nous
pouvons encore nous éprouver et sonder nous mêmes quand nous haranguons
publiquement, si ne pour voir en l'audience plus de gens que nous n'en
avions attendu, nous ne restivons point de peur, ni au contraire nous
ne laschons point notre courage pour y en avoir moins que nous n'avions
esperé, ni là où il est besoin de haranguer devant un peuple ou devant
un magistrat, nous perdons l'occasion de ce faire pour n'avoir pas bien
premédité et mis par écrit ce que nous devrons dire, comme l'on récite
de Demosthenes et d'Alcibiades: car Alcibiades étant très ingenieux et
prompt à inventer les choses, était craintif à les dire, et se
troublait quand il venait à les exposer, car bien souvent au milieu de
son dire il cherchait le mot propre à exprimer sa conception, ou
quelque parole qui lui était échappée de la mémoire, que le faisait
demeurer tout court en parlant. Et Homere ne feignit point de mettre
hors le premier de ses vers défectueux en mesure, tant il avait
d'assurance de la perfection et bonté des autres, pour la suffisance en
l'art poétique: tant plus est-il vraisemblable que ceux qui n'ont rien
devant les yeux, où ils aspirent, que la vertu et le devoir seulement,
se servent de l'occasion du temps, et de l'occurrence des affaires,
sans se soucier que l'on applaudisse à leur beau parler, ne qu'on les
siffle, ou qu'on leur face bruit pour le trouver mauvais: si ne faut
pas prendre garde aux paroles seulement, mais aussi aux actions, s'il y
a plus de profit que de parade, et plus de vérité que d'apparence et
d'ôtentation. Car si le vrai amour de fille ou de femme ne demande
point de témoins, ains jouit de son contentement à part soi, encore que
secrètement et sans le su de personne il accomplisse son désir, combien
plus est-il croiable que celui qui est amoureux de l'honnêteté et du
devoir, hantant familierement par ses actions avec la vertu, et en
jouissant, sente sans en mot dire un grand et haut contentement en
soi-même, ne demandant autres auditeurs ni autres spectateurs que sa
conscience propre? comme celui qui appellait sa chambrière en sa
maison, et criait tout haut, «Dionysia regarde comment je ne suis plus
glorieux ne superbe:» aussi celui qui a fait quelque chose honnête et
vertueuse, et puis la va conter et la porte montrer par tout, il est
tout évident que celui-là regarde encore dehors, et est tiré de la
convoitise de vaine gloire, et n'a point encore vu à nud et au vrai la
vertu, ains seulement en dormant et en songe en a pensé entrevoir
quelque ombre et quelque image, puis qu'il expose ainsi en vue ce qu'il
a fait, comme un tableau de peinture. celui doncques qui profitera, non
seulement quand il aura donné quelque chose à un sien ami, ou fait
quelque bien à un sien familier, n'en dira rien: mais aussi quand il
aura donné sa voix ou sa balotte juste entre plusieurs autres injustes,
ou quand il aura fermement resisté en face au propos déshonnête de
quelque homme riche, ou de quelque seigneur et magistrat, ou qu'il aura
refusé quelques présents, voire jusques à là, s'il a eu soif la nuit,
et qu'il se soit gardé de boire, ou qu'il ait rebouté le baiser de
quelque belle fille ou femme qui l'en ait pressé, comme fit Agesilaus,
il le retiendra en soi-même, et n'en dira jamais rien: car celui-là qui
se contente de se prouver à soi-même, non par mêpris des autres, mais
pour l'aise et le contentement qu'il en a en sa conscience, étant
suffisant témoin et spectateur des choses bien et louablement faites,
montre que la <p 116v> raison est logée chez lui, et y a pris
pied et racine, et comme dit Democritus, qu'il s'accoutume à prendre
plaisir de soi-même: ainsi comme les laboureurs voyent plus volontiers
les espics qui panchent et se courbent contre la terre, que ceux qui
pour leur légèreté sont hauts et droits, d'autant qu'ils les estiment
vides de grain, et qu'il n'y a presque rien dedans: aussi entre les
jeunes gens qui se donne à la philosophie, ceux qui sont les plus vides
et qui ont moins de pois, ceux-là ont du commencement l'assurance, la
contenance, le port, le visage plein de mêpris et de contemnement de
toutes choses: et puis quand ils se commencent à remplir, et à amasser
du fruit des discours de la raison, ils ôtent alors cette mine superbe,
et cette vanité d'apparence exterieure. Ne plus ne moins que les
vaisseaux où l'on met quelque liqueur, à mesure que la liqueur y entre,
l'air vain en sort: aussi à mesure que les hommes se remplissent de
biens certains et véritables, la vanité leur cède, et toute hypocrisie
s'en va, l'enfleure en devient plus molle, et cessants de s'attribuer
beaucoup pour la grande barbe et la robe longue, ils transfèrent
l'exercitation des choses exterieures au dedans de l'âme, usants
d'amertume et de morsure de répréhension, principalement encontre
eux-mêmes, et au demeurant devisent et parlent avec les autres plus
gracieusement: et quant au nom de philosophie, et à la réputation de
philosophes, ils ne l'usurpent plus comme ils faisaient auparavant,
ains si d'aventure quelque gentil jeune homme est appelé par un autre
de ce nom-là, il répondra en souriant tout doucement, et rougissant de
honte,
Je ne suis pas un des célestes Dieux,
pourquoi pareil me faites vous à eux? Car ainsi que dit Aeschylus,
La jeune femme à qui l'oeil estincelle,
Me fait juger qu'elle n'est plus pucelle:
mais le jeune homme qui a commencé à goûter le profit en l'exercice de
la philosophie, ces accidents que décrit Sappho le suivent,
Quand je te vois,
Soudainement je m'aperçoi,
Que toute voix défaut en moi,
Que ma langue n'a plus en soi
Rien de langage.
Une rougeur de feu volage
Me court sous le cuir au visage.
Vous prendriez plaisir à voir sa contenance rassise, son regard doux,
et désireriez de l'ouïr parler. Car ainsi comme ceux qui sont profés en
la confrairie des mystères, s'assemblants du commencement en foule et
en tumulte, s'entre-heurtent et poussent les uns les autres, mais quand
on vient à faire le service divin, et à montrer les choses sacrées, ils
sont alors attentifs, avec crainte et avec silence: aussi au
commencement de l'étude de philosophie et à l'entrée de la porte, vous
y verrez beaucoup de bruit, de tumulte, d'insolence et de caquet,
pource que la plupart se jette dedans brusquement et violentement, pour
l'envie qu'ils ont d'en acquérir réputation et honneur: mais celui qui
est une fois entré dedans, et qui a vu celle grande lumière, comme si
le repositoire des choses saintes lui était ouvert, alors prenant une
toute autre contenance, un silence et un ébahissement, il devient
humble, souple, et modeste, suivant la raison comme Dieu: et me semble
que l'on leur peut bien appliquer et accommoder ce que Menedemus en
jouant disait, C'est que plusieurs venaient aux écoles à Athenes, qui
du commencement étaient sages, puis devenaient amateurs de sagesse, car
cela signifie ce mot de Philosophe: et puis de Philosophes devenaient
Sophistes, et à la fin par succession de temps se trouvaient Idiots,
c'est à dire, gens de tout ignorans: car d'autant que plus ils
approchent de la <p 117r> raison, d'autant diminuent-ils plus de
l'opinion de soi-même, et de la présomption. Or entre ceux qui ont
besoin du secours du médecin, les uns qui n'ont mal qu'aux dents, ou au
doigt, eux-mêmes vont devers ceux qui les pensent, et ceux qui ont
fièvres les appellent à la maison, et les prient de leur vouloir être
en aide: mais ceux qui sont tombés en une fureur de melancholie, ou en
une frenesie, et alienation d'entendement, ne les veulent pas
quelquefois recevoir, encore qu'ils viennent d'eux-mêmes, ains les
fuient et les chassent, étant si fort malades, qu'ils ne sentent pas
leur mal: aussi entre ceux qui pèchent et qui faillent, ceux-là sont
incurables et incorrigibles, qui se courroucent amèrement, et haïssent
mortellement ceux qui leur remontrent et qui les reprennent: et ceux
qui les endurent, et qui les reçoivent sont en meilleur état et plus
beau chemin de recouvrer guarison: mais ceux qui se baillent eux-mêmes
à ceux qui les reprennent, qui confessent leur erreur, et qui
découvrent eux-mêmes leur pauvreté, n'étant pas bien aises qu'on ne
sache rien, ni contents d'être secrets, ains l'avouent, et prient ceux
qui les en reprennent, et qui les admonestent de leur y donner remede,
cela n'est pas un des pires signes de profit et amendement, suivant ce
que soûlait dire Diogenes, «Que celui qui se veut sauver et devenir
homme de bien, il a besoin d'avoir ou un bon ami, ou une âpre ennemi,
afin que ou par amour de remontrance, ou par force de justice, il se
châtie de ses vices.» Mais tant que l'on fait gloire de montrer au
dehors une souillure de robe, ou une tache de vêtement, ou un soulier
rompu, et que par une façon d'humilité présomptueuse on se moque de
soi-même, de ce que l'on sera d'aventure, ou petit, ou courbé et bossu,
pensant faire une gallanterie, et ce pendant on couvre et cache les
ordures de sa vie, et villanies de ses moeurs, les envies, les
malignités, l'avarice, les voluptés, comme des ulceres et apostumes, ne
souffrant pas que personne y touche, non pas qu'on les voie seulement,
pource qu'on craint d'en être repris, certainement on a fait peu de
profit, ou plutôt à vrai dire, rien du tout. Mais celui qui donne à
travers, et qui peut ou qui veut principalement se penser soi-même, et
se faire douloir, et sentir regret quand il a failli, ou sinon, à tout
le moins qui endure patiemment qu'un autre par ses répréhensions et
remontrances le nettoye et le purge, celui-là certainement semble haïr
la méchanceté, et avoir envie de s'en défaire: je ne veux pas dire
qu'il ne faille avoir honte, et fuir d'être estimé et tenu pour
méchant, mais celui qui a en haine la substance de la méchanceté, plus
que non pas l'infamie, celui-là ne feindra point de faire dire mal de
soi, et d'en dire lui-même, pourvu qu'il voie qu'il soit pour en
devenir meilleur. A quoi l'on peut appliquer une gentille parole que
dit un jour Diogenes, à un jeune homme, lequel s'étant aperçu que
Diogenes l'avait vu en une taverne, s'en était vitement fui plus au
dedans de la taverne: «Tant plus, lui dit-il, que tu fuis au dedans,
tant plus avant és-tu en la taverne:» aussi peut on dire des vicieux,
que tant plus ils nient leur vice, tant plus se fourrent-ils avant au
dedans du vice, comme les pauvres qui contrefont les riches, en son de
tant plus pauvres pour leur vanité. Mais celui qui profite
véritablement, a pour exemple ce grand personnage Hippocrates, lequel
publia lui-même, et écrivit ce qu'il avait ignoré touchant les coûtures
de la tête de l'homme en l'anatomie, faisant ce compte que ce serait
bien chose hors de toute raison, que ce grand personnage-là ait bien
voulu publiquement prescher sa faute, de peur que les autres ne
tombassent en pareil erreur, et que celui qui se veut sauver soi-même
ne pût endurer qu'on le reprist, ne confesser son ignorance et sa
mauvaistié. Au demeurant les règles et preceptes que donnent Bion et
Pyrron en cet endroit, ne sont pas, à mon avis, signes d'amendement,
mais plutôt de quelque autre plus grande et plus parfaite habitude de
l'âme. Car Bion disait à ses familiers et disciples, qu'ils estimassent
avoir profité alors quand ils auraient acquis tant de constance, <p
117v> qu'ils entendraient aussi patiemment ceux qui les
outrageraient et injurieraient, que ceux qui leur diraient,
ami passant certes tu n'as point chère
D'être homme fol, ni de mauvais affaire:
A dieu te dis, priant la Deité
De te donner toute prosperité.
Et Pyrron, ainsi comme on trouve par écrit, étant dedans une navire, en
une dangereuse tourmente de mer, montra à quelques-uns de ses disciples
qui étaient avec lui, un petit cochon qui mangeait fort gouluement de
l'orge que l'on avait répandu parmi la navire, leur disant qu'il
fallait par la raison et l'exercice de la philosophie acquérir une
constance ainsi impassible, pour ne s'émouvoir ni ne se troubler point
d'aucuns accidents de la fortune. Or voyez donc encore plus, quelle
était la règle de Zenon, car il voulait que chacun print garde à ses
songes, pour connaître s'il profitait ou non, si l'on prenait point
plaisir en songeant à quelque chose déshonnête, ou s'il était point
avis que l'on endurast, ou que l'on fît rien qui fut vilain, ou qui fut
injuste, voulant que l'on vît, comme en un calme du tout tranquille,
sans aucune agitation, au fond clair et net, la partie imaginative et
passive de l'âme totalement applanie et régie par la raison: ce que
Platon auparavant, à mon avis ayant entendu, nous a représenté et
figuré ce que fait la partie imaginative et sensitive en une âme de
nature tyrannique la nuit en dormant, comme elle s'efforce quelquefois
d'avoir compagnie charnelle avec sa propre mère, et comme il lui prend
des appétits de manger des choses étranges, et comme lors elle se
laisse aller à toutes ses sensualitez et concupiscences de chose que la
loi, de honte ou par crainte, empêche et réprime de jour. Tout ainsi
doncques comme les bêtes de selle ou de voiture qui sont bien apprises,
encore que celui qui leur commande leur lâche la bride, ne se
détournent point pour cela, ni ne sortent point de leur chemin, ains
tirent toujours avant comme elles ont accoutumé, ordonnément, sans se
détraquer ni laisser leur train ordinaire: aussi ceux à qui la partie
sensuelle de l'âme est rendue se obéissante, si privée et si bien
disciplinée par la raison, que non pas en songe même, ni en maladie,
elle ne laisse ses appétits se déborder, jusques à commettre choses qui
soient reprises et punies par les lois, elle retient et conserve en
mémoir sa bonne discipline et accoutumance, laquelle donne force et
grande efficace à la diligence de prendre garde à soi. Car si elle a
accoutumé par exercitation de resister aux passions et tentations, de
tenir le corps et les parties d'icelui sous bride en sa sujétion,
tellement qu'elle engarde les yeux de jeter des larmes par pitié, le
coeur de tressaillir de peur, les parties naturelles de se mouvoir et
donner fâcherie auprès de belles personnes, comment ne serait-il plus
vraisemblable, que l'accoutumance et exercitation prenant à dompter
cette sensuelle partie de l'âme, ne la polisse, unisse, et réforme,
réprimant et contenant ses imaginations et ses mouvements, jusques aux
songes mêmes? Comme l'on raconte du philosophe Stilpon, qu'il lui fut
avis une nuit en songeant, que Neptune se courrouçait à lui de ce qu'il
ne lui avait pas sacrifié un boeuf, comme avaient accoutumé de faire
les autres prêtres par avant lui: Et que lui ne s'étant point étonné de
cette vision, lui répondit, «Que dis-tu, Sire Neptune? te viens-tu ici
plaindre, comme un enfant qui pleure de ce qu'on ni lui a pas donné
assez grand' part, de ce que je ne me suis pas endebté d'argent pris à
usure, pour emplir toute cette ville de la senteur de rôti, ains t'ai
fait un sacrifice mediocre de ce que j'ai peu avoir de ma maison?» et
qu'il lui fut avis que Neptune se prit à rire de cette réponse, et
qu'en lui tendant la main il lui promît, que cette année-là il
enverrait grand foison de loches de mer aux Megariens, pour l'amour de
lui. Ceux doncques à qui en dormant il ne monte <p 118v> point au
cerveau d'illusions qui ne soient douces, claires, sans douleur, non
point épouventables, ni âpres ou malignes et tortueuses, l'on dit que
ce sont certaines reflexions de lumière qui rejallissent de
l'amendement en la philosophie: là où les furieux appétits, les
frayeurs, les fuites lâches, les aises excessives d'enfants, les
regrets et lamentations, à cause des visions et illusions pitoyables et
étranges, sont comme les brisements des flots de la mer, qui se rompent
contre le rivage, et les undes de l'âme, laquelle n'a pas encore chez
soi sa perfection rassise: ains se va à la journée formant par bonnes
lois et sages enseignements, desquels se trouvant le plus éloignée
quand elle dort, alors elle se laisse de rechef aller, et envelopper
aux passions. Or si cela appartient à ce profit et avancement duquel
nous parlons, ou bien à une autre habitude, ayant jà acquis plus grande
force et plus ferme constance, non sujette à être esbranlée és lettres,
je te le laisserai considérer en toi-même. Comme ainsi soit doncques,
que la totale impassibilité, pour ainsi parler, c'est à dire, l'état de
l'âme si parfait qu'elle soit vide de toutes passions, est chose grande
et divine, et qu'en un relâchement et adoucissement des passions,
consiste ce profit et amendement que nous traitons, il faut en
comparant chacune d'icelles passions à soi-mêmes, et puis les unes aux
autres, juger de la différence qu'il y a entre les deux. Nous
confererons chacune passion à soi-même, en observant si nos cupidités
sont plus douces et moins violentes qu'elles n'étaient auparavant,
autant de nos peurs, autant de nos colères: si nous ôtons soudain avec
la raison ce qui les soûlait allumer et enflammer: si nous conferons
les unes avec les autres, en considérant si nous avons maintenant plus
de honte que de crainte, si nous sentons en nous émulation et non
envie, si nous convoittons plus l'honneur que les biens, et bref si
nous péchons plus en l'extrémité de l'armonie Doriene, qui est grave et
dévote, ou en la Lydiene, qui est gaillarde et joyeuse, comme les
chantres, tenants plus du lourd et du rude, en notre manière de vivre,
que du mignon et délicat: si nous sommes plus lents en nos actions ou
plus étourdis: si nous admirons plus outre le devoir, les propos des
hommes, et eux-mêmes, ou si nous les mêprisons: pource que tout ainsi
comme c'est un bon signe, quand les maladies se divertissent és parties
du corps, qui ne sont pas les nobles, ni les principales: aussi semble
il que quand le vice de ceux qui sont en état de profit et d'amendement
se change en passions plus douces, c'est commencement de s'effacer
petit à petit. Or les Ephores des Lacedaemoniens, qui étaient comme les
contrerolleurs de tout l'état de Lacedaemone, demandèrent au Musicien
Phrynis, qui avait ajouté deux chordes de nouveau à la lyre, s'il
voulait qu'ils coupassent de celles du haut, ou de celles du bas: mais
quant à nous, nous avons besoin d'être retranchez et par haut et par
bas, si nous voulons réduire nos actions au milieu en une mediocrité:
et ce profit et acheminement à la perfection est, ce qui relâche les
extrémités, et emousse les points des passions,
En quoi les fols sont par trop véhéments,
ce dit le poète Sophocles. Or avons nous déjà dit auparavant, qu'il
nous faut appliquer le jugement aux choses, et ne laisser pas les
paroles demeurer toutes nues en l'air: ains faire qu'elles deviennent
effets, et que cela est le propre du profit et amendement que nous
cherchons, dequoi l'un des premiers indices sera l'affection de vouloir
ensuivre et imiter ce que l'on entendra louer, et être prompts et
délibérés à executer ce que l'on aura en estime et que l'on prisera,
comme aussi au contraire, ne vouloir pas seulement ouïr parler de ce
que l'on blâmera et mêprisera. Car il est bien vraisemblable, que tous
les Atheniens louaient et prisaient la hardiesse et prouesse de
Miltiades: mais Themistocles, qui disait, que la victoire et le trophée
de Miltiades ne le laissait pas dormir, ains l'esveillait la nuit, il
est tout évident qu'il ne le louait et prisait pas seulement, ains
qu'il le désirait imiter et en faire autant: ainsi <p 118v> faut
il estimer, que l'amendement n'est pas encore grand, quand il imprime
en nous une affection de louer, priser et estimer seulement ce que les
gens de bien font, sans aucune émotion et incitation à les vouloir par
effet imiter. Car l'amour même charnel, s'il n'y a un peu de jalousie
mêlé parmi, n'est point actif, ni la louange de vertu n'est ardente ni
produisante effets, si elle ne poingt au vif, et n'aiguillonne le coeur
d'un zele, au lieu d'envie, de vouloir ressembler aux gens de bien, et
de désirer remplir ce qu'il s'en faut que nous n'arrivions à leur
perfection: car il ne faut pas que le coeur de celui qui philosophe à
bon escient, soit renversé sans-dessus-dessous par les paroles
seulement, comme disait Alcibiades, jusques à faire sortir les larmes
des yeux: ains faut que celui qui profite véritablement, se comparant
soi-même aux oeuvres et actions de l'homme de bien, parfait en la
vertu, sente tout ensemble en son coeur déplaisir de ce qu'il se verra
court et défectueux, et plaisir de l'espérance et du désir qu'il aura
de se rendre bientôt égal à lui, étant rempli d'une bonne affection et
volonté non oisive, selon la similitude de Simonides,
Comme un poulain suit la jument qu'il tête,
désirant en manière de dire s'unir du tout et incorporer par imitation
à celui qu'il estime homme de bien. Car cela est une affection
peculiere et propre à celui qui profite véritablement, de ceux dont il
estime les oeuvres aimer et cherir les conditions et les moeurs, et
avec une bienveillance rendant toujours honneur de paroles à leur
vertu, essayer de s'y conformer, et se rendre semblable à eux: mais où
il y a ne sais quoi d'envie, d'estrif et de contestation à l'encontre
des plus excellents, sachez que cela procède d'un coeur ulceré de la
jalousie de quelque authorité et puissance, et non pas d'amour ou
d'honneur qu'il porte à la vertu. Quand doncques nous commencerons à
aimer les gens de bien en telle sorte, que non seulement nous
estimerons bienheureux l'homme temperant, comme dit Platon, et
bienheureux ceux qui sont ordinaires auditeurs des beaux discours, qui
journellement procèdent de sa bouche: mais aussi que nous aimerons et
admirerons sa contenance, son port, sa marche, son regard, son rire: et
que nous voudrons volontiers, par manière de dire, nous conjoindre et
coller à lui, alors pourrons nous certainement assurer, que nous
profitons en la vertu. Et encore plus si nous ne les admirons pas
seulement en leurs prosperités, ains comme les amoureux treuvent bien
séante une langue grasse, ou une palle couleur en ceux qu'ils aiment
pour leur beauté, de sorte que Panthea par ses larmes et son triste
silence, toute affligée qu'elle était, et espleurée pour le dueil de la
mort de son mari, saisit Araspes de son amour: aussi nous ne refuirons
point de peur ni le bannissement d'Aristides, ni la prison
d'Anaxagoras, ni la pauvreté de Socrates, ni la condamnation de
Phocion, ains réputerons avec tout cela leur vertu aimable et
désirable, et courrons droit à elle pour l'embrasser par imitation,
ayants toujours en la bouche, à chacun de leurs accidents, ce beau mot
d'Euripides,
Que tout sied bien à un coeur généreux.
Car il ne faut pas craindre que rien de bon et d'honnête pût jamais
plus divertir cette inspiration divine de si véhémente affection, que
non seulement elle ne se fâche point des choses qui semblent aux hommes
les plus misérables et plus calamiteuses, ains au contraire elle les
admire et les désire imiter. Et puis ceux qui ont jà reçu telle
impression en leur coeur, prennent une autre façon de faire que quand
ils vont commencer quelque entreprise, ou qu'ils entrent en
l'administration de quelque office et magistrat, ou quand il leur
survient quelque sinistre accident, ils se représentent alors devant
leurs yeux ceux qui sont ou qui autrefois ont été gens de bien, et
discourent ainsi en eux-mêmes, Qu'est-ce qu'eût fait Platon en cet
endroit? Qu'est-ce qu'eût dit Epaminondas? Quel se fut ici montré
Lycurgus ou Agesilaus? <p 119r> en s'accoutrant, et se réformant
à leurs moeurs, ne plus ne moins que devant un miroir, en rhabillant
quelque parole qu'ils auront trop peu généreusement proferée, ou en
resistant à quelque passion. ceux qui savent les noms de ces demi-dieux
que l'on appelle Dactyles Ideiens, en usent comme de préservatifs à
l'encontre des soudaines frayeurs, en les nommant par leurs noms, les
uns après les autres: mais le souvenir et le penser aux grands et
vertueux personnages soudain se représentant, et embrassant ceux qui
sont en voie de perfection, en toutes passions et toutes perplexitez où
ils se puissent trouver, les maintient droits, et les engarde de
tomber: et pourtant te soit encore cela un signe d'homme qui va
profitant en la vertu. Et outre cela ne se troubler pas trop fort, ni
ne rougir pas de honte, n'essayer point à se cacher, ou à rhabiller sa
contenance ou quelque autre chose dessus sa personne, quand il se
présente soudainement à l'imprévu quelque grand et sage personnage,
ains s'assurer, et aller droit à lui le visage ouvert, sent sa
conscience bien assurée, comme Alexandre voyant un messager qui
accourait à lui avec une face riante, et lui tendait la main de tout
loin, lui dit: «Quelle bonne nouvelle me saurais-tu plus apporter mon
bel ami, si tu ne me venais dire, qu'Homere fut ressuscité?» estimant
qu'a ses faits et gestes ne se pouvait plus ajouter aucune grandeur,
sinon l'être consacrés à l'immortalité par les écrits de quelque noble
esprit. Mais un jeune homme qui va tous les jours de mieux en mieux
composant ses moeurs, n'aime rien plus que se montrer tel qu'il est aux
hommes de bien et d'honneur, et de leur faire voir entièrement sa
maison, sa table, sa femme, ses enfants, son étude, ses propos ou
prononcés, ou mis par écrit: de sorte qu'il a regret toutes les fois
qu'il lui souvient ou de son père ou de son maître trêpassés, de ce
qu'ils ne l'ont vu en l'état et la disposition qu'il est, et ne
souhaiterait, ni ne requérrait rien tant aux Dieux, que qu'ils peussent
de rechef retourner en vie, pour être spectateurs de sa vie et de ses
actions: comme au contraire aussi, ceux qui ont été paresseux de bien
faire, et son corrompus en leurs moeurs, ne peuvent voir sans frayeur
et sans tremblement ceux qui leur appartiennent, non pas en songe
seulement. Ajoutez encore, si bon vous semble, à ce que nous avons dit,
de ne réputer plus aucune faute ni aucun péché petit, ains s'en donner
de garde soigneusement, et les fuir tous. Car tout ainsi que ceux qui
desespèrent de pouvoir jamais devenir riches, ne font aucun compte de
petite dépense, pource qu'ils pensent que de petite épargne ajoutée à
peu de chose ne se peut pas faire grand amas: et au contraire,
l'espérance qui se voit approchée bien près du but de la richesse,
augmente sa convoitise d'avoir de tant plus qu'elle s'en sent plus
prochaine: aussi au fait de la vertu, celui qui ne se laisse pas
beaucoup aller à tels langages, «Et bien que sera ce quand il s'en
faudra cela? et, Pour cette heure je ferai ainsi, une autrefois je
ferai mieux:» ains est toujours au guet, se mécontentant fort et se
courrouçant, si jusques aux moindres fautes le vice se coulant par
dessous y suggere aucune couleur d'excuse et aucun pardon, celui la
montre manifestement qu'il a maison nette, et qu'il n'y veut plus
endurer la moindre ordure du monde: mais n'estimer et n'avouer rien de
grand en infamie, nous rend faciles et paresseux aux choses petites.
Car ceux qui bâtissent une haye ou une palissade, ou bien une clôture
de maçonnerie, mettent en oeuvre toute sorte de bois qui leur vient en
main, et toute pierre qu'ils rencontrent au-devant d'eux, voire jusques
à une coulomne quarrée qui sera tombée de dessus un sepulchre: ainsi
font les méchants qui assemblent l'un sur l'autre, et amassant en un
monceau toute sorte de gaing, et toutes espèces d'actions les premières
venues: mais ceux qui profitent en la vertu, qui ont déjà planté et
asis les fondement doré de bonne vie, comme d'un saint temple ou d'un
palais Royal, ni reçoivent rien à bâtir dessus temerairement, ains y
ajoutent et y appliquent toutes choses avec le plomb et la règle de la
raison. C'est pourquoi <p 119v> nous estimons que Polycletus
faiseur d'images soûlait dire, que le plus fort à faire et les plus
difficile de leur besogne était, quand la terre était venue jusques à
l'ongle, c'est à dire, que la difficulté plus grand de la perfection
gît à la fin.
XXI. De la Superstition. Ce traité est dangereux à lire, et contient
une doctrine fausse: car il est certain, que la Superstition est moins
mauvaise, et approche plus près du milieu de la vraie Religion, que ne
fait l'Impieté et Atheisme.
L'IGNORANCE et faute de bien savoir que c'est que des Dieux, s'étant
dés le commencement mespartie en deux branches: l'une se rencontrant
avec des moeurs dures, comme en un pays rude, y engendra l'Impieté:
l'autre avec des moeurs tendres, comme en pays mol, y imprima la
Superstition. Or est il que tout erreur de jugement, mêmement en telle
matière, est chose mauvaise, mais avec celui de la superstition, il y a
une passion conjointe, qui est bien pire, pource que toute passion est
comme une deception qui nous tient en fièvre: et tout ainsi comme les
desbaitements de membres mis hors de leurs lieux, qui se font avec
blesseur sanglante, sont les plus dangereux, aussi sont les distorsions
de l'âme conjointes avec passion. Comme, pour exemple, si quelqu'un
pense, que de petits corps indivisibles que l'on appelle Atomes, et le
vide, soient les principes de l'univers, c'est une fausse opinion qu'il
a, mais elle ne lui engendre point d'ulcère, elle ne lui donne point de
fièvre, ni ne lui cause point de douleur qui le tourmente: et au
contraire, si quelqu'un estime que la richesse soit le bien souverain
de l'homme, cette fausseté d'opinion a une rouille et verm qui lui
ronge l'âme, qui le transporte hors de soi, et ne le laisse point
reposer, elle le poingt de furieux aiguillons, elle le precipite, par
manière de dire, du haut des rochers, lui serre la gorge, et lui ôte
toute liberté de franchement parler: ou bien, si quelques-uns ont
opinion, que le vice et la vertu soient substances corporelles, et
materielles, c'est à l'aventure une trop grosse et trop lourde
ignorance, mais non pas digne d'être lamentée ni déplorée. Mais si ce
sont de tels jugements, et de telles opinions,
O misérable et chétive vertu,
Or rien que vent et langage n'est tu,
Et comme étant une réele essence
Je t'exerçais en toute révérence,
Laissant le train d'injustice tenir,
Qui à tous biens fait l'homme parvenir,
Et rejetant intempérance arrière,
Celle qui est de tous plaisirs la mère:
ce sont celles dont on doit avoir pitié ensemble, et s'en courroucer,
d'autant qu'elles engendrent plusieurs maladies, et plusieurs passions,
comme des vers et des tignes, dedans les âmes où elles pénétrent: aussi
pour venir à celles dont à présent il est question, l'impieté de
l'atheiste est un faux et mauvais jugement qui lui fait croire qu'il
n'y a point de nature souverainement heureuse et incorruptible, et le
conduit par cette mécréance, à n'en sentir point aussi de passion: car
sa fin, de n'estimer point qu'il y ait de Dieu, c'est de ne le craindre
point aussi: mais la Superstition, ainsi <p 120r> comme la
proprieté du nom Grec qui signifie crainte des Dieux, le donne
clairement à connaître, est une opinion passionnée et une imagination,
laquelle imprime en l'entendement de l'homme une frayeur qui abat et
atterre l'homme, estimant bien qu'il y ait des Dieux, mais qui soient
malfaisans, nuisibles et dommageables aux hommes, de manière que
l'atheiste ne s'émeut aucunement envers la Deité, là où le
superstitieux se mouvant et affectionnant envers elle autrement qu'il
ne faut, se destort et fourvoye: ainsi l'ignorance fait à l'un décroire
la nature qui est cause de tout bien, et à l'autre croire qu'elle soit
cause de mal: tellement que l'impieté vient à être un faux jugement de
Dieu, et la superstition une passion procédant d'un faux jugement. Or
est-il bien vrai, que toutes les maladies et passions de l'âme sont
laides et mauvaises, mais toutefois si y a il en quelques unes je ne
sais quoi d'élevé et de haut, procédant de légèreté: et n'y en a pas
une en manière de parler, qui soit destituée d'un mouvement actif, ains
est le commun blâme que l'on donne à toutes passions, qu'avec leurs
aiguillons actifs, elles pressent et violentent si fort la raison,
qu'elles la forcent, excepté la peur seule, laquelle n'étant pas moins,
destituée de raison que d'assurance, a un étourdissement et alienation
de bon sens, oiseuse, morte, sans exploict ni effet quelconque. C'est
pourqoy elle est par les Grecs appelée quelquefois Deima, qui signifie
lien, et quelquefois Tarbos, c'est à dire, trouble, pource qu'elle
tient l'âme liée sans pouvoir rien faire, et toute perturbée: [...].
[...]. mais entre toutes les sortes de peur, la plus confuse et la plus
esperdue est celle de la superstition. celui qui ne navigue point ne
craint point la mer, ni celui qui ne suit point les armes ne doute
point la guerre, ni les voleurs et épieurs de chemins celui qui ne
bouge de sa maison, ni le calomniateur celui qui n'a rien, ni l'envie
celui qui n'a point d'états, ni le tremblement de terre celui qui
habite en la Gaule, ni le tonnerre celui qui demeure en Aethiopie: mais
celui qui craint les Dieux, craint toutes choses, la terre, la mer,
l'air, le ciel, les tenebres, la lumière, le bruit, le silence, les
songes. Les serfs oublient la dureté de leurs maîtres quand ils
dorment: le sommeil allége les ennuis de ceux qui sont en prison, les
fers aux pieds: les inflammations des plaies, les ulcère malings, qui
mangement cruellement les membres tous vifs, les angoisseuses douleurs
donnent quelque relâche aux patients ce pendant qu'ils sont endormis,
ainsi que dit le poète Tragique,
O gracieux dormir, allégement
Doux aux travaux des malades, comment
Tu m'est venu au besoin secourable,
A ma douleur relâche désirable!
La superstition ne permet pas aux superstitieux de pouvoir dire cela,
car elle seule ne fait point de trêves avec le sommeil, ni ne permet
point à l'âme de pouvoir au moins aucunefois respirer, ni se rassurer,
en rejetant arrière d'elles ces mauvaises et fâcheuses opinions qu'elle
a de Dieu: ains comme si le dormir des superstitieux était un enfer, et
le lieu des damnés, elle leur suscite des imaginations horribles, et
des visions terribles et montrueuses des diables et des furies qui
tourmentent la misérable âme, et la chassent hors de son repos par ses
propres songes, desquels elle se flagelle et s'afflige elle-même, comme
si elle le faisait par les étranges et cruels commandements de quelque
autre: mais encore le pis est puis après, que quand ils sont esveillez
et levés, ils ne mêprisent pas ce qu'ils ont songé, ni ne s'en moquent
pas, et ne s'aperçoivent pas, qu'il n'y a rien de véritable en toutes
ces visions qui les ont tourmentés: ains étant sortis de l'ombre de ces
fausses illusions, où il n'y a mal quelconque, ils se deçoivent
eux-mêmes à bon escient, et se tourmentent, et dépendent infiniment en
des magiciens, diseurs de bonne aventure, triacleurs et hommes abuseurs
et affronteurs, qui leur vont disant, Si d'aventure tu crains quelque
<p 120v> vision nocturne, ou que tu aies été travaillé de
Proserpine terrestre, appelle la vieille qui te pétrit le pain, et te
plonge dedans la mer, et te tiens assis contre terre tout le long d'un
jour.
O Grecs ayants trouvé des maux barbares,
par cette superstition se souiller de fange, se vautrer en la bourbe,
chômer les sabbats, se jeter en terre vilainement la face contre bas,
se tenir assis en public sur la terre, faire d'étrange et extravagantes
adorations! Anciennement quand un joueur de cithre commençait à sonner,
on lui commandait qu'il chantât de bouche juste, au moins ceux qui
voulaient entretenir la musique legitime, à fin qu'il ne dît rien de de
déshonnête: mais il est bien plus raisonnable que nous prions les Dieux
de bouche droite et juste, et non pas en visitant les entrailles des
hosties immolées, prendre garde si la langue en est pure et droite, et
ce pendant détordre la nôtre, et l'infecter de noms pérégrins,
étrangers, et la contaminer de mots barbaresques, en offensant les
Dieux, et violant la dignité de la religion reçue et authorisée en
notre pays. Mais le poète Comique a dit plaisamment en quelque passage,
parlant de ceux qui dorent et argentent les chalits de leurs lits,
pourquoi te rends tu cher le dormir, qui est le seul bien que les Dieux
nous donnent gratuitement? aussi pourrait on dire à bon droit au
superstitieux, que les Dieux nous ont donné le sommeil pour une
oubliance et un repos de nos maux, pourquoi en fais tu une gehenne
perpetuelle et douloureuse de ta malheureuse âme, qui ne peut refuir ni
avoir recours à un autre sommeil? Heraclitus disait, que les hommes
pendant qu'ils veillent n'ont qu'un monde commun à tous, mais quand ils
dorment, que chacun d'eux s'en va au sien propre: mais le superstitieux
n'a point de monde commun, car ni quand il veille il n'use point de
sage discours qui l'assure, ni quand il dort il n'est jamais sans
quelque chose qui le tourmente: car la raison sommeille, et la peur
veille toujours, et jamais ne s'en peut sauver ni s'en défaire. Le
Tyran Polycrates était redouté en Samos, Periander à Corinthe, mais nul
ne les craignait plus depuis qu'il venait en une ville franche, étant
régie par gouvernement populaire: là où celui qui redout l'empire des
Dieux, comme une tyrannie severe et inexorable, où se retirera il? où
s'enfuira-il? Quelle terre trouvera-il où il n'y ait point de Dieu?
quelle mer? En quelle partie du monde pourras-tu devaller, pauvre
homme, ni te cacher pour t'assurer que tu sois hors de la puissance des
Dieux? Il y a loi pour les pauvres esclaves qui sont si durement
traitez de leur maître, qu'ils n'espèrent pas jamais en pouvoir obtenir
liberté, qu'ils peuvent requérir d'être vendus à un autre, et changer
de maître qui leur soit plus doux et plus gracieux: mais la
superstition ne nous donne point moyen de changer de Dieux, et ne
saurait on trouver espèce de Dieux que le superstitieux ne craigne,
attendu qu'il craint les Dieux tutelaires du pays, et les Dieux de la
naissance: Il redoute les Dieux salutaires et sauveurs, il tremble de
frayeur quand il pense à ceux à qui nous demandons richesse, abondance
de biens, concorde paix, heureux succes de nos dits et de nos faits. Et
puis ceux-ci estiment qu'être serf soit une calamité grande, en disant,
C'est grand malheur à homme et femme d'être
Serfs, mêmement de misérable maître.
et combien plus griève et plujs misérable servitude estimez vous que
souffrent ceux qui ne s'en peuvent fuir, qui ne peuvent evader, ni se
départir et retirer? le serf a les autels, ausquels il peut recourir,
et y a beaucoup de temples, de la franchise desquels on n'ozerait
enlever les voleurs mêmes: les ennemis qui s'enfuient après une
défaite, s'ils peuvent embrasser une statue des Dieux, ou se jeter
dedans une eglise, ils sont assurés de leur vie: mais le superstitieux,
ce que plus il fremit, que plus il craint et redoute, c'est ce en quoi
mettent leur espérance ceux qui ont peur de plus cruelles <p
121r> peines que l'on face souffrir aux hommes. Ne vous donnez pas
peine de tirer par force un superstitieux des temples des Dieux, c'est
là où plus aigrement il est affligé et tourmenté. Qu'est-il besoin de
dire davantage? la mort est fin de la vie à tous hommes, mais non pas
de la superstition, car elle étend ses bornes et limites au dela de
l'extrémité de la vie, faisant sa peur plus longue que sa vie, et
attachant à la mort une imagination de maux immortels: et lors qu'elle
achéve tous ses ennuis et travaux, elle se persuade qu'elle en doive
commencer d'autres qui jamais n'acheveront: les profondes portes de je
ne sais quel Pluto dieu des enfers s'ouvrent, des fleuves de feu cruel,
et les creuses baricaves de la rivière de Styx se découvrent, et se
déplaient des tenebres pleines de plusieurs apparitions d'âmes et
d'esprits, représentants des figures horribles à voir et des voix
piteuses à ouïr: des juges, et des bourreaux, des abismes et des
cavernes creuses, pleines de toutes sortes de gehennes et de tourments.
Ainsi la misérable superstition, pour craindre par trop, sans propos,
ce qu'elle imagine être mauvais, ne se donne garde qu'elle se sous-met
à tous les maux du monde: et pour ne savoir eviter de se passionner de
la crainte des Dieux, elle se forge l'attente de maux inevitables
encore après sa mort. L'impieté de l'atheïste n'a rien de tout cela: il
est bien vrai que son ignorance est bien malheureuse, et que c'est une
grande calamité à l'âme que de mal voir, ou du tout être aveugle, en si
grandes et si dignes choses, ayant le principal et le plus clair de ses
yeux éteint, qui est la connaissance de Dieu, mais au moins cette
crainte passionnée, cet ulcère de conscience, cette combustion
d'esprit, et cette servile abjection, n'est point conjointe à son
opinion. Platon écrit que la musique a été donnée aux hommes par les
Dieux, pour les rendre modestes, gracieux, et bien conditionnés, non
pas pour délices ni pour une volupté, ni un chatouillement d'oreilles,
pource qu'il advient aucunefois, à faute des Muses et des Graces,
grande confusion et désordre és accords et consonances de l'âme, qui se
débauche quelquefois outrageusement par intempérance, ou par
nonchalance, et la musique survenant là-dessus les ramène et les remet
derechef tout doucement en leur ordre et en leur lieu: car, comme dit
le poète Pindare,
Ceux qui ne sont point des élus
Du grand Jupiter bienvoulus,
Trouvent la voix melodieuse
Des Muses mêmes odieuse.
Voire et s'en aigrissent et courroucent: comme l'on dit que les Tigres,
si on leur sonne des tabourins alentour d'elles, en entrent en fureur,
et s'en tourmentent tant, que finablement elles s'en déchirent elles
mêmes. Il y a doncques moins de mal en ceux qui par surdité, ou autre
dureté et debilitation de l'ouïe, n'ont aucune passion ne sentiment de
la musique. C'était un grand malheur à Tiresias de ne voir point ses
enfants ni ses familiers, mais bien plus grief et plus grand fut-ce à
Athamas et à Agavé de penser, en les voyant, voir des lions, ou des
cerfs: et quand Hercules devint enragé, il lui eût mieux valu ne voir,
ni ne sentir point ses enfants, que de faire à ceux qu'il aimait plus
au monde, ce qu'il eût su executer à l'encontre de ses plus mortels
ennemis. Ne te semble-il pas maintenant, qu'il y ait une semblable
différence entre les atheïstes et les superstitieux? les atheïstes ne
voyent point les Dieux du tout, les superstitieux les voyent autrement
qu'il ne faut: les atheïstes se persuadent qu'il n'y en a point
nullement: les superstitieux estiment effroiable ce qui est bénin,
cruel comme un tyran ce qui est doux comme un père, nous portant
dommage ce qui a tout soin de notre bien et profit, âpre et farouche en
courroux ce qui est sans colère: et puis ils ajoutent foi à des
fondeurs de bronze, à des tailleurs de pierre, et à des imagiers et
mouleurs en cire, qui leur représentent les Dieux avec semblance de
corps humains, et les forment, les accoutrent, et les adorent <p
121v> tels: et ce pendant ils mêprisent les philosophes, et les
graves hommes de gouvernement, qui preuvent et montrent que la majesté
de Dieu est accompagnée de bonté, de magnanimité, de benevolence et de
soin de notre bien, tellement qu'il en demeure aux uns une privation de
tout sentiment, et une mécréance des causes d'où procèdent tous biens,
et aux autres une défiance et une crainte de ce qui ne fait que
profiter et aider. Et en somme, l'impieté de l'atheïste est, ne sentir
aucune passion envers la divinité, à faute d'entendre et de connaître
ce qui est souverainement bon: et la superstition est un amas de
diverses passions soupçonnant que ce qui est bon de nature soit
mauvais: car les superstitieux craignent les Dieux, et néanmoins
recourent à eux: Ils les flatent, et leur disent injures: Ils les
prient et les accusent. C'est chose commune aux hommes de n'être jamais
heureux en toutes choses, car comme dit Pindare parlant des Dieux,
Ceux-là ne sont ni à vieillesse,
ni à maladive faiblesse,
ni à autres maux asservis,
Toujours en liesse ravis,
Pour ne craindre point le passage
D'Acheron au bruyant rivage.
Mais les passions et affaires des hommes sont entremêlés de divers
accidents et aventures, qui tournent tantôt en une sorte, et tantôt en
une autre. Voyons doncques quel est l'atheïste premièrement és choses
qui adviennent outre son gré, et considérons un peu son affection et
disposition en telles occurrences. S'il est au demeurant homme modeste
et temperé, il supportera sa fortune patiemment sans mot dire, et
cherchera aide et confort de là où il pourra: mais s'il est véhément de
nature, et qu'il porte impatiemment son malheur, il rejettera et
fondera toutes ses plaintes et lamentations sur la fortune et casuelle
aventure, et criera qu'il n'y a rien qui soit gouverné par justice ni
par providence és choses humaines, ains que tout y va temerairement et
confusément en perdition. Mais la façon du superstitieux n'est pas
telle, car l'accident à lui survenu sera le moindre de ses maux, ains
demeurant assis sans pourvoir à rien, se bâtira sur sa douleur d'autres
afflictions grandes et grièves, et dont il ne se pourra défaire, et se
remplira lui-même de peurs, de frayeurs, de soupçons, et de troubles et
perturbations, s'attachant en toutes ses plaintes et lamentations à la
providence divine: car il n'accuse de ses malheurs ni l'homme, ni la
fortune, ni l'occasion, ni soi-même, ains attribue le tout à Dieu, et
dit que c'est de là que lui descend et lui court sus une influence
céleste de tout malheur, preschant qu'il n'est pas homme malheureux,
mais haï et malvoulu des Dieux, et qu'il est méritoirement puni,
affligé, et tourmenté par la providence divine. Si l'atheïste devient
malade, il discourt en lui-même, et se ramène en mémoire s'il a point
trop mangé, ou trop bu, ou s'il a point fait quelque autre désordre en
son vivre, s'il a point travaillé excessivement ou s'il a point changé
d'air qui lui fut familier en autre fort étrange et trop différent du
sien naturel. Et si d'aventure il lui est survenu quelque desastre en
matière de gouvernement de la chose publique, qu'il ait encouru quelque
disgrâce et mauvaise réputation envers le peuple, ou s'il a été
calomnié envers le prince, il en va rechercher la cause en luymême, et
és choses qui sont alentour de lui,
Où ai-je été, qu'ai-je fait, ou mesfait?
Qu'ai-je oublié que je deusse avoir fait?
Mais le superstitieux dira, que toute maladie de son corps, perte de
biens, mort d'enfants, toute adversité et toute malencontre en affaires
de gouvernement, seront autant de coups de l'ire des Dieux, et
d'assaults de la justice divine, tellement qu'il n'osera pas se
secourir soi-même, ni détourner son malheur, ou bien remédier à son
<p 122r> inconvénient, non pas même s'y opposer, de peur qu'il ne
semble se vouloir attacher à combattre contre les Dieux, ou leur
resister quand ils le veulent châtier: en sorte que s'il est malade, il
chassera hors de sa chambre le médecin qui le viendra visiter: s'il est
en deuil, il sera fermer sa porte au philosophe qui le viendra consoler
et réconforter: Laisse moi mon ami, dira-il, payer la peine que j'ai
méritée, méchant, malheureux et maudit homme, haï des Dieux et
demi-dieux, que je suis. On peut bien a un homme qui ne crait point et
ne se persuade point qu'il y ait de Dieu, qui au demeurant est outré de
douleur, et se tourmente desespereement, lui essuyer la larme de
l'oeil, lui faire touzer ses cheveux, lui ôter sa robe de deuil. Mais
le superstitieux, comment lui parlerez-vous? comment lui donnerez-vous
secours? Il sera en sa douleur dehors de sa maison, affublé d'un sac,
ou ceint sur les reins de quelques méchants haillons tous déchirés,
souvent il se vautrera tout nud dedans la fange, il confessera et
déclarera je ne sais quels péchés et fautes qu'il aura commises, comme
qu'il aura bu ou mangé ceci ou cela, ou qu'il aura été quelque part où
Dieu lui défendait d'aller: et s'il est le mieux qu'il saurait être
pour superstitieux, et que sa superstition soit douce, pour le moins
sera-il en sa maison assis avec force sacrifices que l'on fera autour
de lui, force aspersions: et les vieilles qui lui viendront attacher,
et pendre au col, ne plus ne moins qu'a un pau fiché, comme disait
Bion, tous les brevets, et sorcelleries et sottises qu'elles auront en
main. On lit que Teribasus quand les Perses le voulurent prendre
prisonnier, mit le main à son cimeterre qui était fort et roide, et se
défendit vaillamment: mais si tôt qu'ils lui crièrent et protestèrent,
que c'était par commission et commandement du Roi qu'ils le voulaient
prendre, il jeta incontinent son épée, et bailla ses deux mains à lier.
N'est-ce pas chose du tout semblable à ce que nous disons? Les autres
combattent à l'encontre des adversités, et repoussent les afflictions,
faisant tout ce qui est en eux pour les evader, et pour détourner ce
qu'ils ne voudraient pas voir advenir: Mais le superstitieux ne veut
écouter personne, ains dit en lui-même à part soi: Ô misérable, tout ce
malheur te vient de la providence divine, et par le commandement de
Dieu. Il rejette toute espérance, il s'abbandonne lui-même, il fuit et
repousse ceux qui le veulent secourir. Il y a beaucoup de maux qui
d'eux-mêmes sont mediocres, que les superstitieux rendent mortels.
L'ancien Roi Midas étant troublé et fâché pour quelques songes qu'il
avait songés, à la fin se desespera, tellement qu'il se fit
volontairement mourir, en buvant du sang de taureau: et Aristodemus Roi
des Messeniens, en la guerre qu'il eut contre les Messeniens, étant
advenu que les chiens hurlèrent comme des loups, et que alentour de son
autel domestique il était cru de l'herbe qui s'appelle chiendent, et
que ses devins lui dirent qu'ils redoutaient fort ces signes-là, il en
conceut en son coeur une si grande tristesse, et en entra en si grand
desespoir, qu'il se défit lui-même. Et eût à l'aventure mieux valu que
Nicias se fut ainsi délivré de sa superstition, comme firent Midas et
Aristodemus, que pour la crainte de l'ombre de l'eclipse de la lune,
attendre que l'ennemi le vint envelopper et enceindre tout à l'entour,
et au bout du jeu tomber vif entre les mains de ses ennemis, qui le
firent mourir honteusement avec quarante mille hommes Atheniens, qui
furent ou mis à l'épée, ou pris prisonniers: car l'opposition de la
terre se rencontrant diametralement entre la Lune et le Soleil n'était
pas à craindre ni à redouter en temps où il était besoin se servir de
ses pieds, mais bien étaient dangereuses les tenebres de la
superstition, de troubler et confondre le jugement de celui qui y était
tombé, en temps mêmement qui avait plus besoin de bon sens et de bon
entendement.
Déjà la mer commence à se froncer
De pers sillons, et à se courroucer:
Déjà la nue alentour environne <p 122v>
Le haut des monts de venteuse couronne,
En se levant tout' droite contre mont.
Cela est un signe de tempeste: ce que voyant le bon pilote, prie bien
aux Dieux de lui faire la grâce d'en échapper, et invoque à son aide
ceux que l'on appelle Salutaires: mais cependant, en faisant ses
prières, il prend en main le timon, il baisse l'antenne, et tâche en
amenant la maîtresse voile, à se jeter hors de la mer tenebreuse.
Hesiode commande, avant que le laboureur commence à labourer ou semer,
Faire ses voeux à Jupiter terrestre,
Et à Ceres la Déesse champestre:
mais c'est an ayant la main sur le manche de la charrue. Et Homere fait
que Ajax, étant sur le point de combattre tête à tête contre Hector,
admoneste les Grecs de faire prière aux Dieux pour lui: mais que
cependant qu'ils prient, lui s'arme très bien de toutes pièces. Et
Agamemnon après avoir recommandé aux soudards Grecs,
chacun sa lance aiguise et tiene prête,
Et son écu ainsi qu'il faut apprête: alors il requiert à Jupiter,
O Jupiter donne moi cette grâce,
Que de Priam la cité je terrace.
Car Dieu est espérance de vertu, non pas excuse de lâcheté. Mais les
Juifs étant la solennité de leurs grands sabbats, combien que les
ennemis plantassent les échelles et gagnaissent leurs murailles,
demeurèrent assis en robe de deuil en leurs maisons, et ne s'en
levèrent jamais de leurs sieges, ains demeurèrent liez et enveloppez en
leur superstition comme dedans une seine. Voilà quelle est la
superstition és occurrences des temps et affaires qui ne succèdent pas
à gré, ains au rebours de notre volonté, c'est à dire en adversité:
mais elle n'est de rien meilleure que l'atheïsme és succes qui
adviennent à souhait et en prosperité. Il n'est rien si joyeux entre
les hommes, que les solennitez des fêtes, et les festins qui se font és
sacrifices près des temples, les confrairies où l'on est purifié de ses
péchés, et ceremonies du service des Dieux, où l'on les prie et les
adore. Or considérez quel est l'atheïste en ces endroits-là: il se rira
d'un ris furieux, et, comme l'on dit communement, Sardonien, de voir
les choses que l'on y fait: et quelquefois dira tout bas en l'oreille
de ses plus familiers qui seront à l'entour de lui, Ceux-là sont bien
hors du sens et enragés, qui estiment que telles choses soient
agréables aux Dieux: au reste il n'aura mal du monde. Mais le
superstitieux voudrait bien, et ne peut, se réjouir, ni prendre
plaisir, et est son âme comme la ville que décrit Sophocles,
Pleine de chants, parfums, encensements,
Pleine de pleurs, et de gémissements.
Il pâlit de peur, et a sur sa tête un chapeau de fleurs: il sacrifie,
et tremble de crainte: il fait sa prière d'une voix tremblante: il met
de l'encens dedans le feu, et la main lui branle: et bref, il rend le
dire de Pythagoras inepte et vain, lequel soûlait dire, «Que nous
sommes lors plus gens de bien, quand nous allons devers les Dieux:» car
c'est alors que les superstitieux sont plus misérables, et plus
malheureux, quand ils entrent dedans les temples et sanctuaires des
Dieux, comme si c'étaient des cavernes d'ours, ou des trous de dragons,
ou des creux de montres marins. C'est pourquoi je m'émerveille de ceux
qui appellent la mécréance et le péché des Atheistes, impieté, et non
pas la superstition. Et toutefois Anaxagoras fut accusé d'impieté pour
autant qu'il avait dit, que le Soleil était une pierre, et jamais homme
n'appella les Cimmeriens impieux, pource qu'ils estiment qu'il n'y ait
point totalement de Soleil. Que me dis-tu? celui qui estimera qu'il n'y
ait point de Dieux sera tenu pour impieux et excommunié, et celui qui
estime qu'il y en ait de tels comme le superstitieux les juge, n'a-il
pas des opinions beaucoup plus impieuses et plus méchantes? Quant <p
123r> à moi j'aimerais mieux que les hommes dissent de moi, que
Plutarque ne fut jamais ni n'est point aucunement, que s'ils disaient,
Plutarque est un homme inconstant, variable, colère, et vindicatif pour
la moindre occasion du monde, despit et chagrin. Si vous conviez les
autres à souper, et que vous le laissiez: si étant empêché, vous ne
venez au-devant de lui à la porte: si vous faillez à le saluer, il vous
mangera le corps, en vous mordant à belles dents, il prendra un votre
petit enfant, et le vous gehennera, il aura quelque mauvaise bête
sauvage qu'il envoyera dedans vos terres, et gâtera tous vos fruits. Le
musicien Timotheus chantait un jour en plein théâtre à Athenes les
louanges de Diane, en l'appellant, comme font les poètes, furieuse,
forsennée, transportée, enragée. Et Cinesias un autre joueur
d'instruments se levant d'entre les spectateurs, lui dit tout haut, Que
plût aux Dieux que tu eusses une telle fille: et néanmoins les
superstitieux estiment de semblables choses, voire encore pires, de
Diane, A la miene volonté que tu entrasses, soit que tu vinsses de
faire pendre quelqu'un, ou de tyranniser femmes grosses en travail
d'enfant, ou d'en faire avorter, encore toute souillée de sang, ou des
carrefours, tirant après toi tes purifications, accompagnée du malin
esprit. Et si n'ont de rien meilleur sentiment, ni plus honnête
jugement d'Apollo, de Juno, ni de Venus, pource qu'ils les craignent et
redoutent tous. Et néanmoins, quelle injure plus outrageuse avait dite
Niobe de Latone, que cela que la superstition persuade aux fols d'elle?
c'est à savoir, qu'elle étant irritée des paroles outrageuses que Niobe
lui avait dites, lui fit tuer à coups de flèches six fils et six
filles, jà tous étant en âge de marier, tant elle était insatiable des
maux d'autrui, et irreconciliable. Car quand bien il serait ainsi, que
celle Déesse eût de la colère, qu'elle haïst les méchants, et qu'elle
fut marrie d'ouïr mal dire de soi, et qu'elle ne se fut pas plutôt
moquée de la sottise et ignorance humaine, ains s'en fut courroucée,
plutôt eût elle du descocher ses flèches sur ceux qui vont faussement
mettant en avant qu'elle soit si amèrement vindicative, et qui vont
disant et écrivant telles choses d'elle. Nous abominons et detestons la
cruauté d'Hecuba, comme étant barbare et bestiale, quand elle dit au
dernier livre de l'Iliade,
Je mangerais volontiers sa fressure
A belle dents, sans lâcher la morsure:
et les superstitieux estiment que la Déesse de Syrie, si quelqu'un
mange des anchois ou des mandoles, qu'elle lui mange le gras des
jambes, elle lui emplit le corps d'ulceres, et lui fait pourrir le
foie. Comment si c'est méchamment fait de médire des Dieux, ne sera-ce
pas aussi méchamment fait d'en mal penser et mal estimer? vu mêmement
que c'est l'opinion de l'injuriant, qui fait réputer sa parole
injurieuse: car nous ne detestons l'injure que pour autant qu'elle est
signe d'une maligne volonté, et réputons nos ennemis ceux qui disent
mal de nous, comme gens ausquels il ne nous faut pas fier, et qui ont
envie de nous mal faire. Voyez quel jugement les superstitieux ont des
Dieux, quand ils les estiment étourdis, déloyaux, muables, vindicatifs,
cruels, chagrins, et colères: dont il s'ensuit nécessairement qu'ils
les haïssent, et qu'ils les craingnent, et ne peut être autrement, puis
qu'ils se persuadent que les plus grands maux qu'ils aient oncques
endurés par le passé, et qu'ils soient encore pour endurer à l'advenir,
leur sont arrivés par eux: et s'il est ainsi qu'ils les haïssent et
qu'ils les craignent, ils sont doncques leurs ennemis: et si ne faut
pas trouver étrange cela, vu qu'ils les prient, qu'ils les adorent,
qu'ils leur sacrifient, et qu'ils ne bougent ordinairement des Eglises:
car nous voyons que l'on fait la révérence aux tyrans, on les salue, on
leur fait la cour, on erige en leur honneur des statues d'or ou
d'argent, mais ce pendant on ne laisse pas à les haïr de mort
secrètement, bien qu'on sacrifie en apparence pour eux. Hermolaus
faisait la cour à Alexandre, Pausanias <p 123v> était l'un des
garde-corps de Philippus, et Chaereas de Caius, mais chacun de ceux là
en allant après eux disait en soi-même,
Certainement si j'avais la puissance,
De toi tyran je ferais la vengeance.
Ainsi l'atheïste pense qu'il n'y ait point de Dieux, et le
superstitieux veut qu'il n'y en ait point, mais il le crait partant
malgré lui, d'autant qu'il a peur de mourir: mais s'il pouvait, comme
Tantalus, sortir de dessous cette grosse pierre qui lui pend sur la
tête, aussi lui se décharger de cette peur qui ne le presse pas moins,
il aimerait bien cherement, et trouverait bienheureuse la disposition
et condition de l'atheïste, comme un franchise et liberté. Or
maintenant l'atheïste ne tient rien du monde de la superstition, et au
contraire le superstitieux de volonté étant atheïste, est plus couard
et plus faible que de pouvoir croire et se persuader des Dieux ce qu'il
voudrait bien. Et puis l'atheïste ne donne jamais cause ni occasion de
naître à la superstition, là où la superstition donne commencement à
l'atheïsme, et puis quand il est né, encore lui donne elle excuse, non
pas vraie ni honnête, mais au moins qui lui sert de quelque couleur et
couverture: car les sages hommes anciens voyants qu'il n'y avait rien
que l'on sût reprendre au ciel, ni négligence, ou désordre et confusion
quelconque au mouvement des astres, ni aux saisons de l'année, ni à
leurs révolutions, ni au cours du soleil alentour de la terre, qui est
la cause du jour et de la nuit, ou à la nourriture des animaux, et
génération des fruits annuels de la terre, pour ces considérations et
autres semblables, ils ont à bon droit condamné de tout point l'impieté
des atheïstes. Mais les faits et oeuvres de la superstition, ses
passions dignes de moquerie, ses paroles et ses mouvements, ses charmes
et sorcelleries, ses courses çà et là, ses battemens de tabourins, ses
impures purifications, ses ordes et salles sanctifications, ses
barbares et illicites corrections, déchirements et lacérations du
corps, toutes ces choses-là donnent occasion à aucuns de dire, qu'il
est meilleur qu'il n'y ait du tout point de Dieux, que qu'il y en ait
qui reçoivent ou approuvent tous ces abus-là, ne qui y prennent
plaisir, ne qui soient si outrageux, que se courroucent de si peu de
chose, ne si malaisés à appaiser. N'eût-il pas été meilleur pour ces
Gaulois ou Tartares-là du temps jadis, de n'avoir jamais eu aucun
pensement ni imagination, ni lecture ou connaissance des Dieux, que de
penser qu'il y en eût qui se délectassent de sang humain répandu, ni de
croire que le plus saint et le plus parfait sacrifice fut de couper la
gorge à des hommes? N'eût-il pas mieux valu pour les Carthaginois,
qu'ayants eu Critias ou Diagoras pour legislateurs dés le commencement,
ils eussent estimé qu'il n'y eût eu ne Dieux ne diables au monde, que
de sacrifier à Saturne ce qu'ils lui sacrifiaient? non pas comme dit
Empedocles reprenant ceux qui immolent des animaux aux Dieux,
Le père même entre ses mains levant
Son propre fils en autre corps vivant,
Changé de forme aux célestes l'immole,
Faisant ses voeus, tant il a tête folle:
mais sachans, connaissants et voyans, eux-mêmes immolaient leurs
propres enfants, et ceux qui n'en avaient point en achetaient des
pauvres, comme si c'eussent été des agneaux, ou des chevreaux, et
fallait que la mère propre qui les avait vendus assistât au sacrifice,
sans montrer apparence quelconque de s'émouvoir à pitié, et sans
pleurer ne soupirer, autrement elle perdait le prix et l'argent de son
fils, et néanmoins son enfant ne laissait pas pour cela d'être
sacrifié: davantage à l'entour de la statue à qui se faisait ce
sacrifice, tout était plein de joueurs de flûtes, de aubois, et de
tabourins, afin que l'on n'ouît point le cri de l'enfant. Or si des
diables ou des géants, ayants chassé les Dieux, avaient usurpé l'empire
et la seigneurie de ce monde, de <p 124r> quels autres sacrifices
se réjouiraient ils, ne quelles autres offrandes pourraient ils
demander aux hommes? Amestris la mère du Roi Xerxes enfouit en terre
douze hommes vivans, dont elle faisait offrande à Pluton, pour cuider
allonger sa vie: combien que Platon dise, que ce Dieu Pluton étant
humain, sage et riche, et retenant les âmes par douces paroles, et
gracieuses remontrances, en a été appelé par les Grecs, Ades, qui vaut
autant à dire comme plaisant. Et Xenophanes voyant que les Aegyptiens
se battaient et frappaient leurs poitrines en leurs fêtes, et se
lamentaient és jours de leurs solennités, les admonesta bien
pertinemment: «Mes amis, si ceux-ci dont vous solennisez les fêtes sont
Dieux, ne les lamentez point: et s'ils sont hommes, ne leur sacrifiez
point.» Mais il n'y a rien si plein de toutes sortes d'erreurs, il n'y
a maladie si mêlée de diverses passions, et contraires opinions et
repugnantes les unes aux autres, comme est celle de la superstition:
pourtant la faut il fuir, mais que ce soit sûrement et utilement, non
pas comme ceux qui fuient la surprise des brigants ou des bêtes
cruelles et sauvages, ou le feu, qui sont si esperdus et si transportés
de frayeur, qu'ils ne savent qu'ils font, ne là où ils vont, et en
fuyant ainsi follement et indiscrettement, se vont jeter en des
destours, où ils rencontrent des abismes de baricaves et des precipices
de roches coupées. Aussi y en a il qui fuyants la superstition, se vont
ruer et precipiter en la rude et pierreuse impieté de l'atheïsme, en
sautant par-dessus la vrai Religion, qui est assise au milieu entre les
deux.
XXII. Du Bannissement, ou de l'exil. ENTRE les propos, ne plus ne moins
qu'entre les amis, les meilleurs et les plus certains sont ceux qui
nous assistent en nos adversités, non point inutilement, mais pour nous
aider et secourir: car il y en a beaucoup qui se présentent, et qui
parlent à nous quand il nous est advenu quelque malencontre, mais c'est
sans profit, ou plutôt avec dommage: ne plus ne moins que ceux qui ne
sont pas assez exercités à plonger, en cuidant secourir ceux qui se
noyent, étant embrassez par eux, sont eux-mêmes tirés à fond. Or
faut-il que les propos et raisons qui viennent des amis et de ceux qui
veulent profiter, soient à la consolation de l'affligé, non pas à la
justification de ce qui afflige: car nous n'avons pas besoin de
personnes qui pleurent ne qui lamentent avec nous en nos tribulations,
comme fait ordinairement l'assemblée du chorus és Tragoedies, ains
avons besoin d'hommes qui parlent à nous franchement, et qui nous
remontrent, que se contrister, affliger, et abbaisser soi-même, non
seulement est inutile en toute chose, et procède de vanité et de folie:
mais là où les affaires mêmes, qui les sait bien prendre et manier avec
raison, et les découvrir tels qu'ils sont, nous donnent occasion de
dire,
Tu n'as dequoi aucunement te plaindre,
Si tu ne veus le simuler et feindre.
Ce serait à nous trop grand simplesse si nous ne demandions au moins à
notre chair, que c'est qu'elle a, et à notre âme, si pour le malheur
advenu elle en est devenue pire, ains qu'il nous fallût avoir des
étrangers, qui nous enseignassent notre mal et douleur, en plorant et
se lamentant avec nous. Et pourtant quand nous sommes à part seuls,
nous devons examiner notre coeur sur tous et chacun des mauvais
accidents, comme si c'étaient fardeaux: car le corps est aggravé
seulement par <p 124v> la pesanteur du fardeau qu'on lui charge,
mais l'âme bien souvent d'elle-même ajoute la pesanteur aux affaires.
La pierre de sa nature est dure, la glace de sa nature est froide, et
n'apporte pas de dehors casuellement, l'une la dureté, ni l'autre la
froideur glacée: mais les bannissemens, les rebuts, et pertes
d'honneurs, comme au contraire aussi les honneurs, les magistrats et
les preeminences, qui ont puissance de nous réjouir ou attrister, selon
la mesure, non de leur propre nature, mais de notre jugement, un chacun
se les rend ou pesans, ou légers, et faciles à porter: et au contraire,
d'où vient que Polynices répond ainsi à la demande qui lui est faite
par sa mère,
quoi donc, est il un grand mal arrivé,
A qui se void de son pays privé? Polynices,
Oui très grand, et en expérience
Plus qu'exprimer ne saurait éloquence.
Mais au contraire Alcman, ainsi comme dit celui qui a fait cet Epigramme,
Sardis était jadis la demeurance
De mes parents, là où je pris naissance,
Et fus nourri, appelé Macelas,
A la façon du pays, où Celsas:
robe et joyaux de fin or je portoye,
Et le plaisant tabourin je battoye;
Mais maintenant Alcman je suis nommé,
L'un des bourgeois de Sparte renommé,
ayant appris les Muses de la Grèce,
Qui m'ont rendu en gloire et alaigresse
Plus triomphant que ne fut onc Gyges,
ni le tyran qui eut nom Dascyles.
Car l'opinion rend une même chose à l'un utile, comme bonne monnayé qui
a cours, et à l'autre inutile: mais supposons que l'exil et
bannissement soit chose griève à supporter, comme plusieurs le disent
et le chantent: aussi y a il entre les choses que l'on mange quelques
unes qui sont amères ou aigres, et qui poignent le sentiment, mais en
les mêlant parmi quelques unes des douces et gracieuses, nous leur
ôtons ce qu'elles ont de desagréable à la nature: aussi y a il des
couleurs qui offensent la vue, tellement qu'elle s'en éblouit et s'en
trouble, tant elles sont esclattantes, âpres et brillantes. Si doncques
pour remédier à la dureté malaisée de telles couleurs, nous avons
inventé d'y mêler de l'ombre, ou bien nous détournons nos yeux à
regarder quelque couleur verdoyante et délectable: le même pourrons
nous aussi semblablement faire des sinistres accidents de la fortune,
en mêlant parmi les bonnes et désirables qualités qui sont en toi
maintenant, abondance de biens, nombre d'amis, repos d'affaires,
n'avoir besoin de chose quelconque nécessaire à la vie humaine. Je ne
pense pas qu'il y ait Sardianien qui n'aymât mieux, et ne fut plus
content, d'avoir les biens que tu as, voire en exil, et hors de sa
maison, en pays étranger, que comme les huîtres, qui sont collés et
attachés à leurs coquilles, n'avoir autre bien que de jouir en paix,
sans fâcherie, de ce qu'il a en sa maison. Ne plus ne moins doncques,
qu'en certaine Comoedie il y a quelqu'un qui admoneste son ami étant
tombé en adversité, d'avoir bon courage, et de combattre la fortune: et
l'autre lui demande, «En quelle manière?» Il lui répond, «En
philosophe,» c'est à dire, en homme sage, armé de patience. Aussi nous
maintenant en cette adversité combattons-la de patience, ainsi qu'il
appartient à homme sage: car comment est-ce que nous nous défendons de
la pluie? comment est-ce que nous nous vengeons de la bise? En
cherchant le feu, en nous mettant dedans une étuve, en faisant
provision de robe et de couverture: nous ne demeurons pas assis à nous
mouiller à loisir <p 125r> quand il pleut, ni ne plorons pas sans
nous mettre au couvert et à l'abri: aussi en ce qui s'offre
présentement, as tu moyen, plus que nul autre, de refaire et réchauffer
cette partie de ta vie, qui semble un peu refrodie, attendu que tu n'as
besoin quelconque de tous autres secours, pourvu que tu en veuilles
user par raison. Car les ventoses que les médecins appliquent, tirants
du corps humain ce qu'il y a de plus mauvais sang, allégent et
conservent au reste le demeurant: mais les hommes chagrins de nature,
hargneux et sujets à se plaindre continuellement, à force de ramasser
tousjous en leur entendement ce qu'il y a de plus mauvais en leur
fortune, et de le remémorer souvent, en s'attachant ordinairement à
leurs ennuis, se rendent inutile cela même qui est utile, et au temps
qu'il peut le plus profiter: car les deux tonneaux qu'Homere dit être
au ciel pleins des destinées des hommes, l'un des bonnes, et l'autre
des mauvaises, ce n'est pas Jupiter qui séant en son throne les
distribue, et qui envoye aux uns des aventures douces, et toujours
mêlées de quelque bien, et aux autres, par manière de dire, des
ruisseaux continuels de pures miseres et maux: mais entre nous ceux qui
sont sages, et qui ont bon entendement, espuisent de leurs bonnes
aventures ce qu'il y peut avoir de mauvais mêlé parmi, et par ce moyen
rendent la vie plus joyeuse et plus aisée à avaler, en manière de dire:
là où au contraire vous diriés, que la plupart des hommes passent leurs
fortunes par une couloire, aux trous de laquelle s'attachent et
s'arrêtent les mauvaises, et les bonnes s'écoulent à travers. Pourtant
faut, encore que nous soyons tombés en quelque inconvénient, qui à la
vérité soit mauvais et fâcheux, induire par-dessus quelque réjouissance
et quelque gaieté de ce que nous avons d'ailleurs et qui nous demeure
de bien, en rabotant et polissant, s'il faut ainsi parler, ce qui est
rude et âpre, parce qui est doux et gracieux: mais quant aux accidents
qui de leur nature n'ont rien de mauvais, et où tout ce qui nous
travaille est entièrement feint et controuvé par une vaine opinion et
folle imagination, il faut faire comme nous faisons aux petits enfants
qui craignent les masques, nous les leur approchons de près, et les
manions devant eux, tant que nous les accoutumons à n'en faire plus de
compte: aussi en y touchant de près, et y arrêtant le discours de notre
entendement à le bien considérer, et découvrir ce qu'il y a de fausse
apparence, de vanité et de feinte Tragoedie, comme est l'accident qui
de présent t'est arrivé, d'être banni de ton pays, selon l'erreur de la
commune opinion. Car par nature il n'y a point de pays distingué non
plus que de maison, ni d'heritage, ni de boutique de serrurier ou de
chirurgien, comme disait Ariston: ains est chacune de ses choses-là ou
plutôt s'appelle et s'estime propre à celui qui y habite et qui s'en
sert: car l'homme ainsi que disait Platon, n'est pas une plante
terrestre qui ait ses racines fichées en terre, ne qui soit immobile,
ains est céleste, la tête en étant la racine, de laquelle le corps
s'éleve droit contremont devers le ciel. Voilà pourquoi Hercules disait
en une Tragoedie,
quoi qu'on me face Argien ou Thebain,
Point ne me vante être de lieu certain,
Toute cité de Grèce est ma patrie.
Mais Socrates disait encore mieux, qu'il ne pensait être ni d'Athenes,
ni de la Grèce, mais du monde, comme qui dirait Rhodien ou Corinthien,
d'autant qu'il ne se serait enfermé dedans les limites des promontoires
de Sunium ou de Taenarus, ou des montagnes Ceraunienes.
Vois tu ce haut infini firmament,
Qui en son sein liquide fermement
Tient la rondeur de la terre embrassée?
Ce sont les bornes de notre pays, et n'y a nul qui au dedans d'icelles
se doive estimer banni, ni pélerin ou étranger: là où il y a même feu,
une même eau, un même <p 125v> air, mêmes magistrats, mêmes
gouverneurs, et mêmes presidents, le Soleil, la Lune, l'étoile du jour,
mêmes lois pour tous, sous un même ordre, et sous une même conduitte,
le solstice d'hiver, le solstice d'été, l'equinocce, les Pleiades,
l'étoile d'Arcturus, la saison de semer, la saison de planter, un même
Roi et même prince de tout ce qui est, Dieu, ayant en sa main le
commencement, le milieu, et la fin de tout l'univers, marchant
droitement et se promenant par tout, selon nature, toujours accompagné
de droiture et de justice, qui venge ceux qui transgressent aucun point
de la loi divine, de laquelle nous autres usons envers tous autres
hommes, comme envers nos citoyens. Mais que tu n'habite point en la
ville de Sardis cela n'est rien: car aussi tous les Atheniens
n'habitent pas au bourg de Colyttus, ni tous les Corinthiens en la rue
de Cranium, ni tous les Laconiens en la villette de Pittane. Est-ce à
dire que tous les Atheniens qui passèrent de la ville de Melite en
celle de Dromide fussent tous étrangers, ou bien sans pays, attendu que
là ils solennizent encore le mois de leur transmigration, et y font un
solennel sacrifice qu'ils appellent Metagitnia, en mémoire de leur
transition à autre voisinage, qu'ils reçurent fort aisément, enjoye, et
avec contentement? Je crois que tu ne le voudrais pas dire. Quelle
partie doncques de la terre habitable, ou bien de l'universelle, est
loin l'une de l'autre, vu que les Mathematiciens preuvent et demontrent
par raison, que le total d'icelle ne tient lieu que d'un point qui n'a
nulle dimension au regard du firmament? Mais nous, comme des formis
chassez hors de leur formilliere, ou des abeilles jetées hors de leur
ruche, nous desconfortons et nous trouvons tous étranges, parce que
nous ne savons pas nous attribuer et estimer propres à nous toutes
choses, comme elles le sont, combien que nous nous moquions
ordinairement de la sottise de ceux qui disent, que la Lune d'Athenes
soit meilleure que celle de Corinthe: et cependant nous sommes en même
erreur de jugement, quand étant hors du lieu de notre demeurance nous
méconnaissons la terre, la mer, l'air, et le ciel, comme étant autres
et tous différents que ceux que nous avons accoutumés: Car la nature
nous laisse aller par le monde tous libres et déliés: mais nous mêmes
nous lions, nous emprisonnons et emmurons, en nous estraignant et
réduisant à peu de petite et étroite place. Et puis nous nous moquons
des Rois de Perse, de ce qu'ils ne boivent jamais autre eau que de
celle de la rivière de Choaspes, par cette manière de faire se rendent
toute la terre habitable au demeurant stérile d'eau pour eux: et quand
nous sommes remuez de lieu à autre, regrettant ou la rivière de
Cephisus, ou celle d'Evrotas, ou la montagne de Taugetus, ou de
Parnassus, nous nous rendons tout le demeurant de la terre inhabitable,
comme un desert où il n'y ait point de ville pour nous. Et au
contraire, quelques Aegyptiens par une colère ou trop grande dureté de
leur Roi, s'étant transportés en Aethiopie, comme leurs parents et amis
les priassent et admonestassent de s'en retourner vers leurs femmes et
leurs enfants, en découvrant leurs parties naturelles, un peu bien
effrontément, ils répondirent, qu'ils n'auraient point de faute de
femmes ni d'enfants, tant qu'ils auraient ces outils là quand et eux:
mais on peut bien plus honnêtement et plus gravement dire, que celui
auquel en lieu qu'il soit ne défaut commodité des choses qui lui sont
nécessaires pour sa vie, là ne pourrait on dire que celui la soit hors
de son pays, sans ville, ni sans feu, ne lieu, ne qu'il y soit
étranger, pourvu qu'il ait l'oeil et l'entendement à cela qui le
gouverne, et lui serve comme d'une ancre, à fin qu'il se puisse servir
de tout port, et de tout haute où il abordera: car quand on a perdu ses
biens, il n'est pas facile soudainement en ramasser d'autres: mais
toute ville est le pays de celui qui s'en sait bien servir, et qui a
des racines qui puissent vivre et se nourrir par tout, et prendre pied
en tout lieu, telles que les avait Themistocles, ou Demetrius le
Phalerien, lequel après avoir été banni d'Athenes, se trouva le premier
homme de la cour du Roi <p 126r> Ptolomaeus en Alexandrie: là où
non seulement il eu abondance de tous biens pour lui, mais qui plus
est, envoya des présents aux Atheniens: et Themistocles étant nourri et
entretenu par la liberalité du Roi de Perse en état de Prince, dit,
ainsi que l'on raconte, à sa femme et à ses enfants, «Nous étions
perdus, si nous n'eussions été perdus.» Pourtant Diogenes surnommé le
Chien, répondit pertinemment à un qui lui reprochait que les Sinopiens
l'avaient banni du pays de Pont: «Et moi, dit-il, je les ai confinés
dedans le pays de Pont, à la charge qu'ils ne partent jamais des
rivages et des falaises de la mer majour, qui est Pont Euxine.» Et
Stratonicus étant en l'îsle de Seriphe, qui est fort petite, demanda à
son hoste, pour quel crime on punissait de bannissement les malfaiteurs
en leur pays: et comme il lui eût répondu, que c'était pour crime de
faux: «Et que ne fais-tu donc quelque fausseté, lui répliqua il, afin
que tu sortes de cette étroite prison?» là où, ce disait un poète
Comique, «on cueille les figues avec des fondes,» et là où l'on a à
foison de toutes nécessitez. Car si tu veux bien considérer la vérité
sans vaine opinion, celui qui a une ville affectée, est étranger et
pélerin de toutes les autres: Car il n'est pas honnête ni raisonnable,
qu'abandonnant la sienne propre, il aille habiter celles des autres.
«Sparte t'est échue en ton sort, honore la:» quoi qu'elle soit ou de
peu de renom, ou mal saine: et encore quelle soit travaillée de
séditions civiles, ou d'autres turbulents affaires: mais celui à qui la
fortune a ôté celle qui lui était propre, à celui-là elle abandonne
celle qui lui plaira. Ce beau precepte des Pythagoriens serait bien
sage et bien utile à prattiquer en cet endroit, «Choisi la voie qui est
la meilleur, l'accoutumance te la rendra agréable et plaisante:» choisi
la meilleure et la plus plaisante ville, le temps te la rendra ton
pays, qui ne te distraira point de tes affaires, ne te fâchera point,
ne te commandera point: contribue, va en ambassade à Rome, reçois le
capitaine en ta maison, prends une telle charge. celui qui ramenera
bien tout cela en sa mémoire, pourvu qu'il ait entendement, et qu'il ne
soit point aveuglé de vanité, il élira et souhaittera d'être banni,
voire quand bien ce serait à la charge d'aller habiter en la petite Île
de Gyare, ou en celle de Cinare stérile, et où les arbres et plantes ne
peuvent croître, sans y avoir regret et sans se plaindre, ne dire les
paroles que disent les femmes en Simonides,
Le bruit tonnant de la mer tourmentee
A l'environ me ceint épouventée:
ains plutôt discourant à part soi, ce que jadis Philippus le Roi de
Macedoine dit, étant tombé de son long à la renverse, au lieu où
s'exerçait la lutte, et se retournant comme il eut vu la forme et
figure de son corps imprimée en la poussière, «ô Hercules, dit-il,
combien peu de terre il nous faut par nature, et néanmoins nous
convoitons tout le monde habitable.» Je pense que tu as vu quelque fois
l'Île de Naxe, ou bien celle de Thurie qui n'est pas loin d'ici,
c'était le domicile d'Orion anciennement, et l'autre avait jadis pour
ses habitants Ephialtes et Otus. Et Alcmaeon fit sa demeurance sur la
vase que le fleuve d'Achelous avait nouvellement amassée, après qu'elle
fut un peu affermie et deseichée, fuyant, comme disent les poètes, la
poursuite des furies: mais quant à moi, je me doute que pour fuir les
magistrats et offices d'une Republique, les séditions, brigues et
calomnies furiales, que l'on y endure, il eût choisi un bien plus petit
lieu pour son habitation, moyennant qu'il y eût pu vivre en sûreté et
en repos, loin de tous affaires. Et Tiberius Caesar vécut les sept ans
derniers de sa vie, jusques à sa mort, en la petite Îlette de Caprées:
tellement que le temple et throne Imperial de la terre habitable,
restreint au coeur d'un seule homme, par manière de dire, fut tant de
temps en ce seul lieu là, sans en sortir nulle part ailleurs: mais
quand à celui-là, les soucis, cures et ennuis de l'empire lui étant
répandus sur la tête, et accourants à lui de tous côtés, ne lui
laissaient pas nettement <p 126v> et sans tourmente, jouir de son
repos insulaire: mais celui qui peut, entrant en une petite île, se
délivrer de grands travaux, celui là est misérable s'il ne dit souvent
à part soi en lui-même, et ne chante maintefois ces vers de Pindare,
Petit nombre de beaux Cypres
Aime, et laisse les grands forêts
Qui sont en Crete, à l'entour d'Ide:
j'ai peu de champ ras et tout vide
D'arbres, si peu est spacieux,
Mais aussi de deuil soucieux
Est mon âme du tout exempte,
Et procès point ne la tourmente:
aussi ne seras tu point sujet à brigues et séditions civiles, ni à
mandements de gouverneurs, ni à charges et administrations en affaires
publiques, dont on ne se saurait excuser. Et vu qu'il semble que
Callimachus ait bien rencontré, disant qu'il ne faut pas mesurer la
sapience au cordeau Persien, à savoir-mon, si mesurants la félicité aux
cordes et aux lieues Persiennes, nous nous devrons plaindre et lamenter
comme malheureux, quand nous habiterons une petite îlette, qui n'aura
que deux cents stades de tour, et non pas quatre journées de navigation
comme la Sicile? car de dequoi sert le pays grand et large à la
félicité, et à rendre un homme heureux? n'entends-tu pas Tantalus, qui
en une Tragoedie dit ainsi, -de Berecynthe
Les plaines ont de long douze journées,
Qui tous les ans par moi sont engrainées?
Et puis un peu après il dit,
Mon âme étant du haut ciel devallee
En cette basse et terrestre vallée,
Me parle ainsi, Garde toi d'adorer
Par trop ce monde, et de t'en amourer.
Et Nausithous abandonnant Hespérie aux larges campagnes, pource qu'elle
était trop voisine des Cyclopes, et s'en allant demeurer en une île
arrière des autres hommes, sans avoir conversation quelconque avec eux,
loin des humains au milieu de la mer, prepara une très douce vie à ses
citoyens. Au temps jadis les enfants
de Minos habitèrent premièrement les Îles Cyclades, et depuis ceux de
Codrus et de Neleus les teindrent, desquelles les fols bannis
maintenant estiment être grièvement punis quand on les y confine: et
toutefois quelle île y a il destinée aux confinements des bannis qui ne
soit plus large que la possession et le champ de Scillontie, dedans
lequel Xenophon après le tant renommé voyage de Perse passa
heureusement sa vieillesse: et l'Academie, qui n'était qu'un petit
verger, qui ne coûta d'achapt que trois mille drachmes, 300 écus. était
l'habitation de Platon, de Xenocrates et de Polemon, qui là tenaient
leurs écoles, et y demeuraient tout le temps de leur vie, excepté un
seul jour tous les ans, auquel Xenocrates descendait jusques à la ville
pour voir le passetemps des jeux, aux fêtes de Bacchus, quand on jouait
de nouvelles Tragoedies, pour honorer la fête, comme l'on disait: et
Theophrastus natif de Chio, reproche même à Aristote, que pour vivre en
la cour de Philippe et d'Alexandre, il aimait mieux demeurer sur la
bouche de la rivière de Borborus, que non pas en l'Academie: car
Borborus est une petite rivière, qui passe au long de la ville de Pella
en Macedoine. Et le poète Homere par expres nous recommande les îles,
en les celebrant et honorant de divines louanges,
Il arriva à Lemnos la belle île,
Où du divin Thoas était la ville. Et,
<p 127r> Ce que les Dieux l'heureux séjour Lesbos
Contient dedans tout son pourpris enclos.
Et, Après qu'il eut la haute Scyros prise,
Ville de Mars aux armes bien apprise.
Et, Les habitants des Eschinades saintes
Dulichios, îles toutes enceinctes
De haut mer d'Elide vis à vis.
Aussi dit-on que des hommes illustres le plus dévot Aeolus habitait en
une île, le plus sage Ulysses en un autre, le plus vaillant Ajax, le
plus courtois aux passants et étrangers Alcinous: et Zenon le
philosophe ayant nouvelles qu'une navire, qui lui était de tous ses
biens demeurée seule, était périe en mer, avec toute la marchandise qui
était dedans, «Tu fais (dit-il) bien, Fortune, de me ranger et réduire
à la robe d'étude et à la vie philosophique.» Aussi pense-je qu'un
homme qui ne serait pas du tout étourdi de vaine gloire, ni transporté
d'ambition populaire, ne pourrait justement se plaindre de la fortune,
quand il serait rangé en une île, ains l'en remercierait de ce qu'elle
lui aurait ôté toute angoisse d'esprit, tout rompement de tête, toute
sujétion d'aller errant çà et là par le monde, de s'exposer aux périls
de la mer, et aux crieries et rabrouements d'une multitude de peuple,
et l'aurait réduit à une vie stable, tranquille, pleine de repos,
n'étant distrait d'aucune superflue occupation, ains vivant proprement
et véritablement à soi: car qui est l'île qui n'a une maison, un
promenoir, une étuve, des poissons, des liévres, qui veut prendre son
passe-temps à les pêcher, et chasser? Qui plus est, tu peux souvent
jouir à coeur saoul du repos et loisir dont les autres sont affamés,
car ailleurs les calomniateurs, et les curieux recherchants toutes nos
actions, et nous espians, soit que nous jouons aux dés, ou que nous
nous tenions cachés chez nous, nous tirent par force de nos maisons de
plaisance, et de nos jardins, pour aller répondre et comparoir en
justice, ou bien nous entraînent par force en court: là où à celui qui
est confiné en une île, il n'y a personne qui lui aille rompre la tête,
personne qui lui aille demander, personne qui lui emprunt, nul ne le
prie de venir répondre pour lui, nul de lui aider à conduire sa brigue.
Il n'y a seulement que les meilleurs de ses amis, et de ses plus
affectionnés parents, qui pour l'amour qu'ils lui portent, et pour
désir de le voir, montent sur mer pour l'aller visiter: tout le reste
du temps et de la vie lui demeure franc et quitte, sans qu'on lui
puisse violer ni troubler, à qui sait et qui veut user de son repos.
Mais celui qui loue ou répute heureux ceux qui vont courant par le
monde hors de leurs maisons, et qui passent la plupart de leur vie, ou
par les hostelleries, ou dedans les navires de passage, il resemble
proprement à celui qui jugerait les planètes et étoiles errantes plus
heureuses, que non pas les autres fixes: et toutefois chacune planète
tourne toujours en son ciel propre, comme en une île, gardant toujours
l'ordre de sa révolution: Car, comme disait Heraclitus, le Soleil même
ne outrepassera jamais ses bornes, autrement les Furies, qui servent et
secondent la justice, le rencontreront. Mais toutes ces raisons là, et
autres semblables, mon bon ami, alléguons les et les chantons à ceux,
qui étant relégués ou confinés en une île, ne peuvent prattiquer ni
hanter en autre lieu quelconque,
Ceux qui des flots de l'escumeuse mer
Contre leur gré se vaient enfermer:
mais à toi, à qui un seul lieu n'est pas donné et assigné pour habiter,
ains un seul est défendu, l'exclusion d'une seule ville est l'ouverture
de toutes les autres. Et si quelqu'un nous obiice, Voire mais nous ne
tenons plus de magistrats, nous n'allons plus au Senat, nous ne
presidons plus aux jeux publiques: Nous lui opposerons, aussi ne sommes
nous plus en brigues, aussi ne dépendons nous plus, aussi ne sommes
<p 127v> nous plus sujets à aller faire la cour aux portes des
Gouverneurs, et ne nous chault maintenant à qui par sort soit échu le
gouvernement de notre province, s'il est colère, s'il est fâcheux: ains
comme Archilochus ne faisant compte des fertiles terres à bleds et à
vignes, qui sont en l'îsle de Thasos, la diffamée, pource qu'elle est
âpre et bossue, disant,
Comme le dos d'un âne elle est pointue,
De sauvageaux couverte et revètue.
Aussi nous, jetants nos yeux et les fichants sur cela seulement qui est
le plus vil en un exil, nous ne nous arrêtons pas à considérer le
repos, le loisir et la liberté qui nous en provient. Et toutefois on
béatifie et répute bienheureux les Rois de Perse de ce qu'ils passent
leur hiver en Babylone, leur été en la Medie, et la plus douce partie
du printemps en Suse: et celui qui est hors de son pays peut durant la
sollenité des mystères demeurer en la ville d'Eleusine, durant les
Bacchanales se festoyer en Argos, quand on joue les jeux Pythiques s'en
aller en la ville de Delphes, quand on célébre les Jeux Isthmiens
passer à Corinthe, s'il est homme qui prenne plaisir à voir diversité
de spectacles, sinon se tenir quoi, se promener, lire, reposer et
dormir, sans que personne vienne interrompre son sommeil: et ce que
soûlait dire Diogenes, Aristote disne quand il plaît à Philippus, et
Diogenes quand il plaît à Diogenes, sans qu'il y ait affaire, ni
magistrat, ni Gouverneur et Capitaine qui interrompe sa façon ordinaire
de vivre. C'est pourquoi vous trouverez peu des plus sages et plus
prudents hommes qui aient été ensevelis en leurs pays, ains la plupart,
sans que nécessité quelconque les y forceât ni contraignist, ont
volontairement levé l'ancre, et s'en sont allez surgir en autrui port,
pour y passer leur vie: et sont les uns allez d'Athenes ailleurs, et
les autres venus d'ailleurs à Athenes: car qui a oncques dit une telle
louange de son pays comme a fait Euripide?
premièrement un peuple nous ne sommes
Venu d'ailleurs ici étranges hommes,
Ains de tout temps au pays même nés:
Tous autres gens ont été promenés,
Comme osselets que çà et là l'on jette,
Chassez puis d'une et puis d'une autre assiette.
Et s'il nous faut davantage exalter,
Nous avons l'air que nous pouvons vanter
D'être si bien temperé, qu'en froidure
ni en chaleur point d'exces il n'endure:
Et si la Grèce ou l'Asie produit
gibier aucun délicat, ou bon fruit,
Au doux appât de cet air se vient rendre,
Tant qu'il nous est facile de le prendre.
Et toutefois celui qui avait écrit toutes ces belles louanges-là de son
pays, s'en alla en Macedoine, et vécut en la cour du Roi Archelaus.
Aeschylus fils d'Euphorion natif
D'Athenes est sous ce tombeau captif,
Inhumé près Gele la fromenteuse.
Car lui aussi se partit de son pays, et s'en alla habiter en Sicile,
comme aussi fit Simonides devant lui. Et ce titre, C'est l'histoire
d'Herodote Halicarnassien, il y a plusieurs qui le corrigent et
écrivent, d'Herodote Thurien, pource qu'il s'alla tenir en la ville de
Thuries, et fut participant de celle colonie. Mais le divin esprit et
céleste Homere en la science des Muses,
Decorateur de la guerre Troienne,
<p 128r> qui a fait que tant de cités se debattent à qui l'aura,
et s'attribuent sa naissance, sinon qu'il n'en loue pas une seule? et
puis nous voyons que par tout on fait tant et de si grands honneurs à
Jupiter hospital. Et si quelqu'un me dit, que tous ces personnages-là
ont été ambitieux, et qu'ils cherchaient gloire et honneur, retire toi
devers les sages et aux écoles de sapience à Athenes, ramène en ta
mémoire ceux qui ont été anciennement renommés en l'école du Lyceum, en
l'Academie, en la Stoïque, au Palladium, en l'Odeum qui était l'école
de la musique: si tu aimes et as en estime la Peripatetique par-dessus
toutes les autres, Aristote, qui en a été le prince, était natif de la
ville de Stagires en Macedoine, Theophraste natif d'Eressu, Straton de
Lampsaque, Glycon de Troade, Ariston de Chio, Critolaus de Phasele: si
tu admires plus la Stoïque, Cleanthes était d'Asses, Zenon Citieïen,
Chrysippus de Soles, Diogenes de Babylone, Antipater de Tarse: et
Archedemus, qui était natif d'Athenes, s'en alla demeurer entre les
Parthes, et laissa en Babylone une succession de philosophie Stoïque.
Qui a-ce doncques été qui les a tous chassez de leur pais? nul: ains
ont été eux-mêmes qui ont par tout cherché leur repos, duquel
malaisément peuvent jouir en leur maison ceux qui ont quelque authorité
ou quelque réputation: tellement qu'ils nous ont bien enseigné leurs
autres sciences en leurs livres, mais ce point de vivre en repos, ils
le nous ont montré par effet et par leur exemple. Car encore à présent
les plus illustres et les meilleurs Philosophes vivent en pays étranges
et hors de leurs maisons, non qu'ils y aient été transportés par
autrui, mais parce que il s'y sont transportés d'eux-mêmes, en fuyant
les empêchements, destourbiers et occupations que nous apportent nos
pays. Qu'il soit ainsi, la plupart des plus belles et des plus
approuvées et louées compositions que les anciens aient faites, ce a
été moyennant l'exil où ils étaient, que les Muses leur ont inspiré le
savoir de les faire. Thucydides Athenien écrivit la guerre des
Peloponesiens, et des Atheniens en la Thrace en un lieu qui s'appellait
la forêt fossoyée, Xenophone écrivit son histoire au lieu de Scillonte
qui est en la province d'Elide, Philistus en Epire, Timaeus qui était
natif de Taurominium en Sicile, à Athenes: Androtion Athenien, à
Megares: Bacchylides le poète, au Peloponese. Tous ceux-là et plusieurs
autres encore, pour être sortis de leurs pays, ne se sont pas
descouragés, ni ne se sont pas desesperés, ains ont montré la vivacité
de leurs bons esprits, ayants pris de la fortune leur bannissement,
comme une occasion propre à ce faire, pour laquelle maintenant encore
après leur mort ils sont renommés, par tout: là où, au contraire, il
n'est demeuré aucune mémoire maintenant de ceux qui par leurs brigues
et menées les ont chassez. Et pourtant mérite d'être moqué celui qui
estime qu'il y ait quelque note d'infamie, conjointe et adhèrente au
banissement. Comment dis-tu cela? Doncques Diogenes est infâme, lequel
Alexandre le grand voyant assis au soleil s'approcha de lui, et lui
demanda, s'il avait besoin d'aucune chose: l'autre lui répondit, que
non, sinon qu'il s'otât un petit de devant son soleil: tellement
qu'Alexandre ébahi de cette grandeur et hautesse de courage, dit alors
à ceux-là qui étaient autour de lui, Si je n'étais Alexandre, je serais
Diogenes. Doncques Camillus était infâme pour avoir été chassé de Rome,
de laquelle maintenant il est appelé le second fondateur: et
Themistocles pour être banni ne perdit pas la gloire qu'il avait
acquise entre les Grecs, mais au contraire y ajouta celle qu'il avait
acquise entre les Barbares: et n'y a homme qui soit de si bas coeur et
si peu soucieux d'honneur, qu'il n'aimât mieux être Themistocles tout
banni, que non pas Leobates celui qui l'accusa et qui le fit bannir: et
Ciceron qui fut dechassé, que non pas Clodius qui le chassa: ou
Timotheus qui fut contraint d'abandonner son pays, que Aristophon son
accusateur qui le lui fit abandonner. Mais pour autant que l'authorité
d'Euripides en émeut plusieurs, ausquels <p 128v> il semble qu'il
a allégué de bien puissants arguments à la condamnation et diffamation
du bannissement, voyons que c'est qu'il en dit, en demandant et
répondant. JOCASTA,
quoi donc, est-il si grand mal arrivé
A qui se sent de son pays privé?
POLYNICES,
Oui très grand, et en expérience,
Plus qu'exprimer ne saurait éloquence.
JOCASTA,
Comment cela? qu'est-ce qui griève plus
Ceux-là qui sont de leurs pays exclus?
POLYNICES,
Ce qui plus griève, est que le banni n'ose
Pas librement parler de toute chose.
JOCASTA,
celui est serf qui n'ose franchement
Se déclarer de tout son pensement.
POLYNICES,
On est contraint d'endurer sous feintise,
Des plus puissants l'ignorance et sottise.
cette sentence n'est ni bonne, ni véritable: car premièrement ce n'est
point un serf qui n'ose franchement déclarer tout ce qu'il pense, ains
plutôt un homme sage et prudent, qui tient sa langue en temps et
affaires qui recquirent taciturnité et silence, ainsi comme lui-même le
dit ailleurs plus sagement et mieux,
Taire où il faut, et où il lait parler.
Et puis on n'est