LES OEUVRES MORALES ET MELEES DE PLUTARQUE

Traduites de Grec en François, revues et corrigées en plusieurs passages par Maître Jaques Amyot





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LES OEUVRES MORALES ET mêlées de Plutarque, Traduites de Grec en François, revues et corrigées en plusieurs passages par Maître Jaques Amyot Conseiller du Roi et grand Aumosnier de France. DIVISEES EN DEUX TOMES, ET ENRICHIES en cette edition de Annotations en marge, avec deux Indices. Le premier des traités, Le second des choses mémorables mentionnées édites Oeuvres. A PARIS, Chez Barthelemy Macé, au mont S. Hilaire à l'Escu de Bretaigne. M.D.LXXXVII. Avec Privilege du Roi.<p a2r>

AU Roi TRESÄCHRESTIEN CHARLES IX. DE CE NOM.
SI vous prenez plaisir à porter Sceptres, et à seoir en Thrones Royaux, dit Salomon, aimez la sapience, afin que vous regniez éternellement: aimez la lumière de sapience, vous qui commandez aux peuples. C'est une belle instruction, Sire, et un sage avertissement pour ceux à qui Dieu a mis en main les rênes du gouvernement de ce monde, leur étant adressé par un Roi, auquel Dieu donna jadis tant de sagesse, que jamais auparavant n'en avait été de semblable, ni jamais plus, dit l'Escriture, n'en sera de pareil. Car certainement sapience est provision nécessaire à ceux qui veulent regner, sans laquelle les Rois, quelques grands, quelques riches et puissants qu'ils soient, ne sont pas munis de ce qu'il leur faut, pour exercer dignement et maintenir sûrement leur état, et avec laquelle ils ont moyen d'être honorés, et heureux en ce monde temporellement, et glorieux en l'autre éternellement, eux et ceux qui ont à vivre sous leur obéissance, suivant ce que dit la même sapience. «Le sage Roi est l'établissement, l'appui et assuré fondement de son peuple.» A quoi se rapporte aussi naïvement, ainsi que toute vérité s'accorde à toute vérité, le dire de Platon, Que les Royaumes seront heureux quand les Philosophes regneront, ou que les Rois philosopheront, c'est à dire, quand ils feront profession d'aimer la sapience: propos véritablement mémorable, digne d'être souvent recordé et profondement engravé és coeurs des Monarques et Rois, d'autant qu'en ce point-là principalement, à le bien prendre, gît et consiste la grandeur auguste de la Majesté Royale, et que c'est enquoi les Rois approchent plus près, et ressemblent mieux à la divinité, de pouvoir béatifier et rendre heureux, non une ville seulement, ou un pays particulier, ains tout un monde, par manière de dire, selon l'étendue de leur Empire, n'ayant la hautesse de leur état rien de meilleur que de vouloir, ni de plus grand que de pouvoir bien faire à une multitude innumerable de toutes sortes d'hommes. Or y ayant en notre âme deux principales puissances nécessairement concurrentes à toute louable et vertueuse action, l'entendement et la volonté, l'un pour comprendre ce qu'il faut faire, et l'autre pour l'executer, sapience est la perfection de toutes les deux, qui enlumine, sublime et affine le discours de la raison par la connaissance des choses, pour savoir discerner le vrai du faux, le bien du mal, et le droit du tort, afin de pouvoir bien juger: et qui rectifie, reigle et conduit la volonté pour lui faire aymer, elire et pourchasser l'un, hair, fuir, et eviter l'autre. Ces deux perfections certainement sont grâces singulières de Dieu, et dons speciaux du saint Esprit, mais plus nécessaire celle de la volonté, qui n'est autre chose que la crainte de Dieu, et conscience craintive, et tremblante de peur de l'offenser, tant et si souvent recommandée par toute la sainte écriture, que en plusieurs passages elle est honnorée du titre et nom vénérable de Sapience, <p a2v> disant le bon Job, «Sapience est la crainte du Seigneur Dieu: et l'intelligence, se garder de mal faire.» Mais si elle est requise à toutes sortes de gens qui désirent traverser la tourmente de cette vie sans mortel naufrage, beaucoup plus l'est-elle aux Princes souverains qu'à nuls autres, d'autant que les inferieurs et sujets, si d'aventure ils choppent quelque fois, trouvent assez qui les releve: mais les Rois qui ne reconnaissent aucun supérieur en ce monde, qui se disent être par-dessus les lois, et avoir plein pouvoir, puissance absolue, et authorité souveraine, s'ils ont enuie de fourvoyer, qui les redressera? s'ils s'oublient, qui les corrigera? s'ils se laissent aller à leurs appétits, qui les en retiendra? étant si difficile de tenir mesure et garder moyen en licence qui n'est point limitée, ainsi que témoigne ce proverbe ancien,
Celui auquel ce qu'il veut loit,
Veut toujours plus que ce qu'il doit.
Certainement il n'y aura rien que celui qui est terrible, ce dit le prophète Royal, qui ôte l'esprit et la vie aux Princes, qui transfere les Couronnes et Royaumes d'une gent à autre, pour les injustices, abus, et diverses tromperies, ainsi que dit le Sage, lequel menace effroiablement les mauvais Princes au livre de Sapience, en ces propres termes: «La puissance et authorité que vous avés, vous a été donnée de Dieu, lequel examinera voz oeuvres, et sondera voz coeurs: et pource qu'étants ministres de son regne vous n'avez pas bien jugé, vous n'avez pas gardé la loi de Justice, ni n'avez pas cheminé selon sa volonté, il vous apparaitra horriblement, et bientôt, parce qu'il se fera jugement très dur de ceux qui commandent: au petit se fera misericorde, mais les puissants seront tourmentz puissamment.» C'est la voix de Sapience et de vérité, Sire, qui dût continuellement sonner aux oreilles de tous Princes et Seigneurs, afin qu'ils se donnassent bien garde de tomber en ce jugement, dont les peut garentir et préserver cette heureuse sapience de la crainte de Dieu. Mais quel moyen y a-il de l'avoir? C'est lui seul qui la donne liberalement, et ne la plaint à personne qui la lui demande avec fermeté de vive foi. Et toutesfois encore y a-il des moyens qui nous aydent et nous disposent à l'obtenir, comme entre autres la lecture des saintes Lettres, qui semble être l'étude propre d'un Roi Treschrestien, suivant cette sentence écrite en la Loi de Moyse: «Après que le Roi sera assis en son trône Royal, il transcrira le livre de cette loi, dont il prendra l'original des mains des Prestres Levitiques, l'aura toujours auprès de soi, et y lira tous les jours de sa vie, afin qu'il en apprenne à craindre Dieu son Seigneur, à garder ses commandements, et les cérémonies contenues en sa loi.» Plus fructueuse ne plus salutaire étude ne pourrait-il faire, pourvu qu'il en prenne l'intelligence non du propre sens d'aucun particulier, mais de la tradition et consentement universel de l'Eglise. C'est de tels livres proprement que le Prince Chrestien doit apprendre cette généreuse et bienheureuse crainte inspirée de l'esprit de Dieu, qui lui reigle et dirige sa volonté, la gardant de se déborder, et vaguer en licence effrenée, lui enseignant de n'estimer pas que sa volonté absolue soit raison et justice, ainsi que le flatteur Anaxarchus donnait jadis impudemment à entendre au Roi Alexandre le grand, pour lui faire passer le regret qu'il avait de l'homicide par lui commis en la personne de Clytus, disant que Dicé et Themis, c'est à dire, droit et justice, estoyent les assesseurs et collateraux de Jupiter, pour signifier et donner à entendre aux hommes, que tout ce qui est dit ou fait par le Prince est juste, legitime et droiturier: ains au contraire lui donne à connaître, qu'il doit être sujet à la loi éternelle, Roine des mortels et immortels, comme dit Pindarus, qui est la droite raison, vérité et justice, propre volonté de Dieu seul, obéissant à laquelle il fera ne plus ne moins que la ligne et la reigle, laquelle étant premièrement droite de soi-même, dresse puis après toutes autres choses qui sont gauches et tortues, en s'appliquant à elles: parce que tout ainsi comme du chef sourdent et se derivent les nerfs, instruments du sentiment et du mouvement, et par iceux influe l'esprit animal en toutes les parties du corps humain, sans lequel il ne pourrait exercer aucune function naturelle de sentir ni de mouvoir: aussi voit-on ordinairement que par imitation et influence du désir de complaire, les sujets prennent les moeurs et conditions de leur Roi suivant ce que dit un poète,<p a3r>
Communement la sujette province,
Forme ses moeurs au moule de son Prince.
de manière que s'il fait profession de craindre Dieu, d'être sage et vertueux, il achemine par son exemple les principaux de ses sujets premièrement, et puis les autres de main en main, à devenir semblablement dévots envers Dieu, justes envers les hommes, et conséquemment bienheureux: comme au contraire aussi depuis qu'il est ignorant et vicieux, il épand la contagion du vice et de l'ignorance par toutes les provinces de son obéissance: ne plus ne moins qu'il est forcé que toutes les copies transcriptes d'un original défectueux ou dépravé retiennent les fautes du premier exemplaire. C'est pourquoi le grand Cyrus, celui qui premier établit l'Empire des Perses, soûlait dire «qu'il n'appartenait à nul de commander s'il n'était meilleur que ceux ausquels il commandait.» Cela mêmes voulait aussi montrer Osiris, qui fut jadis un sage Roi d'Aegypte, portant pour sa devise le sceptre, dessus lequel il y avait un oeil, pour signifier la sapience qui doit être en un Roi: n'appartenent pas à un qui forvoye, de redresser: qui ne voit goutte, de guider: qui ne sait rien, d'enseigner: et qui ne veut obéir à la raison, de commander. Ainsi que font les malavisés et pirement conseillés Princes, qui refusent de recevoir les remontrances de la raison, comme un maître qui leur commande, de peur qu'elle ne leur retranche ce qu'ils estiment le principal bien de leur grandeur, en les assujettissant à leur devoir, et les gardant de faire tout ce qui leur plaît: suivant ce que disait le tyran de Sicile Dionysius, que le plus doux contentement qu'il recevait de sa domination tyrannique était que tout ce qu'il voulait, incontinent se faisait. Car ce n'est pas vraie grandeur que de pouvoir tout ce que l'on veut, mais bien de vouloir tout ce qu'on doit. Telle donc est la partie de Sapience où les Rois doivent plus étudier, d'autant que servir à Dieu est regner, et qu'ayants appris à craindre Dieu, ils savent ne craindre rien au demeurant, ains fouler aux pieds et mêpriser tous les dangers et terreurs de ce monde: et au reste pour l'autre partie acquérir leur sert aussi grandement la connaissance de l'antiquité, la lecture des histoires et principalement les livres et discours de la Philosophie morale, traitant des qualités louables ou vituperables és moeurs des hommes, du gouvernement des états, de l'origine des Royaumes, comment ils prennent leurs commencements, qui les fait croître et les maintient en leur entier, pour quelles causes ils diminuent, et qui leur apporte finale decadence et totale ruine. Ce sont les livres que Demetrius Phalerien, grand personnage et fort estimé en matière d'état et de gouvernement, conseillait de lire sur tous autres au Roi d'Aegypte Ptolomeus: «Pour ce, disait-il, que tu y verras et apprendras beaucoup de fautes que tu commets en ton gouvernement, lesquelles tes familiers ne te veulent ou ne t'osent à l'aventure pas dire:» se trouvant toujours assez de gens à l'entour des Princes, qui leur preschent plutôt la grandeur de leur pouvoir, que l'obligation de leur devoir: là où ces maîtres muets-là ne cherchent point à complaire, ains sans flater représentent naivement, comme dedans un miroir quel est le bon Prince, quel est l'office d'un vrai Roi: comme entre les autres est le livre de Xenophon qu'il a écrit de la vie de Cyrus, là où il a avec un gentil pinceau depeint de naives couleurs sous le nom de Cyris, quel serait un Roi s'il s'en trouvait au monde de parfait. Tels livres d'autant qu'ils sont ornés de beau langage, enrichis d'exemples tirés de toute l'antiquité, et tissus de l'ingenieuse invention d'hommes savants qui ont visé à plaire ensemble et à profiter, entrent quelquefois avec plus de plaisir és oreilles délicates des Princes, que ne fait pas la sainte Escriture, qui pour sa simplicité, sans aucun ornement de langage, semble commander plutôt impérieusement, que de suader gracieusement. Et pourtant serait-il utile aux Princes de divertir quelquefois leur entendement à la lecture de tels écrits, qui tendent et conduisent à même fin que les livres saints, c'est à savoir de rendre les hommes vertueux, mais par divers moyens: ceux là pour la crainte de Dieu qui applique le loyer au mérite, et la peine au demérite: et ceux-ci par la glorieuse renommée immortelle qu'ils promettent aux Princes vertueux, dont ils doivent être plus désireux, que de la conservation de <p a3v> leur propre vie: et l'infamie perdurable aussi dont ils menassent les vicieux, de tant plus mêmement que l'on remarque jusques aux moindres choses, bonnes ou mauvaises qui sont és moeurs des Princes, parce que la hautesse de leur état expose et met leur vie en la vue de tout le monde. Si n'est pas l'étude d'un Roi de s'enfermer seul en une étude, avec force livres, comme ferait un homme privé, mais bien de tenir toujours auprès de lui gents de savoir et de vertu, prendre plaisir à en deviser et conferer souvent avec eux, mette en avant tels propos à sa table, et en ses privés passetemps, en ouïr volontiers lire et discourir: l'accoutumance lui en rend l'exercice peu à peu si agréable et si plaisant, qu'il trouve puis après tous autres propos fades, bas et indignes de son exaulcement, et si fait qu'en peu d'années il devient sans peine bien instruit et savant és choses dont il a plus affaire en son gouvernement, suivant la sentence de ce commun proverbe des Grecs,
Les Rois, savants deviennent quand ils ont
Toujours près d'eux des hommes qui le sont.
Succedés doncques, Sire, à cette véritablement royale condition du feu Roi François premier, votre grandpère, Prince de très auguste mémoire, comme vous avez fait à sa couronne, et à plusieurs autres belles et grandes qualités, tant du corps que de l'esprit, d'aimer et approcher de vous les personnes qui feront profession de lettres à bonnes enseignes, et qui auront vertu conjointe avec eminent savoir, aimés à discourir avec eux, et y employés tant de bonnes heures qui se perdent quelquefois inutilement. Car, nous l'avons vu par le moyen de telle conférence et communication devenu l'un des plus savants hommes en toute liberale science et honnête litterature qui fut de son regne en la France, et sans contredit le plus eloquent. Ce que nous pouvons raisonnablement avec le temps esperer et nous promettre de vous sur les arres de la connaissance de plusieurs belles choses que vous avez jà acquises, et mêmement sur le livre que vous mettez présentement par écrit en beaux et bons termes touchant l'art de la vénérie. Or ayant eu ce grand heur que d'être mis auprès de vous dés votre première enfance, que vous n'aviez guères que quatre ans, pour vous acheminer à la connaissance de Dieu et des lettres, je me mis à penser quels autheurs anciens seraient plus idoines et plus propres à votre état, pour vous proposer à lire quand vous seriez venu en âge d'y pouvoir prendre quelque goût. Et pource qu'il me sembla qu'après les Saintes Lettres la plus belle et la plus digne lecture que l'on saurait présenter à un jeune Prince, estoyent les Vies de Plutarque, je me mis à revoir ce que j'en avais commencé à traduire en notre langue par le commandement du feu grand Roi François, mon premier bienfaiteur, que Dieu absolve, et parachevai l'oeuvre entier étant en votre service il y a environ douze ou treize ans. Et en ayant été la traduction assez bien reçue par tout où la langue Françoise est entendue, tant en ce Royaume que dehors, mêmement endroit vous qui depuis que l'âge et l'usage vous eurent apporté la suffisance de lire, et quelque jugement naturel, ne vouliez lire en autre livre. Cela me donna dés lors envie de mettre aussi en votre langue ces autres Oeuvres morales et philosophiques qui ont pu jusques à nos jours échapper à l'envie du temps: étant encore stimulé à ce faire par un zele d'affection particulière, pource que comme l'on tient qu'il fut jadis precepteur de Trajan, le meilleur des Empereurs qui furent oncques à Rome, aussi Dieu m'avait fait la grâce de l'avoir été du premier Roi de la Chrestienté, que nature a doué d'autant de bonté que nul de ses prédécesseurs: combien que ce fut entreprise trop hardie, à dire la vérité, et presque temeraire, non seulement pour le peu de suffisance que je reconnais en moi, mais aussi pour l'obscurité du sujet en beaucoup de ses traités philosophiques, ausquels il n'est pas possible, ou pour le moins bien difficile, de pouvoir donner grâce et lumière en notre langue, et principalement pour la défectuosité, corruption et dépravation misérable qui se trouve presque par tout le texte original Grec. Toutesfois le désir de faire chose à quoi vous prinssiez plaisir, et qui fut profitable à vos sujets en public, m'a tenu en haleine et tellement excité, qu'à la fin j'en suis venu à bout tellement <p a4r> quellement, jusques à ce que par quelque bonne fortune un meilleur et plus entier exemplaire puisse tomber en mes mains, ou de quelque autre après moi. Je laisserai juger à la commune voix de ceux qui voudront prendre la peine de conferer et examiner ma traduction sur le texte Grec, avec quel succès je m'en serai acquité: mais bien puis-je dire en vérité, que ç'a été avec un labeur incroiable, pour suppleer, remplir ou corriger par conjecture fondée sur le long usage d'avoir tant et si longuement manié cet autheur par collation de plusieurs passages répondants l'un à l'autre, et de divers exemplaires vieux écrits à la main, infinis lieux qui y sont désespérement estropiés et mutilés: ce que nul ne peut estimer, quel tourment d'esprit et quelle croix d'entendement c'est, qui ne l'a essayé afin de pouvoir faire sortir l'oeuvre és mains des hommes, au moins en tel état, que l'on y peut prendre quelque plaisir et profit: ce que je pense avoir fait ayant étudié de le rendre le plus clair qu'il m'a été possible, en si profonde obscurité bien souvent, et si scabreuse et raboteuse asperité presque par tout ordinairement. Mais si la varieté est délectable, la beauté aimable, la bonté louable, l'utilité désirable, la rarité émerveillable, et la gravité vénérable, je ne sais point d'autheur profane, qui a tout prendre ensemble, soit à préférer, non pas à conferer, aux Oeuvres de Plutarque, mêmement qui les pourrait avoir toutes, et en leur entier. Au demeurant, si j'ai par cette traduction mienne aucunement enrichi ou poli votre langue, honoré votre regne, et bien mérité de vos sujets, et de tous ceux qui entendent le langage françois, louange en soit à Dieu qui m'en a fait la grâce: mais l'honneur et le gré du monde vous en sont deuz, Sire, d'autant que c'est pour vous que je l'ai entrepris, et à vous seul je le voue et dedie, avec l'humble service de tout le reste de ma vie, le faisant sortir en public, sous la protection de votre très noble nom, pour en quelque chose me montrer reconnaissant de tant de biens, de faveurs et d'honneurs que vous m'avez faits de votre grâce, et me faites journellement: et aussi pour témoigner à la posterité, et à ceux qui n'ont pas cet heur de vous connaître familierement, que notre Seigneur a mis en vous une singulière bonté de nature, encline d'elle-même à aimer, honorer et estimer toutes choses vertueuses, mêmement les lettres, et ceux qui avec vertu ont travaillé de les acquérir. Qui me fait estimer que si bien le commencement de votre regne a été fort turbulent et calamiteux, le progres en sera plus heureux, si Dieu plaît, et la fin glorieuse, pourvu que vous vous affectionniez toujours de plus en plus à aimer et pourchasser cette sainte Sapience discipline des Rois, en la demandant par chacun jour d'ardente affection à celui qui seul la peut donner, disant avec Salomon, «Donne moi la Sapience qui assiste à ton trône:» et avec le prophète Royal, «Perce ma chair de ta crainte, afin que je redoute tes jugements:» demeurant toujours en l'union et obéissance de la sainte Eglise Catholique, dont vous êtes le premier fils, et vous efforçant de retenir toujours par tous vertueux et religieux deportements le titre hereditaire de Roi très chrestient que vos glorieux ancestres vous ont acquis. A tant je finirai la présente par la dévote affectueuse oraison que fait le peuple fidele pour son bon Roi David, notre Seigneur vous vueille exaucer au jour de tribulation, le nom du Dieu de Jacob vous soit en protection, vous envoye secours de son saint mont, et de Sion vous défende: se souvienne de tous vos sacrifices, et ait pour agréable vos offrandes: vous vueille donner ce que votre cueur désire, et face ressortir tous vos conseils à bonne fin. Votre très humble, très obéissant et très obligé serviteur et sujet Jacques Amyot E. d'Auxerre, votre grand Aumosnier.<p a5r>

Les Traités contenus au premier Tome.
I. Comment il faut nourrir les enfants. feuillet 1
II. Comment il faut lire les Poètes. 8
III. Comment il faut ouïr. 24
IV. De la Vertu morale. 31
V. Du vice et de la vertu. 38
VI. Que la vertu se peut enseigner. 39
VII. Comment on pourra discerner le flatteur d'avec l'ami. 39
VIII. Comment il faut refréner la colère. 55
IX. De la Curiosité. 63
X. Du contentement ou repos de l'esprit. 67
XI. De la mauvaise honte. 76
XII. De l'amitié fraternelle. 81
XIII. Du trop parler. 89
XIV. De l'avarice et convoitise d'avoir. 97
XV. De l'amour et charité naturelle des peres envers leurs enfants. 100
XVI. De la pluralité d'amis. 103
XVII. De la Fortune. 105
XVIII. De l'envie et de la haine. 107
XIX. Comment on pourra recevoir utilité de ses ennemis. 109
XX. Comment on pourra apercevoir si l'on amende en l'exercice de la vertu. 113
XXI. De la Superstition. 119
XXII. Du Bannissement. 124
XXIII. Qu'il ne faut point emprunter à usure. 130
XXIV. Qu'il faut qu'un Philosophe converse avec les Princes. 133
XXV. Qu'il est requis qu'un Prince soit savant. 135
XXVI. Que le vice est suffisant pour rendre l'homme malheureux. 137
XXVII. Comment on se peut louer soi-même sans répréhension. 138
XXVIII. Quelles passions sont les pires, celles de l'âme, ou celles du corps. 144
XXIX. Les Preceptes de Mariage. 145
XXX. Le Banquet des sept Sages. 150
XXXI. Instruction pour ceux qui manient affaires d'état. 161
XXXII. Si l'homme d'âge se doit mêler d'affaires publiques. 178
XXXIII. Les dits notables des anciens Rois, Princes et grands Capitaines. 188
XXXIV. Les dits notables des Lacedaemoniens. 109
XXXV. Les vertueux faits des femmes. 229
XXXVI. Consolation envoyée à Appollonius sur la mort de son fils. 242
XXXVII. Consolation envoyée à sa femme, sur la mort de sa fille. 255
XXXVIII. Pourquoi la Justice divine diffère quelque-fois la punition des malefices. 258
XXXIX. Que les bêtes brutes usent de la raison. 269
XL. S'il est loisible de manger chair. Traité premier. 274
Traité second. 276
XLI. Que l'on ne saurait vivre joyeusement selon Epicurus. 277
XLII. Si ce mot commun est bien dit, Cache ta vie. 291
XLIII. Les Règles et preceptes de Santé. 292<p a5v>
XLIIII. De la Fortune des Romains. 301
XLV. De la Fortune ou vertu d'Alexandre. Traité premier. 307.Traité second. 311
XLVI. D'Isis et d'Osiris. 318
XLVII. Des Oracles qui ont cessé. 335
XLVIII. Que signifie ce mot Ei. 352

Les Traités du second Tome.
XLIX. Les Propos de Table. 359
L. Les Opinions des Philosophes. 439
LI. Les Demandes des choses Romaines. 460
LII. Les Demandes des choses Grecques. 478
LIII. Collation abregée d'aucunes histoires. 485
LIIII. Les Vies des dix Orateurs. 492
LV. De trois sortes de gouvernement. 503
LVI. Sommaire de la Comparaison d'Aristophanes et de Menander. 504
LVII. Estranges Accidents advenus pour l'amour. 505
LVIII. Quels Animaux sont les plus avisés. 507
LIX. Si les Atheniens ont été plus excellents en armes qu'en lettres. 523
LX. Lequel est plus utile, le feu, ou l'eau. 527
LXI. Du premier froid. 538
LXII. Les Causes naturelles. 534
LXIII. Les Questions Platoniques. 539
LXIIII. De la creation de l'Ame. 546
LXV. De la fatale Destinée.
LXVI. Que les Stoïques disent des choses plus étranges que les Poètes. 559
LXVII. Les contredits des philosophes Stoïques. 560
LXVIII. Des communes Conceptions contre les Stoïques. 573
LXIX. Contre l'Epicurien Colotes. 588
LXX. De l'Amour. 599
LXXI. De la face qui apparait au rond de la Lune. 613
LXXII. Pourquoi la prophètisse Pythie ne rend plus les oracles en vers. 627
LXXIII. De l'esprit familier de Socrates. 635
LXXIIII. De la malignité d'Herodote. 648
LXXV. De la Musique. 660<p 1r>

LES OEUVRES MORALES DE PLUTARQUE, Translatées de Grec en François.


I. COMMENT IL FAUT NOURRIR LES enfants.
POUR bien traiter de la nourriture des enfants de bonne maison, et de libre condition, comment, et par quelle discipline on les pourrait rendre honnêtes et bien conditionnés, à l'aventure vaudra-il mieux commencer un peu plus haut, à la génération d'iceux. En premier lieu doncques, je conseillerais à ceux qui désirent être peres d'enfants qui puissent un jour vivre parmi les hommes en honneur, de ne se mêler pas avec femmes les premières venues, j'entends comme avec courtisanes publiques, ou concubines privées: pource que c'est un reproche qui accompagne l'homme tout le long de sa vie, sans que jamais il le puisse effacer, quand on lui peut mettre devant le nés, qu'il n'est pas issu de bon père et de bonne mère, et est la marque qui plutôt se présente à la langue et à la main de ceux qui le veulent accuser ou injurier: au moyen dequoi a bien dit sagement le poète Euripide,
Quand une fois mal assis a été
Le fondement de la nativité,
Force est que ceux qui de tels parents sortent,
D'autrui péché la penitence portent.
Parquoi c'est un beau thresor pour pouvoir aller par tout la tête levée, et parler franchement, que d'être né de gens de bien: et en doivent bien faire grand compte ceux qui souhaittent avoir lignée entièrement legitime, où il n'y ait que redire. Car c'est chose qui ordinairement ravale et abaisse le coeur aux hommes, quand ils sentent quelque défectuosité, ou quelque tare en ceux dont ils ont prins naissance: et dit fort bien le poète,
Qui sent son père ou sa mère coulpable
D'aucune chose à l'homme reprochable,
Cela de coeur bas et petit le rend,
Combien qu'il l'eût de sa nature grand.
Comme au contraire, ceux qui se sentent nés de père et de mère qui sont gens de bien, et à qui l'on ne peut rien reprocher, en ont le coeur plus élevé, et en conçoivent plus de générosité. Auquel propos on dit que Diophantus le fils de Themistocles disait souventefois et à plusieurs, que ce qui lui plaisait, plaisait aussi au peuple <p 1v> d'Athenes: «Car ce que je veux (disait-il) ma mère le veut: et ce que ma mère veut, aussi fait Themistocles: et ce qui plaît à Themistocles, plaît aussi aux Atheniens.» Et en cela fait aussi grandement à louer la magnanimité des Lacedaemoniens, lesquels condamnèrent leur Roi Archidamus en une somme d'argent, pour l'amende de ce qu'il avait eu le coeur d'épouser une femme de petite stature, en y ajoutant la cause pour laquelle ils le condamneaient: «Pour autant (disaient-ils) qu'il a pensé de nous engendrer non des Rois, mais des Roitelets.» A ce premier avertissement est conjoint un autre, que ceux qui par avant nous ont écrit de semblable matière n'ont pas oublié: c'est, «Que ceux qui se veulent approcher de femmes pour engendrer, le doivent faire ou du tout à jeun, avant que d'avoir bu vin, ou pour le moins après en avoir pris bien sobrement.» Pource que ceux qui ont été engendrés de peres saouls et ivres deviennent ordinairement ivrongnes, suivant ce que Diogenes répondit un jour à un jeune homme débauché et désordonné: «Jeune fils mon ami, ton père t'a engendré étant ivre.» Cela suffise quant a la génération des enfants. Au reste, quant à la nourriture, ce que nous avons accoutumé de dire généralement en tous arts et toutes sciences, cela se peut encore dire et assurer de la vertu: c'est, «Que pour faire un homme parfaitement vertueux, il faut que trois choses y soient concurrentes, la nature, la raison, et l'usage.» J'appelle raison la doctrine des preceptes: et usage, l'exercitation. Le commencement nous vient de la nature, le progres et accroissement, des preceptes de la raison: et l'accomplissement, de l'usage et exercitation: et puis la cime de perfection, de tous les trois ensemble. S'il y a défectuosité en aucune de ces trois parties, il est forcé que la vertu soit aussi en cela défectueuse et diminuée: car la nature sans doctrine et nourriture est une chose aveugle, la doctrine sans nature est défectueuse, et l'usage sans les deux premières est chose imparfaite. Ne plus ne moins qu'au labourage, il faut premièrement que la terre soit bonne: secondement, que le laboureur soit homme entendu: et tiercement, que la semaece soit choisie et élevé: aussi la nature représente la terre, le maître qui enseigne resemble au laboureur, et les enseignements et exemples reviennent à la semence. Toutes lesquelles parties j'oserais bien pour certain assurer avoir été conjointes ensemble és âmes de ces grands personnages qui sont tant celebrés et renommés par tout le monde, comme Pythagoras, Socrates, Platon, et autres semblables qui ont acquis gloire immortelle. Or est bienheureux celui-là, et singulièrement aimé des Dieux, à qui le tout est octroyé ensemble: mais pourtant s'il y a quelqu'un qui pense, que ceux qui ne sont pas totalement bien nés, étant secourus par bonne nourriture et exercitation à la vertu, ne puissent aucunement reparer et recouvrer le défaut de leur nature: sache qu'il se trompe et se mesconte de beaucoup, ou pour mieux dire, de tout en tout: car paresse anéantit et corrompt la bonté de nature, et diligence de bonne nourriture en corrige la mauvaistié. Ceux qui sont nonchalants ne peuvent pas trouver les choses mêmes qui sont faciles: et au contraire, par soin et vigilance l'on vient à bout de trouver les plus difficiles. Et peut-on comprendre combien le labeur et la diligence on d'efficace et d'execution, en considérant plusieurs effets qui se sont en nature: car nous voyons que les gouttes d'eau qui tombent dessus une roche dure, la creusent: le fer et le cuivre se sont usant et consumant par le seul attouchement des mains de l'homme, et les roues des charriots et charrettes que l'on a courbées à grand' peine, ne sauraient plus retourner à leur première droiture, quelque chose que l'on y sût faire: comme aussi serait-il impossible de redresser les bâtons tortus que les joueurs portent en leurs mains dessus les echaffaud: tellement que ce qui est contre nature changé par force et labeur, devient plus fort que ce qui était selon nature. Mais ne voit-on qu'en cela seulement, combien peut le soin et la diligence? Certainement il y a un nombre <p 2r> infini d'autres choses, desquelles on le peut clairement apercevoir. Une bonne terre, à faute d'être bien cultivée, devient en friche: et de tant plus qu'elle est grasse et forte de soi-même, de tant plus se gâte-elle par négligence d'être bien labourée: au contraire vous en verrez une autre dure, âpre, et pierreuse plus qu'il ne serait de besoin, qui néanmoins, pour être bien cultivée, porte incontinent de beau et bon fruit. Qui sont les arbres qui ne naissent tortus, ou qui ne deviennent steriles et sauvages, si l'on n'y prend bien garde? à l'opposite aussi, pourvu que l'on y ait l'oeil, et que l'on y employe telle sollicitude comme il appartient, ils deviennent beaux et fertiles. Qui est le corps si robuste et si fort, qui par oisiveté et délicatesse n'aille perdant sa force, et ne tombe en mauvaise habitude? et qui est la complexion si débile et si faible qui par continuation d'exercice et de travail ne se fortifie à la fin grandement? Y a-il chevaux au monde, s'ils sont bien domptés et dressés de jeunesse, qui ne deviennent enfin obéissants à l'homme pour monter dessus? au contraire, si l'on les laisse sans dompter en leurs premiers ans, ne deviennent-ils pas farouches et revesches pour toute leur vie, sans que jamais on en puisse tirer service? et de cela ne se faut-il pas émerveiller, vu qu'avec soin et diligence l'on apprivoise, et rend-on domestiques les plus sauvages et les plus cruelles bêtes du monde. Pourtant répondit bien le Thessalien, à qui l'on demandait qui étaient les plus sots et les plus lourdauts entre les Thessaliens: «Ceux, dit-il, qui ne vont plus à la guerre.» Quel besoin doncques est-il de discourir plus longuement sur ce propos? car il est certain, que les moeurs et conditions sont qualités qui s'impriment par long trait de temps: et qui dira que les vertus morales s'acquirent aussi par accoutumance, à mon avis il ne se fourvoyera point. Parquoi je ferai fin au discours de cet article, en y ajoutant encore un exemple seulement. Lycurgus, celui qui établit les lois des Lacedaemoniens, prit un jour deux jeunes chiens nés de même père et de même mère, et les nourrit si diversement qu'il en rendit l'un gourmand et goulu, ne sachant faire autre chose que mal: et l'autre bon à la chasse, et à la queste: puis un jour que les Lacedaemoniens étaient tous assemblés sur la place, en conseil de ville, il leur parla en cette manière: «C'est chose de très grande importance, Seigneurs Lacedaemoniens, pour engendrer la vertu au coeur des hommes, que la nourriture, l'accoutumance, et la discipline, ainsi comme je vous ferai voir et toucher au doigt tout à cette heure.» En disant cela, il amena devant toute l'assistance les deux chiens, leur mettant au-devant un plat de soupe, et un liévre vif: l'un des chiens s'en courut incontinent après le liévre, et l'autre se jeta aussi tôt sur le plat de soupe. Les Lacedaemoniens n'entendaient point encore où il voulait venir, ne que cela voulait dire, jusques à ce qu'il leur dit: Ces deux chiens sont nés de même père et de même mère, mais ayants été nourris diversement, l'un est devenu gourmand, et l'autre chasseur. Cela doncques suffise quant à ce point de l'accoutumance, et de la diversité de nourriture. Il ensuit après de parler touchant la manière de les alimenter et nourrir après qu'ils sont nez. Je dis doncques, qu'il est besoin que les meres nourrissent de lait leurs enfants, et qu'elles mêmes leur donnent la mammelle: car elles les nourriront avec plus d'affection, plus de soin et de diligence, comme celles qui les aimeront plus du dedans, et comme l'on dit en commun proverbe, dés les tendres ongles: Là où les nourrisses et gouvernantes n'ont qu'une amour supposée et non naturelle, comme celles qui aiment pour un loyer mercenaire. La nature même nous montre que les meres sont tenues d'allaiter et nourrir elles mêmes ce qu'elles ont enfanté: car à cette fin a elle donné à toute sorte de bête qui fait des petits, la nourriture du lait: et la sage Providence divine a donné deux tetins à la femme, afin que si d'aventure elle vient à faire deux enfants jumeaux, elle ait deux fontaines de lait <p 2v> pour pouvoir fournir à les nourrir tous deux. Il y a davantage, qu'elles mêmes en auront plus de charité et plus d'amour envers leurs propres enfants, et non sans grande raison certes: car le avoir été nourris ensemble est comme un lien qui étreint, ou un tour qui roidit la bienveillance: tellement que nous voyons jusques aux bêtes brutes, qu'elles ont regret quand on les sépare de celles avec qui elles ont été nourries. Ainsi doncques faut-il que les meres propres, s'il est possible, essayent de nourrir leurs enfants elles mêmes: ou s'il ne leur est possible, pour aucune imbecillité ou indisposition de leurs personnes, comme il peut bien advenir: ou pource qu'elles ayent envie d'en porter d'autres: à tout le moins faut-il avoir l'oeil à choisir les nourrisses et gouvernantes, non pas prendre les premières qui se présenteront, ains les meilleures que faire se pourra, qui soient premièrement Grecques, quant aux moeurs. Car ne plus ne moins qu'il faut dés la naissance dresser et former les membres des petits enfants, à fin qu'ils croissent tout droits, et non tortus ne contrefaits: aussi faut-il dés le premier commencement accoutrer et former leurs moeurs, pource que ce premier âge est tendre et apte à recevoir toute sorte d'impression que l'on lui veut bailler, et s'imprime facilement ce que l'on veut en leurs âmes pendant qu'elles sont tendres, là où toute chose dure malaisément se peut amollir: car tout ainsi que les seaux et cachets s'impriment aisément en de la cire molle, aussi se moulent facilement és esprits des petits enfants toutes choses que l'on leur veut faire apprendre. A raison dequoi, il me semble que Platon admoneste prudemment les nourrisses, de ne conter pas indifféremment toutes sortes de fables aux petits enfants, de peur que leurs âmes dés ce commencement ne s'abbreuvent de follie et de mauvaise opinion: et aussi conseille sagement le poète Phocyllides, quand il dit,
Dés que l'homme est en sa première enfance,
montrer lui faut du bien la connaissance.
Et si ne faut pas oublier, que les autres jeunes enfants, que l'on met avec eux pour les servir, ou pour être nourris quand et eux, soient aussi devant toutes choses bien conditionnés, et puis Grecs de nation, et qui ayent la langue bien deliée pour bien prononcer: de peur que s'ils fréquentent avec des enfants barbares de langues, ou vicieux de moeurs, ils ne retiennent quelque tache de leurs vices: car les vieux proverbes ne parlent pas sans raison quand ils disent, «Si tu converses avec un boiteux, tu apprendras à clocher.» Mais quand ils seront arrivés à l'âge de devoir être mis sous la charge de paedagogues et de gouverneurs, c'est lors que peres et meres doivent plus avoir l'oeil à bien regarder, quels seront ceux à la conduitte desquels ils les commettront, de peur qu'à faute d'y avoir bien prins garde, ils ne mettent leurs enfants en mains de quelques esclaves barbares, ou escervellés et volages. Car c'est chose trop hors de tout propos ce que plusieurs font maintenant en cet endroit, car s'ils ont quelques bons esclaves, ils en font les uns laboureurs de leurs terres, les autres patrons de leurs navires, les autres facteurs, les autres receveurs, les autres banquiers pour manier et traffiquer leurs deniers: et s'ils en trouvent quelqu'un qui soit ivrongne, gourmand et inutile à tout bon service, ce sera celui auquel ils commettront leurs enfants: là où il faut qu'un gouverneur soit de nature tel, comme était Phoenix le gouverneur d'Achilles. Encore y a-il un autre point plus grand, et plus important que tous ceux que nous avons allégués, c'est qu'il leur faut chercher et choisir des maîtres et des precepteurs qui soient de bonne vie, où il n'y ait que reprendre, quant à leurs moeurs, et les plus savants et plus expérimentés que l'on pourra recouvrer: Car la source et la racine de toute bonté et toute preudhommie est, avoir été de jeunesse bien instruit. Et ne plus ne moins que les bons jardiniers fichent des paux auprès des jeunes plantes, pour les tenir droites: aussi les <p 3r> sages maîtres plantent de bons avertissements et de bons preceptes à l'entour des jeunes gents, afin que leurs meurs se dressent à la vertu. Et au contraire, il y a maintenant des peres qui mériteraient qu'on leur crachast, par manière de dire, au visage, lesquels par ignorance, ou à faute d'expérience, commettent leurs enfants à maîtres dignes d'être reprouvés, et qui à fausses enseignes font profession de ce qu'ils ne sont pas: et encore la faute et la moquerie plus grande qu'il y a en cela, n'est pas quand ils le font à faute de connaissance: mais le comble d'erreur gît en cela, que quelquefois ils connaissent l'insuffisance, voire la méchanceté de tels maîtres, mieux que ne font ceux qui les en advertissent, et néanmoins se fient en eux de la nourriture de leurs enfants: faisants tout ainsi comme si quelqu'un étant malade, pour gratifier à un sien ami, laissait le médecin savant qui le pourrait guérir, pour en prendre un qui par son ignorance le ferait mourir: ou si à l'appétit d'un sien ami il rejetait un pilote qu'il saurait très expert, pour en choisir un très insuffisant. O Jupiter et tous les Dieux, est-il bien possible qu'un homme ayant le nom de père aime mieux gratifier aux prières de ses amis, que bien faire instituer ses enfants? N'avait donques pas l'ancien Crates occasion de dire souvent, que s'il lui eût été possible, il eût volontiers monté au plus haut de la ville, pour crier à pleine tête: «O hommes, où vous precipitez vous, qui prenez toute la peine que vous pouvez pour amasser des biens, et ce pendant ne faites compte de vos enfants, à qui vous les devez laisser?» A quoi j'ajouterais volontiers, que ces peres-là font tout ainsi, que si quelqu'un avait grand soin de son soulier, et ne se souciait point de son pied. Encore y en a il qui sont si avaricieux, et si peu aimants le bien de leurs enfants, que pour payer moins de salaire ils leur choisissent des maîtres qui ne sont d'aucune valeur, cherchants ignorance à bon marché: auquel propos Aristippus se moqua un jour plaisamment et de bonne grâce d'un semblable père, qui n'avait ne sens ni entendement: car comme ce père lui demandast, combien il voulait avoir pour lui instruire et enseigner son fils, il lui répondit, Cent écus. Cent écus, dit le père, Ô Hercules, c'est beaucoup: comment? j'en pourrais acheter un bon esclave de ces cent écus. Il est vrai, répondit Aristippus, et en ce faisant tu auras deux esclaves, ton fils le premier, et puis celui que tu auras acheté. Et quel propos y a-il, que les nourrisses accoutument les enfants à prendre la viande qu'on leur baille, avec la main droite: et s'ils la prennent de la main gauche, qu'elles les en reprennent: et ne donner point d'ordre qu'ils oyent de bonnes et sages instructions? Mais aussi qu'en advient-il puis après à ces bons peres-là, quand ils ont mal nourri, et pis enseigné leurs enfants? Je le vous dirai. Quand ils sont parvenus à l'âge d'homme, ils ne veulent point ouïr parler de vivre règlement ni en gens de bien, ains se ruent en sales, vilaines et serviles voluptés: et lors tels peres se repentent trop tard à leur grand regret, d'avoir ainsi passé en nonchaloir la nourriture et instruction de leurs enfants: mais c'est pour néant, quand il ne sert plus de rien, et que les fautes que journellement commettent leurs enfants, les font languir de regret. Car les uns s'accompagnent de flatteurs et de plaisants poursuivants de repeues franches, hommes maudits et méchants, qui ne servent que de perdre, corrompre et gâter la jeunesse: les autres achetent à gros deniers des garçes folles, fieres, somptueuses et superflues en dépense, qui leur coûtent puis après infiniment à entretenir: les autres consument tout en dépense de bouche: les autres à jouer aux dés, et à faire masques et mommeries: aucuns y en a qui se jettent en d'autres vices plus hardis, faisants l'amour à des femmes mariées, et allants la nuit pour commettre adulteres, achetants un seul plaisir bien souvent avec leur mort: là où s'ils eussent été nourris par quelque philosophe, ils ne se fussent pas laissés aller à semblables choses, ains eussent à tout le moins entendu l'avertissement de Diogenes, lequel disait en paroles peu <p 3v> honnêtes, mais véritables toutefois: Entre en un bordeau, afin que tu connaisses, que le plaisir qui ne coûte guères ne diffère rien de celui que l'on achete bien cherement. Je conclurrai doncques en somme, et me semble que ma conclusion à bon droit devra être plutôt estimée un oracle, que non pas un avertissement, Que le commencement, le milieu, et la fin, en cette matière, gît en la bonne nourriture et bonne institution: et qu'il n'est rien qui tant serve à la vertu et à rendre l'homme bienheureux, comme fait cela. Car tous autres biens auprès de celui-là sont petits, et non dignes d'être si soigneusement recherchés ni requis. La Noblesse est belle chose, mais c'est un bien de nos ancestres. Richesse est chose précieuse, mais qui gît en la puissance de Fortune, qui l'ôte bien souvent à ceux qui la possedaient, et la donne à ceux qui point ne l'esperaient. C'est un but où tirent les coupe-bourses, les larrons domestiques, et les calomniateurs: et si y a des plus méchants hommes du monde qui bien souvent y ont part. Gloire est bien chose vénérable, mais incertaine et muable. Beauté est bien désirable, mais de peu de durée: Santé, chose précieuse, mais se change facilement. Force de corps est bien souhaittable, mais aisée à perdre, ou par maladie, ou par vieillesse: de manière que s'il y a quelqu'un qui se glorifie en la force de son corps, il se deçoit grandement: car qu'est-ce de la force corporelle de l'homme auprès de celle des autres animaux, j'entends comme des Elephans, des Taureaux, et des Lions? Et au contraire, le savoir est la seule qualité divine et immortelle en nous. Car il y a en toute la nature de l'homme deux parties principales, l'entendement, et la parole: dont l'entendement est comme le maître qui commande, et la parole comme le serviteur qui obéit: mais cet entendement n'est point esposé à la fortune: il ne se peut ôter, à qui l'a, par calomnie: il ne se peut corrompre par maladie, ni gâter par vieillesse, pource qu'il n'y a que l'entendement seul qui rajeunisse en vieillissant: et la longueur du temps, qui diminue toutes choses ajoute toujours savoir à l'entendement. La guerre, qui comme un torrent entraîne et dissipe toutes choses, ne saurait emporter le savoir. Et me semble que Stilpon le Megarien fit une réponse digne de mémoir, quand Demetrius ayant pris et saccagé la ville de Megare lui demanda, s'il avait rien perdu du sien: «Non, dit-il, car la guerre ne saurait piller la vertu.» A laquelle réponse s'accorde et se rapporte aussi celle de Socrates, lequel étant interrogé par Gorgias, ce me semble, quelle opinion il avoir du grand roi, s'il l'estimait pas bienheureux: «Je ne sais, répondit-il, comment il est pourvu de savoir et de vertu.» comme estimant que la vraie félicité consiste en ces deux choses, non pas és biens caduques de la fortune. Mais comme je conseille et admoneste les peres, qu'ils n'ayent rien plus cher, que de bien faire nourrir et instituer en bonnes meurs et bonnes lettres leurs enfants: aussi di-je, qu'il faut bien qu'ils ayent l'oeil à ce que ce soit une vraie, pure et sincere litterature: et au demeurant, les éloigner le plus qu'ils pourront de cette vanité, de vouloir apparait devant une commune, pource que plaire à une populace est ordinairement déplaire aux sages: dequoi Euripide mêmes porte témoignage de vérité en ces vers,
Langue je n'ai diserte et affilee
Pour haranguer devant une assemblée:
Mais en petit nombre de mes egaux,
C'est là où plus à deviser je vaux:
Car qui sait mieux au gré d'un peuple dire,
Est bien souvent entre sages le pire.
Quant à moi, je vois que ceux qui s'étudient de parler à l'appétit d'une commune ramassée, sont ou deviennent ordinairement hommes dissolus, et abandonnés à toutes sensuelles voluptés: ce qui n'est pas certainement sans apparence de raison: <p 4r> car si pour plaire aux autres ils mettent à nonchaloir l'honnêteté, par plus forte raison oublieront ils tout honneur et tout devoir, pour se donner plaisir et déduit à eux-mêmes, et suivront plutôt les attraits de leur concupiscence, que l'honnêteté de la tempérance. Mais au reste, qu'enseignerons nous de bon encore aux jeunes enfants, et à quoi leur conseillerons nous de s'adonner? C'est belle chose, que ne faire ne dire rien temerairement: et, Comme dit le Proverbe ancien, Ce qui est beau est difficile aussi. Les oraisons faites à l'imprévu sont pleines de grande nonchalance, et y a beaucoup de légèreté: car ceux qui parlent ainsi à l'étourdie ne savent là où il faut commencer, ni là où ils doivent achever: et ceux qui s'accoutument à parler ainsi de toutes choses promptement à la volée, outre les autres fautes qu'ils commettent, ils ne savent garder mesure ni moyen en leur propos, et tombent en une merveilleuse superfluité de langage: là où quand on a bien pensé à ce que l'on doit dire, on ne sort jamais hors des bornes de ce qu'il appartient de déduire. Pericles, ainsi comme nous avons entendu, bien souvent qu'il était expressément appelé par son nom, pour dire son avis de la matière qui se présentait, ne se voulait pas lever, disant pour son excuse, «Je n'y ai pas pensé.» Demosthenes semblablement grand imitateur de ses façons de faire au gouvernement, plusieurs fois, que le peuple d'Athenes l'appellait nommeement pour ouïr son conseil sur quelque affaire, leur répondait tout de même, «Je ne suis pas preparé.» Mais on pourrait dire à l'aventure, que cela serait un conte fait à plaisir, que l'on aurait reçu de main en main, sans aucun témoignage certain: lui-même en l'oraison qu'il fit à l'encontre de Midias, nous met devant les yeux l'utilité de la preméditation: car il y dit en un passage, Je confesse, Seigneurs Atheniens, et ne veux point dissimuler que je n'aie pris peine et travaillé à composer cette harangue, le plus qu'il m'a été possible: car je serais bien lâche, si ayant souffert et souffrant tel outrage, je ne pensais bien soigneusement à ce que j'en devrais dire pour en avoir la raison. Non que je veuille de tout point condamner la promptitude de parler à l'imprévu, mais bien l'accoutumance de l'exerciter à tout propos, et en matière qui ne le mérite pas: car il le faut faire quelquefois, pourvu que ce soit comme l'on use d'une médecine: bien dirai-je cela, que je ne voudrais point que les enfants, avant l'âge d'homme fait, s'accoutumassent à rien dire sans y avoir premièrement bien pensé: mais après que l'on a bien fondé la suffisance de parler, alors est-il bien raisonnable, quand l'occasion se présente, de lâcher la bride à la parole. Car tout ainsi comme ceux qui ont été longuement enferrés par les pieds, quand on vient à les délier, pour l'accoutumance d'avoir eu si longuement les fers aux pieds, ne peuvent marcher, ains choppent à tous coups: aussi ceux qui par long temps ont tenu leur langue serrée, si quelquefois il s'offre matière de la délier à l'imprévu, retiennent une même forme et un même style de parler: mais de souffrir les enfants haranguer promptement à l'imprévu, cela les accoutume à dire un infinité de choses impertinentes et vaines. L'on dit que quelquefois un mauvais peintre montra à Apelles un image qu'il venait de peindre, en lui disant: «Je la viens de peindre tout maintenant.» «Encore que tu ne me l'eusses point dit, répondit Apelles, j'eusse bien connu qu'elle a voirement été bientôt peinte: et m'ébahi comment tu n'en as peint beaucoup de telles.» Tout ainsi doncques (pour retourner à mon propos) comme je conseille d'eviter la façon de dire theatrale et pompeuse, tenant de la hautesse tragique: aussi admoneste-je de fuir la trop basse et trop vile façon de langage, pource que celle qui est si fort enflée surpasse le commun usage de parler: et celle qui est si mince et si sèche, est par trop craintive. Et comme il faut que le corps soit non seulement sain, mais davantage en bon point: aussi faut il que le langage soit non seulement sans vice ne maladie, mais aussi fort et robuste: pource que l'on loue seulement ce qui est seur, mais on admire <p 4v> ce qui est hardi et aventureux. Et ce que je dis du parler, autant en pense-je de la disposition du courage: car je ne voudrais que l'enfant fut présomptueux, ni aussi étonné, ne par trop craintif: pource que l'un se tourne à la fin en impudence, et l'autre en couardise servile: mais la maîtrise en cela, comme en toutes choses, est de bien savoir tenir le milieu. Et ce pendant que je suis encore sur le propos de l'institution des enfants aux lettres, avant que passer outre, je veux dire absolument ce qui m'en semble: c'est, que de ne savoir parler que d'une seule chose, à mon avis, est un grand signe d'ignorance, outre ce qu'à l'exercer on s'en ennuye facilement, et si pense qu'il est impossible de toujours y persévérer: ne plus ne moins que de chanter toujours une même chanson, on s'en saoule et s'en fâche bientôt: mais la diversité réjouit et délecte en cela, comme en toutes autres choses que l'on voit, ou que l'on oit. Et pourtant faut-il que l'enfant de bonne maison voie et apprenne de tous les arts liberaux et sciences humaines, en passant par-dessus, pour en avoir quelque goût seulement: car d'acquérir la perfection de toutes, il serait impossible: au demeurant qu'il employe son principal étude en la philosophie: et cette mienne opinion se peut mettre bien clairement devant les yeux par une similitude fort propre: car c'est tout autant comme qui diroit, «Il est bien honnête d'aller visitant plusieurs villes, mais expédient de s'arrêter et habituer en la meilleure.» Or tout ainsi, disait plaisamment le philosophe Bion, que les amoureux de Penelopé, qui poursuivaient de l'avoir en mariage, ne pouvants jouir de la maîtresse, se mêlèrent avec les chambrières: aussi ceux qui ne peuvent advenir à la Philosophie, se consument de travail après les autres sciences, Qui ne sont d'aucune valeur à comparaison d'elle. Et pourtant faut-il faire en sorte que la Philosophie soit comme le sort principal de toute autre étude, et de tout autre savoir. Il y a deux arts que les hommes ont inventés pour l'entretènement de la santé du corps, c'est à savoir, la médecine, et les exercices de la personne, dont l'une procure la santé, et l'autre la force, et la gaillarde disposition: mais la Philosophie est la seule médecine des infirmités et maladies de l'âme: car par elle et avec elle nous connaissons ce qui est honnête ou déshonnête, ce qui est juste ou injuste, et généralement ce qui est à fuir ou à élire: comme il se faut deporter envers les Dieux, envers ses père et mère, envers les vieilles gens, envers les lois, envers les étrangers, envers ses supérieurs, envers ses enfants, envers ses femmes, et envers ses serviteurs: pource qu'il faut adorer les Dieux, honorer ses parents, révérer les vieilles gens, obeïr aux lois, céder aux supérieurs, aimer ses amis, être modéré avec les femmes, aimer ses enfants, n'outrager point ses serviteurs: et, ce qui est le principal, ne se montrer point ni trop éjoui en prosperité, ni trop triste en adversité: ni dissolu en voluptés, ni furieux et transporté en colère. Ce que j'estime être les principaux fruits que l'on peut recueillir de la Philosophie: car se porter généreusement en une prosperité, c'est acte d'homme: s'y maintenir sans envie, signe de nature douce et traitable: surmonter les voluptés par raison, de sagesse: et tenir en bride la colère, n'est pas oeuvre que toute personne sache faire: mais la perfection, à mon jugement, est en ceux qui peuvent joindre cet étude de la Philosophie avec le gouvernement de la chose publique: et par ce moyen être jouissants des deux plus grands biens qui puissent être au monde, de profiter au public, en s'entremettant des affaires: et à soi-même, se mettant en toute tranquillité et repos d'esprit par le moyen de l'étude de Philosophie. Car il y a communément entre les hommes trois sortes de vie, l'une active, l'autre contemplative, et la tierce voluptueuse: desquelles cette derniere étant dissolue, serve et esclave des voluptés, est brutale, trop vile, et trop basse: la contemplative destituée de l'active, est inutile: et l'active ne communiquent point avec la contemplative, commet beaucoup de fautes, et n'a point d'ornement: au moyen dequoi, <p 5r> il faut essayer tant que l'on peut de s'entremettre du gouvernement de la chose publique, et quant et quant vaquer à l'étude de Philosophie, autant que le temps et les affaires les pourront permettre. Ainso gouverna jadis Pericles, ainsi Archytas le Tarentin, ainsi Dion le Syracusain, ainsi Epaminondas le Thebain, dont l'un et l'autre fut familier et disciple de Platon. Quant à l'institution doncques des enfants és lettres, il n'est, à mon avis, jà besoin de s'étendre à en dire d'advantage: seulement y ajouterai-je, que c'est chose utile, ou plutôt nécessaire, faire diligence de recueillir les oeuvres et les livres des Sages anciens, pourvu que ce soit à la façon des laboureurs: car comme les bons laboureurs font provision des instruments du labourage, non pour seulement les avoir en leur possession, mais pour en user: aussi faut-il estimer que les vrais outils de la science sont les livres, quand on les met en usage, qui est le moyen par lequel on la peut conserver. Mais aussi ne doit-on pas oublier la diligence de bien exerciter les corps des enfants, ains en les envoyant aux écoles des maîtres qui font profession de telles dextérités, les faut quant et quant adresser aux exercices de la personne: tant pour les rendre adroits que pour les faire forts, robustes, et dispos: pource que c'est un bon fondement de belle vieillesse, que la bonne disposition et robuste complexion des corps en jeunesse. Et comme en temps calme, quand on est sur la mer, on doit faire provision des choses nécessaires à l'encontre de la tourmente: aussi faut-il en jeunesse se garnir de tempérance, sobrieté et continence, et en faire reserve et munition de bonne heure, pour en mieux soutenir la vieillesse: vrai est qu'il faut tellement dispenser le travail du corps, que les enfants ne s'en dessèchent point, et ne s'en treuvent puis après las et recrus quand on les voudrait faire vaquer à l'étude des lettres: car comme dit Platon, le sommeil et la lassitude sont contraires à apprendre les sciences. Mais cela est peu de chose, je veux venir à ce qui est de plus grande importance que tout ce que j'ai dit auparavant: car je dis qu'il faut que l'on exerce les jeunes enfants aux exercices militaires, comme à lancer le dart, à tirer de l'arc, et à chasser: pource que tous les biens de ceux qui sont vaincus en guerre sont exposés en proie aux vaincueurs, et ne sont propres aux armes et à la guerre les corps nourris délicatement à l'ombre:
Mais le soudart de sèche corpulence
ayant acquis d'armes expérience,
C'est lui qui rompt des ennemis les rangs,
Et en tous lieux force ses concurrents.
Mais quelqu'un me pourra dire à l'aventure, Tu nous avais promis de nous donner exemples et preceptes, comment il faut nourrir les enfants de libre condition, et puis on voit que tu délaisses l'institution des pauvres et populaires, et ne donnes enseignements que pour les nobles, et pour les riches seulement. A cela il m'est bien aisé de répondre: car quant à moi je désirerais, que cette mienne instruction pût servir et être utile à tous: mais s'il y en a aucuns, à qui par faute de moyens mes preceptes ne puissent être profitables, qu'ils en accusent la fortune, non pas celui qui leur donne ces avertissements. Au reste il faut, que les pauvres s'évertuent, et tâchent de faire nourrir leurs enfants en la meilleur discipline qui soit: et si d'aventure ils n'y peuvent ateindre, au moins en la meilleure qu'ils pourront. j'ai bien voulu en passant ajouter ce mot à mon discours, pour au demeurant poursuivre les autres preceptes qui appartiennent à la droite instruction des jeunes gens. Je dis doncques notamment, que l'on doit attraire et amener les enfants à faire leur devoir par bonnes paroles et douces remontrances, non pas par coups de verges ni par les battre: pource qu'il semble que cette voie-là convient plutôt à des esclaves, que non pas à des personnes libres, pource qu'ils s'endurcissent aux coups, et deviennent comme hebetés, et ont le travail de l'étude puis après en horreur, partie <p 5v> pour la douleur des coups, et partie pour la honte. Les louanges et les blâmes sont plus utiles aux enfants nés en liberté, que toutes verges ne tous coups de fouet: l'un pour les tirer à bien faire, et l'autre pour les retirer de mal: et faut alternativement user tantôt de l'un, tantôt de l'autre: et maintenant leur user de répréhension, maintenant de louange. Car s'ils sont quelque-fois trop gais, il faut en les tensant leur faire un peu de honte, et puis tout soudain les remettre en les louant: comme font les bonnes nourrisses, qui donnent le tetin à leurs petits enfants après les avoir fait un peu crier: toutefois il y faut tenir mesure, et se garder bien de les trop haut-louer, autrement ils présument d'eux-mêmes, et ne veulent plus travailler depuis que l'on les a loués un peu trop. Au demeurant j'ai connu des peres, qui pour avoir trop aimé leurs enfants, les ont enfin haïs. Qu'est-ce à dire cela? Je l'esclarcirai par cet exemple. Je veux dire, que pour le grand désir qu'ils avaient que leurs enfants fussent les premiers en toutes choses, ils les contraignaient de travailler excessivement: de manière que pliants sous le faix, ils en tombaient en maladies, ou se fâchants d'être ainsi surchargés, ne recevaient pas volontiers ce qu'on leur donnait à apprendre. Ne plus ne moins que les herbes et les plantes se nourrissent mieux quand on les arrouse modereement, mais quand on leur donne trop d'eau, on les noye et suffoque: aussi faut-il donner aux enfants moyen de reprendre haleine en leurs continués travaux, faisant compte, que toute la vie de l'homme est divisée en labeur et en repos: à raison dequoi nature nous a donné non seulement le veiller, mais aussi le dormir: et non seulement la guerre, mais aussi la paix: non seulement la tourmente, mais aussi le beau temps: et ont été institués non seulement les jours ouvrables, mais aussi les jours de fête. En somme, le repos est comme la sauce du travail: ce qui se voit non seulement és choses qui ont sentiment et âme, mais encore en celles qui n'en ont point: car nous relaschons les cordes des arcs, des lyres, et des violes, afin que nous les puissions retendre puis après: et bref, le corps s'entretient par réplétion et par evacuation, aussi fait l'esprit par repos et travail. Il y a d'autres peres qui semblablement sont dignes de grande répréhension, lesquels depuis qu'une fois ils ont commis leurs enfants à des maîtres et precepteurs, ne daignent pas assister à les voir et ouïr eux-mêmes apprendre quelquefois: en quoi ils faillent bien lourdement, car au contraire ils deussent eux-mêmes éprouver souvent, et de peu en peu de jours, comment ils profitent, et non pas s'en reposer et rapporter du tout à la discrétion de quelques maîtres mercenaires: car par cette solicitude les maîtres mêmes auront tant plus grand soin de faire bien apprendre leurs écoliers, quand ils verront que souvent il leur en faudra rendre compte: à quoi se peut appliquer le bon mot que dit anciennement un sage écuyer, «Il n'y a rien qui engraisse tant le cheval, que l'oeil de son maître.» Mais sur toutes choses, il faut exercer et accoutumer la mémoire des enfants, pource que c'est, par manière de dire, le trésor de science: c'est pourquoi les anciens poètes ont feint, que Mnemosyné, c'est à dire Memoire, était la mère des Muses, nous voulants donner à entendre, qu'il n'y a rien qui tant serve à engendrer et conserver les lettres, et le savoir, que fait la mémoire: pourtant la faut-il diligemment et soigneusement exerciter en toutes sortes, soit que les enfants l'ayent ferme de nature, ou qu'ils l'ayent faible: car aux uns on corrigera par diligence le défaut, aux autres on augmentera le bien d'icelle: tellement que ceux-là en deviendront meilleurs que les autres, et ceux-ci meilleurs que eux-mêmes: car le poète Hesiode a sagement dit,
Si tu vas peu avecques peu mettant,
Et plusieurs fois ce peu la répétant:
En peu de jours tu verras cela croître,
Qui par avant bien petit soûlait être.
<p 6r> davantage les peres doivent savoir, que cette partie mémorative de l'âme ne sert pas seulement aux hommes à apprendre les lettres, mais aussi qu'elle vaut beaucoup aux affaires du monde: pource que la souvenance des choses passées fournit d'exemples pour prendre conseil à l'advenir. Au surplus il faut bien prendre garde à détourner les enfants de paroles sales et déshonnêtes: Car la parole, comme disait Democtitus, est l'ombre du fait: et les faut duire et accoutumer à être gracieux, affables à parler à tout le monde, et saluer volontiers un chacun: car il n'est rien si digne d'être hai, que celui qui ne veut pas que l'on l'abborde, et qui dedaigne de parler aux gens. Aussi se rendront les enfants plus amiables à ceux qui converseront autour d'eux, quand ils ne tiendront pas si roide, qu'ils ne veuillent du tout rien concéder és disputes et questions qui se pourront émouvoir entre eux: car c'est belle chose de savoir non seulement vaincre, mais aussi se laisser vaincre quelquefois, mêmement és choses où le vaincre est dommageable: car alors la victoire est véritablement Cadmiene, comme l'on dit en commun proverbe, c'est à dire, elle tourne à perte et dommage au vaincueur: de quoi j'ai le sage poète Euripide pour témoin en un passage où il dit,
Quand l'un des deux qui disputent ensemble
Entre en courroux, plus avisé me semble
celui qui mieux aime coi s'arrêter,
Que de parole ireuse contester.
Au reste ce dequoi plus on doit instruire les jeunes gens, et qui leur est de non moindre, voire j'ose bien dire de plus grande conséquence, que tout ce que nous avons dit jusques ici: c'est, qu'ils ne soient délicats ne superflus en chose quelconque, qu'ils tiennent leur langue, qu'ils maîtrisent leur colère, et qu'ils ayent leurs mains nettes. Mais voyons particulièrement combien emporte un chacun de ces quatre preceptes, car ils seront plus faciles à entendre en les mettant devant les yeux par exemples: comme, pour commencer au dernier, Il y a eu de grands personnages qui pour s'être laissés aller à prendre argent injustement, ont répandu tout l'honneur qu'ils avaient amassé au demeurant de leur vie: comme Gylippus Lacedaemonien, qui pour avoir descousu par dessous les sacs pleins d'argent qu'on lui avait baillés à porter, fut honteusement banni de Sparte. Et quant à ne se courroucer du tout point, c'est bien une vertu singulière: mais il n'y a que ceux qui sont parfaitement sages qui le puissent du tout faire, comme était Socrates, lequel ayant été fort outragé par un jeune homme insolent et temeraire, jusques à lui donner des coups de pied, et voyent que ceux qui se trouvaient lors autour de lui s'en courrouçaient amèrement, et en perdaient patience, et voulaient courir après: «Comment, leur dit-il, si un âne m'avait donné un coup de pied, voudriez vous que je lui en redonnasse un autre?» toutefois il n'en demeura pas impuni: car tout le monde lui reprocha tant cette insolence, et l'appella l'on si souvent et tant, le regimbeur et donneur de coups de pied, que finablement il s'en pendit et estrangla lui-même de regret. Et quand Aristophanes fit jouer la Comoedie qui s'appelle les Nues, en laquelle il répand sur Socrates toutes les sortes et manières d'injures qu'il est possible, comme quelqu'un des assistants à l'heure qu'on le farçait et gaudissait ainsi, lui demandast: «Ne te courrouces-tu point Socrates, de te voir ainsi publiquement blasonner?» «Non certainement, répondit-il, car il m'est avis, que je suis en ce Theatre, ne plus ne moins qu'en un grand festin, où l'on se gaudit joyeusement de moi.» Archytas le Tarentin et Platon en firent tout de même: car l'un étant de retour d'une guerre, où il avait été Capitaine général, trouva ses terres toutes en friche: et fit appeler son receveur, auquel il dit, «Se je n'étais en colère, je te battrais bien.» Et Platon aussi s'étant un jour courroucé à l'encontre d'un sien esclave méchant et <p 6v> gourmand, appella le fils de sa soeur Speusippus, et lui dit, Pren moi ce méchant ici, et me le va fouetter, car quant à moi je suis courroucé. Mais quelqu'un me dira que ce sont choses bien malaisées à faire et à imiter. Je le sais bien: toutefois il se faut étudier, à l'exemple de ces grands personnages-là, d'aller toujours retranchant quelque chose de la trop impatiente et furieuse colère: car nous ne sommes pas pour nous égaler ni accomparer à eux aux autres sciences et vertus non plus, et néanmoins comme étant leurs sacristains et leurs porte-torches, en manière de parler, ordonnés pour montrer aux homms les reliques de leur sapience, ne plus ne moins que si c'étaient des Dieux, nous essayons de les imiter, et suivre leurs pas, en tirant de leurs faits toute l'instruction qu'il nous est possible. Quant à refréner sa langue, pource que c'est le seul precepte des quatre que j'ai proposés qui nous reste à discourir, s'il y a aucun qui estime que ce soit chose petite et légère, il se fourvoye de grande torse du droit chemin: car c'est une grande sagesse, que se savoir taire en temps et lieu, et qui fait plus à estimer que parole quelconque: et me semble que pour cette cause les anciens ont institué les saintes cérémonies des mystères, à fin qu'étant accoutumés au silence par le moyen d'icelles, nous transportions la crainte apprise au service des Dieux à la fidélité de taire les secrets des hommes. Car on ne se repent jamais de s'être tu, mais bien se repent on souvent d'avoir parlé: et ce que l'on a tu pour un temps, on le peut bien dire puis après: mais ce que l'on a une fois dit, il est impossible de jamais plus le reprendre. j'ai souvenance d'avoir ouï raconter innumerables exemples d'hommes qui par l'intempérance de leur langue se sont precipités en infinies calamités entre lesquels j'en choisirai un ou deux, pour esclarcir la matière seulement. Ptolomeus Roi d'Egypte, surnommé Philadelphus, épousa sa propre soeur Arsinoé, and lors y eut un nommé Sotades qui lui dit, Tu fiches l'aiguillon en un pertuis qui n'est pas licite. Pour cette parole il fut mis en prison, là où il pourrit de misere par un long temps, et paya la peine due à son importun caquet: et pour avoir pensé faire rire les autres, il plora lui-même bien longuement. Autant en fit, et souffrit aussi presque tout de même, un autre nommé Theocritus, excepté que ce fut beaucoup plus aigrement. Car comme Alexandre eût écrit et commandé aux Grecs, qu'ils preparassent des robes de pourpre, pource qu'il voulait à son retour faire un solennel sacrifice aux Dieux, pour leur rendre grâces de ce qu'ils lui avaient octroyé la victoire sur les Barbares. Pour ce commandement les villes de la Grèce furent contraintes de contribuer quelque somme de deniers par tête: et lors ce Theocritus, «J'ai, dit-il, toujours été en doute de ce qu'Homere appellait la mort purpurée, mais à cette heure je l'entends bien.» cette parole lui acquit la haine et la malveillance d'Alexandre le grand. Une autre fois pour avoir par un trait de moquerie reproché au Roi Antigonus, qu'il était borgne, il le mit en un courroux mortel, qui lui coûta la vie: car ayant Eutropion maître cueux du Roi été élevé en quelque degré, et en quelque charge à la guerre, le Roi lui ordonna qu'il allât devers Theocritus pour lui rendre compte, et le recevoir aussi réciproquement de lui. Eutropion le lui fit entendre, et alla et vint par plusieurs fois vers lui pour cet effet, tant qu'à la fin Theocritus lui dit: «Je vois bien que tu me veux mettre tout crud sur table, pour me faire manger à ce Cyclops.» reprochant à l'un qu'il était borgne, et à l'autre qu'il était cuisinier. Et lors Eutropion lui répliqua sur le champ, Ce sera doncques sans tête: car je te ferai payer la peine que mérite cette tienne langue effrenée, et ce tien langage forcené. comme il fit, car il alla incontinent rapporter le tout au Roi, qui envoya aussi tôt trancher la tête à Theocritus. Outre les susdits preceptes, il fauit encore de jeunesse accoutumer les enfants à une chose qui est très sainte, c'est, qu'ils dient toujours vérité, pource que le mentir est un vice servil, digne d'être de tous hai, et non <p 7r> pardonnable aux esclaves mêmes, qui ont un peu d'honnêteté. Or quant à tout ce que j'ai discouru et conseillé par ci-devant, touchant l'honnêteté, modestie, et tempérance des jeunes enfants, je l'ai dit franchement et resoluement, sans en rien craindre ne douter: mais quant au point que je veux toucher maintenant, je n'en suis pas bien certain, ne bien resolu, ains en suis comme la balance qui est entre deux fers, et ne panche point plus d'un côté que d'autre: tellement que je fais grande doute, si je le doi mettre en avant, ou bien le détourner: mais pour le moins faut-il prendre la hardiesse de déclarer que c'est. La question est, Si l'on doit permettre à ceux qui aiment les enfants, de converser et hanter avec eux, ou bien les en reculer et chasser arrière, de sorte qu'ils n'en approchent, ni ne parlent aucunement à eux. Car quand je considère certains peres severes et austères de nature, qui pour la crainte qu'ils ont que leurs enfants ne soient violés, ne veulent aucunement souffrir, que ceux qui les aiment parlent en sorte quelconque à eux: je crains fort d'en établir et introduire la coutume: mais aussi quand de l'autre côté je viens à me proposer Socrates, Platon, Xenophon, Aeschines, Cebes, et toute la suite de ces grands personnages, qui jadis ont approuvé la façon d'aimer les enfants, et qui par ce chemin ont poussé de jeunes gens à apprendre les sciences, et à s'entremettre du gouvernement de la chose publique, et se former au moule de la vertu, je deviens alors tout autre, et encline à vouloir imiter et ensuivre ces grands hommes-là, lesquels ont Euripide pour témoin en un passage où il dit,
Amour n'est pas toujours celui du corps,
Un autre y a qui n'appéte rien, fors
L'âme qui soit vestue d'innocence,
De chasteté, justice, et continence.
Aussi ne faut-il pas laisser derrière un passage de Platon, là où il dit moitie en riant, moitié à bon esciant, qu'il faut que ceux qui ont fait quelques grandes prouesses en un jour de bataille, au retour ayent privilege de baiser tel qu'il leur plaira entre les beaux. Je dirai donc, qu'il faut chasser ceux qui ne désirent que la beauté du corps, et admettre ceux qui ne cherchent que la beauté des âmes: ainsi faut-il fuïr et défendre les sortes d'amour, qui se prattiquent à Thebes et en Elide, et ce que l'on appelle le ravissement en Candie, mais bien le faut-il recevoir tel comme il se prattique à Athenes, et en Lacedaemone: toutefois quant à cela, chacun suive en ce propos l'opinion qu'il en aura, et ce que bon lui semblera. Au reste ayant désormais assez discouru touchant l'honnêteté et bonne nourriture des enfants, je passerai maintenant à l'âge de l'adolescence, après que j'aurai seulement dit ce mot, Que j'ai souvent repris et blâmé ceux qui ont introduit une très mauvaise coutume de bailler bien des maîtres et gouverneurs aux petits enfants, et puis lâcher tout à un coup la bride à l'impetuosité de l'adolescence: là où, au contraire, il fallait avoir plus diligemment l'oeil, et faire plus soigneuse garde d'eux qu'il ne fallait pas des jeunes enfants: car qui ne sait que les fautes de l'enfance sont petites, légères, et faciles à rhabiller, comme de n'avoir pas bien obéi à leurs maîtres, ou avoir failli à faire ce qu'on leur avait ordonné: mais au contraire, les péchés des jeunes gens en leur adolescence, bien souvent sont enormes et infâmes, comme une ivrongnerie, une gourmandise, larcins de l'argent de leurs peres, jeux de dés, masques et mommeries, amours de filles, adulteres de femmes mariées. Pourtant était-il convenable de contenir et refréner leurs impetueuses cupidités par grand soin et grande vigilance: car cette fleur d'âge-là ordinairement s'épargne bien peu, et est fort chatouilleuse et endemenée à prendre tous ses plaisirs, tellement qu'elle a grand besoin d'une grande et forte bride: et ceux qui ne tirent à toute force à l'encontre pour la retenir, ne se donnent de garde, qu'ils laissent à leur esprit la bride lâche à toute licence de mal faire. C'est pourquoi il faut que les bons et sages peres, principalement <p 7v> en cet âge là, fassent le guet, et tiennent en bride leurs jeunes jouvenceaux, en les preschant, en les menassant, en les priant, en leur remontrant, en leur conseillant, en leur promettant, en leur mettant devant les yeux des exemples d'autres, qui pour avoir ainsi été débordés et abandonnés à toutes voluptés se sont abismés en grandes miseres et grièves calamités: et au contraire, d'autres qui pour avoir refréné leurs concupiscences ont acquis honneur et glorieuse renommée: «car ce sont comme les deux elements et fondements de la vertu, l'Espoir de prix, et la Crainte de peine:» pource que l'espérance les rend plus prompts à entreprendre toutes choses belles et louables, et la crainte les rend tardifs à en oser commettre de vilaines et reprochables. Bref il les faut bien soigneusement divertir de hanter toutes mauvaises compagnies: autremenmt ils rapporteront toujours quelque tache de la contagion de leur méchanceté. C'est ce que Pythagoras commandait expressément en ces preceptes énigmatiques sous paroles couvertes, lesquels je veux en passant exposer, pource qu'ils ne sont pas de petite efficace pour acquérir vertu: comme quand il disait, «Ne goûte point de ceux qui ont la queue noire:» c'est autant à dire comme, ne fréquente point avec hommes diffamés et denigrés pour leur méchante vie. «Ne passe point la balance:» c'est à dire, qu'il faut faire grand compte de la Justice, et se donner bien garde de la transgresser. «Ne te sied point sur le boisseau:» c'est à dire, qu'il faut fuir oisiveté pour se pourvoir des choses nécessaires à la vie de l'homme. «Ne touche pas à tous en la main:» c'est à dire, ne contracte pas légèrement avec toute personne. «Ne porter pas un anneau étroit: c'est à dire, qu'il faut vivre une vie libre, et ne se mettre pas soi-même aux ceps. «N'attizer pas le feu avec l'épée:» c'est à dire n'irriter pas un homme courroucé: car il n'est pas bon de le faire, ains faut céder à ceux qui sont en colère. «Ne manger pas son coeur:» c'est à dire, n'offenser pas son âme et son esprit en le consumant de cures et d'ennuis. «S'abstenir de febves:» c'est à dire, ne s'entremettre point du gouvernement de la chose publique, pource qu'anciennement on donnait les voix avec des febves, et ainsi procédait-on aux elections des Magistrats. «Ne jeter pas la viande en un pot à pisser:» c'est, qu'il ne faut pas mettre un bon propos en une méchante âme: car la parole est comme la nourriture de l'âme, laquelle devient pollue par la méchanceté des hommes. «Ne s'en retourner pas des confins:» c'est à dire quand on se sent près de la mort, et que l'on est arrivé aux extremes confins de cette vie, le porter patiemment, et ne s'en descourager point. Mais à tant je retournerai à mon propos. Il faut, comme j'ai dit auparavant, éloigner les enfants de la compagnie et fréquentation des méchants, specialement des flatteurs. Car je répéterai en cet endroit ce que j'ai dit souvent ailleurs, et à plusieurs peres: c'est qu'il n'est point de plus pestilent genre d'hommes, et qui gâte davantage ne plus promptement la jeunesse, que font les flatteurs, lesquels perdent et les peres et les enfants, rendants la vieillesse des uns, et la jeunesse des autres misérable, leurs présentants en leurs mauvais conseils un appât qui est inevitable, c'est la volupté, dont ils les emorchent. Les peres riches preschent leurs enfants de vivre sobrement ceux-ci les incitent à ivrongner: ceux-là les convient à être chastes, ceux-ci à être dissolus: ceux-là à épargner, ceux-ci à dépenser: ceux là, à travailler, ceux-ci à jouer et ne rien faire: disants, qu'est-ce que de notre vie? ce n'est qu'un point de temps: il faut vivre pendant que l'on a le moyen, et non pas languir. Qu'est-il besoin se soucier des menaces d'un père qui n'est qu'un vieil resueur, qui radotte, et a la mort entre les dents? un de ces matins nous le porterons en terre. Un autre viendra qui lui amenera quelque garce prise en plein bordeau, et lui donnera à entendre * qu'elle sera sa femme: Les autres lisent et lui produira sa femme. pour à quoi fournir, le jeune homme dérobera son père, et ravira en un coup ce que le bon homme aura épargné de longue main, pour l'entretènement de sa vieillesse. Bref, c'est une malheureuse génération. Ils font semblant <p 8r> d'être amis, et jamais ne disent une parole franche: ils caressent les riches, et mêprisent les pauvres. Il semble qu'ils ayent appris l'art de chanter sur la lyre pour seduire les jeunes gens: ils esclattent quand ceux qui les nourrissent font semblant de rire: hommes faux et supposés, et la bâtardise de la vie humaine, qui vivent au gré des riches, étant nés libres de condition, et se rendants serfs de volonté: qui pensent qu'on leur fait outrage, s'ils ne vivent en toute superfluité, et si on ne les nourrit plantureusement sans rien faire: tellement que les peres qui voudront faire bien nourrir leurs enfants, doivent nécessairement chasser d'auprès d'eux ces mauvaises bêtes-là: et aussi en faut-il éloigner leurs compagnons d'école, s'il y en a aucuns vicieux, car ceux-là seraient suffisants pour corrompre et gâter les meilleures natures du monde. Or sont bien les règles que j'ai jusques ici baillées, toutes bonnes, honnêtes et utiles: mais celle que je veux à cette heure déclarer est equitable et humaine: c'est, que je ne voudrais point que les peres fussent trop âpres et trop durs à leurs enfants, ains désirerais qu'ils laissassent aucunefois passer quelque faute à un jeune homme, se souvenants qu'ils ont autrefois été jeunes eux-mêmes. Et tout ainsi que les médecins mêlants et détrempants leurs drogues qui sont amères avec quelque jus doux, ont trouvé le moyen de faire passer l'utilité parmi le plaisir: aussi faut-il que les peres mêlent l'aigreur de leurs répréhensions avec la facilité de clemence: et que tantôt ils lâchent un petit la bride aux appetis de leurs enfants, et tantôt aussi ils leur serrent le bouton, et leur tiennent la bride roide, en supportant doucement et patiemment leurs fautes: ou bien s'ils ne peuvent faire qu'ils ne s'en courroucent, à tout le moins que leur courroux s'appaise incontinent. Car il vaut mieux qu'un père soit prompt à se courroucer à ses enfants, pourvu qu'il s'appaise aussi facilement, que tardif à se courroucer, et difficile aussi à pardonner: car quand un père est si severe qu'il ne veut rien oublier, ne jamais se reconcilier, c'est un grand signe qu'il hait ses enfants: pourtant fait-il bon quelquefois, ne faire pas semblant de voir aucunes de leurs fautes, et se servir en cet endroit de l'ouïe un peu dure et de la vue trouble qu'apporte la vieillesse ordinairement: de sorte qu'ils ne fassent pas semblant de voir ce qu'ils voient, ne d'ouïr ce qu'ils oyent. Nous supportons bien quelques imperfections de nos amis, trouverons-nous étrange de supporter celles de nos enfants? bien souvent que nos serviteurs ivrongnent, nous ne voulons pas trop âprement rechercher leur ivrongnerie. Tu as été quelquesfois étroit envers ton fils, sois lui aussi quelquefois large à lui donner. Tu t'es aucunefois courroucé à lui, une autrefois pardonne lui. Il t'a trompé par l'entremise de quelqu'un de tes domestiques mêmes, dissimule-le, et maîtrise ton ire. Il aura été en l'une de tes mestairies, ou il aura pris et vendu, peut être, une paire de boeufs: il viendra le matin te donner le bon jour sentant encore le vin, qu'il aura trop bu avec ses compagnons le jour de devant, fais semblant de l'ignorer: ou bien il sentira le perfum, ne lui en dis mot. ce sont les moyens de dompter doucement une jeunesse petillante. vrai est que ceux qui sont de leur nature sujets aux voluptés charnelles, et ne veulent pas prêter l'oreille quand on les reprend, il les faut marier, pource que c'est le plus certain arrêt, et le meilleur lien que l'on saurait bailler à la jeunesse: et quand on est venu à ce point-là, il leur faut chercher femmes qui ne soient ne trop plus nobles, ne trop plus riches qu'eux: car c'est un precepte ancien fort sage, Pren la selon toi: pource que ceux qui les prennent beaucoup plus grandes qu'eux, ne se donnent garde qu'ils se trouvent non maris de leurs femmes, mais esclaves de leurs biens. J'ajouterai encore quelques petits avertissements, et puis mettrai fin à mes preceptes. Car devant toutes choses il faut que les peres se gardent bien de commettre aucune faute, ni d'omettre aucune chose qui appartienne à leur droit, à fin qu'ils servent de vif exemple à leurs enfants, et qu'eux regardants à leur vie, comme dedans un clair miroir, s'abstiennent à leur exemple de <p 8v> faire et de dire chose qui soit honteuse: car ceux qui reprennent leurs enfants des fautes qu'ils commettent eux-mêmes, ne s'avisent pas, que sous le nom de leurs enfants il se condamnent eux-mêmes: et généralement tous ceux qui vivent mal ne se laissent pas la hardiesse d'oser seulement reprendre leurs esclaves, tant s'en faut qu'ils peussent franchement tancer leurs enfants. Mais, qui pis est, en vivant mal ils leur servent de maîtres et de conseillers de mal faire: car là où les vieillards sont déhontés, il est bien force que les jeunes gens soient de tout point effrontés: pourtant faut-il tâcher de faire tout ce que le devoir requiert, pour rendre les enfants sages, à l'imitation de celle nobles Dame Eurydicé, laquelle étant de nation Esclavonne, et par manière de dire triplement barbare, néanmoins pour avoir moyen de pouvoir instruire elle-même ses enfants, prit la peine d'apprendre les lettres, étant déjà bien avant en son âge. L'Epigramme qu'elle en fit, et qu'elle dedia aux Muses, témoigne assez comment elle était bonne mère, et combien elle aimait cherement ses enfants:
Eurydicé Hierapolitaine
A de ces vers aux Muses fait entraîne
Qui en son coeur lui firent concevoir
L'honnête amour d'apprendre et de savoir:
Si que jà mère, et ses fils hors d'enfance,
Pour acquérir des lettres connaissance,
Où sont compris des Sages les discours,
Elle donna travail à ses vieux jours.
Or de pouvoir observer toutes les règles et preceptes ensemble, que nous avons ci dessus déclarés, à l'aventure est-ce chose qui se peut plutôt souhaitter, que conseiller: mais d'en imiter et ensuivre la plus grande partie, encor qu'il y faille de l'heur et de la prosperité, si est-ce chose dont l'homme par nature peut bien être capable, et dequoi il peut bien venir à bout.

II. Comment il faut que les jeunes gens lisent LES POETES, ET fassent LEUR PROFIT DES POESIES. Ce traité n'est proprement utile qu'à ceux qui lisent les anciens Poètes Grecs ou Latins, pour se garder d'en prendre impression d'opinions dangereuses pour la religion ou pour les moeurs.
CE que le Poète Philoxenus disait, qu'entre les chairs celles étaient plus savoureuses qui étaient les moins chairs: et entre les poissons, ceux qui étaient les moins poissons: s'il est vrai ou non, Seigneur Marcus Sedatus, laissons-le decider et juger à ceux qui ont, comme disait Caton, le palais plus aigu et plus sensitif que le coeur. Mais que les bien fort jeunes personnes prennent plus de plaisir, qu'ils obeïssent plus volontiers, et qu'ils se laissent plus facilement mener aux discours de la Philosophie, qui tiennent moins du Philosophe, et qui semblent plutôt être dits en jouant qu'à bon esciant, c'est chose toute évidente et notoire: car nous voyons, qu'en lisant non seulement les fables d'Aesope, et les fictions des Poètes: mais aussi le livre de Heraclides intitulé Abaris, et de Lycon <p 9r> d'Ariston, là où sont les opinions que les Philosophes tiennent touchant l'âme, mêlées parmi des contes faits à plaisir, ils sont par manière de dire ravis d'aise et de joie. Pourtant faut-il bien avoir l'oeil à ce qu'ils soient non seulement honnêtes és voluptés du boire et du manger, mais encore plus les accoutumer à user sobrement du plaisir et de la délectation en ce qu'ils liront ou écouteront, comme d'une sauce appetissante, pour en tirer et faire mieux savourer ce qu'il y aura de salutaire et de profit: car les portes closes d'une ville ne la garderont pas d'être prise, si elle reçoit les ennemis par une seule qui soit demeurée ouverte: ni la continence és voluptés des autres sentiments ne préservera pas un jeune homme d'être dépravé, si par mégarde il se laisse aller aux plaisirs de l'ouie: ains d'autant qu'elle approche plus près du propre siege de l'entendement et de la raison, qui est le cerveau: d'autant blesse et gâte elle plus celui qui la reçoit, si l'on n'en fait bien soigneuse garde. Parquoi n'étant à l'aventure pas possible ni profitable avec, interdire de tout point la lecture des poètes à ceux qui sont jà de l'âge de tons fils Cleander, et du mien Soclarus, gardons les, je te prie, bien diligemment, comme ceux qui ont plus grand besoin de guide et de conduitte en leurs lectures, qu'ils n'ont pas en leurs allures. C'est la raison pour laquelle il m'a semblé, que je te devais envoyer par écrit ce que naguere je discouru touchant les écrits des poètes, afin que tu le lises, et que si tu treuves que les raisons y déduittes ne soient de moindre efficace et vertu que les pierres que l'on appelle Amethystes, que quelques-uns prennent, et se les attachent autour du col pour se garder d'enivrer en leurs banquets, où ils boivent d'autant, tu en faces part et les communiques à ton Cleander, et en preoccupes son naturel, qui pour n'être pesant ni endormi en chose quelconque, ains par tout esveillé, véhément et vif, en sera de tant plus facile à mener par tels avertissements:
Au chef du poulpe il y a quelque bien,
Et quelque chose aussi qui ne vaut rien.
C'est pource que la chair en est plaisante au goût, à qui la mange, mais elle fait songer de mauvais songes, et imprime en la fantasie des visions étranges et turbulentes, ainsi comme l'on dit: aussi y a il en la poésie beaucoup de plaisir, et bien de quoi repaître et entretenir l'entendement d'un jeune homme de bon esprit, mais il n'y a pas moins aussi de quoi le troubler et le faire vaciller, si son ouie n'est guidée et régie par sage conduite. Car on peut bien dire, non seulement de la terre d'Aegypte, mais aussi de la poésie,
Drogues y a pêle-mêle à foison,
De médecine, et aussi de poison,
Qu'elle produit à ceux-là qui s'en servent.
Leants caché est amour gracieux,
Desir, attrait, plaisir delicieux,
Et doux parler, qui bien souvent abuse
Des plus savants et des plus fins la ruse.
Car la manière dont elle trompe ne touche point à ceux qui sont trop grossiers et trop lourds: ainsi comme répondit un jour Simonides, quand on lui demanda pourquoi il ne trompait les Thessaliens aussi bien comme les autres Grecs: pour ce, dit-il, qu'ils sont trop sots et trop ignorants pour être trompés par moi. Et Gorgias le Leontin soûlait dire, que la Tragoedie était une sorte de tromperie, de laquelle celui qui avait trompé était plus juste, que celui qui n'avait point trompé: et celui qui en avait été trompé était plus sage, que celui qui ne l'avait point été. Comment ferons nous doncques? contraindrons nous les jeunes gens de monter sur le brigantin d'Epicurus, pour passer par devant et fuir la poésie, en leur plastrant et bouschant les oreilles avec de la cire non fondue, ne plus ne moins que fit jadis <p 9v> Ulysses à ceux d'Ithace? ou si plutôt environnants et attachants leur jugement avec les discours de la vraie raison, pour les engarder qu'ils ne branlent, et qu'ils n'enclinent par le moyen des allechements du plaisir, à ce qui leur pourrait nuyre, nous les redresserons et préserverons? Car Lycurgus le fils du fort Dryas n'eut pas l'entendement sain ne bon quand il fit par tout son Royaume couper et arracher les vignes, pour autant qu'il voyait que plusieurs se troublaient de vin et s'enivraient: là où il devait plutôt en approcher les Nymphes, qui sont les eaux des fontaines, et retenir en office un dieu fol et enragé, comme dit Platon, par un autre sage et sobre: car la mêlange de l'eau avec le vin lui ôte la puissance de nuyre, et non pas ensemble la force de profiter: aussi ne devons nous pas arracher ni détruire la poésie, qui est une partie des lettres et des muses: Mais là où les fables et fictions étranges et theatriques d'icelle, pour la grande et singulière délectation qu'elles donnent en les lisant, se voudraient présomptueusement élever, dilater et étendre jusques à imprimer quelque mauvaise opinion, alors mettants la main au-devant, nous les réprimerons et arrêterons: et là où la grâce sera conjointe avec quelque savoir, et la douceur attrayant du langage ne sera point sans quelque fruit, et quelque utilité, là nous y introduirons la raison de philosophie, et découvrirons le profit qui y sera. Car ainsi comme la Mandragore croissant auprès de la vigne, et transmettant par infusion sa force naturelle au vin qui en sort, cause puis après, à ceux qui en boivent, une plus douce et plus gracieuse envie de dormir: aussi la Poésie prenant les raisons et arguments de la philosophie, en les mêlant parmi des fables, en rend la science plus aisée et plus agréable à apprendre aux jeunes gens. Au moyen dequoi, ceux qui désirent à bon escient philosopher, ne doivent pas rejeter les oeuvres de poésie, mais plutôt chercher à philosopher dedans les écrits des poètes, en s'accoutumant à trier et séparer le profit d'avec le plaisir, et l'aimer: autrement, s'il n'y a de l'utilité, le trouver mauvais, et le rebuter: car aimer le profit qui en vient, est certes le commencement de bien apprendre, et comme dit Sophocles,
Qui bien commence en toute chose, il semble
Qu'après la fin au principe resemble.
En premier lieu doncques, le jeune homme que nous voudrons introduire à la lecture des Poètes, nous l'advertirons qu'il ne doit rien avoir si bien imprimé en son entendement, ne si à la main, que ce commun dire,
Communément Poètes sont menteurs.
Et mentent aucunefois volontairement, et aucunefois malgré eux: volontairement, pource que désirants plaire aux oreilles, ce que la plupart des lisants demandent, ils estiment la vérité plus austère pour le faire, que non pas le mensonge: car la vérité racontant la chose comme de fait elle a été, encor que l'issue en soit malplaisante, ne laisse pas pourtant de la dire: mais un conte qui est inventé à plaisir, se glisse facilement, et se détourne habilement de ce qui ennuye à ce qui chatouille d'aise et de plaisir: car il n'y a rime, ni carme, ni langage figuré, ni hautesse de style, ni translation bien prise, ni douce liaison de paroles bien coulantes, qui ait tant de grâce, ni tant de force d'attraire, et de retenir, comme a la disposition d'un conte fait à plaisir, bien entrelassé et bien déduit. Mais ne plus ne moins qu'en la peinture, la couleur a plus d'efficace pour émouvoir, que n'a le simple trait, à cause de je ne sais quelle resemblance d'homme qui deçoit notre jugement: aussi és poésies, le mensonge mêlé avec quelque vérisimilitude, excite plus, et plaît davantage, que ne saurait faire tout l'étude que l'on saurait employer à composer de beaux carmes, ni à bien polir son langage, sans mêlange de fables et de fictions poétiques: d'où vient que l'ancien Socrates, qui toute sa vie avait fait grande profession de combattre pour la défense de la vérité, s'étant un jour voulu mettre à la poésie, à cause de quelques <p 10r> illusions qu'il avait eues en songeant, ne se trouva point, à l'essai, propre ni ayant bonne grâce à inventer des menteries: au moyen dequoi il mit en vers quelques unes des fables d'Aesope, comme ni ayant point de poésie, là où il n'y a point de menterie. Car il y a bien des sacrifices où l'on ne danse point, et où l'on ne joue point des flûtes, mais nous ne savons point de poésie, où il n'y ait point de fiction et de menterie: pource que les vers d'Empedocles, les carmes de Parmenides, le livre de la morsure des bêtes venimeuses, et des remedes de Nicander, et les sentences de Theognis, ce sont oraisons qui ont emprunté de la poésie la hautesse du style, et la mesure des syllabes, ne plus ne moins qu'une monture, pour eviter la bassesse de la prose. Quand donques il y a és compositions poétiques quelque chose étrange et fâcheuse dite touchant les Dieux ou demi-dieux, ou touchant la vertu de quelque excellent personnage et de grand renom, celui qui reçoit cela comme une vérité, s'en va gâté et corrompu en son opinion: mais celui qui se souvient toujours, et se ramène devant les yeux les charmes et illusions, dont la poésie se sert ordinairement à controuver et inventer des fables, et qui lui peut dire à tout propos,
O trompeuse étant plus maculee
Que n'est la peau de l'Once tavelée,
pourquoi est-ce qu'en jouant tu fronces tes sourcils, et pourquoi en me trompant fais-tu semblant de m'enseigner? celui-là n'en souffrira jamais rien de mal, ni ne recevra en son entendement aucune mauvaise impression, ains se reprendra soi-même, quand il aura peur de Neptune, craignant qu'il n'ouvre et ne fende la terre jusques à découvrir les enfers, et reprendra aussi Apollo se courrouçant pour le premier homme du camp des Grecs,
Aegistus qui tua Agamemnon.
lui qui si haut ses louanges chantait,
lui qui propos semblables en contait,
Qui au festin lui-même était assis,
C'est celui seul qui l'a, non autre, occis.
Aussi réprimera-il les larmes d'Achilles trêpassé, et d'Agamemnon aux enfers, qui pour le désir de revivre, et le regret de cette vie, tendent leurs faibles et débiles mains: et si d'aventure il se trouve aucunefois troublé de passions, et surpris d'enchantement et ensorcellement, il ne feindra point de dire en soi-même,
Retourne t'en vitement sans séjour
Là sus où est la lumière du jour:
Et retien bien fermement en mémoire
Tout ce qui est dedans cette ombre noir,
Pour le conter ci-après à ta femme.
Homere a dit plaisamment ce mot-là, au lieu de son Odyssee où il décrit les enfers, comme étant un conte propre à faire devant les femmes, à cause de la fiction, Ce sont doncques semblables choses que les Poètes feignent volontairement, mais il y en a d'autres en plus grand nombre, qu'ils ne feignent et ne controuvent pas, ains pource qu'ils les pensent et les craient eux-mêmes ainsi, ils nous attachent la fausseté, comme ayant Homere dit de Jupiter,
Deux sorts de mort il mit en la balance,
L'un d'Achilles, l'autre de la vaillance
Du preux Hector, lesquels il sous-pesa
Par le milieu: mais d'Hector plus pesa
Le sort fatal, tirant sa destinee
Vers la maison aux ombres assignée,
Ainsi Phoebus adonc l'abandonna.
Aeschylus a ajouté à cette fiction toute une Tragoedie entière, laquelle il a intitulée, <p 10v> Le pois ou la balance des âmes: faisant assister à l'un des bassins de la balance de Jupiter, d'un côté Thetis, et de l'autre côté l'Aurore, lesquelles prient pour leurs fils qui combattent: et néanmoins il n'est homme qui ne voie clairement, que c'est chose feinte, et fable controuvée par Homere, pour donner plaisir, et apporter ébahissement au lecteur. Mais ce passage,
C'est Jupiter qui meut toute la guerre,
Dont les humains sont travaillés sur terre. Et cettui-ci,
Dieu sourdre fait de la guerre achoison
Quand ruiner il veut une maison:
Tous tels propos sont par eux affermés selon la créance et l'opinion qu'ils ont: en quoi ils sement parmi nous, et nous communiquent l'erreur et l'ignorance, en laquelle ils sont touchant la nature des Dieux. Semblablement les étranges merveilles des enfers, et les décritions qu'ils en font, desquelles par paroles effroiables ils nous peignent et impriment des appréhensions et imaginations de fleuves brulans, de lieux horribles, de tourments épouventables: il n'y a personne qui n'entende bien qu'il y a bien de la fable et de la fiction en cela, ne plus ne moins qu'és viandes que l'on ordonne aux malades, il y a quant-et-quant beaucoup de la force des drogues medicinales. Car ni Homere, ni Pindare, ni Sophocles, n'ont point écrit ces choses des enfers, pensants qu'elles fussent ainsi:
Là où les rivières dormantes
De la nuit aux eaux croupissantes,
Rendent un brouillas infini
De tenebres en l'air bruny.
Et, Vers le rocher tout blanc sur le rivage
De l'Ocean dressèrent leur voyage.
Et, C'est le reflux de l'abisme profond;
Par où l'on va des enfers au noir fond.
Et quant à ceux qui redoutent la mort, ou qui la regrettent et lamentent, comme chose pitoyable, ou la privation de sepulture, comme chose misérable, en telles paroles,
Ne m'abandonne ainsi sans sepulture,
En t'en allant, sans pleurer ma mort dure.
Et, L'âme prenant hors du corps sa volée,
En soupirant aux enfers est allée,
Pour le regret de laisser en douleur,
Avant son temps, de jeunesse la fleur.
Et, Ne me tuez avant que je sois mûre,
Me contraignant d'aller faire demeure
Entre les morts, sous la terre pesante:
La lumière est à voir trop plus plaisante.
Toutes telles paroles (di-je) sont de personnes passionnées, et jà prevenues d'erreur d'opinion: pourtant nous émeuvent et troublent elles davantage, quand elles nous trouvent pleins de la passion et de la faiblesse de coeur, dont elles procèdent. Au moyen dequoi, il se faut de bonne heure pourvoir et preparer à l'encontre, ayants toujours cette sentence qui nous sonne aux aureilles, La poésie ne se soucie pas guères de dire vérité: et si y a plus, que la vérité de telles choses est très difficile à trouver et à comprendre, voire à ceux mêmes qui ne travaillent à autre besogne, qu'à chercher l'intelligence et la connaissance de ce qui est, ainsi comme eux-mêmes le confessent: auquel propos il servira d'avoir toujours en main ces vers d'Empedocles,
Il n'y a oeil d'homme qui le sût voir,
ni de l'ouïr aureille n'a pouvoir,
<p 11r> Et n'est esprit humain qui pût étendre
Son pensement jusques à le comprendre.
Et ceux-ci de Xenophanes,
Il ne sera, et n'a oncques été
Homme qui sût avec certaineté
Que c'est des Dieux, ni de tout l'univers,
Dequoi je vais discourant en mes vers.
Semblablement aussi les paroles de Socrates en Platon, s'excusant avec serment, qu'il ne sait et n'entend rien de ces choses-là : car par ce moyen les jeunes hommes ajouteront moins de foi au dire des poètes touchant cela, en l'inquisition dequoi ils verront que les Philosophes mêmes se perdent et s'éblouissent. Encore arrêterons nous davantage la créance du jeune homme, que nous voudrons mettre à la lecture des Poètes, quand premier que d'y entrer nous lui figurerons et décrirons, que c'est de la Poésie: en lui faisant entendre, que c'est un art d'imiter, et une science répondante à la peinture: et lui alléguant non seulement ce commun dire que est en la bouche de tout le monde, Que la Poésie est peinture parlante, et la peinture une Poésie muette: mais aussi lui enseignant, que quand nous voyons un lezard bien peint, ou un singe, ou la face d'un Thersites, nous y prenons plaisir, et le louons à merveilles, non comme chose belle de soi, ains bien contrefaite après le naturel: car ce qui est laid de soi, ne peut être beau: mais l'art de bien faire resembler soit chose belle, ou chose laide, est toujours estimée: et au contraire, qui voulant portraire un laid corps ferait une belle image, ne ferait chose ni bien séante, ni semblable. Il se trouve des peintres qui prennent plaisir à peindre des choses étranges et montrueuses, comme Timomachus, qui peignit en un tableau, comme Medee tua ses propres enfants: et Theon, comme Orestes tua sa mère: Parrasius, la fureur et rage simulée d'Ulysses: et Chaerephanes qui contrefeit des lascifs et impudiques embrassements d'hommes et de femmes. Esquels arguments, et semblables, par accoutumance de souvent lui recorder, il faut faire que le jeune homme entende, que l'on ne loue pas le fait en soi, du quel on voit la représentation, mais l'artifice de celui qui l'a pu si ingenieusement, et si parfaitement représenter au vif. Pareillement aussi pource que la poésie représente quelquefois par imitation, de méchants actes, des passions mauvaises, et des moeurs vicieuses et reprochables, il faut que le jeune homme sache, que ce que l'on admire en cela, et que l'on trouve singulier, il ne le doit pas recevoir comme véritable, ni l'approuver comme bon, ains le louer seulement comme bien convenable et bien approprié à la personne, et à la matière sujette: car tout ainsi comme il nous fâche et nous déplait quand nous oyons ou le grongnement d'un pourceau, ou le cri que fait une roue mal ointe, ou le sifflement des vents, ou le mugissement de la mer: mais si quelque bouffon et plaisant le sait bien contrefaire, comme Parmeno jadis contrefaisait le cochon, et un Theodorus les grandes roues à puiser de l'eau des puits, nous y prenons plaisir. Semblablement aussi fuyons nous une personne malade ou pourrie d'ulceres, comme chose hydeuse à voir, et néanmoins quand nous venons à voir le Philoctetes d'Aristophon, et la Jocasta de Silanion, où l'un est décrit, comme tombant par pièces, et l'autre comme rendant l'esprit, nous en recevons délectation grande: aussi le jeune homme lisant ce que Thersites un plaisant, ou Sisyphus un amoureux débaucheur de filles, ou Batrachus un maquereau, va disant ou faisant, soit instruit et averti de louer l'art et la suffisance de celui qui les a bien su naïvement représenter, mais au demeurant de blâmer et detester les actions et conditions qu'il représente: car il y a grande différence entre représenter bien, et représenter chose bonne: pource que le représenter bien, c'est à dire, naïvement et proprement ainsi qu'il appartient: or les choses déshonnêtes sont propres et convenables aux personnes <p 11v> déshonnêtes. Et comme les souliers du boiteux Demonides, qui avait les pieds bots, lesquels ayant perdus, il priait aux Dieux qu'ils fussent bons à celui qui les lui avait dérobés, ils étaient bien mauvais de soi, mais bons et propres pour lui: Aussi ce propos
Si violer la justice et le droit
Il est licite à l'homme en quelque endroit,
C'est pour regner qu'il le se doit permettre,
Au demeurant rien de mal ne commettre. Et ceux-ci,
cherche d'avoir d'homme droit le renom,
Mais les effets et justes oeuvres non:
Ains va faisant tout ce, dont tu verras
Que recevoir du profit tu pourras. Et ceux-ci,
Si ne la prends, je pers tout un talent,
Auquel son doire on dit équivalent:
Et puis est-il possible que je vive,
Ayant failli à telle lucrative?
Pourrai-je bien dormir, après avoir
Refusé tant d'argent à recevoir?
Mon âme étant hors de ce monde ôtée,
N'en sera elle aux enfers tormentée,
Comme ayant trop mauditement mêpris
Contre ce saint talent d'argent non pris?
Ce sont tous méchants propos, et faux, mais qui conviennent bien à un Etheocles, à un Ixion, et à un vieillard usurier. Si doncques nous advertissions les jeunes gents, que les Poètes n'écrivent pas telles choses, comme s'ils les louoyent et les approuvaient, mais que sachants bien que ce sont mauvais et méchants langages, il les attribuent aussi à de mauvaises et méchantes personnes: en ce faisant ils ne recevront aucunes pernicieuses impressions des poètes, ains au contraire la suspicion qu'ils prendront de la personne qui parlera, leur fera incontinent trouver mauvaise la parole et la sentence, comme étant faite ou dite par une méchante et vicieuse personne. A quoi servira d'exemple ce que fait Paris en Homere, qui s'enfuyant de la bataille s'en va coucher dedans le lit avec la belle Helene: car n'ayant le poète nulle part ailleurs introduit homme qui aille de plein jour coucher avec sa femme, il montre assez clairement, qu'il juge et répute telle incontinence reprochable et honteuse. En quoi il faut aussi bien prendre garde, si le poète même en donne point quelque demontration, qu'il tienne lui-même tels langages pour mauvais, ainsi comme a fait Menander au prologue de sa Comedie qu'il appelle Thais:
Muse dis moi qui est cet effrontée,
Belle non moins que fine et assettée,
A ces amants faisant dix mille torts,
Leur demandant, et les chassant dehors,
Ne leur portant à nul affection,
Et leur usant à tous de fiction?
Desquels avertissements Homere entre autres use très sagement: car il reprend et blâme ordinairement les mauvais propos, avant que de les faire dire: et au contraire, il loue et recommande les bons, en cette manière,
Lors il lui tint un propos doux et sage. Et ailleurs,
En s'approchant, d'un parler lui usa
Si gracieux, que son ire appaisa.
Et en reprenant le mauvaus avant le coup, il semble qu'il proteste par manière de dire, et qu'il dénonce que l'on s'en donne de garde, et que l'on ne s'y arrête point, non <p 12r> plus qu'à chose de mauvais et dangereux exemple: comme quand il veut décrire les grosses paroles que dit Agamemnon au prêtre d'Apollo, abusant irrévéremment de sa dignité, il met devant,
Cela au fils d'Atreus point ne pleut,
Ains de despit que son gros cueur en eut,
Il renvoya le prêtre malement.
Ce malement signifie, qu'il le renvoya traité outrageusement, temerairement et superbement, outre toute honnêteté du devoir. Aussi fait il prononcer à Achilles des paroles outrageuses et temeraires,
Ivrongne aux yeux éhontés comme un chien,
Au coeur de cerf qui de valeur n'a rien.
y adjousant et subjoignant un même jugement qu'aux autres,
Achilles dit, de rechef furieux,
Au fils d'Atreus propos injurieux,
N'étant encor point son ire assouvie.
Car il est vraisemblable que rien ne peut être beau ni honnête, qui soit di âprement et en colère. Ce qu'il observe non seulement aux paroles, mais aussi aux faits,
Ainsi parla, puis au corps dépouillé
Du preux Hector fit un acte fouillé,
De peu d'honneur, l'étendant sur sa face
Tout de son long, auprès du lit et place
Où Patroclus vivant soûlait coucher.
Il use aussi fort à propos d'autres répréhensions, après les choses passées, donnant lui-même sa sentence touchant ce qui s'est dit ou fait peu devant, comme, pour exemple, après la narration de l'adultère de Mars, il fait que les Dieux disent,
Ce n'est vertu que faire oeuvre illicite,
Car le boiteux attrape enfin le vite.
Et en un autre passage, après l'audace présomptueuse de Hector, et sa brave vanteterie il dit:
Le haut parler d'Hector en se vantant,
Alla Juno contre lui irritant.
Et touchant le couple de flèche que délâcha Pandarus,
Ainsi Pallas avec son saint langage,
Persuada son esprit trop volage.
Telles sentences doncques, et telles opinins des poètes, qui sont couchées en paroles expresses, sont aisées à discerner et connaître à qui y veut un peu prendre garde: mais encores donnent ils d'autres instructions par les faits, ainsi comme l'on dit, que Euripides répondit un jour à quelques-uns qui blâmaient Ixion, en l'appellant malheureux et maudit des Dieux: Aussi ne l'ai-je jamais laissé, ce leur dit-il, sortit hors de l'eschaffaud, que je ne l'aie attaché et cloué bras et jambes à une roue. Il est bien vrai, qu'en Homere, il n'y a point de telle manière de doctrine, en termes expres, mais qui voudra considérer un peu de près les fables et fictions qui sont les plus blâmées en lui, il y trouvera au dedans une très utile instruction et speculation couverte, combien que quelques-uns les tordants à force, et les tirants, comme l'on dit, par les cheveux, en expositions allégoriques (ainsi que nous les appellons maintenant, là où les anciens les nommaient soupçons) vont disant, que la fiction de l'adultère de Mars avec Venus signifie, que quand la planète de Mars vient à être conjointe avec celle de Venus en quelques nativités, elle rend les personnes enclines à adulteres: mais quand le Soleil vient à se lever là dessus, leurs adulteres sont sujets à être découvers et pris sur le fait. Quant à l'embellissement de <p 12v> Juno, et à la fiction du tissu qu'elle emprunta de Venus, ils veulent que cela signifie une purgation et purification de l'air qui se fait quand on approche du feu: comme si le poète lui-même ne donnait pas les solutions et expositions de telles doutes: car en la fable de l'adultère de Venus son intention n'est autre, que de donner à entendre, que la Musique lascive, les chansons dissolues, et les propos que l'on tient sur des mauvais arguments, rendent les moeurs des personnes désordonnées, leurs vies lubriques et efféminées, les hommes sujets à leur plaisir, aux délices, aux voluptés, et aux amours de folles femmes,
Souvent changer de lits delicieux,
De baings aussi, et d'habits précieux.
Pourtant fait-il qu'Ulysses commande au Musicien qui chantait sur la lyre:
Change propos, et dis en ta chanson
Du grand cheval de Troie la façon.
Nous donnant la-dessous un bon enseignement, qu'il faut que les Chantres, Musiciens, et Poètes prennent les arguments de leurs compositions des hommes sages et vertueux: et en la fiction de Juno il a très bien voulu montrer, que l'amour et la grâce que les femmes gagnent sur les hommes par charmes, sorcelleries et enchantemens, avec fraudes et tromperies, non seulement est chose de peu de durée, mal assurée, et dont l'homme se lasse, et se fâche bientôt, mais aussi qui se tourne le plus souvent en courroux et âpre inimitié, aussi tôt que la volupté en est passée: car il fait que Jupiter en ce lieu-là menasse ainsi Juno, et lui use de telles paroles,
Tu connaitras alors, que profité
Rien ne t'aura du lit la volupté,
Que me tirant à part hors l'assemblée
Des Dieux par dol tu as eue à l'emblée.
Car le récit et la représentation des oeuvres vicieuses, pourvu qu'à la fin elle rende à ceux qui les ont faites la honte, le déshonneur et le dommage qu'ils méritent, elle ne nuit point, ains plutôt profite aux écoutants: pource que les Philosophes usent d'exemples pris des histoires, pour admonester et instruire les lisants par choses qui réelement sont, ou qui ont été: mais les Poetes inventent et controuvent les choses par lesquelles ils nous veulent enseigner. Qui plus est, tout ainsi comme Melanthius, fut ou en jeu, ou à bon esciant, disait que l'état d'Athenes demeurait sur ses pieds, et se maintenait par la division qui était entre les Orateurs, à cause qu'ils ne panchaient pas tous d'un côté, et ainsi par le discord qui regnait entre ceux qui maniaient les affaires, il se faisait toujours quelque contrepois à l'encontre de ce qui était dommageable à la chose publique: aussi les contrarietés qui se trouvent entre les dits des poètes, ôtants réciproquement la foi les uns aux autres, empêchent que ce qu'il y a de dangereux et de nuisible ne soit de si grand pois. Quand donques en approchant telles sentences l'une de l'autre, il nous apparaitra qu'il y aura contradiction évidente, alors il faudra encliner et favoriser à la meilleure: comme,
Souvent, mon fils, les habitants des cieux
Font tresbucher les hommes soucieux. Au contraire,
Il n'y a rien, pour sa faute escuser,
Si à la main que les Dieux accuser. Et ceux-ci,
Prend ton plaisir à des biens amasser,
Non à savoir ou vertu prochasser. Au contraire,
C'est chose trop grossière, que d'avoir
Planté de biens, et rien plus ne savoir. Et ailleurs,
A. Qu'est il besoin pour les Dieux que tu meures?
B. Il est meilleur. faire service aux Dieux
<p 13r> Ne m'a jamais semblé laborieux.
Toutes telles diversités et contrarietés de sentences ont leurs solutions prêtes à la main, si (comme nous avons dit peu devant) nous adressons le jugement des jeunes gens à adherer à la meilleure. Mais quand il se trouvera quelque propos dit méchamment, et que la réponse n'y sera pas toute prompte pour le confondre sur le champ, il le faudra lors réfuter et condamner par autres sentences contraires que les mêmes poètes auront écrittes ailleurs, sans autrement s'en offenser ni courroucer à eux, ains estimer que ce sont propos dits par jeu, ou seulement pour représenter le naturel de quelque personnage. à l'encontre doncques des fictions qui sont en Homere, quand il fait que les Dieux se jettent les uns les autres du haut en bas, ou qu'ils sont blessés en bataille par les hommes, ou qu'ils tancent les uns aux autres, et qu'ils on debats ensemble, tu pourras sur le champ opposer, si tu veux, ce qu'il dit,
Tu pouvais bien, si tu eusses voulu,
Tenir propos qui eussent mieux valu.
Et certainement tu parles, et entends bien mieux les matières ailleurs en ces passages,
Les Dieux vivants sans travail à leur aise. Et en cet autre,
Les Dieux seuls ont joyé perpetuelle. Et ailleurs,
Les Dieux pour eux ont retenu liesse,
Et resigné aux hommes la tristesse.
Car ce sont-là les vraies et certaines opinions que l'on doit avoir des Dieux, et toutes ces autres fictions-là ont été controuvées seulement pour donner plaisir aux lisans. Au cas pareil là où Euripides en un lieu dit,
Les dieux puissants, trop plus que nous ne sommes,
Vont abusant nous autres pauvres hommes
Par plusieurs tours de ruse trompeuse.
Il y faudra ajouter ce qu'il dit trop mieux, et plus véritablement en un autre passage,
Si quelque mal les Dieux aux hommes font,
Certainement vrais Dieux plus ils ne sont.
Et comme ainsi soit que Pindare dise fort aigrement et vindicativement en un lieu,
Il faut tout tenter et faire,
Pour son ennemi défaire:
Il lui faut opposer, voire-mais tu dis toi-même en un autre passage,
Toujours d'une douceur traîtresse
La fin est pleine de détresse.
Et Sophocles dit en un lieu,
Le gain toujours est chose délectable,
quoi que n'en soit le moyen véritable.
Mais nous avons entendu de lui en un autre passage,
Jamais ne fut de bon fruit rapporteur
Un parler vain et langage menteur.
Et à l'encontre de ces propos qui se lisent touchant l'avoir et la richesse,
Richesse prend ce qui est accessible,
Et ce qui est du tout inaccessible.
Et, Possible n'est que de ses amours puisse
Jouïr le pauvre, encor qu'il en jouisse.
Au contraire,
Langue diserte est cause qu'un visage
Laid et hideux nous semble beau et sage.
On lui peut mettre à l'encontre plusieurs autres bonnes sentences de Sophocles même:
<p 13v> L'homme qui n'est de biens mondains fourny
Ne laisse pas d'être d'honneur garny. Et cette-ci,
Pour mendier, l'homme pis ne vaut mie,
pourvu qu'il ait sagesse et preudhommie. Et d'autres,
Dequoi sert tant de vertus acquérir,
vu que cela qui fait l'homme florir
En tout bon heur, la richesse opulente,
Vient de malice, et ruse fraudulente?
Menander aussi véritablement en quelque endroit a un peu trop haut-loué et exalté la concupiscence de volupté, mêmement pour ceux qui de nature sont chauds, âpres, et d'eux-mêmes sujets à l'amour:
Tout ce qui est en ce monde vivant,
Et la chaleur du Soleil recevant.
Commune à tous, il est, il a été,
Et sera serf toujours à volupté.
Mais toutefois ailleurs il nous en détourne, et nous retire fort à l'honnêteté, refrénant l'insolence de l'impudicité, quand il dit,
La volupté de déshonnête vie,
Toujours enfin de reproche est suivie.
Ces derniers propos sont à demi contraires aux premiers, mais bien sont-ils meilleurs et plus utiles: ainsi cet approchement de propos contraires, en les considérant ainsi l'un devant l'autre, fera l'un des deux effets, car ou il attirera les jeunes gens à ce qui sera la meilleur, ou pour le moins il ôtera et diminuera de la foi aux pires: mais si d'aventure les poètes ne baillent eux-mêmes les réponses et solutions à quelques propos étranges qu'ils diront, il ne sera pas mauvais de leur opposer les sentences contraires d'autres hommes illustres, pour les mettre à l'épreuve de la balance à l'encontre des meilleurs: comme, pour exemple, le poète Alexis émeut à l'aventure quelques-uns par ces vers,
Si l'homme est sage, il doit de tous côtés
Aller faisant amas de voluptés,
Dont il y a trois espèces notables
A conserver la vie profitables:
La première est, manger: et la deuxiéme,
Boire: Venus vient après la troisiéme:
Outre cela, toute fruition
D'aise se doit nommer accession.
Mais il leur faut à l'opposite ramener en mémoire ce que le sage Socrates soûlait dire, «Que les hommes vicieux vivent pour manger et pour boire, mais que les gents de bien boivent et mangent pour vivre:» et semblablement à l'encontre du poète qui dit,
Contre un méchant méchanceté est bonne:
commandant par manière de dire, que l'on se rende semblable aux méchants: on peut opposer cette notable réponse de Diogenes, lequel interrogé, «Comment on se pourrait le mieux venger de son ennemi,» répondit, «En se rendant soi-même homme de bien et d'honneur.» Et faut aussi user de la prudence de Diogenes à l'encontre de Sophocles, lequel a empli un million d'hommes de desespoir par ces vers qu'il a écrits touchant la religion et confrairie des mystères de Ceres,
O très heureux les enfants des Confrères,
Qui ayants vu les secrets des mystères
Vont aux enfers. Il n'y a que ceux-là
Qui puissent être en vie pardela:
<p 14r> Les autres tous devallants y endurent
De griefs tourments, qui sans fin toujours durent.
Diogenes ayant ouï ce propos, demanda tout haut, Qu'est-ce que tus dis? le larron Pataecion étant decedé, aura-il plus heureuse condition de son être après cette vie, que n'aura Epaminondas, seulement pource qu'il aura été de la religion et de la confrairie des mystères? Car à Timotheus en plein Theatre, où il chantait un sien poème qu'il avait composé à la louange de Diane, et l'appellait par les surnoms que les Poètes ont accoutumé de lui bailler, Furieuse, Insensée, enragée, forsennée: Cynesias répondit sur le champ tout hautement, Que puisses-tu avoir une fille qui soit telle. Aussi fut-ce bien gentillement répondu à Bion à l'encontre de ces vers de Theognis,
L'homme ne peut faire ne dire rien,
Quand pauvreté l'estraint en son lien,
Et a sa langue au palais attachée:
Comment doncques babilles-tu tant, vu que tu es pauvre, et nous romps la tête de ton caquet? aussi ne faut-il pas omettre les occasions des paroles et sentences adjacentes ou mêlées parmi les propos que nous connaitrons mériter d'être corrigés: mais tout ainsi que les médecins disent que la mouche Cantharide est bien un mortel poison, et toutefois que les ailes et les pieds ont force d'aider au contraire, et de dissoudre sa mortelle puissance: aussi és dits des poètes un seul nom, ou un seul verbe, mis auprès de ce que l'on a peur qui nuise, rendra bien souvent plus débile et plus faible sa force de tirer le lecteur à mal: au moyen dequoi il s'y faut attacher, et plus amplement déclarer la signifiance desdicts mots: comme, pour exemple, aucuns font en ces vers ici,
C'est l'ordinaire aux humains malheureux,
Tondre leur chef, et larmoyer sur eux. Et en ceux-ci,
Chetifs humains sont à misere nés,
Et à tous maux par les Dieux destinez.
Car le poète ne dit pas absolument aux humains que les Dieux ayent predestiné de vivre en douleur et malheur, mais il le dit aux fouls et ecervelés, lesquels étant ordinairement cauteleux et misérables pour leurs méchancetés, il a accoutumé d'appeler Deilous et Oïzyrous. [...] Il y a encore un autre moyen de divertir et détourner les intelligences des propos poétiques en bonne part, lesquels on pourrait autrement prendre en mauvaise, par l'interpretation de la signifiance, en laquelle ils ont accoutumé de prendre les mots: à quoi il vaut mieux exerciter les jeunes écoliers, que non pas à l'intelligence de certaines paroles obscures, que nous appellons glottas, pource que cela est plein de grand savoir, et de délectation, comme de savoir pourquoi ce mot Rigedane aux poètes signifie male mort, [...] c'est pour autant que les Macedoniens appellent la mort Danos: et les Aeoliens appellent la victoire que l'on gagne par patience et par continuation de persévérance, Cammonie: [...] les Dryopiens appellent les Dieux, Popi. [...] Cela est utile, et du tout nécessaire, si nous voulons recevoir utilité, non pas dommage, de la lecture des poètes, savoir comment et en quelle signification ils usent des noms des Dieux, et aussi des appellations, c'est à dire, dictions qui signifient biens et maux, et que c'est qu'ils entendent quand ils nomment Psychen, c'est à dire, l'âme: [...] et Moeran, c'est à dire la destinée, [...] et si ce sont termes qui ne se prennent qu'en une signification, ou en plusieurs, en leurs écrits, comme beaucoup d'autres. [...] Car ce mot Oicos signifie aucunefois la maison où l'on demeure, comme quand il dit,
En la maison au comble haut levé:
Aucunefois il signifie le bien, et le revenu, comme là où il dit,
<p 14v> Journellement ma maison on me mange.
[...] Et ce mot Bios, c'est à dire vie, aucunefois se prend pour vivre, comme en ce vers,
lui voulant mal Neptune, par envie,
Diminua la pointe de sa vie.
Et aucunefois il signifie les facultés et les biens,
Et ce pendant d'autres mangent ma vie.
[...] Ce terme aussi Halyin, il le prend aucunefois pour être fâché et ennuyé, comme quand il dit,
Ainsi parla, mais elle mal contente
Se départit, en son coeur fort dolente.
Quelquefois il signifie se réjouir et se glorifier,
Te glorifies-tu
Pour un belistre Irus avoir battu?
[...] Et Thoazin aucunefois signifie, se mouvoir impetueusement, comme quand Euripides dit,
De l'Ocean se mouvant la baléne.
et signifie aussi se seoir et se reposer, comme quand Sophocles dit,
Mes beaux amis, quelle est l'occasion
De cette votre étrange session?
Que veulent dire alentour de vos têtes
Rameaux de ceux qui viennent aux requètes?
C'est aussi fait dextrement, que d'accommoder la signification et l'usage des paroles aux choses qui se présentent, ainsi comme les Grammairiens enseignent, que les mots prennent diverse signifiance selon la diversité de la matière sujette: comme,
La nef petite entre les autres prise,
Mais en la grand' charge ta marchandise.
[...] Car ce mot Aenin en ces vers signifie Epaenin, c'est à dire, louer: mais louer en ce lieu-là vaut autant à dire comme, refuser ou rejeter: ne plus ne moins qu'en une commune façon de parler nous avons accoutumé de dire, Cela va bien, ou, bon prou lui face, quand nous ne voulons point de quelque chose, ou que nous ne l'acceptons point: aussi disent aucuns, que Proserpine pour cette cause a été appelée Epaenen, pource que c'est une Déesse qui est à rejeter. Laquelle différence et diversité de signification des vocables il convient observer premièrement és plus grandes choses, et qui sont de plus grande conséquence, comme és noms des Dieux: et pour ce commencerons nous à enseigner aux jeunes gens, que les poetes usent des noms des Dieux, entendants aucunefois leur essence même, et aucunefois les forces et puissances que ces Dieux-là donnent, ou ausquelles ils president, appellants ces deux choses par un seul même mot: comme, pour exemple, quand Archilochus faisant sa prière dit,
Sire Vulcain écoute ma demande,
En m'ottroyant ce que je te demande
A deux genoux: et me donne les biens
Que quand tu veux tu peux donner aux tiens.
il est tout évident qu'il invoque là le Dieu propre. Mais là où parlant du mari de sa soeur, qui avait été noyé en la mer, il dit qu'il eût porté plus patiemment sa calamité,
Si Vulcain eût son chef et corps aimé
Dedants ses beaux vêtements consumé:
il entend du feu, et non pas de l'essence du Dieu. Pareillement Euripides disant en son jurement,
<p 15r> Par Jupiter les astres régissant,
Et Mars de sang épandu rougissant,
il est bien certain qu'il parle des Dieux: mais quand Sophocles dit,
Mars est aveugle, Ô Dames, et sans yeux,
Rompant tout comme un sanglier furieux,
il faut entendra là de la guerre: ne plus ne moins qu'il le faut prendre pour le fer en ce lieu d'Homere,
Dont Mars tranchant au long du clair Scamandre
A maintenant le noir sang fait épandre.
Comme ainsi soit doncques, qu'il y a plusieurs termes et vocables doubles, ayants plusieurs diverses significations: il faut entendre et retenir, que par ces mots Dios et Zenos, qui signifient Jupiter, les Poètes entendent aucunefois le Dieu en son essence, et quelquefois la fortune, et quelquefois la fatale destinée: car quand ils disent,
O Jupiter regnant sur le mont Ide:
Et aillieurs,
O Jupiter qui est plus que toi sage?
ils parlent en ces lieux-là, et autres semblables, du Dieu: mais quand en discourant des causes des choses qui se font, il vient à les nommer en disant,
D'hommes vaillants elle jeta grand nombre,
Avant leur temps, en la tenebreuse ombre
Des creux enfers. le vouloir tel était
De Jupiter qui cela permettait.
en ce lieu-là il entend par Jupiter la fatale destinée. Car il n'est pas vraisemblable que le poète pensast, que Dieu autrement machinât du mal aux hommes, mais bien veut-il en passant donner à entendre, que la nécessité des choses humaines est telle, qu'il est fatalement predestiné à toutes villes, toutes armées, et tous Capitaines, s'ils sont bien sages, que leurs affaires aussi nécessairement prospereront, et qu'ils viendront enfin au dessus de leurs ennemis: mais si au contraire, se laissants aller à leurs passions, et tombants en erreurs, ils viennent à avoir des différents, et à entrer en querelles les uns contre les autres, comme firent ceux-ci, il est forcé qu'il en sourde tout trouble, tout désordre, et que finablement l'issue n'en vaille rien.
Conseils qui sont à mal faire obstinés,
A porter fruits tels sont predestinés.
Et toutefois quand Hesiode fait, que Prometheus conseille à Epimetheus son frère,
Ne reçoi dons que Jupiter t'envoye
Du ciel en terre, ainçois les lui renvoye:
il use là du nom de Jupiter voulant, signifier la puissance de fortune: car il appelle tous les biens de fortune dons de Jupiter, comme richesse, mariages, états, et tous autres biens exterieurs, dont la possession est inutile à ceux qui n'en savent pas bien user: et pourtant estimait-il que Epimetheus étant homme de nulle valeur, et sans entendement, devait craindre et eviter toutes telles prosperités de la fortune, comme voyant bien qu'il était pour en recevoir honte, perte et dommage, plutôt qu'autrement. Et semblablement quand il dit,
N'ayes le coeur de jamais à personne
La pauvreté reprocher que Dieu donne.
il appelle là manifestement, don de Dieu, une chose fortuite, n'estimant pas que ce soit reproche, que l'on doive mettre devant le nez à un homme, qu'il soit par cas de fortune pauvre: mais bien que la pauvreté qui procède de paresse, de lâcheté, di'oisiveté, ou bien de folle dépense, et de superfluité, soit reprochable et honteuse. Car n'ayants pas encore lors ce mot de Fortune en usage, et néanmoins connaissants <p 15v> déjà bien que la puissance de celle cause variante, inconstamment et incertainement ne se pouvait pas eviter par discours d'entendement humain, ils exposaient cela, et le déclaraient comme ils pouvaient par les noms des Dieux, ne plus ne moins que nous en commun langage appellons quelquefois des affaires, des meurs, et natures de personnes, des propos, et des hommes mêmes, célestes et divins. Voila un expédient et moyen pour soudre et corriger plusieurs sentences, qui semblent de prime face impertinemment et importunément dites de Jupiter, comme sont celles-ci,
Jupiter a sur le sueil de sa porte
Deux tonneaux pleins de l'une et l'autre sorte
De sorts, dont l'un est rempli des heureux,
L'autre contient ceux qui sont malheureux. Et cette-ci,
Le haut tonnant ne voulut pas conduire
A bonne fin leurs serments, mais pour nuire
Autant aux uns qu'aux autres, leurs transmît
Signes du ciel, dont en erreur les mit.
De là sourdit aux Troiens et aux Grecs
Le mal qui tant leur causa de regrets:
Pource qu'ainsi à Jupiter plaisait,
Qui tellement fourvoyer les faisait.
Car tout cela se doit entendre de la Destinée fatale, ou de la fortune, les causes desquelles sont incomprehensibles à notre entendement, et ne sont du tout point en notre puissance. Mais là où il y a chose conforme à la raison et à la semblance de vérité, là estimons nous que proprement il entende Dieu quand il nomme Jupiter, comme en ces passages-ici,
Par les squadrons des autres il allait,
Mais rencontrer Ajax il ne voulait,
Car Jupiter a en haine celui,
Lesquel s'attache à un plus fort que lui.
Et ailleurs,
Jupiter est des grands cas soucieux,
Mais les petits il laisse aux demi-Dieux.
Aussi faut-il avoir bien soigneusement l'oeil aux autres dictions, qui se tournent et transfèrent à signifier plusieurs choses diverses, et qui se prennent diversement par les Poètes, comme est entre autres ce mot Areté, c'est à dire, vertu: [...] car pource que non seulement elle rend les hommes sages, prudents, justes et bons, tant en faits qu'en dits, mais aussi ordinairement leur acquiert honneur, gloire et authorité: à cette cause ils appellent souvent Areté glorieuse renommée et puissance, ne plus ne moins qu'ils appellent Elaea, c'est à dire, l'olive, [...] et Phegos la fouïne, du même nom que les arbres qui les portent: [...] et pourtant quand le jeune homme trouvera en lisant les poètes ces passages,
Les Dieux ont mis la sueur au-devant
De la vertu.
Et, Lors les Gregeois rompirent par vertu
Des ennemis le squadron combattu.
Et, S'il faut mourir, honorable est la mort
Quand par vertu du monde ainsi l'on sort.
qu'il pense incontinent que cela est dit de la meilleure, plus excellente, et plus divine habitude qui puisse être en nous, laquelle nous entendons que ce soit droitture de raison et de jugement, le cime de nature raisonnable, et une disposition de l'âme <p 16r> consentant et s'accordant avec soi-même. Mais quand au contraire il viendra à lire ces autres lieux ici,
C'est Jupiter qui fait la vertu croître,
Comme il lui plaît, és hommes, et decroître. Et celui-ci,
Gloire & vertu vont après la richesse.
qu'il ne demeure pas pour cela ébloui d'ébahissement de l'heur des riches, et s'en emerveillant comme s'ils avaient incontinent avec leur richesse la vertu achetée à prix d'argent, ni ne se persuade pas qu'il soit en la puissance de Fortune, augmenter, ou raccourcir et diminuer sa prudence, ains estime que le Poète aura là usé du nom de vertu pour signifier honneur, authorité, prosperité, ou quelque autre chose semblable: ne plus ne moins que ce mot [...], c'est à dire, malice, se prend aucunefois par eux en sa propre signification, pour la mauvaistié ou méchanceté de l'âme, comme quand Hesiode écrit,
De la malice on en trouve à foison.
aucunefois il se prend pour quelque autre mal ou malheur, comme quand Homere dit,
Les hommes tous vieillissent en malice.
Car celui s'abuserait grandement qui se persuaderait, que les Poètes prissent béatitude et l'entendissent precisément, comme font les Philosophes pour une habitude parfaite, et une possession entière de tous biens, ou bien pour une perfection de vie coulante heureusement selon nature, pource que bien souvent ils en abusent, en appellant l'homme opulent en biens, heureux, et en nommant puissance, honneur, et authorité, béatitude et félicité. Homere a bien usé proprement de ces termes en ces vers,
Pour posseder une grande chevance
Je n'ai point plus au coeur d'éjouissance.
aussi fait Menander, quand il dit,
De tout avoir j'ai chez moi grande somme,
Et pour cela chacun riche me nomme,
Mais bienheureux pas un seul ne m'appelle.
Et Euripides fait un grand trouble, et une grande confusion, quand il dit ainsi,
jà ne me soit donnée vie heureuse,
Pour être aussi ensemble douloureuse. Et en autre lieu,
pourquoi vas-tu honorant tyrannie,
Qui est heureuse injustice et benie?
Si ce n'est que l'on prenne les termes par translation, en autre signifiance qu'en leur propre. Mais à tant c'est assez parlé de ce propos. Au reste il ne faut pas recorder une fois seulement, mais plusieurs, aux jeunes gens, et leur remettre souvent devant les yeux, que la Poésie ayant pour son propre sujet l'imitation, use d'ornement et d'enrichissement, en décrivant les choses qui se présentent à elle, et les moeurs et naturels des personnes, mais toutefois elle n'abandonne point la semblance de vérité, pource que l'imitation délecte le lisant, d'autant qu'elle tient du vraisemblable: et pourtant l'imitation qui ne veut pas de tout point se départir de la vérité, exprime les signes de vice et de vertu, qui sont mêlés parmi les actions, comme fait celle d'Homere, laquelle ne s'arrêtant aucunement aux étranges opinions des Stoïques, qui disent qu'il ne peut avoir rien qui soit de mal conjoint avec la vertu, ni aussi de bien avec le vice, ains que du tout, en tout, et par tout l'ignorant faut et pèche toujours, et au contraire aussi, que le sage fait toujours et en toutes choses bien. Car ce sont les opinions des Stoïques, que l'on dispute par les écoles: mais aux affaires de ce monde, et en la vie des hommes, ainsi que dit Euripides,
possible n'est que le mal de tout point
<p 16v> D'avec le bien, non mêlé, soit déjoint:
ains y a toujours mêlange de l'un avec l'autre. Mais sans vérité la poésie use fort de varieté et de diversité: car les diverses mutations sont celles, qui donnent aux fables la force de passionner les lisans, et qui font les étrange evenements, et contre l'opinion de ceux qui les lisent, en quoi consiste le plus grand ébahissement, et dont procède le plus de plaisir: au contraire, ce qui est simple et uniforme n'apporte point de passion, et n'y a point de fiction: d'où vient que les Poètes ne font jamais que mêmes hommes gagnent toujours, ne qu'ils soient toujours heureux, ne que toujours ils fassent bien: qui plus est, quand ils feignent que les Dieux mêmes s'entremettent des affaires des hommes, ils ne les font pas sans passion, ni exempts d'erreur et de faute, de peur que ce qui passionne, et qui tient suspendus en admiration les coeurs des hommes en la poésie, ne demeure oisif et amorti, s'il n'y avait aucun danger, ni aucun adversaire. Cela étant ainsi, menons le jeune homme à lire les oeuvres des poètes: non étant prevenu de telles opinions touchant ces grands et magnifiques noms-là des anciens, comme s'ils avaient été sages, justes et vertueux Rois en toute perfection, et par manière de dire, la règle de toute vertu et de toute droitture: car autrement, il en rapportera grand dommage, s'il y va avec cette opinion de trouver tout bon ce qu'ils diront, et de l'admirer, et non pas d'en haïr aucuns, et approuver celui qui blâme ceux qui font ou qui disent de telles choses:
O Jupiter, Apollo, et Minerve,
Que nul des Grecs sa vie ne préserve,
ni des Troiens: mais que nous échappions
La mort, afin que tous seuls nous sappions
Les hautes tours et murailles de Troie.
Et, j'ai entendu la voix très pitoyable
De cassandra la fille misérable
Au Roi Priam, que my femme traîtresse
Clytaemnestra, en cruelle détresse
A fait mourir, pour une jalousie
D'elle et de moi, dont elle était saisie.
Et, De me mêler avec la concubine
A mon vieil père, afin que la mastine
En eût après en haine le vieillard.
Ce qui je crus, et fus lâche paillard.
Et, Jupiter père, il n'y a Dieu aux cieux
Qui soit autant que toi pernicieux.
Le jeune homme ne s'accoutume point à jamais louer aucun propos semblable, ni n'aille point cherchant aucunes couvertures pour l'escuser, ni ne s'étudie point à inventer des déguisements colorés pour masquer des choses infâmes et vilaines, à fin de montrer la subtilité et vivacité de son esprit: mais plutôt, qu'il estime que la Poésie est une imitation d'hommes, de moeurs, et de vies non entièrement parfaites, ou du tout irrépréhensibles, ains mêlées de passions, de fausses opinions, et d'ignorance, mais qui bien souvent par la dextérité et bonté de leur nature se reviennent à ce qui est le meilleur. Quand le jeune homme se sera ainsi preparé, et aura ainsi informé et instruit son entendement, de manière que les choses bien faites et bien dites lui emouveront le coeur, et l'affectionneront, et au contraire, les mauvaises lui déplairont, et le fâcheront: cette instruction de son jugement fera, que sans aucun danger il pourra lire et ouïr toutes sortes de livres poétiques. Mais celui qui admire tout, qui s'apprivoise à tout, et qui a déjà le jugement asservi par la magnificence de ces grands noms heroïques, ne plus ne moins que ceux des disciples de <p 17r> Platon qui contrefaisaient les hautes espaules de leur maître; et le begueyement d'Aristote, ne se donnera garde qu'il se laissera trop aisément aller à des choses mauvaises. De l'autre côté aussi ne faut-il pas faire comme les superstitieux, qui quand ils sont en un temple, craignent effroieement tout, et adorent tout, ains faut hardiment prononcer autant ce qui est dit importunément et méchamment, que ce qui l'est bien et sagement. Comme, pour exemple, Achilles voyant les gens de guerre tous les jours tomber malades, se fâchant de voir la guerre aller ainsi en longueur, lui principalement qui avait si grand renom et si grande réputation en la guerre, assemble le conseil: mais davantage étant homme savant en la médecine, et voyant après le neufiéme jour, qui est critique, c'est à dire, auquel se fait la judication de la convalescence, ou de la mort, que ce n'était point une maladie ordinaire, ni contractée des causes accoutumées et communes, il se dresse en pieds pour parler, non pas au commun peuple, ains pour donner conseil au Roi, en disant,
Fils d'Atreus, il sera nécessaire
De retourner, ce crois-je, sans rien faire.
Il dit cela sagement et modestement, et lui seyait bien de le dire: mais là où le devin dit, qu'il redoute le courroux du plus puissant de tous les Grecs, Achilles lui répond alors, non plus sagement ni modestement, en jurant, que nul, tant comme il serait vivant, ne lui mettrait la main sur le collet: et y ajoutant davantage, non pas si tu disais Agamemnon même: montrant en cela un mêpris et va contemnement de celui qui avait l'auctorité souveraine: et passant encore outre en fureur de colère, il met la main à l'épée, en volonté de le tuer: ce qui n'eût été ni sagement, pour son honneur, ni utilement fait à lui: et puis s'en repentant soudain,
Dants le fourreau son épée il remît,
Minerve au coeur ce bon conseil lui mit.
En quoi il fit bien et honnêtement, que n'ayant peu de tout point retrancher sa colère, au moins la modera-il, et la retint sous l'obéissance de la raison, avant que de commettre aucun exces, auquel il n'y eut point eu de remede. Pareillement aussi Agamemnon, en ce qu'il fait et qu'il dit en l'assemblée du conseil, est digne de moquerie: mais en ce qu'il ordonne touchant Chryseïs, est plus vénérable, et maintient plus sa majesté Royale. Car Achilles, cependant que l'on lui enléve la belle Chryseïde,
Loin de ses gens se retirant à part,
S'en va pleurer chaudement à l'esquart.
Mais Agamemnon conduisant lui-même la sienne jusques dedans la navire, la livrant et la renvoyant à son père, celle que naguere il avait dit, qu'il l'aimait plus cherement qu'il ne faisait sa propre femme épousée, il ne fit rien indigne de lui, ne qui sentît son homme passionné d'amour. Et au contraire, Phoenix étant maudit par son père, à cause de sa concubine, dit ces propos,
Je fus en train d'aller tuer mon père,
Mais quelque Dieu refréna ma colère,
Me remontrant comme ma renommee
En demeurrait à jamais diffamee
Entre les Grecs, par lesquels interdit
Nommé serais parricide maudit.
Aristarchus ayant en horreur telle abomination, ôta ces vers en Homere. Mais ils ne sont pas mal à propos en ce lieu là, pource que Phoenix en cet endroit là enseigne à Achilles, comme la colère est une violente passion, et comme il n'est chose que les hommes n'osent commettre quand ils sont enflammés de courroux, quand ils ne veulent pas user de raison, ni croire ceux qui les adoucissent. Car il introduit Meleager qui se courrouce à ses citoyens, et puis après se rappaise, reprenant en cela <p 17v> et blâmant sagement les passions, mais louant aussi ceux qui ne s'y laissent point aller, ains y resistent, et les maîtrisent, et s'en repentent, comme étant chose honnête et utile. Il est vrai qu'en ces passages là, la différence est toute évidente et manifeste, mais là où il y a quelque obscurité et incertitude de la sentence et intelligence des propos, il faut arrêter le jeune homme en cet endroit là, et lui enseigner à faire une telle distinction: Si Nausicaa voyant Ulysses homme étranger, s'échauffa de la même passion qu'avait fait Calypso envers lui, comme celle qui ne demandait que son plaisir, étant déjà en âge de marier, et dit forâtrement ces paroles à ses chambrières,
Plût or à Dieu qu'un tel mari me vînt,
Et qu'avec moi volontiers il se tînt.
son audace et son incontinence est à reprendre: mais si par les propos d'Ulysses ayant aperçu qu'il était homme de bon sens et de bon entendement, elle souhaitte plutôt être mariée avec lui, qu'avec un de son pays qui ne sût que baller, ou voguer sur la mer, en ce cas elle serait digne de louer. Au cas pareil quand Penelopé devise gracieusement et courtoisement avec les poursuivants qui la demandaient en mariage, et que eux à l'encontre lui donnent des habillements, joyaux d'or, et autres ornemens à parer les Dames, Ulysses s'en réjouissant,
Il leur tirait des dons de dessous l'aile,
Et en prenait son plaisir avec elle:
s'il s'éjouissait de ce que sa femme recevait des dons, et qu'il prenait plaisir au gaing qu'il y avait, il surpassait en maquerellage le Polyager qui est tant moqué et picqué par les Poètes comiques,
Polyager a bon heur qui lui rit,
C'est pour autant que chez lui il nourrit
Du ciel la chèvre, et par son influence
Il reçoit biens mondains en affluence.
Mais s'il le faisait pource qu'il esperait par ce moyen les avoir mieux sous sa main, et moins se doutant de ce qu'il leur gardait, en ce cas-là son éjouissance et son assurance étaient fondées en raison. Semblablement aussi au denombrement qu'il fait des biens que les Phaeaciens avaient exposés avec lui sur le rivage, et puis avaient fait voile, si véritablement en telle solitude, et en telle incertitude de l'état où il se trouve, il a peur de son argent et de ses biens,
Q'ils ne s'en soient ainsi allés d'emblée,
Pour lui avoir aucune chose emblée:
il est, à l'aventure, plus digne de commiseration, que de detestation, pour avarice. Mais si, comme aucuns pensent, n'étant pas assuré qu'il fut en l'Île d'Ithace, il estime que la conservation de ses biens et de son argent soit une certaine preuve et demontration de la légalité et sainteté des Phaeaciens, pource que autrement ils ne l'eussent pas ainsi transporté en terre étrange sans y avoir profit, et ne l'eussent pas laissé là en s'en allant sans toucher à rien du sien, il n'use pas en cela de mauvais indice, et est sa providence en ce fait digne de louange. Il y en a bien quelques-uns qui blâment même cette exposition de lui sur le rivage, s'il est vrai qu'elle fut faite par les Phaeaciens lui dormant, et dit-on que les Thyrreniens en gardent ne sais quelle histoire, par laquelle il appert que Ulysses de sa nature aimait fort à dormir, et que pour cette cause, bien souvent on ne pouvait pas parler à lui: mais si le sommeil n'était pas véritable, et que ayant honte de renvoyer les Phaeaciens qui l'avaient amené, sans les festoyer chez lui, et leur faire des présents, et ne pouvant faire qu'il ne fut découvert et connu par ces ennemis, s'ils demeuraient avec lui, il usa de ce pretexte pour couvrir et celer sa perplexité de ne savoir comment il devait faire, <p 18r> en faisant semblant de dormir, en ce cas ils l'approuvent. En donnant doncques de tels avertissements aux enfants, nous ne les laisserons point tomber en corruption de moeurs, ains plutôt leurs imprimerons un zele et un désir des choses meilleures, en leur louant ainsi les bonnes, et blâmant les mauvaises. Ce que principalement il convient faire és Tragoedies, là où bien souvent il y a des propos affettés, et paroles fines et malicieuses sus des actes vilains et déshonnêtes car ce que dit Sophocles en un passage n'est pas universellement vrai,
On ne saurait parler honnêtement
De ce qui est fait déshonnêtement.
Car lui-même bien souvent en de mauvaises natures, et en faits reprochables, a accoutumé de les pallier avec certains propos riants et raisons apparentes: et son compagnon Euripides, tout de même. Ne voyons nous pas qu'il fait, que Phaedra accuse Theseus de son forfait d'elle-même, disant que c'est à cause de ses méchancetés qu'elle est devenue amoureuse d'Hippolytus: et si donne une semblable audace à Helene en la Tragoedie des Troades contre la Roine Hecuba, disant que c'était celle qui avait plutôt mérité d'être punie, pource qu'elle avait enfanté Alexandre Paris son adultère? Le jeune homme doncques ne doit point prendre coutume de trouver telles inventions galantes ni de bon esprit, et de rire à telle subtilités et telles arguties de devis, ains de haïr autant ou plus les paroles d'intempérance et de dissolution, que les faits mêmes. Parquoi en tous propos il sera toujours bon d'en rechercher la cause, ne plus ne moins que faisait Caton quand il était encore jeune enfant, car il faisait tout ce que son Paedagogue lui commandait, mais il lui demandait toujours la cause et la raison de chaque commandement: mais aux Poètes il ne faut pas croire tout, comme l'on ferait ou à des Paedagogues, ou à des Legislateurs, si la matière sujette n'est fondée en raison, et elle sera fondée en raison lors qu'elle sera bonne et honnête: mais si elle est méchante, alors elle devra sembler folle et vaine. Or y a il des gents qui demandent et recherchent âprement et curieusement que c'est qu'a voulu dire Hesiode en ce vers,
Ne mets le pot au dessus de la tasse. Et Homere en ceux-ci,
Le chevalier de son char demonté,
Qui sur celui d'autre sera monté,
Combattre avec la forte javeline.
Et des autres choses qui sont bien de plus grande conséquence, ils en reçoivent la créance légèrement, sans rien enquérir ni examiner, comme sont ces propos ici,
Qui sent son père ou sa mère coulpable
De quelque tare, ou faute reprochable,
Cela de coeur bas et petit le rend,
Combien qu'il eût de sa nature grand. Et celui-ci,
celui qui a la fortune adversaire,
doit abbaisser son courage haulsaire.
Et autres telles sentences, lesquelles touchent aux moeurs, et troublent la vie des hommes, leur imprimants de mauvaus jugements, et des opinions lâches, qui n'ont rien de l'homme magnanime, si ce n'est que nous nous accoutumions à leur contredire à chaque point, en cette manière: pourquoi est-il besoin, que celui qui a fortune contraire abbaisse son courage, et non plutôt qu'il s'éleve contre elle, et se maintienne haut, et non sujet à être rabbaissé ni ravallé par les accidents de la fortune? Et à quelle cause, pour être né d'un père fol ou vicieux, faut-il que j'aie le coeur abattu, si je suis homme de bien et sage? Est-il plus raisonnable, que l'ignorance et faute de mon père me tienne bas et n'osant lever la tête, que ma propre valeur et vertu me hausse le courage? Car celui qui resiste faisant de telles oppositions à l'encontre, <p 18v> et ne donne pas le flanc, par manière de dire, à tout propos, comme à tout vent, ains estime que cette sentence de Heraclitus soit sagement dite,
Un homme mol s'étonne de tout ce qu'il oit dire.
celui-là, dis-je, reboutera et rejettera plusieurs propos des Poètes, qui ne seront ni profitables ni véritables. Ces observations done feront, que le jeune homme pourra ouïr et lire sans danger les Poètes. Mais pour autant que ne plus ne moins qu'en la vigne le fruit bien souvent est caché dessous les pampres et les branches, de sorte que l'on ne le voit point, à cause qu'il est tout couvert: aussi en la diction poétique, et parmi les fables et fictions des Poètes, il y a beaucoup d'avertissements utiles et profitables, que le jeune homme ne peut apercevoir de lui-même, et néanmoins il ne faut pas qu'il s'en écarte, ains qu'il s'attache fermement aux matières qui peuvent servir à le dresser à la vertu, et qui peuvent lui former ses moeurs. Il ne sera pas mauvais de discourir un peu sur ce propos en peu de paroles, touchant sommairement les choses en passant, laissant les longues narrations, confirmations, et la multitude d'exemples à ceux qui écrivent plus à l'ôtentation. premièrement doncques, le jeune homme connaissant les bonnes moeurs, et bonnes natures des hommes, et les mauvaises aussi, qu'il prenne bien garde aux paroles et aux faits que le Poète leur attribue au plus près de ce qui leur est convenable, comme Achilles dit à Agamemnon, encore qu'il le dise en colère,
Jamais à toi pareille récompense
Je n'ai, non pas quand des Grecs la puissance
Un jour aura la grande Troie prise.
Mais Thersites tensant le même Agamemnon dit,
Du cuivre à force il y a en ta tente,
Mainte captive en beauté excellente,
Dequoi les Grecs un présent te feront
Premier de tous, quand pris Troie ils auront. Et derechef Achilles,
Si Jupiter tant nos voeux favorise,
Que par nous soit Troie la grande prise. Et Thersites,
Que prisonnier j'amenerai lié,
moi, ou des Grecs quelqu'un autre allié.
Semblablement en la revue de l'armée que fait Agamemnon, passant au long de toutes les bandes, il tance Diomedes, lequel ne lui répond rien,
Du Roi portant à la voix révérence.
Mais Sthenelus, dont il ne faisait point de compte, lui réplique,
Fils d'Atreus ne dis parole vaine,
vu que tu sais la vérité certaine:
Nous nous vantons de valoir beaucoup mieux,
Que n'ont jamais fait tous nos peres vieux.
La différence qu'il y a entre ces personnages bien remarquée instruira et enseignera le jeune homme, que c'est chose honnête, que d'être humble et modeste: et au contraire, l'advertira de fuïr l'orgueil et l'outrecuidance, et le parler hautainement de soi, comme chose mauvaise. Aussi sera-il expédient et utile d'observer en ce passage, ce que fait Agamemnon, car il passe outre Sthenelus, sans s'arrêter à parler à lui: mais il ne met pas ainsi à nonchaloir Ulysses qui s'était senti picqué,
Ainsi parla et lui rendit réponse,
Quand il connut que choler lui fronce
La face, et l'autre après lui répliqua.
Car de répondre à tout le monde, c'est à faire à un poursuivant qui fait la cour, et non pas à un Prince qui retient sa dignité: mais aussi de mêpriser tout le monde <p 19r> c'est fait en homme superbe et fol. Aussi fait très bien Diomedes, lequel étant repris et tancé par le Roi, se tait, en la bataille: mais après la bataille, il parle hardiment à lui,
Tu m'as des Grecs le premier assailli,
Me reprochant d'avoir le coeur failli.
Ce sera aussi bien fait d'entendre et observer la différence qu'il y a entre un homme prudent, et un devin, qui ne veut qu'apparaitre et se montrer: Car Calchas ne choisit point le temps opportun, et ne se soucia point de charger publiquement devant tout le monde le Roi Agamemnon, disant que c'était lui, et non autre, qui leur amenait la pestilence. Mais Nestor, au contraire, voulant mettre en avant le propos de reconciliation avec Achilles, de peur qu'il ne semblât qu'il voulût devant tout le peuple accuser le Roi d'avoir failli, et de s'être trop laissé transporter à sa colère, il l'admoneste,
Donne à disner aux Seigneurs de grand âge,
Venir t'en peut tout honneur sans dommage:
L'avis adonc de plusieurs tu prendras,
Et au meilleur sagement te tiendras.
Puis, après le souper, il envoye ses ambassadeurs. L'une de ces deux diverses façons de faire est, dextrement r'habiller une faute: l'autre est, injurieusement accuser et faire honte à un homme. davantage il faut aussi noter la diversité qu'il y a entre les nations, qui est de telle sorte. Les Troiens courrent sus à leurs ennemis avec grands cris et fierté grande, et les Grecs avec un silence, craignants leurs capitaines: car craindre ses capitaines et ses supérieurs lors que l'on vient aux mains avec l'ennemi, est signe de vaillance, et ensemble de bonne discipline militaire. D'où vient que Platon conseille d'accoutumer les hommes à craindre plutôt les répréhensions et les choses laides et vilaines, que non pas les travaux ni les dangers: et Caton disait, qu'il aimait mieux ceux qui rougissaient, que ceux qui pâlissaient. Et quant aux promesses, il y a aussi des marques propres pour reconnaître les sages d'avec les folles: car Dolon promet.
Tout à travers du camp je passerai,
Tant qu'à la nef d'Agamemnon sera.
Au contraire, Diomedes ne promet rien de soi, mais il dit qu'il aura moins de peur quand il sera envoyé avec un autre. C'est doncques chose honnête et digne d'hommes Grecs, que la prevoyance: mais c'est chose mauvaise et barbaresque, que la fiere temérité: pourtant faut-il imiter l'une, et rejeter l'autre arrière. Il y aura bien aussi quelque proffitable speculation, en observant ce qui advint aux Troiens et à Hector lors qu'il s'apprêta pour combattre d'homme à homme contre Ajax. Aeschylus étant un jour à regarder l'ébattement des jeux Isthmiques, l'un des combattants à l'escrime des poings ayant reçu un grand coup de poing sur le visage, l'assemblée s'en écria tout haut: et lui se prit à dire, «Voyez ce que fait l'accoutumance et l'exercitation: ceux qui regardent crient, et celui qui a reçu le coup ne dit mot:» Aussi le Poète disant, que les Grecs se réjouirent grandement quand ils vîrent venir Ajax sur les rangs bien armé à blanc, mais
Tous les Troiens tremblaient de froide peur,
Et Hector eut un battement de coeur,
Qui est-ce qui avec plaisir ne remarque cette différence? celui qui va pour combattre n'a que le coeur qui lui saute, comme s'il allait pour luicter seulement, ou pour gagner le prix d'une course: mais tout le corps tremble et très saut à ses gens qui le regardent, pour la peur qu'ils ont du danger de leur Roi, et pour la bonne affection <p 19v> qu'ils lui portent. Il faut aussi remarquer ici la différence qu'il y a entre le plus vaillant et le plus lâche de tous les Grecs: car quant à Thersites,
Il haïssait le preux Achilles fort,
Et voulait mal à Ulysses de mort.
Mais Ajax ayant toujours cherement aimé Achilles, porte encore témoignage de sa vaillance en parlant à Hector,
De ce combat d'homme à homme, la preuve
Te montrera quels champions on treuve
En l'ost Grec, outre Achilles parangon
De la prouesse, ayant coeur de lion.
Cela est une particulière louange d'Achilles: mais ce qui suit après est dit à la louange de tous universellement, non sans utilité,
Nous sommes tels, que pour tête te faire
On nous verra plusieurs en avant traire.
Car il ne se fait ni seul ni plus vaillant que les autres pour le combattre, ains dit qu'il y en a plusieurs autres suffisants pour lui faire tête. Cela doncques suffira quant à la diversité des personnes, si nous n'y voulons d'aventure ajouter encore cela davantage, qu'il y eût en cette guerre plusieurs Troiens qui furent pris prisonniers vifs, et des Grecs pas un: et que plusieurs d'iceux se sont abbaissés jusques à se jeter aux pieds de leurs ennemis, comme Adrastus, les enfants d'Antimachus, Lycaon, Hector lui-même, qui pria Achilles pour sa sepulture: mais des autres nul, comme étant chose barbare de s'humilier en bataille devant son ennemi, et le supplier: et au contraire valeur Grecque, de vaincre en combattant, ou bien, mourir vertueusement. Or tout ainsi comme és pâturages l'abeille cherche pour sa nourriture la fleur, la chèvre laffeuille verte, le pourceau la racine, et les autres bêtes la semence et le fruit: aussi en la lecture des poèmes l'un en cueille la fleur de l'histoire, l'autre s'attache à la beauté de la diction, et à l'élégance et douceur du langage, ainsi comme Aristophanes parle d'Euripide,
Car la rondeur de son parler me plaît.
Les autres se prennent à ce qui peut servir à former ls meurs, ausquels ce présent traité s'adresse. Ramenons leur doncques en mémoire, que celui qui aime les fables remarque bien ce qu'il y a de subtilement et ingenieusement inventé: et semblablement, que celui qui est studieux d'éloquence y note diligemment ce qu'il y a d'écrit purement et artificiellement: et par ainsi qu'il n'est pas raisonnable, que celui qui aime l'honneur et la vertu, et qui ne prend pas les poètes en main par manière de jeu et d'ébattement pour passer son temps, mais pour en tirer utile instruction, écoute négligemment et sans fruit les sentences que l'on y treuve, à la recommandation de la prouesse, de la tempérance, et de la justice: comme sont celles ci,
Diomedes d'où vient cette faiblesse,
Que nous mettons en oubli la prouesse?
Approche toi de moi pour faire tête.
En cet endroit reproche déshonnête
Ce nous serait, si en notre présence
Hector prenait nos vaisseaux sans défense.
Car de voir le plus sage, et le plus prudent Capitaine des Grecs au danger de mourir, et d'être perdu avec toute l'armée, redouter et craindre non la mort, mais la honte et le reproche, cela sans point de doute devra rendre le jeune homme grandement affectionné à la vertu. Et cette-ci,
Minerve avait plaisir tout évident <p 20r>
D'un homme juste et ensemble prudent.
Le Poète fait une telle conclusion, que la Déesse Pallas ne prend plaisir à un homme ni pour être beau de corps, ni pour être riche, ni pour être fort et robuste, mais seulement pour être sage et juste: et en un autre passage quand elle dit, qu'elle ne le délaisse ni ne l'abandonne point, pource qu'il était
Sage, rassis, prudent et avisé,
le Poète nous donne clairement à entendre, que cela signifie, qu'il n'y a en nous que la vertu seule qui soit divine, et aimée des Dieux, s'il est ainsi que naturellement chaque chose se réjouit de son semblable. Et pource qu'il semble que ce soit une grande perfection à un homme, comme à la vérité elle l'est, pouvoir maîtriser sa colère, c'est encore une plus grande vertu de prevenir et pourvoir à ce que l'on ne tombe point en colère, et que l'on ne s'en laisse point surprendre. Il faut aussi advertir les lisants de cela bien soigneusement, et non point en passant, comme Achilles qui de sa nature n'était point endurant ne patient, commande à Priam qu'il se taise, et qu'il ne l'irrite point, en cette manière,
Garde vieillard d'irriter ma colère,
Car de moi-même assez je délibére
De te livrer ton fils: et puis après,
J'en ai du ciel commandement expres.
Mais garde toi que je ne te dechasse
Hors de ma tente, et que je ne trêpasse
Ce que mandé m'a Jupiter bruyant,
quoi que venu tu sois en suppliant.
Et puis après avoir lavé et enseveli le corps d'Hector, lui-même le met dedans le chariot, devant que le père le vît ainsi déchiré qu'il était,
De peur qu'étant le père vieil atteinct
D'âpre douleur, son courroux il ne tint,
Voyant le corps de son fils dechiré,
Et que cela n'est encore empiré
Le coeur selon d'Achilles, tellement
Que sans avoir egard au mandement
De Jupiter, de sa tranchante épée
Soudain la tête il ne lui eût coupée.
Car se connaître sujet à soi courroucer, et de nature âpre et courageux, mais en eviter les occasions et s'en garder, en prevenant de loin avec la raison, de sorte que non pas même malgré soi il ne tombât en celle passion, cela est acte de merveilleuse providence. Ainsi faut-il, que celui qui se sent aimer le vin, face à l'encontre de l'ivrongnerie, et semblablement à l'encontre de l'amour celui qui se sent de nature amoureuse, comme Agesilaus ne voulut pas se laisser baiser par un beau jeune fils, qui s'approcha de lui pour cet effet: et Cyrus n'osa pas seulement voir Panthea: là où, au contraire, les fols et malappris vont euxmêmes amassant la matière pour enflammer leurs passions, et se precipitent volontairement eux-mêmes dedans les vices dont ils se sentent tarés, et ausquels ils sont le plus enclins. Au contraire Ulysses non seulement arrête et retient sa colère, mais qui plus est, sentant par les paroles de Telemachus qu'il était un peu âpre, et qu'il haïssait les méchants, il l'adoucit, et le prepare de longue main, lui commandant de ne remuer rien, ains avoir patience,
Si de mêpris ils me font demontrance
En ma maison, passe tout en souffrance
Patiemment, quelque tort qu'on me face <p 20v>
Devant tes yeux, voire si en la place
Ils me traînaient par les pieds attaché,
Ou s'ils avaient sur moi leur arc lasché,
Endure tout, le voyant, sans mot dire.
Car tout ainsi, que l'on ne bride pas les chevaux cependant qu'ils courent, mais devant qu'ils aient commencé leur course, aussi méne-l'on au combat ceux qui sont courageux et malaisés à tenir, après les avoir preparés et domptés premièrement avec la raison. Il ne faut pas non plus passer négligemment par-dessus les dictions, non que je vueille que l'on se joue, comme fait Cleanthes, car il se moque bien souvent, en faisant semblant d'interpreter ces vers,
Jupiter père au mont Ida regnant,
Et, [...].
Car il veut que l'on lise ces deux mots d'un tenant, comme si ce n'en était qu'un seul qui signifiât les exhalations qui se lévent de la terre. Chrysippus aussi en beaucoup d'endroits est froid et maigre, non pource qu'il se joue, mais pource qu'il veut subtilizer impertinemment en forçant la signifiance des mots: comme quand il veut, que [...] signifie aigu en dispute, et transcendant en force d'éloquence. Il sera donc meilleur laisser ces petites arguties-là aux grammairiens, et considérer de près d'autres observations, où il y a plus de vérisimilitude, et plus d'utilité,
Mon vouloir même y était tout contraire,
Car j'ai appris à bien vivre et bien faire. Et cette-ci,
Car il savait être à chacun affable.
Car en déclarant que la prouesse était chose que l'on peut apprendre, et montrant qu'il estime, que l'être affable aux hommes, et parler gracieusement à tout le monde, se fait par science, et avec discours de raison, il enhorte les hommes en ce faisant à n'être point nonchallants d'eux-mêmes, ains à travailler pour apprendre les choses honnêtes, et hanter ceux qui les enseignent, comme étant la couardise, la sottise et l'incivilité faute de savoir, et vraie ignorance. A cela s'accorde et convient fort proprement ce qu'il dit de Jupiter et de Neptune,
Ils sont tous deux de même sang issus,
Et d'un pays tous deux: mais le dessus
Jupiter a, pour être né devant,
Et qu'il est plus que son frère savant.
Car en ce disant il montre, que le savoir et la prudence sont qualités plus divines et plus royales: en quoi il met la plus grande excellence de Jupiter, comme estimant que toutes les autres bonnes parties suivent celle-là: aussi faut-il accoutumer le jeune homme à écouter d'une oreille non endormie ces autres sentences ici,
Jamais pour rien ne dira menterie,
Car il a trop la sagesse cherie.
Et, Antilochus qui as toujours été
Par ci-devant si sage réputé,
Qu'as-tu commis, puis que si peu tu vaux?
Tu m'as fait honte, et gâté mes chevaux.
Et, Glaucus comment as tu une parole
dite (étant tel) si superbe et si folle?
Certainement j'eusse dit, qu'en bon sens
Tu emportais le prix entre cinq cens.
comme voulant inferer, que les sages ne mentent jamais en leurs propos, et ne se montrent jamais lâches quand ce vient à un bon affaire, ni ne reprennent autrui sans raison. Et quand il dit aussi que Pandarus par sa follie se laissa induire à rompre <p 21r> les trêves, il montre assez qu'il estime, que l'homme sage ne commet jamais injustice. Autant leur en peut on semblablement enseigner touchant la continence, en s'arrêtant à considérer ces passages-ci,
Antea femme à Proetus amoureuse
De lui, était ardemment désireuse
D'être par lui en secret ambrassée,
Mais point ne peut induire ta pensée
Bellerophon, car sage tu étais,
Et rien que bon en ton coeur ne mettois.
Et, auparavant Clytaemnestra pudique
Faisait toujours refus d'acte impudique,
Car sagement alors se conduisait,
Et de bon sens en sa vie elle usait.
En ces passages nous voyons que le Poète attribue la cause de continence et de pudicité à la sagesse. Et és enhortemens que font les Capitaines à leurs soudars au fort de la bataille,
Où est la honte, Ô lâches Lyciens,
Où fuyez vous si vites comme chiens?
Et, Mettez chacun la honte et la justice
Devant vos yeux vengeresse de vice,
Car autrement certes un grand reproche
Et vitupere encontre vous s'approche.
Il semble qu'il fait les temperants et continens preux et vaillans, pource qu'ils ont honte des choses laides, et pour autant qu'ils peuvent surmonter les voluptés et soutenir les dangers: ce qui émeut aussi Timotheus à dire sagement en preschant les Grecs de bien faire, en son poème qui est intitulé, les Perses,
Honte par vous soit crainte et révérée,
Force de coeur par elle est acérée.
Aeschylus aussi met en ligne de sagesse, le non appeter d'être vu, ni passionné de convoitise de gloire, et se soublever par les louanges d'une commune, écrivant de Amphiaraus en cette sorte,
Il ne veut point sembler juste, mais l'être,
Aimant vertu en pensée profonde,
Dont nous voyons ordinairement naître
Sages conseils, où tout honneur abonde.
car se contenter de soi-même, et de sa façon de vivre quand elle est très bonne, c'est fait en homme sage, et de bon entendement. Comme ainsi soit doncques qu'ils réduisent toutes choses bonnes et honnêtes à la sagesse, cela demontre que toute espèce de vertu s'acquiert par discipline et apprentissage. Or l'abeille trouve naturellement és plus aigres fleurs, et parmi les plus âpres espines, le plus parfait miel, et le plus utile: aussi les enfants, s'ils sont bien nourris en la lecture des Poètes, en tireront toujours quelque bonne et profitable doctrine, mêmes des passages où il y a de plus mauvaises et plus importunes suspicions: comme en premier lieu, pour exemple, il semble que le Roi Agamemnon se rende fort suspect de concussion et d'avarice, d'avoir exempté d'aller à la guerre ce riche homme qui lui donna la jument Aetha,
De peur d'aller à Troie la venteuse,
Mais demeurer loin de guerre douteuse,
Chez soi en paix et toute volupté,
Car il avait de tous biens à planté.
mais toutefois il fit bien et sagement, comme dit Aristote, ayant préféré une bonne <p 21v> jument à un tel homme: car il ne vaut pas un chien, non pas certainement un âne, l'homme qui est ainsi lâche de coeur, et ainsi efféminé par délices et par abondance de richesses. Au cas pareil, il semble que Thetis fait très déshonnêtement d'inciter son fils Achilles aux voluptés, et lui ramentevoir les plaisirs de ses amours: mais encore là peut on en passant considère la continence d'Achilles, que combien qu'il fut amoureux de Briseïde, étant retournée devers lui, et sachant que la fin de sa vie était prochaine, néanmoins il ne se haste point, ni ne convoite point de jouir ce pendant tant qu'il pourra de ses plaisirs, ni ne porte point le dueil de la mort de son ami en oisiveté, comme fait le commun des hommes, en omettant les choses que requérait son devoir, ains s'abstient de volupté pour le regret et la douleur qu'il en sentait, et néanmoins ce pendant ne laisse pas de mettre la main à l'oeuvre, et d'aller à la guerre. Semblablement Archilochus n'est pas estimé de ce, qu'étant triste et déplaisant pour la mort du mari de sa soeur, lequel avait été noyé en la mer, il veut combattre et vaincre sa douleur par boire et faire bonne chère: mais néanmoins il allégue une cause là où il y a quelque apparence de raison, car il dit,
Pour lamenter, son mal ne guerirai,
ni pour jouer ne l'empireray.
Car si celui-là à bon droit disait, qu'il n'empirerait rien pour jouer, faire banquets, et se donner du plaisir, comment gâterions nous quelque chose en nos affaires, pour philosopher, ou pour vaquer au gouvernement de la chose publique, ou pour aller au palais, ou pour hanter l'Academie, ou pour nous mêler du labourage? Au moyen dequoi, les corrections soudaines d'aucunes sentences poétiques qui se font en changeant quelques mots, ne sont pas mauvaises, desquelles ont usé Cleanthes et Antisthenes. Car l'un comme les Atheniens un jour se fussent fort scandalisés et mutinés en plein Theatre à raison de ce vers,
Qu'y a il laid sinon ce qui le semble?
les appaisa sur le champ en leur jetant à l'encontre cet autre vers,
Le laid est laid, quoi qu'il le semble ou non.
Et Cleanthes réforma ce vers parlant de la richesse,
A ses amis donner, et puis dépenser
Pour la santé au corps malade rendre. En le récrivant ainsi,
A des putains donner, et puis dépenser
Pour un malade encore empiré rendre.
Et Zenon aussi corrigeant ces vers de Sophocles,
Chez un tyran qui entre, il y devient
Serf, quoi que libre il soit quand il y vient: les récrivit ainsi,
Qui entre chez un tyran ne devient
Son serf, s'il est libre quand il y vient.
par l'homme libre il entend celui qui n'est point timide, ains magnanime, et qui n'a point le coeur-aisé à ravaler. Qui empêchera donc, que nous ne puissions aussi retirer les jeunes gens du pis au mieux, en usant de semblables emendations?
Ce qui est plus à l'homme souhaitable,
Est quand le trait de son soin délectable
Chet à l'endroit où plus il le demande. Mais plutôt,
Ce qui est plus à l'homme souhaitable,
Est quand le trait de son soin profitable
Chet à l'endroit duquel plus il amende.
Car appeter ce qui ne se doit pas vouloir, et l'obtenir et avoir, est chose misérable, et non pas souhaitable. Et,
Pas engendré ne t'a le père tien
<p 22r> Pour en ce monde avoir, sans mal, tout bien:
Il faut sentir aucunefois liesse,
Et quelquefois aussi de la tristesse.
Mais bien, dirons nous, faut-il sentir liesse, et avoir contentement, quand on peut avoir moyennement ce qui est nécessaire, pource que
Pas engendré ne t'a le père tien
Pour en ce monde avoir, sans mal, tout bien. Et cet autre,
Lás, c'est un mal envoyé des hauts Dieux,
Quand l'homme sait et voit devant ses yeux
Le bien, et fait néanmoins le contraire.
Mais bien est ce une faute brutale, desraisonnable, et misérable avec, que savoir et connaître ce qui est le meilleur, et néanmoins se laisser aller au pire par lâcheté de coeur, par paresse, ou par incontinence.
Les moeurs, non pas le parler, persuadent.
Mais bien sont-ce les moeurs et la parole ensemble qui persuadent, ou les moeurs par le moyen du parler, comme le cheval se manie avec la bride, et le pilote régit sa navire avec le timon: car la vertu n'a point de si gracieux ne si familier instrument, que la parole.
L'Affection tienne à aimer est-elle
Encline au mâle, ou plus à la femelle? réponse,
Où beauté est, ambidextre je suis.
Il valait mieux dire, Où continence est, l'homme est ambidextre véritablement, et n'encline ni en une part ni en l'autre: et au contraire, celui qui par la volupté et beauté est tiré tantôt ci tantôt là, est gaucher, inconstant et incontinent.
connaître Dieu l'homme prudent espeure. Mais plutôt,
connaître Dieu l'homme prudent assure.
Et au contraire il n'espeure sinon les fols, les ingrats, et qui n'ont point de jugement, pour autant qu'ils ont suspecte et qu'ils craignent la cause et le principe de tout bien, comme s'il nuisait et s'il faisait mal. Voila la manière comment l'on peut user de correction. Il y a une autre sorte d'amplification, quand on étend la sentence plus que les paroles ne portent: comme nous a bien enseigné Chrysippus qu'il faut transporter et appliquer une sentence qui sera utile, à autres espèces semblables, comme,
Jamais un boeuf même ne se perdrait,
Quand le voisin homme de bien voudrait.
Autant en faut-il entendre d'un chien, d'un âne, et de tous autres animaux, qui se peuvent perdre, et perir. Semblablement là où Euripide dit,
Qui est le serf qui n'a crainte de mort?
il faut penser qu'il en a autant voulu dire et du travail et de la maladie. Car tout ainsi comme les médecins trouvants une drogue convenable et propre à quelque certaine maladie, et par là connaissants sa force et vertu naturelle, la transfèrent puis après, et en usent à toute autre maladie qui a quelque chose de conforme et semblable à celle-là: aussi une sentence qui peut être commune, et dont l'utilité se peut appliquer à plusieurs diverses matières, il ne la faut pas laisser attacher et approprier à un tout seul sujet, ains la remuer et accommoder à toutes les choses qui seront semblables, en accoutumant les jeunes gens à pouvoir soudainement connaître celle communication, et à transferer promptement ce qu'il y a de propre, les exercitants et duisants par plusieurs exemples à être prompts à le remarquer, afin que quand ils viendront à lire en Menander ce verset,
Heureux qui a biens et entendement,
ils estiment, que cela est autant dit de l'honneur, de l'authorité, et de l'éloquence. <p 22v> Et la répréhension que fait Ulysses à Achilles lors qu'il était oisif entre des filles en l'Île de Scyros,
toi qui es fils du plus vaillant guerrier
Qui ceignit onc épée ne baudrier
En toute Grèce, à filer la filace
Esteindras tu la gloire de ta race?
Cela même se peut dire à un homme dissolu en voluptés, à un avaricieux, et à un nonchaland et paresseux, et à un ignorant. Tu ivrongnes étant fils du plus homme de bien de la Grèce: ou, tu joues au dés, ou aux cailles: ou, tu exerces un métier vil, tu prêtes à usure, n'ayant point le coeur assis en bon lieu, ni digne de la noblesse dont tu es issu.
Ne va disant, Pluto dieu de chevance,
Je ne saurais adorer la puissance
D'un dieu que peut le plus méchant du monde
Facilement acquérir.
Autant doncques en peut on dire de la gloire, de la beauté corporelle, d'un manteau de capitaine général, et d'une mytre de prêtre que nous voyons des plus méchants hommes du monde aucunefois obtenir.
Les enfants sont fort laids de couardise:
aussi sont ils certes d'intempérance, de superstition, d'envie, et de tous les autres vices et maladies de l'âme. Et ayant Homere très bien dit,
lâche Paris de visage très beau: Et semblablement,
Hector ayant le visage très beau:
il donne secrètement à entendre, que c'est chose qui tourne à blâme, et à déshonneur à celui qui n'a rien de meilleur que la beauté de la face: il faut appliquer cette répréhension à choses pareilles pour retrancher un peu les éles à ceux qui s'élevent et se glorifient pour choses de nulle valeur, enseignant aux jeunes hommes, que ce sont reproches que telles louanges, comme quand on dit excellent en richesse, excellent à tenir bonne table ou en serviteurs, ou en montures, et encores y pouvons nous bien ajouter, pour parler continuellement: car il faut chercher l'excellence et la préférence par-dessus les autres és choses honnêtes, et à être le premier et le plus grand és choses grandes: car la réputation provenant des choses basses et petites n'est point honorable, ni ne sent point son homme de bon coeur. cet exemple dernier que nous avons allégué, me fait souvenir de considérer de plus près les blâmes et les louanges qui sont principalement és poèmes d'Homere, car ils nous donnent une bien expresse instruction de n'estimer pas beaucoup les choses corporelles, ni celles qui dependent de la fortune: car premièrement és titres qu'ils se donnent en s'entresaluant, ou en s'entre appellant, ils ne se nomment point ni beaux, ni riches, ni robustes, ains usent de telles louanges,
Esprit divin, sage et ingenieux
Ulysses fils de Laërtes le vieux.
Et, Fils de Priam Hector qui en sagesse
De Jupiter égales la hautesse.
Et, Achilles fils de Peleus, lumière
De tous les Grecs, et la gloire première.
Et, O patroclus que tant le mien coeur aime!
Et à l'opposite, quand ils veulent aussi injurier quelqu'un, ils ne s'attachent point aux marques exterieures du corps, ni aux choses casuelles de la fortune, ains touchent les fautes et vices de l'âme, qu'ils blâment:
Homme éhonté, comme un chien sans vergongne,
<p 23r> Qui as le cueur d'un cerf, couard, ivrongne.
Et, Injurieux Ajax, qui es le pire
Des détracteurs, et ne vaux qu'à médire.
Et, présomptueux Idomeneus cesse
D'être arrogant, et haut parler sans cesse.
Et, Ajax hautain et superbe en paroles,
Qui en dis tant de vaines et de folles.
Bref, Ulysses voulant injurier Thersites, ne l'appelle point boiteux, ni bossu, ni chauve, ni tête pointue, ains lui reproche, qu'il est babillard, indiscret: et au contraire, la mère de Vulcain en le caressant lui dit,
Viença mon fils, vien mon pauvre boiteux.
Ainsi appert-il, que Homere se moque de ceux qui ont honte d'être boiteux ou aveugles, et qu'il estimait n'être point répréhensible ce qui n'est point déshonnête, ni déshonnête ce qui ne vient point de nous, ni par nous, mais qui procède de la fortune. Parquoi ces deux grandes utilités demeurent à ceux qui sont exercités à ouïr, et à lire les poètes: l'une c'est, qu'ils en deviennent plus modestes, apprenants à ne reprocher odieusement ni follement à personne sa fortune: l'autre est, qu'ils en sont plus magnanimes, apprenants à ne fléchir point à la fortune, et à ne se troubler point pour quelque meschef qui leur advienne, ains à porter doucement et patiemment les moqueries, traits de piqueure et risées que l'on leur en pourrait bailler, ayants toujours en mémoire prompte à la main ces vers de Philemon,
Rien n'est plus doux que se souffrir moquer
Patiemment, et ne point s'en piquer.
toutefois s'il y a aucun de tels moqueurs qui mérite que l'on le repique, il se faut attacher à ses vices et à ses fautes, ne plus ne moins que Adrastus Tragique répliqua à Alcmaeon, qui lui reprochait,
Alcm. Frère germain tu es d'une méchante,
Qui son mari tua de main sanglante.
Adrast. Mais toi tu as, parricide inhumain,
Ta mère propre occise de ta main.
Car ainsi comme ceux qui fouettent les habillements, ne touchent point aux corps: aussi ceux qui reprochent quelque infortune ou quelque tache ou défaut de la race à leur ennemi, adressent leur coup vainement et follement aux choses exterieures, et cependant ne touchent point à l'âme, et aux choses qui véritablement méritent d'être reprises, corrigées, et blâmées. Ausurplus ainsi comme ci dessus nous avons donné un enseignement, de mettre à l'encontre des mauvais propos et dangereuses paroles qui se rencontrent aucunefois és livres des poètes, les graves et bonnes sentences des grands et renommés personnages, tant en savoir, comme en gouvernement, pour divertir et empêcher que l'on n'ajoute soi à tels dits poétiques: aussi les propos que nous trouverons en eux bons, et honnêtes, et utiles, ils les faudra encore confirmer et fortifier par témoignages, et par demontrations tirées de la philosophie, en attribuant l'invention première de tels propos aux philosophes. Car c'est chose juste et profitable, que la foi soit ainsi fortifiée et authorisée, quand aux poésies qui se récitent sur l'eschafaud en un théâtre, ou qui se chantent sur la lyre, et que l'on fait apprendre aux enfants en une école, les Devises de Pythagoras s'accordent, et les enseignements de Platon, ou les Preceptes de Chilon, et que les Règles de Bias tendent à une même sentence, que ce que l'on fait lire aux jeunes enfants: au moyen dequoi, il ne faut pas leur dire en passant seulement, mais leur déclarer par le menu bien diligemment, qu'en ces passages,
Tu n'as mon fils été né sur la terre
<p 23v> Pour manier armes et faire guerre:
Mais va plutôt, tant que seras vivant,
Le fait d'amour et des noces suivant,
Et, Jupiter même a en haine celui,
Lequel s'attache à un plus fort que lui:
cela n'est point différent de ce precepte, Connais toi-même, ains tend à une même sentence: ne plus ne moins que ces sentences ici,
Fols sont ceux-là qui n'entendent au bout,
Combien plus est la moytié que le tout:
Mauvais conseil ne nuyt tant à personne,
Qu'il fait toujours à celui qui le donne:
tendent à même intelligence que font les discours de Platon en ses livres de Gorgias, et de la chose publique, c'est à savoir, qu'il est plus dangereux faire injustice que non pas la souffrir: et plus dommageable mal faire, que mal recevoir. Semblablement aussi faudra-il ajouter à ce dire d'Aeschylus,
Aies bon coeur, peine demesuree
Extremement, n'est de longue durée:
que c'est cela même qui tant est répété és livres d'Epicurus, et tant loué par ses sectateurs, que les grands travaux expédient et dépêchent promptement l'homme, et que les longs ne sont pas grands. De laquelle sentence Aeschylus a bien évidemment exprimé une partie, et l'autre lui est si adjacente, qu'elle est aisée à entendre: car si le grand et véhément travail ne dure pas, adonc celui qui dure n'est pas grand, ne difficile à supporter.
Vois-tu comment le haut tonnant précéde
Tous autres Dieux, et qu'à nul il ne cède,
Pource qu'en lui n'y a de menterie,
ni d'orgueil point, ni point de moquerie
Et de sot ris, et que seul point n'essaye
Jamais que c'est que de volupté gaie?
Ces vers de Thespis ne disent-ils pas une même chose que fait ce propos de Platon, La divinité est située loin de douleur et de volupté?
De la vertu seule procède gloire
vraie, et qui point ne sera transitoire:
Mais la richesse avec ceux même hante
Qui sont de moeurs et de vie méchante.
Ces carmes de Bacchilides, et ces autres ci semblables d'Euripides,
On doit avoir sur tout en révérence,
A mon avis, la sage tempérance,
Qui n'est jamais qu'avec les gens de bien. Et ceux-ci,
Efforcez vous d'avoir vertu la belle,
Pource que si vous acquérez sans elle
Des biens mondains, vous semblerez heureux,
Mais ce pendant vous serez malheureux.
ne contiennent-ils pas la preuve et la demontration de ce que disent les Philosophes touchant la richesse et les biens exterieurs, qu'ils sont inutiles, et ne portent aucun profit sans la vertu à ceux qui les possedent? Car le conjoindre ainsi et accommoder les passages des Poètes aux preceptes et arrêts des Philosophes, tire la poésie hors des fables, et lui ôte le masque, et donne efficace de persuader et profit à bon escient aux sentences utilement dites, et davantage ouvre l'esprit d'un jeune garçon, et l'encline aux discours et raisons de la Philosophie, en prenant déjà quelque <p 24r> goût, et en ayant ouï jà parler, non point y venant sans jugement, encore tout rempli de folles opinions qu'il aura toute sa vie ouïes de sa mère, ou de sa nourrice, et quelquefois aussi de son père, voire de son paedagogue: ausquels il aura ouï réputer très heureux, et, par manière de dire, adorer les riches hommes, et redouter effroiablement la mort avec horreur, ou le travail: et au contraire, estimer la vertu chose non désirable, et n'en faire compte, non plus que de rien, sans avoir des biens de ce monde, et sans authorité. Car quand les jeunes gens viennent de prime face à entendre les decisions et raisons des Philosophes toutes contraires à ces opinions-là, ils en demeurent tous étonnés, troublés et effarouchés, ne les pouvants recevoir ni endurer: non plus que ceux qui ont longuement demeuré en tenebres ne peuvent soudainement supporter ni endurer la lumière des rayons du Soleil, s'ils ne sont premièrement accoutumés petit à petit à quelque clarté bâtarde, dont la lueur soit moins vive, tant qu'ils la puissent regarder sans douleur: ainsi les faut-il peu à peu accoutumer du commencement à une vérité, qui soit un peu mêlée de fables. Car quand ils auront ouï premièrement, ou lu és livres des poètes ces sentences,
pleurer convient celui qui sort du ventre,
Pour tant de maux auquel naissant il entre,
Et convoyer au sepulchre le mort,
Qui des travaux de cette vie sort,
En faisant tous signes d'aise et de joie,
Et benissant de son départ la voie.
Et, Pain pour manger et eau pour boire, en somme,
Sont seulement nécessaires à l'homme.
Et, O tyrannie aimée des barbares!
Et, Le bien supréme, et le comble de l'heur
Des humains est sentir moins de douleur.
ils se troubleront et se fâcheront moins quand ils entendront dire chez les Philosophes, Que nous ne nous devons point soucier de la mort, Que nature a mis une borne aux richesses, Que la béatitude et le souverain bien de l'homme ne gît point en quantité grande d'argent, ni en maniement de grands affaires, ni en magistrats et en credit et authorité: ains en ne sentir point de douleur, en avoir les passions adoucies, et en une disposition de l'âme suivant en toutes choses ce qui est selon nature. Pour cette raison, et pour toutes celles que nous avons par avant alléguées et déduittes, le jeune homme a besoin d'être bien guidé en la lecture des poètes, afin que la poésie ne l'envoye point mal edifié mais plutôt preparé et rendu ami et familier à l'étude de philosophie.

III. Comment il faut ouïr. Ce sont preceptes que doivent observer ceux qui vont ouïr les leçons, harangues, et disputes publiques, pour savoir comment ils s'y doivent comporter. <p 24v> JE t'envoye, ami Nicander, un petit traité que j'ai recueilli et composé, Comment il faut ouïr: afin que tu saches écouter celui qui te suadera et remontrera par bonne raison, maintenant que tu es hors de la sujétion des maîtres qui te soûlaient commander, étant, par manière de dire, sorti hors de page, et ayant pris la robe virile: car cette licence effrenée de n'être sujet à personne, que les jeunes gens, à faute de bien entendre, appellent et estiment faussement liberté, les soumet à de plus rudes et de plus âpres maîtres, que n'étaient les precepteurs et les paedagogues qu'ils soûlaient avoir en leur enfance, c'est à savoir leurs cupidités et appétits désordonnés, qui sont lors comme déliés et déchainés. Et tout ainsi comme Herodote dit, que les femmes en dépouillant leur chemise dépouillent aussi la honte: aussi y a-il des jeunes gens qui en laissant la robe peurile, laissent quant et quant la crainte et la honte: et dévêtant l'habit qui les tenait en bonne et honnête contenance, ils se remplissent incontinent de toute dissolution. Mais toi qui as souvent entendu que c'est une même chose, suivre Dieu et obéir à la raison, dois estimer que le sortir hors d'enfance, et entrer au rang des hommes, n'est point une délivrance de sujétion, ains seulement une mutation de commandant: pource que la vie, au lieu d'un maître mercenaire loué ou bien acheté à prix d'argent, qui nous soûlait gouverner en notre enfance, prend alors une guide divine, qui est la raison, à laquelle ceux qui obéissent, doivent être réputés seuls francs et libres: car ceux-là seuls ayants appris à vouloir ce qu'il faut, vivent comme ils veulent, là où és actions et affections désordonnées, et non régies par la raison, la franchise de la volonté y est petite, faible, et débile, mêlée de beaucoup de repentance. Mais ainsi comme entre les nouveaux bourgeois, qui sont enrollés de nouveau pour jouir des droits et privileges de bourgeosie de quelque cité, ceux qui y sont étrangers, ou qui y viennent de loin habiter, blâment, reprennent, et trouvent mauvais la plupart de ce qui s'y fait: là où ceux qui y étaient habitants avant qu'en être faits bourgeois, ayants été nourris, et étant tous accoutumés aux lois et coutumes du pais, ne reçoivent point mal en gré les charges qui leur sont imposées, ains les prennent en patience: aussi faut-il que le jeune homme long temps durant soit à demi nourri en la philosophie, et accoutumé dés le commencement à mêler tout ce qu'il apprend, et tout ce qu'il oit avec propos de la philosophie, pour venir puis après déjà tout apprivoisé, et tout dompté, à l'étude d'icelle à bon escient, laquelle seule peut accoutrer et revêtir les jeunes gens d'un véritablement digne, viril et parfait ornement et vêtement de la raison. Aussi crois-je que tu seras bien aise d'entendre ce que Theophraste écrit touchant l'ouïe, que c'est celui de tous les cinq sens de nature qui donne plus et de plus grandes passions à l'âme, car il n'y a rien qui se voit, ne qui se goûte, ne qui se touche, qui cause de si grands ravissements hors de soi, si grands troubles, ne si grandes frayeurs, comme il en entre en l'âme par le moyen d'aucuns bruits, sons, et voix qui viennent à ferir l'ouïe: mais si elle est bien exposée et bien propre aux passions, encore l'est-elle plus à la raison: car il y a plusieurs endroits et parties du corps, qui donnent aux vices entrée pour se couler au dedans de l'âme, mais la vertu n'a qu'une seule prise sur les jeunes gens, qui est, les aureilles, pourvu qu'elles soient dés le commencement contregardées pures et nettes de toute flatterie, non amollies ni abruvées d'aucuns mauvais propos: et pourrant à bonne cause voulait Xenocrates que l'on mit aux enfants des aureillettes de fer pour leur couvrir et défendre les aureilles, plutôt qu'aux combattants à l'escrime des poings, pource que ceux-ci ne <p 25r> sont en danger que d'avoir les aureilles rompues et déchirées de coups seulement, et ceux là les moeurs gâtées et corrompues: non qu'il les voulût du tout priver de l'ouïe, ou les rendre totalement sourds, mais bien admonester de ne recevoir les mauvais propos, et s'en donner bien de garde, jusques à ce que d'autres bons y étant nourris de longue main par la philosophie, eussent saisi la place des moeurs, la plus mobile, et la plus aisée à mener, y étant logés par la raison comme gardes, pour la préserver et défendre. Aussi l'ancien Bias envoya la langue au Roi Amasis, qui lui avait mandé qu'il lui envoyât la pire et la meilleure partie de la chair d'une hostie, voulant dire que le parler était cause des très grands biens et de très grands maux: et ordinairement ceux qui baisent les bien petits enfants, touchent à leurs aureilles, et leur disent qu'ils en fassent autant, comme les admonestants couvertement en jeu, qu'il faut aimer ceux qui leur profitent par les aureilles: car il est tout certain que qui voudrait totalement priver un jeune homme d'ouïr, sans lui faire goûter aucunement la raison, non seulement il ne produirait de soi-même ne fruit ne fleur quelconque de vertu, mais au contraire il se tournerait au vice, mettant hors de son âme, ne plus ne moins que d'une terre non labourée et délaissée en friche, plusieurs rejetons et germes sauvages: car l'inclination aux voluptés, et la fuite du labeur, ne sont point en nous étrangères, ne n'y ont point été introduittes par mauvaises persuasions ains y sont naturelles et nées avec nous, qui sont les sources de vices et de maux infinis: et qui les laisserait aller à bride avallée, là où le naturel les inciterait, sans rien en retrancher par sages remontrances, et les détourner pour règler le défaut de nature, il n'y aurait bête farouche ne sauvage qui ne fut plus douce que l'homme. Parquoi puis qu'ainsi est, que l'ouïe porte aux jeunes gens si grand utilité avec non moindre péril, j'estime que ce soit sagement fait de discourir et deviser souvent, et avec soi-même et avec autrui, comment c'est qu'il faut ouïr, attendu mêmement que nous voyons, que la plupart des hommes en abuse, attendu qu'ils s'exercitent à parler devant que s'être accoutumés à écouter, et qu'ils pensent qu'il y ait une science de bien parler, et une exercitation pour l'apprendre: et quant à l'écouter, que ceux qui en usent sans art, comment que ce soit, en reçoivent du profit. Combien que au jeu de la paume on apprend tout ensemble et à recevoir l'esteuf, et à le renvoyer: mais en l'usage du parler il n'est pas ainsi, car le bien recevoir précéde le rejeter, ne plus ne moins que le concevoir et retenir la semence précéde l'enfanter. Or dit-on que les oeufs des oiseaux que l'on appelle vulgairement [...] c'est à dire éventés ou conceus du vent, sont germes imparfaits, et commencements de fruits qui n'ont pu avoir vie: aussi le parler des jeunes gens, qui ne savent écouter, et qui ne sont pas accoutumés à recevoir profit par l'ouïe, n'est véritablement que vent, et comme dit le Poète,
C'est une vaine inutile parole
Qui folement dessous les nues vole.
car ceux qui veulent recevoir aucune chose que l'on verse d'un vase en un autre, enclinent et tournent leurs vases la bouche devers ce que l'on y verse, afin que l'infusion se face bien dedans, et qu'il ne s'en répande rien au dehors, et eux ne savent pas se rendre attentifs, et par attention accommoder leur ouïe, afin que rien ne leur échappe de ce qui se dit utilement, ains, ce qui est digne des plus grande moquerie, s'ils se trouvent présents à ouïr raconter l'ordre de quelque festin, ou d'une montre, ou un songe, ou un debat et querelle que le récitant aura eu contre un autre, ils écoutent en grand silence, et s'arrêtent à ouïr diligemment: mais si quelqu'un les tire à part pour leur enseigner chose util, ou pour les enhorter à quelque point de leur devoir, ou pour les reprendre quand ils faillent, ou appaiser quand ils se courroucent, ils ne le peuvent endurer, et tâchent à réfuter par arguments, en contestant <p 25v> à l'encontre de ce que l'on leur dit, s'ils peuvent: et s'ils ne peuvent, ils s'enfuient pour aller ouïr quelques autres fols propos, comme de méchants vaisseaux pourris, remplissants leurs oreilles de toute autre chose, plutôt que de ce qui leur est nécessaire. Ceux doncques qui veulent bien dresser les chevaux, leur enseignent à avoir bonne bouche, et obeïr bien au mors: aussi ceux qui veulent bien instruire les enfants, les doivent rendre soupples et obéissants à la raison, en leur enseignant à beaucoup ouïr et à ne guères parler. Car Spintharus louant Epaminondas disait, qu'il n'avait jamais trouvé homme qui sût tant comme lui, ne qui parlât moins: aussi dit-on, que nature pour cette cause a donné à chacun de nous une langue seule, et deux oreilles: pource qu'il faut plus ouïr, que parler. Or est-ce par tout un grand et seur ornement à un jeune homme, que le silence: mais encore principalement, quand en écoutant parler un autre, il ne se trouble point, ni n'abbaye point à chaque propos, ains encore que le propos ne lui plaise guères, il a patience néanmoins, et attend jusques à ce que celui qui parle ait achevé, et encore après qu'il a achevé, il ne va pas soudainement lui jeter au-devant une contradiction, ains comme dit Aeschines, il laisse passer entre-deux quelque petite intervalle de temps, pour voir si celui qui a dit voudra point encore ajouter quelque chose à son dire, ou y changer, ou en ôter. Mais ceux qui tout soudain contredisent, n'étant écoutés ni n'écoutants, ains parlants toujours à l'encontre de ceux qui parlent, font une faut malséante et de mauvaise grâce: là où celui qui est accoutumé d'ouïr patiemment avec honnête contenance, en recueille mieux le propos qu'on lui tient s'il est utile et bon, et s'il est inutile ou faux, il a meilleur loisir de le discerner, et de le juger, et si se montre amateur de vérité, non de querelle, ni temeraire en contention et aigre: au moyen dequoi ne parlent point mal ceux qui disent, qu'il faut plutôt vider la folle opinion et presomption que les jeunes gens prennent d'eux-mêmes, qu'il ne faut l'air dequoi sont enflés les outres et peaux de chèvres, quand on y veut mettre dedans quelque chose de bon: car autrement étant pleins du vent d'outrecuidance, ils ne reçoivent rien de ce que l'on y cuide verser. Or l'envie conjointe avec une malveillance et malignité n'est bonne à oeuvre quelconque, ains est nuisante à toute chose honnête et louable: mais sur tout est-elle mauvaise assistante et conseillere de celui qui veut bien ouïr, rendant les propos qui lui seraient utiles, ennuyeux, malplaisants, et fâcheux à ouïr, pource que les envieux prennent plaisir à toute autre chose, plutôt qu'à ce qui est bien dit: et néanmoins celui qui est marri de voir à un autre richesse, authorité ou beauté, est seulement envieux, pource qu'il est marri de voir un autre avoir quelque bien: mais celui à qui il déplaît d'ouïr bien dire, est marri de son bien propre; car tout ainsi comme la clarté est le bien de ceux qui voyent, aussi la parole est le bien de ceux qui écoutent s'ils la veulent recevoir. Et quant aux autres espèces d'envie, ce sont certaines autres mauvaises et vicieuses passions et conditions de l'âme qui les engendrent: mais l'envie contre les biendisants procède d'une ambition importune, et une convoitise injuste d'honneur, qui altère tellement celui qui en est attainct, qu'elle ne le laisse pas seulement prêter l'oreille à ce qui se dit, ains lui trouble et lui distrait la pensée à considérer en un même temps sa suffisance, pour voir si elle est moindre que de celui qui parle, et à regarder la contenance des autres qui écoutent pour savoir s'ils y prennent plaisir, et s'ils ont en estime celui qui discourt: car si on le loue, il lui est avis qu'on lui donne autant de coups de bâton, et s'en courrouce à l'encontre des assistants, s'ils le trouvent biendisant: et néanmoins quant aux propos il les laisse-là, et rejette arrière les précédents, pource qu'il lui fait mal de s'en souvenir, et tremble, et ne sait qu'il fait de peur qu'il a des succedants, craignant qu'ils ne soient trouveés encore meilleurs que les premiers: au moyen de quoi il fait <p 26r> tout ce qu'il peut pour rompre le propos le plutôt qu'il est possible, mêmement quand il voit que le discourant parle le mieux: puis quand l'audience est faillie, il ne s'attache à pas un des discours qui auront été faits, ains va sondant et recueillent les voix et opinions des assistants: et s'il en trouve qui le louent, il s'ôte de là vitement, et s'en fuit arrière, comme s'il était fol: mais s'il y en a quelques-uns qui les blâment, ou qui les tordent en mauvaise part, ce seront ceux-là ausquels il courra, et avec lesquels il s'assemblera: et si d'aventure il n'y a personne qui les détorde, alors il lui comparera d'autres plus jeunes, qui auront mieux discouru (ce dira-il) et avec plus grande force d'éloquence, sur un même sujet: et ne cessera d'interpreter tout en mauvaise part, jusques à tant qu'ayant corrompu et gâté toute la harangue qui aura été faite, il se la rendra inutile, et sans aucun profit à lui-même. Et pourtant faut-il, en tel cas, que l'ambition soit d'accord avec le désir d'ouïr, afin que l'on écoute patiemment et doucement celui qui haranguera, ne plus ne moins que si l'on était convié au banquet de quelque saint sacrifice, en louant son éloquence, là où il aura bien dit, et prenant en gré la bonne volonté de celui qui aura mis en avant ce qu'il sait, et qui aura voulu persuader les autres par les arguments et raisons dont il s'est lui-même persuadé. Ainsi quand il lui sera bien succedé, il y faudra pour conclusion ajouter, que ce n'a point été par fortune ni par cas d'aventure qu'il lui sera advenu de bien dire, ains par soin, par diligence, et par art: et pour le moins faudra-il contrefaire ceux qui louent, et qui estiment fort quelque chose, et là où il aura failli, il faudra là arrêter son entendement à considérer dont et pour quelles causes sera venue la faute: car ainsi comme Xenophon dit, que les bons ménagers font leur profit de tout, et de leurs ennemis et de leurs amis: aussi ceux qui sont esveillés et attentifs à ouïr diligemment, reçoivent profit non seulement de ceux qui disent bien, mais aussi de ceux qui faillent à bien dire. Car une maigre invention, une impropre locution, un mauvais langage, une laide contenance, un éblouissement de sotte joie, quand on s'entend louer, et toutes autres telles impertinences, qui adviennent souvent à ceux qui font des harangues en public, nous apparoissent beaucoup plutôt en autrui, quand nous écoutons, qu'ils ne font en nous-mêmes quand nous haranguons: et pour ce faut-il transferer l'examen et la correction de celui qui aura harangué en nous-mêmes, en examinant si nous commettons point par mégarde de telles fautes en orant. Car il n'est rien au monde si facile que de reprendre son voisin, mais cette répréhension-là est vaine et inutile, si on ne la rapporte à une instruction de corriger ou eviter semblables erreurs en soi-même. Et ne faut pas en tel endroit oublier l'avertissement du sage Platon, quand on a vu quelqu'un faillant, de descendre toujours en soi-même, et dire à part soi, «Ne suis-je point tel?» Car tout ainsi que nous voyons nos yeux reluisants dedans les prunelles de ceux de nos prochains, aussi faut-il que en la manière de dire des autres nous nous représentions la nôtre, afin que nous ne soyons pas légers ni temeraires à reprendre les autres, et aussi que quand nous viendrons nous mêmes à haranguer, nous soyons plus soigneux de prendre garde à telles choses. A cet effet aussi servira grandement la comparaison, quand nous serons retirés à part de retour du lieu où aura été faite la harangue, que nous prendrons quelque point qui nous semblera n'avoir pas été bien ou suffisamment déduit, et nous essayerons, et tirerons en avant nous mêmes pour le remplir, ou pour le corriger, ou bien pour autrement le dire, ou qui plus est encore, pour tâcher à amener des raisons et arguments tous autres sur le même sujet, et les déduire tout autrement, ce que Platon même a autrefois fait sur l'oraison de Lysias. Car ce n'est pas chose difficile, ains très facile, que de contredire un oraison prononcée, mais en prononcer et dire une autre sur le même sujet, qui soit mieux faite, et meilleure, c'est cela qui est bien difficile à faire, comme <p 26v> dit un Lacedaemonien quand il entendit que Philippus Roi de Macedoine avait demoly et rasé la ville d'Olynthe, «Mais il n'en saurait, dit-il, faire une telle.» Quand doncques nous verrons, que en discourant sur un même sujet et argument, il n'y aura pas grande différence entre ce que nous dirons, et ce que l'autre par avant aura dit, alors nous retrancherons beaucoup de notre mêpris, et incontinent les ailes tomberont à notre presomption et amour de nous mêmes, quand nous viendrons à nous éprouver par telles comparaisons. Or est l'émerveiller et admirer contraire au mêpriser, signe d'une plus douce et plus equitable nature: mais il n'a pas besoin non plus de peu de soin, et à l'aventure de plus grand et plus reservé que le mêpriser: pource que ceux qui sont ainsi mêprisants et presomptueux, reçoivent moins de profit d'ouïr ceux qui haranguent, mais ceux qui sont simples et sujets à tout admirer, en reçoivent dommage, et ne démentent point ce que dit Heraclitus,
Un homme mol s'étonne de tout ce qu'il oit dire.
Pourtant faut-il simplement laisser échapper de la bouche les louanges du disant: mais quant à ajouter foi à ce qu'il aura dit, il y faut aller bien reserveement: et quant au langage et à la prononciation de ceux qui s'exercent à bien dire, il en faut être simple et gracieux spectateur et auditeur, mais bien âpre et severe examinateur et contrerolleur de ce qui aura été dit quand à l'usage et à la vérité, afin que ceux qui auront dit ne nous haïssent point, et ce qui aura été dit ne nous nuise point: car bien souvent nous ne nous donnons garde, que nous recevons des fausses et mauvaises doctrines, pour la foi que nous ajoutons, et la bonne affection que nous portons à ceux qui les mettent en avant. A ce propos les Seigneurs du conseil de Lacedaemone trouvants l'opinions bonne d'un personnage qui avait très mal vécu, la firent proposer par un autre de bonne vie et de bonne réputation: faisants en cela sagement et prudemment, d'accoutumer leur peuple à s'emouvoir plutôt par les moeurs, que par la parole du proposant. Mais en Philosophie il faut mettre à part la réputation de celui qui met en avant un propos, et examiner le propos à part, pour-ce que, comme l'on dit, en la guerre il y a beaucoup de fausses alarmes, aussi y a il en un auditoire: car la barbe blanche du disant, le geste, le grave sourcil, le parler de soi-même, et principalement les cris, les battemens de mains, les tressaillements des assistants à ouïr une harangue, étonnent quelquefois un auditeur qui n'est pas bien rusé, comme un torrent qui l'emporte malgré lui: et si y a encore quelque tromperie au stile, et au langage, quand il est doux et coulant, et qu'avec quelque gravité et hautesse artificielle il vient à discourir des choses. Car ainsi comme ceux qui chantent sous une flûte, font beaucoup de fautes dont les écoutants ne s'aperçoivent point: aussi un langage élégant et brave éblouit les aureilles de l'écoutant, qu'il ne puisse sainement juger de ce qu'il signifie: comme dit Melanthius interrogé qu'il lui semblait de la Tragoedie de Dionysius: «Je ne l'ai, dit-il, peu voir, tant elle était offusquée de langage.» Mais les devis, leçons et harangues de ces Sophistes faisants montre de leur éloquence, ont non seulement la couverture des paroles fardée qui cachent la sentence, mais qui plus est, ils adoucissent leurs voix par je ne sais quels amollissements, ne sais quels entonnements et accents de chansons qu'ils donnent à leur prononciation, qui ravissent les écoutants hors d'eux-mêmes, et les tirent là où ils veulent, en leur donnant une vaine volupté, et en recevant une plus vaine gloire: tellement qu'il leur advient proprement ce que répondit une fois Dionysius, lesquel ayant promis au théâtre à quelque joueur de Cithre qui avait excellentement joué devant lui, qu'il lui donnerait de grands présents, depuis il ne lui donna rien: «Car autant que tu m'as, ce dit-il, donné de plaisir en chantant, autant en as tu reçu de moi en esperant.» Toute telle contribution fournissent et payent les auditeurs qui écoutent de tels harangueurs: car ils sont admirés pour autant de <p 27r> temps comme ils demeurent en la chaire à haranguer: mais finie la harangue, aussi tôt est escoulé le plaisir des uns, et plutôt encore la gloire des autres: de manière que ceux-là ont dépendu en vain autant de temps, comme ils ont demeuré à écouter, et ceux-ci toute leur vie qu'ils ont employée pour apprendre à ainsi parler. A cette cause faut-il ôter ce qu'il y a de trop et de superflu au langage, et s'arrêter à chercher le fruit même, et suivre en cela l'exemple non des bouquetiere, qui font les bouquets et les chapeaux de fleurs, mais des abeilles: car ces femmes-là choisissants à l'oeil les belles et odorantes fleurs et herbes, en tissent et composent un ouvrage qui est bien souef à sentir, mais qui au demeurant ne porte point de fruit, et ne dure qu'un seul jour: mais les abeilles bien souvent volants à travers, et par-dessus des prairies pleines de roses, de violettes, et de hyacinthes, se poseront sur du très fort et très acre thym, et s'arrêteront dessus, preparants de quoi faire le roux miel, et y ayant cueilly quelque chose qui y puisse servir, s'en revolent à leur propre besogne: aussi faut-il que le sage auditeur, et qui a l'entendement pur et net de passion, laisse là le langage affetté et fardé, et semblablement aussi les propos qui tiendront du triacleur ou du bâteleur, qui se veut montrer, en jugeant que telles herbes sont propres pour Sophistes, qui ressemblent les mouches guêpes, qui ne servent de rien à faire le miel: mais que avec une profonde attention il descende au fond de la sentence, et de l'intention du disant, pour en retirer ce qu'il y aura d'utile et de profitable, se souvenant qu'il n'est pas là venu pour ouïr jouer des farces ou chanter des musiciens en un théâtre, mais en un école, et en un auditoire pour apprendre à emender et corriger sa vie par la raison: et pour cette cause faut il faire jugement et examen de la lecture et harangue par soi-même, et par la disposition en laquelle on se treuve, en considérant s'il y aura aucune des passions de l'âme que en soit detenue plus molle, ou si elle nous aura rendu quelque ennuy plus léger, si le courage. et l'assurance en est plus ferme, si l'on se sent plus enflammé envers l'honnêteté et la vertu. Car il n'est pas raisonnable que quand on se léve de la chaire d'un barbier, on se présent devant un miroir, et que l'on tâte sa tête pour voir s'il aura bien rongné les cheveux, et s'il aura bien accoutré la barbe: et qu'au sortir d'une leçon et d'une école l'on ne se retire pas incontinent à part pour considérer son âme, si ayant laissé quelque chose de ce qui lui pesait, et dont elle avait trop auparavant, elle en sera point devenue plus légère, plus aisée, et plus douce: car comme dit Ariston, «ni une étuve, ni un sermon ne sert de rien, s'il ne nettoye.» soit doncques le jeune homme joyeux, que le discours d'une leçon qu'il aura ouïe, lui ait profité: non que je veuille que le plaisir soit la fin finale qu'il se proposera pour l'aller ouïr, ne qu'il s'estime qu'il faille sortir de l'école d'un philosophe, en chantant à demi voix avec une chère gaie que se lise en la face, ou qu'il cherche à être parfumé de suaves senteurs, là où il aura besoin d'être graissé de cataplasmes, et frotté d'huiles et de fomentations plus medicinales que bien odorantes: mais bien qu'il ait à gré, si avec une parole poignante et picquante on lui nettoye et purifie son âme pleine de brouillas espais, et d'obscurité grande, ne plus ne moins qu'avec la fumée on nettoye les ruches des abeilles. Car si bien celui qui presche et qui harangue ne doit pas du tout être négligent de son stile, qu'il n'y ait quelque plaisir et quelque grâce: c'est néanmoins ce dequoi le jeune homme qui écoute se doit soucier le moins, aumoins du commencement: je ne dis pas que puis après il ne s'y puisse bien arrêter, ne plus ne moins que ceux qui boivent, après qu'ils ont estanché leur soif, alors ils tournent les coupes tout à l'entour, pour considérer et regarder l'ouvrage qui est dessus: aussi quand le jeune homme auditeur se sera rempli de doctrine, et qu'il aura repris haleine, on lui peut bien permettre de s'amuser à considérer le langage, s'il aura rien d'élégant et de gentil. Mais celui qui tout au commencement s'attache <p 27v> non aux choses, ni à la substance, ains va requérant que le langage soit pur, attique et rond, me semble faire tout ainsi, comme si étant empoisonné il ne voilait point boire de préservatif et d'antidote, si l'on ne lui baillait le breuvage dedans un vase fait et formé de le terre de Colie en Attique, ni vêtir une robe au coeur d'hiver, sinon que la laine fut des moutons de l'Attique, et aimait mieux demeurer sans se bouger ni rien faire, en une cappe simple et mince, comme est le style de l'oraison de Lysias. Ces erreurs-là sont cause qu'il se trouve grande indigence de sens et de bon entendement, et à l'opposite grande abondance de babil et de caquet és jeunes gens par les écoles: pour autant qu'ils n'observent, ni la vie, ni les actions, ni le deportement d'un Philosophe en l'administration et gouvernement de la chose publique, ains donnent toute la louange aux beaux termes, paroles élégantes, et au bien dire, sans savoir, ni vouloir enquérir pour le savoir, si ce qu'il dit est utile ou inutile, nécessaire, ou bien superflu. Après ces preceptes que nous avons baillés, comment on doit ouïr un Philosophe discourant, suit tout d'un tenant la règle et avertissement des questions que l'on doit proposer: car il faut que celui que l'on convie à souper, se contente de ce que l'on sert sur la table devant lui, sans demander autre chose, ni contreroller ou reprendre ce qui lui est présenté: mais celui qui est venu à un festin de devis et de discours, par manière de parler, si c'est sur certain argument choisi de longue main, il faut qu'il ne face autre chose qu'écouter patiemment sans mot dire: car ceux qui distraient le disant à autres sujets et autres arguments, et qui lui entrejettent des interrogations, ou lui font des oppositions à l'encontre de ce qu'il dit, sont fâcheux, importuns, qui ne peuvent jamais accorder en un auditoire, et outre ce qu'ils n'en reçoivent aucun profit, ils troublent le disant, et tout le discours de son oraison quant-et-quant. Mais si le disant prie de lui-même qu'on l'interroge, et qu'on lui propose telle question que l'on voudra, il faut alors lui demander toujours quelque chose qui soit nécessaire ou profitable: car Ulysses est moqué en Homere par les poursuivants de sa femme, pource que
Il ne querait que des bribes coupées,
Non des vaisseaux d'honneur, ou des espées.
car ils réputaient un signe de magnanimité, demander, tout ainsi que donner, quelque chose de grand prix: mais plus serait digne d'être moqué celui qui proposerait au discourant des questions frivoles et sans fruit quelconque, comme font aucunefois des jeunes gens qui ont envie de babiller, ou bien de montrer qu'ils sont savants en dialectique ou és mathematiques, et ont accoutumé de proposer au discourant, comment il faut diviser les choses indéfinies, ou que c'est que le mouvement selon la côté, et selon le diametre. Ausquels se peut dire la réponse que fit le médecin Philotimus à un qui étant phtisique et pourry dedans le corps, lui demandait quelque médecine pour guérir un petit ulcère qu'il avait au bout de l'ongle: car le médecin connaissant bien à sa couleur et à son haleine, qu'il était gâté au dedans, lui répondit: «Mon ami tu n'es pas en danger pour l'ulcère de ton ongle, il n'est pas temps d'en parler maintenant:» Aussi n'est-il pas heure maintenant de disputer de telles questions que tu me proposes, jeune fils mon ami, mais plutôt, comment tu te pourras délivrer de la folle opinion et presomption de toi-même qui te tient, ou de l'amour et de la sottie dont tu es empestré, pour te rendre en un état de vie saine, et sans vanité quelconque. Qui plus est, encore faut-il bien avoir l'oeil à regarder. en quoi le discourant a plus de suffisance ou naturelle ou acquise, pour lui faire les interrogations de ce en quoi il est le plus excellent, non pas forcer celui qui aura mieux étudié en la philosophie morale, de répondre à des questions de Physique ou des Mathematiques: ou celui qui sera mieux entendu en la naturelle et Physique, le tirer à juger des propositions conjointes, ou à soudre de faux syllogismes. Car tout <p 28r> ainsi comme qui voudrait fendre du bois avec une clef, ou ouvrir une porte avec une cognée, il ne ferait point d'injure à la clef, ni à la cognée, mais il se priverait soi-même de l'usage propre, et de ce que peut faire l'un et l'autre: aussi ceux qui demandent au discourant ce à quoi il n'est pas propre de nature, ou en quoi il ne s'est pas exercité, et qui ne veulent pas cueillir ne prendre ce qu'il a et qu'il peut fournir, ils ne font pas seulement cette perte-là, mais davantage acquirent la réputation de mauvaistié et de malignité. Il se faut aussi garder de demander beaucoup de questions et souvent, car cela est encore signe d'homme qui se veut montrer: mais prêter l'oreille attentivement avec douceur, quand quelque autre propose, est fait en homme studieux, et qui se sait bien accommoder à la compagnie, si d'aventure il n'y a quelque cas propre et particulier qui l'empêche, ou s'il n'y a quelque passion, ayant besoin d'être arrêtée, ou quelque imperfection requérant reméde qui nous presse: car comme dit Heraclitus, peut être vaudrait-il mieux ne cacher point son ignorance, ains la mettre en évidence pour la faire guérir. Mais si quelque colère ou quelque assaut de superstition, ou quelque violente querelle à l'encontre de nos domestiques et parents, ou quelque furieuse concupiscence d'amour,
Touchant du coeur les cordes plus cachées,
Qui ne devraient pour rien être touchées,
commande en notre entendement, il ne faut pas fuir en rompant le propos à en être repris, ains faut chercher à en ouïr discourir aux écoles mêmes: et après les leçons faillies prendre à part le philosophe, et lui conferer, et l'en interroger, non pas comme font plusieurs, qui sont bien aises d'ouïr aux philosophes parler des autres, et l'en estiment: et si d'aventure le philosophe laissant les autres, s'adresse à part à eux, pour leur remontrer franchement ce qu'ils ont de besoin, et qu'il les en face souvenir, ils s'en courroucent, et l'en estiment curieux et fâcheux: car ils pensent proprement qu'il faille ouïr les philosophes en leurs écoles par manière de passetemps, comme les joueurs de Tragoedies en un théâtre, et cuident que és choses exterieurs il n'y a point de différence entre les philosophes et eux: et ont bien raison de le cuider ainsi, quant aux Sophistes: car depuis qu'ils sont hors de leurs chaires où ils haranguent, et qu'ils laissent leurs livres, et leurs petites introductions, és autres actions et vraies parties de la vie humaine, on les trouve petits, et de moindre esprit que les plus bas et plus vulgaires hommes du monde: mais ils n'entendent pas aussi, que de ceux qui sont vraiment dignes de ce nom de philosophes, soit qu'ils se jouent, ou qu'ils fassent à bon escient un clin d'oeil, un signe de la tête, un visage renfrongné, et principalement les paroles qu'ils disent à part à chacun, portent toujours quelque utilité et quelque fruit à ceux qui ont la patience de les laiser dire, et de leur prêter l'oreille. Au demeurant quant aux louanges que l'on donne au bien disant, il est besoin d'y user de moyen et de prudence retenue, pource que ni le peu, ni le trop, en telle chose n'est louable ni honnête: car l'auditeur qui se maintient si dur et si roide, qu'il ne s'amollit ni ne s'émeut pour chose qu'il oye, est fâcheux et insupportable, étant rempli d'une presomptueuse opinion de soi-même qu'il cache leans, et secrètement en soi-même se vante qu'il dirait bien quelque chose de meilleur, que ce qu'il oit, ne remuant les sourcils en aucune manière, ni ne jetant aucune voix qui porte témoignage qu'il oye volontiers, ains par un silence, une gravité feinte, et une contenance affectée, va prochassant la réputation d'homme constant et de gravité grande, pensant que les louanges soient comme de l'argent, qu'autant comme l'on en donne à un autre, autant on en ôte à soi-même. Car il y en a plusieurs qui prennent mal et à contrepoil un dire de Pythagoras, qui disait, que de l'étude de la philosophie il lui était demeuré ce fruit, qu'il n'avait rien en admiration: et ceux-ci pensent que pour non louer ni honorer les autres, il les faille mêpriser, et veulent qu'on les estime vénérables <p 28v> par dedaigner tous les autres. Mais la raison philosophique ôte bien l'ébahissement et l'admiration qui procède de doute, ou d'ignorance, pource qu'elle sait et connait la cause d'une aucune chose, mais pour cela elle ne perd pas la facilité, la grandeur et l'humanité: car à ceux qui véritablement et certainement sont bons, c'est un très bel honneur que d'honorer ceux qui le méritent, et orner autrui est un ornement très digne qui vient d'une superabondance de gloire et d'honneur qui est en celui qui le donne: mais ceux qui sont chiches és louanges d'autrui, semblent être pauvres et affamés dés leurs propres: comme aussi au contraire, celui qui sans jugement à chaque mot et à chaque syllable presque s'eléve et s'écrie, est par trop léger et volage, et bien souvent déplaît à ceux mêmes qui font les harangues, mais bien fâche il toujours les autres assistants, en les faisant sourdre et lever contre leur volonté, comme les tirants quasi par force à ce faire, et à crier comme lui de honte qu'ils ont: et puis n'ayant recueilli aucun profit de l'oraison ouïe, pour avoir été trop étourdi et trop turbulent après ses louanges, il s'en retourne de l'auditoire avec l'une de ces trois réputations qu'il en rapporte, qu'il est moqueur ou qu'il est flatteur, ou qu'il est ignorant. Or faut-il quand on est en siege de justice pour juger un proces, ouïr les parties sans haine ni faveur, ains de sens rassis, pour rendre le droit à qui il appartient: mais és auditoires des gens de lettres, il n'y a ni loi ni serment qui nous empêche, que nous n'écoutions avec faveur et benevolence celui qui fait la harangue, ains au contraire, les anciens ont mis et colloqué les Graces auprès de Mercure, voulants par cela donner à entendre, que le parler requiert grâces, benevolence, et amitié: car il n'est pas possible que le disant soit si fort rejetable, ne si défaillant en toutes choses, qu'il n'y ait ni sens aucun digne de louange inventé par lui-même, ou renouvellé des anciens, ni le sujet de sa harangue, ni son but et intention, ni aumoins le lange et le stile, ou la disposition des parties de l'oraison: car, comme dit l'ancien proverbe,
parmi chardons et espineux halliers
Naissent les fleurs des tendres violiers.
Car si aucuns, pour montrer leur esprit, ont pris à louer le vomissement, autres la fiévre, et quelques-uns la marmite, et n'ont point eu faute de grâce, comme est il possible qu'une oraison composée par un personnage, qui quoi que ce soit semble, ou pour le moins est appelé philosophe, ne donne aux auditeurs gracieux et equitables quelque respit et quelque temps à propos pour la louer? Ceux qui sont en fleur d'âge, ce dit Platon, comment que ce soit donnent toujours des attaintes à celui qui est amoureux, et appellent ceux qui sont blancs de couleur, enfants des Dieux: ceux qui sont noirs, magnanimes: celui qui a le nez aquilin, Royal: celui qui est camus, gentil et plaisant et agréable: celui qui est pasle, en couvrant un peu cette mauvaise couleur, ils l'appelleront face de miel: car l'amour a cela, qu'il s'attache et se lie à tout ce qu'il trouve, comme fait le lierre. Mais celui qui prendra plaisir à ouïr, s'il est homme de lettres, sera bien plus inventif à trouver toujours dequoi louer un chacun de ceux qui monteront en chaire pour declamer. Car Platon, qui en l'oraison de Lysias ne louait point l'invention, et reprenait grandement la disposition, encore toutefois en louait-il le stile et l'elocution, pource que toutes les paroles y sont claires et rondement tournées. Aussi pourrait on avec raison reprendre le sujet dequoi a écrit Archilochus, la composition des vers de Parmenides, la bassesse de Phocylides, le trop de langage d'Euripides, l'inégalité de Sophocles: comme semblablement aussi des orateurs, l'un n'a point de nerfs à exprimer un naturel, l'autre est mol és affections, l'autre a faute de grâces, et néanmoins est loué pour quelque particulière force qu'il a d'emouvoir et de délecter: au moyen dequoi les auditeurs ne se saurait escuser, qu'ils n'aient toujours assez matière de gratifiers, s'ils veulent, <p 29r> à ceux qui font des leçons ou des harangues publiques: car il y en a, à qui il suffit, encore que l'on ne porte point témoignage de vive voix à leur louange, de leur montrer un bon oeil, un visage ouvert, une chère joyeuse, et une disposition et contenance amiable, et non point fâcheuse ne chagrine: ces choses-là sont toutes vulgaires et communes envers ceux mêmes qui ne disent du tout rien qui vaille: mais une assiette modeste, en son siege, sans apparence de dedaing, avec un port de la personne droit, sans pancher ne çà ne là, un oeil fiché sur celui qui parle, un geste d'homme qui écoute attentivement, et une composition de visage toute nette, sans demontration quelconque, non de mêpris ou d'être difficile à contenter seulement, mais aussi de toutes autres cures et de tous autres pensemens. Car en toutes choses la beauté se compose comme par une consonance, et convenance mesurée de plusieurs bienseances concurrentes ensemble en un même temps: mais la laideur s'engendre incontinent par la moindre du monde qui y défaille ou qui y soit de plus qu'il ne faut mal à propos: comme notamment en cet acte d'ouïr, non seulement un froncis de sourcil, ou une triste chère de visage, un regard de travers, une torse de corps, un croisement de cuisses l'une sur l'autre malhonnête, mais seulement un clin d'oeil ou de tête, un parler bas en l'oreille d'un autre, un ris, un bâillement, comme quand on a envie de dormir, un silence, et toute autre chose semblable, est répréhensible, et requiert que l'on y prenne bien soigneusement garde. Et ceux-ci cuident que tout l'affaire soit en celui qui dit, et rien en celui qui écoute: ains veulent que celui qui a à haranguer vienne bien preparé et ayant bien diligemment pensé à ce qu'il doit dire, et eux sans avoir rien propensé, et sans se soucier de leur devoir, se vont seoir là, tout ne plus ne moins que s'ils étaient venus pour souper à leur aise, pendant que les autres travailleraient: et toutefois encore celui qui va souper avec un autre a quelques choses à faire et à observer, s'il s'y veut porter honnêtement: par plus forte raison doncques, beaucoup plus en a l'auditeur: car il est à moitié de la parole avec celui qui dit, et lui doit ayder, non pas examiner rigoureusement les fautes du disant, et peser en severe balance chacun de ses mots, et chacun de ses propos, et lui cependant sans crainte d'être de rien recherché, faire mille insolences, mille impertinences et incongruités en écoutant. Mais tout ainsi comme en jouant à la paume, il faut que celui qui reçoit la balle se remue dextrement, auprès qu'il voit remuer celui qui lui renvoye: aussi au parler y a il quelque convenance de mouvement entre l'écoutant et le disant, si l'un et l'autre veut observer ce qu'il doit. Mais aussi ne faut-il pas inconsidérément user de toutes sortes d'acclamations à la louange du disant: car mêmes Epicurus est fâcheux quand il dit, que ses amis par leurs missives lui rompaient la tête à force de clameurs de louanges qu'ils lui donnaient: mais ceux aussi qui maintenant introduisent és auditoires des mots étranges, en voulant louer ceux qui haranguent, disant avec une clameur, Voilà divinement parlé: C'est quelque Dieu qui parle par sa bouche: Il n'est possible d'en approcher: comme si ce n'était pas assez de dire simplement, Voilà bien dit, ou sagement parlé: ou, Il a dit la pure vérité: qui sont les marques de louanges dont usaient anciennement Platon, Socrates, et Hyperides: ceux-là font une bien laide faute, et si font tort au disant, parce qu'ils font estimer qu'il appéte telles excessives et superbes louanges. Aussi sont fort fâcheux ceux qui avec serment, comme si c'était en jugement, portent témoignage à l'honneur des disants: et ne le font guères moins ceux qui faillent à accommoder leurs louanges aux qualités des personnages: comme quand à un philosophe enseignant et discourant, ils écrient, Subtilement: ou à un vieillard, Gentillement ou Joliement: en transferant et appliquant à des Philosophes les voix et paroles que l'on a accoutumé d'attribuer à ceux qui se jouent, ou qui s'exercent et se montrent en leurs declamations scholastiques, et donnants à une oraison sobre et <p 29v> pudique une louange de courtisane, qui est autant comme si à un champion victorieux, ils mettaient sur la tête une couronne de lis ou de roses, non pas de laurier ou d'olivier sauvage. Euripides le poète Tragique instruisait un jour les joueurs d'une danse, et leur enseignait à chanter une chanson faite en Musique harmonique: quelqu'un qui l'écoutait, s'en prit à rire: auquel il dit, Si tu n'étais homme sans jugement et ignorant, tu ne rirais pas, vu que je chante en harmonie Mixolydiene*: C'est à dire, pesante et grave. mais aussi un homme philosophe et exercité au maniement des affaires, pourrait à mon avis retrancher l'insolence d'un auditeur trop licencieux, en lui disant, Tu me sembles homme ecervellé, et mal appris: car autrement, cependant que j'enseigne, ou qui je presche, et que je discours touchant l'administration de la chose publique, ou de la nature des Dieux, ou de l'office d'un magistrat, tu ne danserais ni ne chanterais pas. Car, à vrai dire, regardez quel désordre c'est que quand un philosophe discourt en son école, que les assistants crient et bruient si haut et si fort au dedans, que ceux qui passent, ou qui écoutent au dehors, ne savent si c'est à la louange d'un joueur de flûtes, ou d'un joueur de Cithre, ou d'un baladin, que ce bruit se fait. davantage il ne faut pas écouter négligemment les répréhensions et corrections des philosophes sans pointure aucune de deplaisir: car ceux qui supportent si facilement et négligemment l'être repris et blâmés par les philosophes, qu'ils en rient quand ils les reprennent, et louent ceux qui leur disent leurs fautes, ne plus ne moins que les flatteurs et bouffons poursuivants de repeue franche louent eux qui les nourrissent, encore quand ils leur disent des injures: ceux-là, dis-je, sont de tout point éhontés et effrontés, donnants une mauvaise et déshonnête preuve et demontration de la force de leur coeur, que l'impudence. Car de supporter un trait de risée sans injure, dit en jeu plaisamment, et ne s'en point courroucer ni fâcher, cela n'est point ne faute de coeur ne faute d'entendement, ains est chose gentile et conforme à la coutume des Lacedaemoniens. Mais d'ouïr une vive touche, et une répréhension qui pour réformer les moeurs use de parole poignante, ne plus ne moins que d'une drogue et médecine mordante, sans en être resserré, ni plein de sueur et d'éblouissement pour la honte qui fait monter la chaleur au visage, ains en demeurer inflexible, se soustiant, et se moquant, c'est le fait d'un jeune homme de très lache nature, et qui n'a honte de rien, tant il est de longue main accoutumé et confirmé à mal faire: de sorte que son âme en a déjà fait un cal endurci, qui ne peut non plus qu'une chair dure, recevoir marque de macheure. Mais ceux là étant tels, il y en a d'autres de nature toute contraire: car si une fois seulement on les a repris, ils s'enfuient sans jamais tourner visage, et quittent là toute la philosophie, combien qu'ils aient un beau commencement de salut, que nature leur a baillé, qui est, avoir honte d'être repris, lequel ils perdent par leur trop lâche et trop molle délicatesse, ne pouvants endurer que l'on leur remontre leurs fautes, et ne recevants pas généreusement les corrections, ains détournants leurs aureilles à ouïr plutôt de douces et molles paroles de flatteurs ou de Sophistes, qui leur chantent des plaisanteries bien agréables à leurs aureilles, mais au demeurant sans fruit ni profit quelconque. Tout ainsi doncques comme celui qui après l'incision faite fuit le chirurgien, et ne peut endurer l'être lié, a reçu ce qui était douloureux en la médecine, et non pas ce qui était profitable: aussi celui qui ne donne pas à la parole du Philosophe, qui lui a ulceré et blecé sa bestise, le loisir d'appaiser la douleur, et faire reprendre la plaie, il s'en va avec morsure et douloureuse pointure de la philosophie, sans utilité quelconque: Car non seulement la plaie de Telephus, comme dit Euripides,
Se guérissait avec la limeure
Du fer de lance ayant fait la bleçeure:
mais aussi la morsure de la philosophie, qui poingt les coeurs des jeunes hommes, se guérit par la parole même qui l'a faite. Et pourtant faut-il, que celui qui se sent <p 30r> repris et blâmé, en souffre bien et resente quelque regret, mais non pas qu'il en demeure confus,ne qu'il s'en descourage: ains faut que quand la philosophie a commencé à le manier et toucher au vif, comme un sacrifice de purgation, après en avoir patiemment supporté les premières purifications et premiers rabrouements, il en espere au bout de cela voir quelque belle et douce consolation, au lieu du présent trouble et épouvantement. Car encore que la répréhension du philosophe à l'aventure se face à tort, il est néanmoins honnête de le laisser dire et avoir patience: et puis quand il aura achevé de parler, alors s'adresser à lui pour se justifier, et le prier de reserver cette franchise et vehemence de parler, à l'encontre de quelque autre faute qui aura au vrai été commise. davantage tout ainsi qu'en l'étude des lettres, en la musique, quand on apprend à jouer de la lyre, ou à luicter, les commencements sont fort laborieux, bien embrouillés, et pleins de difficulté: mais puis après, en continuant petit à petit, il s'engendre à la journée une familiarité et connaissance grande, ainsi qu'il se fait envers les hommes, laquelle rend toutes choses faciles, aisées à la main, et agréables, tant à faire, comme à dire. Ainsi est il de la philosophie, laquelle du commencement semble avoir ne sais quoi de maigre et d'étrange, tant és choses, comme és termes et paroles: mais pour cela il ne faut pas, à faute de coeur, s'étonner à l'entrée, ni lâchement se décourager, ains faut essayer tout, en persévérant, et désirant toujours de tirer outre, et passer en avant, en attendant que le temps améne celle familiere connaissance et accoutumance, qui rend à la fin doux tout ce qui de soi-même est beau et honnête: car elle viendra en peu de temps, apportant quand et elle une clarté et lumière grande à ce que l'on apprend, et engendrera un ardent amour de la vertu, sans lequel l'homme est bien lâche et misérable, qui se peut adonner et mettre à suivre autre vie, en se départant, à faute de coeur, de l'étude de la philosophie: bien peut il être à l'aventure, que les jeunes gens, non encore expérimentés, trouvent au commencement des difficultés qu'ils ne peuvent comprendre és choses, mais si est-ce pourtant que la plupart de l'obscurité et de l'ignorance leur vient d'eux-mêmes, et par façons de faire toutes diverses commettent une même faute. Car les uns, pour une révérence respectueuse qu'ils portent au disant, ou pource qu'ils le veulent épargner, ne l'osent interroger, et se faire entièrement déclarer son discours, et font signe de l'approuver par signe de la tête, comme s'ils l'entendaient bien: les autres à l'opposite, par une importune ambition et vaine émulation de montrer la promptitude de leur esprit contre d'autres, devant qu'ils l'ayent compris, disent qu'ils l'entendent, et ainsi jamais ne le conçoivent. Dont il advient à ces premiers honteux, et qui de vergongne n'osent demander ce qu'ils n'entendent pas, que quand ils s'en retournent de l'auditoire, ils se fâchent eux-mêmes et demeurent en doute et perplexité, et que finablement ils sont une autre fois contraints, avec plus grand vergongne de fâcher ceux qui ont jà discouru, en recourant après et leur demandant ce qu'ils ont dit: et à ces ambitieux, temeraires et presomptueux, qu'ils sont contraints de pallier, déguiser et couvrir l'ignorance qui demeure toujours avec eux. Parquoi rejetants arrière de nous toute telle lâcheté et vanité, mettons peine, comment que ce soit, d'apprendre, et comprendre en notre entendement les profitables discours que nous oyrons faire aux philosophes, et pour ce faire supportons doucement les risées des autres, qui seront, ou penseront être, plus vifs et plus aigus d'entendement, que nous: comme Cleanthes et Xenocrates étant un peu plus grossiers d'esprit que leurs compagnons d'école, ne fuyaient pas à apprendre pour cela, ni ne s'en descourageaient pas, ains se riaient et se moquaient les premiers d'eux-mêmes, disants qu'ils ressemblaient aux vases qui ont le goulet étroit, et aux tables de cuivre, pource qu'ils comprenaient difficilement ce qu'on leur enseignait, mais aussi qu'ils le retenaient sûrement et fermement: car il ne faut <p 30v> pas seulement, ce que dit Phocylides,
Souvent se doit laisser circonvénir
celui qui veut bon enfin devenir,
ains faut assi se laisser moquer, endurer des hontes, des piqueures, des traits de gaudisserie, pour repousser de tout son effort et combattre l'ignorance. Toutefois si ne faut-il pas aussi passer en nonchaloir la faute que font au contraire ceux qui, pour être d'appréhension tardive, en sont importuns, fâcheux et chargeans: car ils ne veulent pas quelque fois, quand ils sont à part en leur privé, se travailler pour entendre ce qu'ils ont ouï, ains donnent le travail au docteur qui lit, en lui demandant et l'enquérant souvent d'une même chose, ressemblants aux petits oiselets qui ne peuvent encore voler, et qui bâillent toujours attendants la becquée d'autrui, et voulants que l'on leur baille jà tout masché et tout prêt. Il y en a d'autres qui cherchants hors de propos la réputation d'être vifs d'entendement et attentifs à ouïr, rompent la tête aux docteurs lisans, à force de caqueter et de les interrompre, en leur demandant toujours quelque chose qui n'est point nécessaire, et cherchants des demontrations là où il n'en est point de besoin: et par ainsi,
Le chemin court de soi en devient long,
comme dit Sophocles, non seulement pour eux, mais aussi pour les autres assistants. Car en arrêtant ainsi à tous coups le philosophe enseignant, avec leurs vaines et superflues questions, ne plus ne moins que quand on va par les champs ensemble, ils empêchent la continuation de l'enseignement et de la doctrine, qui en est ainsi souvent rompue et arrêtée. Ceux là doncques, ainsi comme dit Hieronymus, font ne plus ne moins que les couards et chetifs chiens, qui mordent bien les peaux des bêtes sauvages, quand ils sont à la maison, et leur arrachent bien les poils, mais ils ne touchent point à elles aux champs. Au reste, je conseillerais à ces autres-là qui sont d'entendement tardif, que retenants les principaux points du discours, ils composent eux-mêmes à part le reste, et qu'ils exercent leur mémoires à trouver le demeurant: et que prenants en leur esprit les paroles d'autrui, ne plus ne moins qu'une semence et un principe, ils le nourrissent et l'accroissent, pource que l'esprit n'est pas comme un vaisseau qui ait besoin d'être rempli seulement, ains plutôt a besoin d'être échauffé par quelque matière qui lui engendre une émotion inventive, et une affection de trouver la vérité. Tout ainsi doncques comme si quelqu'un ayant affaire de feu en allait chercher chez ses voisins, et là y en trouvant un beau et grand, il s'y arrêtait pour toujours à se chauffer, sans plus se soucier d'en porter chez soi: aussi si quelqu'un allant devers un autre pour l'ouïr discourir, n'estime point qu'il faille allumer son feu ni son esprit propre, ains prenant plaisir à ouïr seulement, s'arrête à jouir de ce contentement, il tire des paroles de l'autre l'opinion seulement, ne plus ne moins que l'on fait une rougeur et une lueur de visage quand on s'approche du feu: mais quand à la moisissure et au reland du dedans de son âme, il ne l'échauffe ni ne l'esclarcit point par la philosophie. Si doncques il est besoin encore de quelque autre precepte pour achever l'office d'un bon auditeur, c'est qu'il faut qu'en se souvenant de celui que je viens de dire, il exerce son entendement à inventer de soi-même, aussi bien comme à comprendre ce qu'il entend des autres, à fin qu'il se forme au dedans de soi une habitude, non point sophistique, c'est à dire apparente, pour savoir réciter ce qu'il aura entendu d'ailleurs, mais interieure et de vrai philosophe, faisant son compte que le commencement de bien vivre, c'est être blâmé et moqué.<p 31r>

IV. De la Vertu Morale.
1. Notre intention est d'écrire et traiter de la Vertu que l'on appelle et que l'on estime Morale, en quoi principalement elle diffère de la contemplative, pource que elle a pour sa matière les passions de l'âme, et pour sa forme la raison: quelle substance elle a, et comment elle subsiste. A savoir si la partie de l'âme qui la reçoit, est nantie et ornée de raison qui lui soit propre à elle, ou si elle en emprunte l'usage et la participation d'ailleurs: et la recevant d'ailleurs, si c'est comme les choses qui sont mêlées avec d'autres meilleures, ou bien si c'est pource que ce qui est sous le gouvernement et sous la domination d'autrui, semble participer de la puissance de ce qui lui commande et qui le gouverne: car qu'il soit bien possible que la vertu subsiste et demeure en être sans aucune matière ni mêlange, j'estime qu'il soit assez manifeste. Mais premièrement je crois qu'il vaudra mieux réciter sommairement en passant, les opinions des autres Philosophes, non par manière de narration historiale seulement, ains plutôt afin que les opinions des autres exposées, la nôtre en soit plus claire à entendre, et plus certaine à tenir.

2. Menedemus doncques natif de la ville d'Eretrie, ôtait toute pluralité et toute différence de vertus, pource qu'il tenait qu'il n'y en avait qu'une toute seule, laquelle s'appellait de divers noms, disant que c'était une même chose qui s'appellait tempérance, force, justice, comme c'est tout un que homme, et mortel, ou animal raisonnable. Ariston natif de Chio tenait aussi, qu'en substance il n'y avait qu'une seule vertu, laquelle il appellait Santé, mais selon divers respects il y en avait plusieurs différentes l'une de l'autre, comme qui appellerait notre vue quand elle s'applique à regarder du blanc, Leucothée: et à regarder du noir, Melanthée: et ainsi des autres choses semblables. Car la vertu (disait-il) qui concerne ce qu'il faut faire ou laisser, s'appelle Prudence, et celle qui règle la concupiscence, et qui limite ce qui est modéré et opportun és voluptés, se nomme tempérance: et celle qui concerne les affaires, et contrats, que les hommes ont les uns avec les autres, est Justice, ne plus ne moins qu'un couteau est toujours le même, mais il coupe tantôt une chose et tantôt une autre: et le feu agit bien en diverses et différentes matières, mais c'est toujours par une même nature. Et semble que Zenon même le Citieïen panche un petit en cette opinion-là, quand il définit que la prudence qui distribue à chacun ce qui lui appartient, est la Justice: celle qui choisit ce qu'il faut élire ou fuir, tempérance: ce qu'il faut supporter et souffrir, Force: et ceux qui le défendent en telle opinion, disent que par la prudence il entendait la science. Mais Chrysippus estimant que chacune qualité a sa vertu propre, sans y penser introduisit en la Philosophie un exaim, comme disait Platon, et toute une ruchée par manière de dire, de vertus: car comme de fort se derive force, de juste justice, de clement clemence: aussi fait de gracieux grâce, de bon bonté, de grand grandeur, de beau beauté, et toutes autres telles galanteries, gentillesses, courtoisies, et joyeusetés, qu'il mettait au nombre des vertus, remplissant la Philosophie de nouveaux termes, sans qu'il en fut besoin. Mais tous ces Philosophes-là ont cela de commun entre eux, qu'ils tiennent que la vertu est une disposition et une puissance de la principale partie de l'âme, que est la raison, et supposent cela comme chose toute confessée, toute certaine et irrefragable: et n'estiment point qu'il y ait en l'âme de partie sensuelle et irraisonnable, qui soit de nature différente de la raison, ains pensent que ce soit toujours une même partie et substance de l'âme, celle qu'ils appellent principale, ou la raison et l'entendement, qui se tourne et se change en tout, tant <p 31v> és passions, comme és habitudes et dispositions, selon la mutation desquelles il devient ou vice ou vertu, et qui n'a en soi rien qui soit irraisonnable, mais que l'on l'appelle irraisonnable quand le mouvement de l'appétit est si puissant, qu'il demeure le maître, et pousse l'homme à quelque chose déshonnête, contre le jugement de la raison: car ils veulent que la passion même soit raison, mais mauvaise, prenant sa force et vehemence d'un faux et pervers jugement. Tous ceux-là me semblent avoir ignoré, que chacun de nous est véritablement double et composé, au moins n'ont-ils connu, que cette première composition de l'âme et du corps, qui est manifeste à tous, mais l'autre composition et mixtion de l'âme, ils ne l'ont point entendue: toutefois qu'il y ait encore quelque duplicité et mêlange en l'âme même, et quelque diversité de nature et différence entre la partie raisonnable et l'irraisonnable, comme si c'était presque un autre second corps par nécessité naturelle mêlé et attaché à la raison: il est bien vraisemblable, que Pythagoras ne ne l'a pas ignoré, à ce que l'on peut conjecturer par la diligence grande qu'il a employée en la Musique, l'appliquant à l'Ame pour l'adoucir, dompter et apprivoiser, comme s'apercevant bien, que toutes les parties d'icelle n'étaient pas obéissantes ne sujettes à doctrine, ni aux sciences, de manière que par la seule raison on les pût retirer de vice, et qu'elles avaient besoin de quelque autre manière d'apprivoisement et de persuasion, autrement qu'il serait impossible à la philosophie de venir à bout de sa rebellion. Mais bien est-il tout évident et tout certain, que Platon a très bien entendu, que l'âme ou la partie animée de ce monde, n'est point simple, ains est mêlée de la puissance du même, de l'autre, parce que d'une part elle se régit et tourne toujours par un même ordre, qui est le plus puissant mouvement, et de l'autre part elle est divisée en cercles, sphères, et mouvements à demi contraires au premier, vagabons et errans, en quoi est le principe des diversités des générations qui se font en la terre. Aussi l'âme de l'homme étant part et portion de celle de l'univers, et composée sur les nombres et proportions d'icelle, n'est point simple ni d'une seule nature, ains a une partie qui est spirituelle et intelligente, où est le discours de la raison, à laquelle appartient, selon nature, de commander et dominer en l'homme: l'autre est brutale, sensuelle, errante et désordonnée d'elle-même, si elle n'est régie et conduitte d'ailleurs. Et cette-ci derechef se sousdivise en deux autres parties, dont l'une s'appelle corporelle ou vegetative, l'autre irascible ou concupiscible, adhèrente tantôt à la partie corporelle, et tantôt à la spirituelle, et au discours de la raison, à qui elle donne force et vigueur. Or connait on la différence de l'une et de l'autre en ce principalement, que la partie intelligente resiste bien souvent à la concupiscible et irascible: et faut bien dire qu'elles soient diverses et différentes de la raison, attendu que bien souvent elles desobeïssent et repugnent à ce qui est très bon. Aristote a supposé ces principes là bien longuement plus que nul autre, comme il appert par ses écrits, mais depuis il attribua la partie irascible à la concupiscible, les confondant toutes deux en une, comme étant l'ire une convoitise et appétit de vengeance, mais toujours a il tenu, que la partie sensuelle et brutale était totalement distincte et divisée de l'intellectuelle et raisonnable, non qu'elle soit du tout privée de raison, comme l'est la vegetative et nutritive, qui est celle des plantes, parce que celle-là étant du tout sourde, ne peut ouïr la raison, et est un germe qui procède de la chair, et tient toujours au corps: mais la sensuelle ou concupiscible, encore qu'elle soit destituée de raison propre à elle, si est ce néanmoins, qu'elle est apte et idoine à ouïr et obéir à la partie intelligente et discourante, à se retourner vers elle, et à se ranger à ses preceptes, pourvu qu'elle ne soit point gâtée à fait, et corrompue par une volupté ignorante, et une habitude de vie dissolue. Et s'il y en a qui s'émerveillent et qui trouvent <p 32r> étrange, comment une partie peut être irraisonnable, et néanmoins obéissante à la raison: ceux-là ne me semblent pas bien comprendre la force et la puissance de la raison, combien elle est grande, et jusques où elle passe et pénétre à commander, conduire, et guider, non par dures ni violentes contraintes, mais par molles et douces inductions et persuasions, qui ont plus d'efficace que toutes les forces du monde. Qu'il soit ainsi, les esprits, les nerfs et les os sont parties irraisonnables du corps, mais aussi tôt qu'il y a en l'esprit un mouvement de volonté, comme ayant la raison tant soit peu secoué la bride, tous s'étendent, tous s'esveillent et se rendent prests à obeïr: si l'homme veut courir, les pieds sont dispos: s'il veut prendre ou jeter quelque chose, les mains sont incontinent prêtes à mettre en oeuvre. Le poète Homere même nous donne bien clairement à connaître la convenance et intelligence qu'il y a entre la raison, et les parties privées du discours de raison, par ces vers,
Ainsi baignait de larmes son visage
Penelopé, en plorant le veuvage
De son époux tout joignant d'elle assis:
Mais Ulysses en son esprit rassis
Se sentait bien attainct de pitié tendre,
Voyant ainsi tant de larmes épandre
Celle que plus il aimait cherement:
Et toutefois il tenait sagement
Ses pleurs cachés, et dessous les paupieres
Fermes étaient de ses yeux les lumières,
Sans plus siller, que si leur dureté
De roide fer ou de corne eût été.
tant il avait rendu obéissants au jugement de la raison et les esprits, et le sang, et les larmes. Cela même montrent aussi clairement les parties naturelles, qui se retirent, et par manière de dire, s'enfuient, sans se bouger ni emouvoir, quand nous approchons des belles personnes que la raison ou la loi nous défendent de toucher. Ce qui advient encore plus évidemment à ceux, qui étant devenus amoureux de quelques filles ou femmes, sans les connaître, reconnaissent puis après que ce sont ou leurs soeurs, ou leurs propres filles: car alors tout soudain la concupiscence cède et fait joug, quand la raison s'y est interposée, et le corps contient toutes ses parties honnêtement, en devoir d'obeïr au jugement de la raison. Et advient aussi bien souvent, que l'on mange quelques viandes de bon appétit sans savoir que c'est, mais aussi tôt que l'on s'aperçoit, ou que par autre on est averti, que c'est quelque viande impure, mauvaise et défendue, non seulement on s'en repent, et en est-on fâché en son entendement, mais aussi les facultés corporelles s'accordants avec l'opinion, on en prend des vomissements et des maux de coeur, qui renversent l'estomac sans dessus dessous. Et si ce n'était que j'aurais peur qu'il ne semblast, que j'allasse industrieusement ramasser de toutes parts des inductions plaisantes, pour aggreer aux jeunes gens, je m'élargirais à déduire les psalterions, les lyres, les épinettes, les flûtes, et autres tels instruments de musique, que l'on a inventés pour accorder et consoner avec les passions humaines, encore que ce soient choses sans âmes, elles ne laissent pas toutefois de s'éjouir ou se plaindre et lamenter avec eux, ains chantent, s'égayent, voire font l'amour quand et eux, représentants les affections, les volontés, et les moeurs de ceux qui en jouent. Auquel propos on dit, que Zenon même allant un jour au théâtre pour ouïr le musicien Amoebeus, qui chantait sur la lyre, dit à ses disciples: Allons-y, pour ouïr et apprendre quelle armonie et resonance rendent les entrailles des bêtes, les nerfs, les ossements, et les bois, quand on les sait disposer par nombres, par proportions, et par ordre. <p 32v> Mais laissant ces exemples-là, je leur demanderais volontiers, si quand les chevaux, les chiens, et les oiseaux, que nous nourrissons en nos maisons, par accoutumance, nourriture et enseignement, apprennent à rendre des voix intelligibles, et à faire des mouvements, des gestes, et des tours qui nous sont et plaisants et utiles: et semblablement quand ils lisent dedans Homere, que Achilles excitait à combattre et les hommes et les chevaux, ils s'ébahissent encore, et doutent si la partie qui se courrouce, qui appéte, qui se deult, qui s'éjouit en nous, peut bien obeïr à la raison, et pour être affectionneée et disposée par elle, attendu mêmement qu'elle n'est point logée dehors, ni divisée et distincte d'avec nous, et qu'il n'y a rien au dehors qui la forme, ne qui la moule, ou qui la taille par force à coups de marteau ni de ciseau, ains que elle est toujours attachée à elle, toujours conversant avec elle, nourrie et duitte par longue accoutumance. Voilà pourquoi les anciens l'ont bien proprement appelée Ethos, qui est à dire, les Moeurs, pour nous donner grossement à entendre, que les moeurs ne sont autre chose, qu'une qualité imprimée de longue main en celle partie de l'âme qui est irraisonnable, et est ainsi nommée parce qu'elle prend celle qualité de la demeure longue, et longue accoutumance, étant formée par la raison, laquelle n'en veut pas du tout ôter ni desraciner la passion, parce qu'il n'est ni possible, ni utile, ains seulement lui trace et limite quelques bornes, et lui établit quelque ordre, faisant en sorte que les vertus morales ne sont pas impassibilités, mais plutôt règlements et moderations des passions et affections de notre âme, ce qu'elle fait par le moyen de la prudence, laquelle réduit la puissance de la partie sensuelle et passible à une habitude honnête et louable. Parce que l'on tient que ces trois choses sont en notre âme, la puissance naturelle, la passion, et l'habitude. La puissance naturelle est le commencement, et par manière de dire, la matière de la passion, comme la puissance de se courroucer, la puissance de se vergongner, la puissance de s'assurer. La passion après est le mouvement actuel d'icelle puissance, comme le courroux, la vergongne, l'assurance. Et l'habitude est une fermeté établie en la partie irraisonnable par longue accoutumance, et une qualité confirmée, laquelle devient vice quand la passion est mal gouvernée, et vertu quand elle est bien conduitte et menée par la raison. Mais pour autant que l'on ne trouve pas que toute vertu soit une mediocrité, ni ne l'appelle-on pas toute morale, à fin de mieux en montrer et déclarer la différence, il faut commencer un peu de plus haut. Toutes les choses sont ou absolument et simplement en leur être, ou relativement au égard à nous. Absolument sont en leur être, comme la terre, le ciel, les étoiles, et la mer: relativement au regard de nous, comme bon, mauvais: proufitable, nuisible: plaisant déplaisant. La raison contemple l'un et l'autre, mais le premier genre des choses qui sont absolument appartient à science, et à contemplation, comme son object: le second, des choses qui sont relativement au égard à nous, appartient à consultation et action: et la vertu de celui-là est sapience, la vertu de cettui-ci, prudence: et y a différence entre prudence et sapience, d'autant que prudence consiste en une relation, et application de la partie contemplative de l'âme, à l'action et au régime de la sensuelle et passible selon raison, tellement que prudence a besoin de la fortune, là où sapience n'en a que faire, pour atteindre et parvenir à sa propre fin: ni aussi de consultation, parce qu'elle concerne les choses qui sont toujours unes et toujours de même sorte. Et comme le Geometrien ne consulte pas touchant le triangle, à savoir s'il a trois angles egaux à deux droits, ains le sait certainement: et la consultation se fait des choses qui sont et adviennent tantôt d'une sorte, et tantôt d'une autre, non pas de celles qui sont fermes et stables toujours en un être immuable: aussi l'entendement et âme speculative exerçant ses functions sur les choses premières et permanentes qui ont toujours une même nature, et qui ne reçoivent <p 33r> point de changement, est exempte de toute consultation. Mais la prudence descendant aux choses pleines de variation, de troubles et de confusion, il est forcé qu'elle se mêle souvent des choses fortuites et casuelles, et qu'elle use de consultation en choses si douteuses et si incertaines, et après avoir consulté, qu'elle vienne lors à mettre la main à l'oeuvre, et à l'action, assistée de la partie raisonnable, laquelle elle tire quand et soi aux actions, car elles ont besoin d'un instinct et esbranlement que fait l'habitude morale en chaque passion: mais cet instinct-là a besoin de raison qui le limite, à fin qu'il soit modéré, à fin qu'il ne passe point outre, ni ne demeure point deçà le milieu, parce que la partie brutale et passible a des mouvements qui sont les uns trop véhéments et trop soudains, les autres trop tardifs et plus lâches qu'il n'appartient. C'est pourquoi nos actions ne peuvent être bonnes qu'en une sorte, et mauvaises en plusieurs: comme l'on ne peut assener au but que par une sorte seulement, mais bien le peut on faillir en plusieurs, en donnant ou plus haut ou plus bas qu'il ne faut. L'office doncques de la raison active selon nature est, d'ôter et retrancher tous exces et toutes défectuosités aux passions, parce que quelquefois l'instinct et esbranlement, soit par infirmité, ou par délicatesse, ou par crainte, ou par paresse, se lâche et demeure court au devoir, et là se treuve la raison active, qui le réveille et l'excite. Et quelquefois aussi, au contraire, se laisse aller à la débordée, étant dissolu et désordonné, et la raison lui ôte ce qu'il a de trop véhément, reglant ainsi et moderant ce mouvement actif, elle imprime en la partie irraisonnable les vertus morales, qui sont mediocrités entre le peu et le trop. Car il ne faut pas estimer que toute vertu consiste en mediocrité, d'autant que la sapience et prudence, qui n'ont besoin aucun de la partie brutale et irraisonnable, gisent seulement au pur et sincere entendement et discours du pensement, non sujettes aux passions, n'étant autre chose qu'une cime et extrémité de raison affinée, contente de soi, parfaite, et n'ayant aucun besoin de la partie irraisonnable et sensuelle, en laquelle raison se forme et engendre la très divine et très heureuse science: mais la vertu morale tenant de la terre à cause du corps, a besoin des passions, comme d'outils et de ministres pour agir et faire ses operations, n'étant pas corruption ou abolition de la partie irraisonnable de l'âme, ains plutôt le règlement et l'embellissement d'icelle, et est bien extrémité quant à la qualité et à la perfection, mais non pas quant à la quantité, selon laquelle elle est mediocrité, ôtant d'un côté ce qui est excessif, et de l'autre ce qui est défectueux. Mais pource qu'il y a milieu et mediocrité de plusieurs sortes, il nous faut définir quel milieu et quelle mediocrité est la vertu morale. premièrement doncques, il y a un milieu qui est composé des deux extrémités, comme le gris ou le tanné, composé du blanc et du noir. Et ce qui contient ou qui est contenu est moyen et milieu entre ce qui contient et ce qui est contenu seulement, comme le monbre de huit entre le douze et le quatre. Ce qui ne participe et ne tient de nulle des extrémités s'appelle aussi moyen et milieu, comme ce qui est indifférent entre le bien et le mal, mais vertu ne peut être milieu ne moyen selon pas une de ces interpretations-là, parce qu'elle ne peut être composition ni mêlange de deux vices, ni ne peut contenir ce qui est moins, ni être contenu de ce qui est plus que le devoir, et si n'est point du tout exempté des passibles émotions sujettes au trop et au peu, et au plus et au moins. Mais plutôt elle est et s'appelle milieu et moyen, selon la mediocrité qui est aux sons et aux accords des voix, car il y a en la Musique une note et une voix qui s'appelle moyenne, pource qu'elle est au milieu de la basse et de la haute que l'on appelle Hypaté et Neté, se retirant de la hautesse de l'une qui est trop aigue, et de la bassesse de l'autre qui est trop grosse: aussi la vertu morale est un certain mouvement et puissance en la partie irraisonnable de l'âme qui tempere le relâchement ou roidissement, et le plus et moins qui y peuvent être, réduisant chacune passion à température moderée pour la garder de faillir. <p 33v> En premier lieu doncques ils disent, que la force ou prouesse et vaillance est le moyen et le milieu entre couardise et temérité, desquelles deux extrémités l'une est exces, et l'autre défaut de la passion d'ire. La liberalité est un moyen entre chicheté et prodigalité: Clemence entre indolence et cruauté: Justice moyen entre le distribuer plus et moins de ce qu'il faut és contrats et affaires des hommes, les uns avec les autres: tempérance milieu entre l'impassibilité insensible, et la dissolution débordée és voluptés: en quoi principalement et plus clairement se donne à connaître la différence qu'il y a de la partie brutale à la partie raisonnable de l'âme: et voit-on évidemment, qu'autre chose est la passion, et autre chose la raison, parce qu'autrement il n'y aurait point de différence entre la tempérance et la continence, et entre l'intempérance et l'incontinence és voluptés et cupidités, si c'était une même partie de l'âme qui jugeast, et qui convoitât: mais maintenant la tempérance est quand la raison gouverne et manie la partie sensuelle et passionnée, ne plus ne moins qu'un animal bien dompté et bien fait à la bride, le trouvant obéissant en toutes cupidités, et recevant volontairement le mors. Et la continence est quand la raison demeure bien la plus forte, et méne la concupiscence, mais c'est avec douleur et regret, parce qu'elle n'obéit pas volontiers, ains va de travers à coups de bâton, forcée par le mors de bride, faisant toute la resistance qu'elle peut à la raison, et lui donne beaucoup de travail et de trouble: comme Platon, pour le mieux donner à entendre par similitude, fait qu'il y a deux bêtes de voitture qui tirent le chariot de l'âme, dont la pire combat, étrive et regimbe contre la meilleure, et donne beaucoup d'affaire et de peine au cocher qui les conduit, étant contraint de tirer à l'encontre, et tenir roide, de peur que les rênes purpurées, comme dit Simonides, ne lui échappent des mains. Voila pourquoi ils ne tiennent point que continence soit vertu entière et parfaite, ains quelque chose moindre, parce que ce n'est point une mediocrité de consonante armonie et accord du pire avec le meilleur, ne qui resecque ce qu'il y a de trop en la passion: ni l'appétit n'obéit point volontairement de gré à gré à la raison de l'âme, ains lui fait de la peine, et en reçoit aussi, et finablement est rangé sous le joug par force, comme en une sédition civile, là où les deux parties discordantes se voulants mal, et se faisants la guerre l'une à l'autre, habitent dedans une même clôture de ville, comme dit Sophocles,
La cité est pleine d'encensements,
Pleine de chants, et de gémissements.
telle est l'âme du continent, pour le combat et le discord qu'il y a entre la raison et l'appétit. C'est pourquoi ils tiennent aussi, que l'incontinence n'est pas du tout vice, ains quelque chose de moins, mais que l'intempérance est le vice tout entier, pource qu'elle a l'affection mauvaise et la raison gâtée et corrompue, étant par l'une poussée à appéter ce qui est déshonnête, et par l'autre induite à mal juger et consentir à la cupidité déshonnête: de manière qu'elle perd tout sentiment des fautes et péchés qu'elle commet, là où l'incontinence retient bien le jugement sain et droit par la raison, mais par la vehemence de la passion plus puissante que la raison, elle est emportée comme son propre jugement: aussi est elle différente de l'intempérance, d'autant qu'en l'une la raison est vaincue par la passion, et en l'autre elle ne combat pas seulement. L'incontinent en combattant quelque peu, se laisse à la fin aller à sa concupiscence: l'intemperant en consentant, approuvant et louant, suit son appétit. L'intemperant est bien aise et se réjouit d'avoir péché, l'incontinent en a douleur et regret: l'intemperant va gaiement et affectueusement après sa villanie, l'incontinent enuis et mal volontiers abandonne l'honnêteté: et s'il y a différence entre leurs faits et actions, il n'y en a pas moins entre leurs paroles, car les propos de l'intemperant sont tels,
Grace il n'y a ni plaisir en ce monde,
<p 34r> Sinon avec dame Venus la blonde:
Puissent mes yeux par mort évanouir
Alors que plus je n'en pourray jouir.
Un autre dit, Boire, manger, et paillarder, c'est le principal: tout le reste je l'estime accessoire, quant à moi. celui-là est de tout son coeur enclin aux voluptés, et miné par dessous: aussi ne l'est pas moins celui qui dit,
Laisse moi perdre, il me plaît de perir.
Car il a le jugement avec l'appétit gâté et corrompu, depuis qu'il parle ainsi. Mais les propos et paroles de l'incontinent sont autres et différentes,
j'ai le sens bon, mais nature me force. Et cet autre,
Hélas hélas, c'est divine vengeance,
Que l'homme ayant du bien la connaissance,
N'en use pas, ains fait out le contraire. Et cet autre,
Là le courroux ne peut non plus durer
Ferme, que l'ancre en tourmente assurer
La nave étant fichée dans du sable,
Qui ne tient coup, et ne demeure stable.
Il ne dit pas mal, ni de mauvaise grâce, l'ancre fichée dedans le sable, pour signifier la faible tenue de la raison, qui ne demeure pas fichée et ferme, ains par la lâcheté, et molle délicatesse de l'âme, laisse aller son jugement: et n'est pas loin aussi de celle comparaison ce que dit un autre,
Comme une nave attachée au rivage,
Venu le vent rompt tout chable et cordage.
Car il appelle chable et cordage le jugement de la raison qui resiste à l'acte déshonnête, lequel vient à se rompre par l'impetuosité de la passion, comme d'un vent violent: car, à dire la vérité, l'intempérance est poussée par cupidités à pleines voiles dedans les voluptés et lui-même s'y dresse et s'y accommode: mais l'incontinent y va, par manière de dire, de travers, désirant s'en retirer, et repousser la passion qui l'attire, mais à la fin il se laisse couler et tomber en l'acte déshonnête, ainsi que Timon le donne à entendre par ces vers dont il picquait Anaxarchus,
D'Anaxarchus hardie et permanente
La force était comme un chien impudente,
Où que ce fut qu'il se voulût jeter:
Mais malheureux, comme j'oïs raconter,
Il se jugeait, pource que sa nature
A volupté encline outre mesure
(Dont la plupart de ces Sages ont peur)
Le retirait arrière de son coeur.
Car ni le sage n'est continent, mais temperant: ni le fol incontinent, mais intemperant, parce que le temperant se plaît et délecte des choses belles et honnêtes, et l'intemperant ne se fâche et déplaît pas des déshonnêtes: parquoi l'incontinence convient proprement et ressemble à une âme sophistique, qui a bien l'usage de la raison, mais si imbêcile, qu'elle ne peut pas persévérer et demeurer ferme en ce qu'elle a une fois jugé être le devoir. Voilà doncques les différences qu'il y a entre l'intempérance et l'incontinence, et aussi entre la tempérance et la continence: car le remors, le regret, et le contre-coeur n'ont point encore abandonné la continence, là où en l'âme temperante tout est applani: il n'y a rien emeu qui batte, tout y est sain: de sorte que qui verrait l'obéissance grande, et la tranquillité merveilleuse, dont la partie irraisonnable est unie et incorporée avec la raisonnable, il pourrait dire,
Alors le vent avait du tout cedé,
<p 34v> Et lui était le calme succedé
Sans nulle haleine, ayant des mers profondes
Dieu appaisé totalement les ondes.
ayant la raison assopy les excessifs, furieux et forcenés mouvements des cupidités et passions, et celles dont la nature a nécessairement besoin, les ayant rendues tellement soupples et obéissantes, amies et secondantes toutes les intentions et toutes les volontés de la raison, que ni elles ne courent devant, ni ne demeurent derrière, ni ne font désordre quelconque par aucune désobéissance,
Comme un poulain suit la jument qu'il tête.
Ce qui confirme le dire de Xenocrates touchant ceux qui prennent à bon escient l'étude de la philosophie, que seuls ils font volontairement ce que les autres font malgré eux par la crainte des lois, s'abstenants de satisfaire à leurs appétis désordonnés pour la doute des peines, comme les chiens pour la peur des coups de bâton, et le chat pour le bruit, ne regardants seulement qu'au danger de la peine. Or qu'il y ait en l'âme sentiment d'une telle fermeté et resistance à l'encontre des cupidités, comme s'il y avait quelque chose qui les combattist, et qui leur fît tête, il est bien évident: toutefois il y en a qui maintiennent, que la passion n'est point chose différente ni diverse de la raison, et que cela qui se sent n'est point un combat de deux diverses choses, ains changement d'une seule, qui est la raison, mais que nous ne nous apercevons pas de ce changement, à cause de sa soudaineté, ne considérants pas ce pendant, que c'est une même sujet de l'âme, laquelle de sa nature sait convoiter, et se repentir, se courroucer et avoir peur, qui tend à faire chose déshonnête attirée par la volupté, et à l'opposite aussi s'en retient par crainte de la peine: car il est certain, que cupidité, crainte, et autres semblables passions, sont opinions perverses, et mauvais jugements qui s'impriment non en diverses parties de l'âme, ains en celle qui est la principale, c'est à savoir le discours de la raison, de laquelle les passions sont inclinations, consentements, appétitions, mouvements, et operations bref qui se changent légèrement en peu d'heure, et dont l'impetuosité et vehemence violente est fort dangereuse, à cause de l'imbecillité et inconstance de la raison, ne plus ne moins que les courses des petits enfants. Mais le discours de cos oppositions-là premièrement est contraire à l'évidence notoire, et au sens commun, car il n'y a personne qui en soi-même ne sente une mutation de concupiscence en jugement, et à l'opposite aussi, de jugement en concupiscence: et voyons que l'amant ne cesse point d'aimer, encore qu'en son entendement il discoure et juge, qu'il se faille départir de l'amour, et lui resister, ni derechef aussi ne sort il point du discours et du jugement, quand il se lâche et se laisse aller à sa cupidité, ains lors que par la raison il combat à l'encontre de sa passion, il est encore actuellement en la passion: et semblablement à l'heure même qu'il se laisse vaincre de la passion, il vcait et connait par le discours de la raison, le péché qu'il commet: de manière que ni par la passion il ne perd point la raison, ni par la raison il n'est point délivré de la passion, ains branslant tantôt en un côté, et tantôt en l'autre, il demeure neutre, mitoyen et commun entre les deux. Mais ceux qui estiment, que la principale partie de l'âme soit maintenant la cupidité, maintenant le discours qui s'oppose à la cupidité, ressemblent proprement à ceux qui voudraient dire, que le veneur et la bête sauvage ne fussent pas deux, ains un tout seul corps qui se changeât tantôt en une bête, et tantôt en un veneur: car, et ceux là en chose toute évidente ne verraient goutte, et ceux-ci parlent contre leur propre sentiment, attendu qu'ils sentent réelement et de fait en eux-mêmes, non une mutation d'un en deux, mais un estrif et combat de deux l'un contre l'autre. Pourquoi doncques (disent-ils) ce qui délibére, et qui consulte en nous, n'est-il aussi bien double, ains est simple et seul? C'est bien allégué, répondrons nous, mais l'evenement <p 35r> et l'effet en est tout différent: car ce n'est pas la prudence de l'homme qui combat contre soi-même, ains se servant d'une même puissance, et faculté de ratiociner, elle touche divers arguments: ou plutôt, dirons nous, c'est un même discours employé en divers sujets et matières différentes: et pourtant n'y a-il point de douleur, ni de regret aux discours qui sont sans passion, ni ne sont point les consultants forcés de tenir une des parties contraires, contre leur propre volonté, si ce n'est que d'aventure il n'y ayt secrètement quelque passion attachée à l'une des parties, comme qui ajouterait sous main quelque chose à l'un des bassins de la balance: ce qui advient bien souvent, et lors ce n'est pas le discours de la ratiocination que se contrarie à soi-même, ains est quelque passion secrète qui repugne à la ratiocination, comme quelque ambition, quelque émulation, quelque faveur, quelque jalouzie, ou quelque crainte contrevenant au discours de la raison: et il semble que ce soient deux discours qui de paroles se combattent l'un contre l'autre, ainsi qu'il appert clairement par la sentence de ces vers d'Homere,
Honte ils avaient du combat rejeter
Le refusant, et peur de l'accepter. Et de ces autres,
Souffrir la mort est chose douloureuse,
Mais renommée on acquiert glorieuse:
Craindre la mort est une lâcheté,
Mais il y a à vivre volupté.
Voilà pourquoi au jugement des proces, les passions qui s'y coulent, sont ce qui les fait longuement durer: et au conseil des Princes et des Rois, ceux qui y parlent en faveur de quelque partie, ne le font pas, ni ne défendent pas l'une des sentences pour la raison, ains se laissent traverser à quelque passion contre le discours de l'utilité. C'est pourquoi és cités qui sont gouvernées par un Senat, les Magistrats qui seient en jugement ne permettent pas aux orateurs et advocats d'emouvoir les affections: car le discours de la raison n'étant empêché d'aucune passion, tend directement à ce qui est bon et juste: mais s'il s'y met quelque passion à la traverse, alors le plaisir ou déplaisir y engendre combat et dissention à l'encontre de ce que l'on juge être bon. Qu'il soit ainsi, pourquoi est-ce, qu'aux disputes de la philosophie on ne voit point que les uns soient amenés avec douleur et regret par les autres en leurs opinions? Ains Aristote même, Democritus et Chrysippus ont depuis reprouvé quelque avis qu'ils avaient approuvés, sans regret ne fâcherie quelconque, mais plutôt avec plaisir, pource qu'en la partie speculative de l'âme, il n'y a aucune contrarieté de passions, à cause que la partie irraisonnable de l'âme se repose, et demeure quoye sans curieusement s'ingérer de s'en entremêler. Ainsi les discours de la ratiocination, aussi tôt que la vérité lui apparait, encline volontiers en celle part, et abandonne le mensonge, d'autant qu'en la partie irraisonnable de l'âme se repose, et demeure quoye sans curieusement s'ingérer de s'en entremêler. Ainsl les dicours de la ratiocination, ausso tôt que la vérité lui apparait, encline volontiers en celle part, et abandonne le mensonge, d'autant qu'en lui est, non ailleurs, la faculté de croire ou décroire, là où les conseils et délibérations d'affaires, les jugements et arbitrages, pour la plupart étant pleins de passions, rendent le chemin mal aisé, et donnent bien de la peine à la raison, qui est arrêtée et empêchée par la partie irraisonnable de l'âme, qui lui resiste, en lui mettant au-devant quelque plaisir, ou quelque crainte, ou quelque douleur ou cupidité, de quoi le sentiment est le juge, touchant à l'une et à l'autre partie: car si bien l'une surmonte, elle ne défait pas pour cela l'autre, ains la tire à soi malgré elle par force, comme celui qui se tance et se reprend soi-même, pour être amoureux, use du discours de sa raison contre sa passion, étant tous les deux ensemble actuellement dedans son âme, ne plus ne moins que si avec la main il réprimait et repoussait l'autre partie enflammée d'une fiévre de passion, sentant les deux parties réelement se battants l'une contre l'autre dedans soi-même: là où és disputes et inquisitions non passionnées, telles que sont celles de l'âme speculative et contemplative, si les deux parties se trouvent <p 35v> égales, il ne se fait point de jugement, ains y a une irresolution, qui est comme une pause et un arrêt de l'entendement, ne pouvant passer outre, ains demeurant suspendu entre deux contraires opinions: et s'il advient qu'il encline en l'une des opinions, la plus forte dissout l'autre, sans qu'elle en devienne marrie, ni qu'elle en conteste obstineement contre l'opinion. Bref là où il y a un discours et une ratiocination qui semble contrarier à l'autre, ce n'est pas que l'on sente deux divers sujets, mais un seul en diverses appréhensions et imaginations. Mais quand la partie brutale combat à l'encontre de la raisonnable, étant telle qu'elle ne peut ni vaincre ni être vaincue, sans regret et douleur, incontinent cette bataille divise l'âme en deux, et rend cette diversité toute évidente et manifeste. Si ne connait-on pas seulement à ce combat, qu'il y a différence entre la source de la passion, et celle de la raison, mais aussi à ce qui s'en ensuit, parce que l'on peut aimer un gentil enfant et bien né à la vertu, et en aimer aussi un mauvais et dissolu. Et se peut faire que l'on use de courroux injustement à l'encontre de ses propres enfants, ou de ses peres et meres, et que l'on en use aussi justement pour ses enfants, et pour ses peres et meres, à l'encontre des ennemis et des tyrans: et comme là se sent manifestement le combat et la différence de la passion d'avec le discours de la raison, aussi là sent-on ici de l'obéissance et de la suite de la passion qui se laisse conduire et mener à la raison. Comme, pour exemple, il advient souvent qu'un homme de bien épouse une femme selon les lois, en intention de l'honorer et de vivre avec elle justement et honnêtement: mais puis après, la longue conversation par laps de temps y ayant imprimé la passion d'amour, il aperçait en son entendement, qu'il la cherit et l'aime plus tendrement qu'il n'avait proposé du commencement. Et les jeunes gens qui rencontrent des maîtres et precepteurs gentils, les suivent et les caressent du commencement pour l'utilité qu'ils en reçoivent, mais par trait de temps puis après, ils les aiment cordialement: et au lieu qu'ils leur étaient familiers et assidus disciples seulement, ils en deviennent amoureux. Autant en advient il envers les magistrats, envers les voisins, et envers les alliés: car du commencement nous hantons avecques eux civilement et par obligation de quelque honnêteté: mais puis après nous ne nous donnons garde, que nous les aimons cherement, venant la raison à persuader et y attirer la partie de l'âme qui est le sujet des passions. Et celui qui a dit le premier ce propos,
Il y a deux hontes, l'une louable,
L'autre fardeau qui les maisons accable,
ne montre il pas manifestement, qu'il avait en soi-même souvent expérimenté, que cette passion lui avait, par dilayer contre raison, et différer de jour à autre, ruiné ses affaires et fait perdre de belles occasions? Ausquelles preuves ces Stoïques ici se rendants pour l'évidence manifeste qu'il y a, appellent honte vergongne, et volupté joie, et peur circonspection: en quoi on ne les saurait pas justement reprendre de ces deguisemens là de noms honnêtes, pourvu qu'ils appellassent les mêmes passions, quand elles se rangent à la raison de ces honnêtes-là: et quand elles y repugnent et la forcent, de ces fâcheux ici. Mais quand étant convaincus par larmes qu'ils épandent, par tremblemens de leurs membres, par changement de couleur, ils appellent au lieu de douleur et de peur, je ne sais quelles morsures et contractions, et qu'ils disent au lieu de cupidité promptitude, pour cuider diminuer l'imperfection de leurs passions, il semble qu'ils inventent et mettent en avant des justifications plus apparentes que vraies, et sophistiques, non pas philosophiques, cuidants pour néant s'exempter et éloigner des choses par les changemens et déguisements des noms: et toutefois eux-mêmes appellent encore ces joyes là, ces promptitudes de volonté, ces circonspections retenues, Eupathies, c'est à dire, bonnes affections ou droites passions, et non pas impassibilités, usants en cet endroit des noms ainsi comme il appartient. <p 36r> Car il se fait alors une droitture de passions, quand le discours de la raison vient non à abolir et ôter du tout les passions, mais à les règler et bien ordonner en ceux qui sont sages: mais les vicieux et incontinens, que leur advient-il quand ils ont jugé qu'il leur faut aimer père et mère, et au lieu d'une amie ou d'un ami? Ils ne peuvent venir à bout de le faire: et au contraire, s'ils ont jugé qu'il leur faille aimer une courtisane ou un flatteur bouffon, ils les aiment incontinent. Or si c'était une même chose que la passion et le jugement, il faudrait que aussi tôt comme l'on aurait jugé, qu'il serait besoin d'aimer ou de haïr, que l'aimer ou le haïr s'en ensuivît incontinent: mais au contraire, tout au rebours advient, parce que la passion s'accorde bien avec quelques jugements, et à d'autres elle repugne: parquoi eux-mêmes forcez par la vérité des choses, disent bien que toute passion n'est pas jugement, ains seulement celle qui émeut l'appétition forte et véhémente, confessants par là, que ce sont choses diverses en nous, celle qui juge, et celle qui souffre, c'est à dire, qui reçoit les passions, comme ce qui remue, et ce qui est remué. Chrysippus mêmes en plusieurs passages définissant que c'est patience et continence, il dit, que ce sont habitudes aptes et idoines à suivre l'election de la raison: par où il montre évidemment, qu'il est contraint de confesser et avouer, que c'est autre chose en nous, ce qui suit en obtemperant, ou qui repugne en n'obtemperant pas, que ce qui est suivi, ou non suivi. Et quant à ce qu'ils tiennent que tous péchés sont egaux, et toutes fautes égales, il n'est pas maintenant temps ne lieu à propos pour le réfuter: mais bien dirai-je en passant, que en la plupart des choses ils se trouveront repugner et resister à la raison, contre l'apparence et évidence toute manifeste: car toute passion selon eux est faute, et tous ceux qui se devillent, ou qui craignent, ou qui appétent, faillent. Or y a il certainement de grandes différences entre les passions selon plus et moins: car qui dirait que la peur de Dolon fut égale à celle d'Ajax, qui regardait toujours derrière lui, et se retirait au petit pas d'entre les ennemis,
L'en des genoux avançant de peu l'autre,
comme dit Homere: et entre la douleur de Platon pour la mort de Socrates, et celle d'Alexandre pour la mort de Clytus, qui s'en voulut tuer lui-même? Car les douleurs et regrets croissent infiniment quand c'est contre toute apparence de raison, et l'accident est bien plus grief et plus angoisseux, quand il advient tout au rebours de l'espérance: comme, pour exemple, si un père qui s'attendait de voir son fils advancé en honneur et credit, entend dire qu'il est en prison, là où on lui donne la gehenne fort étroit, ainsi que Parmenion entendit de son fils Philotas. Et qui dirait que le courroux de Nicocreon à l'encontre de Anaxarchus ait été pareil à celui de Magas à l'encontre de Philemon, tous deux ayants été injuriés et outragés de paroles par eux? car Nicocreon fit piler et briser Anaxarchus avec des pilons de fer dedans un mortier: et Magas commanda au bourreau d'appliquer le tranchant de l'épée nue sur le col de Philemon, sans lui faire autre mal, et puis le laisser aller. C'est pourquoi Platon appelle l'ire et le courroux, les nerfs de l'âme, pour donner à entendre qu'ils se peuvent lâcher et roidir. Pour repousser ces objections là, et autres semblables, ils disent que ces tensions et roidissemens-là des passions ne se font pas par jugement, attendu qu'il y a faute en toutes, mais que ce sont certaines pointures d'aiguillons, et certaines contractions, et dilatations qui reçoivent plus ou moins par raison: et toutefois encore y a il différence, quant aux jugements, parce que les uns jugent que la pauvreté n'est pas mal, et les autres tiennent que c'est un bien grand mal, et les autres encores plus, jusques à se jeter du haut des rochers dedans la mer, pour en échapper. Les uns tiennent que la mort est mal, en ce qu'elle nous prive de la fruition du bien: les autres disent, qu'il y a sous la terre des maux éternels, et des punitions horribles. Et la santé aucuns l'aiment comme chose utile, et qui est selon nature: <p 36v> aux autres il semble, que c'est le souverain des biens, tellement que sans elle les richesses ne servent de rien, ni les enfants, ni les états, non pas
La Royauté, qui l'homme égale à Dieu.
voire jusques à dire, que les vertus mêmes ne servent de rien, et sont inutiles, si elles ne sont accompagnées de la santé: de sorte qu'il appert, que aux jugements mêmes on erre plus et moins: mais il n'est pas maintenant à propos de réfuter cela, seulement faut-il de là prendre ce qu'ils confessent eux-mêmes, qu'il y a une partie du jugement qui est irraisonnable, en laquelle ils tiennent que se forme la passion plus grande et plus véhémente, contestants de voix et de parole, et ce pendant confessants de fait la chose à ceux qui maintiennent, que la partie qui reçoit les passions de l'âme est différente de celle qui juge et qui discerne. Et Chrysippus en son livre qu'il a intitulé Anomologie, après qu'il a dit, que la colère est aveugle, et qu'elle nous empêche de voir bien souvent ce qui est tout évident, et qu'elle offusque et se met au-devant de ce que l'on sait parfaitement, un peu après il dit: «Car les passions qui surviennent chassent du tout hors le discours de la raison, et comme si l'on était d'autre avis, ils poussent l'homme à faire de contraires actions.» Puis il allégue le témoignage de Menander,
O moi chetif, hélas, en ce temps là
Que je choisy non ceci, mais cela!
En quel endroit de toute ma personne
était logé ce qui en moi raisonne?
Et passant encore plus outre: «Comme ainsi soit, dit-il, que l'animal raisonnable soit né pour en toutes choses user de la raison, et se gouverner par icelle, nous la rejetons néanmoins en arrière par une autre plus violente force.» confessant bien clairement en ces termes, ce qui advient du debat de la passion à l'encontre de la raison: car ce serait une moquerie, comme dit Platon, de dire qu'un fut meilleur et puis après pire que soi-même, ou qu'il fut maître et maîtrisé tout ensemble de soi-même, si ce n'était pource que naturellement un chacun de nous est double, et qu'il a en soi une partie meilleure et une autre pire: ainsi celui qui rend la pire partie sujette et obéissante à la meilleure, est continent, et meilleur que soi-même: mais celui qui souffre que la partie brutale et irraisonnable de son âme commande, et aille devant celle qui est plus noble et meilleure, celui là est incontinent, et pire que soi-même, faisant contre nature, d'autant que selon nature il est raisonnable que la raison, qui est divine, marche devant et commande à la partie sensuelle et brutale, qui prend sa naissance du corps même, et auquel elle ressemble, de sa proprieté participant, ou pour mieux dire étant pleine des passions du corps même, auquel elle est adjointe: ainsi que témoignent et déclarent tous ses mouvemens qui ne tendent qu'à toutes choses materielles et corporelles, et qui prennent leurs roidissemens ou relâchemens des mutations du corps. Voilà pourquoi les jeunes hommes sont prompts, hardis, et en leurs appétits bouillans, jusques à en être presque furieux, pour la quantité et chaleur de leur sang: et des vieux, au contraire, la source de concupiscence, qui est au foie, s'éteint, et devient faible et imbêcile, et à l'opposite la raison vient en force et vigueur, d'autant que la partie sensuelle et passionnée vient à s'amortir avec le corps: et c'est cela même qui dispose la nature des bêtes sauvages à diverses passions, car ce n'est point pour droites ou perverses, bonnes ou mauvaises opinions qu'elles aient, que les unes sont incitées à faire effort, et se mettre en défense contre quelque péril qui se présente, et les autres sont si éprises de peur et de frayeur, que l'on ne les saurait jamais assurer, ains les forces qui sont au sang, aux esprits et en tout le corps, font les diversités et différences des passions qui sourdent et germent de la chair, comme de leur source et racine. Mais en l'homme que le corps se meuve et souffre quand et les élans des passions, on l'aperçait évidemment par la couleur pasle en frayeur, <p 37r> par la rougeur de visage, par le tremblement des jambes, le battement du coeur en colère: et au contraire aussi, par les espanouissements et élargissements du visage, quand l'homme est en espérance de quelques voluptés: là où quand l'esprit et l'entendement se meut seul sans passion, alors le corps se repose et demeure quoi, n'ayant communication ni participation quelconque avec la partie qui entend et qui discourt: où s'il se met à penser quelque proposition de Mathematique ou d'autre science speculative, il n'y appelle pas seulement pour adjoint la partie irraisonnable, tellement que par là même il appert clairement, que ce sont deux parties différentes en facultés et en puissance. En somme, de toutes les choses qui sont au monde, comme eux-mêmes le disent, et comme il est aussi tout évident, les unes sont régies et gouvernées par habitude, les autres par nature: les unes par l'âme sensuelle et irraisonnable, les autres par celle qui est la raison et l'entendement: dequoi l'homme est en tout participant, et né avec toutes ces différences: car il est contenu par habitude, et nourri par nature, et use de raison et d'entendement: ainsi a-il sa part de ce qui est irraisonnable: et est née avec lui, non venue ni introduitte d'ailleurs, la source et cause primitive des passions, laquelle par conséquent lui est nécessaire: et pour ce ne la faut pas ôter ni déraciner du tout, ains seulement la cultiver, la régir et gouverner. Pourtant ne faut-il pas, que la raison face comme jadis fit Lycurgus le Roi de Thrace, qui fit couper les vignes pour autant que le vin enivrait: ni ne faut pas qu'elle retranche tout ce qu'il y peut avoir de profitable en la passion, avec ce qu'il y a de dommageable: ains faut qu'elle face comme le bon Dieu, qui nous a enseigné l'usage des bonnes plantes et arbres fruitiers, c'est de resequer ce qu'il y a de sauvage, et ôter ce qu'il y a de trop, et au demeurant cultiver ce qu'il y a d'utile: car ceux qui craignent de s'enivrer, ne répandent pas le vin en terre: ni ceux qui craignent la violence de la passion, ne l'ôtent pas du tout, ains la tempèrent: comme l'on dompte bien la fierté des boeufs et des chevaux, pour les garder de regimber et de sauter: aussi le discours de la raison se sert des passions quand elles sont bien domptées et bien duittes à la main, sans enerver ni du tout couper à la racine la partie de l'âme qui est née pour seconder et servir,
Le cheval est pour servir à la guerre:
Pour la charrue à labourer la terre
Il faut le boeuf: le Dauphin court volant
Jouxte la nef en pleine mer cinglant:
Au fier sanglier, qui de tuer menace,
Faut un levrier hardi qui le terrasse,
ce dit Pindare: Mais l'entretènement des passions est encore bien plus utile que toutes ces bêtes-là, quand elles secondent la raison, et servent à roidir les vertus, comme l'ire moderée sert à la vaillance, la haine des méchants sert à la justice, l'indignation à l'encontre de ceux qui indignement sont heureux, car leur coeur élevé de folle arrogance et insolence à cause de leur prosperité a besoin d'être réprimé, et n'y a personne qui voulût, encore qu'il se pût faire, séparer l'indulgence de la vraie amitié ou l'humanité de la misericorde, ni le participer aux joyes et aux douleurs de la vraie bienvueillance et dilection. Et s'il est ainsi, comme il est, que ceux qui voudraient chasser amour du tout à cause du fol amour, erreraient grandement, assi peu feraient bien ceux, qui pour l'avarice, qui est convoitise d'avoir, voudraient éteindre, et blâmeraient toute cupidité: et feraient ne plus ne moins, que ceux qui voudraient empêcher que l'on ne courût, pource que l'on choppe quelquefois en courant: et que l'on ne tirât jamais de l'arc, pource que l'on faut aucunefois à donner au blanc: et comme si quelqu'un ne voulait jamais ouïr chanter, pour autant que le discorder lui déplairait: car ainsi comme la musique ne fait pas l'armonie de l'accord, en ôtant le bas et le haut de la voix: ni la médecine ne ramène pas la santé és corps en ôtant le <p 37v> chaud et le froid, mais en les temperant et mêlant ensemble par bonne proportion, ainsi est-il quant à ce qui est louable és moeurs, quand par la raison il y a une mediocrité et moderation empreinte és facultés et mouvemens des passions, parce que l'excessive joie, l'excessive douleur et tristesse, ressemblent à la fiévre et inflammation du corps, non pas la joie ni la tristesse, simplement. Voilà pourquoi Homere dit sagement,
L'homme de bien n'a jamais trop de peur,
ni pour effroi ne change de couleur.
Car il n'ôte pas la peur simplement, mais l'excessive peur, afin que l'on ne pense pas que la vaillance soit une folie desesperée, ni que l'assurance soit temérité. Ainsi faut-il aux voluptés retrancher la trop véhémente cupidité, et és vengeances, la trop grande haine des méchants: et qui le fera ainsi, se trouvera non point indolent, mais temperant, et juste, non point cruel: là où si l'on ôte de tout point entièrement les passions, encore qu'il fut possible de le faire, on trouvera que la raison en plusieurs choses demeurera trop lâche et trop molle, sans action, ne plus ne moins qu'un vaisseau branlant en mer, quand le vent lui défaut. Ce que bien entendants les legislateurs és établissemens de leurs lois et polices, y mêlent des emulations et jalousies des citoyens, les uns sur les autres: et contre les ennemis ils aiguisent la force du courage, et la vertu militaire, avec des tabourins et trompettes, les autres avec des flûtes et semblables instrumens de musique. Car non seulement en la poésie, comme dit Platon, celui qui sera épris et ravi de l'inspiration des Muses, fera trouver tout autre ouvrier, quelque laborieux, exquis et diligent qu'il soit, digne d'être moqué: mais aussi és combats l'ardeur affectionnée et divinement inspirée est invincible, et n'y a homme qui la pût soutenir: c'est une fureur martiale que Homere dit que les Dieux inspirent aux hommes belliqueux,
Parlé qu'il eut, de grande force il enfla
Le coeur du Roi, que dedans il souffla. Et cet autre,
Il faut qu'il soit assisté d'un des Dieux,
Qu'il est si fort au combat furieux.
ajoutant au discours de la raison comme un aiguillon et une voitture de la passion qui la pousse, et qui la porte. Et nous voyons que ces Stoïques ici, qui rejettent tant les passions, incitent bien souvent les jeunes gens avec louanges, et bien souvent les tancent de bien severes paroles et aigres répréhensions, à l'un desquels est adjoint le plaisir, et à l'autre le déplaisir, parce que la répréhension apporte repentance et vergongne, dont l'une est comprise sous le genre de douleur, et l'autre sous le genre de crainte: aussi usent-ils de ceux-là principalement aux corrections et répréhensions. C'est pourquoi Diogenes, un jour que l'on louait hautement Platon, «Et que trouvez vous, dit-il de si grand et si digne en ce personnage, vu qu'en si long temps qu'il y a qu'il enseigne la philosophie, il n'a encore fâché personne?» car les sciences mathematiques ne sont pas si proprement les anses de la philosophie, comme soûlait dire Xenocrates, comme le sont les passions des jeunes gens, c'est à savoir la honte, la cupidité, la repentance, la volupté, la douleur, l'ambition, ausquelles passions la raison et la loi venants à toucher avec une touche discrette et salutaire, remet promptement et efficacement le jeune homme en la droite voie: tellement que le Paedagogue Laconien répondit très bien, quand il dit, qu'il ferait que l'enfant qu'on lui baillait à gouverner se réjouirait des choses honnêtes, et se fâcherait des déshonnêtes: qui est la plus belle et la plus magnifique fin, qui saurait être de la nourriture et education d'un enfant de bonne et noble maison.<p 38r>

V. Du vice et de la vertu.
IL SEMBLE que ce soient les habillements qui échauffent l'homme, et toutefois ce ne sont-ils pas qui l'échauffent, ne qui lui donnent la chaleur, parce que chacun d'iceux vêtements à part soi est froid: de manière que quand on est en fiévre et en chaud mal, on aime à changer souvent de draps et de couverture, pour se rafraîchir: mais l'habillement enveloppant le corps, et le tenant joint et serré, arrête et contient la chaleur au dedans, que l'homme rend de soi-même, et empêche qu'elle ne se répande parmi l'air. Cela même étant és choses humaines trompe beaucoup de gens, lesquels pensent s'ils sont logés en belles et grandes maisons, s'ils possedent grand nombre d'esclaves, et qu'ils amassent grosse somme d'or et d'argent, qu'ils en vivront joyeusement: là où le vivre doucement et joyeusement ne procède point du dehors de l'homme, ains au contraire l'homme despart et donne à toutes choses qui sont autour de lui joie et plaisir, quand son naturel et ses moeurs au dedans sont bien composés, parce que c'est la fontaine et source vive, dont tout ce contentement procède.
La maison est à voir plus honorable,
Où il y a toujours feu perdurable.
Aussi les richesses sont plus agréables, la gloire a plus de lustre et de splendeur, et l'authorité apporte plus de contentement si la joie interieure de l'âme y est conjointe, attendu que l'homme supporte et la pauvreté, et le bannissement de son pays, et la vieillesse plus patiemment et plus aisément, si de lui-même il a les moeurs douces, et le naturel debonnaire. Car tout ainsi comme les senteurs des espiceries et des parfums rendent les haillons mêmes tous déchirés, bien odorans: et au contraire, l'ulcère du Duc Anchise rendait une boue de très mauvaise odeur, ainsi que dit le poète Sophocle,
Son dos étant ulceré de tonnerre,
Boue d'odeur mauvaise dégouttait
Sur son habit qui de fin crespe était.
aussi avec la vertu toute façon de vivre est douce et aisée: au contraire, le vice rend les choses qui semblaient autrement grandes, honorables et magnifiques, fâcheuses, et déplaisantes, quand il est mêlé parmi, comme témoignent ces vers,
Tel au dehors en public semble heureux,
Qui, porte ouverte, au dedans malheureux
Se trouve: en tout sa femme est la maîtresse,
Elle commande, elle tance sans cesse:
Il a plusieurs causes de se douloir,
Je n'en ai point qui force mon vouloir.
Et toutefois, encore est-il plus aisé de se défaire d'une mauvaise femme, pourvu que l'on soit homme, et non pas esclave: mais il n'y a point de divorce avec son propre vice, ni moyen d'en être exempt, délivré de toutes fâcheries, pour demeurer en repos à part soi, en lui écrivant un petit libelle de repudiation, ains adhere toujours aux entrailles de celui qui s'en est une fois emparé, lui demeurant attaché jour et nuit,
Sans torche ardente en cendres le réduit,
Et à vieillesse avant temps le conduit.
C'est un fâcheux compagnon par les champs, parce qu'il est presomptueux, et ne fait que mentir: mauvais à la table, parce qu'il est friand et gourmand: ennuyeux au lit, pource que de souci, d'ennui, et de jalousie il rompt le sommeil, et engarde de dormir: car le sommeil est le repos du corps à ceux qui dorment: et à l'opposite, <p 38v> ce n'est que frayeur et trouble de l'âme pour les songes épouventables qu'ont ceux qui sont épris de superstition,
Si je m'endors quand mes ennuis me tiennent,
Je suis perdu des songes qui me viennent,
ce dit quelqu'un: autant en font les autres vices, comme l'envie, la peur, la colère, l'amour et l'incontinence. Car tant que le jour dure, le vice regardant au dehors, et se composant au gré des autres, a quelque honte, et couvre ses passions, ne se laissant pas du tout aller à ses appétits désordonnés, ains y resistant et contestant quelquefois: mais en dormant, étant échappé de la crainte des lois, et de l'opinion du monde, et se trouvant arrière de toute crainte et de toute honte, alors il remue toute cupidité, il réveille sa malignité, il déploye son intempérance, il s'efforce d'habiter charnellement avec sa propre mère, comme dit Platon, il mange des viandes abominables, et n'y a chose vilaine dont il s'abstienne, employant et executant sa mauvaise volonté en tout ce qui lui est possible, par illusions et imaginations de songes, qui se terminent, non en aucune volupté, ni jouissance de sa malheureuse cupidité, ains seulement à émouvoir, exciter, et irriter davantage ses passions et maladies secrètes. En quoi doncques gît et consiste le plaisir du vice, s'il est ainsi qu'il ne soit jamais sans ennui, sans peur, et sans souci, s'il n'est jamais content, s'il est toujours en trouble, et jamais en repos? Car il faut que la bonne complexion et saine disposition du corps donne lieu et naissance aux voluptés de la chair: et au regard de l'âme il n'y peut avoir joie certaine ni contentement, si tranquillité d'esprit, constance et assurance n'en ont posé le fondement, et n'y ont apporté un calme, sans aucune apparence de tempeste ni de tourmente: ains s'il y a quelque espérance qui lui rie, ou quelque délectation qui le chatouille, incontinent soin et solicitude perce, qui comme une nuée vient à brouiller et troubler toute la serenité du beau temps. Amasse force or, assemble de l'argent, edifie de belles galeries, emply toute une maison d'esclaves, et toute une ville de tes débiteurs: si tu n'applanis les passions de ton âme, si tu n'appaises ta cupidité insatiable, et que tu ne te délivres toi-même de toute crainte et toute solicitude, c'est tout autant comme si tu versais du vin à un qui aurait la fiévre, ou si tu donnoir du miel à un qui aurait un flon, ou la maladie qui s'appelle colère, et si tu apprêtais force viande et bien à manger, à qui aurait un grand flux de ventre, et une dysenterie telle, qu'il ne pourrait rien digerer, ni retenir viande aucune, et à qui la viande même apporterait corruption encore plus grande. Ne vois-tu pas que les malades ont à contre-coeur, et rejettent les plus délicates et plus exquises viandes qu'on leur saurait présenter, et qu'on s'efforce de leur faire prendre? puis quand la bonne température du corps leur est retournée, les esprits nets, le sang doux et la chaleur moderée et familiere, ils sont bien aises, et ont à plaisir de manger du pain tout sec avec un peu de fourmage, ou un peu de cresson. La raison apporte une telle disposition à l'âme: et seras alors content de ta fortune, quand tu auras bien appris que c'est que la vraie honnêteté, et que c'est que la bonté: tu auras pauvreté en délices, et seras véritablement Roi, n'aimant pas moins la vie privée et retirée loin de charges et d'affaires, que celle de ceux qui ont les grandes armées et les grands états à gouverner: et quand tu auras profité en la philosophie, tu vivras par tout sans déplaisir, et sauras vivre joyeusement en tout état. La richesse te réjouira, d'autant que tu auras plus de moyen de faire du bien à plusieurs: la pauvreté, d'autant que tu auras moins de souci: la gloire, d'autant que tu te verras honoré: la basse condition, d'autant que tu en seras moins enuié.<p 39r>

VI. Que la vertu se peut enseigner et apprendre.
NOUS mettons la vertu en dispute, et doutons si la prudence, la justice et la preudhommie se peuvent enseigner: et ce pendant nous admirons les oeuvres des orateurs, des mariniers, des architectes, des laboureurs, et autres infinis semblables: et de gens de bien il n'y aura que le nom tout simple, et que la parole toute nue seulement, comme si c'étaient Hippocentaures, Geants ou Cyclopes? et cependant d'action vertueuse où il n'y ait rien à redire, qui soit entière et parfaite, il ne s'en pourra point trouver, ni de moeurs tellement composées à tout devoir, qu'il n'y ait mêlange aucune de passion, ains si par fortune la nature d'elle-même en produit quelques unes qui soient belles et bonnes, elles sont incontinent offusquées et obscurcies par autres mixtions étrangères, ne plus ne moins qu'un fruit franc, qui serait alteré par adjonction de matière et nourriture sauvage? Les hommes apprennent à chanter, à baller, à lire et à écrire, à labourer la terre, à piquer chevaux: ils apprennent à se chauffer, à se vêtir, à donner à boire, à cuisiner, et n'y a rien de tout cela qu'ils sachent bien faire, s'ils ne l'ont appris: Et ce, pourquoi toutes ces choses et autres s'apprennent, qui est la preudhommie et la bonne vie, sera chose casuelle et fortuite, qui ne se pourra ni enseigner ni apprendre? O bonnes gens, pourquoi est-ce qu'en niant que la bonté se puisse enseigner, nous nions quant-et-quant qu'elle puisse être? car s'il est vrai que son apprentissage soit sa génération, en niant qu'elle se puisse apprendre, nous affermons aussi qu'elle ne peut doncques être. Et toutefois, comme dit Platon, pour être le manche d'une lyre disproportionné et demesuré d'avec le corps, jamais il n'y eût frère qui en fît la guerre à son frère, ni ami qui en prît querelle à son ami, ni ville qui en entrât en inimitié avec autre ville sa voisine, jusques à faire et à souffrir les maux et miseres extremes que telles guerres ont accoutumé d'apporter: et ne saurait on dire que pour occasion d'un accent, s'il faut prononcer Telchinas l'accent sur la première syllable, ou sur la seconde, il se soit emeu jamais sédition en aucune cité: ni debat en une maison entre le mari et la femme à raison de la trame et de l'estaim: et néanmoins jamais homme ne se mettra à vouloir tistre un drap, ou ourdir une toile, ni à manier un livre, ou une lyre, qu'il ne l'ait auparavant appris: non qu'il fut autrement pour en recevoir quelque dommage notable, quand il le ferait, ains seulement pource qu'il se ferait moquer de lui, parce qu'il vaut mieux, comme disait Heraclitus, cacher son ignorance: et ce pendant il présume de pouvoir bien gouverner et administrer une maison, un mariage, un magistrat, une chose publique, sans l'avoir appris? Diogenes voyant un jeune garçon qui mangeait gouluement, donna un soufflet à son paedagogue: et eut raison de ce faire, attribuant la faute plutôt à celui qui ne lui avait pas enseigné, qu'à celui qui ne l'avait pas appris. Ainsi on ne pourra mettre la main au plat honnêtement, ni prendre la coupe de bonne grâce, qui ne l'aura appris de jeunesse, ni se garder
D'être goulu, ou friand, ou gourmand,
ni d'esclatter de rire véhément,
ni mettre un pied en croix par-dessus l'autre,
comme dit Aristophanes: Et ce pendant il sera bien possible qu'une personne sache comment il se faut gouverner en mariage, au maniement des affaires de la chose publique, vivre parmi les hommes, exercer un magistrat, sans avoir premièrement appris comment il s'y faut comporter les uns envers les autres? Quelqu'un dit un jour, en disputant, à Aristippus, «Es tu doncques par tout? Je perdrois, répondit-il, le naulage que je paye au marinier, si j'étais par tout.» Ne pourrait on pas aussi <p 39v> dire, on pert doncques le salaire que l'on donne aux maîtres et paedagogues, si les enfants par apprentissage ne deviennent point meilleurs? Mais au contraire il se voit, que comme les nourrices forment et dressent les membres de leurs enfants avec les mains, aussi les gouverneurs et paedagogues les prenants au partir des nourrices, les adressent par accoutumance au chemin de la vertu. Auquel propos un Laconien répondit sagement à celui qui lui demandait, quel profit il faisait à l'enfant qu'il gouvernait: «Je fais, dit-il, que les choses bonnes et honnêtes lui plaisent.» Ils leur enseignent à ne se pancher pas en avant quand ils cheminent, ne toucher à la sauce que d'un doigt, de deux au pain et à la viande, se frotter ainsi, trousser ainsi sa robe. Que dirait on doncques à celui qui voudrait dire, qu'il y aurait art de médecine pour guérir une dartre, et un panaris, ou mal au bout du doigt, et qu'il n'y en aurait point à guérir une pleurésie, une fiévre chaude, ou une frenesie? ne serait-ce pas tout autant comme qui dirait, que raisonnablement il y aurait écoles, maîtres, et preceptes de petites et peuriles choses, mais que des grandes et parfaites il n'y aurait qu'une rotine, ou une rencontre fortuite et cas d'aventure seulement? Car ainsi que celui mériterait d'être moqué qui dirait, que nul ne doit mettre la main à la rame pour voguer, qu'il ne l'ait appris, mais bien au timon pour gouverner: aussi en serait digne celui qui maintiendrait, qu'il y eût apprentissage és autres sciences inferieures, et en la vertu qu'il n'en eût point: Voyez le commencement du 4. livre d'Herodote. et si ferait le contraire des Scythes, lesquels ainsi comme écrit Herodote, crévent les yeux à leurs esclaves, à fin qu'ils leur tournent et remuent leur lait: et celui-là donnant l'oeil de l'art et de la raison aux arts inferieurs l'ôterait à la vertu. Là où, au contraire, Iphicrates répondit à Callias fils de Chabrias qui lui demandait par une façon de mêpris, Qu'es-tu toi? Archer, Picquier, homme d'armes ou cheval léger? «Je ne suis pas un de tous ceux-là, mais bien celui qui leur commande à tous.» Digne doncques de moquerie et impertinent serait celui, qui dirait qu'il y aurait de l'art à tirer de l'arc, à escrimer, à ruer de la fonde, et à piquer chevaux, mais qu'à conduire une armée il n'y en aurait point, et que c'est chose qui se rencontre par cas d'aventure: et encore plus impertinent serait, qui voudrait dire, que la prudence ne se peut enseigner, sans laquelle tous les autres arts seraient de nulle utilité, et ne serviraient de rien. Et qu'il soit ainsi, que ce soit la guide qui méne, conduit, et rend utiles et honorables toutes les autres sciences et vertus, on le peut connaître à ce qu'il n'y aurait aucune grâce en un festin, encore qu'il y eût de bons et friands cuisiniers, de bons écuyers tranchans, et de bien adroits échansons, s'il n'y avait un bon ordre et belle disposition parmi eux.

VII. Comment on pourra discerner le FLATEUR D'AVEC L'ami.
PLATON écrit, que chacun pardonne à celui qui dit qu'il s'aime bien soi-même, ami Antiochus Philopappus, mais néanmoins que de cela il s'engendre dedans nous un vice, outre plusieurs autres, qui est très grand: c'est, que nul ne peut être juste et non favorable juge de soi-même: car l'amant est ordinairement aveugle à l'endroit de ce qu'il aime, si ce n'est qu'il ait appris et accoutumé de longue main à aimer et estimer plutôt les choses honnêtes, que ses propres, et celles qui sont nées avec lui cela donne au flatteur la large campagne qu'il y a entre flatterie et amitié, où il a un fort assis bien à propos pour nous endommager, qui s'appelle l'Amour de soi-même, moyennant <p 40r> laquelle chacun étant le premier et le plus grand flatteur de soi-même, n'est pas difficile à recevoir et admettre près de soi un flatteur étranger, lequel il pense et veut lui être témoin et confirmateur de l'opinion qu'il a de soi-même: car celui, auquel on reproche à bon droit, qu'il aime les flateurs, s'aime aussi bien fort soi-même, et pour l'affection qu'il se porte, veut et se persuade, que toutes choses soient en lui, desquelles la volonté n'est point illicite ni mauvaise, mais la persuasion en est dangereuse, et a besoin d'être bien retenue. Or si c'est chose divine que la vérité, et la source de tous biens aux Dieux et aux hommes, ainsi que dit Platon, il faut estimer, que le flatteur doncques est ennemi des Dieux, et principalement d'Apollo, pource qu'il est toujours contraire à cettui sien precepte, Connais toi-même: faisant que chacun de nous s'abuse en son propre fait, tellement qu'il ignore les biens et les maux qui sont en soi, lui donnant à entendre, que les maux sont à demi, et imparfaits, et les biens si accomplis, que l'on n'y saurait rien ajouter pour les emender. Si doncques le flatteur, comme la plupart des autres vices, s'attachait seulement ou principalement aux petites et basses personnes, à l'aventure ne serait il pas si mal faisant, ni si difficile à s'en garder, comme il est: mais pour autant que ne plus ne moins que les artisons s'engendrent et se mettent principalement és bois tendres et doux, aussi les gentilles, ambitieuses, et amiables natures, sont celles qui plutôt reçoivent et nourrissent le flatteur, qui s'attache à elle: et encore, tout ainsi comme Simonides soûlait dire, que l'entretenir escuirie ne suit point la lampe, ains les champs à bled: c'est à dire, que ce n'est point à faire à pauvres gens à entretenir grands chevaux, ains à ceux qui ont beaucoup de revenue: aussi voyons nous ordinairement, que la flatterie ne suit point les pauvres ou petites personnes, et qui n'ont aucune puissance, ains qu'elle est ordinairement la peste et la ruine des grandes maisons et des grands états, et que bien souvent elle renverse sans dessus dessous les Royaumes mêmes, et les principautés et grandes seigneuries: ce n'est pas peu de chose, ne qui requiere peu de soin et de solicitude, que de bien rechercher et considérer la nature d'icelle, à fin qu'étant bien découverte et entirement connue, elle n'endommage ni ne décrie point l'amitié. Les flateurs ressemblent aux pous, car les poux s'en vont incontinent d'avec les morts, et abandonnent leurs corps aussi tôt que le sang, duquel ils se soûlaient nourrir, en est éteint: aussi ne verrez vous jamais, que les flateurs s'approchent seulement de personne dont les affaires commencent à se mal porter, et dont le credit s'aille passant ou refroidissant: ains s'attachent toujours à gens d'authorité et de puissance grande, et les font encores plus grands qu'ils ne sont: mais soudain qu'il leur advient quelque changement de fortune, ils s'écoulent et se tirent arrière. Voilà pourquoi il ne faut pas entendre cette preuve-là qui est inutile, ou plutôt dommageable et dangereuse: car c'et une dure chose d'expérimenter en temps qui a besoin d'amis, ceux qui ne sont pas amis, mêmement quand l'on n'en a pas un vrai et loyal pour opposer à un faux et déloyal: à raison dequoi il faut avoir éprouvé l'ami, ne plus ne moins que la monnayé, avant que le besoin soit venu de l'employer, non pas de l'essayer au besoin et à la nécessité, pource qu'il ne faut pas l'éprouver à son dommage, ains au contraire trouver moyen de savoir que c'est, de peur d'en recevoir dommage: autrement il nous en prendra tout ainsi, comme à ceux qui pour connaître la force des poisons mortels, en font eux-mêmes l'essai les premiers: car ils en ont la connaissance, mais c'est aux dépens de leur vie, et avec leur mort. Et comme je ne loue pas ceux-là, aussi ne sais-je ceux qui estiment, que l'être ami soit seulement être honnête et profitable, et pour cette cause pensent que ceux dont la compagnie et fréquentation est plaisante et joyeuse, soient aussi tôt attaincts et convaincus d'être flateurs: car l'ami ne doit point être déplaisant, et tel qu'il n'ait rien que l'affection toute simple: ni n'est pas l'amitié vénérable pour <p 40v> être âpre ou austère, ains au contraire son honnêteté même et sa gravité est douce et désirable, et comme dit le poète,
Grace et Amour auprès d'elle demeurent.
Et si n'est pas seulement vrai ce que dit Euripide,
L'homme affligé grandement se soulage,
Quand il peut voir son ami au visage.
pource que l'amitié n'ajoute pas moins de grâce et de plaisir aux prosperités, qu'elle ôte de douleur et de fâcherie aux adversitez. Et tout ainsi comme Evenus disait, que la meilleure sauce du monde était le feu: aussi Dieu ayant mêlé l'amitié parmi la vie humaine, a rendu toutes choses joyeuses, douces et plaisantes, là où elle est présente et jouissante de partie du plaisir: car autrement, en quelle sorte se coulerait en grâce le flatteur par le moyen de volupté, s'il voyait que l'amitié de sa nature ne reçut et n'admît jamais aucun plaisir? cela ne se saurait dire ne maintenir. Mais ainsi comme les écus faux, et qui ne sont pas de bon aloi, représentent seulement le lustre et la spendeur de l'or: aussi le flatteur contrefaisant seulement la douceur et l'agréable façon de l'ami se montre toujours guai, joyeux, et plaisant, sans jamais resister ni contredire. Pourtant ne faut pas soupçonner universellement, que tous ceux qui louent autrui soient incontinent flateurs: car le louer quelquefois, en temps et lieu, ne convient pas moins à l'amitié, que le reprendre et le blâmer: et à l'opposite, il n'y a rien si contraire à l'amitié, ne si mal accointable, que l'être fâcheux, chagrin, toujours reprenant, et toujours se plaignant: là où quand on connait une benevolence prête à louer volontiers et largement les choses bien faites, on en porte plus patiemment et plus doucement une libre répréhension et correction és choses malfaites, d'autant que l'on le prend en bonne part, et croit-on que, «Qui loue volontiers, il blâme à regret.» C'est doncques chose bien fort malaisée, dira quelqu'un, que de discerner un flatteur d'avec un ami, puis qu'il n'y a différence entre eux, ni quant à donner plaisir, ni quant à donner louange: car au demeurant, quand aux menus services et entremises de faire plaisir, on voit bien souvent que la flatterie passe devant l'amitié. Nous répondrons, que c'est chose très difficile voirement de les discerner, si nous prenons le vrai flatteur qui sache bien avec artifice et dextérité grande mener le métier, et que nous n'estimions pas, comme fait le rude et commun populaire, que ces plaisants de table et poursuivants de repeues franches, qui n'ont jamais audience qu'après qu'on a lavé les mains à table, ce disait un ancien, soient flateurs, qui n'ont rien d'honnête, et dont la villanie se manifeste à un seul plat de viande et un verre de vin, avec toute truanderie et méchanceté: car il n'y aurait pas grande affaire à découvrir un tel truand escornifleur qu'était Melanthius, le plaisant d'Alexandre tyran de Pheres: lequel répondit un jour à ceux qui lui demandaient comment son maître Alexandre avait été tue: «d'un coup d'épée, dit-il, qui lui donnant au côté, a percé jusques à mon ventre:» ni ceux qui ne bougent jamais d'alentour des tables plantureuses et friandes, qui ne cherchent que le broût, comme l'on dit: de sorte qu'il n'y a feu, ni fer, ni cuivre, qui les pût arrêter ni engarder de se trouver là où l'on disne: ni de telles femmes qu'étaient jadis en Cypre celles que l'on surnommait les Colacides, c'est à dire, les flateresses, qui depuis, après qu'elles furent passées en la terre ferme de la Syrie, furent appelées Climacides, comme qui dirait échelieres, pour autant qu'elles se courbaient à quatre pieds, et faisaient échelles de leur dos aux femmes des Princes et des Rois, quand elles voulaient monter dedans leurs coches. De quel flatteur doncques est-il difficile, et néanmoins nécessaire, de se garder? De celui qui ne semble pas flater, et ne confesse pas être flatteur, que l'on ne trouve jamais alentour d'une cuisine, que l'on ne surprend jamais mesurant l'ombre, pour savoir combien il y a encore jusques au souper, que <p 41r> l'on ne voit jamais ivre couché par terre tout de son long, ains qui est le plus du temps sobre, qui est curieux d'entendre et rechercher toutes choses, qui veut se mêler d'affaires, qui pense qu'on lui doive communiquer des secrets: et bref qui est un Tragique, c'est à dire, serieux et grave, non pas Satyrique ni Comique, c'est à dire joyeux contrefaiseur d'amitié. Car tout ainsi que Platon écrit, que «c'est une extréme injustice, faire semblant d'être juste quand on ne l'est pas:» aussi faut il estimer, que la flatterie la pire qui soit, est celle qui est couverte, et qui ne se confesse pas être telle, qui ne se joue pas, ains fait à bon escient: tellement qu'elle fait bien souvent mescroire la vraie amitié même, d'autant qu'elle a ne sais quoi de commun avec elle, si l'on n'y prend garde de bien près. Il est vrai que Gobrias s'étant jeté dedans une petite chambre obscure près l'un des tyrants de Perse, qui s'appellaient Mages, comme qui dirait les Sages, et se trouvant aux prises bien à l'étroit avec lui, cria à Darius (qui y survint l'épée nue au poing, et qui doutait de frapper le Mage, de peur qu'il n'assenât quant et quant Gobrias) qu'il donnât hardiment, quand il devrait donner à travers tous les deux: mais nous, qui ne pouvons en sorte ne manière du monde trouver bon ce mot ancien, «Perisse l'ami quand et l'ennemi:» et qui cherchons à séparer le flatteur d'avec l'ami, avec lequel il est entrelassé par plusieurs grandes similitudes: nous, dis-je, devons grandement craindre, que nous ne chassions, avec ce qui est mauvais, ce qui est bon et utile, ou qu'en pardonnant à ce qui nous est agréable et familier, nous ne tombions en ce qui est nuisible et dommageable. Car tout ainsi qu'entre les grains et semences sauvages ou différentes d'espèce, celles qui sont de même forme en grandeur et grosseur que le froument, se trouvants mêlées parmi, sont bien malaisées à trier, et séparer d'ensemble avec le crible, d'autant qu'elles ne passent pas à travers les trous du crible, s'ils sont trop petits, non plus que les grains du froument, ou bien y passent ensemble, si les trous sont larges: aussi est l'amitié très difficile à cribler et discerner d'avec la flatterie, d'autant qu'elle se mêle en tous accidents, en tous mouvements, en tous affaires et en toute conversation avec elle: car pource que le flatteur voit qu'il n'y a rien si doux, ne qui donne plus de plaisir et de contentement à l'homme, que fait l'amitié, il s'insinue en grâce à force de donner plaisir, et est tout après à chercher moyen de plaire et de réjouir. Et d'autant que grâce et utilité accompagnent toujours l'amitié, suivant l'ancien proverbe qui dit, «Que l'ami est plus nécessaire que ne sont les éléments de l'eau et du feu:» pour cette cause le flatteur s'entremet à tout propos de faire service, et travaille à se montrer toujours homme d'affaires, diligent et prompt: et d'autant que ce qui lie et qui estreinct principalement l'amitié à son commencement, c'est la similitude de moeurs, d'études, d'exercices et d'inclinations: et bref, s'éjouir et recevoir plaisir ou déplaisir de mêmes choses, c'est ce qui assemble et conjoint les hommes en amitié les uns avec les autres, par une similitude et corrépondance de naturelles affections: le flatteur se compose comme une matière propre à recevoir toutes sortes d'impressions, s'étudiant à se conformer et s'accommoder à tout ce qu'il entreprend, de ressembler par imitation, étant soupple et dextre à se transmuer en toutes similitudes, tellement que l'on pourrait dire de lui,
Ce n'est le fils d'Achilles, mais lui-même.
Et ce qui est la plus grande ruse et plus fine malice qui soit en lui, c'est que voyant comme à la vérité, et selon le dire de tout le monde, la franchise de parler librement est la propre voix et parole de l'amitié: et que là où il n'y a celle liberté de parler franchement, il n'y a point d'amitié ni de générosité, il n'est pas celle-là qu'il ne contreface: ains comme les bons cuisiniers usent quelquefois de jus aigres, et de sauces âpres, pour diversifier, et engarder qu'on ne se saoule, et que l'on ne s'ennuye des douces: aussi les flateurs usent d'une certaine franchise de parler, qui n'est ni véritable ni profitable, ains qui par manière de dire guigne de l'oeil en se moquant, et sans <p 41v> nulle doute ne touche pas au vif, et ne fait que chatouiller par-dessus: C'est pourquoi le flatteur véritablement est très difficile à découvrir et surprendre, ne plus ne moins que les animaux qui de nature ont cet proprieté de muer de couleur, et de ressembler en teinture à tous lieux et tous corps où ils touchent: mais puis qu'ainsi est, qu'il deçoit les personnes, et se cache dessous tant de similitudes q'il a avec l'ami, c'est notre office en touchant les différences qu'il y a, de découvrir et dépouiller ce masque qui se vest et se pare des couleurs et habits d'autrui, ainsi que dit Platon, à faute d'en avoir de propres à lui. Or commençons doncques à entrer de ce pas en matière. Nous avons déjà dit, que le commencement de l'amitié en la plupart des hommes est une conformité de nature et d'inclination, qui aime tous mêmes exercices, et se délecte de mêmes et semblables occupations: suivant lequel propos on dit en commun proverbe,
Au vieillard plaît d'un vieillard le langage,
Et de l'enfant à l'enfant de bas âge:
La femme avec l'autre femme convient,
Et le malade au malade survient:
Le malheureux tout de même lamente
Avec celui que fortune tourmente.
Parquoi le flatteur entendant très bien, que c'est chose née avec nous que prendre plaisir à être avec nos semblables, à communiquer avec eux, et à les aimer, et essaye premièrement à s'approcher de chacun qu'il veut envelopper, à se loger près de lui et à l'accôtér, ne plus ne moins que l'on fait és pâturages une bête sauvage que l'on veut apprivoiser, se coulant petit à petit près de lui, et s'incorporant avec lui par mêmes affections, mêmes occupations à choses semblables, et même façon de vivre, jusques à ce que l'autre lui ait donné prise sur lui, et qu'il se soit rendu familier et privé, jusques à se laisser manier et toucher, blâmant les choses, les personnes et les moeurs qu'il verra que l'autre aura en haine, et louant ceux qu'il sentira lui plaire, non simplement, mais excessivement avec admiration et ébahissement, la confirmant par ce moyen en son amour ou en sa haine, comme n'ayant point reçu ces impressions-là par passion, mais par jugement. Comment donc, et par quelles différences le peut-on adverer, et convaincre qu'il n'est pas semblable, ne qu'il ne le devient pas, mais qu'il le contrefait? premièrement il faut considérer s'il y a égalité uniforme en ses intentions et actions, s'il continue de prendre plaisir à mêmes choses, et s'il les loue de même en tout temps, s'il dresse et compose sa vie à un même moule, ainsi comme il convient à homme libre amateur de semblables moeurs et semblables conditions à la sienne: car tel est le vrai ami: là où le flatteur au contraire, comme celui qui n'a pas un seul domicile en ses moeurs, et qui ne vit pas d'une vie qu'il ait eleue à son gré, mais qui se forme et compose au moule d'autrui, n'est jamais simple, uniforme, ne semblable à soi-même, ains variable et changeant toujours d'une forme en une autre, comme l'eau que l'on transvase, qui toujours coule, et s'accommode à la façon et figure des vases et lieux qui la reçoivent: de manière qu'il est en cela du tout contraire au singe, car le singe en cuidant contrefaire l'homme, en se remuant et dansant quand et lui, se prend: mais le flatteur à l'opposite attire et surprend les autres à la pipée, en les contrefaisant, non pas tout d'une sorte, mais l'un en dansant, l'autre en chantant, un autre en luictant et se pouldrant pour luicter comme lui, et un autre en se promenant avec lui. Car s'il s'attache à un qui aime la chasse et la vénérie, il sera toujours après lui, criant presque à haute voix les paroles que dit Phaedra en la Tragoedie du poète Euripide, qui se nomme Hippolyte,
Mon déduit est à pleine voix
Appeler chiens parmi les bois,<p 42r>
En suivant les cerfs à la trace,
Ainsi des Dieux j'aie la grâce:
et si ne lui chault pas de bête qui soit és forêts, car c'est le veneur même qu'il veut prendre et enfermer dedans ses toiles. Et si d'aventure il se met à chasser un jeune homme studieux, aimant les lettres, et désireux d'apprendre, au rebours il sera du tout après les livres, il laissera croître sa barbe longue jusques aux pieds, par manière de dire, se vêtira d'une robe d'étude à la Grecque, sans faire compte de sa personne, il aura toujours en la bouche les nombres, les angles droits et les triangles de Platon. Mais s'il lui vient par les mains quelque faitnéant homme riche, aimant à boire et à faire grand' chère,
Adonc le sage Ulysses vitement
Met bas le sien déchiré vêtement:
il jette arrière la robe longue d'étude, il vous fait raser sa barbe comme une moisson stérile, il ne parle plus que de flascons et bouteilles, de refrechissoirs pour boire froid, et dire mots plaisants pour rire, en se promenant, donner des attainctes et traits de moquerie à l'encontre de ceux qui se travaillent après l'étude de la philosophie. Ainsi que l'on dit qu'en la ville de Syracuse, quand Platon y arriva, et que Dionysius tout à coup fut épris d'un furieux amour de la philosophie, le château du tyran fut plein de poussière, pour la multitude d'étudiants qui tracaient les figures de la Geometrie: Mais depuis que Platon se fut courroucé à lui, et qui Dionysius eut abandonné la philosophie, se remettant de rechef à faire grand' chère, à l'amour, à forâtrer, et se laisser aller à toute dissolution, il sembla qu'ils eussent été ensorcellés et transformés par une Circé, tant ils furent incontient épris d'une haine des lettres, oubliance de toute honnêteté, et saisine de toute sottie. Auquel propos se rapporte le témoignage des façons de faire des grands flateurs, et de ceux qui ont gouverné les peuples: entre lesquels le plus grand qui fut onc a été Alcibiades, lequel étant à Athenes jouait, disait le mot, entretenait grands chevaux, et vivait en toute galanterie et toute joyeuseté: quand il était en Lacedaemone, il faisait sa barbe au rasoir, il portait une méchante cappe de gros bureau, se lavait en eau froide: puis quand il était en Thrace, il faisait la guerre, et buvait: depuis qu'il fut arrivé devers Tissaphernes en Asie, ce n'était que délices, superfluité et volupté, que toute sa vie gagnant ainsi et prenant un chacun, en se transformant et s'accommodant aux moeurs de tous ceux qu'il hantait. Mais ainsi ne faisait pas Epaminondas, ni Agesilaus, car combien qu'ils ayent hanté en plusieurs villes, avec plusieurs hommes, et plusieurs sortes de vie, ils ne changèrent jamais pourtant, ains reteindrent toujours, et par tout, ce qui était digne d'eux en habillements, en façon de vivre, en parole, et en tous leurs deportements. Et Platon, tout de même, était tel à Syracuse comme en l'Academie, et tel auprès de Dionysius comme auprès de Dion. Mais qui voudra prendre garde de près, il apercevra facilement les mutations et changemens du flatteur, comme du poulpe: et verra qu'il se transforme en plusieurs façons, blâmant tantôt une vie qu'il avait louée naguères, et approuvant une affaire, une façon de vivre, et une parole qu'il rejetait auparavant: car il ne le connaitra jamais constant en une chose, ne qui ait rien de peculier à soi, ne qui aime ou qui haïsse, qui s'attriste ou qui s'éjouisse d'une sienne propre affection, parce qu'il reçoit toujours, comme un miroir, les images des passions, des vies, des mouvemens et affections d'autrui: tellement que si vous venez à blâmer quelqu'un de vos amis devant lui, il dira incontinent, Vous avez demeuré longuement à le connaître, car quant à moi, il y a jà long temps q'il ne me plaisait point. Et si, au contraire, vous venez de rechef à changer d'opinion, et à le louer: Certainement, dira-il aussi tôt, j'en suis bien aise, et vous en remercie pour l'amour de lui. Si vous dites que vous voulez changer de façon de <p 42v> vivre, comme vous retirer du maniement des affaires de la chose publique, pour vivre en paix et en repos: Il y a jà long temps, dira-il, qu'il le fallait faire, et se tirer hors de ces troubles et enuies. Et si, au contraire, il vous prend envie de laisser le repos et vous entremettre d'affaires et de parler en public, il répondra incontinent: Vous entreprenez chose digne de vous, car à ne rien faire, encore qu'il y ait quelque aise, si est-ce vivre trop bassement et sans honneur. Parquoi il lui faut incontinent mettre devant le nés,
Tu es soudain tout autre devenu,
Que tu n'étais par ci-devant tenu.
Je n'ai que faire d'ami qui se change ainsi quand et moi, et qui s'encline en même part que moi, cela est le propre d'un ombre: j'ai plutôt besoin d'un ami, qui avec moi juge la vérité, et qui la dise franchement. Voilà l'une des manières qu'il y a pour éprouver et discerner le vrai d'avec le faux ami. Mais il faut observer une autre différence qu'il y a entre leurs similitudes, car le vrai ami n'imite point toutes les conditions ni ne loue point toutes les actions de celui qu'il aime, ains seulement tâche à imiter les meilleurs: et comme dit Sophocles,
Il veut aymer, non haïr, avec lui.
c'est à dire, qu'il veut bien faire et honnêtement vivre, non pas errer ne faillir quand et lui: si ce n'est d'aventure que pour la grande fréquentation et conversation ordinaire qu'il a avec lui, il ne se remplisse, malgré qu'il en ait, sans y penser, de quelque qualité et condition vicieuse, par la longue accoutumance, ne plus ne moins que par contagion se prend la chassie et le mal des yeux: ainsi comme l'on écrit, que les familiers de Platon contrefaisaient ses hautes espaules, et ceux d'Aristote son begueyement, ceux du Roi Alexandre son ply du col, l'âpreté de sa voix: car ainsi prennent la plupart des hommes l'impression de leurs moeurs et de leurs conditions. Mais le flatteur fait tout à la même sorte que le Chamaeleon, lequel se rend semblable, et prend toute couleur, fors que la blanche: aussi le flatteur és choses bonnes et importantes ne se pouvant rendre semblable, ne laisse rien de mauvais et de laid à imiter: comme les mauvais peintres ne pouvants par leur insuffisance en l'art contrefaire les beaux visages, en représentent quelque semblance en des rides, des lentilles, et des cicatrices: aussi lui se rend imitateur d'une intempérance, et d'une superstition, d'une soudaineté de colère, d'une aigreur envers ses serviteurs, et défiance envers ses domestiques et ses parents, pource qu'il est de sa nature toujours enclin à ce qui est le pire, et semble être bien loin de vouloir blâmer le vice, puis qu'il le prend à imiter. Car ceux qui cherchent amendement de vie et de moeurs sont suspects, et qui montrent de se fâcher et courroucer des fautes de leurs amis: ce qui mit en malegrâce de Dionysius Dion, Samien de Philippus, et Cleomenes de Ptolomeus, et fut à la fin cause de leur totale ruine: mais le flatteur veut être estimé ensemble autant loyal et fidele comme plaisant et agréable, de manière que pour la vehemence de son amitié, il ne s'offense pas même des choses mauvaises, ains est en tout et par tout de même inclination et de même affection: en sorte que des choses fortuites et casuelles, qui advienent sans notre volonté et conseil, il en veut avoir sa part, tellement que s'il vient à flater un qui soit maladif, il fait semblant d'être sujet à mêmes maladies: et dira que la vue lui baisse fort, et qu'il a l'ouie dure, s'il fréquente avec gens qui soient à demi aveugles ou à demi sourds: comme les flateurs de Dionysius qui ne voyait presque goutte, s'entrehurtaient les uns les autres, et faisaient tomber les plats de dessus la table, pour dire qu'ils avaient mauvaise vue. Les autres pénétrants encore davantage au dedans, mêlent leurs conformités jusques aux plus secrètes passions. Car s'ils peuvent sentir que ceux qu'ils flatent soient mal fortunés en femmes, ou qu'ils soient en quelque défiance de leurs propres enfants, ou de leurs <p 43r> domestiques, eux-mêmes ne s'épargneront pas: et commenceront à se plaindre de leurs femmes, de leurs propres enfants, de leurs parents, ou de leurs domestiques, et si en allégueront quelques occasions qui vaudraient mieux tues que dites: car cette semblance les rend plus affectionnés l'un à l'autre par compassion: ainsi les flatés cuidants avoir reçu d'eux comme un gage de loyauté, leur laissent aussi aller de leur bouche quelque chose de secret, et l'ayant ainsi laissé échapper, ils sont puis après contraints de se servir d'eux, et craignent de là en avant leur donner à connaître qu'ils se défient aucunement de leur foi, jusques là, que j'en ai connu un qui repudia sa femme, pource que celui qu'il flatait avait fait divorse avec la siene, et fut trouvé qu'il allait secrètement et envoyait devers elle: ce qui fut aperçu par la femme même de son ami: tant peu connaissait la nature du vrai flatteur celui qui estimait que ces vers iambiques ne convinssent pas plus à la décrition du cancre que du flatteur,
Tout son corps n'est autre chose que ventre,
Son oeil perçant par tout pénétre et entre,
Un animal qui marche de ses dents.
Car cette figuration est celle d'un escornifleur poursuivant de repeue franche, et de ces amis de fricassée et de nappe mise, comme dit Euopolis: mais quant à cela, remettons-le à son lieu propre pour en parler plus amplement. Et pour cette heure, ne laissons pas derrière une grande ruse du flatteur en ses imitations, c'est que s'il contrefait quelque bonne qualité qui soit en celui qu'il flate, il lui en cède toujours le dessus: car entre ceux qui sont vrais amis, il n'y a jamais émulation de jalousie, ni jamais envie, ains soit qu'ils se treuvent egaux en bien faisant ou inferieurs, ils le portent doucement et modereement. Mais le flatteur ayant toujours en mémoire et singulière recommandation le seconder, cède toujours en son imitation l'égalité, confessant être vaincu et demeurer toujours derrière, excepté és choses mauvaises: car és mauvaises il ne cède jamais la victoire à son ami, ains s'il est difficile, il dira de soi-même qu'il est melancholique: si l'autre est superstitieux, lui sera tout transporté et esperdu de la crainte des Dieux, si l'autre est amoureux, lui sera furieux d'amour: si l'autre dit, je ris à pleine bouche: lui, je cuide mourir de rire. Mais aux choses louables et honnêtes, au contraire, de lui il dira: le cours bien assez vite, mais vous, vous volez: Je suis, dira-il, assez bien à cheval, mais ce n'est rien auprès de ce Centaure ici: Je ne suis pas trop mauvais poète, et fais assez bien un carme, mais tonner n'est pas à faire à moi, c'est à ce Jupiter ici, en quoi il fait deux choses ensemble, l'une qu'il déclare l'entreprise de l'autre honnête en ce qu'il l'imite, et sa suffisance non pareille en ce qu'il confesse en être vaincu. Voilà doncques quant aux ressemblances, les marques de différence qu'il y a entre le flatteur et l'ami. Et pour autant que la délectation, ainsi que nous avons dit par avant, est aussi commune entre eux, pource que l'homme de bien ne prend pas moins de plaisir à ses amis, que l'homme de néant à ses flateurs: considérons un peu la différence qu'il y a en cela: le moyen de les distinguer sera, de remarquer la fin à laquelle l'un et l'autre dirige la délectation qu'il donne, ce qui se pourra plus claiement entendre par cet exemple. Une huile de perfum a bonne odeur, aussi a quelque drogue de médecine: mais il y a différence en ce, que l'huile de perfum se fait seulement pour donner le plaisir de la senteur, et rien plus: mais en la drogue medicinale, outre le plaisir de la douce odeur, il y a une force qui purge le corps, ou qui le rechauffe, ou qui fait naître la chair. davantage, les peintres bRaient des couleurs plaisantes et récréatives, et aussi y a il des drogues medicinales qui ont des couleurs et teintures qui sont belles et agréables à l'oeil: quelle différence doncques y a-il? Il est tout évident qu'il ne faut que regarder, pour les savoir discerner, à quelle fin l'usage d'icelle est destiné. <p 43v> Au cas pareil aussi, les grâces des amis, parmi l'honnêteté et l'utilité qu'elles ont, apportent je ne sais quoi qui délecte, ne plus ne moins qu'une fleur qui parait par-dessus: et quelquefois ils usent d'un jeu, d'un boire et manger ensemble, d'une risée, d'une facetie l'un avec l'autre, comme de sauces pour assaisonner des affaires de pois et de grande conséquence: auquel propos est dit,
Joyeusement ensemble ils s'entretiennent
De maints propos plaisants, qu'entre eux ils tiennent.
Et, Rien n'a jamais déjoint notre amitié,
ni nos plaisirs partis par la moytié.
Mais la seule besogne du flatteur, et le but où il vise, est de toujours inventer, apprêter et confire quelque jeu, quelque fait, et quelque parole à plaisir et pour donner plaisir: bref, pour comprendre le tout en peu de paroles, le flatteur estime qu'il faille tout faire pour être plaisant: et le vrai ami faisant toujours et par tout ce que le devoir requiert, bien souvent plaît, et quelquefois aussi déplaît: non que son intention soit de déplaire, comme aussi ne le fuit-il pas, s'il voit que meilleur soit de le faire. Ne plus ne moins que le médecin, s'il voit qu'il soit expédient, jettera du safran ou de la lavende dedans ses compositions de médecine, voire que bien souvent il baignera délicatement, et nourrira friandement son patient: et quelquefois aussi laissant ces douces odeurs là, il y ruera du Castorium, ou,
Du Polium, de qui la senteur forte,
Puante au nez est d'une étrange sorte.
ou bien il broiera de l'Hellebore, qu'il le contraindra de boire, ne se proposant pour sa fin ne là le plaire, ni ici le déplaire, ains conduisant son malade par diverses voies à un même but, c'est à savoir ce qui est expédient pour sa santé, aussi le vrai ami aucunefois par complaire et haut louer son ami, en le réjouissant le conduit à faire ce qu'il doit, comme celui qui dit en Homere,
ami Teucer de Telamon extrait,
Fleur des Grejois, tire ainsi de son trait. Et ailleurs,
Comment mettrois-je Ulysses en oubli,
Qui de vertu divine est ennobli?
A l'opposite aussi, là où il est besoin de correstion, il le vous tance avec une parole mordante, et une liberté authorisée d'une affection soigneuse de son bien,
Menelaus né de divin lignage,
Je t'advertis que tu n'es pas bien sage:
De ta folie aussi mal te prendra.
Quelquefois il conjoint le fait avec la parole, comme Menedemus faisant fermer sa porte au fils d'Asclepiades son ami, qui était débauché, et menait une vie dissolue, et ne le daignant pas saluer, le retira de son mauvais gouvernement: et Arcesilaus défendit l'entrée de son école à Battus, pource qu'en une Comoedie qu'il avait composée, il avait mis un vers qui poignait Cleanthes: mais depuis, en ayant fait satisfaction à Cleanthes, et s'en étant repenti, il lui pardonna, et le reçut en sa grâce comme devant. Car il faut contrister son ami en intention de lui profiter, non pas de rompre l'amitié, ains user de répréhension picquante, comme d'une médecine préservative, qui sauve la vie à son patient: ainsi fait le bon ami comme le savant musicien, qui pour accorder son instrument, tend aucunes de ses cordes, et en lâche les autres: aussi concède il aucunes choses et en refuse d'autres, changeant selon que l'honnêteté ou l'utilité le requirent: et est par ce moyen aucunefois agréable, et par tout utile: mais le flatteur ayant accoutumé de toujours sonner une seule note, qui est de complaire, et de faire et dire toutes choses au gré de celui qu'il flate, ne sait que c'est ni de resister de fait, ni de fâcher de parole, ains va <p 44r> toujours après ce que l'on veut, s'accordant toujours, et disant toujours ad idem. Or ainsi comme Xenophon écrit, qu'Agesilaus était bien aise de se sentir louer de ceux qui l'eussent bien voulu blâmer: aussi faut-il estimer que celui-là réjouit et complaît en ami, qui peut aussi quelquefois contrister et contredire: et avoir pour suspecte la conversation de ceux qui ne font jamais que donner plaisir, en accordant tout sans aucune pointure de répréhension, et de contradiction, et avoir toujours à main le dire d'un ancien Laconien, lequel oyant que l'on louait hautement le Roi Charilaus, Et comment serait-il bon, dit-il, quand il n'est pas âpre aux méchants? On dit que le tahon qui tourmente les taureaux, se fiche auprès de leurs aureilles, et aussi fait la tique aux chiens: tout ainsi le flatteur attachant les hommes ambitieux par les oreilles, à force de leur chanter leurs louanges, est bien malaisé à secouer et chasser depuis qu'il y est une fois fiché: et pourtant faut-il avoir le jugement bien esveillé en cet endroit, à observer diligemment si ces louanges seront attribuées à la chose, ou à la personne: elles seront attribuées à la chose s'il loue les absents plutôt que les présents, si luymême veut et désire en lui ce qu'il loue en autrui, et s'il ne nous loue pas seuls, mais tout autres pour semblables qualités: et s'il ne varie point en disant et faisant tantôt d'un tantôt d'autre, mais toujours d'une sorte. Et ce qui est le principal à considérer, c'est si nous mêmes en notre secret ne nous repentons point ou n'avons point de honte de ce dont il nous loue, et si nous ne voudrions point plutôt avoir fait et dit le contraire: car le jugement de notre conscience nous portant témoignage au contraire, empêchera que telles louanges ne nous affectionneront, ni ne nous atteindront point au vif, et conséquemment le flatteur ne nous en pourra surprendre. Mais je ne sais comment il advient, que la plupart des hommes ne reçoivent point les consolations que l'on leur baille en leurs adversités, ains plutôt se laissent mener à ceux qui pleurent et lamentent avecques eux: et quand ils ont offensé et failli, si quelqu'un les en reprend, et les en blâme si vivement qu'il leur en imprime au coeur un remors et une repentance, ils estiment celui-là leur accusateur et leur ennemi: et au contraire ils embrassent et réputent leur bienvueillant et ami celui, qui louera et magnifiera ce qu'ils auront fait. Or ceux qui louent et qui prisent avec un applaudissement de mains ce que l'on aura fait ou dit, soit à bon escient ou soit en jouant, ceux-là encore ne sont dommageables que pour le présent, et pour cela que l'on a à l'heure en main: mais ceux qui avec leurs louanges pénétrent jusques aux moeurs, et par leurs flatteries atteignent jusques à corrompre les conditions, ceux là font comme les mauvais esclaves et serfs, qui ne dérobent pas seulement du bled de leur maître, ce qui est en monceau au grenier, mais aussi ce qui est preparé pour la semence: car les conditions de l'homme sont la source de toutes ses actions, et les moeurs sont le principe et la fontaine, dont découle toute notre vie, laquelle ils détordent, en donnant au vice les noms des vertus. Thucydides écrit qu'és séditions et guerres civiles, l'on transferait le signification accoutumée des mots, aux actes que l'on faisait, pour les justifier: car une temérité desesperée était réputée vaillance aimant ses amis: une dilation providente, honnête couardise: une tempérance, couverture de lâcheté: une prudence circumspecte, générale paresse: aussi faut-il bien prende garde és flateurs là où l'on verra qu'ils appelleront prodigalité, liberalité: timidité, sûreté: tête écervelée, promptitude: chicheté mechanique, tempérance et frugalité: un qui sera sujet à folles amourettes, gracieux et homme de bonne compagnie: un colère ou superbe, vaillant et magnanime: et, au contraire, un de coeur bas et lâche, doux et humain: ainsi comme Platon écrit en quelque passage, que l'amoureux est flatteur de ce qu'il aime: car s'il est camus, il l'appellera agréable: s'il a nez aquilin, face royale: s'il est noiraut, viril: s'il est blanc, enfant des Dieux, et quant à <p 44v> ce nom [...], basané et couleur de miel, il dit que c'est une feinte d'amoureux, qui diminue pour apprendre à supporter plus aisément une couleur palle et morte de son ami: combien que celui qui se donne à entendre qu'il soit beau quand il est laid, ou grand quand il est petit, ne demeure pas longuement en son erreur: et si n'en reçoit perte sinon bien fort légère, et non pas irremédiable. Mais les louanges qui accoutument l'homme à cuider que vice soit vertu, tellement qu'il ne se déplaît pas en son mal, mais plutôt qu'il s'y plaît, et qui ôtent toute honte de pécher et de faillir, ce furent celles qui amenèrent la ruine des Siciliens, en donnant occasion aux flateurs d'appeler la cruauté de Dionysius et de Phalaris, haine des méchants et bonne justice: ce furent celles qui perdirent l'Aegypte, en appellant la lâcheté efféminée du Roi Ptolomaeus, sa furieuse superstition, ses lamentables chansons, ses sonnements de tabourins, et ses danses bacchanales, dévotion, religion et le service des Dieux: ce furent celles aussi qui cuidèrent gâter et corrompre du tout les moeurs et façons Romaines, qui par avant tenaient tant du grand, en surnommant les délices, les dissolutions, les jeux et fêtes d'Antonius, joyeusetés, gentillesses, et humanités, en déguisant et diminuant ainsi la faute d'Antonius, qui abusait excessivement de sa fortune, et grandeur de sa puissance. Que fut-ce autre chose qui attacha à Ptolomaeus la museliere à jouer des flûtes? Qui fit monter Neron sur l'eschafaud avec un masque sur le visage, et des brodequins aux jambes, qui était l'accoutrement des joueurs de farce, ne furent-ce pas les louanges des flateurs? Et la plupart des Rois ne sont ils pas attirés en toute vergongne et tout déshonneur par les flatteries de ceux qui les appellent Apollons, pour peu qu'ils sachent mionner, et Bacchus quand ils s'enivrent, et Hercules quand ils luictent, et qu'ils prennent plaisir à telles gallanteries de surnoms? Et pourtant se faut-il principalement donner de garde du flatteur en ses louanges: ce que lui-même n'ignore pas, mais étant caut et subtil à se garder de se rendre suspect, si d'aventure il rencontre quelque mignon glorieux, bien paré, ou bien quelque lourdaud qui ait un peu le cuir gros, et comme l'on dit vulgairement, qui soit un peu de grosse pâte, il se moque et gaudit d'eux à gorge déployée, comme fait Struthias en la comoedie, foullant aux pieds et ballant sur le ventre de la sottise de Bias, en manière de dire, par les louanges qu'il lui donne, sans que l'autre le sente, Tu as plus bu que ne fit oncques le Roi Alexandre le grand: et cependant il se pasme et fond à force de rire, en se tournant devers le Cyprien. Mais s'il a affaire à quelques habiles et galants hommes, qui aient l'oeil sur lui principalement en cet endroit, et qui soient au guet pour bien garder cette place et ce lieu-là, il ne leur adresse pas des louanges de droit fil, ains vient de loin tournant tout à l'entour, et puis fait ses approches petit à petit, sans faire bruit, tant qu'il vient à les manier, comme l'on fait une bête que l'on veut apprivoiser, et les tâter: car tantôt il viendra rapporter à son ami des louanges qu'il aura ouï dire à quelques-uns de lui, faisant comme les Rhetoriciens, qui quelques fois en leurs harangues parlent en tierce personne: j'ai pris grand plaisir, dira-il, naguères étant en la place, à ouïr certains étrangers, ou bien de bons vieillards, qui racontaient tous les biens du monde de vous, et vous louaient à merveilles. Tantôt il controuvera quelques légères fautes à l'encontre de lui, disant qu'il les aura entendues d'autres qui les disaient de lui, et qu'il s'en est venu en diligence incontinent vers lui, pour lui demander là où il aurait dit cela, ou fait une telle chose: l'autre lui niera, comme il est vraisemblable: et de là adonc il prendra son commencement pour entrer en ses louanges, Aussi m'ébahissois-je bien, comment vous eussiez médit de quelqu'un de vos familiers, vu que vous ne médites pas de vos ennemis mêmes: et comment vous eussiez attenté à usurper de l'autrui, vu que vous donnez si largement et si liberalement le votre. Les autres font comme les peintres, qui pour relever et faire plus <p 45r> apparaitre les choses luisantes et claires, les renforcent avec des obscures et ombrageuses qu'ils mettent auprès: car en blâmant, détractant, moquant, et injuriant les choses contraires, tacitement ils louent et approuvent les vices et imperfections qui sont en ceux qui flatent, et en les louant, ils les nourrissent: car ils vous blâmeront la tempérance, et abstinence, en l'appellant rusticité, s'ils se trouvent parmi des hommes luxurieux, avaricieux, gens de mauvais affaire, qui acquirent des biens par tous moyens déshonnêtes et méchants. La justice et bonne conscience, qui se contente du sien, sans rien vouloir avoir de l'autrui, ils l'appelleront lâcheté, et faute de coeur, de n'oser entreprendre. Et quand ils seront avec des paresseux, gens oisifs, qui fuient les affaires, ils n'auront point de honte de blâmer l'entremise du gouvernement de la chose publique, et de dire que c'est faire les affaires d'autrui à grand travail sans profit. Un désir d'être en magistrat ils l'appelleront vaine gloire, qui ne sert à rien. Pour flater un orateur, ils blâmeront en sa présence le Philosophe. parmi des femmes lascives et impudiques, ils seront les bienvenus en appellant les honnêtes qui n'aiment que leurs marits, sottes, malapprises, et sans grâce quelconque. Et y a encore une plus grande méchanceté, c'est que ces flateurs ne s'épargnent pas eux-mêmes: car ainsi comme les lutteurs baissent aucunefois leur corps pour renverser par terre leurs compagnons, aussi quelquefois par se blâmer eux-mêmes ils se coulent secrètement à louer autrui. Je suis, diront-ils, plus couard qu'un esclave sur la mer: je ne puis durer au travail: j'enrage de colère quand j'entends que l'on a médit de moi: mais à celui-ci, ce lui est tout un, il ne trouve rien de mauvais: c'est un homme tout autre que les autres, il ne se courrouce de rien, il porte tout patiemment. Et si d'aventure il se treuve quelqu'un qui ait grande opinion de sa suffisance et de son entendement, qui veuille faire de l'austère, et du roide et entier, disant à tout propos,
Diomedes ne me va trop prisant,
ni au contraire aussi trop mêprisant:
le flatteur bon ouvrier de son métier ne s'assaudra pas par cette voie, ains usera d'un autre artifice à l'endroit de celui-là. C'est qu'il viendra devers lui pour avoir conseil en ses propres affaires, comme de celui qu'il estime plus sage et mieux avisé que lui, et dira qu'il a bien d'autres avec lesquels il aura plus grande familiarité, mais néanmoins qu'il est contraint de l'importuner: car à qui aurons nous recours nous autres qui avons besoin de conseil, et à qui nous fierons nous? et puis après avoir ouï ce que l'autre lui aura dit, quoi que ce soit, il s'en ira disant qu'il aura eu un oracle, et non pas un conseil. Et si d'aventure il voit que l'autre s'attribue quelque suffisance en la connaissance des lettres, il lui apportera quelques sienes compositions, le priant de les lire, et de les corriger. Le Roi Mithridates aimait l'art de médecine, au moyen dequoi il y eut quelques-uns des ses familiers qui lui baillèrent de leurs membres à inciser, et brûler avec des cauteres: qui était le flater de fait, non pas de parole: car il semblait qu'ils lui portassent témoignae de sa suffisance, puis qu'ils se fiaient de leur vie à lui.
Les cas divins sont de beaucoup de formes:
Mais cette espèce de louanges dissimulées, ayant besoin de plus grande circonspection pour s'en garder, mérite d'être diligemment averée et éprouvée: et pourtant faudra-il que celui qui sera tenté par telle sorte de flatterie, tout expressément lui mette en avant des avis, où il n'y aura point d'apparence quand le flatteur lui demandera conseil, et des avertissements tout de même: et aussi des corrections sans propos, quand il lui apportera ses compositions à revoir et corriger: car quand il verra que le flatteur ne lui contredira en rien, ains lui consentira en tout et par tout, et recevra tout: et qui plus est encor, qu'à chaque point il s'écriera, hó Voilà bien dit! il n'est <p 45v> possible de mieux: il est tout manifeste qu'il fait comme dit le commun proverbe,
Le mot du guet il nous va demandant,
Mais autre chose il cherche ce pendant.
c'est qu'en nous louant, il nous veut enfler de vaine outrecuidance. davantage ainsi comme aucuns ont défini la peinture, être une poésie muette, aussi y a-il des louanges que donne une flatterie muette: car ne plus ne moins que les chasseurs deçoivent mieux les bêtes qu'ils chassent, quand il ne semble pas qu'ils chassent, mais bien qu'ils passent leur chemin, ou qu'ils gardent leurs troupeaux, ou qu'ils labourent la terre: aussi est-ce lors que les flateurs touchent mieux au vif en louant, quand il ne semble pas qu'ils louent, ains qu'ils fassent autre chose: car celui qui cède une chaire, ou un lieu à table, à un survenant, ou qui ayant accoutumé de haranguer devant le peuple, ou devant le Senat, s'il sent que l'un des riches veuille parler, entrerompt son parler pour se taire, et quitter la place et le rang de parler: celui-là, dis-je, en se taisant, déclare plus que s'il criait à haute voix, qu'il répute l'autre plus suffisant et plus prudent que lui. De là est que l'on voit cette manière de gens, qui font profession de flatterie, se saisir ordinairement des premiers sieges, tant és sermons, harangues publiques que l'on va ouïr, comme és théâtres, non qu'ils s'en réputent dignes, mais à fin qu'en les cedant aux plus riches, ils les flatent d'autant: et és assemblées et compagnies ils seront les premiers à entamer les propos, mais c'est pour puis après les quitter aux plus puissants, voire pour passer facilement à une opinion toute contraire à la leur première, si le contredisant sera homme puissant, ou riche ou personne d'authorité: c'est pourquoi il se faut de tant plus évertuer pour les convaincre, et averer qu'ils ne font point ces cessions et ces reculemens là pour révérence qu'ils portent ou à la suffisance plus grande, ou à la vertu, ou à l'âge, mais seulement aux biens, aux richesses, et au credit. Megabyzus un des plus grands seigneurs de la cour du Roi de Perse vint un jour visiter Apelles jusques en sa boutique, et s'étant assis auprès de lui à le regarder besogner, commcea à vouloir discourir de la ligne et des umbres. Apelles ne se peut tenir de lui dire: «Vois-tu, ces jeunes garçons qui bRaient l'ochre, pendant que tu ne disais mot te regardaient fort attentivement, et s'ébahissaient de voir tes beaux habits de pourpre, et tes chaines et joyaux d'or: mais depuis que tu as commencé à parler, ils se sont pris à rire, en se moquant de toi, d'autant que tu te mets à discourir des choses que tu n'as pas apprises.» Et Solon étant interrogé par le Roi de Lydie Croesus, quels hommes il avait veus qu'il réputât les plus heureux de ce monde, lui nomma Tellus, un simple citoyen d'Athenes, et un Cleobis, et Biton, qu'il dit avoir connus pour les mieux fortunés: mais les flateurs ne disent pas seulement, que les Rois, les riches hommes, et les personnes de grande authorité soient bien fortunés et heureux, mais aussi les déclarent les premiers hommes du monde en prudence, en science, et en vertu. Et puis il y en a qui ne peuvent pas seulement endurer les Stoïques, qui appellent le sage tel qu'ils le depeignent riche, beau, noble et Roi tout ensemble: là où les flateurs vous rendent le riche qu'ils flattent, orateur, poète, voire et s'il veut encore, peintre et bon joueur de flûtes, léger du pied, et roide de corps, se laissants tomber dessous lui en luictant, et demeurants derrière en courant: ainsi comme Crisson Himerien demeura derrière en courant à l'encontre d'Alexandre, dequoi Alexandre fut fort courroucé quand il le sut. Carneades soûlait dire, que les enfants des Rois et des riches n'apprenaient rien adroit, qu'à piquer et manier les chevaux, et rien autre chose, pource que le maître les flate aux écoles en les louant: à l'exercice de la lutte celui qui lutte avec eux se laisse volontairement tomber dessous eux: mais le cheval ne connaissant pas qui est fils d'un homme privé, ou d'un prince, qui est pauvre ou riche, jette par terre ceux qui ne se savent pas bien tenir. Parquoi le dire de Bion est sot <p 46r> et lourd, car il disait ainsi: Si à force de louer je pouvais rendre une terre bonne, grasse et fertile, je ne ferais point de faute en la louant, plutôt que de me travailler le coeur et le corps à la labourer et cultiver. celui doncques ne pèche point aussi qui loue un homme, si en le louant il le rend utile et fertile à celui qui le loue: car on lui peut renverser sa raison, en lui alléguant, que la terre ne devient pas pire pour être louée, là où ceux qui louent faussement, et outre le mérite et le devoir, un homme, l'emplissent de vent, et sont cause de sa ruine. Mais à tant avons nous assez discouru sur cet article des louanges: il suit après de traiter touchant la franchise de librement parler. Or était-il bien raisonnable, que comme Patroclus se vêtant des armes d'Achilles, et menant ses chevaux à la guerre, n'osa toucher à sa javeline, ains la laissa seule, aussi que le flatteur se masquant et déguisant des marques et enseignes d'un ami, laissât la seule franchise de parler librement, sans y toucher ne la contrefaire, comme étant le bâton propre, pesant, grand et fort, qu'il appartient de porter à l'amitié seule, et non à autre: mais pour autant qu'ils se donnent bien garde d'être découverts en riant, ni en beauvant, ni en gaudissant ou jouant, ils élevent jà leur piperie jusques à une montre de sourcil severe, et flattent avec un visage renfrongné, mêlants parmi leur flatterie ne sais quoi de répréhension et de correction, ne laissons point passer cela sans le toucher et examiner. Quant à moi, j'estime que comme en la comoedie de Menander, Hercules contrefait vient en avant avec une massue sur l'espaule qui n'est ni pesante, ni massive, ne forte, ains une vaine, feinte, légère, où il n'y a rien dedans: aussi que la liberté de parler dont usera le flatteur, se trouvera molle et légère, et qui n'aura point de coup à ceux qui l'éprouveront, ains qu'elle fera ne plus ne moins que les aureillers des femmes, qui au lieu qu'ils semblent repousser et resister aux têtes que l'on couche dessus, plient plutôt dessous et leur cèdent: aussi cette fausse liberté de parler, pleine de vent, s'eléve et s'enfle bien d'une enfleure vaine et trompeuse, afin que se resserrant et s'abbaissant elle reçoive et attire avec soi celui qui se laisse aller dessus: car la vrai et amie liberté de parler s'attache à ceux qui faillent et qui pèchent, apportant une douleur bienfaisante et salutaire, ne plus ne moins que le miel qui mord les parties ulcerées, mais il les nettoye, étant au demeurant profitable et douce, de laquelle nous parlerons à part en son lieu. Mais le flatteur montre premièrement d'être âpre, violent, et inexorable envers les autres: car à ses serviteurs il est fâcheux à servir, aigre à reprendre les fautes de ses domestiques et parents: il n'estime ni ne prise personne hors lui, ains mêprise tout le monde, ne pardonne à homme qui vive, accuse un chacun, s'étudiant à acquérir la réputation d'homme haïssant le vice, en provoquant les autres à courroux, comme celui qui pour rien ne laisserait volontairement à leur dire leur vérité, et qui ne ferait ni ne dirait jamais rien pour complaire à autrui: Et puis il fera semblant de ne voir ni ne connaître pas un des vrais et gros péchés, mais s'il y a d'aventure quelque légère et exterieure faute, il fera merveille de crier haut à bon escient, et de la reprendre avec une voix forte et une vehemence de parole: comme, pour exemple, s'il aperçait quelque chose qui traîne parmi la maison, si l'on est mal logé, si l'on a la barbe mal faite, ou un vêtement qui seie mal, ou un chien et un cheval qui ne soient pas traités comme il appartient. Mais au demeurant une oubliance de ses père et mère, faute de soin de ses propres enfants, ne faire cas ne compte de sa femme, mêpris de ses parents, ruine et perte de biens, toutes ces choses-là ne lui touchent en rien, ains est muet et couard en tout cela: ne plus ne moins que un maître du jeu de la lutte, qui laisse enivrer et paillarder son écolier et champion de lutte, et puis le tance s'il treuve faute à la burette à l'huile, et à l'étrille: ou comme un grammairien qui reprend son écolier s'il faut à avoir son écritoire et sa plume, et puis ne fait pas semblant de l'ouïr quand il commet une incongruité en parlant, ou qu'il use de quelque mot barbare: car le flatteur <p 46v> est tel, que d'un mauvais orateur et digne d'être moqué, il ne dira rien quant à sa harangue, mais bien le reprendra-il de sa voix, et l'accusera grièvement de ce qu'il se gâtera le gosier et la voix par boire trop froid: et si on lui baille à lire un Epigramme qui ne vaille rien, il s'attachera à blâmer le papier qui sera trop gros, ou bien l'écrivain qui aura été trop négligent ou ignorant. En cette sorte les flatteurs qui étaient alentour du Roi Ptolomeus, lequel semblait aimer les lettres, et être désireux de savoir, étendaient ordinairement leurs disputes jusques à la minuit, à debattre de la proprieté d'un mot, ou d'un verset, ou touchant une histoire: et ce pendant il n'y en avait pas un de tant qu'ils étaient, qui lui remontrât rien touchant la cruauté dont il usait, ni de l'insolence en laquelle il se débordait, ni quand il jouait du tabourin, ou qu'il faisait d'autres indignités sous couleur de religion. C'est tout ne plus ne moins, que si à un qui aurait quelque gross apostume, ou quelque ulcère fistuleux, on venait avec la lancette à lui raire les cheveux, ou à lui rongner les ongles: car ainsi les flateurs appliquent leur liberté de parler aux parties qui ne sont point dolentes, et qui ne font point de mal. Il y en a d'autres qui sont encore plus cauts et plus rusés que toux ceux-là, car ils usent de cette liberté de parler, et de reprendre et blâmer pour complaire: comme Agis natif de la ville d'Argos, voyant qu'Alexandre donnait de grands dons à ne sais quel plaisant, s'écria d'envie et de douleur qu'il en avait, «O le grand abus!» Alexandre l'ayant ouï se tourna devers lui en courroux, et lui demanda, que c'était qu'il voulait dire: «Je confesse, dit-il, qu'il me fait mal, et que j'ai grand despit de voir, que tous vous autres qui êtes nés de la semence de Jupiter, prenez plaisir d'avoir autour de vous des flateurs et des plaisants pour vous faire rire: car Hercules avait ainsi en sa compagnie les Cercopes, et Bacchus les Silenes: et autour de vous aussi, tout de mêmes, ces bouffons ici sont en credit.» Et un jour comme l'Empereur Tiberius Caesar fut entré au Senat, il y eut un des Senateurs flatteur, qui se dressa en pieds, et dit tout haut, «Qu'il fallait puis qu'ils étaient libres, qu'ils parlassent aussi librement, et qu'ils ne s'en feignissent point, ni ne teussent ce qu'ils savaient être utile.» Il fit dresser les oreilles à tout le monde par ces paroles, et se fit un grand silence: Tiberius même prestait l'oreille fort attentivement pour ouïr ce qu'il voudrait dire: et lors il se prit à dire, «écoute Caesar en quoi nous nous plaignons tous de toi, et n'y a personne qui te l'ose dire ouvertement: C'est que tu ne fais compte de toi, ains abandonnes ta personne, et affliges ton corps de soucis et de travaux que tu prends pour nous, sans te donner repos ne jour ne nuit.» Et comme il continuât une longue trainée de tels propos, on dit que l'orateur Cassius Severus dit, «La liberté de parler dont use cet homme, le fera mourir.» Telles flatteries sont légères, et ne nuisent pas beaucoup: mais celles-ci sont dangereuses, et corrompent les moeurs des malavisés, quand les flateurs accusent et blâment ceux qu'ils flatent des vices et crimes contraires à ceux dont ils sont entachés, comme Himerius un flatteur Athenien tançait et injuriait un vieil usurier le plus chiche et le plus avaricieux de toute la ville, l'appellant prodigue, négligent de son profit, et qu'il en mourrait de male faim lui et ses enfants: ou, au contraire, un prodigue dépensier qui consumera tout, ils lui reprocheront qu'il sera un taquin, mechanique, ainsi comme Titus Petronius faisait à Neron: ou si ce sont Princes et seigneurs qui traitent durement et cruellement leurs sujets, ils leur diront, qu'il fauldra ôter cette trop grande douceur, et cette importune grâce, et misericorde inutile. Tout pareil à ceux-là est celui qui fait semblant de redouter et se donner de garde d'un lourdaud et gros sot, comme si c'était quelque habile homme, caut et rusé et celui qui tance et reprend un envieux et médisant, qui prend ordinairement plaisir à détracter et médire de tout le monde, si d'aventure il lui échappe quelquefois de louer aucun excellent personnage: C'est un vice que vous avec de louer ainsi toute sorte de gens, <p 47r> voire jusques à ceux qui ne valent à chose qui soit: car quel homme est celui-ci que vous louez si fort? qu'a il jamais ne fait ne dit qui méritât d'être si hautement prisé? Mais c'est principalement aux amours que les flateurs ruent leurs grands coups, et qu'ils enflamment plus ceux qu'ils flatent: car s'ils voyent qu'ils aient quelque differént à l'encontre de leurs frères, ou qu'ils ne fassent compte de leurs parents, ou qu'ils soient en quelque soupçon et défiance de leurs femmes, ils ne les en reprennent ni ne les en corrigent point, ains au contraire augmentent leur mécontentement: C'est bien employé, car vous ne vous sentez pas vous mêmes: vous êtes cause de tout ceci, en montrant trop de les rechercher et caresser, et vous humiliant trop envers eux. Et si d'aventure il sourd quelque demangeaison d'amour, ou quelque courroux de jalousie envers quelque concubine ou quelque amie mariée, alors la flatterie se tirera en avant avec une liberté et franchise de parler tout ouverte, apportant du feu en la flamme: accusant et faisant le proces à l'amoureux, comme ayant fait et dit beaucoup de choses mal séantes à l'amour, mal gracieuses, et pour faire haïr plutôt qu'aimer une personne,
O homme ingrat de tant de doux baisers!
En cette sorte les familiers d'Antonius qui brûlait de l'amour de Cleopatre l'Aegyptienne, lui faisaient à croire, que c'était elle qui était amoureuse de lui, et le tançant l'appellaient homme sans affection et superbe: cette Dame, disaient-ils, laissant un si grand et si opulent Royaume, et tant de belles et plaisantes maisons, se consume le coeur et le corps à tracasser çà et là après ton camp, ayant pour tout honneur le titre de concubine d'Antonius.
Tu as un coeur bien dur et inflexible,
de la laisser ainsi se consumer d'ennui: et lui étant bien aise d'être ainsi convaincu de lui faire tort, et prenant plaisir à se voir ainsi accuser, plus qu'il n'eût fait à s'ouïr louer, ne se donna garde que ce qui semblait l'admonester de son devoir, le débauchait encore plus qu'il ne l'était. Car cette liberté simulée de parler franchement ressemble aux morsures des femmes impudiques, qui chatouillent et provoquent le plaisir parce qui semble devoir faire douleur. Et tout ainsi comme le vin pur, qui autrement est un certain remede contre la poison de la ciguë, si vous le mêlés avec le jus de la ciguë rend la force de la poison irremédiable, d'autant que par le moyen de sa chaleur il la porte promptement au coeur: aussi les méchants entendants très bien que la franchise de parler est un grand secours contre la flatterie, flatent par elle-même. Et pourtant semble-il que Bias ne répondit pas du tout bien à celui qui lui demandait, qui était la plus mauvaise bête de toutes: des sauvages, dit-il, c'est le Tyran, et des privées le flatteur: car il pouvait dire plus véritablemenmt, qu'entre les flateurs les privés sont ces poursuivants de repeues franches, et ces amis de table et d'étuves: mais celui qui étend sa curiosité, sa calomnie, et sa malignité, comme le poulpe fait ses branches, jusques és chambres secrètes et cabinets des femmes, celui-là, dis-je, est sauvage, farouche, et dangereux à approcher. Or l'un des moyens pour s'en donner de garde est, d'entendre et se souvenir toujours, que notre âme a deux parties, l'une qui est plus véritable, aimant l'honnêteté et la raison: l'autre irraisonnable de sa nature, aimant passion et mensonge. Le vrai ami assiste toujours et donne confort et conseil à la meilleure partie, comme le bon médecin qui vise toujours à augmenter et entretenir la santé: mais le flatteur se sied toujours auprès de celle qui est privée de raison et pleine de passion, la gratte et la chatouille continuellement, en la maniant de sorte qu'il la détourne du discours de la raison, lui inventant et preparant toujours quelques vicieuses et déshonnêtes voluptés. Tout ainsi comme entre les viandes que l'homme mange, il y en a qui ne servent ni à augmenter le sang ni les esprits, ni à ajouter force ne vigueur aucune aux nerfs ni aux mouelles, ains seulement <p 47v> excitent les parties naturelles, lâchent le ventre, et engendrent une chair mollace et demi pourrie: aussi qui y prendra de près garde on ne faudra jamais à voir, que tout le parler du flatteur n'ajoute rien de bon à l'homme prudent et sage, qui se gouverne par raison, ains facilite à un fol quelque volupté d'amour, ou lui enflamme une colère follement conceue, ou irrite une envie, ou l'emplit d'une odieuse et vaine présomption de soi-même, ou de douleur, en lamentant avec lui, ou lui rend la malignité qu'il aura en lui, ou une défiance, ou une timidité servile, toujours de plus en plus aigúë à mal penser, plus tremblante de peur, et plus soupçonneuse par quelques fausses accusations, ou faux indices et conjectures qu'il lui mettra en avant: car il est toujours rangé au long de quelque vice et maladie de l'âme, laquelle il nourrit et engraisse, et comparait incontinent qu'il y a quelque partie mal saine de ll'âme, ne plus ne moins que fait la bosse és parties enflammées et pourrissantes du corps. Êtes vous en courroux contre quelqu'un? Punissés, dira-il. Convoittez vous? Jouissez. Avez vous peur? fuyons nous en. soupçonnez vous? croiez le fermement. Et si d'aventure il est mal aisé à découvrir et surprendre en ces passions-là, parce qu'elles sont si violentes et si fortes, que bien souvent elles chassent de notre entendement tout usage de raison, il nous donnera aisément prise en d'autres qui seront moins véhémentes, là où nous le trouverons tout semblable. Car si l'homme se trouve en quelque doute d'avoir trop bu ou trop mangé, et pour cette occasion qu'il face difficulté d'entrer en un baing, où bien de banqueter, le vrai ami le retiendra, l'admonestant de se garder, et d'avoir soin de sa santé: mais le flatteur le tirera lui-même dedans le baing, et commandera qu'on apporte sur table quelque nouvelle viande, non pas offenser son corps par le trop adjeuner. Et s'il voit son homme mal affectionné à entreprendre quelque voyage par terre ou par mer, ou à faire chose que ce soit, il dira que le temps ne presse point, et qu'il n'y est pas propre, et que l'on le pourra bien remettre à un autre temps, ou bien y envoyer quelque autre. S'il voit qu'il ait promis à quelque sien familier de lui prêter ou donner de l'argent, et puis qu'il s'en repente, mais néanmoins qu'il ait honte de faillir de promesse en cet endroit: le flatteur s'ajoutant au pire plat de la balance, la fera pancher du côté de la bourse, et chassera la vergongne de refuser, lui conseillant d'épargner son argent, attendu la grande dépense qu'il fait, et le nombre de gens ausquels il a à fournir: de sorte que si nous ne nous méconnaissons nous mêmes, et que nous ne voulions ignorer que nous soyons ou convoiteux, ou déhontés, ou pusillanimes, jamais le flatteur ne nous pourra decevoir: car ce sera toujours celui qui défendra ces passions là, et qui parlera franchement en faveur d'elles, quand on les voudra outrepasser. Mais à tant est-ce assez parlé de cette matière. Venons maintenant aux services, et aux entremises de faire plaisir, car en tels offices le flatteur confond et obscurcit fort la différence qu'il y a entre lui et le vrai ami, se montrant toujours en apparence prompt et diligent en toutes occurrences, sans chercher occasion de restiver ou refuser: car le naturel du vrai ami, ne plus ne moins que la parole de la vérité, comme dit Euripides, est simple, naif, et sans fard ne feintise quelconque: mais celui du flatteur, étant certainement malsain en soi-même, a besoin de plusieurs exquises et rusées médecines pour s'entretenir. Ainsi doncques comme quand on s'entrerencontre par la ville, le vrai any quelque fois sans mot dire ni saluer, et aussi sans qu'on lui en dise, ni qu'on le resalue autrement que des yeux, passe outre, déclarant seulement avec un doux regard et un sous-ris la bienveillance et l'affection qu'il a imprimée dedans son coeur: et au contraire le flatteur court au-devant, et va après, et étend les bras pour embrasser de tout loin: et si d'aventure on l'a salué devant, pour l'avoir aperçu le premier, il en fait ses excuses avec tesmoins et avec grands serments. Bien souvent aussi aux affaires et negoces, les amis omettent plusieurs choses petites et légères, <p 48r> sans se montrer trop exactement serviable, ni trop curieux, et sans s'ingérer à toute sorte de service: mais le flatteur est en cela assidu, continuel, sans jamais se lasser, ne jamais donner lieu ne place à autre de faire aucun service, ains voulant être commandé, et étant marri si on ne lui commande, voire s'en desesperant, et appellant les Dieux à témoin, comme si on lui faisait grand tort. Ces signes là montrent à ceux qui ont bon entendement, une amitié qui n'est point vraie ne pudique, mais plutôt qui sent son amour de putain, ambrassant plus chaudement et plus volontiers que l'on ne demande: toutefois pour les examiner plus par le menu, il faut premièrement considérer és offres et promesses la différence qu'il y a entre l'ami et le flatteur: car ceux qui ont écrit par avant nous, disent bien, que cette sorte de promesse est promesse d'ami,
Si je le puis, et si faire se peut:
mais que cette-ci est l'offre d'un flatteur,
Demande moi tout ce que tu voudras.
Car les poètes comiques introduisent de tels prometteurs en leurs Comedies,
Nicomachus mettez moi à l'encontre
De ce soudard, qui si brave se montre,
Et vous verrez si à coup de bâton
Je ne le rend soupple comme un poupon,
Et ne lui fais toute la face molle,
Comme une esponge avec sa chaude chole.
davantage les amis ne s'ingèrent pas de donner confort et aide en aucun affaire, si premièrement ils n'ont été appelés au conseil de l'entreprise, et qu'ils ne l'ayent approuvée ou comme honnête, ou comme utile: mais le flatteur encore que devant que faire l'entreprise on lui demande son avis, et qu'on se remette en lui de l'approuver, ou reprouver, non seulement il désire céder et gratifier, mais il craint que l'on ne le soupçonne de vouloir reculer ou de fuir à mettre la main à l'oeuvre, et pour cette cause s'accommode à ce qu'il voit où l'autre encline, et qui plus est l'aiguillonne et l'incite encore à le faire: car il se trouve bien peu, ou point du tout, de riches hommes ou de Rois qui dient ces paroles,
Plût or à Dieu, qu'un mendiant sa vie,
Et pis encor qu'un pauvre qui mendie,
M'étant ami vinst devers moi sans peur,
Me déclarer ce qu'il a sur le coeur.
Mais au contraire ils font comme les composeurs de Tragoedies, qui veulent avoir une danse de leurs amis pour chanter avec eux, et un Theatre d'hommes qui leur applaudissent: d'ou vient que Meropé en une Tragoedie donne ces sages avertissements,
Prends pour ami ceux qui point ne flechissent
En leurs propos, mais ceux qui obéissent
A ton vouloir pour te gratifier,
Fais leur fermer ton huis, sans t'y fier.
Et les Seigneurs font tout au rebours, car ceux qui ne chalent et ne flechissent à leurs devis, ains y resistent, en leur remontrant ce qui est plus utile, ils les haïssent, et ne les daignent pas regarder: et, au contraire, les méchants hommes, de lâche coeur et trompeurs, qui savent bien leur complaire, non seulement ils leur ouvrent leurs huis, et les reçoivent en leurs maisons, mais les admettent jusques à la communication de leurs plus interieures affections, et leurs plus secrètes pensées: entre lesquels celui qui sera un peu plus simple dira, qu'il ne lui appartient pas, et qu'il ne l'estime pas digne d'être appelé en délibération de si grands affaires, et qu'il se sentira bien heureux de faire, comme simple ministre et serviteur, ce qui lui sera enjoint et commandé: <p 48v> mais celui qui sera plus fin, et plus malicieux,s'arrêtera bien à la consultation, oyant les doutes que l'on fera, froncera bien ses sourcils, fera signe des yeux et de la tête, mais il ne dira rien, sinon que si l'autre déclare ce qui lui en semble, il s'écriera incontinent, Ô Hercules, vous me l'avez ôté de la bouche, car si vous ne m'eussiez prevenu, je m'en allais dire le même. Et ainsi comme les Mathematiciens tiennent, que les superfices et les lignes ne se courbent ni ne s'étendent, et ne se meuvent point d'elles mêmes, d'autant qu'elles sont intellectuelles et incorporelles, mais qu'elles se plient, qu'elles s'étendent, et qu'elles se remuent quand et les corps, dont elles sont les extrémités: aussi vous trouverez toujours, que le flatteur ne dira jamais, ni n'assurera, ni ne sentira, ni ne se courroucera de lui-même, ains dira, assurera, sentira, et se courroucera toujours avec un autre: de sorte qu'en cela sera très facile à apercevoir la différence qu'il y a entre l'ami et le flatteur, et encore plus en la manière de faire service et bons offices pour l'ami: car le service ou office qui procédera de l'ami, aura comme un oeuf, le meilleur au fond du dedans, et rien de montre ni de parade en front: ains bien souvent comme le sage médecin guérit son patient sans qu'il en sache rien, aussi le bon ami porte quelque bonne parole qui lui profite, ou lui appointe quelque querelle, et fait ses affaires sans qu'il en sache rien. Tel a été le philosophe Arcesilaus, tant en autres offices, qu'en celui-ci qu'il fit à l'endroit d'un sien ami nommé Apelles, natif de l'Île de Chio: un jour qu'il était malade l'estent allé voir, et ayant connu qu'il était pauvre, il y retourna un peu après, portant en sa main vingt drachmes d'argent, qui sont environ trois francs et demi, et se séant auprès de lui qui était en son lit: Il n'y a rien ici, lui dit il, sinon les elements d'Empedocles,
L'eau, et le feu, la terre, et l'air mobile,
et si tu n'es pas bien couché à ton aise: et quant et quant en lui remuant son aureiller, secrètement il lui mit ce peu d'argent dessous. La vieille qui le servait, en refaisant son lit le trouva, dont elle fut bien ébahie, et le dit sur l'heur à Apelles: lequel en se sous-riant lui répondit, C'est un larcin d'Arcesilaus. Et pource qu'en la philosophie les enfants naissent semblables à leurs parents, Lacydes un des disciples d'Arcesilaus, assistait en jugement avec plusieurs autres à un sien ami nommé Cephisocrates accusé de crime de lèse-majesté: en plaidant laquelle cause l'accusateur requit qu'il eût à exhiber son anneau, lequel il avait tout bellement laissé tomber à terre, dequoi Lacydes s'étant aperçu, mit aussi tôt le pied dessus, et le cacha, pource que toute la preuve du fait, dont il était question, dependait de cet anneau: après la sentence donnée, Cephisocrates absous à pur et à plein, alla remercier et caresser les juges, de la bonne justice qu'ils lui avaient faite: entre lesquels il y en eut un qui avait vu le fait, qui lui dit, Remerciez en Lacydes, et lui conta comme le cas était allé, sans que Lacydes en eût dit mot à personne. Ainsi estime-je que les Dieux font beaucoup de biens et de grâces aux hommes, sans que les hommes le connaissent, ayants telle nature, qu'ils prennent plaisir et s'éjouissent de gratifier et bien faire. Au contraire, l'office que fait le flatteur n'a rien de juste, rien de véritable, rien de simple, ne de liberal: ains une sueur au visage, un courir çà et là, une face chagrine et pensive, tous signes qui donnent apparence et opinion d'oeuvre laborieuse, et faite avec une grand' peine et grand soin: ne plus ne noins qu'une peinture affettée, qui avec couleurs renforcées, avec plis rompus, et avec rides et angles chercherait de se montrer bien vivement apparente: de sorte qu'il ennuye et fâche à force de conter comment il a fait les allées et venuées, les soucis qu'il en a euz en lui mêmes, les malveillances qu'il en a encourus envers les autres, et puis dix mille autres empêchements, dangers et grands accidents qu'il récite: tellement que l'on pourrait dire, ceci ne méritait pas tant de travaux et de peines: car tout plaisir et tout bienfait que l'on reproche, devient odieux, desagréable, et du tout insupportable. Et en tous ceux que <p 49r> fait le flatteur, le reproche, et la honte, qui fait rougir, y sont conjoints, non seulement après qu'il les a faits, mais aussi à l'instant même qu'il les fait: là où le vrai ami, si d'aventure il échut, qu'il lui faille par force réciter le fait, il l'exposera nuement, mais de soi-même il ne dira jamais un mot: ainsi que firent jadis les Lacedaemoniens après qu'ils eurent envoyé du bled à ceux de la ville de Smyrne, qui en leur extréme nécessité leur en avaient demandé: car comme les Smyrneïens magnifiassent et louassent fort hautement cette liberalité envers eux, ils leur répondirent, «Ce n'est pas si grande chose qu'il la faille tant louer: car nous avons assemblé cela en faisant commandement, que tous, hommes et bêtes, s'abstinssent pour un jour de disner.» cette grâce et beneficence ainsi faite, non seulement est liberale, mais aussi plus agréable à ceux qui la reçoivent, d'autant qu'ils estiment qu'elle n'a pas porté grand dommage à ceux qui la leur ont faite. Or n'est-ce pas à la façon odieuse de faire service facheusement, ni à la promptitude de les offrir et promettre facilement, que le flatteur donne principalement à connaître sa nature, mais beaucoup plus en ce, que l'ami fait office en chose honnête, le flatteur en chose honteuse: et à diverse fin, l'un pour profiter, et l'autre pour complaire. Car l'ami ne requérra jamais, ainsi que disait Gorgias, que son any lui face plaisir en choses justes, et lui cependant lui en fera en choses injustes,
Car à tout bien il doit être conjoint
Avecques lui, mais à mal faire point.
Et pourtant le divertira-il plutôt des choses malséantes et malhonnêtes: et si d'aventure l'autre ne le veut croire, la réponse que fit Phocion à Antipater sera bien à propos en cet endroit, «Tu ne saurais m'avoir pour ami et pour flatteur ensemble:» c'est à dire, pour ami et pour non ami. Car il faut bien être du côté de son ami à faire, non pas à mesfaire, et à délibérer, non pas à conjurer: à porter témoignage de vérité, non pas à opprimer aucun par fausseté: voire jusques à lui aider à porter une adversité patiemment, non pas à rien commettre méchamment: car il ne faut pas seulement savoir aucune chose honteuse et reprochable de son ami, tant s'en faut qu'il soit loisible de la faire, et de pécher avec lui. Tout ainsi doncques comme les Lacedaemoniens ayants été défaits en bataille par Antipater, et traitants de paix avec lui, le priaient de leur commander tant qu'il voudrait de charges dommageables, mais de honteuses nulle: aussi le vrai ami est tel, que si d'aventure il survient à son ami quelque affaire qui requiere de se mettre en dépense, en danger ou en peine pour lui, il veut être le premier appelé, et en veut alaigrement porter sa part, sans alléguer excuse quelconque: mais 'il y a tant soit peu de honte et de déshonneur, il s'excusera, et priera qu'on le laisse en paix, et qu'on lui pardonne. Mais le flatteur fait tout au contraire, car és dangereuses et laborieuses entremises de faire plaisir, il se tire arrière: et si pour le sonder vous le touchés, il vous sonnera je ne sais quel son cas et bas de quelque excuse qu'il forgera: mais au contraire en services et offices déshonnêtes, vils, bas et honteux, «Je suis à vous, dira-il, faites de moi ce que vous voudrez: mettez moi sous voz pieds.» rien ne lui est indigne, ni ignominieux. Voyez le singe, il n'est pas propre à garder la maison des larrons comme le chien, ni à porter sur son dos comme le cheval, ni à labourer la terre comme le boeuf: et pourtant faut-il qu'il supporte toutes les nazardes, toutes les injures, et tous les jeux malfaisants du monde, servasnt d'un instrument de moquerie, et de faire rire les gens: ainsi est-il du flatteur, qui n'est bon ni à plaider en jugement pour son ami, ni à mettre la main à la bourse, ni à combattre, comme celui qui ne sait ne travailler, ne faire rien qui soit de bon: mais aux affaires qui se font sous l'aisselle, c'est à dire, à cachete, aux ministeres de sales et secrètes voluptés, il ne cherchera point d'excuse, il sera fidele courtier et ministre de quelques folles amourettes, pour <p 49v> tirer quelque garse de la main d'un maquereau, exquis à merveille pour mettre au net le compte de la dépense d'un festin, diligent, non paresseux, à faire apprêter un banquet, bien advenant à entretenir des concubines: si on lui commande de parler des grosses dents à un fâcheux beau-père, ou de chasser la femme épousée et legitime, il est sans honte et sans merci, tellement qu'il n'est pas malaisé à découvrir en cet endroit: car commandez lui ce que vous voudrez de vilain et de déshonnête, il est tout prêt de ne s'épargner point, pour complaire à celui qui lui commande. Encore y a il un autre grand moyen de le connaître, par la disposition qu'il aura envers les autres amis, là où l'on trouvera qu'il sera bien différent du vrai ami, lequel n'a rien plus agréable que d'aimer avec beaucoup d'autres, et aussi d'être aimé de plusieurs, et va toujours procurnt cela à son ami, qu'il soit aimé et honoré de plusieurs autres: car estimant que tous biens sont communs entre amis, il pense qu'il n'y doit avoir rien plus commun que les amis: mais le supposé, faux, et contrefait, comme celui qui connait très bien en soi-même, qu'il tient grand tort à l'amitié, en la contrefaisant ainsi qu'une fausse monnayé, et est bien de sa nature envieux, et exerce son envie à l'encontre de ses semblables, s'efforçant de les surpasser en gaudisserie, et en babil, mais il redoute et tremble devant celui qu'il sait être plus homme de bien que lui, ne comparoissant pas certes auprès de lui plus qu'un homme de pied auprès d'un chariot de Lydie, comme l'on dit en commun proverbe, ou comme dit Simonides,
Plus que du plomb noir auprès de fin or.
Se sentant donc léger, non naturel, ains falsifié, quand on le vient à conferer de près avec une vraie, solide, et grave amitié, qui endure le marteau, il ne la peut endurer, pource qu'il sait bien qu'il sera découvert pour tel qu'il est: au moyen dequoi, il fait ne plus ne moins qu'un mauvais peintre, qui avait fort mal peint des coqs, car il commandait à son vallet de chasser bien loin de sa peinture les coqs naturels: aussi cettui-ci chasse les vrais amis, et ne les souffre pas approcher: ou s'il ne le peut faire en public et ouvertement, il fera semblant de les caresser, honorer et admirer, comme gens de plus grande valeur que lui, mais sous main, et en derrière, il vous jettera et semera des calomnies: et si ses clandestins et secrets rapports poignants en derrière n'engendrent pas soudainement un ulcère, il retient en sa mémoire ce que disait anciennement Medius. Ce Medius était comme le maître et le chef du troupeau de tous les flateurs qui étaient en la cour d'Alexandre, bandé à l'encontre de tous les plus gens de bien de la cour: celui-là donnait un enseignement que l'on ne feignît point de piquer hardiment, et de mordre avec force calomnies: car encore, disait-il, que celui qui aura été mordu guérisse de la plaie, la cicatrice pour le moins en demeure. Par telles cicatrices de fausses accusations, ou pour les mieux appeler, par telles gangraines et tels chancres Alexandre étant rongé, fit mourir Callisthenes, Parmenion et Philotas, et s'abandonna à renverser et donner le croc en jambe, à leur volonté, à un Agnon, un Bagoas, un Agesias, et un Demetrius, étant vestu, paré, diapré et adoré par eux, comme une statue barbaresque: tant a le complaire grande force et efficace, mais je dis très grande, mêmement envers ceux qui en ce monde sont estimés les très grands: car d'autant qu'ils se persuadent, et qu'ils désirent les meilleures choses du monde être en eux, cela donne foi et hardiesse tout ensemble au flatteur: au contraire des places qui sont situées en hauts lieux, lesquelles en sont inaccessibles et impossibles à approcher à ceux qui les cuident surprendre d'emblée: là où un coeur élevé pour la hautesse de sa fortune, ou pour l'excellence de sa nature, en une âme où il n'y a point de sain jugement de raison, est facile à prendre, voire à fouler aux pieds, aux plus basses et plus viles personnes. C'est pourquoi dés l'entrée de ce discours nous avons admonesté, <p 50r> et encores admonestons en cet endroit les lisans, de chasser arrière d'eux l'amour et l'opinion de soi-même, car cette présomption-là nous flatant premièrement nous mêmes au dedans, nous rend plus tendres et plus faciles aux flateurs de dehors, comme y étant jà tous disposés: là où si obéissants au dieu Apollo, et reconnaissants combien en toutes choses fait à estimer son oracle, qui nous commande de nous connaître nous mêmes, nous allions rechercher notre nature, notre institution, et notre nourriture, quand nous y trouverions infinies défectuosités de ce qui y dût être, et tant de choses malement, ou temerairement mêlées, qui ne deussent pas être en nos actions, en nos propos, et en nos passions, nous ne nous abandonnerions pas ainsi facilement aux flateurs à nous fouler aux pieds, et faire ainsi, par manière de dire, littiere de nous à leur plaisir. Le Roi Alexandre soûlait dire, que deux choses principalement le détournaient d'ajouter foi à ceux qui le saluaient et l'appellaient Dieu: l'une était le dormir, et l'autre le jouir d'une femme: comme se sentant plus imparfait, et plus défectueux en ces deux points là, qu'en nuls autres. Mais si nous considérions, chacun en son privé, plusieurs choses laides, fâcheuses, imparfaites et mauvaises que nous avons, nous trouverions que nous aurions besoin, non d'un ami qui nous louast, et qui dît bien de nous: mais plutôt qui parlât à nous librement, qui nous reprît et blâmât des fautes que nous commettons en notre particulier. Car il y en a bien peu entre plusieurs, qui osent librement et franchement parler à leurs amis, et entre ces peu là encore y en a-il moins qui le sachent bien faire: car ils pensent que dire injure et blâmer soit librement parler, et néanmoins cette liberté de parler, comme toute autre médecine qui n'est pas donnée à propos, en temps et en lieu, a cela qu'elle offense, fâche, et trouble sans aucun profit, et qu'elle produit aucunement le même effet avec douleur que le flater fait avec plaisir: car les hommes reçoivent dommage, non seulement pour être loués, mais aussi pour être blâmés importunément, et hors de temps et de saison, et est cela qui les rend plus faciles à prendre, et leur fait plus montrer le côté aux flateurs, se laissants facilement aller et couler, ne plus ne moins que l'eau qui court toujours d'un haut en un fond et contre bas. Parquoi il faut que cette liberté de reprendre soit temperée d'une affection amiable et accompagnée d'un jugement de raison, comme d'une lumière retranchant ce qu'il y pourrait avoir de trop véhément et de trop crud, de peur que se voyants ainsi repris de toutes choses, et blâmés à tout propos, ils ne s'en fâchent et ne se despitent, de sorte qu'ils se jettent à l'ombre et à l'abri de quelque flatteur, et se tournent devers ce qui ne les fâchera point. Car il faut fuir, ami Philopappus, tout vice par le moyen de la vertu, et non pas par le vice contraire, comme aucuns font, qui pour fuir la honte sotte tombent en impudence, et pour eviter incivilité tombent en plaisanterie, et cuidants éloigner leurs noeurs bien loin de lâcheté et de couardise, ils s'approchent d'audace et de braverie: et y en a qui pour se justifier de n'être point superstitieux deviennent atheïstes, et pour ne sembler et être tenus pour lourdauts, se rendent fins et malicieux, faisant des moeurs comme d'un bois courbé d'un côté, à faute de le savoir bien redresser, ils le courbent de l'autre. Or est-ce une bien laide façon de montrer que l'on ne soit point flatteur, que de se rendre fâcheux sans profit, et une conversation bien rustique et ignorante de se faire aimer, que de se rendre malplaisant et ennuyeux, à fin de ne sembler point servir ne valeter en amitié, ne plus ne moins que le serf affranchy en une Comoedie, qui pense que la licence d'accuser autrui, soit jouissance de la liberté de parler de pair à pair. Puis que donc c'est chose laide que de tomber en flatterie, en cherchant de complaire, et aussi que de corrompre par immoderée liberté de parler toute la grâce de l'amitié, et le profit de remédier aux maux en cuidant eviter flatterie, et que l'on ne doit faire ne l'un ne l'autre, ains que comme <p 50v> en toute autre chose, il faut que la liberté de parler prenne sa perfection et bonté de la mediocrité, en n'en usant ne trop ne peu: il semble que le fil même et la deduction de ce propos requiert, que le sujet du reste de ce traité soit discourir de ce point là. Voyants doncques, que cette liberté de franchement parler et reprendre a plusieurs vices qui lui nuisent, essayons de les lui ôter l'un après l'autre: et premièrement délivrons la de l'amour de soi-même, nous donnants fort bien de garde qu'il ne semble que ce soit pour notre interest, comme pour aucun tort que nous ayons reçu, ou pour quelque despit que l'on nous ait fait, que nous tancions et reprochions: car ils n'estiment point que ce soit pour bien veillance que nous leur portions, mais pour un maltalent que nous ayons dedans le coeur, quand ils voyent que nous avons interest à ce que nous disons: ni ne réputent pas que ce soit un admonestment, ains une plainte: car la liberté de reprendre, soigneuse du bien de son ami, est vénérable, là où la plainte sent son homme qui s'aime soi-même, et qui est de coeur bas. De là est que l'on révére, honore et admire ceux qui parlent librement, et au contraire on accuse réciproquement et mêprise-l'on ceux qui se plaignent: ainsi comme nous voyons en Homere que le Roi Agamemnon ne peut supporter Achilles, qui avait assez modereement usé de cette franchise de parler endroit lui, là où il donne gagné, et supporte doucement Ulysses qui le poingt fort aigrement, et lui dit,
Que plût à Dieu (malheureux) que d'une autre
Tu fusses chef, non de l'armée notre.
se rendant à la parole aigre d'un homme sage, de bon conseil, et soigneux du bien public: car Ulysses n'avait aucune occasion particulière de courroux contre lui, et parlait franchement pour l'interest public de toute la Grèce, là où Achilles se courrouçait et tourmentait principalement pour son interest privé. Et lui-même, encore qu'il ne fut pas guères
doux en son ire, et de léger courroux,
ains tel qu'il eût bien accusé celui qui n'eût point été coulpable, endura néanmoins patiemment et sans mot dire, que Patroclus lui dît plusieurs paroles de telle sorte,
Coeur sans merci, Thetis n'est point ta mère,
ni Peleus ne fut oncques ton père:
Celle qui t'a enfanté c'est la Mer,
Et les Rochers qui la font escumer,
Puis que tu es à pitié inflexible.
Car ainsi comme Hyperides l'orateur disait aux Atheniens, qui se plaignaient de lui qu'il était trop âpre et trop rude, qu'ils considérassent non seulement s'il était âpre, mais s'il l'était sans rien prendre: aussi la répréhension d'un ami étant pure et nette de toute passion particulière, se fait révérer, et rougir de honte, de sorte que l'on n'oserait lever les yeux à l'encontre: tellement que s'il appert, que celui qui tance librement rejette loin les fautes que son ami aura commises à l'encontre de lui, et n'en face mention quelconque, mais qu'il argue et reprenne d'autres erreurs et fautes qu'il aura commises contre d'autres, sans se feindre ni l'épargner, la vehemence de cette franchise de parler est invincible, d'autant que la douceur et bienveillance du reprenant fortifient l'aigreur et l'austerité de la répréhension. Et pourtant, a il été bien dit anciennement, que quand on est en courroux ou en différent avec ses amis, c'est lors que plus on doit étudier à faire quelque chose qui leur soit ou profitable ou honorable: et ne sent pas moins que cela son affection amiable, quand on se voit soi-même contemné et mêprisé, parler franchement pour d'autres qui seront mêprisés aussi, et les ramentevoir. Comme fit Platon envers Dionysius du temps qu'il le mêprisait, et qu'il avait quelque mécontentement de lui. Il lui fit demander audience pour pouvoir à part parler à lui. Dionysius lui donna assignation, <p 51r> pensant qu'il lui dût faire quelque plainte pour lui-même, et lui en déduire les occasions: mais Platon lui parla en cette manière, «Si tu étais bien averti, seigneur Dionysius, qu'il y eût quelqu'un de tes malveillants, qui fut de propos délibéré venu en la Sicile pour te faire déplaisir, et qu'il ne differât à executer sa mauvaise volonté, que pource qu'il n'en aurait point de moyen, le laisserais-tu partir de la Sicile? et souffrirois-tu qu'il s'en allât sans peine quelconque?» «Je m'en garderais bien, Platon, répondit Dionysius: car il ne faut pas seulement châtier les faits de ses ennemis, mais aussi haïr et punir leur mauvaise intention.» «Si doncques, à l'opposite (ce dit Platon) quelque autre étant expressément venu pour amitié qu'il te porte, pour l'envie qu'il a de te faire quelque plaisir, et que tu ne lui en donnes point le temps ni l'opportunité, est-il raisonnable de ne lui en savoir point de gré, et n'en faire compte, ains le mêpriser?» Dionysius adonc lui demanda qui était celui-là: «c'est, lui répondit-il, Aeschines, homme aussi bien conditionné et aussi honnête, qu'il y en eût point en toute l'école et compagnie de Socrates, et qui pourrait aussi bien par son éloquence réformer les moeurs de ceux avec lesquels il hanterait: et ayant fait un si long voiage par mer pour cuider conferer et communiquer avec toi, est là demeuré sans que personne en face compte.» Ces paroles touchèrent si vivement Dionysius, qu'il remercia sur l'heure et embrassa Platon, louant grandement sa debonnaireté et magnanimité: et depuis traita honorablement et magnifiquement Aeschines. Secondement il faut repurger et nettoier la franchise de parler de toute parole injurieuse, de toute risée, de toute moquerie, et de tout plaisanterie, car ce sont de mauvaises sauces pour l'en cuider assaisonner: pource que tout ainsi comme quand le Chirurgien incise la chair d'un homme, il faut qu'il y use d'une grande dextérité, netteté, et propreté en son fait, mais non pas que la main lui danse, ne qu'il affecte aucun geste superflu pour montrer l'habilité de sa main: aussi la franchise de parler librement à son ami reçoit bien quelque rencontre bien à propos, pourvu que la grâce n'en gâte point la gravité, mais pour peu qu'il y ait de braverie, d'insolence, d'aigreur picquante ou d'injure, elle perd toute son authorité. Et pourtant un musicien jadis fort gentilment et de bonne grâce ferma la bouche au Roi Philippus, qui disputait et contestait à l'encontre de lui de la manière de toucher des chordes d'un instrument de musique, en lui disant, «Dieu te gard, Sire, d'un si grand mal, que d'entendre cela mieux que moi.» Et, au contraire, Epicharmus ne parla pas sagement, car comme le Roi Hieron, ayant peu de temps auparavant fait mourir aucuns de ses familiers, l'eût envoyé convier quelques jours après à souper avec lui: Mais naguères, dit-il, quand tu sacrifias, tu n'y appellas pas tes amis. Aussi mal fit Antiphon chez le tyran Dionysius, car s'étant ému propos entre eux, quel était le meilleur cuivre, il répondit promptement, celui duquel les Atheniens fondirent les statues à Armodius et Aristogiton. Ceux qui avaient conspiré contre le tyran Pisistratus, et ses enfants. Car ni l'aigreur et âpreté de telles paroles picquantes ne profite, ni la joyeuseté et plaisanterie ne délecte, ains est une espèce d'incontinence de langue mêlée avec une malignité, une volonté de faire injure, portant déclaration d'inimitié, de laquelle ceux qui usent ne servent à rien, et se prdent eux-mêmes, dansant, comme l'on dit en commun proverbe, la danse d'alentour du puis. Car Dionysius en fit mourir Antiphon, et Timagenes en fut privé de la familiarité d'Auguste Caesar, non qu'il eût jamais parlé trop franchement, pource qu'en toutes tables, en tous promenemens, où l'Empereur l'appellait, sans propos il alléguait toujours ces vers,
Il ne venait seulement que pour dire
Ce qui semblait les Grejois faire rire.
tournant la cause de la faveur qu'on lui faisait en argutie d'un trait de moquerie: car même les Poètes Comiques anciennement en leurs Comedies mettaient bien quelques remontrances serieuses appartenantes au gouvernement de la chose <p 51v> publique, mais pour autant qu'il y avait de la risée et de la gaudisserie parmi, comme une sauce de mauvais goût parmi de bonnes viandes, tout cela rendait inutile et vaine leur franchise de parler, et n'en demeurait sinon la réputation de malignité et de dangereuse et mauvaise langue à ceux qui les disaient, et nul profit à ceux qui les écoutaient. Ce sera doncques ailleurs qu'il faudra user de risée et de jeu envers ses amis: mais la franchise de parler en faisant remontrance, soit toute serieuse, et montrant toute bonne intention, et toute douce nature: mais si c'est touchant affaires de grand pois, la parole soit telle, et en affection, et en geste, et en vehemence de la voix, qu'elle se face croire, et qu'elle émeuve celui à qui elle sera adressée. Au demeurant le point de l'occasion en toutes choses étant oublié et omis, apporte grande nuisance, mais sur tout ôte-il toute l'utilité et l'efficace de la remontrance. Or est-il tout manifeste, qu'il se faut bien garder d'en user à table où l'on est ensemble pour faire bonne chère, car il amène en temps serein des nuées celui qui entre les joyeux et plaisants devis de table met en avant des propos qui font froncer les sourcils, et rider le visage, comme se voulant opposer au Dieu qui est à bon droit appelé Lyaeus, pour autant qu'il délie les fâcheux liens des soucis et ennuis, comme dit Pindare: et puis cette importunité porte quand et soi un grand péril, pource que nos âmes échauffées de vin sont fort faciles à s'allumer de colère, et advient souvent que quand après boire on se cuide mêler de faire remontrance, on engendre des inimitiés très grandes. Bref ce n'est point fait en homme généreux et de courage assuré, ains craintif et paoureux, de n'oser hors de table franchement parler, et après boire s'entremettre de librement remontrer, comme les chiens couards, qui ne grongnent jamais sinon tandis que l'on est à table: pourtant n'est-il jà besoin d'allonger ce propos davantage. Mais pour autant que plusieurs ne veulent ni n'osent redresser leurs amis quand ils faillent, pendant qu'ils sont en prosperité, et estiment que la remontrance ne doit approcher ni ne peut attaindre à la félicité: et puis quand ils ont bronché, ou qu'ils sont tombés, alors ils leur courent sus, et les foulent aux pieds, par manière de dire, les tenant sous leurs main prosternés en terre, en laissant aller tout à un coup leur liberté de tancer, comme un eau retenue par force contre nature: et sont bien aises de jouir de cette occasion de changement de fortune, pour l'arrogance de leurs amis, qui par avant les mêprisaient, et pour leur imbecillité aussi. Il ne sera pas impertinent d'en discourir un petit, et répondre à Euripides qui dit,
Quand l'on est bien, qu'a l'on besoin d'amis?
Car c'est principalement à ceux qui ont fortune à leur commandement, que les amis parlants librement sont nécessaires, pour leur rabattre un peu la hautaineté de coeur que la prosperité leur apporte, pource qu'il y en a bien peu qui en félicité retiennent le bon sens, et la plupart ont besoin de sagesse empruntée, et de raison venant d'ailleurs pour les abbaisser et affermir quand ils sont enflés ou esbranlés par les faveurs de la fortune: car quand la fortune vient à ôter la grandeur et l'authorité, alors les affaires mêmes apportent quand et eux un châtiment accompagné de repentance: et pourtant n'est-il lors point besoin d'ami qui remontre librement, ni de paroles graves et poignantes, ains en telles mutations certainement
L'homme affligé grandement se soulage,
Quand il peut voir son ami au visage,
qui le console, et qui le réconforte, comme Xenophon écrit qu'és batailles, au plus fort des dangers, quand on voyait la face riante et gaie de Clearchus, cela donnait plus grand courage à ceux qui combattaient: là où celui qui fait à un homme affligé de la fortune une remontrance âpre et mordante, c'est ne plus ne moins que qui appliquerait à un oeil travaillé et enflammé de fluxion une drogue propre à éclaircir la vue, car il ne le guérirait point, ni ne lui diminuerait aucunement sa douleur, <p 52r> mais il ajouterait courroux à son mal, et lui rengregerait son tourment. Quand l'homme est sain, ordinairement il n'est pas si hargneux, ni tant impatient qu'il ne veuille aucunement prêter l'oreille à un sien ami, qui le reprendra de ce qu'il sera trop sujet aux femmes, ou au vin, ou qui le blâmera de paresse, et de ce qu'il ne fera pas assez d'exercice, ou qu'il ira trop souvent aux étuves, ou qu'il mangera trop, et à heures indues: là où lors que l'on est malade, c'est chose insupportable, et qui engrege le mal, que d'ouïr, cette maladie vous est venue de trop boire, ou de paresse, ou de trop manger, ou de trop hanter les femmes. O la grande importunité! he deà mon ami, je fais mon testament, et les médecins me preparent une médecine de Castorium, ou de Scammonée, qui sont celles que l'on donne à l'extrémité, quand il n'y a plus d'autre espérance, et tu me viens ici amener des raisons de philosophie, et me faire des remontrances! ainsi est-il des affaires de ceux à qui la fortune court sus, car ils ne reçoivent point d'âpres remontrances, ni de graves sentences, ains ont besoin d'aide et de secours: comme les nourrices, quand leurs petits enfants sont tombés, ne courent pas les battre et injurier, ains vont premièrement les relever, et les laver, nettoyer et raccoutrer, et puis après elles les tancent, et les châtient. Auquel propos on récite que Demetrius le Phalerien étant banni de son pays, et s'étant retiré en la ville de Thebes, ne voit pas volontiers de prime face le philosophe Crates, qui l'alla visiter, d'autant qu'il s'attendait qu'il lui dût dire quelques paroles âpres, fâcheuses, et picquantes, en usant de la liberté de parler que usurpaient alors les Philosophes Cyniques: mais quand il l'eut ouï parler modestement, et discourir doucement de l'exil, qu'il n'apportait rien de misérable, ne pourquoi on se dût grièvement tourmenter, et que plutôt au contraire, il l'avait délivré de la charge et du maniement d'affaires fort muables et fort dangereux, et quant-et-quant l'admonester de remettre tout son réconfort en soi-même, et en sa bonne conscience, il en fut tout réjoui, et reprenant courage, il dit en se tournant devers ses amis, Maudits soient les affaires et les fâcheuses occupations qui m'ont engardé de connaître et prattiquer un tel homme.
Le doux parler d'un ami consolant
A l'homme plaît qui a le coeur dolent:
Mais remontrer à une tête folle,
C'est perdre temps, sa peine, et sa parole.
telle est la façon des amis généreux: mais les autres de coeur bas flatent leurs amis, pendant qu'ils ont la fortune propice, et comme dit Demosthenes, que toutes les vieilles rompures et denoueures s'émeuvent en notre corps soudain qu'il lui advient quelque nouveau mal, aussi eux s'attachent aux changemens de la fortune, comme s'ils en étaient bien aises, et qu'ils en eussent plaisir: car, encore que l'affligé eût aucunement besoin qu'on lui ramenât en mémoire sa faute, pour laquelle il serait tombé en cet inconvénient par avoir suivi mauvais conseil, il suffirait de lui dire,
Ce n'a jamais été de mon avis,
Je vous ai fait, contre, plusieurs devis.
En quelles occurrences doncques est-ce, que le vrai ami doit être véhément? et en quel temps doit-il renforcer la voix de sa remontrance? C'est quand l'occasion se présente, de retenir une volupté qui se déborde, de réprimer une colère qui sort hors des gonds, et de refréner une insolence qui se laisse trop aller, ou d'empêcher une avarice, ou d'arrêter quelque fol mouvement. Ainsi parla librement Solon à Croesus le voyant enflé et enorgueilly pour l'opinion d'une félicité incertaine qu'il avait, l'advertissant, qu'il fallait attendre quelle en serait la fin: ainsi Socrates rongna les ailes à Alcibiades, et lui fit venir les larmes vraies aux yeux, en le reprenant, et lui mettant sans dessus dessous l'entendement: telles étaient les remontrances de Cyrus à Cyaxares, et celles de Platon à Dion, lors qu'il était en la plus grande <p 52v> fleur de ses prosperités, et que les yeux de tous les humains étaient tournés sur lui, pour la grandeur et l'heureux succes de ses affaires, en l'admonestant de se donner garde de l'arrogance, comme de celle qui demeurait avec solitude, c'est à dire, qui enfin était abandonnée de tout le monde: aussi lui écrivit Speusippus, qu'il ne présumât point de soi, pourtant si jusques aux femmes et aux enfants on ne parlait que de lui: mais qu'il regardât de si bien orner la Sicile de religion et de pieté envers les Dieux, de justice et de bonnes lois envers les hommes, que l'école de l'Academie en demeurât à jamais honorée. A l'opposite, Euctus et Eulaeus deux familiers amis du Roi Perseus, lui ayants toujours compleu en toutes choses, tandis que la bonne fortune lui avait duré, et ayants toujours applaudi et consenti à toutes ses volontés, comme ses autres courtisans, après qu'il eut perdu la bataille près la ville de Pidne contre les Romains, ils se jetèrent sur lui à grosses paroles, à le reprendre amèrement, en lui reprochant les fautes qu'il avait faites, et les hommes qu'il avait mal traités, ou mêprisés, jusques à ce qu'ils l'irritèrent si fort, que transporté de douleur et de courroux, il les tua tous deux sur le champ à coups de poignard. Voilà le point de l'occasion, à le définir universellement: mais au demeurant, il ne faut pas rejeter celles qu'eux-mêmes nous présentent, si nous avons soin de leur bien, ains s'en servir et les embrasser promptement: car bien souvent une interrogation, ou une narration, ou un blâme de semblables choses en autres personnes, ou une louange, nous ouvrent la porte pour entrer en libre remontrance: comme l'on dit que Demaratus le Corinthien fit un jour, venant de Corinthe en Macedoine, du temps que Philippus était en querelle à l'encontre de sa femme et de son fils: Car l'ayant le Roi salué et embrassé, il lui demanda incontinent si les Grecs étaient bien d'accord les uns avec les autres. Demaratus, qui était son ami, et bien privé de lui, lui répondit, «vraiment il te sied bien, Sire, de t'enquérir de la concorde des Atheniens et des Peloponesiens, et ce pendant laisser ta maison ainsi pleine de division et de dissension domestique.» Aussi fit bien Diogenes, lequel étant allé au camp de Philippus lors qu'il venait pour faire la guerre aux Grecs, fut surpris et mené devant lui. Le Roi ne le connaissant pas, lui demanda, s'il était pas une espie: «Oui certainement, lui répondit-il, je suis espie voirement, qui suis venu pour espionner ton imprudence, et ta folie, vu que sans être contraint de personne, tu viens ici mettre sur le tablier, au hazard d'une heure, ton Royaume et ta propre vie avec.» Mais cela fut à l'aventure un peu trop véhément. Il y a un autre temps propre pour faire remontrance, qui est, quand ceux que nous voulons reprendre, ayants été reprochés par d'autres des fautes qu'ils commettent, en sont tous ravalés, retirés, et r'abaissés: de laquelle occasion l'homme de bon entendement se servirait bien à propos en reboutant en public, et repoussant ces injurieux-là, et puis après prenant à part son ami, et lui ramentevant, que quand nous ne devrons prendre garde à vivre correctement pour autre cause, encore le deussions nous faire, au moins afin que nos ennemis et malveillants n'eussent point d'occasion de se lever insolentement encontre nous. Car dequoi pourront ils ouvrir la bouche pour médire de toi, que te pourront ils reprocher, si tu veux jeter arrière et laisser ce que maintenant ils t'obeïssent? par ce moyen la pointure de ce qui offense est rejeteé sur celui qui a dit injure, et l'utilité de la remontrance attribuée à celui qui donne l'avertissement. Il y en a d'autres qui le font encore plus galantement, et en parlant d'autres admonestent leurs familiers: car ils accusent des étrangers en leur présence des fautes qu'il savent bien qu'eux commettent: comme notre maître Ammonius s'apercevant à sa leçon d'après disner, que quelques-uns de ses disciples et familiers avaient disné plus amplement qu'il n'était convenable à des étudiants, commanda à un sien serviteur affrancy qu'il lui fouetât son propre fils, «Il ne saurait, dit-il, disner sans vinaigre:» En disant cela il jeta l'oeil sur nous, de sorte que ceux <p 53r> qui en étaient coulpables, sentirent bien que cela s'adressait à eux. davantage il faut bien prendre garde de n'user pas de cette libre façon de remontrer devant plusieurs personnes, attendu ce qui en advint à Platon: car comme un jour Socrates se fut attaché un peu véhémentement à quelqu'un de ses familiers, devant tous ceux de la maison, en pleine table, Platon ne se peut tenir de lui dire, «Ne vaudrait-il pas mieux que cela eût été dit à part en privé?» Socrates lui répondit tout sur l'heure: «Mais toi-mêmes n'eusses tu pas mieux fait de me dire cela en privé?» Et Pythagoras, à ce que l'on dit, s'étant attaché de paroles fort âprement à un de sa connaissance en la présence de beaucoup de gens, le jeune homme eut si grant regret et si grand honte, qu'il se pendit. Depuis lequel jour jamais il n'advint à Pythagoras de tancer homme en présence d'un autre: car il faut que d'une péché, comme d'une maladie honteuse, la découverture et la correction soit secrète, non pas publique, et n'en faire pas une montre et un spectacle commun à la vue de tout un peuple, en y appellant des témoins et des spectateurs: car cela n'est pas fait en ami, mais en Sophiste, que ne quiert que l'apparence, et veut chercher sa gloire és fautes d'autrui, pour en faire ses montres devant les assistants: comme les Chirurgiens qui font les operations de leur art en plein théâtre, pour avoir plus de prattique: mais outre-ce qu'il y aurait infamie pour celui qui serait ainsi repris, laquelle ne doit être en nulle cure ne guerison, encore faut-il avoir égard au naturel du vice, lequel de soi-même est opiniâtre et contentieux à se défendre: car ce n'est pas simplement l'amour, comme dit Euripides,
Plus on reprend l'amour, et plus il presse.
Car quelque vice que ce soit, et quelque imperfection, si vous en arguez publiquement et devant tout le monde un homme, sans l'épargner ne lui rien celer, vous le rendrez à la fin eshonté. Tout ainsi doncques comme Platon commande, que les vieillards, qui veulent imprimer la honte aux jeunes enfants, aient eux-mêmes les premiers honte devant les enfants: aussi la remontrance d'un ami qui est elle-même honteuse, fait grande honte à son ami: et quand douteusement, avecques crainte, et peu à peu elle vient à approcher et toucher le faillant, elle sappe et mine petit à petit son vice, en remplissant de honte et de révérence celui, qu'elle-même doute d'aborder de honte: et pourtant sera-il toujours très bon, en telles répréhensions d'observer ce precepte,
Bas en l'oreille, à fin qu'autres ne l'oyent.
Encore est-il beaucoup moins convenable de découvrir la faute d'un mari devant sa femme, ou d'un père devant ses enfants, ou d'un amoureux devant ses amours, ou d'un maître devant ses disciples: car ils sortent hors d'eux-mêmes, et perdent patience, tant ils sont courroucés et marris de se voir reprendre devant ceux dont ils désirent être bien estimés. Et m'est avis, que ce ne fut pas tant le vin qui irrita mortellement Alexandre contre Clitus, comme ce qu'il lui sembla qu'en présence de beaucoup de gens il le regentait. Et Aristomenes precepteur de Ptolomeus, pource que en présence d'un ambassadeur il l'esveilla, qu'il sommeillait, et le fit être attentif à ce qui se disait, il donna prise sur lui à ses malveillants et flateurs de court, qui faisaient semblant d'être marris pour le Roi, et disaient, «Si après tant de travaux que vous supportex, et tant de veilles que vous endurés, le sommeil vous surprend quelquefois, nous vous en devons bien advertir à part en privé, non pas mettre la main sur votre personne en présence de tant de gens.» Le Roi emeu de ces paroles, lui envoya une coupe pleine de breuvage empoisonné, avec commandement de la boire toute. Aristophane même dit, que Cleon lui tournait cela à crime,
Qu'il médisait de la ville d'Athenes
Devant plusieurs de régions lointaines:
et par là tâchait à irriter les Atheniens à l'encontre de lui. Et pourtant se faut-il diligemment <p 53v> donner garde de cela, entre autres observations, que l'on ne face ces remontrances par manière d'ôtentation ne de vaine gloire, ains seulement en intention que elles soient utiles et profitables; mais outre cela, ce que Thucydides fait dire aux Corinthiens d'eux-mêmes, qu'à eux appartenait de reprendre les autres, n'étant pas mal dit, doit être en ceux qui se mêlent de reprendre et corriger les autres. Car comme Lysander répondit à un Megarien qui s'avançait de parler hautement et librement pour la liberté de la Grèce, en une assemblée de conseil des alliés et confederés, Ces propos-là, mon ami, auraient besoin d'une puissante cité: aussi pourrait on dire à tout homme qui se mêle de parler librement pour reprendre autrui, qu'il a besoin de moeurs bien réformées. Cela est très véritable de tous ceux qui s'entremettent de vouloir châtier et corriger les autres, ainsi que Platon disait, qu'il corrigeait Speusippus par l'exemple de sa vie. Et tout de même Xenocrates jetant son oeil sur Polemon qui était entré en son école en habit dissolu, de sa vue seule le changea et le réforma tout: là où un homme léger ou mal conditionné, qui se voudrait ingérer de reprendre les autres, oyrait incontinent qu'on lui mettrait devant le nés,
Tout ulceré il veut guérir les autres.
Ce néanmoins, pour autant que les affaires mêmes nous mènent bien souvent à reprendre les autres, qui ne valent pas mieux que nous, ni nous aussi guères mieux qu'eux, le plus honnête et le plus dextre moyen de le faire, en ce cas, est, quand celui qui remontre et reprend s'enveloppe lui-même, et se comprend aucunement en ce dont il accuse les autres: comme en Homere,
Diomedes, d'où nous vient ce desastre,
Que nous avons oublié à combattre? Et en un autre passage,
Nons ne valons tous pas un seul Hector.
Et Socrates arguait ainsi tout bellement les jeunes gens, comme n'étant pas lui-même délivré d'ignorance, ains ayant besoin d'être avec eux instruit de la vertu, et de rechercher la connaissance de la vérité: car on aime, et ajoute son foi à ceux que l'on estime être sujets à mêmes fautes, et vouloir corriger ses amis comme soi-même, là où celui qui espanouit ses ailes en rongnant celles d'autrui, comme étant homme net et sincere, sans aucune passion, si ce n'est qu'il soit beaucoup plus âgé que nous, et qu'il n'ait acquis une authorité de vertu et de gloire toute notoire et confessée de tous, ne gagne ni ne profite autre chose, sinon qu'il se fait réputer importun et fâcheux: pourtant n'est ce pas sans cause que le bon homme Phoenix, en priant Achilles, lui allégue ses infortunes, comment il avait un jour été près de tuer son père par une soudaine colère, mais que incontinent il s'en était repenti,
Pour n'encourir ce vilain impropere
Entre les Grecs, d'avoir tué mon père:
ains le fait à fin qu'il ne semble qu'il le reprenne bien à son aise, n'ayant jamais éprouvé quelle force a la passion de colère, et comme s'il n'eût jamais été sujet à faillir: car ces façons-là de reprendre nous entrent plus affectueusement dedans le coeur, et nous y rendons nous plus volontiers, quand il nous semble qu'on les nous fait par compassion, et non pas par mêpris. Mais pource que ni l'oeil enflammé ne reçoit une claire lumière, ni l'âme passionnée un parler franc, ni une répréhension toute crue, un des plus utiles secours et remedes que l'on y saurait trouver, serait d'y mêler parmi quelque peu de louanges, comme en ces passages d'Homere,
Vous n'avez plus à coeur l'honneur des armes,
quoi que soyez les plus vaillants gendarmes
De tout le camp: aussi jamais tancer
Je ne voudrais, pour le combat laisser,
Une que je susse avoir courage lâche:
<p 54r> Mais contre vous à bon droit je m'en fâche. Et ailleurs,
Où est ton arc, Pandarus, et où sont
Tes traits ailés qui l'honneur donné t'ont,
Qu'en ce pais nul n'est qui comparer
Se pût à toi, pour justement tirer?
Aussi certainement retienent et revocquent merveilleusement ceux qui se laissent aller, ces obliques manières de reprendre:
Où est le sage Oedipus à cet' heure?
Où font ces beaux énigmes leur demeure? Et cet autre,
cet Hercules qui tant a enduré,
Un tel propos a il bien proferé?
Car cela n'adoucit pas seulement l'âpreté de la répréhension et de la jussion, ains engendre une émulation envers soi-même, lui faisant avoir honte des choses laides et déshonnêtes, par la recordation des belles et honnêtes qu'il a autrefois faites, en prenant de soi-même exemple de mieux faire: car quand nous lui en comparons d'autres de ces citoyens ou de ses compagnons egaux en âge, ou même de ses parents, alors le vice, qui de soi-même est opiniâtre, revesche et contentieux, s'en ennuye et s'en courrouce, et répond souvent tout bas entre ses dents, Que ne vous en allez vous doncques à ceux là qui valent mieux que moi, et que vous ne me laissez en paix, sans me plus fâcher? Pourtant se faut-il bien garder, quand on reprend, ou que l'on remontre librement à quelqu'un, que l'on ne loue d'autres en sa présence, si d'aventure ce ne sont ses peres, comme fait Agamemnon,
Tydeus a engendré de son germe
Un fils qui n'a comme lui le coeur ferme.
et Ulysses, en la Tragoedie intitulée les Scyriens, parlant à Achilles,
toi qui és fils du plus vaillant guerrier
Qui ceignit onc épée ne baudrier
En toute Grèce, à filer la filace
Esteindras-tu la gloire de ta race?
Ce serait bien au demeurant chose fort malséante quand on se sentirait admonesté d'un ami, ou remontré franchement, vouloir user d'admonnestement et de remontrance au contraire envers lui: car cela enflamme soudain les courages, et engendre bien souvent grande contention: et en effet ce debat là ne sentirait pas sa réciprocation de remontrance contre remontrance, mais plutôt son coeur felon, qui ne pourrait supporter qu'on lui fît aucune remontrance: et pourtant est il beaucoup meilleur supporter patiemment un ami qui nous remontre, car s'il advient puis après qu'il faille lui-même, et qu'il ait besoin de remontrance, cela donne, par manière de dire, liberté à la liberté de remontrer: car en lui ramenant en mémoire, sans aucune pique ni aigreur du passé, que lui-même soûlait ne mettre pas en nonchaloir ses amis, quand ils s'oublaient, ains prenait bien la peine de les redresser, et les instruire et enseigner, il se rendra plus facilement, et recevra la correction, comme étant une pareille de bienveillance et de grâce, non pas de plainte ni de courroux. davantage Thucydides écrit, que celui est sage et bien avisé qui reçoit envie, et se fait envier pour de très grandes occasions: aussi faut-il dire, que le sage ami reçoit la male grâce que l'on acquiert à corriger les autres pour causes de grand pois et de bien grande importance: car si pour toutes choses, et contre tous il se fâche, et qu'il ne se porte pas envers ses familiers comme ami doucement, ains comme paedagogue et regent impérieusement, il se trouvera puis après mousse, et de nul effet, quand il cuidera remontrer et corriger és choses de bien grande conséquence, pour avoir usé de sa remontrance, ne plus ne moins que le médecin qui employrait une drogue de <p 54v> médecine forte et amère, mais nécessaire, et qui coûterait beaucoup, en plusieurs menues maladies et non nécessaires: parquoi il se gardera de faire ordinaire de corriger et de montrer d'être de trop près reprenant: et si d'aventure il a quelque sien ami hargneux, querellant facilement, et calumniant toutes choses, ce lui sera une anse pour le reprendre lui-même, quand il viendra à faillir en plus lourdes fautes. Le médecin Philotimus dit un jour à quelqu'un qui était suppuré, et plein d'apostumes dedans le corps, et lui montrait un panaris qu'il avait à la racine de l'ongle d'un de ses doigt, «Mon ami, ton mal n'est pas au bout de ton ongle.» Aussi le temps apportera à un sage ami occasion de dire à l'aute, qui reprendra à tous coups des choses petites et légères, comme qu'il sera un peu sujet à jouer, ou à faire bonne chère, ou quelques telles brouilleries: Mon ami, trouvons moyen seulement qu'il mette dehors sa garse, et qu'il ne joue plus aux dés, car au demeurant c'est un homme qui a de belles et grandes parties: car celui qui sent qu'on lui pardonne de légères fautes, endure patiemment que son ami prenne la liberté de le reprendre hardiment des lourdes et grosses: mais celui qui est pressant par tout, âpre et fâcheux, qui s'enquiert curieusement, et recherche tout, il n'est pas supportable à ses propres enfants mêmes, ni à ses frères, ains est intolérable jusques à ses serviteurs. Mais pource que, comme dit Euripides,
Les maux ne sont pas tous en la vieillesse:
aussi ne sont pas tous les vices en nos amis, et les faut observer diligemment, non seulement quand ils font mal, mais aussi quand ils font bien, et alors les louer affectueusement en premier lieu, et puis faire comme ceux qui trempent le fer, après qu'ils l'ont amolli et attendri par le feu, ils le baignent en quelque humeur froide, dont il prend sa dureté et sa trempe: aussi quand nous verrons que nos amis seront échauffés et détrempés des louanges que nous leur aurons données, il leur faut adonc bailler, comme la trempe, une libre réprimende et remontrance de leurs fautes. Alors sera-il temps de leur dire, Ces actes ci sont ils dignes d'être comparés à ceux-là? voyez vous la vertu quels fruits elle produit? Voilà que c'est que nous, qui sommes vos amis, demandons de vous. Ces offices ci sont propres à vous: vous êtes né pour cela: mais ces autres là,
Jetter les faut en un mont solitaire,
Ou en la mer qui ne cesse de braire.
Car tout ainsi comme le prudent médecin aimera toujours mieux guérir la maladie d'un sien patient par un dormir, ou par une manière de diete et de nourriture, que par un Castorium ou une Scammonée: aussi un ami honnête, un bon père, un maître gracieux sera toujours plus aise de louer, que de blâmer, pour réformer des moeurs: car il n'y a rien qui face que celui qui remontre offense moins, et qu'il profite plus, que sans se courroucer, doucement avec affection et bienveillance s'adresser à ceux qui faillent. Pourtant ne faut pas âprement les convaincre quand ils nient le fait, ni les empêcher quand ils y veulent répondre pour se justifier, ains plutôt leur subministrer aucunement quelques honnêtes couvertures et excuses: et quand on voit qu'ils se reculent de la cause qui pourrait être la pire de leur forfait, leur céder aussi plus gracieusement, comme fait Hector à son frère Paris,
O malheureux, ce ne t'est point d'honneur
Que tu as mis ce courroux en ton coeur.
Comme si sa retraite du combat d'homme à homme, contre Menelaus, n'eût pas été fuite ni lâcheté de coeur, mais seulement un despit: autant en dit le bon vieillard Nestor à Agamemnon,
Tu as cedé à ton coeur magnanime.
Car il est plus doux et plus gracieux à mon avis de dire, tu n'y pensais pas: ou, tu ne <p 55r> le savais pas: que de dire, c'est méchamment fait à toi: ou, cela est vilain et déshonnête: et ne conteste point à l'encontre de ton frère, est plus doux, que, ne porte envie à ton frère: et plus civil de dire, fui cette fmme qui te gâte, que, cesse de corrompre cette femme. Voilà le moyen dont doit user la franchise de parler d'un ami pour curer la maladie jà advenue, mais pour le prevenir, tout au contraire, car quand nous le voudrons détourner de commettre une faute, dont il sera tout prêt, ou nous opposer à quelque impetuosité de volonté désordonnée qu'il aura, ou le pousser et échauffer, là où nous le sentirons trop froid et trop mol, il faudra transferer le fait aux plus enormes et plus vilaines causes que nous pourrons, comme fait Ulysses pour aiguillonner Achilles en une Tragoedie de Sophocles: car il dit, Ce n'est pas pour le souper, Achilles, que tu te courrouces,
Mais tu as peur, comme déjà voyant
Les murs de Troie.
Et comme derechef Achilles se courrouçât encore de plus en plus pour ces paroles là, et dît que par despit il ne s'embarquerait point, et ne ferait point le voyage, Ulysses lui répond,
Je sais que c'est que tu fuis, ce n'est mie
Que tu ayes peur d'encourir infamie,
Mais c'est qu'Hector n'est guere loin d'ici:
Du courroucé fait-il bon faire ainsi.
Par ce moyen celui qui est vaillant et hardi, en lui mettant au-devant la crainte d'être tenu pour lâche et couard: celui qui est honnête, et chaste, d'être réputé paillard et dissolu: celui qui est liberal et magnifique, d'être estimé avaricieux et mechanique: on les incite à bien faire, et les divertit-on de mal faire: aussi faut-il être modérés quand ce sont choses faites, où il n'y a point de remede, tellement que la remontrance montre que le reprenant ait plus de déplaisir et de compassion de la faute de son ami, que non pas d'aigreur à le reprendre: mais où il est question de les garder qu'ils ne faillent, et de combattre contre leurs violentes passions, il faut là être véhéments, assidus, et inexorables, sans leur rien pardonner: car c'est là proprement le point de l'occasion, où se doit montrer l'amitié non feinte, et la franchise de remontrer véritable: car de blâmer les choses faites et passées, nous voyons que les ennemis mêmes en usent les uns contre les autres. Auquel propos Diogenes soûlait dire, que pour garder un homme d'être méchant, il faut qu'il ait ou de bons amis, ou de véhéments et âpres ennemis: car les uns l'enseignent à bien fiare, les autres le syndiquent s'ils le voyent mal faire. Or vaut il beaucoup mieux s'abstenir de mal faire en croyant au bon conseil de ses amis, que se repentir d'avoir mal fait pour s'en voir accusé et blâmé par ses ennemis. Parquoi ne fut-ce que pour cela, il faut user de grande prudence et de grande circonspection à faire remontrances et parler librement à ses amis, d'autant que c'est la plus grande et la plus forte médecine, dont puisse user l'amitié, et qui a plus besoin d'être donnée en temps et en lieu, et plus sagement temperée d'une mesure et mediocrité. Et pour autant, comme nous avons jà dit plusieurs fois, que toute remontrance et répréhension est douloureuse à celui qui la reçoit, il faut imiter en cela les bons médecins et chirurgiens: car quand ils ont incisé quelque membre, ils ne laissent pas la partie dolente en sa douleur et en son tourment, ains usent de quelques fomentations ou infusions lenitives: aussi celui qui aura fait la remontrance dextrement, après avoir donné le coup de la pointure ou morsure, ne s'en fuira pas incontinent, ains en changeant d'autres entretènements et d'autres propos gracieux, adoucira et réjouira celui qu'il aura contristé: ne plus ne moins que les tailleurs d'images et sculpteurs, quand ils ont rompu ou frappé trop avant quelque partie d'une statue, ils la polissent et la lustrent puis après, mais celui qui a été attainct <p 55v> au vif, et déchiré d'une remontrance, si on le laisse ainsi tout brusque, enflé et émeu de colère, il est puis après difficile à remettre et à réconforter. Pourtant faut-il, que ceux qui veulent reprendre et admonester leurs amis, observent diligemment ce point-là sur tous autres, de ne les abandonner pas incontinent après les avoir tancés, ni ne terminer pas tout court leurs propos et leurs devis par l'aigreur de la pointure et piqueure qu'ils leur auront donnée.

VIII. De la Mansuetude, Comment il faut refréner la colère, EN FORME DE DEVIS. Les personnages devisans, Sylla et Fundanus.
SYLLA. Il me semble, Seigneur Fundanus, que les peintres font sagement, de contempler à plusieurs fois, par intervalles de temps, leurs ouvrages, avant que les tenir pour achevés: pource qu'en éloignant ainsi leurs yeux d'iceux, et puis les ramenant souvent pour en juger, ils les rendent comme nouveaux juges, et plus aptes à toucher jusques aux moindres et pluparticulières fautes, lesquelles la continuation et accoutumance de voir ordinairement une chose, nous couvre et cache. Mais pour autant qu'il n'est pas possible qu'un homme s'éloigne de soi-même, et puis s'en rapproche par intervalles, ne qu'il interrompe la continuation de son sentiment, ains est ce qui fait que chacun est pire juge de soi-même que des autres: le second remede qu'il y aurait en cela, serait de revoir ses amis par intervalles, et aussi se bailler semblablement à visiter à eux, non seulement pour regarder si l'on est tôt envielli, ou si le corps se porte pis ou mieux que par avant, mais aussi pour considérer les moeurs et les façons de faire, à savoir si le temps y aurait point ajouté quelque chose de bon, ou ôté quelque chose de mauvais. Quant à moi donc, y ayant jà deux ans que je suis arrivé en cette ville de Rome, et cettui étant le cinquiéme mois que je demeure avec toi, je ne trouve pas étrange, vu la gentillesse et dextérité de ta nature, que aux bonnes parties qui jà étaient en toi, il y ait une accession et accroissement si grand: mais voyant comme celle vehemence et ardente impetuosité de colère qui était en toi, est maintenant adoucie et rendue obéissante à la raison, il me vient en pensée de dire ce qui est en Homere,
O Dieux, combien ton ire est amollie?
Mais cet amollissement et adoucissement-là ne procède pas ni d'une paresse, ni d'une resolution de la vigueur du corps, ains comme une terre bien labourée prend du labourage une égalité et profonde jauge qui profite à la fertilité: aussi à ta nature une prudence égale et profonde, utile à manier affaires, au lieu de l'impetuosité et soudaineté qu'elle avait auparavant: dont il appert que ce n'est point par un declinement de la vigueur corporelle qui se passe, à cause de l'âge, ni fortuitement, que ta colère se soit passée et fenée, ains par aucunes bonnes remontrances et raisons qu'elle ait été guérie: combien que, pour te dire la vérité, je ne le pouvais pas du commencement croire à Eros notre familier ami, qui m'en faisait le rapport, ayant doute et soupçon, qu'il ne prêtât ce témoignage à l'amitié qu'il te porte, de m'assurer que les bonnes parties, et qui doivent être en toutes gens de bien et d'honneur, fussent en toi, qui n'y étaient pas, encore que tu saches assés, qu'il n'est pas homme qui en faveur de personne, pour lui complaire, soit pour dire autrement qu'il en pense. Or maintenant le tiens-je pour totalement absous du crime de faux témoignage: et pource que le cheminer t'en donne le loisir, je te supplie de nous raconter <p 56r> la manière de la médecine dont tu as usé à rendre ta colère ainsi soupple, ainsi douce, sujette et obéissante entièrement à la raison. FUNDANUS. Mais ne regardes-tu pas toymême, cher ami Sylla, que à l'occasion de l'amitié et bienveillance que tu me portes, tu ne cuides voir en moi une chose pour l'autre: car quant à Eros, qui lui-même n'a pas toujours son courage et sa colère arrêtée au chable de l'ancre que dit Homere, ains quelquefois s'escarmouche assez âprement, pour la haine qu'il a contre les méchants, il est vraisemblable qu'il me trouve plus doux, ainsi comme és muances de la game, en la musique, telle note qui est la plus basse, en une octave, est la plus haute au regard d'une autre. SYLLA. Ce n'est ni l'un ni l'autre: mais fay ce que je te requier pour l'amour de moi. FUNDANUS. Puis que ainsi est Sylla, l'un des meilleurs avertissements du sage Musonius, dont il me souvienne, est, qu'il soûlait dire, «Qu'il faut que ceux qui se veulent sauver, ne fassent autre chose toute leur vie, que se curer et nettoyer.» Non pas qu'il faille jeter hors la raison avec la maladie, après qu'elle a achevé la cure et guarison, comme l'hellebore, ains faut que demeurant en l'âme, elle contregarde, et conserve le jugement: pource que la raison ne ressemble pas aux drogues medicinales, mais plutôt aux viandes salubres engendrant és âmes de ceux à qui elle est familiere une bonne complexion, et habitude avec la santé: là où les avertissements et remontrances que l'on fait aux passions, lors qu'elles sont en la force de leur enfleure et inflammation, produisent bien quelque effet, mais lentement et à grand' peine, ressemblants proprement aux odeurs, lesquelles font bien revenir sur l'heure ceux qui sont tombés du haut mal, mais elles ne guérissent pas pour cela la maladie: encore toutes les autres passions de l'âme sur le point même qu'elles sont en leur plus grande fureur, cèdent aucunement, et plient à la raison venant de dehors au secours, mais la colère ne fait pas seulement comme dit Melanthius,
Maux infinis, en mettant la raison,
Pour un temps, hors de sa propre maison:
mais elle la déloge du tout, et la ferme dehors: et comme font ceux qui se brûlent eux-mêmes dedans leur maison, elle remplit tout le dedans de trouble, de fumée, et de bruit, de manière qu'elle n'oit, ni ne voit rien de ce qui lui peut profiter. Et pourtant une navire étant en fortune et tourmente en haute mer abandonnée, recevrait plutôt un pilote de dehors, que ne recevrait l'homme qui est agité de courroux et de colère, la raison et remontrance d'un autre, si de longue main il n'a fait provision chez lui du secours de la raison: ains comme ceux qui s'attendent d'avoir le siege dedans une ville, amassent et serrent tout ce qui leur y peut servir, ne s'attendants point au secours de dehors: aussi faut-il apporter les remedes que l'on a de long temps auparavant amassés de la philosophie à l'encontre de la colère: étant bien certains, que quand l'occasion du besoin et de la nécessité s'y présentera, malaisément en pourront-ils faire entrer de dehors: car l'âme n'oit pas seulement ce qu'on lui dit au dehors pour le trouble qu'elle a au dedans, si elle n'a chez soi sa propre raison, comme un comite qui promptement reçoive et entende les commandemens et remontrances, qu'on lui fait, ou bien si elle l'oit, elle mêprise ce que l'on lui dit tout doucement et quoiement, et si on lui fait instance et qu'on la presse un peu plus âprement, elle s'aigrit et s'indigne: car la colère de sa nature étant superbe, audacieuse, et malaisée à manier par autrui, comme une grande et puissante tyrannie, doit avoir en soi-même quelque chose domestique et née avec elle qui la ruine. Or la continuation de courroux et accoutumance de se courroucer souvent, engendre en l'âme une mauvaise habitude que l'on appelle colère, laquelle finablement devient un feu d'ire soudaine, une amertume vindicative, et une aigreur intraitable à qui tout déplaît, quand le courage devient ulceré, s'offensant de <p 56v> peu de chose, chagrin, hargneux, comme une lame de fer tenue et faible, qui se perce à la moindre graveure du monde: mais le jugement qui s'oppose sur le champ promptement au courroux, et le supprime, ne remédie pas seulement au présent, ains fortifie et rend l'âme plus roide et plus ferme à l'advenir: car il m'est advenue à moi, après avoir fait deux ou trois fois tête à la colère, ce qui advint jadis aux Thebains, lesquels ayants une fois fait tête aux Lacedaemoniens qui par avant semblaient invincibles, jamais depuis ne furent vaincus d'eux en bataille: car depuis je pris courage de penser, que l'on en pouvait venir à bout par discours de raison, et si voyais que elle s'estanchait non seulement en répandant de l'eau froide sur celui qui est courroucé, ainsi comme l'écrit Aristote, mais aussi qu'elle s'éteint en lui approchant une peur, voire en lui présentant une soudaine joie, comme dit Homere, elle se dissout et se détrempe: tellement que je feis en moi-même cette resolution, que c'était une passion qui n'était pas du tout irremédiable à ceux qui y veulent pourvoir, pour autant mêmement qu'elle n'a pas toujours des commencements qui soient grands ne puissants: attendu que bien souvent un brocard, un trait de moquerie, une risée, un clin d'oeil, ou hochement de tête, et autres telles et semblables choses, mettent plusieurs en colère: comme Helene fâcha et courrouça sa niepce seulement en lui disant,
Fille Electra de moi pieça non vue: jusques à lui répondre,
Il est bien tard d'être maintenant sage,
ayant été par avant si volage,
Que de quitter l'hostel de ton mari.
Semblablement aussi Callisthenes irrita Alexandre pour lui avoir dit, quand on apporta la grande coupe à boire d'autant à tour de rôle, «Je ne veux pas, pour boire à la santé d'Alexandre, avoir besoin d'un Aesculapius:» c'est à dire, d'un médecin. Ainsi donc comme il est facile d'arrêter une flamme qui s'est prise à du poil de connin, ou à des feuilles sèches, ou à de la paille, mais si une fois elle s'attache à chosses solides et où il y ait du fond, elle embraze incontinent et consomme, comme dit Aeschylus,
Le haut labeur des maîtres charpentiers:
Aussi celui qui veut prendre garde à la colère du commencement, en voyant qu'elle commence à fumer et à s'allumer pour quelque parole ou quelque gaudisserie de néant, il n'a pas beaucoup à faire, ains bien souvent pour se taire seulement, ou pour n'en tenir compte, il l'appaise totalement: car qui ne donne nourriture et entretènement de bois au feu, il l'éteint: aussi qui ne donne sur le commencement nourriture à son ire, et qui ne se souffle soi-même, il l'evite ou la dissipe. Et pourtant ne me plaît point le philosophe Hieronymus, combien qu'au demeurant il donne beaucoup de beaux enseignements et bonnes instructions, en ce qu'il dit, que l'on ne sent point la colère quand elle s'engendre, mais quand elle est engendrée, tant elle est soudaine: car il n'y a nulle autre passion qui face une si manifeste naissance, ne si évidente croissance, quand elle s'amasse et se remue, comme fait la colère: ainsi comme Homere même en homme bien expérimenté le donne à entendre, quand il fait qu'Achilles est bien attaint de douleur à l'instant même qu'il entend la parole du Roi Agamemnon, en disant:
Ainsi dit-il, et une noire nue
D'aigre douleur le couvrit survenue:
mais qu'il se courrouce puis après à lui lentement et à tard, après être enflambé de plusieurs paroles ouïes et dites, lesquelles si quelqu'un se fut entremis de détourner et ôter, la querelle ne fut pas venue à si grand accroissement comme elle fit. Voilà pourquoi Socrates toutes les fois qu'il se sentait un peu plus âprement ému <p 57r> qu'il ne fallait à l'encontre de quelqu'un de ses amis, se rangeant avant la tourmente à l'abri de quelque escueil de mer, il rabbaissait sa voix, et montrait une face riante, et un regard plus doux, se maintenant ainsi droit sur ses pieds, sans tomber ni être renversé, penchant en l'opposite et s'opposant au contraire de sa passion: car le premier moyen d'abattre la colère, comme une domination tyrranique, c'est de ne lui obéir, ni ne la croire point, quand elle nous commande de crier haut, et regarder de mauvais oeil en travers, et se frapper soi-même, ains se tenir quoi, et ne renforcer pas sa passion, comme une maladie, à force de braire, et de crier haut, et de se demener, et tourmenter: car ce que font ordinairement les jeunes gens amoureux, comme d'aller en masque, danser, chanter à la porte de leur maîtresse, et la couronner de bouquets et de festons de fleurs, cela au moins apporte quelque gracieux et honnête allégement à leur passion,
Arrivé là je ne demandé mie
Qui, ne de qui était fille m'amie,
Ains la baisé: si cela est péché,
Je librement confesse avoir péché.
Et la permission que l'on donne à ceux qui sont en deuil de lamenter et de pleurer leur perte, avec les larmes qu'ils épandent jettent hors aussi une bonne partie de leur douleur: mais la passion de colère n'est pas ainsi, car elle s'enflamme et s'allume davantage par les actes que font ceux qui en sont épris. Et pourtant est-il bien meilleur de se tenir quoi, ou s'en fuir et se cacher, ou retirer en quelque port de sûreté, quand on sent comme un accés du haut mal qui nous veut prendre, de peur que nous n'en tombions, ou plutôt que nous n'en surtombions, car nous en tombons le plus souvent, et le plus âprement sur nos amis, d'autant que nous n'aimons pas toutes sortes de choses, ni ne portons pas envie à toutes sortes de gens, ni ne les craignons pas: mais il n'y a rien à quoi notre colère ne s'attache, il n'y a rien à quoi elle ne se prenne, car nous nous courrouceons et à nos amis, et à nos ennemis, et à nos enfants, et à nos peres et meres, voire et aux Dieux mêmes, et aux bêtes, et aux utensiles, qui n'ont ni âme ne vie, comme Thamyris
Rompant son cornet relié
A cercles d'or fin delié,
Et de sa lyre l'harmonie
De chordes tendue et garnie.
Et Pandarus qui se maudit luymême, s'il ne rompt son arc et ses flèches de ses propres mains, et ne les met dedans le feu: et Xerxes qui donna des poinçonnades et des coups de fouet à la mer, et écrivit des lettres missives à la montagne Athos, qui disaient, Athos merveilleux, qui de ta cime touches au ciel, garde toi bien d'avoir des rochers grands, et qui soient malaisés à quasser, pour empêcher mes ouvrages, autrement je te dénonce, que je te couperai toi-même, et te jetterai dedans la mer. Il y a plusieurs choses formidables et redoutables en la colère, mais aussi y en a il plusieurs ridicules et moquables. C'est pourquoi elle est et plus haïe, et plus mêprisée que nulle autre passion qui soit en l'âme, et pourtant serait-il expédient et utile de considérer l'un et l'autre diligemment. Quant à moi doncques, si j'ai bien ou mal fait, je ne sais, mais j'ai commencé par là à me guérir de la colère: comme faisaient anciennement les Lacedaemoniens, qui pour enseigner à leurs enfants à ne s'enivrer point, leur montraient leurs esclaves, les Ilots, ivres: aussi considérais-je les effets de l'ire és autres. premièrement ainsi comme Hippocrates écrit, que celle maladie est la plus mauvaise et la plus dangereuse, qui défigure le visage de l'homme, et le rend dissemblable à soi-même: aussi voyant que ceux qui sont épris de colère sortent plus d'eux-mêmes, et changent de face, de couleur, de contenance, d'allure, <p 57v> et de voix, j'en imprimé comme une forme en mon âme, et pensé en moi-même, que je serais bien déplaisant si jamais je me montrois ainsi épouventable, et ainsi transporté à mes amis, à ma femme, et à mes petites filles, étant non seulement hydeux à voir, et tout autre que de coutume, mais aussi ayant la voix âpre et rude, comme je m'étais rencontré à en voir aucuns de mes familiers si épris et troublés de colère, qu'ils ne pouvaient pas retenir ni leurs façons ordinaires, ni la forme de leur visage, ni leur grâce à parler, ni leur douceur en compagnie. On lit que Caïus Gracchus l'orateur, qui était de nature homme âpre, véhément et violent en sa façon de dire, avait une petite flûte accommodée, avec laquelle les musiciens ont accoutumé de conduire tout doucement la voix de haut en bas, et de bas en haut, par toutes les notes, pour enseigner à entonner, et ainsi comme il haranguait, il y avait l'un de ses serviteurs, qui étant debout derrière lui, comme il sortait un petit de ton en parlant, lui entonnait un ton plus doux et plus gracieux, en le retirant de son haut crier et braire, et lui ôtant l'âpreté et l'accent cholerique de sa voix,
Rendant tel son melodieux,
Que le flageolet gracieux,
D'un roseau accoutré de cire,
Fait aux bouviers suavement bruire,
Tant qu'il les endort par les champs.
et ainsi ramenait-il la vehemence cholerique de l'orateur. Quant à moi, si j'avais un vallet adroit, et homme de bon entendement, je ne trouverais point mauvais que quand il me verrait courroucé, il me présentât soudain un miroir, comme nous en voyons que le se font apporter quand ils sortent du baing, sans aucune utilité: là où ce serait chose fort profitable à plusieurs, de se voir ainsi troublés et hors de son naturel, pour leur faire à jamais haïr cette passion de courroux et de colère. On raconte par manière de jeu et de passetemps, que un Satyre admonesta un jour Minerve, que ce n'était point bien son cas que de jouer des flûtes, mais que sur le champ elle ne fit point autrement compte de son admonestement,
Point ne t'est bien cette forme séante,
Jette moi là toute flûte bouffante,
Et prends en main les armes, sans enfler
Si laidement tes joues à souffler.
mais depuis quand elle eut contemplé son visage dedans une rivière, elle s'offensa tant de ses grosses joues, qu'elle en jeta ses flûtes: et toutefois encore a cet art de jouer des flûtes ce réconfort de la laideur et deformité de visage, que le son en est doux et plaisant. Et puis Marsyas qui inventa la hanche, pour emboucher le aubois, et les fermoirs de la museliere que l'on attache alentour de la bouche, retint la violence du vent enclos à force, et cacha et accoutra un petit la deformité du visage:
D'or reluisant la bouche il orna, pleine
D'impetueuse et véhémente aleine,
Aussi fit il les joues de laniere
Double de cuir nouée par derrière:
mais la colère enflant et étendant le visage vilainement, jette encore une plus vilaine et plus mal plaisante voix,
Touchant du coeur les chordes plus cachées,
Qui ne devraient pour rien être touchées.
car on dit que la mer, quand elle est agitée de vents, et qu'elle jette hors de l'algue et de la mousse, qu'elle se purge: mais les paroles dissolues, amères et folles, que l'ire fait sortir hors de l'âme renversée sans dessus dessous, fouillent premièrement ceux qui les disent, et les remplissent d'infamie, pource que elles donnent à connaître, qu'ils les <p 58r> avaient de tout temps en leurs coeurs, et en étaient pleins, mais que la colère les a découverts: et pourtant payent ils, pour la plus légère chose qui soit, c'est à savoir la parole, la plus griéve et plus pesante amende, c'est qu'ils en sont tenus et réputés malings et médisants. Ce que voyant et observant quelquefois, je vins à faire ce discours tout doucement en moi-même, que c'est bonne chose en fièvre, mais encore meilleure en colère, d'avoir la langue douce, molle et unie: car celle des fébricitants, si elle n'est telle qu'elle doit être par nature, c'est signe, mais non pas cause, de mauvais disposition au dedans: mais celle de ceux qui sont courroucés étant orde, ou âpre, et débridée à proferer paroles indignes, met dehors injure, outrage et contumelie, mère d'inimitié irreconciliable, et qui montre une malignité latente et cachée. Car le vin ne produit rien de si désordonné, ne de si mauvais, comme la colère, encore cela s'attribue à risée et à jeu, mais ceci est détrempé avec fiel d'inimitié et de rancune. Et en buvant à la table celui qui se tait est ennuyeux à la compagnie et fâcheux: mais en la colère il n'y a rien si vénérable, si grave, ne si digne, que de se tenir quoi, comme Sappho admoneste,
L'ire en la poittrine cachée
Engarder sa langue attachée,
Qu'elle ne parle follement.
Si peut on non seulement recueillir cela, en prenant garde à ceux qui sont épris d'ire, mais aussi connaître et comprendre au demeurant, quelle est toute la nature de la colère, comment elle n'est ni généreuse, ni magnanime, ni ayant en soi rien de grand ni de viril, combien que au vulgaire il semble, que pour être tempestative, elle soit active, que ses menaces soient hardiesse, et son opiniâtreté soit force, et y en a qui pensent que sa cruauté soit disposition à faire grandes choses, que sa dureté implacable soit fermeté, et son être hargneuse soit haine des vices, en quoi ils s'abusent grandement, car tous ses actes, ses mouvements, et ses contenances arguent et montrent grande faiblesse et bassesse, non seulement parce que nous voyons que les petits enfants, quand ils sont courroucés déchirent tout et s'aigrissent à l'encontre des femmes, et veulent que l'on batte et châtie les chiens, les chevaux, et les mulets, comme Ctesiphon l'escrimeur voulait faire à coups de pied, et regimber à l'encontre de sa mule: mais aussi és meurtres et homicides que font faire les tyrans, en l'amertume et atrocité desquels on aperçait leur pusillanimité et faiblesse, et en ce qu'ils font souffrir aux autres ce qu'ils souffrent eux-mêmes: ne plus ne moins que les morsures des serpents venimeux, plus elles sont douloureuses et enflammées, plus elles font grande enfleure aux patients: car ainsi comme la tumeur et enfleure est indice de grand blessure en la chair, aussi és âmes qui plus sont molles, plus elles se laissent aller et succomber à la douleur, plus elles mettent hors grande colère procèdante de plus grande infirmité. Voilà pourquoi les femmes ordinairement sont plus aigres et plus colères que les hommes, et les malades que les sains, et les vieillards que ceux qui sont en fleur d'âge, et les bienfortunés que les infortunés: car l'avaricieux est fort colère à l'encontre de sa femme, le glorieux et ambitieux contre celui qui médit de lui: et les plus âpres de tous en leurs colères, ceux qui affectent les premières honneurs en une cité, et qui se font chefs de part, qui est un tourment honorable, comme dit Pindarus. Voilà comment de la part dolente de l'âme, et souffrant à cause de son imbecillité, sourt la colère, laquelle ne ressemble point à des nerfs de l'âme, comme disait quelqu'un des anciens, ains plutôt, ou à des extensions, ou des convulsions d'icelle, se dressent et sous-levant avec plus de vehemence quand elle a envie de se venger. Or les exemples des choses mauvaises ne sont pas plaisants à voir, ains sont nécessaires seulement: mais quant à moi, estimant que les exemples de ceux qui se <p 58v> sont doucement et benignement comportés és occasions de courroux, sont et très plaisants à ouïr, et très beaux à voir, je commence à mêpriser ceux qui disent,
Tu as fait tort à un homme, et un homme
Te faut souffrir. Et semblablement aussi,
Jette le moi, jette le moi par terre,
Et que du pied la gorge on me lui serre.
et autres telles paroles, qui servent à aiguiser la colère, par lesquelles aucuns tâchent à transporter la colère des cabinets des dames aux logis des hommes. Car la prouesse, s'accordant au demeurant en toutes autres choses avec la justice, me semble quereller et debattre avec elle de la douceur et mansuetude seulement, comme à elle plus justement appartenant: car il est bien quelquefois advenu, que les pires ont surmonté les meilleurs: mais en son âme propre dresser un trophée contre la colère, à laquelle, comme dit Heraclitus, il est bien difficile de pouvoir resister, à cause que ce qu'elle veut, elle l'achete se sa vie: cela est acte d'une grande et victorieuse puissance, qui sort du jugement de la raison, comme de nerfes et de muscles à l'encontre des passions. C'est pourquoi je m'étudie à lire et à recueillir les dits et faits, non seulement des gens de lettres et des Philosophes, qui n'ont point de fiel, ce disent les sages, mais des Princes, Capitaines et Rois: comme ce que dit un jour Antigonus à quelques-uns qui médisaient de lui tout auprès de sa tente, ne pensants pas qu'il les entendît, en soulevant la toille de sa tente avec son bâton, «Deà n'irez vous point, dit-il, plus loin médire de moi?» Et comme un nommé Arcadion natif d'Achaïe fît profession de médire par tout de Philippus, et d'admonester un chacun de fuir,
Jusques à tant que trouvé lieu on eût,
Où Philippus personne ne connût.
et depuis ne sais comment se fut rencontré en la Macedoine, les courtisants du Roi Philippus voulaient qu'il le fît chaster, et ne le laissât point échapper, puis qu'il le tenait entre ses mains: mais au contraire Philippus parla à lui humainement, et lui envoya jusques à son logis des présents: et quelque temps après commanda que l'on s'enquît quels propos il tenait de lui entre les Grecs: chacun lui rapporta qu'il faisait merveilles de le louer par tout: et Philippus leur répondit adonc, «Je suis doncques meilleur médecin de la médisance, que vous n'êtes.» Et une autrefois en l'assemblée des jeux Olympiques, comme les Grecs eussent médit de lui, ses familiers disaient qu'ils méritaient d'être bien âprement châtiés, de médire ainsi de celui qui leur faisait tant de bien: «Et que feraient ils donc, leur répondit-il, si nous leur faisions du mal?» Aussi furent bien honnêtes et gentils les tours que firent jadis Pisistratus à Thrasybulus, et Porsena à Mucius, et Magas à Philemon qui l'avait publiquement en plein théâtre farcé et moqué,
Magas, le Roi t'a fait écrire,
Mais tu ne sais pas ses lettres lire:
et depuis l'ayant entre ses mains, parce qu'une tourmente de mer le jeta en la ville de Paraetonium, dont il était gouverneur, il ne lui fit autre mal, sinon qu'il commanda à l'un de ses soudards, de lui toucher avec son épée nue dessus le col, et puis le laisser aller sain et sauf: et depuis il lui envoya des osselets et des boules à jouer, comme à un enfant qui n'avait point de jugement. Ptolomaeus se moquant d'un grammairien ignorant, lui demanda par jeu, qui était le père de Peleus: le grammairien lui répondit, Je voudrais que tu me disses premier qui était le père de Lagus. Ce trait de moquerie touchait au Roi Ptolomaeus, l'arguant d'être issu de petite lignée: de sorte que les familiers du Roi disaient, que cela était indigne, et ne devait point être supporté. Et il leur répondit, S'il est indigne d'un Roi, d'être moqué, aussi peu est-il digne de lui, de se moquer d'autrui.* * Il y a bresche de quelques lignes en cet endroit. <p 59r> Alexandre le grand fut par trop âpre et cruel: envers Callisthenes et envers Clitus: mais le Roi Porus ayant été pris en bataille son prisonnier, comme Alexandre lui demandât en quelle sorte il le traiterait: «En Roi,» lui répondit-il. Et comme il luydemandât de rechef, s'il voulait rien dire davantage: non, dit-il, car tout est compris sous ce mot-là, En Roi. Voilà pourquoi les Grecs, à mon avis, appellent le Roi des Dieux Milichius, c'est à dire, doux comme miel: et les Atheniens le nomment Maemactas, c'est à dire, secourable: car punir et tourmenter est office de diable et de furie, non pas acte céleste ne divin. Ainsi donc comme quelqu'un répondit touchant Philippus qui avait détruit la ville d'Olinthe, «Mais il n'en saurait pas edifier une telle:» aussi peut on bien dire à la colère, Tu peux bien renverser, demolir et détruire: mais relever, sauver, pardonner, et supporter, c'est à faire à la clemence, à la douceur, et nature moderée: c'est l'office d'un Camillus, d'un Metellus, d'un Aristides, et d'un Socrates: mais de pinser, mordre et serrer, c'est à faire à une formis, ou à une souris. Qui plus est, si je regarde à la vengeance, je trouve que le plus souvent, quand on y procède par colère, on n'en vient jamais à bout, et qu'elle se consume ordinairement en morsure de lévres, grincement de dents, en vaines courses çà et là, en injures et menaces qui ne servent de rien, ne plus ne moins que les petis enfants qui pour leur faiblesse en courant se laissent tomber avant que pouvoir parvenir où ils pretendent. Et pourtant répondit, ce me semble, bien à propos un Rodien à l'huissier d'un preteur Romain qui criait après lui, et le harceloit, «Je ne me soucie pas de chose que tu dies, mais de ce que pense celui-là qui se taist.» Et Sophocles ayant armé Neoptolemus et Eurypilus, les loua magnifiquement en disant d'eux,
D'injurieux langage point n'usèrent,
Ains au milieu des armes se ruèrent.
car il y a quelque nations barbares qui empoisonnent leurs armes, mais la vaillance n'a point besoin de colère, parce qu'elle est trempée de raison et de jugement, là où l'ire et la fureur sont fragiles, pourries, et aisées à briser: c'est pourquoi les Lacedaemoniens ôtent avec le son des flûtes la colère à leurs gens, quand ils vont combattre, et devant le combat ils sacrifient aux Muses, à celle fin que la raison leur demeure: et après qu'ils ont tourné leurs ennemis en fuite, ils ne les poursuivent plus; ains retiennent leur colère aisée à ramener et à manier, comme les espées qui sont de moyenne longueur: là où le courroux en a fait mourir infinis avant qu'ils peussent venir à bout d'executer leur vengeance, comme entre autres Cyrus et Pelopidas le Thebain. Agathocles même endurait patiemment de s'ouïr injurier par ceux qui étaient assiegés: et comme quelqu'un lui dît, «Potier où prendras tu l'argent pour payer tes gens?» En ce riant il répondit, «En cette ville, quand je l'auray prise.» Quelques autres se moquaient d'Antigonus de dessus les murailles, pource qu'il était laid: il leur répondit tout doucement: «Comment? je suis doncques bien trompé, car je pensais être beau fils.» Mais quand il eut pris la ville, il vendit à l'encan ceux qui s'étaient moqués de lui, en leur protestant, que si de là en avant ils se moquaient plus de lui, il s'en prendrait à leurs maîtres: aussi vois-je que les veneurs et les orateurs commettent de grandes fautes par colère, comme Aristote récite, que les amis de l'orateur Satyrus, en une cause qu'il avait à plaider en son nom, lui bouschèrent les oreilles avec de la cire, de peur que oyant ses adversaires, qui lui disaient des injures en leurs plaidoyers, il ne gâtât tout par sa colère. Et à nous mêmes, ne nous advient il pas souvent, que nous faillons à punir un esclave qui nous aura fait quelque faute, parce qu'il s'enfuit de peur, pour les menaces, ou pour les propos qu'il nous en aura ouï tenir? Parquoi nous devrons dire à notre colère, et nous nous en trouverions fort bien, ce que les nourrices on accoutumé de dire aux petits enfants, «Ne pleurez pas, et vous l'aurez:» aussi, ne te precipite pas, ne crie pas, ne te haste pas, et ce que tu <p 59v> veux se fera plutôt et mieux, qu'en la sorte que tu y vas: car le père voyant son enfant qui tâche à couper ou fendre quelque chose avec un petit couteau, le prend, et le coupe, ou le fend lui-même: aussi la raison ôtant à la colère la vengeance, punit celui qui le mérite plus sûrement, sans se mettre en danger, et plus utilement, et non pas soi-même, comme fait la colère bien souvent. Et comme ainsi soit, que toutes passions ont besoin d'accoutumance pour dompter et surmonter par exercitation ce qu'il y a de désobéissant et de rebelle à la raison, il n'y en a point où il se faille tant exerciter envers ses familiers et domestiques, comme la colère: d'autant que nous n'avons point ordinairement d'ambition, ni d'envie, ni de crainte envers eux, mais des courroux nous en avons plus que tous les jours, qui engendrent des hargnes et riottes, et nous font broncher et chopper quelquefois bien lourdement, à cause de la licence que nous nous donnons, ne se trouvant là personne qui nous arrête et qui nous soutienne, comme en un endroit fort glissant, pour nous engarder de tomber, nous nous y laissons facilement aller. Car il est bien malaisé là où l'on n'est point tenu de rendre compte à personne en telle passion, de se garder de faillir, si premièrement on n'a donné ordre à bien munir et remparer cette grande licence de douceur, benignité et clemence, et que l'on ne soit bien accoutumé à supporter beaucoup de paroles et de sa femme, et de ses familiers et amis, qui nous reprennent que nous sommes trop doux et trop mols: ce qui était principalement cause que je m'aigrissois le plus souvent à l'encontre de mes serviteurs, pensant qu'ils devinssent pires à faute d'être bien châtiés, mais je me suis à la fin aperçu bien tard, premièrement qu'il valait mieux par patience et indulgence rendre mes vallets pires, que de me détordre et gâter par âpreté et colère moi-même, en voulant redresser les autres. Secondement je voiois plusieurs, qui parce que l'on ne les châtiait point, bien souvent devenaient honteux d'être méchants, et prenaient le pardon qu'on leur donnait pour un commencement de mutation de mal en bien, plutôt qu'ils n'eussent fait la correction et certainement obeïssaient plus volontiers et plus affectueusement aux uns avec un clin d'oeil sans mot dire, qu'ils ne faisaient à d'autres avec soufflets et coups de bâton: tellement que je me suis finalement persuadé, que la raison était plus apte et plus digne de commander et de gouverner, que non pas la colère: car je n'estime pas qu'il soit totalement vrai ce que dit le poète,
Où est la peur, là mêmes est la honte.
mais au revers, je pense qu'en ceux qui sont honteux s'imprime la crainte qui les retient de mal faire: là où l'accoutumance ordinaire d'être battu sans merci, n'imprime pas une repentance du mal faire, mais une prevoyance de se garder d'y être surpris. Tiercement je considérais en moi-même, et me ramenois en mémoire, que celui qui nous enseigne à tirer de l'arc, ne nous défend pas de tirer, mais de faillir à tirer: aussi celui qui nous enseigne à châtier en temps et lieu modérément, opportunément, utilement, et ainsi qu'il appartient, ne nous empêche pas de chaster, je m'efforce d'en soubtraire et ôter entièrement toute colère, principalement par n'ôter pas à ceux qui sont châtiés le moyen de se justifier, et par les ouïr: car le temps apporte ce pendant à la passion un delay et une remise, qui la dissout: et ce pendant le jugement de la raison trouve et le moyen et la mesure de faire la punition convenablement: et puis on ne laisse point de lieu à celui qui est châtié de resister au châtiment, s'il est puni et châtié non pas en courroux et par colère, mais convaincu de l'avoir bien mérité, et qui serait encore plus laid, on ne trouvera point que le vallet châtié parle plus justement que le maître qui le châtie. Tout ainsi doncques, comme Phocion, après la mort d'Alexandre le grand voulant engarder les Atheniens de se soublever trop tôt avant le temps, et d'ajouter trop promptement foi aux nouvelles de sa mort: «Seigneurs Atheniens, dit-il, s'il est mort aujourd'hui, aussi le sera il <p 60r> demain, et d'ici à trois jours: aussi, si cettui-ci a failli aujourd'hui, autant aura-il failli demain, et d'ici à trois jours: et si n'y aura point d'inconvénient, quand il en sera puni un peu plus tard qu'il n'eût du être, mais bien y en aurait il, si pour s'être trop hasté il apparoissait à toujours, qu'il eût été châtié à tort, comme il est advenu souventefois. Car qui est celui de nous si âpre, qu'il batte ou fouette son vallet, pour avoir il y a cinq ou six jours brûlé le rôt, ou renversé la table, ou trop tard répondu et obéi? et toutefois ce sont les causes ordinaires pour lesquelles sur le champ, quand elles sont récentes, nous nous troublons, et nous courrouceons amèrement, sans vouloir presque pardonner: car ainsi comme les corps à travers un brouillas apparoissent plus grands, aussi font les fautes à travers la colère. Et pourtant faut-il sur l'heure conniver en telles fautes, et ne faire pas semblant de les apercevoir, et puis quand on est du tout hors de passions, sans aucun reste de perturbation, considérer le fait en soi mûrement, et de sens rassis: et si lors il nous semble mauvais, en faire la correction, et ne la laisser point aller ni échapper, comme on ferait la viande quand on n'a plus d'appétit. Car il n'y a rien qui tant soit cause de faire châtier en colère, comme de ne châtier pas quand la colère est passée, et être tout descousu, et faire comme les paresseux mariniers, qui durant le beau et bon temps demeurent en repos dans le port, et puis quand la tourmente se léve ils font voile, et se mettent en danger: aussi nous reprenants et blâmants la raison de n'être pas assez roide, ains trop lâche et trop molle, en matière de punition, nous nous hastons de l'executer alors que la colère est présente, qui est comme un vent impetueux: car naturellement celui qui a faim use de viande, mais de punition ne doit user sinon celui qui n'en a ne faim ne soif: ni ne faut se servir de la colère comme d'une sauce à la viande, pour nous mettre en appétit de châtier, ains lors que l'on en est le plus esquarté, et que l'on y est contraint nécessairement, y employant le jugement de la raison. Et ne faut pas faire comme Aristote écrit, que de son temps au pays de la Thoscane on fouettait les esclaves au son des flûtes et aubois, aussi prendre plaisir, et se saouler comme d'un agréable passetemps, de châtier les hommes, et puis après que la punition est faite s'en repentir: car l'un est à faire à une bête sauvage, et l'autre à une femme: ains faut que sans douleur et sans plaisir, au temps de raison et de jugement la justice face la punition, sans qu'il demeure derrière aucun reste de colère. Voire-mais on me pourra dire, que cela n'est pas proprement donner remede ni guarison à la colère, ains plutôt une precaution et fuite des fautes que l'on peut commettre en la colère: à cela je répond, que l'enfleure de la ratte n'est pas aussi cause efficiente de la fièvre, ains un accident accessoire: mais toutefois quand elle est amollie, elle allége grandement la fièvre, ainsi que dit Hieronymus: mais en considérant comme s'engendre proprement la colère, je vois que les uns par une cause, les autres par une autre y tombent, mais en tous il y a une opinion conjointe d'être mêprisé et contemné: pourtant faut il donner quelque aide à ceux qui veulent appaiser un courroux, en éloignant le plus que l'on pourra le fait de toute suspision de mêpris et de contemnement, ou de braverie et d'audace, et la rejetant ou sur la nécessité, ou inadvertence, ou accident, ou disgrâce et infortune, comme fait Sophocles,
Pas ne demeure aux affligés seigneur
L'entendement qu'ils avaient en bon heur,
Ains quelque grand qu'il fut, il diminue.
et Agamemnon quoi qu'il référât le ravissement de Briseïde à un fatal malheur,
Si est il prêt du sien en satisfaire,
Et grands présents pour payement en faire.
car le prier est signe d'homme qui ne mêprise point: et celui qui a offensé, s'il s'humilie, dissout toute l'opinion que l'on pouvait avoir de contemnement: mais il ne <p 60v> faut pas que celui qui se sent en colère attende cela, ains qu'il se serve de la réponse que fit Diogenes: Ceux là se moquent de toi, Diogenes: «Et je ne me sens point moqué moi,» répondit-il: aussi ne se doit il point persuader qu'on le mêprise, ains plutôt qu'il aurait matière de mêpriser l'autre, et estimer que la faute qu'il a commise est procédée ou d'infirmité, ou d'erreur, ou de hâtiveté, ou de paresse, ou de tacquinerie, ou de vieillesse, ou de jeunesse: et quant aux serviteurs ou aux amis, il les en faut décharger de tout point, car ils ne nous mêprisent pas pource qu'ils aient opinion que nous leur puissions rien faire, ou que nous ne soyons pas gens d'execution, ains les uns pource qu'ils nous estiment bons et debonnaires, les autres pource qu'ils nous aiment: et maintenant nous ne nous aigrissons pas seulement contre notre femme, contre nos serviteurs, et nos amis, comme étant mêprisés par eux, mais aussi nous attachons nous en courroux et aux hosteliers, et aux mariniers, et aux muletiers qui sont ivres, pensants être mêprisés par eux: et, qui plus est, nous nous courrouceons encore contre les chiens qui nous abbayent, et contre les ânes qui nous regimbent: comme celui qui ayant haulsé la main pour battre l'asnier, comme il se fut écrié qu'il était Athenien: «Et tu ne l'es pas toi,» dit-il à l'âne: en le frappant, et lui donnant force coups de bâton. Mais ce qui plus engendre de fréquentes et continuelles hargnes de colère en notre âme, qui s'y amassent petit à petit, c'est l'amour de nous mêmes, et une malaisance de moeurs, avec une mignardise, et une délicatesse, tout cela ensemble nous en produit un exaim comme d'abeilles, et une guépiere: et pourtant n'y a-il point de meilleur provision pour se comporter doucement et benignement envers sa femme, envers ses serviteurs, et envers ses familiers et amis, que la facilité de moeurs et la simplicité ronde, quand on se sait contenter de ce que l'on a présent à la main, et que l'on ne requiert point plusieurs choses, ne trop exquises.
Mais celui là qui jamais n'est content
Que son rôti ou bouilly le soit tant,
ni plus, ni moins, ni de moyenne sorte
Appareillé, si que louange en sorte
Hors de sa bouche, et qu'il en dise bien.
celui qui ne bevrait jamais s'il n'avait de la neige pour rafreschir son vin, qui ne mangerait jamais pain qui eût été acheté sur la place, ni ne mangerait jamais viande en pauvre vaisselle, comme de bois, ou de terre, qui ne coucherait jamais en lit, sinon qu'il fut mol, et enfondrant comme les undes de la mer quand elle est agitée jusques au fond, qui haste ses vallets servants à la table à coups de fouet et de bâton, et les fait courir avec sueur, criant après eux à pleine tête, comme s'ils portaient des cataplasmes à mettre sur une apostume fort enflammée, qui s'assujettit lui-même à une façon de vivre fort servile, hargneuse et querelleuse: celui-là, dis-je, ne se donne de garde que ne plus ne moins que par une toux continuelle, ou par fréquentes concussions, il contracte en son âme une disposition ulcereuse et catarreuse, qui à la fin lui cause une habitude de colère. Et pourtant faut-il par frugalité accoutumer son corps à se contenter facilement de peu: pource que ceux qui appetent peu, ne peuvent avoir faute de beaucoup: et n'y aura point de mal, commençant à la viande, se contenter sans dire mot de ce qu'il y aura, sans se courrouçer et tourmenter à la table, et en ce faisant donner un très facheux mets et à soi-même, et à toute la compagnie, qui est la colère:
Car présenter on ne nous saurait pas
Un plus fâcheux et plus mauvais repas,
que de voir battre vallets, tancer et injurier sa femme, pource que la viande sera brulée, ou qu'il y aura de la fumée en la sale, faute de sel sur table, ou que le pain sera trop dur. Arcesilaus donnait un jour à souper à quelques siens hostes étrangers, et à <p 61r> quelques-uns de ses amis, mais quand la viande fut apportée, il ne se trouva point de pain sur la table, parce que les serviteurs n'avaient pas eu le soin d'en acheter: pour laquelle faute, qui est celui de nous qui n'eût rompu les murailles à force de crier? mais lui ne s'en fit que rire: «Voyez, dit-il, s'il faut pas être sage pour bien dresser un banquet.» Et Socrates au sortir de l'exercice de la lutte ayant mené Euthydemus souper chez lui, Xantippé sa femme se print à le tancer et lui dire injure, tant que finablement elle renversa table et tout. Euthydemus se leva tout fâché pour s'en aller. Et Socrates lui dit, «Et comment, ne te souvient-il pas que devant hyer, ainsi que nous disnions chez toi, une poulle saulta sur la table, qui nous en fit tout autant, et nous ne nous en courrouçasmes pas pourtant?» car il faut recueillir ses amis avec une facilité, avec caresse, et avec un visage riant, non pas froncer ses sourcils, pour donner une frayeur et horreur à ses serviteurs. Et se faut semblablement accoutumer à se servir de tous vases et vaisselles indifféremment, et non pas s'astraindre à user de cettui-ci ou cettui-là sans autre, comme font aucuns, encore qu'il y ait grande compagnie, qui ont en particulière recommandation un certain gobelet ou une coupe ainsi en font-ils des burettes à huile, et des étrilles dont on se sert aux étuves: car ils mettent leur affection en quelqu'une entre toutes, et puis si elle vient à être rompue, ou esgarée et perdue, ils en sont extremement marris, et en battent leurs vallets. Parquoi ceux qui se sentent enclins à la colère, se doivent abstenir de faire provision de telles choses rares et exquises, comme de vases ou d'anneaux, et de pierres précieuses, pource que tels joyaux exquis et précieux, quand ils viennent à être perdus, mettent bien les hommes plus hors de sens, par colère, que si c'était chose de peu de prix, et que l'on pût facilement recouvrer: et pour ce dit-on, que l'Empereur Neron ayant une fois fait faire un pavillon à huit pans, beau, somptueux, et riche à merveilles, Senecque lui dit, Tu as montré en ce pavillon que tu es pauvre, pource que si une fois tu le perds, jamais plus tu n'en pourras recouvrer de pareil. Comme il advint, parce que la navire, en laquelle était ce pavillon, se perdit par naufrage: et Neron se souvenant de ce que lui en avait dit Senecque, porta la perte plus patiemment. Or l'aisance et facilité que l'on prend envers les choses, enseigne à être facile et aisé envers les serviteurs: et si l'on en devient aisé envers les serviteurs, il est certain qu'encore plus le devient on envers les amis et envers les sujets. Et nous voyons que les serfs nouvellement achetés s'enquirent de celui qui les a acquis, non pas s'il est superstitieux, ne s'il est envieux, mais s'il est colère: et bref ni les maris ne peuvent endurer la pudicité de leurs femmes, si elle est conjointe avec mauvaise tête et colère, ni les femmes les amours de leurs maris, ni les amis la conversation des uns avec les autres, tellement que ni le mariage, ni l'amitié ne sont point supportables avec la colère: mais sans colère l'ivresse même est légère à tolerer: car la ferule du dieu Bacchus, que est comme une canne, dont on donne sur la main aux enfants qui ont failli, est suffisante punition de l'ivrongne, pourvu que la colère ne s'y joigne point, qui rende Bacchus, au lieu de Lyaeus, et de Chorius, c'est à dire, chasseur d'ennuis, et balleur, Omestes et Maenoles, qui signifie cruel et furieux: encore quant à la fureur et manie, l'hellebore qui crait en l'îsle d'Anticyre la guérit, quand elle est seule: mais si une fois elle est mêlée avec la colère, elle produit des Tragoedies et cas si étranges, qu'ils semblement fables: et pourtant ne lui faut-il jamais donner lieu, non pas en jouant même, pource qu'elle tourne une caresse en inimitié: ni en devisant et conferant ensemble, pource que d'une conférence de lettres elle en fait une opiniâtre émulation et contention: ni en jugeant, pource qu'elle ajout insolence à l'authorité: ni en montrant aux enfants, pource qu'elle les met en desespoir, et leur fait haïr l'étude des lettres: ni en prosperité, pource qu'elle <p 61v> augmente l'envie qui accompagne la bonne fortune: ni en adversité, pource qu'elle ôte la misericorde, quand ceux qui sont tombés en mauvaise fortune se courroucent, et combattent à l'encontre de ceux qui ont compassion de leur malheur, comme fait Priam en Homere,
Allez vous en arrière de ma vue
Meschants truans, gens de nulle value
Puis que venez pour mon deuil consoler.
Au contraire, la facilité de moeurs donne secours aux uns, honore les autres, addoucit l'aigreur, et par sa douceur vient au dessus de toute rudesse et toute asperité de moeurs: comme fit Euclides à l'endroit de son frère, avec lequel étant entré en quelque contestation, comme son frère lui eût dit, «Je puisse mourir malement, si je ne me venge de toi:» Il lui répondit, «Mais je puisse mourir moi, si je ne te persuade gracieusement.» Il le gagna tout sur le champ, et lui changea la mauvaise volonté qu'il avait. Et Polemon, comme quelquefois un autre qui aimait fort les pierres précieuses, et était fort convoiteux d'avoir de beaux anneaux, le tançât et l'injuriât outrageusement, il ne lui répondit rien, mais il fit seulement semblant de regarder affectueusement l'un de ses anneaux, et de le bien considérer: l'autre en étant tout réjoui, lui dit incontinent, «Ne le regarde pas ainsi Polemon, mais à son jour, et il te semblera beaucoup plus beau.» Et Aristippus s'étant mis en colère à l'encontre d'Aeschines, comme quelqu'un qui les oyait contester lui eût dit, «Comment Aristippus, et où est votre amitié?» «Elle dort, répondit-il, mais je la réveillerai:» et s'approchant d'Aeschines, «Te semble-il que je sois si malheuruex, et si incurable, que je ne doive obtenir de toi un seul admonestement?» Et adonc Aeschines lui répondit, «Ce n'est point de merveille, si étant en toute autre chose de plus excellente nature que moi, tu as encore en ce point vu et connu devant moi ce qui était convenable de faire:» car comme dit le poète,
Non seulement la femme étant débile,
Mais un enfant de sa main imbêcile
Grattant tout doux le sanglier herissé,
Le tournera à son vouloir plissé,
Mieux qu'un lutteur, avec toute sa force,
Ne lui saurait donner la moindre entorse.
Mais nous apprivoisons les bêtes sauvages, et addoucissons des petits louveteaux, voire et portons quelquefois entre nos bras de petits lionceaux, et par une fureur de colère nous chassons arrière de nous et nos enfants, et nos amis, et familiers, et laschons à l'encontre de nos serviteurs domestiques et de nos citoyens la colère, comme une bête sauvage furieuse, en la déguisant à fausses enseignes d'un beau nom de haine des vices: mais c'est, à mon avis, comme des autres passions et perturbations de l'âme, comme de la timidité que nous surnommons prudence, de la prodigalité que nous appellons liberalité, de la superstition que nous disons religion, et ce pendant ne nous en pouvons sauver de pas une. Et néanmoins tout ainsi comme Zenon disait, que la semence de l'homme était une mixtion et composition extraite de toutes les puissances de l'âme: aussi pourrait-on, à mon avis, dire que la colère est une mêlange composée de toutes les passions de l'âme, car elle est tirée et extraite et de la douleur et de la volupté, et de l'insolence et audace: elle tient de l'envie, à ce qu'elle est bien aise de voir mal à autrui: elle a du meurtre et de la violence, car elle combat non pour se défendre et ne point souffrir, ains pour faire souffrir et ruiner autrui: et de la convoitise elle en a ce qui est le plus mal plaisant et le plus déshonnête, attendu que c'est une envie et appétit de faire mal à autrui. Et pourtant si d'aventure nous approchons de la maison d'un homme <p 62r> voluptueux et luxurieux, nous entendrons dés l'aube du jour une menétrière qui sonnera l'aubade, et verrons à la porte la lie du vin, comme disait quelqu'un, c'est à dire, les vomissemens de ceux qui y auront rendu leur gorge, des pièces de festons déchirés, et des pages et lacquais qui ivrongneront. Mais les marques et signes qui découvrent les hommes âpres et colères, vous les verrez imprimés sur les visages des serviteurs, des frisures et esgratigneures, et aux fers qu'ils auront aux pieds: Car au logis d'une personne sujet à l'ire et à la colère, il n'y a qu'une seule musique, se sont les lamentations et gémissements ou de dépensiers que l'on fouettera leans, ou de servantes que l'on y gehennera, de manière que vous aurez compassion des douleurs qu'il faut que souffre la colère és choses qu'elle convoite, et là où elle prend plaisir. Mais encore en ceux qui véritablement sont surpris de colère, comme il advient souvent pour la haine qu'ils portent aux vices et aux méchants, si faut-il en ôter ce qui est de trop et d'excessif, ensemble avec le trop de fiance et de créance que nous prenons en ceux qui conversent avec nous: car c'est l'une des causes qui plus engendre et augmente la colère, quand celui que nous avons tenu pour homme de bien se découvre méchant, et que nous avons estimé notre ami, tombe en quelque différent et querelle avec nous: car quant à moi, vous connaissez mon naturel, combien peu d'occasion il me faut à me faire aimer les hommes, et me fier en eux: et pourtant ne plus ne moins que ceux qui marchent sur solage faux et qui n'est pas ferme, tant plus je m'appuie par aimer sur quelqu'un, tant plus bronche-je lourdement, et tant plus suis-je marri, quand je me trouve deçeu. Et quant à l'inclination à l'aimer, il serait bien désormais mal aisé que j'en peusse retirer ce qui est de trop prompt et de trop volontaire: mais pour me garder de trop me fier, je pourrais à l'aventure me servir, comme d'une bride, de la prudence et circonspection retenue de Platon: car en recommandant le mathematicien Helicon il dit, qu'il le loue comme homme, c'est à dire, comme un animal qui de sa nature se mue et se change facilement: et de ceux qui avaient été bien nourris et bien institués à Athenes il dit encore, qu'il craint, qu'étant hommes et semence d'autres hommes, ils ne donnent à connaître la grande infirmité et imbecillité de la vie humaine: et Sophocles quand il dit,
Plus des humains les faits tu chercheras,
Plus mal que bien caché y trouveras,
il semble qu'il nous abbaisse, et nous rongne les ailes merveilleusement: toutefois cette difficulté à faire jugement des personnes, et malaisance à nous en contenter, nous rendra plus faciles en nos courroux: car toute chose soudaine et imprévue nous transporte promptement hors de nous-mêmes. Et faut aussi, comme Panaetius nous admoneste en quelque lieu, prattiquer la constances d'Anaxagoras: et comme lui quant on lui vint rapporter, que son fils était mort, répondit, Je savait bien que je l'avais engendré mortel: aussi à chaque faute qui nous aiguisera la colère, nous pourrons répondre, Je savais bien que je n'avais pas acheté un esclave qui fut sage comme un philosophe: Je savais bien que j'avais acquis un ami, qui pouvait bien faillir: Je savais bien que la femme que j'avais épousée était femme. Mais si quelqu'un davantage y voulait encore ajouter ce refrein de Platon, Ne suis-je point moi-même en quelque chose tel? et détournait ainsi la discussion de son jugement du dehors au dedans, et entrejetait un peu parmi le reprendre autrui, la crainte d'être repris lui-même, il ne serait à l'aventure pas si âpre à condamner les autres pour leurs vices, quand il verrait que lui-même aurait tant de besoin de pardon. Mais à l'opposite chacun de nous étant en colère, et punissant autrui, prononce des sentences d'un Aristides, ou d'un Caton, Ne dérobe plus, Ne ments plus, pourquoi es-tu si paresseux? et, qui est plus laid que tout, nous <p 62v> reprenons en colère ceux qui se courroucent et colèrent, et les fautes qui ont été commises par colère, nous les punissons nous mêmes en colère, non pas en la sorte que font les médecins,
Qui d'un drogue et médecine amère
Vont détrempant le fiel de la colère.
car nous l'augmentons, et la brouillons encore davantage. Quand doncques quelques-fois je me mets à par moi en ces discours, je tâche quant-et-quant à retrancher quelque chose de la curiosité: car de vouloir exquisement rechercher et découvrir toutes choses, pourquoi un vallet aura failli à faire ce qu'on lui aura commandé, ce qu'aura fait un ami, à quoi s'amusera un fils, ce qu'aura dit en l'aureille une femme, tout cela n'engendre que de continuelles riottes journellement, lesquelles enfin se terminent en une âpreté et malaisance de moeurs: car, comme dit quelque part Euripide,
Dieu met la main à toute chose grande,
Mais tout le reste à fortune il commande.
quant à moi, je ne cuide pas qu'il faille rien commettre à la fortune, ni moins encore passer en nonchaloir à un homme de bon sens, mais de quelques choses se fier et s'en rapporter à sa femme, de quelques autres à ses serviteurs, d'autres à ses amis, comme ayants sous eux des commis, des receveurs, et administrateurs, en se retenant à lui, et à la disposition de son jugement, les principales et de plus grande importance: car tout ainsi comme les petites lettres offensent et poignent plus les yeux, d'autant qu'elles les tendent plus, aussi les petits affaires émeuvent plus la colère, qui de là en prend une mauvaise accoutumance pour les plus grands. Puis, après tout, j'ai estimé que ce precepte d'Empedocles était grand et divin,
Maintiens-toi sobre, et net de tout péché.
Ce reste semble avoir été ajouté par quelque Chrestien, et n'est point du style de l'autheur, aussi louois-je grandement ces observations, comme étant honnêtes et bien séantes à homme faisant profession de sapience, vouer en ses prières de s'abstenir un an durant de femmes, et de vin, honorant ainsi Dieu de cette continence, ou bien de s'abstenir un temps certain et limité de toute vaine parole, prenant garde à soi de ne dire jamais ni en jeu, ni à bon escient, parole qui ne soit véritable: et premièrement je m'accoutumois à passer quelque peu de jours sans me courroucer pour quelque occasion que ce fut, comme de m'enivrer, ou de boire du vin, ne plus ne moins que si je sacrifiois à Dieu un sacrifice sans effusion de vin, ains seulement de miel: et puis m'essayant pour un mois ou pour deux, je gagnois ainsi petit à petit en avant du temps, m'exerçant de tout mon pouvoir à la patience, ou me contregardant avec tous bons et honnêtes propos, gracieux, doux et paisibles, pur et net de toutes mauvaises paroles, de méchantes actions, et d'une passion, qui pour un bien peu de plaisir, et icelui encore peu honnête, apporte de grands troubles, et finalement une repentance très vilaine. Dont avec la grâce de Dieu qui m'y aidait, à mon avis, l'expérience m'a donné évidemment à connaître, que cette mansuetude, clemence, benignité et debonnaireté, n'est à nul des familiers qui vivent et conversent ordinairement ensemble, si douce, si agréable, ne si plaisante, qu'elle est à ceux mêmes qui l'ont imprimée en leur âme.<p 63r>

IX. De la curiosité.
LE meilleur serait, à l'aventure, de ne se tenir du tout point en maison qui fut mal aérée, mal percée, obscure, froide, et mal saine: mais encore si pour l'avoir de long temps accoutumée aucun y voulait demeurer, il y pourrait en remuant les vues, en changeant la montée, en ouvrant quelques huis, et en fermant quelques autres, la rendre plus claire, mieux à propos exposée au vent, et plus salubre: car on a amendé des villes mêmes toutes entières, par semblables remuemens: comme l'on dit que Chaeron anciennement tourna la ville de ma naissance, Chaeronée, devers le Soleil levant, laquelle auparavant regardait vers le Ponant, et recevait le couchant du côté du mont de Parnasse: et le Philosophe naturel Empedocles ayant fait étouper une bouche et ouverture de montaigne, de laquelle il sortait un vent de Midi pesant et pestilent à toute la campagne d'au dessous, ôta l'occasion de la pestilence qui était par avant ordinaire en toute la contrée. Pour autant donc qu'il y a des passions de l'âme pestilentes et dommageables, comme celles qui lui apportent travail, tourmente, et obscurité, le meilleur serait les chasser de tout point, et les jeter entièrement par terre, pour se donner à soi-même une vue libre, une lumière claire, et un vent salubre, ou pour le moins les rechanger et rhabiller, en les changeant ou détournant autrement: comme pour exemple, sans en chercher plus loin, la curiosité est un désir de savoir les tares et imperfections d'autrui, qui est un vice ordinairement conjoint avec envie et malignité: car pourquoi est-ce, homme par trop envieux, que tu vois si clair és affaires d'autrui, et si peu és tiens propres? détourne un peu du dehors, et retourne au dedans ta curiosité, si tant est que tu prennes plaisir à savoir et entendre des maux, tu trouveras bien chez toymesms à quoi passer ton temps:
Autant que d'eau autour d'une île il passe,
Et qu'en un bois de feuilles il s'amasse,
autant trouveras-tu de péchés en ta vie, de passions en ton âme, et d'omissions en ton devoir. Car comme Zenophon dit, que chez les bons ménagers il y a lieu propre pour les utensiles destinés à l'usage des sacrifices, autre lieu pour la vaisselle de table, et qu'ailleurs sont situés les instruments du labourage, et ailleurs à part ceux qui sont nécessaires à la guerre: aussi trouveras-tu en toi des maux qui procèdent les uns d'envie, les autres de jalousie, les autres de lâcheté, et les autres de chicheté: amuse toi à les revisiter, à les considérer: étoupe et bousches toutes les advenues, et toutes les portes et fenestres qui regardent chez tes voisins, et en ouvre d'autres qui répondent à ta chambre, au cabinet de ta femme, au logis de tes serviteurs, là tu trouveras à quoi t'amuser avec profit et sans malignité, là tu trouveras des occupations profitables et salutaires, si tu aimes tant à enquérir et rechercher ce qui est caché, pourvu que chacun veuille dire à part soi,
Où ai-je été? qu'ai-je fait ou mesfait?
Qu'ai-je oublié que je deusse avoir fait?
Mais maintenant, ainsi comme les fables disent, que la fée Lamia ne fait que chanter quand elle est en sa maison étant aveugle, d'autant qu'elle a serré ses yeux en un vaisseau à part: mais quand elle sort dehors, elle se les remet, et voit alors: aussi chacun de nous au dehors, et pour contempler les autres, ajoute à la male intention la curiosité, comme un oeil, et en nos propres défauts, et en nos maux nous avons la barlue par ignorance à tout propos, à faute d'y employer les yeux et la clarté de la lumière. Voila pourquoi le curieux est plus utile à ses ennemis qu'il n'est pas à luymême, d'autant qu'il découvre, met en évidence, et leur montre, ce dont il <p 63v> se faut garder, et ce qu'ils doivent corriger, et ce pendant il ne voit pas la plupart de ce qui est chez lui, tant il est ébloui à regarder ce qui est au dehors: mais Ulysses homme sage ne voulut pas même parler à sa propre mère devant qu'il eût enquis et entendu du prophète, ce pourquoi il était descendu aux enfers, et après qu'il l'eut entendu, alors il se tourna à parler et à sa mère et aux autres, femmes, demandant qui était Tyro, qui était la belle Chloris, et pour quelle occasion Epicaste était morte,
S'étant pendue avec un las mortel
Aux soliveaux du haut de son hostel.
Mais, au contraire, nous mettants à non-chaloir, et ne nous souciants point de savoir ce qui nous touche, allons rechercher la genealogie des autres, que le grand père de notre voisin était venu de la Syrie, que sa nourrice était Thraciene, que un tel doit trois talents, et n'en a point encore payé les arrerages: et nous enquérons de telles choses, d'où revenait la femme d'un tel, et qu'était ce qu'un tel et un tel disaient à part en un coin. Au contraire, Socrates allait çà et là enquérant de quelles raisons usait Pythagoras pour persuader les hommes, et Aristippus en la solennité et assemblée des jeux Olympiques se rencontrant en la compagnie d'Ischomachus, lui demanda de quelles persuasions usait Socrates pour rendre les jeunes hommes si fort affectionnés à lui: et comme l'autre lui en eût communiqué quelque petit de semence et de montre, il en fut si passionné que son corps en devint incontinent tout fondu, pasle et défait, jusques à ce que s'en étant allé à Athenes avec cette ardente soif, il en puisa à la source même, et connut le personnage, oit ses discours, et sut que c'est de la Philosophie, de laquelle la fin est, connaître ses maux, et le moyen de s'en délivrer: mais il y en a qui pour rien ne veulent voir leur vie, comme leur étant un très malplaisant spectacle, ni replier et retourner leur raison comme une lumière sur eux-mêmes, ains leur âme étant pleine de toutes sortes de maux, et redoutant et craignant ce qu'elle sent au dedans d'elle-même, saute dehors, et va errant çà et là à rechercher les faits d'autrui, nourrissant et engraissant ainsi sa malignité: car ainsi que la poule, bien souvent qu'on lui aura mis à manger devant elle, s'en ira néanmoins gratter en un coin, là où elle aura peut être aperçu en un fumier quelque grain d'orge: semblement aussi les curieux, passants par-dessus les propos exposés à chacun, et les histoires dont chacun parle, et que l'on ne défend point d'enquérir, ni n'est on point marri quand on les demande, vont recueillant et amassant les maux secrets et cachés de toute la maison. Et toutefois la réponse de l'Aegyptien fut gentille et bien à propos à celui qui lui demandait, que c'était qu'il portait enveloppé: «c'est afin que tu ne le saches pas, qu'il est enveloppé.» Aussi toi curieux pourquoi vas-tu recherchant ce qui est caché? car si ce n'était quelque chose de mal on ne le cacherait pas: et si y a plus, que l'on n'a pas accoutumé d'entrer de plein vol en la maison d'autrui sans frapper à la porte, et maintenant on use de portier pour même occasion, mais anciennenement on avait des marteaux attachés aux portes dont on tabourait, pour advertir ceux de dedans, à fin qu'un étranger ne surprît point la maîtresse au milieu de la maison, ou la fille à marier, ou un serviteur que l'on fouetterait, ou des chambrières qui tanceraient, mais c'est là où plus volontiers le curieux se glisse: de manière qu'il ne verrait pas volontiers, encore qu'on l'en priast, une maison honnête et bien composée: mais ce pourquoi on use de clef, de verrou, et de porte, c'est ce qu'il appete découvrir, et le mettre en vue de tout le monde. Et toutefois, comme disait Ariston, les vents que nous haïssons le plus, ce sont ceux qui nous rebrassent nos habillements: mais le curieux ne rebrasse pas seulement les robes et les saies de ses voisins, mais il ouvre jusques aux parois, il ouvre tout arrière les portes, et pénétre même à travers le corps de la tendre pucelle, comme un vent, enquérant de ses jeux, ses danses et ses veilles, et les <p 64r> calumniant: et comme le poète comique se moquant de Cleon dit, que
Ses deux mains sont au pays d'Aetolie,
Et son esprit est en la Clopidie,
voulant dire qu'il ne faisait que demander, que prendre et dérober: aussi l'entendement du curieux est tout ensemble és palais des riches, et maisonnettes des pauvres, és cours des Rois, és chambres des nouveaux mariés: il furette toutes choses, et s'enquiert des affaires des passans, des seigneurs et capitaines, et quelquefois non sans danger: ains comme si quelqu'un par curiosité d'apprendre la qualité de l'Aconite, en goûtait, se trouverait mort avant qu'il en sût rien connaître: aussi ceux qui recherchent les maux des grands, se perdent eux-mêmes avant que d'en pouvoir rien savoir: car ceux qui ne se contentent pas de la lumière abondante des rayons du Soleil, qui s'épandent si clairement sur toutes choses, ains veulent à plein fond regarder le cercle même de son corps, en osant se promettre qu'ils pénétreront sa clarté, et entreront des yeux à force au beau milieu, ils s'aveuglent. Et pourtant Philippides le joueur de Comoedies répondit un jour bien sagement au Roi Lysimachus qui lui disoit, «Que veux tu que je te communique de mes biens, Philippides» «Ce qu'il vous plaira, Sire, dit-il, pourvu que ce ne soit point de vos secrets.» Car ce qu'il y a de plus beau et de plus plaisant en l'état des Rois se montre au dehors, exposé à la vue d'un chacun: comme sont leurs festins, leurs richesses, leurs fêtes, leurs liberalités et magnificences, mais s'il y a quelque chose de caché et secret, ne vous en approchés pas. La joie d'un Roi en prosperité ne se cache point, ni son rire quand il est en ses bonnes, ni quand il se prepare à faire quelque grâce et quelque liberalité: mais s'il y a quelque chose de secret, c'est cela qui est formidable, triste, non approchable, et où il n'y a pas matière de rire: car ce sera ou un amas de rancune couverte, ou un projet de quelque vengeance, ou une jalousie de femme, ou une défiance de quelques-uns de ses mignons, ou une suspicion de son fils. fui cette épaisse et noire nuée, tu verras bien quel tonnerre et quel éclaire elle jettera quand ce qui est maintenant caché viendra à se crever. Quel moyen doncques y a il de la fuir? c'est de detourner et tirer ailleurs la curiosité, mêmement à rechercher les choses qui sont et plus belles et plus honnêtes: recherche ce qui est au ciel, ce qui est en la terre, en l'air, en la mer. Tu demandes à voir ou de grandes ou de petites choses: si tu en aimes à voir de grandes, recherche le Soleil, enquiers toi là où il descend, de là où il monte: cherche la cause des mutations qui se font en la Lune, comme tu ferais les changements d'un homme: comment est-ce qu'elle a perdu une si grande lumière, d'où est-ce qu'elle l'a depuis recouvrée, et comment est-ce que,
premièrement de non point apparente
Elle se montre un petit éclairante,
Embellissant sa belle face ronde,
Et l'emplissant de lumière feconde:
Puis de rechef se va diminuant,
Et s'en retourne en son premier néant.
et cela sont des secrets de nature: mais elle n'est pas marrie quand on les recherche. Tu défies tu de pouvoir trouver les grandes choses? recherche les petites: Comment est-ce qu'entre les arbres les uns sont toujours verds, floris, revètus de leurs beaux habillements, et montrent leurs richesses en tout temps: les autres sont aucunefois semblables à ceux-là, mais puis après, ayants, comme un mauvais ménager, tout à un coup mis hors et dépendu tout leur bien, ils demeurent tout nuds et pauvres: et pourquoi est-ce que les uns produisent leurs fruits ronds, les autres longs, et les autres angulaires: car il n'y a mal ni danger quelconque à toutes ces enquêtes-là. Mais s'il est forcé que la curiosité s'applique toujours à rechercher choses mauvaises, comme <p 64v> un serpent venimeux se nourrit et se tient toujours en lieux pestilents, menons la à la lecture des histoires, et lui présentons abondance et affluence de tous maux: car là elle trouvera des ruines d'hommes, pertes de biens, corruptions de femmes, des serviteurs qui se sont élevés contre leurs maîtres, calomnie d'amis, empoisonnements, envies, jalousies, destructions de maisons, éversions de Royaumes et de seigneuries: saoule t'en, rempli t'en, prends y tant que tu voudras de plaisir, tu ne fâcheras, ni ne ennuyras personne de ceux avec qui tu converseras: mais il semble que la curiosité ne se délecte pas de maux qui soient déjà rances, et vieux, ains tous frais et tous recens, et qu'elle prenne plus de plaisir à voir toujours de nouvelles Tragoedies: car quant aux comoedies et spectacles de joyeuseté, elle ne s'y arrête pas volontiers. Et pourtant si quelqu'un raconte l'appareil d'une noce, ou d'un sacrifice, ou d'un montre, le curieux s'écoutera froidement, et négligemmment, et dira qu'il l'aura déjà entendu d'ailleurs, commandera à celui qui fait le conte, qu'il passe cela, ou qu'il l'abbrege: mais si quelqu'un assis bec à bec raconte comme une fille aura été despucellée, ou une femme violée, ou un proces qui se va commencer, ou une querelle dressée entre deux frères, alors il ne sommeille ne il ne vague pas,
Ains pour ouïr le conte il s'appareille,
En approchant soigneusement l'oreille. Et cette sentence,
Hélas que l'homme est prompt à écouter
Plus tôt le mal, que le bien raconter!
cela proprement est dit à la vérité touchant la curiosité: car ainsi comme les cornets et ventoses attirent du cuir ce qu'il y a de pire, aussi les aureilles des curieux attirent tous les plus mauvais propos qui soient: ou pour mieux dire, comme les villes et cités ont des portes maudites et malencontreuses, par lesquelles elles font sortir ceux que l'on méne executer à la mort, et par où elles jettent hors les ordures, et les hosties d'execration et de malediction, et jamais n'y entre, ni n'en sort chose qui soit nette, sainte, ni sacrée: aussi les aureilles du curieux sont de pareille nature, car il n'y passe rien qui soit gentil, ni bon, ni honnête, ains toujours y traversent et hantent paroles sanglantes, apportants quand et elles des contes execrables, pollus, et contaminés,
Larmes et pleurs sont en toute saison
Le Rossignol qu'on oit en ma maison.
Cela est la seule Muse, la seule Sirene des curieux: il n'y a rien qu'ils oyent plus volontiers, car curiosité est une convoitise d'ouïr les choses que l'on tient closes et cachées: or n'y a il personne qui cache un bien qu'il possede, vu que bien souvent on simule d'en avoir que l'on n'a pas: ainsi le curieux convoitant de savoir et entendre des maux, est entaché de cet malheureté, que les Grecs appellent Epichaere-kakia, qui signifie joie du mal d'autrui, passion que est soeur germaine de l'envie, d'autant qu'envie est douleur du bien d'autrui, et l'autre perversité, est joie du mal: toutes lesquelles deux passions procèdent d'une perverse racine et d'une autre passion sauvage et cruelle, qui est la malignité. Or est-il si fâcheux et si moleste à un chacun de découvrir les maux secrets qu'il a, que plusieurs ont mieux aimé se laisser mourir, que de déclarer aux médecins les maladies cachées qu'ils enduraient: car supposez que Erophilus ou Erasistratus, ou bien Aesculapius même du temps qu'il était encore homme, vint en votre maison vous demander, à un homme s'il aurait une fistule au fondement, ou si c'était une femme, si elle aurait point un chancre en la matrice, ayant en sa main les outils de chirurgie, et les drogues qui sont propres à la guarison de tels maux: qui est celui qui ne chassât bien au loin un tel médecin, qui sans attendre que l'on eût affaire de lui, et que l'on l'eût mandé, viendrait de gaieté de coeur, et de son propre mouvement, pour entendre les maux d'autrui, encore que la curiosité et le soin de bien particulièrement enquérir, soit salutaire en cet <p 65r> art là? là où les curieux recherchent en autrui ces mêmes maux là, et d'autres encore pires: il est vrai que ce n'est pas pour les guérir, mais seulement pour les découvrir: au moyen de quoi ils sont à bon droit haïs de tout le monde. Car nous haïssons les gabelleurs, et sommes marris contre eux, non quand ils font payer la gabelle pour les hardes que l'on fait entrer à découvert en la ville, mais quand ils viennent rechercher et fureter les besognes et hardes d'autrui, encore que l'authorité publique leur donne loi de ce faire, et qu'ils reçoivent dommage quand ils ne le font pas: mais au contraire, les curieux laissent perdre et abandonnent leurs affaires propres, pour vaquer à enquérir ceux d'autrui. Ils ne vont pas souvent aux champs, d'autant qu'ils ne peuvent supporter le requoi ni le silence de la solitude: mais si d'aventure après un long espace de temps, il leur advient d'y aller, ils jetteront plutôt l'oeil sur les vignes de leurs voisins que sur les leurs, et s'enquérront combien de boeufs seront morts à leur voisin, ou combien de muids de vin lui seront aigris, et soudain après qu'ils se seront emplis de telles curieuses demandes, ils s'en refuiront à la ville. Car le vrai et bon laboureur ne se souciera mêmes des nouvelles qui sans s'en enquérir lui viendront de la ville: car il dit,
Puis en marrant il me racontera
sous quelles lois paix faite se sera:
Car le méchant fait métier de s'enquérre,
Allant par tout, et de paix et de guerre.
8. Mais les curieux fuyants le labourage et l'agriculture, comme chose vaine et froide, qui ne produit point de grand cas, se jettent au milieu d'un Senat, d'un tribune où les harangues se font au peuple sur la place, au plus fréquent lieu du port où abordent les navires: Et bien, y a il rien de nouveau? Comment, n'as tu pas été ce matin sur la place? Penses-tu que la ville se soit changée en trois heures? Si quelqu'un d'aventure lui fait ouverture de tels propos, s'il est à cheval, mettant pied à terre, il l'ambrassera, il le baisera, et dressera les aureilles: mais si celui qu'il rencontrera en son chemin lui dit, qu'il n'y a rien de nouveau, il lui répondra lors, Que dis-tu? n'as tu pas passé par la place? n'as tu point été au palais? et n'as tu point parlé à ceux qui sont venus d'Italie? Voilà pourquoi j'estime, que les magistrats de la ville de Locres font bien: car si quelqu'un de leurs bourgeois revenant des champs en la ville, demande, Et bien, y a il rien de nouveau? ils le condamnent à l'amende: parce que comme les cuisiniers pour bien ruer en cuisine ne demandent autre chose, que qu'il y ait force gibier, et les pêcheurs force poisson: aussi les curieux ne souhaittent que qu'il y ait grande abondance de maux, et grand nombre d'affaires, grandes nouveautés, grands changements, à celle fin qu'ils aient toujours dequoi chasser, et que tuer. Aussi fit sagement le legislateur des Thuriens, quand il défendit de farcer ne moquer aucun és jeux publiques et comedies, sinon les adulteres et les curieux: car il semble que l'adultère soit une espèce de curiosité, de rechercher la volupté d'autrui, et une inquisition et recherche de ce que l'on garde caché, et que l'on ne veut pas être vu de tout le monde. Et la curiosité semble être un déliement, violement et découvrement des choses secrètes: or est il que communément ceux qui enquirent et savent beaucoup, parlent aussi beaucoup: c'est pourquoi Pythagoras ordonna aux jeunes gens cinq années de silence, qu'il appella Echemythie, c'est à dire, tenir sa langue. Mais il est du tout nécessaire, que medisance soit conjointe à curiosité, car ce qu'ils oyent volontiers: ils le redisent aussi volontiers: et ce qu'ils recueillent soigneusement des autres, ils le départent encore plus volontiers à d'autres. D'où vient qu'outre les autres maux que ce vice-là contient, encore a-il celui-là, qu'il est contraire à sa propre convoitise: car il convoite savoir beaucoup, et chacun le fuit et se donne garde de lui. Car on n'a pas à plaisir de faire rien qu'il voie, ne dire rien qu'il oye: ains s'il <p 65v> est question de consulter quelque affaire, on en remet la délibération, et en diffère l'on la conclusion, jusques à ce que celui-là tel s'en soit allé: et si l'on tient quelque propos de secret, ou que l'on face aucune chose de conséquence, et il y survient un curieux, on l'ôte incontinent, et la cache l'on, ne plus ne moins que de la viande qui est en prise, quand on voit passer un chat: de manière que le plus souvent ce que l'on dit, et que l'on fait devant les autres, on le tait et le cele devant celui-là seul. Voilà pourquoi conséquemment il est privé de toute foi, que nul ne se fie plus en lui, tellement que nous fions plutôt des lettres missives, ou notre cachet, à des serviteurs ou à des étrangers, que non pas à des parents, familiers et amis, qui aient ce vice d'être curieux. Bien autrement fit le sage Bellerophon, lequel ne voulut pas ouvrir les lettres qu'il portait, encore qu'il sût bien qu'elles étaient écrites contre lui, et s'abstint de toucher à la missive du Roi, tout ainsi qu'il n'avait pas voulu toucher à sa femme, par la même vertu de continence: car la curiosité est une incontinence, comme l'adultère: mais outre l'intempérance il y a une folie, et une resverie extreme: car c'est bien être insensé et hors du sens extremement, que laissant tant de femmes communes et publiques, vouloir pénétrer à grands frais et grande dépense jusques à une qui sera tenue sous la clef, et qui bien souvent sera laide. Tout autant en font les curieux: car mettants en arrière plusieurs belles et plaisantes choses à voir et à ouïr, et plusieurs honnêtes passetemps et exercices, ils se mettront à crocheter les lettres missives d'autrui, ils approcheront l'oreille contre les parois des maisons d'autrui, pour écouter ce qui se dit et se fait au dedans, ils iront oreiller ce que des vallets ou des chambrières caqueteront en un coin, quelquefois avec danger, mais toujours avec honte et déshonneur: pourtant serait-il très utile aux curieux, pour les divertir de ce vice-là, se résouvenir des choses qu'ils auraient auparavant sues et entendues: car si, comme Simonides soûlait dire, que quand par intervalles de temps il venait à ouvrir ses coffres, il trouvait toujours celui des salaires plein, et celui des grâces vide: aussi si quelqu'un après une espace de temps venait à ouvrir l'armoire ou l'arrière bouticque de la curiosité, et regardait au fond, la trouvant toute pleine de choses inutiles, malplaisantes et vaines, à l'aventure lui semblerait cet amas-là bien fâcheux, et que celui qui l'aurait fait, aurait eu bien peu d'affaires. Car voyez, si quelqu'un feuilletant les écrits des anciens, en allait elisant et triant ce qu'il y aurait de pire, et en composait un livre, comme des vers d'Homere défectueux, commençants par une syllabe brève, ou des incongruités que l'on rencontre és Tragoedies, ou des objections vilaines et déshonnêtes que fait Archilochus à l'encontre du sexe feminin, en se diffamant lui-même: celui-là ne serait-il pas digne de cette tragique malediction,
Maudit sois tu, qui vas faisant recueil,
Des maux de ceux qui gisent au cercueil?
mais sans cette malediction, c'est à lui un amas qui ne lui apporte ni honneur, ni profit, d'aller ainsi par tout recueillir les fautes d'autrui: comme on dit que Philippus fit un amas des plus méchants et plus incorrigibles hommes qui fussent de son temps, lesquels il logea ensemble dans une ville qu'il fit bâtir, et l'appella Poneropolis, c'est à dire, la ville des méchants: aussi les curieux en recueillant et amassant de tous côtés les fautes et imperfections, non des vers, ni des poèmes, mais des vies des hommes, font de leur mémoire un archive et registre fort malplaisant, et de fort mauvaise grâce, qu'ils portent toujours quand et eux. Et tout ainsi comme à Rome il y a des personnes qui ne se soucient point d'acheter de belles peintures ni de belles statues, non pas mêmes de beaux garçons, ni de belles filles de celles que l'on expose en vente, ains s'adonnent à acheter affectueusement des montres en nature, comme qui n'ont point de jambes, ou qui ont les bras tournés au contraire, qui ont trois yeux, <p 66r> ou la tête d'une austruche, prenants plaisir à les regarder, et à rechercher s'il y a point
De corps mêlé de diverses espèces,
montre avorté de l'un et l'autre sexes:
mais qui nous menerait ordinairement voir de tels spectacles, on s'en fâcherait incontinent, et feraient mal au coeur à les voir: Aussi ceux qui curieusement vont rechercher les imperfections des autres, les infamies des races, les fautes et erreurs advenues és maisons d'autrui, ils doivent r'appeler en leur mémoire comme les premières telles observations ne leur ont apporté ni plaisir aucun ni profit. Or l'un des plus grands moiens pour divertir cette vicieuse passion, c'est l'accoutumance, si commençans de loin nous nous exerceons et accoutumons à cette continence, car l'accroissement se fait par l'accoutumance, gagnant le mal toujours petit à petit en avant: mais comment il s'y faut accoutumer, nous le saurons et entendrons en parlant de l'exercitation. premièrement doncques nous commencerons aux plus petites et plus légères choses: car quelle difficulté y a-il en passant chemin de ne s'amuser point à lire les inscriptions des sepultures? ou quelle peine est-ce qu'en se promenant passer des yeux outre les écriteaux qui s'écrivent contre les murailles, en supposant une maxime, qu'il n'y a rien qui soit ni profitable ni plaisant? car ce sera quelqu'un qui fera mention d'un autre en bonne part, ou, celui-là est le meilleur ami que j'aie, et plusieurs autres écrits pleins de telle badinerie, lesquels semblent n'apporter point de mal pour les lire, mais ils en apportent secrètement beaucoup, d'autant qu'ils engendrent une coutume de rechercher ce que l'on ne doit pas enquérir: et comme les veneurs n'endurent pas que leurs chiens se dévoyent, ne qu'ils poursuivent toutes odeurs, ains les retiennent et retirent en arrière avec leurs traits, pour garder le nez et le sentiment pur et net, à ce qui est propre à leur office, à fin qu'ils soient plus ardents à suivre la trace,
Suivants avec le sentiment du nez
Les animaux qui seront détournés.
aussi faut-il ôter au curieux ses saillies et ses courses à vouloir tout écouter et tout regarder, et en le tenant de court, le tirer et détourner à voir et ouïr seulement ce qui est utile. Car ainsi comme les aigles et les lions en marchant reserrent leurs ongles au dedans, de peur qu'ils n'en usent et emoussent les pointes: aussi estimants que la curiosité a quelque partie du désir de beaucoup savoir et apprendre, gardons nous que nous ne l'employons et la rebouschons en choses mauvaises et viles. Secondement accoutumons nous en passant par devant la porte d'autrui, de ne regarder point dedans, et ne toucher point de l'oeil à chose qui y soit, comme étant l'oeil l'une des mains de la curiosité, ains ayons toujours devant les yeux le dire de Xenocrates, qui disait, qu'il n'y avait point de différence entre mettre les yeux ou les pieds en la maison d'autrui: car ce n'est chose ni juste, ni honnête, ni plaisant à voir.
Laid à voir est le dedans, étranger.
car qu'est-ce pour le plus ordinaire, sinon telles choses, des utensiles de ménage, qui seront l'un deçà l'autre delà, des chambrières assises, et rien d'importance ni de plaisir? mais cette torse de regard qui tord l'âme quant et quant, et ce détournement en est laid, et la coutume n'en vaut rien qui soit. Diogenes voyant un jour Dioxippus qui faisait son entrée sur un chariot triomphal en la ville, pour avoir gagné le prix és jeux Olympiques, et observant qu'il ne pouvait retirer ses yeux de contempler une belle jeune dame qui regardait l'entrée, ains la suivait toujours de l'oeil, et se retournait vers elle: voyez, dit-il, notre champion victorieux et triomphant qu'une jeune garse emmène par le collet. Aussi verriez vous que les curieux ordinairement sont sujets à tordre le col, et se retourner à tout ce qu'ils voyent et qu'ils oyent, après qu'ils ont fait par accoutumance une habitude de jeter les yeux par <p 66v> tout: car il ne faut pas, à mon avis, que le sentiment exterieur vague et rage à son plaisir, comme une chambrière dissolue et mal apprise, ains faut que quand il est envoyé par la raison devers les choses, après avoir communiqué et traité avec elles, qu'il s'en retourne incontinent devers sa maîtresse pour en faire son rapport, et puis derechef se rasseoir au dedans de l'âme, étant toujours attentif à ce que la raison lui commandera: mais maintenant il se fait ce que dit Sophocles,
Comme chevaux effrenés et sans bride,
Raison à force emportent qui les guide.
Les sentiments qui n'ont pas été bien instruits ne bien exercités, courants devant le commandement de la raison, tirent quant et eux bien souvent et precipitent l'entendement là où il ne faudrait point: pourtant est-ce chose fausse qui se dit communement, que Democritus le philosophe s'esteignit la vue en fichant et appuyant les yeux sur un miroir ardant, et recevant la réverbération de la lumière d'icelui, à fin qu'ils ne lui apportassent aucun destourbier en evoquant souvent la pensée au dehors, ains la laissant au dedans en la maison, pour vaquer au discours des choses intellectuelles, étant comme fenestres, répondantes sur le chemin, bouschées. Bien est-il vrai, que ceux qui besognent beaucoup de l'entendement, se servent bien peu du sentiment. C'est pourquoi ils bâtissaient anciennement les temples des Muses, lieux destinés à l'étude, qu'ils appellaient Musaées, le plus loin qu'ils pouvaient des villes, et appellaient la nuit, Euphroné, comme qui dirait la sage, estimants que la solitude, le repos, et le n'être point destourbé, servent beaucoup à la contemplation et invention des choses que l'on cherche de l'entendement. davantage il n'est pas non plus malaisé, ne difficile, quand il y a d'aventure quelques hommes qui tancent et s'injurient les uns les autres sur la place, de ne s'en approcher point, ni quand il se fait un concours de plusieurs personnes, pour quelque occasion, ne s'en bouger point, ains demeurer en sa place: et si tu ne t'y peux tenir, te lever et t'en aller ailleurs: car tu ne gagneras rien à te mêler parmi les curieux, et recevras grand profit en divertissant à force la curiosité, et la réprimant et contraignant par accoutumance d'obeïr à la raison. Et pour tendre et roidir encore plus l'exercitation, il sera bon quand il se jouera quelque jeu dedans le théâtre, qui retiendra fort les spectateurs, passer outre, et repousser tes amis qui te voudront mener voir un excellent balladin, ou un excellent joueur de comoedies, ni se retourner quand on oyra quelque clameur ou quelque bruit, procédant de la carrière où l'on fait au jeu de prix courir les chevaux: car ainsi comme Socrates conseillait de s'abstenir des viandes qui provoquent les hommes à manger quand ils n'ont point de faim, et les breuvages qui convient à boire, encore que l'on n'ait point de soif: aussi faut-il que nous fuyons, et nous gardions de voir ni d'ouïr chose, quelle qu'elle soit, qui nous arrête ou retienne quand il n'en est point de besoin. Le bon Cyrus ne voulait pas voir la belle Panthea, et comme Araspes l'un de ses mignons lui dît, que sa beauté était bien chose digne de voir: «Voilà pourquoi, dit-il, il vaut doncques mieux du tout s'abstenir de l'aller voir: car si maintenant à ta persuasion je l'allais voir, à l'aventure que ci-après elle-même m'induirait d'y aller, encore que je n'en eusse pas le loisir, et me seoir auprès d'elle pour contempler sa beauté, en laissant ce pendant aller plusieurs affaires de grand importance.» Semblablement Alexandre ne voulut point aller voir la femme de Darius, bien que l'on lui dît que c'était une fort belle jeune dame, ains allant visiter sa mère, qui était déjà vieille, s'abstint de voir l'autre qui était belle et jeune: mais nous, jetants les yeux jusques dedans les littieres des femmes, et nous pendants à leurs fenestres, ne cuidons pas commettre aucune faute, en laissant ainsi la curiosité glisser et couler à tout ce qu'elle veut. Aussi est il expédient pour s'exercer à la justice, laisser à prendre quelquefois ce que l'on pourrait bien justement faire, <p 67r> à fin de s'accoutumer à s'abstenir tant plus de prendre rien injustement. Semblablement aussi pour s'accoutumer à la tempérance, s'abstenir quelquefois d'habiter avec sa propre femme, afin que jamais on ne soit ému de la convoitise de celle d'autrui. Te servant donc de cette façon de faire encore contre la curiosité, parforce toi de ne faire pas semblant de voir ni d'ouïr quelque chose que t'appartienne: et si quelqu'un te veut faire quelque rapport de ta maison, de passer outre, et rejeter arrière quelques propos qui sembleraient avoir été dits de toi à ton desadvantage: car à faute de cela, la curiosité envelopa Oedipus en de très grands maux, parce que voulant savoir qui il était, comme n'étant pas de Corinthe, en allant à l'oracle pour lui demander, il rencontra Laius par le chemin, qu'il tua, et épousa sa propre mère, par le moyen de laquelle il obtint le Royaume de Thebes: et lors qu'il semblait être très heureux, encore se voulut-il chercher soi-même, combien que sa femme l'en détournât le plus qu'elle pouvait: et plus elle le priait de ne le faire pas, plus il en pressa un vieillard qui savait toute la vérité du fait, en le contraignant par toutes voies, tant que le discours de l'affaire l'ayant déjà mis sur le bord de la suspicion, comme le vieillard se fut écrié,
Hélas je suis sur le point dangereux
De déclarer un cas bien malheureux,
toutefois étant déjà surpris de sa passion de curiosité, et le coeur lui en battant, il répond,
Et moi aussi sur le point de l'entendre,
Mais toutefois il le me faut apprendre.
tant est aigre doux, et mal aisé à contenir le chattouillement de la curiosité, comme un ulcère, qui plus on le gratte et plus s'ensanglante lui-même: Mais celui qui est entièrement net et délivré de telle maladie, et qui est de nature paisible, quand il aura ignoré quelque mauvaise nouvelle, il dira,
O saint oubli de passée tristesse,
Tant tu es plein de très grande sagesse!
Et pourtant se faut-il petit à petit accoutumer à ceci, quand on nous apportera des lettres de ne les ouvrir pas vitement et à grande haste, comme font la plupart, que si les mains demeurent un peu trop à leur gré à délier la fiscelle, ils la maschent à belles dents: et s'il arrive un messager de quelque part, ne courir pas incontinent à lui, ni ne se lever à l'étourdie de sa place, soudain que quelqu'un viendra dire, j'ai quelque chose de nouveau à vous conter: mais bien eusses-tu quelque chose de bon et utile à me dire. Un jour que je declamois à Rome, Rusticus, celui que Domitian depuis fit mourir, pour l'envie qu'il portait à sa gloire, y était, qui m'écoutait: au milieu de la leçon il entra un soudard qui lui bailla une lettre missive de l'Empereur: il se fit là un silence, et moi-même feis une pause à mon dire, jusques à ce qu'il l'eût lue: mais lui ne voulut pas, ni n'ouvrit pas sa lettre devant que j'eusse achevé mon discours, et que l'assemblée de l'auditoire fut départie: dont toute la compagnie prisa et estima beaucoup la gravité du personnage. Mais quand on nourrit la curiosité de ce qui est bien loisible, on la rend à la fin si forte et si violente, que puis après on ne la peut pas facilement retenir, quand elle court aux choses défendues, pour la longue accoutumance. Ains telle sorte de gens ouvrent les lettres, ils s'ingèrent aux conseils secrets de leurs amis: ils veulent voir à découvert les choses saintes, qu'il n'est pas licite de voir: ils se vont enquérant des faits et dits secrets des Princes: et toutefois il n'y a rien qui rende tant odieux les tyrants que les mouches, c'est à dire, les espions, qui vont par tout espiant ce que se fait, et qui se dit, encore qu'ils soient contraints de tenir de telles gens auprès d'eux. Or le premier qui eut rière soi de telles mouches, que l'on appelle Otacoustes, comme qui dirait, <p 67v> les oreilles du prince, fut le jeune Darius, qui ne se fiait pas de soi-même, et avait tout le monde suspect: mais ceux que l'on appellait [...], comme qui dirait, courtiers ou rapporteurs, ce furent les tyrants de Sicile Denis, qui les mêlèrent parmi les bourgeois et le peuple de Syracuse: aussi quand vint la mutation de l'état, ce furent les premiers que les Syracusains massacrèrent. Car même la nation des Sycophantes, c'est à dire des calomniateurs, est de la confrairie des curieux, toutefois encore ces calomniateurs-là recherchent s'il y a aucun qui ait commis ou voulu commettre quelque malefice: mais les curieux découvrants les mesaventures fortuites de leurs voisins, les exposent en vue de tout le monde. Aussi dit-on que ce mot d'Aliterius, qui signifie méchant, a été premièrement ainsi denommé de la curiosité: car étant la famine bien grande à Athenes, ceux qui avaient du bled en leurs maisons, ne le portaient pas au marché, ains le moulaient secrètement la nuit en leurs maisons: et cette manière de curieux allaient cà et là, oreillant là où ils entendaient le bruit de moulins, et de là en furent ainsi appelés. Pareillement aussi dit-on, que le nom des Sycophantes est venu de semblable occasion: car ayant été prohibé et défendu par edict, d'emporter hors du pays des figues, ceux qui allaient espiant et découvrant ceux qui en emportaient, en furent de là appelés Sycophantes. Et pourtant ne sera-il point inutile, que les curieux pensent à cela, à fin qu'ils aient honte en eux-mêmes, d'être trouveés semblables en moeurs, et façons de faire, à ceux qui sont les plus hais, et les plus malvoulus du monde.

X. Du contentement ou repos de l'esprit. PLUTARQUE A PACCIUS S.
j'ai reçu ta lettre bien tard, par laquelle tu me pries de t'écrire quelque chose de la tranquillité de l'esprit, et quant et quant de quelques passages du Timaée de Platon, lesquels semblent avoir besoin de plus diligente exposition. Or est-il advenu qu'en même temps, notre commun ami Eros a eu occasion de naviguer en diligence à Rome pour quelques lettres qu'il reçut du très vertueux personnage Fundanus, par lesquelles il le pressait fort de partir incontinent pour se rendre devers lui: ainsi n'ayant pas du temps assez pour vaquer à loisir à ce que tu désirois, et ne pouvant souffrir que cet homme partant d'avec moi s'en allât les mains vides vers toi, j'ai recueilli sommairement des mémoires que j'ai de longue main compilés pour mon particulier, quelques sentences touchant la tranquillité de l'esprit, estimant que tu ne m'as point demandé ce discours-là pour avoir le plaisir de lire un traité écrit en beau langage, mais seulement pour t'en servir à ton besoin, sachant très bien que pour être en la bonne grâce des Princes, et avoir la réputation de bien dire, et être eloquent à plaider causes au palais, autant que pas un autre qui soit à Rome, tu ne fais pas néanmoins comme le Tragique Merops, ni ne te perds pas comme lui de vaine gloire à l'appétit de la tourbe populaire qui te juge pour cela bienheureux, ains retiens en mémoire ce que tu as bien souvent entendu de nous, que ni la chaussure Patricienne ne guérit pas de la goutte des pieds, ni l'anneau précieux, les panaris: ni le diademe, de la douleur de tête: car dequoi servent les grands biens à délivrer l'âme de toute fâcherie, et à rendre la vie de l'homme tranquille, ni les grands honneurs, ni <p 68r> le credit en court, s'il n'y a au dedans qui en sache user honnêtement, et si cela n'est toujours accompagné du contentement, qui ne souhaitte jamais ce qu'il n'a point? Et qu'est-ce autre chose cela, sinon la raison accoutumée et exercitée à refréner incontinent la partie irraisonnable de l'âme, qui sort aisément et souvent hors des gonds, et ne la laisse pas vaguer à son plaisir et se transporter à ses appétits? Ainsi donc comme Xenophon admoneste, que l'on se souvienne des Dieux, et que l'on les honore, principalement lors que l'on est en prosperité, afin que quand on sera en nécessité, on les puisse reclamer avec plus d'assurance, comme étant de longue main propices et amis: aussi faut-il que les hommes sages et de bon entendement, fassent de longue main provision des raisons qui peuvent servir à l'encontre des passions, à fin qu'étant ainsi de longue main preparées, elles en profitent davantage au besoin. Car ainsi comme les chiens qui sont âpres de nature, s'aigrissent et abboyent à toutes voix qu'ils entendent, et ne s'appaisent qu'au son de celle qui leur est familiere, et qu'ils ont accoutumé d'ouïr: aussi n'est-il pas aisé de ramener à la raison les passions de l'âme effarouchées, sinon que l'on ait des raisons propres et familieres à la main, qui les reprennent aussi tôt comme elles commencent à s'émouvoir. Or quant à ceux qui disent, que pour vivre tranquillement il ne se faut pas mêler ni entremettre de beaucoup de choses, ni en privé ni en public: En premier lieu je dis, qu'ils nous veulent vendre trop cherement cette tranquillité, nous la voulants faire acheter à prix d'oisiveté, qui est autant que s'ils admonnétaient un chacun comme étant malade, ainsi que fait Electra son frère Orestes,
Demeure quoi, misérable, en ton lit.
Mais ce serait une mauvaise médecine au corps, que pour le délivrer de douleur lui faire perdre le sentiment: et ne serait de rien meilleur médecin de l'âme celui qui pour lui ôter tout ennuy et toute fâcherie, la voudrait rendre paresseuse, molle, oubliante tout devoir envers ses amis, ses parents et son pays. Et puis cela n'est pas véritable, que ceux-là aient l'âme tranquille, qui ne s'entremettent pas de beaucoup de choses: car s'il était vrai, il faudrait doncques dire, que les femmes seraient plus reposées et plus tranquilles en leur esprit, que les hommes, attendu qu'elles ne bougent, pour la plupart, de la maison: mais maintenant il est bien vrai, comme dit le poète Hesiode, que
Le vent tranchant de la bise qui gele
Ne perce point le corps de la pucelle.
mais les ennuis, les soucis, les courroux et mécontentements, soit ou par jalousie, ou superstition, ou ambition, ou par tant de vaines opinions qu'à peine les pourrait on nombrer, se coulent bien aisément jusques dedans les cabinets des Dames. Et Laërtes qui vécut l'espace de vingt ans à part aux champs,
Seul et avec une vieille il était,
Qui son manger et son boire apprêtait:
il s'éloignait bien de son pays, de sa maison, et de son Royaume, mais il avait toujours douleur et tristesse en son coeur, qui toujours est accompagné de langueur oiseuse, et de morne silence. Mais il y a davantage, que le non s'employer aux affaires, est ce qui bien souvent met l'homme en mésaise et travail d'esprit, comme cettui qui décrit Homere,
Mais Achilles, de Peleus la race,
léger du pied, plein de divine grâce,
Tenait son coeur sans d'auprès se bouger
De ses vaisseaux, ni jamais se ranger
Avec les Grecs en bataille, ou assise
<p 68v> D'aucun conseil, ni d'aucune entreprise,
Ains de despit à part se consumait,
Et si rien plus que la guerre il n'aimait.
dequoi lui-même étant passionné et indigné en son coeur, dit puis après,
Pres de mes nerfs je me vois fait-néant,
Pois de la terre inutile séant:
tellement que Epicurus même n'est pas d'avis, qu'il faille demeurer à requoi, ains suivre l'inclination de son natural: les ambitieux et convoiteux d'honneur, en se mêlant d'affairs, et s'entremettant du gouvernement de la chose publique, disant qu'ils seraient autrement plus troublés, et plus travaillés de ne rien faire, parce qu'ils ne pourraient obtenir ce qu'ils désireraient: mais en cela il est homme de mauvais jugement, de semondre au gouvernement des affaires, non ceux qui sont les plus idoines à les manier, ains ceux qui moins peuvent reposer: car il ne faut pas mesurer ou déterminer la tranquillité ou le trouble de l'esprit à la multitude, ou au petit nombre des affaires, ains à l'honnêteté ou déshonnêteté: car comme nous avons déjà dit, il n'est pas moins ennuyeux, ne moins turbulént à l'esprit, omettre les choses honnêtes, que commettre les déshonnêtes. Et quant à ceux qui estiment qu'il y ait déterminément quelque speciale sorte de vie, qui soit sans aucune fâcherie, comme quelques-uns tiennent celle des laboureurs, d'autres celle des jeunes gens à marier, autres celle des Rois, Menander leur répond assez en ces vers,
O Phania, je pensais que les hommes
Riches, qui ont argent à grosses sommes,
Sans à usures en jamais emprunter,
Ne sussent point que c'est de lamenter
Toutes les nuicts: et en tournant à dextre
Sur un côté puis sur l'autre à senestre,
Dire souvent hélas! mais que leur oeil
Jouît toujours d'un gracieux sommeil.
mais depuis s'en étant approché, quand il aperçut que les riches souffraient autant de mésaise que les pauvres,
Ainsi donc est tristesse Soeur germaine
Toujours conjointe avecques vie humaine:
Les délicats qui vivent mollement,
Les gens d'honneur se portants noblement,
En ont leur part: et, sans que point en issent,
Les indigents, avec elle vieillissent.
Mais c'est tout ainsi comme ceux qui sont timides, et qui ont mal au coeur quand ils vont sur la mer: car ils estiment qu'ils se trouveront mieux, et seront moins malades, s'ils passent d'une barque en un brigantin, et d'un brigantin en une galere, mais il ne gagnent rien pour cela, d'autant qu'ils portent par tout quand et eux la colère et la peur, qui leur causent ce mal de coeur: aussi les changemens de sortes de vie, n'ôtent pas les ennuis et fâcheries qui troublent le repos de l'esprit, lesquels ennuis procèdent de faute d'expérience des affaires, faute de bon discours, faute de se savoir bien accommoder aux choses présentes: c'est ce qui travaille autant les riches que les pauvres: c'est ce qui fâche autant ceux qui sont mariés, que ceux qui sont à marier: c'est pourquoi ils fuient le palais et les plaids, et puis ils ne peuvent endurer ni supporter le repos: c'est pourquoi ils poursuivent d'être avancés, et avoir grand lieu és courts des Princes, et puis quand ils y sont parvenus, soudain ils s'en ennuyent:
Difficile est contenter un malade,
ce dit le poète Ion: car sa femme le fâche, il accuse le médecin, il se courrouce à son <p 69r> lit: un sien ami lui ennuyra, pource qu'il le sera venu visiter, un autre pource qu'il n'y sera pas venu, ou pource qu'il s'en ira: mais puis après quand la maladie vient à se dissoudre, et que une autre température et disposition du corps retourne, la santé revient qui rend toutes choses agréables et plaisantes: car celui qui auparavant et hier rejetait avec horreur des oeufs, de l'amidon, et du pain le plus blanc du monde, aujourd'hui mange du pain bis de ménage, avec des olives et du cresson, encore bien-aise, et de bon appétit: aussi le jugement de la raison venant à se former en l'entendement de l'homme, lui apporte pareille facilité et même changement en toute sorte de vie. On dit qu'Alexandre ayant ouï le philosophe Anaxarche disputer et soutenir, qu'il y avait des mondes innumerables, se prit à pleurer: et comme ses familiers lui demandassent, qu'il avait à larmoyer: «N'ai-je pas, dit-il, bien cause de pleurer, s'il y a nombre infini de mondes, vu que je n'ai pas encore peu me faire seigneur d'un seul?» Là où Crates n'ayant pour tout bien qu'une méchante cappe et une besace, ne fit jamais autre chose que jouer et rire toute sa vie, comme s'il eût toujours été de fête. Au contraire, Agamemnon se plaignait de ce qu'il avait à commander à tant de monde,
Tu vois le fils d'Atrée Agamemnon,
Que Jupiter fait dessus l'eschignon
Du col porter le faix pour tout le monde:
là où Diogenes, quand on le vendait pour esclave, étant couché tout de son long, se moquait du sergent qui le criait à vendre, et ne se voulait pas lever, quand il lui commandait, ains se jouait, et se moquait de lui, en lui disant: «Et si tu vendois un poisson, le voudrais-tu faire lever?» et Socrates devisait familierement de propos de philosophie en la prison: là où Phaëton étant monté jusques au ciel plorait encore de despit, que l'on ne lui voulait pas donner à régir et gouverner les chevaux et le chariot du Soleil son père. Tout ainsi donc, comme le solier se tord selon la torse et forme du pied, et non pas au contraire: aussi sont-ce les dispositions des personnes qui rendent les vies semblables à elles, car ce n'est pas l'accoutumance, comme quelqu'un a voulu dire, qui rend la bonne vie plaisante à ceux qui l'ont choisie: mais l'être sage et modéré, est ce qui rend la vie et bonne et plaisante tout ensemble. Et pourtant, puis que la source de toute tranquillité d'esprit est en nous, curons la et nettoyons diligemment, afin que les choses mêmes exterieures, et qui nous adviendront de dehors, nous semblent amies et familiers, quand nous en saurons bien user:
Point ne se faut courroucer aux affaires,
Il ne leur chaut de toutes nos colères:
Mais se savoir à tout evenement
Accommoder, est faire sagement.
Car Platon accomparait notre vie au jeu du tablier, là où il faut que le dé dise bien, et que le joueur use bien de ce qui sera échu au dé. Or de ces deux points là, l'evenement et le sort du dé n'est pas en notre puissance, mais le recevoir doucement et modereement ce qui plaît à la fortune nous envoyer, et disposer chaque chose en lieu où elle puisse ou beaucoup profiter, si elle est bonne, ou peu nuire, si elle est mauvaise, cela est de notre pouvoir et devoir, si nous sommes sages. Car les fols escervellés, qui n'entendent pas comment il se faut comporter en cette vie humaine, sortent arrogamment hors des gonds en prosperité, et se resserrent vilement en adversité: ainsi sont-ils troublés par toutes les deux extrémités, ou pour mieux dire par eux-mêmes en l'une et en l'autre extrémité, et principalement en ce que l'on appelle biens: ne plus ne moins que ceux qui sont maladifs en leurs personnes, ne peuvent supporter ni le chaud ni le froid. Theodorus, celui qui pour ses mauvaises opinions fut surnommé Atheos, c'est à dire, sans Dieu, disait qu'il baillait ses propos <p 69v> avec la main droite à ses auditeurs, mais qu'ils les prenaient avec la main gauche: aussi les ignorants qui ne savent pas comment il faut vivre, recevants à gauche bien souvent la fortune qui leur vient à droite, y commettent de vilaines fautes: mais les sages au contraire font comme les abeilles, qui tirent du thym le plus pénétrant et le plus sec miel: aussi des plus mauvais et plus fâcheux accidents, en tirent quelque chose de propre et utile pour eux. C'est doncques le premier point, auquel il se faut duire et exerciter: comme celui qui visant à donner d'une pierre à un chien, faillit le chien, et assena sa marastre, «Encore, dit-il, ne va il pas mal ainsi:» aussi pouvons nous transferer la fortune, en voulant et nous accommodant à ce qu'elle nous améne. Diogenes fut chassé de son pays en exil: encore n'alla il pas mal ainsi pour lui, car ce bannissement fut le commencement de son étude en philosophie. Zenon le Citieïen avait encore une navire marchande, et ayant nouvelles, qu'elle était périe, charge et tout coulée à bas en pleine mer: «Tu fait (dit-il) bien, Fortune, de me ranger à la robe longue, simple, et à l'étude de philosophie.» Qui nous empêche de les ensuivre en cela? Tu as été debouté de quelque office public et magistrat que tu exerçois: Bien de par Dieu, tu vivras aux champs, faisant profiter ton bien. Tu pourchassois d'entrer en la maison et au service de quelque prince, tu en as été esconduit: tu en vivras chez toi avec moins de peine, et avec moins de danger. Au contraire, Tu es entré en maniement d'affaires, où il y a grand labeur et grand souci: l'eau chaude du baing ne réconforte pas tant les membres lassés, comme dit Pindare,
L'eau chaude ne réconforte
Les membres las, de la sorte
Que la gloire, de se voir
Honneur et credit avoir,
Rend le labeur agréable,
Et la peine supportable.
T'est-il advenu quelque defaveur, ou quelque rebut par calomnie, ou par envie? c'est un bon vent en pouppe pour te remener droit à l'étude des lettres, et de la philosophie, comme fit Platon, quand il feut naufrage de la bonne grâce de Dionysius le tyran. Pourtant n'est-ce pas un moyen de petite importance, pour mettre son esprit en repos, que de considérer les grands, s'ils se sont point émus et troublés de pareil accident: comme, Ce qui te mécontente, est-ce que tu ne peux avoir enfants de ta femme? regarde combien il y a d'Empereurs Romains, dont nul n'a laissé l'Empire à son fils. Es tu fâché de te voir pauvre? Et à qui des Thebains amerais-tu mieux ressembler qu'à Epimanondas, et des Romains qu'à Fabricius? T'a l'on violé ta femme? N'as-tu donc pas lu cette inscription qui est en la ville de Delphes, au temple d'Apollo, sur l'offrande qu'il y donna,
De terre et mer Agis Roi couronné,
M'a pour offrande à ce temple donné.
et n'as tu pas entendu comme Alcibiades lui corrompit sa femme Timaea, et comme tout bas entre ses femmes elle-même appellait le fils qu'elle en eut, Alcibiades? mais pourtant, cela n'engarda point qu'Agis ne devint le plus grand et plus glorieux homme de toute la Grèce en son temps. ni semblablement la fille de Stilpon, pour être impudique, n'empêcha point qu'il ne vécut aussi joyeusement, comme autre philosophe qui fut de son temps: ains, comme un Metrocles philosophe Cynique lui eût reproché: «Cela, répondit-il, est-ce ma faute, ou la faute d'elle?» Metrocles répondit, «La faute en est à elle, et l'infortune en est à toi.» «Comment dis-tu cela», répliqua Stilpon, «les fautes ne sont-ce pas cheutes?» «Oui vraiment», répondit l'autre. «Et les cheutes», poursuivit Stilpon, «ne sont-ce malencontres?» Metrocles le confessa. «Et les malencontres ne sont-ce pas infortunes pour ceux à qui elles adviennent?» <p 70r> Par cette douce et philosophique progression de point en point, il lui montra et prouva, que tout son reproche et sa maledicence n'était autre chose que l'abboy d'un chien. Et au contraire, la plupart des hommes ne se fâche et ne s'irrite pas seulement pour les vices de leurs amis, ou de leurs domestiques et parents, mais aussi de leurs ennemis mêmes: car les convices, les courroux, les envies, les malignités, les jalousies, accompagnées de rancunes, sont taches de ceux qui les ont, mais toutefois elles fâchent et irritent ceux qui ne sont pas sages, ne plus ne moins que les soudaines colères des voisins, la fâcheuse conversation de nos familiers, et les malices des serviteurs en ce qu'on leur commet à faire, desquelles il me semble que tu t'émeus, et te troubles autant que de nulle autre chose, faisant en cela comme les médecins que décrit Sophocles,
Lavants l'amère humeur de la colère
Avec le jus de quelque drogue amère,
en t'aigrissant et te courrouçant à l'encontre de leurs passions et imperfections sans grand propos, à mon avis: car les negoces dont l'on a commis à ta foi le gouvernement, ne s'administrent pas coutumièrement par entremise de personnes, de moeurs simples et droites, comme par instruments aptes et idoines, ains le plus souvent scabreuses et tortues. Or de les redresser, ne pense pas que ce soit office ni entreprise autrement facile à faire: mais si en te servant d'eux, comme étant nés tels, ne plus ne moins que les chirurgiens se servent des tiredents, et des agraphes à joindre les lévres des plaies, tu te montres gracieux, et traitable autant que l'affaire le pourra comporter, certainement tu ne recevras pas tant de mécontentement et de déplaisir de la mauvaistié et piperie d'autrui, comme de contentement et de plaisir de ta propre disposition: et en estimant que tels ministres font ce qui leur est propre et naturel, ne plus ne moins que les chiens quand ils abboyent, tu te garderas d'amasser plusieurs ennuis et fâcheries, lesquelles ont accoutumé de couler, comme en une fosse et en un lieu bas, à telle pusillanimité, et imbecillité, qui se remplit des maux d'autrui. Car vu qu'il y a des Philosophes qui reprennent la pitié et compassion que l'on a des hommes misérables et calamiteux, comme étant bien bon de donner secours à leur misere et calamité, mais non pas de condouloir et compatir, ni même fléchir avec eux: et qui plus est encore, vu que les mêmes Philosophes ne veulent pas, si nous apercevons que nous péchions, et que nous soyons mal conditionnés en quelque vice, que pour cela nous nous en contristions ni nous en fâchions, ains que nous le corrigions et emendions, sans autrement nous en fâcher ne douloir: considéré combien il y a pu de raison de nous contrister et ennuyer, pource que tous ceux qui ont affaire à nous, ou qui nous hantent, ne sont pas si honnêtes ne si gens de bien comme ils devraient. Mais donnons nous garde, ami Paccius, que ce ne soit pas tant la haine de méchanceté en général, que l'amour de nous mêmes en particulier, qui nous face ainsi detester et redouter la malice de ceux qui ont affaire à nous: car l'être quelquefois trop véhémentement affectionné envers les affaires, et les appeter, et poursuivre plus chaudement qu'il ne faut, ou bien au contraire, être dégoûté, et les desestimer, engendrent en nous des soupçons et des impatiences et malaisances envers les personnes, qui nous donnent des appréhensions, qu'il nous semble que l'on nous a privés de ceci, ou que l'on nous a fait tomber en cela, mais celui qui s'est accoutumé de se comporter doucement et modereement envers les affaires, en est bien plus gracieux et plus aisé à negocier avec les personnes. Et pour ce reprenons de rechef le propos des affaires et des choses: car ainsi comme quand on a la fiévre, toutes choses que l'on prend semblent au goût desagréables et amères: mais quand nous voyons que les autres qui en prennent de mêmes, ne les trouvent point nauvaises, alors nous <p 70v> ne blâmons plus ni le breuvage, ni la viande, ains la maladie seulement: aussi cesserons nous d'accuser et porter impatiemment les affaires, quand nous en verrons d'autres qui les recevront gayement et joyeusement. Parquoi quand il nous adviendra quelque sinistre accident contre notre volonté, il sera bon pour maintenir notre esprit en tranquillité, de ne laisser pas en arrière nos bonnes et heureuses aventures, ains en les mêlant les unes avec les autres, effacer ou obscurcir les mauvaises par la conférence des bonnes. Mais à l'opposite, nous refaisons et réconfortons bien nos yeux offensés du regard des couleurs trop vives et trop brillantes, en les jetant sur des fleurs et sur de la verdure, et nous tendons notre pensée à choses douloureuses, et la contraignons de s'arrêter et demeurer en la cogitation des fortunes adverses et tristes, en l'arrachant à force, par manière de dire, de la souvenances des bonnes et prosperes, combien que l'on pourrait bien pertinemment transferer à cette matière le propos qui autrefois a été dit à l'encontre du curieux: «pourquoi est-ce, homme très envieux, que tu as les yeux si aigus à voir le mal d'autrui, et si ternis à voir le tien propre?» pourquoi est-ce aussi, beau sire, que tu regardes si ficheement, et rends toujours manifeste et récent ton mal, et jamais n'appliques ta pensée aux biens qui te sont présents? ains comme les ventoses et cornets attirent ce qu'il y a de pire en la chair, aussi amasses-tu à l'encontre de toymême ce qu'il y a de plus mauvais en toi: ressemblant proprement au marchand de Chio, lequel vendant aux autres grande quantité de bien bon vin, allait par tout cherchant et goûtant pour en trouver d'aigre pour son disner: aussi y eut il un serviteur, qui étant interrogé qu'il avait laissé son maître faisant: «ayant, dit-il, beaucoup de bien, il cherche du mal:» aussi la plupart des hommes passant par-dessus les choses bonnes et désirables qu'ils ont, s'attachent aux mauvaises et fâcheuses. Mais ainsi ne faisait pas Aristippus, ains était toujours dispos à se soublever et alléger en toute occurence qui se présentait, en se rangeant à la balance qui montait à mont: car ayant un jour perdu une belle terre, il s'adressa à l'un de ses familiers qui faisait le plus de mine de s'en condouloir et contrister avec lui. «Vien-ça, dit-il, n'as tu pas une petite metairie seule: et moi, n'ai-je pas encore trois autres belles terres?» L'autre lui avoua, que si. «pourquoi doncques n'est il raisonnable de se condouloir avec toi, plutôt qu'avec moi?» car c'est une fureur de se douloir de ce qui est perdu, et ne s'éjouir pas de ce qui est sauvé: ains faire comme les petits enfants, ausquels si l'on ôte un seul de beaucoup de leurs petits jouets, par despit ils quassent tous les autres, et puis pleurent et crient à pleine tête: au cas pareil, si la fortune nous trouble en quelque chose, nous rendons toutes les faveurs qu'elle nous fait d'ailleurs inutiles et vaines à force de nous plaindre et de nous tourmenter. Mais qu'est-ce que nous avons, me dira quelqu'un? et qu'est-ce que nous n'avons pas plutôt, faut-il dire? l'un a honneur, l'autre belle maison, l'autre femme honnête, l'autre un vrai ami. Antipater le philosophe natif de la ville de Tarse, étant proche de sa fin, et remémorant les biens et heurs qu'il avait eus en sa vie, n'oublia pas à y comprendre et compter l'heureuse navigation qu'il avait eue à venir de la Cilicie à Athenes: mais encore ne faut il pas omettre les choses qui nous sont communes avec plusieurs, ains les tenir en quelque compte, et nous éjouir de ce que nous vivons, que nous sommes sains et dispos, que nous voyons le Soleil, qu'il n'y a point de guerre, qu'il n'y a point de sédition, ains que la terre se laisse labourer, la mer naviguer à qui veut, sans danger: qu'il est loisible de parler, et de se taire, se mêler d'affaires, ou de se reposer: et si en aurons encore le repos de l'esprit plus assuré, ces choses-là nous étant présentes, si nous nous les figurons en notre pensée absentes, en nous ramenant en mémoire souvent, combien la santé est regrettée et souhaittée de ceux qui sont malades, et la paix de ceux qui sont affligés de guerres, combien il est désirable d'acquérir authorité si grande, et de tels amis à un <p 71r> homme étranger et inconnu en une telle ville: et au contraire, quel regret c'est de les perdre après qu'on les a acquis: parce qu'une chose ne peut pas être grande ni précieuse alors que nous la perdons, et de nulle valeur alors que nous la possedons et en jouissons, car le non être ne lui peut ajouter ne prix ne valeur: ni ne faut pas que nous possédions ces choses comme grandes, en tremblant toujours de peur de les perdre et d'en être privés, et ce pendant quand nous les avons les mettre en oubli et les mêpriser comme chose de peu d'importance, ains en user ce pendant qu'on les a, et prendre plaisir à en jouir, à celle fin que s'il advient qu'on les perde, qu'on en supporte la perte plus doucement. Mais le plus grand nombre des hommes est bien d'avis, comme disait Arcesilaus, qu'il faut suivre de l'oeil et de la pensée les poèmes, les tableaux, les peintures et statues d'autrui, pour les bien contempler par le menu de point en point, et de bout en bout: mais quant à leur vie et à leurs moeurs, où il y a beaucoup de choses bien laides à voir, ils les laissent là, en regardant toujours dehors les honneurs, les avancemens et fortunes des autres, comme font les adulteres les femmes d'autrui, en mêprisant ce pendant les leurs propres. Et toutefois c'est un point de grande importance, pour bien mettre son esprit à repos, de se considérer principalement soi-même, son état, et sa condition, ou pour le moins contempler ceux qui sont au dessous de soi, non pas comme font plusieurs qui se comparent toujours à ceux qui sont au dessus d'eux: comme, pour exemple, les serfs qui ont les fers aux pieds jugent bienheureux ceux qui sont déliés, et les serfs déliés, les libres: ceux qui sont libres, les citoyens: les simples citoyens, les riches: les riches bourgeois, les grands Princes et seigneurs: les Princes, les Rois: et les Rois finablement les Dieux, désirants par manière de dire pouvait tonner et éclairer: et par ce moyen étant ainsi toujours indigents de ce qui est au dessus d'eux, ils ne jouissent jamais du plaisir de ce qui est en eux:
Des grands thresors de Gyges je n'ai cure,
Et ne fut onc mon coeur de la piqueure
De convoitise attainct, ni envieux
De s'esgaler aux oeuvres des hauts Dieux:
De Royauté grande point je n'affecte,
Ma vue est trop pour cela imparfaite.
C'était un Thasien qui disait cela: mais un autre qui sera ou de Chio, ou de Galatie, ou de Bythinie, ne se contentera pas d'avoir sa part d'honneur, de credit et d'authorité en son pays, parmi ses citoyens, ains pleurera s'il ne porte l'habit de Senateur et Patrice: et s'il a loi de le porter, s'il n'est Praeteur Romain: et s'il est Praeteur, s'il n'est Consul: et s'il est Consul, s'il n'a été le premier proclamé: mais tout cela qu'est-ce, sinon amasser des occasions affectées d'ingratitude envers la fortune, en se punissant et se châtiant soi-même? Mais celui qui est sage, et qui a bon sens et bon entendement, s'il y a quelqu'un entre tant de milliers d'hommes que le Soleil regarde,
Et qui des fruits de la terre vivons
qui soit ou plus honoré ou plus riche que lui, pour cela il ne se retire pas incontinent à part plorant et se laissant aller, ains tire outre son chemin, en benissant et remerciant sa fortune, de ce qu'il vit plus honorablement et plus à son aise qu'un million de millions d'autres. Car il est bien vrai qu'en l'assemblée des jeux Olympiques on ne choisit pas ceux à qui l'on a à combattre pour gagner le prix: mais en la vie humaine les affaires sont tellement composés, qu'ils nous donnent moyen de nous vanter d'être au dessus de plusieurs, et d'être plutôt enviés que de porter envie à d'autres, si d'aventure l'on n'est si présomptueux, que de se parangonner à un Briareus, ou à un Hercules. Quand doncques tu auras beaucoup estimé, comme grand seigneur, un que tu verras être porté en une littiere à bras, baisse un petit tes yeux, et <p 71v> regarde ceux qui le portent sur leus espaules: et après que tu auras réputé bienheureux ce grand Roi Xerxes, pour avoir passé le détroit de l'Hellespont sur un pont de navires: considère aussi ceux à qui l'on faisait à coup de bâton couper et caver le mont Athos, et ceux à qui l'on coupa les aureilles et le nés, parce que la tourmente avait rompu ledit pont de vaisseaux: et quant-et-quant imagine en toi-même quel est leur pensement, et combien ils réputent ta vie et ta condition heureuse auprès de la leur. Socrates ayant ouï dire à quelqu'un de ses familiers, cette ville est merveilleusement chère, le vin de Chio coûte dix écus, la pourpre trente écus, la chopine de miel cinq drachmes: il le prit et le mena aux bouttiques où l'on vendait la farine, demi picotin pour un obole, a bon marché: et puis là où l'on vendait les olives, un picotin pour deux doubles, bon marché: puis en la friperie où l'on vendait les habits, un saie pour dix drachmes, bon marché: on vit donc à bon marché en cette ville. Aussi nous, quand nous entendrons quelqu'un qui dira, que notre état est petit, et notre fortune basse, d'autant que nous ne serons poins Consuls, nous ne serons point Gouverneurs de provinces, nous lui pourrons répondre: mais au contraire notre état est honnorable, et notre vie bienheureuse, d'autant que nous ne demandons point l'aumosne, nous ne sommes point portefais, nous ne gagnons point notre pain à flater. Toutefois pource que nous sommes venus à telle follie, pour la plupart, que nous accoutumons à vivre plutôt aux autres qu'à nous mêmes, et que notre nature est corrompue d'une si impuissante jalousie, et si grande envie, qu'elle ne se réjouit pas tant de ses biens propres, comme elle se contriste de ceux d'autrui: ne regarde pas seulement ce qu'il y a de reluisant et de renommé en ceux que tu admires, et que tu estimes tant heureux, mais en te baissant, et entre-ouvrant un petit, par manière de dire, le rideau, et le voile d'apparence et d'opinion, qui les couvre, entre au dedans, et tu y verras de grands travaux, et de grands ennuis et fâcheries. Au moyen de quoi Pittacus, ce personnage tant famé et renommé pour sa vaillance, sa sagesse, et sa justice, festoyait un jour quelques siens amis étrangers: sa femme qui survint sur le milieu du banquet, en étant courroucée renversa la table, avec tout ce qui était dessus: les étrangers en furent tous honteux, mais lui n'en fit autre chose que dire, «Il n'y a celui de nous qui n'ait en soi quelque défaut, mais quant à moi, je n'ai que ce seul point, de la mauvaise tête de ma femme, qui me garde d'être autrement en tout et par tout très heureux.»
Tel au dehors en public semble heureux,
Qui, porte ouverte, au dedans malheureux
Se treuve: en tout sa femme est la maîtresse,
Elle commande, elle tance sans cesse:
Il a plusieurs causes de se douloir,
Je n'en ai point qui force mon vouloir.
Il y a plusieurs telles hargnes secrètes en ceux qui sont riches, en ceux qui tiennent les grands lieux, voire aux Rois mêmes, que le vulgaire ne connait pas, pour autant que la pompe et le bombant les cache:
Fils d'Atreus heureux sans tare aucune,
Comblé de biens, enfant de la fortune.
Tout cela n'est que commémoration de béatitude exterieure, à cause des armes, des chevaux, et des gens de guerre qu'il avait autour de lui: amsi la voix de ses passions procédant du dedans dément cette vaine opinion-là,
Jupiter a ma douloureuse vie
A un destin misérable asservie. Et cet autre,
O que tu es, vieillard, bien fortuné,
A mon avis, toi, et quiconque né
<p 72r> En petit lieu, sans danger, et sans gloire,
As achevé la vie transitoire.
On peut donc par telles meditations espuiser un peu de la plaintive querimonie à l'encontre de la fortune, qui toujours ravale et desestime sa propre condition, en haut-louant et exaltant celle des autres. Mais ce qui nuyt autant que chose qui soit à cette tranquillité d'esprit, c'est quand on a les élans de la volonté demesurés, et disproportionnés à la puissance, comme quand on prend des voiles plus grandes que ne requiert la navire, et que l'on se promet en ses désirs et en ses espérances plus que l'on ne doit, et puis quand on voit à l'épreuve que l'on n'y peut parvenir, on s'en prend à la fortune, et en accuse l'on sa destinée, et non pas sa propre follie: car ni celui qui voudrait tirer une flèche avec une charrue, ni courir un liévre avec un boeuf, ne se pourrait dire malheureux, ne celui qui voudrait prendre les cerfs avec une seine ou avec un verveux, ne pourrait accuser la mauvaise fortune de lui être contraire, mais bien faut-il qu'il condamne sa propre temérité et follie de voulour attenter choses impossibles: duquel erreur la principale cause est le fol et aveuglé amour de soi-même, qui rend les hommes amateurs des premiers lieux, opiniâtres en toutes choses, et voulants tout pour eux insatiablement, sans jamais être contents: car non seulement ils veulent être riches ensemble et savants, dispos, robustes, et plaisants, les mignons des Rois, les gouverneurs des villes: mais encore s'ils n'ont les meilleurs chiens, les plus vites chevaux, les cailles, et les coqs les plus courageux au combat, ils ne peuvent avoir patience. Dionysius l'aîné ne se contentait pas d'être le plus grand et le plus puissant tyran qui fut de son temps, mais pour autant qu'il n'était pas meilleur poète que Philoxenus, et qu'il ne savait pas si bien discourir comme Platon, il s'en indigna et s'en irrita si aigrement, qu'il en jeta l'un dedans les carrières où l'on mettait les criminels et serfs de peine, et en envoya vendre l'autre comme esclave en l'îsle d'Aegine. Alexandre le grand n'était pas ainsi, car étant averti que Brisson le coureur, auquel il courait en carrière à qui gagnerait le prix de vitesse, s'était feint en sa course, il s'en courrouça bien âprement à lui: et pour ce fait sagement Homere, car ayant dit d'Achilles
Tel que des Grecs, sans autrui blasonner,
Nul ne se peut à lui parangonner,
il ajoute incontinent après,
Au fait de Mars: car quant à l'éloquence,
Il y en a de plus grande excellence.
Megabysus un grand seigneur de Perse alla un jour en la boutique d'Apelles, là où il peignait: et comme il s'entremit de parler de l'art de la penture, Apelles lui ferma la bouche dextrement en lui disant: «Tandis que tu as gardé silence, tu semblois être quelque chose de grand, à cause de tes chaines et carquants d'or, et de ta robe de pourpre: mais maintenant il n'est pas ces petits garçons là qui boyent l'ochre, qui ne se moquent de toi, voyant que tu ne sais ce que tu dis:» et néanmoins aucuns d'iceux estiment que les Philosophes Stoïques se jouent et se moquent quand ils leur entendent dire, que le Sage, selon leur opinion, est non seulement prudent, juste, et vaillant, mais aussi qu'ils l'appellent orateur, capitaine, poète, riche, et Roi même: et eux cependant veulent bien avoir toutes ces qualités-là, et s'ils ne les ont, ils en sont déplaisants. Et toutefois entre les Dieux l'un a sa puissance en une chose, l'autre en une autre: et pour ce est l'un surnommé Enyalius, c'est à dire, belliqueux: l'autre Mantôus, c'est à dire, prophètique: l'autre Cerdôus, c'est à dire, gagnant à traffiquer: et Juppiter renvoye Venus aux lits et chambres nuptiales, non pas à la guerre, comme ne lui appartenant pas de se mêler des armes: joint qu'il y a de ces qualités là que nous affectons et où nous pretendons, qui ne peuvent <p 72v> être ensemble, parce qu'elles sont contraires les unes aux autres: comme l'exercice d'éloquence, et les arts mathematiques ont besoin de repos et de loisir, et au contraire le credit au gouvernement, et la faveur des Princes, ne s'acquirent pas sans s'empêcher d'affaires, et sans assiduité grande à faire la cour: comme le manger beaucoup de chair et boire force vin rendent le corps fort et robuste, et l'âme imbêcile: et le soin continuel d'amasser argent, et de le conserver, augmente les richesses: et au contraire, le mêpris et contemnement des biens terriens est un grand entretien pour l'étude de la philosophie. Et pourtant toutes choses ne conviennent pas à tous, ains faut en obéissant à la sentence d'Apollo Pythique, apprendre à connaître soi-même, et puis user de soi, et s'adonner à ce à quoi l'on est né, et non pas forcer la nature, en la tirant par les cheveux, en manière de dire, tantôt à une imitation de vie, et tantôt à une autre.
Le cheval est pour servir à la guerre,
Pour la charrue à labourer la terre
Il faut le boeuf: le dauphin court volant
Jouxte la nef en pleine mer cinglant:
Le fier sanglier, qui de tuer menasse,
Hardi levrier trouve qui le terrasse:
mais celui qui se courrouce et se fâche, qu'il n'est tout ensemble lyon de montaigne se fiant à sa force, et un petit chien de Malthe nourri au giron d'une riche veuf, c'est un fol insensé: et de rien plus sage n'est celui qui veut ressembler à Empedocles, ou à Platon, ou à Democritus, écrivant de la nature du monde, et de la vérité des choses, et quant-et-quant entretenir et coucher avec une riche vieille, comme Euphorion: ou bien, boire et jouer avec Alexandre le grand, comme faisait un Medius: et qui se despite et déplaît de ce qu'il n'est estimé pour ses richesses, comme Ismenias: et pour sa vertu, comme Epaminondas: mais les coureurs ne se tourmentent pas de ce qu'ils n'ont les couronnes des lutteurs, ains se contentent et s'éjouissent des leurs. «Sparte t'est échue, mets peine de l'orner,» comme dit le commun proverbe: et suivant le dire de Solon,
Ce néanmoins changer notre bonté
Nous ne voudrions à leur méchanceté:
Car la vertu est ferme et perdurable,
Et la richesse incertaine et muable.
Straton le philosophe naturel entendant que son concurrent Menedemus avait beaucoup de fois plus d'auditeurs et de disciples que lui: Quelle merveille est-ce, dit-il, s'il y a plus de gens qui veulent être lavés que huilés, c'est à dire, qui aiment mieux vivre mollement à leur plaisir, comme leur maître Menedemus, que durement et austèrement, comme je les enseigne? Et Aristote écrivant à Antipater, «Il ne faut pas, dit-il, qu'Alexandre seul se magnifie de ce qu'il commande à grand nombre d'hommes: mais aussi, et non pas moins, ceux qui ont la créance et opinion telle qu'il faut des Dieux.» ceux qui exaltent ainsi leur état, ne seront jamais envieux de celui des autres. Et maintenant nous ne requérons pas que la vigne porte des figues, ni que l'olivier porte des raisins: mais nous si nous n'avons tous les avantages ensemble et des riches, et des doctes, et des guerriers, et des philosophes, et des flateurs et plaisants, et des hommes libres et francs, et des dépensiers et des épargnans, nous nous calomnions, et sommes ingrats envers nous mêmes, et mêprisons notre vie comme indigente et nécessiteuse. Mais outre cela, nous voyons que la nature même nous admonneste: car ainsi comme elle a preparé aux bêtes brutes divers moyens de se paître et nourrir, et n'a pas fait que toutes devorassent la chair, ou toutes vécussent de grains, et de semences, ne toutes fouillassent les racines: aussi a elle donné <p 73r> aux hommes plusieurs sortes de nourriture: les uns vivent de leur bestail, les autres du labourage, les autres de la volerie, les autres de la pêcherie. Et pourtant faut-il que chacun choisisse la manière qui est plus sortable à sa nature, et qu'il l'exerce et la suive, et ne convaincre pas le poète Hesiode d'avoir défectueusement parlé, et non pas assez dit,
Et le potier au potier porte envie,
Et le maçon au maçon.
Car non seulement nous sommes envieux de ceux qui sont de mêmes états et mêmes moeurs que nous: mais il y a jalouzie entre les riches et les savants, entre les riches et les nobles, entre les advocats et les retoriciens, voire jusques là, que des personnes libres et de noble maison auront envie sur un joueur de Comoedies qu'ils entendront être bien venus et en grand credit és courts des Princes et des Rois, les réputants heureux jusques à une pâmoison d'ébahissement, et jusques à s'en déplaire à eux-mêmes et s'en troubler grandement. Mais qu'il soit ainsi, que chacun de nous ait en soi-mêmes les thresors de contentement, et de mécontentement, et que les tonneaux de biens et des maux ne soient pas sur le sueil de l'huis de Jupiter, comme dit Homere, mais bien en l'âme de chacun de nous, les diverses passions le donnent assez à connaître: car les fols et malavisés négligent et laissent aller sans en jouir les biens qu'ils ont présents, tant ils ont toujours l'esprit tendu du soucy de l'advenir: et les sages remémorent si vivement ceux qu'ils ont déjà passés, qu'ils se les ramènent, et s'éjouissent comme s'ils étaient encore présents, car le présent ne se laissant toucher à nous que par un bien petit moment de temps, et fuyant aussi tôt notre sentiment, semble aux fols n'être point notre, et ne nous appartenir point: ains comme ce cordier-là que l'on peint en la décrition des enfers, laisse consumer à une âne paissant auprès de lui, autant de corde de genest, comme il en peut plier et tordre, aussi l'oubliance de plusieurs, ingrate et sans aucun sentiment, venant à recueillir et devorer quant et quant, et faire évanouir toute action honnête, tout office de vertu, tout agréable passe-temps, tout déduit, et toute amiable conversation, ne permet pas que la vie soit une et même, le passé demeurant enchainé avec le présent, ains divisant la journée d'hyer d'avec celle d'aujourd'hui, et celle d'aujourd'hui d'avec celle de demain, met tout ce qui a été avec ce qui ne fut oncques, en en faisant perir toute souvenance. Ceux qui aux écoles et disputes des Philosophes ôtent toutes augmentations, disants que la substance coule continuellement, font de paroles un chacun de nous à toute heure autre et autre que soi-même: mais ceux-ci, à faute qu'ils ne peuvent retenir en leur mémoire le passé, ni le comprendre et arrêter, ains le laissent toujours écouler, se rendent euxmêmes par effet et au vrai vides et vains à chaque jour présent, et dependants toujours du lendemain, comme si ce qu'ils firent ou qu'ils eurent l'année passée, ou naguere, ou même hyer, ne leur appartenait en rien, et du tout ne leur fut oncques advenu. Cela donc est l'une des choses qui trouble l'équanimité et tranquillité d'esprit, et ceci encore plus, c'est que comme les mouches ne se peuvent tenir contre les endroits des miroirs qui sont bien lissés, ains glissent, et au contraire elles s'attachement bien à ceux qui sont raboteux et scabreux, et où il y a des graveures: aussi les hommes glissants dessus les aventures qu'ils ont eues gayes, joyeuses et prosperes, s'attachent à la remémoration des adverses et malplaisantes: ou plutôt, ainsi que l'on dit qu'au territoire de la ville d'Olynthe y a un endroit qui est mortel aux escarbots, à raison dequoi il est aussi appelé Cantharolethron, pource que quand les escarbots y entrent une fois, jamais ils n'en peuvent sortir, ains tournent et virent tant là dedans, qu'ils y meurent: aussi se laissants une fois couler en la remémoration <p 73v> de leurs malheurs passés, jamais plus ils n'en veulent sortir, ni respirer: et au contraire, il faut faire comme quand on peint un tableau, là où on cache dessous les couleurs brusques et mornes, et met-on au dessus les gayes et claires: car d'effacer du tout les mesaventures, et s'en délivrer entièrement, il n'est pas possible, pource que l'armonie du monde est composée de choses contraires, ne plus ne moins que d'une lyre et d'un arc: et n'y a rien du tout és choses humaines qui soit tout pur et net, ains comme en la Musique il y a des voix hautes et basses, et des sons aigus, et d'autres graves: et en la grammaire des lettres que l'on appelle voyelles, et d'autres muettes et n'est pas grammairien ni musicien qui hait et fuit les unes et aime les autres, mais celui qui se sait servir de toutes, et les mêler ensemble selon son art: aussi les affaires et occurrences humaines, ayants des contrecarres les unes avec les autres, d'autant que comme dit Euripides,
Jamais le bien n'est séparé du mal,
ains y a ne sais quelle mêlange pour faire que tout aille bien, il ne faut pas se descourager, ni se laisser aller par les unes, quand elles adviennent, ains faut faire comme les harmoniques et musiciens, en rebouschant toujours la pointe des adverses par la recordation des prosperes, et embrassant toujours les bonnes avec les mauvaises fortunes, faire une composition de vie bien accordante et propre à un chacun: car il n'est pas ainsi comme disait Menander,
chacun de nous au jour de sa naissance
A d'un bon ange aussi tôt l'assistance,
Pour le guider tout le long de sa vie.
Mais plutôt, comme dit Empedocles, incontinent que nous venons sur terre, deux Démons et deux destins nous prennent et nous instituent:
La Chthonie est la Fée terrienne,
Heliopé tournant la vue sienne
Vers le Soleil, la Deris qui ses mains
Aime toujours teindre au sang des humains,
Harmonié à la face riante,
Callisto belle, et Aeschra mal plaisante,
Thoosa vite, et Dinaeé qui tout
Ce qu'entreprendre elle ose méne à bout,
Nemertes blanche et nette comme yvoir,
Et Asaphie aussi l'obscure et noire.
Tellement que notre nativité recevant les semences de toutes ces passions-là mêlées et confuses ensemble, et pour cette raison notre vie en étant fort inégale, l'homme de bon jugement et sage doit souhaitter et demander aux Dieux les meilleures, mais se disposer aussi à en attendre des autres, et à se servir de toutes, en ôtant de chacune ce qui y pourrait être de trop. Car non seulement celui qui se souciera le moins du demain, arrivera le plus joyeusement à demain, ainsi que soûlait dire Epicurus, mais aussi la richesse, la gloire, l'authorité et le credit réjouissent plus ceux qui moins redoutent leurs contraires: car le trop ardent désir que l'on a de chacune d'icelles, imprimant aussi une trop véhémente peur de les perdre, rend le plaisir de la jouissance faible et mal assuré, ne plus ne moins qu'une flamme qui est agitée du vent: mais celui à qui la raison donne tant de force, que de pouvoir dire, sans craindre ni trembler, à la Fortune,
Tu me peux bien ôter quelque plaisir,
Mais peu laisser aussi de déplaisir,
c'est celui qui plus joyeusement jouit des biens quand ils sont présents, pour son assurance, et pour ne redouter point la perte d'iceux, comme si c'était chose insupportable. <p 74r> Et en cela peut-on non seulement admirer, mais aussi imiter la disposition d'Anaxagoras en vertu, quand il entendit que son fils était trêpassé, il dit, «Je savais bien que je l'avais engendré mortel:» et dire à chaque occurrence de malheurs fortuits, Je savais bien que j'avais des richesses transitoires, et non permanentes: Je savais bien que ceux qui m'avaient conferé telle dignité, me la pouvaient ôter: Je savais bien que j'avoir une femme de bien, mais femme toutefois: et un ami qui était homme, c'est à dire, animal de nature muable, comme disait Platon. Car telles preparations, et dispositions, si d'aventure il nous arrive quelque cas contre notre volonté, et non pas contre notre attente, nous ôtent tous tels regrets: Je n'eusse jamais pensé, j'attendois bien autre chose: je n'eusse jamais cuidé que telle chose eût pu advenir: qui sont comme battemens de coeur, et hastements de pouls, et arrêtent soudain toute furieuse émotion et trouble d'impatience. C'est pourquoi Carneades aux grands affaires avait accoutumé de ramentevoir aux hommes, que ce qui advient contre l'espérance ou attente, glisse facilement en déplaisir et douleur. Le Royaume de Macdoine n'était qu'une petite partie de l'Empire Romain, mais le Roi Perseus l'ayant perdu, luymême regrettait sa fortune, et de tout le monde était jugé très malheureux, et très infortuné: au contraire, celui qui l'avait vaincu, Paulus Aemylius, ayant remis entre les mains d'un autre son armée, qui commandait à la terre et à la mer, était couronné de chapeaux de fleurs, et sacrifiait aux Dieux, étant à bon droit estimé de tout le monde bienheureux: d'autant que l'un savait bien qu'il avait reçeu une puissance, laquelle il lui faudrait rendre au bout de son terme: et l'autre en avait perdu une, qu'il ne s'attendait pas jamais de perdre. Le poète même Homere nous donne bien à entendre, quel est ce qui arrive contre toute attente et espérance, quand il fait qu'Ulysses pleure pour la mort de son chien, et néanmoins étant assis auprès de sa femme qui plorait, il ne pleur point, d'autant qu'il était là venu, ayant de longue main anticipé et dompté par le jugement de la raison son affection: et au contraire il était tombé à l'imprévu soudainement, contre son attente, en l'autre accident. Mais en somme, des choses qui nous adviennent contre notre volonté, les unes nous grièvent, et nous offensent par nature: les autres, et la plupart, par opinion et mauvaise accoutumance, nous apprenons à nous en fâcher. Et pour ce ne serait-il pas mauvais d'avoir toujours à main ce mot de Menander,
Il ne t'est rien de grief mal advenu,
Si tu ne feins t'être mesadvenu.
car comment, dit-il te peut-il appartenir s'il ne touche ni à ton corps ni à ton âme? comme pour exemple, la roture de ton père, l'adultère de ta femme, la perte de quelque honneur ou de quelque preeminence, tous lesquels inconvénients peuvent arriver à l'homme, que ni son corps ni son âme, pour leur présence, ne s'en porteront jà pis, ains seront en très bon état: et à l'encontre de ceux qui naturellement nous grièvent, comme sont les maladies, les travaux, la mort et perte d'amis, ou d'enfants, il faut opposer un autre mot du poète Euripide,
Hélas mais quoi, hélas cet' infortune
Est chose à l'homme ordinaire et commune.
car il n'y a raison ni remontrance qui retienne tant la sensualité, quand elle glisse et se laisse emporter à ses affections, que celle qui lui ramentait et réduit en mémoire la commune et naturelle nécessité, par le moyen de laquelle l'homme, à cause de son corps, étant mêlé et composé, expose cette seule anse à la fortune, par où elle le peut prendre, au demeurant seur et assuré en ce qui est le principal et le plus grand en lui. Demetrius ayant pris la ville de Megare demanda au philosophe Stilpon, si on lui avait point pillé quelque chose: Stilpon lui répondit, «Je n'ai vu personne <p 74v> qui emportât rien qui fut à moi:» aussi quand bien la fortune nous aurait pillé et ôté tout le reste, encor avons nous quelque chose en nous,
Qu'on ne saurait n'emporter ne piller.
Et pourtant ne faut-il pas du tout ravaler ni deprimer si fort la nature humaine, comme si elle n'avait rien de ferme ni de permanent, ou qui fut par-dessus la fortune: ains au contraire sachant que c'est la pire et plus petite partie de nous, fréle et vermoulue, par laquelle nous sommes sujets à la fortune, et que de la meilleure partie nous en sommes seigneurs et maîtres, en laquelle sont situées et fondées les meilleures qualités qui soient en nous, les bonnes opinions, les arts et sciences, les bons discours tendants à la vertu, lesquelles sont de substance incorruptible, et qui ne nous peut être dérobée: faut que nous maintenions assurés et invincibles à l'advenir, disants à l'encontre de la fortune ce que Socrates dit à l'encontre de ses accusateurs Anytus et Melitus, adressent sa parole aux Juges: «Anytus et Melitus me peuvent bien faire mourir, mais de me porter dommage ils ne peuvent.» Aussi la fortune me peut bien faire tomber en maladie, m'ôter mes biens, me mettre en male grâce d'un peuple ou d'un prince: mais elle ne peut rendre méchant, ne couard, ni lâche et vil de coeur, ni envieux celui qui est homme de bien, vaillant et magnanime, ne lui ôter la disposition rassise de prudence, de la présence de laquelle la vie de l'homme a toujours plus grand besoin que la navire n'a de la présence du pilote sur la mer: car le pilote ne saurait pas quand il lui plaît adoucir la tourmente, ni appaiser la violence du vent, ni gagner le port toutes les fois qu'il lui en serait bien besoin, ni constamment sans trembler attendre tout ce qui saurait advenir, ains court fortune, tant qu'il ne desespere point pouvoir user de son artifice,
Calant la voile tout à bas,
Tant que parait un peu le mas
Par dessus la mer tenebreuse:
et lors il se sied tremblant et branlant de frayeur: mais la disposition de l'homme prudent, outre ce qu'elle apporte serenité et tranquillité aux corps en dissipant, pour la plupart, les preparatifs des maladies par continence, sobre diète, exercices et travaux modérés, si encore du dehors il advient par fortune quelque commencement d'indisposition, comme s'il fallait à un vaisseau passer par-dessus un rocher caché sous l'eau, il le traverse avec un léger et habille trinquet, comme dit Asclepiades. Mais si d'aventure il arrivait quelque si grand inconvénient contre toute espérance, que puissance humaine n'en pût venir à bout, le port est prochain, et se peut on sauver à nage hors du corps, comme hors d'un esquif qui fait eau: car c'est la crainte de mourir, non pas le désir de vivre, qui tient le fol attaché et lié au corps, lequel il tient étroitement embrassé, comme fait Ulysses en Homere un figuier sauvage, de peur de tomber dedans le gouffre de Charybdis qui était au dessous,
Là où le vent ne le laisse amarer,
Et ne le souffre aussi pas demarer,
se déplaisant infiniment en l'un et redoutant effroieement l'autre. Mais celui qui a tant soit peu de connaissance de la nature de l'âme, et qui discourt et considère en soi-même, que la mort advenant, il se fait une mutation d'icelle en mieux, ou pour le moins non en pis, certainement celui est un grand entretien de repos et tranquillité en son âme de ne redouter point la mort: car qui peut, alors que la vertu et partie propre à l'homme est la plus forte, vivre joyeusement, et lors aussi que la contraire ennemie de la nature surmonte, s'en départir hardiment et sans crainte, en disant,
Quand je voudrai Dieu me délivrera:
que pourrions-nous imaginer qui pût advenir de fâcheux, de moleste, ni de turbulent à l'homme de telle resolution? Car celui qui peut dire, Je t'ai prevenu, Fortune, <p 75r> et t'ai bousché toutes tes advenues, j'ai étoupé toutes tes entrées: celui-là ne s'assure pas sur des barrières, ni sur des portes fermées à clefs, ni des murailles, ains sur des sentences philosophiques, et discours de raison, dont tous ceux qui le veulent sont capables, et ne les faut pas décroire, ni s'en défier, ains plutôt les admirer, et estimer avec un ravissement d'esprit affectionné, en faisant preuve et expérience de soi-même premièrement és choses moindres, pour puis après parvenir aux plus grandes, en ni fuyant et ne rejetant pas le soin et la diligence de bien cultiver et exerciter son âme. quoi faisant à l'aventure n'y trouvera l'on pas tant de difficulté, comme l'on pense: car la mignardise de notre âme s'arrêtant toujours à ce qui lui est plus aisé, et s'en refuyant incontinent de la cogitation des choses molestes et fâcheuses, aux agréables et plaisantes, fait qu'elle demeure tendre et non exercitée à l'encontre de la délicatesse et de la douleur. Mais celle qui s'apprend par accoutumance, et s'exercite à soutenir l'appréhension d'une maladie, d'une adversité, d'un bannissement, et qui se parforce de combattre par raison contre chacun de tels accidents, trouvera par expérience qu'il y a beaucoup de fausseté, de vanité, et d'imbecilllité és choses que par erreur d'opinion on estime penibles, douloureuses et effroiables, ainsi que la raison le demontre à qui veut s'arrêter à discourir particulièrement de chacune: et toutefois il y a encore plusieurs qui redoutent effroieement ce dire de Menander,
Homme vivant affermer ne saurait,
Tel cas jamais venir ne me pourrait,
ne sachant pas combien sert à s'exempter de tout ennuy et toute fâcherie, s'exerciter à pouvoir regarder à yeux ouverts à l'encontre de la fortune, et ne rendre point les appréhensions et imaginations en soi-même molles et efféminées, comme étant nourri à l'ombre, sous des espérances qui cèdent et plient toujours à leurs contraires, et ne se roidissent jamais à l'encontre de pas un: mais nous pouvons aussi dire à l'encontre de Menander, Il est vrai qu'homme vivant ne saurait dire, Cela jamais ne m'adviendra: mais aussi pouvons-nous dire, Tant que je vive, jamais je ne ferai cela: je ne mentirai jamais: jamais je ne tromperai: jamais je ne fausserai ma foi: je ne surprendrai jamais personne: car cela étant en notre puissance, n'est pas peu de moyen, ains grand acheminenent au repos de l'esprit: comme au contraire le remors de la conscience, Je sais que j'ai commis telle méchanceté, laisse, comme un ulcère en la chair, une repentance en l'âme qui toujours s'agrattigne et s'ensanglante elle-même. Car ainsi comme ceux qui tremblent de froid, ou brûlent de chaud en fiévre, en sont plus affligés et plus tourmentés que ceux qui souffrent les mêmes passions par causes exterieures de froideur d'hiver, ou de chaleur d'été: aussi les mesaventures fortuites et casuelles apportent des douleurs plus légers, comme venants du dehors. Mais quand on dit, Nul des autres n'en est à blâmer, j'en suis seul cause: ce que l'on a accoutumé de regretter et lamenter du fond du coeur, quand on se sent coulpable de quelque crime, cela rend la douleur d'autant plus griève, qu'elle est conjointe à honte et infamie. Et pourtant n'y a il ni maison plantureuse, ni quantité grande d'or et d'argent, ni dignité, et noblesse du sang, ni grandeur d'état et office, ni grâce ou vehemence de parler, qui apporte tant de serenité et de tranquillité calme à la vie de l'homme, que d'avoir l'âme pure et nette de tous méchants faits, volontés et conseils, et les moeurs qui sont la source, dont coulent toutes nos honnêtes et louables actions impollues, et non troublées ni infectées d'aucun vice: c'est ce qui leur donne un efficace gaie: et comme divinement inspirée, avec une grandeur et fermeté de courage, et avec un souvenance plus joyeuse et plus <p 75v> constante, que l'espérance que décrit Pindare, nourrice de la vieillesse: car ne plus ne moins que les baites où l'on met l'encens, ainsi que disait Carneades, encore après qu'elles sont vides retiennent la bonne odeur longuement: aussi les bonnes et honnêtes actions sortants de l'âme de l'homme sage, y laissent toujours une agréable et toujours fraîche recordation, par laquelle la joie et liesse arrousée florit en vigueur, et mêprise ceux qui lamentent et diffament cette vie, comme si c'était une gehenne et lieu de tourments, ou un confinement où les âmes fussent reléguées et bannies. Et ne puis qui je ne loue grandement le propos de Diogenes, lequel voyant quelquefois en Lacedaemone un étranger, qui se parait et ornait curieusement pour un jour de fête: «Comment, dit-il, l'homme de bien n'estime-il pas que toujours soient fêtes pour lui? Oui certainement, et fête fort célèbre et solennelle, si nous sommes sages.» Car ce monde est un temple très saint, et très dévot, dedans lequel l'homme est introduit à sa nativité, pour y contempler des statues non ouvrées et taillées de mains d'hommes, et qui n'ont aucun mouvement, mais celles que la divine pensée a faites sensibles, pour nous représenter les intelligibles, comme dit Platon, ayants en elles les principes empreints de vie et de mouvement, c'est à savoir, le Soleil, la Lune, les étoiles, et les rivières, jetants toujours eau fraîche dehors, et la terre qui envoye et fournit sans cesse aliments aux animaux et aux plantes. Ainsi faut il estimer, que la vie de l'homme soit comme une profession et entrée en une très parfaite religion: pourtant était-il convenable qu'elle faut remplie de grande tranquillité d'esprit et de continuelle joie: non pas comme fait le vulgaire de maintenant, qui attent la fête de Saturne, ou celle de Bacchus, ou celle de Minerve, pour se réjouir, et pour rire un ris acheté à prix d'argent, qu'ils payent à des baladins et à des badins et joueurs de farces pour les faire rire à force. Et puis en ces fêtes là nous demeurons assis honnêtement, sans nous tourmenter: car il n'y a personne qui face des regrets quand on le reçoit en la confrairie, ne qui se lamente en regardant les jeux Pythiques, ni qui jeune és fêtes de Saturne: et au contraire les fêtes que Dieu même a instituées, et que lui-même conduit et ordonne, ils les contaminent et déshonorent, les passants le plus souvent en pleurs, regret, et gémissement, ou pour le moins en soucis et ennuis fort laborieux. Ils prennent plaisir à ouïr les instruments de musique, qui sonnent plaisamment, et les oiseaux qui chantent doucement, et voyent volontiers les animaux qui se jouent, et qui sautent de gaieté de coeur, et au contraire ils s'offensent de ceux qui hurlent, ou qui buglent et fremissent, ou qui ont une hydeuse et triste mine à les voir: et ce pendant voyants tout le cours de leur propre vie, triste, morne, travaillé et opprimé des plus tristes passions, plus laborieux affaires, et de cures et soucis qui ne prennent jamais fin, non seulement ils ne se veulent pas donner à eux-mêmes quelque relâche, et quelque moyen de respirer, mais qui pis est, ils ne veulent pas recevoir les paroles et remontrances de leurs amis et parents qui les admonestent de ce faire, lesquelles s'ils voulaient ouïr et s'en servir, ils pourraient sans répréhension se comporter envers le présent, et se souvenir avec joie et plaisir du passé, et s'approcher hardiment et sans défiance, avec une gaie et joyeuse espérance de l'advenir.<p 76r>

XI. De la mauvaise honte.
ENTRE les plantes que la terre produit il y a aucunes qui non seulement de leur nature sont sauvages, et ne portent aucun fruit, mais qui pis est, en croissant nuisent aux bonnes et fructueuses plantes et semences, et toutefois les jardiniers et laboureurs jugent que ce sont signes de terre qui n'est pas mauvaise, mais bonne et grasse: aussi y a il des passions de l'âme qui ne sont pas bonnes quant à elles, mais ce sont comme fleurs et boutons d'une bonne nature, et qui se laisse bien cultiver par raison: entre lesquelles je compte celle que les Grecs appellent Dysopie, [...] c'est à dire, mauvaise honte, et qui porte dommage: laquelle n'est pas mauvais signe, quant à elle, mais elle est occasion de mal. Car ceux qui sont par trop honteux, et là où il ne le faut pas être, font bien souvent autant de fautes, comme ceux qui sont effrontés et impudents, excepté qu'ils sont marris et déplaisants quand ils faillent, et les autres en sont bien aises: car l'impudent ne se déplaît point d'avoir fait chose déshonnête, et le honteux se trouble facilement des choses mêmes qui semblent être déshonnêtes et ne le sont pas. Car à fin de n'equivocquer point, nous entendons par honteux, celui qui rougît de honte, par trop et à tout propos: et semble qu'il en ait pris son nom en la langue Grecque, Dysopetus, [...] pource que le visage lui change, et se laisse aller quand et le courage: car ainsi comme l'on définit Catesia, [...] c'est à dire silence norme, et tristesse qui fait regarder contre terre: aussi ont ils appelé celle honte qui cède et se laisse aller à toutes prières, jusques à n'oser pas regarder en face ceux qui lui demandent, Dysopie. Voilà pourquoi l'orateur Demosthenes disait, que l'effronté n'a pas des prunelles, mais des putains, aux yeux, se jouant en l'equivocque de ce nom Cora, [...] qui signifie une pucelle, et la prunelle de l'oeil: et au contraire le honteux montre à son visage, qu'il a le courage trop tendre et trop efféminé, et la faute qu'il fait en se laissant vaincre et emporter aux impudents, en se flatant soi-même, il la nomme vergongne. Or Caton disait, qu'il aimait mieux les jeunes hommes qui rougissaient, que ceux qui pâlissaient, ayant raison d'accoutumer et enseigner les jeunes gens à redouter plutôt d'être blâmés que d'être convaincus et la suspicion plutôt que le péril: mais toutefois encore faut-il ôter ce qu'il y a de trop en la timidité et crainte de reproche, pource qu'il y en a souventefois qui redoutants autant d'être accusés comme d'être châtiés, à faute de coeur laissent à faire le devoir, ne pouvants soutenir que l'on dise mal d'eux: ainsi ne faut-il pas négliger ni ceux-là qui sont ainsi faibles et si tendres de coeur, ni aussi louer ceux qui l'ont si dur et si roide, qu'ils ne fléchissent à rien, comme celui que décrit ce poète,
D'Anaxarchus hardie et véhémente
La force était comme un chien impudente,
Où que ce fut qu'il se voulût jeter:
mais il faut composer une mêlange temperée des deux extrémités, en ôtant de celle trop grande roideur l'impudent, et de cette trop molle douceur l'impuissance, mais de ces deux extrémités la cure n'en est pas bien aisée, ni le trop ne s'en peut pas retrancher sans danger: car ainsi comme le laboureur quand il veut essarter, et arracher quelque plante sauvage qui ne porte pointe de fruit, mettant à bon escient la marre tout du premier coup dedans la terre, il en coupe les racines, ou en approchant le feu il la brûle: mais quand il met la main à la vigne pour la tailler, ou à un pommier, ou un figuier, il y va bien retenu, craignant de couper, avec ce qui est superflu, quelque chose de ce qui est bon et sain: aussi le philosophe voulant ôter de l'âme d'un jeune homme l'envie, qui est une <p 76v> plante sauvage, dont on ne saurait faire rien qui vaille, ou une ardeur d'acquérir hors de saison, ou une luxure désordonnée, il ne craindra point de l'ensanglanter, le percer jusques au fond, et lui faire une profonde plaie: mais quand il viendra à approcher le tranchant de la parole de la tendre et délicate partie de l'âme, comme est celle où gît cette demesurée et excessive honte qui n'ose regarder les hommes en la face, il craindra que par mégarde il ne retranche quant-et-quant celle qui est bonne et louable: car les nourrices mêmes bien souvent en cuidant nettoyer et frotter la crasse des petits enfants, elles leur écorchent le cuir, et les offensent à bon escient. Voilà pourquoi il ne faut pas en voulant effacer à fait aux jeunes gens cette honte excessive, les rendre ou nonchalants de chose qu'on leur dise, ou trop roides et inflexibles, ains faut faire comme ceux qui demolissent les maisons prochaines aux temples, de peur de toucher à chose qui soit sacrée, ils laissant de bout les parties des edifices qui y touchent, et qui en sont les plus près, et les étayent, qu'elles ne tombent d'elles mêmes: aussi faut-il craindre qu'en voulant ôter le trop de honte, nous n'emportions la honte toute entière, et ce qui en approche, comme la modestie et la debonnaireté, sous lesquelles deux qualités la honte excessive se glissant et s'attachant, à celui qui y est sujet, le flatte, comme si cela lui procédait d'humanité, de courtoisie, et de bon sens commun, non pas d'une opiniâtre et inflexible dureté. Voilà pourquoi les philosophes Stoïques ont distingué de noms mêmes la honte excessive, la honte simple, et la vergongne: mais ces termes-là propres ne se peuvent trouver en la langue Françoise, comme en la Grecque, de peur qu'ils ne laissassent par l'equivoque et douteuse ambiguité du nom, moyen à cette passion de porter dommage aucun: et afin que nous peussions sans calomnie user des noms propres, ou bien les distinguer comme fait Homere en disant,
Honte qui porte aux humains grand dommage,
Ou qui leur est aussi grand advantage.
et n'est pas sans cause qu'il a mis devant, le porter dommage: car la honte est utile par le moyen de la raison, qui retranche ce qu'il y a de trop, et laisse ce qui est au milieu entre peu et trop. premièrement doncques il faut que celui qui se sent forcé de trop de honte, croie et se persuade, qu'il est detenu d'une passion nuisible et dommageable. Or n'y a il rien de nuisible et dommageable qui soit honnête, et ne se faut pas réjouir pour se sentir chatouiller les oreilles des louanges, en s'oyant appeler gentil, courtois et joli, au lieu de juste, grave et magnagnime, ni faire comme le Pegasus d'Euripides,
Qui se baissait plus que l'on ne vouloit
devant Bellerophon, c'est à dire, ne se laisser pas aller à tous demandans, ne s'abbaisser à leur appétit pour crainte d'entendre, c'est un homme dur, c'est un homme inexorable. On dit que le Roi d'Aegypte Bocchoris étant de sa nature âpre et rude,la Déesse Isis lui envoya un aspic, lequel s'entortillant à l'entour de sa tête lui faisait ombre, à fin qu'il jugeât justement: mais cette honte excessive étant toujours dessus ceux qui n'ont pas le coeur assez ferme et viril, et n'osant pas librement respirer ni regarder franchement entre deux yeux, divertit les juges de faire justice, clôt la bouche à ceux qui doivent conseiller, et les contraint de faire et dire beaucoup de choses qu'ils ne voudraient pas, et celui qui sera le plus desraisonnable et le plus importun, maîtrisera toujours et tyrannisera celui qui est ainsi honteux, forçant son trop de honte par son impudence: d'où vient que cette honte excessive, ne plus ne moins qu'un lieu bas qui reçoit toutes fluxions, ne pouvant repousser ni détourner aucune rencontre, ne jamais dire rien, se laissée fouler aux pieds, en manière de dire, par les plus vilains actes et plus déshonnêtes passions qui saient, car c'est un mauvais gardien de l'âge puerile: comme disait Brutus, qu'il ne lui semblait <p 77r> pas, que celui qui ne saurait rien refuser, eût honnêtement passé la fleur de sa jeunesse: aussi est-ce une mauvaise gouvernante du lit nuptial, et des chambres des femmes comme le reproche, en Euripide, à son adultère, celle qui se repent du fait,
Tu m'as seduitte, abusée,et perdue:
de manière que cette honte, outre ce que d'elle-même elle est vicieuse, venant encore à corrompre et solliciter l'impudicité, trahit et rend toutes forteresses faibles, ouvertes, faciles à ceux qui les veulent tenter et assaillir, lesquels par dons prennent les plus vilaines et plus vicieuses natures, mais par inductions, et par le moyen de cette excessive honte, ils viennent à bout bien souvent de celles qui sont gentiles et honnêtes. Je laisse doncques à parler des dommages que cette honte fait en matière d'argent. Ils prêtent, de honte de refuser, à ceux de la foi desquels ils se défirent: Ils approuvent et louent cette sentence dorée du temple d'Apollo, Qui répond paye: mais quand ce vient à l'éprouver aux affaires, ils ne s'en peuvent servir. Il ne serait pas facile de nombrer, combien d'hommes cette passion a fait mourir: car Creon même en la Tragoedie d'Euripide nommée Medée, après avoir dit,
Femme il vaut mieux que je te mécontente,
Te refusant à cette heure présente,
Que pour avoir été mol, ci-après,
En ton endroit, jeter mille regrets.
Il a dit une belle sentence pour les autres, mais luymême s'étant laissé aller à cette excessive honte, et ayant donné un jour de delay à sa requète, il fut cause de la ruine totale de sa maison. Il y en a eu d'autres, qui se doutant bien qu'on les voulait tuer ou empoisonner, ont encore eu honte de refuser d'aller où on les conviait: ainsi mourut Dion, sachant bien que Callippus l'espiait, et ayant honte de se défier et garder de lui, pour autant qu'il était son hoste et son ami: ainsi fut aussi massacré Antipater fils de Cassander, ayant convié Demetrius de souper en son logis, et le lendemain étant aussi convié par lui, il eut honte de se montrer défiant, en refusant d'y aller, attendu que l'autre s'était fié en lui, et ainsi fut assommé après le souper. Et Hercules qu'Alexandre avait eu de Barsine, Polyperchon avait fait marché à Cassander de le tuer pour la somme de soixante mille écus, et puis l'avait convié à venir souper en son logis: le jeune Prince eut peur, et se défia de telle semonce, alléguant pour son excuse, qu'il se trouvait tout mal: tellement que Polyperchon y alla lui-même, et lui dit: Sur toutes choses mon fils, étudiez vous à imiter la facilité et privauté de votre père envers et avec ses amis, si d'aventure vous ne me tenez pour suspect, comme si j'espiois de vous faire mourir. Le jeune homme eut honte de le refuser, et le suivit: et après qu'ils eurent soupé, il le fit estrangler. Ce n'est doncques pas un avertissement digne de moquerie, ni plein de sottise, comme aucuns pensent, ains prudent et sage, quand Hesiode dit,
Chez toi convie à souper ton ami,
Mais laisse à part chez lui ton ennemi.
n'aie point honte d'esconduire celui que tu sais qui te hait, et ne le rejette point à demi quand il montrera se fier en toi: car il te reconviera si une fois tu le convies, et te donnera à souper quand tu lui en donneras, si une fois tu abandonnes la defiance, garde de ton salut, comme amollissant ta bonne trempe par honte de n'oser refuser. Parquoi puis qu'il est ainsi, que cette passion est cause de plusieurs inconvénients, il faut tâcher à la forcer par exercitation, en commençant, comme l'on fait à tous autres exercices, premièrement par les choses qui ne sont pas trop difficiles, ni trop malaisées à regarder droit à l'encontre. Comme, pour exemple, s'il y a quelqu'un en un banquet qui boive à toi, quand tu auras déjà suffisamment bu, n'aie point de honte de le refuser, et ne te force point toymême, ains pose la coupe ou <p 77v> bien, si un autre te semond à jouer à trois dés, n'aie honte de n'y vouloir entendre, et ne crains point d'en être moqué, mais fay comme Xenophanes fit à Lasus Hermionien qui l'appellait couard, d'autant qu'il ne voulait pas jouer aux dés avec lui: «Oui, dit-il je suis couard voirement et timide és choses vilaines et déshonnêtes.» D'autre part, seras tu tombé entre les mains d'un babillard, qui t'arrêtera, t'embrassera, et ne te laissera point échapper, n'aie point de honte, mais romps lui tout court la broche, et t'en va ton chemin pour faire tes affaires: car tel refus et telles fuites et défaites, en choses dont on ne se saurait plaindre que bien légèrement de nous, nous exercent à n'avoir point de honte là où il n'en faut point, et nous accoutument à choses de plus grande importance. Auquel endroit il n'est pas mal à propos de nous souvenir de Demosthenes: car comme les Atheniens fussent en branle de secourir Harpalus, et meissent jà l'armet en tête contre Alexandre le grand, soudainement comparut Philoxenus, lieutenant du Roi sur la marine: de quoi le peuple d'Athenes fut si étonné, qu'il n'y en eut pas un qui dît plus un seul mot, tant ils avaient de peur: et lors Demosthenes, «Que feront ils, dit-il, quand ils verront le Soleil, vu qu'ils ne peuvent pas franchement regarder la lueur d'une petite lampe? car que feras tu en negoces de grande importance, si un Roi parle à toi, ou si un peuple te requiert de quelque chose qui ne soit pas raisonnable, vu que tu ne peux repousser, une coupe de vin qu'un tien familier buvant à toi te présente? ni t'échapper de la prise d'un babillard, ains te laisses proumener à ce jaseur, sans avoir la fermeté de lui oser dire, Nous nous reverrons une autrefois, car maintenant je n'ai pas loisir. Outre plus l'exercitation et accoutumance pour vaincre cette honte. ne sera point mauvaise ni inutile à l'encontre des louanges en choses petites et légères: comme en un festin d'un ami il y aura quelque sonneur de lut ou de lyre, qui en sonnera ou chanter mal, ou un joueur de comoedies, que l'on aura loué à grand prix d'argent, qui gâtera tout Menander, tant il aura mauvaise grâce à jouer, et néanmoins le vulgaire lui applaudira et le prisera grandement: il n'y aura, à mon avis, point de difficulté ni de peine à l'écouter, sans mot dire, et sans le louer servilement et en flatteur, contre ta propre opinion. Car si tu n'es maître de toi en cela, que feras-tu quand un tien ami te lira quelque ryme, et quelque mauvaise poésie qu'il aura composée, ou qu'il te montrera quelque harangue qu'il aura écrite? tu le loueras doncques hautement et follement, et feras bruit des mains, en lui applaudissant comme les jacquets: si ainsi est, comment doncques le reprendras tu quand il viendra à commettre quelque faute és affaires? comment l'admonestreras tu, s'il vient à s'oublier en l'administration de quelque magistrat, ou bien en ses deportements en mariage, ou au gouvernement de la chose publicque? car quant à moi, je ne me contente point encore de la réponse que fit Pericles à un sien ami, qui le requit de porter un témoignage faux pour lui, à laquelle fausseté il y avoir encore un parjurement adjoint: «Je suis, dit-il, ami de mes amis jusques aux autels.» comme s'il eût voulu dire, jusques à n'offenser point les Dieux, car il était approché trop près. Mais celui qui de loin s'est accoutumé à ne louer contre son avis celui qui harangue, ni à applaudir à celui qui chante, ni rire à celui qui dit une maigre rencontre, ne laissera jamais son familier passer, jusques à lui faire cette requète-là: ne n'y aura jamais homme qui dise à celui qui aura appris à n'avoir point de honte de refuser en telles petites choses, Parjure toi pour moi, porte faux témoignage pour moi, prononce une inique sentence pour l'amour de moi. Semblablement aussi se faut-il preparer contre les emprunteurs d'argent, en s'accoutumant premièrement és choses qui ne soient pas grandes ni difficiles à refuser. Il y eut quelqu'un jadis, qui estimant qu'il n'y eût rien si honnête que de demander et recevoir, demanda un jour en soupant au Roi de Macedoine Archelaus, une coupe d'or là où il <p 78r> buvait. Le Roi commanda à son page de la porter et donner à Euripides qui était à la table: et tournant son visage devers celui qui la lui avait demandée, lui dit, «Quant à toi tu es digne de demander et d'être refusé, parce que tu demandes: mais Euripides est digne qu'on lui donne, encore qu'il ne demande pas.» Disant en cela très bien, que le jugement de la raison doit être le directeur et le maître du donner et de la liberalité gratuite, non pas la honte de refuser: et au contraire, nous, bien souvent laissants en arrière des personnes honnêtes, nos parents ou amis, et qui ont besoin de notre secours, donnons à d'autres qui nous demandent continuellement et impudemment, non pour volonté que nous ayons de leur donner, mais pource que nous ne leur pouvons refuser: comme fit Antigonus le vieil après avoir longuement enduré l'importunité de Bias, «Donnez (dit-il) à Bias un talent, et par force:» combien qu'il eût aussi bonne grâce, et rencontrât aussi dextrement à se défaire de tels importuns, que fit oncques Roi ni Prince: car comme un belistre philosophe Cynique lui demandât une drachme, qui pouvait valoir trois sous et quatre: «Ce n'est, dit-il, pas un don de Roi:» et comme l'autre lui répliquast, «Donne moi doncques un talent, qui sont six cens écus:» Il lui répondit, «Ce n'est pas présent de Cynique.» Diogenes allait quelquefois se pourmenant par la rue d'Athenes appelée Ceramique, en la quelle il y avait plusieurs statues des anciens personnages de valeur, aux quelles il allait demandant l'aumosne: et comme quelques-uns s'en émerveillassent, il leur répondit, «J'apprends (dit-il) à être esconduit.» Il nous faut aussi premièrement étudier en choses légères, et nous exerciter à refuser en choses petites, à ceux qui nous demanderont ce dont ils ne sont pas pour user ainsi qu'il appartient, afin que nous puissions suffire à faire refus de choses de plus grande importance: car comme dit Demosthenes, celui qui a dépendu ce qu'il avait, autrement qu'il ne fallait, n'employera jamais à ce qu'il faut, ce qu'il n'a pas, si on lui donne. Or toutes et quantesfois que nous avons disette des choses honnêtes et abondance des superflues, cela témoigne qu'il y a bien de la faute en nous. Si n'est pas seulement cette honte excessive, mauvaise et inique dépensiere d'argent, mais aussi des choses serieuses et de grand conséquence, desquelles elle ne reçoit pas le conseil utile que lui donne la raison. Car souvent étant malades nous n'appellons pas le plus expert médecin, pour respect et faveur que nous portons à un notre familier: et elisons pour maîtres et precepteurs de nos enfants, non ceux qui sont les meilleurs, mais ceux qui nous en requirent: et bien souvent quand nous avons des procès, nous ne les faisons pas plaider par le plus suffisant advocat et le plus savant du barreau, ains par le fils de quelque notre parent ou ami, qui apprendra à tonner aux dépens de notre cause. Bref, nous voyons plusieurs de ceux qui font profession de philosophie, Epicuriens, ou Stoïciens, ou autres, qui ne se seront pas mis à suivre cette secte-là par leur jugement ou election, ains se seront adjoints à quelques-uns, de leurs parents ou amis de cette secte, qui les en auront importunés et requis. Or sus doncques exercitons nous de longue main à l'encontre de si lourdes fautes en choses vulgaires et légères, en nous accoutumant à ne nous servir point ni d'un barbier ni d'un peintre, à l'appétit de notre sotte honte, ni à loger en une mauvaise hostellerie, y en ayant auprès de meilleures, pource que l'hostellier nous aura souvent salués: ains, pour accoutumance, encore qu'il y ait peu de différence de l'un à l'autre choisissons toujours le meilleur: comme les philosophes Pythagoriens observaient toujours diligemment de ne mettre jamais la cuisse gauche dessus la droite, ni de prendre le nombre pair au lieu du non pair, et ainsi des autres choses égales et indifférentes: aussi se faut-il accoutumer quand on fait ou un sacrifice, ou unes noces, ou quelque autre grand banquet, de n'appeler pas celui qui nous salue et nous fait souvent la révérence, ou qui accourt de tout loin à nous, plutôt que celui que nous <p 78v> saurons qui est homme de bien, et qui nous aime: car celui qui est ainsi de longue main exercité et accoutumé, sera malaisé à surprendre, ou plutôt ne sera jamais assailly és choses de plus grande importance: mais quant à l'exercitation, ces advertissemens là suffisent Au demeurant, des utiles instructions que nous en pouvons recueillir, la première, à mon avis, est, que toutes les passions et maladies de l'âme sont ordinairement accompagnées des inconvénients, qu'il semble que nous tâchions plus à fuir par icelles: comme l'ambition et convoitise d'honneur communément est suivie de déshonneur, dissolution et volupté ordinairement accompagnée de douleur, délicatesse suivie de travail, opiniâtreté contentieuse suivie de perte et de condemnation: semblablement aussi autant en advient il à la honte excessive, laquelle fuyant le fumée de blâme se jette dedans le feu même d'infamie. Car ayant honte de refuser et contredire à ceux qui iniquement et importunément les poursuivent ils sont après contraints d'avoir honte de ceux qui justement les accusent: et pour avoir craint une plainte légère, bien souvent ils soutiennent une vergongne certaine: et ayants eu honte de contredire à un ami, qui leur demandait de l'argent, bientôt après ils sont contraints de rougir à bon escient pour être convaincus de n'en avoir point. Et ayants promis de secourir quelques-uns qui ont des proces, puis après ayants honte de faire contre leurs parties, ils sont contraints de se cacher et s'enfuir. Et y en a plusieurs que cette honte ayant forcés de faire quelque promesse desavantageuse du mariage ou de leur fille, ou de leur soeur, sont contrains puis après de faillir de promesse pour avoir changé d'avis. celui qui dît anciennement que tous les habitants de l'Asie servaient à un seul homme, pour ne savoir prononcer une seule syllable, qui est, Non, ne parlait pas à bon escient, ains se jouait: mais ces honteux ici pourraient sans parler en fronçant seulement les sourcils, ou baissant la tête, échapper plusieurs courvées qu'ils font outre leur gré et par importunité. Car comme dit Euripide,
Le silence est réponse pour les sages,
duquel il est besoin de plus user à l'endroit de tels importuns poursuivans: car quant à ceux qui sont raisonnables et honnêtes, on se peut avec raison excuser: et pourtant faut-il avoir à main plusieurs réponses et dits notables des grands et illustres personnages du temps passé, et s'en souvenir, pour les prattiquer à l'encontre de ces importuns là: comme est ce que dit jadis Phocion à Antipater, «Je ne te saurais être flatteur et ami tout ensemble:» et aux Atheniens qui lui applaudissaient, et le priaient de contribuer avec eux quelque argent pour faire une fête et un sacrifice: «J'aurais, dit-il, honte de desbourser avec vous, et ne rembourser pas ce que je dois à cettui ci:» en montrant l'usurier Callicles: car comme dit Thucydides, «Il n'est pas laid de confesser sa pauvreté, mais il est bien laid de ne la fuir pas de fait.» Mais celui qui par sa bestise ou fade délicatesse est si honteux, qu'il n'ose dire à celui qui lui demande de l'argent, ami je n'ai point d'argent en ma bourse: et néanmoins se laisse sortir de la bouche une promesse comme une arre,
Il est lié de fers sans fer forgés,
Qu'étroitement honte lui a chargez.
Mais Perseus, prestant de l'argent à un sien familier, alla jusques en la place en passer le contract à la bancque, se souvenant du precepte que nous donne le poète Hesiode,
En riant même avec ton propre frère,
D'y ajouter un témoin ne diffère.
Dequoi l'autre s'ébahissant, «Comment doncq, dit-il, Perseus, ainsi juridiquement?» «Oui, répondit Perseus, afin que je le retire de toi amiablement, et que je ne te le redemande pas juridiquement.» Car plusieurs au commencement ne cherchants pas de honte leur assurance, puis après sont contraints d'y procéder par la voie des lois <p 79r> avec inimitié. davantage Platon baillant des lettres de reommandation au tyran Dionysius en faveur de Helicon Cyzicenien, ajouta au bout de la lettre, «Je t'écris ce que dessus d'un hommne, c'est à dire d'un animal de nature muable.» Mais Xenocrates au contraire, encore qu'il fut bien de nature austère, toutefois il fut gagné et plié de honte, et recommanda par lettres à Polyperchon un homme qui ne valait rien, ainsi comme il le donna bien à connaître par effet: toutefois ce seigneur Macedonien lui fit bon recueil, et lui demanda s'il avait de rien affairé: l'autre lui demanda un talent de six cens écus, ce que Polyperchon lui bailla: mais il écrivit à Xenocrates que de là en avant il examinât plus diligemment ceux qu'il recommanderait. Et quant à Xenocrates encore fit-il cet erreur-là, parce qu'il ne connaissait pas le personnage: mais nous bien fort souvent connaissants que ce sont méchants qui nous requirent, néanmoins jetons des missives au vent, et qui plus est, de l'argent, nous faisants ce dommage à nous mêmes, non pas de gaieté de coeur, ni avec plaisir, comme ceux qui donnent à des putains, ou à des plaisants et flateurs, ains en étant bien marris et ennuyés de leur impudence, qui nous force et renverse sans dessus dessous tout le discours de notre raison: tellement, que s'il y a gens au monde contre lesquels nous puissions dire ces mots,
Bien je connais le mal que je vais faire,
c'est à l'encontre de ceux qui nous causent cette honte d'aller porter faux témoignage, d'aller prononcer une injuste sentence, d'aller faire election d'un personnage inutile, ou de prêter argent à homme que nous sommes certains qu'il ne le rendra pas. Et partant entre toutes les passions cette honte excessive est celle qui plus que nulle autre est accompagnée, en ce qu'elle fait, de repentance non suivante après, mais conjointe et présente: car il nous griève de donner, nous rougissions de témoigner, nous encourons infamie de cooperer: et ne fournissants pas ce que nous avions promis, nous sommes convaincus de ne le pouvoir bailler: car pour ne pouvoir contredire, nous promettons mêmes des choses qui nous sont impossibles, à ceux qui continuellement nous en pressent, comme de les recommander à ceux qui gouvernent en court, d'aller parler pour eux aux Princes, pour ne vouloir pas et n'avoir pas le coeur assez ferme de dire, «Le Roi ne me connait pas, adressez vous à d'autres plutôt:» comme Lysander ayant encouru la male grâce du Roi Agesilaus, combien que l'on estimât qu'il dût être le premier en credit à l'entour de lui pour la réputation de ses hauts faits, n'eut point de honte d'esconduire ceux qui s'adressaient à lui, en leur disant, qu'ils allassent à d'autres, et qu'ils essayassent ceux qui avaient meilleur credit à l'entour du Roi que lui. Car ce n'est pas honte que de ne pouvoir pas toutes choses, mais bien de les entreprendre ne pouvants pas, et n'étant pas idoines à les faire: et se promettre plus que l'on n'a de puissance, outre ce qu'il est laid, encore fait-il fort mal au coeur. Mais aussi faut-il volontairement faire plaisir à ceux qui nous requirent choses raisonnables, et à nous convenables: non par contrainte de honte, mais en cedant à l'equité, comme aussi à l'encontre des demandes dommageables ou desraisonables, il faut toujours avoir le dire de Zenon prompt à la main, lesquel rencontrant un jeune homme de ses familiers, qui se promenait à l'écart le long des murailles de la ville, et en ayant entendu la cause, que c'était pource qu'il fuyait un sien ami, qui le requérait de porter faux témoignage pour lui, «Que dis-tu sot que tu es, lui répondit-il: celui-là ne craint point, et n'a point de honte de te requérir de choses iniques et desraisonnables, et tu n'as pas le coeur de le refuser et rebouter pour choses justes et raisonnables?» Car celui qui dit,
Meschanceté est une arme séante,
Contre celui qui fait oeuvre méchante,
nous enseigne mal à nous venger de la méchanceté, en nous la faisant imiter: mais <p 79v> de repousser ceux qui nous molestent impudemment et effrontément, en ne nous laissant point vaincre à la honte, et ne concéder point choses desraisonnables et déshonnêtes à tels effrontés, pour être honteux de leur refuser, ce sont hommes sages et bien avisés qui le font ainsi. Or quant à ces déhontés importuns ici, il est bien aisé de resister à ceux qui sont petits, sans aucune authorité ne moyen: et y en a qui les esconduisent avec une risée, et quelque trait de moquerie, comme fit jadis Theocritus deux qui lui demandaient son étrille à emprunter, dedans une étuve, dont l'un était étranger et l'autre de sa connaissance, mais larron: il les renvoya tous deux joyeusement, en leur disant, «Quant à toi, je ne te connais point: et quant à toi, je te connais bien.» Et Lysimache la prêtresse de Minerve, surnommée Poliade, c'est à dire gardienne de la ville d'Athenes, à des muletiers qui avaient amené des victimes, et lui demandaient à boire: «ô mes amis, dit-elle, j'aurais peur que l'on n'en fît coutume.» Et Antigonus à un jeune homme qui était fils d'un gentil centenier, mais lui était lâche et couard, et néanmoins demandait à être avancé en la place de son feu père: «Jeune fils, dit-il, je récompense la prouesse, et non pas la noblesse, de mes soudards.» Mais encore que le poursuivant soit homme d'authorité et puissant, qui sont ordinairement plus malaisés à esconduire et à renvoyer, mêmement s'il est question de donner sa sentence en quelque jugement, ou sa voix en quelque election à l'aventure ne semblera-il pas facile ni nécessaire de faire ce que jadis fit Caton, étant encore jeune homme, à Catulus, lequel pour lors était au plus grand et plus honorable magistrat qui fut à Rome, car il était Censeur, et s'en alla devers Caton, lequel presidait cette année-là en la chambre du Tresor, à fin d'intercéder pour un financier qui avait été condamné en quelque amende par Caton: il le pressa et importuna tant de ses prières, que Caton à la fin fut contraint de lui dire: «Ce serait chose bien vilaine, Catulus, à toi qui es Censeur, que ne voulant pas sortir d'ici, je t'en feisse jeter dehors par les espaules à mes sergens.» Catulus ayant honte de cette parole, s'en sortit en colère. Mais considérez si la réponse d'Agesilaus et celle de Themistocles fut point plus gracieuse et plus douce: car Agesilaus, comme son père lui voulût faire juger quelque proces contre le droit et contre les lois: «Tu m'as, dit-il, mon père, montré dés ma jeunesse à obeïr aux lois, voila pourquoi je te veux encore obeïr maintenant, en ne jugeant rien qui soit contre les lois.» Et Themistocles répondit à Simonides qui le requérait de quelque chose injuste, «ni toi Simonides, ne serais pas bon poète, si tu chantais contre mesure: ni moi bon officier, si je jugeais contre les lois.» Et néanmoins ce n'est point à faute de bonne proportion du manche au corps de la lyre, comme disait Platon, que les villes contre villes, et les amis contre les amis entrants en différent, souffrent et font souffrir les uns aux autres de très grandes miseres et calamités, ains est plutôt pource qu'ils faillent en ce qui appartient aux lois, et à la justice: et toutefois il y en a qui observants exactement et exquisement au chant, à l'orthographe, aux mesures des syllabes, ce qui est de l'art, veulent que pour eux les autres soient nonchalants et oubliants du devoir en l'administration d'un magistrat, en leurs jugements, et en leurs actions. Et pourtant faut-il user de ce stile à l'encontre d'eux: Est-ce un advocat qui te vient importuner toi étant juge, ou un orateur toi étant du Senat? accorde lui ce qu'il te demande, sous condition, que lui tout à l'entrée de son oraison sera une belle incongruité, ou qu'il usera d'un mot barbare en sa narration: il ne le voudra jamais, pource que cela lui semblerait une trop grande villanie: car nous en voyons qui n'auraient pas le coeur de commettre une voyelle avec une voyelle en parlant. Ou bien, est-ce quelqu'un des nobles ou des gens d'honneur et d'authorité qui te presse? dis lui qu'il aille donc sautant et dansant pour l'amour de toi à travers la place, en faisant la moue, et tordant la gueule: et s'il te dit qu'il n'en fera rien, ce sera lors à toi à parler, et à lui demander <p 80r> lequel est plus vilain, ou faire une incongruité en parlant, et tordre la bouche, ou bien violer la loi, et fausser sa foi, et adjuger plus de bien au méchant qu'au bon, contre tout droit et raison. davantage comme Nicostratus l'Argien répondit au Roi Archidamus qui le sollicitait à lui livrer par trahison la ville de Cromnum, pour une bonne somme d'argent, et pour le mariage de telle Dame qu'il voudrait choisir en toute Lacedaemone, qu'il n'était point descendu de la race de Hercules, pource que lui allait par tout le monde tuant les méchants après les avoir vaincus: et lui s'étudiait de rendre ceux qui étaient gens de bien, méchants. Ainsi nous faudra-il parler à celui qui voudra être tenu pour homme de bien et d'honneur, et cependant nous viendra presser et forcer de faire choses indignes et de sa noblesse et de sa vertu. Mais si ce sont basses et communes gens, il faudra voir et considérer si tu le pourrais induire, s'il est avaricieux, à te prêter un talent sans cédule ni obligation: ou s'il est ambitieux, si tu lui pourrais persuader de te céder quelque preseance: ou s'il est convoiteux des honneurs publiques, te quitter sa brigue, mêmement lors qu'il y aura apparence qu'il soit pour emporter l'office qu'il pretend: car il serait à la vérité étrange, qu'eux en leurs vices et passions fussent si roides, si fermes, et si immuables, et que nous qui voulons être tenus pour gens de bien, amateurs du devoir et de la justice, ne peussions être maîtres de nous mêmes, ains laississions porter par terre notre vertu, et l'abandonnissions. Car si ceux qui nous fonthonte à force de nous presser, le font ou pour leur réputation, ou pour leur authorité, il n'y a point de propos de vouloir augmenter l'honneur, le credit et authorité d'autrui, en se déshonnorant, et se diffamant soi-même: comme ceux qui aux jeux de prix publiques faussent leur foi à distribuer les prix, ou qui aux elections des magistrats par faveur donnent à qui ne le mérite pas les honneurs de seoir aux palais, et les couronnes de victoire, en se privant eux-mêmes de bonne réputation et de saine conscience. Et si nous voyons que c'est pour le gain que c'est importun nous fait si pressante instance, comment ne nous vient-il incontinent en pensée, que c'est chose éloignée de toute raison de mettre en compromis sa réputation et sa vertu, afin que la bourse d'un je ne sais qui en soit plus pesante? Mais certes telles considérations se représentent bien à l'entendement de plusieurs, lesquels n'ignorent pas qu'ils font mal: comme ceux que l'on contraint de boire de grandes coupes devin toutes pleines, ils accomplissent à toute peine, en soupirant, et tournant les yeux en la tête, et changeant tout de visage, ce qui leur est commandé: mais cette mollesse de coeur ressemble à une faible température de corps, qui ne peut resister ni au froid ni au chaud: car soit qu'ils soient loués par ceux qui les poursuivent, ils sont incontinent détrempés et dissous par telles louanges: soit qu'ils craignent d'être accusés, repris et soupçonnés s'ils refusent, ils en meurent de peur: mais au contraire il se faut affermir à l'encontre de l'un et de l'autre, sans se laisser plier ni esbranler, ni à ceux qui font peur, ni à ceux qui flatent. Or Thucydides estimant qu'il soit impossible d'avoir grande puissance, et n'être point envié, dit, que celui qui est bien avisé choisir d'être sujet à l'envie pour faire de grandes choses: quant est à moi, j'estime qu'il n'est pas difficile d'échapper l'envie: mais d'eviter toutes plaintes, et se garder d'être moleste à pas un de ceux qui hantent auprès de nous, il me semble du tout impossible: et pourtant me semble aussi, que nous prendrons bon conseil quand nous choisirons plutôt d'être en la male grâce et inimitié des importuns, que de ceux qui justement nous accuseraient, si contre tout droit et justice nous faisions pour ces iniques poursuivans, comme étant fardées et déguisées, de peur qu'il ne nous prenne comme aux pourceaux, qui quand on les gratte, et qu'on les frotte and chattouille, se laissent faire tout ce qu'on veut, <p 80v> jusques à se veaultrer par terre: car il n'y a point de différence entre ceux qui baillent leurs jambes à se faire traîner, et ceux qui prêtent leurs oreilles à s'ouïr flater, sinon que ceux-ci se laissent renverser et jeter par terre plus vilainement, les uns en remettant les peines et punitions dues à des méchants, à fin qu'ils soient appelés humains, doux, pitoyables, et misericordieux: les autres au contraire, persuadez par ceux qui les louent de se soumettre à des inimitiés et accusations non nécessaires et dangereuses, en leur disant, qu'ils sont seuls hommes entiers, seuls qui ne se laissent point gagner par flatterie, voire qui se peuvent dire seuls avoir bouche et langue libre. C'est pourquoi Bion accomparait telles manières de gens à des vases à deux anses, qui se transportent aisément par les oreilles là où on veut: comme l'on raconte que le Sophiste Alexinus disait un jour tout plein de mal, en se promenant avec d'autres, de Stilpon philosophe Megarien: et comme quelqu'un de la compagnie lui dît, «Et comment, il disait l'autre jour tous les biens du monde de toi:» «Certainement aussi, répondit-il, est-ce un treshomme de bien et de fort gentil coeur.» Mais au contraire Menedemus étant averti, que ce même Alexinus disait souvent bien de lui: «Au contraire, dit-il, je dis toujours mal d'Alexinus: tellement qu'il faut nécessairement qu'il soit méchant homme, ou pource qu'il en loue un méchant, ou pource qu'il est blâmé d'un bon.» tant il était malaisé à fléchir, ou à prendre par telles voies, et tant il prattiquait bien cet enseignement d'Antisthenes surnommé Hercules, qui commanda à ses enfants, de ne savoir jamais gré ni grâce à personne qui les louast: ce qui n'était autre chose, que de ne se laisser point gagner à la honte, pour contreflater ceux qui les loueraient: car il suffit, ce que répondit Pindare à un qui lui disait, «Je te vois louant par tout et envers tous:» «et je t'en rends la grâce, dit-il, pourtant que je te fais dire vérité.» Ce doncques qui est souverainement utile à l'encontre de toutes autres passions, se doit aussi principalement employer à l'encontre de cette excessive honte, quand ils verront que contre leur volonté forcés de tel vice, ils auront commis quelque faute, et seront très buchés, de s'en souvenir, et l'imprimer bien fermement en leur mémoire, et conserver en leur pensée bien longuement les marques de la morsure, et les notes de leur repentance, en les répétant souvent. Car ainsi comme les viateurs passants chemin, quand ils ont choppé et bronché contre une pierre, et les pilotes ayants brisé leur vaisseau contre un rocher, s'ils s'en souviennent, ils redoutent effroieement non ces pierres ni ces roches-là seulement, mais aussi toutes celles qui leur ressemblent, tout le temps de leur vie: aussi ceux qui serrent en leur pensée attainte et piquée de repentance, les pertes et déshonneurs qu'ils ont reçus à cause de cette honte vicieuse, en iront après plus retenus en cas semblables, et ne se laisseront pas une autrefois facilement aller.<p 81r>

XII. De l'amitié fraternelle.
CEUX de la ville de Sparte appellent les anciennes devises et figures dediées et consacrées à l'honneur de Castor et Pollux, Docana, qui vaut autant à dire comme, les poutres des Rois: ce sont deux pièces de bois distantes également l'une de l'autre, conjointes par autres deux equidistantes aussi en travers: et semble que ce soit une devise bien propre et convenable à l'amitié fraternelle de ces deux Dieux, pour montrer l'union indivisble qui était entre eux: aussi vous offre-je, Seigneurs Nigrinus et Quintus, ce petit traité touchant l'amitié fraternelle, commun et convenable à vous deux, comme à ceux qui en êtes dignes: car faisants déjà de vous mêmes ce à quoi il vous admoneste, il ne semblera pas tant vous admonester de le faire, comme vous porter témoignage de l'avoir déjà fait: et la joie que vous sentirez de voir approuvé ce que vous faites, donnera encore à votre jugement une assurance plus ferme pour le faire continuer, comme étant vos actions approuvées et louées par des vertueux et honnêtes spectateurs. Or Aristarchus père de Theodectes se moquant du grand nombre des Sophistes contrefaisants les Sages qui étaient de son temps, disait que anciennement à peine y avait il eu sept Sages par le monde, mais de notre temps, disait-il, à peine pourrait on trouver autant d'hommes ignorans. Mais je pourrais avec vérité dire, que je vois de notre temps l'amitié aussi rare entre les frères, comme la haine l'était au temps passé: de laquelle encore le peu d'exemples qui s'en est anciennement trouvé, du consentement des vivants a été renvoyé aux Tragoedies et aux Theatres, comme chose étrange et fabuleuse: mais tous ceux qui sont aujourd'hui, quand ils rencontrent deux bons frères, ils s'en émerveillent autant comme ils feraient de voir ces Molionides là, qui semblaient avoir les corps collés ensemble: et trouvent aussi malaisé à croire et montrueux, que des frères usent en commun des biens, des amis, et des esclaves que leurs peres leur ont laissés, comme ils feraient que une seule âme regît les pieds, les mains, et les yeux de deux corps: combien que la nature n'ait pas logé loin l'exemple du deportement dont doivent user les frères les uns envers les autres, ains dedans le corps même, là où elle a formé la plupart des membres nécessaires doubles, frères et germains, comme deux mains, deux pieds, deux yeux, deux oreilles, deux nazeaux: nous montrant qu'elle les a ainsi distingués et divisés pour leur salut mutuel, et pour s'entre-aider réciproquement, non pas pour quereller ni combattre les uns contre les autres: et qu'ayant divisé la main en plusieurs doigts de longueurs inegaux, elle l'a rendue le plus apte, et le plus propre, et le plus artificiel outil qui soit: tellement que l'ancien Anaxagoras mettait la cause de toute la sapience et sagesse de l'homme en la main: mais toutefois le contraire de cela est véritable, car l'homme n'est pas le plus sage des animaux, pour autant qu'il a des mains: mais pource que de sa nature il est raisonnable et ingenieux, il a aussi de la nature obtenu des outils qui sont tels. Or est-il manifeste à chacun, que la nature a formé d'une même semence et d'un même principe deux, et trois, et plusieurs frères, non à fin qu'ils querellassent ou combattissent les uns aux autres, mais à fin qu'étant séparés les uns des autres, ils s'entre-aidassent mieux et plus commodément. Car ces hommes là à trois corps et à cent bras que nous peignent les poètes, si jamais il en a été de tels, étant collés et conjoints de toutes leurs parties, ne pouvaient rien faire hors d'eux-mêmes, ni à part les uns des autres: ce que les frères au contraire peuvent bien faire, demeurer en la maison, et aller dehors, se mêler des affaires publiques, et labourer la terre tout ensemble, les uns par les autres, pourvu qu'ils conservent bien le principe d'amitié et de bienveillance que la nature leur a baillé: sinon, ils ressembleront <p 81v> proprement aux pieds qui se donnent le croc en jambe l'un à l'autre pour se faire tomber, et aux doigts de la main qui s'entrelassent pour se tordre et se debaiter contre nature les uns les autres. Mais plutôt ainsi comme en un même corps le froid et le chauld, le sec et l'humide régis par une même nature, quand ils s'accordent et conviennent bien ensemble, engendrent une très bonne et très douce armonie et température, qui est la santé, sans laquelle ni tous les biens du monde,
ni la grandeur de majesté royale,
Quand aux humains à la divine égale,
ne sauraient donner ni plaisir ni profit à l'homme: mais si entre ces premières qualités là il se met un debat et une cupidité de s'accroître par-dessus les autres, elle corrompt très vilainement et confond sans dessus dessous le corps de l'animal: aussi par l'union et concorde des frères, toute la race et toute la maison s'en porte mieux, et en florit, et les amis mêmes et familiers, comme une belle danse qui va tout d'un bransle: car ils ne font, ni ne disent, ni ne pensent chose quelconque qui soit contraire les uns aux autres,
Mais en discord et partialité
Le plus méchant a lieu d'authorité.
ou un rapporteur de vallet à mauvaise langue, ou un flatteur qui se glissera de dehors au dedans, ou un voisin malin et envieux: car comme les maladies engendrent és corps qui ne reçoivent point ce qui leur est propre, des appétits de nourritures étranges, et qui leur sont nuisibles: aussi la calomnie ou suspicion à l'encontre de ses parents, attire de dehors des propos mauvais et méchants, qui coulent toujours là où ils sentent qu'il y a quelque défaut. Or le devin d'Arcadie, ainsi comme écrit Herodote, fut contraint de se faire un pied de bois, après qu'il se voit privé du sien naturel: mais un frère qui fait la guerre à son frère, et qui est contraint d'acquérir un ami étranger, ou de la place, en s'y promenant, ou du parc des exercices, en regardant ceux qui s'y exercent, me semble ne faire autre chose, que volontairement se couper un membre de sa propre chair tenant à lui, pour y en appliquer et attacher un étranger: car la nécessité même qui nous induit à rechercher et à recevoir amitié et conversation, nous enseigne d'honorer, entretenir et conserver ce qui est de notre parenté, comme ne pouvant vivre, ni n'étant point nés pour demeurer sans amis, sans fréquentation, solitaires, à part comme bêtes sauvages: et pourtant dit bien et sagement Menander,
Par bancqueter et bonne chère faire
Les uns avec les autres ordinaire,
cherchons-nous pas, mon père, à qui fier
Nous nous puissions? et n'est pas celui fier,
Pensant avoir trouvé des biens sans nombre,
Qui d'un ami a pu recouvrer l'ombre?
car ce sont ombres véritablement la plupart de nos amitiés, images et semblances de celle première que la nature imprime aux enfants envers leurs peres et meres, et aux frères envers leurs frères: et celui qui ne la révére et l'honore, comment pourra il faire à croire et persuader aux étrangers qu'il leur porte bienveillance? Et quel homme est celui-là qui appelle en ses caresses et par ses missives un sien compagnon son frère, et ne veut pas seulement aller par chemin quand et son propre frère? Car comme ce serait une folie d'orner la statue de son frère, et ce pendant battre et mutiler son propre corps naturel: aussi révérer et honorer le nom de frère en d'autres, et le frère propre le fuir et hair, ne serait pas fait en homme d'entendement sain, ne qui jamais eût compris en son coeur, que la nature soit la plus sainte et la plus sacrée chose du monde. A ce propos il me souvient qu'un jour à Rome je pris la charge <p 82r> de juger entre deux frères comme arbitre, desquels frères l'un semblait faire profession de philosophie, mais il était, comme il apparut, non seulement frère à fausses enseignes, mais aussi philosophe à faux titre, ne méritant pas ce nom: car comme je lui remontrasse et requisse qu'il se portât envers son frère comme philosophe envers un sien frère, et un frère ignorant des lettres: quant à ignorant, dit-il, je l'avoue bien pour véritable, mais quant à frère, je ne tiens pas pour chose grande ni vénérable d'être sorti de mêmes parties naturelles. Il appert voirement, dis-je, que tu ne fais pas grand compte d'être issu de mêmes parties naturelles, mais tous les autres, s'ils ne le sentent et pensent ainsi, pour le moins si disent et chantent ils, que la nature et la loi qui conserve la nature, ont donné le premier lieu de révérence et d'honneur, après les Dieux, au père et à la mère: et ne sauraient les hommes faire service qui soit plus agréable aux Dieux, que de payer gracieusement et affectueusement aux père et mère qui les ont engendrés, et à ceux qui les ont nourris et élevés, les usures des grâces vieilles et nouvelles qu'ils leur ont prêtées: comme au contraire, «il n'y a point de plus certain signe d'un Atheiste, que de mettre à nonchaloir, ou commettre quelque faut à l'encontre de son père et de sa mère. Et pourtant est-il défendu de faire mal aux autres, mais de ne se montrer pas à son père et à sa mère faisant et disant toutes choses, je ne dirai pas dont ils ne soient pour prendre déplaisir, mais dont ils ne soient pour recevoir du plaisir, on l'estime une impieté et un sacrilege.» Et quelle action, quelle grâce, ni quelle disposition des enfants envers leurs peres et meres leur pourrait être plus agréable, ni leur donner plus de contentement, que de voir une bienveillance, et une amitié assurée et certaine entre les frères? Ce que l'on peut facilement connaître par les signes contraires: car vu que les fils courroucent leurs peres et leurs meres, quand ils outragent ou traitent mal un esclave qu'ils aiment et qu'ils tiennent cher: et vu que les bonnes vieilles gens de cordiale et gentille affection, sont marris que l'on ne fait cas ou d'un chien, ou d'un cheval qui sera né en leur maison: et se fâchent quand ils vaient que leurs enfants se moquent, ou mêprisent les jeux, les récits, les spectacles, les lutteurs et autres combattants qu'eux ont autrefois beaucoup estimés: est-il vraisemblable qu'ils puissent porter patiemment de voir que leurs enfants s'entre-haïssent, qu'ils querellent toujours l'un à l'autre, qu'ils médisent l'un de l'autre, qu'en toutes entreprises et actions ils soient toujours appointés contraires, et tâchent à s'entre-supplanter l'un l'autre? Je crois qu'il n'y a homme qui le voulût dire. Doncques au contraire, aussi les frères qui s'entrayment et s'entrecherissent l'un l'autre, qui rejoignent en un lien de mêmes volontés, études, et affections, ce que la nature avait déjoint et séparé de corps, et qui ont tous devis, exercices, jeux, et esbats communs entre eux, certainement ils donnent à leurs peres et meres un doux et heureux contentement en leur vieillesse de cette grande amitié fraternelle: car jamais père n'aima tant les lettres, ni l'honneur, ni l'argent, comme il aime ses enfants: et pourtant ne voyent ils pas avec tant de plaisir leurs enfants ni bien disants, ni opulents, ni colloqués en grands offices et dignités, comme ils font s'entraymans. C'est pourquoi on lit que Apollonide, native de la ville de Cysique, et mère du Roi Eumenes, et de trois autres frères, Attalus, Philetaerus, et Atheneus, se réputait bienheureuse et rendait grâces aux Dieux, non pour ses richesses, ni pour sa principauté, mais pource qu'elle voyait ses trois enfants puisnés servir de garde-corps à leur frère aîné, et lui vivant librement et en toute assurance au milieu d'eux, ayants les espées aux côtés, et les javelines en leurs mains: comme au rebours aussi le Roi Xerxes ayant aperçu que son fils Ochus dressait embûche à ses frères pour les faire mourir, en mourut de déplaisir. Car les guerres sont bien grièves entre les frères, ce disait Euripide, mais plus qu'à nuls autres sont elles grièves aux peres et aux meres, pource que celui qui hait son frère, et ne le <p 82v> peut voir de bon oeil, ne saurait qu'il n'en soit courroucé contre celui qui l'a engendré, et celle qui l'a enfanté. Or Pisistratus se remaria en secondes noces, que ses enfants du premier lit étaient déjà tous hommes faits, et disait que les voyant ainsi beaux et bons, il désirait être père de plusieurs autres encore, qui leur ressemblassent: aussi les bons et loyaux enfants, non seulement pour l'amour de leurs peres et meres s'entre-aimeront plus les uns les autres, mais aussi en aimeront davantage leurs peres et meres, les uns pour les autres, disants et pensants toujours en eux-mêmes, qu'ils sont pour beaucoup de causes bien obligés à eux, mais principalement pour le regard de leurs frères, comme étant le plus précieux, et le plus doux et gracieux heritage qu'ils aient herité d'eux. C'est pourquoi Homere a bien fait, quand il introduit Telemachus comptant entre ses calamités ce, qu'il n'avait point de frère,
Car Jupiter la race de mon père
A terminé en moi seul, sans nul frère.
et au contraire Hesiode ne souhaitte et conseille pas bien, qu'un fils unique soit heritier universel des biens de son père, lui mêmement qui était disciple des Muses, lesquelles ont ainsi été appelées, pource qu'elles sont toujours ensemble, à cause de l'amour et bienveillance fraternelle qu'elles se portent l'une à l'autre. L'amitié fraternelle doncques est telle envers les peres et meres, que d'aimer son frère est demontration certaine d'aimer aussi son père et sa mère, et un exemple et enseignement à ses enfants de s'entre-aimer les uns les autres, autant que nulle autre chose: comme aussi au contraire, ils prennent le mauvais exemple de haïr leurs frères de l'original de leur père: car celui qui est envieilly en proces, en querelles et dissensions avec ses frères, et puis va prescher ses enfants de vivre amiablement ensemble, il fait ce qui se dit en un commun proverbe,
Tout ulceré il veut guérir les autres,
et ôte par ses faits toute efficace à sa parole. Si doncques le Thebain Eteocles ayant dit à son frère ce qui est en Euripide,
Je monterais en l'estoillé séjour
Du clair Soleil, où commence le jour,
Et descendrois dessous la terre basse,
Si je pouvais acquérir par audace
La Royauté souveraine des Dieux:
venait puis après à admonester ses enfants
De conserver entre eux égalité,
Laquelle joint cité avec cité,
Amis avec leurs amis secourables,
Confederés en ligues perdurables:
Et n'y a rien qui en fermeté sûre,
Qu'égalité, en ce monde demeure:
qui serait celui qui ne se moquerait de lui? Et quel serait trouvé et réputé Atreus, si après avoir donné à souper les propres enfants à son frère, il venait ainsi arraisonner et instruire ses enfants,
Quand le malheur sur quelqu'un prend son cours,
Communément il n'a d'amis secours,
Sinon de ceux qui sont de son lignage?
et pourtant faut il de tout point bannir et chasser la haine de ses frères, comme celle qui est mauvaise nourrice de la vieillesse des peres et meres, et pire encore de la jeunesse des enfants: et si donne mauvais bruit, et grand blâme envers les concitoyens, lesquels estiment et jugent à bonne cause, qu'ayants été nourris et élevés dés leur naissance ensemble, ils ne seraient pas devenus ennemis et malveillants, s'ils ne savaient <p 83r> de grandes méchancetés et grandes perversités les uns des autres: car il faut bien qu'il y ait de grandes et grièves causes pour dissoudre une si grande amitié et bienveillance, tellement que puis après ils se reconcilient malaisément. Car ainsi comme les corps qui ont une fois été joints ensemble, si la colle ou ligature vient à se lâcher, ils se peuvent bien de rechef rejoindre et recoller ensemble: mais depuis qu'un corps naturel vient à se rompre ou déchirer, il est mal aisé de trouver collure ni soudure qui le puisse jamais réunir aussi les amitiés mutuelles que la nécessité a conjointes entre les hommes, si d'aventure elles viennent quelquefois à se séparer, facilement elles se reprennent: mais les frères, si une fois ils sont éloignés et decheuts de ce qui est selon la nature, difficilement reviennent ils plus jamais ensemble: et s'ils y reviennent, la reconciliation attire une cicatrice orde et sale, toujours accompagnée de défiance et de soupçon. Or toute inimitié d'homme à homme s'imprimant aux coeurs, avec les passions qui plus travaillent et tourmentent, comme opiniâtreté, colère, envie, souvenance des maux passés, est chose fort douloureuse et turbulente: mais celle qui est de frère à frère, avec lequel il est forcé d'avoir communion de tous sacrifices, et de toutes choses saintes et religieuses, même sepulture, et quelquefois même maison, possessions, et heritages confinants les uns aux autres, a toujours devant ses yeux ce qui la tourmente, lui ramenant en mémoire sa folie et sa forcenerie, pour laquelle la face qui mieux lui ressemble, et qui lui devrait être la plus douce, lui est la plus hideuse à voir, et la voix la plus amiable et la plus familiere depuis son enfance, lui devient plus effroiable à ouïr: et voyants plusieurs autres frères qui n'ont qu'une maison, qu'une table, mêmes heritages, et serviteurs non départis, eux au contraire ont partagé leurs amis, leurs hostes, leurs familiers, bref toutes choses qui sont communes entre les autres frères, leur sont à eux ennemies et contraires: encore qu'à toute personne il soit facile à discourir en son entendement, que les amis, et les compagnons de table sont sujets à être ravageés, les familiers et les alliés se peuvent acquérir nouveaux, quand les premiers, ne plus ne moins que des outils ou des instruments, sont usés, mais d'acquérir un nouveau frère il n'est pas possible, non plus qu'une main coupée, ou un oeil arraché: et dit la Persienne sagement, quand on lui demanda pourquoi elle aimait mieux sauver la vie à son frère qu'à son fils: «Pour ce, dit-elle, que je puis bien avoir d'autres enfants, mais d'autres frères maintenant que mes père et mère sont morts, je ne puis.» Que faut-il donc faire, me pourra demander quelqu'un à un qui aura un mauvais frère? premièrement, il faut retenir en mémoire, que la mauvaistié se trouve en toutes sortes d'amitié qui sont entre les hommes, et que selon ce que dit Sophocles,
Plus des humains les faits tu chercheras,
Plus mal que bien toujours y trouveras.
Il n'y a ni amitié de parentelle, ni de societé, ni de compagnie, qui se puisse trouver sincere, saine et nette de tout vice. Mais le Lacedaemonien qui épousait une petite femme, disait, qu'entre les maux il faut toujours choisir les moindres: aussi pourrait on, à mon avis, sagement conseiller aux frères, de supporter plutôt les imperfections domestiques, et les maux de leur propre sang, que d'expérimenter ceux des étrangers: car en l'un n'y peut avoir répréhension aucune, d'autant que l'on y est contraint: et l'autre est répréhensible, d'autant qu'il est volontaire. Car ni le compagnon de table, ou de jeu, ni de l'âge, ni l'hoste
N'est point lié de fers sans fer forgés,
Qu'étroitement honte lui a chargés:
mais si est bien celui qui est de même sang, qui a été nourri avec nous, qui est né d'un même père et d'une même mère, auquel il semble que la vertu même permet <p 83v> et concède par connivence quelque chose, quand il dit à son frère péchant et faillant en quelque endroit,
L'occasion pourquoi sans offenser
Je ne te puis misérable laisser,
homme non seulement misérable, mais aussi mauvais et mal sage, c'est de peur qu'en n'y pensant pas, je ne semble punir aigrement et amèrement en toi quelque vice de père ou de mère instillé en toi par leur semence, en te haïssant. Car, comme disait Theophraste, il ne faut pas aimer les étrangers pour les éprouver, mais au contraire il les faut éprouver pour les aimer: mais là où la nature ne donne pas au jugement la précédence pour faire aimer, ni n'attend pas ce que l'on dit communément, qu'il faut avoir mangé une mine de sel avec celui que l'on veut aimer: ains dés notre nativité a fait naître quand et nous le principe et l'occasion d'amitié, là ne faut il pas que nous allions trop âprement ni trop exactement recherchant les fautes et imperfections. Mais maintenant tout au contraire, que diriez vous qu'il y en a qui supporteront et excuseront facilement, jusques à y prendre plaisir, les fautes des étrangers, et qui ne leur appartiennent de rien, avec lesquels ils auront pris quelque connaissance ou en un banquet, ou au jeu, ou aux exercices de la personne, et seront severes, voire inexorables à l'encontre de leurs propres frères? tellement qu'il y en a qui prennent plaisir à nourir des chiens mauvais, des chevaux: et plusieurs, des onces, des chats, des singes, des lions, et les aiment: et ce pendant ils ne peuvent pas endurer les courroux, les erreurs, ou les ambitions de leurs propres frères. Et d'autres, qui donneront à des paillardes et putains des maison et des terres toutes entières, combattront à bon escient contre leurs frères pour une mazure ou pour un coin de maison: et puis imposants à la malveillance qu'ils portent à leurs frères le nom de haine des méchants, ils s'en iront detestants et vituperants le vice en leurs frères, et aux autres ils ne s'en soucieront pas, ains hanteront et fréquenteront communément avec eux. Cela doncques soit comme le preambule de tout notre discours. Au reste pour entrer aux enseignements, je ne veux pas commencer, comme les autres font, au partage des biens paternels, mais à l'émulation mauvaise et jalousie répréhensible qui se leve entre les frères, vivants encore les peres et meres. Agesilaus jadis avait une coutume, qu'il envoyait à chacun Senateur de Lacedaemone, incontinent qu'il était creé, un boeuf, en témoignage de sa vertu: les Ephores qui étaient comme Syndiques d'un chacun, l'en condamnèrent à l'amende envers le public, avec adjonction de la cause, que c'était pource que par telles caresses et menées il allait pratiquant et gagnant à lui seul ceux qui devaient être communs à tous: aussi pourrait on conseiller à un fils d'honorer tellement père et mère, qu'il n'étudie pas à se les gagner, et acquérir leur bonne grâce pour lui seul, en détournant leur bienveillance des autres envers lui, par laquelle prattique plusieurs supplantent leurs frères, couvrants d'une couleur honnête en apparence, mais non juste en vérité, leur avarice et cupidité: cars ils privent leurs frères finement et cauteleusement du plus beau et du plus grand bien de leur heritage, qui est l'amour et bienveillance de peres et meres, espiants oportunément l'occasion que leurs frères sont ailleurs empêchés, ou qu'ils ne se doutent point de leurs menées et se rendants fort modestes, reglés, soupples et obéissants à leurs peres, mêmes és choses où ils vaient que leurs frères s'oublient et faillent, ou semblent faillir: là où il faut faire tout l'opposite, quand on sent qu'il y a quelque courroux et mécontentement du père, en se mettant et se coulant dessous la charge, comme pour soulager son frère, en lui aidant, et par caresses et secourables services remettre le mieux qu'on peut son frère en grâce: et quand il a inexcusablement failli, il en faut rejeter la coulpe ou sur le temps contraire, ou sur quelque autre occupation, ou bien sur sa nature même, <p 84r> comme étant plus utile et plus idoine à autre chose: et convient bien à cela le dire d'Agamemnon,
Ce n'a été ni par lourde paresse,
ni par défaut de sens et de sagesse,
Ains pour avoir sur moi l'oeil étendu,
Et le motif de mon coeur attendu.
Aussi peut dire un bon frère, à l'excuse de son frère, Il m'a voulu laisser faire ce devoir là. Les peres mêmes sont bien aises d'ouïr faire translations de noms, et ajoutent soi à leurs enfants, quand ils appellent la négligence et paresse de leurs frères, une simple bonté: la sottize, une bonne et droite conscience: une opiniâtreté querelleuse, courage qui ne veut point être mêprisé: de manière que celui qui y procède de telle sorte, en intention d'appaiser son père, il y gagne cela, qu'outre ce qu'il diminue la colère de son père à l'encontre de son frère, il augmente la bienveillance de son père envers lui. puis après, quand on a ainsi répondu et satisfait au père, il se faut alors adresser à part au frère, et lui toucher et remontrer vivement en grande liberté son péché et sa faute: car il ne faut ni être indulgent ou connivent envers son frère, ni aussi lui être trop dur, et le fouler aux pieds quand il a failli: car l'un est autant comme s'éjouir de sa faute, et l'autre faillir avec lui: mais user d'une répréhension et correction, qui témoigne le soin de son bien, et le déplaisir de sa faute: car celui qui aura été le plus affectionné advocat et intercesseur pour lui envers ses père et mère, sera le plus véhément accusateur en privé envers lui-même. Que s'il advient que le frère n'ayant rien offensé, soit néanmoins accusé envers le père, il est certainement très honnête en toute autre chose de plier et supporter toute colère et toute rudesse de père et de mère, mais néanmoins les justifications et défenses d'un frère envers eux, qui contre tout droit et raison et contre vérité serait accusé, ou à qui l'on ferait tort, sont irrépréhensibles et fondées en toute honnêteté: et ne faut point craindre en tel cas d'ouïr le reproche qui se lit en Sophocles,
Mauvais le fils qui si fort dégénére,
Que de plaider contre son propre père,
en parlant librement pour la défense de son frère, qu l'on voit iniquement condamné ou opprimé: car telle procédure rend la perte de cause plus agréable à ceux qui sont convaincus, que ne leur eût été la victoire et gaing de cause. Au demeurant, depuis que le père est decedé, il se faut encore plus affectionner à aimer ses frères, que non pas auparavant: premièrement à mener deuil, et à communiquer la charité du sang, en regrettant la mort du commun père, et en rejetant arrière toutes suspicions de vallets, et tous calomnieux rapports des familiers qui voudraient semer quelque altération entre eux: et plutôt croyant tout ce que l'on raconte de l'amour réciproque de Castor et Pollux, mêmement ce que l'on dit, que Pollux tua d'un coup de poing un qui lui venait rapporter en l'oreille quelque chose à l'encontre de son frère: puis quand ce vient au partage des biens patrimoniaux, ne s'entredénoncer pas la guerre l'un à l'autre, comme font plusieurs y venants tous preparés à cette intention,
écoute moi la fille de la Guerre, Dissension:
ains se donner bien garde de celle journée, comme celle qui est aux uns commencement de guerre mortelle et irreconciliable, et aux autres d'amitié et de concorde perdurable: et là faire leurs partages entre eux seuls, s'il est possible: si non, en la présence d'un ami commun à tous deux, homme de bien: qui assiste, comme dit Platon, aux lois de justice, en prenant et donnant ce qui sera plus agréable et plus convenable l'un à l'autre: et ainsi estimer que l'on partage seulement la procuration et l'administration des heritages, et laisser l'usage et la jouissance de tout sans départir en commun, <p 84v> là où il y en a qui s'entre-arrachent les uns aux autres les nourrices qui les ont nourris de mammelle, ou les enfants qui ont été élevés et nourris quand et eux, à toute force de les poursuivre, et s'en vont au partir de là ayants gagné le prix d'un esclave, et perdu ce qui était le plus précieux en la succession de leur père, l'amitié et la confiance de leur frère: et en aiconnu, qui sans y avoir aucun gain, par une opiniâtreté seulement, au partage de leurs biens paternels se sont portés ne plus ne moins, et de rien plus gracieusement, que si c'eût été butin et pillage de guerre: entr lesquels nommeement ont été Charicles et Antiochus de la ville d'Opunte, qui coupèrent par le milieu un vase d'argent et un habillement, et en emportèrent chacun sa part, divisants ainsi, comme par une malediction tragique,
Leur heritage au tranchant de l'épée.
Les autres vont contant après leurs partages, comme par subtils moyens, par finess et cautelle, ils ont circonvenu leurs frères, et ont beaucoup gagné, s'en glorifians, là où plutôt ils se devaient éjouir, plaire à eux-mêmes, et se magnifier, de ce que par gracieuseté, courtoisie et volontaire cession, ils seraient venus au dessus de leurs frères: et pourtant mérite bien Athenodorus que l'on face mention de lui en cet endroit, comme il n'y a celui en notre pays qui ne s'en souvienne bien. Il avait un frère plus ancien que lui, qui se nommait Xenon, lequel maniant comme curateur le bien entier d'eux deux, en dissipa une bonne partie, à la fin ayant pris une femme à force, et en étant condamné, il perdit tout son bien, lequel fut appliqué par confiscation au fisque de l'Empereur. Athenodorus pour lors était encore jeune adolescent sans aucun poil de barbe, et comme sa part des biens paternels lui eût été rendue par la justice, il n'abandonna point son frère, ains mettant tout en commun, en fit partage agec lui: et encore combien qu'en ce partage il connût que son frère le defraudait malicieusement de beaucoup, jamais il ne s'en courrouça à lui, ni ne s'en repentit, ains supporta gayement et doucement l'ingrate méchanceté de son frère, laquelle fut divulguée par toute la Grèce. Or Solon ayant prononcé cette sentence touchant le gouvernement de la chose publique, que l'égalité n'engendre point de sédition, semble avoir trop fâcheusement introduit la proportion Arithmetique, qui est populaire, au lieu de la belle Geometrique: mais en une famille et maison qui conseillerait aux frères, comme Platon admonnestait ses citoyens, sur tout, s'il était possible, d'ôter de la Republique ces mots de mien et tien, ou à tout le moins se contenter de l'égalité et tâcher à la conserver, certainement il asserrait un grand et beau fondement de paix, amitié et concorde entre les frères. Et qu'il se serve à ce propos d'exemples honnorables et illustres, comme est la réponse de Pittacus au Roi de Lydie, qui lui demandait s'il avait des biens: «Deux fois, dit-il, plus que je ne voudrais, étant mon frère mort, duquel j'ai herité.» Mais pource que le plus n'est pas ennemi du moins seulement en augmentation et diminution de richesses, ains comme dit Platon, universellement en inégalité y a toujours mouvement, et en égalité repos et séjour: aussi toute inégalité est bien dangereuse de mettre dissension et querelle entre les frères, et est toutefois impossible qu'ils soient en toutes choses egaux ni pareils, d'autant que ou la nature dés la naissance, ou depuis la fortune leur départent inégalement leurs grâces et faveurs d'où procèdent les envies, et jalousies entre-eux, maladies et pestes mortelles, non seulement aux familles et maisons, mais aussi aux villes et cités: il s'en faut donner de garde et promptement y remédier, quand elles commencent à s'y engendrer. On pourrait conseiller à celui qui aurait advantage sur ses frères qu'il leur communiquât tout ce qu'il aurait par-dessus eux, en les honorant par son credit et réputation, et les avançant par le moyen de ses amitiés: et si d'aventure il est plus eloquent qu'eux, leur offrant sa peine et suffisance, comme étant à eux autant comme à lui-même, et puis n'en <p 85r> montrant aucune enfleure d'arrogance ni de mêpris envers eux, ains plutôt en s'abbaissant et soumettant, rendre sa préférence et son advantage non sujet à l'envie, et égaler autant comme il lui est possible l'inégalité de la fortune par moderée opinion de soi-même: comme Lucullus ne voulut jamais entreprendre office ni magistrat devant son frère, encore qu'il fut plus âgé que lui, ains laissant passer son temps, attendit celui de son frère. Et Pollux ne voulut pas être Dieu même seul, ains plutôt demi-dieu avec son frère, et participer de la condition mortelle pour lui faire part de son immortalité: là où il est en toi, pourra l'on dire à celui que l'on prendra à admonester, sans aucunement diminuer rien des biens que tu as présentement, accomparer et égaler à toi ton frère, le faisant, par manière de dire, jouir de ta grandeur, de ta gloire, de ta vertu, et de ton bon heur: comme fit jadis Platon, qui mit les noms de ses frères, les introduisant parlants en ses plus nobles traités, pour les rendre renommés, à savoir Glaucon et Adimantus, és livres qu'il a écrit de la Republique, et Antiphon le plus jeune, en son dialogue de Parmenides. davantage, ainsi comme il y a ordinairement de grandes inégalités entre les natures ou les aventures des frères, aussi est-il presque impossible que l'un soit en tout et par tout supérieur à ses frères: car il est bien vrai que les Éléments que l'on dit être creés d'une même matière, ont des qualités et forces toutes contraires, mais on ne voit jamais que de deux frères nés d'un même père et d'une même mère, l'un fut comme le sage que feignent les Stoïques, beau, gracieux, liberal, honorable, riche, eloquent, studieux, savant, et humain tout ensemble: et l'autre laid, mausade, sale, chiche, nécessiteux, mal emparlé, ignorant et inhumain aussi tout ensemble: ains y a bien souvent en ceux qui sont les plus rebutés et moins estimés quelque scintille de grâce, de valeur et d'aptitude et inclination à quelque chose de bon: car, comme dit le commun proverbe,
parmi chardons et espineux halliers
Naissent les fleurs des tendres violiers.
celui doncques qui sentira avoir l'avantage en autres choses, s'il n'amoindrit ni ne cache point les telles-quelles parties de vertu qui seront en son frère, ni ne le deboute point comme en un jeu de prix de tous les premiers honneurs, ains lui cède réciproquement en quelques-uns, et le déclare plus excellent et plus habile que lui en plusieurs choses, retirant toujours toute occasion et matière d'envie, comme le bois du feu, il l'éteindra à la fin, ou plutôt il empêchera du tout qu'elle ne s'engendre et concrée. Mais encore celui qui s'aidera toujours de son frère, és choses mêmement desquelles il saura être plus excellent que lui, et usera de son conseil, comme s'il est rhetoricien, à plaider des causes: s'il est entendu en matière d'état, à savoir comment il se doit porter en son magistrat: s'il est homme qui ait beaucoup d'amis, en affaires: bref qu'en nulle chose de conséquence, et qui peut apporter réputation, ne laisse son frère derrière, ains le fait son parsonnier et compagnon en toutes choses grandes et honorables, que se sert de lui quand il est présent, l'attendant quand il est absent, et généralement qui lui donne à entendre qu'il ne serait pas homme de moindre execution que lui, mais qu'il fait moins de compte d'acquérir réputation, et de s'avancer en credit, que lui, en ne s'ôtant rien à soi-même, il ajoute beaucoup à son frère. Ce sont les preceptes et advertissemens que l'on pourrait donner à celui qui serait plus excellent que son frère: et quant à celui qui serait inferieur, il faut qu'il pense en lui-même, que son frère n'est pas un, ni seul, ou plus riche, ou plus savant, ou plus renommé que lui, ains qu'il est lui-même vaincu d'un nombre infini d'autres,
Tant qu'il y a d'hommes mangeants le fruit
Que la grandeur de la terre produit.
<p 85v> Mais s'il est tel qu'il aille par tout portant envie à tout le monde, ou bien s'il est si mal né, qu'entre tant d'hommes qui sont heureux, il n'y en ait pas un qui le fâche, que celui qu'il dût le plus aimer, et qui lui tient de plus près d'obligation du sang, il peut bien dire qu'il est malheureux en toute extrémité, et qu'il ne laisse moyen à homme qui vive de le passer en malheureté. Si comme donc Metellus disait que les Romains devaient bien rendre grâce aux Dieux de ce que Scipion étant si grand personnage était né dedans Rome, et non pas en une autre cité, aussi que chacun souhaitte et face prière aux Dieux, que lui principalement surmonte tous autres en prosperité, ou, si non, au moins que ce soit un sien frère qui ait cette tant désirée puissance et authorité: mais il y en a qui sont si mal nés à toute honnêteté, qu'ils s'éjouissent et se glorifient bien d'avoir des amis colloqués en grands honneurs, et d'avoir des princes ou des grands seigneurs et riches pour hostes, mais ils estiment que la splendeur de leurs frères soit leur obscurité: et se plaisent bien d'ouïr raconter les prosperités de leurs peres, les victoires et conduittes d'armées de leurs ayeux, ausquelles ils n'eurent oncques part, ni n'en reçurent oncques honneur ni profit, mais de grandes successions qui seront échues à leurs frères, ou d'états magnifiques, ou de mariages honorables, il en sont marris, et leur semble que cela les ravale. Et toutefois il fallait en premier lieu ne porter envie à personne, ou si non, à tout le moins tourner son envie au dehors, et deriver cette malignité, d'être marri du bien d'autrui, à l'encontre des étrangers, comme ceux qui embrouillent leurs ennemis en séditions intestines, et les chassent hors de chez eux.
D'autres Troiens et de leurs alliés
Grand nombre y a parmi votre bataille,
Pour éprouver de mon glaive la taille:
Des Grecs aussi en notre ost Argien,
Sur qui pourras faire épreuve du tien.
comme dit Diomedes à Glaucus: c'est là où tu peux exercer ton envie et ta jalousie. Mais il faut qu'un frère ne soit pas comme le bassin d'une balance qui fait le contraire de son compagnon, quand l'un se haulse, l'autre se baisse: ains faut qu'il face comme les petits nombres, qui par multiplication d'eux même produisent les grands, et en se multipliant ainsi l'augmenter, et s'augmenter aussi de biens: car entre les doigts de la main, celui qui ne tient pas la plume en écrivant, et qui ne touche pas les chordes de l'instrument en jouant, pource qu'il n'est pas propre ne dispos à ce faire, n'en vaut pas pire pour cela, ains ils se meuvent tous ensemble, et s'entre-aident les uns les autres en quelque sorte, comme ayants expressément pour cette cause été faits inegaux à l'entour du plus grand et du plus fort, pour être plus apte à prendre, et à retenir. Ainsi Craterus étant frère propre d'Antigonus Roi regnant, et périlaus de Cassander, se mirent à conduire des armées sous leurs frères, ou bien se teindrent en leurs maisons: mais je ne sais quels Antiochus Seleucus, et ailleurs Grypus et Cyzicenus, n'ayants pas appris à se contenter du second lieu, ains appetants les marques de dignité Royalle, la pourpre, et le diadéme, se remplirent eux-mêmes, et les uns les autres de maux infinis, et en combletent quant-et-quant toute l'Asie. Mais pour autant que les envies et jalousies s'impriment le plus souvent és natures et moeurs de personnes ambitieuses, le plus expédient serait aux frères, pour obvier à tel inconvénient, de n'aspirer pas à acquérir honneur, ni authorité et credit par mêmes moyens, ains l'un par un moyen et l'autre par un autre: car les combats des bêtes sauvages s'émeuvent ordinairement entre celles qui se nourrissent de même pâture, et entre les combatants des jeux de prix ceux-là seuls se nomment adversaires les uns des autres qui travaillent à même sorte de jeu: là où les escrimeurs des poings aux escrimeurs à outrance sont amis, et les lutteurs aux coureurs de carrière, <p 86r> et s'entre-aident et s'entrefavorisent les uns aux autres. Et pourtant des deux fils de Tyndarus, l'un Polynices gagnait toujours le prix à l'escrime des poings, et Castor l'emportait à la course. Voilà pourquoi Homere a bien fait, que Teucer était excellent à tirer de l'arc, là où son frère était des meilleurs combatants à coups de main,
Et le couvrait de son luisant écu.
Comme entre ceux qui se mêlent des affaires publiques, ceux qui manient les armes ne portent pas communément envie à ceux qui haranguent devant le peuple, ni entre ceux qui parlent en public, les advocats aux lecteurs de philosophie, ni entre ceux qui pensent les malades, les médecins aux chirurgiens, ains s'entredonnent la main, et s'entreportent témoignage les uns aux autres: mais vouloir et chercher d'acquérir honneur et réputation d'un même art, et par une même valeur et suffisance, c'est autant entre ceux qui ne sont pas parfaits, comme étant amoureux d'une même maîtresse, vouloir être mieux venu, et avoir plus davantage l'un que l'autre. Ceux doncques qui cheminent par diverses voies evitent les occasions d'envie, et s'entre-aident les uns les autres, comme Demosthenes et Chares, et semblablement Aeschines et Eubulus, Hyperides et Leosthenes, dont les uns proposaient les decrets, et haranguaient devant le peuple, les autres conduisaient les armées, et faisaient les affaires. Et pourtant faut-il que les frères qui ne seront pas pour s'entrecommuniquer, sans envie, leur gloire et leur credit, aient leurs cupidités et leurs ambitions bien tournées à contrepoil, et bien éloignées les unes des autres, s'ils veulent recevoir plaisir, et non pas déplaisir de la prosperité et de l'heureux succès les uns des autres: mais par-dessus tout cela, il se faut bien donner garde des parents et alliés, et quelques fois des femmes mêmes, qui à la convoitise d'honneur ajoutent de mauvais et malicieux propos: Votre frère fait merveille, il emporte tout, on ne parle que de lui, tout le monde lui fait la cour: là où personne ne vient vers vous, et n'avez honneur ne demi. Le frère qui sera sage, répondra à ces mauvais langages là, j'ai un frère qui a la vogue de credit, et du credit et authorité qu'il a, la plus grande part en est miene, et à mon commandement. Car Socrates disait, qu'il aimait mieux avoir Darius pour ami que ses Dariques: mais un frère qui a bon jugement ne se pensera pas avoir moins de bien, d'avoir son frère constitué en grand état, ou riche, ou avancé en credit et réputation, par le mérite de son éloquence, que si lui-même avait l'état, la richesse, le savoir et l'éloquence. Voilà comment il faut essayer à radouber le mieux qu'il est possible telles inégalités: mais il y a d'autres différences qui naissent incontinent avec eux, au moins ceux qui ne sont pas bien appris quant aux âges: car à bon droit les plus vieux voulants toujours commander aux plus jeunes, leur presider, et avoir plus et d'honneur et d'authorité et de puissance en tout et par tout, sont fâcheux et ennuyeux: et de l'autre côté aussi les plus jeunes secouants la bride et s'enorgueillissants s'accoutument à ne faire compte, et à mêpriser leurs frères plus âgés: de là advient que les jeunes, comme enviés et rabbaissés toujours par leurs aînés, fuient et haïssent leurs corrections et admonitions, et les aînés désirants garder et retenir toujours leur précédence par-dessus eux, redoutent l'accroissement de leurs puisnés, comme étant la ruine d'eux-mêmes. Tout ainsi doncques comme l'on dit, qu'en un bienfait il faut que celui qui le reçoit l'estime plus grand qu'il n'est, et celui qui le donne plus petit: aussi qui pourrait persuader à l'aîné de ne réputer pas que le temps dont il précéde son frère soit beaucoup, et au puisné que ce soit peu de choses, il les délivrerait tous deux, l'un de desdaing et de mêpris, et l'autre d'irrévérence et de négligence. Et pource qu'il est convenable à l'aîné d'avoir soin, enseigner, reprendre et admonester, et au puisné honorer, suivre et imiter: je voudrais que la solicitude de l'aîné tint plutôt du compagnon que du père, et de la suasion <p 86v> plutôt que du commandement, et qu'il fut plus prompt à s'éjouir pour le devoir fait, et à le louer, que non pas à le reprendre et blâmer, pour l'avoir oublié, et face l'un non seulement plus volontairement, mais aussi plus humainement que l'autre: et aussi qu'au zele du puisné il y eût plus de l'imitation, que de la jalousie et contention, pource que l'imitation presuppose la bonne estime et admiration, et la jalousie et contention n'est jamais sans envie, qui fait que les hommes aiment ceux qui tâchent à les ressembler, et au contraire ils rebutent et depriment ceux qui étrivent et s'efforcent de s'égaler à eux: et parmi l'honneur qu'il est bien séant que le puisné rende à son aîné, l'obéissance est celle qui mérite plus de louange, et qui engendre une plus forte et plus cordiale bienveillance, accompagnée d'une révérence et d'un contentement, qui est cause que l'aîné réciproquement lui cède et lui defere. Dont il advint que Caton ayant dés son enfance honoré et reveré son frère Caepion par obéissance, observance et silence devant lui, à la fin gagna tant quand ils furent hommes faits, et le remplit de si grand respect et révérence envers lui, qu'il ne faisait ni ne disait rien qu'il ne lui dît. Auquel propos on raconte que Caepion un jour ayant signé et seellé de son cachet quelques tablettes de témoignage, Caton son frère survenant après ne les voulut point signer ni seeller: quoi entendant Caepion redemanda incontinent les tablettes, et arracha son cachet avant que demander pour quelle occasion son frère ne lui avait pas cru, ains avait eu le témoignage pour suspect. Aussi semble-il que les frères d'Epicurus lui portèrent grand respect et révérence, pour l'amour et bienveillance qu'il avait montré envers eux: ce qui apparut tant en toutes autres choses, qu'en ce qu'ils épousèrent fort chaudement toutes ses inventions et opinions en la philosophie: car encore qu'ils se soient trompés d'opinion, d'avoir toujours dit et tenu dés leur enfance, que jamais homme n'avait été si savant en philosophie que leur frère Epicurus: si est-ce chose merveilleuse comment ou lui les ait pu ansi affectionner, ou eux se soient ainsi disposés et affectionnés envers lui. Entre les plus modernes philosophes mêmes, Apollonius le Peripatetique a convaincu de menterie celui qui a dit le premier, que l'honneur et la gloire ne recevaient point de compagnon, ayant rendu son frère puisné Sotion plus honoré et plus renommé que lui-même. Et quant à moi, combien que la fortune m'ait fait beaucoup de faveurs, qui méritent bien que je lui en rende grandes grâces, il n'en a pas une dont je me sente tant obligé à elle, comme l'amour et la bienveillance que m'a porté et me porte en toutes choses mon frère Timon, ce que nul ne peut nier, qui ait tant soit peu hanté ou fréquenté avec nous, et moins que tous autres, vous qui nous avez été familiers. Il y a d'autres hargnes, dont il se faut donner garde, entre les frères qui sont de pareil âge, ou bien peu éloignés l'un de l'autre, lesquelles passions sont petites, mais continuelles et en grand nombre, au moyen dequoi elles apportent une mauvaise accoutumance de se fâcher, aigrir et courroucer de toutes choses, laquelle enfin se termine en haines et inimitiés irreconciliables: car ayants commencé à quereller les uns contre les autres dés les jeux d'enfance pour la nourriture, ou pour les combats de quelques petites bêtes, comme de cailles ou de cocqs, et puis pour la lutte des petits garçons, ou pour la chasse de leurs chiens, ou la comparaison de leurs chevaux, ils ne peuvant plus retenir ni refréner, quand il sont devenus grands, leur opiniâtreté et leur ambition en choses de grande conséquence. Comme les plus grands et plus puissants hommes d'entre les Grecs de notre temps, s'étant premièrement bandés les uns contre les autres pour les faveurs qu'ils portaient à des baladins et joueurs de cithres, et puis faisants à l'envi à qui aurait de plus beaux viviers, de plus belles baignoueres, et de plus belles allées et galeries, de plus belles salles, et lieux de plaisance au territoire de Edepsus, en les comparant les unes aux autres <p 87r> opiniâtrement, en coupant les canaux, et divertissant les conduits des fontaines; ils se sont tellement aigris les uns contre les autres, qu'ils s'en sont perdus: car le tyran les leur a tous ôtés, et ont été bannis de leur pays, pauvres, vagabonds par le monde, et à peine que je ne dis, tous autres qu'ils n'étaient auparavant, excepté qu'ils sont demeurés les mêmes qu'ils étaient à s'entrehaïr. Voila pourquoi il faut bien dés le commencement resister à la jalousie et opiniâtreté qui se glisse entre les frères és premières et petites choses, en s'accoutumant à céder l'un à l'autre réciproquement, et à se laisser vaincre, et à s'éjouir plutôt de leur complaire, que non pas de les vaincre: car ce n'a point été d'autres victoires que les anciens ont entendu, quand ils ont appelé la victoire Cadmiene, que celle d'entre les frères au-devant de Thebes, qui fut une très vilaine et très méchante victoire. Mais quoi, les affaires mêmes n'apportent-ils pas plusieurs occasions de dissensions et de debats entre les frères, à ceux encore qui sont les plus doux et les plus gracieux? Oui certes, mais c'est aussi là où il faut laisser les affaires se combattre tous seuls, sans y ajouter aucune passion d'opiniâtreté, ni de colère, comme un hameçon qui les accroche et attache à debattre, ains faut que comme en une balance ils regardent par ensemble de quel côté panchera le droit et l'equité, et que le plutôt qu'il leur sera possible, ils remettent le jugement et l'arbitrage de leur différent à quelques bons personnages, pour les vider et purger tout au net devant qu'ils percent si avant, comme une tache ou une teincture, que l'on ne la puisse plus effacer ni laver: et puis imiter les philosophes Pythagoriens, lesquels n'étant alliés ni parents, ains seulement participants de même école et même discipline, si d'aventure ils s'étaient quelques fois transportés de colère, jusques à dire injure l'un à l'autre, devant que le soleil fut couché touchants en la main l'un de l'autre et s'entr'embrassans, faisaient l'appointement: car comme quand il advient une fiévre sur une bosse en l'aine, il n'y a pour cela danger quelconque, mais si la bosse nettoyée et passée la fiévre persévére, c'est un maladie qui a son principe et sa cause d'ailleurs plus profonde: aussi le différent qui est entre deux frères, quand il cesse avec l'affaire, procédait de l'affaire: mais si le différent demeure après l'affaire vuidé, l'affaire n'était que pretexte, et y avait au dedans une suspecte et mauvaise racine cachée. Auquel propos il fait bon entendre la façon de procéder à la decision du différent de deux frères de nation barbare, non pour une part ou portion de quelque petite terre, ou pour un nombre d'esclaves, ou de moutons: mais pour l'Empire des Perses: car après la mort de Darius aucuns des Perses voulaient que Ariamenes succedât à la couronne, comme étant le fils aîné du feu Roi: les autres voulaient que ce fut Xerxes, tant pource qu'il était fils de Atossa fille du grand Cyrus, que pource qu'il était né de Darius étant jà Roi couronné. Ariamenes doncques descendit du pais de la Medie, non point en armes, comme pour faire la guerre, ains tout simplement avec son train, comme pour pousuivre son droit en justice. Xerxes par avant sa venue faisait toutes choses qui appartenaient à un Roi, mais quand son frère fut arrivé, volontairement il s'ôta le diadéme ou frontal, et posa le chapeau Royal, que les Rois ont accoutumé de porter à la pointe droite, et lui alla au-devant, l'embrassa, et lui envoya des présents, avec commandement à ceux qui les lui portoyent de lui dire, «Xerxes ton frère t'honnore maintenant de ces présents ici: mais si par la sentence et le jugement des Princes et Seigneurs de Perse il est déclaré Roi, il veut que tu sois la seconde personne de Perse après lui.» Ariamenes fit réponse: «Je reçois de bon coeur les présents de mon frère, et pense que le Royaume des Perses m'appartienne, mais quant à mes frères, je leur garderai l'honneur qui leur est du après moi, et à Xerxes le premier de tous.» Quand fut échu le jour du jugement, les Perses de commun consentement déclarèrent juge de cette grande cause Artabanus, qui était frère du defunct Darius. Xerxes ne voulait point être jugé par lui seul, <p 87v> parce qu'il se fiait plus à la multitude des Seigneurs, mais sa mère Atossa l'en reprit: «pourquoi, dit-elle, mon fils, refuses-tu Artabanus ton oncle, le plus homme de bien qui soit en Perse, pour ton juge? et pourquoi as-tu tant de crainte de l'issue de ce jugement-là où le second lieu même est encore honorable, d'être appelé et jugé le frère du Roi de Perse?» Xerxes doncques se laissa persuader à sa mère: et le proces étant jugé, Artabanus prononcea que le Royaume appartenait à Xerxes: parquoi Ariamenes incontinent se levant de son siege alla faire hommage à son frère, et le prenant par la main droite le mena seoir dedans le siege Royal, et de là en avant fut toujours le plus grand auprès de lui, et se montra si bien affectionné en son endroit, que en la bataille navale de Salamine il mourut en combattant vaillamment pour son service. cet exemple donc soit comme un patron original de vraie benignité et magnanimité, où il n'y a rien à reprendre. Et quant à Antiochus on pourrait bien justement reprendre en lui une trop grande convoitise de regner, mais aussi fait-il bien à émerveiller, que l'amitié fraternelle ne fut pas du tout éteinte en son ambition. Il faisait la guerre pour le Royaume, à son frère Seleucus qui était son aîné, et avait sa mère qui lui favorisait: mais au plus fort de leur guerre Seleucus ayant donné une bataille aux Galates, la perdit, et ne se trouvant nulle part, on fut long temps que l'on le tint pour mort: et son armée toute taillée en pièces par les Barbares: ce que ayant entendu Antiochus posa la robe de pourpre, et se vêtit de noir, et fermant son palais Royal, mena deuil de son frère, comme s'il eût été perdu: mais après étant averti comme il était sain et sauf, et qu'il remettait sus une autre armée, sortant de son logis en public il alla sacrifier aux Dieux en action de grâces, et commanda aux villes qui étaient sous lui de faire semblablement sacrifices, et porter chapeaux de fleurs en signe de réjouissance publique. Et les Atheniens ayants sans propos inventé et controuvé la fable, touchant la querelle d'entre Neptune et Minerve, y ont entremêlé une correction qui n'est pas trop hors de propos: car ils suppriment toujours le deuxiesme jour du mois de Juin, auquel ils disent qu'advint ce debat et cette noise entre Neptune et Minerve. Qui nous empêchera donques aussi, s'il advient que nous ayons eu debat ou différent à l'encontre de nos alliés et parents, que nous ne condamnions ce jour-là de perpetuelle oubliance, et ne le réputions entre les journées maudites et malencontreuses, non pas oublier tant d'autres bonnes et joyeuses, desquelles nous avons vécu, et avons été nourris ensemble, à l'occasion d'une seule? car ce n'est point en vain, ne pour néant, que nature nous a donné la mansuetude et la modestie, fille de patience, où il faut que nous en usions, principalement envers nos alliés et nos parents. Si ne se montre pas l'amour et affection cordiale envers eux seulement, en leur pardonnant quand ils ont failli, mais aussi en leur demandant pardon quand on les a offensés: pourtant ne les faut-il pas négliger quand ils sont courroucés, ni se roidir à l'encontre d'eux quand ils se viennent justifier ou excuser, ains plutôt les prevenir et aller au-devant de leurs courroux, en s'excusant si on les a offensés, et leur pardonnant devant qu'ils s'excusent: pourtant est Euclides le disciple de Socrates fort renommé és écoles des philosophes, pource que ayant ouï une parole indigne et bestiale de son frère, qui lui avait dit, Je mourrois de male mort si je ne me vengeois de toi: «mais moi, dit-il, si je n'appaisois ta colère, et ne te persuadois que tu m'aimasses comme tu faisais auparavant.» Mais l'effet et non pas la parole du Roi Eumenes ne se peut aucunement surpasser ni en patience, ni en douceur et bonté: car Perseus le Roi de Macedoine, étant son ennemi, avait attiltré des meurtriers pour le tuer, lesquels étaient en embûche à l'épier auprès de la ville de Delphes, ayants entendu qu'il venait de la marine vers la ville, pour se conseiller à l'oracle d'Apollo: et l'assaillants par derrière, lui jetèrent de grosses pierres, qui l'assenèrent sur la tête et sur <p 88r> le col: dont il fut tellement étourdi, qu'il en tomba par terre tout pasmé, de manière que l'on pensa qu'il fut mort, et en courut le bruit par tout, tant que quelques-uns de ses serviteurs et amis mêmes coururent jusques en la ville de Pergame en porter la nouvelle, comme de chose à laquelle ils avaient été présents: parquoi Attalus le plus âgé de ses frères homme de bien, et qui s'était toujours plus fidelement et plus loyaument que nul autre porté envers son frère, fut non seulement déclaré Roi, et couronné du diadesme Royal, mais qui plus est, il épousa la Roine Stratonice femme de son frère, et coucha avec elle: mais depuis quand les nouvelles arrivèrent qu'Eumenes était vivant, et qu'il s'en venait, posant le diadesme, et reprenant la javeline, comme il avait accoutumé de porter à la garde de son frère, il lui alla au-devant avec les autres gardes, et le Roi le reçeut humainement, salua et embrassa la Roine avec grand honneur et grandes caresses: et ayant vécu longuement depuis sans plainte ni suspicion quelconque, finablement venant à mourir il consigna et laissa son Royaume et sa femme à son frère Attalus. Mais que fit Attalus après sa mort? il ne voulut jamais faire nourrir aucun de ses enfants que Stratonice sa femme lui porta, et si en eut plusieurs, ains nourrit et éleva le fils de son frère defunct, jusques à ce qu'il fut en âge d'homme, et lors lui-même lui mit sur la tête le diadesme Royal, et l'appella Roi. Mais Cambyses au contraire, pour un songe qu'il avait songé, craignant que son frère ne vint à être Roi de l'Asie, sans autre raison ne preuve aucune le fit mourir: à l'occasion dequoi la succession de l'empire sortit de la race de Cyrus après sa mort, et vint à regner celle de Darius, prince qui sut communiquer le gouvernement de ses affaires et son authorité, non seulement à ses frères, mais aussi à ses amis. Il faut bien aussi se souvenir d'un autre point, et l'observer soigneusement quand on est tombé en quelque différent avec les frères, c'est de hanter lors, et parler, et fréquenter plus souvent que jamais avec leurs amis, et à l'opposite fuir leurs malveillants et ennemis, sans les vouloir ouïr ni recevoir, suivant en cela pour le moins la façon de faire des Candiots, lesquels entrants souvent en combustion les uns contre les autres, et se faisants la guerre, quand il leur survenait des ennemis de dehors ils se r'alliaient incontinent ensemble, et se bandaient tous contre eux: et cela s'appellait Syncretisme. Mais il y en a qui, comme l'eau coule toujours contrebas, aussi s'abbaissent à ceux qui se baissent et qui se divisent, ruinants par les soufflements toute parenté et toute amitié, haïssants l'un et l'autre, et s'attachants plus à celui qui se lâche par imbecillité. Car les amis simples, et ne pensants point en mal, comme sont les jeunes, aiment ce que leurs amis aiment, mais les plus pervers et plus malins ennemis font semblant d'être marris et courroucés aussi contre le frère qui a courroux et debat à l'encontre de son frère. Comme donc la poule en Aesope répond au regnard, qui faisait semblant d'avoir ouï dire qu'elle était malade, et lui demandait par amitié, comment elle se portait: «Je me porterai bien, dit elle, mais que tu sois arrière d'ici.» Aussi faut-il répondre à un tel homme malin, qui viendra mettre en avant et ouvrir le propos du debat avec le frère, pour sonder et sapper par dessous, à fin d'entendre quelque secret: «Je n'ai rien à démêler avec mon frère, ni lui avec moi, pourvu que je ne prête point l'oreille aux rapporteurs, ni lui aussi.» Mais maintenant je ne sais comment quand nous sommes chassieux, ou que nous avons mal aux yeux, nous divertissons notre vue des corps qui font réverbération, et des couleurs trop vives: et quand nous avons quelque colère, ou plainte, ou suspicion contre nos frères, nous prenons plaisir à ouïr ceux qui nous y embrouillent encore davantage, et leur adherons lors qu'il était plus besoin de fuir leurs ennemis et malveillants, et se cacher d'eux: et au contraire s'approcher, hanter et converser avec leurs alliés, leurs domestiques et amis, et mêmes entrer dedans leurs maisons pour s'aller librement plaindre jusques à leurs femmes: et néanmoins <p 88v> on dit communément, que les frères cheminants ensemble ne doivent pas seulement mettre une pierre entre eux, et est on marri quand un chien vient courir à travers d'eux, et craint on beaucoup d'autres choses semblables, desquelles nulle ne saurait séparer ne diviser la concorde des frères: et ce pendant il ne voyent pas, qu'ils admettent au milieu d'eux, et reçoivent à travers, des hommes de nature canine, qui ne font qu'abboyer, pour irriter les uns contre les autres. A cette cause venant à propos pour la suite du discours, Theophrastus disait fort bien, que si toutes choses doivent être communes entre amis, suivant l'ancien proverbe, encore plus le doivent être les amis: car les familiarités, conversations et fréquentations séparées à part, détournent et divertissent les uns d'avec les autres: car à choisir d'autres familiers et amis suit incontinent par conséquence, prendre plaisir à d'autres compagnies, en estimer d'autres, et se laisser mener et gouverner à d'autres, parce que les amitiés forment les naturels des personnes, et n'y a point de plus certain signe de différentes humeurs et naturels des personnes, que le chois et election de différents amis: tellement que ni le boire et maner, ni le jouer, ni passer les jours tous entiers ensemble, n'ont pas tant d'efficace à contenir la concorde et bienveillance des frères, comme le haïr et l'aimer de mêmes personnes, et prendre plaisir à mêmes compagnies, et au contraire aussi, d'en abhorrir et fuir de mêmes: car quand les frères ont des amis communs, ils n'endurent jamais qu'il naisse entre-eux des piques ni des querelles, ains si d'aventure il survient ou quelque soudaine colère, ou quelque plainte, elle est incontinent appaisée par le moyen des amis communs, qui les prennent sur eux, et les font évanouir en néant, s'ils sont bien affectionnés envers l'un et l'autre des frères, et que leur bienveillance panche autant d'un côté comme d'autre. Car ainsi comme l'étain soude et rejoint le cuivre qui est cassé, en touchant aux deux extrémités des pièces rompues, pource qu'il s'accorde aussi bien avec l'un des frères comme avec l'autre, pour bien résouder et confirmer la mutuelle bienveillance: mais ceux qui sont inegaux, et ne se peuvent mêler autant avec l'un comme avec l'autre bout, font une séparation et disjonction, et non pas une conjonction, comme certains tons en la musique. Et pourtant pourrait on à bon droit douter, et demander si Hesiode a bien ou mal dit,
Ne fais égal le compagnon au frère.
car le compagnon qui sera sage et commun ami, plus il sera incorporé avec tous les deux, plus ferme neud et lien sera il de l'amitié fraternelle: mais Hesiode a entendu et craint cela des ordinaires et vulgaires hommes, qui sont coutumièrement sujets à être jaloux, et à s'aimer soi-même, ce qui est bien raisonnable d'eviter, encore que l'on porte égale bienveillance à l'ami, qu'au frère: ce néanmoins en cas de concurrence, de reserver toujours le premier lieu au frère, soit à le préférer en election de magistrat ou maniement d'affaires d'état, soit à le convier à quelque festin ou assemblée solonnelle, ou à le recommander aux princes et seigneurs, et autres telles choses semblables, que le commun des hommes répute grandes et honnorables, il faut en tout cela rendre la dignité et l'honneur à l'obligation du sang et à la nature: car l'avantage en telles choses n'apporterait pas tant de réputation et de gloire à l'ami, que le rebut apporterait de deréputation et de déshonneur au frère. Et quant à cette sentence là nous en avons ailleurs traité plus amplement: mais un autre mot sententieux de Menander, qui est très sagement dit,
Qui aime bien, ne veut qu'on le mêprise,
nous remet en mémoire et nous enseigne d'avoir soin de nos frères, et ne nous fier pas tant à l'obligation de la nature, que nous les mêprisions: car le cheval est une bête de nature aimant l'homme, et le chien son maître, mais toutefois si vous faillez <p 89r> à les penser, et en avoir le soin tel que vois devez, ils perdent celle cordiale affection, et s'étrangent de vous: et le corps est de naissance très conjoint à l'âme: mais si elle le néglige et le mêprise, il ne veut plus lui aider, et gâte ou empêche ses actions. Or le soin et la solicitude honnête que l'on doit avoir des frères, et encore plus des beaux peres et des gendres d'iceux, est de se montrer toujours bienveillants, et bien affectionnés en leur endroit prompts à faire pour eux en toutes occasions, saluer et caresser leurs serviteurs favorits, remercier les médecins qui les auront pensés en leurs maladies, leurs amis fideles qui les auront volontairement et utilement accompagnés en quelque voyage, et en quelque expédition de guerre: et quant à la femme épousée du frère, la tenir et révérer comme une relique très sainte, pour l'amour de son mari, la louer, se plaindre avec elle de son mari, s'il n'en fait compte tel qu'il doit, l'appaiser quand elle est courroucée, et si d'aventure elle commet quelque légère faute, la reconcilier avec son mari, et le prier de lui pardonner, et aussi s'il y a quelque chose particulière en quoi il soit en différent avec son frère, s'en plaindre à elle, et tâcher de l'appointer avec lui. être à bon escient marri de ce que son frère ne se marie point, ou s'il est marié, de ce qu'il n'a point d'enfants, en l'en solicitant, et le tançant, tant que l'on le conduise par toutes vois à se marier, et se lier par legitimes alliances: et quand il a eu des enfants, montrer encore plus manifestement sa bienveillance, tant envers lui qu'envers sa femme, en l'honorant plus que jamais, et aimant ses enfants comme les siens propres: mais se montrant encore plus indulgent et plus doux envers ceux de son frère, afin que s'il advient qu'ils fassent quelque faute, comme font les jeunes gens, qu'ils ne s'en fuient point, et ne se retirent point, pour crainte du père ou de la mère, en quelque mauvaise et débauchée compagnie, ains qu'ils aient un recours et une retraite, où ils soient admonestés amiablement, et où ils treuvent intercesseur pour faire leur appointement. Voilà comment Platon ramena son nepveu Speusippus, qui était fort débauché, et fort dissolu, sans lui dire ne faire mal quelconque, ains se montrant doux et gracieux à le recueillir, là où il fuyait ses père et mère qui criaient toujours après lui, et le tançaient incessamment: quoi faisant il engendra en son coeur une grande révérence envers lui, et grand zele de l'imiter, et de s'employer à l'étude de la philosophie, combien, que plusieurs de ses amis le blâmassent de ce qu'il ne reprenait et ne corrigeait autrement ce jeune homme: mais lui leur répondit, qu'il le reprenait assez, en lui donnant à connaître par sa vie et par ses deportements la différence qu'il y a entre le vice et la vertu, et entre les choses honnêtes et déshonnêtes. Le père d'Alevas Roi de Thessalie le rebutait et le rudoyait, pource qu'il était haut à la main et superbe, et au contraire son oncle frère de son père le soutenait et l'avançait: et comme un jour les Thessaliens envoyassent les buletins à l'oracle d'Apollo en Delphes, pour savoir qui serait Roi, l'oncle au desceu du père mit un buletin pour Alevas: la prophètisse Pythie prononça, que c'était Alevas qui devait être Roi: au contraire le père insistait, qu'il n'avait point mis de buletin pour lui: et semblait à tout le monde qu'il y devait donc avoir eu erreur à écrire ces buletins et ces noms: et pourtant renvoya l'on de rechef à l'oracle, là où la Pythie répondit,
J'entends et dis le roux fils d'Archedice.
et en cette manière Alevas étant déclaré Roi de Thessalie par l'oracle d'Apollo, moyennant cette faveur que lui fit le frère de son père, fut quant à lui beaucoup plus excellent prince que tous les autres qui avaient été en la maison devant lui, et si éleva son pays et sa nation en grande gloire et grande réputation. Ainsi faut-il en s'éjouissant et se glorifiant de l'avancement, des honneurs, charges et offices honorables des enfants de son frère, les pousser et encourager à la vertu, et quand ils font bien, les louer bien hautement: car à l'aventure serait il odieux de grandement <p 89v> louer le sien propre, mais celui de son frère, il est digne et honorable, non point procédant de l'amour de soi-même, ains de l'honnêteté, et tenant à vrai dire de la divinité. [...] signifie divin, et oncle. Si me semble que le nom même nous convie à aimer cherement nos nepveux: et si faut que nous nous proposions à imiter les grands personnages, qui ont été sanctifiés et deifiés par le passé: car Hercules ayant engendré soixante et huict enfants, aima aussi cherement Iolaus celui de son frère, que pas un des siens propres: c'est pourquoi encore maintenant on le met dessus un même autel que son oncle Hercules, et le prie l'on quand et lui, l'appellant le côtéillier d'Hercules: et son frère Iphicles ayant été tué en une bataille, qui fut donnée près de Lacedaemone, il en fut si déplaisant, qu'il partit de tout le Peloponese. Et Leucothea, so soeur étant trêpassée, nourrit et éleva son enfant, et le deifia quand et elle: d'où vient que les Dames Romaines encore aujourd'hui en la fête de Leucothea, qu'ils appellent Matuta, portent entre leurs bras et cherissent, non leurs propres enfants, ains ceux de leurs soeurs.

XIII. Du trop parler.
1. C'EST une cure bien fâcheuse et bien malaisée à la philosophie, qu'entreprendre de guérir le vice de ceux qui parlent trop, pource que la médecine dont elle use est la parole reçue des écoutants, et ces grands parleurs n'écoutent jamais personne, car ils parlent toujours: et est le premier vice de ceux qui ne se peuvent taire, qu'ils ne veulent écouter personne, tellement que c'est une surdité volontaire de gens qui semblent se plaindre de la nature, de ce qu'elle ne leur a donné qu'une langue, vu qu'elle leur a donné deux oreilles. Si donc Euripides est loué d'avoir bien dit à un malavisé auditeur auquel il parlait,
On ne saurait sage conseil donner
A homme fol, ne bien l'arraisonner,
Non plus qu'emplir se pourrait un vaisseau
Qui par tout coule, et ne retient point eau.
plus justement pourrait-on dire à un babillard ou d'un babillard, on ne saurait emplir celui qui ne reçoit point les sages et bons avertissements qu'on lui verse, ou pour mieux dire, que l'on répand alentour des oreilles de celui qui parle toujours à ceux qui point ne l'écoutent, et n'écoute jamais ceux qui parlent à lui: car s'il écoute tant soit peu, ce n'est que comme un reflux de babil, qui prend haleine pour rebabiller puis après encore davantage. Il y avait en la ville d'Olympe un portique, que l'on appellait Heptaphonos, pource qu'une même voix y retentissait par diverses reflexions plusieurs fois: mais si la moindre parole touche tant soit peu à un babillard, incontinent il resonnera par tout,
Touchant du coeur les chordes plus cachées,
Qui ne devraient pour rien être touchées:
tellement que l'on dirait, que les pertuis et conduits de l'ouie en eux ne répondent point au dedans du cerveau, mais à la langue: au moyen dequoi les paroles demeurent en l'entendement des autres: mais des babillards ils s'écoulent incontinent, et puis ils s'en vont comme vaisseaux percés, vides de sens et pleins de bruit.

2. Toutefois afin que nous ne laissions à éprouver aucun moyen de leur profiter, nous pourrons commencer par dire à chacun de ces grands parleurs,<p 90r>
Ami tais toi, car taciturnité
Porte avec soi mainte commodité,
et entre les autres deux premières et principales, c'est à savoir, écouter, et être écouté, desquelles ces importuns parleurs ne peuvent jamais obtenir ne l'une ne l'autre, ains sont frustrés de leur désir en toutes les deux. Les autres passions et maladies de l'âme, comme l'avarice, l'ambition, l'amour, ont à tout le moins aucunefois jouissance de ce qu'elles désirent, mais c'est ce qui plus tourmente ces grands babillards, qu'ils cherchent par tout qui les veuille ouïr, et n'en peuvent trouver: car soit ou que l'on devise assis, ou que l'on se promene en compagnie, chacun s'enfuit grand' erre si tôt que l'on voit approcher quelqu'un de ces grands causeurs: vous diriez proprement que l'on a sonné la retraite, si vite chacun se retire. Et ainsi comme quand en une assemblée il se fait soudainement un grand silence, et que personne ne parle, on dit que Mercure y est entré: aussi quand un babillard entre en un banquet ou une compagnie de gens qui s'entreconnaissent, chacun se tait, craignant de lui donner occasion de parler: ou si de lui-même il commence le premier à entre-ouvrir les lévres, chacun se léve et s'en va, devant que l'orage soit venue, comme font les gens de marine, qui se retirent à l'abri, se doutant de tourmente, pour avoir ouï un peu bruire la bise sur le haut de quelque écueuil de mer. Dont il advient qu'ils ne peuvent avoir à boire et à manger avec eux personne qui y vienne volontairement: ni loger avec eux quand on va par les champs, ou que l'on voyage par mer, s'ils n'y sont contraints: car cet importun est toujours après, tantôt les tirant par la robe, tantôt par la barbe, tantôt les frappant du coude, de manière que les pieds font là bien besoin comme disait Archilochus, ou plutôt le sage Aristote, lequel répondit à un tel importun causeur, qui le fâchait et lui rompait la tête, en lui faisant des plus étranges contes du monde, et lui répétait souvent, «Mais n'est-ce pas une merveilleuse chose, Aristote?» «Non pas cela, dit-il, mais c'est bien chose merveilleuse, qu'un homme ayant des pieds puisse endurer ton babil.» Et à un autre semblable qui lui disait, après un long procès qu'il lui avait fait: «Je t'ai bien rompu la tête, Philosophe, de mon parler:» «Non as, répondit il, point autrement: car je n'y ai point pensé.» Pource que si l'on est quelquefois contraint de les laisser babiller, l'âme ce pendant se retire en soi, et fait à par elle quelque discours, ne leur laissant que les oreilles seulement, sur lesquelles ils épandent leur babil par dehors: ainsi ne peuvent ils trouver qui les veuille ouïr, et encore moins qui les veuille croire. Car comme l'on tient que la semence de ceux qui se mêlent trop souvent avec les femmes, n'a pas la force d'engendrer: aussi le parler de ces grands babillards est stérile, et ne porte point de fruit. Et toutefois il n'y a partie en tout notre corps que la nature ait si sûrement remparée, que la langue, au-devant de laquelle elle a assis le rempart des dents, afin que si d'aventure elle ne veut obéir à la raison, qui lui tient au dedans la bride roide, et qu'elle ne se retire en arrière, nous puissions refréner son intempérance avec sanglante morsure: car comme dit Euripide,
Enfin toute langue effrenée
Se trouvera malfortunée.
Et me semble que ceux qui disent, que maison sans porte, et bourse sans fermeture, ne servent de rien à leurs maîtres: *Voyez Pline, livr. 4. chap. 13.* et ce pendant ne mettent ne porte ne serrure à leur bouche, ains la laissent toujours couler au dehors, comme fait celle de la mer de Pont: ceux-là, dis-je, me semblent estimer, que la parole soit la plus vile chose du monde. C'est pourquoi on ne les crait jamais, et toutefois c'est le but auquel toute parole tend, pource que sa fin proprement est faire foi aux écoutants: et ces grands parleurs ne sont jamais crus, encore qu'ils disent vérité: comme le froment enfermé dedans quelque vaisseau humide croît bien quant à la mesure, mais quant à la bonté <p 90v> de l'usage, il empire: ainsi est-il de la parole du babillard, car il l'augmente bien en mentant, mais il lui ôte toute force de persuasion.

4. davantage c'est chose dont toute personne honnête, et qui a honte des choses infâmes et vilaines, se doit bien soigneusement contregarder, que de s'enivrer: car comme disent aucuns, colère est bien du même rang que la manie et fureur: mais ivresse loge et demeure toujours avec elle, ou pour mieux dire, c'est la fureur même, moindre quant à la durée du temps, mais plus griève quant à la cause, d'autant qu'elle est volontaire, et que nous l'encourons de nous mêmes, sans que rien nous y contraigne. Or n'y a il rien en l'ivresse que tant l'on blâme et reprenne, que l'intempérance du trop parler: car comme dit le poète,
Le vin peut tant que le sage il destrave,
Il fait chanter l'homme tant soit il grave,
Rire, gaudir, et chanter, et baller,
Et ce, que taire il devrait, déceler.
Ce dernier est bien le pire et le plus dangereux, auprès de chanter et de baller: et peut être que le poète taisiblement a voulu soudre la question que demandent les philosophes, quelle différence il y a entre avoir bu, et être ivre: car de l'un on est plus gai de coutume, et de l'autre on parle trop: d'où vient que l'on dit en commun proverbe, «Ce qui est en la pensée du sobre, est en la bouche de l'ivre.» Et pourtant répondit sagement le philosophe Bias à un babillard qui se moquait de lui, pource qu'étant en un festin il ne parlait point, et disait que ce n'était qu'un lourdaud: «Comment serait-il possible, dit-il qu'un fol se tût à la table?» Il y eut quelquefois à Athenes un des citoyens qui festoya les ambassadeurs du Roi de Perse, et pource qu'il sentait bien que ces seigneurs y prendraient plaisir, il convia au festin les philosophes qui pour lors étaient en la ville: et comme tous les autres commençassent à deviser avec eux, et chacun à tenir sa partie, Zenon qui y était se tut tout quoi sans dire un seul mot: parquoi ces seigneurs Persiens se prirent à le caresser et à boire à lui, disants: «Et de vous seigneur Zenon, que dirons nous au Roi notre maître?» «Non autre chose, répondit-il, sinon, que vous avez vu un vieillard à Athenes qui se sait bien taire à la table.» tant le silence est une profonde sapience, et chose sobre, et pleine de hauts secrets, comme au contraire l'ivresse est chose pleine de tumulte, vide de sens et de raison. Les philosophes mêmes définissants l'ivresse disent, que c'est un trop parler à table: de sorte qu'ils ne reprennent pas le bien boire, pourvu que l'on y garde modestie et silence: mais le trop et follement parler fait, que le boire est ivresse: ainsi l'ivre parle follement à table, et le babillard par tout, au marché, au théâtre, en se promenant, en séant à table, de jour et de nuit. S'il va visiter un malade, il lui fait plus de mal que sa maladie même: s'il est dedans une navire, il fâche plus les passagers que ne fait la marée: s'il veut louer quelqu'un, il lui est plus ennuyeux que s'il le mêprisait: et aime l'on mieux avoir quelquefois en sa compagnie des hommes mauvais, moyennant qu'ils soient discrets en parler, que d'autres qui parlent trop, combien qu'ils soient au reste gens de bien. Le bon vieillard Nestor en une Tragoedie de Sophocles parlant à Ajax, lequel était un peu avantageux en paroles, pour le modérer lui dit gracieusement,
Je ne te veux blâmer, Ajax, combien
Que parles mal, pource que tu fais bien.
Nous ne disons pas ainsi du babillard, car l'importunité de son parler ôte toute la grâce de son bien faire.

5.Lysias jadis,à la request de quelque'un qui avait un proces, lui composa une harangue, et la lui bailla: la partie l'ayant plusieurs fois lue et relue, s'en vint enfin vers Lysias tout découragé, et lui dit: la première fois que je l'ai lue, elle m'a semblé excellente: mais la seconde et la tierce, elle m'a semblé maigre, <p 91r> et n'y ai point trouvé de nerfs. Lors Lysias lui répliqua: Comment, ne sais tu pas bien qu'il ne te la faudra prononcer qu'une fois devant les juges? et toutefois on voit manifestement la douceur grande et force d'éloquence qui est és écrits de Lysias, car j'ose bien dire et maintenir, que les Muses aux blonds cheveux lui ont été favorables. Entre les choses singulières que l'on dit du prince des poètes, celle-là est très véritable, que Homere est seul au monde qui n'a jamais saoulé ni dégoûté les hommes, se montrant aux lecteurs toujours tout autre, et florissant toujours en nouvelle grâce: aussi a-il bien montré combien il craignait et fuyait ce dégoût, et cette fâcherie qui suit de près toute longue traînée de paroles, en ce que lui-même a écrit,
Ce que l'on a clairement déjà dit
Est odieux quand puis on le redit.
Voilà pourquoi il méne les auditeurs d'un conte en autre, et par la nouveauté empêche que les oreilles ne se lassent et ne se saoulent jamais d'ouïr: et ceux-ci au contraire rompent la tête de mêmes redites, comme ceux qui souillent les tablettes de ratures.

6.Et pourtant mettons leur ceci premièrement devant les yeux, tout ainsi que ceux qui par force de boire du vin outre mesure et sans eau, sont cause que ce qui nous a été donné pour nous réjouir et pour faire bonne chère, aux uns se tourne en fâcherie, aux autres en violence: aussi ceux qui hors de saison et à tous propos usent du parler, qui est la plus délectable et la plus amiable conférence que les hommes sauraient avoir ensemble, le rendent fâcheux et importun, déplaisants à ceux à qui ils cuident plaire, moqués de ceux dont ils cuident être estimés, et malvoulus de ceux desquels ils pensent être aimés. Ainsi donc comme à bon droit celui serait estimé peu courtois, qui avec le tissu de Venus, auquel sont toutes les sortes de gracieux attraits, rebuterait et chasserait tous ceux qui s'approcheraient de lui: aussi celui qui par son parler se fait fuir et haïr, se peut bien tenir pour homme de mauvaise grâce et mal instruit et appris.

7.Or quant aux autres passions et maladies de l'âme, les unes sont dangereuses, les autres odieuses, les autres sujettes à moqueries: mais tous ces maux adviennent ensemble aux babillards: ils sont moqués, car chacun en fait des contes: ils sont haïs, car ils apportent toujours quelques mauvaises nouvelles: ils sont en danger, pource qu'ils ne peuvent taire leur secret. Voilà pourquoi Anacharsis, ayant un jour été festoyé chez Solon, fut estimé sage, parce qu'on le voit en dormant tenir sa main droite sur sa bouche, et sa gauche sur les parties naturelles, ayant bonne opinion de penser, que la langue a besoin de plus forte bride que non pas la nature: car il ne serait pas facile de nombrer autant de personnes qui se soient ruinés par intempérance de luxure, comme il y a eu de puissantes cités, et de grands états détruits et renversés par avoir éventé quelque secret. Sylla étant au siege devant Athenes, et n'ayant pas loisir d'y tenir le camp longuement, pour autant que d'autres affaires le pressaient, et que d'un côté Mithridates avait envahi, occupé et ravi toute l'Asie, et d'autre côté la ligue de Marius se remettait sus, et recouvrait grande puissance dedans Rome, il y eut quelques vieillards en la boutique d'un barbier, qui en caquetant ensemble dirent, qu'un certain quartier de la ville, que l'on nommait Heptachalcon, n'était pas bien gardé, et qu'il y avait danger que la ville ne fut prise par cet endrait-là Ce qu'entendants certains espions qui étaient dedans la ville, l'allèrent rapporter à Sylla, lequel incontinent sur la minuit approcha son armée de ce côté-là, par où il entra dedans, et peu s'en fallut qu'il ne la razât toute, mais au moins l'emplit-il de meurtre, et fut la rue que l'on appellait Ceramique tout arrosée de sang, étant Sylla plus indigné contre ceux de la ville pour certaines paroles injurieuses, que pour autre offense qu'ils lui eussent faite: car pour se moquer de Sylla et de sa femme Metella, ils venaient sur la muraille et disaient, Sylla est une mûre aspergée de farine:

* SYLLAE s'appellent les personnes de couleur brune, comme écrit Sextus Pompeius, et tel était Sylla: et parmi il jettait hors de son cuir de la fleur comme farine. Aussi mourut-il de la maladie pediculaire.*

et un tas d'autres telles moqueries: <p 91v> et par ainsi pour la plus légère chose du monde, comme dit Platon, c'est à savoir pour des paroles, ils payèrent une très griève et très cruelle amende. Le trop parler d'un seul homme engarda que Rome ne fut délivrée de la tyrannie de Neron: car il n'y avait qu'une nuit entre deux, et était tout apprêté pour le tuer le lendemain: or celui qui avait entrepris l'execution, allant au Theatre voit à la porte un pauvre prisonnier de ceux qui étaient condamnés à être jetés devant les bêtes sauvages, que l'on allait mener à Neron, et l'oyant lamenter sa misérable fortune, il s'approcha de lui, et lui dit tout bas en l'oreille, «Prie Dieu, pauvre homme, que tu puisses échapper ce jour seulement, et demain tu me remercieras.» Le prisonnier ravit incontinent cette parole couverte: et pensant, à mon avis, ce que l'on dit communément,
Fol est celui qui laisse le certain,
Pour suivre après ce qui est incertain,
préféra la manière de sauver sa vie sûre à la juste, et pour ce alla découvrir à Neron ce que l'autre lui avait couvertement dit: ainsi le malheureux fut incontinent saisi au corps: et aussi tôt la gehenne, le feu, les escourgées furent prêtes pour faire confesser par force à ce malheureux, ce que jà de lui-même il avait sans contrainte découvert.
8. Mais Zenon le philosophe, pour peur que contre sa volonté son corps forcé de l'horreur des tourments ne décelât quelque chose de son secret, cracha sa langue, qu'il tronçonna lui-même avec ses propres dents, au visage du tyran. La constance aussi et patient de Leaena l'amie d'Armodius et Aristogiton a été rémunérée d'une très belle récompense: elle participait d'espérance, autant que pouvait une femme, à la conspiration que ces deux amoureux avaient conjurée à l'encontre des tyrants d'Athenes: car elle avait bu en la belle coupe de l'amour, et par icelui s'était vouée à taire ces secrets. Après donc que ces deux amants, ayants failli à leur entreprise, eurent été mis à mort, elle fut gehennée et mise à la torture, pour lui faire déclarer les autres complices de la conjuration, qui n'étaient point encores découverts, mais elle fut si constante, qu'elle n'en décela jamais un, et montra que ces deux jeunes hommes n'avaient rien fait indigne d'eux de s'être enamourés d'elle: et depuis en mémoire de ce fait, les Atheniens firent faire une Lionne de bronze, laquelle n'avait point de langue, et la firent asseoir et poser à l'entrée du château: voulants donner à entendre le coeur invincible d'elle, par la générosité de la bête, et la persévérance en taciturnité secrète, parce qu'ils ne lui avaient point fait de langue. Jamais parole dite ne servit tant comme plusieurs tues ont profité, d'autant que l'on peut bien toujours dire ce que l'on a tu, mais non pas taire ce que l'on a dit, pource qu'il est déjà sorti et répandu par tout. C'est pourquoi nous apprenons des homme à parler, et des Dieux à nous taire: car és sacrifices et saintes cérémonies du service des Dieux, il est commandé de se taire et de garder silence: et aussi le poète Homere fait Ulysses, duquel l'éloquence était si douce, taciturne et peu parlant: aussi fait il sa femme, son fils, et sa nourrice, laquelle il introduit ainsi parlant,
Il sortirait aussi tôt d'une souche,
Ou d'un fer dur, qu'il ferait de ma bouche.
Et lui-même séant auprès de sa femme, avant qu'il se fut donné à connaître,
Bien avait il au coeur grande pitié,
De voir pleurer sa loyalle moitié:
Mais ses deux yeux jamais ne remua,
Non plus qu'un roc, ne sa face mua.
tant fut sa bouche pleine en toute de sorte patience: et la raison eut tellement toutes les parties de son corps obéissantes à son commandement, qu'elle commandait aux yeux de ne pleurer point, à la langue de ne parler point, au coeur de ne trembler <p 92r> point, et de ne soupirer point:
A l'ancre était son courage arrêté,
Dissimulant en toute fermeté.
tellement que la raison maîtrisait jusques aux occultes mouvements interieurs, qui ne sont point capables de ratiocination, tenant et le sang et les esprits mêmes sous sa main, et en son obéissance. Ses gens aussi, pour la plupart, étaient semblables: car c'est bien un signe d'extreme constance et fidélité envers leur seigneur, de se laisser déchirer au géant Cyclops, et froisser contre la terre, plutôt que de dire un tout seul mot contre Ulysses, et déclarer l'apprêt de celle grosse pièce de bois qu'il avait brûlée par le bout pour lui crever l'oeil, et plutôt endurer d'être devorés tous vifs, que de découvrir aucune chose du secret d'Ulysses. Parquoi Pittacus fit bien quand le Roi d'Aegypte lui envoya un mouton, lui mandant qu'il lui en mit à part la pire et la meilleure chair, il lui envoya la langue comme l'instrument des plus grands biens et des plus grands maux qui se fassent par le monde:

9. et Ino en Euripide parlant librement de soi-même dit,
Je sais parler quand il faut, et me taire.
Car certainement ceux qui sont noblement et royalement nourris, apprennent premièrement à se taire, et puis après à parler: et pour ce Antigonus le grand, un jour que son fils lui demandait quand le camp délogerait, «As-tu peur, dit-il, que toi seul n'entendes pas la trompette?» il ne se fiait pas d'une parole secrète à celui, auquel devait venir la succession de son empire, lui enseignant à être par cela plus reservé et plus retenu en telles choses. Et le vieil Metellus à un autre qui lui demandait quelque secret semblable, «Si je savais, dit-il, que ma chemise sût mon secret, je la dépouillerais pour la mettre au feu.» Eumenes fut averti que Craterus venait contre lui, il le tint secret, sans le découvrir à pas un de ses amis, feignant, et leur donnant à entendre que c'était Neoptolemus, pource que ses gens de guerre mêprisaient celui-ci, et avaient la réputation de l'autre en estime grande, et la vertu en amour, de manière que personne n'en sût rien que lui seul: ainsi lui donnèrent ils la bataille, qu'ils gagnèrent, et le tuèrent sur le champ, sans le connaître, sinon après qu'il fut mort. Voilà comment la ruse de taciturnité gagna cette bataille, en celant un si grand, et si formidable ennemi, tellement que ses plus privés amis admirèrent plus sa prudence de l'avoir tu, qu'ils ne se plaignirent de sa défiance de ne leur avoir dit. Et encore que l'on se plaigne, si vaut il mieux, que toi sauf, l'on se mécontente que tu te sois défié, que toi perdu, tu te condamnes toi-même de t'être trop fié.

10. Et davantage, comment oseras-tu franchement blâmer et reprendre celui qui n'aura pas tenu secret ce que tu lui auras révélé? car s'il ne fallait pas qu'il fut su, pourquoi l'as-tu dit à un autre? et si mettant ton secret hors de toi-même, tu le veux garder en un autre, tu as donc plus de fiance en un autre, qu'en toi-même: et s'il est semblable à toi, tu es perdu à bon droit: s'il est meilleur, tu es échappé contre toute raison, ayant trouvé une personne qui te soit plus féale que toi-même. Mais c'est mon ami, diras-tu: aussi sera un autre le sien, à qui il se fiera aussi: et celui-là encore à un autre: ainsi prend la parole accroissement et multiplication par une suite enfilée d'incontinence de langue: car ainsi comme l'unité ne sort point hors de ses bornes, ains demeure toujours en soi-même une, à raison dequoi on l'appelle Monas, qui est à dire seule, mais le nombre binaire est indéfini, et le commencement de divorce: d'autant qu'il sort incontinent de soi-même en doublant l'unité, et se tourne en pluralité: aussi une parole quand elle demeure enclose en celui qui premier la sait, elle est véritablement secrète, mais depuis qu'elle sort dehors, et vient jusques à un autre, elle commence à avoir nom de bruit commun: car, comme dit le Poète, les paroles ont ailes. Et ainsi comme il n'est <p 92v> pas aisé de reprendre ne retenir un oiseau, quand on l'a une fois laissé échapper des mains: aussi ne saurait-on retenir ne ravoir une parole, depuis qu'elle est jetée hors de la bouche, car elle s'en vole battant ses légères ailes, et s'épand des uns aux autres: bien peut-on retenir et alentir le cours d'une navire, que l'impetuosité des vents emporte, avec ancres et rouleaux de cordages, mais depuis que la parole est issue de la bouche, comme de son port, il n'y a plus ne rade où elle se pût retirer, ni ancre qui la sût arrêter, ains s'en volant avec un merveilleux bruit et grand son, enfin elle va rompre contre quelque rocher, et abîmer en quelque gouffre de danger celui qui l'a laissée aller.
On brûlerait toute la grand' forêt
Qui à l'entour du haut mont d'Ida est
D'un peu de feu, et en bien peu d'espace
Ainsi sera semé en toute place
Ce qu'auras dit à un seul en secret,
Si tu n'es bien en ton parler discret.

11. Le Senat Romain fut une fois par plusieurs jours en conseil bien étroit sur quelque matière secrète, et étant la chose d'autant plus enquise et soupçonnée, que moins elle était apparente et connue, une Dame Romaine sage au demeurant, mais femme pourtant, importuna son mari, et le pria très instamment de lui dire quelle était cette matière secrète, avec grands serments et grandes execrations, qu'elle ne le révélerait jamais à personne, et quant-et-quant larmes à commandement, disant qu'elle était bien malheureuse de ce que son mari n'avait autrement fiance en elle. Le Romain voulant éprouver sa folie: «Tu me contrains, dit-il, m'amie, et suis forcé de te découvrir une chose horrible et épouventable: c'est que les prêtres nous ont rapporté, que l'on a vu voler en l'air une alouette avec un armet doré, et une pique: et pour ce nous sommes en peine de savoir si ce prodige est bon ou mauvais pour la chose publique, et en conferons avec les devins qui savent que signifie le vol des oiseaux: mais garde toi bien de le dire.» Après qu'il lui eut dit cela, il s'en alla au palais: et sa femme incontinent tirant à part la première de ses chambrières qu'elle rencontre, commence à battre son estomac, et arracher ses cheveux, criant, «Hélas mon pauvre mari, ma pauvre patrie, hélas que ferons nous?» enseignant et conviant sa chambrière à lui demander, Qu'y a-il? après que doncques la servante lui eut demandé, et elle lui eut le tout conté, y ajoutant le commun refrein de tous les babillards, «Mais donnez vous bien garde de le dire, tenez-le bien secret:» à grand' peine fut la servante départie d'avec sa maîtresse, qu'elle s'en alla décliquer tout ce qu'elle lui avait dit, à une sienne compagne qu'elle trouva la moins embesognée, et elle d'autre côté à un sien ami, qui l'était venu voir, de sorte que ce bruit fut semé et su par tout le palais, avant que celui qui l'avait controuvé y fut arrivé. Ainsi quelqu'un de ses familiers le rencontrant, «Comment, dit-il, ne faites vous que d'arriver maintenant de votre maison?» «Non, répondit-il.» «Vous n'avez doncques rien ouï de nouveau.» «Comment, dit-il, est-il survenu quelque chose nouvelle?» «l'on a vu, répondit l'autre, une alouette volant avec un armet doré, et une pique: et doivent les Consuls tenir conseil sur cela.» Lors le Romain en se souriant, vraiment, dit-il à part soi, ma femme tu n'as pas beaucoup attendu, quand la parole que je t'ai naguere dite a été devant moi au palais: et de là s'en alla parler aux Consuls pour les ôter de trouble. Et pour châtier sa femme, incontinent qu'il fut de retour en sa maison: «Ma femme, dit-il, tu m'as détruit: car il s'est trouvé que le secret du conseil a été découvert et publié de ma maison: et pourtant ta langue effrenée est cause qu'il me faut abandonner mon pays et m'en aller en exil.» Et comme elle le voulût nier, et dît pour sa défense, N'y a il pas trois cents Senateurs qui l'ont <p 93r> ouï comme toi? Quels trois cents, dit-il, c'était une bourde que j'avais controuvée pour t'éprouver. Ce Senateur fut homme sage, et bien avisé, qui pour essayer sa femme, comme un vaisseau mal relié, ne versa pas du vin ni de l'huile dedans, ains seulement de l'eau. Mais Fulvius, l'un des familiers de Caesar Auguste, étant jà sur l'âge, après avoir ouï les regret et complaintes de l'Empereur, lamentant la solitude de sa maison, et qu'après le trêpas des deux fils de sa fille, et la relégation de Posthumius qui lui restait seul, et pour quelque imputation avait été confiné, il était contraint de laisser le fils de sa femme son successeur à l'Empire: combien qu'il eût compassion, et qu'il fut entre-deux de révoquer le fils de sa fille de son confinement. Fulvius ayant entendu ces propos, les alla rapporter à sa femme, et elle à Livia femme d'Auguste, laquelle s'en attacha bien âprement à Caesar, s'il était ainsi qu'il eût de long temps proposé de rappeller son arrière fils, pourquoi il ne le faisait, ains la mettait en inimitié et en guerre avec celui qui lui devrait succéder à l'Empire. Le lendemain matin, comme Fulvius lui fut venu donner le bon jour, ainsi qu'il avait de coutume, et qu'il lui eût dit, «Dieu te gard Caesar:» il ne lui fit que répondre, «Dieu te fasse sage Fulvius.» Fulvius entendant incontinent que cela voulait dire, se retira tout aussi tôt en sa maison, et là faisant appeler sa femme: «Caesar, dit-il, a bien su que je n'ai pas tu son secret, et pour cette cause j'ai resolu de me faire mourir moi-même.» Tu feras justice, dit-elle, vu qu'ayant si longuement vécu avec moi, et par ci-devant ayant assez expérimenté l'incontinence de ma langue, tu ne t'en es pas donné garde: mais laisse que je me tue la première: et prenant une épée, elle-même s'en tua devant son mari. Parquoi le joueur de comoedies Philippides fit sagement, quand il répondit au Roi Lysimachus, qui le caressait, et lui disait, «Que veux-tu que je te communique de mes biens?» «Ce que tu voudras, Sire, pourvu que ce ne soit point de tes secrets.» Il y a plus, que la curiosité, vice non moindre, est ordinairement jointe au parler beaucoup: car ils désirent entendre et ouïr beaucoup de nouvelles, à fin qu'ils en puissent conter beaucoup, mêmement des plus secrètes. Voila pourquoi ils vont par tout furetant et fleurant, s'ils pourront point éventer quelque chose bien cachée, ajoutant comme une vieille surcharge de matières odieuses à leur babil. Ce qui fait qu'ils sont puis après semblables aux petits enfants, qui ne veulent lâcher, et si ne peuvent tenir la glace qu'ils ont en la main: ou, pour mieux dire, ils mettent en leur sein et embrassent des secrets qui sont comme des serpents, lesquels ils ne peuvent longuement retenir, ains sont devorés et rongés par iceux. On dit que les poissons qui s'appellent aiguilles de mer, et les vipères, crévent et se déchirent quand elles enfantent leurs petits: aussi les secrètes paroles, en sortant de la bouche de ceux qui ne les peuvent contenir, perdent et ruinent ceux qui les ont révélées. Le Roi Seleucus, surnommé Callinicos, qui est autant à dire comme victorieux, en une bataille qu'il eut contre les Galates, perdit tous ses gens, et toute son armée: parquoi laissant son diadéme ou bandeau Royal, et sa cotte d'armes, il se mit à fuir sur un cheval, avec trois ou quatre autres, par chemins écartés et détournés, tant et si longuement que les chevaux ni les hommes n'en pouvaient plus: à la fin il arriva en la petite maisonnette d'un paysan, où il trouva de cas d'aventure le maître, et lui demanda du pain et de l'eau: ce que le paysan lui bailla, et non seulement cela, mais de tout ce qu'il peut finer aux champs abondamment, en lui faisant la meilleure chère dont il se pouvait aviser: à la fin il connut que c'était le Roi, et fut si joyeux de ce que la fortune l'avait adressé en sa maison, se trouvant en telle nécessité, qu'il ne sut contenir sa joie, ni seconder le Roi, lequel ne demandait que d'être inconnu, et de se dissimuler, et contrefaire: si le conduisit jusques à l'adresse du chemin, là où en prenant congé il lui dit, A dieu Sire Seleucus. Le Roi lui tendant la main, et <p 93v> le tirant à lui, comme s'il l'eût voulu baiser, fit signe secrètement à l'un de ses gens, qu'il lui coupât la tête de son épée:
Lors en parlant la tête lui trancha,
Et son clair sang sur la poudre épancha.
là où s'il eût pu contenir sa langue pour un peu de temps, que le Roi puis après eut meilleure fortune, et redevint grand et puissant, il lui eut à mon avis su meilleur gré, et fait plus de bien pour sa taciturnité, que pour sa courtoisie, et toute sa bonne chère: et toutefois celui-ci encore avait quelque couleur pour défendre son incontinence de langue, à savoir son espérance, et la bonne chère qu'il avait faite au Roi.

13. Mais la plupart de ses babillards se perdent eux-mêmes, sans avoir aucune couverture ni couleur de raison: comme il advint, qu'en la boutique d'un barbier aucuns devisaient de la tyrannie de Dionysius, qu'elle était bien assurée, et aussi malaisée à ruiner que le diamant à rompre: «Je m'émerveille, dit le barbier en souriant, comment vous dites cela de Dionysius, sur la gorge duquel je passe le rasoir si souvent.» Ces paroles étant rapportées à Dionysius, il fit mettre le barbier en croix. Si n'est pas sans occasion que les barbiers sont ordinairement grands babillards: car coutumièrement les plus grands truands et fait-néants d'une ville, et les plus grands causeurs s'assemblent et se viennent asseoir en la boutique d'un barbier, et de cette accoutumance de les ouïr caqueter ils apprennent à trop parler. Parquoi le Roi Archelaus répondit plaisamment à un sien barbier, qui était grand babillard, après qu'il lui eut accoutré son linge à l'entour de lui, et lui eut demandé, «Comment vous plaît-il que je face votre barbe, Sire?» «Sans dire mot, lui répondit le Roi.» Un autre fut le premier qui vint dire les nouvelles de celle grande déconfiture, que les Atheniens reçurent en la Sicile: il avait son ouvroir de barberie sur le port que l'on appelle Pirée, en la ville d'Athenes, là où il entendit ces mauvaises nouvelles par un esclave qui s'en était fui de là: et prenant aussi tôt sa course, en abandonnant boutique et tout, s'en vint tout battant à la ville, ayant grande peur que quelqu'un ne lui otât cet honneur, d'avoir le premier apporté la nouvelle de cette malheureuse défaite à la ville, et qu'il n'y arrivât trop tard. Soudain qu'il fut su par la ville, le peuple en fut bien étonné, comme l'on peut penser, et non pas sans cause: si fut aussi tôt tenue une assemblée de ville, en laquelle le peuple commanda que l'on sût qui avait apporté cette nouvelle. Le barbier fut amené: on l'interrogea, et il ne sut pas seulement dire le nom de celui de qui il l'avait entendue: mais bien assurait-il, l'avoir ouï dire à un certain qu'il ne connaissait point, et duquel il ne savait pas le nom. Le peuple commença à se mutiner, et à crier, «Qu'il ait la gehenne, Qu'on lui baille les grils à ce méchant: Il a menti, il a controuvé ceci: Qui est l'autre qui l'ait ouï comme lui? Qui est celui qui le croit? Qu'on apporte une roue.» Le barbier est étendu dessus. Et sur ces entrefaites voici arriver ceux qui apportaient certaines nouvelles de la déconfiture, en étants eux-mêmes échappés de vitesse: ainsi chacun se départit de l'assemblée, et se retira chez soi pour pleurer sa privée perte, laissant ce pauvre malheureux étendu sur cette roue, là où il fut jusques au soir bien tard, que le bourreau le vint délier: et lors encore lui demanda il, s'ils avaient aussi ouï dire,comment leur capitaine général Nicias avait été tué. tant ce vice de trop parler, par accoutumance devient inexpugnable et incorrigible.

14. Et néanmoins tout ainsi que ceux qui prennent médecine d'amère saveur, ou bien de mauvaise senteur haïssent puis après les gobelets où ils les ont bues: aussi ceux qui apportent mauvaises nouvelles sont coutumièrement mal voulus de ceux à qui ils les apportent: et pourtant Sophocles subtilement distingue l'un de l'autre:
LE MESSAGER,
Est-ce en ton coeur, ou bien en ton ouïe,<p 94r>
Qu'offensé t'a cette parole ouïe?
CREON,
pourquoi vas tu enquérant là où c'est
Que ton parler me touche et me déplaît?
LE MESSAGER,
Pource qu'ainsi que du fait la pensée,
Aussi du dire est l'oreille offensée.
Voilà pourquoi ceux qui nous dénoncent nos maux, nous sont aussi odieux, comme ceux qui les nous font: et néanmoins on ne saurait arrêter ne retenir une langue depuis qu'elle est une fois débordée. Advint un jour à Lacedaemone, que le temple de Juno qu'ils appellaient Chalceoecos fut pillé, et ne trouva l'on rien dedans qu'une bouteille vide: tout le peuple y accourut, et fut on en grand ébahissement et grand pensement que voulait dire cette bouteille. Si y eut quelqu'un des assistants qui se prit à dire. Si vous voulez je vous déclarerai ce qui me vient en l'entendement touchant cette bouteille: j'ai fantasie que les sacrileges ayants projeté d'executer une si périlleuse entreprise, avaient premièrement bu du jus de cigúë, et puis avaient apporté du vin, à fin qu'ils n'étaient pris sur le fait, ils se peussent sauver de mourir en buvant du vin, lequel aurait puissance d'étreindre ou de résoudre la froideur du poison de la cigúë: ou bien, s'ils étaient surpris, qu'ils peussent aisément mourir, et sans grande passion, avant que d'être gehennés et tourmentés. Il n'eut pas plutôt dit cela, que l'assistance pensa, que l'invention d'une si subtile ruse, et de si profonde cogitation, ne venait point de conjecture, ains qu'il fallait qu'il le sût bien d'ailleurs: et ainsi l'environnants, l'un deçà, l'autre delà, ils commencèrent à l'interroger, Qui est tu? D'où est tu? Qui te connait? Comment sais tu ce que tu dis? bref ils le manièrent si bien, qu'ils lui firent confesser et avouer, qu'il était l'un de ceux qui avaient commis le sacrilege. Et ceux qui avaient occis Ibycus, ne furent ils pas aussi pris de même? Ils étaient au théâtre, là où ils regardaient le passetemps des jeux: et voyants une volée de grues ils dirent les uns aux autres, voici ceux qui vengeront la mort d'Ibycus. Or y avait il long temps que l'on ne l'avait point vu, et qu'on le cherchait par tout: au moyen dequoi ceux qui étaient assis au plus près d'eux, ayants bien noté cette parole, l'allèrent aussi tôt rapporter aux officiers de la justice: ainsi furent ils saisis aux corps, et à la fin punis, non par les grues, mais par leur importun babil, comme par une Furie qui les força de déceler le meurtre qu'ils avaient commis. Car ainsi comme en notre corps les parties offensées et dolentes attirent toujours à soi, et toutes humeurs corrompues des parties voisines y fluent: aussi la langue d'un babillard ayant toujours fièvre et inflammation, tire toujours à soi et assemble quelque chose de secret et de caché: à raison dequoi il la faut bien remparer, et lui mettre toujours au-devant le boulevard de la raison, qui comme une levée empêche le flux et la glissante inconstance d'icelle, afin que nous ne soyons plus indiscrettes bêtes que les oies, lesquelles pour passer de la Cilicie par-dessus le mont de Taurus, qui est plein d'aigles, prennent en leur bec une grosse pierre, comme mettants une serrure ou un frein à leur cri, pour pouvoir passer la nuit sans crier, et sans être aperçues des aigles.

15. Or si l'on demandait quelle personne est la plus pernicieuse et la plus méchante du monde, je crois qu'il n'y a homme qui ne dît, passant toutes les autres, que c'est un traître: et néanmoins Euthycrates, comme dit Demosthenes, couvrit sa maison du bois qu'il eut de Macedoine: Philocrates vécut opulemment d'une gross somme d'or et d'argent qu'il eut du Roi Philippus, et en acheta des concubines, et des poissons delicieux: à Euphorbus et Philager, qui trahirent Eretrie, le Roi donna plusieurs belles terres: mais le babillard est un traître gratuit et volontaire qui ne demande point de loyer, <p 94v> et qui n'attend pas qu'on le sollicite, ains se va présenter de lui-même, et ne trahit pas aux ennemis des chevaux, ou des murailles, ains révèle les secrets, soit en proces, ou en séditions civiles, ou en menées de gouvernement, sans que personne lui en sache gré, car encore pense il être bien tenu à ceux qui le veulent ouïr: parquoi ce qu'on dit à un prodigue, qui follement dépend et dissipe le sien, tu n'es pas liberal, c'est un vice duquel tu es entaché, tu prends plaisir à donner: cette même répréhension convient très bien à un babillard, tu n'es point mon ami pour me venir découvrir cela, tu est entaché de ce vice, tu aimes à caqueter, et à babiller. Si ne faut pas estimer, que nous entendions dire cela pour accuser et blâmer seulement le vice de trop parler: mais aussi pour le guérir, et y remédier: car nous surmontons les vices et passions de l'âme par jugement, et par exercitation, mais le jugement, c'est à dire, la connaissance, précéde, pource que nul ne s'exerce à fuir, et par manière de dire, arracher les vices de son âme, s'il ne les a en haine. Or commençons nous à haïr les vices, quand par raison nous entendons la honte et le dommage qui en vient, comme nous connaissons maintenant que ces grands parleurs voulants être aimés se font haïr, cuidants plaisanter déplaisent, pensants être bien estimés sont moqués: qu'ils dépendent, et ne gagnent rien: qu'ils nuisent à leurs amis, aident à leurs ennemis, et se ruinent eux-mêmes. Parquoi, la première recette et ordonnance de médecine pour corriger ce vice, soit la considération et déclaration des malheurs, inconvénients et infamies qui en adviennent.

17. La seconde soit la cogitation du contraire, c'est à savoir écouter, retenir, et avoir toujours à main les louanges et recommandations du silence, la majesté, la mystique gravité, la sainteté de la taciturnité, en nous représentant toujours en notre entendement, combien plus on a en admiration, combien plus on aime, combien plus on répute sages ceux qui parlent rondement et peu, et qui en peu de paroles embrassent beaucoup de substance, que l'on ne fait pas ces grands causeurs, qui babillent, à langue débridée. Ce sont ceux que Platon estime tant, et qu'il compare à ceux qui savent bien tirer et lancer le dard, desquels le parler est rond, pressé et troussé, sans que rien traîne: car ainsi comme les Biscains font du fer l'acier, en l'affinant par l'enfouir dedans la terre, et y faisant consommer et repurger ce qu'il y a de plus gross et plus terrestre substance: ainsi la parole des Laconiens n'a point d'écorce, ains toute superfluité ôtée, elle est acérée et trempée de certaine efficace et vivacité: car Lycurgus adressait et exerçait ses citoyens dés leur enfance à cette force et vehemence de parler amassé et renforcé par leur faire observer silence, et celle grâce de répondre avec une gravité sentencieuse, et une argutie bien tournée en leurs rencontres, laquelle ne provient d'ailleurs que de beaucoup de taciturnité. Et pourtant sera il expédient de mettre toujours devant les yeux de ces grands parleurs tels mots aigus et courts, lesquels ont ensemble et grâce et gravité: comme celui-ci que les Lacedaemoniens mandèrent un jour à Philippus de Macedoine, «Dionysius est à Corinthe.» Et une autre fois comme il leur eût écrit, «Si j'entre dedans la Laconie, je vous ruinerai de fond en comble: ils lui récrivirent, Si.» Et comme un autre Roi Demetrius se courrouçât et criât tout haut, «Comment, les Lacedaemoniens ont ils envoyé un seul ambassadeur devers moi?» l'Ambassadeur sans s'étonner lui répondit, «Un vers un.» Aussi étaient ceux qui parlent peu jadis en grande estime empres les anciens: Voilà pourquoi les Amphictyons, qui étaient les députés pour le conseil général de toute la Grèce, ne firent point écrire sur les portes du temple d'Apollo Pythien, l'Odyssée ou l'Iliade d'Homere, ou bien les Cantiques de Pindare: mais bien y ont ils fait écrire ces brèves sentences, «Connais toi-même: Rien trop: Qui répond paye:» tant ils ont prisé un parler simple et rond, contenant sous peu de paroles une sentence bonne et bien tournée. Mais Apollo lui-même, n'est il pas grand amateur de <p 95r> brèveté, et succint en ses oracles? C'est pourquoi on l'appelle Loxias, qui est à dire oblique, pour autant qu'il aime mieux parler peu, que clairement. Et ceux qui sans parler donnent à entendre leurs conceptions par signes et devises, ne sont ils pas estimés et loués en diverses sortes? comme jadis fut Heraclitus, lequel étant prié par ses citoyens de leur faire quelque harangue et remontrance, touchant l'union et concorde civile, monta en la chaire aux harangues, et prit en sa main un verre d'eau fraîche, puis jetant dessus un peu de farine, et la remuant avec un brin de pouliot, la but, et s'en alla: leur voulant donner à entendre, que se contenter de peu, et de ce que l'on trouve le premier, sans convoitter choses superflues, est ce qui conserve et entretient les cités en paix et en concorde. Scylurus un Roi des Tartares laissa quatre vingts enfants, et peu avant que mourir commanda qu'on lui apportât un faisceau de dards, qu'il bailla à tous ses enfants, les uns après les autres, leur commandant, qu'ils s'efforçassent de rompre le faisceau tout entier, et après qu'ils eurent bien essayé, et n'en peurent venir à bout, lui-même les tira du faisceau les uns après les autres, et les rompit tous, sans peine quelconque: leur voulant par là donner à connaître, que leur union et concorde serait invincible, mais la discorde les rendrait faibles, et serait cause qu'ils ne dureraient guères.

18. Qui doncques lirait et remémorerait souvent telles choses, à l'aventure ne prendrait il pas grand plaisir à tant caqueter. Et quant à moi, un serviteur Romain me fait grand' honte, quand je considère en moi même, combien il y a de sagesse à bien aviser ce que l'on dit, et soi constamment maintenir en ce que l'on a proposé. Publius Piso l'orateur, voulant pourvoir à ce que ses gens ne lui rompissent point la tête de leur babil, commanda à ses serviteurs, qu'ils lui répondissent seulement à ce qu'il leur demanderait, et non autre chose: et quelque jour voulant festoyer l'Empereur Clodius, commanda que l'on l'allât convier, et fit apprêter un magnifique festin, comme il est à penser. Quand l'heure du souper fut venue, et les autres conviés tous arrivés, il ne restait plus que l'Empereur: Si renvoya Piso par plusieurs fois celui de ses serviteurs qui avait accoutumé de le convier, pour savoir s'il voulait pas venir: mais quand il fut si tard, qu'il n'y eut plus d'apparence qu'il dût venir, Comment, dit Pison à ce serviteur, ne l'as tu pas été semondre? Oui, répondit-il. Et pourquoi donc n'est il venu? Pource qu'il m'a dit qu'il ne viendrait pas. Et pourquoi donc ne me l'as tu dit incontinent? Pour ce, répond le serviteur, que tu ne me l'as pas demandé. Celui là était serviteur Romain: mais un Athenien contera à son maître, en labourant la terre, les articles du traité de la paix: tant l'accoutumance a d'efficace et de pouvoir, de laquelle il nous faut maintenant parler,

19. pource qu'il n'y a mors ni bride dont on peut arrêter la langue d'un babillard, et la faut dompter, et lui ôter ce vice par accoutumance. premièrement doncques, quand en une compagnie l'on demandera quelque chose, accoutume toi à te taire jusques à ce que tu voies que personne des autres ne se mette en avant pour en répondre: car comme dit Sophocles,
Bien conseiller et bien courir n'ont pas
Un même but, ni un même compas:
aussi n'ont pas la voix et la réponse, car là celui gagne le prix de la course qui peut passer devant: mais ici, si un autre a suffisamment répondu, il suffira bien en louant et approuvant son dire, acquérir la réputation d'homme courtois et gracieux: et s'il n'a bien ou suffisamment répondu, alors ne sera il point odieux ni importun de lui remontrer doucement ce qu'il pourrait avoir ignoré, et suppléer ce qui pourrait être défectueux en sa réponse. Mais sur tout nous devons nous bien donner garde, quand la demande sera adressée à un autre, de ne le prevenir, et anticiper sa réponse: car à l'aventure n'est il point honnête, ni en cela, ni en autre chose, offrir et promettre <p 95v> de soi-même, sans en être requis, ce que l'on demande, à un autre, en le repoussant mêmement, pource qu'il semble que nous faisons outrage à l'un, comme ne pouvant fournir ce qu'on lui demande: et à l'autre, comme non sachant s'adresser à qui lui pourrait bailler ce qu'il cherche. Il y a plus, que celle precipitée,celerité et temérité de répondre semble être pleine d'arrogance et de présomption, pource qu'il semble que celui qui previent ainsi la réponse de l'interrogé, veuille dire, Qu'as tu que faire de lui? Et qu'en sait il lui? Et,là où je serai,il n'en faut demander à personne qu'à moi. Combien que souventefois nous faisons des demandes à quelques-uns, non que nous ayons grande envie d'ouïr leurs réponse, mais seulement pource que nous les voulons entretenir, et provoquer à deviser et discourir, comme fait Socrates à Theaetetus, et à Charmides. Le prevenir donc la réponse d'un autre, détourner les oreilles, divertir les yeux et la pensée, pour le tirer à soi, c'est autant comme si nous courions au-devant pour baiser vitement les premiers celui qu'un autre voudrait baiser, attendu que encore que celui à qui on propose la question n'y sût ou ne voulût répondre, si serait il bien séant, après avoir fait un peu de pause, se présenter avec toute modestie et révérence, en accommodant son dire au plus près de ce que l'on pense que veut celui qui fait la demande, à faire la réponse, comme au nom d'un autre: car si ceux à qui la question est adressée faillent à bien répondre, avec grande raison on leur pardonne, et les excuse l'on: mais celui qui de soi-même s'ingère de répondre, et ôte la parole à un autre, il est à bon droit odieux, encore qu'il dise bien: et s'il faut à bien dire, il fait que chacun se rit et se moque de lui.

20. Le second point auquel il le faut diligemment duire et exercer, c'est aux réponses particulières, à quoi celui qui se sent entaché du vice de trop parler doit bien prendre garde, afin que ceux qui le voudraient provoquer à parler pour avoir à gaudir et rire, connaissent qu'il répond pertinemment et à bon escient: car il y en a qui sans besoin, seulement pour avoir leur passetemps, forgent quelques demandes à plaisir, lesquelles ils proposent à cette manière de gens pour emouvoir leur babil: pourtant y faut il bien avoir l'oeil, et n'être pas étourdi, ne soudain à courir aux paroles, donnant à connaître que l'on soit bien aise d'avoir occasion de parler, mais considérer mûrement la nature de celui qui propose la demande. Encore se faudrait il accoutumer à se tenir quoi, et faire quelque intervalle de silence entre la demande et la réponse, pendant lequel silence, celui qui a proposé la question y peut ajouter quelque chose, si bon lui semble: et celui qui est interrogé peut penser à ce qu'il a à répondre, et non pas à l'étourdie se ruer incontinent en langage, et presser tellement l'interrogant, qu'on ne lui donne pas presque loisir de parachever sa demande, en sorte que bien souvent l'on réponde toute autre chose que ce que l'on aura demandé: combien que la religieuse du temple d'Apollo souventefois répond ses oracles sur l'heure, avant qu'elle en soit requise: car ainsi que dit le Poète, ce Dieu là
Oit le muet qui a la bouche close,
Et sait qu'on pense avant qu'on le propose:
mais celui qui veut sagement répondre, doit attendre qu'il ait conçu la pensée, et entièrement connu l'intention de celui qui l'interroge, de peur qu'il n'advienne ce que dit le commun proverbe,
Je demandais une faucille,
Ils me répondaient d'une étrille.
encore que sans cet inconvénient-là, toujours faut il refréner et restreindre celle importune hâtiveté et appétit désordonné de parler, afin que nous ne fassions penser que ce soit comme une apostume ou une fluxion d'humeurs, de longue main amassée sur notre langue, et que la demande que l'on nous propose nous face grand <p 96r> plaisir de nous en décharger. Socrates avait accoutumé de restreindre et réprimer ainsi sa soif, après qu'il avait exercé son corps, et qu'il s'était échauffé à la lutte, ou à la course, et autres tels exercices, il ne se permettait point de boire, qu'il n'eût répandu le premier seau d'eau, qu'il avait tiré du puits, à fin qu'il accoutumât son sensuel appétit à attendre le temps opportun de la raison.

21.Il faut doncques noter qu'il y a trois sortes de réponses que l'on fait aux interrogatoires, l'une nécessaire, l'autre civile, la tierce superflue: comme pour exemple, si quelqu'un demandait, Socrates est il leans? celui qui répondrait envis et mal volontiers, dirait: Il n'y est pas. Et s'il voulait encore davantage laconiser, et accourcir son dire, il ôterait ce,pas, et répondrait simplement, Non: comme les Lacedaemoniens firent quelquefois à Philippus qui leur avait écrit, s'ils le voulaient recevoir en leur ville: Ils lui récrivirent en grosse lettre sur un papier, NON. Mais celui qui voudrait répondre un petit plus courtoisement, dirait: Il n'y est pas, car il est allé jusques à la place du change: et qui voudrait faire encore meilleur mesure, y pourrait ajouter, là où il attend quelques étrangers: mais un superflu babillard, mêmement s'il a lu Antimachus le Colophonien, dira: Il n'est pas leans, car il est allé jusques à la place du change, attendant quelques étrangers du pays d'Ionie, desquels Alcibiades lui a écrit, qui maintenant est en la ville de Milet, et demeure avec Tissaphernes, l'un des Lieutenants du grand Roi de Perse, lequel auparavant était ami des Lacedaemoniens, mais maintenant pour l'amour d'Alcibiades s'est tourné du parti des Atheniens: car Alcibiades désirant retourner en son pays, a tant fait qu'il a retourné Tissaphernes de notre côté. Bref, il vous déduira tout le huitième livre des histoires de Thucydide, et vous noyera de langage, tant que vous ne vous donnerez garde, qu'il y aura eu sédition en la ville de Milet, et qu'Alcibiades sera encore une autrefois banni. C'est doncques en quoi principalement il faut ficher le pied, et arrêter le babil: tellement que le centre et la circonférence de la réponse soit, ce que veut et a besoin de savoir celui qui fait la demande. Carneades n'ayant pas encore grand nom, disputait un jour au lieu député aux exercices, et pource qu'il criait à pleine tête, le maître ou concierge du lieu lui envoya dire qu'il moderât un peu sa voix, car il l'avait hautaine et forte. Carneades lui répliqua, «Donne moi donc le ton et la mesure que je dois tenir:» et l'autre ne rencontra pas mal, lui répondant, «Le ton et la mesure est l'ouie de celui qui dispute avec toi.» Autant en peut on dire en ce cas, car la mesure que doit garder celui qui répond, c'est le vouloir de celui qui interroge.

22. davantage, ainsi comme Socrates commandait, que l'on evitât les viandes qui provoquent à manger ceux qui n'ont point de faim, et à boire ceux qui n'ont point de soif: aussi faut-il qu'un babillard craigne et fuie les propos qui plus lui plaisent, et desquels il aura accoutumé de parler excessivement, et aller au-devant quand il les sentira couler: comme pour exemple, gens de guerre sont ordinairement grands conteurs de batailles et de faits d'armes: et pour ce le poète fait souvent conter à Hector ses vaillances et prouesses. Et ordinairement ceux qui auront gagné quelque gros et difficule procès, qui auront, contre l'opinion et espérance d'un chacun, obtenu quelque grâce d'un Prince ou d'un Roi, ont ce vice comme une maladie ordinaire, à laquelle ils sont sujets, de souventefois remémorer par quel moyen ils seront entrés, comme ils auront été introduits, comment ils auront plaidé, parlé et convaincu leurs adverses parties ou leurs accusateurs, et comment ils auront été loués: car la joie est encore plus grande babillarde, que celle vieille Agrypnie, que les poètes introduisent en leurs Comoedies, se réveillant toujours elle-même, et se montrant toute fraîche à recommencer ses contes: Voilà pourquoi ils retombent en ses discours à tout propos: car non seulement cela est vrai que l'on dit en commun proverbe, <p 96v>
Chacun a la main, s'il peult,
Toujours au lieu qui lui deult.
mais aussi la joie attire à soi la voix, et mène là toujours sa langue, pour plus appuyer et fortifier sa mémoire. Ainsi voyons nous que les amoureux passent la plupart de leur temps à remémorer quelques paroles qui leur renouvellent et rafraîchissent la mémoire de leurs amours: de manière que s'ils ne peuvent trouver personne à qui ils en puissent conter, ils en deviseront plutôt avec des choses qui n'ont ne sens ni âme, comme celui qui dit,
O très doux lit, Ô lampe très heureuse,
Bacchis te tient pour Déesse amoureuse.
Combien que, à dire vrai, le babillard est comme l'on dit, la ligne blanche ou le trait blanc en paroles c'est à dire, que sans discrétion indifféremment il parle de toutes choses: si est-ce pourtant, qu'il est plus affectionné aux unes qu'aux autres, et de celles-là il se doit retirer et abstenir, pource que à raison du plaisir qu'il y prend, et du contentement qu'il en reçait, il se pourrait laisser emmener bien au loin. même inclination ont ils à deviser des choses où ils se sentent les plus expérimentés, et plus excellents que les autres: car étant chacun convoiteux d'honneur, et s'aimant soi-même, il employe la meilleure part du jour en cela, où il a quelque avancement, tâchant à se rendre toujours de plus en plus excellent, comme en histoires celui qui aura beaucoup lu, un grammairien à parler des règles de la grammaire, un qui aura beaucoup vu et hanté en beaucoup de pays, à faire toujours de nouveaux contes: Voilà pourquoi il s'en faut donner garde, car le babil y étant accoutumé, y court, comme fait chaque bête de proie à son gibier. En quoi l'on peut connaître l'excellente nature qu'avait le Roi Cyrus, lequel ne provoquait jamais ses egaux d'âge à exercice auquel il se sentît le plus fort, mais toujours à ceux où il était moins exercité qu'eux, à fin qu'il ne leur causât déplaisir, en emportant le prix devant eux, et que lui eût le profit d'apprendre ce qu'il savoir moins bien faire qu'eux. Mais un babillard au contraire, si quelque propos vient en avant, duquel il puisse apprendre quelque chose qu'il ne savait pas auparavant, il le repousse et le rejette, ne pouvant souffrir qu'on lui donne loyer pour se taire un petit, ains tournant tout alentour, ne cessera jusques à ce qu'il ait fait tomber le devis sur quelques vieux contes qu'il aura repassés mille fois. Comme l'un de nos citoyens, auquel il était advenu de lire deux ou trois livres d'Ephorus, rompait les oreilles à tout le monde, et n'y avait compagnie ni festin qu'il ne fît départir à force de conter la bataille de Leuctres, et ce qui en ensuivit, de sorte qu'il en fut surnommé Epaminondas:

23. toutefois c'est le moindre vice du babil, et faut tâcher de mettre toujours ces grands causeurs en tels propos, car par ce moyen leur langage sera moins fâcheux et importun, quand il débordera en termes de litterature. Outre cela il sera bon aussi accoutumer telle sorte de gens à écrire quelque chose à part: comme Antipater le Stoïque, ne pouvant, ainsi qu'il est plus vraisemblable, ou ne voulant contester en dispute tête à tête à l'encontre de Carneades, qui avec un impetueux torrent d'éloquence réfutait la secte des Stoïques, répondait par écrit audit Carneades, et emplissait les livres de contredits, tellement qu'il en fut surnommé Calamoboas, qui est autant à dire comme, grand criard par écrit: car ainsi celle façon de combattre à l'ombre, et de deviser à part en secret, retirant ces grands causeurs tous les jours peu à peu de la fréquence et multitude du peuple, les pourra à la fin rendre plus compagnables et plus tolérables à hanter: comme les chiens, après qu'ils ont consumé leur colère sur les bâtons ou sur les pierres qu'on leur a jetés, en sont moins aigres et moins âpres aux hommes. Mais sur tout il leur serait expédient et profitable, de hanter toujours auprès de plus grands personnages en authorité et en âge, que eux: car la <p 97r> honte et crainte qu'ils auraient de leur dignité et gravité, les conduirait par accoutumance à se taire: et parmi ces exercices que nous avons ci-devant déclarés, il faudra toujours mêler et entrelacer cette advertence, quand nous voudrons dire quelque chose, et que quelques paroles nous couleront en la bouche, Quel propos est-ce ci qui me vient sur la langue,et qui me presse de sortir? pourquoi a ma langue envie de le mettre dehors? Quel bien peut-il advenir de le dire? Quel mal adviendrait-il de le taire? Pource que la parole n'est pas comme une pesante charge, de laquelle nous devions tâcher de nous décharger: car elle demeure encore aussi bien après qu'elle est dite. Mais les hommes parlent, ou pour soi, quand ils ont besoin de quelque chose, ou pour profiter à d'autres, ou pour se donner du plaisir les uns aux autres, et se récréer de joyeux devis, comme de sel, pour adoucir le travail des affaires, ou bien pour rendre plus savoureux le repos auquel ils seront. Si donc le propos n'est ni profitable à celui qui le dit, ni nécessaire à celui qui l'écoute, et s'il n'y a ni grâce ni plaisir, quel besoin est-il qu'il soit dit? Car on peut aussi bien parler comme faire en vain et sans besoin. Mais sur tout et après tout, il faut toujours avoir à main et souvent remémorer ce sage mot de Simonides, On se repent souvent d'avoir parlé: de s'être tu, jamais: et penser que l'exercitation est chose de si grande efficace et de telle force, qu'elle vient à chef de tout, attendu mêmement que les hommes mettent grande peine et grande sollicitude, et endurent de la douleur pour chasser la toux, et le hoquet: et la taciturnité n'a pas seulement cette belle et bonne proprieté que dit Hippocrates, qu'elle n'engendre point la soif, mais aussi n'apporte-elle point de déplaisir ni de douleur, et n'est-on point tenu d'en rendre compte.

XIV. De l'avarice et convoitise d'avoir.
HIPPOMACHUS maître des exercices du corps, oyant quelques-uns qui lui louaient un homme grand et de haute stature, qui avait les mains longues, comme étant bien propre pour l'escrime des poings: Oui bien, dit-il, si la couronne, le prix du vainqueur, était pendue en haut lieu, où il la fallût prendre avec la main. Cela même peut on dire à ceux qui estiment tant, et réputent si grand heur, que d'avoir force belles terres, force grandes maisons, et grosses sommes de deniers comptants: Oui bien, s'il fallait acheter la félicité qui fut à vendre: et toutefois vous en verrez plusieurs qui aiment mieux être riches et malheureux, que bienheureux en donnant de leur argent: mais le repos de l'esprit vide de tout ennui, la magnanimité, la constance, l'assurance, la suffisance ne s'achete point à prix d'argent. Pour être riche on n'apprend pas à ne se passionner point des richesses, ni pour posseder beaucoup de choses superflues, on n'acquiert pas le contentement de ne les point désirer. De quel autre mal doncques est-ce que nous délivre la richesse, si elle ne nous délivre point de l'avarice? Par boire on remédie à la cupidité de boire, par manger on guérit l'appétit de manger: et celui qui dit,
A Hipponax donnez un vêtement,
Car de froidure il gele durement,
qui lui en jetterait sur lui plusieurs, il s'en fâcherait et les rejetterait: là où il n'y a quantité d'or ni d'argent qui puisse éteindre l'ardeur du désir d'avoir, ni l'avarice e cesse ni ne diminue point pour posseder beaucoup de biens. Et peut-on dire <p 97v> à la richesse ce que l'on dirait à un médecin ignorant et trompeur, Ta médecine augmente la maladie: car depuis qu'elle prend un homme, au lieu qu'il n'avait besoin que de pain, de maison, et de couverture moyenne, et de peu de viande, la première venue, elle le remplit d'une impatiente cupidité d'or, d'argent, d'ivoyre, d'esmeraudes, de chevaux et de chiens, transportant le désir naturel des choses nécessaires en un appétit désordonné de choses périlleuses, rares, et malaisées à recouvrer: car jamais homme n'est pauvre des choses qui suffisent à la nature, ni jamais il n'emprunte argent à usure pour acheter de la farine, ou du fourmage, ou du pain, ou des olives: mais l'un s'endette pour bâtir une maison magnifique, l'autre pour acheter un champ d'oliviers qui joint à sa terre, ou bien des terres à froument, ou des vignes, ou des mules de Galatie,
Ou des chevaux attelés au tirage
D'un haut bruyant tout vide carriage,
Au 15. de l'Iliade. s'est precipité en une fondrière de contracts, d'usures, et d'hypoteques: et puis comme ceux qui boivent après qu'ils n'ont plus de soif, ou qui mangent après qu'ils n'ont plus de faim, ils revomissent tout ce qu'ils ont bu ayants soif, et tout ce qu'ils ont mangé ayants faim: aussi ceux qui appétent les choses inutiles et superflues, ne retienent pas celles mêmes qui sont nécessaires. Voilà quels sont ceux-là. Mais ceux qui ne dépendent rien et ont beaucoup, et si désirent encore davantage, font bien encore plus à émerveiller, qui voudra remémorer ce que soûlait dire Aristippus, que celui qui mange beaucoup, qui bait beaucoup, et jamais ne s'emplit, s'en va aux médecins, et leur demande quelle maladie c'est, et quelle indisposition, et le moyen qu'il doit tenir pour s'en délivrer: mais si un qui a cinq beaux lits en demande dix, et qui a dix tables en achete encore autre dix, et qui a beaucoup de terres et possessions, et beaucoup d'argent, et n'en est de rien plus plein, ains s'étend encore à en prochasser d'autres, et veille après, et de tout ne se remplit jamais, celui-là ne pense pas avoir besoin de médecin qui le guérisse, ne qui lui montre de quelle cause cela lui advient. Et toutefois on pourrait penser, que de ceux qui ont soif, celui qui n'a point bu sera délivré de sa soif après qu'il aura bu: mais celui qui bait toujours, et jamais ne cesse d'avoir soif, nous n'estimons pas qu'il ait besoin de se remplir, mais plutôt de se vider et purger, et lui ordonnons qu'il vomisse, comme n'étant pas travaillé d'aucun défaut, mais plutôt de quelque chaleur ou acrimonie contre nature qui est en lui. Aussi entre ceux qui acquirent, le nécessiteux et indigent cessera de se travailler pour acquérir, si tôt qu'il aura acheté une maison, ou qu'il aura trouvé un thresor, et que quelque ami l'aura secouru d'aucune somme de deniers dont il se sera acquitté envers l'usurier: mais celui qui en a plus qu'il ne lui en faut, et en appéte encore davantage, ce ne sera point l'or ni l'argent qui le guérira, ni les chevaux, ni les moutons, ni les boeufs, il a besoin de se vider et de se purger: car ce n'est point pauvreté que sa maladie, ains avarice et cupidité insatiable pour un faux jugement et une perverse opinion qu'il a prise: laquelle si elle ne lui est arrachée de l'âme, comme ce que l'on avale de travers, il ne cessera jamais de souhaitter choses superflues, c'est à dire de convoitter ce dont il n'a que faire. Quand le médecin entrant en la chambre d'un patient, qu'il trouve couché de son long dedans un lit gémissant, et ne voulant ni boire ni manger, il lui touche et tâte le poux, il l'interroge, et trouve qu'il n'a point de fièvre, C'est maladie de l'âme, dit-il: et s'en va. Aussi quand nous verrons un homme qui sèche sur le pied d'ardeur d'acquérir, qui pleure quand il lui faut dépenser un denier, qui n'épargne, ni ne pardonne à peine ni à indignité quelconque, pourvu qu'il en vienne du profit, encore qu'il ait force maisons, force terres, force troupeaux de bêtes, grand nombre d'esclaves et d'habillements, que dirons-nous quelle malade a cet homme-là, sinon une <p 98r> pauvreté de l'âme? Car quant à la pauvreté de biens, un ami, comme dit Menander, en peut guérir, en lui faisant du bien: mais celle de l'âme tout tant qu'il y a d'hommes au monde, ou qui y ont jamais été, ne la rempliRaient pas: et pourtant a bien dit Solon d'eux,
Les hommes n'ont fin quelconque ne terme,
A leur désir d'enrichir, qui soit ferme.
Car à ceux qui sont sages, et ont sain jugement, nature leur a défini certaines bornes de richesses, qui sont tracées sur un certain centre, et sur la circonférence de leur nécessité: mais cela est propre et peculier à l'avarice, car c'est une cupidité qui repugne à son assouvissement, là où toutes autres cupidités y aident: car jamais gourmand ne s'abstint d'un bon morceau pour gourmandise, ni ivrongne de bon vin pour ivrongnerie, comme les avaricieux s'abstiennent de toucher à l'argent, pour leur avarice et convoitise d'argent: et toutefois comment ne serait-ce une passion furieuse et misérable, si quelqu'un s'abstenait de se couvrir d'un vêtement pource qu'il tremblerait de froid, et de toucher à du pain pource qu'il mourrait de faim, et aussi de mettre la main à ses biens, pource qu'il les aimeroit? Ce sont proprement les maux que décrit Thrasonides en une Comoedie,
Elle est chez moi, et est en ma puissance
Quand il me plaît en prendre jouissance,
Et si le veux autant comme saurait
celui qui plus follement aimerait,
Et toutefois je n'en fais jamais rien:
Ains en fermant et seellant tout très bien,
Je compte à ceux qui ménent mon usure,
A mes facteurs, je travaille et procure
D'en amasser d'autre, à mes créanciers,
Toujours je plaide à mes serfs et censiers.
O Apollon, connus tu amour doncques
Plus que le mien malheureux et fol oncques?
Sophocles enquis par quelqu'un de ses familiers, s'il pouvait bien encore avoir compagnie de femme: Dieu m'en gard, dit il, mon ami, j'en suis désormais libre, étant échappé de la servitude de tels furieux et forsennés maîtres, par le benefice de la vieillesse. aussi est-ce chose honnête en voluptés, d'en quitter les désirs quand et la puissance, encore qu'Alcaeus dise, que jamais ni homme ni femme ne s'en peurent guarentir. Mais cela n'est pas en l'avarice, car comme une rude et mauvaise maîtresse, elle contraint d'acquérir, et défend de jouir: elle en excite l'appétit, et en ôte le plaisir. Stratonicus anciennement se moquait de la superfluité des Rodiens, disant qu'ils bâtissaient comme s'ils eussent été immortels, et ruoyent en cuisine comme s'ils eussent eu bien peu de temps à vivre: mais les avaricieux acquirent comme magnifiques, et dépendent comme mechaniques: ils endurent les travaux d'acquérir, et n'ont pas le plaisir d'en jouir. L'orateur Demades vint un jour voir Phocion, et le trouva à table où il disnait: et voyant comme il se traitait petitement et austèrement, il lui dit: Je m'ébahis, Phocion, comme te pouvant passer d'un si maigre disner, tu prends la peine de t'entremettre des affaires publiques. Car quant à Demades, il s'en mêlait pour avoir dequoi fournir à son ventre: et pensant que la ville d'Athenes ne lui était pas suffisant revenu pour entretenir son intempérance et dissolution, encore tirait-il vivres de la Macedoine: et pourtant Antipater un jour le voyant jà tout vieux et cassé, dit plaisamment, qu'il ne lui était demeuré que le ventre et la langue, comme d'un mouton qui a été mangé en un sacrifice. Mais de toi misérable qui est-ce qui ne s'émerveilleroit? comment, vu que tu peux ainsi vivre <p 98v> mechaniquement et inhumainement, sans donner rien à personne, sans te montrer honnête ni liberal à tes amis, ni magnificque envers le public, tu t'affliges ainsi durement, tu veilles les nuicts toutes entières, tu travailles comme un mercenaire pour de l'argent, tu caresses un chacun pour être institue heritier, tu te soumets à tout le monde pour gagner, et si as une si orde tacquinerie de chicheté en toi, qu'elle te pourrait dispenser de rien faire. L'on dit qu'un Bizantin ayant surpris un adultère sur le fait avec sa femme qui était fort laide, s'écria, «O misérable, quelle nécessité te contraignoit? car le douaire a forcé Sapragoras: mais toi malheureux tu brouilles la chaudiere, et attizes le feu dessous.» Il est nécessaire que les Rois amassent, les gouverneurs des Rois, ceux qui veulent tenir les premiers lieux, et avoir les grands états és grosses cités, à tous ceux-là il est forcé de faire amas de deniers, d'autant que pour parvenir à leur ambition, ou pour la pompe, ou leur vaine gloire, ils font des festins, ils donnent à leurs satellites, ils envoyent des présents, ils entretiennent des armées, ils achetent des esclaves pour escrimer à outrance: mais toi tu te donnes tant d'affaires, tu te tourmentes tu te tourneboulles comme une toupie, pour vivre la vie d'une huître ou d'une coquille, tant tu es tacquin et mechanique: tu supportes tous travaux, et ne prends plaisir quelconque, non plus que l'âne des étuves, qui porte toujours le bois et le serment pour chauffer les étuves, et demeure toujours cendreux et enfumé, sans jamais être baigné, lavé, chauffé, ni nettoyé. Et quant à ces reproches-là, c'est à l'encontre de celle misérable avarice tacquine d'âne ou de formis: car il y en a une autre sorte bestiale et farouche, qui calomnie, qui suppose de faux testaments, qui trompe, qui se fourre par tout, et se mêle de tout, qui compte sur ses doigts combien il y a de ses amis encore vivans, et puis ne reçoit fruition quelconque de tous les biens qu'elle amasse de tous côtés par tant d'artifices. Tout ainsi doncques comme nous avons en haine et abomination les vipères, les mouches cantharides, et les tarantules, plus que les ours ni les lions, d'autant qu'elles tuent et font mourir les hommes, sans qu'elles s'en servent après qu'elles les ont tués: aussi sont plus dignes d'être haïs ceux qui sont méchants par avarice et tacquinerie, que ceux qui le sont par intempérance et dissolution, car ils ôtent aux autres ce dont ils ne voudraient ni ne sauraient user eux-mêmes: d'où vient que ceux-là font trêves de violence quand ils se voyent en abondance de toutes choses, pour fournir à leurs désordonnés appétits, comme répondit Demosthenes à ceux qui estimaient que Demades voulût désormais cesser d'être méchant: «C'est, dit-il, pource qu'il est saoul maintenant, comme les lions ne chassent plus la proie quand ils sont pleins:» mais ceux qui s'entremettent du gouvernement de la chose publique, non pour aucune intention qui soit ni utile ni plaisante, ceux-là n'ont jamais trêve d'amasser et d'acquérir, ni surseance de mal faire: car ils sont toujours vides, et ne seraient pas contents quand ils auraient tout. Mais, pourra dire quelqu'un, ils amassent et gardent pour leurs enfants ou pour leurs heritiers. Comment est-il vraisemblable cela, vu qu'ils ne leur voudraient pas rien donner, tant qu'ils sont en vie? Ils sont doncques comme les rats et souris qui sont és miniers où l'on fouille l'or, car ils mangent la mine d'or, et n'en peut-on rien tirer, sinon après qu'ils sont morts, et que l'on en fait anatomie. Mais pourquoi est-ce qu'ils veulent ainsi garder beaucoup d'argent et de grandes facultés à leurs enfants, ou à leurs successeurs et heritiers? à fin, je crois, que ces enfants et ces heritiers-là les gardent aussi encore à d'autres, et ainsi de main en main, comme les canaux par où l'on fait venir l'eau en une tuillerie, qui ne retiennent rien de l'eau coulante pour eux, ains la transmettent et envoyent toute, chacun à son prochain voisin, jusques à ce qu'il vient de dehors un calomniateur, ou tyran, qui détruisant ce depositaire gardien, et le quassant derive et détourne le cours de cet richesse ailleurs: <p 99r> ou bien jusques à ce qu'il en vient un, le plus méchant de toute la race, qui mange tout ce que les autres auront amassé et gardé. Car non seulement,
Toujours en tout, des esclaves mal nez
Les enfants sont pis conditionnés,
comme disait Euripides: mais aussi des chiches avaricieux, sont dissolus et désordonnés: ainsi que dit un jour Diogenes en se moquant, Qu'il valait mieux être le mouton que le fils d'un Megarien: car en ce qu'il semble qu'ils les instruisent, ils les gâtent et corrompent, en leur entant leur chicheté et avarice mechanique, comme s'ils bâtissaient en eux une forte place pour sûrement garder leur hoirie et succession. Car quels avertissements et enseignemens sont-ce qu'ils leur donnent? gagnez, épargnez, et pensez que l'on fera autant de cas de vous, comme vous aurez de bien vaillant: mais cela n'est pas instruire un enfant, ains l'estressir et le coudre comme une bouge ou une bourse, à fin qu'il puisse bien contenir ce que l'on jette dedans: excepté qu'il y a différence, parce que la bourse devient salle, et orde, et malsentant, quand on a mis de l'argent dedans: mais les enfants des avaricieux, avant qu'ils ayent reçu de leurs peres et meres la richesse, sont jà tous remplis de convoitise d'icelle, laquelle ils ont apprise d'eux, aussi leur rendent ils digne salaire de leur écolage, en ce qu'ils ne les aiment pas tant, pource qu'ils sont certains d'amender beaucoup d'eux, qu'ils les haïssent, pource qu'ils ne le tiennent pas encore: car ayants été ainsi nourris, qu'ils n'ont appris à rien estimer sinon les biens et la richesse, et ne se constituer autre fruit à leur vie, sinon le beaucoup amasser, et beaucoup posseder, ils réputent que la vie de leurs peres et meres empêche la leur, et qu'autant de temps qu'il s'ajoute à la vieillesse d'eux, autant s'en ôte il à leur jeunesse. C'est pourquoi pendant que leurs peres vivent, encore dérobent-ils secrètement un peu de la volupté, et jouissent aucunement du plaisir de donner, leur semblant que c'est de l'autrui qu'ils donnent à leurs amis, et qu'ils dépendent à leurs plaisirs, quand ils peuvent tirer quelque chose de dessous l'aile à leurs peres, et allants ouïr les leçons ils apprennent quelque chose: Mais quand après le trêpas de leurs peres ils viennent à avoir les clefs et les cachets, ils prennent toute une autre façon de vivre, un visage refrongné, qui ne rit jamais, austère, malgracieux et malaccointable. Il n'est plus question de s'huiler, de jouer à la paume, de luicter, d'aller ouïr les philosophes au parc de l'Academie, ou en celui de Lyceum, mais d'interroger des serviteurs, de regarder des papiers, de disputer avec des receveurs et des créanciers, être si après à la besogne et au soin des affaires, que l'on en perd le disner, et n'entre l'on aux bains pour s'étuver avant souper qu'il ne soit nuit toute noire: les exercices de la personne ausquels il avait été nourri, se baigner en la rivière de Dirce, tout cela est mis en arrière: voir que si quelq'un lui dit, Voulez vous pas aller ouïr la harangue d'un tel philosophe? Comment y irois-je, répondra-il: je n'ai pas le loisir, depuis que mon père est mort. O misérable, que t'a-il laissé qui vaille ce qu'il t'a ôté, c'est à savoir le repos, et la liberté? Mais ce n'est pas tant lui, comme c'est sa richesse répandue alentour de toi, que te domine, et te tient le pied sur la gorge, comme celle femme que disait Hesiode,
Que l'homme ardant sans torche ne tison,
Avant le temps le rent vieil et grison,
apportant commes des rides et des cheveux blancs à ton âme avant qu'il en soit temps, les soucis, les travaux et ennuis de l'avarice, qui suffoquent et amortissent toute la gentillesse, la gaieté, l'honnêteté et courtoisie qui y dût entre. Mais quoi, dira quelqu'un, n'en voyez-vous pas aucuns qui usent largement et liberalement de leurs biens? mais nous lui répondrons, n'oyez vous pas Aristote qui dit, que les uns n'en usent point, et les autres en abusent, là où il ne faut ni l'un ni l'autre: car la richesse ne fait <p 99v> à ceux-là ni profit ni honneur, et à ceux-ci elle apporte honte et dommage. Mais considérons un petit quel est l'usage de ces richesses que l'on estime tant, n'est-ce pas pour avoir les choses qui sont nécessaires à la nature? ceux doncques qui sont bien riches n'ont rien davantage que ceux qui ont dequoi mediocrement: et est la richesse, comme disait Theophraste, telle que l'on ne la dût pas dérober à la vérité, ni en faire si grand cas, s'il est ainsi que Callias le plus riche homme d'Athenes, et Ismenias le plus opulent de Thebes, usaient des mêmes choses que faisaient Socrates et Epaminondas. Car ainsi comme Agathon renvoya les flûtes au festin des Dames, estimant qu'à celui des hommes suffisaient les propos et devis des assistants: ainsi pourriez vous rejeter et les lits de pourpre, et les tables somptueuses, et toutes autres choses superflues, voyant que les riches usent des mêmes choses que font les pauvres,
Le labourage on ne délaisserait,
Et la charrue aussi ne cesserait:
mais bien les orfevres, les graveurs, les parfumiers et les cuisiniers seraient chassés, quand on ferait un sobre et honnête bannissement de toutes choses inutiles: et s'il est ainsi que les choses requises à la nature soient communes et aux riches et à ceux qui ne sont pas riches, et que la richesse se magnifie et se vante des choses seulement superflues, et qu'a bon droit on a loué Scopas le Thessalien, de ce qu'étant requis de donner quelques utensiles de sa maison, comme lui étant superflues et inutiles, il répondit, «Et c'est en quoi on nous répute bienheureux et bienfortunés, qu'en ces choses-là superflues, non pas és autres qui sont nécessaires.» s'il est ainsi, dis-je, voyez que ce ne soit la pompe, l'apparence et les jeux de bâtellerie que l'on loue, en faisant tant de cas des richesses, et non pas la nécessité de la vie. La procession et solennité des Bacchanales qui se fait en notre pays, se faisait anciennement fort simplement et joyeusement: on y portait une cruchée de vin, un cep de vigne, et puis quelqu'un y traînait un bouc, un autre y portait une corbeille pleine de figures sèches, puis après tout on y portait un Phallus, qui est la semblance de la nature d'un homme: mais maintenant tout cela y est obscurcy et négligé, tant on y porte de vaisselle d'or et d'argent, d'habits somptueux, tant de chariots traînés par beaux roussins, tant de masques: et ainsi ce qui est utile et nécessaire en la richesse, est offusqué et comblé parce qui y est superflu et inutile. Mais nous autres pour la plupart ressemblons à Telemachus, lequel par faute d'expérience, ou bien plutôt à faute de jugement, ayant vu la maison de Nestor, où il y avait de lits, des tables, des habillements de la tapisserie, de bon vin, ne jugea point bienheureux le maître de cette maison qui avait si bonne provision de choses utiles et nécessaires: mais chez Menelaus ayant vu force ivoire, force or et argent, il en fut tout ravi en ecstase d'admiration, et dit,
Tel au dedans est le Palais doré,
De Jupiter au haut ciel azuré,
Tant ici a d'infinie opulence,
ravi je suis de la seule évidence.
Mais Socrates ou bien Diogenes eussent dit, Tant ici a de choses malheureuses, inutiles, folles et vaines, je me ris d'en avoir l'évidence. Que dis tu pauvre sot, là où tu devais ôter à ta femme la pourpre, et tous ses joyaux et affiquets, à fin qu'elle ne fut plus convoiteuse des délices et superfluités étrangères, tu vais au contraire embellir et orner ta maison, comme un théâtre ou un échafaud à jouer des jeux, pour ceux qui y entrent. Voilà en quoi gît la béatitude et félicité de la richesse, à en faire montre devant ceux qui la regardent, et en vont faire leurs contes, où ce n'est rien du tout. Mais il n'est pas ainsi de la tempérance, de la philosophie, de la créance et connaissance des Dieux, telle qu'il appartient, encore qu'elle soit inconnue à tous <p 100r> autres, elle a toujours sa lumière, et sa splendeur propre dont elle éclaire l'âme, toujours accompagnée d'une joie qui jamais ne l'abandonne de jouir de son bien, soit que quelqu'un le sache, ou qu'il soit inconnu aux Dieux et à tous les hommes. Voilà que c'est de la vertu, de la vérité et beauté des sciences, comme de la Geometrie, et de l'Astrologie, à quoi il ne faut pas comparer les bagues, carquants et colliers de la richesse qui ne sont que spectacles, et parements de femmelettes, S'il n'y a personne qui la contemple et qui la regarde, la richesse à la vérité est aveugle, et ne rend clarté aucune. Car si l'homme riche mange à part avec sa femme et quelques-uns de ses familiers, il ne se travaillera d'avoir des mets exquis, table friande, ni vaisselle dorée, ains se servira de la première trouvée: sa femme ne sera point parée de joyaux d'or ni de robe de pourpre, ains en son simple accoutrement auprès de lui. Mais quand il fait un festin, c'est à dire, quand le théâtre, la pompe, le spectacle s'assemble, c'est à dire, que les jeux de la richesse se jouent, alors on tire des navires les beaux flascons, on met en avant les riches tables, on accoutre les lampes d'argent, on fait escurer les coupes, on change les échansons, on revêt tout le monde, on remue toutes choses, l'or, l'argent, les pierres précieuses, bref on déclare simplement que l'on est riche: mais encore qu'il soupât seul, il aurait besoin de tempérance et de contentement.

XV. De l'amour et charité naturelle des peres et MERES ENVERS LEURS enfantS.
CE qui fit que les Grecs premièrement se remirent de leurs différents à des juges étrangers, et introduisirent en leurs pays des jugements forains, fut la défiance qu'ils eurent de la justice les uns des autres, comme étant la justice chose nécessaire à la vie humaine, mais qui ne croissait point chez eux: N'est-il point ainsi de quelques questions de philosophie, lesquelles iceux philosophes, pour la diversité d'opinions qui est entre eux, evocquent à la nature des bêtes brutes, comme à une ville étrangère, et en remettent la decision et le jugement à leurs passions et affections naturelles, comme n'étant point sujettes à faveur, ni à corruption ne concussion? Ou bien, est-ce point un commun reproche à la malice des hommes, qu'il faille que nous étant en différent des plus grandes et plus nécessaires choses de la vie humaine, allions chercher au naturel des chevaux, des chiens et des oiseaux, comment nous nous devons marier, comment nous devons engendrer, et comment nous devons nourrir et élever nos enfants? et comme si la nature n'en avait imprimé aucun indice en nous mêmes, alléguer les moeurs et les affections des bêtes brutes, et les produire en témoignage, pour montrer le débordement et derèglement de la vie des hommes, qui dés le commencement et à la première entrée se sont embrouillés et confondus: car la nature retient et garde mieux en icelles bêtes brutes ce qui lui est propre, simple et entier, sans le corrompre ni altérer d'aucune mêlange étrangère: là où au contraire, il semble que les hommes en ont fait comme les parfumiers font de l'huile, par accoutumance et par le discours de leurs raisons, ils y ont mêlé tant d'opinions et tant d'avis ajoutés de dehors, qu'elle en est devenue variable et particulière à chacun, et n'a point retenu ce qui lui était propre et peculier. Et ne devons pas trouver étrange si les bêtes brutes suivent mieux et de plus près la nature, que ne font pas les raisonnables, car les plantes mêmes la suivent encore mieux que les bêtes, quoi que nature ne leur ait donné ni <p 100v> imagination, ni affection ou inclination aucune: aussi n'ont elles désir ni appétition quelconque, qui bransle ni sorte hors de leur naturel, ains demeurent, et sont arrêtées, comme si elles étaient attachées aux ceps en quelque prison, cheminants toujours par un même chemin, à savoir celui auquel nature les conduit. Et quant aux bêtes brutes, elles n'ont pas ni beaucoup de discours de raison qui addoucit les moeurs, ni beaucoup de subtilité d'entendement, ni fort grand désir de liberté, mais bien ont elles des instincts, inclinations et appétitions non régies par raison, suivant lesquelles elles s'en vont quelquefois au haut et au loin, et courent çà et là, mais non pas toutefois fort loin: ne plus ne moins que la navire qui est à l'ancre, à la rade, bransle bien, mais elle ne court pas fortune: aussi elles ne s'éloignent pas guères de la nature, et pourtant montrent elles la droite voie, comme cheminants sous le mors et la bride, là où la raison maîtresse, et qui fait à son plaisir, en l'homme trouvant tantôt une diversion, tantôt une autre, et toujours quelque nouvelleté, n'y laisse aucune apparente ne manifeste trace de la nature. Voyez premièrement les mariages des bêtes, comment elles suivent en cela la nature. En premier lieu, elles ne se soucient point des lois, qui punissent ceux qui ne se marient point, our qui se marient trop tard, comme font les citoyens de Lycurgus et de Solon, ni ne craignent point les infamies de ceux qui n'ont point d'enfants, ni ne poursuivent aussi point les honneurs et prerogatives de ceux qui en ont trois: comme plusieurs Romains se marient, prennent femmes et engendrent des enfants, non à fin qu'ils aient des heritiers, mais à fin qu'eux-mêmes puissent être institués heritiers: et plus le mâle se mêle avec sa femelle, non point en tout temps, d'autant que la fin de cette conjonction et mixtion n'est point la volupté, ains la génération des enfants: à l'occasion de quoi sur la prime vere, lors que les gracieux vents aptes à engendrer soupirent, et que la tempérance de l'air est fort à propos pour les femelles grosses, la femelle s'approche du mâle toute privée, et poussée de son propre désir, se rendant agréable à sa partie, tant pour la douce senteur de sa chair, que pour le propre et peculier ornement de son corps, étant tout plein de rosée et de verdure, toute nette et pure, puis quand elle s'aperçait d'être enceinte, elle se retire honnêtement, et s'en va penser et pourvoir à ce qui est nécessaire, tant pour son accouchement, que pour la nourriture et traitement du petit qu'elle fera: et certes il n'est pas possible de bien exprimer dignement, et déduire suffisamment les choses qu'elles font, sinon que tout se fait avec une grande amour et dilection envers leurs petits, en prevoyance, en patience, et en tolérance de tous labeurs. Mais nous appellons l'abeille sage, et la celebrons comme celle qui produit le roux miel, en flatant ainsi la douceur d'icelui miel, qui nous aggrée, et nous chatouille sur la langue, et ce pendant nous laissons derrière la sapience et l'artifice des autres animaux, tant en l'enfantement de leurs petits, qu'en la nourriture d'iceux: comme tout premièrement l'oiseau de mer, que l'on nomme Alcyone, laquelle se sentant pleine compose son nid, amassant les arrêtes du poisson que l'on appelle l'aiguille de mer, et les entre-lassant l'une parmi l'autre, et tissant en long les unes avec les autres en forme ronde et longue, comme est un verveux de pêcheur, et l'ayant bien diligemment lié et fortifié par la liaison et fermeté de ces arrêtes, elle le va exposer au battement du flot de la mer, à fin qu'étant battu tout bellement, et pressé, la tissure de la superfice en soit plus dure et plus solide, comme il se fait, car il devient si ferme, que l'on ne le saurait fendre avec fer ni avec pierre: et qui est encore plus émerveillable, l'ouverture et embouscheure dudit nid est si proportionneement composée à la mesure du corps de l'Alcyone, que nul autre ni plus grand ni plus petit oiseau n'y peut entrer, non pas la mer même, comme l'on dit, ni la moindre chose du monde. Mais cette charité se montre encore davantage és chiens de mer, lesquels font leurs petits tous vifs au dedans de leur ventre, et leur donnent moyen d'en sortir, et d'aller <p 101r> courir pour trouver à se paître, et puis derechef les reçoivent, les enveloppent et mettent coucher dedans leurs matrices. Et l'ourse qui est l'une des plus sauvages et plus farouches bêtes du monde, enfante ses petis sans forme ne figure de membres quelsconques, mais elle forme avec sa langue, ne plus ne moins qu'avec un ciseau ou autre outil, les tayes, tellement qu'elle n'enfante pas seulement ses petis hors de son ventre, mais elle les taille et leur donne la forme. Et le lion que décrit Homere,
Lequel menant ses petits chercher proie
Par la forêt, rencontre emmy sa voie
Quelques veneurs, et alors furieux
Il couvre tout des paupiers ses yeux,
ne vous est il pas avis, qu'il semble qu'il veuille faire composition avec les veneurs, pour sauver la vie à ses petits? L'amour et charité envers les petits rend hardis les animaux qui de leur nature sont couards, et diligents ceux qui sont paresseux, et épargnants ceux qui d'eux-mêmes sont goulus. Et comme l'oiseau que décrit Homere,
Qui en son nid porte à sa geniture
Ce peu qu'il peut recouvrer de pâture,
Et est content soi-même mal traiter,
Pour ses petits grassement sustenter.
Car de sa disette il nourrit ses petits, et retient avec son bec, en le ferrant, la becquée qu'il porte, laquelle touche presque à son gisier, de peur que contra sa volonté il ne l'avale:
Comme la chiene autour de la portee
Tendrette court aigrement irritée,
En abboyant si fort à l'étranger,
Qu'elle voudrait ce semble le manger.
prenant la crainte qu'elle a que l'on ne face mal à ses petits, comme un redoublement de courage. Et les perdrix, quand on les poursuit avec leurs petits perdriaus, elles les laissent voler devant, et s'en fuir, et affinent tellement les chasseurs, qu'ils s'arrêtent à elles, se traînants auprès d'eux, jusques à ce qu'étant tout sur le point d'être prises, elles s'en courent un petit, et puis s'arrêtent de rechef, et s'exposent en si belle prise, qui le chasseur se persuade et prend espérance qu'il ne leur faudra pas à ce coup, tant que se mettants ainsi en danger pour sauver leur petits, elles attirent les chasseurs bien loin arrière d'eux. Et les poules que nous avons tous les jours devant les yeux, avec quelle diligence et sollicitude traitent elles leurs poulcins, étendant leurs ailes pour en laisser entrer les uns dessous, et recevants les autres qui leur montent de tous côtés sur les espaules, avec un son de voix qui témoigne leur joie et leur amour envers leurs petits? et s'il se présente un chien ou un serpent à elles seules, elles en ont grande peur et s'enfuient: mais si elles ont les petits, elles se mettent en défense, et combattent plus âprement que leur puissance ne porte. Et pensons nous que la nature ait imprimé ces affections et passions en ces animaux-là, pour soin qu'elle eût de la posterité des gelines, ou des chiens, ou des ours, et non pour faire honte aux hommes, et nous piquer quand nous venons à discourir en nous mêmes, que ces choses-là sont exemples pour ceux qui les suivent, et reproches pour ceux qui n'ont aucun ressentiment d'affection, par lesquels ils accusent la nature humaine, comme si elle seule ne s'affectionnait point gratuitement, et ne savoir aimer sinon ce dont elle tire quelque profit? On estime beaucoup és théâtres celui qui dit le premier,
Qui est celui qui soit tant debonnaire,
Qu'il puisse aimer un autre sans salaire?
cela fait selon Epicurus, que le père aime le fils, la mère son enfant, les enfants leurs <p 101v> progeniteurs qui les ont engendrés: mais si les animaux pouvaient parler et entendre la parole, et que l'on assemblât en un commun théâtre les boeufs, les chevaux, les chiens, et les oiseaux, on confesserait tout hautement au contraire, que ni les chienes n'aiment leurs petits chiens pour aucun salaire, ni les juments leurs poulains, ni les poules leurs petits poulsins, ains les aiment gratuitement, et naturellement, et reconnaitra l'on en toutes leurs passions et affections, que cela est bien et véritablement dit. Or serait-il certainement trop infâme de dire, que les générations et conceptions, enfantements, et nourritures des petits, és bêtes soient actes de nature, et offices gratuits, et au contraire és hommes prests, salaires et arres données pour en tirer après du profit. Mais ce propos n'est ni véritable ni digne d'être écouté, car la nature, ainsi comme és plantes sauvages, telles que sont les vignes agrestes, les caprifiques, les olivastres, engendre ne sais quels commencements cruds et imparfaits de bons et francs fruits: aussi a elle donné aux bêtes brutes une charité envers leurs petits qui est imparfaite, et ne pouvant s'étendre jusques à la justice, ni passer plus outre que l'utilité et le besoin: mais au contraire l'homme étant animal raisonnable, né à civile societé, pour observer les lois et la justice, que la nature a mis en ce monde pour servir et honorer les Dieux, fonder et régir les cités, et pour y exercer tous offices de benignité et bonté, elle lui en a baillé de belles, généreuses et fructueuses semences, qui sont l'amour, la charité et dilection envers les enfants, suivants les premières erres des principes qu'elle en avait imprimées en la structure et fabrication des corps humains: car la nature en tout et par tout est exquise, aimant ses enfants, à qui rien ne défaut de nécessaire, et à qui on ne saurait aussi rien ôter comme superflu, et qui n'a rien, comme soûlait dire Erasistratus, de vain ni de frivole. Car premièrement quant à la génération de l'homme, on ne saurait assez dignement exprimer sa prudence: et à l'aventure aussi ne serait-il pas fort honnête de toucher trop diligemment les parties secrètes, en les appellant par les propres noms, ains vaut mieux en les laissant à part ucachées, imaginer en son entendement la dextérité, bienseance, et propre disposition de ces naturelles parties-là, tant pour engendrer que pour concevoir: la seule confection, département et distribution du lait, est suffisante pour clairement montrer sa providence et sa diligence, car ce qui demeure de sang superflu après l'usage auquel il est destiné, flottant par le corps de la femme au reste du temps, se répand çà et là, e l'appesantit fort pour la faiblesse et petitesse des esprits: mais à certaines révolutions de jours, chaque mois, nature a accoutumé et appris de lui ouvrir certains égouts et conduits par où il se vide et écoule: en quoi faisant il purge et allége le reste du corps, et rend la matrice, comme une bonne terre, apte et disposée à recevoir la charrue et la semence en son temps: mais après qu'elle a retenu la semence qui y a pris racine, alors elle se resserre, pource que le nombril, ainsi que dit Democritus, est comme une ancre et un cable au fruit conceu, qui l'arrête ferme, et le garde de vaguer par la matrice de la mère, alors nature bousche et étouppe les canaux et ruisseaux des purgations menstruales, et prenant le sang qui y coulait, s'en sert pour nourrir et arroser l'enfant, qui commence déjà à se mouler, et à prendre forme et consistance, jusques à ce qu'étant demeuré certain nombre de jours nécessaires à la croissance qu'il prend au dedans, il a besoin de sortir de ce lieu-là, pour être nourri autrement et en une autre place. Alors doncques, divertissant le sang plus dextrement que ne saurait faire nul jardinier ni fontenier son eau, et l'employant à autre usage, elle a comme des cisternes ou fonteines toutes prêtes à recevoir la liqueur du sang qui y decoule, non pas sans y rien cooperer, ni sans l'altérer, car en le recevant elles ont quant-et-quant la force de le cuire et digerer, adoucir et transmuer par une douce et gracieuse chaleur de l'esprit naturel, et tendreur délicate et feminine, pource que <p 102r> le tetin au dedans a une telle température et disposition. Si ne se fait pas une soudaine effluxion du lait, ne n'y a pas des tuyaux qui les versent et répandent tout à coup: mais le tetin s'abboutissant en une chair pleine de petits canaux, et qui le coule et passe tout doucement par plusieurs petits pertuis, il exhibe un petit bout fort aisé à la couche du petit poupin, qu'il prend fort grand plaisir à toucher et envelopper de ses lévres. Mais pour néant, et sans aucun fruit, aurait la nature usé de si grande provoyance, si grand ordre, et telle diligence à preparer ces outils, pour engendrer, nourrir et élever l'homme, si quant-et-quant elle n'eût imprimé és coeurs des meres une charité, amour et dilection soigneuse envers les fruits qu'elles ont mis sur terre: car,
Des animaux respirants et marchans
Dessus la terre, és villes et aux champs,
Nul n'y en a si malheureux que l'homme.
Qui dira cela du petit enfant qui ne fait que naître et sortir du ventre de la mère, il ne faudra point à dire vérité: car il n'y a rien si imparfait, si indigent de toutes choses, si nud, si difforme, ne si ord et salle à voir, que l'homme, qui le verrait au sortir à sa naissance, attendu qu'il est seul presque à qui la nature n'a pas seulement concedé une pure et nette entrée en la lumière de cette vie. Car il y entre tout souillé de sang, plein de toute ordure, ressemblant plutôt à une creature récentement massacrée et écorchée, que nouvellement née. Il n'y a personne qui le pût toucher, recueillir, caresser, ni embrasser, sinon celle qui par nature l'aime. Et pourtant nature a fait descendre à bas, sous le ventre, les têtes de tous autres animaux, mais à la femme elle les a attachées à la poitrine, en assiette propre pour pouvoir baiser, embrasser et caresser son enfant, en l'alaittant: voulant par là nous donner à entendre, que l'enfanter, nourrir et élever, n'ont pas pour leur but aucune utilité, mais la charité et la dilection. Et qu'il soit ainsi, proposez vous en votre entendement les femmes du temps passé, qui premières conceurent, enfantèrent, et vîrent un enfant venant de naître sur la terre: il n'avait point encore de loi qui leur commandât de nourrir leurs petits, ni aucune espérance de plaisir réciproque, ou prêt de nourriture que les petits leur deussent rendre et rembourser un jour à l'advenir: plutôt dirais-je, qu'elles devraient avoir été rudes à leurs enfants, pour la souvenance fraîche de tant de maux, tant de périls, et de travaux qu'elles auraient endurés à cause d'eux.
Quand les tranchées âpres et douloureux
Viennent saisir en travail dangereux
La femme grosse, alors sa délivrance
Se fait avec angoisseuse souffrance.
Les femmes disent que ce n'a pas été Homere qui a écrit ces vers-là, mais quelque Homeride, c'est à dire, quelque femme qui avait autrefois essayé le travail d'enfanter, et qui sentait encore en ses flancs la mêlange de celle âpre, amère et perceante douleur: et néanmoins et l'amour et la charité naturelle,la plie et la mène tellement, qu'étant encore toute échauffée de sa douleur, et toute tremblante de l'angoisse de son travail, elle n'abandonne pas son enfant, ni ne le refuit pas, ains, se retourne vers lui, lui rit, le recueille et l'embrasse, sans qu'elle en reçoive aucun plaisir ni aucune utilité, ains le recueillant en peine et en labeur, l'enveloppe de langes et de petits drappeaux, pour le tenir chaudement, n'étant pas plutôt sortie du labeur du jour, qu'elle entre en celui de la nuit: et de tous ces travaux-là quel loyer, ne quel profit en recevaient-elles ces femmes-là du temps jadis, non plus que celles du présent, attendu que les espérances en sont si longues et si incertaines? celui qui a labouré la vigne en l'équinoxe du printemps, la vendange en celui de l'automne, qui a semé le blé quand les Pleïades se couchent, il le moissonne quand elles se levent: les vaches, les juments, les gelines portent des fruits, dont on peut incontinent <p 102v> en peu de temps tirer du profit: là où de l'homme la nourriture en est laborieuse, la croissance tardive et lente, et la vertu longue à venir, de manière que plusieurs peres meurent avant que de la voir en leurs enfants. Neocles ne voit jamais la victoire de Salamine, que gagna son fils Themistocles: ne Miltiades ne voit oncques celle que son fils Cimon gagna sur la rivière de Eurymedon: Xantippus n'oit jamais son fils Pericles orer devant le peuple, ni jamais Ariston ne voit son fils Platon tenant école de Philosophie: les peres d'Euripides et de Sophocles n'eurent oncques la connaissance des victoires qu'il emportèrent, en faisant réciter leurs Tragoedies: ils ne les ouirent jamais que gazouiller, et appellers les lettres en leurs premiers ans, ou bien s'ils ont vécu d'advantage, ils ont vu en tristesse leurs amours, leurs dépenses à faire masques et festins, et autres semblables fautes: tellement que l'on remémore et remarque avec louange ce mot qu'en dit Evenus en un sien epigramme,
Voyez combien de douleurs et miseres
Donnent toujours les enfants à leurs peres.
Et néanmoins pour tout cela ils ne laissent jamais à nourrir et élever des enfants: et plus encore ceux qui en ont moins de besoin: car ce serait une moquerie de penser que les riches sacrifient aux Dieux, et fassent de grandes réjouissances, quand il leur naît un enfant, pource qu'ils auront que les nourrira en leur vieillesse, et les ensevelira après leur mort: si d'aventure ils n'élevent des enfants, pource qu'ils ne treuvent pas qui veuillent être leurs heritiers. Les arenes de la mer, les petits grains de la pouldre, ni les plumes des oiseaux, ne sont point en si grand nombre, que sont ces prochasseurs de successions. Danaus avait cinquante filles, mais s'il n'en eût point eu, il eut eu des heritiers davantage, et bien d'autre sorte: car les enfants ne savent nul gré à leurs peres, ni ne les servent ou honorent pas pour cela, d'autant qu'ils attendent leur succession, comme chose qui leur est due: et au contraire, vous oyez dire à ces poursuivants qui tâchent à s'insinuer en grâce des riches qui n'ont point d'enfants, pour se faire instituer heritiers, des propos et paroles semblables à celles-ci des poètes comiques,
Étuvez vous peuple premièrement,
Et pour un jour n'allez en jugement. Et puis,
Tenés, prenez ces trois oboles-là Mangés, humez et avalez cela.
Et ce que Euripide dit, que
Les biens mondains font aux hommes avoir
Nombre d'amis, grand credit et pouvoir:
Cela n'est pas simplement et universellement véritable, sinon endroit ceux qui n'ont point d'enfants. A ceux là les riches mêmes donnent à souper, les Seigneurs les caressent, les orateurs et advocats plaident pour eux seuls gratis, C'est une puissante chose que un homme riche, quand on ne sait point qu'il ait aucun heritier: et y a eu souvent plusieurs, qui auparavant avaient infinis amis, et étaient honorés de plusieurs, qui tout aussi tôt qu'un fils leur est né, ont perdu tous leur amis, tout leur credit et leur suite tous ensemble. Ce n'est doncques point à cause des enfants que les hommes sont en authorité, et n'est point aussi pour cela que les peres les aiment, ains toute cette force là qui les fait aimer depend de la nature, non moins és hommes que aux animaux: mais quelquefois cet amour-là naturelle et plusieurs autres bonnes qualités sont aux hommes offusquées par la mauvaistié du vice qui vient à pulluler auprès, ne plus ne moins que des espines et brossailes bien souvent naissent parmi la bonne semence: autrement il faudrait dire, que les hommes ne s'aimeraient pas, d'autant que plusieurs se tuent et se precipitent eux-mêmes. Oedipus
De doigts sanglants ses paupieres leva,
<p 103r> Et ses deux yeux lui-même se creva.
Hegesias orant fit que plusieurs des auditeurs qui l'avaient ouï s'absteindrent tant de manger, qu'ils se firent mourir de faim. Il y a plusieurs sortes de tels accidents qui adviennent par permission divine, lesquels tous sont comme les autres maladies et passions de l'âme qui transportent l'homme hors de son naturel, ainsi comme ils témoignent à l'encontre d'eux-mêmes: car si une truie ayant fait un petit cochon vient à le manger, ou si une chienne ayant fait un petit chien vient par fortune à le déchirer, il s'en desespèrent et s'en tourmentent grandement, ils en font sacrifices aux Dieux pour divertir les sinistres presages: et réputent cela un prodige et un montre, comme étant chose commune à toutes sortes de creatures, et à quoi nature même le convie, que d'aimer leur geniture. Ce néanmoins, ainsi comme dedans les mines, l'or, encore qu'il soit mêlé et enveloppé de force terre, reluit et se fait voir de loin: aussi nature és plus dépravées moeurs et passions fait voir la charité envers les petits: car ce qui fait que les pauvres ne nourrissent et n'élevent pas quelquefois leurs enfants, c'est qu'ils craignent, qu'étant nourris et élevés moins honnêtement qu'il n'appartient, ils ne deviennent lourdauts et mal appris, destitués de toutes parties requises à personnes d'honneur: et cuidants que pauvreté soit le dernier et plus grand mal de l'homme, ils ne peuvent avoir le coeur de la laisser à leurs enfants, estimants que ce soit un très grand et fâcheux mal.

XVI. De la pluralité d'amis. Qu'il n'est pas possible, ni expédient, d'avoir plusieurs amis.
SOCRATES demanda un jour à Memnon le Thessalien, qui s'estimait fort suffisant homme és lettres, et, comme dit Empedocles, Avoir attainct au comble de sagesse, Que c'était que vertu. L'autre lui répondit audacieusement et promptement, Qu'il y avait vertu d'enfant et de vieillard, et d'homme et de femme, et de magistrat et de privé, et de maître et de vallet. Voilà qui va bien, répliqua Socrates, nous ne te demandions qu'une vertu, et tu nous en remues tout un exaim, comme d'abeilles. ne conjecturant pas mal, que cet homme ne connaissait pas une vertu, qui en nommait plusieurs. Mais ne pourrait-on point user de semblable moquerie en notre endroit, pource que n'ayant pas encore acquis une seule amitié certaine, nous avons peur que sans y penser nous ne tombions en pluralité d'amis: car il semble que c'est presque tout ainsi que si un manchot ou un aveugle avait peur de devenir un Briareus qui avait cens mains, ou un Argus qui avait des yeux par tout le corps: et toutefois nous louons infiniment le jeune homme qui dit un une comoedie de Menander, qu'il estime un merveilleusement grand bien et grand heur à un homme,
Pensant avait trouvé des biens sans nombre,
Quand d'un ami a pu recouvrer l'ombre.
Mais une des causes, entre plusiers autres, qui nous empêche d'acquérir une amitié certaine, c'est que nous convoytons en avoir plusiers: ne plus ne moins que les putains et folles femmes qui se prêtent souvent à plusieurs hommes, n'en peuvent arrêter ni retenir pas un, pource que les premiers se sentants mêprisés s'en retirent: ou plutôt, ainsi comme le nourrisson de la belle Hypsiphile étant assis dedans un pré,<p 103v>
Allait cueillant de main tendrette
Mainte fleurette sur fleurette,
Ne pouvant son coeur enfantin
Rassasier de tel butin:
aussi chacun de nous, pour le désir de nouveauté, et l'inconstance de se saouler incontinent d'une chose, se laisse emporter au nouveau venu et plus freschement connu, qui nous tourne comme il lui plaît, nous faisant entreprendre plusieurs commencements ensemble d'amitié et de familiarité, lesquels ne viennent jamais à perfection, d'autant que pour l'amour d'un nouveau que nous poursuivons, nous laissons aller celui que nous tenons. premièrement doncques commençants à la publique renommée de la vie des hommes, ne plus ne moins qu'à la Déesse Vesta, que l'on dit en commun proverbe, qui nous a été laissée de main en main touchant les constants et parfaits amis, prenons la longue et ancienne suite des temps pour témoin, et ensemble pour conseiller de cette matière: car de toute ancienneté de mémoire vous trouvez ces couples d'amis renommées, Theseus et Pirithous, Achilles et Patroclus, Orestes et Pylades, Pythias et Damon, Epaminondas et Pelopidas. Car l'amitié est bien, par manière de dire, bête de compagnie, mais non pas de troupe, ne qui veuille être en foule, comme les étourneaux ou les gais: car estimer l'ami un autre soi-même, et l'apeller [...] ou [...], comme qui dirait [...], c'est à dire autre, ce n'est autre chose que mesurer l'amitié au nombre de deux: car on ne peut acquérir ne plusieurs esclaves ni plusieurs amis de peu de monnayé: et quelle est la monnayé d'amitié? c'est benevolence et plaisir conjoint avec vertu, chose si rare, qu'il n'y en a point de plus en toute la nature, de manière qu'il n'est possible ni d'aimer ni d'être aimé en perfection de plusieurs: ains comme les rivières divisées en plusieurs canaux et plusieurs ruisseau, en demeurent basses et faibles: aussi notre âme, qui est fort née à aimer, son affection étant départie en plusieurs, s'en affoiblit, et revient presques à néant. C'est pourquoi les animaux qui ne font qu'un petit, en ont l'amour plus véhémente: et Homere voulant signifier un enfant bien aimé, l'appelle [...] et [...], c'est à dire unique, et engendré par des père et mère qui n'ont que celui-là, sans esperer d'en avoir jamais plus d'autre. Quant est à moi, je ne voudrais point que l'ami fut seul, mais bien qu'entre tous autres il fut uniquement et tendrement aimé, comme l'enfant que le père a engendré sur la fin de ses jours, et qu'il eût mangé avec nous le minot de sel que l'on dit communément, non pas faire comme plusieurs, qui appellent amis pour avoir bu seulement une fois ensemble, ou avour joué à la paume, ou aux dés, ou avoir logé en un même logis, amassants ainsi des amitiés des hostelleries, ou des jeux de lutte, ou des promenemens par les places des villes. Et quand ils voyent les matins és maisons des riches et puissants hommes, grande tourbe et foule de gens qui leur vont donner le bon jour, leur baiser les mains, et les accompagner au sortir de leurs logis, ils les réputent alors bienheureux, comme ayants beaucoup d'amis: combien qu'il voyent encore plus grand nombre de mouches en leurs cuisines: mais ni elles ni demeurent point, si la viande y défaut: ni eux, s'ils n'y sentent plus de profit: pource que la vraie et parfaite amitié requiert trois choses, la vertu comme honnête, la conversation comme plaisante, et l'utilité comme nécessaire: car il faut recevoir l'ami après l'avoir bien éprouvé, s'éjouir de sa compagnie, et se servir de lui à son besoin, toutes lesquelles choses sont contraires à pluralité d'amis, mêmement celle qui est la principale, c'est le jugement de l'épreuve. Qu'il ne soit ainsi, voyez s'il est possible de concerter en peu de temps des baladins, et les accoutumer à baller tous d'un branle ensemble, ou des forçats à voguer tous d'une cadence, ou des serviteurs à qui nous nous voulons fier du gouvernement de nos biens, ou de l'institution de nos enfants: <p 104r> tant s'en faut que l'on puisse éprouver plusieurs amis qui soient pour se mettre en pourpoint quant et nous, pour combattre toute fortune, et dont chacun soit prêt et appareillé,
Te faire part de sa bonne fortune,
Et de bon coeur porter ton infortune.
Car ni les navires ne se varent point en la mer à tant de tempestes et de tourmentes, ni on ne fiche point tant de paux alentour des heritages que l'on veut enfermer de palissade, ni ne clôt-on point les ports de jetées et de moles contre tant ni contre tels dangers, comme l'amitié nous promet de refuse et de secours, quand elle est bien éprouvée, et sûrement expérimentée. Les autres amis qui ne sont pas à l'épreuve de la fortune, ne font que couler, et ceux qui les perdent (ne plus ne moins qu'une fausse monnayé averée à la touche) gagnent beaucoup,
Ceux qui de tels amis perdent, en rient,
Et qui en ont, de les perdre aux Dieux prient.
Ce qui n'est pas facile, ains fort fâcheux à faire, de fuir et deposer une amitié qui ennuye: ne plus ne moins qu'une viande qui fait mal à l'estomac, et qui fâche, on ne la peut retenir qu'elle ne face déplaisir, et qu'elle n'engendre quelque corruption, ni aussi la rendre telle comme elle y est entrée, ains toute souillée, mêlée parmi d'autres humeurs, et toute alterée: aussi un mauvais ami, ou il demeure nous fâchant et étant lui-même fâché, ou il sort par force avec inimitié et malveillance, ne plus ne moins que la colère sort de l'estomac quand on vomit. Pourtant ne faut-il pas légèrement recevoir, ni s'attacher d'affection facilement aux premiers qui se présentent, ni aimer incontinent ceux qui nous poursuivent d'amitié, ains plutôt faut que nous mêmes poursuivions ceux qui sont dignes d'être aimés: car il ne faut pas du tout elire ce qui se prend facilement, pource que nous passons par-dessus la ronce et le gratteron qui s'attache à nous, et la rejetons, là où nous allons chercher l'olive et la vigne: aussi n'est-il pas toujours expédient d'admettre en notre familiarité celui qui aisément nous embrasse, ains au contraire nous faut affectueusement embrasser ceux que nous éprouverons utiles, et qui méritent que l'on en face compte, ainsi comme répondit jadis le peintre Zeuxis à quelques-uns qui l'accusaient de ce qu'il était long à faire ses peintures: «Je confesse, dit-il, que je demeure voirement long temps à peindre, mais aussi est-ce pour long temps:» aussi celui garde une amitié et familiarité longuement, qui a demeuré long temps à l'éprouver. Or s'il n'est pas possible à l'homme d'éprouver beaucoup d'amis sera-il facile de converser ensemble avec plusieurs, ou s'il sera du tout impossible? et néanmoins toute la jouissance et la fruition de l'amitié gît en la conversation, et le plus doux fruit consiste en s'entrefréquenter, et hanter ensemble:
Jamais ne faut resolution prendre,
Sans l'avoir fait à ses amis entendre,
comme dit Homere: et en un austre passage, Menelaus parlant d'Ulysses dit,
Rien n'a jamais nos plaisirs séparés
Tant que tous deux mort nous a atterrez.
Mais la pluralité d'amis dont nous parlons fait tout le contraire: car l'amitié nous serre, nous unit, et nous étreint par fréquentes et continuelles conversations, caresses et offices d'amitié,
Ne plus ne moins que la présure tendre
Fait le lait frais se cailler et se prendre,
comme dit Empedocles, car elle désire faire une telle union et incorporation: là où la pluralité d'amis nous sépare, nous distrait et divertit en nous rappellant, et nous transferant de l'un à l'autre, ne permettant pas que la commixtion et le collement <p 104v> de la bienveillance se face par la familiere conversation épandue et figée, en manière de dire, à l'entour: et cela quant-et-quant nous apporte une inégalité et difficulté grande aux offices et services, qui sont convenables entre amis: car ce qui est aisé à l'amitie, devient malaisé par cette pluralité,
En même humeur tout homme ne consent,
Autrement l'un, autrement l'autre sent.
d'autant que nos natures ne panchent pas toutes à mêmes inclinations, ni ne sommes pas toujours environnés de semblables aventures, outre ce que les occasions des temps, ne plus ne moins que les vents, seront propres à quelques actions, et contraires aux autres. Et quand bien encore tous les amis désireraient ensemble, mêmes services de nous, si serait-il trop difficile de pouvoir satisfaire et suffire à tous ceux qui voudraient ou consulter de quelque affaire, ou traiter quelque negoce publique, ou briguer quelque magistrat, ou recevoir et festoyer quelque hoste étranger en leur maison: mais si en un même temps ils viennent à tomber en affaires tous différent, et en toutes diverses affections, et nous requirent tous ensemble, celui qui veut naviger, de voyager quand et lui: celui qui est accusé, de lui assister en jugement: celui qui accuse, de le seconder: celui qui achete ou qui vend, de lui aider à ménager: celui qui se marie, à sacrifier: celui qui fait des funerailles, à mener deuil:
La cité est pleine d'encensements,
De chants de joie, et de gémissements.
Certes qui a tant d'amis, assister à tous il est du tout impossible: et ne gratifier à nul, il n'y aurait point d'apparence: et en gratifiant à un en offenser plusieurs, il serait aussi trop fâcheux. Car,
Qui aime bien, ne veut qu'on le mêprise:
et toutefois encore support-l'on plus patiemment les négligences et oubliances des amis, et reçait-on avec moins de courroux de telles réponses et excuses d'eux, Je t'ai oublié: ou, il ne m'en est pas souvenu. Mais celui qui dit, Je ne vous ai pas assisté en votre cause, d'autant que j'assistais à un autre mien ami, qui avait aussi un autre proces: ou, Je ne vous ai pas été visiter en votre fièvre, pource que j'étais empêché au festin que faisait un tel à ses amis: alléguant pour excuser sa négligence envers son ami, sa diligence envers d'autres, il ne satisfait pas à la plainte, mais il augmente la jalousie. Mais la plupart des hommes ne regarde seulement qu'à ce, que la pluralité des amitiés leur peut apporter commodité du dehors, et ne se soucie pas de ce qu'elle leur doit imprimer au dedans, ne se souvenant pas qu'il faut, que celui qui se sert de plusieurs à son besoin, secoure aussi réciproquement ces plusieurs-là, quand il en auront affaire. Tout ainsi doncques comme si Briareus avec ses cent mains eût emply cinquante ventres, n'eût eu rien davantage que nous qui avec deux mains en fournissons un: aussi en la commodité de se servir de plusieurs amis y a-il l'incommodité, qu'il se faut aussi employer pour plusieurs, se passionner, se travailler et se tourmenter avec eux. Car il ne faut pas ajouter foi au poète Euripide en ce qu'il dit,
L'affection d'amitié engendree
Entre mortels doit être moderée,
Non de leur coeur la mouelle percer,
Ains être aisée à prendre et à laisser,
pour la roidir et lâcher, ne plus ne moins que la scote d'une voile de navire, selon que le besoin le requérrait. Mais au contraire, Euripide, il faudrait transporter votre dire aux inimitiés, et admonester que les querelles entre les hommes fussent moderées, et qu'elles ne pénétrassent pas jusques à la mouelle de l'âme: ains que les haines fussent aisées à appaiser, et aussi les courroux, les plaintes et doleances, et les <p 105r> soupçons et défiances: et plutôt donner ce sage admonnestment de Pythagoras, «Ne touche pas à plusieurs en la main.» c'est à dire, ne fais pas plusieurs amis, et n'affecte pas celle amitié populaire commune à tous, et exposée à un chacun: laquelle entre en un coeur avec beaucoup de passions, dont celles-ci l'être en esmoy pour son ami, se condouloir avec lui, se mettre en peine et exposer en danger pour lui, ne sont pas difficiles à supporter à hommes libres et de gentile coeur: mais le dire du sage Chilon est véritable, lequel répondant à un qui se vantait de n'avoir aucun ennemi, «Il semble doncques, répondit il, que tu n'ayes aussi point d'ami.» Car les inimitiés suivent incontinent de près les amitiés, et sont entrelassées avec elles. Ce n'est point tour d'ami de ne se ressentir pas d'une injure faite à son ami, ou d'une honte à lui procurée, et de n'épouser point ses querelles: car les ennemis ont incontinent pour suspect l'ami de leurs ennemis, et le haïssent: et, au contraire, les amis bien souvent portent envie à leurs amis, et ont quelque jalousie de leur prosperité, et les distraient çà et là. Et comme l'oracle qui fut répondu à Timesias, touchant la nouvelle colonie qu'il voulait aller peupler, l'appelle,
C'est un exaim d'abeilles que tu mènes,
Qui deviendront tôt guêpes inhumaines:
aussi ceux qui cherchent un exaim, ou toute une ruchée, par manière de dire, d'amis, ne se donnent de garde, qu'ils tombent en une guépiere d'ennemis: mais il y a cette différence, que la souvenance vindicative du mal de l'ennemi péze beaucoup plus, que ne fait la mémoire du bien de l'ami. Et qu'il ne soit vrai, voyez comment Alexandre accoutra les familiers et amis de Philotas et de Parmenion, et Dionysius ceux de Dion, Neron ceux de Plautus, et Tibere ceux de Sejanus, qu'ils firent tous mourir après les avoir bien tourmentés à la gehenne. Tout ainsi comme les riches joyaux de sa fille et son précieux voile ne servirent de rien à Creon, mais le feu qui s'y prit et alluma soudainement, le brûla lui-même quand il accourut, et la prit entre ses bras, tellement qu'il en mourut quand et elle: aussi il y en a qui n'ayants reçu aucun bien de la prosperité de leurs amis, sont enveloppés en la ruine de leur adversité, et perissent quand et eux: ce qui advient principalement aux gens de lettres, et personnes d'honneur et de valeur, comme Theseus qui fut avec son ami Pirithous emprisonné et puni,
Se trouva pris, et les deux pieds chargez
D'autres liens que de cuivre forgez.
Et Thucydide écrit, qu'en la grande pestilence qui fut à Athenes, les plus gens de bien, et qui plus faisaient profession de la vertu, furent ceux qui plus moururent avec leurs amis malades de peste, d'autant qu'ils ne s'épargnaient point, et allaient visiter et traiter ceux qui leur appartenaient. Et pourtant ne faut-il pas ainsi mettre la vertu en abandon, en la liant et attachant à toutes heures à d'autres, ains la reserver pour une communication réciproque à ceux qui en sont dignes, c'est à dire à ceux qui peuvent autant aimer et autant contribuer à la communauté: car cela est l'une des plus grandes contrarietés et oppositions qu'il y ait contre la pluralité d'amis, que l'amitié est comme une génération que se fait par conformité et similitude. Car vu que les creatures mêmes qui n'ont point d'usage de raison, qui les veut faire mêler avec celles qui ne sont pas de leur espèce, il faut que ce soit à force, et par contrainte, d'autant qu'elles se couchent sur leurs genoux, et s'enfuient arrière l'une de l'autre: là où au contraire, elles ont plaisir de se mêler avec leurs semblables, recevants volontiers, et avec toute douceur et facilité, celle communion: Comment est-il possible qu'il s'engendre une bonne amitié entre gens qui sont de moeurs toutes différentes, conditions toutes diverses, et façons de vivre tendantes à toutes autres fins? Car les accords de la musique, soit en voix ou en instruments, ont bien leurs consonances <p 105v> par contrarieté de sons, se formant ne sais quoi de similitude et convenance du haut et du bas: mais en cette consonance et armonie de l'amitié il n'y doit avoir du tout rien de dissemblable, ni d'inégal, ni de couvert et obscur, ains doit être composée de toutes choses pareilles, de même volonté, même opinion, même conseil, et toute même affection, comme si ce n'était qu'une seule âme distribuée et départie en plusieurs corps. Et qui est l'homme ou si laborieux, ou si facile à transmuer en toutes façons, et à prendre tous visages, qui pût se former à tous patrons, et s'accommoder à tant de natures? Et non pas se moquer du poète Theognis qui nous commande,
Aies le sens du poulpe, lequel tint
Sa molle peau, puis d'un puis d'autre tint,
Prenant couleur telle comme la roche
Et la pierre est de laquelle il s'approche:
et toutefois encore les changements du poulpe ne profondent point au dedans, ains se font seulement en la superfice du cuir, qui en se reserrant, ou relaschant, reçoit les defluxions des couleurs des corps dont il approche, là où les amitiés requirent, que les moeurs soient entièrement conformes, les passions, les propos, les études, et vacations, et les inclinations. Or serait-ce à faire à quelque Proteus, qui ne serait pas trop heureux, ni trop homme de bien avec, ains qui par enchantement se transformerait souvent, et en même instant, d'une figure en une autre, pource qu'il faudrait qu'avec ceux de ses amis qui seraient doctes et studieux il s'occupât à étudier et à lire, avec les lutteurs qu'il se poudrât pour se preparer à la lutte, qu'il chassât avec les chasseurs, qu'il s'enivrât avec les buveurs, et qu'il briguât les offices avec les ambitieux, sans avoir aucune mansion de naturel propre à lui. Et tout ainsi comme les Philosophes naturels tiennent, que la substance sans figure ne couleur quelconque, qu'ils appellent la matière première, est sujette à toutes formes, et se tourne en toutes façons, de manière que tantôt elle brûle, tantôt elle devient liquide, maintenant elle se tient rare, et puis elle s'épaissit: aussi faudra-il qu'à cette pluralité d'amis il y ait une âme sujette qui soit de plusieurs conditions, de plusieurs affections, soupple et facile à changer d'une sorte en une autre. Et au contraire, l'amitié demande une nature ferme et constante, qui demeure toujours en un même lieu et en une même façon de faire. Voilà pourquoi c'est chose rare et difficule à rencontrer, qu'un certain ami.

XVII. De la Fortune. C'est un bref Discours contre ce commun dire, Il n'y a qu'heur et malheur en ce monde.
TOUS faits humains dependent de Fortune, Non de conseil, ni de prudence aucune, ce dit un vieux quolibet. Comment n'y a il doncques point de justice, non plus és affaires des hommes, ni d'equité, ni de tempérance, ni de modestie? Et a-ce été de fortune et par fortune qu'Aristides a mieux aimé demeurer en sa pauvreté, combien qu'il fut en sa puissance se faire seigneur de beaucoup de biens: et que Scipion ayant pris de force Carthage, ne toucha, ni ne vit oncques rien de tout le pillage? Et fut-ce de fortune et par fortune que Philocrates ayant pris grosse somme d'or du Roi Philippus acheta des putains et de précieux poissons? et que Lasthenes et Euthycrates <p 106r> trahirent la cité d'Olynthe, mesurants le souverain bien de l'homme à la volupté de leur ventre, et autres voluptés encores plus infâmes? Et fut-ce fortuitement qu'Alexandre fils de Philippus s'abstint lui-même de toucher aux femmes captives prises en la guerre, et châtia ceux qui les voulurent forcer? Et au contraire aussi, fut-ce par fortune, qu'Alexandre fils de Priam, à sa male destinée et malencontre coucha avec la femme de son hoste, qui l'avait reçu chez lui, et l'ayant ravie emplit des miseres et calamités de la guerre l'Europe et l'Asie? Si toutes ces choses-là ont été faites par fortune, qui empêchera que l'on ne dise, que les chats, les boucs, et les singes sont aussi par fortune friands, luxurieux, et malfaisans? Mais au contraire aussi, s'il est certain qu'il y ait au monde de la justice, de la tempérance, et de la vaillance, comment serait il raisonnable de dire, qu'il n'y eût point de prudence? Et s'il y a de la prudence, comment pourrait on soutenir qu'il n'y eût point de conseil? car la tempérance, comme aucuns disent, est une sorte de prudence, et la justice a besoin d'être assistée de prudence: ou, pour mieux dire, nous appellons la sagesse et prudence, qui rend les hommes bons és voluptés, continence et tempérance: et és dangers et travaux, patience et vaillance: et és contrats et maniement des affaires, légalité et justice. Parquoi si nous voulons que les effets de conseil et de sagesse soient attribués à la fortune, il faudra donc que ceux de la justice, et ceux de la tempérance, et ceux de la vaillance lui appartiennent aussi: voire que le dérober, le couper bourses, et le paillarder procédera de la fortune: et bref, quittons tout le discours de notre raison, et nous laissons du tout aller à la fortune, qui nous pousse, et nous chasse comme de la poussière, ou de la balle çà et là, à son plaisir. S'il n'y a doncques point de prudence, aussi n'y a il point de conseil aux affaires, ni de délibération, ni d'inquisition de ce qui est utile: et resvait doncques bien Sophocles quand il disait,
On trouve tout par soin et diligence,
Et tout perit enfin par négligence.
Et un autre passage, où il divise les affaires des hommes, il dit,
Ce qui se peut enseigner, je l'appren,
Ce qui trouver, à le chercher me pren:
Et ce qu'il faut que de-la-sus descende,
En ma prière aux Dieux je le demande.
Car qu'est-ce qui se peut apprendre, et qu'est-ce qui se peut trouver par les hommes, s'il est ainsi que tout se face en ce monde par la fortune? quel Senat de ville, et quel conseil de Prince n'est ruiné et détruit, s'il est ainsi que toutes choses soient en la sujétion et puissance de fortune? laquelle nous injurions, en l'appellant aveugle, nous soumettants comme aveugles nous mêmes à elle: et bien le sommes nous certainement, si nous arrachants les yeux de la prudence, nous prenons une guide aveugle pour nous guider et conduire par la main ou cours de cette vie. C'est tout autant comme si quelqu'un disait, c'est fortune que tout le fait des voyans, non pas de la vue ni des yeux éclairans, comme dit Platon: ou, c'est fortune que tout le fait des oyans, non pas une naturelle puissance de recevoir par l'oreille et le cerveau le coup de l'air frappé. Mais ce serait à l'aventure bien fait, pourra dire quelqu'un, craindre de soumettre le sentiment à la fortune: voire-mais la nature nous a donné la vue, l'ouïe, le goût, l'odorement, et autres parties du corps, avec toutes leurs facultés et puissances, pour ministres de la sagesse et prudence: c'est l'entendement qui voit et qui oit, tout le reste est sourd et aveugle. Et tout ainsi que s'il n'y avait point de soleil, nous serions en une nuit perpetuelle, non obstants tous les autres astres et estoiles, comme dit Heraclitus: aussi non obstants tous les naturels sentiments, si l'homme n'avait l'entendement et le discours de la raison, il ne différerait en rien des bêtes brutes en sa vie: mais maintenant ce n'est point par fortune, ni par <p 106v> cas d'aventure que nous le dominons et en sommes les maîtres: car Prometheus, c'est à dire le discours de la raison, en est cause, qui nous a donné en récompense,
Pour nous porter des ânes et chevaux,
Des puissants boeufs pour aiser nos travaux,
ainsi que dit le poète Aeschylus. Car au demeurant la fortune, ou la nature, a été à leur naissance plus favorable à plusieurs bêtes brutes, qu'elle n'a été à l'hommme, pource que les unes sont armées de cornes, et de dents, et d'aiguillons,
Le Herisson est armé sur l'eschine
Horriblement de mainte aigúë espine,
ce dit Empedocles: les autres sont vestues et chaussées d'écailles, de poil, d'ongles, et de cornes dures: l'homme seul, comme dit Platon, est abandonné de la nature tout nud, sans armes, sans chaussure, et sans vesture:
Mais par un don tout cela s'addoucit,
c'est par le don de la raison, du soin, et de la provoyance.
Force de corps est en l'homme débile,
Mais son esprit a le sens si habile,
Qu'il dompte tous les plus fins animaux
Qui soient en mer, en terre, monts et vaux.
C'est un animal bien vite, et bien léger à la course, que le cheval, mais c'est pour l'homme qu'il court: le chien est courageux et âpre au combat, mais c'est pour garder l'homme: le poisson a beaucoup de chair, et le pourceau aussi, mais c'est pour servir de nourriture et de viande à l'homme. Qu'est-il plus grand, ni plus épouventable à voir qu'un Elephant? mais à la fin encore sert il de jouet à l'homme, et de spectacle de jeux et de fête: on lui fait apprendre à danser et à baller, et à faire la révérence. Si n'est pas en vain, sans utilité, que nous alléguons ces exemples là, ains afin que par iceux nous connaissions jusques où la prudence éleve l'homme, au dessus de qui elle le met, et avec quoi il surmonte et surpasse tout,
Car pour luicter ou escrimer des poings,
Ne pour courir du pied encore moins,
Sommes nous gens où n'y ait que redire.
ains en toutes ces forces-là nous sommes plus malheureusement nés que les bêtes, mais par expérience, mémoire, ruse et artific, nous nous en servons d'aucunes: nous chastrons les goffres des abeilles, nous tirons les pis des femelles, bref nous les pillons et saccageons quand nous les prenons: tellement qu'en tout cela il n'y a rien qu'on puisse attribuer à la fortune, ains procède le tout de bon sens et de provoyance. davantage les ouvrages des charpentiers sont faits humains, si sont ceux des tailleurs de pierre, des maçons et des statuaires, en tous lesquels nous ne voyons rien qui soit fait casuellement ni fortuitement, au moins qui soit bien fait: et si d'aventure quelquefois à un bon ouvrier, tailleur de pierre ou maçon, il se rencontre quelque fortune, c'est en chose petite et légère, mais les plus grands de leurs ouvrages, et le plus grand nombre, sont achevés respectivement par leurs arts. Ce que donne à entendre un certain poète par ces vers,
Marchez avant vous tourbe manouvrière
Qui adorez Minerve la guerrière,
Mere des arts, fille de Jupiter,
Avecques vos paniers à pain porter.
Car les mestiers et les arts ont pour leur patronne Minerve, qui s'appelle autrement Ergané, comme qui dirait, ouvrière et artisane, non pas la fortune. Bien récite l'on de quelque certain peintre, qui peignant un cheval avait bien rencontré au demeurant, tant au portrait comme à la couleur, excepté que celle enfleure d'escume qui <p 107r> se concrée à l'entour du mors quand il le ronge, et qui tombe de la bouche en soufflant, ne lui plaisait point ainsi comme il l'avait peinte, de sorte qu'il l'effacea par plusieurs fois, et à la fin de despit jeta son esponge sur le tableau tout ainsi qu'elle était pleine de toutes sortes de teintures: cet esponge venant à donner à l'endroit de la bouche de cheval, y imprima et représenta merveilleusement bien ce qu'il fallait. Je ne sache point que l'on raconte autre chose artificielle advenir par cas de fortune. Les ouvriers usent par tout de règles, de lignes, de mesures, et de nombres, à fin qu'en tous leurs ouvrages il ne se trouve rien qui soit fait temerairement et à l'aventure: et l'on dit que les arts sont comme de petites prudences, ou plutôt des ruisseaux et lambeaux d'icelle, départies par les nécessités de la vie humaine: ainsi comme les fables nous donnent couvertement à entendre, que depuis que Prometheus eût divisé le feu, une estincelle envola deçà, une autre delà: aussi les parties et fragments de la prudence départie et découpée en plusieurs, sont devenues arts. C'est doncques chose merveilleuse, comment les arts n'ont rien de commun avec la fortune, pour attaindre et parvenir à leur propre fin: et que celle qui est la plus grande et la plus parfaite de toutes, celle qui est le comble et le cime de toute la louange et réputation de bonté que l'on saurait donner à un homme, ne soit du tout rien. Et toutefois à tendre ou lâcher les chordes d'un instrument, il y a une sagesse qui s'appelle musique: et à accoutrer les viandes y en a une autre, que nous nommons l'art de cuisiner: et à laver les draps et vêtements, une autre qui se nomme le métier de foulon: et puis nous enseignons aux enfants à se vêtir et à se chausser, et à prendre la viande qu'on leur baille avec la main droite, et avec la main gauche tenir leur pain, comme n'étant pas jusques à ces petites choses-là dependantes de la fortune, ains ayants besoin d'advertence et de sollicitude. Et puis les choses qui sont les plus grandes, principales et plus nécessaires pour rendre l'homme bienheureux, n'useront pas de la prudence, et ne participeront pas de provoyance et du jugement de la raison? Et toutefois on ne voit point qu'il y ait personne si dépourvue de jugement, que ayant détrempé de la terre avec de l'eau, la laisse là, attendant que fortuitement et casuellement il s'en face des briques: ni que ayant acheté de la laine et du cuir, il se seie dessus, priant la fortune de lui en faire des vêtements et des souliers: ni que ayant amassé grosse somme d'or et d'argent, et grand nombre d'esclaves, ni pour avoir plusieurs portes fermées sur soi, ni pour montrer des lits somptueusement et richement parés, ou des tables précieuses, s'il n'a quant-et-quant la prudence pour en bien user, qu'il estime que cela soit sa souveraine félicité, ne que cela lui apporte une vie heureuse sans douleur, et qui jamais ne se puisse changer. Il y eut quelquefois un, qui contestant avec le Capitaine Iphicrates, pour le cuider convaincre de n'être rien, lui demanda qui il était, «Car tu n'es ne picquier, ni archer, ni rondelier:» «Non, répondit Iphicrates, mais je suis celui qui commande à tout cela, et qui les mets tous en besogne.» Aussi Prudence n'est point or, ni argent, ni gloire, ni richesse, ni santé, ni force, ni beauté: Qu'est-ce donc? c'est ce qui sait bien user et se servir de tout cela, et par qui chacune de ces choses est plaisante, honorable et profitable: et au contraire, sans elle, déplaisante, nuisible et dommageable, détruisant et déshonorant celui qui les possede. Certainement c'est dequoi sagement nous admoneste le poète Hesiode, quand il fait que Prometheus conseille à son frère Empimetheus,
Ne recevoir présent que lui envoye
Le Dieu de ciel, ainçois qu'il le renvoye.
entendant les biens exterieurs, et de la fortune: comme s'il eût voulu dire, Ne joue point de la flûte, si tu n'entends rien en la musique: ne lis point, si tu ne sais les lettres; ne monte point à cheval, si tu ne sais bien t'y tenir: aussi tout de même, ne prochasse point d'office et de magistrat, si tu es un fol: ne cherche point d'être riche, <p 107v> si tu es avaricieux: ne te marie point, si tu aimes autre femme. Car avoir des biens que l'on ne mérite point, donne occasion aux malavisés, ce dit Demosthene, de faire beaucoup de folies: et l'être-heureux aussi plus que de raison, est occasion de devenir malheureux à ceux qui ne sont pas sages.

XVIII. De l'envie et de la haine.
IL semble qu'il n'y ait point de différence entre haine et envie, ains que ce soit tout un: car le vice, à parler en général, a plusieurs crochets, par le moyen desquels se remuant çà et là, il donne aux passions qui dependent de lui plusieurs prises et attaches, pour s'entrelasser les unes avec les autres, et comme des maladies compatissent aux inflammations les unes des autres, car autant est fâché de la prosperité d'autrui le malveillant, comme l'envieux. Voilà pourquoi nous estimons que benevolence soit contraire à l'une et à l'autre, d'autant que c'est un vouloir-bien à son prochain: et que ce soit tout un le haïr que le porter envie, d'autant qu'ils ont intention contraire à l'aimer. Mais pour autant que les similitudes ne font pas tant un, comme les différences font autre et différent, recherchons et examinons ces différences là, en commençant à la source même et origine d'icelles passions. La haine donques s'engendre en nos coeurs de l'imagination et appréhension que nous avons, que celui que nous haïssons soit méchant, ou généralement envers tous, ou particulièrement envers nous: car communément ceux qui pensent avoir reçeu tort de quelqu'un sont disposés à le haïr, et autrement on hait et void-on malvolontiers ceux que l'on sait être méchants et coutumiers d'outrager autrui, et porte l'on envie seulement à ceux que l'on connait être heureux: et pourtant semble il que l'envie soit indéterminée, ne plus ne moins que le mal des yeux qui s'offense de toute clarté et lueur: mais la haine est déterminée, étant toujours fondée et appuyée sur certains sujets au regard d'elle. Secondement le haïr s'étend jusques aux bêtes brutes, comme il y en a qui naturellement haïssent les chats et les mouches cantharides, les serpents, et les crapauds: et Germanicus ne pouvait souffrir ni le chant ni la vue d'un coq: et les Sages des Perses, qu'ils appellaient Magi, tuaient les rats et les souris, tant pource qu'ils les haïssaient eux, comme aussi pource qu'ils disaient que leur Dieu les avait en horreur, car tous les Arabes et les Aethiopiens généralement les abominent: là où l'envier convient seulement à l'homme contre l'homme, et n'y a point d'apparence de dire qu'il s'imprime envie entre les animaux sauvages des unes contre les autres, d'autant qu'ils n'ont point d'imagination, ni d'appréhension, si un autre est heureux ou malheureux, ni ne sont point touchés de sentiment d'honneur ou déshonneur, qui est ce qui plus et principalement aigrit l'envie, là où ils se haïssent les uns les autres, se portent inimitiés, et s'entrefont la guerre les uns aux autres, comme déloyaux, et ausquels il n'ont point de fiance, comme les dragons et les aigles se guerraient, les chat-huants et les corneilles, les mauvis et les chardonnerets: tellement que l'on dit qu'encore quand on les a tués, leur sang ne se peut mêler ensemble, et qui plus est, si vous en mêlés, encore s'écoulera il à part, en se séparant l'un d'avec l'autre. Et est vraisemblable que la haine qui est entre le lion et le coq procède de la peur, comme aussi entre l'Elephant et le pourceau, car volontiers ce que les animaux craignent, ils le haïssent: de manière qu'encore en cela se peut assigner différence <p 108r> entre la haine et l'envie, d'autant que la nature des animaux en reçoit bien l'une, et non pas l'autre. Et puis on ne peut être envieux du bien d'autrui justement, car pour être heureux l'on ne fait point de tort à personne, et néanmoins c'est pour cela que l'on est envié, là où au contraire plusieurs sont haïs justement, comme ceux que nous appellons [...] dignes de la haine publique, et ceux qui ne les fuient, ne les detestent, et ne les abominent: dequoi on peut prendre pour signe, qu'il y en a qui confessent bien en haïr plusieurs, mais ils disent qu'ils ne portent envie à personne, car la haine des méchants est une qualité d'homme de bien. Auquel propos on récite que Charillus, nepveu de Lycurgus, et Roi de Lacedaemone, était homme fort doux et debonnaire: dequoi quelques-uns le louans, son compagnon en la Royauté leur répondit, «Et comment serait il bon, quand il n'est pas mauvais aux méchants?» Et Homere décrivant la laideur et deformité du corps de Thersites, la depeint et figure par plusieurs parties de sa personne, et par plusieurs circonlocutions, mais la malice de ses moeurs, et perversité de sa nature, fort brèvement, et en une seule sorte,
Haï était de Pelides bien fort,
Et Ulysses lui voulait mal de mort.
comme étant une extréme méchanceté d'être ainsi haï de plus gens de bien. Et puis on nie fort et ferme que l'on soit envieux, et quand on en est convaincu manifestement, alors on pretend mille couvertures et excuses, disant que l'on est courroucé à celui à qui on porte envie, ou que l'on le craint, ou bien que l'on le hait, mettant au-devant de cette passion d'envie tout autre nom, pour la cuider cacher & couvrir, comme étant celle passion la seule maladie de l'âme que l'on doit dissimuler. Il est doncques force que ces deux passions soient nourries, entretenus et augmentées, comme des plantes, de mêmes moyens, attendu mêmement que elles succèdent l'une à l'autre: toutefois nous haïssons plus ceux que nous voyons plus s'advancer en méchanceté, et portons envie à ceux qui passent plus avant en vertu: et pourtant Themistocles étant encore jeune homme, disait, «qu'il n'avait encore rien fait de notable, parce que personne ne lui portait envie.» Car ainsi comme les mouches cantharides s'attachent principalement au plus beau bled, et aux roses plus espanouies, aussi l'envie se prend ordinairement aux plus gens de bien, et aux personnages qui ont plus de gloire ou plus de vertu: au contraire, les méchancetés extremes augmentent la haine contre les méchants. Qu'il soit vrai, les Atheniens eurent en telle haine et abomination les malheureux qui par calomnie firent mourir Socrates, qu'ils ne leur daignaient pas allumer du feu, ni leur répondre quand ils leur demandaient quelque chose, ni se laver aux étuves quant et eux, ains commandaient aux serviteurs qui versaient l'eau, de jeter toute celle où ils s'étaient lavés, comme étant pollue et contaminée, de peur d'avoir rien commun avec eux, jusques à tant que ne pouvants plus supporter celle grande haine publique qu'on leur portait, ils se pendirent et estranglèrent eux-mêmes: là où bien souvent l'excellence de vertu, et de gloire et honneur éteint l'envie: car il n'est pas vraisemblable qu'aucun portât envie à Cyrus ni à Alexandre, depuis qu'ils se furent faits seigneurs et maîtres du monde: ains comme le Soleil, quand il est droit à plomb dessus le sommet de quelque chose que ce soit, il ne laisse point d'ombre, ou s'il en laisse, elle est fort courte et petite, pource qu'il épand sa lumière par tout: aussi quand les prosperités d'un homme sont parvenus à une très grand hauteur, et qu'elles sont au dessus de l'envie, alors elle se retire et se restreint, se voyant toute éclairée et enluminée: là où au contraire, la grandeur de la fortune ou puissance des malvoulus, ne relâche et diminue point la malveillance que leurs haineux et malveillants leur portent: qu'il soit ainsi, Alexandre, n'eut pas un envieux, mais plusieurs ennemis et <p 108v> malveillants, par lesquels à la fin il fut tué proditoirement. Semblablement aussi les adversités sont bien cesser les envies, mais les inimitiés non: car les hommes haïssent toujours leurs ennemis, encore qu'ils soient ravalés par calamités, là où il n'y a personne qui porte envie à un malheureux, ains est véritable un mot que dit l'un des Sophistes de notre temps, «Que les hommes envieux sont bien aises d'avoir pitié.» Tellement que c'est une des plus grandes différences qu'il y ait entre ces deux passions, que la haine ne se départ jamais de ceux, sur lesquels elle est une fois ancrée, ni en bonne, ni en mauvaise fortune, là où l'envie s'évanouit fort en l'extrémité de l'un et de l'autre. davantage encore pourrons nous mieux découvrir cette différence par les contraires: car on cesse les haines, inimitiés, et malveillances quand on est persuadé que l'on n'a reçu aucun tort, ou que l'on prend opinion que ceux que l'on haïssait comme méchants, sont devenus gens de bien, ou pour le troisiéme, quand on a reçu d'eux quelque plaisir: car la grâce d'un plaisir suivant, faite à propos, comme dit Thucydides, encore qu'elle soit moindre, si elle est faite en temps opportun, dissout bien souvent une plus griève injure précédente. Et de ces trois causes-là, la première n'efface point l'envie, car encore qu'ils soient dés le commencement persuadés de n'avoir point reçu de tort, ils ne laissent pas de porter envie: et les deux autres l'irritent et l'aigrissent encore davantage, car ils portent encore plus d'envie à ceux qu'ils estiment gens de bien: car encores qu'ils reçoivent du bien et plaisir des autres bienheureux, ils en sont marris, et ne laissent pas de leur porter envie, et pour leur félicité, et pour leur bonne volonté, d'autant que l'un procède de vertu, et l'autre de bonne fortune, et l'une et l'autre est bonne chose. Parquoi il faut conclure, que l'envie est une passion diverse de la haine, puis qu'il est ainsi que l'une s'irrite et s'aigrit de ce dont l'autre addoucit. davantage considérons un peu la fin, le but et l'intention de l'une et de l'autre, car l'intention de malveillant et haineux est de malfaire à celui qu'il hait: et définit on ainsi cette passion, que c'est une disposition et volonté qui épie l'occasion de faire mal à autrui: mais cela au moins n'est point en l'envie, car il y en a plusieurs qui portent envie à auxuns de leurs parents et de leurs compagnons, lesquels néanmoins ils ne voudraient pas voir perir ni tomber en griève calamité, mais seulement ils sont marris de les voir en prosperité, et empêchent s'ils peuvent, leur gloire et leur splendeur: toutefois ils ne leur voudraient pas procurer, ni souhaitter des maux irremédiables, ni des miseres extrémes, ains se contentent seulement de resequer et abbaisser leur hauteur, comme d'une maison ce qui découvre de trop loin.<p 109r>

XIX. Comment on pourra recevoir utilité DE SES ENNEMIS.
1. JE vois que tu as élu, Seigneur Cornelius Pulcher, la plus douce voie qui soit en l'entremise du gouvernement des affaires publiques: en laquelle étant grandement utile au public, tu te montres très gracieux et très courtois en privé à ceux qui vont parler à toi. Mais pour autant que l'on peut bien trouver un pays où il n'y ait point de bête venimeuse, ainsi comme l'on écrit de Candie: mais de gouvernement et de maniement d'affaires qui ne porte point d'envie, ni de jalousie et d'émulation, qui sont passions fort promptes à engendrer inimitiés, jusques ici il n'en a point été: pource que, quand il n'y aurait autre chose, les amitiés mêmes nous embrouillent et enveloppent en des inimitiés, ce que le sage Chilon ayant très bien entendu, demanda à un qui se vantait de n'avoir point d'ennemis, s'il n'avait point aussi d'amis. Il me semble qu'un homme d'état et de gouvernement, entre autres choses qu'il doit bien avoir étudiées, doit aussi savoir que c'est que des ennemis, et diligemment écouter ce que dit Xenophon, «Que l'homme prudent et sage sait tirer profit et utilité de ses ennemis.» Et pourtant ayant recueilli en un petit traité ce qu'il me vint naguere en pensée de dire en discourant sur cette matière, je te l'ai envoyé aux mêmes termes: ayant eu l'oeil, le plus qu'il m'a été possible, à ne répéter rien de ce que j'avais par avant écrit és preceptes du gouvernement de la chose publique, pource qu'il me semble que je t'en vois souvent le livre en la main.

2. Les premiers anciens se contentaient de n'être point blessés ni offensés des bêtes farouches et sauvages, et était cela la fin de tous les combats qu'ils avaient contre elles: mais ceux qui sont venus depuis, ayants appris à en user, non seulement se gardent bien d'en recevoir du dommage, mais qui plus est, en savent tirer du profit, se nourrissants de leurs chairs, se vêtants de leur laine et de leur poil, se médecinants de leur fiel et de leur présure, et s'armants de leurs cuirs: tellement que désormais il est à craindre que venants les bêtes à défaillir à l'homme, sa vie n'en deviennne sauvage, pauvre et nécessiteuse. Puis que doncques il est ainsi, que les autres hommes se contentent, et leur suffit de n'être point offensés par leurs ennemis, et que Xenophone écrit, que les sages reçoivent profit de leurs adversaires, il n'est pas raisonnable que nous le décroyons, mais il nous faut chercher l'art et le science de pouvoir atteindre à ce bien là, au moins à ceux, à qui il est impossible de vivre sans ennemis. Le laboureur ne peut pas domestiquer toute sorte d'arbres, ni le veneur apprivoiser toutes espèces de bêtes: et pourtant ont-ils cherché d'autres moyens et d'autres usages de se valoir les uns des plantes steriles, et les autres des animaux sauvages. L'eau de la mer est salée et mauvaise à boire, mais elle nourrit les poissons, et est voiture propre à porter ce que l'on veut, et à aller par tout. Le Satyre voulut baiser et embrasser le feu la première fois qu'il le voit: mais Prometheus lui cria, «Boucquin, tu pleureras la barbe de ton menton, car il brûle quand on y touche:» mais il baille lumière et chaleur, et un instrument servant à tout artifice, pourvu que l'on en sache bien user. Aussi considérons si l'ennemi, qui est au reste malfaisant, et bien difficile à accointer et manier, aurait point quelque endroit par lequel on le pût aucunement toucher, si l'on s'en pourrait point servir à aucune chose, et en tirer quelque profit: car il y a bien d'autres choses et beaucoup, qui sont fort odieuses, fâcheuses et ennuyeuses à ceux à qui elles arrivent, mais néanmoins vous voyez que les maladies du corps ont servi à quelques <p 109v> uns d'occasion de vivre en loisir, hors d'affaires et en repos: et les travaux qui se sont par fortune présentés à d'autres, les ont si bien exercités, qu'ils en sont devenus plus robustes et plus forts. Qui plus est, l'être banni hors de son pays, et avoir perdu tous ses biens, ont donné le moyen à quelques autres de s'adonner à l'étude et à la philosophie, comme firent jadis Diogenes et Crates: et Zenon même ayant entendue que sa navire s'était brisée et périe en mer, ne fit que dire, «Tu fais bien, Fortune, de me réduire à la robe d'étude.» Car ainsi comme les plus sains animaux, et qui ont les estomacs plus robustes, digèrent les serpents et les scorpions qu'ils avalent: voire qu'il y en a quelques-uns qui se nourrissent de pierres et d'écailles et coquilles, lesquelles ils cuisent et convertissent en aliment, pour la force et véhémente chaleur de leurs esprits: là où ces délicats, fluets et maladifs ont envie de vomir, quand ils prennent seulement du pain et du vin: aussi les fols gâtent et corrompent les amitiés, là où les sages savent user opportunément, et tirer des commodités mêmes des inimitiés.
3 En premier lieu doncques, il me semble que ce qui est en l'inimitié le plus dommageable pourra devenir le plus profitable, qui y voudra bien prendre garde. Et qu'est-ce que cela? c'est que ton ennemi veille continuellement à épier toutes tes actions, et fait le guet à l'entour de ta vie, cherchant par tout quelque moyen de te surprendre à découvert, pour avoir prise sur toi, ne voyant pas seulement à travers les chênes, comme faisait Lynceus, ou à travers les pierres et les tuiles, mais aussi à travers un ami, à travers un serviteur domestique, et à travers tous ceux avec qui tu auras familiere conversation, pour découvrir, autant qu'il lui sera possible, ce que tu feras, sondant et fouillant tout ce que tu délibéreras, et que tu proposeras de faire. Car il advient souvent que nos amis tombent malades, voire qu'ils meurent, que nous n'en savons rien, pendant que nous differons de jour à jour à les aller visiter, ou que nous n'en tenons compte: mais de nos ennemis, nous en recherchons curieusement jusques aux songes. Les maladies, les dettes, les mauvais ménages avec leurs propres femmes sont plutôt inconnus de ceux à qui ils touchent, que non pas de l'ennemi: mais principalement s'attache-il aux fautes, et est ce que plus il recherche à la trace. Et tout ainsi que les vautours volent à la senteur des corps pourris et corrompus, et n'ont aucun sentiment de ceux qui sont sains et entiers: aussi les parties de notre vie qui sont mal saines, mauvaises et gâtées, sont celles qui plus émeuvent notre ennemi: c'est là que sautent incontinent ceux qui nous haïssent, c'est ce qu'ils harassent et qu'ils déchirent. Et c'est cela qui plus nous profite, en nous contraignant de vivre règlement, et prendre bien garde à nous, sans dire ne faire rien négligemment, à l'étourdie, ni imprudemment, ains conserver toujours notre vie comme en étroite diète irrépréhensible: car cette reservée caution réprimant les violentes passions des notre âme, et contenant la raison au logis, engendre une accoutumance, une intention et volonté de vivre honnêtement et correctement. Car ainsi comme les cités qui par guerres ordinaires avec leurs proches voisins, et continuelles expéditions d'armes, ont appris à être sages, aiment les justes ordonnances, et le bon gouvernement: aussi ceux qui par quelques inimitiés ont été contraints de vivre sobrement, et se garder de méprendre par négligence, et par paresse, et faire toutes choses utilement et à bonne fin, ceux-là ne se donnent de garde, que la longue accoutumance, petit à petit, sans qu'ils s'en aperçoivent, leur apporte une habitude de ne pouvoir plus pécher, et embellit leurs moeurs d'innocence, pour peu que la raison y mettre la main: car ceux qui ont toujours devant les yeux cette sentence,
Le Roi Priam et ses enfants à Troie
Certainement en meneraient grand joie,
cela les divertit et détourne bien des choses dont les ennemis ont accoutumé de se <p 110r> réjouir et de se moquer. Et puis nous voyons bien souvent les chantres et musiciens és théâtres, et toute autre telle manière de gens qui servent à faire des jeux, tous languissants, nonchallants, et non point délibérés, ni faisants tout leur effort de montrer ce qu'ils savent quand ils jouent à par eux: mais quand il y a émulation et contention à l'envi contre d'autres, à qui sera le mieux, alors non seulement ils se preparent eux-mêmes plus attentivement, mais aussi leurs instruments, tâtants les chordes plus diligemment, les accordants, et entonnants leurs flûtes. celui donc qui sait qu'il a son ennemi pour emulateur de sa vie, concurrent d'honneur et de gloire, prend de plus près garde à soi, considère circonspectement toutes choses, et ordonne mieux ses moeurs et sa vie. Car cela est une des propriétés du vice, avoir plutôt honte des ennemis que des amis, quand on pèche. Et pourtant Scipion Nasica, comme quelques-uns dissent et estimassent que les affaires des Romains étaient désormais en toute sûreté, étant les Carthaginois qui leur soûlaient faire tête du tout ruinés, et les Acheïens subjugués: mais au contraire, dit-il, c'est à cette heure que nous sommes en plus grand danger, ayants tant fait que nous avons ôté tous ceux que nous devions révérer, et tous ceux que nous pouvions craindre.»

4. Ajoutez y davantage une réponse de Diogenes fort sage, et digne d'un homme d'état, à quelqu'un qui lui demanda, «Comment me pourrai-je bien venger de mon ennemi?» «En te rendant, dit-il, toi-même vertueux et homme de bien.» Si l'on voit les chevaux de son ennemi prisés et loués, ou ses chiens bien estimés, on en est marri: si l'on voit ses terres bien labourées, son jardin bien en ordre et bien verdoyant, on en soupire: Que pense-tu donc qu'il fera, quand il verra que tu te montrera toi-même homme juste, sage, bon, en paroles bien avisé, en faits net et entier, et honnête en ton vivre?
Cueillant le fruit du sillon de prudence
Profond empreint dedans sa conscience,
Duquel on voit germer incessamment
Sages conseils, pleins de tout ornement.
Le poète Pindare dit, que ceux qui sont vaincus, ont la langue liée de silence, mais non pas simplement, ne tous, ains ceux qui se sentent vaincus par leurs ennemis en diligence, en bonté, en magnanimité, en humanité, en bienfaits: c'est cela qui empêche la langue, qui ferme la bouche, qui serre le gosier, et fait taire les hommes, comme dit Demosthenes: mais toi ne ressemble pas aux mauvais, car il est en toi de ce faire. Si tu veux faire grand déplaisir à celui qui te hait, ne l'appelle pas bougre, ni paillard, ni ruffian, ni bouffon, ni chiche ou avaricieux, mais donne ordre que tu sois toi-même homme de bien, chaste, véritable, porte toi courtoisement et justement envers ceux qui auront affaire à toi: et si d'aventure il t'échappe de lui dire quelque injure, donne toi bien garde d'approcher puis après aucunement des vices que tu lui reproches en l'injuriant: entre au dedans de ta conscience, considère s'il y a rien de pourri, de gâté et de vicié en ton âme, de peur que l'on ne puisse rendre le change à ton vice, en lui répondant le reproche pris d'une Tragoedie,
Tout ulceré il veut guérir les autres.
Au contraire, si ton ennemi t'injurie, en t'appellant ignorant, augmente ton labeur, et prends plus de peine à étudier: s'il t'appelle couard, excite la vigueur de ton courage, et te montre plus homme: s'il t'appelle luxurieux ou paillard, efface de ton âme s'il y a aucune trace cachée de volupté: car il n'est rien si laid qu'une injure qui se retourne contre celui qui la dit, ne qui déplaise et griève plus. Comme il semble que la réverbération d'une lumière offense plus les yeux malades, aussi font les blâmes qui sont rétorqués et renvoyés par la vérité contre le blasonneur: car ainsi comme l'on dit, que le vent Cecias, la galerne, tire à soi les nues, aussi la mauvaise vie <p 110v> tire à soi les injures.

5. Et pourtant Platon, toutes les fois qu'il s'était trouvé présent à voir faire à d'autres hommes quelque chose de malhonnête, en se retirant à part, il soûlait dire en soi-même, «Ne ressemble-je point en quelque chose à cela?» aussi celui qui a injurié et blâmé la vie d'un autre, si tout aussi tôt il s'en va regarder et examiner la sienne propre, et la réformer et raccoutrer, en se redressant et retournant en mieux, il recevra quelque utilité de son injurier, qui autrement semble être, et est véritablement, vain et inutile. On ne se saurait garder de rire s'il y a un homme chauve ou bossu qui reproche à d'autres ces imperfections-là du corps: aussi est ce à la vérité chose digne de moquerie, blâmer ou injurier un autre de ce dont on peut être moqué et injurié soi-même. Comme répondit Leon le Byzantin à un bossu qui se moquait de lui à cause qu'il avait mauvaise vue, «Tu me reproches, dit-il, une imperfection de nature, et tu portes la vengeance divine sur ton dos.» Parquoi tu ne reprendras jamais un adultère étant toi-même un putier, ni un prodigue étant chiche: comme Alcmaeon reprocha à Adrastus,
Frère germain tu es d'une méchante,
Qui son mari tua de main sanglante:
que lui répond Adrastus? il ne lui reproche point le crime d'autrui, ains le sien propre,
Et toi tu as, parricide inhumain,
Ta propre mère occise de ta main.
Et Domitius reprocha un jour publiquement à Crassus, «N'est-il pas vrai, que t'étant morte une lamproie que tu nourrissais par délices en un vivier, tu en pleuras» Et Crassus lui répliqua sur le champ, «N'est-il pas vrai, que ayant porté trois femmes tiennes en terre, jamais tu n'en pleuras?» Il ne faut pas, comme le vulgaire pense, que pour injurier autrui on soit aigu à rencontrer, ni que l'on ait la voix forte, ou que l'on soit éhonté, ains tel que l'on ne puisse être injurié ni taxé d'aucun vice: car il semble qu'Apollo n'adresse à personne tant cettui sien commandement, «Connais toi-même,» qu'à celui qui veut blâmer ou injurier autrui, de peur qu'il ne leur advienne qu'en disant à autrui ce qu'ils veulent, ils oyent qu'autrui leur dise ce qu'ils ne veulent pas: pource qu'il advient ordinairement, ce dit Sophocles, que
Qui laisse aller sa langue injurieuse
À reprocher qualité vicieuse
De son bon gré vainement à autrui,
Le même il oit puis après malgré lui.

6. Voilà ce qu'il y a d'utile et de profitable à injurier autrui: mais il n'y en a pas moins à être injurié, repris et blâmé de ses ennemis: et pourtant ne fut-ce pas mal dit à Diogenes, que pour sauver un homme il faut qu'il ait ou de bons amis, ou d'âpres ennemis: pource que ceux-là par bonnes remontrances, et ceux-ci par outrageuses injures, le retireront de mal faire. Et pource que maintenant l'amitié a la voix fort grêle et faible à remontrer franchement à son ami, et qu'au contraire la flatterie d'icelle est grande babillarde à louer, et muette à reprendre, il nous reste d'ouïr la vérité de nos faits par la bouche de nos ennemis, ne plus ne moins que Telephus, à faute de médecin ami, fut contraint de soumettre son ulcère au fer de la lance de son ennemi: aussi ceux qui n'ont point de bienveillants qui les osent reprendre librement de leurs fautes, il est forcé qu'ils endurent patiemment la parole de leur malveillant ennemi, qui les châtie et reprenne de leur vice, ne prenant pas tant garde à l'intention de celui qui le dit, qu'au fait duquel il médit. Car ainsi comme celui qui avait entrepris de tuer Prometheus le Thessalien, lui donna de l'épée si grand coup sur son apostume, qu'il la lui coupa en deux, et lui sauva par ce moyen la vie, l'apostume étant crevée: aussi bien souvent une injure dite par courroux, ou par malveillance, est cause de guérir un mal inconnu, ou duquel on ne faisait compte. Mais <p 111r> la plupart de ceux qui se sentent injuriés, ne regardent pas si le vice qu'on leur obiice est en eux, mais s'il y en a point quelque autre en celui qui le leur obiice: et comme les lutteurs ne secouent pas la poussière dont ils sont saupoudrés, si ne font-ils pas eux les injures dont ils sont diffamés, ains s'entrepoudrent l'un l'autre, et puis en se saboulant s'entresouillent et s'entresalissent l'un l'autre: là où il faudrait que celui qui se sent injurié de son ennemi, tâchât d'ôter plutôt le vice dont il serait diffamé, que non pas la tache de sa robe qu'on lui aurait montrée. Et encore que l'on eût dit injure qui ne fut pas véritable, si faudrait-il néanmoins rechercher l'occasion dont pourrait être procédé un tel opprobre, se donner de garde et craindre, qu'en n'y pensant pas, on eût commis aucun péché semblable, ou approchant de celui que l'on aurait obiicé. Comme Lacydes le Roi des Argiens, pource qu'il portait sa perruque curieusement accoutrée d'une certaine sorte, et que son allure était trop molle et délicate, fut soupçonné d'être impudique: si fut bien Pompeius, pource que quelquefois il grattait sa tête d'un doigt seulement, combien qu'il fut fort éloigné d'être lascif ni efféminé. Et Crassus fut accusé de converser charnellement avec l'une des religieuses vestales, pource qu'il avait envie de recouvrer d'elle un beau lieu de plaisance qu'elle avait, et pour cette cause parlait souvent à elle à part, et lui faisait la cour: et une autre vestale, nommée Posthumia, pource qu'elle riait trop facilement, et parlait un peu trop librement avec les hommes, fut tellement mécrue de forfaire à son honneur, que son proces criminel lui en fut fait, par lequel elle fut absoute: «Mais le souverain Pontife Spurius Minucius, en lui prononçant sa sentence d'absolution l'admonesta, de n'user plus désormais de paroles moins honnêtes que sa vie.» Themistocles semblablement, encore qu'il en fut innocent, vint en soupçon d'avoir été traître à la Grèce, d'autant qu'il avait amitié avec Pausanias, qu'il lui écrivait souvent, et envoyait souvent devers lui.

7. Quand doncques on aura dit quelque chose qui ne sera pas véritable, il ne le faudra pas mêpriser ni contemner, pource que l'on saura bien qu'il sera faux, ains faudra examiner et enquérir, que c'est que nous aurons dit ou fait, ou nous, ou quelqu'un de deux que nous aimons, ou avec qui nous hantons, qui ait pu bailler aucune vérisimilitude à la calomnie controuvée, car si les inconvénients de fortune adversaire enseignent aux autres ce qui leur est utile, comme Merope dit un une Tragoedie,
Fortune ayant pour son salaire pris
Ce qui m'était de plus cher et grand prix,
M'a enseigné d'être ci-après sage:
qui nous empêchera d'user d'un maître que ne coûte rien, c'est un ennemi, pour apprendre ce qui nous peut grandement profiter, et que nous ne savons pas: car un ennemi sent beaucoup de choses plus promptement que ne fait un ami, pour autant que l'amant, ainsi que dit Platon, est aveugle à l'endroit de ce qu'il aime, là où en celui qui nous hait, outre la curiosité qu'il a de rechercher nos imperfections, il y a encore l'envie de les dire et publier. Il y eut un des ennemis de Hieron, qui en querellant lui reprocha qu'il avait l'haleine puante: parquoi si tôt qu'il fut arrivé en son logis, il en tança sa femme, lui disant: «Et comment, pourquoi ne m'en avez vous averti?» Elle, qui était simple et chaste, lui répondit, «Je pensais que tous hommes sentissent ainsi.» Voilà comment nous savons plutôt les choses qui sont grossières, corporelles, et notoires à tout le monde, par nos ennemis, que par nos familiers et amis.

8. Outre cela il n'est pas possible de contenir sa langue, qui n'est pas petite partie de la vertu, et la rendre toujours obéissante et sujette à la raison, sans avoir de tout point dompté et asservi par exercitation, par labeur et longue accoutumance, les plus mauvaises passions de l'âme, comme la colère: car une parole qui échappe contre la volonté, que l'on voudrait bien retenir, comme dit Homere,<p 111v>
Un mot volé hors du pourpris des dents.
et les propos qui sortent de la bouche d'eux-mêmes fortuitement, adviennent le plus souvent, et principalement aux esprits qui ne sont pas bien matés et bien exercités, qui glissent et s'écoulent par une impuissance de colère, un entendement non rassis, et une trop licencieuse façon de vivre: et puis pour une parole, qui est la plus légère chose du monde, ainsi que dit le divin Platon, et les Dieux et les hommes leur font payer une très griève et très pesante peine: là où le silence non seulement n'altère point, comme dit Hippocrates, mais aussi n'est point sujet à rendre compte, ni à payer amende, mais qui plus est en tolérance d'injures, y a ne sais quoi de la gravité de Socrates, ou plutôt de la magnanimité d'Hercules, s'il est vrai ce que dit le poète,
Il ne faisait de paroles hargneuses
Non plus de cas que de mouches fâcheuses.
Il n'y a doncques rien plus grave ne plus beau, que d'ouïr un ennemi injurieux, disant injure, sans aucunement s'en passionner,
Ainsi qu'au long d'un haut bruyant rocher
Sans s'émouvoir navigue le nocher.
Mais encore est ce plus grand exercice de patience, s'accoutumer à ouïr sans mot dire son ennemi médire et injurier, car y étant accoutumé vous supporterez facilement le courroux de votre femme qui tancera, et endurerez sans vous troubler les paroles d'un ami, ou bien d'un frère, un peu trop âpres et trop aigres: et s'il advient que père ou mère vous tancent ou vous battent, vous le souffrirez aisément, sans vous en altérer ni courroucer. Car Socrates s'accoutumait à supporter en sa maison sa femme Xantippe, qui était colère, et avait mauvaise tête, afin que plus aisément et patiemment il conversât avec les autres: mais il vaut beaucoup mieux exerciter et accoutumer sa colère à demeurer quoye, et à ne se point émouvoir, ni perdre patience en s'oyant outrager par les brocards, injures, reproches, outrages, courroux et malignités des ennemis et étrangers, que non pas de ses domestiques.

9. Voilà comment on peut montrer mansuétude et patience és inimitiés, mais simplicité, magnanimité et bonté, se peuvent mieux faire voir és amitiés: Car il n'est pas tant honnête faire bien à ses amis, comme déshonnête de ne les secourir pas quand ils en ont besoin. Laisser à prendre vengeance de son ennemi, quand l'occasion s'en présente, c'est humanité, mais avoir compassion de lui, quand il est tombé en adversité, le secourir quand il nous en requiert, montrer une bonne volonté envers ses enfants, et affection de secourir sa maison étant en affliction, celui qui n'aime cette benignité, et ne loue cette bonté,
A le coeur de noire teinture,
Battu d'acier à trempe dure,
Ou bien forgé de diamant.
Caesar commanda que les statues érigées à l'honneur de Pompeius, ayants été abattues, fussent redressées: dequoi Ciceron le louant, lui dit, «En relevant les images de Pompeius, Caesar, tu as affermi les tiennes.» Et pourtant ne faut-il point être chiche de louange et d'honneur à l'endroit de son ennemi, quand il a fait choses qui justement le mérite, car cela rapporte plus grande louange à celui qui la donne: et s'il advient aussi au contraire qu'on le blâme, l'accusation en a bien plus de foi, comme procédant non de la haine de la personne, mais de la réprobation de son fait. Mais ce qui est encore plus utile et plus beau que tout cela, c'est que celui qui se sera accoutumé à louer ses ennemis bienfaisants, et à n'être point marri ni déplaisant quand quelque prosperité leur adviendra, plus il le fera, et plus il s'éloignera de ce vilain vice de porter envie à la bonne fortune de ses amis, ni à ses familiers acquérants honneur. Et y a il <p 112r> exercitation au monde qui pût apporter une plus profitable habitude à nos âmes, ou une disposition meilleure, que celle qui lui ôte cette perverse émulation de jalousie, et cette inclination à l'envie? Car tout ainsi comme en une cité il y a plusieurs choses nécessaires, mais mauvaises pourtant, lesquelles depuis qu'elles ont une fois pris pied et force de loi par coutume, il est bien malaisé de les ôter, encore qu'elles fassent du dommage: aussi l'inimité introduisant en notre coeur quand et elle la haine, l'envie, la jalousie, l'aise du mal d'autrui, et la souvenance des offenses passées, elle les y laisse encore après qu'elle en est sortie: et outre ces vices-là, la finesse encore, la tromperie, l'embûche, l'aguet et surprise, qui ne semblent pas être mauvaises, ni injustes contre l'ennemi, depuis qu'elles y sont une fois imprimées, y demeurent fichées, sans que jamais l'on s'en puisse défaire, de sorte que l'on vient à en user contre les amis mêmes, si l'on ne s'en donne de garde contre les ennemis. Si doncques Pythagoras faisait sagement de s'accoutumer jusques aux bêtes brutes à s'abstenir de cruauté et d'injustice, en prisant les oiseleurs et preneurs d'oiseaux de les laisser aller après qu'ils les avaient pris, et achetant les traits de rets des pêcheurs, et puis leur commandant de les rejeter en la mer, et interdisant de tuer aucune bête privée: Il est certainement beaucoup plus vénérable et plus digne és querelles, debats et contentions que l'on a contre les hommes, qu'un généreux ennemi, juste, et non point traître, réprime les méchantes, malicieuses, lâches et cauteleuses passions de l'âme, et les mette sous les pieds, afin que puis après és affaires qu'il aura à démêler et traiter avec ses amis, elles ne bougent et s'abstiennent de faire aucun tour de finesse et de tromperie. Scaurus était ennemi et accusateur de Domitius, et y eut un des serviteurs dudit Domitius, qui avant le jugement du procès s'en alla devers lui, disant qu'il lui voulait découvrir quelque chose qu'il ne savait pas, laquelle lui servirait en son plaidoyer contre son maître: Scaurus ne le voulut point ouïr parler, ains le fit prendre, et le renvoya lié et garroté à son maître. Caton le jeune accusait Muraena, d'avoir corrompu et acheté les voix du peuple, pour parvenir au consulat, et allait recueillant çà et là les preuves, et selon la coutume des Romains, il y avait de la part de l'accusé des gardes qui le suivaient partout, regardants et observants ce qu'il faisait pour l'instruction de son procès: ces observateurs lui demandaient bien souvent s'il rechercherait rien ce jour-là, et s'il negocierait rien appartenant son accusation: s'il disait que non, ils lui ajoutaient telle foi, qu'ils s'en allaient. Or est bien cela un indice très grand de l'opinion que l'on avait de sa justice: mais encore plus grand et plus beau témoignage est il de ce, que si nous nous accoutumons à user de la justice envers les ennemis mêmes, jamais nous ne nous porterons injustement, finement, ni cauteleusement envers nos amis.

10. Mais pource qu'il faut que toutes alouettes, comme dit Simonides, aient la houppe sur la tête, et que la vie de tous hommes porte je ne sais quoi de jalousie, d'envie, d'émulation, et de contention entre amis de vaine cervelle, ce dit Pindare: ce ne serait pas peu de fruit, ni légère utilité, si l'on apprenait à faire les vidanges de telles passions sur ses ennemis, pour en divertir les égouts, par manière de dire, et les cloaques, le plus loin que l'on pourrait des familiers et amis. Dequoi il semble que s'avisa anciennement un sage homme d'état nommé Demus en l'Île de Chio, lequel en une sédition civile étant de la partie qui était demeurée supérieure, conseilla à ceux de son parti de ne chasser pas de la ville tous leurs adversaires, ains y en laisser quelques-uns: «de peur, dit-il, que nous ne commancions à exercer nos querelles contre les nôtres mêmes, quand nous n'aurons plus d'ennemis à qui quereller:» aussi quand nous dépendrons et employerons ces vicieuses passions-là contre nos ennemis, elles fâcheront moins nos amis. Car il ne faut pas que le potier porte envie au potier, comme dit Hesiode, ni le chantre au <p 112v> chantre, ni que le voisin ait jalousie de son voisin, le cousin du cousin, ni le frère du frère, s'efforçant de devenir riche et de bien faire ses besognes: mais s'il n'y a moyen autre de se défaire totalement de contentions, envies, jalousies et emulations, accoutume toi au moins à être marri de l'heureux success de tes ennemis, aiguise et acére la pointe de ton émulation contre ceux-là: car ainsi comme les bons jardiniers ont opinion qu'ils rendent les roses et les violettes meilleur en semant auprès des aulx et des oignons, pource que tout ce qu'il y peut avoir de forte et de puante odeur au suc dont elles sont nourries, se purge en ceux-là: aussi l'ennemi recevant et tirant à soi toute l'envie et la malignité, nous rendra plus traitables et plus gracieux envers nos amis en leurs prosperités: pourtant sera ce contre eux qu'il faudra étriver et combattre de l'honneur, des offices et magistrats, et des justes moyens de faire ses besognes et acquérir des biens, non seulement étant marris de les en voir avoir davantage que nous, mais aussi observants en quoi et par quels moyens ils en ont plus, pour s'évertuer par sollicitude, par travail, par épargne, et par entendre bien à soi, de les surpasser, comme Themistocles disait, que la victoire de Miltiades, qu'il avait gagnée en la plaine de Marathon, ne le laissait point reposer. Car celui qui pense que son ennemi le surmonte en dignités et charges publiques, en plaidoyers de grandes causes, et en maniement d'affaires, ou en credit et authorité envers les princes et seigneurs, et au lieu de s'évertuer à entreprendre quelque chose, et à étriver encontre lui, se va tapir et se ranger d'envie à perdre courage entièrement, il montre qu'il est saisi d'une envie oiseuse et paresseuse seulement: mais celui qui ne sera pas aveugle à l'endroit de celui qu'il haïra, ains considérera et regardera de juste oeil toute sa vie, ses moeurs, ses propos, et ses faits, il verra que la plupart des choses ausquelles il porte envie ont été acquises, de ceux qui les ont par diligence, prudence, et toutes vertueuses actions, et tendant tout son esprit à cela, il exercera et aiguisera son ambition et son désir d'honneur, et au contraire rejetera arrière de son coeur toute fêtardise et langueur.

11. Et si d'aventure nos ennemis auront acquis en court, ou envers le peuple, au maniement des affaires quelque authorité et credit indigne, par flatterie ou par tromperie, ou par plaiderie, ou par concussion d'argent prise salement, cela ne nous fâchera point, ains au contraire nous réjouira, quand nous viendrons à opposer à l'encontre notre liberté, la purité et netteté de notre vie, et notre innocence, à laquelle on ne saurait rien reprocher: car tout tant d'or qu'il y a dessus et dessous la terre, ce dit Platon, n'est pas comparable à la vertu, et faut toujours avoir à main la sentence de Solon,
Plusieurs méchants deviennent riches gens,
En plusieurs bons demeurent indigens,
Mais toutefois changer notre bonté
Nous ne voudrions à leur méchanceté:
Car la vertu est toujours perdurable,
Et la richesse incertaine et muable,
Aussi peu certes voudrions nous échanger les acclamations d'une multitude populaire, en un théâtre, saoulée à nos dépens, ni les honneurs et faveurs de seoir les premiers à table chez les favorits, ou les amis, ou les lieutenants, et gouverneurs des Rois, car rien n'est désirable ni honnête qui procède de cause déshonnête: mais celui qui aime, comme dit Platon, est toujours aveugle à l'endroit de ce qu'il aime, et remarquons plutôt les fautes et impertinences que font nos ennemis: mais il ne faut pas ni que le plaisir de les voir faillir demeure oiseux, ni le déplaisir de les voir bien faire, inutile: ains faire compte et recueillir des deux, qu'en nous gardant de l'un, nous deviendrons meilleurs: et en imitant l'autre, pour le moins nous ne serons pas pires qu'eux.<p 113r>

XX. Comment l'on pourra apercevoir si l'on amende
ET PROFITE EN L'EXERCICE DE LA VERTU.
IL n'est pas possible que l'on se connaisse, ni que l'on se sente profiter en vertu, si ce profit et amendement n'améne à la journée quelque diminution de vice et de follie, et si le vice nous aggravant tout à l'entour de pesanteur égale nous retient toujours à bas,
Comme le plomb tire à fond le filé:
ne plus ne moins qu'en l'art de la musique, ou de la grammaire, on ne saurait jamais combien on avancerait si l'on ne voyait qu'en étudiant on vidât et espuisât toujours quelque partie de l'ignorance de ce que traitent ces arts là et que l'on sût toujours aussi peu que devant: ni la cure que le médecin employe à penser un malade ne lui baillerait aucun sentiment de différence, si elle n'apportait quelque meilleur portement, et quelque allégement par la diminution de la maladie s'en allant peu à peu, jusques à ce que la disposition contraire fut entièrement restituée, et le corps retourné de tout point en sa santé et sa force première. Mais tout ainsi comme en ces choses là on n'y amende point, si ceux qui y amendent n'en aperçoivent l'amendement et le changement par la diminution de ce qui leur pesait, se sentants aller au contraire, ne plus ne moins qu'en une balance, à mesure que l'un des plats monte, l'autre descend: aussi en ceux qui font profession de la philosophie, il ne faut point concéder, qu'il y ait amendement, ni sentiment aucun d'amendement, si l'âme ne se dépouille peu à peu, et ne se purge toujours de sa follie, et qu'il faille que elle soit toujours saisie d'un souverain mal, jusques à ce qu'elle ait attainct le souverain et parfait bien: car par ce moyen il s'ensuivrait, si en un instant et en un moment d'heure le sage passait d'une extréme méchanceté en une supréme disposition de vertu, qu'il aurait tout à coup en un moment fui le vice entièrement, duquel il n'aurait pu en long temps ôter de soi la moindre partie. Combien que vous savez que ceux qui tiennent telles opinions extravagantes, se donnent à eux-mêmes beaucoup d'affaires, et se trouvent en de grandes perplexités quand on leur allégue le passé, si nul d'eux n'a point connu quand il est devenu sage, et s'il ignore ou doute que cet accroissement se soit fait par espace de long temps, en ôtant de l'un et ajoutant à l'autre, comme un arriver tout bellement à la vertu, sans que l'on s'en aperçoive: et s'il se faisait une si grande et si soudaine mutation, que celui qui était au matin très vicieux se trouvât au soir très vertueux, et s'il était jamais advenu à aucun tel changement, que s'étant endormi fol, il se fut esveillé sage, et qu'il eût ainsi parlé aux follies et tromperies qu'il avait hyer, et qu'il aurait aujourd'hui chassée de son âme,
Allez vous-en arrière de moi songes,
Vous n'estiez rien que decevants mensonges.
serait il possible que quelqu'un n'eût senti une si grande et soudaine mutation qui se serait faite dedans lui-même, et une sapience qui tout à coup lui aurait ainsi illuminé et éclairé l'âme? quant à moi, il me semble qu'un homme qui aurait été transmué par les Dieux, à sa requète, de femme en homme, comme l'on dit de Caeneus, ignorerait plutôt cette metamorphose et transmutation, que non pas étant rendu temperant, prudent et vaillant, de dissolu, fol, et couard qu'il était auparavant, et étant transporté d'une vie bestiale en une céleste et divine, il en ignorât le point de l'instant auquel se serait fait un tel changement. Mais il a bien été dit anciennement, qu'il fallait accommoder la pierre à la règle, et non pas la règle à la pierre: <p 113v> et ceux-ci ne voulants pas accommoder leurs opinions aux choses, ains à toute force contraindre les choses, contre toute nature, de se conformer et accorder à leurs opinions, et suppositions, ont rempli la philosophie de grandes perplexités, mêmement de cette ci qui est très grande, comprenant tous hommes ensemble sous le vice, excepté un seul, celui qui est parfait: laquelle sauvage supposition a fait, que ce mot de amendement leur semble un aenigme, et une fiction bien peu distante d'extréme resverie, et que ceux qui par le moyen de cet amendement, sont délivrés de toutes passions ensemble et de tous vices, ils les tiennent pour aussi malheureux, que ceux qui ne sont exemptés d'aucun des plus enormes vices du monde: et toutefois ils se réfutent et se condamnent eux-mêmes, car és disputes de leurs écoles ils mettent l'injustice d'Aristides pareille à celle de Phalaris, et la timidité de Brasidas à celle de Dolon, et l'ingratitude de Melitus en rien qui soit différent de celle de Platon: et toutefois en leur vie, et en maniement d'affaires, ils fuient et declinent ceux là comme gens de mauvais affaire: et se servent de ceux-ci, et se fient à eux de leurs plus importants negoces, comme à personnes d'honneur et de valeur. Mais nous qui voyons qu'en tout genre de mal, principalement au désordre et debauchement de l'âme, il y a toujours plus et moins, et que c'est en quoi différent les amendements, selon que la raison petit à petit enlumine, purge et nettoye l'âme, en diminuant la méchanceté, comme l'ombre et l'obscurité, estimons qu'il n'est point hors de raison d'assurer que l'on en sent la mutation, bien qu'elle sorte comme d'un fond obscur, mais elle conte et estime combien elle va droit en avant, ne plus ne moins que ceux qui courent avec voiles par l'infinie étendue de la mer, en observant ensemble la longueur du temps, et la force du vent qui les pousse, viennent à mesurer le chemin qu'ils ont fait, combien il est vraisemblable, qu'en tant de temps, et étant portés par une telle puissance de vent, ils en aient passé: aussi en la philosophie on peut prendre conjecture de l'amendement et avancement, que l'on aura gagné par l'assiduité et la continuation de toujours marcher, sans souvent s'arrêter au milieu du chemin, et puis recommencer ou sauter, ains toujours aller unièment, et également tirer en avant, et passer outre avec la guide de la raison: car ce precepte là Si tu vas peu avecques peu mettant,
Et plusieurs fois ce peu-là répétant,
n'a pas seulement lieu, et n'est pas seulement bien dit, pour augmenter les sommes de deniers, mais aussi pour toutes autres choses, et mêmes pour accroissement de la vertu, parce que la raison en prend une accoutumance, qui est de grande force et efficace: là où les intermissions inégales, et mousses, ou tiedes affections de ceux qui se mettent à la philosophie, ne font pas seulement des pauses et des arrêts de l'amendement, comme quand on se repose par le chemin, mais qui pis est, des relâchement et reculements en arrière, pource que le vice qui est toujours au guet, leur vient courir sus, aussi tôt comme il sent qu'ils se lâchent un peu en oisiveté, et les fait rebourser chemin. Car les mathematiciens appellent les planetes stationaires, et disent qu'elles s'arrêtent quand elles cessent d'aller en avant: mais à profiter en philosophie, c'est à dire, en correction de moeurs et de vie, il n'y peut avoir intervalle d'amendement, ni pause et cessation aucune, pource que la nature étant en un perpetuel mouvement, veut toujours qu'on la pousse en la meilleure part, ou autrement elle se laisse emporter, comme une balance, en la pire. Si doncques suivant l'oracle qui fut répondu par Apollo à ceux de Cirrha, que s'ils voulaient vivre en pais les uns avec les autres, ill fallait qu'ils feissent la guerre sans cesse jours et nuicts au dehors: aussi si tu sens en toi-même que tu ayes combattu jour et nuit continuellement contre le vice, ou non guères souvent abandonné ta garnison, ni reçeu ordinairement <p 114r> de lui des heraults et messagers, qui sont les voluptés, les négligences, et les amusemens à traiter de paix, il est vraisemblable, que tu peux lors assurément et hardiment passer outre. Mais encore qu'il y eût des interruptions de vivre philosophiquement, pourvu que les derniers fussent toujours plus rares, et les reprises plus longues que les premières, ce serait un signe qui ne serait pas mauvais, d'autant qu'il témoignerait que par labeur et exercitation la paresse s'en irait peu à peu chassée: comme le contraire aussi serait mauvais signe, qu'il y eût plusieurs intermissions, et près l'une de l'autre, pource que cela montrerait que la chaleur de l'affection première s'en irait peu à peu anéantissant et refroidissant. Car tout ainsi comme la première boutée que fait le germe du roseau, ayant force de pousser grande, produit une longue tige droite, égale et unie du commencement, pource que'elle ne trouve rien qui l'arrête, ne qui la repousse: et puis après, comme si elle se lassait au haut par une défaillance de courte haleine, elle est souvent retenue par plusieurs noeuds, non guères distants l'un de l'autre, comme si l'esprit qui pousse contremont trouvait quelque empêchement qui le rabattît, et qui le fît trembler: aussi tous ceux presque qui d'entrée font de grands élans en l'étude de philosophie, et puis un après trouvent souvent des empêchements et des divertissements, ceux-là, sans sentir aucune différence de mutation en mieux, à la fin se lassent, quittent tout, et demeurent tout court, là où aux autres des ailes leur naissent, et pour le fruit qu'ils sentent donnent à travers toutes excuses, et fendent tous empêchements, comme une presse de gens qui leur voudraient empêcher le passage par force, et bonne affection de venir à chef de leur entreprise. Tout ainsi doncques comme s'éjouir de voir une belle creature présente n'est pas signe d'amour commençant, pource que cela est commun à toutes gens, mais bien sentir un regret, et être marri quand on en est séparé: aussi y en a il plusieurs qui prennent plaisir à la philosophie, et qui semblent s'attacher fort gaillardement à l'étude, mais s'il advient qu'ils soient un peu retirés de là par autres negoces et affaires, cette première affection qu'ils avaient prise s'evanouit, et ne s'en soucient guères: mais celui qui est attaint au vif de la pointure d'amour de la philosophie, semblera modéré et non trop échauffé en le fréquentant à l'étude, et conferant avec lui de la philosophie, mais quand il en sera distrait et retiré arrière, on le verra brûlant, impatient, et se fâchant de tous autres affaires, et de toutes autres occupations, jusques à oublier ses propres amis, tant il aura un passionné désir de la philosophie. Car il ne faut pas se délecter des lettres et de la philosophie, comme l'on fait des senteurs et des parfums, en les trouvant beaux et bons tant comme ils sont présents, et puis quand on les a ôtés, ne les regretter plus, et ne s'en soucier point, ains faut qu'elles impriment en nos âmes une passion semblable à la soif, et à la faim, quand on nous en distrait, si nous y voulons profiter à bon escient, et y apercevoir amendement, quelque occasion que ce soit qui nous en distraye, ou mariage, ou richesse, ou amitié, ou quelque voyage de guerre qui surviene: car d'autant que plus grand sera le fruit que l'on en aura appris, d'autant sera plus grief le regret de ce que l'on en aura laissé. A ce premier signe d'amendement joint un autre très ancien, qui est tout un ou bien près de là, c'est celui que décrit Hesiode quand on ne trouve plus la voie trop âpre ni roide, ains facile, plaine et unie, comme étant applanie par l'exercitation, et que la lumière y commence à reluire clairement au lieu des perplexités, fourvoyemens en tenebres, et des repentances desquelles encourent bien souvent ceux qui se mettent à la philosophie du commencement, ne plus ne moins que ceux qui laissent un pays qu'ils connaissent bien, et ne voyent pas encore celui auquel ils tendent. Car ayants abandonné les choses communes, et qui les étaient familieres, devant qu'avoir connu les meilleurs, et en avoir joui, en cet intervalle du milieu ils sont fort travaillés, tellement qu'aucuns retournent <p 114v> arrière: comme l'on dit que Sextius gentil-homme Romain, ayant abandonné les honneurs, offices, et magistrats de la ville de Rome, pour l'amour de la philosophie, et puis se trouvant en l'étude d'icelle tourmenté, et ne pouvant mordre en ses discours et raisons du commencement, fut près de se jeter d'une fuste dedans la mer. Semblable chose récite l'on de Diogenes le Sinopien, quand il commença de se donner à la philosophie, c'était un jour de fête solennelle que les Atheniens faisaient des festins publiques, des jeux és Theatres, des assemblées les uns avec les autres, des danses et des masques toute la nuit: et lui en un coin de la place, s'étant enveloppé comme pour y dormir, tomba en des imaginations qui lui mettaient le cerveau sans dessus-dessous, et lui affoiblissaient fort le cueur, en discourant que, sans aucune nécessité qui le contraignist, il s'était allé volontairement jeter en une vie laborieuse, étrange et sauvage, s'étant segregé de tout le monde, et privé de tous biens. Sur ces entrefaites il aperçut une petite souris qui venait ronger les miettes qui lui étaient tombées de son gros pain, et qu'alors il reprit coeur, et dit en soi-même, comme se reprenant, et blâmant sa faiblesse de courage: «Que dis-tu Diogenes? Voilà une creature qui vit encore et fait grand' chère de ton relief, et toi, lâche que tu es, as regret à ta vie, te lamentes de ce que tu n'es pas saoul et ivre comme ceux-là couché en lits mols, délicats, et richement parez.» Quand donc telles tentations de divertissements ne reviennent pas souvent, et que la raison s'élue incontinent à l'encontre, que les rembarre, et au retour comme de la chasse de ses ennemis dissout aisément tout le nuage de desespoir et de languissant ennui, qui s'était concreé en l'entendement, alors se peut on assurer qu'il y a certain profit et amendement. Mais pour autant que les occasions qui esbranlent les hommes qui s'adonnent à la philosophie, et quelquefois les font retourner en arrière, non seulement naissent et prennent force en eux-mêmes à cause de leur infirmité: mais aussi les poursuites et instances que leur en font leurs amis à bon escient, les attaches que leur en donnent leurs adversaires par manière de risée et de moquerie, attendrissent, amollissent et ployent leurs coeurs, voire jusqus à en avoir dechassé de tout point quelques-uns hors de la philosophie, ce ne sera pas un mauvais signe d'avancement si l'on supporte cela doucement, sans s'émouvoir, ni se chattouiller, de leur ouïr raconter par nom et par surnom aucuns de leurs compagnons qui sont parvenus en grand credit et à grands biens aux cours de quelques Princes, ou qui ont eu de gros mariages des femmes qu'ils auront épousées, et qui sont allés avec une grande et honorable compagnie de gens en la place et au palais, pour quelque office, ou bien pour plaider quelque noble cause de grande conséquence: car celui qui ne s'émeut ni ne s'étonne ou lâche point pour ouïr toutes ces emorches là donne certainement à connaître qu'il est pris et arrêté comme il faut de la philosophie, car il n'est pas possible de se garder de convoitter ce que les autres adorent, sinon à ceux qui n'admirent rien que la vertu: car de braver et faire tête à des hommes, il échut à aucuns par colère, et à d'autres par folie, mais de mêpriser et rejeter ce que les autres estiment jusques à admiration, il n'est homme qui le sût faire sans une grande, vraie et constante magnanimité: d'où vient que se comparants aux autres en cela, ils s'en glorifient, comme fait Solon quand il dit,
Plusieurs méchants deviennent riches gens,
Et plusieurs bons demeurent indigens,
Mais toutefois changer notre bonté
Nous ne voudrions à leur méchanceté:
Car la vertu est ferme et perdurable,
Et la richesse incertaine et muable.
et Diogenes comparait son passage de la ville d'Athenes en celle de Corinthe, et de <p 115r> celle de Corinthe à celle de Thebes, aux mutations de séjour que faisait le grand Roi de Perse, lequel passait la saison du printemps à Suse, celle de l'hiver en Babylone, et l'été en la Medie. Et Agesilaus oyant nommer le Roi de Perse, le grand Roi: «pourquoi, dit-il, est-il plus grand que moi, si ce n'est qu'il soit plus juste?» et Aristote écrivant à Antipater touchant Alexandre le grand, lui mande: «Q'il ne lui appartenait pas à lui seul de s'estimer grand, pource qu'il dominait beaucoup de pays: mais aussi à quiconque avait droite et saine opinion des Dieux.» Et Zenon voyant que Treophrastus était en grand estime, pource qu'il avait beaucoup d'auditeurs, dit: «Son auditoire est plus grand que le mien, mais le mien est mieux d'accord.» Quand doncques tu auras ainsi établi et fondé en ton coeur l'affection qu'il faut porter à la vertu, auprès des choses exterieures, et versé hors de ton âme toutes envies, toutes jalousies, et tout ce qui chattouille, ou qui rebute plusieurs de ceux qui commencent à philosopher, cela te sera un grand indice et argument de profiter et avancer en la philosophie: aussi n'en sera-ce pas un petit, que la mutation des propos autres que l'on ne soûlait tenir: car tous ceux qui commencent à étudier en philosophie, à parler universellement, cherchent plus ceux qui ont de la gloire et de l'apparence, les uns se juchant en haut, comme les coqs et les poules, à la splendeur et hauteur des choses naturelles, pource qu'ils sont légers et ambitieux de leur inclination naturelle: les autres prenants plaisir ainsi comme les jeunes leurons, ce dit Platon, à tirer et déchirer toujours quelque chose, s'en vont droit aux disputes, aux questions et arguts de la Dialectique, et la plupart en prennent provision pour passer outre, jusques à la Sophistique. Il y en a qui vont çà et là faisants amas des beaux dits, notables sentences et belles histoires des anciens, comme Anacharsis disait qu'il ne voyait point que les Grecs usassent de leurs deniers monnayés à autre usage qu'a jeter et compter: aussi ne font ceux-là autre chose que compter et mesurer leurs beaux propos sans en tirer autre commodité ne profit. Et comme Autiphanes, l'un des familiers de Platon en se jouant disait, qu'il y avait une ville là où les paroles se gelaient en l'air incontinent qu'elles étaient prononcées, et puis quand elles venaient à se fondre l'été, les habitants entendaient ce qu'ils avaient devisé et parlé l'hiver: aussi la plupart, disait-il, de ceux qui viennent ouïr jeunes les discours de Platon, à peine les entendent-ils jusques bien tard, quand ils sont devenus tous vieux: aussi leur en prend-il de même envers toute la philosophie, jusques à ce que le jugement ayant pris une fermeté de resolution saine et rassise, vient à donner dedans les discours qui peuvent imprimner en l'âme une affection morale, et une passion d'amour, et à chercher ces propos-là, dont les traces tendent plutôt au dedans que non pas au dehors comme dit la fable d'Aesope. Car ainsi comme Sophocles disait en se jouant, qu'il voulait changer la hautesse de l'invention d'Aeschylus, puis sa fâcheuse et laborieuse disposition, et en tiers lieu l'espèce de son elocution et de sa diction, qui est très bonne, et pleine de douces affections: aussi les étudiants en Philosophie, quand ils sentiront qu'ils ne s'arrêteront plus aux choses artificiellement et ingenieusement écrittes par ôtentation, ains passeront aux morales, et qui touchent au vif les affections, c'est lors qu'ils commenceront à profiter véritablement et à bon escient. Considere donc non seulement en lisant les oeuvres des poètes, ou en les oyant lire, premièrement si tu ne t'attacheras point plutôt aux paroles qu'a la sentence, et ne te jetteras point plutôt à ce qui est subtil et aigu, qu'à ce qui est utile, profitable et charnu: mais aussi en versant dedans les écrits des poètes, et en prenant en main quelque histoire, observe bien si tu laisses point échapper aucune sentence bien dite, pour réformer les moeurs ou alléger quelque passion: car comme Simonides dit, que l'abeille hante les fleurs pour en tirer le roux miel, là où les autres en aiment seulement la couleur et la senteur, et n'en veulent, ni n'en prennent autre chose: aussi là où les autres <p 115v> versent en la lecture des poètes pour plaisir seulement, et par manière de jeu, celui qui trouve quelque chose digne d'être notée, et en fait un recueil, semble déjà reconnaître de premier front le bien, par une familiarité et amitié de longue main prise avec lui, comme son domestique: car ceux qui lisent les oeuvres de Platon et de Xenophon, pour la beauté du stile seulement, sans y chercher autre chose que la purité du langage naïvement Attique, comme s'ils allient recueillant ce peu de rosée et de bourre qui vient dessus les fleurs, que diriez vous de ceux-là, sinon qu'ils aiment des drogues medicinales la belle couleur, ou la douce senteur seulement, mais au demeurant la proprieté de purger le corps, ou d'appaiser une douleur qu'elles ont, ils ne la connaissent point, et ne s'en veulent point servir? Au demeurant ceux qui passent encore plus avant en ce profit, non seulement tirent utilité des écrits et des paroles, mais aussi des spectacles et des choses qu'ils voient, et en tirent ce qui leur est propre et commode: comme l'on écrit d'Aeschylus, et de plusieurs autres semblables: car Aeschylus étant un jour présent à voir és jeux Isthmiques un combat de deux champions combattants à l'escrime des poings, comme l'un deux eût reçu un grand coup bien assené, tout le théâtre s'écria: lui, poussant du coude un nommé Ion natif de Chio, «Vois-tu, dit-il combien peut l'accoutumance et exercitation? le frappé ne dit mot, et les regardants crient.» Et Brasidas ayant trouvé une souris parmi des figues sèches, qui le mordit au doigt, il la secoua en terre, et puis dit en luymême, «O Hercules, voyez-vous comment il n'y rien si petit ne si faible, que s'il oze se défendre, ne trouve moyen de sauver sa vie!» Et Diogenes ayant vu un qui buvait dedans le creux de sa main, jeta le gobelet qu'il portait en sa besace: tant l'accoutumance et l'exercitation, qui bien l'a continuée, et y a été diligent, rend les personnes promptes à remarquer et à recevoir de tous côtés choses qui servent à la vertu: ce qui se fait encore plus quand ils mêlent les paroles avecques les actions, non seulement en la sorte que dit Thucydides, apprenants et s'exercitants entre les périls, mais aussi contre les voluptés, contre les querelles et altercations és jugements, és défenses des causes, és magistrats, comme donnants preuve des opinions qu'ils tiennent, ou plutôt par leurs deportemens enseignants quelles opinions on doit tenir. Car ceux qui apprennent encore, et néanmoins s'entremettent d'affaires, et qui ne font qu'épier s'ils pourront dérober quelque chose de la philosophie pour l'aller incontinent prescher, comme charlatants, ou au milieu d'un place, ou en une assemblée de jeunes gens, ou à la table d'un Prince, il ne faut non plus estimer que ces manières de gens-là fassent actes de philosophes, que ceux qui vendent les drogues medicinales et les simples fassent actes de médecins: ou pour mieux dire, ce contrefaiseur-là de philosophe ressemble proprement à l'oiseau que décrit Homere, qui porte incontinent en sa bouche, tout ce qu'il prendre, à ses disciples, comme à des petits qui sont encore dedans le nid sans plumes,
Et ce pendant il meurt de faim lui-même:
ne prenant rien de ce qu'il apporte pour s'en valoir et nourrir, ou ne digerant rien de ce qu'il prend. Et pourtant faut-il bien prendre garde si nous faisons un discours que ce soit quant à nous, pour en user en nous mêmes: et quant aux autres, que ce ne soit point pour une vaine gloire, ni pour ambition de nous montrer, mais en intention d'apprendre ou d'enseigner quelque bonne chose: et sur tout faut aussi bien observer, si toute opiniâtreté, et toute contentieuse animosité en dispute, est en nous amortie, et si nous avons désormais desisté d'inventer ambitieusement des raisons pour confondre nos adversaires, ne plus ne moins que les champions de l'escrime des poings, à qui on lie de grosses courrois alentour des bras, et des boules dedans les mains, prenants plus de plaisir à assener un bon coup, et à ruer par terre notre compagnon, que non pas à apprendre ni enseigner: car la douceur et debonnaireté <p 116r> en cela, de ne vouloir jamais attacher une conférence avec intention de vaincre en combattant, ni la rompre en courroux, ni par manière de dire, fouler aux pieds l'adversaire quand on l'a vaincu, ou être déplaisant quand on a été vaincu, ce sont signes d'homme qui a suffisamment jà profité: ce que montra bien un jour Aristippus ayant été pressé de si près en quelque dispute, qu'il ne sut que répondre sur le champ a un sophiste audacieux, mais au demeurant homme ecervelleé et sans jugement: car le voyant fort joyeux et fort enflé de vaine gloire, pour l'avoir ainsi rangé à ne savoir que dire, «Je m'en vois, lui dit-il, vaincu pour ce coup, mais je dormirai plus suavement que toi qui as vaincu.» Nous pouvons encore nous éprouver et sonder nous mêmes quand nous haranguons publiquement, si ne pour voir en l'audience plus de gens que nous n'en avions attendu, nous ne restivons point de peur, ni au contraire nous ne laschons point notre courage pour y en avoir moins que nous n'avions esperé, ni là où il est besoin de haranguer devant un peuple ou devant un magistrat, nous perdons l'occasion de ce faire pour n'avoir pas bien premédité et mis par écrit ce que nous devrons dire, comme l'on récite de Demosthenes et d'Alcibiades: car Alcibiades étant très ingenieux et prompt à inventer les choses, était craintif à les dire, et se troublait quand il venait à les exposer, car bien souvent au milieu de son dire il cherchait le mot propre à exprimer sa conception, ou quelque parole qui lui était échappée de la mémoire, que le faisait demeurer tout court en parlant. Et Homere ne feignit point de mettre hors le premier de ses vers défectueux en mesure, tant il avait d'assurance de la perfection et bonté des autres, pour la suffisance en l'art poétique: tant plus est-il vraisemblable que ceux qui n'ont rien devant les yeux, où ils aspirent, que la vertu et le devoir seulement, se servent de l'occasion du temps, et de l'occurrence des affaires, sans se soucier que l'on applaudisse à leur beau parler, ne qu'on les siffle, ou qu'on leur face bruit pour le trouver mauvais: si ne faut pas prendre garde aux paroles seulement, mais aussi aux actions, s'il y a plus de profit que de parade, et plus de vérité que d'apparence et d'ôtentation. Car si le vrai amour de fille ou de femme ne demande point de témoins, ains jouit de son contentement à part soi, encore que secrètement et sans le su de personne il accomplisse son désir, combien plus est-il croiable que celui qui est amoureux de l'honnêteté et du devoir, hantant familierement par ses actions avec la vertu, et en jouissant, sente sans en mot dire un grand et haut contentement en soi-même, ne demandant autres auditeurs ni autres spectateurs que sa conscience propre? comme celui qui appellait sa chambrière en sa maison, et criait tout haut, «Dionysia regarde comment je ne suis plus glorieux ne superbe:» aussi celui qui a fait quelque chose honnête et vertueuse, et puis la va conter et la porte montrer par tout, il est tout évident que celui-là regarde encore dehors, et est tiré de la convoitise de vaine gloire, et n'a point encore vu à nud et au vrai la vertu, ains seulement en dormant et en songe en a pensé entrevoir quelque ombre et quelque image, puis qu'il expose ainsi en vue ce qu'il a fait, comme un tableau de peinture. celui doncques qui profitera, non seulement quand il aura donné quelque chose à un sien ami, ou fait quelque bien à un sien familier, n'en dira rien: mais aussi quand il aura donné sa voix ou sa balotte juste entre plusieurs autres injustes, ou quand il aura fermement resisté en face au propos déshonnête de quelque homme riche, ou de quelque seigneur et magistrat, ou qu'il aura refusé quelques présents, voire jusques à là, s'il a eu soif la nuit, et qu'il se soit gardé de boire, ou qu'il ait rebouté le baiser de quelque belle fille ou femme qui l'en ait pressé, comme fit Agesilaus, il le retiendra en soi-même, et n'en dira jamais rien: car celui-là qui se contente de se prouver à soi-même, non par mêpris des autres, mais pour l'aise et le contentement qu'il en a en sa conscience, étant suffisant témoin et spectateur des choses bien et louablement faites, montre que la <p 116v> raison est logée chez lui, et y a pris pied et racine, et comme dit Democritus, qu'il s'accoutume à prendre plaisir de soi-même: ainsi comme les laboureurs voyent plus volontiers les espics qui panchent et se courbent contre la terre, que ceux qui pour leur légèreté sont hauts et droits, d'autant qu'ils les estiment vides de grain, et qu'il n'y a presque rien dedans: aussi entre les jeunes gens qui se donne à la philosophie, ceux qui sont les plus vides et qui ont moins de pois, ceux-là ont du commencement l'assurance, la contenance, le port, le visage plein de mêpris et de contemnement de toutes choses: et puis quand ils se commencent à remplir, et à amasser du fruit des discours de la raison, ils ôtent alors cette mine superbe, et cette vanité d'apparence exterieure. Ne plus ne moins que les vaisseaux où l'on met quelque liqueur, à mesure que la liqueur y entre, l'air vain en sort: aussi à mesure que les hommes se remplissent de biens certains et véritables, la vanité leur cède, et toute hypocrisie s'en va, l'enfleure en devient plus molle, et cessants de s'attribuer beaucoup pour la grande barbe et la robe longue, ils transfèrent l'exercitation des choses exterieures au dedans de l'âme, usants d'amertume et de morsure de répréhension, principalement encontre eux-mêmes, et au demeurant devisent et parlent avec les autres plus gracieusement: et quant au nom de philosophie, et à la réputation de philosophes, ils ne l'usurpent plus comme ils faisaient auparavant, ains si d'aventure quelque gentil jeune homme est appelé par un autre de ce nom-là, il répondra en souriant tout doucement, et rougissant de honte,
Je ne suis pas un des célestes Dieux,
pourquoi pareil me faites vous à eux? Car ainsi que dit Aeschylus,
La jeune femme à qui l'oeil estincelle,
Me fait juger qu'elle n'est plus pucelle:
mais le jeune homme qui a commencé à goûter le profit en l'exercice de la philosophie, ces accidents que décrit Sappho le suivent,
Quand je te vois,
Soudainement je m'aperçoi,
Que toute voix défaut en moi,
Que ma langue n'a plus en soi
Rien de langage.
Une rougeur de feu volage
Me court sous le cuir au visage.
Vous prendriez plaisir à voir sa contenance rassise, son regard doux, et désireriez de l'ouïr parler. Car ainsi comme ceux qui sont profés en la confrairie des mystères, s'assemblants du commencement en foule et en tumulte, s'entre-heurtent et poussent les uns les autres, mais quand on vient à faire le service divin, et à montrer les choses sacrées, ils sont alors attentifs, avec crainte et avec silence: aussi au commencement de l'étude de philosophie et à l'entrée de la porte, vous y verrez beaucoup de bruit, de tumulte, d'insolence et de caquet, pource que la plupart se jette dedans brusquement et violentement, pour l'envie qu'ils ont d'en acquérir réputation et honneur: mais celui qui est une fois entré dedans, et qui a vu celle grande lumière, comme si le repositoire des choses saintes lui était ouvert, alors prenant une toute autre contenance, un silence et un ébahissement, il devient humble, souple, et modeste, suivant la raison comme Dieu: et me semble que l'on leur peut bien appliquer et accommoder ce que Menedemus en jouant disait, C'est que plusieurs venaient aux écoles à Athenes, qui du commencement étaient sages, puis devenaient amateurs de sagesse, car cela signifie ce mot de Philosophe: et puis de Philosophes devenaient Sophistes, et à la fin par succession de temps se trouvaient Idiots, c'est à dire, gens de tout ignorans: car d'autant que plus ils approchent de la <p 117r> raison, d'autant diminuent-ils plus de l'opinion de soi-même, et de la présomption. Or entre ceux qui ont besoin du secours du médecin, les uns qui n'ont mal qu'aux dents, ou au doigt, eux-mêmes vont devers ceux qui les pensent, et ceux qui ont fièvres les appellent à la maison, et les prient de leur vouloir être en aide: mais ceux qui sont tombés en une fureur de melancholie, ou en une frenesie, et alienation d'entendement, ne les veulent pas quelquefois recevoir, encore qu'ils viennent d'eux-mêmes, ains les fuient et les chassent, étant si fort malades, qu'ils ne sentent pas leur mal: aussi entre ceux qui pèchent et qui faillent, ceux-là sont incurables et incorrigibles, qui se courroucent amèrement, et haïssent mortellement ceux qui leur remontrent et qui les reprennent: et ceux qui les endurent, et qui les reçoivent sont en meilleur état et plus beau chemin de recouvrer guarison: mais ceux qui se baillent eux-mêmes à ceux qui les reprennent, qui confessent leur erreur, et qui découvrent eux-mêmes leur pauvreté, n'étant pas bien aises qu'on ne sache rien, ni contents d'être secrets, ains l'avouent, et prient ceux qui les en reprennent, et qui les admonestent de leur y donner remede, cela n'est pas un des pires signes de profit et amendement, suivant ce que soûlait dire Diogenes, «Que celui qui se veut sauver et devenir homme de bien, il a besoin d'avoir ou un bon ami, ou une âpre ennemi, afin que ou par amour de remontrance, ou par force de justice, il se châtie de ses vices.» Mais tant que l'on fait gloire de montrer au dehors une souillure de robe, ou une tache de vêtement, ou un soulier rompu, et que par une façon d'humilité présomptueuse on se moque de soi-même, de ce que l'on sera d'aventure, ou petit, ou courbé et bossu, pensant faire une gallanterie, et ce pendant on couvre et cache les ordures de sa vie, et villanies de ses moeurs, les envies, les malignités, l'avarice, les voluptés, comme des ulceres et apostumes, ne souffrant pas que personne y touche, non pas qu'on les voie seulement, pource qu'on craint d'en être repris, certainement on a fait peu de profit, ou plutôt à vrai dire, rien du tout. Mais celui qui donne à travers, et qui peut ou qui veut principalement se penser soi-même, et se faire douloir, et sentir regret quand il a failli, ou sinon, à tout le moins qui endure patiemment qu'un autre par ses répréhensions et remontrances le nettoye et le purge, celui-là certainement semble haïr la méchanceté, et avoir envie de s'en défaire: je ne veux pas dire qu'il ne faille avoir honte, et fuir d'être estimé et tenu pour méchant, mais celui qui a en haine la substance de la méchanceté, plus que non pas l'infamie, celui-là ne feindra point de faire dire mal de soi, et d'en dire lui-même, pourvu qu'il voie qu'il soit pour en devenir meilleur. A quoi l'on peut appliquer une gentille parole que dit un jour Diogenes, à un jeune homme, lequel s'étant aperçu que Diogenes l'avait vu en une taverne, s'en était vitement fui plus au dedans de la taverne: «Tant plus, lui dit-il, que tu fuis au dedans, tant plus avant és-tu en la taverne:» aussi peut on dire des vicieux, que tant plus ils nient leur vice, tant plus se fourrent-ils avant au dedans du vice, comme les pauvres qui contrefont les riches, en son de tant plus pauvres pour leur vanité. Mais celui qui profite véritablement, a pour exemple ce grand personnage Hippocrates, lequel publia lui-même, et écrivit ce qu'il avait ignoré touchant les coûtures de la tête de l'homme en l'anatomie, faisant ce compte que ce serait bien chose hors de toute raison, que ce grand personnage-là ait bien voulu publiquement prescher sa faute, de peur que les autres ne tombassent en pareil erreur, et que celui qui se veut sauver soi-même ne pût endurer qu'on le reprist, ne confesser son ignorance et sa mauvaistié. Au demeurant les règles et preceptes que donnent Bion et Pyrron en cet endroit, ne sont pas, à mon avis, signes d'amendement, mais plutôt de quelque autre plus grande et plus parfaite habitude de l'âme. Car Bion disait à ses familiers et disciples, qu'ils estimassent avoir profité alors quand ils auraient acquis tant de constance, <p 117v> qu'ils entendraient aussi patiemment ceux qui les outrageraient et injurieraient, que ceux qui leur diraient,
ami passant certes tu n'as point chère
D'être homme fol, ni de mauvais affaire:
A dieu te dis, priant la Deité
De te donner toute prosperité.
Et Pyrron, ainsi comme on trouve par écrit, étant dedans une navire, en une dangereuse tourmente de mer, montra à quelques-uns de ses disciples qui étaient avec lui, un petit cochon qui mangeait fort gouluement de l'orge que l'on avait répandu parmi la navire, leur disant qu'il fallait par la raison et l'exercice de la philosophie acquérir une constance ainsi impassible, pour ne s'émouvoir ni ne se troubler point d'aucuns accidents de la fortune. Or voyez donc encore plus, quelle était la règle de Zenon, car il voulait que chacun print garde à ses songes, pour connaître s'il profitait ou non, si l'on prenait point plaisir en songeant à quelque chose déshonnête, ou s'il était point avis que l'on endurast, ou que l'on fît rien qui fut vilain, ou qui fut injuste, voulant que l'on vît, comme en un calme du tout tranquille, sans aucune agitation, au fond clair et net, la partie imaginative et passive de l'âme totalement applanie et régie par la raison: ce que Platon auparavant, à mon avis ayant entendu, nous a représenté et figuré ce que fait la partie imaginative et sensitive en une âme de nature tyrannique la nuit en dormant, comme elle s'efforce quelquefois d'avoir compagnie charnelle avec sa propre mère, et comme il lui prend des appétits de manger des choses étranges, et comme lors elle se laisse aller à toutes ses sensualitez et concupiscences de chose que la loi, de honte ou par crainte, empêche et réprime de jour. Tout ainsi doncques comme les bêtes de selle ou de voiture qui sont bien apprises, encore que celui qui leur commande leur lâche la bride, ne se détournent point pour cela, ni ne sortent point de leur chemin, ains tirent toujours avant comme elles ont accoutumé, ordonnément, sans se détraquer ni laisser leur train ordinaire: aussi ceux à qui la partie sensuelle de l'âme est rendue se obéissante, si privée et si bien disciplinée par la raison, que non pas en songe même, ni en maladie, elle ne laisse ses appétits se déborder, jusques à commettre choses qui soient reprises et punies par les lois, elle retient et conserve en mémoir sa bonne discipline et accoutumance, laquelle donne force et grande efficace à la diligence de prendre garde à soi. Car si elle a accoutumé par exercitation de resister aux passions et tentations, de tenir le corps et les parties d'icelui sous bride en sa sujétion, tellement qu'elle engarde les yeux de jeter des larmes par pitié, le coeur de tressaillir de peur, les parties naturelles de se mouvoir et donner fâcherie auprès de belles personnes, comment ne serait-il plus vraisemblable, que l'accoutumance et exercitation prenant à dompter cette sensuelle partie de l'âme, ne la polisse, unisse, et réforme, réprimant et contenant ses imaginations et ses mouvements, jusques aux songes mêmes? Comme l'on raconte du philosophe Stilpon, qu'il lui fut avis une nuit en songeant, que Neptune se courrouçait à lui de ce qu'il ne lui avait pas sacrifié un boeuf, comme avaient accoutumé de faire les autres prêtres par avant lui: Et que lui ne s'étant point étonné de cette vision, lui répondit, «Que dis-tu, Sire Neptune? te viens-tu ici plaindre, comme un enfant qui pleure de ce qu'on ni lui a pas donné assez grand' part, de ce que je ne me suis pas endebté d'argent pris à usure, pour emplir toute cette ville de la senteur de rôti, ains t'ai fait un sacrifice mediocre de ce que j'ai peu avoir de ma maison?» et qu'il lui fut avis que Neptune se prit à rire de cette réponse, et qu'en lui tendant la main il lui promît, que cette année-là il enverrait grand foison de loches de mer aux Megariens, pour l'amour de lui. Ceux doncques à qui en dormant il ne monte <p 118v> point au cerveau d'illusions qui ne soient douces, claires, sans douleur, non point épouventables, ni âpres ou malignes et tortueuses, l'on dit que ce sont certaines reflexions de lumière qui rejallissent de l'amendement en la philosophie: là où les furieux appétits, les frayeurs, les fuites lâches, les aises excessives d'enfants, les regrets et lamentations, à cause des visions et illusions pitoyables et étranges, sont comme les brisements des flots de la mer, qui se rompent contre le rivage, et les undes de l'âme, laquelle n'a pas encore chez soi sa perfection rassise: ains se va à la journée formant par bonnes lois et sages enseignements, desquels se trouvant le plus éloignée quand elle dort, alors elle se laisse de rechef aller, et envelopper aux passions. Or si cela appartient à ce profit et avancement duquel nous parlons, ou bien à une autre habitude, ayant jà acquis plus grande force et plus ferme constance, non sujette à être esbranlée és lettres, je te le laisserai considérer en toi-même. Comme ainsi soit doncques, que la totale impassibilité, pour ainsi parler, c'est à dire, l'état de l'âme si parfait qu'elle soit vide de toutes passions, est chose grande et divine, et qu'en un relâchement et adoucissement des passions, consiste ce profit et amendement que nous traitons, il faut en comparant chacune d'icelles passions à soi-mêmes, et puis les unes aux autres, juger de la différence qu'il y a entre les deux. Nous confererons chacune passion à soi-même, en observant si nos cupidités sont plus douces et moins violentes qu'elles n'étaient auparavant, autant de nos peurs, autant de nos colères: si nous ôtons soudain avec la raison ce qui les soûlait allumer et enflammer: si nous conferons les unes avec les autres, en considérant si nous avons maintenant plus de honte que de crainte, si nous sentons en nous émulation et non envie, si nous convoittons plus l'honneur que les biens, et bref si nous péchons plus en l'extrémité de l'armonie Doriene, qui est grave et dévote, ou en la Lydiene, qui est gaillarde et joyeuse, comme les chantres, tenants plus du lourd et du rude, en notre manière de vivre, que du mignon et délicat: si nous sommes plus lents en nos actions ou plus étourdis: si nous admirons plus outre le devoir, les propos des hommes, et eux-mêmes, ou si nous les mêprisons: pource que tout ainsi comme c'est un bon signe, quand les maladies se divertissent és parties du corps, qui ne sont pas les nobles, ni les principales: aussi semble il que quand le vice de ceux qui sont en état de profit et d'amendement se change en passions plus douces, c'est commencement de s'effacer petit à petit. Or les Ephores des Lacedaemoniens, qui étaient comme les contrerolleurs de tout l'état de Lacedaemone, demandèrent au Musicien Phrynis, qui avait ajouté deux chordes de nouveau à la lyre, s'il voulait qu'ils coupassent de celles du haut, ou de celles du bas: mais quant à nous, nous avons besoin d'être retranchez et par haut et par bas, si nous voulons réduire nos actions au milieu en une mediocrité: et ce profit et acheminement à la perfection est, ce qui relâche les extrémités, et emousse les points des passions,
En quoi les fols sont par trop véhéments,
ce dit le poète Sophocles. Or avons nous déjà dit auparavant, qu'il nous faut appliquer le jugement aux choses, et ne laisser pas les paroles demeurer toutes nues en l'air: ains faire qu'elles deviennent effets, et que cela est le propre du profit et amendement que nous cherchons, dequoi l'un des premiers indices sera l'affection de vouloir ensuivre et imiter ce que l'on entendra louer, et être prompts et délibérés à executer ce que l'on aura en estime et que l'on prisera, comme aussi au contraire, ne vouloir pas seulement ouïr parler de ce que l'on blâmera et mêprisera. Car il est bien vraisemblable, que tous les Atheniens louaient et prisaient la hardiesse et prouesse de Miltiades: mais Themistocles, qui disait, que la victoire et le trophée de Miltiades ne le laissait pas dormir, ains l'esveillait la nuit, il est tout évident qu'il ne le louait et prisait pas seulement, ains qu'il le désirait imiter et en faire autant: ainsi <p 118v> faut il estimer, que l'amendement n'est pas encore grand, quand il imprime en nous une affection de louer, priser et estimer seulement ce que les gens de bien font, sans aucune émotion et incitation à les vouloir par effet imiter. Car l'amour même charnel, s'il n'y a un peu de jalousie mêlé parmi, n'est point actif, ni la louange de vertu n'est ardente ni produisante effets, si elle ne poingt au vif, et n'aiguillonne le coeur d'un zele, au lieu d'envie, de vouloir ressembler aux gens de bien, et de désirer remplir ce qu'il s'en faut que nous n'arrivions à leur perfection: car il ne faut pas que le coeur de celui qui philosophe à bon escient, soit renversé sans-dessus-dessous par les paroles seulement, comme disait Alcibiades, jusques à faire sortir les larmes des yeux: ains faut que celui qui profite véritablement, se comparant soi-même aux oeuvres et actions de l'homme de bien, parfait en la vertu, sente tout ensemble en son coeur déplaisir de ce qu'il se verra court et défectueux, et plaisir de l'espérance et du désir qu'il aura de se rendre bientôt égal à lui, étant rempli d'une bonne affection et volonté non oisive, selon la similitude de Simonides,
Comme un poulain suit la jument qu'il tête,
désirant en manière de dire s'unir du tout et incorporer par imitation à celui qu'il estime homme de bien. Car cela est une affection peculiere et propre à celui qui profite véritablement, de ceux dont il estime les oeuvres aimer et cherir les conditions et les moeurs, et avec une bienveillance rendant toujours honneur de paroles à leur vertu, essayer de s'y conformer, et se rendre semblable à eux: mais où il y a ne sais quoi d'envie, d'estrif et de contestation à l'encontre des plus excellents, sachez que cela procède d'un coeur ulceré de la jalousie de quelque authorité et puissance, et non pas d'amour ou d'honneur qu'il porte à la vertu. Quand doncques nous commencerons à aimer les gens de bien en telle sorte, que non seulement nous estimerons bienheureux l'homme temperant, comme dit Platon, et bienheureux ceux qui sont ordinaires auditeurs des beaux discours, qui journellement procèdent de sa bouche: mais aussi que nous aimerons et admirerons sa contenance, son port, sa marche, son regard, son rire: et que nous voudrons volontiers, par manière de dire, nous conjoindre et coller à lui, alors pourrons nous certainement assurer, que nous profitons en la vertu. Et encore plus si nous ne les admirons pas seulement en leurs prosperités, ains comme les amoureux treuvent bien séante une langue grasse, ou une palle couleur en ceux qu'ils aiment pour leur beauté, de sorte que Panthea par ses larmes et son triste silence, toute affligée qu'elle était, et espleurée pour le dueil de la mort de son mari, saisit Araspes de son amour: aussi nous ne refuirons point de peur ni le bannissement d'Aristides, ni la prison d'Anaxagoras, ni la pauvreté de Socrates, ni la condamnation de Phocion, ains réputerons avec tout cela leur vertu aimable et désirable, et courrons droit à elle pour l'embrasser par imitation, ayants toujours en la bouche, à chacun de leurs accidents, ce beau mot d'Euripides,
Que tout sied bien à un coeur généreux.
Car il ne faut pas craindre que rien de bon et d'honnête pût jamais plus divertir cette inspiration divine de si véhémente affection, que non seulement elle ne se fâche point des choses qui semblent aux hommes les plus misérables et plus calamiteuses, ains au contraire elle les admire et les désire imiter. Et puis ceux qui ont jà reçu telle impression en leur coeur, prennent une autre façon de faire que quand ils vont commencer quelque entreprise, ou qu'ils entrent en l'administration de quelque office et magistrat, ou quand il leur survient quelque sinistre accident, ils se représentent alors devant leurs yeux ceux qui sont ou qui autrefois ont été gens de bien, et discourent ainsi en eux-mêmes, Qu'est-ce qu'eût fait Platon en cet endroit? Qu'est-ce qu'eût dit Epaminondas? Quel se fut ici montré Lycurgus ou Agesilaus? <p 119r> en s'accoutrant, et se réformant à leurs moeurs, ne plus ne moins que devant un miroir, en rhabillant quelque parole qu'ils auront trop peu généreusement proferée, ou en resistant à quelque passion. ceux qui savent les noms de ces demi-dieux que l'on appelle Dactyles Ideiens, en usent comme de préservatifs à l'encontre des soudaines frayeurs, en les nommant par leurs noms, les uns après les autres: mais le souvenir et le penser aux grands et vertueux personnages soudain se représentant, et embrassant ceux qui sont en voie de perfection, en toutes passions et toutes perplexitez où ils se puissent trouver, les maintient droits, et les engarde de tomber: et pourtant te soit encore cela un signe d'homme qui va profitant en la vertu. Et outre cela ne se troubler pas trop fort, ni ne rougir pas de honte, n'essayer point à se cacher, ou à rhabiller sa contenance ou quelque autre chose dessus sa personne, quand il se présente soudainement à l'imprévu quelque grand et sage personnage, ains s'assurer, et aller droit à lui le visage ouvert, sent sa conscience bien assurée, comme Alexandre voyant un messager qui accourait à lui avec une face riante, et lui tendait la main de tout loin, lui dit: «Quelle bonne nouvelle me saurais-tu plus apporter mon bel ami, si tu ne me venais dire, qu'Homere fut ressuscité?» estimant qu'a ses faits et gestes ne se pouvait plus ajouter aucune grandeur, sinon l'être consacrés à l'immortalité par les écrits de quelque noble esprit. Mais un jeune homme qui va tous les jours de mieux en mieux composant ses moeurs, n'aime rien plus que se montrer tel qu'il est aux hommes de bien et d'honneur, et de leur faire voir entièrement sa maison, sa table, sa femme, ses enfants, son étude, ses propos ou prononcés, ou mis par écrit: de sorte qu'il a regret toutes les fois qu'il lui souvient ou de son père ou de son maître trêpassés, de ce qu'ils ne l'ont vu en l'état et la disposition qu'il est, et ne souhaiterait, ni ne requérrait rien tant aux Dieux, que qu'ils peussent de rechef retourner en vie, pour être spectateurs de sa vie et de ses actions: comme au contraire aussi, ceux qui ont été paresseux de bien faire, et son corrompus en leurs moeurs, ne peuvent voir sans frayeur et sans tremblement ceux qui leur appartiennent, non pas en songe seulement. Ajoutez encore, si bon vous semble, à ce que nous avons dit, de ne réputer plus aucune faute ni aucun péché petit, ains s'en donner de garde soigneusement, et les fuir tous. Car tout ainsi que ceux qui desespèrent de pouvoir jamais devenir riches, ne font aucun compte de petite dépense, pource qu'ils pensent que de petite épargne ajoutée à peu de chose ne se peut pas faire grand amas: et au contraire, l'espérance qui se voit approchée bien près du but de la richesse, augmente sa convoitise d'avoir de tant plus qu'elle s'en sent plus prochaine: aussi au fait de la vertu, celui qui ne se laisse pas beaucoup aller à tels langages, «Et bien que sera ce quand il s'en faudra cela? et, Pour cette heure je ferai ainsi, une autrefois je ferai mieux:» ains est toujours au guet, se mécontentant fort et se courrouçant, si jusques aux moindres fautes le vice se coulant par dessous y suggere aucune couleur d'excuse et aucun pardon, celui la montre manifestement qu'il a maison nette, et qu'il n'y veut plus endurer la moindre ordure du monde: mais n'estimer et n'avouer rien de grand en infamie, nous rend faciles et paresseux aux choses petites. Car ceux qui bâtissent une haye ou une palissade, ou bien une clôture de maçonnerie, mettent en oeuvre toute sorte de bois qui leur vient en main, et toute pierre qu'ils rencontrent au-devant d'eux, voire jusques à une coulomne quarrée qui sera tombée de dessus un sepulchre: ainsi font les méchants qui assemblent l'un sur l'autre, et amassant en un monceau toute sorte de gaing, et toutes espèces d'actions les premières venues: mais ceux qui profitent en la vertu, qui ont déjà planté et asis les fondement doré de bonne vie, comme d'un saint temple ou d'un palais Royal, ni reçoivent rien à bâtir dessus temerairement, ains y ajoutent et y appliquent toutes choses avec le plomb et la règle de la raison. C'est pourquoi <p 119v> nous estimons que Polycletus faiseur d'images soûlait dire, que le plus fort à faire et les plus difficile de leur besogne était, quand la terre était venue jusques à l'ongle, c'est à dire, que la difficulté plus grand de la perfection gît à la fin.

XXI. De la Superstition. Ce traité est dangereux à lire, et contient une doctrine fausse: car il est certain, que la Superstition est moins mauvaise, et approche plus près du milieu de la vraie Religion, que ne fait l'Impieté et Atheisme.
L'IGNORANCE et faute de bien savoir que c'est que des Dieux, s'étant dés le commencement mespartie en deux branches: l'une se rencontrant avec des moeurs dures, comme en un pays rude, y engendra l'Impieté: l'autre avec des moeurs tendres, comme en pays mol, y imprima la Superstition. Or est il que tout erreur de jugement, mêmement en telle matière, est chose mauvaise, mais avec celui de la superstition, il y a une passion conjointe, qui est bien pire, pource que toute passion est comme une deception qui nous tient en fièvre: et tout ainsi comme les desbaitements de membres mis hors de leurs lieux, qui se font avec blesseur sanglante, sont les plus dangereux, aussi sont les distorsions de l'âme conjointes avec passion. Comme, pour exemple, si quelqu'un pense, que de petits corps indivisibles que l'on appelle Atomes, et le vide, soient les principes de l'univers, c'est une fausse opinion qu'il a, mais elle ne lui engendre point d'ulcère, elle ne lui donne point de fièvre, ni ne lui cause point de douleur qui le tourmente: et au contraire, si quelqu'un estime que la richesse soit le bien souverain de l'homme, cette fausseté d'opinion a une rouille et verm qui lui ronge l'âme, qui le transporte hors de soi, et ne le laisse point reposer, elle le poingt de furieux aiguillons, elle le precipite, par manière de dire, du haut des rochers, lui serre la gorge, et lui ôte toute liberté de franchement parler: ou bien, si quelques-uns ont opinion, que le vice et la vertu soient substances corporelles, et materielles, c'est à l'aventure une trop grosse et trop lourde ignorance, mais non pas digne d'être lamentée ni déplorée. Mais si ce sont de tels jugements, et de telles opinions,
O misérable et chétive vertu,
Or rien que vent et langage n'est tu,
Et comme étant une réele essence
Je t'exerçais en toute révérence,
Laissant le train d'injustice tenir,
Qui à tous biens fait l'homme parvenir,
Et rejetant intempérance arrière,
Celle qui est de tous plaisirs la mère:
ce sont celles dont on doit avoir pitié ensemble, et s'en courroucer, d'autant qu'elles engendrent plusieurs maladies, et plusieurs passions, comme des vers et des tignes, dedans les âmes où elles pénétrent: aussi pour venir à celles dont à présent il est question, l'impieté de l'atheiste est un faux et mauvais jugement qui lui fait croire qu'il n'y a point de nature souverainement heureuse et incorruptible, et le conduit par cette mécréance, à n'en sentir point aussi de passion: car sa fin, de n'estimer point qu'il y ait de Dieu, c'est de ne le craindre point aussi: mais la Superstition, ainsi <p 120r> comme la proprieté du nom Grec qui signifie crainte des Dieux, le donne clairement à connaître, est une opinion passionnée et une imagination, laquelle imprime en l'entendement de l'homme une frayeur qui abat et atterre l'homme, estimant bien qu'il y ait des Dieux, mais qui soient malfaisans, nuisibles et dommageables aux hommes, de manière que l'atheiste ne s'émeut aucunement envers la Deité, là où le superstitieux se mouvant et affectionnant envers elle autrement qu'il ne faut, se destort et fourvoye: ainsi l'ignorance fait à l'un décroire la nature qui est cause de tout bien, et à l'autre croire qu'elle soit cause de mal: tellement que l'impieté vient à être un faux jugement de Dieu, et la superstition une passion procédant d'un faux jugement. Or est-il bien vrai, que toutes les maladies et passions de l'âme sont laides et mauvaises, mais toutefois si y a il en quelques unes je ne sais quoi d'élevé et de haut, procédant de légèreté: et n'y en a pas une en manière de parler, qui soit destituée d'un mouvement actif, ains est le commun blâme que l'on donne à toutes passions, qu'avec leurs aiguillons actifs, elles pressent et violentent si fort la raison, qu'elles la forcent, excepté la peur seule, laquelle n'étant pas moins, destituée de raison que d'assurance, a un étourdissement et alienation de bon sens, oiseuse, morte, sans exploict ni effet quelconque. C'est pourqoy elle est par les Grecs appelée quelquefois Deima, qui signifie lien, et quelquefois Tarbos, c'est à dire, trouble, pource qu'elle tient l'âme liée sans pouvoir rien faire, et toute perturbée: [...]. [...]. mais entre toutes les sortes de peur, la plus confuse et la plus esperdue est celle de la superstition. celui qui ne navigue point ne craint point la mer, ni celui qui ne suit point les armes ne doute point la guerre, ni les voleurs et épieurs de chemins celui qui ne bouge de sa maison, ni le calomniateur celui qui n'a rien, ni l'envie celui qui n'a point d'états, ni le tremblement de terre celui qui habite en la Gaule, ni le tonnerre celui qui demeure en Aethiopie: mais celui qui craint les Dieux, craint toutes choses, la terre, la mer, l'air, le ciel, les tenebres, la lumière, le bruit, le silence, les songes. Les serfs oublient la dureté de leurs maîtres quand ils dorment: le sommeil allége les ennuis de ceux qui sont en prison, les fers aux pieds: les inflammations des plaies, les ulcère malings, qui mangement cruellement les membres tous vifs, les angoisseuses douleurs donnent quelque relâche aux patients ce pendant qu'ils sont endormis, ainsi que dit le poète Tragique,
O gracieux dormir, allégement
Doux aux travaux des malades, comment
Tu m'est venu au besoin secourable,
A ma douleur relâche désirable!
La superstition ne permet pas aux superstitieux de pouvoir dire cela, car elle seule ne fait point de trêves avec le sommeil, ni ne permet point à l'âme de pouvoir au moins aucunefois respirer, ni se rassurer, en rejetant arrière d'elles ces mauvaises et fâcheuses opinions qu'elle a de Dieu: ains comme si le dormir des superstitieux était un enfer, et le lieu des damnés, elle leur suscite des imaginations horribles, et des visions terribles et montrueuses des diables et des furies qui tourmentent la misérable âme, et la chassent hors de son repos par ses propres songes, desquels elle se flagelle et s'afflige elle-même, comme si elle le faisait par les étranges et cruels commandements de quelque autre: mais encore le pis est puis après, que quand ils sont esveillez et levés, ils ne mêprisent pas ce qu'ils ont songé, ni ne s'en moquent pas, et ne s'aperçoivent pas, qu'il n'y a rien de véritable en toutes ces visions qui les ont tourmentés: ains étant sortis de l'ombre de ces fausses illusions, où il n'y a mal quelconque, ils se deçoivent eux-mêmes à bon escient, et se tourmentent, et dépendent infiniment en des magiciens, diseurs de bonne aventure, triacleurs et hommes abuseurs et affronteurs, qui leur vont disant, Si d'aventure tu crains quelque <p 120v> vision nocturne, ou que tu aies été travaillé de Proserpine terrestre, appelle la vieille qui te pétrit le pain, et te plonge dedans la mer, et te tiens assis contre terre tout le long d'un jour.
O Grecs ayants trouvé des maux barbares,
par cette superstition se souiller de fange, se vautrer en la bourbe, chômer les sabbats, se jeter en terre vilainement la face contre bas, se tenir assis en public sur la terre, faire d'étrange et extravagantes adorations! Anciennement quand un joueur de cithre commençait à sonner, on lui commandait qu'il chantât de bouche juste, au moins ceux qui voulaient entretenir la musique legitime, à fin qu'il ne dît rien de de déshonnête: mais il est bien plus raisonnable que nous prions les Dieux de bouche droite et juste, et non pas en visitant les entrailles des hosties immolées, prendre garde si la langue en est pure et droite, et ce pendant détordre la nôtre, et l'infecter de noms pérégrins, étrangers, et la contaminer de mots barbaresques, en offensant les Dieux, et violant la dignité de la religion reçue et authorisée en notre pays. Mais le poète Comique a dit plaisamment en quelque passage, parlant de ceux qui dorent et argentent les chalits de leurs lits, pourquoi te rends tu cher le dormir, qui est le seul bien que les Dieux nous donnent gratuitement? aussi pourrait on dire à bon droit au superstitieux, que les Dieux nous ont donné le sommeil pour une oubliance et un repos de nos maux, pourquoi en fais tu une gehenne perpetuelle et douloureuse de ta malheureuse âme, qui ne peut refuir ni avoir recours à un autre sommeil? Heraclitus disait, que les hommes pendant qu'ils veillent n'ont qu'un monde commun à tous, mais quand ils dorment, que chacun d'eux s'en va au sien propre: mais le superstitieux n'a point de monde commun, car ni quand il veille il n'use point de sage discours qui l'assure, ni quand il dort il n'est jamais sans quelque chose qui le tourmente: car la raison sommeille, et la peur veille toujours, et jamais ne s'en peut sauver ni s'en défaire. Le Tyran Polycrates était redouté en Samos, Periander à Corinthe, mais nul ne les craignait plus depuis qu'il venait en une ville franche, étant régie par gouvernement populaire: là où celui qui redout l'empire des Dieux, comme une tyrannie severe et inexorable, où se retirera il? où s'enfuira-il? Quelle terre trouvera-il où il n'y ait point de Dieu? quelle mer? En quelle partie du monde pourras-tu devaller, pauvre homme, ni te cacher pour t'assurer que tu sois hors de la puissance des Dieux? Il y a loi pour les pauvres esclaves qui sont si durement traitez de leur maître, qu'ils n'espèrent pas jamais en pouvoir obtenir liberté, qu'ils peuvent requérir d'être vendus à un autre, et changer de maître qui leur soit plus doux et plus gracieux: mais la superstition ne nous donne point moyen de changer de Dieux, et ne saurait on trouver espèce de Dieux que le superstitieux ne craigne, attendu qu'il craint les Dieux tutelaires du pays, et les Dieux de la naissance: Il redoute les Dieux salutaires et sauveurs, il tremble de frayeur quand il pense à ceux à qui nous demandons richesse, abondance de biens, concorde paix, heureux succes de nos dits et de nos faits. Et puis ceux-ci estiment qu'être serf soit une calamité grande, en disant,
C'est grand malheur à homme et femme d'être
Serfs, mêmement de misérable maître.
et combien plus griève et plujs misérable servitude estimez vous que souffrent ceux qui ne s'en peuvent fuir, qui ne peuvent evader, ni se départir et retirer? le serf a les autels, ausquels il peut recourir, et y a beaucoup de temples, de la franchise desquels on n'ozerait enlever les voleurs mêmes: les ennemis qui s'enfuient après une défaite, s'ils peuvent embrasser une statue des Dieux, ou se jeter dedans une eglise, ils sont assurés de leur vie: mais le superstitieux, ce que plus il fremit, que plus il craint et redoute, c'est ce en quoi mettent leur espérance ceux qui ont peur de plus cruelles <p 121r> peines que l'on face souffrir aux hommes. Ne vous donnez pas peine de tirer par force un superstitieux des temples des Dieux, c'est là où plus aigrement il est affligé et tourmenté. Qu'est-il besoin de dire davantage? la mort est fin de la vie à tous hommes, mais non pas de la superstition, car elle étend ses bornes et limites au dela de l'extrémité de la vie, faisant sa peur plus longue que sa vie, et attachant à la mort une imagination de maux immortels: et lors qu'elle achéve tous ses ennuis et travaux, elle se persuade qu'elle en doive commencer d'autres qui jamais n'acheveront: les profondes portes de je ne sais quel Pluto dieu des enfers s'ouvrent, des fleuves de feu cruel, et les creuses baricaves de la rivière de Styx se découvrent, et se déplaient des tenebres pleines de plusieurs apparitions d'âmes et d'esprits, représentants des figures horribles à voir et des voix piteuses à ouïr: des juges, et des bourreaux, des abismes et des cavernes creuses, pleines de toutes sortes de gehennes et de tourments. Ainsi la misérable superstition, pour craindre par trop, sans propos, ce qu'elle imagine être mauvais, ne se donne garde qu'elle se sous-met à tous les maux du monde: et pour ne savoir eviter de se passionner de la crainte des Dieux, elle se forge l'attente de maux inevitables encore après sa mort. L'impieté de l'atheïste n'a rien de tout cela: il est bien vrai que son ignorance est bien malheureuse, et que c'est une grande calamité à l'âme que de mal voir, ou du tout être aveugle, en si grandes et si dignes choses, ayant le principal et le plus clair de ses yeux éteint, qui est la connaissance de Dieu, mais au moins cette crainte passionnée, cet ulcère de conscience, cette combustion d'esprit, et cette servile abjection, n'est point conjointe à son opinion. Platon écrit que la musique a été donnée aux hommes par les Dieux, pour les rendre modestes, gracieux, et bien conditionnés, non pas pour délices ni pour une volupté, ni un chatouillement d'oreilles, pource qu'il advient aucunefois, à faute des Muses et des Graces, grande confusion et désordre és accords et consonances de l'âme, qui se débauche quelquefois outrageusement par intempérance, ou par nonchalance, et la musique survenant là-dessus les ramène et les remet derechef tout doucement en leur ordre et en leur lieu: car, comme dit le poète Pindare,
Ceux qui ne sont point des élus
Du grand Jupiter bienvoulus,
Trouvent la voix melodieuse
Des Muses mêmes odieuse.
Voire et s'en aigrissent et courroucent: comme l'on dit que les Tigres, si on leur sonne des tabourins alentour d'elles, en entrent en fureur, et s'en tourmentent tant, que finablement elles s'en déchirent elles mêmes. Il y a doncques moins de mal en ceux qui par surdité, ou autre dureté et debilitation de l'ouïe, n'ont aucune passion ne sentiment de la musique. C'était un grand malheur à Tiresias de ne voir point ses enfants ni ses familiers, mais bien plus grief et plus grand fut-ce à Athamas et à Agavé de penser, en les voyant, voir des lions, ou des cerfs: et quand Hercules devint enragé, il lui eût mieux valu ne voir, ni ne sentir point ses enfants, que de faire à ceux qu'il aimait plus au monde, ce qu'il eût su executer à l'encontre de ses plus mortels ennemis. Ne te semble-il pas maintenant, qu'il y ait une semblable différence entre les atheïstes et les superstitieux? les atheïstes ne voyent point les Dieux du tout, les superstitieux les voyent autrement qu'il ne faut: les atheïstes se persuadent qu'il n'y en a point nullement: les superstitieux estiment effroiable ce qui est bénin, cruel comme un tyran ce qui est doux comme un père, nous portant dommage ce qui a tout soin de notre bien et profit, âpre et farouche en courroux ce qui est sans colère: et puis ils ajoutent foi à des fondeurs de bronze, à des tailleurs de pierre, et à des imagiers et mouleurs en cire, qui leur représentent les Dieux avec semblance de corps humains, et les forment, les accoutrent, et les adorent <p 121v> tels: et ce pendant ils mêprisent les philosophes, et les graves hommes de gouvernement, qui preuvent et montrent que la majesté de Dieu est accompagnée de bonté, de magnanimité, de benevolence et de soin de notre bien, tellement qu'il en demeure aux uns une privation de tout sentiment, et une mécréance des causes d'où procèdent tous biens, et aux autres une défiance et une crainte de ce qui ne fait que profiter et aider. Et en somme, l'impieté de l'atheïste est, ne sentir aucune passion envers la divinité, à faute d'entendre et de connaître ce qui est souverainement bon: et la superstition est un amas de diverses passions soupçonnant que ce qui est bon de nature soit mauvais: car les superstitieux craignent les Dieux, et néanmoins recourent à eux: Ils les flatent, et leur disent injures: Ils les prient et les accusent. C'est chose commune aux hommes de n'être jamais heureux en toutes choses, car comme dit Pindare parlant des Dieux,
Ceux-là ne sont ni à vieillesse,
ni à maladive faiblesse,
ni à autres maux asservis,
Toujours en liesse ravis,
Pour ne craindre point le passage
D'Acheron au bruyant rivage.
Mais les passions et affaires des hommes sont entremêlés de divers accidents et aventures, qui tournent tantôt en une sorte, et tantôt en une autre. Voyons doncques quel est l'atheïste premièrement és choses qui adviennent outre son gré, et considérons un peu son affection et disposition en telles occurrences. S'il est au demeurant homme modeste et temperé, il supportera sa fortune patiemment sans mot dire, et cherchera aide et confort de là où il pourra: mais s'il est véhément de nature, et qu'il porte impatiemment son malheur, il rejettera et fondera toutes ses plaintes et lamentations sur la fortune et casuelle aventure, et criera qu'il n'y a rien qui soit gouverné par justice ni par providence és choses humaines, ains que tout y va temerairement et confusément en perdition. Mais la façon du superstitieux n'est pas telle, car l'accident à lui survenu sera le moindre de ses maux, ains demeurant assis sans pourvoir à rien, se bâtira sur sa douleur d'autres afflictions grandes et grièves, et dont il ne se pourra défaire, et se remplira lui-même de peurs, de frayeurs, de soupçons, et de troubles et perturbations, s'attachant en toutes ses plaintes et lamentations à la providence divine: car il n'accuse de ses malheurs ni l'homme, ni la fortune, ni l'occasion, ni soi-même, ains attribue le tout à Dieu, et dit que c'est de là que lui descend et lui court sus une influence céleste de tout malheur, preschant qu'il n'est pas homme malheureux, mais haï et malvoulu des Dieux, et qu'il est méritoirement puni, affligé, et tourmenté par la providence divine. Si l'atheïste devient malade, il discourt en lui-même, et se ramène en mémoire s'il a point trop mangé, ou trop bu, ou s'il a point fait quelque autre désordre en son vivre, s'il a point travaillé excessivement ou s'il a point changé d'air qui lui fut familier en autre fort étrange et trop différent du sien naturel. Et si d'aventure il lui est survenu quelque desastre en matière de gouvernement de la chose publique, qu'il ait encouru quelque disgrâce et mauvaise réputation envers le peuple, ou s'il a été calomnié envers le prince, il en va rechercher la cause en luymême, et és choses qui sont alentour de lui,
Où ai-je été, qu'ai-je fait, ou mesfait?
Qu'ai-je oublié que je deusse avoir fait?
Mais le superstitieux dira, que toute maladie de son corps, perte de biens, mort d'enfants, toute adversité et toute malencontre en affaires de gouvernement, seront autant de coups de l'ire des Dieux, et d'assaults de la justice divine, tellement qu'il n'osera pas se secourir soi-même, ni détourner son malheur, ou bien remédier à son <p 122r> inconvénient, non pas même s'y opposer, de peur qu'il ne semble se vouloir attacher à combattre contre les Dieux, ou leur resister quand ils le veulent châtier: en sorte que s'il est malade, il chassera hors de sa chambre le médecin qui le viendra visiter: s'il est en deuil, il sera fermer sa porte au philosophe qui le viendra consoler et réconforter: Laisse moi mon ami, dira-il, payer la peine que j'ai méritée, méchant, malheureux et maudit homme, haï des Dieux et demi-dieux, que je suis. On peut bien a un homme qui ne crait point et ne se persuade point qu'il y ait de Dieu, qui au demeurant est outré de douleur, et se tourmente desespereement, lui essuyer la larme de l'oeil, lui faire touzer ses cheveux, lui ôter sa robe de deuil. Mais le superstitieux, comment lui parlerez-vous? comment lui donnerez-vous secours? Il sera en sa douleur dehors de sa maison, affublé d'un sac, ou ceint sur les reins de quelques méchants haillons tous déchirés, souvent il se vautrera tout nud dedans la fange, il confessera et déclarera je ne sais quels péchés et fautes qu'il aura commises, comme qu'il aura bu ou mangé ceci ou cela, ou qu'il aura été quelque part où Dieu lui défendait d'aller: et s'il est le mieux qu'il saurait être pour superstitieux, et que sa superstition soit douce, pour le moins sera-il en sa maison assis avec force sacrifices que l'on fera autour de lui, force aspersions: et les vieilles qui lui viendront attacher, et pendre au col, ne plus ne moins qu'a un pau fiché, comme disait Bion, tous les brevets, et sorcelleries et sottises qu'elles auront en main. On lit que Teribasus quand les Perses le voulurent prendre prisonnier, mit le main à son cimeterre qui était fort et roide, et se défendit vaillamment: mais si tôt qu'ils lui crièrent et protestèrent, que c'était par commission et commandement du Roi qu'ils le voulaient prendre, il jeta incontinent son épée, et bailla ses deux mains à lier. N'est-ce pas chose du tout semblable à ce que nous disons? Les autres combattent à l'encontre des adversités, et repoussent les afflictions, faisant tout ce qui est en eux pour les evader, et pour détourner ce qu'ils ne voudraient pas voir advenir: Mais le superstitieux ne veut écouter personne, ains dit en lui-même à part soi: Ô misérable, tout ce malheur te vient de la providence divine, et par le commandement de Dieu. Il rejette toute espérance, il s'abbandonne lui-même, il fuit et repousse ceux qui le veulent secourir. Il y a beaucoup de maux qui d'eux-mêmes sont mediocres, que les superstitieux rendent mortels. L'ancien Roi Midas étant troublé et fâché pour quelques songes qu'il avait songés, à la fin se desespera, tellement qu'il se fit volontairement mourir, en buvant du sang de taureau: et Aristodemus Roi des Messeniens, en la guerre qu'il eut contre les Messeniens, étant advenu que les chiens hurlèrent comme des loups, et que alentour de son autel domestique il était cru de l'herbe qui s'appelle chiendent, et que ses devins lui dirent qu'ils redoutaient fort ces signes-là, il en conceut en son coeur une si grande tristesse, et en entra en si grand desespoir, qu'il se défit lui-même. Et eût à l'aventure mieux valu que Nicias se fut ainsi délivré de sa superstition, comme firent Midas et Aristodemus, que pour la crainte de l'ombre de l'eclipse de la lune, attendre que l'ennemi le vint envelopper et enceindre tout à l'entour, et au bout du jeu tomber vif entre les mains de ses ennemis, qui le firent mourir honteusement avec quarante mille hommes Atheniens, qui furent ou mis à l'épée, ou pris prisonniers: car l'opposition de la terre se rencontrant diametralement entre la Lune et le Soleil n'était pas à craindre ni à redouter en temps où il était besoin se servir de ses pieds, mais bien étaient dangereuses les tenebres de la superstition, de troubler et confondre le jugement de celui qui y était tombé, en temps mêmement qui avait plus besoin de bon sens et de bon entendement.
Déjà la mer commence à se froncer
De pers sillons, et à se courroucer:
Déjà la nue alentour environne <p 122v>
Le haut des monts de venteuse couronne,
En se levant tout' droite contre mont.
Cela est un signe de tempeste: ce que voyant le bon pilote, prie bien aux Dieux de lui faire la grâce d'en échapper, et invoque à son aide ceux que l'on appelle Salutaires: mais cependant, en faisant ses prières, il prend en main le timon, il baisse l'antenne, et tâche en amenant la maîtresse voile, à se jeter hors de la mer tenebreuse. Hesiode commande, avant que le laboureur commence à labourer ou semer,
Faire ses voeux à Jupiter terrestre,
Et à Ceres la Déesse champestre:
mais c'est an ayant la main sur le manche de la charrue. Et Homere fait que Ajax, étant sur le point de combattre tête à tête contre Hector, admoneste les Grecs de faire prière aux Dieux pour lui: mais que cependant qu'ils prient, lui s'arme très bien de toutes pièces. Et Agamemnon après avoir recommandé aux soudards Grecs,
chacun sa lance aiguise et tiene prête,
Et son écu ainsi qu'il faut apprête: alors il requiert à Jupiter,
O Jupiter donne moi cette grâce,
Que de Priam la cité je terrace.
Car Dieu est espérance de vertu, non pas excuse de lâcheté. Mais les Juifs étant la solennité de leurs grands sabbats, combien que les ennemis plantassent les échelles et gagnaissent leurs murailles, demeurèrent assis en robe de deuil en leurs maisons, et ne s'en levèrent jamais de leurs sieges, ains demeurèrent liez et enveloppez en leur superstition comme dedans une seine. Voilà quelle est la superstition és occurrences des temps et affaires qui ne succèdent pas à gré, ains au rebours de notre volonté, c'est à dire en adversité: mais elle n'est de rien meilleure que l'atheïsme és succes qui adviennent à souhait et en prosperité. Il n'est rien si joyeux entre les hommes, que les solennitez des fêtes, et les festins qui se font és sacrifices près des temples, les confrairies où l'on est purifié de ses péchés, et ceremonies du service des Dieux, où l'on les prie et les adore. Or considérez quel est l'atheïste en ces endroits-là: il se rira d'un ris furieux, et, comme l'on dit communement, Sardonien, de voir les choses que l'on y fait: et quelquefois dira tout bas en l'oreille de ses plus familiers qui seront à l'entour de lui, Ceux-là sont bien hors du sens et enragés, qui estiment que telles choses soient agréables aux Dieux: au reste il n'aura mal du monde. Mais le superstitieux voudrait bien, et ne peut, se réjouir, ni prendre plaisir, et est son âme comme la ville que décrit Sophocles,
Pleine de chants, parfums, encensements,
Pleine de pleurs, et de gémissements.
Il pâlit de peur, et a sur sa tête un chapeau de fleurs: il sacrifie, et tremble de crainte: il fait sa prière d'une voix tremblante: il met de l'encens dedans le feu, et la main lui branle: et bref, il rend le dire de Pythagoras inepte et vain, lequel soûlait dire, «Que nous sommes lors plus gens de bien, quand nous allons devers les Dieux:» car c'est alors que les superstitieux sont plus misérables, et plus malheureux, quand ils entrent dedans les temples et sanctuaires des Dieux, comme si c'étaient des cavernes d'ours, ou des trous de dragons, ou des creux de montres marins. C'est pourquoi je m'émerveille de ceux qui appellent la mécréance et le péché des Atheistes, impieté, et non pas la superstition. Et toutefois Anaxagoras fut accusé d'impieté pour autant qu'il avait dit, que le Soleil était une pierre, et jamais homme n'appella les Cimmeriens impieux, pource qu'ils estiment qu'il n'y ait point totalement de Soleil. Que me dis-tu? celui qui estimera qu'il n'y ait point de Dieux sera tenu pour impieux et excommunié, et celui qui estime qu'il y en ait de tels comme le superstitieux les juge, n'a-il pas des opinions beaucoup plus impieuses et plus méchantes? Quant <p 123r> à moi j'aimerais mieux que les hommes dissent de moi, que Plutarque ne fut jamais ni n'est point aucunement, que s'ils disaient, Plutarque est un homme inconstant, variable, colère, et vindicatif pour la moindre occasion du monde, despit et chagrin. Si vous conviez les autres à souper, et que vous le laissiez: si étant empêché, vous ne venez au-devant de lui à la porte: si vous faillez à le saluer, il vous mangera le corps, en vous mordant à belles dents, il prendra un votre petit enfant, et le vous gehennera, il aura quelque mauvaise bête sauvage qu'il envoyera dedans vos terres, et gâtera tous vos fruits. Le musicien Timotheus chantait un jour en plein théâtre à Athenes les louanges de Diane, en l'appellant, comme font les poètes, furieuse, forsennée, transportée, enragée. Et Cinesias un autre joueur d'instruments se levant d'entre les spectateurs, lui dit tout haut, Que plût aux Dieux que tu eusses une telle fille: et néanmoins les superstitieux estiment de semblables choses, voire encore pires, de Diane, A la miene volonté que tu entrasses, soit que tu vinsses de faire pendre quelqu'un, ou de tyranniser femmes grosses en travail d'enfant, ou d'en faire avorter, encore toute souillée de sang, ou des carrefours, tirant après toi tes purifications, accompagnée du malin esprit. Et si n'ont de rien meilleur sentiment, ni plus honnête jugement d'Apollo, de Juno, ni de Venus, pource qu'ils les craignent et redoutent tous. Et néanmoins, quelle injure plus outrageuse avait dite Niobe de Latone, que cela que la superstition persuade aux fols d'elle? c'est à savoir, qu'elle étant irritée des paroles outrageuses que Niobe lui avait dites, lui fit tuer à coups de flèches six fils et six filles, jà tous étant en âge de marier, tant elle était insatiable des maux d'autrui, et irreconciliable. Car quand bien il serait ainsi, que celle Déesse eût de la colère, qu'elle haïst les méchants, et qu'elle fut marrie d'ouïr mal dire de soi, et qu'elle ne se fut pas plutôt moquée de la sottise et ignorance humaine, ains s'en fut courroucée, plutôt eût elle du descocher ses flèches sur ceux qui vont faussement mettant en avant qu'elle soit si amèrement vindicative, et qui vont disant et écrivant telles choses d'elle. Nous abominons et detestons la cruauté d'Hecuba, comme étant barbare et bestiale, quand elle dit au dernier livre de l'Iliade,
Je mangerais volontiers sa fressure
A belle dents, sans lâcher la morsure:
et les superstitieux estiment que la Déesse de Syrie, si quelqu'un mange des anchois ou des mandoles, qu'elle lui mange le gras des jambes, elle lui emplit le corps d'ulceres, et lui fait pourrir le foie. Comment si c'est méchamment fait de médire des Dieux, ne sera-ce pas aussi méchamment fait d'en mal penser et mal estimer? vu mêmement que c'est l'opinion de l'injuriant, qui fait réputer sa parole injurieuse: car nous ne detestons l'injure que pour autant qu'elle est signe d'une maligne volonté, et réputons nos ennemis ceux qui disent mal de nous, comme gens ausquels il ne nous faut pas fier, et qui ont envie de nous mal faire. Voyez quel jugement les superstitieux ont des Dieux, quand ils les estiment étourdis, déloyaux, muables, vindicatifs, cruels, chagrins, et colères: dont il s'ensuit nécessairement qu'ils les haïssent, et qu'ils les craingnent, et ne peut être autrement, puis qu'ils se persuadent que les plus grands maux qu'ils aient oncques endurés par le passé, et qu'ils soient encore pour endurer à l'advenir, leur sont arrivés par eux: et s'il est ainsi qu'ils les haïssent et qu'ils les craignent, ils sont doncques leurs ennemis: et si ne faut pas trouver étrange cela, vu qu'ils les prient, qu'ils les adorent, qu'ils leur sacrifient, et qu'ils ne bougent ordinairement des Eglises: car nous voyons que l'on fait la révérence aux tyrans, on les salue, on leur fait la cour, on erige en leur honneur des statues d'or ou d'argent, mais ce pendant on ne laisse pas à les haïr de mort secrètement, bien qu'on sacrifie en apparence pour eux. Hermolaus faisait la cour à Alexandre, Pausanias <p 123v> était l'un des garde-corps de Philippus, et Chaereas de Caius, mais chacun de ceux là en allant après eux disait en soi-même,
Certainement si j'avais la puissance,
De toi tyran je ferais la vengeance.
Ainsi l'atheïste pense qu'il n'y ait point de Dieux, et le superstitieux veut qu'il n'y en ait point, mais il le crait partant malgré lui, d'autant qu'il a peur de mourir: mais s'il pouvait, comme Tantalus, sortir de dessous cette grosse pierre qui lui pend sur la tête, aussi lui se décharger de cette peur qui ne le presse pas moins, il aimerait bien cherement, et trouverait bienheureuse la disposition et condition de l'atheïste, comme un franchise et liberté. Or maintenant l'atheïste ne tient rien du monde de la superstition, et au contraire le superstitieux de volonté étant atheïste, est plus couard et plus faible que de pouvoir croire et se persuader des Dieux ce qu'il voudrait bien. Et puis l'atheïste ne donne jamais cause ni occasion de naître à la superstition, là où la superstition donne commencement à l'atheïsme, et puis quand il est né, encore lui donne elle excuse, non pas vraie ni honnête, mais au moins qui lui sert de quelque couleur et couverture: car les sages hommes anciens voyants qu'il n'y avait rien que l'on sût reprendre au ciel, ni négligence, ou désordre et confusion quelconque au mouvement des astres, ni aux saisons de l'année, ni à leurs révolutions, ni au cours du soleil alentour de la terre, qui est la cause du jour et de la nuit, ou à la nourriture des animaux, et génération des fruits annuels de la terre, pour ces considérations et autres semblables, ils ont à bon droit condamné de tout point l'impieté des atheïstes. Mais les faits et oeuvres de la superstition, ses passions dignes de moquerie, ses paroles et ses mouvements, ses charmes et sorcelleries, ses courses çà et là, ses battemens de tabourins, ses impures purifications, ses ordes et salles sanctifications, ses barbares et illicites corrections, déchirements et lacérations du corps, toutes ces choses-là donnent occasion à aucuns de dire, qu'il est meilleur qu'il n'y ait du tout point de Dieux, que qu'il y en ait qui reçoivent ou approuvent tous ces abus-là, ne qui y prennent plaisir, ne qui soient si outrageux, que se courroucent de si peu de chose, ne si malaisés à appaiser. N'eût-il pas été meilleur pour ces Gaulois ou Tartares-là du temps jadis, de n'avoir jamais eu aucun pensement ni imagination, ni lecture ou connaissance des Dieux, que de penser qu'il y en eût qui se délectassent de sang humain répandu, ni de croire que le plus saint et le plus parfait sacrifice fut de couper la gorge à des hommes? N'eût-il pas mieux valu pour les Carthaginois, qu'ayants eu Critias ou Diagoras pour legislateurs dés le commencement, ils eussent estimé qu'il n'y eût eu ne Dieux ne diables au monde, que de sacrifier à Saturne ce qu'ils lui sacrifiaient? non pas comme dit Empedocles reprenant ceux qui immolent des animaux aux Dieux,
Le père même entre ses mains levant
Son propre fils en autre corps vivant,
Changé de forme aux célestes l'immole,
Faisant ses voeus, tant il a tête folle:
mais sachans, connaissants et voyans, eux-mêmes immolaient leurs propres enfants, et ceux qui n'en avaient point en achetaient des pauvres, comme si c'eussent été des agneaux, ou des chevreaux, et fallait que la mère propre qui les avait vendus assistât au sacrifice, sans montrer apparence quelconque de s'émouvoir à pitié, et sans pleurer ne soupirer, autrement elle perdait le prix et l'argent de son fils, et néanmoins son enfant ne laissait pas pour cela d'être sacrifié: davantage à l'entour de la statue à qui se faisait ce sacrifice, tout était plein de joueurs de flûtes, de aubois, et de tabourins, afin que l'on n'ouît point le cri de l'enfant. Or si des diables ou des géants, ayants chassé les Dieux, avaient usurpé l'empire et la seigneurie de ce monde, de <p 124r> quels autres sacrifices se réjouiraient ils, ne quelles autres offrandes pourraient ils demander aux hommes? Amestris la mère du Roi Xerxes enfouit en terre douze hommes vivans, dont elle faisait offrande à Pluton, pour cuider allonger sa vie: combien que Platon dise, que ce Dieu Pluton étant humain, sage et riche, et retenant les âmes par douces paroles, et gracieuses remontrances, en a été appelé par les Grecs, Ades, qui vaut autant à dire comme plaisant. Et Xenophanes voyant que les Aegyptiens se battaient et frappaient leurs poitrines en leurs fêtes, et se lamentaient és jours de leurs solennités, les admonesta bien pertinemment: «Mes amis, si ceux-ci dont vous solennisez les fêtes sont Dieux, ne les lamentez point: et s'ils sont hommes, ne leur sacrifiez point.» Mais il n'y a rien si plein de toutes sortes d'erreurs, il n'y a maladie si mêlée de diverses passions, et contraires opinions et repugnantes les unes aux autres, comme est celle de la superstition: pourtant la faut il fuir, mais que ce soit sûrement et utilement, non pas comme ceux qui fuient la surprise des brigants ou des bêtes cruelles et sauvages, ou le feu, qui sont si esperdus et si transportés de frayeur, qu'ils ne savent qu'ils font, ne là où ils vont, et en fuyant ainsi follement et indiscrettement, se vont jeter en des destours, où ils rencontrent des abismes de baricaves et des precipices de roches coupées. Aussi y en a il qui fuyants la superstition, se vont ruer et precipiter en la rude et pierreuse impieté de l'atheïsme, en sautant par-dessus la vrai Religion, qui est assise au milieu entre les deux.

XXII. Du Bannissement, ou de l'exil. ENTRE les propos, ne plus ne moins qu'entre les amis, les meilleurs et les plus certains sont ceux qui nous assistent en nos adversités, non point inutilement, mais pour nous aider et secourir: car il y en a beaucoup qui se présentent, et qui parlent à nous quand il nous est advenu quelque malencontre, mais c'est sans profit, ou plutôt avec dommage: ne plus ne moins que ceux qui ne sont pas assez exercités à plonger, en cuidant secourir ceux qui se noyent, étant embrassez par eux, sont eux-mêmes tirés à fond. Or faut-il que les propos et raisons qui viennent des amis et de ceux qui veulent profiter, soient à la consolation de l'affligé, non pas à la justification de ce qui afflige: car nous n'avons pas besoin de personnes qui pleurent ne qui lamentent avec nous en nos tribulations, comme fait ordinairement l'assemblée du chorus és Tragoedies, ains avons besoin d'hommes qui parlent à nous franchement, et qui nous remontrent, que se contrister, affliger, et abbaisser soi-même, non seulement est inutile en toute chose, et procède de vanité et de folie: mais là où les affaires mêmes, qui les sait bien prendre et manier avec raison, et les découvrir tels qu'ils sont, nous donnent occasion de dire,
Tu n'as dequoi aucunement te plaindre,
Si tu ne veus le simuler et feindre.
Ce serait à nous trop grand simplesse si nous ne demandions au moins à notre chair, que c'est qu'elle a, et à notre âme, si pour le malheur advenu elle en est devenue pire, ains qu'il nous fallût avoir des étrangers, qui nous enseignassent notre mal et douleur, en plorant et se lamentant avec nous. Et pourtant quand nous sommes à part seuls, nous devons examiner notre coeur sur tous et chacun des mauvais accidents, comme si c'étaient fardeaux: car le corps est aggravé seulement par <p 124v> la pesanteur du fardeau qu'on lui charge, mais l'âme bien souvent d'elle-même ajoute la pesanteur aux affaires. La pierre de sa nature est dure, la glace de sa nature est froide, et n'apporte pas de dehors casuellement, l'une la dureté, ni l'autre la froideur glacée: mais les bannissemens, les rebuts, et pertes d'honneurs, comme au contraire aussi les honneurs, les magistrats et les preeminences, qui ont puissance de nous réjouir ou attrister, selon la mesure, non de leur propre nature, mais de notre jugement, un chacun se les rend ou pesans, ou légers, et faciles à porter: et au contraire, d'où vient que Polynices répond ainsi à la demande qui lui est faite par sa mère,
quoi donc, est il un grand mal arrivé,
A qui se void de son pays privé? Polynices,
Oui très grand, et en expérience
Plus qu'exprimer ne saurait éloquence.
Mais au contraire Alcman, ainsi comme dit celui qui a fait cet Epigramme,
Sardis était jadis la demeurance
De mes parents, là où je pris naissance,
Et fus nourri, appelé Macelas,
A la façon du pays, où Celsas:
robe et joyaux de fin or je portoye,
Et le plaisant tabourin je battoye;
Mais maintenant Alcman je suis nommé,
L'un des bourgeois de Sparte renommé,
ayant appris les Muses de la Grèce,
Qui m'ont rendu en gloire et alaigresse
Plus triomphant que ne fut onc Gyges,
ni le tyran qui eut nom Dascyles.
Car l'opinion rend une même chose à l'un utile, comme bonne monnayé qui a cours, et à l'autre inutile: mais supposons que l'exil et bannissement soit chose griève à supporter, comme plusieurs le disent et le chantent: aussi y a il entre les choses que l'on mange quelques unes qui sont amères ou aigres, et qui poignent le sentiment, mais en les mêlant parmi quelques unes des douces et gracieuses, nous leur ôtons ce qu'elles ont de desagréable à la nature: aussi y a il des couleurs qui offensent la vue, tellement qu'elle s'en éblouit et s'en trouble, tant elles sont esclattantes, âpres et brillantes. Si doncques pour remédier à la dureté malaisée de telles couleurs, nous avons inventé d'y mêler de l'ombre, ou bien nous détournons nos yeux à regarder quelque couleur verdoyante et délectable: le même pourrons nous aussi semblablement faire des sinistres accidents de la fortune, en mêlant parmi les bonnes et désirables qualités qui sont en toi maintenant, abondance de biens, nombre d'amis, repos d'affaires, n'avoir besoin de chose quelconque nécessaire à la vie humaine. Je ne pense pas qu'il y ait Sardianien qui n'aymât mieux, et ne fut plus content, d'avoir les biens que tu as, voire en exil, et hors de sa maison, en pays étranger, que comme les huîtres, qui sont collés et attachés à leurs coquilles, n'avoir autre bien que de jouir en paix, sans fâcherie, de ce qu'il a en sa maison. Ne plus ne moins doncques, qu'en certaine Comoedie il y a quelqu'un qui admoneste son ami étant tombé en adversité, d'avoir bon courage, et de combattre la fortune: et l'autre lui demande, «En quelle manière?» Il lui répond, «En philosophe,» c'est à dire, en homme sage, armé de patience. Aussi nous maintenant en cette adversité combattons-la de patience, ainsi qu'il appartient à homme sage: car comment est-ce que nous nous défendons de la pluie? comment est-ce que nous nous vengeons de la bise? En cherchant le feu, en nous mettant dedans une étuve, en faisant provision de robe et de couverture: nous ne demeurons pas assis à nous mouiller à loisir <p 125r> quand il pleut, ni ne plorons pas sans nous mettre au couvert et à l'abri: aussi en ce qui s'offre présentement, as tu moyen, plus que nul autre, de refaire et réchauffer cette partie de ta vie, qui semble un peu refrodie, attendu que tu n'as besoin quelconque de tous autres secours, pourvu que tu en veuilles user par raison. Car les ventoses que les médecins appliquent, tirants du corps humain ce qu'il y a de plus mauvais sang, allégent et conservent au reste le demeurant: mais les hommes chagrins de nature, hargneux et sujets à se plaindre continuellement, à force de ramasser tousjous en leur entendement ce qu'il y a de plus mauvais en leur fortune, et de le remémorer souvent, en s'attachant ordinairement à leurs ennuis, se rendent inutile cela même qui est utile, et au temps qu'il peut le plus profiter: car les deux tonneaux qu'Homere dit être au ciel pleins des destinées des hommes, l'un des bonnes, et l'autre des mauvaises, ce n'est pas Jupiter qui séant en son throne les distribue, et qui envoye aux uns des aventures douces, et toujours mêlées de quelque bien, et aux autres, par manière de dire, des ruisseaux continuels de pures miseres et maux: mais entre nous ceux qui sont sages, et qui ont bon entendement, espuisent de leurs bonnes aventures ce qu'il y peut avoir de mauvais mêlé parmi, et par ce moyen rendent la vie plus joyeuse et plus aisée à avaler, en manière de dire: là où au contraire vous diriés, que la plupart des hommes passent leurs fortunes par une couloire, aux trous de laquelle s'attachent et s'arrêtent les mauvaises, et les bonnes s'écoulent à travers. Pourtant faut, encore que nous soyons tombés en quelque inconvénient, qui à la vérité soit mauvais et fâcheux, induire par-dessus quelque réjouissance et quelque gaieté de ce que nous avons d'ailleurs et qui nous demeure de bien, en rabotant et polissant, s'il faut ainsi parler, ce qui est rude et âpre, parce qui est doux et gracieux: mais quant aux accidents qui de leur nature n'ont rien de mauvais, et où tout ce qui nous travaille est entièrement feint et controuvé par une vaine opinion et folle imagination, il faut faire comme nous faisons aux petits enfants qui craignent les masques, nous les leur approchons de près, et les manions devant eux, tant que nous les accoutumons à n'en faire plus de compte: aussi en y touchant de près, et y arrêtant le discours de notre entendement à le bien considérer, et découvrir ce qu'il y a de fausse apparence, de vanité et de feinte Tragoedie, comme est l'accident qui de présent t'est arrivé, d'être banni de ton pays, selon l'erreur de la commune opinion. Car par nature il n'y a point de pays distingué non plus que de maison, ni d'heritage, ni de boutique de serrurier ou de chirurgien, comme disait Ariston: ains est chacune de ses choses-là ou plutôt s'appelle et s'estime propre à celui qui y habite et qui s'en sert: car l'homme ainsi que disait Platon, n'est pas une plante terrestre qui ait ses racines fichées en terre, ne qui soit immobile, ains est céleste, la tête en étant la racine, de laquelle le corps s'éleve droit contremont devers le ciel. Voilà pourquoi Hercules disait en une Tragoedie,
quoi qu'on me face Argien ou Thebain,
Point ne me vante être de lieu certain,
Toute cité de Grèce est ma patrie.
Mais Socrates disait encore mieux, qu'il ne pensait être ni d'Athenes, ni de la Grèce, mais du monde, comme qui dirait Rhodien ou Corinthien, d'autant qu'il ne se serait enfermé dedans les limites des promontoires de Sunium ou de Taenarus, ou des montagnes Ceraunienes.
Vois tu ce haut infini firmament,
Qui en son sein liquide fermement
Tient la rondeur de la terre embrassée?
Ce sont les bornes de notre pays, et n'y a nul qui au dedans d'icelles se doive estimer banni, ni pélerin ou étranger: là où il y a même feu, une même eau, un même <p 125v> air, mêmes magistrats, mêmes gouverneurs, et mêmes presidents, le Soleil, la Lune, l'étoile du jour, mêmes lois pour tous, sous un même ordre, et sous une même conduitte, le solstice d'hiver, le solstice d'été, l'equinocce, les Pleiades, l'étoile d'Arcturus, la saison de semer, la saison de planter, un même Roi et même prince de tout ce qui est, Dieu, ayant en sa main le commencement, le milieu, et la fin de tout l'univers, marchant droitement et se promenant par tout, selon nature, toujours accompagné de droiture et de justice, qui venge ceux qui transgressent aucun point de la loi divine, de laquelle nous autres usons envers tous autres hommes, comme envers nos citoyens. Mais que tu n'habite point en la ville de Sardis cela n'est rien: car aussi tous les Atheniens n'habitent pas au bourg de Colyttus, ni tous les Corinthiens en la rue de Cranium, ni tous les Laconiens en la villette de Pittane. Est-ce à dire que tous les Atheniens qui passèrent de la ville de Melite en celle de Dromide fussent tous étrangers, ou bien sans pays, attendu que là ils solennizent encore le mois de leur transmigration, et y font un solennel sacrifice qu'ils appellent Metagitnia, en mémoire de leur transition à autre voisinage, qu'ils reçurent fort aisément, enjoye, et avec contentement? Je crois que tu ne le voudrais pas dire. Quelle partie doncques de la terre habitable, ou bien de l'universelle, est loin l'une de l'autre, vu que les Mathematiciens preuvent et demontrent par raison, que le total d'icelle ne tient lieu que d'un point qui n'a nulle dimension au regard du firmament? Mais nous, comme des formis chassez hors de leur formilliere, ou des abeilles jetées hors de leur ruche, nous desconfortons et nous trouvons tous étranges, parce que nous ne savons pas nous attribuer et estimer propres à nous toutes choses, comme elles le sont, combien que nous nous moquions ordinairement de la sottise de ceux qui disent, que la Lune d'Athenes soit meilleure que celle de Corinthe: et cependant nous sommes en même erreur de jugement, quand étant hors du lieu de notre demeurance nous méconnaissons la terre, la mer, l'air, et le ciel, comme étant autres et tous différents que ceux que nous avons accoutumés: Car la nature nous laisse aller par le monde tous libres et déliés: mais nous mêmes nous lions, nous emprisonnons et emmurons, en nous estraignant et réduisant à peu de petite et étroite place. Et puis nous nous moquons des Rois de Perse, de ce qu'ils ne boivent jamais autre eau que de celle de la rivière de Choaspes, par cette manière de faire se rendent toute la terre habitable au demeurant stérile d'eau pour eux: et quand nous sommes remuez de lieu à autre, regrettant ou la rivière de Cephisus, ou celle d'Evrotas, ou la montagne de Taugetus, ou de Parnassus, nous nous rendons tout le demeurant de la terre inhabitable, comme un desert où il n'y ait point de ville pour nous. Et au contraire, quelques Aegyptiens par une colère ou trop grande dureté de leur Roi, s'étant transportés en Aethiopie, comme leurs parents et amis les priassent et admonestassent de s'en retourner vers leurs femmes et leurs enfants, en découvrant leurs parties naturelles, un peu bien effrontément, ils répondirent, qu'ils n'auraient point de faute de femmes ni d'enfants, tant qu'ils auraient ces outils là quand et eux: mais on peut bien plus honnêtement et plus gravement dire, que celui auquel en lieu qu'il soit ne défaut commodité des choses qui lui sont nécessaires pour sa vie, là ne pourrait on dire que celui la soit hors de son pays, sans ville, ni sans feu, ne lieu, ne qu'il y soit étranger, pourvu qu'il ait l'oeil et l'entendement à cela qui le gouverne, et lui serve comme d'une ancre, à fin qu'il se puisse servir de tout port, et de tout haute où il abordera: car quand on a perdu ses biens, il n'est pas facile soudainement en ramasser d'autres: mais toute ville est le pays de celui qui s'en sait bien servir, et qui a des racines qui puissent vivre et se nourrir par tout, et prendre pied en tout lieu, telles que les avait Themistocles, ou Demetrius le Phalerien, lequel après avoir été banni d'Athenes, se trouva le premier homme de la cour du Roi <p 126r> Ptolomaeus en Alexandrie: là où non seulement il eu abondance de tous biens pour lui, mais qui plus est, envoya des présents aux Atheniens: et Themistocles étant nourri et entretenu par la liberalité du Roi de Perse en état de Prince, dit, ainsi que l'on raconte, à sa femme et à ses enfants, «Nous étions perdus, si nous n'eussions été perdus.» Pourtant Diogenes surnommé le Chien, répondit pertinemment à un qui lui reprochait que les Sinopiens l'avaient banni du pays de Pont: «Et moi, dit-il, je les ai confinés dedans le pays de Pont, à la charge qu'ils ne partent jamais des rivages et des falaises de la mer majour, qui est Pont Euxine.» Et Stratonicus étant en l'îsle de Seriphe, qui est fort petite, demanda à son hoste, pour quel crime on punissait de bannissement les malfaiteurs en leur pays: et comme il lui eût répondu, que c'était pour crime de faux: «Et que ne fais-tu donc quelque fausseté, lui répliqua il, afin que tu sortes de cette étroite prison?» là où, ce disait un poète Comique, «on cueille les figues avec des fondes,» et là où l'on a à foison de toutes nécessitez. Car si tu veux bien considérer la vérité sans vaine opinion, celui qui a une ville affectée, est étranger et pélerin de toutes les autres: Car il n'est pas honnête ni raisonnable, qu'abandonnant la sienne propre, il aille habiter celles des autres. «Sparte t'est échue en ton sort, honore la:» quoi qu'elle soit ou de peu de renom, ou mal saine: et encore quelle soit travaillée de séditions civiles, ou d'autres turbulents affaires: mais celui à qui la fortune a ôté celle qui lui était propre, à celui-là elle abandonne celle qui lui plaira. Ce beau precepte des Pythagoriens serait bien sage et bien utile à prattiquer en cet endroit, «Choisi la voie qui est la meilleur, l'accoutumance te la rendra agréable et plaisante:» choisi la meilleure et la plus plaisante ville, le temps te la rendra ton pays, qui ne te distraira point de tes affaires, ne te fâchera point, ne te commandera point: contribue, va en ambassade à Rome, reçois le capitaine en ta maison, prends une telle charge. celui qui ramenera bien tout cela en sa mémoire, pourvu qu'il ait entendement, et qu'il ne soit point aveuglé de vanité, il élira et souhaittera d'être banni, voire quand bien ce serait à la charge d'aller habiter en la petite Île de Gyare, ou en celle de Cinare stérile, et où les arbres et plantes ne peuvent croître, sans y avoir regret et sans se plaindre, ne dire les paroles que disent les femmes en Simonides,
Le bruit tonnant de la mer tourmentee
A l'environ me ceint épouventée:
ains plutôt discourant à part soi, ce que jadis Philippus le Roi de Macedoine dit, étant tombé de son long à la renverse, au lieu où s'exerçait la lutte, et se retournant comme il eut vu la forme et figure de son corps imprimée en la poussière, «ô Hercules, dit-il, combien peu de terre il nous faut par nature, et néanmoins nous convoitons tout le monde habitable.» Je pense que tu as vu quelque fois l'Île de Naxe, ou bien celle de Thurie qui n'est pas loin d'ici, c'était le domicile d'Orion anciennement, et l'autre avait jadis pour ses habitants Ephialtes et Otus. Et Alcmaeon fit sa demeurance sur la vase que le fleuve d'Achelous avait nouvellement amassée, après qu'elle fut un peu affermie et deseichée, fuyant, comme disent les poètes, la poursuite des furies: mais quant à moi, je me doute que pour fuir les magistrats et offices d'une Republique, les séditions, brigues et calomnies furiales, que l'on y endure, il eût choisi un bien plus petit lieu pour son habitation, moyennant qu'il y eût pu vivre en sûreté et en repos, loin de tous affaires. Et Tiberius Caesar vécut les sept ans derniers de sa vie, jusques à sa mort, en la petite Îlette de Caprées: tellement que le temple et throne Imperial de la terre habitable, restreint au coeur d'un seule homme, par manière de dire, fut tant de temps en ce seul lieu là, sans en sortir nulle part ailleurs: mais quand à celui-là, les soucis, cures et ennuis de l'empire lui étant répandus sur la tête, et accourants à lui de tous côtés, ne lui laissaient pas nettement <p 126v> et sans tourmente, jouir de son repos insulaire: mais celui qui peut, entrant en une petite île, se délivrer de grands travaux, celui là est misérable s'il ne dit souvent à part soi en lui-même, et ne chante maintefois ces vers de Pindare,
Petit nombre de beaux Cypres
Aime, et laisse les grands forêts
Qui sont en Crete, à l'entour d'Ide:
j'ai peu de champ ras et tout vide
D'arbres, si peu est spacieux,
Mais aussi de deuil soucieux
Est mon âme du tout exempte,
Et procès point ne la tourmente:
aussi ne seras tu point sujet à brigues et séditions civiles, ni à mandements de gouverneurs, ni à charges et administrations en affaires publiques, dont on ne se saurait excuser. Et vu qu'il semble que Callimachus ait bien rencontré, disant qu'il ne faut pas mesurer la sapience au cordeau Persien, à savoir-mon, si mesurants la félicité aux cordes et aux lieues Persiennes, nous nous devrons plaindre et lamenter comme malheureux, quand nous habiterons une petite îlette, qui n'aura que deux cents stades de tour, et non pas quatre journées de navigation comme la Sicile? car de dequoi sert le pays grand et large à la félicité, et à rendre un homme heureux? n'entends-tu pas Tantalus, qui en une Tragoedie dit ainsi, -de Berecynthe
Les plaines ont de long douze journées,
Qui tous les ans par moi sont engrainées?
Et puis un peu après il dit,
Mon âme étant du haut ciel devallee
En cette basse et terrestre vallée,
Me parle ainsi, Garde toi d'adorer
Par trop ce monde, et de t'en amourer.
Et Nausithous abandonnant Hespérie aux larges campagnes, pource qu'elle était trop voisine des Cyclopes, et s'en allant demeurer en une île arrière des autres hommes, sans avoir conversation quelconque avec eux, loin des humains au milieu de la mer, prepara une très douce vie à ses citoyens. Au temps jadis les enfants de Minos habitèrent premièrement les Îles Cyclades, et depuis ceux de Codrus et de Neleus les teindrent, desquelles les fols bannis maintenant estiment être grièvement punis quand on les y confine: et toutefois quelle île y a il destinée aux confinements des bannis qui ne soit plus large que la possession et le champ de Scillontie, dedans lequel Xenophon après le tant renommé voyage de Perse passa heureusement sa vieillesse: et l'Academie, qui n'était qu'un petit verger, qui ne coûta d'achapt que trois mille drachmes, 300 écus. était l'habitation de Platon, de Xenocrates et de Polemon, qui là tenaient leurs écoles, et y demeuraient tout le temps de leur vie, excepté un seul jour tous les ans, auquel Xenocrates descendait jusques à la ville pour voir le passetemps des jeux, aux fêtes de Bacchus, quand on jouait de nouvelles Tragoedies, pour honorer la fête, comme l'on disait: et Theophrastus natif de Chio, reproche même à Aristote, que pour vivre en la cour de Philippe et d'Alexandre, il aimait mieux demeurer sur la bouche de la rivière de Borborus, que non pas en l'Academie: car Borborus est une petite rivière, qui passe au long de la ville de Pella en Macedoine. Et le poète Homere par expres nous recommande les îles, en les celebrant et honorant de divines louanges,
Il arriva à Lemnos la belle île,
Où du divin Thoas était la ville. Et,
<p 127r> Ce que les Dieux l'heureux séjour Lesbos
Contient dedans tout son pourpris enclos.
Et, Après qu'il eut la haute Scyros prise,
Ville de Mars aux armes bien apprise.
Et, Les habitants des Eschinades saintes
Dulichios, îles toutes enceinctes
De haut mer d'Elide vis à vis.
Aussi dit-on que des hommes illustres le plus dévot Aeolus habitait en une île, le plus sage Ulysses en un autre, le plus vaillant Ajax, le plus courtois aux passants et étrangers Alcinous: et Zenon le philosophe ayant nouvelles qu'une navire, qui lui était de tous ses biens demeurée seule, était périe en mer, avec toute la marchandise qui était dedans, «Tu fais (dit-il) bien, Fortune, de me ranger et réduire à la robe d'étude et à la vie philosophique.» Aussi pense-je qu'un homme qui ne serait pas du tout étourdi de vaine gloire, ni transporté d'ambition populaire, ne pourrait justement se plaindre de la fortune, quand il serait rangé en une île, ains l'en remercierait de ce qu'elle lui aurait ôté toute angoisse d'esprit, tout rompement de tête, toute sujétion d'aller errant çà et là par le monde, de s'exposer aux périls de la mer, et aux crieries et rabrouements d'une multitude de peuple, et l'aurait réduit à une vie stable, tranquille, pleine de repos, n'étant distrait d'aucune superflue occupation, ains vivant proprement et véritablement à soi: car qui est l'île qui n'a une maison, un promenoir, une étuve, des poissons, des liévres, qui veut prendre son passe-temps à les pêcher, et chasser? Qui plus est, tu peux souvent jouir à coeur saoul du repos et loisir dont les autres sont affamés, car ailleurs les calomniateurs, et les curieux recherchants toutes nos actions, et nous espians, soit que nous jouons aux dés, ou que nous nous tenions cachés chez nous, nous tirent par force de nos maisons de plaisance, et de nos jardins, pour aller répondre et comparoir en justice, ou bien nous entraînent par force en court: là où à celui qui est confiné en une île, il n'y a personne qui lui aille rompre la tête, personne qui lui aille demander, personne qui lui emprunt, nul ne le prie de venir répondre pour lui, nul de lui aider à conduire sa brigue. Il n'y a seulement que les meilleurs de ses amis, et de ses plus affectionnés parents, qui pour l'amour qu'ils lui portent, et pour désir de le voir, montent sur mer pour l'aller visiter: tout le reste du temps et de la vie lui demeure franc et quitte, sans qu'on lui puisse violer ni troubler, à qui sait et qui veut user de son repos. Mais celui qui loue ou répute heureux ceux qui vont courant par le monde hors de leurs maisons, et qui passent la plupart de leur vie, ou par les hostelleries, ou dedans les navires de passage, il resemble proprement à celui qui jugerait les planètes et étoiles errantes plus heureuses, que non pas les autres fixes: et toutefois chacune planète tourne toujours en son ciel propre, comme en une île, gardant toujours l'ordre de sa révolution: Car, comme disait Heraclitus, le Soleil même ne outrepassera jamais ses bornes, autrement les Furies, qui servent et secondent la justice, le rencontreront. Mais toutes ces raisons là, et autres semblables, mon bon ami, alléguons les et les chantons à ceux, qui étant relégués ou confinés en une île, ne peuvent prattiquer ni hanter en autre lieu quelconque,
Ceux qui des flots de l'escumeuse mer
Contre leur gré se vaient enfermer:
mais à toi, à qui un seul lieu n'est pas donné et assigné pour habiter, ains un seul est défendu, l'exclusion d'une seule ville est l'ouverture de toutes les autres. Et si quelqu'un nous obiice, Voire mais nous ne tenons plus de magistrats, nous n'allons plus au Senat, nous ne presidons plus aux jeux publiques: Nous lui opposerons, aussi ne sommes nous plus en brigues, aussi ne dépendons nous plus, aussi ne sommes <p 127v> nous plus sujets à aller faire la cour aux portes des Gouverneurs, et ne nous chault maintenant à qui par sort soit échu le gouvernement de notre province, s'il est colère, s'il est fâcheux: ains comme Archilochus ne faisant compte des fertiles terres à bleds et à vignes, qui sont en l'îsle de Thasos, la diffamée, pource qu'elle est âpre et bossue, disant,
Comme le dos d'un âne elle est pointue,
De sauvageaux couverte et revètue.
Aussi nous, jetants nos yeux et les fichants sur cela seulement qui est le plus vil en un exil, nous ne nous arrêtons pas à considérer le repos, le loisir et la liberté qui nous en provient. Et toutefois on béatifie et répute bienheureux les Rois de Perse de ce qu'ils passent leur hiver en Babylone, leur été en la Medie, et la plus douce partie du printemps en Suse: et celui qui est hors de son pays peut durant la sollenité des mystères demeurer en la ville d'Eleusine, durant les Bacchanales se festoyer en Argos, quand on joue les jeux Pythiques s'en aller en la ville de Delphes, quand on célébre les Jeux Isthmiens passer à Corinthe, s'il est homme qui prenne plaisir à voir diversité de spectacles, sinon se tenir quoi, se promener, lire, reposer et dormir, sans que personne vienne interrompre son sommeil: et ce que soûlait dire Diogenes, Aristote disne quand il plaît à Philippus, et Diogenes quand il plaît à Diogenes, sans qu'il y ait affaire, ni magistrat, ni Gouverneur et Capitaine qui interrompe sa façon ordinaire de vivre. C'est pourquoi vous trouverez peu des plus sages et plus prudents hommes qui aient été ensevelis en leurs pays, ains la plupart, sans que nécessité quelconque les y forceât ni contraignist, ont volontairement levé l'ancre, et s'en sont allez surgir en autrui port, pour y passer leur vie: et sont les uns allez d'Athenes ailleurs, et les autres venus d'ailleurs à Athenes: car qui a oncques dit une telle louange de son pays comme a fait Euripide?
premièrement un peuple nous ne sommes
Venu d'ailleurs ici étranges hommes,
Ains de tout temps au pays même nés:
Tous autres gens ont été promenés,
Comme osselets que çà et là l'on jette,
Chassez puis d'une et puis d'une autre assiette.
Et s'il nous faut davantage exalter,
Nous avons l'air que nous pouvons vanter
D'être si bien temperé, qu'en froidure
ni en chaleur point d'exces il n'endure:
Et si la Grèce ou l'Asie produit
gibier aucun délicat, ou bon fruit,
Au doux appât de cet air se vient rendre,
Tant qu'il nous est facile de le prendre.
Et toutefois celui qui avait écrit toutes ces belles louanges-là de son pays, s'en alla en Macedoine, et vécut en la cour du Roi Archelaus.
Aeschylus fils d'Euphorion natif
D'Athenes est sous ce tombeau captif,
Inhumé près Gele la fromenteuse.
Car lui aussi se partit de son pays, et s'en alla habiter en Sicile, comme aussi fit Simonides devant lui. Et ce titre, C'est l'histoire d'Herodote Halicarnassien, il y a plusieurs qui le corrigent et écrivent, d'Herodote Thurien, pource qu'il s'alla tenir en la ville de Thuries, et fut participant de celle colonie. Mais le divin esprit et céleste Homere en la science des Muses,
Decorateur de la guerre Troienne,
<p 128r> qui a fait que tant de cités se debattent à qui l'aura, et s'attribuent sa naissance, sinon qu'il n'en loue pas une seule? et puis nous voyons que par tout on fait tant et de si grands honneurs à Jupiter hospital. Et si quelqu'un me dit, que tous ces personnages-là ont été ambitieux, et qu'ils cherchaient gloire et honneur, retire toi devers les sages et aux écoles de sapience à Athenes, ramène en ta mémoire ceux qui ont été anciennement renommés en l'école du Lyceum, en l'Academie, en la Stoïque, au Palladium, en l'Odeum qui était l'école de la musique: si tu aimes et as en estime la Peripatetique par-dessus toutes les autres, Aristote, qui en a été le prince, était natif de la ville de Stagires en Macedoine, Theophraste natif d'Eressu, Straton de Lampsaque, Glycon de Troade, Ariston de Chio, Critolaus de Phasele: si tu admires plus la Stoïque, Cleanthes était d'Asses, Zenon Citieïen, Chrysippus de Soles, Diogenes de Babylone, Antipater de Tarse: et Archedemus, qui était natif d'Athenes, s'en alla demeurer entre les Parthes, et laissa en Babylone une succession de philosophie Stoïque. Qui a-ce doncques été qui les a tous chassez de leur pais? nul: ains ont été eux-mêmes qui ont par tout cherché leur repos, duquel malaisément peuvent jouir en leur maison ceux qui ont quelque authorité ou quelque réputation: tellement qu'ils nous ont bien enseigné leurs autres sciences en leurs livres, mais ce point de vivre en repos, ils le nous ont montré par effet et par leur exemple. Car encore à présent les plus illustres et les meilleurs Philosophes vivent en pays étranges et hors de leurs maisons, non qu'ils y aient été transportés par autrui, mais parce que il s'y sont transportés d'eux-mêmes, en fuyant les empêchements, destourbiers et occupations que nous apportent nos pays. Qu'il soit ainsi, la plupart des plus belles et des plus approuvées et louées compositions que les anciens aient faites, ce a été moyennant l'exil où ils étaient, que les Muses leur ont inspiré le savoir de les faire. Thucydides Athenien écrivit la guerre des Peloponesiens, et des Atheniens en la Thrace en un lieu qui s'appellait la forêt fossoyée, Xenophone écrivit son histoire au lieu de Scillonte qui est en la province d'Elide, Philistus en Epire, Timaeus qui était natif de Taurominium en Sicile, à Athenes: Androtion Athenien, à Megares: Bacchylides le poète, au Peloponese. Tous ceux-là et plusieurs autres encore, pour être sortis de leurs pays, ne se sont pas descouragés, ni ne se sont pas desesperés, ains ont montré la vivacité de leurs bons esprits, ayants pris de la fortune leur bannissement, comme une occasion propre à ce faire, pour laquelle maintenant encore après leur mort ils sont renommés, par tout: là où, au contraire, il n'est demeuré aucune mémoire maintenant de ceux qui par leurs brigues et menées les ont chassez. Et pourtant mérite d'être moqué celui qui estime qu'il y ait quelque note d'infamie, conjointe et adhèrente au banissement. Comment dis-tu cela? Doncques Diogenes est infâme, lequel Alexandre le grand voyant assis au soleil s'approcha de lui, et lui demanda, s'il avait besoin d'aucune chose: l'autre lui répondit, que non, sinon qu'il s'otât un petit de devant son soleil: tellement qu'Alexandre ébahi de cette grandeur et hautesse de courage, dit alors à ceux-là qui étaient autour de lui, Si je n'étais Alexandre, je serais Diogenes. Doncques Camillus était infâme pour avoir été chassé de Rome, de laquelle maintenant il est appelé le second fondateur: et Themistocles pour être banni ne perdit pas la gloire qu'il avait acquise entre les Grecs, mais au contraire y ajouta celle qu'il avait acquise entre les Barbares: et n'y a homme qui soit de si bas coeur et si peu soucieux d'honneur, qu'il n'aimât mieux être Themistocles tout banni, que non pas Leobates celui qui l'accusa et qui le fit bannir: et Ciceron qui fut dechassé, que non pas Clodius qui le chassa: ou Timotheus qui fut contraint d'abandonner son pays, que Aristophon son accusateur qui le lui fit abandonner. Mais pour autant que l'authorité d'Euripides en émeut plusieurs, ausquels <p 128v> il semble qu'il a allégué de bien puissants arguments à la condamnation et diffamation du bannissement, voyons que c'est qu'il en dit, en demandant et répondant. JOCASTA,
quoi donc, est-il si grand mal arrivé
A qui se sent de son pays privé?
POLYNICES,
Oui très grand, et en expérience,
Plus qu'exprimer ne saurait éloquence.
JOCASTA,
Comment cela? qu'est-ce qui griève plus
Ceux-là qui sont de leurs pays exclus?
POLYNICES,
Ce qui plus griève, est que le banni n'ose
Pas librement parler de toute chose.
JOCASTA,
celui est serf qui n'ose franchement
Se déclarer de tout son pensement.
POLYNICES,
On est contraint d'endurer sous feintise,
Des plus puissants l'ignorance et sottise.
cette sentence n'est ni bonne, ni véritable: car premièrement ce n'est point un serf qui n'ose franchement déclarer tout ce qu'il pense, ains plutôt un homme sage et prudent, qui tient sa langue en temps et affaires qui recquirent taciturnité et silence, ainsi comme lui-même le dit ailleurs plus sagement et mieux,
Taire où il faut, et où il lait parler.
Et puis on n'est pas contraint de supporter l'ignorance des plus forts seulement quand on est hors de sa maison, mais bien souvent et encore plus, quand étant dedans on craint d'être calomnié, ou forcé et violenté par ceux qui ont injustement le credit et l'authorité és villes: et qui plus est manifestement faux, il ose à ceux qui sont hors de leur pays la liberté de franchement parler: et m'émerveille s'il trouvait que Theodorus fut sans franchise et liberté de parler, attendu que comme le Roi Lysimachus lui dît, «Ceux de ton pays t'ont chassé et banni pour ta mauvaise langue,» «Oui, répondit-il, pource qu'ils ne me pouvaient plus porter,» non plus que Semelé Bacchus: combien qu'il lui eût montré dedans une cage de fer Telesphorus, auquel il avait fait arracher les yeux, couper le nez et les oreilles, et tronçonner la langue, en lui disant, «Voilà comment j'accoutre ceux qui me font déplaisir quoi? Diogenes n'avait-il point de liberté, lequel étant allé au camp de Philippus, sur le point qu'il était prêt à donner la bataille aux Grecs, fut pris et mené devant le Roi comme espion, qui était venu pour espionner le camp: «Oui vraiment, dit-il, je suis venu voirement pour visiter ton insatiable cupidité de dominer, et ta folie, vu que tu t'apprêtes pour hazarder en un moment d'heure, non seulement ta couronne, mais aussi ta personne.» Et Hannibal étant banni de Carthage ne parla-il pas librement au Roi Antiochus, quand il lui conseilla, l'occasion s'étant présentée de donner la bataille aux Romains, et le Roi ayant fait sacrifice aux Dieux lui répondit, que les entrailles des hosties ne lui permettaient pas de ce faire. «Et comment,» lui répliqua-il, en le reprenant: «Tu veux doncques faire ce qu'une chair morte te dit, et non pas ce que te conseille un homme sage?» Mais non pas les Geometres mêmes, et ceux qui usent de demontrations lineaires, ne perdent pas pour être bannis la liberté de dire franchement ce qui est de leur art et science: car pourquoi cela, s'ils sont gens de bien et d'honneur? mais la couardise et lâcheté de coeur <p 129r> est celle qui par tout empêche la parole, lie la langue, serre le gosier, et fait taire les hommes. Mais voyons ce qui suit après en Euripide. JOCASTA,
Mais comme on dit, espérance de mieux
Paît les chetifs qui sont hors de chez eux.
POLYNICES,
Ils ont beaux yeux, et la vue lointaine,
Pour voir de loin une attente incertaine.
Cela encore est un blâme et répréhension de folie, et non pas du bannissement, car ce ne sont pas ceux qui ont appris, et qui savent s'accommoder à ce qui se présente, mais ceux qui sont toujours suspendus en l'attente de l'advenir, et qui souhaittent toujours ce qu'ils n'ont pas, qui sont emportés toujours çà et là sur l'espérance, comme sur un radeau, encore qu'ils ne soient jamais sortis des murailles de leur ville. JOCASTA,
Les alliés de ton père, et amis,
A ton besoins ont-ils secours omis?
POLYNICES, Garde toi bien de tomber en affaire,
Peu sont amis en fortune contraire.
JOCASTA,
Le noble sang dont tu es descendu,
Ne t'a-il pas par tout honneur rendu?
POLYNICES,
Il faut mauvais en nécessité être,
Mal me donnait ma noblesse à repaître.
Ces paroles de Polynices ne sont pas seulement fausses, mais ingrates, quand il dit, que la noblesse ne treuve pas qui l'honore, ne qui se montre ami en exil, vu que lui étant banni hors de son pays fut tant honoré, qu'on lui donna en mariage une fille de Roi, et qu'il assembla une si grosse et puissante armée de ses alliés, amis et confederés à l'aide desquels il retourna en armes dedans son pays, ainsi comme lui-même le confesse un peu après,
Plusieurs Seigneurs des Myceneïens,
Plusieurs aussi Princes Danaïens,
Sont avec moi pour un plaisir me faire
Qui peu me plaît, mais il est nécessaire:
Aussi peu recevables sont les paroles de la mère qui se lamente,
Point allumé la torche conjugale
Je n'ai devant ta fête nuptiale,
Et d'Ismenus on ne porta de l'eau,
Lors que tu fus fait épousé nouveau.
Mais au contraire, elle se devait réjouir et être fort contente d'entendre, que son fils était si hautement marié en maison Royale: mais en se lamentant qu'elle n'avait point allumé la torche nujptiale, et que la rivière d'Ismenus n'avait point fourny l'eau à ses noces, comme s'il n'y eût point eu de feu ni d'eau en la ville d'Argos pour les nouveaux mariés, elle attribue à l'exil les maux de vanité et de folie. Mais on me dira, que c'est une note reprochable que d'être banni: Oui bien empres les fols, qui font un reproche d'être pauvre, ou d'être chauve, ou d'être petit, ou bien d'être étranger ou passager: mais ceux qui ne se laissent point aller et transporter à ces vaines persuasions-là, ont en estime et admiration les gens de bien, encore qu'ils soient pauvres, encores qu'ils soient étrangers, et encore qu'ils soient bannis. Ne <p 129v> voyons nous pas que tout le monde révére et honore le temple de Theseus, aussi bien que celui de Parthenon, qui est de Minerve, et celui d'Eleusinium, qui est de Ceres et de Proserpine? Et toutefois Theseus fut banni d'Athenes, par le moyen duquel la cité d'Athenes est aujourd'hui habitée, et perdit la ville qu'il n'avait point eue d'un autre, mais qu'il avait lui-même fondée. Et que demeure-il d'honorable en Eleusine, si nous déshonorons et avons honte d'Eumolpus, qui se transportant de la Thrace ici, montra jadis, et montre encore aujourd'hui, aux Grecs la religion des mystères? Et Codrus, de qui était-il fils, qui devint Roi d'Attique n'était-il pas fils de Melanthus banni de Messine? Ne trouves-tu pas louable la réponse que fit Antisthenes à un qui lui disait, «Ta mère est Phrygiene:» «Aussi, répondit-il, l'est celle des Dieux.» Si donc l'on te reproche que tu es banni, que ne réponds-tu, aussi l'était le père d'Hercules le grand conquerant, et le grand père de Bacchus, qui fut envoyé pour chercher Europe, et ne retourna jamais depuis en son pays, étant natif de la Phoenicie, ains étant arrivé à Thebes hors de son pays, engendra
Bacchus Evius qui errantes
Incite à fureur les Bacchantes,
Qui veut être honoré de jeux,
Et de service furieux.
Et quant à ce que Aeschylus a voulu entendre par ces paroles couvertes, ou plutôt qu'il a montré de loin, quand il dit,
saint Apollo le Dieu du ciel banni,
je le passe sous silence à bouche close, comme dit Herodote. Et Empedocles au commencement de sa philosophie,
Il y a loi de nécessité stable,
Decret des Dieux ancien immuable,
Depuis qu'un homme a maculé ses mains
Du sang à tort épandu des humains,
Que les Démons de très fort longue vie,
Le vont chassants hors de la compagnie
Des bienheureux pour un temps infini,
Par cette loi je suis ores banni
D'avec les Dieux, errant parmi le monde.
Ce n'est pas de lui seul, mais de nous tous après lui, qu'il nous déclare tous en ce monde passagers, étrangers et bannis. Car ce n'est point le sang, ce dit-il, ni l'esprit vital congelé qui nous a, Ô hommes, donné la substance de l'âme, et le principe de vie, ce n'est que le corps qui en est composé terrestre et mortel: mais la génération de l'âme qui vient d'ailleurs ici bas, il la déguise du plus gracieux nom qu'il peut, l'appellant un bannissement et relégation hors de son pays, mais à la vraie vérité elle vague et erre, chassée par les divines lois et statuts, jusques à ce qu'elle vienne à être attachée à un corps, ne plus ne moins que l'huître à quelque roc, en une île fort battue des vents et des undes de la mer tout à l'entour, pource qu'elle ne se recorde, ni ne se souvient point de quel honneur, et de quelle béatitude elle ext transferée, qui n'est pas comme de Sardis à Athenes, ou de Corinthe en l'îsle de Lemnos, ou de Scyros, mais pour avoir changé la demeure du ciel et de la lune à la terre et à la vie terrestre, là où elle se courrouce, et trouve étrange si elle change un petit lieu à un autre, comme un chétive plante qui se sèche quand on la transplante, combien qu'encore à une plante une sorte de terre lui est plus sortable et plus convenable qu'une autre, comme celle où elle se nourrît et germe mieux: mais, au contraire, il n'y a lieu qui ôte à l'homme sa félicité, non plus que la vertu de force et de prudence. Car Anaxagoras en prison même composait et écrivait sa quadrature <p 130r> du cercle: et Socrates en avallant le poison dont il mourut, philosophait, c'est à dire, exerçait l'étude de sapience, et exhortait ses familiers à y étudier, lesquels admiraient sa constance: là où, au contraire, Phaëton et Icarus, qui, comme les poètes disent, montèrent au ciel, par leur folie et imprudence tombèrent en de très grièves calamités.

XXIII. Qu'il ne faut point emprunter à usure.
PLATON en ses lois ne permet point que l'on puisse aller prendre de l'eau chez son voisin, que premièrement, on n'ait fouillé et creusé dedans son fond jusques à l'argille, et que l'on n'ait fondé et éprouvé, que le lieu n'engendre point d'eau, pource que l'argille, ou terre à potier, étant de sa nature grasse, solide et forte, retient l'humidité qu'elle reçait, et ne la laisse pas écouler ni percer: et faut qu'il soit loisible de prendre de l'eau chez l'autrui, quand il n'y a ordre ni moyen d'en pouvoir trouver sur le sien, pource qu'il faut que la loi prouvoye à la nécessité, non qu'elle favorise à la lâcheté. Mais il faudrait qu'il y eût aussi une ordonnance touchant l'argent, qu'il ne fut loisible d'en emprunter à usure, ni d'aller fouiller aux bourses, comme aux puits ou fontaines, d'autrui, que premièrement on n'eût chez soi cherché et fondé tous les moyens d'en recouvrer, et par manière de dire, recueilli et amassé tous les égouts et toutes les sources, pour essayer si l'on en pourrait tirer ce qui nous serait utile et nécessaire: mais au contraire plusieurs y en a, qui pour fournir à leurs folles dépenses, à leurs délices et superfluités, ne se servent pas de ce qu'ils ont, ains en prennent de l'autrui à grands frais, sans qu'il leur soit nécessaire: ce qui est bien aisé à juger par ce, que les usuriers ne prêtent ordinairement point à ceux qui sont nécessiteux, ains à ceux qui veulent acquérir et avoir quelque chose qui leur est superflue, et ne leur fait point de besoin, tellement que ce que l'on crait et prête à qui emprunte, est un témoignage qui preuve suffisamment qu'il a dequoi: là où il fallait au contraire, puis qu'il avait bien dequoi, qu'il se gardât donc d'emprunter. Pourquoi vas tu faire la cour à un bancquier, ou à un marchand? emprunte de ta table propre: tu as des flascons, des plats, des bassins d'argent, employe les en ta nécessité, et au reste la gentille ville d'Aulide, ou celle de Tenedos te remeublera ta table de belle vaisselle de terre, qui est plus nette que celle d'argent: elle ne sent point la forte et fâcheuse senteur de l'usure, comme une rouille, qui tous les jours de plus en plus souille et sallit ta somptueuse magnificence, elle ne te fera point tous les jours souvenir des Kalendes et des nouvelles lunes, qui de soi étant le plus saint et plus sacré jour de tout le mois, est rendu le plus haï, et le plus maudit, à cause des usures. Car quant à ceux qui aiment mieux mettre leurs biens en gage, et les hypotequer pour avoir de l'argent à usure dessus, que de les vendre à fait, Jupiter même possessoire ne les guarentirait pas: ils ont honte de recevoir le prix et valeur de leurs biens, et n'ont point de honte d'en payer l'usure: et toutefois ce grand sage homme Pericles fit faire l'accoutrement de la statue de sa Pallas, qui était de fin or, pesant jusques aux pois de guarante talents, en sorte qu'il se pouvait mettre et ôter quand il voulait: à fin, disait il, que quand il nous viendra un affaire pour la guerre, nous nous en puissions servir, pour puis après le faire remettre de prix et valeur non moindre que devant: ainsi devons nous en nos affaires, comme un une place assiegée, n'admettre ni recevoir jamais au dedans garnison d'un usurier ennemi, ni endurer devant nos yeux, que l'on baille <p 130v> nos biens pour demeurer en perpetuelle servitude, ains plutôt retrancher de notre table ce qui n'y est point nécessaire ni utile, et semblablement de nos lits, de nos coches, de notre dépense ordinaire, pour nous maintenir nous mêmes francs et libres, en espérance de remettre puis après ce que nous aurons retranché, si la fortune nous dit bien. Les Dames Romaines baillèrent jadis leurs bagues et joyaux d'or, dont fut faite la coupe, que l'on envoya pour offrande au temple d'Apollo Pythien en la ville de Delphes: et celles de Carthage coupèrent elles mêmes leurs propres cheveux pour en faire des cordes à guinder les engins de batterie dont on défendait leur ville assiegée: et nous, comme si nous avions honte de nous pouvoir passer d'autrui, nous allons asservir nous mêmes par engagements et obligations! là où il vaudrait beaucoup mieux qu'en nous restraignant, et reserrant à ce qui nous serait utile, nous bâtissions un temple de franchise pour nous, pour nos femmes, et pour nos enfants, de notre vaisselle que nous fondrions, ou que nous vendrions. La Déesse Diane en la ville d'Ephese donne franchise et sauvegarde aux débiteurs, qui peuvent recourir en son temple, contre leurs créanciers: mais celui de l'épargne et de dépense mesurée, dedans lequel ne peuvent entrer les usuriers, pour en ravir et emmener aucun débiteur prisonnier, est toujours arrière ouvert aux sages, et leur donne long et large espace de repos joyeux et honorable. Car ainsi comme la prophètisse qui rendait les oracles au temple d'Apollo Pythien, au temps des guerres Medoises, répondit aux Atheniens, que pour eux sauver Dieu leur donnait un mur de bois, et eux abandonnants leurs heritages, leur ville, leurs maisons et tous leurs biens, eurent recours aux navires pour sauver leur liberté: aussi nous donne Dieu une table de bois, vaisselle de terre, et robe de gros drap, si nous voulons vivre et demeurer en liberté,
N'ayez esmoy d'avoir chariots dorez
Par gros roussins portants cornes tirés,
car quoi qu'ils soient vites, les usures les atteignent bien, qui vont encore plus vite: ains plutôt avec un âne le premier venu, et avec un méchant cheval de bât, fui l'usurier ennemi cruel et tyrannique, lequel ne te demande pas le feu et l'eau, comme jadis faisait le barbare Roi de Perse, ains qui pis est, touche à ta liberté, blesse ton honneur par affiches, mettant tes biens en criée: si tu ne le payes, il te moleste: si tu as dequoi le payer, il ne le reçoit pas s'il ne lui plaît: si tu vends, il veut avoir les choses à non prix, si tu ne vends, il t'y contraint: si tu le mets en justice, il te parle d'appointement, si tu lui jures de le payer, il te commande: si tu vas à sa porte pour parler à lui, il te la ferme: si tu demeures en ton logis, il vient battre à ta porte, et ne bouge de chez toi. Dequoi servit aux Atheniens l'ordonnance de Solon, par laquelle il ordonna, que pour dette civile on n'obligerait plus le corps? car ils sont serfs à tous les banquiers: mais encore non pas à eux seuls, car il n'y aurait pas trop grand mal, mais à leurs esclaves superbes, insolents, barbares, outrageux, tels proprement comme Platon écrit que sont les diables et bourreaux emflammez aux enfers, qui tourmentent les âmes des méchants. Car ainsi ces malheureux usuriers font du palais, où se rend la justice, un enfer pour les pauvres débiteurs, les plumants et devorants jusques aux os à coups de bec et de griffes, qu'ils leur mettent dedans la chair comme des vautours affamés: aux autres leur étant toujours dessus, ils empêchent de toucher à leurs propres biens quand ils ont serré leurs bleds, et fait vendanges, ne plus ne moins qu'à Tantalus. Et comme le Roi Darius envoya contre la ville d'Athenes ses lieutenants Datis et Artaphernes, avec des chaines et des cordes dont ils devaient lier les prisonniers qu'ils prendraient: aussi ces usuriers apportants en la Grèce des layettes pleins de cédules, de brevets, et de contrats obligatoires, ne plus ne moins que des fers et des manottes à enserrer les pauvres criminels, s'en vont <p 131r> par les villes, où ils sement en passant non de bonne et profitable semence, comme faisait jadis Triptolemus quand il allait par tout enseignant l'usage de semer le bled, mais des racines et graines de dettes qui produisent infinis travaux, et intolérables usures, dont on ne peut jamais trouver le bout, lesquelles mangeans, et étendant leurs branches par tout, font à la fin plier les villes sous le faix, tant qu'elles les suffoquent. On dit que les liévres nourrissent un petit levraut, en portent un autre dedans le ventre prêt à sortir, et enchargent encore d'un autre: mais les usures de ces barbares ici méchants usuriers, enfantent devant que de concevoir, car en baillant leur argent ils le redemandent tout incontinent, et en le posant ils le levent, et rebaillent à usure ce qu'ils prennent et reçoivent pour avoir baillé à usure. On dit des Messeniens,
En cette ville y a porte sur porte,
Et puis encore une autre arrière porte:
mais on pourrait encore mieux dire contre les usuriers,
Ils vont mettant usure sur usure,
Puis autre usure encore sans mesure.
tellement qu'ils se moquent des philosophes naturels, qui tiennent que rien ne se peut faire de rien, et de ce qui n'est pas: car chez eux usure se fait et s'engendre de ce qui n'est pas et qui ne fut jamais. Ils estiment que ce soit chose reprochable et honteuse, que prendre des gabelles et daces publiques à ferme, ce que les lois permettent nonobstant: et eux au contraire, contre toutes lois du monde font payer la dace de ce qu'ils prêtent à usure, ou plutôt, s'il faut dire vérité, en prestant à usure ils fraudent de male-foi leur débiteur, car le pauvre débiteur, qui reçoit moins qu'il n'a écrit par son obligation, est trompé faussement, et de male-foi. Et toutefois les Perses estiment, que mentir soit le second péché, et le premier devoir, pour autant que le mentir advient le plus souvent à ceux qui doivent. Or n'y a il gens au monde qui mentent plus que font les usuriers, ne qui usent plus de male-foi en leurs papiers journaux, là où ils écrivent qu'ils ont tant baillé à un tel, à qui ils ont moins baillé: et si la cause mouvante de leur menterie est belle avarice, et non pas indigence ni pauvreté, ains une misérable cupidité de toujours plus avoir, la fin de laquelle ne leur tourne ni à plaisir, ni à profit, quant à eux, mais bien à la perte et ruine de ceux à qui ils tiennent tort: car ils ne labourent point les terres qu'ils ôtent à leurs débiteurs, ni n'habitent és maisons dont ils les chassent, ni ne mangent sur les tables qu'ils leur emportent, et ne vêtent les habillements dont il les dépouillent: ainsi le premier est détruit, le second s'en va après alleché par le premier, d'autant que c'est comme un feu grejois, qui mange en s'augmentant toujours de la perte et ruine de ceux qui tombent dedans, les devorant tous les uns après les autres: et l'usurier qui entretient ce feu, le soufflant et l'enflammant à la perte de tant de gens, n'en a rien de fruit davantage, sinon que par intervalle de temps il prend son livre de raison, et y lit combien il a fait vendre de pauvres débiteurs: combien il an a depossedé de leurs heritages et de leurs biens, d'où est venu, et où est allé en tournant, virant, et toujours croissant son argent. Et ne pensez pas que je dise cela pour guerre ou inimitié aucune que j'aie jurée contre les usuriers,
Car ni mes boeufs, ni mes chevaux aussi
Ils n'ont jamais emmenés, Dieu merci:
mais seulement pour montrer à ceux qui empruntent facilement argent à usure, combien il y a de villanie et de honte en cela, et comment cela ne procède que d'une extréme folie, paresse et lâcheté de coeur. Car si tu as dequoi, n'emprunte pas, puis que tu n'en as point de besoin: et si tu n'as rien, n'emprunte pas, pource que tu n'auras pas moyen de payer. Mais considérons un peu l'un et l'autre à part. L'ancien Caton disait à un vieillard qui se gouvernait mal, «Mon ami, vu que la vieillesse a <p 131v> de soi-même tant de maux, comment y vas tu encore ajoutant le reproche et la honte de méchanceté?» aussi pouvons nous dire, vu que la pauvreté a de soi-même tant et tant de miseres, n'y va pas encore accumulant les angoisses d'emprunter, et de devoir: n'ôte point à la pauvreté le seul bien qu'elle a pardessus la richesse, c'est qu'elle n'a soucy de rien: autrement tu tomberas en la moquerie du commun proverbe qui dit,
Je ne puis pas une chèvre porter,
Vous me baillez un boeuf à supporter.
Tu ne peux pas porter la pauvreté, et tu te vas encore surcharger d'un usurier, qui est un fardeau insupportable à celui même qui a bien dequoi. Dequoi voulez vous doncques que je vive? Demandes tu cela ayant des mains, ayant des pieds, ayants la voix, bref étant homme, de qui le propre est d'aimer et être aimé, faire plaisir et en recevoir? ne peux tu pas enseigner les lettres, conduire de jeunes enfants, garder une porte, voiager sur mer, servir en une navire? Il n'y a rien de tout cela qui soit plus honteux, ni plus fâcheux à faire, que d'ouïr, Paye moi, rend moi mon argent. Rutilius ce riche Romain s'approchant un jour de Musonius le philosophe, lui dit en l'oreille, «Jupiter sauveur, que vous autres philosophes faites profession d'imiter et ensuivre, n'emprunte point d'argent à usure.» Musonius en riant lui répondit promptement, «Non, ni n'en prête point aussi.» Car ce Rutilius qui prestait à usure reprochait à l'autre qu'il empruntait à usure, qui était une folle arrogance Stoïque. Quel besoin est il que tu allégues Jupiter sauveur, vu que l'on peut recorder le même par choses qui sont toutes familieres et toutes apparentes? Les arondelles, les fourmis n'empruntent point à usure, à qui nature n'a point donné de mains, point de discours, point de raison, point d'art n'y de métier, là où elle a doué l'homme de tant et de si grand entendement, que non seulement il se sait nourrir soi-même, mais outre mourrir des chevaux, des chiens, des perdrix, des liévres, des geais: pourquoi doncques te condamnes tu toi-même d'être plus bête qu'un geai, plus muet que la perdrix, plus lâche qu'un chien, que tu ne saches trouver aucun homme qui te fasse du bien, en lui faisant la cour, en le réjouissant, en le gardant et en combattant pour lui? Ne vois tu pas que la mer et la terre produisent tant de choses pour l'usage de l'homme? j'ai vu le bon homme Mycilus, disait Crates, qui cardait la laine, et sa femme quand et lui qui la filait, fuiants et combattants la faim à toute outrance. Le Roi Antigonus ayant été une espace de temps sans voir le philosophe Cleanthes, et le rencontrant un jour en la ville d'Athenes lui demanda, «Tournes tu encores la meule du moulin, Cleanthes?» «Oui Sire, répondit Cleanthes, je la méne encore, et le fais pour gagner ma vie, et ne me départir point de la philosophie Combien était grand et généreux le courage de ce personnage-là, qui venant de la meule, avec la même main qui venait de tourner la meule, et pétrir la pâte, écrivait de la nature des Dieux, de la Lune, des étoiles, du Soleil? Et puis il nous semble que ces oeuvres-là soient serviles. Et cependant, afin que nous soyons libres (Dieu le sait) nous empruntons de l'argent à usure, et pour en avoir, nous flatons des personnes serviles, nous leur payons tribut, et leur faisons des présents, nous leur faisons la cour, et leur donnons à disner, non par pauvreté (car personne ne prête à un pauvre) mais par notre superfluité: pource que si nous étions contents des choses nécessaires à la vie humaine, il n'y aurait point d'usuriers au monde, non plus que de Centaures ou de Gorgones: car les délices et la superfluité ont engendré les usuriers, aussi bien que les orfevres, les argentiers, les parfumeurs, et les teinturiers: nous ne devons point le prix du pain et du vin, mais bien de belles terres et maisons, de grand nombre d'esclaves, de beaux mulets, de parement de sales et de riches tables, et de toutes folles et excessives dépenses, que nous faisons bien souvent, pour donner passetemps au <p 132r> peuple, pour une vaine ambition, de laquelle nous ne recevons bien souvent autre fruit, qu'ingratitude: et celui qui y est une fois enveloppé, demeure débiteur pour tout le reste de sa vie, changeant de piqueur, tantôt d'un, tantôt d'autre: ne plus ne moins que le cheval depuis qu'il a une fois reçu le mors en sa bouche, et la selle sur le dos, il n'y a plus ordre qu'il s'en puisse fuir és beaux pâturages et belles prairies, dont il est parti, ains va errant çà et là, ainsi comme les Démons et malings esprits qu'Empedocles écrit avoir été chassez du ciel par les Dieux,
Dedants la mer le ciel en bas les jette,
La mer sur terre arrière les rejette,
La terre après au Soleil radieux,
Et le Soleil puis les renvoye aux cieux.
aussi tombent ils entre les mains d'un usurier ou bancquier, tantôt Corinthien, tantôt d'un autre de Patras, et tantôt d'un d'Athenes, l'un après l'autre, jusques à ce qu'étant deceus et trompez de tous, ils se trouvent finablement tous dissipés et découpés en usures. Car ainsi comme celui qui est embourbé, se doit ou du tout lever pour sortir du bourbier, ou du tout ne bouger d'un lieu, pource que celui qui se deméne et se tourne et vire en la bourbe, ne fait autre chose que souiller de plus en plus son corps: aussi ceux qui ne font que changer de bancque, et que faire transcrire leur nom du papier d'un usurier en celui d'un autre, se chargeants toujours les espaules, et s'embrouillants de nouvelles usures, deviennent toujours de plus en plus chargés: resemblants proprement aux personnes malades de colère, qui ne veulent pas prendre médecine pour se guérir à fait, ains continuent toujours à ôter ce qui est dégoutté d'humeur cholerique, et puis à en amasser de l'autre davantage, et payent à toutes saisons de l'année les usures, avec grièves douleurs et angoisseux tranchés, et n'en ont pas plutôt payé l'une, que l'autre coule et distille incontinent après, ce qui leur apporte un mal de coeur et douleur de tête: là où il fallait qu'ils donnassent ordre à s'en nettoyer du tout, à fin d'en demeurer francs et quittes. Je parle maintenant à ceux qui ont bien de quoi, et qui sont trop lâches et paresseux, et vont disant, Comment, demeurerai-je doncques sans vallets, sans feu, ne sans lieu, et sans retraite? c'est tout ainsi, comme si un malade d'hydropisie et enflé comme un tonneau disait au médecin: Comment voulez vous donc que je devienne grêle, maigre et menu? pourquoi non, pourvu que tu sois sain? ainsi vaut il mieux que tu demeures sans vallet, que tu deviennes vallet toi-même, et que tu demeures sans heritages plus-tôt que tu deviennes toi-mêmes heritage d'autrui. écoute un peu le devis de deux vautours, comme disent les fables: l'un vomissait si fort qu'il disait, «Je crois que je vomirai jusques à rendre mes entrailles:» et son compagnon lui répondait, «Quel mal y aura il? car aussi bien ne rendras tu pas les tiennes, mais celles d'un trêpassé que nous devorasmes l'autre jour:» aussi un endebté ne vend pas sa terre ne son heritage, ni sa maison, ains celle de l'usurier qui lui a prêté argent, à qui la loi adjuge le droit et la possession d'iceux. Voire mais, mon père, dira il, m'a laissé cet heritage. Je crois bien, aussi t'avait il laissé la liberté et la bonne renommée, dequoi tu dois faire plus de compte, et en avoir plus de soin. celui qui t'a engendré a fait ton pied et ta main, et néanmoins s'il advient qu'ils soient estiomenés, encore donneras-tu de l'argent au chirurgien qui te les coupera. Calypso avait bien vestu Ulysses d'une robe sentant comme bausme, retenant l'odeur du corps d'une Fée immortelle, présent qu'elle lui fit, à fin qu'il eût à tout jamais mémoire de l'amitié qu'elle lui avait portée: mais depuis que sa navire fut brisée, et qu'il se trouva à fond, ne pouvant revenir sur l'eau, à cause de sa robe trempée qui le tirait à bas, il la dépouilla très bien, et la jeta là, et se ceignant le corps tout nud d'un linge se sauva à nage, jusques en terre, là où quand il fut hors de danger, et qu'il fut aperçu, <p 132v> il n'eut depuis faute ni de vêtements ni de nourriture. Et n'est ce pas proprement une vraie tempeste, quand l'usurier après quelque temps vient assaillir les misérables débiteurs en leur disant, Paye?
Disant ces mots les nues il amasse,
Et la grand' mer de vagues il harasse,
De l'Orient, et du Midi tonnant,
Le vent se leve encontre le Ponant.
ces vents sont les usures, et les usures des usures, qui roulent les unes sur les autres, et lui accablé d'elles, qui le retiennent de leur pesanteur, ne se peut sauver à nage, ni échapper, ains est à la fin tiré à fond avec ses amis, qui l'ont plegé et répondu pour lui, tant qu'il y perit. Crates le philosophe Thebain fit bien autrement, car ne devant rien, et n'étant pressé d'aucun créancier pour payer, seulement se fâchant des cures et soucis du ménage, et de la solicitude qu'il fallait avoir pour gouverner son bien, laissa un patrimoine qu'il avait de la valeur de huict talents, quatre mille huict cents écus, et chargeant la besace avec la robe de bureau, s'en fuit en la franchise de pauvreté et de philosophie. Anaxagoras laissa ses terres en friche. Mais quel besoin est il d'alléguer ceux là? vu que Philoxenus un chantre, étant du nombre de ceux qui avaient été envoyez pour peupler une nouvelle ville et nouvelle terre en la Sicile, lui étant échue une bonne maison en sa part, et grand moyen d'y vivre bien à son aise, voyant que les délices, la volupté, l'oisiveté, sans aucun exercice de lettres regnaient en ce quartier là, «Par les Dieux, dit-il, ces biens ici ne me perdront point, mais bien moi eux:» et laissant à d'autres le partage qui lui était échu à son sort, remonta sur mer, et s'en retourna à Athenes. Là où ceux qui sont endettés endurent et supportent que l'on les taille, que l'on les angarie, et que l'on les gehenne, comme des esclaves que l'on fait fouiller aux mines, nourrissants ainsi que le Roi Phineus, des Harpyes qui ont des ailes. Et les usuriers leur envolent et ravissent des mains leur propre nourriture, encore n'ont ils pas patience d'attendre la saison, car ils achetent leurs bleds avant qu'ils soient moissonnés, et font marché de l'huile avant que l'olive soit mûre: et du vin semblablement, Je le retien, dira-il, pour tel prix, et quant-et-quant il le lui baille par écrit: et ce pendant le raisin est encore pendant à la vigne, attendant la mois de Septembre, que l'étoile d'Arcturus se léve pour faire vendange.<p 133r>

XXIV. Qu'il faut qu'un Philosophe converse Principalement AVEC LES PRINCES ET GRANDS SEIGNEURS.
AMBRASSER un amour commun, et rechercher ou accepter et entretenir une amitié qui peut être utile et fructueuse à plusieurs en particulier, et encore plus en commun, c'est le fait d'hommes sages, honnêtes, et affectionnés au bien public, non pas, comme quelques-uns estiment, ambitieux et convoiteux d'honneur: mais au contraire, celui-là doit être réputé ambitieux, ou bien pusillanime, qui fuit et a peur que l'on ne l'appelle courtisan, poursuivant et caressant les Princes et grands seigneurs. Car que dira le seigneur qui sera guerissable, désireux d'apprendre, et ne demandera que d'accointer quelque philosophe? quoi, faudra-il doncques que je devienne un Simon le Savetier, ou un Dionysius maître d'Eschole, au lieu d'un Pericles ou d'un Caton, afin que ce philosophe devise avec moi, et qu'il s'approche de moi, comme Socrates faisait jadis avec ceux-là? au contraire, Ariston de Chio étant repris et blâmé par les Sophistes de son temps, de ce qu'il devisait à tous ceux qui le voulaient ouïr: «A la mienne volonté, dit-il, que les bêtes mêmes peussent entendre les propos qui excitent les coeurs à aimer la vertu.» Et nous fuirons les moyens et occasions de hanter et deviser avec les grands personnages et puissants seigneurs, comme si c'étaient hommes farouches et sauvages? La parole et doctrine de la philosophie n'est point un tailleur d'images pour faire des statues mornes et muettes, sans sentiment quelconque, à poser dessus un soubassement, comme dit Pindare, ains veut rendre les coeurs des hommes qu'elle touche actifs et vifs: elle leur imprime des élans de bonne volonté qui les incitent, des jugements qui les tirent à toutes choses profitables au public, des intentions désireuses de toute honnêteté, un courage grand et haut avec assurance et bonté: toutes lesquelles parties font que les hommes entendus au fait de gouvernement sont plus aises de deviser, converser et hanter avec les personnes de grande puissance et authorité, et non sans cause: car le médecin excellent et gentil prendra toujours plus de plaisir à médeciner un oeil qui voit pour plusieurs, et qui en garde plusieurs: aussi le philosophe sera plus affectionné à prendre soin de cultiver un esprit et une âme qui doit être vigilante, qui doit être sage, prudente et juste pour plusieurs. Et s'il est entendu en la science de trouver, assembler et conduire les eaux, ainsi comme l'on dit que Hercules l'était, et plusieurs autres anciens, il ne prendra jà plaisir d'aller en quelque coin de desert, loin de la fréquence des hommes, près le rocher du corbeau, comme dit le poète, creuser celle mare des porchers Arethuse, ains s'étudiera de découvrir les sources vives de quelque ruisseau ou rivière, pour abbruver une grosse ville, ou un camp, ou pour arroser les jardins et vergers de quelque Roi: suivant quoi nous oyons qu'Homere appelle Minos Oaristes de Jupiter, c'est à dire, ainsi que Platon même l'interprete, familier et disciple: Car il n'entendait pas que les disciples des Dieux fussent personnes privées, casaniers, vivants en oisiveté en leur maison sans rien faire, ains Princes et Rois, lesquels étant sages, prudens, justes, debonnaires et magnanimes, tous ceux qui auraient à vivre sous eux, et à être commandez par eux, en seraient beneicts et bienheureux. Il y a une herbe que l'on appelle Eryngium, le chardon à cent têtes, laquelle a cette proprieté, que depuis qu'une chèvre la prend en sa bouche, elle s'arrête tout court, et tout le troupeau aussi semblablement, jusques à ce que le chevrier la lui vienne ôter: <p 133v> les defluxions aussi qui procèdent des hommes de grande puissance et grande authorité, comme sont les Rois, ont pareille vitesse et celerité, laquelle se dilate en un moment, et comme un feu saisit et gagne ce qui est voisin à l'environ. Et puis si la parole et remontrance d'un Philosophe s'adresse à un homme privé, qui aime à vivre en repos, et se borne lui-même comme d'un centre et d'une circonférence geometrique, d'avoir ce qui lui est nécessaire pour l'entretènement de sa personne, elle ne se distribue point à d'autres, ains ayant composé en lui seul une grande tranquillité, et grand calme de toutes perturbations, elle se fene, vieillit et se termine incontinent: mais au contraire, si elle remontre à un magistrat, un homme de gouvernement, un homme d'affaires, et qu'elle remplisse de vertu et de bonté, par le moyen d'un seul elle fait du bien à infinis: comme Anaxagoras qui se tint avec Pericles, Platon avec Dion, Pythagoras avec les Princes et Seigneurs de l'Italie, et Caton lui-même partant du camp navigua en Asie pour voir Athenodorus: Scipion envoya querir Panaetius, quand le Senat le commît et députa pour aller visiter et syndiquer quelle justice ou injustice regnait par le monde, ainsi que dit Possidonius. Que devait doncques alors dire Panaetius? Si tu étais un Castor ou un Pollux, ou quelque autre tel homme privé, voulant fuir la fréquence des villes, et te retirer en quelque coin d'école à part, pour illec à loisir et en plein repos coudre et descoudre, plier et déplier les syllogismes des Philosophes, j'eusse volontiers accepté l'offre que tu me fais, et fusse allé demeurer avec toi: mais pource que tu es le fils de Paulus Aemylius, qui a été par deux fois Consul, et arrière-fils de Scipion l'Affricain, celui qui défit Hannibal de Carthage, je ne deviserai point avec toi. Et de dire maintenant qu'il y a double raison et parole, l'une interieure ou mentale, que l'on dit être don de Mercure, surnommé Hegemon, c'est à dire guide: et l'autre proferée, qui est messagere et instrumentale pour donner à entendre ses conceptions, cela est tout rance et moisy de vieillesse, et doit être compris dessous cet ancien proverbe, «Je savais cela devant que Theognis fut né.» Mais toutefois encore cette distinction-là ne fait rien contre ce que nous disons: car de l'une et de l'autre parole, tant de celle qui demeure en la pensée, que de celle qui se prononce et se profere dehors, la fin est amitié de l'une envers soi-même, et de l'autre envers autrui: car celle-là tendant au but de la vertu par les enseignements de la philosophie, rend l'homme accordant toujours avec soi-même, ne se plaignant jamais, ni se repentant de rien, plein de paix, plein d'amour et de contentement de soi-même,
Ses membres n'ont nulle sédition
étrange entre-eux, nulle dissension,
nulle passion rebelle et désobéissante à la raison, nul combat de volonté contre volonté, nulle repugnance de discours à discours. Il n'y a point d'amertume turbulente, mêlée avec joie, comme sur les confins de désir, de repentance et regret, ains y sont toutes choses unièment douces, paisibles et amiables, et font que chacun jouissant de tant et tant de biens se contente et s'éjouît de soi-même. Et quant à l'autre sorte de raison et de parole proferée, Pindarus dit que la Muse n'était point anciennement avaricieuse, aimant le gain, ni mercenaire, et crois qu'encore ne l'est elle pas maintenant, mais par l'ignorance et nonchalance des hommes ne se souciants de bien ni d'honneur, Mercure, qui par avant était gratuit et commun, est devenu traffiqueur, ne voulant rien faire sans être payé: car il n'est pas vraisemblable que Venus se soit jadis mortellement courroucée à l'encontre des filles de Prospolus, pource que ce furent-elles qui les premières machinèrent de semer* des haines et inimitiés entre les jeunes hommes, *Aucuns lisent [...], charmes et sorcelleries abominables: les autres lisent en ce lieu [...], et faudrait le rendre, semer des haines et inimitiés entre les jeunes hommes. et que Vrania, Clio et Calliopé se contenyent ou prennent plaisir à ceux qui corrompent la dignité des lettres pour de l'argent, ains m'est avis que les oeuvres et les dons des Muses doivent être encore plus amiables et plus <p 134r> gracieux, que non pas ceux de Venus, car l'honneur que d'aucuns se proposent pour la fin et le but du savoir et des lettres, a été tenu cher, pource que c'est un principe et un seminaire d'amitié: mais qui plus est, le commun des hommes mesure l'honneur à la bienveillance, estimants que nous ne louons seulement que ceux-là que nous aimons. Mais ceux-là font comme Ixion, qui poursuivant d'amour la Déesse Juno tomba en une nuée: aussi au lieu d'amitié ils embrassent honneur, image vaine, trompeuse, pompeuse, vagabonde et incertaine: mais l'homme de bon sens et de bon jugement, s'il s'entremet d'affaires et du gouvernement de la chose publique, il ne convoitera d'honneur sinon autant qu'il en aura de besoin pour entretenir son authorité et son credit, afin que l'on se fie en lui au maniement des affaires: car il n'est ni plaisant ni facile de profiter à ceux qui ne le veulent pas, et la disposition de le vouloir procède de se fier: ne plus ne moins que la lumière est plus le bien de ceux qui voyent, que de ceux qui sont veuz: aussi est l'honneur plus utile à ceux qui sentent qui en est digne, qu'à ceux qui ne sont pas mêprisés, Mais celui qui ne se mêle point d'affaires, qui vit avec soi-même, et constitue son bien à vivre à part en loisir et en repos, salue de loin la vaine gloire et populaire, dont jouissent les autres qui versent en la vue des peuples, et en pleins théâtres: tout ainsi qu'Hippolytus, qui était chaste, saluait de loin la Déesse Venus: mais celle qui procède des gens de bien et d'honneur, il ne la refuse ni ne la mêprise pas. Quand il est question d'amitié, il ne faut pas chercher à l'avoir et contracter seulement avec ceux qui ont les biens, la gloire, le credit et l'authorité de grands seigneurs, mais aussi ne faut-il pas fuir ces qualités-là, quand elles sont conjointes avec une nature douce et des moeurs moderées. Le philosophe ne cherche pas les beaux et bien formez jeunes hommes, ains ceux qui sont dociles, bien conditionnés et convoiteux de savoir: mais aussi s'ils ont et beauté de visage, et bonne grâce, et fleur de jeunesse, cela ne lui fera pas peur de s'en approcher, ni les beaux traits de visages ne le chasseront pas d'auprès de ceux qu'il sentira dignes que l'on en prenne soin et que l'on y employe sa peine: aussi quand la puissance, la richesse, et l'authorité de Prince se trouvera en un homme de bonne nature, gracieux et honnête, il ne laissera pas de l'aimer et de le caresser pour cela, ni ne craindra pas qu'on l'appelle courtisan ni caressant les grands.
Ceux qui par trop fuyant Venus étrivent,
Faillent autant que ceux qui trop la suivent:
ainsi en est-il de l'amitié des Princes et des grands seigneurs: parquoi le philosophe qui ne se mêlera point d'affaires, ne les fuira point, mais le civil qui s'empêchera du maniement de la chose publique, les recherchera, non les fâchant pour se faire ouïr, ni leur chargeant les oreilles de contes importuns de Sophiste qui se veut montrer, mais s'accommodant volontiers à les hanter, passer le temps, et deviser avec eux quand ils le veulent. -de Berecynthe
Les plaines ont de long douze journées,
Qui tous les ans par moi sont engrenées.
celui qui dit cela, s'il eût autant aimé les hommes, comme il aimait le labourage, eût plus volontiers cultivé et ensemencé celle terre qui pouvait nourrir si grande multitude d'hommes, que la petite mestairie d'Antisthenes, qui à peine pouvait suffire à saupoudrer Autolycus quand il allait luicter. Et toutefois Epicurus, qui mettait le souverain bien de l'homme en un très profond repos, comme en un port couvert de tous les vents et de toutes les vagues du monde, dit, que le faire bien à autrui est non seulement plus honnête que le recevoir bien d'autrui, mais encore plus plaisant, car il n'y a rien qui engendre tant de joie que fait la Grace, c'est à dire, la beneficence: et avait bon jugement celui qui imposa les noms aux trois Graces, Aglaïa, Euphrosyné, et <p 134v> Thalia, car certainement la joie et le contentement est bien plus grand et plus net en celui qui donne la grâce, qu'en celui qui la reçoit. Voilà pourquoi plusieurs souvent rougissent de honte quand on leur fait du bien, là où l'on est toujours bien aise quand on en fait. Or font bien à tout un peuple ceux, qui rendent gens de bien ceux dont le peuple ne se peut passer: comme, au contraire, ceux qui gâtent et corrompent les Princes, les Rois, et les Seigneurs, comme font les flateurs, les calomniateurs et faux accusateurs, sont en abomination de tous, et punis par tous, comme ceux qui jettent un poison mortel, non en une coupe, ains en une fontaine qui coule en public, de laquelle ils voyent que tout le monde boit. Tout ainsi doncques comme Eupolis dit, en se moquant des flateurs poursuivants de repeue franche du riche Callias, qu'il n'y avait ni feu, ni fer, ni cuivre qui les pût engarder d'aller souper chez lui: mais les mignons et favoris d'un tyran Apollodorus, ou d'un Phalaris, ou d'un Dionysius, après le deces de leurs maîtres on les gehenna, on les écorcha, on les brûla, et les mit-on au rang des hommes maudits et damnés, pource que ceux là ne faisaient tort qu'à un seul, et ceux-ci en outrageaient plusieurs, en en dépravant un tout seul, qui était le Seigneur: aussi ceux qui demeurent ou hantent avec des hommes privés, ils les rendent bien contents, innocents, doux et gracieux en eux-mêmes, mais celui qui à un seigneur et magistrat ôte une mauvaise condition, ou lui dresse sa volonté et son intention là où il faut, celui-là philosophe pour le public, et corrige le moule et le patron auquel tous les sujets sont formez et gouvernez. Les cités et republiques bien policées decernent et defèrent honneur et révérence aux prêtres, pource qu'ils prient et demandent aux Dieux des biens, non pour eux seuls, ni pour leurs parents et amis seulement, mais universellement pour tous les citoyens: et toutefois les prêtres ne rendent pas les Dieux bons, ni donneurs de biens, mais étants tels d'eux-mêmes, ils les prient et reclament: mais les Philosophes qui vivent et conversent avec les Princes et Seigneurs, les rendent plus justes, plus modérés et plus affectionnés à bien faire: au moyen dequoi il est vraisemblable qu'ils en reçoivent aussi plus d'aise et plus de contentement. Et m'est avis, quant à moi, qu'un ouvrier qui fait les luts et lyres, prendra plus de plaisir à faire une lyre, quand il saura que celui qui la possedera en edifiera les murailles de la ville de Thebes, comme jadis fit Amphion: ou en appaisera une grande sédition, comme fut celle des Lacedaemoniens que Thaletas le Candiot pacifia, en chantant sur la lyre, et les addoucissant. Et semblablement aussi un charpentier, faisant le gouvernal et timon d'une galere, sera plus réjoui, quand il entendra que ce timon servira à gouverner la galere capitainesse, dedans laquelle Themistocles combattra contre les Perses pour la défense de la liberté de la Grèce, ou bien celle de Pompeius, avec laquelle il défit en bataille navale l'armée des Pirates. Que cuidez-vous doncques que le philosophe pensera de sa parole et de sa doctrine, quand il viendra discourir en lui-même, que celui qui la recevra, étant homme d'authorité, Prince ou grand Seigneur, fera un bien public, parce qu'il rendra le droit justement à un chacun, il fera de bonnes lois et ordonnances, il punira les méchants, et avancera les gens de bien et d'honneur. Il m'est avis certainement qu'un gentil charpentier et faiseur de navires fera plus volontiers un timon, quand il saura qu'il servira à régir la grande nave d'Argo renommée par tout: et semblablement qu'un charron ne mettra pas si volontiers la main à faire une charrue ou un chariot, qu'il fera les aixieux sur lesquels il saura que Solon devra engraver ses lois. Or les discours, et raisons des Philosophes, si une fois elles sont bien et fermement imprimées és âmes des grands personnages, qui ont le gouvernement des états en main, et qu'elles y prennent pied, elles ont force et efficace de vives lois. Ce fut pourquoi Platon navigua en Sicile, esperant que les sentences de sa philosophie vaudraient <p 135r> lois, et produiraient de bons et profitables effets és affaires de Dionysius, mais il trouva que Dionysius était comme une de ces tablettes jà toute pleine de ratures et de souillures, qui ne pouvait plus laisser la teincture de la tyrannie, pource qu'elle avait déjà percé et pénétré jusques au fond, et ne se pouvait plus effacer: là où il faut que ceux qui sont pour faire leur profit de bons avertissements, soient encore en mouvement.

XXV. Qu'il est requis qu'un Prince soit savant.
LES habitants de la ville de Cyrene prièrent une fois Platon de leur donner par écrit de bonnes lois, et de leur dresser et ordonner le gouvernement de leur état: ce qu'il refusa de faire, disant qu'il était bien malaisé de donner lois aux Cyreniens, qui étaient si riches et si opulents: car il n'est rien si haut à la main, si farouche, ne si malaisé à dompter et manier, qu'un personnage qui s'est persuadé d'être heureux. Voilà pourquoi il est bien difficile de conseiller les Princes et seigneurs, comment ils se doivent gouverner, car ils craignent de recevoir et admettre la raison, comme un maître qui leur commande, de peur qu'elle ne leur ôte ou retranche ce qu'ils estiment le bien de leur grandeur et puissance, en les assujettissant à leur devoir: c'est pource qu'ils n'entendent pas le discours de Theopompus le Roi de Sparte, qui fut le premier qui introduisit à Sparte les Ephores, et les mêla au gouvernement avec les Rois: car comme sa femme lui reprochast, qu'il laisserait à ses enfants l'authorité et puissance Royale moindre qu'il ne l'avait eue de ses prédécesseurs: mais plus grande, lui répondit-il, d'autant qu'elle sera plus assurée: car relaschant un peu ce qui était en la Royauté trop roide et trop véhément, il evita par un même moyen et l'envie et le péril: et toutefois ce Theopompus-là derivant de son authorité comme d'une grande rivière un petit ruisseau, autant comme il en donna aux Ephores, autant s'en ôta-il à soi-mêmes: mais la raison et remontrance de philosophie étant logée avec le Prince pour lui assister et le conserver, lui ôtant de sa puissance comme de l'embonpoint ce qu'il y a de trop, lui laisse ce qui est sain. Mais la plupart des Princes et grands Seigneurs qui ne sont pas sages, resemblent aux ignorants tailleurs d'images, lesquels ont opinion que les statues enormes et excessives qu'ils taillent, que l'on appelle Colosses, sembleront vastes et grandes, s'ils les font bien escarquillées de jambes, et bien étendues de bras, avec une bouche qui babille bien grand: car semblablement aussi ceux-ci avec une voix grosse, un visage renfrongné, un regard fier, une fâcheuse conversation, et un vivre à part, sans communiquer avec personne, cuident contrefaire la gravité, grandeur et dignité qui est requise en un Seigneur, mais ils ne différent en rien de ces Colosses-là, qui par le dehors ont la représentation de quelque Dieu ou demi-dieu, mais par le dedans sont pleins de terre, de pierre et de plomb: il n'y a différence, sinon que la pesanteur de ces enormes statues-là les maintient aucunement droites, sans pancher ne çà ne là: mais ces ignorants princes et seigneurs-ci, pource qu'ils ne sont pas bien au dedans dressez à plomb, souventefois sont esbranlés, et quelquefois du tout renversés: car venants à bâtir leur puissance et licence haute sur une base qui n'est pas bien dressée à plomb, ne mise au niveau, ils panchent et versent en leur ruine avec elle. Mais il faut que comme la reigle étant elle-même droite, et non gauche ni tortue, dresse et rend droites toutes autres choses, les faisant à soi semblables, en s'approchant et appliquant <p 135v> quant à elles: semblablement aussi, que le Prince ayant établi et dressé premièrement en soi-même sa principauté, c'est à dire, après avoir bien composé sa vie et ses moeurs, alors il accommode et applique à soi ses sujets, pour les rendre aussi droits. Car ce n'est pas affaire à celui quy tombe, de redresser: ni à celui qui ne sait rien, d'enseigner: ni à celui qui est désordonné, d'ordonner: ni à celui qui est dereiglé, de ranger, ni à celui qui ne sait obeïr, de commander: mais la plupart des hommes se trompants en cela, estiment que le premier et principal bien qu'il y ait à commander, soit de n'être point commandé: comme faisait le Roi de Perse, qui estimait que tous ses sujets lui étaient esclaves, excepté sa femme seule, de laquelle plus que d'autre il devait être seigneur. Mais qui sera-ce doncques qui commandera au Roi et au Prince? Ce sera la loi, qui est Roine de tous, et mortels et immortels, comme dit Pindare, non pas une loi écrite dehors en quelques livres, ou dessus quelque bois: mais la raison vive imprimée en son coeur, toujours demeurant avec lui, toujours le conservant, et jamais ne l'abandonnant sans conduite: car le Roi de Perse avait un de ses chambellants ordonné à cet office, pour lui venir dire tous les matins entrant en sa chambre, «Leve toi Sire, et pourvoi aux affaires, ausquels Mesoromasdes, c'est à dire le grand Dieu, t'a ordonné pour pourvoir:» mais à l'endroit d'un sage prince et bien appris, c'est la raison qu'il a au dedans qui lui sonne toujours cela à l'oreille. Polemon disait, que l'amour était une entremise des Dieux à l'endroit des jeunes gens, dont ils avaient soin, et qu'ils voulaient sauver: mais plus véritablement pourrait-on dire, que les Princes sont ministres des Dieux, pour pourvoir aux affaires et au salut des hommes, afin que des biens qu'ils leur donnent, ils soient distributeurs des uns, et conservateurs des autres.
Vois tu ce haut infini firmament,
Qui dans son sein liquide fermement
De tous côtés la terre ronde embrasse?
C'est lui qui influe les principes des semences convenables, et puis la terre les produit en être, et sont les unes accrues par les pluies, les autres par les vents, les autres échauffées par les astres et par la lune: mais c'est le Soleil qui régit et gouverne tout, et leur inspire le gracieux attrait d'amour, aussi de tous tant de grands biens, dons et présents que les Dieux font aux hommes, il n'y a moyen d'en jouir ni user droitement sans loi, sans justice, ni sans prince et magistrat. La justice est la fin de la loi, la loi oeuvre du prince, et le prince image de Dieu, qui tout régit et gouverne n'ayant besoin ni de Phidias qui le taille, ni de Polycletus, ni de Myron, ains lui-même se formant au moule et patron de Dieu, par le moyen de la vertu, statue la plus plaisante et la plus excellente que l'on saurait jamais voir. Et comme Dieu a colloqué au ciel pour un bel image de sa divinité le Soleil et la Lune, telle représentation et telle lumière est en une cité et en un Royaume, le Prince, tant qu'il a au coeur la crainte de Dieu, et l'observation de la justice empreinte, c'est à dire, qu'il a la raison divine en son entendement, non pas le tonnerre en la main, ni la foudre, ni le trident, comme il y a de fols princes, qui se font mouler et peindre, rendants leur folie odieuse d'affecter ce à quoi ils ne peuvent atteindre: car Dieu hayt et punit ceux qui veulent imiter le tonnerre, la foudre, les rais du Soleil, et choses semblables: et au contraire, ceux qui sont zelateurs de sa vertu, et qui tâchent à se conformer à sa clemence et bonté, il les aime et avance, et leur donne part de sa vérité, de sa justice, clemence et légalité. Lesquelles qualités sont telles, qu'il n'y a rien plus divin au monde, non le feu, ni la lumière, ni le cours du Soleil, non le lever et coucher des étoiles, non pas même l'eternité, ni l'immortalité, car Dieu n'est pas benict ni heureux pour la longueur et durée de sa vie, mais pource qu'il est prince de toute vertu, c'est cela qui est la divinité, et la beauté, ce qui est regy par elle. <p 136r> Anaxarchus pour réconforter et consoler Alexandre, lequel se desesperait pour le meurtre qu'il avait commis en la personne de Clytus, lui dit, que Dicé et Themis, c'est à dire justice, equité et droitture, sont les assesseurs de Jupiter: pour montrer, disait-il, que tout ce qui est fait par le Prince, est juste, equitable et droitturier: péchant en cela grièvement, lourdement et pernicieusement, de vouloir remédier au regret que ce prince sentait pour le péché qu'il avait commis, en lui donnant assurance d'en faire encore d'autres semblables. Et s'il est en cela loisible d'amener sa conjecture, Jupiter n'a point justice et equité pour ses assesseurs, mais lui-même est la justice et l'equité, et la plus ancienne et plus parfaite loi qui soit: ainsi parlent, écrivent et enseignent tous les anciens, que Jupiter même ne savrait bien commander sans justice: laquelle est vierge, selon que dit Hesiode, non violée ni contaminée, ains toujours logée avec honneur, pudicité et simplicité. Voilà pourquoi les anciens appellent les Rois révérends et vénérables. Car il est convenable que ceux qui moins ont de crainte, aient plus de honte et d'honneur. Or faut il que le Prince craigne plutôt de mal faire que de mal recevoir, comme étant l'un cause de l'autre: et est celle crainte benigne et généreuse, propre et peculiere à un bon prince, craindre que ses sujets, sans qu'il le sache ne soient offensés et foulés,
Ne plus ne moins que les chiens généreux
Veillent auprès des brebis, non pour eux,
Sentant venir quelque bête sauvage,
Autour du parc, pour y faire carnage.
Et n'est pas pour eux qu'ils craignent, mais pour ceux qu'ils gardent, comme Epaminondas, s'étant les Thebains laissez aller à boire dissoluement et faire grand' chère en une fête, lui seul allait revisitant les armes et les murailles, disant qu'il jeunait et veillait, afin que les autres peussent à sûreté boire et dormir. Et Caton en la ville d'Utique fit crier à son de trompe, que à tous ceux qui s'étaient sauvés de la défaite, il donnerait moyen de s'en aller par la mer: et les ayant tous embarqués, après avoir fait prière aux Dieux de leur donner bon voyage, lui retournant en son logis, se tua soi-même, montrant en cet exemple ce que le prince doit craindre, et qu'il doit mêpriser. Au contraire, Clearchus le tyran de Pont s'enfermait dedans un coffre pour dormir, comme un serpent dedans son creux: et Aristodemus le tyran d'Argos montait en une petite chambrette suspendue, dont l'huis était une trappe, sur laquelle il mettait son lit, là où il se couchait avec sa concubine: et la mère d'elle quand il était monté venait ôter l'échelle d'à bas, et puis le matin la rapportait. Comment pensez vous que ce tyran-là devait trembler de frayeur quand il était dedans un plein théâtre, ou dedans le palais, où l'on exerçait la justice, ou dedans le conseil, ou en un festin, vu qu'il faisait de sa chambre une prison? «A la vérité aussi, les bons Princes craignent pour leurs sujets, et les Tyrants craignent leurs sujets:» et pour ce d'autant que plus ils augmentent leur puissance, autant augmentent ils aussi leur crainte: car de tant qu'ils commandent à plus grand nombre d'hommes, de tant en craingnent ils aussi plus grand nombre. Car il n'est pas vraisemblable, ne bien séant avec, à la majesté divine, ce que aucuns philosophes ont voulu dire, que Dieu est invisiblement mêlé parmi la matière première qui souffre toutes choses, et qui reçoit mille contraintes et mille cas fortuits, et des changements innumerables, ains reside la haut, assis et colloqué en la nature, qui est toujours une et toujours en même état sur des saints fondements, comme dit Platon, fait et parfait ce qui est droit selon nature, se promenant par tout. Et comme le Soleil au ciel, qui est son très bel image, se laisse voir dedans un miroir à ceux qui ne le peuvent regarder, lui-même aussi a il laissé és villes, et parmi les hommes, une autre image, c'est la lumière de justice et de droite raison qui l'accompagne, laquelle les hommes <p 136v> sages et heureux décrivent et peignent des sentences de la philosophie, en se conformant à ce qui est le plus beau en ce monde, et n'y a rien qui imprime és âmes et esprits des hommes une telle disposition, que la raison tirée et apprise de la philosophie, à fin qu'il ne nous advienne comme il fit à Alexandre le grand, lequel ayant vu et considéré Diogenes en la ville de Corinthe, comme il était généreux, estima beaucoup et admira la grandeur de courage et magnanimité de ce personnage, jusques à dire, «Si je n'étais Alexandre, je serais Diogenes:» quasi par manière de dire se fâchant de sa richesse, de sa splendeur, et de sa puissance, comme étant empêchemens et destourbiers de sa vertu, et portant envie à sa cappette, et à sa besace, d'autant que par icelles Diogenes était invincible et imprenable, non pas comme lui qui ne l'était que par le moyen des armes, des chevaux, et des piques: car il pouvait en se gouvernant par vraie raison philosophique être de disposition et affection Diogenes, et demeurer d'état et de fortune Alexandre, voire tant plus être Diogenes d'autant qu'il était Alexandre: comme ayant contre une grosse tourmente, agitée de forts vents, et de vagues impetueueses, besoin de chable et d'ancre plus forte, et de gouverneur et pilote plus grand: car és hommes petits, qui ont peu ou point de puissance, comme sont les privés, la folie est innocente, et ne font point de mal quand ils sont fols, pource qu'ils ne peuvent: comme és mauvais songes il y a je ne sais quoi de douleur qui fâche l'âme quand elle ne peut pas venir à bout de mettre à execution ses cupidités: mais où la puissance est conjointe avec la mauvaistié, elle ajoute aussi douleur à ses passions et affections. Et est bien véritable ce que soûlait dire le tyran Dionysius, car il disait, que le plus grand plaisir et contentement qu'il sentît de sa domination tyrannique, était, que ce qu'il voulait, soudainement était fait,
«Comme il fut dit, il fut aussi tôt fait.
ainsi la mauvaistié et le vice prenant sa course légère par la carrière de la puissance pousse et presse toute violente passion, faisant que une colère devient aussi tôt achevée, que celui qui est tombé en suspicion perit, et celui qui est calomnié est perdu. Mais comme les naturels tiennent, que l'éclair sort de la nue après le tonnerre, encore qu'il apparoisse devant, comme le sang sort de la plaie, parce que l'oreille reçoit le son, et la vue va au-devant de l'éclair: aussi à l'endroit de tels seigneurs les punitions précédent les accusations, et les condamnations vont devant les probations,
«Car le courroux ne peut là plus durer,
Non plus que l'ancre en tourmente assurer
La nave étant fichée dans le sable,
Qui ne tien coup, et ne demeure stable:
Si le pois de la raison ne réprime et n'arrête la puissance faisant le Prince et seigneur ainsi comme fait le Soleil, lequel alors qu'il est plus haut élevé en la partie Septentrionale, c'est lors que plus lentement il chemine et moins il se remue, rendant son cours plus assuré par la tardité: car il n'est possible que les vices demeurent couverts et cachés és hommes qui ont grande puissance, ains comme ceux qui sont sujets au mal caduque, soudain que quelque froid les prend, ou qu'ils tournent un peu, il vient incontinent un éblouissement et un chancellement, qui découvre et fait voir leur mal: aussi les ignorants et mal appris, soudain que la fortune les a un petit élevés en biens, en richesses, en états et authorités, incontinent elle fait voir leur cheute, et ruine: ou, pour mieux le donner à entendre, comme l'on ne connait pas le vice et la faute des vaisseaux quand ils sont vides, mais quand vous y versés quelque liqueur, alors vous voyez par où ils coulent et s'en vont: aussi les âmes pourries et gâtées ne peuvent contenir leur authorité et puissance, ains coulent dehors par <p 137r> leurs cupidités, leurs colères, leurs vanités, et leurs impertinences. Et qu'est-il besoin de s'étendre à discourir cela plus amplement, vu que l'on calomnie és grands et illustres personnages jusques aux moindres fautes qu'ils ont eues? on reprochait à Cimon qu'il aimait le bon vin, à Scipion qu'il aimait à dormir, et accusait on Lucullus de ce qu'il tenait table trop somptueuse et trop friande.

XXVI. Que le vice seul est suffisant pour rendre L'HOMME MALHEUREUX. Le commencement de ce Traité est si défectueux et si corrompu, mêmes és livres écrits à la main, que l'on ne sait quelle conjecture y asseoir.
ayant vendu le sien corps pour un douaire, ** comme dit Euripides, bien peu de bien, et encore mal assuré et incertain: mais à celui qui ne passe pas par-dessus de la cendre, ains à travers un feu, par manière de dire, Royal, et qui est brûlé tout à l'entour, qui est continuellement à la grosse et courte haleine, en peur et en crainte, plein de sueur, s'en court jusques dela la mer pour gagner, elle lui donne à la fin une richesse de Tantalus, de laquelle il ne jouira jamais, pour les continuelles occupations, desquelles il s'enveloppe. Or fit jadis sagement ce grand riche homme Sicyonien qui nourrissait des haras de chevaux, quand il donna à Agamemnon Roi des Acheïens une belle jument coursiere fort vite, pour être dispensé
De n'aller point à Troie la venteuse,
Ains demeurer loin de guerre douteuse
Chez soi en paix et toute volupté,
Car il avait de tous biens à planté.
afin que demeurant en sa maison il se vautrât à son aise en profonde richesse, et se donnât du bon temps à loisir, sans aucune fâcherie. Mais nos courtisants d'aujourd'hui, et ceux qui se veulent faire estimer gens d'affaires, n'attendent pas qu'on les appelle, ains se vont d'eux-mêmes jeter la tête baissée és courts des princes et és grosses maisons, là où il faut qu'ils veillent et fassent le guet en grand travail, pour gagner ou un cheval, ou une chaine, ou quelque tel présent:
Et ce pendant, la face déchiree
En sa maison sa femme est demeurée,
Et la maison achevée à demi,
pendant que son mari est traîné çà et là errant, vagabond par le monde, tiré de quelques espérances, qui à la fin bien souvent le trompent, et lui font honte. Et si d'aventure il obtient quelque chose de ce qu'il désire, après avait été bien tourneboulé sans dessus-dessous, jusques à en avoir la tête toute étourdie de virer ainsi au rouet de la fortune, il demande à s'en échapper, et appelle bienheureux ceux qui demeurent en vie privée, sans s'exposer aux périls: et ceux-ci, au contraire, le réputent lui bienheureux, d'autant qu'ils le vaient préféré à eux. Voilà comment le vice dispose tous hommes à toutes sortes de malheurs, étant un parfait ouvrier de malheureté, de manière qu'il n'a besoin ne d'instruments ni de ministres. Les autres tyrants qui s'étudient à rendre misérables ceux qu'ils tourmentent, ils nourrissent des bourreaux et des gehenneurs, ils inventent des fers chaulds à brûler, des grils: mais le <p 137v> vice sans aucun appareil d'outils, aussi tôt qu'il s'attache à l'âme, il la brise et l'accable et ruine, il remplit de douleur, de lamentations, de rancune, de regrets et repentance l'homme. Qu'il soit ainsi, on voit plusieurs qui endurent qu'on leur coupe la chair et les membres, sans qu'ils dient mot, et endurent patiemment quand on les fouette, et quand leurs maîtres, ou bien des tyrants leur donnent les grils, vous ne leur entendrez pas jeter un seul cri, d'autant que l'âme avec la raison, comme avec la main, réprimant la voix, la garde de sortir: là où, au contraire, vous ne sauriez jamais faire demeurer quoi un courroux, ni commander à un deuil qu'il se taise: ni arrêter un qui est surpris de peur, ni un qui se repent de regret, qu'il ne crie, qu'il ne se tire par les cheveux, et qu'il ne frappe sa cuisse, tellement que le vice est plus violent que n'est ni le feu, ni le fer. Or les villes et cités, quand elles font à savoir par affiches, qu'elles veulent faire edifier quelques navires ou quelques statues de grandeur excessive que l'on appelle Colosses, elles écoutent les ouvriers disputants les uns contre les autres de la manufacture, et entendent leurs raisons, et vaient leur modelles, puis elles elisent celui d'entre eux qui fera le fait à moins de coûte, mieux et plus promptement. Or posons le cas doncques que nous publions par affiches à faire et rendre un homme et une vie malheureuse, et qu'il se présente pour entreprendre le marché, d'un côté la Fortune, et le Vice de l'autre: l'une, à savoir la fortune, pleine d'outils de toute sorte, et d'un appareil de grands frais, pour construire une vie misérable et malheureuse: comme pourroint être voleries de brigands, des guerres, des inhumanitez de tyrans, des tempestes de mer, des fouldres de l'air, qu'elle traînerait après elle, de la ciguë qu'elle broierait, des espées qu'elle apporterait, des calomniateurs qu'elle soudoyerait, des fiévres qu'elle allumerait, des fers et manotes qu'elle ferait sonner, et des prisons qu'elle bâtirait à l'entour, encore que la plupart de tout cela procède plutôt du vice que de la fortune: mais pourtant supposons que tout cela procède de la fortune, et que la malice, et le vice étant au près tout nud, et n'ayant besoin de chose quelconque hors de soi à l'encontre de l'homme, interroge la fortune comment elle entend de rendre l'homme malheureux, failli de coeur: Menasses-tu l'homme de le rendre pauvre, Fortune? Metrocles se moquera de toi, qui l'hiver dormait parmi les moutons, et l'été dedans les claitres et portiques des temples: et par ainsi étrivait de la félicité à l'encontre du grand Roi de Perse, lequel passait son hiver en Perse, et son été en la Medie, Ameneras-tu la servitude, les fers et manotes, et l'être vendu comme esclave? Diogenes le mêprisera, lequel étant exposé en vente par les brigands qui l'avaient pris, criait lui-même à l'encan, Qui veut acheter un maître? Broies tu une coupe de poison? n'en baillas tu pas autant à boire à Socrates? et lui tout doucement et facilement sans restiver de peur, ne rien changer de contenance ni de couleur, l'avalla: et quand il fut mort les survivants le jugèrent bienheureux, comme celui qui en l'autre monde s'en allait vivre d'une vie divine. Me présenteras-tu le feu? voire mais Decius le Capitaine des Romains t'a pieça prevenu, quand au milieu des deux armées il fit dresser un grand feu, où il se brûla lui-même en holocauste à Saturne, comme il avait voué pour le salut et la prosperité de l'Empire Romain. Et les honnêtes femmes des Indiens, qui aiment mieux leurs maris, combattent et étrivent ensemble pour le feu, et celle qui gagne la victoire est brûlée avec le corps de son defunct mari, laquelle toutes les autres jugent et estiment bienheureuse. Et quant aux sages de pardela, il n'y en a pas un qui soit réputé homme saint, ne bienheureux, si étant encore vivant, en son bon sens et sain entendement, il ne sépare son âme de son corps avec le feu, et qu'il ne sorte tout pur et net de la chair, en ayant consumé tout ce qu'il y avait de mortel. Oui mais d'une maison plantureuse et d'une richesse grande, d'une table friande et somptueuse, tu me réduiras à la besace, à la petite cappette, et à <p 138r> demander mon pain ordinaire: toutes ces choses-là furent les principes et causes de la félicité de Diogenes, et de liberté et de gloire à Crates. Mais tu me feras clouer en croix, ou bien empaler au bout d'un pieu. Et que peut il chalait à Theodorus s'il pourrira dessus ou dessous la terre? Ce sont les plus heureuses sepultures des Tartares, et des Hyrcaniens, l'être mangé des chiens: et entre les Bactrianiens, par les lois du pays ceux-là sont estimés avoir plus heureuse fin, quand les oiseaux les mangent après qu'ils sont morts. Qui sont doncques ceux que tels accidents rendent malheureux? Ce sont les lâches de coeur, délicats, ecervellés, non exercités és affaires du monde, et qui toujours ont retenu les opinions qui leur ont été imprimées dés leur enfance. La fortune doncques seule n'est pas ouvrière parfaite de malheur et infélicité, si elle n'a la malice et le vice qui lui aide. Car tout ainsi comme un filet sie l'os qui a été longuement trempé dedans du vinaigre et de la cendre, et comme les ouvriers courbent et forment en telle façon qu'ils veulent l'ivoire, après qu'ils l'ont mollifié et detrempé avec de la bière, autrement ils n'en peuvent venir à bout: aussi la fortune blesse et cave ce qui est déjà gâté et amolli de soi-même, quand la malice y survient davantage. Et tout ainsi que le poison appelé Pharicum,* autrement Napel ou Aconit, ne nuit à personne des autres, et ne fait point de mal à ceux qui le touchent, et qui le portent quant et eux: mais s'il touche tant soit peu à un qui soit navré, il le fait incontinent mourir par la plaie et blessure qui reçoit son influxion: *Voyez Dioscoride Livre 6. Chap. 19. aussi celui duquel la fortune sera pour ruiner et gâter l'âme, devra avoir au dedans de sa propre chaire quelque ulcère, quelque apostume, et quelque mal pour rendre les accidents, qui lui surviendront de dehors, misérables et lamentables. Le vice donc est-il point tel, qu'il ait besoin de la fortune pour produire malheureté? De quel côté cela? la fortune ne fait-elle pas soulever la tempeste et tourment en la mer? ne ceinct-elle pas les pieds des montaignes, des aguets et embûches des larrons? ne jette-elle pas par grande impetuosité la grêle dedans les champs fertiles & fructueux? mais la malice ne suscite-elle pas un Melitus, un Anytus, un Callixenus, calomniateurs? n'ôte-elle pas les biens? n'empêche elle pas les hommes d'être chefs d'armées pour les rendre malheureux? Mais elle les fait lâches, elle leur amasse de grandes successions en terre, elle les accompagne par mer, elle est toujours après, les desechant de cupidités, les enflammant de colère, les accablant de superstitions, les attirant par les cupidités des yeux. Il n'y a ni commencement, ni fin.<p 138v>

XXVII. Comment on se peut louer soi-même, sans ENCOURIR ENVIE ni REPREHENSION.
IL n'y a celui qui ne dise de bouche, que parler de soi-même en se donnant la louange d'être ou de valoir quelque chose, ami Herculanus, ne soit fort odieux, et mal séant à toute personne bien apprise: mais de fait il y en a bien peu qui se gardent de tomber en cette impertinence et importunité là, non pas de ceux mêmes qui la reprennent. Car Euripides disant,
Si la parole il fallait acheter,
Nul ne voudrait ses louanges conter,
Mais à raison qu'on en peut de l'air prendre
Tant que l'on veut, sans aucun prix en rendre,
chacun disant de soi-même se plaît
Ce qui est vrai et ce qui pas ne l'est
Pource que rien le parler ne lui coûte:
il use d'une très odieuse et importune vanterie, en cela mêmement qu'il va entrelasser parmi des accidents et affaires tragiques, un propos de soi-même qui n'appartient rien à la matière sujette. Semblablement Pindarus ayant dit en un lieu,
Qui se vante importunément
Est fourvoyé d'entendement,
ne cesse jamais toutefois de magnifier sa suffisance en la poésie, qui est grande certainement, et bien digne de louange, il n'ya personne qui le nie: mais ceux qui sont couronnés és jeux et combats sacrés, sont déclarés victorieux par la voix d'autrui, pour ôter la fâcherie que porte avec soi le parler de soi-même: et à bon droit avons nous à contrecoeur la vaine gloire de Timotheus, en ce qu'il écrit lui-même touchant la victoire qu'il obteint à l'encontre de Phrynis, Tant tu fus heureux Timothée lors que la herault proclama à haute voix, Timothée le Milesien a vaincu le fils de Carbon le plieur de voix. Car cela n'a point de grâce et est contre toute façon honnête de trompetter ainsi soi-même sa victoire, parce qu'il est bien vrai ce que disait Xenophon, que la plus plaisante audition que l'homme saurait entendre est, d'ouïr réciter ses louanges par un autre: mais la plus fâcheuse aussi aux autres est, d'ouïr que lui-même les récite. Car premièrement nous estimons effrontez et impudents ceux qui se louent eux-mêmes, attendu qu'ils devraient être honteux quand d'autres les loueraient en leur présence. Secondement, nous les réputons injustes en ce, qu'ils se donnent à eux-mêmes ce qu'ils devraient recevoir des mains des autres. Tiercement, si nous nous taisons quand nous entendons un qui se loue soi-même, il semble ou que nous en soyons marris, ou que nous lui portions envie: ou si nous craignons cela, nous sommes contraints de confirmer nous mêmes ces louanges, et porter témoignage à la chose dont il est question, contre ce que nous en pensons, ce qui est plus convenable à une vile flatterie, qu'à vrai honneur, d'avoir le coeur de louer aucun en sa présence. Mais encore que cela soit véritable, et que la chose aille ainsi, si peut il advenir des occurrences qu'un homme d'honneur s'entremettant des affaires de la chose publique, pourra se hazarder à parler de soi-même à son advantage: non pour aucun honneur ou plaisir qu'il en pretende, mais pource que l'occasion ou l'action qui se présente, requiert qu'il parle de soi-même, comme il ferait de quelque autre chose véritable: mêmement quand les choses faites ou advenues sont bonnes et honnêtes, il ne faut point qu'il feigne de dire hardiment, qu'il en a fait autrefois de semblables: car cette louange-là apporte un beau et bon fruit, c'est que d'icelle, comme d'une graine et semence, plusieurs <p 139r> autres et plus grandes louanges en procèdent: car l'homme de bien ne demande et n'aime pas l'honneur comme un salaire, ou un réconfort et récompense de ses vertueuses actions, mais pource que l'être cru et avoir réputation d'homme de bien, et qu'on se fie en lui, lui donne les moyens de faire plusieurs autres plus grandes et plus belles actions: car il est et plaisant et facile de faire bien à ceux qui vous aiment et se fient en vous, et au contraire il est impossible ou bien malaisé, se servir de la vertu et l'employer envers ceux qui vous calomnient ou vous ont pour suspect, en forçant ceux qui fuient les occasions de recevoir aucun bien ne plaisir de vous. Il nous faut doncques considérer, s'il y aurait point d'autres occasions pour lesquelles l'homme de bien et d'honneur se pourrait louer soi-même, afin que ne le redoutant pas par trop, comme chose vaine et odieuse, nous ne faillions à nous servir de quelque utilité et commodité qu'il y pourrait avoir. Or est bien vaine la louange de ceux qui se louent eux-mêmes, à fin qu'ils soient loués des autres: et la mêprise-l'on plus que nulle autre, pource qu'il semble qu'elle procède d'une ambition et d'un appétit importun de vaine gloire seulement. Car ainsi comme ceux qui n'ont dequoi manger, sont contraints de manger de leur propre corps contre la nature, et cela est l'extrémité de famine: aussi ceux qui sont affamez d'honneur et de louanges, s'ils ne treuvent des autres qui les louent, ils se louent eux-mêmes: ce qui de tant plus est laid, qu'il semble que par un amour de vaine gloire, ils y ajoutent encore et y contribuent du leur. Mais encore quand ils ne le font pas simplement et ne cherchent pas à être loués à par-eux, ains par une émulation et jalousie de la louange d'autrui, ils vont comparant leurs faits et actions comme pour offusquer et obscurcir celles des autres, alors outre la vanité il y a de l'envie et de la malignité: car on dit en commun proverbe, que celui est curieux et importun, qui met le pied en la danse d'autrui: mais de s'aller jeter à travers les louanges des autres par une jalousie et envie, en rompant le propos pour parler de soi-même, c'est chose dont il se faut non seulement bien garder, mais aussi ne souffrir pas que d'autres nous louent à l'enui, ains gracieusement céder l'honneur à ceux qui seront dignes d'être loués et honorés, et si d'aventure ils en sont indignes et ne le méritent pas, encore ne faut-il point que nous les privions des louanges qu'on leur donne en y interposant les notres, ains plutôt ouvertement les convaincre, et montrer par vives raisons que c'est à tort que l'on leur fait tant d'honneur. Et quant à cela, il n'y a point de doute qu'il ne faille ainsi faire. Mais on se peut louer soi-même sans répréhension, premièrement si on le fait en répondant à une calomnie et imputation qui aurait été mise sus, comme fait Pericles en Thucydide, là où il dit, «Et néanmoins, Seigneurs Atheniens, vous vous courroucez à moi, qui me puis bien vanter d'être tel, que je ne cède à autre homme qui qu'il soit, ni quant à prevoir et connaître ce qui est utile pour la Chose publique, ni quant à le bien dire et donner à entendre, ni quant à aimer le bien public, et ne se laisser point gagner à l'avarice.» Car non seulement il evita le blâme de vanité, d'arrogance et de présomptueuse ambition, en parlant ainsi magnifiquement de soi-même en tel endroit: ains, qui plus est, il montra parmi la grandeur et magnanimité de la vertu, laquelle pour ne s'abbaisser point rabaisse et tien sous sa main l'envie: tellement que les hommes qui l'oyent ainsi parler, ne veulent plus s'amuser à peser et juger si son dire est véritable, ains sont emportés et ravis d'aise et de joie, d'ouïr telles magnanimes vanteries, quand elles sont véritables et certaines, comme le témoignent les effets que l'on en voit advenir. Car les Thebains, étant leurs capitaines accusés de ce que le temps de leur office expiré, ils ne s'en étaient pas incontinent retournés, selon les lois du pays, ains étaient entrés en armes dedans la Laconie, avaient repeuplé la ville de Messene, à peine absolurent Pelopidas, qui pliait à telles objections, et les suppliait: Et au contraire, Epaminondas <p 139v> qui vint à raconter magnifiquement les braves choses qu'il avait faites en ce voyage, et en ce temps-là, jusques à dire finablement q'il était prêt et content de mourir, pourvu qu'ils voulussent confesser, que malgré eux, et contre leur volonté, il avait pillé et saccagé la Laconie, avait repeuplé la ville de Messene, et remis en une ligue toutes les villes de l'Arcadie: ils n'eurent pas le coeur de prendre seulement les ballotes en main pour donner sentence contre lui, ains se départirent de l'assemblée, en louant grandement sa hautesse de courage, et s'éjouissant et riant d'avoir ainsi ouï parler ce personnage. Pourtant ne faut-il pas du tout reprendre Stenelaus de ce qu'il dit en Homere,
Nous nous vantons de valoir beaucoup mieux
Que jamais n'ont valu nos peres vieux:
si nous nous souvenons de ce qui précéde un peu auparavant,
O fils du preux Tydeus et vaillant,
Comment de peur est ainsi tressaillant
Ton faible coeur, que ton oeil par tout quiere
A te tirer de la bataille arrière?
car ce n'était pas lui à qui cette parole picquante s'adressait, ains répliquait pour son ami, qu'il sentait injurié: et pourtant la juste cause lui donnait liberté de parler ainsi bravement de soi-même. Les Romains se fâchèrent d'ouïr tant souvent répéter à Ciceron les louanges des choses qu'il avait faites à l'encontre de Catilina: et au contraire, quand Scipion leur dit en publique assemblée, qu'il ne leur était pas bien séant vouloir juger de Scipion, vu que par son moyen ils étaient parvenus à cette grandeur de juger de tout le monde, ils mirent des chappeaux de fleurs sur leurs têtes, et montèrent avec lui au Capitole pour sacrifier et rendre grâces à Jupiter: l'un et l'autre avec raison, car l'un répétait ainsi souvent ses louanges sans aucun besoin qu'il en fut, pour se glorifier: et à l'autre le péril lui ôtait la haine, et l'envie de s'en magnifier. Si ne convient pas cette vanterie et cette gloire de se magnifier, seulement à ceux qui sont accusés et appelés en justice de leur vie ou de leur honneur, ains à tous ceux qui sont en adversité plutôt qu'en prosperité, pource qu'il semble que ceux-ci ambrassent, par manière de dire, la gloire, et prennent plaisir à la jouir, gratifiants en cela à leur ambitieux désir: et ceux-là pour la qualité de leur temps sont bien éloignés de toute suspicion d'ambition, et se roidissent encontre la fortune, étayants le mieux qu'ils peuvent la générosité de leur courage, en evitant totalement la bassesse de sembler mendier compassion, ni d'être ravallé de courage, et se lamenter en leur mesaventure. Tout ainsi doncques comme nous estimons fols et glorieux ceux qui en se promenant se rehaussent et dressent le col, et au contraire nous louons ceux qui se redressent et relevent le plus qu'ils peuvent en escrimant des poings, ou en combattant: aussi un homme qui étant renversé par la fortune se releve sur ses pieds, et se redresse pour lui faire tête, et au lieu de se montrer pitoyable suppliant et lamentable, par une parole avantageuse se montre brave et haut en courage, en est trouvé non superbe ne présomptueux, ains au contraire, grand et invincible: comme le poète Homere depeint Patroclus, modeste et gracieux en paroles, quand il a fait vaillamment et heureusement: et au contraire, à sa mort il le décrit parlant bravement et hautainement,
Si tels été comme je suis ils eussent,
Encontre moi présentez ils se fussent.
Et Phocion, qui au demeurant avait toujours été fort gracieux et modeste, après qu'il se voit condamné, il donna à connaître sa magnanimité en plusieurs autres choses, et mêmement en ce qu'il dit à l'un de ceux qui étaient condamnés à mourir quant et lui, qui se tourmentait et complaignait, Que dis-tu pauvre homme? <p 140r> ne te tiens-tu pas bienheureux de mourir avec Phocion? Autant doncques, voire plus encore, est-il permis à l'homme d'état, à qui l'on fait tort, de dire quelque chose avantageusement de soi, à ceux qui se montrent ingrats envers lui, comme Achilles ailleurs rendait bien à Dieu la gloire du success des affaires, et parlait modestement quand il disait,
Si Jupiter la grâce nous octroye
Que ruïner puissions la grande Troie.
mais ailleurs, là où on lui fait tort et injure, il déploye sa langue à parler hautainement en courroux,
Avec mes gens, et mes vaisseaux, j'ai pris
Douze cités. et en un autre lieu,
Ils ne pourront supporter la lueur
De mon armet approchant près du leur.
Car là où la braverie est partie de la justification, alors il est loisible et permis d'en user: suivant laquelle doctrine, nous voyons que Themistocles, pendant qu'il fit les grands services à son pays, jamais ne dit ni ne fit rien de superbe, mais lors qu'il voit que les Atheniens étaient saouls de lui, et qu'ils n'en faisaient plus de compte, il ne faignit pas de leur dire, «O pauvres gens, pourquoi vous lassez-vous de recevoir souvent des bienfaits de mêmes personnes?» Et une autre fois, «En temps de pluie et d'orage vous recourez à moi, comme à l'abri d'un arbre: et puis quand le beau temps est revenu, vous en arrachez chacun une branche en passant.» Ceux-là doncques se sentants d'ailleurs outragez remémoraient ainsi leurs bons services et beaux faits à ceux qui en étaient méconnaissans: mais celui qui se sent repris et blâmé des meilleurs choses qu'il ait faites, est bien à excuser, et ne lui peut on attacher aucun blâme, si lui-même se met à louer ce qu'il a fait: d'autant qu'il semble qu'il ne le dise pas par reproche, mais pour répondre à ce dont on le calomnie. Qu'il soit ainsi, cela donna une honnête liberté à Demosthene de parler à son avantage, et si empêche qu'on ne se lasse, et ne se saoule des louanges que lui-même se donne par toute l'oraison qu'il écrivit de la couronne, là où il se glorifie de ce qu'on lui imputait, à savoir des ambassades qu'il avait faites, et des decrets qu'il avait mis en avant pour la guerre. Aussi n'est pas logé loin de là, et a bonne grâce le renversement de l'objection, quand on montre, que le contraire de ce dont on est chargé et imputé, est méchant et déshonnête, comme fit l'orateur Lycurgus à Athenes, répondant à ceux qui lui reprochaient, qu'il avait donné argent à un calomniateur pour se racheter de la vexation de sa calomnie: «Et bien, dit-il, Quel citoyen vous semble-il que je sois, vu qu'en si long temps qu'il y a que je m'entremets du gouvernement des affaires de la Chose publique, je suis convaincu devant vous, d'avoir plutôt donné que prix de l'argent injustement?» Et Ciceron, comme Metellus lui reprochast, qu'il avait plus affligé et perdu d'hommes par son témoignage, qu'il n'en avait sauvé par son éloquence: «Et qui est celui, dit-il, qui ne dise, qu'il y a plus en moi de foi et de preud'hommie, qu'il n'y a d'éloquence, et de force de bien dire?» Et ces passages de Demosthene, «Qui est celui qui ne m'eût justement condamné à mourir, si je me fusse efforcé de contaminer seulement de parole les honneurs et titres glorieux que cette cité a? Et que pensez-vous qu'eussent dit ces méchants hommes ici, si lors que je discourais ces choses par le menu, les villes s'en fussent allées?» Bref toute la harangue pour la couronne coule fort dextrement ses louanges, et les ajoute aux oppositions, et solutions des objections qu'on lui mettait sus: toutefois il est bien à remarquer en cette même oraison-là, comme artifice très utile, qu'en mêlant parmi les propos qu'il tient de soi les louanges aussi des écoutants, il rend tout son parler exempt d'envie, et de la haine qui accompagne ordinairement ceux <p 140v> qui montrent de s'aimer trop soi-même: quels se montrèrent alors les Atheniens envers ceux d'Euboée, quels envers ceux de Thebes, combien de bien firent-ils aux habitants de la Cherronese, combien à ceux de Byzance, en disant que lui n'en était que le ministre: Car l'auditeur secrètement ainsi gagné par ses propres louanges, en reçoit plus volontiers, et avec plaisir, le dire de l'Orateur, et est bien-aise d'ouïr réciter et référer à un autre ce que lui-même a bien fait, et à cette aise-là suit incontinent conjoint l'avoir en admiration et amour ceux, par le moyen desquels il a bien fait. Suivant lequel propos Epaminondas dit un jour publiquement, comme un sien envieux Meneclidas en se moquant lui reprochast, qu'il se magnifiait plus que n'avait oncques fait le Roi Agamemnon: «Mercy à vous, Seigneurs Thebains, avec lesquels seuls j'ai en un jour subverty et ruïné la domination des Lacedaemoniens.» Et pourtant que la plupart des hommes repugnent ordinairement en leurs coeurs, et se fâchent fort contre celui qui se loue soi-même, et ne font pas de même contre celui qui loue un autre, ains en sont bien souvent aises, et confirment telles louanges par leur témoignage, aucuns ont accoutumé en louant dextrement et opportunément ceux qui aiment, et qui font de mêmes choses, et qui bref sont de mêmes conditions et même humeur que eux, de s'insinuer en la bonne grâce des auditeurs, et les attirer à eux, pource qu'ils reconnaissent incontinent au disant, encore qu'il parle de quelque autre, une semblance de vertus, qui mérite toute pareille louange. Car ainsi comme celui qui reproche à un autre les vices, desquels il est lui-même taré, se fait plus d'injure à soi-même, qu'à l'autre auquel il les reproche: aussi les gens de bien honorants les gens de bien, remettent ceux qui les connaissent en mémoire, tellement que tout aussi tôt ils leur vont criant: «Et vous, n'êtes-vous pas tout de même?» Voilà pourquoi Alexandre honorant Hercules, et Androcopus Alexandre, ont fait qu'eux-mêmes ont été honorés par leurs semblables: et à l'opposite, Dionysius se moquant de Gelon, en disant qu'il avait été gelos, c'est à dire, la risée et la moquerie de la Sicile, ne s'apercevait pas, que par envie qu'il se sucitait, il ruïnait et demolissait la grandeur et la dignité de sa seigneurie. Il faut donc que l'homme d'état, encore ailleurs entende et prattique bien ces règles-là: mais si quelquefois il est contraint de se louer soi-même, il rendra cette sienne louange beaucoup plus supportable, quand il ne se l'attribuera pas toute, ains comme si la gloire lui était charge pesante, il s'en déchargera d'une partie sur la Fortune, et d'une autre sur Dieu: et pourtant fait Homere sagement parler Achilles,
«Puis que les Dieux m'ont donné cette grâce
D'avoir occis l'ennemi sur la place.
et sagement fit aussi Timoleon à Syracuse, qui après ses beaux faits dedia un autel à l'heureuse aventure, et consacra sa maison à la bonne fortune: et très sagement fit aussi Python Aenien, lequel étant venu à Athenes après avoir tué le Roi Cotys, comme les Orateurs feissent à l'envi les uns des autres, à qui plus hautement louerait sa prouesse devant le peuple Athenien, et que lui se fut aperçu que quelques-uns lui en portaient envie, et en étaient marris: il dit en passant, «Seigneurs Atheniens, ce a été quelque Dieu qui l'a fait, et je lui ai prêté mes mains.» Aussi ôta Sylla l'envie à ses faits, en louant souvent sa bonne fortune: et finablement en se surnommant Faustus, c'est à dire, le bien fortuné: car les hommes aiment mieux sembler être vaincus par la fortune, que par la vertu, pource qu'ils réputent l'un être bien non appartenant au vainqueur, et l'autre défaut propre à eux, et qui procède d'eux. C'est pourquoi l'on dit que les lois de Zaleucus pleurent infiniment aux Locriens, d'autant qu'il leur donnait à entendre que la Déesse Minerve s'apparoissait à chaque coup à lui, et lui enseignait et dictait les lois qu'il leur donnait, <p 141r> et qu'il n'y en avait pas une qui fut de son conseil ni de son invention. Or est-il à l'aventure nécessaire d'inventer ces remedes et ces adoucissemens-là, à l'encontre de ceux qui sont de nature fâcheux ou envieux: mais encore envers ceux qui sont de bonne sorte et modestes il ne sera pas impertinent d'user de corrections des louanges, si d'aventure quelqu'un en notre présence nous loue d'être ou savants, ou riches, ou de grand credit, en le priant de ne dire point cela de nous: mais bien si nous sommes bons, à nully malfaisans, et profitables à plusieurs: car qui fait ainsi, n'accumule pas louanges sur louanges, ains la transfere d'une chose à une autre: et ne semble pas qu'il prenne plaisir à s'ouïr louer, ains plutôt d'être marri de ce qu'on ne le loue pas ainsi qu'il faut, ni pource qu'il faut: et cacher et obscurcir les qualités moindres sous les plus grandes et meilleurs, non tant pour vouloir être loué, que pour enseigner comment il faut louer: car cette manière de dire, Ce n'est pas de pierres que j'ai fortifié cette ville, ni de murailles de brique: mais si vous voulez considérer dequoi et comment je l'ai fortifiée, vous trouverez que c'est d'armes, de chevaux, et de confederés et alliés: cela tire sur cette règle-là, et encore plus ce que dit Pericles sur la fin de ses jours. Car ainsi comme il achevait sa vie, et se portait fort mal, ses parents, amis et familiers se prirent à remémorer les charges qu'il avait eues, les expéditions qu'il avait faites, la puissance grande qu'il avait eue, les victoires, les trophées, les villes et cités qu'il avait conquises aux Atheniens, et lui se soublevant un petit en son séant, les reprit et blâma grandement de ce, qu'ils alléguaient des louanges qui étaient communes à plusieurs, et aucunes qui étaient plutôt dues à la fortune, que non pas à la vertu: et cependant ils obmettaient ce qui était le plus grand et le plus beau, et qui était plus propre à lui: c'est que par lui nul citoyen n'avait jamais porté le deuil, ne pris robe noire. cet exemple donne le moyen et à un Orateur s'il est bon, et qu'on le loue de la force de son éloquence, de transferer la louange à sa vie, et à ses meurs: et à un Capitaine que l'on estimera pour sa grande expérience et son heur au fait des armes, de parler franchement de sa justice et de sa clemence: ou au contraire, si d'aventure il y en a qui lui donnent des louanges excessives, comme bien souvent il s'en trouve qui disent, en flattant, des propos qui ne servent qu'à exciter envie,
Je ne suis point du nombre des hauts Dieux,
pourquoi vas-tu me comparant à eux?
mais tu me connais à la vérité pour tel que je suis, loue ce, que je suis incorrompable, que je suis temperant, que je suis raisonnable et humain: car l'envie concède volontiers à qui refuse les plus grandes louanges, celles qui sont moindres et plus modestes, et ne prive pas de véritable louange ceux qui ne reçoivent pas les fausses et vaines. Et pourtant ne se fâchaient point les hommes d'honnorer les Princes et les Rois, qui ne cherchaient pas à se faire appeler Dieux, ou enfants des Dieux, ains Philadelphes, c'est à dire aimants leurs frères et soeurs: ou Philometores, aimants leurs meres: ou Evergetes, bienfaiteurs: ou Theophiles, c'est à dire aimants les Dieux, qui sont belles et honnêtes appellations, propres aux hommes, et aux bons princes, comme au cas pareil, on ne peut endurer patiemment ceux qui en écrivant ou en lisant se donnent le titre de Sages, et est-on bien aise d'ouïr ceux qui se nomment amateurs de sagesse, ou qui disent qu'ils profitent en l'étude de sapience, ou telle chose semblable, qui est modeste et non sujette à aucune envie. Là où ces ambitieux et Sophistes, qui reçoivent et souffrent qu'on leur dise ces paroles, qu'ils ont harangué divinement, célestement, et magnifiquement, perdent outre cela, le modestement, et humainement: et toutefois, ainsi comme ceux qui ne veulent pas fâcher ni donner peine à ceux qui ont mal aux yeux, parmi des couleurs fort brillantes et fort vives entremêlent quelque peu d'ombrage: aussi aucuns récitants leurs louanges, non totalement reluisantes et claires sans aucune mêlange, ains y entremêlants quelques <p 141v> imperfections ou défectuosités et fautes, lesquelles déchargent par ce moyen de ce qui cause haine et envie: comme Epeus ayant parlé fort avantageusement, et s'étant vanté bravement de sa vaillance en l'escrime des poings,
A coups de poing son corps je crèverai,
Et tous ses os je lui desbriserai: il va dire après,
Car de combat autre je ne demande.
Mais à l'aventure est celui-là digne de moquerie, qui pour excuser une braverie d'escrimeur et champion de lutte, avoue et confesse qu'il est lâche et couard: et au contraire est adrait, de bon jugement, et de bonne grâce, celui qui allégue contre soi-même quelque oubliance, quelque ignorance, ou quelque désir d'ouïr et d'apprendre, comme Ulysses quand il dit,
Mais le mien coeur désirait écouter,
Et commandait de me desgarroter
En leur guignant des yeux et de la tête. Et en un autre lieu,
Mais point de foi je ne leur ajouté,
Comme beaucoup meilleur il eût été,
Pour le géant voir dedans son repaire,
Pensant qu'il dût quelque présent me faire.
Et bref toutes sortes de fautes, pourvu qu'elles ne soient pas par trop déshonnêtes, ni par trop lâches, étant ajoutées à des louanges, leur ôtent la haine et l'envie. Et y en a plusieurs qui en entre-jetant une confession et advenu de pauvreté ou de faute d'expérience, ou de noblesse, parmi des louanges, les rendent moins enviées et moins odieuses: ne plus ne moins qu'Agathocles buvant aux jeunes hommes qui étaient de sa compagnie en vases d'or et d'argent ingenieusement ouvrés, en faisait apporter sur sa table d'autres de terre, leur disant, «Voilà que c'est de persévérer à travailler, prendre peine et se hazarder à faire vaillamment: car par ci-devant nous faisions de ces pots-là (montrant ceux de terre:) et maintenant nous en faisons de ceux-ci (montrant ceux d'or et d'argent.)» car il avait été nourri en la boutique d'un potier de terre, tant il était pauvre et de bas lieu issu: maid depuis il se fit Roi de toute la Sicile presque. Voilà doncques les remedes que l'on peut appliquer de dehors, quand on est contraint de parler de soi-même: mais il y en a d'autres qui sont dedans ceux mêmes qui se louent, comme Caton disait qu'on lui portait envie de ce qu'il ne faisait compte de ses propres affaires, et qu'il veillait toutes les nuicts pour le salut de la patrie: à quoi ressemblent aussi ces passages,
Quelle sagesse y a-il en moi, vu
Que je pourrais de charge déprouvèu,
Comme un soldat simple de l'exercite,
De tout travail et de tout soucy quitte,
Participer à la fortune, autant
Que le plus sage et plus s'entremettant? Et cet autre,
Je crains d'avoir jeté la grâce au vent
De mes travaux endurés ci-devant,
Et toutefois je ne repousse encores
arrière ceux qui se présentent ores.
Car les hommes communément portent envie à ceux qui ont la gloire et la vertu gratis, ou sans qu'il leur coûte guères, ne plus ne moins que si c'était une maison ou un heritage, mais non pas à ceux qui l'ont achetée bien cherement avec grands labeurs et grands périls. Et pour autant qu'il ne faut pas seulement ne fâcher point les écoutants, ni se faire envier en se louant, ains faut tâcher à servir et profiter en ce faisant, à fin qu'il ne semble pas que nous fassions cela, mais autre effet par cela: <p 142r> considérez premièrement quand quelqu'un s'est loué soi-même, s'il l'a point fait pour une exhortation, pour exciter une jalousie et une émulation, comme fit Nestor, lequel en racontant ses prouesses et vaillances encouragea Patroclus, et les autres neuf chevaliers à entreprendre le combat d'homme à homme contre Hector: car l'exhortation, qui a la parole de l'oeuvre quant et quant, et l'exemple avec la pointure d'émulation, est vive, et aiguillonne merveilleusement: et avec le courage et l'affection apporte l'espérance de pouvoir venir à bout, comme de chose qui n'est pas impossible: et pour ce des trois danses qui étaient en Lacedaemone, celles des vieillards disait,
Nous avons été jadis
Jeunes, vaillants et hardis.
celle des enfants,
Et nous un jour le serons,
Et tous vous surpasserons.
et celle des jeunes hommes,
Nous le sommes à l'épreuve,
Qui voudra, vienne, et l'épreuve.
En quoi fit sagement et en homme bien entendu au fait de gouvernement le legislateur qui les institua, de proposer aux jeunes gens des exemples familiers, et près d'eux, par ceux mêmes qui les avaient executés: ce néanmoins encore n'est-il pas mauvais aucunefois de se vanter, et hautainement et magnifiquement parler de soi-même, pour étonner et réprimer un petit, ou bien pour ravaler et tenir bas un brave audacieux, comme fait le même Nestor en un autre endroit,
j'ai en mes jours hanté des personnages,
Qui valaient mieux en faits et en langages
Que vous, desquels estimé malappris
Je ne fus oncq, ni tenu en mêpris.
Ainsi parla aussi Aristote à Alexandre, disant qu'il était loisible et bien séant d'avoir le coeur haut, non seulement à ceux qui tenaient beaucoup d'hommes sujets à leur puissance: mais aussi à ceux qui avaient opinions véritables des Dieux. Et sont ces façons-là de parler utiles quelquefois à l'encontre des ennemis et des malveillants,
Ceux que mon bras en bataille rencontre,
Sont arrivés à malheureuse encontre.
Et Agesilaus parlant du Roi de Perse que l'on nommait le grand Roi: «En quoi, dit-il, est-il plus grand que moi, s'il n'est plus juste?» Et Epaminondas répliqua aux Lacedaemoniens, qui accusaient avec beaucoup de paroles les Thebains: «Au moins, dit-il, vous avons nous guary du peu parler.» Mais quant à ces façons-là de dire, elles s'adressent à des ennemis publiques, ou particuliers malveillants: et quant aux amis et à ceux qui sont des notres, on peut bien aussi, en usant à propos, en temps et lieu, de hautain langage, non seulement applattir et abbaisser ceux qui sont trop superbes et trop braves: mais aussi au contraire élever et exciter ceux qui sont étonnés, effroiez et épouvantez. Car Cyrus au milieu des armes et des dangers de la guerre, parlait hautainement, et ailleurs non: et Antigonus, qui au demeurant était sobre en paroles, et modeste, en la bataille navale qu'il donna près l'Île de Co, comme l'un de ceux qui étaient autour de lui, un peu avant la mêlée, lui dît, «Sire ne vois-tu pas que les vaisseaux des ennemis sont en beaucoup plus grand nombre que les tiens?» «Mais moi, dit-il, pour combien de vaisseaux me comptes-tu?» Et semble qu'Homere ait bien entendu cela: car il fait qu'Ulysses voyant ses gens effroiez du bruit et de la tourmente qui sortait du gouffre de Charybdis, leur ramène en mémoire la subtilité de son engin, et sa vaillance, en leur disant,
<p 142v> Ce mal ici n'est point si dangereux
Qu'était celui, quand le Cyclops hereux
Nous tournoyait de force merveilleuse
Tout à l'entour de sa caverne creuse,
Et toutefois je vous en aimis hors
Par ma prouesse et mes conseils accors.
car cette façon de louange n'est point d'un advocat flattant, ni d'un sophiste se vantant, ne qui demande un applaudissement ni battement de mains, mais d'un personnage qui baille à ses amis pour gage de s'assurer sur lui, sa vertu et sa suffisance: car c'est chose de grande importance pour le salut, en temps dangereux, que la réputation et la fiance que l'on a d'un homme qui a l'authorité et la suffisance de bon Capitaine. Or avons nous déjà par ci-devant déduit, que ce n'est point chose convenable ne bien séante à homme d'état et d'honneur, que de s'opposer à la gloire et la louange d'autrui: toutefois là où une fausse et perverse louange porterait nuisance et dommage, en apportant émulation de malfaire, et une mauvaise volonté et intention en choses de grande conséquence, il ne serait pas inutile de repousser arrière, ou plutôt de divertir l'auditeur à choses meilleurs, en lui faisant voir la différence. Car on se contenterait bien à mon avis de voir que les hommes s'abstinssent volontairement du vice, quand ils le verraient blâmé et vituperé: mais si au lieu de le vituperer on le voyait louer, et si outre le plaisir et le profit qu'il apporte communément quant et soi, on y ajoutait encore le tenir en honneur et en réputation, il n'y aurait si forte ne si heureuse nature, de laquelle il ne vint au dessus. Et pourtant faut-il que l'homme de bien et de gouvernement face la guerre non aux louanges des hommes, mais aux louanges des choses, si ainsi est qu'elles soient mauvaises: car ce sont celles qui corrompent les meurs, pource que avec telles louanges entre la volonté de imiter et ensuivre telles actions déshonnêtes, comme si elles étaient belles et honnêtes: mais on les advere pour telles qu'elles sont, quand on les met au parangon vis à vis des honnêtes et véritables louanges. On dit que Theodorus le joueur de Tragoedies dit un jour à Satyrus joueur de Comoedies, que ce n'était pas grande merveille de faire rire les spectateurs, mais bien de les faire pleurer et crier: aussi pourrait un sage philosophe dire à ce même Theodorus, mais au contraire ce n'est pas chose grande ne digne, de faire pleurer ni crier les spectateurs, mais bien de leur ôter toute occasion de se douloir et de pleurer: car celui qui se loue en cette sorte, profite à l'auditeur, et lui change son jugement, ainsi comme fit Zenon parlant du grand nombre des auditeurs de Theophraste: «Sa danse, dit-il, est plus grande que la mienne, mais la mienne est mieux accordée.» Et Phocion, comme Leosthenes eût encore la vogue, étant interrogé par les harangueurs, Quel bien il avait jamais fait à la Republique: il leur répondit, Non autre, dit-il, sinon que cependant que j'ai été gouverneur et capitaine, jamais vous autres messieurs n'avez fait aucune oraison funebre, ains avez enterré tous vos citoyens qui sont morts, és sepultures de leurs ancestres: et Crates écrivit et opposa fort gentilment à ces vers de la sepulture de Sardanapalus,
Demouré m'est seulement ce que j'ai
Paillardé, bu, ivrongné, et mangé:
Demouré m'est seulement ce que j'ai
En mon vivant appris, su, et jugé
Des beaux secrets des Muses que j'ai moye.
Car cette manière de louanges est belle, honnête et utile, enseignant à aimer et estimer les choses qui sont utiles and profitables, non pas celles qui sont vaines et superflues: parquoi cet avertissement soit joint aux autres, sur le sujet de la question proposée <p 143r> Mais il reste maintenant à dire, ainsi que la suite du propos le requiert et nous en admoneste, comment chacun pourra eviter la fâcherie de se louer importunément soi-même: car le parler de soi sortant d'une si forte garnison, que l'amour de soi-même, advient bien souvent à ceux mêmes qui sont les plus modestes et plus éloignés de vaine gloire. Et tout ainsi que l'un des preceptes de santé est, fuir et eviter totalement les lieux malsalubres et maladifs, ou pour le moins prendre plus soigneusement garde à soi quand on y est: aussi y a-il certains temps, et certains propos fort glissants, desquels on se laisse facilement couler à parler de soi, à la moindre occasion du monde. premièrement ceux qui de nature sont ambitieux, quand ils oyent louer autrui, communément s'avancent à parler d'eux-mêmes, et leur prend un appétit de gloire, et un élancement qu'ils ne peuvent retenir, leur chattouillant et grattant une demangeaison qu'ils ont de se louer, mêmement si celui que l'on loue devant eux, se rencontre ou égal en mérite, ou inferieur à eux: car ainsi comme ceux qui ont faim sont encore plus irrités, et leur appétit davantage provoqué, quand ils en voyent d'autres manger devant eux, aussi la louange d'autrui enflamme de jalousie ceux qui sont sujets à la convoitise d'honneur et de gloire. Secondement, le récit des choses que l'on a heureusement et à souhait executées, pousse ordinairement ceux qui les racontent, en des vanteries et braveries pour la joie qu'ils en ont: car depuis qu'ils sont une fois tombés en propos des victoires qu'ils ont eues à la guerre, ou des entreprises qu'ils ont heureusement conduittes à chef en matière de gouvernement, ou des discours qui leur ont bien succedé, ils ne se peuvent contenir ni modérer: à laquelle manière de parler de soi-même on voit principalement être sujets les gens de guerre et gens de marine, plus qu'autres: et advient aussi cela coutumièrement à ceux qui reviennent de la cour des grands Princes, ou des lieux où il s'est fait quelques grands exploits et affaires. Car en faisant mention des Princes et grands Seigneurs, ils y entrelassent ordinairement quelques paroles qu'ils auront dites à leur avantage, et ni cuident pas se louer eux-mêmes en disant cela, ains seulement réciter les louanges que d'autres auront dites d'eux: et y en a qui pensent que les écoutants ne s'en aperçoivent point, quand ils racontent les ambrassements, recueils, et les caresses que les Rois, les Empereurs, et tels grands personnages leur ont faits, comme s'ils ne récitaient pas leurs propres louanges d'eux, mais les courtoisies et demontrations de la bonté et humanité des autres: et pourtant faut-il bien attentivement prendre garde à soi, quand on loue quelqu'un, que les louanges qu'on lui donne soient pures et nettes, sans aucune suspicion de s'aimer obliquement, et parler de soi-mêmes, à fin qu'il ne semble point que nous louons, comme dit Homere,
Patroclus sous couleur et couverture,
mais que nous entendons nous louer nous mêmes à travers lui. Qui plus est, les blâmes mêmes et les répréhensions sont quelques fois bien dangereuses à faire chopper et desvoyer ceux qui se deulent un petit de la vaine gloire: en laquelle maladie encourent souvent les vieilles gens, quand ils se mettent à reprendre les autres et à blâmer les mauvaises façons de faire, et les fautes d'autrui, en se magnifiant eux-mêmes, comme ayants été admirables en l'opposite de ce dont ils accusent les autres: mais à ceux-là le faut-in concéder, mêmement s'ils ont avec l'âge la réputation de longue main acquise de gens de bien et d'honneur: car ce n'est pas chose inutile, ains qui donne grande émulation et envie d'acquérir pareils honneurs à ceux qui sont ainsi châtiés par eux: mais tous autres se doivent bien garder, et craindre ce détournement-là: car étant de soi-même autrement fâcheux et presque intolérable le blâmer autrui, et où l'on doit extre bien reservé et retenu, celui qui mêle sa louange propre avec le blâme d'autrui, et qui va cherchant gloire en l'infamie d'autrui, <p 143v> est odieux infiniment, et totalement importun et insupportable, voulant être honoré de ce qu'il déshonore les autres. Davantage comme ceux qui sont de nature prompts et enclins à rire, doivent fort eviter et fuir les chatouillemens et frottemens légers par dessous les aixelles, et autres telles parties du corps, où il y a moins de poil, lesquelles se laissant aller, et se fondant à tels attouchements, émeuvent et excitent quant-et-quant la passion risible: aussi peut-on donner cet avertissement à ceux qui se laissent trop passionneement emporter à la convoitise de gloire, de s'abstenir de se louer eux-mêmes, quand autres les loueront. Car il faut que celui qui se sent louer, rougisse de honte, non pas effrontément l'écouter, et qu'il reprenne ceux qui disent quelque grande chose d'eux, non pas qu'il le reprenne d'en avoir trop peu dit: ce que plusieurs font, qui suggèrent eux-mêmes et entassent d'autres faits magnanimes et prouesses qu'ils auront faites, jusques à ce qu'ils gâtent et la louange qu'ils se donnent eux-mêmes, et celle que leur donnent les autres. Or y an a-il qui se flattants eux-mêmes se chatouillent et s'emplissent de vent, les autres malignement tirent à les faire parler d'eux-mêmes, les autres les interrogent et leur font des demandes pour plus avant les faire entrer és filets, et avoir plus de matière de rire: comme le soldat glorieux en une Comoedie de Menander,
Seigneur comment eustes-vous ce coup-là?
LE SOLDAT.
D'un javelot. Pour Dieu comment cela?
Sur une échelle en montant à mont contre
Une muraille. Or le coup je leur montre
Quant est de moi à mon meilleur esciant:
Mais eux de moi se moquaient en riant.
En toutes ces sortes-là doncques se faut-il bien donner garde, le plus que l'on peut, et de sortir hors des bornes avec les louanges, et de se laisser aller aux interrogatoires: et pour s'en mieux retenir et donner de garde, le meilleur moyen est d'observer de près ceux qui se louent eux-mêmes, en se représentant et ramenant en mémoire, comme c'est chose fâcheuse et déplaisante à tout le monde: et comme il n'y a propos qui soit plus odieux, ne plus moleste à ouïr: car sans que nous puissions dire quel autre mal nous fait celui qui se loue soi-même, nous faisons tout ce que nous pouvons pour nous en despestrer, et respirer arrière à notre aise, comme étant un fardeau, qui de soi et de sa nature charge par trop: tellement qu'il est intolérable et insupportable même à un flatteur, et un poursuivant de repeues franches, voire ayant nécessité: et disent qu'ils payent bien cherement leur escot, quand il leur faut avoir la patience d'ouïr un riche, ou prince, ou gouverneur, ou Roi, qui qu'il soit, qui se loue lui-même: comme le bouffon qui dit en Menander,
Il m'emmaigrit à la table, il m'assomme,
Quand il me faut endurer d'ouïr comme
A la soldate il rencontre aigúment
Le franc archer malheureux garniment.
Car vu que cela ne se dit pas seulement contre les soldats, et contre les glorieux de nouveau enriches, qui ont accoutumé de faire de beaux contes bien dorés, mais aussi contre les philosophes, les sophistes et rhetoriciens, et les capitaines enflez de présomption, et parlant d'eux-mêmes hautainement: si nous nous voulons souvenir, que les propres louanges que l'homme se donne, sont toujours accompagnées du blâme et vitupere que les autres lui en donnent, et que la fin de cette vaine gloire est communément honte et infamie, et que fâcher ceux qui les écoutent, comme dit Demosthene, leur en demeure, et non pas être tenus ni réputez pour tels <p 144r> qu'ils se disent, nous nous garderons bien de parler de nous mêmes, si ce n'est qu'un grand profit en doive advenir, ou à nous ou à ceux qui nous écoutent.

XXVIII. Quelles passions et maladies sont les pires, celles DE L'AME, OU CELLES DU CORPS. C'est un commencement de Declamation toute imparfaite.
HOMERE ayant considéré les divers genres des animaux mortels, et les ayant comparés les uns aux autres, tant en la durée qu'en l'entretènement de leurs vies, a exclamé, qu'il n'y en avait pas un si misérable que l'homme, de tous ceux
Qui sur la terre ou marchent ou respirent,
adjugeant une malheureuse principaulté à l'homme, qu'il n'y en a point qui le passe en superiorité de tous maux. Mais nous supposants que l'homme ait déjà emporté la victoire de misere, et soit déclaré le plus calamiteux de tous les autres animaux, le voulons comparer à soi-même, en collation de ses propres maux, les divisants en âme et en corps, non point en vain, sans aucun fruit, ains fort pertinemment, afin que nous sachions, si c'est par notre âme, ou par notre corps, que nous vivons plus misérablement: car la maladie s'engendre en notre corps par la nature, et le vice et la méchanceté en l'âme est premièrement action, et puis après devient passion: si n'est pas petite consolation de savoir, que ce qui est le pire est curable, et plus léger ce que l'on ne peut fuir. Or le regnard d'Aesope plaidant à l'encontre du leopard touchant la varieté de leur peau, après que le leopard eut montré la sienne, qui à l'oeil était bien mouchetée et tavelée de belles marques, là où celle du regnard avait un roux salle et malplaisant à voir: «Voyre-mais, dit il, Sire juge, si tu regardes le dedans, tu me trouveras mieux tavelé et mieux moucheté que ce leopard ici,» voulant entendre sa ruse et finesse de se tourner en diverses sortes selon le besoin. Disons doncques aussi en nous mêmes: O homme, ton corps produit bien plusieurs maladies et plusieurs passions par nature de soi-même, et plusieurs en reçoit aussi qui lui adviennent de dehors: mais si tu ouvres le dedans de toi, tu y trouveras un amas et une conserve, comme dit Democritus, de plusieurs bien divers et différents maux, lesquels n'y sont point coulez de dehors, ains y ont leurs sources originaires saillantes de la même terre, lesquelles le vice, qui est abondant et riche de passions, pousse en avant: et d'autant que les maladies qui sont au corps et en la chair, se connaissent par les inflammations, et par la couleur, quand le visage rougit ou pâlit plus que de coutume, une chaleur extraordinaire, une lassitude sans cause apparent les découvre: mais celles de l'âme trompent bien souvent ceux mêmes qui les ont, lesquels ne pensent pas que ce soient maladies: et d'autant sont elles pires, qu'elles ôtent aux patiens le sentiment de leur mal: car le discours de la raison quand il est sain, sent les maladies du corps: mais és maladies de l'âme, lui-même étant malade n'y a point de jugement de ce qu'il souffre: car cela même qui doit juger souffre, et faut estimer que la première et principale maladie de l'âme, c'est la follie, pour raison de laquelle le vice est irremédiable et incurable en plusieurs, avec lesquels il habit, il vit, et meurt: car le commencement de la guarison d'une maladie c'est le sentiment qui conduit le patient à chercher ce qui le peut secourir, mais celui qui pour ne croire point qu'il soit malade, ne connait pas ce dont il a besoin, encore que ce qui le peut guérir se présent à lui, il le refuse: car même entre <p 144v> les maladies corporelles, celle-là sont les pires qui prennent avec privation de sentiment, comme un subet ou lethargie, une phrénesie, une epilepsie ou haut mal, une apoplexie, les fiévres ardentes qui augmentent l'inflammation, jusques à mettre l'homme en resverie et lui faire perdre l'entendement, en lui troublant le sens, comme d'un instrument de musique,
Touchant du coeur les chordes plus cachées,
Qui ne devraient pour rien être touchées.
Voilà pourquoi les médecins veulent et souhaittent en premier lieu, que l'homme ne soit jamais malade, ou s'il l'est, au moins qu'il n'ignore pas qu'il soit malade, ains le sente bien: ce qui advient presque ordinairement à toutes les maladies de l'âme: car ni ceux qui sont fols et éventés, ne ceux qui sont dissolus et désordonnés, ne ceux qui sont injustes, ne pensent pas pécher ni faillir, ains y en a quelques-uns mêmes qui pensent bien faire. Il n'y eut jamais homme qui estimât que la fiévre fut santé, ni l'être phthisique fut être bien dispos, ni que la goutte aux pieds fut être bien enjambé, ni que pâlir fut rougir: là où ils appellent la colère vaillance, l'amour amitié, l'envie émulation, couardise prudence. Et puis ceux-là appellent les médecins quand ils se sentent malades, car ils sentent bien dequoi ils ont besoin, mais ceux-ci fuient les sages et savants, pource qu'ils cuident bien faire en ce qu'ils font mal. Par cette même raison-là nous disons que l'Ophthalmie, c'est à dire le mal des yeux, est moindre maladie, que la Manie, qui est la rage et fureur: et la Podagre, qui est la goute aux pieds, que la Phrenesie, qui est une apostume dedans le cerveau: car celui-là sent son mal, et criant envoye querir le médecin: venu qu'il est, il lui montre son oeil, il baille sa vene à ouvrir, sa tête à entamer: là où nous oyons Agavé és Tragoedies, si transportée hors de son bon sens par sa rage et manie qui la tient, qu'elle desconnait les personnes qui lui sont les plus cheres, en disant,
Ce jeune fan que nous venons
De massacrer, nous amenons
De la montagne en cette place,
Heureuse en a été la chasse.
Car celui qui est malade de corps se rend incontinent, se couche dedans le lit, et endure patiemment que l'on le médecine, et que l'on le panse et si d'aventure il s'est tourmenté et demené en son lit, de manière qu'un peu d'émotion lui en soit venue, le premier des assistants qui l'advertira et lui dira doucement,
Demeure quoi dedans ton lit pauvre homme,
il l'arrête et le retient: mais à l'opposite ceux qui sont surpris des passions de l'âme, c'est lors que plus ils travaillent, c'est lors que moins ils reposent: car les élans et émotions sont les causes mouvants et principes des actions, et les passions sont vehemences de telles motions. Voilà pourquoi elles ne laissent point reposer l'âme, ains lors que plus l'homme aurait besoin de patience, de silence, de retraite en soi-même, c'est lors que plus elles le tirent en lumière, c'est lors que plus se découvrent les colères, les opiniâtretés, les amours, et les ennuis, le contraignants de faire plusieurs choses contre les lois, et d'en dire plusieurs mal convenables au temps. Tout ainsi donc comme plus dangereuse est la tourmente qui empêche la navire de surgir et prendre port, que celle qui ne permet pas sortir du port, et faire voile: aussi les tourmentes de l'âme sont les pires, qui ne permettent point à l'homme de se recueillir, ni de rasseoir le discours de sa raison, qui est troublé, et renversé sans dessus dessous, sans pilote et sans chable, ni amare en tourmente, errants sans guide çà et là, et qui est emporté malgré lui en courses temeraires et mortelles, tant qu'à la fin il s'en va tomber en quelque effroiable naufrage, là où il brise sa vie: tellement que pour ces raisons et autres semblables, je conclus qu'il est pire d'être malade de l'âme, <p 145r> que non pas du corps: car les corps malades ne font que souffrir seulement, mais les âmes souffrent mal et en font tout ensemble. Quel besoin doncques est-il d'alléguer pour exemple les autres passions, vu que l'occasion du temps qui se présente maintenant, nous en rafraîchit la mémoire? Voyez-vous toute cette foule de peuple, qui se pousse et se presse à l'entour de la tribune et par toute la place? ne sont-ils pas tous venus en ce lieu pour sacrifier ensemble aux Dieux tutelaires, protecteurs de ce pays, et pour participer en commun à mêmes religions et mêmes saintes cérémonies? ne sont-ils pas venus pour faire ensemble offrande à Jupiter Ascreïen des primices des fruits de la Lydie, et pour solenniser à l'honneur de Bacchus, durant les saintes nuicts sa fête enjouée en danses et mommeries accoutumées? Et néanmoins comme par accés et retours anniversaires, la force de la maladie venant à aigrir et à irriter l'Asie, ils viennent ici à s'entre-choquer en des plaids et procès ordinaires: et y a un monde d'affaires, comme plusieurs torrents, qui confluent ensemble tout à un coup sur une même place, qui est enflée et grouillante d'une multitude infinie de gens, se perdants eux-mêmes et les autres. De quelles fiévres ou frissons procèdent tels effets? de quelles tensions ou remissions, augmentations ou diminutions, ou intemperature de chaleur, de quelles superfusions d'humeur viennent-ils? Si vous interrogez chacune cause, comme si c'étaient des hommes, d'où elles procèdent, dont elles viennent, vous trouverez que l'une est engendrée par une colère superbe, l'autre par une furieuse opiniâtreté, l'autre par une injuste cupidité.

XXIX. Les preceptes de Mariage. PLUTARQUE A POLLIANUS ET A EURYDICE S.
APRES la cérémonie de mariage usitée en ce pays, que la prêtresse de Ceres vous a appliquée, en vous enfermant ensemble, il m'est avis que le discours qui viendrait à seconder et favoriser cette votre conjonction, en vous instruisant de bons enseignements et sages avertissements nuptiaux, ne vous serait point inutile, et se trouverait bien conforme à la coutume et cérémonie que l'on observe aux noces en ce pays. Les Musiciens entre leurs chansons qu'ils chantent avec les hautbois, en ont une sorte qu'ils appellent Hippothoros, qui vaut autant à dire comme, Saille-juments, ayants opinion que cela est un aiguillon qui incite les chevaux à saillir les juments. Mais la philosophie ayant plusieurs beaux et bons discours, en a un qui fait autant à estimer que nul autre, par lequel instruisant et enchantant ceux qui conviennent en un lien pour user tous les jours de leur vie ensemble, elles les rend plus souples, plus gracieux et plus traitables l'un à l'autre. Parquoi je vous ai fait un recueil de preceptes et avertissements que vous avez souventefois ouis, ayants tous deux été nourris en l'étude de la philosophie, et les ai réduits à certains articles en peu de paroles, à fin qu'ils en soient plus aisés à retenir, dont je vous fais un présent à tous deux: en priant aux Muses, qu'elles veuillent assister et accompagner en votre endroit la Déesse Venus, pource que ce n'est pas moins leur office de mettre bon accord et bonne consonance en un mariage, par le moyen du discours de la raison et l'harmonie de la philosophie, que de bien accorder une cithre ou une lyre. C'est pourquoi les anciens ont voulu que l'image de Venus fut colloquée joignant celle de Mercure, comme voulants par là <p 145v> donner à entendre, que le plaisir de mariage avait besoin de l'entretien d'une bonne et sage parole: encore mettaient-ils avec ces deux images-là, celles des Graces et de la Déesse d'éloquence Suadele, afin que les conjoints par mariage eussent gracieusement ce qu'ils voudraient l'un de l'autre, non pas en hargnant et noisant l'un contre l'autre.
Solon voulait que la nouvelle mariée mangeât de la chair de coin premier que de se coucher auprès de son mari: signifiant, à mon avis, par cette cérémonie, qu'il faut premièrement que la grâce de la bouche, c'est à dire l'haleine, et la parole, soit douce, plaisante et agreable.
Au pays de Boeoce la coutume est, que le jour des noces, quand on met le voile nuptiale à l'épousée, on lui met aussi sur la tête un chappeau du ramage d'asperge sauvage, pource que celle plante d'une très poignante espine produit un très doux fruit: aussi la mariée, pourvu que le mari ne s'ennuye, et ne se rebute point pour la première difficulté et fâcherie qu'il y a en mariage, lui apportera puis après une très douce et très amiable compagnie: mais ceux qui ne peuvent supporter les premières hargnes et riottes des filles, ressemblent proprement à ceux qui quitteraient la grappe de raisin à un autre, pour autant qu'ils l'auraient vue qu'elle n'était que verjus. Et plusieurs nouvelles mariées qui prennent à dédaing leurs marits, à cause des premières rencontres, font tous ne plus ne moins que celui, qui ayant jà reçeu la piqueure de l'abeille, en jette par despit la goffre du miel qu'il tenait en sa main. Parquoi il faut que ceux qui sont conjoints ensemble par mariage, aient soigneusement l'oeil à eviter du commencement toutes occasions de discord et de dissension, considérants que les pièces de bois qui sont assemblées et collées freschement ensemble, se desjoignent et desunissent facilement et pour la moindre occasion du monde: mais au contraire, quand les jointures sont bien soudées et assurées par long trait de temps, à peine les peut-on plus desjoindre ne séparer avec le feu ni avec le fer.
Tout ainsi comme le feu se prend aisément à de la balle et au poil de liévre, mais aussi s'éteint-il encore plutôt, si l'on n'y met soudainement quelque matière propre à le nourrir et entretenir: aussi faut-il estimer que l'amour des nouveaux mariés qui n'est allumé que de la chaleur de jeunesse et de la beauté du corps seulement, n'est pas ferme ne durable, s'il n'est fondé en conformité de bonnes et honnêtes moeurs, et qu'il ne tiene de la prudence, engendrant une vive affection réciproque de l'un envers l'autre.
La pêcherie que l'on fait de poisson avec des appâts empoisonnés est bien soudaine à prendre, et prompte à arrêter le poisson, mais elle le rend mauvais et dangereux à manger: aussi les femmes qui composent certains breuvages d'amour, ou quelques autres charmes et sorcelleries pour donner à leurs marits, et qui les attrayent ainsi par allechemens de volupté, il est forcé qu'elles vivent puis après avec eux insensés, étourdis, et transportés hors de leur bon sens. Ceux que l'enchanteresse Circé avait ensorcellés, étant devenus pourceaux et ânes, ne lui pouvaient plus donner de plaisir ni de rien servir, là où elle aimait extremement Ulysses qui était sage, et se portait en homme de bon entendement envers elle. Mais celles qui aiment mieux être maîtresses de leurs marits insensés, que leur obeïr étant sages, ressemblent proprement à ceux qui aiment mieux conduire et mener des aveugles, que suivre des voyants et connaissans. Elles ne veulent pas croire que jamais la Roine Pasiphaé ait aimé un taureau, ayant un Roi pour mari, et néanmoins elles en voyent aucunes qui se fâchent de leurs marits, lesquels sont personnes honnêtes et graves, et s'abandonnent à d'autres qui sont tous composés de luxure, de dissolution et d'ordure, comme chiens ou boucs.
Il y a des hommes si faibles ou si maladroits, qu'ils ne peuvent pas monter dessus <p 146r> leurs chevaux étant debout, et pour ce leur enseignent-ils à se mettre à genoux et à se baisser: aussi se treuve-il des marits, qui ayants épousé des femmes riches et de nobles maison, n'étudient pas à se rendre eux plus honnêtes et meilleurs, ains à rabaisser leurs femmes, se persuadants qu'ils en viendront mieux à bout, quand ils les auront abbaissées et ravallées: là où il faut entretenir comme la juste hauteur du cheval, aussi la dignité de la femme, et en l'une et l'autre savoir bien user de la bride comme il appartient.
Nous voyons que la Lune plus elle est éloignée du Soleil, plus elle est claire et plus elle se montre, et qu'au contraire elle a moins de lumière et se cache tant plus elle s'en approche: mais il faut que la femme sage face tout le contraire, qu'elle se face voir auprès de son mari, et qu'elle se tiene close, et garde la maison, quand son mari n'y est pas.
Herodote n'a pas bien dit, que la femme dépouille la honte avec la chemise, car au contraire celle qui est honnête, en dépouillant sa chemise se vest de honte: et est le plus certain signe que l'on saurait avoir, que les conjoints par mariage s'entr'aiment bien réciproquement, quand plus ils se portent de révérence l'un à l'autre.
Ainsi comme si l'on prend deux sons qui soient d'accord, l'on entend toujours plus celui du bas: aussi en une maison bien reglée et bien ordonnée tout se fait bien du consentement des deux parties, mais il apparait toujours que c'est de la conduite, du conseil, et de l'invention du mari.
Le Soleil, ce disent les fables, surmonta le vent de bise: car tant plus qu'il s'efforçait d'ôter par force la robe à l'homme, et que pour ce faire il soufflait plus violentement, d'autant plus l'homme se serrait, et restraignait son habillement: mais quand le Soleil vint à être chaud après le vent, l'homme se sentant échauffé, dépouilla sa robe, et puis après brûlant de chaud, il ôta son saie et tout. La plupart des femmes en fait tout de même: car quand elles voyent que leurs marits leur veulent ôter d'authorité et par force les délices et la superfluité, elles combattent à l'encontre, et en sont marries: et au contraire s'ils leur remontrent avec la raison, elles l'ôtent d'elles mêmes tout paisiblement, et le supportent patiemment.
Caton priva un Senateur Romain de la dignité Senatoriale, d'autant qu'en présence de sa fille il avait baisé sa femme: cela fut bien un peu trop violent: mais s'il est laid, comme il est, de s'entre-baiser, ambrasser et accoller en présence d'autres, comment n'est-il encore plus laid et plus déshonnête, s'entre-injurier et s'entre-tancer l'un l'autre? se jouer à part en secret avec sa femme, et la caresser, et puis en public la tancer, la blâmer et piquer de rudes et aigres paroles devant le monde?
Comme un miroir, pour être bien doré et enrichy de pierres précieuses, ne sert de rien s'il ne représente bien au vif la face de celui qui se mire dedans: aussi ne plaît point une femme pour avoir beaucoup de biens, si elle ne rend sa vie semblable, ses moeurs et conditions conformes à celles de son mari. Si le miroir fait un visage triste et morne à un qui est joyeux et gai, ou au contraire riant et enjoué à une personne qui est melancholique ou marrie, il est faux, et ne vaut rien: aussi est une femme mauvaise et importune, qui fait de la renfrongnée quand son mari a envie de se jouer à elle, et de la caresser: ou à l'opposite qui veut rire et jouer alors qu'elle voit son mari en affaire, et bien empêché: car l'un est signe qu'elle est fâcheuse, l'autre qu'elle mêprise les affections de son mari: là où il faut, ainsi que disent les Geometriens, que les lignes et les superfices ne se meuvent point par elles, mais au mouvement des corps: aussi que la femme n'ait nulle propre et peculiere passion ou affection à elle, ains qu'elle participe aux jeux, aux affaires, aux pensements, et aux ris de son mari.
Ceux qui ne prennent pas plaisir de voir leurs femmes boire et manger librement <p 146v> en leur présence, leur enseignent à se saouler gouluement à part, quand elles sont seules: aussi ceux qui ne s'éjouissent pas gayement avec leurs femmes, et ne se jouent et ne rient pas priveement avec elles, leur enseignent de chercher leurs plaisirs et voluptés à part.
Les Rois de Perse quand ils souppent ou mangent à leur ordinaire, ont leurs femmes épousées assises auprès d'eux à la table: mais quand ils veulent jouer et boire d'autant jusques à s'enivrer, ils renvoyent leurs femmes en leurs chambres, et font venir leurs concubines, et leurs chanteresses et baladines: et font bien en cela, qu'ils ne veulent point que leurs femmes legitimes voyent ne participent en rien de leurs ivrongneries, et de leurs dissolutions. S'il advient doncques qu'un homme privé sujet à son plaisir, et malconditionné commette quelque faute avec une sienne amie ou avec une chambrière, il ne faut pas que sa femme pour cela se courrouce, ne qu'elle s'en tourmente: mais plutôt qu'elle estime, que c'est pour la révérence qu'il lui porte, qu'il ne veut pas qu'elle soit participante de son ivrongnerie, de son orde luxure et intempérance.
Quand les Rois aiment la musique, ils sont cause que de leur regne il se fait plusieurs bons Musiciens: semblablement ceux qui aiment les lettres, font plusieurs hommes lettrés, ceux qui aiment les exercices de la personne, rendent plusieurs de leurs subjets bien adroits et dispos: Aussi un mari qui n'aime que le corps, fait que sa femme n'a autre soin que de se farder: qui aime la volupté, fait qu'elle tient de la courtisane, et devient lubricque et lascive: et quand il aime l'honneur et la vertu, il la rend safe, vertueuse et honnête.
Une jeune garçe Laconiene répondit à quelqu'un qui lui demandait, si elle avait jà été au mari: Non pas moi à lui, mais bien lui à moi. C'est, à mon avis, la manière comme se doit comporter une femme honnête envers son mari, de ne rejeter ni ne desdaigner point le jeux et caresses d'amour, quand son mari les commence, ni aussi ne les commencer point: pource que l'un tient de la courtisane effrontée, l'autre sent sa femme superbe, et qui n'a point de grâce ni d'amour.
Il ne faut point que la femme face d'amis particuliers, mais bien qu'elle estime communs ceux de son mari. Or les Dieux sont les premiers et les plus grands amis que puisse avoir l'homme: pour ce faut-il qu'elle serve et adore ceux que son mari répute Dieux seulement, sans en reconnaître d'autres: et au demeurant qu'elle ferme sa porte à toutes curieuses inventions nouvelles de religions, et toutes étrangères superstitions: car à nul des Dieux ne peuvent être agreables les services et sacrifices que la femme fait à la dérobée, au desu de son mari.
Platon écrit que la cité est bienheureuse, et bien ordonnée, là où l'on n'entend point dire, Cela est mien, cela n'est pas mien: pource que les habitants y ont toutes choses, mêmement celles qui sont de quelque importance, communes entre eux, autant comme il est possible: mais ces paroles-là doivent bien encore plus être bannies hors du mariage, sinon entant que comme les médecins tiennent que les coups qui se donnent en la partie gauche se sentent en la droite, aussi la femme doit ressentir par compassion les maux de son mari, et le mari encore plus ceux de sa femme, afin que comme les noeuds prennent leur force de ce que les bouts s'entrelassent l'un dedans l'autre, aussi la societé de mariage s'entretiene, et se fortifie quand l'une et l'autre des parties y apportera affection de bienveillance mutuelle: car la nature même nous mêle par nos corps, afin que prenant partie de l'un et partie de l'autre, et mêlant le tout ensemble, elle rende ce qui en provient commun à tous deux: de manière que ni l'une ni l'autre des parties n'y puisse discerner ne distinguer ce qui est propre à elle, ne ce qui est à autrui. cette communauté de biens mêmement doit être principalement entre ceux qui sont conjoints par mariage, qui <p 147r> doivent avoir mis en commun et incorporé tout leur avoir en une substance: de sorte qu'ils n'en réputent point une partie être propre à eux, et une autre à autrui, ains le tout propre à eux et rien à autrui. Comme en une coupe où il y aura plus d'eau que de vin, nous l'appellons vin néanmoins: aussi le bien doit toujours, et la maison être nommée du nom du mari, encore que la femme en ait apporté la plus grande partie.
Helene était avaricieuse, et Paris luxurieux: au contraire, Ulysses était prudent, et Penelopé chaste: pourtant le mariage de ceux-ci fut heureux, et celui de ceux-là remplit les Grecs et les Barbares d'une Iliade, c'est à dire, d'une infinité de maux et de calamités.
Un gentilhomme Romain ayant épousé une belle, riche, et honnête jeune Dame, la repudia: dequoi tous ses amis le reprirent, et tancèrent bien âprement: et lui tendant le pied leur montra son soulier, leur demandant, «Que lui faut-il? n'est-il pas beau? n'est-il pas tout neuf? et toutefois il n'y a celui de vous qui sache l'endroit où il me presse, et me bleçe.» Voilà pourquoi il ne faut point qu'une femme se confie ni en ses biens, ni en la noblesse de sa race, ni en sa beauté, mais en ce qui touche de plus près au coeur de son mari, c'est à dire, en son entretien, en ses moeurs, et en sa conversation, donnant ordre que toutes ces choses ne soient point dures, fâcheuses ni ennuyeuses par chacun jour à son mari, ains plaisantes, agreables et accordantes à ses conditions. Car tout ainsi que les médecins craignent davantage les fiévres qui s'engendrent de causes occultes, assemblées de longue main petit à petit, que celles qui viennent de causes toutes apparentes et manifêtes: aussi y a-il quelquefois de petites hargnes, et querelles quotidianes et continuelles entre le mari et la femme, que ceux de dehors ne voyent ni ne connaissent pas, qui les séparent plus l'un de l'autre, et gâtent plus le plaisir de leur cohabitation, que nulle autre cause.
Le Roi Philippe de Macedoine aimait une femme de Thessalie, que l'on mescroiait de l'avoir charmé et ensorcelé: parquoi la Roine Olympias sa femme fit tant qu'elle l'eut entre ses mains: mais quand elle l'eut bien regardée, et bien considéré comme elle était belle, de bonne grâce, et comme sa parole sentait bien sa femme de bonne maison, et bien apprise: «arrière, dit-elle, toutes calomnies: car je vois bien que les charmes dont vous usez sont en vous-mêmes.» C'est doncques une force inexpugnable qu'une femme épousée et legitime, qui mettant en elle-même toutes choses, son avoir, sa noblesse, ses charmes voire tout le tissu même de Venus, s'étudie par douceur, bonne grâce et vertu, d'acquérir l'amour de son mari.
Une autre fois la même Roine Olympias entendant qu'un jeune gentilhomme épousait une Dame de la cour, qui était bien belle, mais elle n'avait pas trop bon bruit: «Cestui-ci, dit-elle, n'a point de cervelle, car autrement il ne se fut pas marié au rapport ni à l'appétit de ses yeux.» Or ne se faut-il pas marier au gré de ses yeux seulement, ni au rapport de ses doigts non plus, comme font aucuns qui comptent sur leurs doigts, combien leur femme leur apporte en mariage, et ne considèrent pas premièrement, si elle est conditionnée de sorte qu'ils puissent vivre avec elle.
Socrates avoir accoutumé de conseiller aux jeunes hommes qui se regardaient dedans des miroirs, s'ils étaient laids de visage, de corriger leur laideur par la vertu, en se rendant vertueux: et s'ils étaient beaux, de ne souiller point leur beauté par vice: aussi serait-il bien honnête que la Dame mariée, quand elle tient son miroir en sa main, parlât ainsi en elle-même, si elle est laide: Que sera-ce auprès, si je demeure honnête et sage? car si la laide est aimée pour sa bonne grâce, et pour ses honnêtes moeurs, ce lui est plus d'honneur, que si c'était pour beauté.
Le tyran de Sicile Dionysius envoyait des robes et des bagues précieuses aux <p 147v> filles de Lysander, mais Lysander ne les voulut oncques recevoir, disant, «Ces présents feraient plus de honte que d'honneur à mes filles.» Le poète Sophocles devant Lysander avait dit une semblable sentence,
Cela chetif ne te fait point d'honneur,
Mais bien plutôt et honte et déshonneur,
montrant ton coeur lascif et impudique.
Car comme disait le philosophe Crates, cela est ornement qui orne, et cela orne la Dame qui rend plus honorable: ce que ne font pas les joyaux d'or, les esmeraudes, ni les pierres précieuses, ni les accoutrements de pourpre, mais tout ce qui la fait estimer honnête, sage, humble et pudique.
Ceux qui sacrifient à Juno conjugale ou nuptiale, n'offrent pas le fiel avec le demeurant de la bête immolée, ains le tirent dehors, et le jettent auprès de l'autel: par laquelle cérémonie, celui qui l'a premièrement instituée, a voulu donner à entendre, qu'en mariage il n'y doit point avoir de fiel, c'est à dire amertume de colère, ni de courroux quelconque: non qu'elle ne doive être grave et un peu austère, mais cette austerité doit être comme celle du vin, utile et plaisante, non pas amère comme celle du chicotin, ou de quelque autre drogue de médecine.
Platon voyant le philosophe Xenocrates, qui était au demeurant bien vertueux et homme de bien, mais un peu de meurs trop severes, l'admonestait de sacrifier aux Graces: aussi estimé-je qu'une dame honnête a encore besoin de grâces envers son mari, à celle fin que, comme disait Metrodorus, elle vive joyeusement avec lui, et qu'elle ne se fâche, ni ne se repente point d'être femme de bien: car il ne faut pas, ni que pour être bonne ménagère elle mette en nonchaloir d'être propre et nette, ni que pour bien aimer son mari elle laisse de le caresser courtoisement, pource que la conversation fâcheuse d'une femme rend son honnêteté odieuse, comme la salleté fait aussi haïr son épargne et bon ménage: tellement que celle qui craint de rire devant son mari, ou de faire quelque autre gaieté, de peur d'être estimée affetée et effrontée, fait ne plus ne moins que si elle laissait de s'oindre de tout point, de peur que l'on ne l'estimât perfumée: ou de se laver le visage, de peur qu'on ne la soupçonnât fardée. Nous voyons mêmes que les poètes et les orateurs qui veulent eviter la fâcherie qu'il y a à lire un langage bas, vulgaire et de mauvaise grâce, s'étudient ingenieusement à retenir et émouvoir le lecteur et l'auditeur par la force de l'invention, de la disposition, et naïve représentation des meurs des personnes: aussi faut-il que l'honnête mère de famille, en bien faisant evite toute affetterie, toute curiosité, et bref toute façon de faire qui sente sa courtisane, ou sa femme qui se veuille montrer, mais bien qu'en ses jeux, ses caresses et ses grâces, dont elle users en sa conversation ordinaire avec son mari, elle l'accoutume à l'honnêteté avec plaisir. Toutefois si d'aventure il s'en treuve quelqu'une si austère, et si severe de sa nature, qu'il n'y ait ordre quelconque de la pouvoir égayer ni réjouir, en ce cas-là il faut que le mari soit equitable: et tout ainsi comme Phocion répondit à Antipater qui lui commandait une chose déshonnête et malséante à son état, «Tu ne me saurais avoir pour ami, et pour flatteur ensemble:» aussi faudra-il qu'il dise en soi-même de sa femme qui sera pudique et severe, Il n'est pas raisonnable que je face d'elle comme d'une femme, et comme d'une amie ensemble.
Les femmes d'Aegypte par la coutume du pays ne portaient point de souliers en leurs pieds, afin que cela les accoutumât à demeurer en la maison: mais au contraire la plupart de nos femmes, si vous leur ôtés les patins dorés, les carcans, les bracelets, les callessons, les perles et les robes de pourpre, elles ne partiront jamais du logis.
Theano un jour en vêtant sa robe montra d'aventure une partie du bras: et <p 148r> quelqu'un des assistants qui l'aperçut, se prit à dire, O le beau bras que Voilà! Il est vrai, répondit-elle, mais il n'est pas commun: aussi ne faut-il pas que le bras seulement de la dame pudique et honnête ne soit pas commun, mais ni sa parole même: ains faut qu'elle se garde, et qu'elle ait honte, autant presque de déployer sa parole,que de découvrir son corps devant des étrangers, pour autant que ses meurs, ses actions et ses conditions se voyent et se découvrent en icelle, quand elle parle.
Phidias fit l'image de Venus aux Eliens, ayant le pied dessus la coque d'une tortue, qui signifiait, que la femme ne se doit partir de la maison, ains y demeurer en silence: car il faut qu'elle parle ou à son mari, ou par son mari, ne se fâchant point pour cela, si elle sonne par la langue d'autrui, comme fait le hautbois.
Les hommes riches, les Princes et les Rois en honorant les Philosophes et gens de lettres se font honneur à eux-mêmes: mais les Philosophes qui font la cour et s'asservent aux riches, ne les rendent pas honorés pour cela, ains se rendent eux-mêmes déshonorez. Il en prend tout de mêmes aux femmes: car quand elles se soumettent à leurs marits, elles en sont louées: mais quand elles en veulent être maîtresses, cela leur est plus malséant, que non pas à ceux qu'elles maîtrisent. Mais il faut que le mari domine la femme, non comme le seigneur fit son esclave et ce qu'il possede, mais comme l'âme fait le corps, par une mutuelle dilection et réciproque affection, dont il est lié avec elle: comme l'âme peut bien avoir soin du corps, sans s'asservir aux voluptés, ni aux appétits désordonnés d'icelui, aussi peut bien le mari dominer sa femme, en lui complaisant et la gratifiant.
Les Philosophes tiennent, que des corps composés de plusieurs pièces, les uns sont composés de parties distinctes et séparées les unes des autres, comme une flotte de vaisseaux, ou une armée navale: les autres de parties conjointes et qui touchent les unes aux autres, comme une maison ou une navire: les autres de parties unies dés la naisance, croissantes et vivantes naturellement ensemble, comme sont tous les corps des animaux. Le mariage se rapporte presque et ressemble à tout cela: car le mariage de ceux qui s'entre-aiment, ressemble proprement aux corps dont les parties sont naturellement unies ensemble: celui de ceux qui se marient pour les grands douaires, ou pour avoir des enfants, ressemble aux corps dont les parties s'entretouchent: et celui de ceux qui couchent seulement ensemble, se conforme au corps duquel les parties sont séparées et distinctes l'une de l'autre, desquels on pourrait véritablement dire, qu'ils habitent, mais qu'ils ne vivent pas ensemble. Or faut-il, que comme les Physiciens disent, que les corps liquides sont ceux qui se mêlent du tout en tout l'un avec l'autre, aussi que de ceux qui sont mariés ensemble, et les corps et les biens, et les amis, et les parents soient tous uns et communs, mêlés l'un parmi l'autre: c'est pourquoi les lois Romaines défendent aux conjoints par mariage de s'entrefaire donations mutuelles, non à fin qu'ils n'aient rien l'un de l'autre, mais à celle fin qu'ils estiment toutes choses communes entre-eux.
Il y avait une coutume en la ville de Leptis, qui est située en la Barbarie, que la mouvelle mariée le lendemain de ses noces envoyait devers la mère de son mari lui demander à emprunter un pot à mettre au feu: sa belle-mère le lui refusait, et répondait qu'elle n'en avait point, afin que dés le commencement la nouvelle épousée apprist, que la belle-mère tient un peu de la marastre, et que si après il advenait qu'elle lui tint quelque autre plus âpre rudesse, elle ne le trouvât point étrange, et qu'elle ne s'en courrouçât point: aussi faut-il que la femme de bonne heure remédie à l'occasion de cette ordinaire rudesse, qui n'est autre chose que la jalousie de la mère pour l'amitié que son fils lui porte: et le remede unique de cette passion est, que la femme s'étudie tellement de gagner la bonne grâce de son mari, que pour cela elle ne diminue point, ni ne tire point à elle l'affection que le fils doit porter à sa mère. <p 148v> Il semble que les meres entre leurs enfants aiment plus coutumièrement les fils que les filles, comme ceux de qui elles espèrent plus de secours: et les peres au contraire, aiment plus les filles, comme celles qui ont plus de besoin de leurs secours: et peut être que par l'honneur qu'ils s'entre-portent, l'un veut sembler avoir plus d'affection et plus d'amour envers ce qui est plus propre à l'autre: toutefois cela à l'aventure est différent, mais bien est-il séant et honnête à la femme, de montrer avoir plus d'inclination à honorer et caresser les parents de son mari, que les siens propres: et si elle a quelque ennui, le communiquer plutôt à ceux-là, et le celer aux siens: car ce qu'elle montre avoir plus de fiance en eux, fait qu'ils se fient plus en elle: et ce qu'il semble qu'elle les aime plus, fait qu'elle est aussi plus aimée d'eux.
Les Capitaines de Cyrus commandèrent à leurs soudarts, si les ennemis leur venaient courir sus avec grands cris, qu'ils les reçussent sans mot dire: et au contraire, s'ils venaient les assaillir en silence, qu'eux leur courussent avec grands cris à l'encontre: aussi les femmes de bon entendement, quand elles voyent que leurs marits étant en colère crient, elles se taisent: et au contraire, s'ils ne disent mot, en parlant à eux et les réconfortant, elles les appaisent et addoucissent. Et fait sagement le poète Euripides, quand il reprend ceux qui usent de la Lyre, et autres instruments de musique durant un festin: «Car il fallait, dit-il, plutôt appeler la musique quand on est en colère, ou bien en dueil, que non pas quand on est en fête et en joie, pour se lâcher encore plus en toute volupté:» Aussi faut-il estimer que vous commettez une faute, quand vous allez coucher ensemble pour vous donner plaisir l'un à l'autre, et quand vous êtes en courroux, ou en quelque différent l'un contre l'autre, vous faites deux lits et couchez à part l'un de l'autre, et n'appelez pas lors à votre aide la Déesse Venus, qui saurait mieux que nulle autre donner la médecine propre à telles maladies, ainsi comme le poète même Homere le nous enseigne au passage où il fait dire à Juno,
Je finirai vos querelleux debats
Dedants un lit par amoureux esbats.
Or faut-il que le femme fuie toutes occasions de quereller avec son mari, et le mari semblablement avec sa femme: mais principalement faut-il bien qu'ils s'en donnent de garde lors qu'ils sont couchez ensemble dedans le lit: car comme disait la femme grosse prête d'accoucher, et jà sentant les douleurs de son travail, à ceux qui la voulaient coucher dessus son lit: «Comment est-ce que le lit pourrait guérir ce mal, vu que ç'a été sur le lit qu'il m'est advenu?» Aussi les querelles, injures, courroux, et colères qui s'engendrent dedans le lit, il est malaisé de trouver autre temps ni autre lieu qui les pût jamais appaiser ni guérir.
Il semble que Hermione dit vrai en une Tragoedie d'Euripide quand elle parle ainsi,
Entrants chez moi femmes de mauvais nom
Ont ruiné mon los et bon renom.
mais cela n'est pas simplement quand de mauvaises femmes entrent en une maison, ains quand elles y hantent lors que quelque noise contre le mari, ou quelque jalousie, leur ouvrent non seulement les portes de la maison, mais aussi les oreilles, c'est alors que la femme sage doit fermer les oreilles et se donner bien garde de leur babil, de peur que ce ne soit ajouter feu sur feu, et qu'elle doit bien avoir devant ses yeux le dire du Roi Philippus de Macedoine: car on lit qu'il répondit un jour à quelques-uns de ses familiers qui l'irritaient à l'encontre des Grecs, d'autant qu'ils détractaient et médisaient de lui, après en avoir reçu beaucoup de bien: «Or avisez donc qu'ils feraient, dit il, si je leur faisais du mal.» Quand doncques telles femmes viendront à lui dire: Comment, votre mari vous fait injure, à vous qui l'aimez tant, et qui lui gardez si bien loyauté de mariage: elle leur répondra, Que me fera-il doncques si <p 149r> je commence à le haïr, et à lui faire tort?
Un maître ayant aperçu son esclave fugitif, qui s'en était fui long temps y abait, se mit à courir après pour le reprendre: l'esclave fuyant, se jeta dedans un moulin: et le maître dit en lui-même, En quel lieu eussé-je mieux aimé le trouver? Aussi la femme qui par jalousie est sur le point de faire divorse avec son mari, qu'elle dise à par-soi en elle-même: En quel état aimerait mieux me voir celle qui me rend jalouse, que faisant ce que je fais, me voyant despite, en mauvais ménage avec mon mari, abandonnant ma maison, et le lit même nuptial?
Les Atheniens font en l'année trois labourages sacrés: le premier est en l'îsle de Scyros, en mémoire de la première invention de labourer la terre et de semer, dont ils ont été inventeurs: le second est celui qui se fait au lieu appelé Raria: le troisiéme celui qui se fait tout joignant la ville, et l'appelle l'on Buzygion, en remembrance de l'invention d'atteller les boeufs sous le joug au timon de la charrue: mais le labourage nuptial est plus sacré, et se doit plus saintement observer que tous ceux-là, en intention d'avoir lignée. C'est pourquoi Sophocles a bien et sagement appelé Venus fructueuse: pourtant faut-il que l'homme et la femme conjoints par mariage en usent fort religieusement, et saintement, en s'abstenant entièrement de toute autre illicite et défendue conjonction, et de labourer ou semer en lieu dont ils ne voudraient pas recueillir aucun fruit, et dont si d'aventure il en vient, ils ont honte, et font ce qu'ils peuvent pour le cacher.
L'orateur Gorgias en pleine assemblée des jeux Olympiques fit une harangue aux Grecs qui y étaient assemblez de toutes parts, pour les enhorter de vivre tous en bonne pais, union et concorde les uns avec les autres: mais il y eut un Melanthius qui lui dit tout haut: celui-ci s'ingère de nous conseiller et prescher la concorde en public, qui ne peut pas persuader en son privé à sa femme et à sa chambrière qu'elles vivent en pais ensemble, et si ne sont qu'eux trois en la maison: car ce Gorgias portait quelque affection à sa chambrière, et sa femme en était jalouse: Aussi faut-il que la famille et maison soit bien ordonnée de celui qui se veut mêler de donner ordre aux affaires publiques, et à ceux de ses amis: car communément il advient que les fautes que l'on commet contre les femmes, sont plus divulguées parmi le peuple, que celles des femmes.
On écrit que les chats se troublent de l'odeur des parfums et des senteurs, jusques à en entrer en fureur: s'il advenait aussi que la femme s'offensât jusques à avoir le cerveau troublé des parfums de son mari, il serait bien d'étrange nature s'il ne s'en abstenait, ains pour un bien peu de plaisir, la laissait tomber en un si grand inconvénient. Or puis qu'il est ainsi que tels accidents leur adviennent, non pas quand leurs marits se parfument, mais quand ils s'adonnent à aimer des putains, c'est une grande injustice à eux, que pour un bien peu de volupté contrister, offenser, et troubler si fort leurs femmes, et ne faire pas au moins comme ceux qui ont à s'approcher des abeilles, lesquels s'abstiennent de toucher mêmes à leurs propres femmes, pource que l'on dit que les abeilles les haïssent, et leur font plus la guerre qu'aux autres, ayants le coeur si lâche, que de se venir coucher auprès de leurs femmes étant souillez et pollus de la compagnie d'autres quelconques.
Ceux qui gouvernent des Elephants ne vêtent jamais de robes blanches, ni ceux qui approchent des taureaux ne prennent jamais robes rouges, pour autant que ces animaux-là s'effarouchent et s'effraient de telles couleurs: et dit-on que les Tigres quand elles entendent sonner des tabourins à l'entour d'elles, en enragent, et se déchirent elles mêmes par fureur. Puis qu'il y a donc des hommes qui ne trouvent pas bon, et se courroucent quand leurs femmes portent des robes d'escarlatte et de pourpre, et d'autres qui sont marris d'ouïr sonner des cymbales ou des tabourins, <p 149v> quel mal y aura-il quand les femmes s'en abstiendront, pour ne fâcher ni ne provoquer point à ire leurs marits, et qu'elles vivront avec eux sans bruit, en repos et en patience?
Une jeune femme dit un jour au Roi Philippus qui la tirait par force maugré elle: Laissez moi Sire, toutes femmes sont une quand la chandelle est éteinte. Cela est bon à dire aux hommes adulteres et dissolus en luxure: mais il faut pourtant que l'honnête Dame mariée, principalement quand la clarté est ôtée, ne soit pas toute une que les autres communes femmes: ains faut que lors que son corps ne se voit point, elle face plus paraitre sa pudicité, son honnêteté, son amour envers son mari, et que elle soit propre à lui seul.
Platon admoneste les vieilles gens, de se montrer plus vergongneux devant les jeunes que devant nuls autres, à celle fin qu'ils leur enseignent par leur exemple à être aussi révérends et respectueux en leur endroit: pource que là où les les vieux sont effrontés, il n'est pas possible d'imprimer aucune honte ni aucune révérence aux jeunes. Or faut-il que le mari se souvenant de ce precepte, révére sa femme plus que toutes les autres personnes du monde: car la chambre nuptiale lui sera une école d'honneur et de chasteté, ou bien d'intempérance et de lubricité: car celui qui prend les plaisirs qu'il défend à sa femme, fait ne plus ne moins que s'il lui commandait de combattre contre des ennemis, ausquels il se fut déjà lui-même rendu.
Au reste quant à aimer d'être parée et bien en point, toi Eurydice qui as lu ce que Timoxenus en a écrit à Aristilla, tâche à l'imprimer en ta mémoire: mais toi Pollianus, n'estime pas que jamais ta femme s'abstiene de curiosité, délices et superfluité, si elle aperçait que tu ne la mêprises pas és autres choses, ains que tu prennes plaisir à voir et avoir de la vaisselle bien dorée, ou des cabinets bien diaprés, des mulets somptueusement enharnachés, et des chevaux richement equippés: car il est bien malaisé de chasser les délices et la superfluité d'entre les femmes quand on la voit regner entre les hommes.
Au demeurant étant jà de l'âge pour étudier aux sciences, qui se preuvent par raison et par demontration, orne désormais tes moeurs en hantant et fréquentant avec les personnes qui te peuvent servir à cela: et quant à ta femme, amasse lui de tous côtés, comme font les abeilles, tout ce que tu penseras lui pouvoir profiter, le lui apportant toi-même, et en toi-même, fay lui en part, et en devise avec elle, en lui rendant amis et familiers les meilleurs livres et les meilleurs propos que tu pourras trouver,
Car tu lui es au lieu de père et mère,
Et désormais tu lui es comme frère.
et ne serait pas moins honorable d'ouïr une femme qui dirait à son mari, Mon mari tu es mon precepteur, mon regent, et mon maître en philosophie, et la connaissance de très belles et très divines sciences. Car ces sciences-là et ces arts liberaux premièrement retirent et détournent les femmes d'autres exercices indignes: car une Dame qui étudiera en la Geometrie, aura honte de faire profession de baller: et celle qui sera jà enchantée des beaux discours de Platon et de Xenophon, n'approuvera jamais les charmes ni enchantements des sorciers. Et s'il y a quelque enchanteresse qui lui promette d'arracher la lune du ciel, elle se moquera de l'ignorance et bestise des femmes qui se laissent persuader cela, ayant appris quelque chose de l'Astrologie, et entendu comme Aganice fille de Hegetor grand Seigneur en la Thessalie, sachant la raison des eclipses qui se font lors que la lune et au plein, et le temps auquel elle entre dedans l'ombre de la terre, abusait les femmes du pays, en leur faisant à croire que c'était elle qui ôtait la lune du ciel.
Il n'y eut jamais femme qui fît enfant toute seule, sans avoir la compagnie de <p 150r> l'homme, mais bien y en a-il qui font des amas sans forme de creature raisonnable, ressemblants à une pièce de chair, qui prennent consistence de corruption: il faut bien avoir l'oeil à ce, que le même n'adviene en l'âme et en l'entendement des femmes. Car si elles ne reçoivent d'ailleurs les semences de bons propos, et que leurs marits ne leur fassent part de quelque saine doctrine, elles seules à par-elles engendrent et enfantent plusieurs conseils étrangers, et plusieurs passions extravagantes. Mais toi Eurydice étudie toujours aux dits notables et sentences morales des sages hommes et gens de bien, et ayes toujours en la bouche les bonnes paroles que tu as par ci-devant étant fille ouïes et apprises de nous, à celle fin que tu en réjouisses ton mari, et que tu en sois louée et prisée par les autres femmes, quand elles te verront si honorablement et si singulièrement parée, sans qu'il te coûte rien en bagues et joyaux. Car tu ne saurais avoir les perles de cette riche et opulente femme-là, ni les robes de soye de cette étrangère-ci, pour t'en parer et accoutrer, que tu ne les achetes bien cherement: mais les ornements de Theano, ou de Cleobuline, ou de Gorgo femme du Roi Leonidas, ou de Timoclia soeur de Theagenes, ou de l'anciene Claudia Romaine, ou de Cornelia de Scipion, et de toutes ces autres Dames qui jadis ont été pour leurs vertus tant célébrées et renommées, tu les peux avoir gratuitement sans qu'il te coûte rien, et t'en parer et orner, de manière que tu en vivras heureusement ensemble et glorieusement. Car si Sappho pour sa suffisance de mettre bien par écrit en vers, a bien eu le coeur d'écrire à une Dame riche et opulente de son temps,
Toute au tombeau morte gerras,
Pource que cueilly tu n'auras
Jamais des roses, dont fleurie
Est la montagne Pierie:
pourquoi ne te sera-il plus loisible de te glorifier et te contenter de toi-même, attendu que tu ne participeras pas seulement aux fleurs ni aux chansons, mais aussi aux fruits que les Muses produisement et donnent à ceux qui aiment les lettres, et la philosophie?

XXX. Le banquet des sept Sages. Diocles raconte à Nicarchus tout ce qui y fut fait et dit.
CERTAINEMENT le long cours du temps, ami Nicarchus, devra apporter grande obscurité et incertitude aux affaires, puis que maintenant en choses si nouvelles et si récentes on t'a inventé et controuvé des propos faux, qui toutefois sont crus et reçus pour véritables: car ni il n'avait pas seulement sept conviés à table en ce festin, comme vous avez ouï dire, ains y en avait deux fois plus, entre lesquels moi-même en était l'un, étant familier de Periander à cause de mon art, et hoste de Thales, car il logeait chez moi par le commandement de Periander: ni celui qui vous les a comptés, n'avait pas bien retenu les propos qui y furent tenus, qui me fait penser que ce ne doit point avoir été aucun de ceux qui furent au banquet. Mais puis que nous sommes à présent de grand loisir, et que la vieillesse n'est pas bien assuré guarant pour remettre et différer le compte à un autre temps, puis que vous en avez si grande envie, je <p 150v> vous réciterai le tout par ordre dés le commencement. Le festin premièrement ne fut pas preparé dedans la ville, mais au port de Lecheon, en une grande salle à faire fêtes, qui là est joignant le temple de Venus, à laquelle le sacrifice se faisait: car depuis le malheureux amour de sa mère, laquelle se fit elle-même volontairement mourir, il n'avait jamais sacrifié à Venus, jusques alors qu'il fut premièrement incité par quelques songes de Melissa à honorer et vénérer cette Déesse. Or avait-on amené à chacun des conviés un coche fort bien en point pour les conduire jusques au lieu, pource que c'était en la saison d'été, et était tout le grand chemin, depuis la ville jusques sur le bord de la mer, plein de pouciere et de bruit des chariots et du monde qui allait et venait. Thales donques voyant à la porte de mon logis le coche que l'on lui avait amené, s'en prit à rire, et le renvoya. Ainsi nous nous meismes en chemin tout bellement à travers les champs lui et moi, et pour le troisiéme Niloxenus natif de Naucratie, homme d'honneur, et qui avait autrefois connu familierement Thalus et Solon en Aegypte: et lors était pour la seconde fois renvoyé devers Bias, mais pourquoi c'était, lui-mêmes ne le savait pas, sinon qu'il se doutait, que c'était une seconde question qu'il lui apportait close et seellée dedans un pacquet, pource qu'il lui était commandé, si Bias ne pouvait venir à bout de soudre ladite demande, qu'il la montrât lors au plus sage des Grecs. Si dit adonc Niloxenus, Ce banquet ici, Seigneurs, m'est un grand heur, là où je vous trouverai tous ensemble: car je porte quant et moi à ce festin le pacquet, comme tu vois, et le nous montra sur l'heure. Et lors Thales en se souriant: Si c'est quelque question difficule à soudre, il te faut de-rechef aller en la ville de Priene, car Bias lui-même te la soudra, comme il a fait la première. Et quelle fut la première, dis-je? Il lui envoya, me répondit il, un mouton, lui mandant qu'il lui en renvoyât la pire et la meilleure partie de la chair, la mettant à part: et lui en tirant à part bien et sagement la langue, la lui envoya, dont il est à bon droit bien prisé et bien estimé. Ce n'est pas pour celà seulement, ce dit Niloxenus, mais aussi pource qu'il ne refuit pas l'amitié des Princes et des Rois, comme tu fais: car Amasis admire plusieurs choses en toi, et entre autres la manière comme tu pris la mesure de la hauteur de la Pyramide, il en fit fort grand compte, que sans autre manufacture quelconque, et sans aucun instrument, dressant seulement à plomb un bâton au bout de l'ombre de la Pyramide, et se faisant deux triangles avec la ligne que fait le rayon du Soleil touchant aux deux extrémités, tu montras qu'il y avait telle proportion de la hauteur de la Pyramide à celle du bâton, comme il y avait de la longueur de l'ombre de l'un à l'ombre de l'autre: mais, comme j'ai dit, tu es accusé envers lui, de porter mauvaise volonté aux Rois: et si y a davantage, qu'on lui a rapporté plusieurs sentences et réponses de toi contumelieuses aux tyrans, comme, qu'étant un jour enquis par Molpagoras seigneur d'Ionie, quelle chose tu avais jamais vue qui te semblât la plus étrange: Tu répondis, un tyran vieil. Et de rechef, en un banquet s'étant meu propos touchant les bêtes fieres, quelle était la pire: tu répondis, qu'entre les sauvages c'était le tyran: entre les privées, le flatteur. Car les Rois, encore qu'ils se disent être bien différents des tyrans, ne prennent pas plaisir à ouïr tels propos. cette réponse-là, dit Thales, ne fut oncques miene, ains fut Pittacus qui la fit un jour en se riant à Myrsilus. Mais quant à moi, je ne m'ébahirais pas tant de voir un vieil tyran, comme un vieil pilote: toutefois quant à cette transposition du tyran au pilote, je dirais volontiers comme ce jeune homme-là, lequel jetant une pierre à un chien, et ayant failli le chien, en assena sa marastre. Encore ainsi ne va il pas mal, ce dit-il: pourtant ai-je toujours estimé Solon très sage, lequel refuse d'être tyran de son pays. Et ce Pittacus ici, s'il n'eût été ennemi de la monarchie, jamais n'eût dit,* Qu'il est difficile d'être homme de bien. * Pittacus en sa vieillesse étant contraint de prendre la charge d'une armée, prononcea cette sentence. Et Periander me semble, par manière de dire, <p 151r> comme s'étant trouvé saisi d'une maladie hereditaire de cette tyrannie, s'en revenir le mieux qu'il peut, en usant de la conversation salubre des gens de bien, aumoins jusques aujourd'hui, et attirant auprès de soi compagnie de sages hommes, sans approuver ni admettre les accourcissements des sommets que lui suade et met en avant Thrasybulus mon concitoyen: car un tyran qui aime mieux commander à des esclaves qu'à des hommes entiers, me semble proprement faire comme le laboureur, qui aimerout mieux recueillir des sauterelles, et des oiseaux, que non pas de bon grain de froment et d'orge: car ces dominations et principautez tyranniques ici ont un seul bien au lieu de plusieurs maux, qui est l'honneur et la gloire. S'ils commandent à de bons hommes, c'est signe qu'ils sont eux encore meilleurs: et s'ils commandent à de grands hommes, cela montre qu'ils sont encore plus grands: et s'ils ne visaient qu'à leur sûreté au lieu de l'honnêteté, ils ne devaient seulement chercher qu'à commander à plusieurs moutons, plusieurs boeufs, et plusieurs chevaux, non pas à plusieurs hommes. Mais ce bon seigneur ici étranger nous a je ne sais comment jetés en propos qui ne sont point convenables à ce qui se présente, laissant en arrière de dire et demander ce qui sied beaucoup mieux à ceux qui s'en vont à un festin. Car n'estimez-vous pas que comme celui 1ui fait le festin, a des apprêts à faire, aussi en a celui qui y est convié? Les Sybarites, ce me semble, envoyent convier les Dames un an devant, à fin qu'elles aient tout loisir de se parer de vêtements et de bagues et joyaux pour venir au festin: quant à moi je pense que le vrai preparatif de celui qui doit aller au souper, ainsi qu'il appartient, a besoin de plus long temps, d'autant qu'il est plus difficile de trouver l'ornement convenable aux moeurs et à l'âme, que non pas au corps, qui soit exquis et utile: car l'homme sage ne va pas au festin porter son corps comme un vaisseau pour le remplir, ains y va en intention d'y passer le temps à deviser à certes et en jeu, et de parler et d'ouïr selon que le temps en apportera les occasions à la compagnie, s'ils veulent joyeusement et plaisamment converser ensemble: car il est en lui de rejeter une viande qui lui semblera mauvaise: et s'il ne treuve le vin bon, avoir recours aux nymphes: là où un voisin fâcheux, ennuyeux, et malplaisant à la table, fait perdre la grâce et le plaisir de toute viande, de tout vin, voire et toute la douceur de la Musique: et si ne peut-on pas quand on veut, revomir cette fâcherie-là, ains y an a, à qui elle demeure toute leur vie, de manière qu'ils ne peuvent jamais s'entrevoir de bon oeil, comme si c'était une vieille crudité d'injure et de colère rapportée d'un festin qu'ils n'auraient jamais peu digerer. C'est pourquoi il me semble que Chilon fit très sagement, lequel étant hier convié à ce festin, ne voulut jamais promettre d'y venir, que premièrement il ne sût qui étaient les conviés, l'un après l'autre: car il disait que l'on est contraint, vueille l'on ou non, de supporter un compagnon fâcheux en un navire, quand on est sur la mer, et en un pavillon, quand on est à la guerre, pource qu'il est forcé de naviguer et de camper avec eux: mais de se mêler indifféremment sans discrétion avec toutes sortes de gens en un banquet, c'est à faire à homme qui n'a point de jugement. Quant à la façon de faire d'Aegypte, où ils ont accoutumé d'apporter ordinairement au milieu d'un festin l'anatomie sèche d'un corps d'homme mort, et le montrer à tous les conviés, en les admonestant de se souvenir qu'en peu de temps ils seront tels, encore que ce soit un fort malplaisant et importun entremets, toutefois si a-il quelque commodité. Car s'il ne convie la compagnie à faire grand' chère et à se donner du plaisir, aumoins les incite-il de s'entreporter amour et dilection les uns aux autres, les admonestant de se souvenir que la vie étant courte de soi-même, ils ne cherchent pas à la faire trouver longue par affaires fâcheux et ennuyeux. En tenant tels propos par le chemin, nous feismes tant que nous arrivasmes: et quant à Thales, il ne se voulut point étuver ni baigner: car je me suis déjà huilé, ce dit-il: mais il <p 151v> alla cependant par tout voir les belles allées, les loges à luicter, et le boccage qui était au long de la mer fort bien planté et bien accoutré: non qu'il s'ébahît de voir rien de tout cela, mais de peur qu'il ne semblât mêpriser en aucune chose Periander, ou desdaigner sa nagnificence: les autres, à mesure que chacun s'était lavé et huilé, les serviteurs le conduisaient en la salle, par le portique, dedans lesquel était assis Anacharsis, ayant devant soi une jeune fille, qui de ses mains lui mespartissait les cheveux, laquelle accourant fort franchement au-devant de Thales, il la baisa, et lui dit en riant, Fai que cet étranger, qui est le plus doux homme du monde, devienne beau, à fin qu'il ne nous semble plus hydeux ni sauvage à voir: Je demanday lors qui était cette jeune fille: Comment, dit-il, ne connaissez-vous pas la sage Eumetis, qui est tant renommée? Le père lui a donné ce nom-là, mais le peuple l'appelle du nom de son père Cleobuline. Ne l'appelez-vous pas sage, dit adonc Philoxenus, à cause de la vivacité de son esprit à proposer, et sa subtilité à soudre des questions obscures, que l'on appelle énigmes? car il y en a quelques-uns inventez par elle, qui ont pénétré jusques en Aegypte. Non pas moi, répondit Thales, car elle n'en use que comme de martres, pour jouer et passer le temps seulement, et s'en égaye avec ceux qu'elle rencontre: mais elle a un courage grand à merveilles, un intendement digne de gouverner un état, et une douceur de moeurs fort agreable, de manière qu'elle rend son père plus doux et plus humain seigneur envers ses citoyens. soit ainsi, dit Philoxenus, et y a bien de l'apparence, à voir la simplicité de son accoutrement, et sa naïveté: mais d'où vient cette privauté, qu'elle accoutre si amiablement les cheveux à Anacharsis? Pour ce, dit-il, que c'est un homme de bien, et qui sait beaucoup, qui lui a raconté bien au long et bien volontiers la façon de vivre des Tartares, et la manière de charmer les maladies, dont ils usent à l'endroit des malades: et crois que maintenant elle l'accoutre et le caresse ainsi, en devisant et apprenant quelque chose de lui. Comme nous étions déjà tout auprès de la salle, nous rencontrasmes Alexidemus Milesien, le bâtard de Thrasybulus le tyran, tout troublé et courroucé, disant je ne sais quoi en lui-même, sans que nous peussions clairement entendre ce qu'il disait: mais quand il aperçut Thales, il se revint un peu, et s'arrêtant tout court: Periander m'a fait, dit-il, un grand tort, qui ne m'a pas voulu laisser partir quand je me voulais embarquer, ains m'a contraint par ses prières d'attendre ce beau souper, et puis quand j'y suis venu, il m'a donné un lieu d'assiette déshonnête à moi, en préférant des Aeoliens, des Insulaires, et qui non, à Thrasybulus? par où il appert qu'il n'a cherché autre chose que le moyen de lui faire recevoir une honte en moi qui suis envoyé de par lui, et de le mettre à bas par un mêpris et contemnement. Comment, lui répondit Thales, tu crains donc que comme les Aegyptiens disent, que les astres, en faisant leurs révolutions ordinaires sont une fois hauts, et puis une autre fois bas, et selon leur hauteur ou leur bassesse deviennent pires ou meilleurs qu'ils n'étaient, aussi que pour le lieu que l'on t'a baillé tu n'en deviennes plus ravallé et plus rabaissé: tu serais par ce moyen de plus lâche coeur, que ce Laconien, qui ayant été par le maître de cérémonies colloqué tout au plus bas et dernier lieu de la danse, ne s'en courrouça point autrement, ains dit seulement, «Tu as bien su trouver le moyen comme tu rendrais ce lieu-ci honorable.» Quand nous somme assis à la table, il ne faut pas regarder après qui nous sommes assis, mais plutôt comment nous nous accommoderons et rendrons agreables à ceux auprès de qui nous sommes, montrants dés l'arrivée apparence d'avoir, ou plutôt ayants à bon esciant dedans nous-mêmes la source et l'anse, par manière de dire, à prendre amitié avec eux, ne nous fâcher point de lieu qu'on nous baille, ains plutôt louer notre bonne fortune, de nous être rencontrés avec si bonne compagnie: car celui qui se courrouce pour le lieu et assiette qu'on lui baille, se courrouce plutôt à celui auprès de qui il est à table, qu'à <p 152r> celui qui l'a convié, et se rend odieux à l'un et à l'autre. Ce sont paroles que cela, dit adonc Alexidemus, mais en effet je vois, que jusques à vous autres sages cherchez bien les moyens de vous faire honorer: et en disant cela il passa outre, et s'en alla. Et Thales se tournant devers nous, qui nous ébahissions grandement de l'étrange façon de faire de cet homme: C'est un fol escervellé, ce nous dit-il, d'une bizarre nature comme vous pourrez connaître par un tour qu'il fit étant encore sur le commencement de son adolescence. On avait apporté à son père Thrasybulus de l'huile de perfum fort excellente: il la versa toute dedans une grande tasse, et du vin tout pur par-dessus, puis but et avalla l'un et l'autre tout ensemble, engendrant inimitié au lieu d'amitié à Thrasybulus. Cela fait, il vint un serviteur à l'entour de la table, qui me dit, Periander vous prie que prenant Thales avec vous, et cet étranger aussi, vous veniez voir quelque chose que l'on lui a apportée de nouveau, pour savoir s'il la doit prendre comme fortuitement advenue, ou bien comme un presage qui prognostique quelque chose: car il s'en trouve quant à lui tout troublé, ayant peur que ce ne soit une pollution et une macule à son sacrifice. En disant cela il nous mena en une maison qui répondait sur le jardin, là où nous trouvasmes un jeune garçon, qui semblait être quelque pastre à le voir: il n'avait point encore de barbe, et au demeurant n'était point laid de visage: lequel déployant un manteau de cuir, nous montra un jeune tendron qu'il disait être né d'une jument, duquel le haut jusques au col et aux mains avait forme d'homme, et tout le reste de cheval: criant au reste tout ne plus ne moins que font les petits enfants quand il sortent du ventre de leurs meres. Niloxenus adonc l'ayant entrevu, tourna soudain sa face de l'autre côté, en s'écriant, O Dieu nous veuille préserver! Mais Thales regarda le jeune garçon d'oeil fiché bien long temps: puis en se riant, pource qu'il avait toujours accoutumé de se jouer à moi, touchant mon art, il me dit: Ne pensez-vous pas déjà, Diocles, à faire quelque expiation de ce prodige, et en empêcher les Dieux qui ont le soin de détourner les malheurs imminents, comme étant ceci un grand prodige et un mauvais accident? pourquoi non, lui réponds-je: car je vous avise Thales, que c'est un presage de discord et de sédition, et aigrand peur qu'elle ne passe jusques aux mariages, et jusques à l'acte de génération, avant que le premier courroux de la Déesse soit appaisé, qui le nous montre par ce second presage comme vous voyez. Thales ne répondant rien à cela, ains s'en riant, s'ôta de là. Et comme Periander nous fut venu au-devant à la porte de la salle, et nous enquît touchant ce que nous venions de voir, Thales me laissant, et le prenant par la main lui dit: Quant à ce que Diocles te suade de faire, tu le feras tout à loisir: mais quant à moi, je te conseille de ne te servir plus dorenavant de si jeunes pastres à garder tes juments, ou bien de leur donner des femmes. Si me sembla que Periander fut bien fort aise de cette parole, car il s'en prit à rire, et ambrassant Thales le baisa. Et si crois, dit-il en se tournant vers moi, Diocles, que ce prodige a déjà son evenement, car vous voyez le grand mal qui nous est déjà advenu, parce que Alexidemus n'a pas voulu soupper avec nous. Quand nous fûmes entrés dedans la salle, Thales commençant à parler plus haut: Et où est-ce, dit-il, que l'on avait logé cet homme de bien qui s'est courroucé du lieu qu'on lui avait baillé? et lui ayant été la place montrée, tournant à l'entour, il s'y en alla seoir, et nous y mena quant et lui, disant: Quant à moi, j'eusse acheté l'occasion de manger avec Ardalus: or était cet Ardalus Troezenien joueur de flûtes, et prêtre des Muses Ardalienes, dont l'ancien Ardalus Troezenien aussi avait donné et dedié les images. Mais Aesope qui depuis naguere avait été envoyé par le Roi Croesus, tant devers Periander, comme devers l'oracle d'Apollo en la ville de Delphes, étant assis dessus un banc bas auprès de Solon, qui était au dessus de lui, se prit à dire, Un mulet de Lydie ayant vu la forme et figure de son corps dedans une rivière, et s'ébahissant de la beauté et grandeur d'icelui, se mit à <p 152v> courir à toute bride, en secouant la tête comme un cheval échappé: mais quand il vint à penser en lui-même qu'il était fils d'un âne, il cessa soudainement de courir, et mit fin à son audace et à sa braverie. Alors Chilon en son langage Laconien lui dit, Cela s'adresse à toi-même, qui es tardif comme un âne, et cours comme un mulet. Après cela entra Melissa, qui s'alla seoir auprès de Periander, et Eumetis s'asseit aussi pour souper. Thales adressa sa parole à moi qui étais assis au dessus de Bias, et me dit, ami Diocles, que ne dis-tu à Bias, que ton hoste Niloxenus de Naucratie est venu par deçà envoyé par son Roi devers lui, pour lui apporter de rechef de nouvelles questions à soudre, à fin qu'il les reçoive étant encore sobre, et en état d'y pouvoir bien penser? Et Bias prenant la parole, Il y a jà long temps, dit-il, que pour me cuider étonner il m'admoneste de ce faire: mais quant à moi je sais très bien, que Bacchus est au reste un sage et puissant Dieu, et que pour sa sapience on le surnomme Lysien, qui vaut autant à dire comme, déliant toutes difficultés: c'est pourquoi je n'ai point de peur d'être moins assuré au combat pour être rempli de lui, quand il me conviendra disputer. De tels joyeux propos s'entrejouaient-ils l'un avec l'autre en soupant: et voyant l'appareil du souper un peu moindre que l'ordinaire, il me vint en pensée, comme pour festoyer et donner à souper à des hommes sages et gens de bien, on n'en entre point en plus grande dépense, ains que plutôt on la diminue, pource que l'on en ôte toute curiosité de viandes exquises, des parfums, confitures et marchepants apportés d'étrange pays, et des vins delicieux: dont Periander étant tous les jours servi en son ordinaire pour la magnificence de son état, de ses richesses, et de ses affaires, néanmoins il faisait lors gloire envers ces sages hommes-là, de se passer à peu sobrement: car non seulement il fit ôter toute autre superfluité d'ornements accoutumés, mais encore à sa propre femme il les fit laisser et cacher, et la leur montra ornée de peu d'état, et de modestie seulement. Après que les tables furent ôtées, et que Melisse eut envoyé de rang à chacun des conviés son chapeau de fleurs, nous rendismes grâces aux Dieux, en leur épanchant un peu de vin: et la menétrière ayant un peu chanté après grâces, se retira incontinent de la salle. Lors Ardalus appellant Anacharsis par son nom, lui demande, s'il y avait des menétrières entre les Scythes: et lui sans songer lui répondit sur le champ, Non pas seulement des vignes. Et comme Ardalus lui répliquast, Voire-mais si y a-il des Dieux pourtant: Oui certes, répondit-il, il y en a voirement, et qui entendent la langue et parole des hommes, non pas comme les Grecs, qui s'estiment plus élégamment parler que les Scythes, et néanmoins ont opinion que les Dieux oyent plus volontiers le son des flûtes et hautbois qui sont faits d'os et de bois, que non pas la voix et parole de l'homme. Et que dirais-tu donc aupris, ce dit alors Aesope, si tu savais ce que font aujourd'hui les faiseurs de flûtes, qui rejettent les os des jeunes cerfs et biches, et choisissent ceux des ânes, pource qu'ils disent que le son en est meilleur: et pourtant Cleobuline en a fait un de ses énigmes, sur la flûte Phrygiene
D'âne braiard jambe morte a l'ouie
Du chef ramé de grands cors réjouié.
de sorte que c'est merveille comment l'âne, qui au demeurant est une fort grosse et lourde bête, éloignée de toute douceur et harmonie de musique, peut bailler un os ainsi delié et propre à faire un harmonieux instrument de musique. Certainement, dit adonc Philoxenus, c'est ce que les habitants de Busiris nous reprochent à nous autres de Naucratie: car nous commençons aussi déjà à user des os d'ânes à faire flûtes, et à eux il ne leur et pas loisible d'ouïr seulement le son d'une trompette, pour autant qu'elle retire un peu au braire de l'âne: or savez-vous que l'âne est fort diffamé et haï envers les Aegyptiens, à cause de Typhon. Après cela chacun se taisant, Periander voyant que Niloxenus avait bien bonne envie de parler, mais qu'il <p 153r> n'osait entamer le propos, commença à dire, Seigneurs, je trouve bonne la coutume des villes et des magistrats qui donnent audience, et dépêchent premièrement les étrangers que leurs citoyens: et pourtant me semblerait-il bon, que pour un peu de temps vous retinssiez vos propos, qui nous sont tous familiers, et comme nés en notre pays, et que vous donnissiez entrée et audience, comme en une assemblée de ville, à ceux que notre bon ami Niloxenus a apportés d'Aegypte, mêmement de la part du Roi à Bias, et Bias en veut conferer avec vous. Et Bias suivant son dire: Et en quel lieu, dit-il, ni avec quelle compagnie me pouvais-je plus délibérément hazarder qu'en cette-ci, à faire de telles réponses, s'il en est besoin? attendu mêmement que le Roi mande expressément,que l'on commence premièrement à moi à me proposer sa question, et puis que l'on l'aille puis après de rang présentant à tous vous autres. Ainsi lui bailla lors Niloxenus la Lettre close du Roi, et le pria de l'ouvrir, et de la lire haut et claire devant toute la compagnie. Si était la substance des Lettres telle:
Amasis le Roi d'Aegypte, à Bias le plus sage des Grecs, salut. Le Roi d'Aethiopie est entré en contestation de sapience à l'encontre de moi, et s'étant trouvé vaincu en toutes ses autres propositions, finablement il m'a proposé un mandement fort étrange et merveilleusement difficile à accomplir, c'est qu'il m'a commandé, que je boive toute la mer. Et si je puis venir à bout de soudre cette question, je gagnerai plusieurs villes et villages, qui sont à lui: et si aussi je ne la puis résoudre, il faut que je lui cède les villes e la contrée Elephantine. Et pourtant après que tu y auras bien pensé, renvoye moi incontinent Niloxenus: et si tu as affaire pour toi ou pour tes citoyens, je t'avise que rien ne te defaudra de ma part.
Ces Lettres lues, Bias n'arrêta pas long temps, ains après avoir un peu pensé en soi-même, et un peu parlé en l'oreille à Cleobulus, qui était assis tout joignant lui, se prit à dire: Comment ami Naucratien, le Roi ton maître Amasis, qui commande à si grande multitude d'hommes, et qui possede un si beau et si bon pays, voudra-il bien boire toute la mer pour gagner je ne sais-quels méchants villages de peu de valeur? Et Niloxenus en riant lui répondit, Je te prie de considérer diligemment ce qu'il est possible pour y répondre, comme s'il le voulait. Or qu'il mande doncques à cet Aethiopien, qu'il arrête les rivières qui se déchargent en la mer, jusques à ce qu'il ait achevé de boire toute l'eau de la mer qui est à présent: car c'est de celle-là dont est fait le mandement, et non pas de celle qui sera par ci-après. Quand il eut dit ces paroles, Niloxenus en fut si aise, qu'il ne se peut contenir qu'il ne l'ambrassât et baisât sur l'heure: et tous les autres louèrent et approuvèrent aussi semblablement son dire. Mais Chilon en se riant, O Naucratien mon ami, dit-il, je te prie avant que la mer toute bue perisse, retourne t'en par mer annoncer au Roi ton maître, qu'il ne se travaille pas à chercher comment il pourra consumer une si grande quantité d'eau salée, mais plutôt comment il pourra rendre son regne bien dessallé et doux à boire à ses sujets: car Bias est grand ouvrier, et un fort excellent maître de ce métier-là: lequel quand Amasis aura bien appris de lui, il n'aura plus besoin du bassin d'or envers les Aegyptiens pour les contenir en obéissance, ains le serviront tous volontiers, et l'aimeront affectueusement, quand ils verront qu'il sera devenu bon prince, voire et fut-il encore de plus bas et de plus petit lieu venu qu'il n'est. Voyez Herodote du regne d'Amasis, livre 4. Certainement, dit adonc Periander, ce serait chose digne que nous contribuissions tous à ce Roi de tels présents, [...], comme parle Homere, c'est à dire par tête: car par ce moyen l'accessoire lui sera plus utile que le principal de son voyage, et à nous-mêmes il en reviendra un très grand profit. Alors dit Chilon, Il serait raisonnable que Solon commençeât le propos, non seulement pource qu'il est le plus ancien de nous tous, et qu'il est au premier lieu de la table, mais aussi pource qu'il tient le plus <p 153v> grand et le plus digne office, étant le premier qui a fait et établi les lois aux Atheniens. Niloxenus adonc se tournant devers moi me dit tout bas en l'oreille, Certainement on crait, Diocles, beaucoup de choses à fausses enseignes, et y en a qui prennent plaisir à controuver eux-mêmes de fausses nouvelles, touchant les grands et sages hommes, et à en recevoir de controuvées par d'autres, comme sont celles que l'on nous a apportées jusques en Aegypte, de Chilon, qu'il avait renoncé à l'amitié et hospitalité de Solon, pour autant qu'il maintenait, que les lois étaient muables. Cela est un propos digne de moquerie: car il faudrait premièrement chasser Lycurgus et toutes ses lois, avec lesquelles il a renversé tout l'ancien ordre de la republique de Lacedaemone. Solon doncques ayant un peu demeuré, se print à dire: «Il me semble qu'un Roi ou Prince souverain n'a moyen de se rendre plus glorieux, qu'en faisant de sa Monarchie une Democratie, c'est à dire, en communiquant son authorité souveraine à ses sujets.» Le second fut Bias, qui dit, «En se rendant lui-même le premier sujet aux lois de son pays.» Après lui Thales dit, «Je répute un Seigneur bienheureux, qui peut arriver à la vieillesse, et mourir de mort naturelle.» Le quatriéme, Anacharsis, «s'il est seul sage.» Le cinquiéme, Cleobulus, «s'il ne se fie à personne de ceux qui sont autour de lui.» Le sixiéme, Pittacus, «s'il peut tant faire que ses sujets craignent non lui, mais pour lui.» Après lui Chilon dit, «qu'un Prince ne doit penser à nulle chose transitoire ne mortelle, mais éternelle et immortelle.» Après que tous ces sages eurent ainsi dit chacun leur mot, nous requérions Periander, qu'il voulût aussi à son tour dire le sien. Et lui avec un visage non guères joyeux, mais pensif et chagrin: Je vous dirai ce qui me semble de toutes les sentences qui ont été dites par ces Seigneurs, c'est quelles dégoûtent, presque toutes, l'homme de bon jugement, de vouloir jamais commander aux autres. Et adonc Aesope, comme ce lui qui amait à reprendre: «Il fallait donc, dit-il, que chacun de vous à par-soi fît cela, non pas qu'ayants pris à conseiller un Prince, et faisant profession de lui être amis, se constituer comme accusateurs des Rois et des Princes.» Et Solon lui ambrassant la tête, lui dit en riant, «Ne te semble-il pas Aesope, que celui rende un seigneur plus modéré, et un tyran plus gracieux, qui lui suade, qu'il est meilleur ne commander point, que commander?» «Et qui sera celui, répondit Aesope, qui te croira en cela, ni au dieu Apollo même qui te rendit un tel oracle,
De celle ville est heureuse la gent
Là où ne s'ait que la voix d'un sergent.»
Solon lui répliqua, «Aussi n'ait-on maintenant à Athenes que la voix d'un huissier, et d'un seul magistrat, que est la Loi, étant la ville en état populaire: Mais toi Aesope, qui as le sens d'entendre les voix des corbeaux, voire des geais, tu n'entends pas cependant la tienne propre, ni ta propre parole: car tu réputes, suivant l'oracle d'Apollo que tu as allégué, que la ville soit très heureuse qui n'entend qu'une voix, et cependant tu estimes, que ce soit la beauté et perfection d'un convive, que tous les conviés y parlent, et de toutes choses.» Oui vraiment, dit Aesope, pource que tu n'as pas encore écrit la loi, d'autant que c'est tout un, que les serfs n'ayent point à s'enivrer, comme tu en as fait à Athenes une, que les esclaves n'ayent point à faire l'amour, ni à s'oindre à sec. Solon se prit à rire de cette réplique: Et le médecin Cleodemus, Il me semble, quant à moi, que c'est tout un que de s'huiler à sec, et de causer après que l'on a bien bu, car l'un et l'autre est fort plaisant. Et Chilon prenant le propos, C'est pourquoi, dit-il, on s'en doit plus contregarder. Et Aesope de rechef, Voire-mais il semble que Thales a voulu dire, qu'il vieillira bientôt. Periander adonc se prenant à rire, vraiment, dit-il, nous avons tous payé la peine que nous méritions, Aesope, de ce que nous nous sommes laissez transporter en autres propos devant que d'avoir entendu tous ceux du Roi Amasis, ainsi que nous avions proposé <p 154r> du commencement. Et pour ce, Seigneur Niloxenus, poursuy le demeurant de sa lettre missive, et te sers de ces personnages ici, cependant que tu les as tous ensemble. Voire-mais répondit Niloxenus, il m'est avis que le mandement de cet Aethiopien se pourrait proprement nommer le triste buletin, ainsi que parle Archilochus: Mais le Roi Amasis ton hoste est bien plus gracieux en semblables questions et plus gentil: car il lui demanda, «Quelle chose au monde était la plus vieille, Quelle la plus belle, la plus grande, la plus sage, la plus commune: et par-dessus encore, Quelle est la plus profitable, Quelle la plus dommageable, Quelle la plus puissante, et quelle la plus facile.» Comment, l'Aethiopien répondit doncques à chacune de ces demandes, et les solut-il toutes? Voici comment il répondit, ce dit Niloxenus: et vous jugerés, après que vous aurez ouï ses réponses, s'il y satisfeit ou non: Car le Roi mon maître y procède si sincerement, qu'il ne voudrait pour rien du monde ni être trouvé calomniateur és réponses d'autrui, ni aussi faillir à être relevé et repris, s'il se trouvait qu'il eût bronché et erré és sienes. Or je vous réciterai de point en point, comment il y répondit: «Quelle chose est la plus vieille du monde? le Temps: Quelle la plus grande? le Monde: Quelle la plus sage? Verité: Quelle la plus belle? la Lumiere: Quelle la plus commune? la Mort: Quelle la plus profitable? Dieu: Quelle la plus dommageable? le Diable: Quelle la plus puissante? Fortune: Quelle la plus facile? ce qui plaît.» Quand ces réponses eurent été lues, Seigneur Nicarchus, il se fit un peu de silence: et Thales adonc demanda à Niloxenus, si le Roi Amasis avait approuvé toutes ces solutions. Niloxenus fit réponse, qu'il en avait approuvé les unes, et que de quelques autres aussi il ne s'en était peu contenter. Et toutefois, ajouta Thales, il n'y en a pas une qui ne soit grandement répréhensible, ains y a en toutes de grandes erreurs et de grandes ignorances, comme dés le commencement: En quelle sorte peut on soutenir que le Temps soit la plus ancienne chose du monde, attendu qu'une partie en est déjà passée, l'autre présente, et l'autre encore à venir? car le temps qui viendra après nous, semble par raison devoir être estimé plus jeune que tous les hommes, et toutes les choses qui sont de présent. Et puis d'estimer que Verité soit sagesse, il me semble que c'est tout autant comme qui dirait, que l'oeil et la lumière fussent tout un: et puis s'il estimait que la lumière soit chose belle comme elle l'est aussi, comment oubliait-il le Soleil? Au demeurant quant à ce qu'il répond de Dieu et du Diable, il y a de l'arrogance et du danger beaucoup: et de la Fortune, il n'y a apparence quelconque: car si elle était si forte et si puissante comme il dit, comment se tournerait et se changerait elle si facilement qu'elle fait? ni la mort n'est pas la plus commune chose qui soit au monde, car elle n'est pas commune aux vivans. Mais à fin qu'il ne semble que nous ne sachions que corriger les autres, conferons un petit nos sentences particulières avec les siennes. Quant à moi, je me présente le premier à répondre de point en point, si Niloxenus me veut interroger. Je vous exposerai doncques maintenant ici par ordre les interrogatoires et réponses, selon qu'elles furent lors proposées et répondues. «Quelle chose est ls plus vieille qui soit au monde? c'est Dieu, répondit Thales: car il n'eut oncques commencement de naissance. Qui est la plus grande? le Lieu car le monde contient toutes autres choses, et le lieu contient le monde. Qui est la plus belle? le Monde: car tout ce qui est disposé par bel ordre, est partie d'icelui. Qui est la plus sage? le Temps: car il a jà par ci-devant trouvé tout ce qui s'est inventé, et trouvera encore ci-après tout ce qui s'inventera. Qui est ls plus commune? espérance: car elle demeure encore à ceux qui n'ont nulle autre chose. Qui est la plus profitable? Vertu, d'autant qu'elle rend toutes autres choses utiles en en usant bien. Qui est la plus dommageable? le Vice: car là où il est, il perd et gâte tout. Qui est la plus forte? Necessité: car elle seule est invincible. Qui est la plus facile? ce qui est selon nature: <p 154v> car les hommes se lassent des voluptés mêmes quelquefois.» Et comme toute l'assistance eût grandement loué les réponses de Thales, Cleodemus se prit à dire: Voilà des questions qui sont convenables à proposer, et répondre aux Princes et aux Rois, Seigneur Niloxenus: mais ce Roi barbare d'Aethiopie, qui mande au Roi Amasis qu'il boive la mer, aurait besoin d'une telle courte réponse, que fit Pittacus au Roi Alyates, qui commandait par lettres quelque chose arrogamment aux Lesbiens: car il ne lui répondit autre chose, sinon qu'il l'admonesta de manger des oignons et du pain chaud. Si est-ce, dit Periander, que c'était la façon des anciens Grecs, Seigneur Cleodemus, de se proposer ainsi les uns aux autres de telles questions: car nous avons entendu que jadis la coutume était, que les plus savants et plus excellents poètes qui fussent pour lors, s'assemblaient à certain jour à l'entour de la sepulture d'Amphidamas en la ville de Chalcide. cettui Amphidamas était homme d'honneur et de valeur au gouvernement de la Chose publique, et qui avait donné beaucoup d'affaires aux Eretriens, és guerres qu'ils eurent contre ceux de Chalcide, touchant Lilantus, desquelles finablement il mourut: et pour autant que les vers qu'apportaient les poètes, rendaient le jugement difficile et fâcheux à ceux qui étaient eleus pour juges, et que la gloire de deux concurrents, Homere et Hesiode, tenait les juges en grande perplexité, pour la honte qu'ils avaient de donner leurs sentences de deux si grands personnages, ils se tournèrent à demander les uns aux autres de telles questions, ainsi comme raconte Lesches,
Muse dis moi ce qu'on confessera
Qui ne fut onc, ni jamais ne sera.
A quoi Hesiode répondit sur le champ promptement,
Quand les chevaux de rendon furieux,
Pour emporter les prix victorieux,
Courants entour la tombe et sepulture
De Jupiter, y rompront leur voiture.
et dit on que pour cela il fut tant estimé, qu'on lui en adjugea le Tripié d'or. Et quelle différence y a-il, dit adonc Cleodemus, entre ces demandes-là, et les obscures questions de Eumetide? lesquelles ne lui sont pas à l'aventure malséantes à inventer, par manière de jeu, et à proposer aux autes Dames, commes les autres s'amusent à tissir des cordons et à faire des coëffes de resiau: mais que des hommes d'entendement en fassent aucun compte, c'est une droite moquerie. A quoi il semblait que Eumetide lui eût volontiers répliqué quelque chose, mais elle se retint de honte, qui lui fit monter la couleur au visage. Et Aesope, comme pour la revenger, se print adonc à lui répondre: Et n'est-ce pas encore plus grand moquerie de ne les pouvoir pas soudre? comme est celle qu'elle nous a proposée un peu avant souper,
j'ai vu coller du cuivre avec le feu,
Dessus le corps d'un homme en plus d'un lieu.
Nous saurais-tu déclarer que c'est que cela? Nenny pas moi, répondit Cleodemus, ni ne me soucie pas de le savoir. Et toutefois lui répliqua Aesope, Il n'y a personne qui le sache mieux, ne qui le face plus que toi: et si tu le nies, j'en crois, dit il, les cornets et ventoses. Adonc Cleodemus se prit à rire, car il usait plus d'appliquer des ventoses que autre médecin qui fut de son temps, et était ce remede de médecine en usage et en réputation autant que nul autre, pour l'amour de lui. Mais Mnesiphilus Athenien familier et grand zelateur de Solon, se prit lors à dire: Seigneur Periander, je désirerais quant à moi, que ce devis et propos de cette belle compagnie ne fut point départi aux riches ni aux nobles seulement, ains qu'il fut distribué également par tête, et communiqué à tous comme le vin, ainsi qu'il se fait és cités qui sont régies par gouvernement populaire. Ce que je dis, d'autant que nous autres <p 155r> qui vivons en état populaire, n'avons aucune participation à tout ce que vous avez naguere dit, touchant la principauté et le gouvernement d'un Roi: et pour ce nous semblerait-il raisonnable que recommençant de rechef à discourir vous alléguissiez chacun à son rang quelque notable sentence touchant le gouvernement populaire, où chacun a égale authorité, et que Solon fut de rechef le premier qui commenceât à dire la sienne. Tous furent alors d'avis d'ainsi le faire. Et pourtant Solon commença à dire: «Voire mais, ami Mnesiphile, toi et tous les habitants d'Athenes avez jà pieça entendu quel et mon jugement et avis touchant le gouvernement de la Chose publique: toutefois si tu le veux encore maintenant entendre, je te dis qu'il me semble, Que la cité est très bien gouvernée, et maintient très bien l'état et liberté populaire, en laquelle ceux qui ne sont point outragés, haïssent autant et poursuivent asussi âprement celui qui a fait une oppression et outrage, que celui qui est outragé. Après lui Bias dit, que le gouvernement populaire lui semblait être très bon, auquel tous les habitants redoutent la loi comme un severe tyran. Après lequel Thales opina disant, que celle Chose publique lui semblait la mieux ordonnée, où il n'y avait point d'hommes ni trop riches ni trop pauvres. Suivant celui-là Anacharsis dit, que c'était à son avis celle, en laquelle toutes autres choses étant égales entre les habitants, la précédence se mesurait à la vertu, et le rebut au vice. Le cinquiéme, Cleobulus, afferma, que la cité populaire lui semblait être la mieux policée, en laquelle les citoyens redoutaient plus le déshonneur que la loi. Le sixiéme, Pittacus, celle où les méchants n'ont point authorité de commander, et les bons si. Joignant lequel Chilon prononcea, que celle police lui semblait être la meilleure, où le peuple prestait plus l'oreille aux lois, que non pas aux orateurs. Et après tous Periander le dernier donnant son jugement, dit, qu'il lui semblait que tous estimaient le gouvernement populaire être le meilleur, qui approchait le plus près de celui d'un sage Senat.» Ce propos étant achevé, je les priay qu'ils voulussent aussi nous enseigner du ménage, comment il s'y fallait gouverner, pource qu'il y a pu d'hommes qui soient appelés à gouverner les villes ni les Royaumes, mais du gouvernement de son ménage, et de sa maison, chacun en a sa part. Non n'a pas, ce dit Aesope en se riant, si vous y comprenez Anacharsis: car quant à lui, il n'a point de maison, et si fait gloire de n'en avoir point, ains de demeurer en un chariot, comme l'on dit que fait le Soleil, qui va tournant tout à l'entour du ciel, tantôt en une contrée, et tantôt en une autre. C'est pourquoi, répondit Anacharsis, le Soleil seul, ou plus que nul autre de tous les Dieux, est franc et libre, commandant à tous, et n'étant commandé de personne: et pourquoi il regne et conduit lui-même son chariot: mais il me semble que tu n'as jamais compris en ton entendement la grandeur et beauté d'icelui, combien excellent et admirable est son chariot, car autrement tu ne l'eusses jamais en jouant, et par manière de risée, comparé aux notres: au demeurant il semble que tu appelles maison ces toits couverts de thuile et de terre cuitte, ne plus ne moins que si tu disais que la tortue fut sa coque, et non pas l'animal qui est dedans. C'est pourquoi je ne m'ébahis pas, si tu te moquas il y a quelque temps de Solon, pource qu'ayant vu le palais de Croesus fort richement et somptueusement orné, il ne jugea pas incontinent celui qui en était possesseur, être logé heureusement et magnifiquement, pource qu'il voulait premièrement être spectateur, et voir à l'oeil les biens qui étaient dedans lui, plutôt qu'auprès de lui. En quoi il me semble que tu as oublié ton regnard, lequel étant venu en contestation à l'encontre du leopard, à savoir lequel des deux était plus tavelé de diverses mouchetures, il requit à leur juge, qu'il ne considérât pas tant les tavelures et mouchetures exterieurs de la peau, que celles de l'esprit au dedans, pource qu'il les trouverait plus diverses: mais tu vas regardant seulement aux ouvrages des tailleurs <p 155v> de pierres, et des maçons, estimant que cela seul soit la maison, non pas ce qui est dedans chacune, et qui est domestique, comme sont les enfants, la femme, les amis, les serviteurs, ausquels étant sages et bien conditionnés, le père de famille communiquant et faisant part de ce qu'il a, fut-ce dedans un nid d'oiseau, ou dedans une formilliere, se peut dire habiter une bonne et heureuse maison. Voilà ce que je réponds à Aesope, quant à moi, et que je contribue pour ma quotte à Diocles: au demeurant, il est raisonnable qu'un chacun de vous en dise son avis. A laquelle semonce Solon répondit, «Que celle maison lui semblait très bonne, de laquelle les biens n'étaient point acquis par moyens injustes, ni n'avait-on point de crainte et de soupçon à les garder, ni de regret à les dépenser. Bias après: en laquelle, dit-il, le maître est tel au dedans, par lui-même, comme il est au dehors par la crainte de la loi. Et Thales: en laquelle, dit-il, le maître est de grand loisir. Et Cleobulus: là où il y a plus de personnes qui aiment le maître, que qui le craignent. Pittacus dit, que la meilleure maison est celle qui n'a faute de chose quelconque, ni superflue, ni nécessaire. Chilon opina, que la maison doit, le plus qu'il est possible, ressembler à une cité gouvernée par le commandement d'un Roi: puis y ajouta, que Lycurgus avait jadis répondu à un qui lui conseillait d'établir en la ville de Sparte un gouvernement populaire, commence toi-même le premier à mettre en ta maison l'état populaire, où chacun soit aussi grand maître l'un que l'autre.» Après que ce propos fut aussi achevé, Eumetide sortit avec Melisse. Et Periander prenant une grande coupe but à Chilon, et Chilon de rang à Bias. Et adonc Ardalus se levant et adressant sa parole à Aesope, Ne nous veux-tu pas, dit-il, envoyer aussi la coupe ici, vu que ceux-ci se la renvoyent ainsi de main en main les uns aux autres, comme si ce fut le hanap de Bathycles, sans en faire part aux autres? Et Aesope adoncques dit, ni cette coupe même, à ce que je vois, n'est point populaire, car il y a jà long temps qu'elle demeure devant Solon seul. Et Pittacus appellant Mnesiphilus par son nom: pourquoi est-ce, dit-il, que Solon ne bait, ains contredit à ses poèmes propres, desquels il a lui-même écrit,
Dame Venus est ores mon déduit,
Et de Bacchus le breuvage me duit,
Les dons aussi des Muses, car ce sont
Les points qui l'homme en plaisir vivre font.
Anacharsis prenant la parole lui répliqua: C'est pour autant Pittacus, qu'il te redoute, et celle tienne rigoureuse et severe loi, par laquelle tu as ordonné, si quelqu'un pour être ivre, vient à commettre une faute, quelle qu'elle soit, qu'il fut puni au double, que s'il eût été sobre. Et lors Pittacus: Mais néanmoins, dit-il, tu t'es si superbement moqué de mon ordonnance, que naguere chez mon frère Libys, d'elle-même, t'étant enivré, tu en demandas le prix et la couronne. Pourquoi non, répondit Anacharsis, vu que l'on avait proposé prix de la victoire à qui boirait le plus, m'étant chargé et enivré des premiers, n'eusse-je voirement demandé le prix de la victoire? ou bien enseigne moi quelle autre fin il y a de bien boire, sinon que s'enivrer. Pittacus s'étant pris à rire, Aesope récita une telle fable: Le loup ayant aperçu des bergers qui mangeaient un mouton dedans leur loge, s'approchant d'eux, «Quel bruit, dit-il, vous meneriés, si je faisais ce que vous faites!» Chilon adonc: Aesope, dit-il, a eu sa revanche bien à propos, de ce que naguere nous lui avons fermé la bouche, voyant que maintenant d'autres ont rompu le propos, et ôté la parole de la bouche de Mnesiphilus, auquel on aurait demandé qu'il répondît pour Solon. Adonc Mnesiphilus parla ainsi, Qu'il savait bien que l'opinion de Solon était telle, que l'oeuvre de tout art et de toute faculté, tant humaine que divine, était plutôt son effet que ce parquoi elle le fait, et sa fin plutôt que les moyens tendants à icelle <p 156r> fin: comme l'oeuvre d'un tissier, à mon avis, est plutôt de faire un manteau, ou une robe, que non pas de disposer ses fils, et de dresser ses pesons, et d'un serrurier souder le fer, et donner la trempe à une congnée, plutôt que chose aucune qui soit nécessaire pour cet effet, comme d'embrazer les charbons ou preparer du chapplis de pierres. Et davantage un architecte nous reprendrait bien à bon droit, qui lui dirait, que son oeuvre fut non bâtir une maison, ou une navire, mais percer des pièces de bois, ou bien détremper du mortier. Et les Muses se plaindraient merveilleusement, et non sans cause, de nous, si nous estimions que leurs ouvrages fussent des cithres ou des flûtes, et autres tels instruments de Musique, non pas instruire les moeurs, et adoucir les passions de l'âme de ceux qui se délectent des chansons, harmonies et accord de la musique: Aussi doncques faut-il que nous confessions, que l'oeuvre de Venus n'est pas l'assemblée ni la mêlange des corps, ni de Bacchus l'ivresse ni le boire vin, mais bien la réjouissance, l'affection, l'amitié et la familiarité, qu'ils nous engendrent des uns envers les autres. C'est ce que Solon appelle oeuvres divines, et c'est ce qu'il dit qu'il aime, et qu'il désire, et qu'il poursuit étant devenu vieil: car certainement Venus est l'ouvrière de la concorde, et mutuelle bien veillance qui est entre les hommes et les femmes, mêlant et fondant ensemble, par le moyen de la volupté, les âmes avec les corps: et Bacchus à plusieurs qui par avant n'avaient pas grande familiarité ensemble, ni pas la connaissance, seulement les uns des autres, amollissant et humectant, en manière de dire, la dureté de leurs moeurs par le vin, ne plus ne moins que le fer s'amollît dedans le feu, leur donne un commencement de commixtion et incorporation des uns avec les autres. Il est bien vrai que quand tels personnages, comme sont ceux que Periander a ici conviés, s'assemblent et conviennent ensemble, il n'est jà besoin de coupe ni de verre pour les allier: car les Muses apportants au milieu de la compagnie, comme une coupe de sobrieté le devis, où il y a non seulement beaucoup de plaisir, mais aussi d'erudition, de doctrine et de profit, excitent, arrosent et répandent, par le moyen de ce discours, la joie et caresse parmi les coeurs des assistants, en laissant bien souvent le pot au dessus de la tasse en repos sans en user: au contraire de ce que défend Hesiode à ceux qui savent mieux boire que discourir ne deviser,
Si l'on baillait à boire par mesure
Aux autres Grecs à longue chevelure,
Ta coupe était pleine et raise toujours.
Car j'entends mêmes que les anciens appellaient ces provocations à boire, Daetron, comme Homere les appelle, et que chacun beuvait à certaine mesure: et puis ainsi que fait Ajax, en départait une portion à celui qui était plus prochain de lui à table. Après que Mnesiphilus eut ainsi parlé, le poète Chersias, qui naguères avait été absous par Periander des crimes à lui imposés, et était retourné en bonne grâce avec lui, à la requète de Chilon: Je saurais volontiers, dit-il, si Jupiter distribuait à boire aux Dieux par mesure, pource qu'ils beuvaient les uns aux autres quand ils mangeaient avec lui, ne plus ne moins que faisait Agamemnon aux Princes Grecs quand ils étaient à sa table. Et lors Cleodemus: S'il est vrai, dit-il, ami Chersias, comme vous autres poètes le dites, que des coulombs volants à grande peine et grande difficulté par-dessus les rochers qui s'appellent Planetes, apportent la viande de l'Ambrosie à Jupiter, n'estimez-vous pas que le breuvage du Nectar lui soit aussi bien cher, bien rare et difficile à recouvrer? de manière, qu'il l'épargne et le donne à chacun par mesure. Oui, et par esgale mesure, répondit Chersias. Mais puis que nous sommes de rechef retombés sur les propos du ménage, qui sera celui de vous qui nous dira ce qui en reste à dire? car il nous reste, ce me semble, à définir la quantité de biens qui sera suffisante, et dont l'homme se devra contenter. Cleobulus adonc prenant <p 156v> la parole: Quant aux sages, dit-il, la loi leur en a précrit la mesure: mais quant aux fols, je leur dirai un propos que j'ai autrefois ouï tenir par ma mère à un mien frère. Car elle disait, que la Lune un temps fut, pria sa mère de lui faire un petit surcot, qui lui joignît bien au corps: Et comment est-il possible, répondit la mère, que je t'en tisse un qui te joigne bien, vu que je te vois tantôt toute pleine, puis après en croissant, et une autre fois en decours? Aussi, ami Chersias, on ne saurait définir mesure aucune certaine de biens à un fol, ni à un vicieux: car il a besoin tantôt d'une chose, et tantôt d'une autre, à cause de ses diverses cupidités et diverses aventures: comme le chien d'Aesope, qui l'hiver se resserrant et se pliant en rond, pource qu'il gelait de froid, proposa de se bâtir une maison: mais au contraire, l'été s'étendant tout de son long en dormant, il se trouva grand, et pensa que ce n'était point chose nécessaire de bâtire maison, avec ce qu'il lui semble que ce ne serait pas petite entreprise d'en bâtir une assez grande pour lui. Ne vois-tu pas aussi Chersias, que ces gens-là font tantôt les petits, et se restraignent à bien peu de chose, comme proposants de vivre fort étroitement et laconiquement, puis tout à un coup s'ils n'ont tout ce qu'ils voyent, et aux privées personnes, et aux Princes et Rois, ils se plaignent, comme s'ils étaient prests à mourir de faim. Cela dit, Chersias se tut: et Cleodemus adonc prenant la parole, Voire-mais nous voyons, dit-il, que vous mêmes, messieurs les Sages, avez les biens inégalement départis entre vous. Cleobulus répondit, C'est pour autant, homme de bien, que la loi comme un bon tissier, nous donne à chacun ce qui nous est bien séant, sortable et convenant: Et toi de même, nourrissant, gouvernant et medicinant avec la raison tes malades, ne plus ne moins qu'avec la précrition d'une loi, ne leur bailles pas des ordonnances égales, mais bien convenables à un chacun. Ardalus suivant ce propos: Comment, dit-il, y a-il doncques quelque loi qui commande à notre familier Epimenides, hoste de Solon, de s'abstenir de toute autre viande, et de prendre seulement en sa bouche un petit de la composition qui a puissance d'empêcher la faim, qu'il se compose lui-même, et avec cela demeurer tout un jour sans boire, ni manger, ni disner, ni souper? cette parole ayant fait ouvrir les aureilles à toute l'assistance, Thales en se jouant répondit, que c'était sagement fait à Epimenides, de ne se vouloir pas travailler à moudre ni à pestrir ses vivres, comme fait Pittacus: Car j'ai moi-même ouï étant en l'Île de Lesbos, une esclave étrangère, qui en tournant la meule chantait, Mouls meule mouls, car aussi bien meult Pittacus le Roi de la grande Mytilene. Et Solon dit, qu'il s'ébahissait d'Ardalus, s'il n'avait pas lu dedans Hesiode la recette du régime de vivre, que gardait ce personnage-là: car c'est celui qui a premièrement baillé les semences de telle nourriture à Epimenides, et qui lui a enseigné de chercher
Le grand profit qu'il y a en la mauve,
Et le grand bien qui est en la guymauve.
Comment estimez-vous, ce dit Periander, que jamais Hesiode ait pensé à cela, et non pas qu'il ait toujours hautement loué l'épargne et la sobrieté, et qu'il ne nous ait pas toujours grandement incités aux plus simples viandes, comme à celles qui étaient les plus plaisantes? car la mauve est bonne à manger, et l'aphrodile douce au goût: et quant à ces choses-là, que les médecins appellent Alima et Adipsa, c'est à dire, ôtants la faim et la soif, j'entends que ce sont médecines, et non pas viandes, et qu'il y entre du miel et du formage barbaresque, et grand nombre de semences qui sont fort aisées à recouvrer: et s'il est vrai que telles drogues aient besoin de si peu d'appareil, comment ne faudrait-il, ainsi que dit Hesiode,
Pendre au foyer timon, soc, et charrue?
Des puissants boeufs les travaux periraient,
Les forts mulets labourer plus n'iraient.
<p 157r> Et m'émerveille de ton hoste Solon, si ayant naguere fait cette grande cérémonie de purification aux Deliens, il ne voit pas comme l'on apportait dedans le temple des enseignes et mémoires de l'ancienne première nourriture des hommes: comme entre autres choses fort communes, et qui naissent d'elles mêmes sans main mettre, la mauve et l'aphrodile, desquelles herbes il est vraisemblable que Hesiode nous présente et recommande la simplicité et utilité. Ce n'est pas pour cela tant seulement, dit adonc Anacharsis, ains pource que l'une et l'autre de ces herbes-là sont louées d'être fort saines entre les autres hortulages. Et Cleodemus, Vous avez raison, dit-il, car Hesiode était entendu en médecine, comme l'on peut connaître parce qu'il écrit, non impertinemment ni négligemment, du régime de vivre: de la façon de tremper le vin, de la bonté de l'eau, de l'usage du baing, et des femmes, du temps qu'il se faut approcher d'elles, comment il faut poser les petits enfants qui viennent de naître: mais à bien juger, Aesope se devrait plutôt et à meilleure raison avouer pour disciple d'Hesiode, que non pas Epimenides: car le propos qu'il fait que le Rossignol tient à l'Esparvier a donné à Aesope le commencement de cette belle et variable sagesse, qui fait parler tant de langues: mais j'entendrais volontiers de Solon, pource qu'il me semble qu'ayant vécu et conversé familierement par longues années avec Epimenides à Athenes, il est vraisemblable que par plusieurs fois il lui a demandé, pour quel accident ou pour quel conseil il avait élu et suivi cette si étroite façon de vivre. Et quel besoin était-il, répondit Solon, de lui demander? car il est tout manifeste, que si le plus grand et le plus souverain bien de l'homme est, n'avoir aucun besoin de nourriture: le second après est, de n'en avoir besoin que de bien peu. Je ne confesserai pas cela quant à moi, ce dit Cleodemus, que le souverain bien de l'homme soit de ne manger point, mêmement quand on est à table: car en ôtant la table, sur laquelle se sert la viande, on ruine l'autel des Dieux, d'amitié et d'hospitalité: et comme Thales dit, que la terre étant ôtée de ce monde, il est forcé qu'il s'en ensuive nécessairement une confusion de toutes choses: aussi pouvons-nous dire, que ôter la table, c'est autant que ruiner la maison totale, car vous ôtés quant et quant le feu, garde domestique, la deité tutelaire de Vesta, l'amiable coutume de boire les uns aux autres en une même coupe, de festoyer ses amis, de recevoir les étrangers, et traiter ses hostes, qui sont les plus douces et plus humaines communications et conversations que les hommes sauraient avoir les uns avec les autres: ou pour mieux dire en somme, toute la douceur de la vie humaine. Et s'il y a occupation ou passetemps quelconque qui comprenne le discours des actions de l'homme, desquelles le besoin de nourriture, et la sollicitude de l'appareiller, en produit et suscite la plus grande partie: Aussi est-ce encore une autre grande pitié, que la destruction et ruine de l'Agriculture, car étant ruinée elle nous rendra et laissera de rechef la terre sans forme, non repurgée ni essartée d'arbres, et de brossailles ne portants point de fruit, et pleine de ravage d'eaux courantes çà et là sans ordre, à faute d'être diligemment cultivée: outre ce qu'elle perd tous les arts et toutes les manufactures qu'elles met toutes en train, et leur donne à toutes fondement et matière: de manière qu'elles reviennent toutes à néant, si une fois la table s'en va ôtée. Aussi vont perissants les honneurs des Dieux, car les hommes ne porteront plus que bien peu d'honneur au Soleil, et encore moins à la Lune, comme de la lumière seulement et de la chaleur: car qui sera celui désormais qui face dresser un autel à Jupiter pluvieux, ou Ceres favorisant le labourage, ou à Neptune protecteur des arbres? qui leur fera plus de sacrifices? comment sera Bacchus donneur de joie, si nous n'avons plus besoin de tout ce qu'il donne? et puis que sacrifierons-nous et qu'offrirons-nous plus aux Dieux? dequoi leur présenterons-nous les primices? Cela <p 157v> emporte quant et soi une subversion et confusion générale de toutes choses. Il est bien vrai que prochasser toute sorte de voluptés, et en toutes sortes, serait une folie, mais aussi les refuir toutes, et en toutes sortes, serait une sottie. L'âme jouira bien d'autres voluptés qui seront plus nobles et meilleures, mais le corps n'en saurait trouver une à jouir, qui soit plus honnête que celle du boire et du manger, dont il se nourrit, ce qu'il n'y a homme qui n'entende, et qui ne confesse: au moyen dequoi, les hommes dressent leurs tables en public à la lumière, pour boire et manger joyeusement ensemble: là où pour jouir du plaisir de Venus, ils mettent au-devant la nuit et toutes les tenebres qu'ils peuvent, estimants que ce soit aussi bestialement et impudemment fait de jouir en public de l'un, comme de non jouir de l'autre. ayant Cleodemus en cet endroit entrerompu son propos, je le suivi, en disant: Ne voulez-vous pas encore ajouter, que nous chassons le dormir quant et la nourriture? et s'il n'y a point de dormir, aussi n'y a-il point de songes, et par conséquent s'en va aussi la plus ancienne sorte d'oracle et de divination que nous ayons: et sera la vie notre toute d'une façon, et par manière de dire, l'âme pour néant sera revètue du corps, vu que le plus grand nombre des parties d'icelui, et des principales, ont été faites et preparées par la nature, pour servir d'instruments à la nourriture, comme la langue, les dents, l'estomach, le foie: car il n'y a rien en la structure du corps humain qui soit ocieux, ne qui soit ordonné à autre usage: tellement que celui qui n'a point besoin de nourriture, il n'a point besoin de corps aussi: qui est autant à dire, comme il n'a point besoin de soi-même, car chacun de nous est composé de corps et d'âme. Voilà ce que nous contribuons quant à nous, pour la défense du ventre: au demeurant si Solon ou quelque autre le veut accuser, nous sommes prests et disposés à l'ouïr. Oui certainement, répondit lors Solon, de peur que nous ne soyons de moindre entendement et jugement que les Aegyptiens, lesquels fendants le corps de l'homme quand il est mort, le montrent au Soleil, et en jettent les boyaux et entrailles dedans la rivière: puis quand il est ainsi nettoyé, ils se mettent à l'embaumer au reste. Car à dire la vérité, ces parties-là interieures sont toute la pollution et inquination de notre chair, et est proprement le vrai enfer de notre corps, comme l'on dit qu'il y a au lieu des damnés tout plein de je ne sais quelles vilaines rivières et vents mêlés ensemble avec du feu et des morts, car nulle creature vivante ne se nourrit d'autre chose qui soit vive: et en tuant les creatures qui ont âmes, ou détruisant les plantes, herbes, et fruits, qui participent aussi de vie, entant qu'elles se nourrissent et qu'elles croissent, nous péchons et faisons mal, parce que tout ce qui est transmué en un autre, perd ce qu'il était auparavant, et se corrompt entièrement de toute sorte de corruption pour devenir nourriture d'un autre: car de s'abstenir seulement de manger chair, comme l'on dit que faisait l'ancien Orpheus, c'est plutôt une subtilité, qu'une entière fuite des péchés que l'on commet en délices et superfluité: mais le moyen de les fuir entièrement, et de s'en tenir de tout point pur et net, se terminant en parfaite justice, c'est avoir tout en soi, et ne désirer rien de dehors. Mais celui que Dieu a fait naître de telle condition, qu'il lui est impossible de conserver son être ni son salut, sans le dommage et la perte d'un autre, à celui-là a il baillé la nature qui le pousse à commettre injustice. Ne serait-ce doncques pas, mon bon ami, une belle chose, que de retrancher avec leur injustice le ventre, l'estomach, le foie, et toutes autres telles parties, lesquelles ne nous donnent sentiment ni appétit de chose quelconque qui soit honnête, et qui ressemblent les unes aux utensiles de cuisine, comme sont couteaux et marmites, les autres à ceux de moulin, ou à un four, ou à un puits, ou à une mect à pestrir? Car certainement il se peut avec vérité dire, que l'âme de plusieurs est cachée et affublée de crainte d'avoir faute dedans leurs corps, comme dedans un moulin, tournant toujours comme à l'entour d'une meule après la poursuite de quelque nourriture, ainsi <p 158r> que nous l'avons naguere vu par expérience en nous-mêmes: car nous ne nous regardions, ni ne nous écoutions pas les uns les autres, ains chacun la tête courbée contre bas servait au besoin de sa nourriture: mais maintenant étant les tables ôtées comme tu vois, ayants chapeaux de fleurs dessus nos têtes, nous prenons plaisir à deviser d'honnêtes propos ensemble, nous jouissons de la compagnie, et passons notre temps à loisir, après que nous sommes arrivés à ce point de n'avoir plus d'appétit, ni de besoin de nourriture. Si doncques nous pouvions toute notre vie demeurer en cet état, sans avoir crainte de disette, et sans savoir que c'est du désir de richesse, n'aurions-nous pas toujours beau loisir de hanter ensemble, et de jouir de la conversation les uns des autres? car il faut que vous sachiez que la convoitise de superfluité est toujours conjointe et suit de près le besoin de la nécessité. Mais Cleodemus est d'avis qu'il est nécessaire que l'on mange, et qu'il y ait de la nourriture, afin que les tables soient où l'on bait les uns aux autres, et sacrifie l'on encore à Ceres, et à sa fille Proserpine. C'est tout autant comme si un autre voulait, que les guerres et les batailles fussent, afin que nous ayons des murailles et fortifications de ville, des arcenaux à bâtir navires, et des armeureries, et que nous façions des sacrifices pour rendre grâces de cent hommes tués, comme l'on dit qu'il y en a un statut en la ville des Messeniens: ou si quelque autre se courrouçait à la santé, disant que ce serait grand' pitié, si pource qu'il n'y aurait plus de malades, aussi n'aurait on plus que faire de lit mol, ni de linceux de lin, et ne sacrifierait on plus à Aesculapius, ni aux Dieux qui divertissent les malheurs: et puis la médecine avec tous ses outils et toutes ses drogues serait jetée en arrière, sans honneur ni credit: car quelle différence y a il entre ceci et cela, vu que l'on prend la nourriture comme une médecine pour guérir la faim? et disent tous ceux qui se nourrissent, qu'ils se pensent et se traitent, appliquants ce remede, non comme plaisir agreable ou désirable, mais nécessaire à la nature. Et pourrait on compter plus de douleurs que de voluptés qui viennent à l'homme de sa nourriture? ou pour mieux dire, la volupté du manger a bien peu de lieu, et dure bien petit de temps au corps de l'homme: mais l'occupation et la fâcherie qu'il y a à l'apprêter, il serait malaisé à nombrer de combien de peines honteuses, et de combien de travaux penibles elle nous remplit. C'est pourquoi je pense qu'Homere regardant à toutes ces vexations là a pris son argument pour prouver, que les Dieux ne mouraient point, parce qu'ils ne mangeaient point.
Ne jamais pain ils ne mangent les Dieux,
ni jamais vin ils ne boivent és Cieux,
Aussi sont-ils sans sang, qui est la cause
Que d'immortels le nom on leur impose.
Comme voulant donner à entendre, que le boire et manger sont non seulement entretènement de la vie, mais aussi cause de la mort: car de là s'amassent les maladies dedans nos corps, qui procèdent non moins d'être trop pleins que d'être trop vides, et bien souvent y a plus d'affaire à consumer et résoudre une viande, que l'on a mis dedans le corps, qu'il n'y avait pas eu à la recouvrer ni à l'amasser. Et tout ainsi comme si les Danaïdes étaient en doute de ce qu'elles feraient, et quelle vie elles meneraient, si elles étaient délivrées de la servitude de tâcher à remplir un tonneau percé: aussi doutons nous, si nous étions venus à ce point de cesser de plus jeter et fourrer dedans cette notre chair insatiable, et qui ne se peut jamais remplir, toutes sortes de viandes, et de la terre et de la mer, que c'est que nous ferions, nous contentants de prochasser toute notre vie les choses nécessaires, à faute de connaître et savoir celles qui sont honnêtes. Tout ainsi doncques comme ceux qui ont été longuement serfs, quand ils viennent à être délivrés de servitude, font à eux-mêmes, et pour eux-mêmes, les mêmes services qu'ils soûlaient faire à leurs maîtres quand ils leur <p 158v> servaient: aussi l'âme maintenant nourrit le corps avec grands labeurs et grandes fâcheries, mais si une fois elle se peut despestrer de ce joug de servage, quand elle se trouvera franche et libre, elle se nourrira elle-même, et regardera à elle-même et à la connaissance de la vérité, sans avoir rien qui plus la détourne ni divertisse. Voilà ce qui fut lors dit, ami Nicarchus, touchant la nourriture. Mais ainsi comme Solon parlait encore, Gorgias le frère de Periander entra, retournant de la ville de Taenarus, où il avait été envoyé à cause de je ne sais quels oracles, pour y porter quelques ofrandes à Neptune, et lui faire sacrifice. Nous le saluasmes tous, et Periander son frère s'approchant de lui le baisa, puis le fit seoir auprès de lui sur le bord du lit, et il lui raconta quelques nouvelles à lui seul. Periander l'écoutait, montrant à son visage qu'il était bien diversement passionné de ce qu'il entendait, et semblait à son visage tantôt qu'il en fut déplaisant, et tantôt qu'il en fut courroucé, aucunefois qu'il n'en pût rien croire, et autrefois qu'il en fut fort émerveillé. Finablement en se riant, il nous dit, Je voudrais bien tout présentement vous dire ce que mon frère me vient de rapporter, mais je fais doute de le vous raconter, pour autant que j'ai quelquefois ouï dire à Thales, «Qu'il fallait raconter les choses vraisemblables, mais les impossibles qu'il les fallait taire du tout.» Bias prenant la parole: «Mais aussi est, dit-il, cette sage parole de Thales, Qu'il ne faut pas croire ses ennemis des choses mêmes qui sont croiables, ni décroir ses amis des choses mêmes qui sont incroiables: et quant à moi je pense qu'il estime ses ennemis les méchants et les fols, et ses amis les bons et les sages.» Je suis doncques d'avis Gorgias, que tu le récites devant toute cette compagnie, ou plutôt que tu le mettes en ce nouveau genre de vers que l'on appelle maintenant Dithyrambes, pour le prononcer à haute voix, ainsi que tu me l'as récité. Gorgias donc commença lors à parler en cette manière: Après que nous eusmes fait notre sacrifice l'espace de trois jours durant, et le dernier y ayant eu une assemblée de fête toute la nuit, avec danses et jeux au long de la marine, la Lune reluisait au plein sur la mer, et ne tirait vent du monde, ains y avait un calme et une bonace grande, sinon que de loin on apercevait un peu de frizeure de la mer qui se fronçait le long de l'escueil, et en approchant amenait un peu d'escume, avec un grand bruit pour la vehemence de la vogue, tellement que toute la multitude émerveillée que ce pouvait être, s'en courut à l'endroit du bord, où il semblait que cela dût arriver, et avant que l'on pût par conjecture deviner que c'était, la vitesse fut telle, que l'on aperçut à l'oeil que c'étaient dauphins, les uns en foule environnants tout à l'entour, les autres guidants la troupe au plus facile endroit et plus doux abbord du rivage: les autres venants après à la queue, comme par honneur: au milieu de toute cette troupe apparoissait au dessus de la mer ne sais quelle masse d'un corps flottant, que l'on ne savait discerner ni deviner que c'était, jusques à ce que se serrants tous ensemble, et arrivants avec un elancement à bord, ils exposèrent sur le rivage un homme vivant et mouvant, et cela fait s'en retournèrent devers le promontoire saultants et culbutants de joie et de fête, comme il semblait, plus qu'auparavant. Ce qu'ayant vu la plupart de cette troupe s'en effroia si fort, qu'ils s'enfuirent à perte d'haleine arrière de la mer, sinon quelque petit nombre qui s'assura d'approcher quant et moi: là où ils reconnurent que c'était Arion le joueur de cithre, qui lui-même disait son nom, et était aisé à reconnaître, d'autant qu'il avait le même accoutrement qu'il soûlait porter quand il jouait en public de sa cithre: si le prit on incontinent, et l'emporta l'on dedans une tente, là où l'on connut qu'il n'avait mal du monde, sinon que pour la roideur et impetuosité dont on l'avait apporté, il semblait être tout las et rompu: et là ouïsmes de lui un propos incroiable à tout le monde, fors à nous qui en avons vu la fin: car Arion nous a raconté qu'ayant de long temps resolu de s'en revenir d'Italie, de tant plus mêmement que Periander lui avait écrit <p 159r> qu'il s'en revint: à la première occasion qui se présenta d'une Carraque Corinthiene qui faisait voile, il monta dessus incontinent, et ne fut pas plutôt élargi en mer, avec un petit vent, qu'il s'aperçut que les mariniers conspiraient entre eux de le tuer, dequoi le pilote même de la navire l'advertit depuis secrètement, qu'ils avaient arrêté de le faire la nuit. Se trouvant doncques ainsi destitué de tout secours, et ne sachant qu'il devait faire, il lui vint une inspiration divine, de parer son corps encore vivant des ornements dont il avait accoutumé de s'accoutrer quand il devait sonner de sa cithre en un théâtre, à fin qu'ils lui servissent d'ornements funeraux à sa mort, et de chanter une lamentation avant son trêpas, pour ne se montrer en cet endroit moins généreux que les cygnes. Parquoi s'étant revètu de tous ses ornaments, et ayant averti les mariniers qu'il lui était pris une envie de chanter un cantique à Apollo Pythien pour le salut de lui, de la navire, et de tous ceux qui étaient dedans, se dressant en pieds sur la pouppe le long du bord de la navire, et ayant premièrement sonné quelque invocation des Dieux marins, il chanta le cantique: et comme il fut presque au milieu, le Soleil se coucha dedans la mer, et incontinent se commença à découvrir le Peloponese. Adonc les mariniers n'ayants pas la patience d'attendre la nuit toute noire, vindrent à lui pour le tuer: lui voyant les espées nues, et le pilote qui se couvrait la face pour n'en rien voir, se lancea et jeta le plus loin qu'il peut de la navire: mais avant que tout son corps plongeât dedans la mer, les dauphins accoururent que le soublevèrent, plein de frayeur et de perturbation d'esprit: de manière qu'il ne savait que c'était du commencement, mais peu à peu sentant qu'il était porté bien à son aise, et voyant une grande flotte de ces dauphins qui l'environnaient amiablement, et succedaient les uns après les autres à cette charge de le porter, comme étant un service auquel ils étaient nécessairement obligés, et qui appartenait à tous: et davantage voyant que la Carraque étant demeurée bien loin derrière, lui donnait argument de juger qu'il allait fort légèrement, il n'eut, ce dit-il, pas tant ni de crainte de mourir, ni d'envie de vivre, comme d'ambition de pouvoir arriver à port de salut, afin que le monde connût qu'il était en la grâce des Dieux, et que lui en prît une certaine créance et ferme fiance en eux, voyant le ciel tout plein d'étoiles, et la Lune se levant pure et nette avec une grande clarté, toute la mer à l'entour de lui platte et calme, sinon que leur cours y tracait comme une routte et un sentier, il pensa en lui-même, que la justice n'avait pas un oeil tant seulement, ains qu'avec autant d'yeux, comme il y avait d'étoiles au ciel, Dieu regardait à l'environ tout ce qui se faisait tant en la terre qu'en la mer: lesquelles cogitations, dit-il lui renforçaient et soutenaient le corps, qui autrement se laissait jà aller au travail et à la lassitude: et finablement, quand ils vindrent à rencontrer le grand promontoire de Taenare haut et droit, se donnant bien dextrement garde d'y heurter, ains tournants tout doucement et nageants terre à terre au long de la côté, comme s'ils eussent voulu conduire une barque entière à sauveté, en port de sault, il s'aperçut bien évidemment que tout ce port avait été fait par la conduitte de la providence divine. Après qu'Arion nous eut fait tout ce discours, ce dit Gorgias, je lui demanday là où il pensait que la navire devait arriver: Je pense, répondit-il, qu'en toute sorte elle arrivera à Corinthe, mais qu'elle était encore beaucoup derrière: car s'étant jeté dedans la mer au Soleil couchant, à son avis, il n'avait pas fait depuis sur le dos des dauphins moins de chemin que de trente lieues, et que depuis il y avait eu toujours grande calme en la mer. Ce-néanmoins Gorgias dit, que s'étant diligemment enquis du patron de la navire, comment il avait nom, et le pilote aussi, quelle enseigne portait la navire, il avait envoyé par tout des batteaux, et des soudards en tous les endroits où elle pouvait aborder, et qu'il avait cependant amené quant et lui Arion caché, de peur que si les mariniers étaient premier advertis qu'il eût été sauvé, <p 159v> ils ne s'enfuissent çà et là, de manière qu'on ne les pût plus recouvrer: et qu'à la vérité tout cet evenement était un vrai miracle de Dieu, pource qu'il n'était pas plutôt arrivé là, qu'il avait entendu que la navire était entre les mains des soudards, et les mariniers et passagers qui étaient dedans, tous pris prisonniers. Periander adonc lui commanda qu'il se levât incontinent, et qu'il les allât faire mettre tous en bonne et sûre prison, où personne n'allât parler à eux, ni leur déclarer qu'Arion fut sauvé. Aesope adonc se prit à dire, Et puis vous-vous moquez de mes geais et de mes corbeaux qui parlent, et vous voyez que les dauphins font de si grandes prouesses. Nous en contons un autre (dis-je) semblable, Aesope, et y a plus de mille ans, dés le temps d'Ino et d'Athamas que ce conte-là est écrit et passé en chose jugée et certaine. Solon adonc prenant la parole: Or quant à cela, dit-il, il approche des Dieux, et surpasse notre puissance, mais l'accident qui advint à Hesiode est humain, et non point trop éloigné de nous, car je crois que vous en avez ouï faire le récit. Non pas moi, répondit-il. Si est-il bien digne d'être entendu, poursuivit Solon. C'est qu'un certain Milesien, avec lequel il logeait, beuvait, et mangeait ordinairement, en la ville de Locres, entretenait secrètement la fille de leur hoste, et ayant été surpris sur le fait avec elle, Hesiode fut soupçonné d'avoir bien su la forfaiture dés le commencement, et d'avoir aydé à la couvrir, sans que toutefois il en fut coulpable en sorte du monde, ains lui en savait-on mauvais gré, et l'en calomniait-on à grand tort, tant que les frères de la fille lui ayant dressé embûche auprès de Nemée en Locride, le tuèrent, et quant et lui son serviteur, qui avait nom Troïlus: les corps furent lancez dedans la mer, et celui de Troïlus jeté dedans la rivière de Daphnus, qui le porta dehors sa bouche, où il rencontra un rocher battu des ondes, lequel apparoissait un bien petit au dessus de la mer, et l'arrêta, dont jusques aujourd'hui le rocher en est appelé Troïlus: mais celui de Hesiode, au partir de là fut recueilli par une flotte de dauphins, qui le portèrent jusques au chef de Rhion, près la ville de Molycrie. Or était-ce au temps justement que les Locriens faisaient leur solennel sacrifice, qu'ils appellent Rhia, lequel ils observent encore jusques aujourd'hui fort magnifiquement, et y avait une fort grande assemblée en cet endrait-là: quand ils aperçurent le corps qui abordait, s'en émerveillants grandement, comme l'on peut penser, ils accoururent sur le rivage, et le reconnaissans, pource qu'il était tout freschement tué, ils n'eurent rien en plus grande recommandation que d'envoyer incontinent par tout enquérir de ce meurdre, pour le grand renom, du poète Hesiode, et firent si prompte diligence qu'ils trouvèrent ceux qui en étaient les meurdriers, lesquels ils jetèrent tous vivants au fond de la mer, et rasèrent leurs maisons, et fut le corps de Hesiode enterré auprès du temple de Nemée, et n'y a guères d'étrangers qui sachent où est cette sepulture, ains leur est celé, à cause des Orchomeniens, comme l'on dit, lesquels par ordonnance de quelques oracles le cherchaient pour l'enlever et l'inhumer en leur pays. Si doncques les Daulphins sont ainsi amoureusement affectionnés envers les morts, il est bien à croire qu'ils le sont encore davantage envers les vivans, et qu'ils cherchent à leur faire tout secours, mêmement quand ils y sont attirés par le son des flûtes et d'autre harmonie: car il n'y a celui qui ne sache maintenant cela, que ces animaux-là prennent plaisir à ouïr chanter, et suivent et nagent au long des vaisseaux où ils entendent de la musique, et où l'on vogue au son des flûtes, ou d'autre chant, quand le temps est doux, tant ils s'en délectent. Aussi prennent-ils plaisir à voir nager les petits enfants, et jouent à plonger avec eux: et pourtant y a-il une ordonnance non écrite, de franchise et immunité qu'ils ont par tout: car nul ne les prend, ni ne leur fait déplaisir, sinon que quelquefois quand on les trouve pris dedans les rets, où ils mangent les autres poissons, on les bat, comme l'on ferait des enfants qui auraient failli. Et me <p 160r> souvient avoir ouï raconter bien à certes, aux habitants de Lesbos, qu'en leur pays il y eut jadis une pucelle sauvée par un dauphin, du péril d'être noyée en la mer: mais pource que Pittacus le doit mieux savoir, il serait bien raisonnable que lui-même nous en fît le conte. Parquoi Pittacus commença à dire: C'est un propos qui est assez notoire, et célébré de plusieurs: car ayant été donné un oracle aux fondateurs qui premier peuplèrent l'Île de Lesbos, que quand en cinglant par la mer ils seraient arrivés à un escueil, qui s'appellerait Mesogaeon, que lors ils jettassent dedans la mer un taureau pour Neptune, et pour Amphitrite et les Nymphes Nereïdes, une pucelle toute vive. Or y ayant sept conducteurs et Rois de la troupe qui devait là habiter, et pour le huitième Echelaus encore à marier, expressément nommé par l'oracle d'Apollo: les autres sept, qui avaient des filles à marier, tirèrent entre eux au sort, lequel tomba sur la fille de Smintheus. Si l'accoutrèrent richement de belles robes, et de joyaux d'or: et quand ils furent au lieu designé, après avoir fait leurs prières et oraisons, ainsi qu'ils étaient prests à la jeter, il y eut un jeune homme de ceux de la navire, homme de gentile coeur, comme il apparut, nommé Enalus, lequel étant amoureux de la fille, prit soudainement une resolution de la secourir à ce besoin, encore qu'il veît bien qu'il était impossible, et l'ambrassant étroitement se laissa jeter quant et elle dedans la mer. Or sur l'heure même il courut un bruit, qui n'avait pas grand fondement, mais néanmoins qui fut cru de beaucoup de gens parmi l'armée, qu'ils avaient été portés et sauvés: mais depuis on dit, que le dit Enalus fut vu en l'Île des Lesbos, lequel dit qu'ils avaient été portés sur le dos des dauphins à sauveté jusques en terre ferme. Nous pourrions bien réciter d'autres contes encore plus merveilleux, pour ravir en admiration, et entretenir un populaire: mais il serait difficile de les prouver: comme, qu'il se leva une grande et haute vague en l'air, ne plus ne moins qu'un rocher à l'entour de l'île: tellement qu'il n'y eut homme qui en osât approcher, sinon lui seul qui alla vera la mer, et qu'une grande troupe de poulpes le suivirent jusques au temple de Neptune, là où l'un de ces poulpes apporta une pierre, que Enalus prit, et la dedia en mémoire de ce miracle dedans le temple: d'où vient qu'encore l'appellons nous jusques aujourd'hui Enalus: Mais en somme, dit-il, si l'on entendait bien la différence qu'il y a entre l'impossible et l'inusité, ou hors du commun usage, et entre ce qui est contre l'ordre du cours de nature, et contre la commune opinion des hommes, en ne croyant pas temerairement, ni aussi ne décroyant pas facilement, on observerait de bout en bout ta règle de Rien trop, Seigneur Chilon, ainsi comme tu l'as commandée. Après lui, Anacharsis parla disant, Qu'il ne se fallait pas émerveiller, si les plus belles et plus grandes choses du monde se faisaient par la volonté et providence de Dieu: attendu que selon la bonne et sage opinion de Thales, en toutes les plus grandes et principales parties du monde, il y a une âme: car l'organe et outil de l'âme c'est le corps, et l'âme est l'outil de Dieu: et comme le corps a de soi plusieurs mouvements, et la plupart, mêmement les plus nobles, il les a de l'âme: aussi l'âme fait ne plus ne moins aucunes de ses operations, étant meue d'elle-même, és autres elle se laisse manier, dresser et tourner à Dieu, comme il lui plaît, étant le plus bel organe, et le plus adroit outil qui saurait être: car ce serait chose étrange que le vent, l'eau, les nuées et les pluies fussent instruments de Dieu, avec lesquels il nourrit et entretient plusieurs creatures, et en perd aussi et défait plusieurs autres, et qu'il ne se servît nullement des animaux à faire pas une de ses oeuvres: ains est beaucoup plus vraisemblable, attendu qu'ils dependent totalement de la puissance de Dieu, qu'ils servent à tous les mouvements, et secondent toutes les volontez de Dieu, plutôt que les arcs ne s'accommodent aux Scythes, les lyres aux Grecs, ne les hautbois. Après ces propos, le poète Chersias fit mention de plusieurs autres qui avaient été <p 160v> respitez de mort contre toute espérance, et entre autres de Cypselus père de Periander, pour lequel tuer lors qu'il ne faisait que naître, aucuns meurdriers ayants été envoyés, le rencontrèrent, et s'en détournèrent par pitié, et depuis s'en étant repentis, retournèrent pour le chercher, et ne le trouvèrent plus, pource que sa mère l'avait caché dedans un coffre: en mémoire dequoi Cypselus depuis fit bâtir une salle dedans le temple d'Apollo en Delphes, comme ayant ce Dieu miraculeusement empêché, que lors il ne criast, de peur qu'il ne fut trouvé. Et lors Pittacus adressant sa parole à Periander, se prit à dire, Chersias m'a fait grand plaisir de mentionner cette salle: car j'ai eu plusieurs fois envie de te demander que veulent dire tant de grenouilles qui y sont gravées à l'entour du pied du palmier, et qu'elles ont à faire ou avec le Dieu, ou avec celui qui a fait bâtir et dedié la salle. Periander lui répondit en riant, qu'il le demandât à Chersias. «Je n'en dirai rien, répondit-il, s'ils ne me disent premier que signifie, Rien trop, et Connais toi-même: et cet autre mot qui a fait demeurer plusieurs sans marier, et plusieurs défians, et quelques-uns même muets, Qui répond paye.» Et quel besoin est-il, dit Pittacus, que nous l'exposions, vu que tu loues des fables qu'Aesope a composées, qui déclarent la substance de chacune de ces sentences? C'est quand Chersias se veut jouer avec moi, qu'il dit cela, répondit Aesope: mais quand il parle à bon esciant, il dit, qu'Homere en a été le premier autheur, alléguant que Hector se connaissait soi-même: car allant chercher et assaillir tous les autres capitaines Grecs,
Il refuyait le fils de Telamon:
et dit aussi qu'Ulysses approuvait et louait cette sentence, Rien trop, quand il admonestait Diomedes, en disant,
Diomedes par trop haut ne me prise,
ni trop aussi ne me blâme et déprise.
Quant à la caution ou réponse, les autres tiennent qu'il la diffame et dissuade fort au lieu où il dit,
C'est bien un cas souvent calamiteux
Que de pléger des hommes souffreteux.
Et ce poète ici Chersias dit, que la fée Até, c'est à dire peste, ou malheur, fut par Jupiter jetée du ciel en terre, pour autant qu'elle s'était trouvée présente à la caution et réponse qu'il avait faite de la naissance d'Hercules, où il avait été trompé. Puis qu'ainsi est, dit adonc Solon, je suis doncques d'avis, que nous ajoutions foi au très sage Homere,
La nuit nous est jà venue surprendre,
Obeïssance il vaudra mieux lui rendre.
Ainsi après que nous aurons rendu grâces, en leur offrant du vin, aux Muses, à Neptune, et Amphitrite, mettons fin, si bon vous semble, à l'assemblée de ce festin. Voilà, ami Nicarchus, quelle fut lors la fin de cette assemblée.<p 161r>

XXXI. Instruction pour ceux qui manient AFFAIRES D'ÉTAT
S'IL y a propos au monde, auquel on puisse proprement appliquer ces vers du poète Homere,
Il n'y aura entre tous les Grecs âme
Qui ton parler contredie, ni blâme
Certainement, mais cela n'est pas tout,
Car tu n'es pas allé jusques au bout:
véritablement, Seigneur Menemachus, c'est à l'endroit des Philosophes qui exhortent assés, et disent qu'il se faut entremettre des affaires publiques, mais ils n'enseignent pas comment, ni n'en donnent pas les preceptes et avertissements: et me semble qu'ils font tout ainsi que ceux qui mouchent bien les lampes, mais il ne versent point d'huile dedans. Voyant doncques que tu as avec bien bonne raison délibéré de te mêler des affaires de ton pays, et que tu désires, ainsi qu'il appartient à la noblesse du lieu dont tu es issu,
savoir bien dire et encore mieux faire,
et que tu n'as pas l'âge d'avoir peu contempler à découvert la vie d'un homme sage, comme serait un vrai philosophe, en matière de gouvernement, et considérer ses deportements en affaires d'état, ni d'avoir été spectateur de ses beaux exemples mis en oeuvre par effet, et non pas en discours seulement: à raison de quoi tu me requiers de te donner des preceptes et advertissemens, pour savoir comment tu t'y dois gouverner: il m'a semblé que je ne pouvais honnêtement esconduire ta requète, et désire que ce que je t'en ai recueilli, réponde dignement et au zele de ton intention, et à la bonté de mon affection. j'ai accompagné les preceptes de plusieurs beaux exemples, ainsi que tu m'avais mandé. «EN premier lieu doncques je dis, qu'il faut que tout homme qui vient à s'entremettre du gouvernement de la Chose publique, y apporte pour un assure et certain fondement, la bonne intention meue de raison et de jugement, non point de passion, ni de cupidité de vaine gloire, ni de jalousie d'un autre et d'émulation, ni de faute d'autre occupation.» Car ainsi comme il y en a qui demeurent le plus du temps sur la place, encore qu'ils n'y aient que faire, pource qu'ils n'ont rien de bon en leur maison: aussi y en a-il qui se jettent aux affaires publiques, d'autant qu'ils n'ont que faire chez eux, prenants les affaires publiques pour autant d'amusement et de passetemps. Il y en a d'autres qui s'y étant jetés par cas d'aventure, et s'en étant bientôt saoulés, ne s'en peuvent plus, au moins pas facilement, retirer, ressemblants proprement à ceux qui montent dessus quelque vaisseau en mer, seulement pour se branler, et puis sont emportés par le vent en haute mer: alors commençant la tête à leur tourner, et leur estomach à se renverser sans-dessus-dessous, ils regardent vers la terre au dehors, mais toutefois ils sont contraints de demeurer dedans, et s'accommoder à ce qui se présente,
Les beaux amours leur sont passés
D'aller sur les bancs tapissez
De quelque fregatte légère,
Par une bonace bien clere,
Plaisamment sillonner le dos
De la mer aux terribles flots:
ce sont ceux-là qui autant, ou plus que nuls autres, décrient le fait, d'autant qu'ils se repentent et se courroucent de ce qu'ils s'y sont mis, mêmement quand au lieu d'une gloire qu'ils s'étaient promise, ils se trouvent tombés en infamie, au lieu qu'ils <p 161v> s'attendaient d'être formidables aux autres, par le moyen de leur credit et authorité, ils se treuvent embrouillez eux-mêmes en affaires pleins de troubles et de dangers. Mais celui qui y sera venu, et aura commencé par vrai jugement de raison, comme à une très honnête vacation de soi-même, et très convenable à son état et à sa qualité: celui-là ne s'étonnera point de tous ces accidents-là, ni changera point de resolution: car il ne faut pas venir au gouvernement de la Chose publique, en intention d'y trafiquer, ni d'y faire bien ses besognes, ainsi comme jadis à Athenes un Stratocles et un Democlides se conviaient l'un l'autre d'aller à leur moisson d'or, appellants ainsi par manière de moquerie, la chaire et tribune aux harangues, de sur laquelle ils preschaient le peuple, ni par saisissement d'une soudain passion violente, ainsi comme fit jadis Caius Gracchus, lequel sur l'heure que l'inconvénient de la mort de son frère était encore tout chaud, se retira en une vie solitaire et privée, bien loin de tout maniement d'affaires, et depuis s'étant tout soudain allumé de colère pour les outrageuses et injurieuses paroles, que quelqu'un lui dit, il s'en alla par despit jeter au gouvernement des affaires, dont il fut tantôt saoul, et son ambition rassasiée: mais alors qu'il eût bien voulu s'en départir et se reposer, il ne peut trouver moyen de quitter son authorité et sa puissance, tant elle était grande, et fut tué avant que de le pouvoir faire: mais ceux qui se composent comme pour aller jouer quelque jeu sur un échafaud, ou à une contention de jalousie contre quelques autres, ou à une convoitise de vaine gloire, il est forcé que ceux-là se repentent de s'y être mis, quand ils vaient qu'il faut qu'ils servent à ceux à qui ils se pensaient être dignes de commander, ou qu'ils déplaisent à ceux à qui ils devraient complaire. Ne plus ne moins que ceux qui tombent par inconvénient dedans un puis, avant que l'avoir prevu, il est forcé qu'ils se treuvent bien étonnés et fâchez quand ils se voyent au fond, mais ceux qui de propos délibéré, et après y avoir bien pensé, y devallent, ceux-là s'y portent modereement en repos d'esprit, sans se fâcher ni courroucer de rien, comme ceux qui dés leur entrée se sont proposés le devoir seulement, et non autre chose, pour leur but: ainsi après que l'on a bien fondé son intention en soi-même, et que l'on l'a tellement assurée et affermie qu'il est mal aisé de la faire plus varier ni branler, alors il se faut mettre à diligemment considérer et connaître le naturel des citoyens, à qui l'on a affaire: au moins ce qui étant composé et mêlé de tous en apparait le plus, et a plus de force entre eux. Car de vouloir entreprendre de changer du premier coup ou de réformer à sa mode la nature de tout un peuple, il n'est ni facile ni seur: parce qu'il y faut un long temps et une grande authorité et puissance: mais il faut faire ainsi que fait le vin en notre corps, lequel au commencement est vaincu et maîtrisé par le naturel de celui qui le boit: mais puis après l'échauffant petit à petit, et se mêlant dedans ses veines, il vient à le transmuer et transformer en soi-même. Aussi faut-il que le sage gouverneur, jusques à ce qu'il ait acquis par fiance que l'on aura en lui, et par bonne réputation, tant d'authorité envers le peuple, qu'il le puisse mener à son plaisir, s'accommode à ses moeurs, tels qu'il les rencontrera, et en face conjecture et jugement, en considérant à quoi il prend plaisir, et dequoi il se délecte: comme, pour exemple, le peuple d'Athenes est aisé à mettre en colère, et prompt aussi à tourner à misericorde, voulant plutôt soupçonner et deviner promptement, que d'avoir patience d'être informé, et enseigné à loisir longuement: et comme il est plus enclin à vouloir secourir les hommes bas et de petite condition, aussi aime-il plus et treuve meilleurs les propos joyeux, et dits par manière de jeu et de risée, prend fort grand plaisir à ouïr ceux qui le louent, et ne s'offense pas beaucoup de ceux qui se moquent de lui: il est formidable jusques à ses magistrats mêmes, et toutefois humain jusques à pardonner, voire aux ennemis. Le naturel du peuple de Carthage tout au contraire, âpre, severe, <p 162r> et vindicatif, soupple à ses supérieurs, rude et impérieux à ses sujets, très couard en sa peur, très cruel en son courroux, ferme en ce qu'il a une fois arrêté, dur à émouvoir à jeu, et à adoucir d'aucune gaieté: vous n'eussiez eu garde de voir qu'à la prière d'un Cleon, qui leur eût dit publiquement, qu'il avait sacrifié aux Dieux, et qu'il devait festoyer quelques-uns de ses amis étrangers qui l'étaient venus voir, ils se fussent levez du conseil, et eussent remis l'assemblée à un autre jour, en riant et battant des mains en signe de réjouissance: ni qu'étant échappée une caille à Alcibiades de dessous sa robe, ainsi qu'il haranguait, ils se fussent mis à courir après pour la reprendre, et qu'ils la lui eussent rebaillée, plutôt l'eussent-ils tué lui-même sur la place, comme les mêprisant en cela, et se moquant d'eux, attendu qu'ils chassèrent en exil le capitaine Hanno, pource qu'il faisait porter à un lion, comme à un sommier, partie de ses hardes à la guerre, disants que cela sentait son homme qui brassait quelque tyrannie. Et ne m'est pas avis que celui de Thebes se fut jamais contenu d'ouvrir des lettres de son ennemi, si elles fussent tombées en ses mains, comme firent les Atheniens, lesquels ayants surpris des courriers du Roi Philippe, ne voulurent oncques souffrir qu'on ouvrît une missive qui était suscripte, à la Roine Olympiade sa femme, ne découvrir le secret des amours d'un mari absent écrivant à sa femme: ni celui d'Athenes aussi, à l'opposite n'eût pas à mon jugement supporté patiemment la hautesse de coeur, et le mêpris d'Epaminondas, qui ne voulut oncques répondre à l'imputation qui fut proposée devant le peuple de Thebes à l'encontre de lui, ains se leva du Theatre auquel était assemblé le peuple, et passant à travers s'en alla au parc des exercices: et s'en eût aussi beaucoup fallu, que les Lacedaemoniens eussent enduré l'insolence et la moquerie d'un Stratocles, lequel ayant persuadé aux Atheniens qu'ils sacrifiassent aux Dieux, pour leur rendre grâces de la victoire, comme s'ils eussent vaincu: et puis après étant la nouvelle certaine venue de la défaite qu'ils avaient reçue, comme ils s'en courrouçassent à lui, il leur demanda: Hé bien, quel tort vous ai-je fait, si je vous aitenu bien aises en fête l'espace de trois jours durant? Or les flatteurs és courts des Princes font comme les oiseleurs qui prennent les oiseaux à la pippée, en contrefaisant leurs voix, aussi pour s'insinuer en la bonne grâce des Rois, il se rendent semblables à eux, les attrapants par cette tromperie: mais à un bon gouverneur d'état populaire il n'est pas convenable d'imiter ni contrefaire les moeurs ne le naturel de son peuple, mais de les connaître, et user envers un chacun des particuliers, des moyens par lesquels il sait qu'il se peut prendre et gagner: car la faute d'avoir bien connu et su manier les hommes selon leurs humeurs, apporte et cause des rebuts et des reculements, aussi bien és gouverneurs populaires, comme il fait aux mignons des Rois. Mais après que l'on a acquis authorité et foi grande envers le peuple, c'est alors que l'on doit tâcher à réformer son naturel s'il est vicieux, et le retirer petit à petit, et ramener tout doucement à ce qui est meilleur: car c'est chose bien laborieuse, et bien difficile de changer toute une commune, mais pour y parvenir il faut que tu commences à toi-même le premier, en réformant ce qu'il y a de desreglé en ta vie, et en tes moeurs, sachant que tu as à vivre désormais, comme en un Theatre ouvert où tu es vu de tous côtés. Et si d'aventure il est malaisé de retirer ton âme de toutes sortes de vices entièrement, au moins en ôteras et retrancheras tu ceux qui sont les plus apparents, et qui plus se présentent au dehors: car tu oïs comme Themistocles, quand il se voulut adonner au maniement des affaires, se retira des compagnies où l'on ne faisait que boire, danser, jouer et faire grand' chère, et comme en veillant, jeusnant, et étudiant, il disait à ses familiers, que la victoire et le trophée de Miltiades ne le laissaient pas reposer. Pericles au cas pareil changea ses façons de faire, en sa manière de vivre, et en sa personne, quant à marcher gravement, et <p 162v> parler posément, à montrer toujours un visage pensif, à contenir ses mains au dedans de sa robe, sans jamais les montrer dehors, à n'aller jamais par la ville ailleurs qu'au conseil, et à la tribune aux harangues: car ce n'est pas chose aisée à manier qu'une tourbe de populaire, ne qui se laisse prendre à toute personne d'une prise salutaire, et gagne l'on beaucoup si l'on peut tant faire, que comme une bête ombrageuse et soupçonneuse, il ne s'effarouche et ne s'effroie point de chose qu'il oye, ne qu'il voie, tant qu'on le puisse manier et gouverner. Pourtant ne faut-il pas mettre cela en nonchaloir, ni avoir peu de soin de ses moeurs, et de sa vie, en s'étudiant de faire autant qu'il est possible, qu'elles soient sans blâme et sans reproche: pource que ceux qui prennent en main le gouvernement des affaires publiques, ne sont pas sujets à rendre compte et raison de ce qu'ils disent, et de ce qu'ils font en public seulement, ains recherche l'on curieusement jusques à leurs lits, leurs mariages, et à tout ce qu'ils font en leur privé, soit en jeu, soit en bon esciant. Car que dirons nous d'Alcibiades, lequel étant homme d'execution, autant ou plus que nul autre capitaine de son temps, et s'étant toujours maintenu invincible, quant à lui, en ce qu'il mania du public, finit néanmoins ses jours malheureusement, pour la dissolution et le débordement de sa vie domestique: de manière qu'il frustra son pais du fruit de ses autres bonnes qualités, et par son intempérance, et sa somptueuse superfluité de dépense. ceux d'Athenes reprenaient en Cimon, qu'il aimait le vin: et les Romains ne trouvants autre chose à redire en Scipion, le blâmaient de trop dormir: et les malveillants de Pompeius, ayants remarqué qu'il grattait quelquefois sa tête d'un doigt, lui reprochaient, et tournaient à injure cela. Car tout ainsi comme une lentille, un seing, une verrue en la face de l'homme font plus d'ennui, que ne feraient une balafre, ou une cicatrice, ou une mutilation en tout le reste du corps: aussi les fautes petites et légères de soi, apparoissent grandes és vies des Princes, et de ceux qui ont le gouvernement de la Chose publique entre leurs mains, pour l'opinion imprimée en l'entendement des hommes, touchant l'état de ceux qui gouvernent, et qui sont en magistrat, estimants que c'est chose grande, et qui doit être pure et nette de toutes fautes, et de toutes imperfections. Pourtant à bon droit fut grandement loué Livius Drusus Senateur Romain, de ce qu'il répondit à quelques ouvriers, qui lui promettaient de faire en sorte, s'il voulait, que ses voisins qui découvraient et voyaient en plusieurs endroits de sa maison, n'auraient plus nullement de vue sur lui, et ne lui coûterait que trois mille écus seulement: mais je vous en donnerai six mille, dit-il, et faites en sortes que l'on voie dedans ma maison de tous côtés, afin que tous ceux de la ville voyent et sachent comment je vis: car c'était un personnage grave, honnête et sage: mais à l'aventure n'était-il jà besoin que l'on lui rendît sa maison vue de tous côtés, pource que le peuple pénétre jusques à voir au fond des moeurs, des conseils, des actions, et vies que l'on pense être plus cachées et couvertes de ceux qui gouvernent, non moins par ce à quoi ils s'adonnent en privé, qu'à ce qu'ils leur voyent faire et dire en public, en aimant les uns, et les estimants pour cela, et en haïssant et mêprisant les autres. Et quoi, me dira quelqu'un, les citées ne se servent elles pas quelquefois de gouverneurs, qu'elles savent être dissolus et désordonnés en leur manière de vivre? Je crois bien: mais c'est comme nous voyons que les femmes qui enchargent, et sont enceintes, appetent bien souvent à manger des pierres, et ceux à qui le coeur fait mal sur la mer demandent des saleures, et autres telles mauvaises viandes: mais un peu après que le mal leur est passé, ils les rejettent et les ont en horreur: aussi les peuples quelquefois par une insolence et un plaisir désordonné, ou à faute de meilleurs gouverneurs, se servent des premiers venus, combien qu'ils les mêprisent et abominent: et puis après ils sont bien aises quand ils oyent tenir d'eux de tels propos, que le poète comique Platon en une siene comoedie fait dire au peuple même,<p 163r>
Prends moi la main, prends la moi vitement,
Car j'élirai capitaine autrement
Aegyrius.
et puis en un autre passage il demande le bassin, et une plume pour mettre en sa gorge, et se provoquer à vomir,
Devant moi j'ai la tribune eminente
Des harangueurs, Mantile se présent. Et puis après,
Il entretient une puante tête,
Voire, je dis, infâme et déshonnête.
Et le peuple Romain, comme Carbon lui promît quelque chose, en l'assurant par un grand serment, avec une execration et malediction s'il n'était ainsi, tout d'une voix jura hautement à l'encontre, qu'il n'en croiait rien. Et en Lacedaemone, comme un méchant homme dissolu, nommé Demosthenes, eût proposé un avis et conseil, qui était fort à propos, et utile pour la matière dont il était question, le peuple le rejeta: et les Ephores ayants choisy un des plus honorables Senateurs du conseil, lui commandèrent de proposer le même avis, ne plus ne moins que s'ils l'eussent ôté d'un vaisseau sale et ord, et remué en un autre pur et net, pour le rendre agreable à leur commune: tant a d'efficace pour gouverner un état, la foi et l'assurance de la preud'hommie d'un personnage, et conséquemment aussi, tant a de force le contraire. Ce n'est pas pourtant à dire, qu'il faille négliger la grâce et science de bien dire, en faisant son total fondement de la vertu, mais estimer que l'éloquence n'est pas celle qui persuade seule, ains qu'elle y aide et coopere, en rhabillant le dire du poète Menander,
Les bonnes moeurs de celui qui harangue,
Croire le font, non pas sa belle langue.
Car ce sont les bonnes moeurs et la parole ensemble: si d'aventure nous ne voulions dire, que c'est le timonier qui gouverne la navire, et non pas le timon, et que c'est le chevaucheur qui tourne le cheval, et non pas la bride: aussi que la science de gouverner une Chose publique use des moeurs, et non pas d'éloquence, comme d'un timon, ou d'une bride, pour manier et régir toute une ville, qui est, ainsi que dit Platon, l'animal le plus aisé à tourner qui soit point, pourvu qu'il soit conduit et mené en manière de dire par la pouppe: car vu que les grands Rois enfants de Jupiter, ainsi comme Homere les appelle, enflaient encore leur magnificence avec des grandes robes de pourpre, avec des sceptres en leurs mains, avec des gardes et satellites, dont ils étaient environnés, avec des oracles des Dieux en leur faveur, assubjetissants à eux par cette vénérable apparence exterieure, la commune, en leur imprimant opinion qu'ils était quelque chose plus que hommes: et néanmoins voulaient encore apprendre à disertement parler, et ne mettaient point en nonchaloir d'acquérir la grâce de bien dire,
Et haranguer, pour être plus parfaits
A soutenir de la guerre le faix:
et ne se recommandaient pas seulement à Jupiter conseiller, ni à Mars sanglant, ou à Minerve guerrière, ains reclamaient aussi la Muse Calliopé,
Qui suit les Rois, et les rend vénérables:
adoucissant par grâce persuasive, et appaisant la violence et la fierté des peuples: vu, dis-je, que les grands Princes se servent de tant d'aides et de subsides, serait-il bien possible qu'un homme privé, avec une simple cappette et une apparence populaire, entreprenant de manier toute une cité à sa guise, en pût venir à bout, et dompter tout un peuple, s'il n'avait l'éloquence qui lui aidât à ce faire pour les persuader et amener à sa dévotion? quant à moi, je crois que non. Or les patrons des galeres <p 163v> et des navires, ont d'autres officiers dessous eux, comme les Comites, qui font par toute la navire entendre leurs commandements: mais le bon gouverneur d'état doit avoir dedans soi-même l'entendement qui manie le timon, et puis la parole qui fait entendre sa volonté, à fin qu'il n'ait point affaire à tout propos de la voix d'un autre, et à fin qu'il ne soit contraint de dire comme faisait Iphicrates quand il se trouvait rabroué par l'éloquence d'Aristophon, «Le joueur de mes adversaires est bien meilleur que le mien, mais mon jeu vaut beaucoup mieux que le leur:» et qu'il ne lui faille souvent usurper ces vers d'Euripide,
Que plût à Dieu que l'humaine semence
Fût sans parole et sans point d'éloquence. Et ces autres,
O Dieux que n'ont les affaires du monde,
Voix pour parler, afin que la faconde
Des harangueurs ne servît plus de rien.
Car ces propos-là se pourraient à l'aventure concéder à un Alcamenes, ou un Nesiotes, ou un Ictinus, et à telle manière de gens vivants de leurs bras, et gagnants leur vie à la sueur de leur corps, qui n'ont point d'espérance de jamais attaindre à cette perfection de bien dire: comme l'on écrit de deux architects et maçons que l'on voulait éprouver à Athenes, pour savoir lequel des deux serait mieux à propos pour entreprendre une grande fabrique et edifice publique: l'un, qui était affetté et savait bien dire sa raison, récita une harangue qu'il avait preméditée touchant celle fabrique, si bien qu'il émeut tout l'assistance du peuple: et l'autre qui entendait bien mieux l'architecture, et ne savait pas si bien haranguer, se présentant au peuple ne fit que dire, «Seigneurs Atheniens, ce que cettui-ci a dit, je le feray.» Et quant à ceux là, ils ne reconnaissent que Minerve artisane et ouvrière, comme dit Sophocles,
Qui dessus l'enclume massive
Forment à grands coups de marteaux
Une masse sans âme vive
Obeïssante à leurs travaux.
Mais celui qui est ministre et prêtre de la Minerve Poliade, c'est à dire gardiene des villes, et de Justice conseillere,
Qui aux conseils des hommes presidente,
Ou à les rompre ou assembler regente:
celui-là dis-je, n'ayant qu'un seul instrument dont il se puisse servir, qui est la parole, forme les uns à son moule et les accommode, les autres qu'il treuve repugnants au dessein de son ouvrage, comme seraient des noeuds en du bois, ou des feuilles et pailles en du fer, en les polissant et applanissant, il embellit toute une cité. Par ce moyen le gouvernement de Pericles, qui de nom et d'apparence était populaire, à la vérité et en effet était principauté régie par un seul homme premier de sa ville, par le moyen et la force de son éloquence: car au même temps Cimon était bien homme de bien, si était Ephialtes, et Thucydides aussi, qui étant un jour enquis par le Roi de Lacedaemone Archidamus, lequel était le plus adrait à la lutte de lui ou de Pericles: «Cela, répondit-il, serait bien malaisé à dire: car quand je l'ai porté par terre en luictant, lui en disant persuade aux assistants qui l'ont vu, qu'il n'est pas tombé, et le gagne:» ce qui n'apportait pas seulement gloire et honneur à lui, mais aussi salut à toute sa ville, laquelle se laissant persuader à lui, mainteint et garda très bien la richesse et l'état qu'elle avait, et s'abstint de vouloir conquerir l'autrui: là où le pauvre Nicias, qui avait bien la même intention, et non pas la même grâce de persuader avec sa parole, qui était comme un mors trop doux, tâcha bien de refréner et arrêter la cupidité du peu-ple, mais il n'en peut venir à bout, ains fut emporté malgré lui, et entraîné à col tors par la violence du peuple, jusques en la Sicile. <p 164r> On dit communément par un ancien proverbe, Qu'il ne faut pas tenir le loup par les aureilles: mais c'est un peuple et toute une cité qu'il faut principalement prendre par les aureilles, non pas aller chercher d'autres prises lourdes et grossières, pour attirer et gagner une commune: ainsi que font ceux qui ne sont pas suffisamment exercités en cet art d'éloquence: les uns tirants le populaire par la panse, en lui faisant des bancquets: les autres par la bourse, en lui donnant de l'argent, ou lui faisant voir des jeux, des danses, ou des combats d'escrimeurs à outrance: qui n'est pas tant mener que traîner par flatterie un peuple: car le mener proprement est le persuader par force d'éloquence, là où ces autres allechements de populace ressemblent proprement aux appâts que l'on fait pour prendre les bêtes brutes. Puis qu'il est donc ainsi, que le principal instrument d'un sage gouverneur est la parole, il faut tout premièrement qu'elle ne soit point affettée, ni pompeuse et fardée, comme serait celle d'un jeune charlatan et triacleur, qui voudrait montrer son éloquence en pleine assemblée de foire, composant son oraison des plus beaux, plus doux, et plus élégants termes qu'il pourrait choisir: ni aussi tant elabourée et travaillée, comme disait Pytheas, qu'était celle de Demosthenes, lui reprochant qu'elle sentait l'huile de la lampe: ni pleine de trop de curiosité sophistique, de raisons trop aigues et subtiles, ou de clauses exactement mesurées à la règle et au compas, ne plus ne moins que les musiciens veulent qu'au touchement des cordes il se sente une affection douce, non pas un rude battement: aussi au langage du sage gouverneur, soit qu'il conseille, ou qu'il ordonne quelque chose, qu'il apparoisse non une ruse, ni un artifice d'orateur, non une affection de louange d'avoir parlé doctement, subtilement, et ingenieusement, mais soit son parler plein d'une affection naïve, d'une vraie magnanimité, d'une franchise de remontrance paternelle, qu'il sente son père du public, plein de bon sens, de provoyance soigneuse, ayant la grâce attrayante conjointe avec l'honnête dignité, en termes graves, raisons pertinentes et vraisemblables. Il est bien vrai que le langage d'un homme de gouvernement reçoit plus que ne fait celui d'un Advocat plaidant en jugement, des sentences, des histoires, des fables, des translations, lesquelles émeuvent fort une commune, quand celui qui les allégue en sait user modérément, et en temps et lieu, comme fit celui qui dit: «Ne veuillés, Seigneurs, rendre la Grèce borgne:» parlant de la ville d'Athenes, que l'on voulait détruire: et comme parla Demades quand il dit, «qu'il n'avait à gouverner que le naufrage de la Chose publique.» Et Archilocus qui disait, «Que la pierre de Tantalus ne soit pas toujours suspendue sur cette île:» et Pericles qui voulait qu'on otât une petite île, «qu'il disait être une maille en l'oeil du port de Pirée:» et Phocion parlant de la victoire qu'avait gagnée le capitaine Leosthenes, «Que la carrière de cette guerre était belle, mais qu'il en craignait le retour et le redoublement:» c'est à dire, la longueur. En somme, le parler tenant un peu du grave, et du haut et du grand, est mieux séant à un gouverneur de ville, dequoi l'on peut prendre pour exemple et patron les oraisons que Demosthenes a écrites contre le Roi Philippe, et entre les harangues et concions de Thucydides celle de l'Ephore Sthenelaïdas, et celle du Roi Archidamus en la ville de Plataées, et celle de Pericles après la grande pestilence d'Athenes. Mais quant aux longs preschements et grandes traînées de harangues que Theopompus, Ephorus, et Anaximenes font dire aux capitaines, quand ils ont jà fait prendre les armes à leurs gens, et les ont rangés en bataille, on en peut dire ce que dit un poète.
Si follement on ne va langager
Quand on est prêt de l'ennemi charger.
Il est bien vrai que l'homme de gouvernement troussera bien aucunefois quelque mot de rencontre, et quelque trait de risée, mêmement si c'est pour châtier et provoquer <p 164v> quelqu'un modestement, et avec utilité, non pas le taxer ne piquer outrageusement en son honneur avec gaudisserie: mais cela est principalement trouvé bon et loué, quand il se fait en répliquant et rendant le change à quelqu'un: car de commencer et le faire de propos délibéré et premédité, c'est à faire à un plaisant, qui cherche à faire rire la compagnie, outre ce que l'on en encourt opinion de malignité, comme il y en avait és brocards de Ciceron et de Caton le vieil, et d'un Euxitheus qui était familier d'Aristote, car ceux-là ordinairement commencent les premiers à se moquer: mais quand on ne fait que répliquer, la soudaineté de l'occasion donne à celui qui fait la rencontre, pardon et bonne grâce tout ensemble, comme fit Demosthenes à un qui était soupçonné d'être larron, qui se moquait de ce que Demosthenes veillait toute la nuit pour étudier et écrire: «Je sais bien, dit-il, que je te fâche fort de ce que je tiens la lampe allumée toute la nuit:» et aussi quand il répondit à Demades qui criait à pleine tête, Demosthenes me veut corriger, c'est bien ce que l'on dit en commun proverbe, La Truie veut enseigner Minerve. «cette Minerve-là , lui répliqua-il, fut l'autre jour surprise en adultère.» Aussi n'eut pas mauvaise grâce ce que répondit Xenaetus à ses citoyens qui se moquaient de lui, de ce qu'étant leur capitaine il s'en était enfui: «Avec vous mes beaux amis, répondit-il.» Mais il se faut bien donner garde de passer une certaine mediocrité en matière de ces rencontres et mots de risée, et d'offenser importunément les écoutants, ou de se ravaler et se montrer lâche soi-même, en le disant, comme fit un Democrates, lequel un jour montant en la tribune aux harangues, dit au peuple assemblé, qu'il ressemblait à leur ville, parce qu'il avait peu de force, et beaucoup de vent: et une autrefois du temps de la defaite et bataille perdue à Chaeronée, se présentant devant l'assemblée du peuple: «Je suis bien déplaisant, dit-il, que la Chose publique soit si calamiteuse, que vous preniez la patience d'ouïr et recevoir mon conseil:» car l'un est acte d'homme bas et vil, l'autre de fol et insensé: et à l'homme d'état, ni l'un ni l'autre n'est bien convenable. On a aussi en admiration la brèveté du langage de Phocion: tellement que Polyeuctus faisant jugement de lui disait, que Demosthenes était bien un très grand orateur, mais que Phocion savait mieux dire, pource que son langage en peu de paroles contenait beaucoup de substance: et Demosthenes qui ne faisait compte de tous les autres orateurs de son temps, quand Phocion se levait pour parler après lui: «Voilà, disait-il, le couperet de mes paroles qui se léve.» Mets donc peine le plus qu'il te sera possible, quand tu auras à parler devant le peuple, de bien propenser ce que tu auras à dire, pendant que tu le pourras faire sûrement, et non pas user de paroles vaines et vides de sens, sachant que Pericles même, ce grand gouverneur priait aux Dieux avant que de monter en chaire, qu'il ne lui échappât de la bouche aucune parole, qui ne servît à la matière dont il devait traiter: toutefois encore se faut-il exerciter à savoir répondre et répliquer promptement, car les occasions passent en un moment, et apportent beaucoup de cas soudains en matière de gouvernement: au moyen dequoi Demosthenes, pour n'y être pas bien fait, était réputé inferieur à plusieurs autres de son temps, pource que quand l'occasion se présentait, bien souvent il se tirait en arrière, et se cachait, s'il n'avait bien premédité ce qu'il avait à dire. Et Theophrastus écrit qu'Alcibiades voulant non seulement dire ce qu'il fallait, mais aussi ainsi qu'il le fallait, restivait bien souvent en parlant, et quelquefois demeurait tout court, pendant qu'il cherchait en lui-même, et composait les termes propres desquels il devait dire: mais celui qui prend occasion de se lever pour parler des occurrences mêmes, et des temps qui se présentent soudainement, il étonne merveilleusement et méne comme il veut une commune: comme Leon Byzantin vint un jour à Athenes, envoyé par ceux de Constantinople pour faire des remontrances de pacification aux Atheniens, lesquels étaient tombés en grandes dissentions les uns contre les autres: or était <p 165r> il fort petit, de manière que quand le peuple le voit sur la chaire aux harangues, chacun s'en prit à rire: dequoi lui s'apercevant, «Et que feriez-vous doncques, dit-il, si vous voyez ma femme, qui à peine me vient jusques au genouil?» alors la risée fut encore bien plus grande de toute l'assemblée: «Et néanmoins tous petits que nous sommes, dit-il, quand nous entrons en querelle l'un contre l'autre, la ville de Byzance n'est pas assez grande pour nous contenir tous deux.» Et Pytheas l'orateur, lors qu'il contredisait aux honneurs que l'on decernait à Alexandre, comme quelqu'un lui dît, «Comment, ozes tu bien parler de si grandes choses, toi qui es si jeune?» «Et quoi, dit-il, Alexandre que vous faites un Dieu par vos decrets, est encore plus jeune que moi.» Mais encore outre cette parole bien exercitée, il faut apporter une forte voix, un bon et puissant estomach, et une longue haleine à ce combat de gouvernement, qui n'est pas léger, ains où il faut que tout aille, de peur que si d'aventure sa voix se pert, ou se lasse, il ne vienne souvent à être gagné et supplanté par quelque
Larron criard, ayant la voix d'acier.
Et Caton le second, quand il sentait que le Senat ou le peuple était prevenue par brigues et menées, tellement qu'il n'esperait pas pouvoir persuader ce qu'il pretendait, il se levait et parlait tout un jour, à fin d'empêcher, que pour le moins il ne se fît rien de tout ce jour-là et faisait ainsi couler le temps. Mais à tant, quant à la parole du gouverneur, de quelle efficace elle est, et comment il la faut preparer, nous en avons désormais traité suffisamment, pour ceux qui y sauront bien d'eux-mêmes ajouter ce qui nécessairement y est ensuivant. Au surplus il y a deux advenues et deux chemins pour entrer en credit de gouvernement, l'un court et honorable pour bientôt acquérir gloire, mais il n'est pas sans danger: l'autre plus long et plus obscur, mais où il y a aussi plus de sûreté: car les uns partants et faisants voile d'une roche assise en pleine mer, en manière de dire, commencent à quelque entreprise grande et illustre, là où il est besoin de hardiesse, et se jettent de primesault au beau milieu des affaires de gouvernement, estimants que le poète Pindare dit vérité en ces vers,
A tout oeuvre et acte naissant,
Ceux qui le vont encommençant
Doivent donner un front illustre,
Qui de loin face voir son lustre.
Car certainement un peuple communément étant jà las et saoul des gouverneurs qu'il a de long temps accoutumés, reçoit plus volontiers ceux qui commencent: ne plus ne moins que les spectateurs regardent plus affectueusement un nouveau champion qui vient tout frais sur les rangs: et les faveurs, credits, et puissances, qui ont tout soudain un illustre accroissement, étonnent et éblouïssent l'envie. «Ne plus ne moins que le feu, disait Ariston, ne fait point de fumée quand il s'enflamme soudainement, aussi la gloire n'engendre point d'envie quand elle s'acquiert promptement:» mais ceux qui croissent à loisir et petit à petit, sont ceux à qui l'on s'attache, l'un d'un côté l'autre de l'autre: et pour cette cause plusieurs avant que florir en matière de credit au gouvernement, sont demeurés tous amortis et fanés à l'entour de la tribune aux harangues: mais là où il y a, comme dit Epigramme du coureur Ladas,
Quand on oyait le son de la barrière,
Il était jà au bout de la carrière,
ayant le chef de laurier couronné,
quelqu'un qui fait une ambassade illustre, ou gagne un triomphe, ou conduit une armée glorieusement, ni les envieux, ni les malveillants encontre ceux-là n'ont pas pareille puissance. Ainsi vint Aratus en grand credit dés son commencement, pour avoir défait et ruiné le tyran Nicocles: ainsi fit Alcibiades quand il prattiqua l'alliance des Mantiniens avec les Atheniens contre les Lacedaemoniens. Et Pompeius <p 165v> voulut entrer en triomphe dedans la ville de Rome, avant que d'être reçu au Senat: et comme Sylla l'en voulût empêcher, il ne feignit pas de lui dire, «Il y a plus d'hommes qui adorent le Soleil levant, que le Soleil couchant.» ce que Sylla ayant ouï, ceda, sans rien répliquer à l'encontre. Et ce que le peuple Romain eleut Cornelius Scipion tout soudain Consul contre la disposition des lois, lors qu'il ne demandait que l'office d'Aedile, ne fut pas pour un vulgaire commencement et entrée telle-quelle aux affaires, ains pour l'admiration qu'il eut de sa grande vertu, en ce qu'étant encore en son adolescence, il avait combattu test à tête en champ clos en Espagne, et avait vaincu son ennemi, et pour autres plusieurs grandes prouesses qu'il avait faites étant Coulonnel de mille hommes de pied à l'encontre des Carthaginois: pour lesquels beaux faits d'armes le vieil Caton retournant du camp exclama,
lui seul se peut mettre au nombre des sages,
Les autres tous sont comme umbres volages.
Mais maintenant que les cités de la Grèce sont réduites à tels terms, qu'elles n'ont plus d'armées à conduire, ni d'alliance à prattiquer, ni de tyrannies à ruiner, quelle noble et illustre entrée voulez vous que face un jeune homme en l'entremise du gouvernement? Il reste encore les causes publiques à plaider, les ambassades devers l'Empereur à negocier, où il est ordinairement besoin d'un personnage ardent à l'action, qui ait coeur et entendement pour en venir à chef: et si y a plusieurs honnêtes coutumes ancienes que l'on a par négligence laissé abâtardir, que l'on pouurrait remettre sus et renouveller, et plusieurs abus qui par mauvaise accoutumance se sont coulez dedans les villes, et y ont pris pied au grand déshonneur et grand dommage de la Chose publique, qui se peuvent redresser et rhabiller. Il est plusieurs fois advenu, qu'un grand procès jugé droitement, foi et diligence connue en la cause d'un pauvre homme défendu librement et vertueusement contre l'oppression d'un puissant adversaire, une parole roide dite hardiment à un grand Seigneur mauvais pour le droit et la justice, ont donné entrées honorables au maniement des affaires publiques: plusieurs mêmes se sont mis en avant par les inimitiés qu'ils ont prises à l'encontre de quelques personnages, dont l'authorité était odieuse, suspecte, et formidable au peuple. Car tout premièrement la puissance et l'authorité de celui qui est ruiné accrait à celui qui l'a deboutté avec meilleure réputation: non pas que je veuille dire, qu'il soit bon de s'attacher par envie à un homme de bien et d'honneur, qui par sa vertu tient le premier lieu de credit en son pays, comme Simmias fit à Pericles, Alcmaeon à Themistocles, Clodius à Pompeius, et Meneclides l'orateur à Epaminondas: car cela n'est ni bon, ni honorable, et encore moins profitable: pource que quand le peuple par une soudaine colère a offensé un homme de bien, et que puis soudainement il s'en repent, il n'estime point avoir de plus aisée ni plus juste défense et excuse envers lui, que de ruiner celui qui a commencé le premier à les induire à ce faire: mais bien de se prendre à un méchant homme, qui par une audace temeraire et par ses ruses et cautelles aura mis sous lui toute une cité, comme étaient anciennement un Cleon et un Clitophon à Athenes, pour le ruiner et renverser: cela est un beau preambule, ne plus ne moins que d'une comoedie, pour entrer au gouvernement d'une Chose publique. Je n'ignore pas aussi que quelques-uns pour avoir un peu rongné les ailes à un Senat trop impérieux, et s'attribuant trop de souveraineté, comme fit un Ephialtes à Athenes, et un Phormion en la ville des Eliens, en ont acquis honneur et credit en leur pays, mais cela est un dangereux commencement pour ceux qui veulent venir au maniement des affaires: et semble que Solon commença par une meilleure entrée, étant la ville d'Athenes divisée en trois parts, la première, des habitants de la montaigne: la seconde, de ceux de la plaine: la tierce, de ceux de la marine: car ne se mêlant <p 166r> avec pas une des trois, ains se maintenant commun à toutes, et disant et faisant toutes choses pour les réunir et reconcilier ensemble, il fut eleu d'un commun consentement de toutes réformateur, pour faire lois nouvelles de pacification entre elles, et par ce moyen r'assura l'état d'Athenes. Voilà donc comment on peut entrer au maniement d'affaires par honorables et glorieux commencemens. Et quant à l'autre entrée qui est plus sûre et plus lente aussi, il y a plusieurs hommes notables, qui ancienement l'ont mieux aimée, Aristides, Phocion, Pammenes le Thebain, Lucullus à Rome, Caton, Agesilaus à Lacedaemone. Car tout ainsi que le lierre s'entortille alentour des arbres plus puissants que lui, et se léve à mont quand et eux: aussi chacun de ces personnages-là étant encore jeune et inconnu, se couplant avec un autre ancien qui déjà était en credit, en se levant petit à petit sous l'ombre de l'authorité de l'autre, et croissant avec lui, a fondé et enraciné son entremise au maniement des affaires. Ainsi Clisthenes poussa en avant Aristides, et Chabrias Phocion, et Sylla Lucullus, Valerius Caton, Pammenes Epaminondas, et Lysander Agesilaus: mais ce dernier par une ambition hors de propos, et une importune jalousie, fit tort à sa réputation, en rejetant soudain arrière de soi celui qui le guidait en ses actions, mais tous les autres sagement et honnêtement ont toujours reveré, reconnu et aidé de leur pouvoir à amplifier jusques à la fin les autheurs de leur avancement, ne plus ne moins que les corps opposez au Soleil, en rebattant et renvoyant la lumière qui les enlumine, l'augmentent et l'esclarcissent encore davantage: de manière que les médisants qui portaient envie à la gloire de Scipion, disaient qu'il n'était que le joueur des beaux faits d'armes qu'il executait, mais que l'autheur en était Laelius son familier: toutefois Laelius ne s'en éleva ni altéra jamais pour tous ces langages-là ains continua toujours à seconder et promouvoir la gloire et la vertu de Scipion. Et Afranius ami de Pompeius, encore qu'il fut de bien petit lieu, était néanmoins prêt à être eleu Consul, mais sentant que Pompeius favorisait à d'autres, il se deporta de sa poursuite, disant qu'il ne lui serait pas tant honorable d'être promeu au consulat, comme il lui serait moleste de l'avoir obtenu contre la volonté, et sans le port et faveur de Pompeius: ainsi en differant et attendant un an seulement, il obtint ce qu'il demandait, et si se conserva la bonne grâce de son ami. Par ce moyen il advient à ceux qui sont ainsi menés comme par le poing au chemin de la gloire par d'autres, qu'en gratifiant à un, ils gratifient ensemble à plusieurs, et que s'il arrive mal, ils en sont moins hais. C'est pourquoi Philippus admonestait fort son fils Alexandre, qu'il avisât bien à faire force serviteurs et amis pendant qu'il en avait le loisir, étant un autre en regne, et qu'il parlât gracieusement à un chacun, et caressât tout le monde: mais il faut élire pour son guide et conducteur, non simplement celui qui est le plus puissant, et qui a plus de credit, ains celui qui est tel par sa vertu. Car ainsi comme tout arbre ne reçoit pas, ou ne peut pas porter la vigne entortillée alentour de son tronc, et y en a quelques-uns qui la suffoquent, et empêchent de croître et de profiter: aussi és gouvernements des villes ceux qui ne sont pas vraiment gens de bien, amateurs de la vertu seulement, ains ambitieux et convoiteux de l'honneur et des grandeurs, ils ne laissent point aux jeunes gens de moyens et occasions de faire de belles choses, ains par envie et jalousie les reculent et tiennent loin le plus qu'ils peuvent, en les faisant languir, comme ceux qui leur ôtent la gloire, laquelle ils estiment être leur nourriture, ainsi que fit Marius en Afrique, et depuis en la Gaule, à l'endroit de Sylla, duquel il avait tiré beaucoup de beaux et bons services: et puis soudainement il ne s'en voulut plus servir, pource que à la vérité il était marri de le voir venir en avant, et acquérir réputation, prenant pour sa couleur le cachet qu'il avait fait graver en un anneau, à fin d'avoir quelque occasion de le reculer: car Sylla ayant la charge des finances sous Marius, qui était capitaine général, <p 166v> fut envoyé par lui devers le Roi Bocchus, dont il amena Jugurtha prisonnier: et comme jeune homme qu'il était, ne faisant que commencer à goûter la douceur de la gloire, ne s'était pas porté trop modestement en cet affaire, parce qu'il portait en son doigt un anneau, sur lequel il avait fait engraver cette histoire, comme Bocchus lui livrait entre ses mains Jugurtha prisonnier: c'est dequoi Marius se plaignait, et qu'il prenait pour occasion colorée de le reculer: au moyen dequoi Sylla se retirant devers Catulus et Metellus gens de bien adversaires de Marius, en peu de temps chassa et ruina Marius par une guerre civile, qui fut bien près de renverser entièrement tout l'Empire Romain. Sylla ne fit pas ainsi à l'endroit de Pompeius, car il l'avancea toujours dés sa première jeunesse, se levant de sa chaire audevant de lui, et se découvrant la tête quand il arrivait: et semblablement départant aux autres jeunes gentils-hommes Romains les moyens de faire exploits de capitaines, et mêmes y poussant aucuns qui n'y voulaient pas aller: de manière qu'il emplit en ce faisant toutes ses armées de zele et d'émulation, à qui ferait le mieux, et vint par ce moyen au dessus de tous, en voulant être non seul, mais le premier et le plus grand entre plusieurs grands. Ce sont doncques tels hommes ausquels il se faut joindre, et par manière de dire, attacher et incorporer: non pas comme le petit Roitelet des fables d'Aesope, qui s'étant fait porter sur les espaules de l'aigle, quand il fut auprès du beau Soleil s'en vola soudainement, et y arriva devant l'aigle: aussi leur derober leur honneur, et leur soustraire leur gloire: ains au contraire la prenant et recevant d'eux avec leur consentement et bonne grâce, en leur donnant à connaître qu'ils ne sauraient pas bien commander s'ils n'avaient premièrement appris d'eux à bien obéir, ainsi comme dit Platon. Après cela suit l'election que l'on doit faire d'amis: en quoi il ne faut suivre ni la façon de Themistocles, ni celle de Cleon: car Cleon quand il voulut s'entremettre du maniement des affaires, assemblant tous ses amis ensemble, il leur déclara qu'il renonceait à l'amitié d'eux tous, parce qu'il disait que l'amitié était bien souvent cause d'amollir les hommes, et de les devoyer de leur droite intention en affaires de gouvernement: mais il eût bien mieux fait de chasser hors de son âme toute avarice et toute opiniâtreté, et de nettoyer son coeur de toute envie et de toute malignité, car les gouvernemens des villes n'ont pas besoin d'hommes qui n'ayent ne familiers ni amis, ains seulement qui soient sages et gens de bien: mais lui ayant chassé ses amis, avait alentour de lui des flatteurs qui le leschaient ordinairement, ainsi que lui reprochaient les poètes Comiques: et se montrant âpre et rude aux gens de bien, il se laissait puis après aller à flatter et caresser une commune, en faisant et disant toutes choses à leur gré, et prenant argent à toutes mains, en se liguant avec tous les plus méchants et plus perdus hommes de toute la ville, pour courir sus et faire la guerre aux gens de bien et d'honneur. Au contraire, Themistocles répondit à un qui lui disait, «Tu feras le devoir de bon Magistrat, si tu te montres égal à tous: J'à-dieu ne plaise que je seie jamais en siege presidial, où mes amis n'aient point plus davantage, que ceux qui ne seront point mes amis:» ne faisant pas bien, non plus que l'autre, de promettre ainsi l'authorité de son gouvernement à ceux, avec lesquels il avait amitié, et de soumettre les affaires publiques à ses privées et particulières affections: nonobstant qu'il eût bien mieux répondu à Simonides, qui le requérait de quelque chose qui n'était pas juste, «ni le Musicien, dit-il, ne serait pas bon, qui chanterait contre mesure: ni le Magistrat juste, qui favoriserait une partie contre les lois.» Car ce serait véritablement grande pitié et chose bien indigne, qu'en une navire le maître et patron de la navire donnât ordre à recouvrer un bon pilote et timonnier, et que ce timonnier choisît de bons mattelots, et compagnons mariniers,
sachants très bien le timon gouverner,
Dresser la voile, ou soudain amener,
<p 167r> Lors que le vent impetueux se léve,
et qu'en un attelier le maître sût bien élire des ouvriers et maneuvres sous lui, qui ne lui gâtent point son ouvrage, ains lui aident, et lui servent à le parachever, et que l'homme de gouvernement, qui est, comme dit Pindare,
Le maître ouvrier de la justice,
Le directeur de la police,
ne sût pas dés le commencement choisir des amis de même zele et même affection que lui, qui le secondent en ses entreprises, et qui soient comme lui épris du désir de bien faire, ains se laissât plier injustement, ores à faire un tort à l'appétit de l'un, ores à en faire un autre au gré d'un autre: car celui-là ressemblerait proprement à un charpentier ou maçon, qui par erreur ou ignorance userait d'esquierre, ou de plomb et de reigle, qui lui rendraient son ouvrage tortu. Car certainement les amis sont les outils vivants et sentants des hommes de gouvernement, et ne faut pas glisser avec eux, quand ils sortent de la droite ligne, ains avoir l'oeil soigneusement à ce, que sans son su même ils ne fourvoyent point: car ce fut cela qui déshonora et fit calomnier Solon envers ses citoyens, parce qu'ayant intention d'abolir les dettes, et introduire ce que l'on appellait à Athenes Sisacthia, comme qui dirait, allégement de charge, qui était un nom adouci, pour signifier une abolition générale de toutes sortes de dettes, il communiqua sa conception à quelques siens amis, qui lui firent un lâche et méchant tour: car ils se hâtèrent d'emprunter çà et là le plus d'argent qu'ils peurent, et peu de temps après l'Edict de l'abolition générale des dettes étant venu en lumière, il se trouva qu'ils avaient achepté plusieurs belles maisons, et grande quantité de terres, de l'argent qu'ils avaient emprunté: et fut Solon mescreu et chargé d'avoir fait ce tort là, qui lui-même l'avait reçeu. Et Agesilaus s'est montré és affaires et poursuites de ses amis plus faible et plus failli de coeur, qu'en nulle autre chose, comme le cheval Pegasus en Euripide,
Qui se tapît à bas s'humiliant,
Plus qu'on ne veut son échine pliant:
et portant ses familiers plus affectueusement que la raison ne voulait quand ils étaient appelés en justice pour aucunes forfaitures, il semblait que lui-même s'était entendu avec eux à les faire: car il sauva Phoebidas, qui était accusé d'avoir surpris d'emblée le château de Thebes, appelé la Cadmée, sans commandement du Senat, alléguant pour la défense d'icelui, que telles entreprises se devaient executer de son motif propre, sans en attendre autre mandement: d'autre côté, il fit tant par son port et faveur, que Sphodrias, qui était attainct d'un méchant et malheureux acte, d'être entré à main armée dedans le pays d'Attique, lors que les Atheniens étaient en paix et amitié avec les Lacedaemoniens, s'echappa, et fut absous en jugement, et ce étant amolli par les prières amoureuses d'un sien fils. L'on trouve aussi une sienne missive qu'il écrivit à quelque Seigneur en ces termes,
Si Nicias n'a point forfait, délivre le pour la justice: s'il a forfait, délivre le pour l'amour de moi: mais comment que ce soit, délivre le.»
Au contraire, Phocion ne voulut pas assister seulement en jugement à son gendre Charillus, qui était accusé d'avoir pris de l'argent de Harpalus, ains s'en alla en lui disant, Je t'ai fait mon allié à toutes choses justes et raisonnables. Et Timoleon le Corinthien après avoir fait tout ce qui lui fut possible par prières envers son frère, pour le cuider divertir de vouloir être tyran, voyant qu'il n'en pouvait venir à bout, il se tourna contre lui avec ceux qui le tuèrent: «Car il ne faut pas seulement être ami jusques aux autels, c'est à dire, jusques à ne se vouloir point parjurer pour eux, ainsi que répondit un jour Pericles: mais aussi jusques à ne vouloir rien faire pour eux contre les lois, contre le droit, et contre l'utilité publique:» car quand on met cela <p 167v> à nonchaloir, il est cause d'amener une grande perte, et ruine, comme fut ce que Phoebidas, et Sphodrias ne furent pas punits ainsi qu'ils avaient mérité, car ils furent cause que les Lacedaemoniens tombèrent en la guerre Leuctrique. Il est vrai que le devoir de bon et vrai administrateur du public, ne nous contraint pas de vouloir severement punir jusques aux petites et légères fautes de nos amis, ains nous permet après avoir mis en sûreté le public, au surplus de donner secours à nos amis, leur assister, survenir, et secourir en leurs affaires: et y a des faveurs que l'on peut faire sans envie, comme aider à un ami à parvenir à quelque office, ou bien lui faire tomber entre mains quelque honorable commission, ou quelque aisée legation, comme d'aller saluer de la part de la ville quelque Prince, ou de porter parole d'amitié et de bonne intelligence à quelque autre ville: ou bien s'il est question de quelque affaire difficile, et de grande importance, alors prenant la principale charge sur soi, on peut bien choisir pour adjoint un sien ami, ainsi que fait Diomedes en Homere,
Si vous voulez que moi-même j'elise
Un compagnon qui soit mieux à ma guise,
Comme pourrais-je Ulysses, t'oublier,
Esprit divin, ni d'autre m'allier?
Ulysses aussi ne faut pas de lui rendre pareille louange,
Les beaux coursiers desquels tu me demandes
Sage vieillard, arrivés en ces bandes
Nouvellement de la grand' Thrace sont,
Et leur seigneur au combat perdu ont:
Diomedes le vaillant chef de guerre,
En combattant l'a rué mort par terre,
Et avec lui douze de ses amis,
Tous grands guerriers, à même fin a mis.
cette modestie dont on use envers ses amis n'honore pas moins ceux qui louent, que ceux qui sont loués: là où au contraire, l'arrogance qui n'aime rien que soi-même, comme dit Platon, demeure avec solitude, c'est à dire, elle est abandonnée de tout le monde. davantage en ces honnêtes faveurs et plaisirs que l'on peut faire civilement à ses amis, il y faut associer ses autres amis, et admonester ceux qui reçoivent telles grâces, qu'ils les en louent et remercient, et leur en sachent gré, comme en ayants été cause en partie, et leur ayants conseillé. Et si d'aventure ils nous font quelque requète incivile et desraisonnable, il les en faut très bien esconduire, mais non pas aigrement, ains tout doucement, en leur remontrant pour les consoler, que telles requètes ne sont pas dignes de leur bonne réputation, ni de leur vertu: comme fit Epaminondas mieux que tous les hommes du monde, quand il refusa à Pelopidas, de mettre hors de prison un tavernier: et peu d'heures après, à la requète d'une sienne amie il le laissa aller, en lui disant, Seigneur Pelopidas ce sont de telles grâces et faveurs qu'il faut concéder à des concubines, et non pas à de grands capitaines: mais Caton au contraire répondit brusquement et fierement à Catulus, qui était l'un de ses plus grands et plus familiers amis. Ce Catulus étant Censeur requérait à Caton, qui pour lors n'était que Questeur, qui est comme général des finances, que pour l'amour de lui il voulût laisser échapper un clerc de finances, auquel il faisait faire le procès. «C'est grand' honte, dit-il, à toi qui est Censeur, c'est à dire, correcteur et réformateur des moeurs, et qui nous deusses réformer nous autres qui sommes plus jeunes, d'être chassé hors d'ici par nos sergents:» car il pouvait bien en lui refusant de fait sa requète, ôter cette âpreté et cette aigreur de paroles, lui donnant encore à entendre, que la rudesse dont il lui usait de fait, lui déplaisait, mais qu'il y était contraint par le droit et la loi. Il y a davantage, que l'on peut bien dignement <p 168r> quelque fois aider à ses amis, qui sont pauvres, à faire leur besognes, comme fit Themistocles après la bataille de Marathon, voyant un corps mort qui avait des chaines et carquants à l'entour du col, il passa outre quant à lui, mais se retournant devers un sien familier qui le suivait, lui dit: «Amasse cela toi, car tu n'es pas un Themistocles.» Les affaires mêmes présentent bien souvent au sage gouverneur des occasions telles, de pouvoir enrichir ses amis: car tous ne peuvent pas être riches et opulents, comme toi Menemachus. Donne donc à l'un une cause bonne et juste à défendre, où il y ait bien à gagner: à l'autre, recommande lui l'affaire de quelque personnage riche, qui ait besoin d'homme qui lui sache dresser et procurer son fait: à un autre, sois lui favorable à avoir quelque marché de quelque oeuvre publique, ou à lui faire estrousser quelque ferme à bon prix, où il y ait à profiter. Epaminondas fit bien plus: car il envoya un sien ami pauvre devers un autre riche bourgeois de Thebes, lui demander six cents écus en don, et lui dire que Epaminondas lui commandait de les lui bailler. Le bourgeois ébahi de cette demande vint devers Epaminondas, pour savoir à quelle occasion il lui mandait de bailler ces six cents écus: «C'est pour autant, dit-il, que celui-ci étant homme de bien est pauvre: et toi, qui as beaucoup dérobbé à la Chose publique, és riche.» Et Agesilaus, ainsi comme écrit Xenophon, se glorifiait de ce qu'il enrichissait ses amis, et lui ne faisait compte aucun d'argent. Mais pour autant que, ce dit Simonides, ainsi comme toutes alouettes ont la creste sur la tête, aussi tout gouvernement de Chose publique apporte des inimitiés, envies et jalousies, c'est un point duquel l'homme d'état et d'affaires, doit être bien informé, et bien instruit. Pour commencer doncques à en traiter, Il y a plusieurs qui louent grandement Themistocles et Aristides, lesquels comme ils sortaient du pays d'Attique pour aller ou en ambassade, ou en guerre ensemble, ayants charge, ils deposaient toutes leurs inimitiés et malveillances sur les confins, et puis quand ils revenaient, ils les reprenaient arrière. Et y en a aussi à qui la façon d'un Cretin Magnesien agrée merveilleusement: Il avait pour concurrent et adversaire au gouvernement un gentilhomme de sa même ville nommé Hermias, qui n'était pas fort riche, mais convoiteux d'honneur, et de coeur magnanime, du temps de la guerre de Mithridates pour la conqueste de l'Asie. Ce Cretin voyant sa ville en danger, s'adressa à Hermias, et lui fit offre qu'il prît la charge de capitaine général de leur ville, et lui cependant s'en irait dehors et se retirerait ailleurs, ou bien s'il aimait mieux que lui prît la charge des affaires de la guerre, qu'il se retirât cependant hors du pays, de peur que demeurants tous deux ensemble, et s'entr'empêchants l'un l'autre, comme ils avaient accoutumé, ils ne fussent cause de perdre et détruire leur ville. cette semonce fut agreable à Hermias, lequel confessant que Cretin était plus expert au fait de la guerre que lui, sortit de la ville avec sa femme et ses enfants, et Cretin le convoya en lui donnant de l'argent du sien, qui et plus utile à ceux qui sont hors de leurs maisons qu'à ceux qui sont assiegés dedans, et ayant très bien gouverné et défendu sa ville, qui approcha bien près d'être de tout point détruite, la préserve contre l'espérance de tout le monde. Car si c'est une parole généreuse, et de coeur magnanime, de dire à haute voix,
Les miens enfants j'aime de bon courage,
Mais j'aime encore mon pays davantage:
comment et pourquoi ne sera-il plus aisé à chacun d'eux de dire, Je hay celui-là, et désire lui faire déplaisir, mais j'aime plus mon pays? Car ne se vouloir reconcilier à un ennemi pour les causes qui nous doivent même faire abandonner notre ami, serait à faire à un coeur trop barbare et trop sauvage: toutefois à mon avis Phocion et Caton faisaient mieux, qui ne prenaient inimité quelconque à l'encontre de leurs citoyens, pour différent aucun qu'ils eussent avec eux, à raison du gouvernement, ains <p 168v> se rendaient seulement implacables, et irreconciliables, où il était question d'abandonner ou d'offenser le public: au demeurant en leurs privés negoces se portaient humainement, sans aucune haine ni rancune envers ceux contre qui ils avaient contesté en public. Car il ne faut estimer ni réputer aucun des citoyens ennemi, si d'aventure il n'était tel comme un Aristion, un Nabis, ou un Catilina, qui n'étaient pas tant citoyens que bosses et pestes d'une cité: mais ceux qui seraient autrement un peu discordans, il les faut ramener à une bonne harmonie et accord, en les roidissant ou relaschant ainsi que ferait un bon musicien, non pas en s'attachant en courroux avec outrageuses injures à ceux qui faillent, ains plus gracieusement, ainsi que fait Homere,
O doux ami, certes j'eusse cuidé,
Que ton sens eût tous autres excedé.
Et en un autre passage,
Si tu voulais y penser sagement,
Tu ferais bien un meiller jugement:
et quand ils disent ou qu'ils font quelque chose de bon, ne se montrant point marri de les honorer, et n'épargnant point les paroles honorables à leur louange et avantage: car en ce faisant on gagne cela, que le blâme qu'on leur donnera, quand ils faudront, en sera plutôt cru: et d'autant que nous exalterons leur vertu, d'autant deprimerons nous leur vice quand ils viendront à faillir, en faisant comparaison de l'un à l'autre, et montrant combien l'un est plus digne, et mieux séant, que l'autre. Quant à moi, je trouverais fort honnête, que l'homme de gouvernement portât témoignage en choses justes à ses adversaires, voire qu'il les honorât en jugement, s'il advenait qu'ils fussent travaillez en justice par des calomniateurs, et même qu'il mescreût et se défiât des imputations qu'on leur mettrait sus, quand il verrait qu'elles seraient malaccordantes avec l'intention qu'ils sauraient que ceux-là auraient: comme Neron ce cruel tyran, un peu devant qu'il fît mourir Thraseas, qu'il haïssait et craignait plus que nul autre, comme quelqu'un le chargeât devant lui d'avoir donné une sentence injuste: «Je voudrais être assuré, dit-il, que Thraseas m'aimât autant, comme je suis assuré qu'il est bon juge.» Et ne serait pas mauvais pour étonner d'autres, qui seraient de nature méchants, quand ils auraient fait de plus lourdes fautes, de faire quelquefois mention d'un sien adversaire, qui serait plus modeste, en disant, Un tel n'aurait en-pièce dit ne fait telle chose. Aussi faut-il ramener en mémoire à ceux qui faillent, leurs ancestres qui ont été gens de bien, ainsi que fait Homere,
Certainement Tydeus a en toi,
Semé un fils peu ressemblant à soi.
Et Appius Claudius, étant concurrent de Scipion l'Africain en la brigue d'un magistrat, lui dit en le rencontrant par la rue, «O Paule Aemile, combien tu soupirerais d'ennuy et de courroux, si tu étais averti, qu'un Philonicus banquier accompagne ton fils par la ville, allant en l'assemblée des elections pour demander l'office de Censeur!» Ces manières de répréhensions-là admonestent celui qui faut, et honorent celui qui l'admoneste: et Nestor en la Tragoedie de Sophocles, répond aussi civilement à Ajax qui l'injurie,
Je ne me plains de toi Ajax, combien
Que parles mal, pource que tu fais bien.
Et Caton qui avait contesté vivement à l'encontre de Pompeius, lors qu'étant en ligue avec Jules Caesar, il forçait la ville de Rome, quand depuis ils furent en guerre ouverte l'un contre l'autre, il fut d'avis que l'on donnât la charge des affaires à Pompeius, disant, que ceux mêmes qui font les grands maux, sont ceux qui les <p 169r> peuvent mieux rhabiller: car un blâme mêlé avec une louange, contenant non une injure, mais une libre et franche remontrance, imprimant non un despit de courroux, mais un remors de conscience, et une repentance, semble gracieux et amiable: là où les injures ne sont jamais bien séantes en la bouche d'un homme de bien et d'honneur. Voyez les reproches que fait Demosthenes à Aeschines, et Aeschines à lui, et semblablement les injures atroces, que Hyperides a écrites contre Demades, si Solon les eût jamais proferées, ni Pericles, ni Lycurgus le Lacedaemonien, ou Pittacus le Lesbien: encore n'use jamais Demosthenes de cette manière de piquer injurieusement, sinon en cause criminelle: car ses oraisons Philippiques sont pures et nettes de toutes injures et toutes moqueries: pource que telles choses diffament plus ceux qui les disent, que ceux à qui elles sont dites, elles apportent confusion aux affaires, et troublent les assemblées de ville et de conseil: au moyen de quoi, Phocion cedant à un qui lui disait injures, le laissa dire, et cessa de parler, et après que l'autre enfin à toute peine se fut tu, remontant de rechef en la chaire, il continua son propos entrerompu, disant: «Je vous aidesja parlé des gens de cheval et des gens de pied pesamment armés, oyez maintenance de ceux qui sont armez à la légère.» Mais pour autant que c'est chose bien malaisée à plusieurs, de supporter et de se contenir, et que bien souvent on close la bouche à ces injurieux-là, et les fait-on taire tout court par une petite réplique, je voudrais qu'elle fut courte, en peu de paroles, ne montrant point de courroux ni de colère, ains une douceur avec une grave risée, mordante toutefois un petit, comme sont principalement celles que se retournent contre celui qui a dit les premières. Car tout ainsi que les traits qui rejallissent contre ceux qui les ont tirés, semblent être rebattus et renvoyés par la force et fermeté solide de celui qui en a été frappé: aussi semble-il qu'une parole picquante rétorquée contre celui qui l'a dite, soit renvoyée par la force et vigueur d'entendement de celui qui l'a reçue: comme fut la réplique d'Epaminondas à Callistratus, qui reprochait aux Thebains et aux Argiens le parricide d'Oedipus et celui d'Orestes, l'un qui tua son père, et l'autre sa mère, l'un natif de Thebes, et l'autre d'Argos: «Nous les avons, dit-il, chassez de nos villes, et vous les avez reçus en la votre.» Semblablement aussi la réponse d'Antalcidas Lacedaemonien, à un Athenien qui lui disait par manière de vanterie, «Nous vous avons souvent chassez de la rivière de Cephise:» «Et nous, dit-il, ne vous avons jamais rechassez de celle d'Evrotas.» Et de Phocion, quand il répliqua plaisamment à Demades qui lui criait tout haut, «Les Atheniens te feront mourir s'ils entrent une fois en leur folie:» «Mais bien toi, dit-il, s'ils entrent jamais en leur bon sens.» Et Crassus l'Orateur, quand Domitius lui demanda, «Lors que la lamproie que tu nourrissais en ton vivier mourut, ne ploras-tu pas?» Il lui redemanda tout court, «Et toi, pour les trois femmes que tu as mises en terre, en as-tu jamais ploré?» Mais ces règles-là sont utiles non seulement en matière d'affaires de gouvernement, mais aussi à toute autre partie de la vie humaine. Au demeurant il y en a qui se jettent et fourrent à toute sorte d'affaires publiques, comme faisait Caton, voulant que le bon citoyen ne refuie aucune charge ni administration publique, tant que son pouvoir se pourra étendre, et louent grandement Epaminondas de ce, que ses malveillants par envie l'ayants fait elire superintendant des gabelles, pour lui cuider faire injure, il ne mêprisa cet office, ains disant que non seulement le magistrat montre quel est l'homme, mais aussi l'homme montre quel est le magistrat, il éleva en grande dignité et réputation cet office, qui n'était rien auparavant, ayant seulement charge de faire nettoyer les rues, emporter hors la ville les fumiers, et détourner les eaux. Et ne fait point de doute, que moi-même Plutarque n'apprête à rire à plusieurs de ceux qui passent par notre ville, quand ils me voyent souvent en public occupé et vaquant à pareilles choses: à l'encontre dequoi me sert ce que l'on treuve écrit <p 169v> d'Antisthenes: car comme quelques-uns s'émerveillassent de ce, que lui-même portait en sa main à travers la place des saleures, comme des boutargues qu'il venait d'acheter, c'est pour moi, leur dit-il, que je les porte. Mais au contraire, je réponds à ceux qui me reprennent, quand ils me trouvent présent à voir mesurer et compter la brique et la thuile, ou les pierres, et le sable, et la chaux, que l'on améne en la ville: Ce n'est pas pour moi que je bâtis, c'est pour la Chose publique: Car il y a plusieurs autres choses, que qui les exercerait ou manierait lui-même, il pourrait sembler bas de coeur, sale et mechanique: mais si c'est pour le public, et pour le pays, ce n'est point acte de coeur bas ne petit, de se démettre jusques à prendre volontiers soin des moindres choses. Les autres estiment la manière de faire, dont usait Pericles, plus digne et plus grave, comme Critolaus entre autres, lequel veut, que comme les deux galeres, que l'on nommait à Athenes la Salaminiene et la Paralos, ne se tiraient pas en mer indifféremment pour toutes occasions, ains seulement pour causes grandes et nécessaires, ainsi que l'homme de gouvernement s'employe soi-même aux principales et plus grandes besognes, comme fait le Roi du monde:
Dieu met la main aux choses seulement
Que sont de pois et de grand mouvement,
Mais ce qui est de peu de conséquence,
A la fortune en laisse la regence:
ainsi que dit le poète Euripides: car nous ne saurions louer la trop grande ambition et opiniâtreté de Theagenes, lequel ne se contentant pas d'avoir vaincu le tour des jeux ordinaires, mais aussi en plusieurs autres combats extraordinaires: et non seulement à l'escrime général, où l'on fait de pieds et de mains le pis que l'on peut, mais aussi à l'escrime simple des poings, à la course longue: finablement étant un jour au banquet de l'anniversaire d'un demi-dieu, comme l'on était jà servi, et la viande assise sur la table, il se leva pour aller encore combattre une autre escrime générale, comme s'il n'eût appartenu à homme du monde de vaincre en tels combats, là où il était présent, de manière qu'il assembla jusques à douze cens couronnes qu'il avait gagnées à tels combats, dont la plupart étaient de nul ou de bien peu de prix: à celui-là ressemblent proprement ceux qui se mettent en pourpoint, par manière de dire, à toutes heurtes, quelque affaire qui se présente, saoulants le peuple d'eux, et se rendants odieux: de manière qu'on leur porte envie quand ils font bien, et se réjouit on quand il leur arrive mal: Et ce que l'on admirait en eux à leur arrivée au gouvernement, à la fin se tourne en risée et en moquerie, telle comme cette-ci, «Metiochus est capitaine, Metiochus dresse les chemins, Metiochus cuit le pain, Metiochus moult la farine, Metiochus fait tout, Metiochus aura mal an.» cettui était un des accoursiers et favorits de Pericles, qui abusait excessivement de son authorité à se faire employer à toutes charges et toutes commissions publiques: car il faut que l'homme de gouvernement tienne toujours le peuple en appétit de soi, et lui laisse toujours un désir de le revoir quand il est absent, comme sagement faisait Scipion l'Africain, se tenant la plupart du temps aux champs, diminuant par ce moyen l'envie qui était à l'encontre de lui, et donnant ce pendant loisir de reprendre aleine à ceux qui se sentaient offusquez et opprimez de sa gloire. Timesias Clazomenien était au demeurant fort homme de bien, mais il ne savait pas qu'il était fort envié et fort hay en sa ville, à cause qu'il y voulait faire tout lui seul, jusques à ce qu'il lui advint un tel accident. Il y avait au milieu de la rue de jeunes garçons qui jouaient, ainsi comme il passait, à faire sortir à coups de bâton un osselet dehors d'une fossette: les autres garçons maintenaient qu'il était encore dedans: et celui qui avait frappé dit, Qu'eusse-je aussi bien fait sortir la cervelle de la tête de Timesias, comme cet osselet est sorti de la fosse. Timesias ayant entendu cette <p 170r> parole et connaissant par là l'envie publique qui était imprimée au coeur du peuple, soudain qu'il fut en sa maison, raconta le fait à sa femme, et lui commandant qu'elle troussât incontinent ses hardes pour le future, s'en alla de ce pas hors de la ville de Clazomenes. Et semble que Themistocles, lui étant advenue à peu près un semblable cas, répondit aux Atheniens: «Dea, beaux amis, pourquoi vous lassez vous de recevoir souvent du bien de moi?» Mais quant à ce propos, une partie en est bien dite, et l'autre non: pource qu'il faut que le sage entremetteur d'affaires, quant au soin, à l'affection, et provoyance, ne se deporte d'aucune charge publique, ains qu'il les épouse toutes, et mette peine de les voir, entendre et connaître toutes particulièrement, non pas qu'il se tienne en reserve à part, comme l'ancre sacrée en quelque coin de la navire, attendant l'extreme besoin et nécessité de son pays pour s'employer. Mais comme les bons patrons de navire font une partie de la besogne eux-mêmes avec leurs propres mains, et l'autre partie avec d'autres outils, et par d'autres hommes, eux étant assis, de loin ils tirent, tournent ou lâchent les cordages, et se servent des autres mariniers, les uns pour prouïers, les autres pour comites, et en appellent quelquefois un en la pouppe, auquel ils mettent le timon en la main: ne plus ne moins faut-il aussi, que le sage gouverneur de la Chose publique cède aucunefois aux autres l'honneur de commander, qu'il les convie gracieusement et amiablement à venir quelquefois haranguer et prescher le peuple, non pas qu'il remue toutes choses avec ses propres harangues ni ses propres decrets, comme avec ses propres mains: mais qu'ayant des gens de bien, fideles, qui le secondent et s'entendent avec lui, il les employe par tout, les uns à une charge, les autres à autre, selon qu'il les verra être plus aptes et plus propres, ainsi comme Pericles usait de Menippus aux expéditions de guerre, et deprima la cour de Areopage par l'entremise d'Ephialte, et par Charinus il mit en avant et fit passer le decret contre les Megariens, il envoya Lampon pour peupler la ville de Thuries: car en ce faisant non seulement il diminue l'envie que l'on a contre lui, d'autant qu'il semble que sa puissance et son authorité est divisée et départie en plusieurs, mais aussi il fait plus commodément et mieux les affaires de la Chose publique: ne plus ne moins que la division de la main en cinq doigts n'affoiblit pas la force de toute la main, ains la rend plus propre et plus commode à l'usage de tout artifice. Aussi celui qui en matière de gouvernement communique partie du maniement des affaires à ses amis, rend par cette communications les choses mieux et plus aisément faites: mais celui qui par une cupidité insatiable de montrer son credit, s'attribue tout, et veut tout faire ce qui se présent à faire en une ville, se mettant bien souvent à une charge à laquelle il n'est pas bien né, ni assez exercité, comme Cleon à conduire une armée, et Philopoemen à mener une flotte de vaisseaux, Hannibal à haranguer, il n'a aucun moyen d'excuser sa faute s'il vient d'aventure à faillir, et leur reproche-l'on ce que dit Euripides,
Tu te mêlais aussi d'autre métier
Que d'ouvrer bois, n'étant que charpentier.
aussi ne sachant pas bien haranguer, tu as entrepris une ambassade: étant paresseux, tu as voulu avoir charge de recette: ne sachant compter, tu as pris charge de thresorier: étant vieil et maladif, tu as voulu commander à une armée. Pericles fit bien mieux, car il partagea l'authorité du gouvernement avec Cimon, se retenant la puissance de commander dedans la ville, et laissant à Cimon le pouvoir d'armer les galeres pour aller cependant faire la guerre aux Barbares, pource que lui était plus propre à commander dedans la ville, et l'autre plus à propos pour la guerre. Aussi loue l'on grandement Eubulus Anaplystien de ce que le peuple se fiant à lui, et lui donnant autant de credit qu'à nul autre, toutefois il ne se mêla jamais d'aucune guerre de <p 170v> la Grèce, ni ne s'entremit jamais de conduire armée, ains s'étant dés son commencement proposé de vaquer aux finances, il augmenta grandement le revenue de la Chose publique, là où Iphicrates était moqué de ce qu'il exercitait en sa maison, en présence de plusieurs, à faire des harangues: car encore qu'il eût été excellent et non pas vulgaire harangueur, si valait-il mieux qu'il se contentât de la réputation qu'il avait acquise par les armes d'être bon guerrier, et qu'il cedât l'école de bien dire aux Orateurs, Rhetoriciens et Sophistes. Mais pour autant que toute commune de peuple naturellement est maligne, mêmement à l'encontre de ceux qui gouvernent, prenant plaisir à les blâmer et les ouïr calomnier, et qu'ils souspçonnent ordinairement que plusieurs choses profitables que l'on leur met en avant, si elles ne sont debattues, et qu'il n'y ait de la contradiction, se fassent par intelligence et conspiration: et est ce qui décrie principalement les amitiés et societez entre les personnes qui se mêlent des affaires: il ne faut pas pour cela se laisser aucune inimitié, ou resistance véritable, comme fit jadis un gouverneur de Chio, appelé Onomademus. Après qu'en une sédition civile il fut venu au dessus de ses ennemis, il ne voulut pas chasser de la ville tous ceux qui lui avaient été adversaires: de peur, dit-il, que nous n'entrions désormais en discorde à l'encontre de nos amis, après que nous n'aurons plus d'ennemis, car cela serait une folie. Mais quand le peuple aura quelque proposition, qui lui sera salutaire et de grande conséquence, pour suspecte, il ne fauldra pas lors que tous comme d'un complot, dient une même sentence, ains que deux ou trois s'y opposants contredisent sans violence à leur ami, et puis que comme étant convaincus par raisons ils reviennent à son opinion: car ils attirent par ce moyen le peuple avec eux, quand il semble qu'ils soient tirés par le regard de l'utilité publique: vrai est qu'és choses légères il n'est pas mauvais de souffrir que nos amis mêmes discordent à bon esciant d'avec nous, et qu'ils suivent chacun son jugement et son opinion, afin que quand il viendra en affaire principal et de grande importance, il ne semble pas que ce soit par un complot proparlé entre eux, qu'ils soient tous d'accord. Or faut-il penser que l'homme sage par nature est toujours en authorité de magistrat en sa ville, comme le Roi entre les abeilles, et sur cette persuasion il faut qu-il ait toujours le timon des affaires en la main, mais toutefois qu'il ne poursuive pas toujours chaudement ne souvent les états et offices que le peuple élit par ses voix: car cette convoitise de vouloir toujours être en office, n'est point vénérable ni agreable au peuple: aussi ne les faut-il pas rejeter quand le peuple legitimement les donne, et nous y appelle, ains les faut accepter, encore que ce soient à l'aventure offices de moindre dignité que ne requérrait la réputation que nous aurions déjà acquise, et s'y employer de bonne affection: car il est juste que comme nous avons été honorés par les états de plus grande dignité, aussi que réciproquement nous honorions ceux de moindre qualité: et quand nous serons élus aux magistrats suprèmes, comme à l'état de capitaine en la ville d'Athenes, à l'état de Prytanes à Rhodes, de Boeotarche en notre pays de la Boeoce, il sera bien séant que par modestie nous cedions et rabaissions un peu de sa souveraine grandeur: et au contraire aussi, que aux petits états nous y ajoutions un petit de dignité et d'apparence davantage, afin que nous ne soyons ni enviés en ceux-là, ni mêprisés en ceux-ci. Et aux premiers jours que nous entrerons en quelque magistrat que ce soit, il ne nous faut pas seulement ramener en mémoire les discours que faisait Pericles quand il prenait sa robe de magistrat pour sortir en public, «Pense à toi Pericles, Tu commandes à hommes libres, non pas à des esclaves: tu commandes à des citoyens qui sont pareils à toi, tu commandes à des Atheniens:» ains nous faut davantage dire en nous-mêmes, Tu commandes étant commandé et sujet, tu commandes à une ville qui est sous un proconsul Romain, ou sous un procureur et lieutenant de l'Empereur. <p 171r> Ce ne sont plus, comme disait celui-là, ici les campagnes de la Lydie où l'on puisse courir la lance, ce n'est plus ici l'ancienne cité de Sardis, ni la puissance qui fut au temps passé des Lydiens: il faut porter sa robe plus étroite, et du palais de ville, où logent les magistrats, faut toujours avoir l'oeil au siege imperial, et ne prendre pas trop de coeur pour se voir une couronne sur la tête, regardants des souliers cornus, marques des Seigneurs Romains, qui sont encore au dessus: ains faut en cela imiter les joueurs des Tragoedies, lesquels ajoutent bien du leur au roolle qu'ils jouent, le geste, l'accént, et la contenance qui lui est convenable, mais toutesfois ils écoutent toujours leurs protecolles, afin que nous ne passions, ni n'excedions point les mesures ni les bornes de la licence qui nous est baillée par ceux qui ont la puissance de nous commander: car le sortir hors de ses termes, n'apporte pas quant et soi péril d'être sifflé ni moqué seulement, ains y en a déjà eu plusieurs,
Dessus le col desquels est jà monté
Le fil tranchant de la hache acérée,
Qui a du corps la tête séparée:
comme il en est pris en notre pays à Pardalas, pour être un peu sorti des bornes: et tel autre y a, qui étant confiné en quelque méchante îsle deserte, est devenu, comme dit Solon,
Sicinitain ou Phéléganrien,
Forpaysant au lieu d'Athenien.
Nous nous rions bien quelquefois des petits enfants, quand nous voyons qu'ils tâchent à chausser les souliers de leurs peres, ou qu'ils veulent mettre sur leurs têtes leurs couronnes en se jouant: les magistrats des villes bien souvent, ramenants en mémoire aux peuples follement les beaux faits de leurs prédécesseurs, la grandeur de leurs courages, et leurs deportements trop disproportionés aux temps, et aux qualités de maintenant, les font quelquefois faire des choses dignes de rire: mais il n'y a pas à rire puis après pour tous, si ce n'est qu'ils soient si bas et si petits, que pour leur bassesse on ne face compte d'eux. Il y a bien d'autres histoires de l'ancienne Grèce, que l'on peut ramentevoir et réciter aux hommes de ce temps ici, pour adoucir et modérer leurs moeurs, comme à Athenes, faisant souvenir au peuple non des prouesses de leurs ancestres, mais pour exemple du decret d'abolition et d'oubliance générale qui fut jadis fait après que la ville fut délivrée de la captivité des trente tyrans, et de ce qu'ils condamnèrent à l'amende le poète Phrynichus, pource qu'il avait fait jouer en une Tragoedie la prise de la ville de Milet, et aussi que par ordonnance publique ils portèrent chappeaux de fleurs sur leurs têtes, quand ils surent que Cassander faisait rebâtir la ville de Thebes: et comme quand ils entendirent la cruelle occision qui fut faite en Argos, en laquelle les Argiens firent mourir quinze cents de leurs citoyens, ils firent en pleine assemblée de ville apporter les sacrifices d'expiation, à fin qu'il plût aux Dieux détourner une si cruelle pensée du coeur des Atheniens. Et du temps que l'on recherchait ceux qui avaient prix ou argent ou présent de Harpalus, en visitant toutes les maisons de la ville, ils ne voulurent pas permettre que l'on fouillât celle d'un nouveau marié, et passèrent celle-là seule. Car en cela peuvent-ils bien encore aujourd'hui ensuivre leurs majeurs, et se rendre semblables à eux: mais la bataille de Marathon, et celle de la rivière de Eurymedon, et celle de Plataées, et autres tels exemples qui ne font qu'enfler et hausser le courage vainement à une commune, il les faut laisser aux écoles des Sophistes et des maîtres de Rhetorique. Si ne faut pas seulement avoir l'oeil à se maintenir si sagement soi et sa ville, que les Seigneurs souverains n'aient aucune occasion de se plaindre, ains faut donner ordre d'avoir toujours quelqu'un des seigneurs, qui ont le plus d'authorité à Rome, et en la cour de l'Empereur, pour special ami, qui serve comme d'un rempart assuré <p 171v> pour défendre toutes nos actions au gouvernement de notre pays: car tels seigneurs Romains se montrent ordinairement fort affectionnés aux affaires que poursuivent leurs dependants et leurs amis, et le fruit que l'on peut tirer de l'amitié et bonne grâce de tels seigneurs, il n'est pas honnête de le convertir à l'avancement et enrichissement de soi et des siens particulièrement, mais l'employer, ainsi comme firent jadis Polybius et Penaetius, qui par le moyen de la bienveillance que leur portait Scipion, firent beaucoup de bien à leur pays: au nombre desquels il faut aussi mettre Arrius, car quand Caesar Auguste prit la ville d'Alexandrie, il entra dedans tenant Arrius par la main, et devisant avec lui seul de toute sa suite: puis il répondit aux Alexandrins, qui s'attendaient bien d'être saccagés, et le suppliaient de leur pardonner, qu'il leur pardonnait, et les recevait en sa bonne grâce, premièrement pour la beauté et grandeur de leur ville, secondement pour le fondateur Alexandre le grand, et tiercement pour l'amour de cettui votre citoyen, qui est mon ami. pourrait-on bien avec raison comparer cette grâce, avec les riches commissions de régir et administrer les provinces, que poursuivent aucuns à la cour, avec servitude et sujétion si obstinée, qu'il y en a qui vieillissent aux portes d'autrui à la poursuite, en délaissant ce pendant les affaires de leur pays? ne vaudrait-il pas mieux corriger et changer le dire d'Euripides, en disant et chantant, S'il est honnête de veiller et faire la cour aux portes d'autrui, en se rendant sujet à la suite d'un seigneur, il est doncques honnête de le faire pour l'amour et pour le bien de son pays? au demeurant chercher et ambrasser amitiés pareilles, à conditions justes et égales. Mais aussi en rendant sa ville et son pays obéissant aux grands, il se faut bien garder que nous ne l'assujétions encore davantage qu'il ne l'est, ne qu'étant attaché par la jambe nous ne le lions encore par le col: comme font aucuns, qui rapportant toutes choses, autant petites que grandes, à ces seigneurs, rendent leur servitude reprochable, ou pour mieux dire, ils ôtent à leur pays toute forme de gouvernement, en le rendant ainsi timide, et lui ôtant tout pouvoir. Car ainsi comme ceux qui se sont accoutumez à ne disner, ne souper, ni s'étuver jamais sans le médecin, n'usent pas de leur santé, autant que la nature leur permet: aussi ceux qui à tout decret, à toute resolution de conseil, à toute grâce, voire à toute administration publique de leur ville, veulent ajouter le consentement, jugement et gré des seigneurs, ils contraignent lesdits seigneurs d'être plus maîtres qu'ils ne veulent eux-mêmes: dequoi sont ordinairement cause l'avarice, et la jalousie et l'émulation des premiers et principaux citoyens des villes, parce que voulants quelquefois oppresser ceux qui sont moindres qu'eux, ils les contraignent d'abandonner leurs villes, ou bien ayants quelques différents avec leurs égaux concitoyens, et ne voulants pas avoir du pire en la ville, ils ont recours aux seigneurs supérieurs, par où ils sont cause de faire perdre au Senat, au peuple, aux juges et officiers de leur ville, tout ce peu d'authorité et de puissance qui leur était demeuré: là où il faut en entretenant ceux des bourgeois qui sont hommes privés par égalité, et ceux qui sont puissants par leur céder réciproquement, contenir les affaires au dedans de la ville, et les y résoudre et terminer, guerissants tels inconvénients, comme maladies secrètes des choses publiques, avec une médecine civile, aimants mieux quant à soi être vaincu entre ses citoyens, que vaincre dehors, en faisant tort à son pays, et étant cause de violer ses droits et privileges: et quant aux autres les priant, et leur remontrant particulièrement à un chacun, de combien de maux est cause l'obstination, que maintenant pour n'avoir voulu à leur tour s'accommoder en leurs maisons, à leurs concitoyens, qui seront bien souvent d'une même lignée, à leurs voisins et compagnons en charges et offices, avec honneur et bonne grâce, ils vont déceler les secrètes dissensions et debats de leur ville, aux portes des advocats, et és mains des pratticiens de Rome, avec non moins <p 172r> de honte, de dommage et de perte. Les médecins ont bien accoutumé de tourner et tirer au dehors à la superfice du corps les maladies qu'ils ne peuvent pas du tout ôter du dedans: mais au contraire, l'homme de gouvernement, s'il ne peut contregarder sa ville totalement paisible, qu'il n'y survienne toujours quelques troubles, à tout le moins s'efforcera il de contenir au dedans d'icelle, ce que s'y remue, et qui y émeut la sédition, et en le tenant caché tâchera de le guérir et y remédier, à celle fin que s'il est possible, il n'ait besoin de médecin, ni de médecines extérieures: car l'intention de l'homme d'état et de gouvernement doit bien être de procéder en ses affaires sûrement, et de fuir les violents et furieux mouvements de vaine gloire, comme nous avons déjà dit, mais néanmoins son intention et sa resolution,
Qu'il ait au coeur une ferme assurance,
Sans vaciller, et virile constance,
Comme les preux guerriers, qui hazarder
Leurs vies vont pour leur pays garder:
et non seulement contre des hommes ennemis, mais aussi contre des affaires périlleux, et des temps dangereux, ausquels il faut resister et faire tête: car il ne faut pas qu'il soit cause de mouvoir les tourmentes, mais aussi ne faut-il pas qu'il abandonne son pays au besoin, quand il les sent venir: ne qu'il pousse sa ville en apparent danger, mais aussi quand elle y est une fois esbranlée, et qu'elle flotte en danger, c'est à lui à la secourir en jetant la derniere ancre sacrée de soi-même, qui est la hardiesse de franchement parler, quand il est question de si grande chose que du salut de son pays: comme furent les affaires qui arrivèrent aux Pergameniens du temps de Neron, et naguères aux Rhodiens du temps de Domitian, et auparavant aux Thessaliens du temps d'Auguste, pour avoir brûlé tout vif Petraeus. En telles occurrences vous ne verrez point que l'homme de gouvernement, s'il est digne d'un tel nom, face du restif, ne qu'il tire le pied arrière de peur, ou qu'il accuse les autres, et qu'il se tire lui-même hors de la mêlée du danger, ains le verrez aller en ambassade, s'embarquer sur mer, parler le premier, disant non seulement,
Nous avons fait, Apollo, l'homicide,
Fai que la peste hors notre pays vide:
mais encore qu'il ne soit point coulpable du péché de la commune, si se mettra-il en danger pour eux: car c'est chose très honnête, et outre l'honnêteté du fait en soi, il est advenu plusieurs fois, que la vertu et grandeur de courage d'un tel homme a tant été estimée, qu'elle a effacé le courroux qui était émeu contre toute une commune, et a dissipé toute l'aigreur et la fureur d'une menasse, ainsi qu'il advint à un Roi de Perse à l'endroit de Bulis et de Sperchis gentils-hommes Spartiates, et comme fit aussi Pompeius envers Sthenon son hoste: car ayant proposé de punir aigrement les Mamertins de ce qu'ils s'étaient rebellez contre lui, Sthenon lui dit, qu'il ne ferait pas bien ne justement s'il faisait mourir plusieurs innocents au lieu d'un seul qui était coulpable, pource que c'était lui seul qui avait fait rebeller toute la ville, y ayant induit ses amis par amour, et ses ennemis par force. Ces paroles touchèrent tellement au coeur de Pompeius, qu'il pardonna à la ville, et se porta humainement envers Sthenon. Et l'hoste de Sylla ayant usé de semblable vertu, mais non pas envers un semblable seigneur et capitaine, mourut généreusement: car Sylla ayant pris la ville de Praeneste, condamna tous les habitants à mourir, excepté son hoste, auquel il pardonna pour l'anciene alliance d'hospitalité qu'il avait avec lui: mais son hoste lui répondit, qu'il ne voulait point être tenu de sa vie au meurtrier de son pays, et se jeta parmi la troupe de ses citoyens que l'on massacrait, où il fut meurtri quant et eux. Or faut-il bien prier aux Dieux qu'ils nous gardent de tomber en si calamiteux temps, et en esperer de meilleurs: mais au reste il faut estimer tout magistrat public, <p 172v> et celui qui l'exerce, chose grande et sacrée: à l'occasion dequoi il le faut sur tout honorer, et l'honneur qu'on doit au magistrat, est de s'accorder avec lui, et aimer ceux qui sont constituez pour l'exercer: cet honneur-là est beaucoup plus digne que ne sont pas les couronnes qu'ils portent sur leurs têtes, ni leurs grands manteaux de pourpre. Mais ceux qui prennent le commencement de leur amitié pour avoir été ensemble à la guerre, ou avoir passé les ans de leur adolescence ensemble: et au contraire prennent pour commencement de leur inimitié d'être capitaines ensemble, et avoir quelque charge de la Chose publique ensemble, ils ne sauraient eviter que ce ne soit pour l'une de ces trois mauvaises causes, ou que estimants leurs compagnons semblables à eux, ils commencement les premiers à les embrouiller de dissension: ou les estimants plus grands, ils leur portent envie: ou plus petits, et ils les mêprisent: là où il faut courtiser les plus grands, honorer les égaux, et avancer les petits, et les aimer et ambrasser tous, comme ayants avec eux une amitié engendrée, non pour avoir mangé à une même table, ou disné à un même festin, ains par une obligation commune et publique, comme si c'était une benevolence paternelle, contractée pour l'affection commune envers la patrie. C'est pourquoi Scipion fut malestimé à Rome, de ce qu'en dediant le temple d'Hercules, ayant convié tous ses amis au banquet, il n'y fit point semondre son compagnon au magistrat Mummius: car encore qu'ils se sentissent d'ailleurs n'être pas amis, si est-ce qu'en telles occasions il se devaient honorer et caresser l'un l'autre, à raison de leur commun magistrat. Si doncques Scipion, personnage au demeurant grand et admirable, a encouru réputation d'être fier et présomptueux, pour avoir oublié et omis une si petite demontration d'humanité, comment est-ce que celui qui s'efforcera de diminuer la dignité de son compagnon, ou qui tâchera à lui faire recevoir une honte, mêmement en chose où il va de l'honneur, ou qui par une arrogance voudra tout faire, et s'attribuer tout à lui seul, comment le pourra l'on estimer homme modeste et raisonnable? Il me souvient qu'étant encore bien jeune, je fus envoyé, avec un autre, en ambassade devers le Proconsul, et ce mien compagnon étant ne sais pourquoi demeuré derrière, j'y allai seul, et feis ce que nous avions commission de faire: à mon retour, ainsi que je voulu rendre compte en public, et faire le rapport de ma charge, mon père se levant seul, me défendit de dire, Je suis allé, mais nous sommes allés: ni, j'ai parlé, mais nous avons parlé: et faire mon récit en associant toujours mon compagnon à ce que j'avais fait: cela est non seulement gracieux et humain, mais qui plus est, il ôte de la gloire ce qui offense, l'envie. C'est pourquoi les grands capitaines attribuent et ascrivent leurs beaux faits à la fortune, et à leur bon ange, comme fit Timoleon, celui qui ruïna les tyrannies établies en la Sicile, lequel fonda un temple à la bonne fortune. Et Python étant hautement loué et prisé à Athenes, pour avoir occis de sa main le Roi Cottys: «C'est Dieu, dit-il, qui pour le faire s'est voulu servir de ma main.» Et Theopompus Roi des Lacedaemoniens, à un qui lui disait, que Sparte demeurait sur ses pieds, pour autant que les Rois y savaient bien commander: «Mais plutôt, dit-il, pource que le peuple y sait bien obeïr.» Ces deux choses là se font par le moyen l'une de l'autre: mais il y en a la plupart qui disent et estiment, que la meilleure partie de la science civile de gouverner, est, savoir rendre les hommes idoines à être bien commandés: car en chaque ville il y a toujours trop plus grand nombre de ceux qui sont commandés, que de ceux qui commandent, et chacun en chacune commande à son tour, pour un peu de temps, au moins en un gouvernement populaire, et est puis après commandé tout le reste de sa vie, de manière que c'est un très honnête, et très utile apprentissage, que d'apprendre à obeïr à ceux qui ont authorité de commander, encore qu'ils soient de moindre estoffe, et de moindre credit que nous. Car il n'y aurait point de propos qu'un excellent et premier <p 173r> joueur de Tragoedies, comme serait un Theodorus, ou un Polus, marche bien souvent après quelque mercenaire qui n'aura trois mots à dire, et qu'il parle en toute humilité et révérence à ce mercenaire, pource qu'il a le bandeau Royal du diadesme à l'entour de la tête, et le sceptre en la main: et qu'en action véritable et non feinte, un riche et puissant homme contemne et mêprise celui qui sera en magistrat, d'autant qu'il sera homme simple et de petit état, outrageant et ravallant la dignité publique, pour cuider faire paraitre la sienne privée, là où il devrait plutôt ajouter de son credit, et de sa puissance à celle du magistrat. Comme en la ville de Sparte, les Rois se levaient de leurs chaires au-devant des Ephores, et de tous les autres citoyens, celui qui était mandé par eux n'y venait pas le pas, ains courant à grand' haste, pour montrer à leurs citoyens comme ils étaient bien obéissans, se glorifiants de ce qu'ils honoraient leurs magistrats, non pas comme quelques sots glorieux, de mauvaise grâce, et de pervers jugement, qui pour montrer qu'ils ont grande authorité, feront quelque honte aux juges et directeurs des combats, ou diront injure aux entrepreneurs qui font jouer les Tragoedies et Comoedies és fêtes Bacchanales, ou se moqueront des capitaines, ou de ceux qui president aux jeux et exercices de la jeunesse, n'entendants pas que l'honorer bien souvent est plus honorable, que non pas l'être honoré: car à un homme d'honneur qui a grande suite et grande authorité en une ville, ce lui est un ornement plus grand d'accompagner et côtoyer le magistrat, que si le magistrat le convoyait et l'accompagnait: et pour mieux dire, cela cause un déplaisir, et une envie aux coeurs de ceux qui le voyent, et ceci apporte une vraie gloire, qui procède de benevolence, quand on le voit quelquefois à l'huis d'un magistrat, quand il le salue le premier, et quand il lui donne le lieu du milieu en se promenant, il ajoute cet ornement à la dignité de la ville, et ne diminue rien de la sienne: aussi est-ce chose, qui attrait grandement la grâce du peuple, que d'endurer patiemment une injure ou une colère de celui qui commande, y répliquant ce que dit Diomedes en Homere,
Il m'en viendra ci-après grande gloire:
ou le dire de Demosthenes, que maintenant il n'est pas seulement Demosthenes, mais il est legislateur, il est president des jeux sacrés, il a une couronne sur la tête: et pourtant il en faut remettre la vengeance à un autre temps: car ou nous lui courrons sus, après qu'il sera deposé de son magistrat, ou nous gagnerons cela à différer, que notre colère en sera passée. Bien faut-il toujours faire à l'envi des magistrats en diligence, soin et provoyance du bien public, s'ils sont personnes de bonne sorte, en leur allant déclarer et exposer ce qui se présentera bon à faire, en leur baillant à executer ce que nous aurons mûrement délibéré, et leur donnant moyen de se faire honorer, en profitant par même conseil à la Chose publique: mais si ce sont personnes, qui ou par crainte et faute de coeur, ou par malignité, restivent à entendre à ce que nous leur mettrons en avant, alors il faut que nous mêmes allions le déclarer publiquement au peuple, non pas négliger, dissimuler, ou passer sous connivence aucune chose qui appartienne au bien public, sous couleur de dire, qu'il n'appartient à autre qu'au magistrat, d'être curieux, ni de s'entremettre du maniement des affaires: car la loi générale donne toujours le premier lieu du gouvernement à celui qui fait ce qui est juste, et qui connait ce qui est profitable, comme l'on peut comprendre par l'exemple de Xenophon: lequel écrit de soi-même, «Il y avait en l'armée un appelé Xenophon, qui n'était ne capitaine, ni lieutenant, mais qui pour entendre ce qu'il fallait faire, et l'oser entreprendre, se mit à commander, si bien, qu'il fut cause de sauver les Grecs.» Et le plus glorieux fait d'armes que fit jamais Philopoemen, fut, que quand il eut nouvelle comme le Roi Agis avait surpris la ville de Messene, et que le capitaine général des Achaeiens ne la voulait pas aller <p 173v> secourir, ains restivait de peur, lui avec une trouppe des plus gaillards et plus délibérés y alla, sans aucun mandement public, et ôta la ville d'entre les mains d'Agis: non pas qu'il faille pour choses légères et vulgaires attenter rien de nouveau, ains seulement pour choses nécessaires, comme fit lors Philopoemen: ou belles et honnêtes, comme Epaminondas, lequel étendit et allongea le temps de son magistrat de Boeotarche, quatre mois plus qu'il n'était permis par la loi du pays, durant lesquels il entra en armes dedans le pays de la Laconie, et fit rebâtir et repeupler Messene, afin que si d'aventure il en advenait puis après quelque plainte ou accusation, nous ayons pour réponse à l'accusation l'excuse de la nécessité, ou pour réconfort du péril auquel nous nous serons exposés, la grandeur et beauté de la chose entreprise. On récite et remarque une sentence de Jason, celui qui jadis fut tyran de la Thessalie, laquelle il disait et répétait souvent, toutes et quantes fois qu'il forçait ou outrageait quelques-uns des particuliers habitants du pays, «Qu'il est forcé de faire injustice en petites choses, qui veut venir à chef de faire justice és grandes: et qu'il est nécessaire de faire tort en destail, qui veut faire droit en gros:» mais quant à cette sentence-là, il est aisé à voir de prime face, que c'est une instruction propre pour un qui se veut faire seigneur et usurper la tyrannie. cette règle est bien plus civile, «Qu'il faut laisser aller plusieurs choses légères pour gratifier au peuple, à fin de pouvoir en choses grandes lui resister et le garder de faillir:» car celui qui veut être en toutes choses regardant de trop près, et trop véhément, sans jamais rien céder ni lâcher, ains est toujours âpre et inexorable, il accoutume le peuple à étriver opiniâtrement, et se courroucer contre lui,
Mais un peu la scote lente
Contre l'onde violente
savoir à propos lâcher,
partie en se relaschant un peu soi-même, et se jouant gracieusement avec eux, comme à faire sacrifices, à voir les jeux des combats, à assister aux Theatres, partie en ne faisant pas semblant de les voir ni ouïr, comme nous faisons aux fautes des petits enfants en la maison, afin que l'authorité de les reprendre et de parler franchement à eux, comme la force d'une drogue non sus-année ni passée, ains étant en sa vertu et vigueur, ait plus d'efficace et plus de foi pour les toucher et assener au vif, quand il sera question de choses de grande conséquence. Alexandre ayant entendu que sa soeur avait eu accointance d'un beau jeune gentilhomme, il ne s'en courrouça point autrement, ains dit qu'il lui fallait aussi bien à elle permettre de se sentir et jouir un peu de la Royauté: ne faisant pas en cela sagement, de lui concéder cela qui faisait honte à sa grandeur: car il ne faut pas estimer jeu ne plaisir ce qui est la ruine ou le déshonneur d'un état. Et pourtant le sage homme de gouvernement ne permettra point, tant qu'il lui sera possible, que le peuple face une injure aux particuliers habitants, comme serait en confisquant leur bien, en leur laissant départir entre eux les deniers communs, ains y resistera de tout son pouvoir en les preschant, menassant et intimidant, il combattra contre tous tels appétits désordonnés d'une commune: à l'opposite de ce que fit Cleon à Athenes, qui nourrissant et augmentant tels fols désirs du peuple, fut cause de faire naître en la ville plusieurs frelons et mouches guêpes, comme dit Platon, qui veulent vivre sans rien faire que poindre et piquer tantôt celui-ci, et tantôt celui-là. Mais si le peuple d'aventure prend une fête solennelle du pays, ou bien l'honneur de quelque Dieu pour occasion de faire quelques jeux, ou quelque donnée légère, ou quelque gracieuseté honnête ou magnificence publique, il est raisonnable, que leur permettant telles choses on les laisse jouir aucunement et de leur liberté et de leur opulence: car au gouvernement de Pericles et de Demetrius Phalereus, il y a plusieurs exemples de choses semblables. Cimon même embellit <p 174r> la place d'Athenes de plusieurs belles allées de platains, qu'il y fit planter à la ligne: et Caton voyant au temps de la conjuration de Catilina, que le menu peuple de Rome était tout ému par les menées de Jule Caesar, et qu'il ne fallait guères de chose pour faire changer tout l'état, il persuada au senat d'ordonner, qu'il se ferait quelque petit donnée et distribution de deniers aux pauvres citoyens: et cela fait à propos appaisa tout le tumulte, et réprima la sédition et soublevation qui était toute prête à se faire. Tout ainsi que le sage et discret médecin, après qu'il a tiré à son patient beaucoup de sang corrompu, lui donne un peu de bonne nourriture: aussi l'avisé gouverneur d'état populaire, après avoir ôté à la commune quelque grande chose, qui était pour leur apporter honte et dommage: au contraire, par quelque légère grâce et douceur qu'il leur concède, il les réconforte et engarde de se fâcher et de se plaindre. Et n'est pas mauvais quelque fois pour les détourner d'une folie à quoi ils ont affection sans propos, de les ramenera à autres choses qui sont utiles, ainsi que fit Demades, lors qu'il avait la superintendance des finances, et de tout le revenu de la Chose publique, étant le peuple d'Athenes en volonté d'envoyer des galeres au secours de ceux qui s'étaient rebellez contre Alexandre le grand, et lui commandant de fournir argent pour cet effet: il leur dit, Vous avez bien de l'argent tout prêt, car j'en avoir fait provision pour vous distribuer à cette fête des Bacchanales, si que chacun de vous eût pu avoir environ demi mar d'argent, qui eût été environ cinq écus pour tête: si vous aimez mieux que ces deniers soient employez à cet usage, je m'en rapporte à vous, usez ou abusez-en, comme de chose votre: par cette ruse les ayants détournés de vouloir plus armer la flotte de vaisseaux qu'ils voulaient envoyer, de peur de perdre la distribution qu'il leur promettait, il les engarda d'offenser grièvement Alexandre. Il y a beaucoup de telles volontez dommageables et dangereuses, qu'il serait impossible de rompre de droit fil, mais il y faut user de destour et de torse, comme fit un jour Phocion, quand les Atheniens voulaient à toute force qu'il allât hors de temps et de saison dedans le pays de Boeotie: car il fit incontinent crier à son de trompe, que tous citoyens, depuis l'âge de l'adolescence jusques à soixante ans, eussent à le suivre avec leurs armes: à raison duquel cri s'étant élevé un grand bruit des vieillards, qui se mutinaient de ce qu'on les faisait aller à la guerre en tel âge: «Quel mal y a-il, leur dit-il, j'ai bien quatre vingts ans, et serai avec vous comme votre capitaine.» Par tels moyens on pourra rompre beaucoup d'ambassades importunes, en y commettant ceux que l'on verra les plus maldispos à faire voyages, plusieurs entreprises de grands bâtiments inutiles, en commandant de contribuer doncques argent, et plusieurs procès incivils, en leur disant, qu'ils aillent doncques eux-mêmes à la cour pour les solliciter: à quoi faire il y faut attirer et associer les premiers ceux qui mettent telles choses en avant, et qui incitent le peuple à les vouloir: car s'ils reculent, il semblera qu'ils rompent eux-mêmes ce qu'ils auront proposé, et s'ils l'acceptent, ils porteront partie de la fâcherie, et de la peine qu'il y aura. Mais là où il sera question de quelque affaire de grande conséquence et de grande utilité pour le public, où il faudra grandement travailler et chaudement s'y employer, alors regarde à choisir de tes amis ceux qui auront le plus d'authorité, et mêmement entre les autres, ceux qui seront de plus douce nature: car ceux-là te resisteront le moins, et te secoureront le plus, ayants le sens bon, et point de jalousie ni d'opiniâtreté: toutefois en cela faut-il encore que chacun connaisse bien sa nature, et qu'entendant ce à quoi il est moins apte, il élise pour adjoints plutôt ceux qu'il sentira valoir en ce qui est requis pource qui se présente, que ceux qui lui seront plus semblables: comme Diomedes étant député pour aller reconnaître le camp des ennemis, choisit pour son compagnon le plus avisé, et laissa les plus vaillans: par ce moyen les actions en seront mieux contrepesées, et ne s'engendrera pas si facilement <p 174v> la jalousie et l'émulation entre ceux qui désirent faire connaître leur valeur en vertus différentes. Si doncques tu as une cause à plaider, ou une ambassade à faire, choisy pour ton adjoint quelque homme bien eloquent, si tu te sens malidoine à bien parler, ainsi comme Pelopidas choisit Epaminondas: Si tu te sens malpropre à caresser une commune, et avoir le coeur en trop bon lieu pour t'abaisser à faire la cour, comme était Callicratidas capitaine Lacedaemonien, choisis en un qui ait grâce à entretenir les gens, et qui soit bon courtisan. Si tu as le corps faible, et maldispos pour porter beaucoup de peine, élis en un qui soit plus robuste, et qui aime à travailler, comme Nicias choisit Lamachus. C'est ainsi que Geryon était émerveillable, que ayant plusieurs jambes, plusieurs bras, et plusieurs yeux, le tout était regy et gouverné par une seule âme: mais les sages hommes de gouvernement s'ils s'entre-entendent, peuvent bien conferer ensemble, non seulement leurs corps et leurs biens, mais aussi leurs fortunes, leurs credits, et leurs vertus en un même affaire: de sorte qu'ils viendront toujours mieux à bout de quelque execution qu'ils entreprennent à faire, que ne fera un autre qui qu'il soit. Non pas comme les Argonautes, qui, après avoir délaissé Hercules, furent contraints d'avoir recours aux sorcelleries et enchantements d'une femme pour se sauver, et dérober la toison d'or. Or y a-il des temples, ausquels ceux qui entrent, laissent l'or dehors, s'ils en ont sur eux: et quant au fer, on n'en porte presque, en manière de dire, dedans pas un: et d'autant que la tribune aux harangues, et le siege presidial est un temple commun à Jupiter conseiller et garde des villes, et à justice et equité, avant que d'y mettre le pied, dés à présent dépouille ton âme de toute avarice, de toute convoitise d'avoir, comme si c'était du fer, ou bien une maladie pleine de rouille, et la rejette en la balle des marchands, des revendeurs, banquiers et usuriers, et t'en éloigne le plus arrière que tu pourras, estimant que celui qui s'enrichit du maniement des affaires publiques, est un sacrilege qui déroberait jusques sur le maître autel, jusques dedans les sepultures des morts, dedans les coffres de ses amis, s'enrichirait de trahison et de faux témoignage: qu'il est conseiller infidele, juge parjure, magistrat concussionnaire, bref contaminé de toutes les méchancetez que l'homme peut commettre: et pour cette cause n'est-il jà besoin de plus amplement en parler. Au demeurant l'ambition, encore qu'elle soit de plus belle apparence que l'avarice, apporte néanmoins des pestes non moins dangereuses ne moins pernicieuses qu'elle, au gouvernement de la Chose publique: car elle est ordinairement accompagnée d'audace et de temérité, d'autant qu'elle ne s'engendre point és natures basses, ni faibles ou paresseuses, mais principalement és fortes, actives, et vigoureuses: et la vogue des peuples qui l'enléve et la pousse bien souvent par louange qu'on leur donne, rend son impetuosité bien malaisée à retenir, à manier et régir. Comme doncques Platon écrit qu'il faut accoutumer les jeunes garçons dés leur enfance à ouïr dire, qu'il ne leur est pas loisible, ni de porter de l'or à l'entour de leur corps pour ornement, ni même en avoir et posseder, pource qu'ils en ont un autre propre interieur mêlé avec leur âme: voulant donner à entendre sous paroles couvertes, à mon avis, la vertu derivée de leurs ancestres, par la descente et continuation de leur race: ainsi pouvons nous réconforter et adoucir la cupidité de l'ambition, en remontrant aux esprits ambitieux, qu'ils ont en eux de l'or qui ne se peut ternir, gâter ne contaminer par l'envie, ne par Momus même le repreneur des Dieux, qui est l'honneur lequel ira toujours croissant et augmentant, tant plus on discourra, considérera et remémorera les chosses par eux faites et accomplies au gouvernement de la Chose publique: et pourtant qu'ils n'auront pas besoin de ces autres honneurs qui se moulent, qui se taillent, ou qui se peignent, ne qui se fondent en bronze, attendu que bien souvent, ce que plus on y prise, appartient à autre qu'à eux. Car la statue que fit Polycletus du <p 175r> Trompette, et celle du Hallebardier sont louées, pour le regard de celui qui les a faites, non pour le regard de ceux en faveur de qui elles furent faites. Et Caton lors que la ville de Rome commençait déjà à se remplir toute d'images et de statues, ne voulut pas permettre qu'on en fît aucune pour lui, disant, qu'il aimait mieux que l'on demandât pourquoi on ne lui en avait point fait, que pourquoi on lui en avait fait: car ces choses-là apportent envie, et si pensent les peuples être redevables à ceux, à qui ils n'ont point baillé de telles fumées, et au contraire, ceux qui les ont reçues, leur sont ennuyeux et fâcheux, comme ayants recherché d'avoir les affaires de la ville en main, à fin d'en recevoir un tel salaire. Ainsi donc comme celui qui aurait navigué sans péril tout le long du gouffre de Syrtis, et puis se serait venu perdre et noyer à l'entrée du port, n'aurait pas fait rien de grand, ni de fort recommendable: aussi celui qui se serait sauvé du thresor, et aurait échappé les fermes publiques, c'est à dire qui n'aurait point souillé ses mains du larrecin des deniers communs, ni de mauvaise intelligence avec les fermiers des impositions et gabelles publiques, et puis se serait laissé prendre à la cupidité de vouloir presider au palais, et d'être le premier au conseil de la ville: celui-là aurait bien donné contre une plus haute roche, mais il serait allé à fond, et se serait noyé aussi bien que les autres: ainsi serait-ce de beaucoup le meilleur, n'appeter ni convoiter point ces honneurs-là, ains les fuir et refuser du tout. Toutefois si d'aventure il est malaisé de rebouter de tout point une grâce et une demontration d'amitié que le peuple a quelquefois envie de faire à ceux qui combattent en ce champ de gouvernement, non à un jeu de prix d'argent, ni de riches présents, ains à un jeu véritablement saint et sacré, et digne d'être couronné, il suffise de se contenter de quelque honorable inscription, ou de quelque tableau, ou quelque decret publique, quelque rameau de laurier ou d'olive, comme Epimenides en eut un de l'olive sacrée du château d'Athenes, pour avoir nettoyé et purifié la ville: et Anaxagoras, refusant tous autres honneurs qu'on lui voulait decerner, demanda seulement que le jour qu'il mourrait, les enfants eussent congé de jouer, et n'allassent point à l'école pour ce jour-là: et aux sept gentils-hommes Persiens, qui tuèrent les Mages tyrans, on leur donna privilege de porter le chappeau pointu Persien, penchant sur le devant de la tête, à eux et à ceux qui descendraient d'eux: car c'était le signal qu'ils avaient pris entre eux, quand ils allèrent pour executer leur entreprise. Aussi eut de la civilité et modestie grande, l'honneur qu l'on fit à Pittacus: car comme ses citoyens lui eussent permis et commandé de prendre de la terre qu'il avait conquise sur les ennemis, autant comme il en voudrait pour lui, il en prit seulement autant que contenait le jet de son javelot qu'il lancea: et le Romain Cocles eut autant de terre comme il en peut labourer en un jour, étant boiteux: car il ne faut pas qu'un honneur civil soit salaire d'un acte vertueux fait pour le public, ains marque pour la souvenance seulement, afin que la mémoire en demeure plus longuement, comme ont fait ceux que nous avons récités. Là où les trois cents statues de Demetrius le Phalerien n'engendrèrent jamais rouille, ni crasse et ordure, ains furent toutes de son vivant mêmes abattues, et celles de Demades furent fondues, et en fit on des vrinaux, et bassins à selles percées, et plusieurs autres tels honneurs ont été de même effacés, ayants dépleu et fâché au monde, non seulement pour la mauvaistié de ceux qui les recevaient, mais aussi pour la grandeur de ce qu'on leur donnait: et pourtant la plus honnête et plus sûre garde de l'honneur pour le faire longuement durer, c'est la sobrieté et simplicité, pource que les honneurs excessifs et desmesurés en grandeur, sont ne plus ne moins que les statues malcontrepesées et malproportionnées, lesquelles se ruïnent et tombent par terre d'elles mêmes: J'appelle maintenant honneurs ces choses exterieures, comme fait le vulgaire, entant <p 175v> qu'il est loisible, comme dit Empedocles: toutefois j'afferme aussi bien que les autres, que le sage homme d'état et de gouvernement ne doit point mêpriser le vrai honneur, qui gît en la benevolence et bonne affection de ceux qui ont souvenance des services et biens qu'ils ont reçus: ni ne doit point contemner la gloire, fuyant le plaire à ses prochains, ainsi que voulait Democritus: car ni les écuyers ne doivent pas rejeter les caresses de leurs chevaux, ni les veneurs les fêtes de leurs chiens, ains les doivent plutôt chercher, pource que c'est chose utile et plaisante de pouvoir imprimer à tels animaux, qui nous sont familiers, et vivent avec nous, une telle affection en notre endroit, comme le chien de Lysimachus montra envers son maître, et que le poète Homere récite des chevaux d'Achilles envers Patroclus. Et quant à moi j'estime, qu'il en prendrait mieux aux abeilles, si elles voulaient caresser, et laisser amiablement approcher d'elles, ceux qui les nourissent, et qui les traitent et ont soin d'elles, plutôt que de les piquer, et de s'aigrir si âprement contre eux: mais maintenant les hommes aussi les châtient avec de la fumée, et domptent les chevaux farouches avec des mors de bride, et les chiens sujets à s'enfuir, ils les attachent à des billots de bois: là où il n'y a rien qui rende l'homme libre volontairement obéissant, et se soumettant à un autre homme, que la fiance qu'il a en lui pour l'amour qu'il lui porte, et l'opinion qu'il a conceue de sa bonté et de sa justice. C'est pourquoi Demosthenes dit bien, que les cités libres n'ont point de meilleur moyen pour se garder et préserver des tyrans, que de se défier d'eux: car celle partie de l'âme qui crait et qui se fie, est celle qui est la plus aisée à prendre. Tout ainsi donc comme le don de prophètie qu'avait Cassandra, ne servait de rien à ses citoyens, d'autant qu'ils ne lui croiaient point,
Dieu n'a voulu que ma voix prophètique
Portât effet à la Chose publique:
Car quand ils ont reçu quelque meschef,
Tant que le mal leur poise sur le chef,
Je suis par eux alors sage appelée,
Mais au surplus folle et escervellée:
ainsi la foi et bienveillance des citoyens d'Archytas et de Battus envers eux apportèrent de grands profits aux uns et aux autres qui se voulurent servir d'eux, et suivre leur conseil, pour la bonne opinion qu'ils en eurent: aussi est-ce le premier et principal bien qui soit en la réputation des hommes de gouvernement, la foi et confiance que l'on a en eux, laquelle leur ouvre la porte à faire toutes bonnes actions: le second bien est l'amitié et bienveillance du peuple, qui est aux bons un bouclier et un rempart grand à l'encontre des envieux et des méchants,
Comme la mère empêche que la mouche
Son fils dormant de doux sommeil ne touche,
détournant l'envie qui peut sourdre à l'encontre d'eux: et quant au credit égalant celui qui sera né de bas et petit lieu aux plus nobles, le pauvre aux riches, et le privé au magistrat: bref quand vertu et vérité sont conjointes à cette benevolence populaire, c'est comme un vent fort et gaillard en pouppe, qui les pousse à toute entremise de gouvernement. A l'opposite aussi peut-on voir quels effets produit la disposition contraire és coeurs du peuple, par tels exemples: car ceux d'Italie ayants surpris la femme et les enfants du tyran Dionysius, après les avoir forcez et violez honteusement les firent mourir, et puis en ayant brûlé les corps, en jetèrent les cendres dedans la mer. Au contraire, un Menander ayant regné doucement sur les Bactriens, et étant à la fin mort en la guerre, les villes de son obéissance firent bien ensemble, et par commun accord, les funerailles et obseques: mais quand ce vint à savoir où l'on en logerait les reliques, elles en vindrent en très grande contention les unes contre <p 176r> les autres, qu'elles pacifièrent à la fin à grande peine, sous condition que ses cendres seraient partagées également entre elles, et qu'en chacune y aurait une sepulture de lui. A l'apposite, ceux d'Agrigente, après qu'ils furent délivrés du tyran Phalaris, firent une ordonnance, que de là en avant il ne fut loisible à aucun de porter robe de couleur bleue, pource que les satellites de ce tyran avaient porté des hoquetons bleus: Et les Persiens, pource que Cyrus avait le nez aquilin, jusques aujourd'hui aiment encore ceux qui l'ont tel, et les estiment les plus beaux. C'est l'amour le plus saint, et le plus puissant de tous, que celui que les villes et peuples portent à quelqu'un de leurs citoyens pour sa vertu: les autres honneurs, ainsi nommés à fausses enseignes et demontrations de bienvueillance, que les peuple donnent à ceux qui leur font bâtir des Theatres, jouer des jeux, distribuer de l'argent, ou d'autres présents, ou de leur donner le passetemps de voir combattre des gladiateurs et escrimeurs à outrance, ressemblent proprement aux caresses et flatteries des putains, qui rient toujours à celui qui leur donne et qui leur fait plaisir, que est une réputation qui ne dure guères, ains se passe en bien peu de temps. celui qui dit le premier, que le premier qui donna de l'argent au peuple, enseigna le vrai moyen de ruïner l'état populaire, entendit bien, qu'un peuple perd son authorité, quand il se rend sujet à corruption: mais aussi faut-il bien que ceux qui le corrompent entendent, qu'ils se ruïnent et détruisent eux-mêmes, achetants leur réputation à si grands frais et si grands dépens, et rendent la commune plus hautaine et plus arrogante, d'autant qu'elle présume qu'il est en sa puissance de donner ou ôter une chose grande. Ce n'est pas à dire,que je veuille que l'homme d'état, és dépenses ordinaires et liberalitez accoutumées, se montre chiche et mechanique, quand ses affaires lui en donneront le moyen, parce qu'un peuple prend en plus grande haine le riche, qui ne lui communique pas de ses biens en telles occasions, que le pauvre qui dérobe du public, pource qu'ils estiment que l'un procède de mêpris et de contemnement, et l'autre de nécessité. Parquoi je voudrais que telles largesses premièrement se feissent gratuitement et pour néant, d'autant que faites en cette sorte, elles font admirer et obligent davantage ceux qui les reçoivent: et puis je voudrais que ce fut toujours pour occasion belle, bonne et honnête, comme pour l'honneur de quelque Dieu: ce qui attire toujours de plus en plus le peuple à dévotion, pource que tout ensemble il s'imprime au coeur du peuple une véhémente opinion et appréhension, que la divinité et majesté des Dieux doit être grande et vénérable chose, quand ils voyent ceux qu'ils honorent, et qu'ils réputent grands personnages, si affectionnés à dépenser liberalement pour les servir et honorer. Tout ainsi donc comme Platon défend aux jeunes qui apprennent la musique, l'harmonie Lydiene et la Phrygiene, d'autant que l'une excite en notre âme toutes affections plaintives et lamentables, et l'autre augmente l'inclination à la volupté et lubricité: ainsi quant aux largesses et dépenses publiques, chasse hors de ta ville tant que tu pourras celles qui provoquent les affections bestiales, barbares et sanglantes en notre âme, ou les dissolues et lubriques: ou si tu ne les peux du tout chasser et ôter, pour le moins fais devoir d'en contester tant que tu pourras contre le peuple qui te demandera de tels spectacles, et fais que le sujet de ta dépense soit toujours honnête et pudique, et la fin et intention bonne et nécessaire, ou pour le moins que le plaisir et joyeuseté qui y sera, soit sans insolence ni dommage. Mais si d'aventure tes biens sont mediocres, et que le centre et la circonférence d'iceux ne contiene ni n'embrasse pas plus qu'il ne te faut nécessairement, sache que ce n'est ni lâcheté, ni vileté et bassesse de coeur, de céder ces ambitieuses dépenses, et laisser faire ces liberalitez à ceux qui ont bien dequoi, en confessant franchement sa pauvreté, non pas en s'endebtant et prenant argent à usure, se faire regarder en pitié, et moquer tout ensemble, en telles commissions: par ce <p 176v> que ceux qui le font, ne peuvent si secrètement faire, que l'on ne pense bien qu'ils entreprennent plus qu'ils ne peuvent, et qu'ils sont contraints de molester d'emprunts leurs amis, ou de flatter et courtiser des usuriers, tellement qu'ils n'acquirent ni honneur ni credit, ains plutôt honte et mêpris par telles dépenses. Pourtant serait il bon, que l'on eût toujours en telles choses Lamachus et Phocion devant les yeux: car Phocion un jour comme les Atheniens en un sacrifice lui criassent, qu'il leur donnât quelque argent pour faire les frais: «J'aurais honte, ce leur dit-il, de vous donner, et cependant ne payer pas cettui-ci:» en leur montrant Callicles l'usurier, duquel il avait emprunté. Et Lamachus és comptes de sa charge, quand il avait été capitaine de l'armée d'Athenes en quelque voyage, il y mettait toujours en ligne de compte de la dépense, pour une pair de pantoufles, et pour une robe à son usage. Et les Thessaliens ordonnèrent à Hermon qui refusait d'être leur capitaine général, parce qu'il était pauvre, un poinson de vin par chaque mois, et un minot de bled de quatre en quatre jours: ainsi n'est-ce point honte de confesser sa pauvreté, et n'ont pas les pauvres moins de moyen d'acquérir credit et authorité au gouvernement des villes, que ceux qui dépendent beaucoup à faire des festins et des jeux publiques, pour acquérir la bonne grâce de la commune, pourvu que par leur vertu ils ayent acquis foi et liberté de franchement parler au peuple. Pourtant se faut-il bien sagement maîtriser et modérer en telles choses, et ne descendre pas à pied en campagne rase, pour combattre contre des gens à cheval, ni entrer en carrière pour faire jeux, ou sur un échafaud, ni en salle de festin, étant pauvre, pour faire à l'enuy des riches, à qui se montrera plus magnifique, ains faut essayer de manier le peuple par vertu, par gentillesse de coeur, bon entendement conjoint avec une sage parole: en quoi il n'y a pas seulement une honnêteté vénérable, mais aussi une grâce attrayante et favorable,
Plus que tout l'or de Croesus désirable:
car pour être bon, il n'est pas nécessaire d'être fâcheux ne présomptueux,
Pour être chaste et bien moriginé
On n'est pourtant severe et rechigné,
Ne par la ville on ne montre une trongne
Hydeuse à voir, tant elle se renfrongne:
au contraire l'homme de bien est premièrement de facile accés, affable à tous, tenant sa maison ouverte, comme un port de refuge pour tous ceux qui se veulent servir de lui. Et puis il ne montre pas sa debonnaireté soigneuse aux negoces et affaires de ceux qui l'employent, mais aussi en ce qu'il se va réjouir avec ceux à qui il sera arrivé quelque bonne aventure, et condouloir aussi avec ceux ausquels il sera échu quelque mesaventure, ne se rendant point moleste ni fâcheux à personne par un grand nombre de vallets qu'il menera quant et soi aux étuves, ni à retenir places aux théâtres quand on y jouera des jeux, ni remarquable par aucuns signes exterieurs de délices et de somptueuse superfluité: ains étant égal et semblable au commun des autres en habillements, en dépense de table, en la nourriture de ses enfants, suite, état et vêtements de sa femme: et bref se voulant comporter en toutes choses, comme un simple homme et simple citoyen, n'ayant rien plus d'apparence que l'un des autres, conseillant au reste chacun amiablement en son affaire, défendant leurs causes, comme un Advocat gratuitement sans prendre aucun salaire, reconciliant gracieusement le mari avec la femme, les amis les uns avec les autres, n'employant pas une petite partie du jour à la tribune aux harangues, ou au parquet de l'audience pour le public, et puis tout le reste de sa vie tirant à soi tous affaires et tous moyens de ménager de tous côtés pour son particulier profit, ainsi que l'on dit que le vent de Caecias attire à soi les nues, ains ayant toujours l'esprit tendu au soin <p 177> du public, en faisant par effet apparait, que la vie d'un sage homme de gouvernement est une continuelle action et function publique, non pas une oisiveté, comme le vulgaire pense. Par ces façons et autres semblables il gagne et attire à soi la commune, laquelle enfin vient à connaître que toutes les flatteries, attraits et allechements des autres, ne sont que faux appâts et amorces bâtardes, auprès et à comparaison de la prudence, bonté et diligence de lui. Les flatteurs qui étaient alentour de Demetrius ne voulaient pas qu'il appellât les autres princes de son temps Rois, ains disaient qu'il fallait que l'on nommât Seleucus, le capitaine des Elephans: Lysimachus, garde des trésors: Ptolomeus, général de la marine: Agathocles, gouverneur des îles: mais le peuple encore que du commencement à l'aventure ils eussent rejeté le sage et prudent homme de gouvernement, toutefois à la fin après qu'ils auront connu sa vérité, sa preudhomme et bonté de son naturel, ils le réputeront seul populaire, seul gouverneur, et seul magistrat: et quant aux autres, ils en appelleront l'un le defrayeur, l'autre le festoyant, l'autre le president des jeux, et les tiendront pour tels seulement. Et puis tout ainsi que aux festins dont un Alcibiades ou un Callias faisaient la dépense, il n'y avait que Socrates qui parlast, et étaient les yeux de toux les conviés tournés sur lui seul: ainsi és villes saines et bien ordonnées Ismenias fait des largesses, Lichas donne à souper, Niceratus défraye les jeux: mais un Epaminondas, un Aristides, un Lysander, sont ceux qui tiennent les magistrats, qui gouvernent et qui commandent aux armées. Ce considéré il ne se faut point lâcher de courage, ni s'étonner pour la réputation qu'acquirent envers une commune ceux qui lear bâtissent des théâtres, qui leur font des festins, et qui tiennent grandes maison, pource que c'est une gloire qui dure bien peu, et qui se dissout et s'évanouit en fumée quant et la fin de ces combats de gladiateurs, et avec les jeux de leurs théâtres, n'ayants en soi rien de vénérable ni de grand. Or ceux qui font métier de nourrir et gouverner des ruches d'abeilles disent, que les exaims qui resonnent le plus, et qui font plus grand bruit, sont les meilleurs, les plus fructueux, et les plus sains: mais celui, à qui Dieu a donné la charge et le soin de l'exaim raisonnable et civil des hommes, jugera celui heureux qui sera le plus doux et le plus paisible, et approuvera bien les ordonnances et statuts de Solon en plusieurs autres choses, tâchant à les ensuivre et observer à son pouvoir: mais il doutera et s'ébahira à quoi il pensait quand il écrivait, que ceux qui en une sédition de ville ne se rangeraient à l'une ou à l'autre des parties, fussent notés d'infamie: car en un corps naturel malade, le commencement de mutation à recouvrement de santé ne lui vient pas des membres gâtez ni des parties malades, mais quand la température des fortes, saines et entières, est si puissante, qu'elle chasse ce qui est en tout le reste du corps contre la nature: aussi en un peuple tumultuant en sédition non dangereuse ni mortelle, ains qui soit pour se terminer et prendre fin, il faut qu'il y ait beaucoup de sain et entier, et qu'il y demeure, et se maintienne ensemble: car il flue et decoule des sages ce qui guérit et pénétre à travers de ce qui est malade: mais les villes qui sont entièrement troublées, et toutes sans dessus dessous, perissent de fond en comble, s'il ne leur survient de dehors quelque contrainte et quelque châtiment qui les face sages par force. Non pas que je veuille dire, qu'il faille, en sédition et dissension civile, demeurer insensible et impassible, sans sentir aucune passion du mal public, en chantant son repos et sa tranquillité, et sa vie heureuse et paisible, cependant que les autres se battront, en s'éjouissant de la follie d'autrui: car c'est là principalement, où il faut chausser le brodequin de Theramenes qui servait à l'un et à l'autre pied, et parler à toutes les deux parties sans se joindre ni aux uns ni aux autres: par ce moyen tu ne sembleras pas être adversaire, en étant prêt à offenser, ains commun à tous en aidant aux uns et aux autres, et ne t'apportera point d'envie ce que tu ne te sentiras point du malheur, si tu te montres avoir <p 177v> compassion également de tous. Mais le meilleur est de procurer et pourvoir que jamais ils ne viennent à ouverte sédition, et doit-on estimer, que cela est la cime et le point principal de toute la science civile de gouverner: car il est tout évident que c'est la cause des plus grands biens que les villes sauraient désirer de la paix, de la liberté, de la fertilité, de multitude de peuple, et d'union et concorde: et quant à la paix pour le temps qui court aujourd'hui, les peuples n'ont pas grand besoin de sages gouverneurs pour la leur maintenir, pource que toutes guerres, et contre le Grecs et contre les Barbares, s'en sont fuïes arrière de nous: et quant à la liberté, les peuples en ont autant qu'il plaît aux princes et supérieurs leur en départir: et le plus, à l'aventure, ne serait pas le meilleur pour eux: quant à la fertilité de la terre et abondance des fruits, et la bonne disposition et température des saisons de l'année,
Que les enfants des ventres de leurs meres
Sortent à temps semblables à leurs peres,
l'homme de bien priant pour le salut d'iceux enfants nouvellement nés, le demandera en ses prières aux Dieux pour tous ses citoyens. Il reste donc à l'homme de gouvernement de tous les ouvrages proposés, celui qui est un bien non moindre que pas un des autres, c'est de faire qu'il y ait toujours amitié, union et concorde entre ses citoyens, et chasser hors de sa ville toutes dissensions, toutes querelles et toutes malveillances, comme entre communs amis, en réconfortant premièrement la partie qui semblera être plus offensée, et montrant de s'en sentir offensé aussi bien comme eux, et qu'il lui en fait aussi grand mal comme à eux: et puis petit à petit tâcher à les adoucir, et à leur donner à entendre, que ceux qui flechissent et qui chalent la voile un petit, surmontent ordinairement ceux qui s'opiniâtrent à vouloir gagner à toute force, et surmontent non seulement en douceur et bonté de nature, mais aussi en grandeur de courage et en magnanimité: et qu'en pliant et cedant en quelques petites choses, ils gagnent en de très belles et très grandes: et puis après en remontrant en particulier à chacun, et en public à tous, et leur déclarant la petitesse et faiblesse des affaires de la Grèce, et qu'il est beaucoup plus expédient aux hommes de bon et sain jugement, jouir du fruit et du bien qu'il y a en cette imbecillité, en vivant en pais et en concorde les uns avec les autres, attendu que la fortune ne leur a laissé au milieu, aucun grand et digne prix à gagner pour tous leurs efforts. Car quelle gloire, quelle authorité, ne quelle puissance demeurera à ceux qui gagneront et qui demeureront les maîtres, que le Proconsul avec un simple mandement ne renverse et ne transporte en un autre toutes et quantes fois qu'il lui plaira, encore que quand elle demeurerait, elle ne méritât pas que l'on en fît autrement grand cas. Mais comme le plus souvent les grands embrazements de feu ne commencent pas aux edifices saints et sacrés ni publiques, ains sera par le moyen d'une lampe que l'on aura laissé tomber sans y penser, en quelque pauvre et petite maison, ou bien quelque paille que l'on brûlera, qui jettera soudain une grande flamme, dont il advient après une grande et publique perte de plusieurs bâtiments: aussi n'est-ce pas toujours par les contentions et dissensions touchant les affaires publiques que les séditions des villes s'allument, ains bien souvent les querelles et riottes issues de negoces particuliers, et procédées jusques au public, ont mis sans dessus dessous toute une ville. Au moyen dequoi il appartient à l'homme politique autant que nulle autre chose, d'y pourvoir et remédier, afin que tels différents ou ne naissent point du tout, ou qu'ils soient bientôt assoupis, et qu'ils ne croissent point, ou pour le moins qu'ils ne touchent point au public, ains demeurent entre ceux qui les auront émeus: en considérant lui-même et le donnant à entendre aux autres, que les privés debats sont à la fin cause des publiques, et les petits des grands, quand on les néglige, et que l'on n'y use pas des remedes convenables dés le commencement. <p 178r> Comme l'on tient, que le plus grand mouvement de sédition civile qui fut oncques en la ville de Delphes, advint par le moyen de Crates, duquel Orgilaus fils de Phalis étant près à épouser la fille, il arriva par cas d'aventure que la coupe, de laquelle on devait premièrement faire les effusions de vin en l'honneur des Dieux, et boire puis après l'un à l'autre par les ceremonies nuptiales, se rompit en deux pièces d'elle-même: ce que ledit Orgilaus prenant à mauvais presage, abandonna l'épousée, et s'en alla sans rien achever avec son père: Peu de jours après, ainsi comme ils faisaient un sacrifice aux Dieux, Crates leur fit supposer quelque vase d'or, de ceux qui étaient sacrés et dediez au temple, et ainsi fit precipiter du haut en bas de la roche de Delphes, sans autre jugement ni forme de procès, comme sacrileges manifêtes, Orgilaus et son frère: et depuis encore fit mourir aucuns de leurs parents et amis, bien qu'ils suppliassent qu'on les laissât jouir de la franchise du temple de Minerve providente, dedans lequel ils s'en étaient fuïs: et s'étants commis plusieurs tels meurtres, les Delphiens à la fin firent mourir ce Crates, et ceux qui avec lui avaient émeu la sédition, puis de l'argent procédé de la confiscation des excommuniés, ainsi qu'on les appelle, ils firent bâtir les temples qui sont au bas de la ville. Et à Syracuse de deux jeunes hommes qui avaient grande familiarité ensemble, l'un s'en allant hors du pays laissa en garde à l'autre une sienne concubine jusques à ce qu'il fut de retour: l'autre en l'absence de son ami la corrompit, et son compagnon à son retour l'ayant su, fit tant qu'il débaucha et adultera la femme de l'autre: et y eut lors un des plus anciens Senateurs qui mit en avant au conseil, que l'on les bannît de la ville tous deux, devant qu'ils fussent cause de la mettre en combustion, et de la perdre, en la remplissant de haines et d'inimitiés: ce qu'il ne peut pas persuader, tellement que le peuple entrant en sédition, par grandes calamités ruïna un très bon gouvernement. Tu as aussi des exemples domestique de Pardalus et de Tirrhenus, qui cuidèrent détruire et ruiner la cité de Sardis, pour causes légères et privées,l'ayant jetée en guerres et rebellions par leurs factions et inimitiés particulières: Pourtant faut-il que l'homme de gouvernement soit toujours au guet, et qu'il ne mêprise pas non plus qu'en un corps naturel les commencements des maladies, les petites hargnes, qui courent aisément de l'un à l'autre, ains qu'il les arrête, en y remédiant de bonne heure: car en y ayant bien l'oeil, ce qui était premièrement grand devient petit, et ce qui était petit se réduit à néant. Or pour les bien induire et persuader à ce faire, il n'y a point de meilleur artifice ni de plus grand moyen, que de se montrer soi-même facile à pardonner, et aisé à reconcilier en semblables différents, demeurant en ses premières causes et raisons sans rancune, et n'ajoutant à pas une ni opiniâtreté, ni colère, ni autre passion qui puisse engendrer une âpreté et une aigreur és disputes nécessaires et que l'on ne saurait eviter. Car aux combats et escrimes des poings que l'on fait par plaisir nud à nud, on a accoutumé de munir les mains de moufles rondes, afin que les combattants viennent à s'échauffer, il n'en puisse arriver aucun malin accident, étant les coups mols, et ne pouvants faire grande douleur: Aussi és procès et différents qui surviennent entre les citoyens d'une même ville, le meilleur est de combattre, en déduisant ses moyens, raisons et arguments tout simplement et nuement, sans aigrir ni envenimer les affaires, comme les traits, en y faisant des incisures, ou en les empoisonnant par injures, par obstinations maligne, et par menasses, pour rendre le mal incurable, et l'augmenter, de sorte qu'il vienne à toucher jusques au public: car celui qui se portera ainsi en ses propres affaires envers ses parties, viendra facilement à bout aussi des autres: et depuis que l'on a une fois ôté les occasions particulières des malveillances privées, les piques et discordes que l'on a à cause du public, sont faciles à pacifier, et n'apportent jamais inconvénients irremédiables ni malings.<p 178v>

XXXII. Si l'homme d'âge se doit encore entremettre ET MÊlER DES AFFAIRES PUBLIQUES.
NOUS savons bien, Seigneur Euphanes, que tu es assez coutumier de louer hautement le poète Pindare, et que tu as souvent en la bouche ces paroles siennes, comme étant à ton avis bien assises et véritablement dites,
Quand le comnbat est présenté,
Qui restive en cherchant excuse,
Jette en profonde obscurité
Le bruit de sa vertu confuse.
Mais pour autant que l'on allégue ordinairement plusieurs causes et pretextes pour couvrir la paresse et faute de coeur de s'entremettre des negoces et affaires de la Chose publique, et entre autres pour la derniere, comme par manière de dire, celle de la ligne sacrée, on nous amène en jeu la vieillesse, et pense l'on avoir bien trouvé un suffisant argument pour reboucher et attiedir le désir de se faire honneur par le moyen d'icelui, en nous disant, qu'il y a un certain but, et fin limitée, non seulement à la révolution du temps que l'on est propre pour les combats et jeux de prix, mais aussi pour les affaires et negoces publiques: Il m'a semblé qu'il ne serait point hors de propos, si je t'envoyais et communiquais les discours que je fais quelquefois à par-moi, sur l'entremise des vieilles gens au gouvernement de la Chose publique, afin que nul de nous deux n'abandonne le long pélerinage que nous avons longuement continué en cheminant tous deux ensembles jusques à présent, ni ne rejette la vie civile au maniement des affaires, non plus qu'il voudrait faire un vieil compagnon de son âge, ni un ancien familier ami, pour en prendre une autre non accoutumée, et pour à laquelle se familiariser et accoutumer il n'aurait pas du temps assez: ains demeurons fermes et constants en la manière de vivre que nous avons dés le commencement choisie, tellement que la fin de notre vivre soit aussi de bien vivre, si nous ne voulons pour ce peu de temps qui nous rest à vivre, diffamer le beaucoup que nous avons déjà vécu, comme ayant été dépendu vainement à nulle bonne et louable intention: car la domination tyrannique n'est pas un beau monument pour y être enseveli, ainsi comme quelqu'un jadis dit au tyran Dionysius, mais à lui cette principauté acquise et jouie par voie si injuste et si méchante, plus elle durait sans danger de faillir, plus elle lui était grande et parfaite calamité: et comme Diogenes depuis voyant son fils devenu pauvre homme privé, de seigneur et prince qu'il était: O (dit-il) Dionysius, que tu es indigne de l'état auquel tu es réduit maintenant! car tu ne méritais pas de vivre ici en liberté, sans doute quelconque avec nous, ains devais demeurer pardelà comme ton père, emmuré et confiné dedans une forteresse, pour toute ta vie, jusques à la vieillesse. Mais un gouvernement populaire, juste et legitime, auquel un homme de bien a accoutumé de se montrer toujours, non moins en obéissant qu'en commandant, utile et profitable au public, est à la vérité un beau sepulchre pour y être en tel exercice honorablement inhumé, en ajoutant à sa mort la gloire de sa vie: c'est le dernier qui descend sous terre, comme dit Simonides, sinon à ceux en qui l'honneur et la bonté meurent premier, et en qui le zele du devoir se lasse et défaut devant que la convoitise des choses nécessaires à cette vie, comme si les parties divines de notre âme, et qui dirigent les actions, étaient plus fréles, et s'amortissaient plutôt que les sensuelles et corporelles: ce qui n'est ni honnête à dire, ni bon à croire, non plus que ceux qui disent, que nous ne nous lassons jamais de gagner, ains plutôt faut redresser en mieux, et ramener le dire de Thucydides à la vérité, en ne croyant pas ce qu'il dit, qu'il n'y ait que l'ambition seule qui ne vieillisse point en l'homme, ains plus <p 179r> tôt qu'il y ait aussi la socialité de vouloir verser et vivre en compagnie, et la civilité de vouloir entendre et se mêler des affaires: ce qui persévére toujours jusques à la fin aux fourmis et aux abeilles: car jamais homme ne voit qu'une abeille par vieillesse devint frelon, comme il y a des gens qui veulent que ceux qui ont été toute leur vie nourris aux affaires, quand la vigueur de leur âge est passée demeurent assis, et se retirent en leurs maisons à ne rien faire, laissants éteindre et consumer la vertu active par paresse, ne moins que la rouille gâte le fer. Car Caton disait très sagement, que la vieillesse d'elle-même avait assez de laideurs, sans que volontairement nous y ajoutissions encore la villanie et laideur du vice. Or n'y a-il entre tous les vives un qui plus diffame l'homme vieil, que fait la paresse, la délicatesse et voluptuosité, le faisant sortir d'un palais où s'exerce la justice, ou d'une court où se tient le conseil, pour s'aller cacher en un coin de maison, ne plus ne moins qu'une femme, ou en quelque terre aux champs, pour avoir l'oeil à ce que font les moissonneurs et les glaneuses.
Mais où est or' Oedipus, et où sont
Ses tant prisés énigmes?
ainsi comme il y a en Sophocles. Car de vouloir commencer en la vieillesse à s'entremettre des affaires, et non pas devant, comme l'on dit que Epimenides s'étant allé coucher jeune, se réveilla vieillard, cinquante ans après: ainsi quittant et laissant un repos si long et si fort collé avec soi par longue accoutumance, s'aller jeter tout d'un coup en des travaux et des occupations laborieuses, sans y être duit, dressé ni exercité en façon quelconque, et sans avoir hanté personnes entendues en matière d'état, d'y prattiqué affaires du monde, celui qui le ferait, donnerait à l'aventure occasion à qui l'en reprendrait, de lui mettre au-devant ce que la prophètisse Pythie répondit un jour à quelqu'un qui enquérait Apollon de semblable chose,
Tu es venu bien tard me demander
État qui puisse au peuple commander:
Tu vas à heure indue et incivile
Frapper à l'huis de la maison de ville.
comme ferait un malappris qui arriverait au festin, ou un étranger, la nuit toute noire: tu ne changes pas de lieu ni de place, mais de vie que tu n'as jamais essayée. Car quant à cette sentence de Simonides,
La ville enseigne et rend habile l'homme,
elle est bien vraie en ceux qui ont encore du temps assez pour être enseignés, et pour apprendre une science qui ne s'apprend qu'avec beaucoup de travaux, longues et laborieuses occupations à toute peine, pourvu encore qu'elle rencontre une nature patiente de labeur, et qui puisse aisément supporter toutes adversitez de fortune. Ces raisons-là pourraient sembler bien à propos alléguées contre ceux qui commenceraient en leur vieillesse à se vouloir mêler des affaires: et toutefois nous voyons au contraire, des hommes de grand jugement, qui divertissent les adolescents et les jeunes gens du gouvernement de la Chose publique: à quoi se rapporte le témoignage des lois, par ordonnances desquelles à Athenes le crieur public à haute voix appelle à la tribune, pour haranguer aux assemblées de ville devant le peuple, non les jeunes gens de gaillarde cervelle, comme un Alcibiades, ou un Pythias, les premiers, ains ceux qui ont passé cinquante ans, les enhortant de venir dire et conseiller au peuple ce qu'ils verront être bon à faire:* * Ces paroles semblent être ajoutées d'ailleurs. Car ni la faute d'expérience, ni le non avoir essayé ou accoutumé de se hazarder, ne sont point un si grand aiguillon à chaque soudard. * Ici y a faut de quelques lignes en l'original Grec. Et Caton ayant été accusé après l'âge de quatre vingts ans, en plaidant lui-même sa cause, dit: Il est bien malaisé, Seigneurs, rendre compte de sa vie, et la justifier devant d'autres hommes, que devant ceux avec lesquels on a vécu. Et n'y a personne <p 179v> qui ne confesse, que les actes que fit Auguste Caesar, qui défit Antonius un peu avant que de mourir, ne soient trop plus Royaux, et plus profitables à la Chose publique, que nuls autres qu'il ait oncques faits. Et lui-même refrénant severement par bonnes coutumes et ordonnances la dissolution des jeunes gens, comme ils s'en mutinassent, il ne leur fit que dire, «Écoutez jeunes hommes un vieillard, que les vieillards écoutaient bien quand il était jeune.» Et le gouvernement de Pericles eut sa plus grand' vogue et vigueur en sa vieillesse, lors qu'il persuada aux Atheniens de hardiment entrer en la guerre Peloponesiaque: mais comme importunément ils voulussent à toute force sortir de la ville, pour aller combattre soixante mille hommes de pied armés, qui fourrageaient et saccageaient leur plat pays, il s'y opposa et l'empêcha, en arrachant, par manière de dire, les armes au peuple, et seellant les serrures des portes. Mais il vaut mieux coucher les propres termes que met Xenophon quand il écrit du Roi Agesilaus: «Quelle jeunesse, dit-il, est plus gaillarde qu'était sa vieillesse? Qui fut jamais en sa plus grande fleur et vigueur plus formidable aux ennemis, que fut Agesilaus étant tout au bout de son âge? De la mort de qui demenèrent oncques les ennemis plus grande joie, qu'ils firent de celle d'Agesilaus, encore qu'il fut vieil quand il mourut? Qui était celui qui assurait les alliés et confederés, sinon Agesilaus, combien qu'il fut déjà sur le bord de sa fosse, et près de la fin de ses jours? Quel jeune homme regrettèrent onc les siens plus amèrement que lui mort, quelque vieil qu'il fut?» Le long temps que ces grands personnages avaient vécu, ne les empêchait pas de faire de si belles et si honorables choses: et maintenant nous autres faisons les délicats au gouvernement des villes, où il n'y a ni tyrannie à combattre, ni guerre à conduire, ni siege à soutenir, ains seulement des debats et contentions civiles entre des citoyens, et quelques émulations, lesquelles se vident pour la plupart par la loi, avec paroles, et par la justice, nous tirons le pied arrière de peur, en nous montrant plus lâches et faillis de coeur, je ne dirai pas que ces anciens Capitaines là et gouverneurs du peuple, mais aussi que les poètes, les sophistes, et les joueurs de Comoedies et Tragoedies du temps passé, s'il est vrai, comme il est, que Simonides en sa vieillesse emporta le prix d'avoir mieux ordonné sa danse, ainsi que témoignent ces derniers vers d'un Epigramme qui en fut fait,
Quatre vingts ans avait Simonides
Athenien, fils de Leoprepes,
Quand il gagna l'honneur de la carolle.
Aussi dit-on que Sophocles étant appelé en justice par ses propres enfants, qui lui mettaient sus qu'il radottait, et était retourné en enfance pour son grand âge, afin que par authorité de justice il lui fut baillé curateur, leut devant les juges l'entrée du Chorus de sa Tragoedie, que l'on surnomme Oedipus en Colone, qui se commence ainsi:
Étranger tu as fait entrée
En cette fertile contree
Par le bourg Colone nommé,
Pour ses bons chevaux renommé,
Là où le grâceux ramage
Du rossignol fait le boccage
Des vaux verdoyants resonner
Plus qu'ailleurs on ne l'ait sonner.
Et pource que le cantique en pleut merveilleusement à l'assistance, chacun se leva, l'accompagna, et le reconvoya jusques en sa maison, avec grandes acclamations de joie, et battements de mains à son honneur, comme l'on faisait au sortir du Theatre, quand il avait fait jouer quelqu'une de ses Tragoedies. Il est bien certain que ce petit Epigramme est de lui,<p 180r>
Quand Sophocles ce cantique écrivait
Pour honorer Herodote, il avait
Déjà vécu cinquante et cinq années.
Philemon et Alexis tous deux poètes Comiques, la mort les prit qu'ils faisaient encore jouer sur la scène leurs Comoedies, et en gagnaient le prix. Et Pôlus le joueur de Tragoedies, Eratosthenes, et Philochorus écrivent, qu'il avait soixante et dix ans qu'il joua encore huict Tragoedies, en l'espace de quatre jours, un peu auparavant qu'il mourût. N'est-ce doncques pas une grande honte, que les vieillards qui ont fait profession de haranguer au peuple de dessus une tribune, de seoir en chaire de judicature pour exercer la justice, se montrent moins généreux, et moins magnanimes que ceux qui ont fait toute leur vie métier de jouer des jeux sur un échafaud, et que quittant les jeux et combats qui sont véritablement sacrés, ils dépouillent la personne civile d'homme d'honneur, se mêlant du gouvernemnent de la Chose publique, pour en prendre je ne sais quelle autre? car de vouloir quitter la dignité royale pour prendre le personnage d'un laboureur, c'est chose trop basse et trop mechanique: et vu que Demosthenes dit, que la galere sacrée de Paralos était indignement et ignominieusement traitée, quand on s'en servait à apporter à Midias du bois, des échalas, et des moutons: si un personnage d'état venait à quitter l'honneur de superintendant des fêtes publiques, de gouverneur de la Boeoce, et de president en l'assemblée des états des Amphictyons, et puis après qu'on le veît s'amuser à faire mesurer de la farine, du marc de raisin, ou bien à peser des toisons de laine, ne serait-ce pas proprement cela qu'on dit en commun proverbe, la vieillesse d'un cheval, sans que personne l'y contraigne? Mais encore de se mêler d'aucune manufacture mechanique, ni d'aucune traffique de marchandise, après avoir eu office de gouvernement en la Chose publique, ce serait autant comme dépouiller une Dame honnête et de bonne maison de ses beaux vêtements, et lui bailler quelques haillons pour couvrir sa vergongne, la faisant tenir en un cabaret: car toute la dignité, toute la grandeur et honnêteté de la vertu politique se perd quand on la ravale jusques à des ménageries, épargnes et traffiques si basses et privées. Mais si (qui est le seul point qui reste) ils appellent vivre doucement, et jouir de ses biens, que se laisser aller aux délices et aux voluptés, et qu'ils conviennent l'homme politique à se laisser anéantir peu à peu, en vieillissant en icelles, je ne sais auquel des deux tableaux et exemples, tous deux vilains et déshonnêtes, cette sienne vie serait plutôt comparable, ou à des mariniers qui voudraient tout le reste de leur vie solenniser la fête de Venus, n'étant pas encore leur navire dedans le port, ains l'ayant laissée cinglant en haute mer, ou bien à Hercules, que d'aucuns paintres en se jouant, mais mal et irrévéremment pourtant, peignent, comme s'il était au palais Royal de la Roine Lydie Omphale, vestu d'une cotte de damoiselle, se laissant souffletter et tresser aux filles et femmes de la Roine: Ainso nous dépouillants l'homme d'état de sa peau de lion, c'est à dire, de son courage magnanime, de vouloir toujours profiter au public, et le mettants bien à son aise à table, le traiterons magnifiquement, et lui remplirons les aureilles du son des flûtes et autres instruments de musique, n'ayants pas au moins honte de l'honnête réprimende que donna jadis Pompeius le grand à Lucullus, lequel après ses guerres et conduittes d'armées s'était adonné à baings, étuves, festins, à entretenir femmes, et faire l'amour sur jour, et plusieurs autres telles dissolutions et superfluités, à bâtir de somptueux edifices, reprochant cependant à Pompeius, qu'il était ambitieux et convoiteux de dominer, outre ce que son âge ne le comportait: Car Pompeius lui répondit, «Je crois qu'il est plus hors d'âge à un homme vieil d'être dissolu et superflu en délices, que non pas de vouloir commander.» Et comme étant un jour tombé malade le médecin lui eût ordonné de manger d'une <p 180v> grive, n'en étant pas la saison, on n'en pouvait recouvrer pour argent, quelqu'un dit qu'il y en avait bon nombre chez Lucullus que l'on y nourrissait toute l'année: il n'y voulut pas envoyer ni en prendre, disant, Si Lucullus n'est été friand et délicat, Pompeius doncques n'eût pas su vivre. Car encore que la nature requière et recherche en toute sorte de s'égayer et de se délecter et réjouir, si est ce que le corps des vieilles personnes ne peut plus prendre fruition des voluptés, excepté bien peu des nécessaires. Et n'est pas Venus seule courroucée aux vieillards, ainsi que dit Euripide, mais encore ont-ils les cupidités du boire et du manger fort mousses, et par manière de dire edentées, de sorte qu'ils ne font que toucher un petit par le dessus, sans pénétrer ni enfondrer au dedans. Et pourtant faut-il qu'ils se preparent des plaisirs et voluptés, non basses ne lâches en l'âme, comme disait Simonides à ceux qui lui reprochaient l'avarice, qu'étant privé de toutes autres voluptés corporelles à cause de sa vieillesse, il y en avait encore une qui l'entretenait, c'était la volupté qu'il prenait à gagner: mais la vie politique de ceux qui se mêlent d'affaires, a de très grandes et très honnêtes voluptés, desquelles seules ou principales il est vraisemblable que les Dieux mêmes se délectent: ce sont celles qui procèdent de la beneficence de faire bien à beaucoup de gens, et de la gloire des grandes et honnêtes actions. Car si le paintre Nicias se plaisait si fort en ses ouvrages, et y était si affectionné, que bien souvent il demandait à ses serviteurs s'il s'était lavé, et s'il avait disné: et Archimedes était si fort attaché à son tableau, sur lequel il tracait ses figures Geometriques, que ses serviteurs l'en retiraient et ôtaient par force, et l'huilaient: et encore cependant qu'on l'huilait, il tracait de nouvelles figures sur son corps: et Canus le joueur de flûtes que tu connais, disait, que les hommes n'entendaient pas qu'il se donnait à lui-même plus de plaisir de son jeu, qu'il ne faisait à ceux qui l'écoutaient, et qu'ils devraient plutôt avoir que bailler salaire pour le venir ouïr: ne voulons-nous pas imaginer en nous mêmes combien les vertus apportent de grandes voluptés des belles et louables actions, qui cèdent au bien public, et tournent au profit de tout un peuple? non qu'elles grattent ne qu'elles flattent, comme font ces doux et gracieux mouvements de la chair, car celles-là apportent une demangeaison impatient, et un chatouillement inconstant et mêlé d'une inflammation fiévreuse: mais celles qui procèdent des beaux et louables faits, comme sont ceux dont est ordinaire ouvrier celui qui se mêle du gouvernement de la Chose publique droitement, ainsi qu'il appartient, élevent l'âme en une grandeur et hautesse de courage accompagnée de joie, non avec les ailes d'or d'Euripide, mais avec les ailes célestes que dit Platon. Et qu'il soit vrai, ramène toi en mémoire ce que tu as souventefois entendu d'Epaminondas, qu'étant un jour enquis, quelle plus grande aise il avait jamais sentie en toute sa vie: Il répondit, que c'était d'avoir gagné la bataille de Leuctres, son père et sa mère étant encore vivans. Et Sylla comme il arriva la première fois à Rome, après avoir nettoyé l'Italie des guerres civiles, il ne dormit point un seul moment de toute la nuit, tant son âme était ravie d'aise et de joie, comme d'un grand et violent vent, ainsi que lui-même l'écrit en ses Commentaires: car je veux bien concéder à Xenophon, ce qu'il dit qu'il ni a audition qui tant réjouisse l'ouie de l'homme, que d'ouïr réciter ses louanges: mais aussi faut-il que l'on me confesse, qu'il n'y a ni spectacle, ni remémoration, ni pensement au monde, qui tant apporte de plaisir et de contentement à l'âme, comme fait la contemplation des belles et louables choses que l'on a faites pendant que l'on a été en administration d'offices et de charges, comme en lieux clairs et publiques. Il est bien vrai que le gré et la grâce amiable que l'on en acquiert, accompagnant toujours les actes vertueux et la louange du peuple, faisant à l'envi à qui en dira plus de bien, guide qui l'achemine à une juste benevolence, ajoute comme un lustre et une polissure resplendissante à la joie de la vertu, et ne faut pas par <p 181r> négligence laisser comme fener et sécher en vieillesse la gloire de ses faits, ne plus ne moins qu'une couronne que l'on aurait acquise et gagnée aux jeux sacrés, ains faut en produisant toujours quelque nouveau et récent mérite, réveiller la grâce des précédents, et la rendre de tant plus grande et plus assurée. Car ainsi comme les charpentiers et ouvriers qui avaient charge d'entretenir entier le galion Deliaque, subrogeants toujours d'autres pièces de bois, et les clouants au lieu de celles qui étaient gâtées, l'ont conservé sain et entier depuis le temps qu'il fut premièrement fabriqué: ainsi faut-il faire de la réputation, et n'est pas malaisé d'entretenir une gloire, non plus qu'une flamme, en y mettant toujours dessous de petits soutenements, mais depuis qu'elles sont une fois de tout éteintes et refroidies, alors ce n'est pas peu d'affaire, que de les r'allumer et l'une et l'autre. Et comme Lampis ce riche marchand, enquis comment il avait gagné ses biens, répondit: «Les grands, bientôt et facilement: et les petits, à grand' peine et en long temps:» aussi n'est-il pas bien aisé au commence ment d'acquérir la réputation, le credit et l'authorité civile au maniement des affaires, mais l'augmenter depuis que le fondement en est posé, et la conserver et entretenir grande avec peu de moyen, il n'est pas malaisé. Ne plus ne moins que un ami, depuis qu'il est une fois acquis, ne requiert pas plusieurs et grands plaisirs et offices d'amitié pour demeurer ami, ains par petits signes la continuation conserve toujours la benevolence: aussi l'amitié d'un peuple, et la foi et créance qu'il a une fois prise d'un personnage, encore qu'il ne puisse pas toujours exercer ses largesses envers lui, ni défendre sa cause, ni tenir un magistrat, s'entretient néanmoins quand le personnage se montre seulement avoir bonne volonté, et qu'il ne se lasse point de prendre peine et solicitude pour le bien public: car les expéditions mêmes de guerre n'ont pas toujours des batailles rangées, ni des combats et escarmouches ordinaires, ni des sieges de villes, ains ont quelquefois aussi parmi des sacrifices, des festins en compagnie, et beaucoup de loisir à vaquer à jeux et passe-temps. A plus forte raison doncques, pourquoi doit on craindre s'entremettre du gouvernement de la Chose publique, comme si c'était une charge insupportable, pleine de travaux innumerables sans aucune consolation, vu qu'il y a parmi des jeux, des théâtres, des processions, des montres, des données et largesses publiques, des danses, de la musique, des fêtes, et toujours l'honneur de quelque Dieu, qui resout et dissipe tout le soucy et toute l'austerité d'un palais, et d'un Senat et conseil, rendant beaucoup plus de plaisir et de contentement, que l'on n'y reçoit de travail, et de déplaisir: pour le moins, le mal qui est le plus à craindre, et le plus fâcheux en telles administrations, c'est à savoir l'envie, s'attache beaucoup moins à la vieillesse qu'à nul autre âge: Car, comme soûlait dire Heraclitus, les chiens mêmes abbayent ceux qu'ils ne connaissent point, aussi l'envie combat à l'encontre de celui qui commence à venir au gouvernement, à l'entrée de la tribune et du siege presidial, et tâche de lui en empêcher le passage: mais depuis qu'elle a accoutumé la gloire d'un homme, et qu'elle a été nourrie avec elle, elle la porte doucement, et ne s'en fâche ni ne s'en tourmente plus. C'est pourquoi quelques-uns comparent l'envie à la fumée, car elle sort grosse et épaisse du commencement que le feu commence à prendre, mais après qu'il est tout allumé et clair, elle s'en va. Et en toutes autres précédences les hommes coutumièrement en debattent et querellent, comme de vertu, de noblesse, de diligence, ayants opinion qu'ils s'en ôtent autant à eux-mêmes comme ils en cèdent aux autres: mais la précédence du temps qui proprement s'appelle Presbion, comme qui dirait l'honneur de vieillesse, il n'y a personne qui en soit jaloux, et qui ne le cède volontiers à son compagnon. Et n'y a sorte d'honneur à qui conviene mieux cette qualité, qui honore plus celui qui le defere, que celui à qui il est deferé, que fait l'honneur qu'on donne aux vieilles gens. davantage tous n'espèrent pas d'avoir quelquefois le credit <p 181v> des riches, ou la force de l'éloquence, ou de sapience: là où il n'y a pas un de ceux qui se mêlent des affaires publiques, qui desespere de parvenir un jour à cette gloire et révérence, à laquelle la vieillesse conduit l'homme. Parquoi celui qui après avoir combattu longuement à l'encontre de l'envie, se retirerait à la fin de l'administration publique, quand elle serait appaisée, et presque toute amortie et éteinte, ferait ne plus ne moins qu'un pilote, qui en tourmente ayant vent et marée contraire, aurait cinglé et navigué en grand danger, et puis quand le beau temps et le doux vent serait venu, chercherait à se mettre à l'abri et à l'ancre, abandonnant avec les actions publiques, les compagnies, alliances, et intelligences qu'il avait avec ses amis: car plus il y a été de temps, et plus il y doit avoir fait d'amis et de compagnons, lesquels il ne peut pas tous emmener quant et lui, comme fait un maître de carolle tous ses baladins, ni n'est pas aussi raisonnable qu'il les abandonne: ains comme il n'est pas aisé d'arracher un arbre vieil et ancien, aussi n'est-il pas une vie civile en administration publique, laquelle doit avoir fait plusieurs grandes racines, et s'être entrelassée en plusieurs grands affaires, lesquels donnent plus de troubles et de harassements à ceux qui s'en retirent, qu'à ceux qui y demeurent: et là où il serait bien encore demeuré quelque reste d'envie ou d'émulation des combats précédents en l'administration civile, il est bien meilleur de l'éteindre par puissance, que non pas donner le dos, en s'en allant tout nud et tout desarmé: car les envieux et malvueillants n'assaillent pas tant par envie ceux qui leur font tête, et qui tiennent bon, comme ils font par mêpris ceux qui se retirent. A quoi s'accorde ce qui dit jadis le grand Epaminondas aux Thebains. Car comme les Arcadiens les conviassent d'entrer dedans leurs villes, durant l'hiver, et se loger à couvert, il ne leur voulut pas permettre: Car maintenant dit-il, qu'ils vous voyent exercer et luicter tous armés, ils vous ont en grande admiration, comme vaillants hommes: mais s'ils vous voyaient au long du feu broyants des febves, ils vous réputeraient semblables à eux: Aussi veux-je inferer, que c'est une chose vénérable que de voir un vieillard parlant en public, dépêchant affaires, honoré d'un chacun: mais celui qui ne bouge tout le jour d'un lit, ou bien d'un coin de galerie à caqueter, ou à cracher et moucher, celui-là est facile à être mêprisé. Homere même le nous enseigne, à qui bien considère ce qu'il écrit: car le vieillard Nestor étant à la guerre devant Troie, était en honneur et réputation, et au contraire Peleus et Laërtes qui demeurèrent à la maison, furent rejetés et mêprisés. Car l'habitude de prudence ne demeure pas semblable ni pareille en ceux qui se lâchent, ains par nonchalance et oisiveté se diminue, et se dissout petit à petit, ayant toujours besoin de quelque exercitation de soin qui lui réveille l'esprit, aguise et esclarcisse son discours de raison à démêler affaires:
Comme le fer est clair et reluisant
Tant que la main de l'homme en va usant,
Et la maison où ne se tient personne,
Avec le temps du toit en terre donne.
Et n'est pas la faiblesse et imbecillité du corps un si grand mal pour le gouvernement de ceux qui hors d'âge montent en la tribune aux harangues, au siege presidial, ou au palais des capitaines, comme est le bien que la vieillesse leur apporte, à savoir la circonspection retenue et la prudence, et le non s'être jeté à l'étourdie au maniement des affaires, abusé en partie de faute d'expérience, et en partie de vaine gloire tout ensemble, et puis y tirer la commune, comme une mer troublée et agitée des vents, ains traiter et negocier doucement avec ceux qui ont affaire à eux. Voilà pourquoi les villes, quand elles ont reçeu quelque mauvaise secousse, ou bien qu'elles la craignent, alors elles demandent être régies et gouvernées par hommes vieux et expérimentés, tellement que bien souvent elles ont tiré par force de sa maison <p 182r> des champs un bon vieillard, qui ne pensait ni ne demandait rien moins, et l'ont contraint de mettre la main au timon pour remettre les affaires en sûreté, rejetants cependant arrière des beaux harangueurs qui savaient crier bien haut, et prononcer de longues clauses tout d'une halenée sans respirer, voire et des capitaines qui eussent à la vérité bien peu aller vaillamment affronter et combattre les ennemis. Comme un jour à Athenes les Orateurs dépouillants devant Timotheus et Iphicrates qui étaient déjà vieux, un nommé Charles fils de Theochares étant en fleur d'âge, et fort et robuste de sa personne, disaient, qu'ils désireraient que celui qui avait à être Capitaine général des Atheniens, fut tel et âge et de corpulence: «Non pas, dit Timotheus, Dieu nous en gard: mais Oui bien son vallet qui aurait à porter son mattelas après lui: et quant au Capitaine général, qu'il fallait que ce fut un personnage, qui sût regarder et devant et derrière les affaires, et qui ne se laissât emporter, ni troubler les conseils et resolutions qu'il aurait prises pour le bien public par aucune passion.» Car Sophocles étant jà devenu vieil, disait, «qu'il était bien aise d'être échappé de l'amour, comme de la sujétion d'un maître furieux et enragé.» Mais en l'administration de la Chose publique, il ne faut pas seulement fuït une sorte de maîtres, comme l'amour de femmes ou de filles, ains plusieurs autres qui sont encore plus forcenés, comme l'opiniâtreté, la convoitise de vaine gloire, la cupidité de vouloir être toujours et par tout le premier et le plus grand, vice qui engendre beaucoup d'envies, de jalousies, et de conspirations, desquels maîtres la vieillesse en émousse et relâche les uns, et en refroidit et éteint du tout les autres, ne diminuant pas tant de l'inclination et affection de bien faire, comme elle retranche des passions trop impetueuses et trop ardentes, à fin de pouvoir appliquer le discours de la raison sobre, reposé et rassis, au pensement et sollicitude des affaires. Toutefois, soit à la vérité, et au jugement encore des lecteurs, allégué ce propos de Sophocles,
Demeure quoi misérable en ton lit:
pour dissuader et distraire celui qui voudrait, avec la barbe grise et les cheveux chenus, commencer encore à s'esgaillardir, et pour piquer et reprendre un vieillard, qui d'un long repos en sa maison, dont il ne serait jamais bougé, ne plus ne moins que d'une longue maladie, se voudrait lever pour s'en aller tout de primsault prendre un office de capitaine, ou une charge de gouverneur de ville. Mais celui qui voudrait distraire un qui aurait usé toute sa vie, et serait rompu aux administrations politiques et maniement d'affaires, ne lui voulant pas permettre de tirer outre jusques au bout de la vie, et jusques à se saisir du flambeau de victoire, ains le rappellerait d'une longue course, pour lui faire prendre un autre chemin: celui-là, dis-je, serait totalement desraisonnable, et ne ressemblerait son discours de rien au précédant: car ainsi comme celui, qui pour divertir un vieillard jà couronné de chappeau de fleurs, et perfumé pour s'aller marier, lui dirait et alléguerait ce qui en une Tragoedie est dit à Philoctetes,
Qui est la femme, et que est la pucelle
Qui pour mari te voulût auprès d'elle?
vraiment tu es, malheureux, bien de l'âge
Pour maintenant entrer en mariage:
il ne serait pas hors de propos ni impertinent, car les vieillards mêmes par jeu disent beaucoup de telles railleries d'eux-mêmes,
Autant vieillard, à la barbe fleurie,
Pour ses voisins que pour lui se marie.
Mais qui voudrait persuader à un mari de laisser sa femme, avec laquelle il aurait vécu en mariage, et habité longuement sans plainte ni reproche, pource que lui <p 182v> serait devenue vieil avec elle, et lui conseillerait de vivre à part, ou bien de prendre quelque garce au lieu de sa legitime femme, il me semble que celui-là serait un sot en toute perfection: aussi y aurait-il bien quelque raison d'admonester un vieillard qui sur le bord de sa fosse commencerait à se vouloir approcher du peuple, ou un Chlidon qui aurait été laboureur toute sa vie, ou un Lampon, qui n'aurait fait autre chose qu'exercer marchandise, ou quelqu'un des Philosophes du verger d'Epicurus, qui veulent vivre sans rien faire, et lui conseiller de demeurer en son accoutumé exercice, loin de tous affaires publiques: mais qui prendrait un Phocion, ou un Caton, ou un Pericles par la main, et lui dirait, ami étranger, Athenien ou Romain, qui que tu sois, étant jà arrivé à ta sèche vieillesse, fais divorce et quitte d'ores-en-avant toute administration publique, toutes occupations, et tous soucis, tant du conseil que de la guerre et de l'état de Capitaine, et te retire habilement en ta maison des champs, pour y vivre le reste de tes jours, avec ta chambrière l'agriculture, ou ton vallet, ménage, et avec des comptes que tu examineras de tes recepveurs, il lui suaderait chosses iniques, et exigerait d'un homme d'état choses indignes de lui. Comment, me dira quelqu'un, n'oyons-nous pas en une Comoedie un vieil soldat qui dit,
Les cheveux blancs m'excusent de m'aller
Desormais faire à la guerre enroller.
Il est bien vrai, répondrai-je, mon ami: car il est requis que les serviteurs de Mars soient en la fleur et la vigueur de leur âge, comme ceux qui font profession des laborieux ouvrages de Mars, desquels encore que la salade cache les cheveux chenus, toutefois au dedans les membres sont aggravez des ans passés, et la force défaut à la bonne volonté: mais aux ministres de Jupiter conseiller, harangueur, et conservateur des villes, nous ne demandons point l'oeuvre des pieds ni des mains, mais de conseil, de prudence, et d'éloquence, et encore non pas de celle qui soit pour exciter un bruit, ni un cri de joie parmi le peuple, mais qui soit pleine de sens, meur de conseil soigneusement propensé et sûrement digeré, en laquelle apparoissent la barbe blanche dont l'on se moque, et les rides du front témoins de longue expérience, qui lui ajoutent réputation servant beaucoup à persuader et à tourner les coeurs des auditeurs à sa volonté: Car la jeunesse est faite pour suivre et obeïr, et la vieillesse pour guider et commander: et est ce qui maintient et conserve les villes et états en leur entier, quand les conseils des vieux, et les prouesses des jeunes y ont les premières lieux. C'est pourquoi on loue grandement ces vers d'Homere,
En premier lieu joignant la haute nave
Du bon Nestor, il assembla le grave
Conseil des vieux capitaines vaillants.
Pour la même raison aussi l'oracle d'Apollo Pythique appelle le conseil, qui fut adjoint aux Rois en l'institution du gouvernement de Lacedaemone, les Anciens: et Lycurgus même tout ouvertement les appella, les vieillards: et jusques aujourd'hui le conseil de Rome s'appelle le Senat, comme qui dirait, l'assemblée des vieillards. Et comme la coutume et la loi donne aux Princes le diadesme, c'est à dire, le bandeau ou frontal, et la couronne sur la tête, pour la marque honorable de dignité et authorité Royale: aussi fait la nature, les cheveux et la barbe blanche, pour marque du droit de presider et de commander. Et pense quant à moi, que ce mot [...], qui signifie prix d'honneur, et [...], qui vaut autant comme rémunérer d'honneur, ont été ainsi usités, à cause de l'honneur, qui est proprement du aux vieilles gens, non pour-ce qu'ils se lavent d'eau chaude, ne pour-ce qu'ils couchent mollement: mais pour-ce qu'és villes bien ordonnées ils tiennent le rang des Rois à cause de leur prudence, de laquelle la nature ne nous laisse voir le propre et parfait bien, comme d'un arbre dont le fruit n'est meur jusques en l'arrière-saison, sinon à peine en la vieillesse. <p 183r> Et pourtant n'y eut-il pas un des martiaux et plus fiers capitaines Acheïens, qui reprît le grand Roi des Rois Agamemnon, d'avoir fait une telle prière aux Dieux,
Que plût aux Dieux que de toute la Grèce
Dis conseillers j'eusse egaux en sagesse
Au vieil Nestor.
ains confessaient tous par leur silence, que non seulement en police et gouvernement, mais encore en la guerre, la vieillesse était de très grande efficace: car comme témoigne l'ancien proverbe,
Un bon conseil vaut mieux que plusieurs mains:
et une sentence fondée en raison, et prononcée avec grâce persuasive, vient à bout de toutes les plus grandes et plus belles actions publiques: et s'il y a quelque peine, il ne s'en faut pas rebuter pour cela. Car la Royauté, qui est la plus grande et plus parfaite espèce de gouvernement qui soit au monde, a de très grands soucis, travaux et rompements de tête, et en grande quantité: tellement que l'on écrit que Seleucus disait souvent, «Si les hommes savaient combien il est laborieux seulement de recevoir et écrire tant de lettres, comme il en faut recevoir et écrire aux Rois, ils ne daigneraient pas seulement amasser un diadesme, quand ils le trouveraient en leur chemin.» Et Philippus étant prêt de se camper en un beau lieu, comme il fut averti que là n'avait point de fourrage pour les bêtes: «O Hercules, dit-il, quelle doncques est notre vie, puis qu'il nous la faut accommoder jusques à avoir soin des ânes!» Il faudra doncques maintenant persuader à un Roi, quand il sera devenu vieil, qu'il quitte le diadesme, et qu'il pose la robe de pourpre, et se vêtant d'un simple habillement, et prenant une baguette tortue en sa main, qu'il s'en aille demeurer aux champs, de peur qu'il ne semble être trop curieux hors d'âge et de saison, de vouloir regner avec des cheveux blancs: et si cela serait impertinent et indigne d'être dit à un Agesilaus, à un Numa, et à un Darius, Rois: pourquoi tirerons nous non plus un Solon hors du conseil d'Areopage, ni un Caton hors du Senat, à cause de sa vieillesse? Ne conseillons doncques point aussi à un Pericles d'abandonner le gouvernement populaire: car autrement encore n'y aurait il point de propos, qu'ayant monté en ses jeunes ans dedans la chaire et tribune aux harangues, après avoir de là versé en public sur le peuple toutes les furieuses ambitions et émotions impetueuses de la jeunesse, quand l'âge neur, qui a accoutumé d'apporter le bon sens, et la prudence par expérience, est arrivée, quitter et repudier, comme une femme legitime, le gouvernement, après en avoir abusé longuement. Le regnard d'Aesope ne voulait pas que le herisson lui chassât ses mouches, ne lui otât ses tiques qui le mangeaient: «Car si tu ôtes, dit-il, ceux qui sont déjà saouls, il en viendra d'autres qui seront affamez.» Ainsi qui chasserait toujours de l'administration publique les vieillards, il serait force qu'elle se remplît de jeunes gens qui auraient une soif très ardante de gloire et d'authorité, et point de sens politique: car d'où l'auraient-ils, s'ils n'ont été ni disciples ni spectateurs d'aucun vieillard maniant les affaires? Les Cartes qui montrent l'artifice de naviguer et de gouverner les vaisseaux en mer, ne peuvent rendre un marinier bon pilote, s'il n'a souvent été en la pouppe lui-même, combattant à l'encontre des vages, des vents, et de la tenebreuse tourmente,
Lors que le marinier tremblant
Desire voir estincellant
Le feu des jumeaux Tyndarides.
Et comment doncques pourra un jeune homme bien gouverner une cité, donner bon conseil à un peuple, et dire une bonne sentence en un Senat, pour avoir lu un livre traitant du gouvernement politique, ou en avoir écrit une declamation en <p 183v> l'école de Lyceum, si par avoir souvent tenu lui-même les rênes en la main, et manié le timon plusieurs fois auparavant, en oyant étriver les Orateurs et les Capitaines les uns contre les autres, et inclinant selon les expériences et les accidents, tantôt en une part, et tantôt en l'autre, en dangers et grands affaires, il n'en a de longue main acquis la suffisance? Il n'y aurait point de propos de le dire. Mais quand il n'y aurait autre égard, à tout le moins fauldrait-il que le vieillard se mêlât des affaires pour instruire et enseigner les jeunes: car ainsi comme ceux qui enseignent aux enfants les lettres ou la musique, eux-mêmes entonnent premièrement les chants, et lisent les lettres, pour leur montrer comment il faut faire: aussi l'homme d'âge politique adresse et enseigne le jeune, non seulement en parlant, protecollant, et advertissant de dehors, mais aussi en maniant même et administrant les affaires, et le formant et moulant vivement, non seulement de paroles et de preceptes, mais aussi d'exemples et d'oeuvres: car celui qui est nourri et exercité en cette manière, non point aux écoles des Sophistes bien disants, comme en des salles de lutte, où l'on oinct les corps d'une composition d'huile et de cire ensemble, sans aucun danger, mais bien aux vrais jeux publiques, Olympiaques ou Pythiques, en la vue de tout le monde: celui-là, dis-je, suit la trace de son maître,
Comme un poulain suit la jument qu'il tête,
ce dit Simonides. Ainsi fut Aristides sous Clisthenes, et Cimon sous Aristides, Phocion sous Chabrias, et Caton sous Fabius Maximum, Pompeius sous Sylla, et Polybius sous Philopoemen: car tous ces personnages étant jeunes se sont approchez des autres vieux, et ayants pris racine, par manière de dire, auprès d'eux, sont crus et élevés quant et eux en leurs actions et administrations, dont ils ont acquis expérience et accoutumance à se mêler d'affaires avec honneur et réputation. Voilà pourquoi Aeschines le Philosophe Academique, comme quelques Sophistes envieux de son temps lui imposassent qu'il se vantait d'avoir été disciple et auditeur de Carneades, mais qu'il ne l'avait jamais été: Je vous dis, répondit il, que je l'ouïs alors que son parler abandonnant le bruit et le tumulte du peuple, à cause de sa vieillesse, se resserra à profiter en privée communication. Aussi au gouvernement d'un homme d'âge, non seulement la parole, mais encore les faits étant éloignés de toute pompe affectée, et de toute vaine gloire, ne plus ne moins que l'on dit que la cigogne noire Ibis, quand elle est devenue vieille, a exhalé tout ce qu'elle avait de forte et puante haleine, et commence à l'avoir douce et aromatique: aussi n'y-il plus rien de léger ni d'éventé és conseils et opinions d'un homme vieil, ains y est tout grave, constant et reposé: et pourtant faut-il en toute manière, quand ce ne serait que pour le regard des jeunes gens, que les vieux se mêlent des affaires de la Chose publique, afin que, comme Platon dit parlant du vin que l'on mêle avec de l'eau, que c'est faire sage un Dieu furieux, en le châtiant par un autre sobre, la prudence retenue de la vieillesse mêlée avec la jeunesse bouillante devant un peuple, et transportée de convoitise d'honneur et d'ambition, lui ôte et retranche ce qu'il y a de trop furieux, trop véhément et trop impetueux. Mais outre toutes ces raisons-là, ceux qui pensent que verser au maniement des affaires publiques soit autant comme naviguer pour son traffique, ou aller en quelque voyage de guerre, s'abusent grandement: car le naviguer, et le guerroier se font à certaine fin, et cessent aussi tôt que l'on a attaint la fin où l'on pretend, mais le verser aux affaires n'est point une commission ou office qui ait l'utilité pour son but et pour sa fin, ains est une vie d'animal doux, paisible et compagnable, né pour vivre tant qu'il plaît à la nature civilement, honnêtement, et au bien public de la societé humaine. Et pour cette cause faut-il que l'homme verse toujours aux affaires, et non pas y ait versé, comme il faut qu'il soit véritable, et qu'il soit juste, non pas qu'il l'ait été, <p 184r> et qu'il aime son pays, et ses citoyens, non pas qu'il l'ait aimé: car la nature même nous guide à cela, et nous chante cette leçon-là, je dis à ceux qui ne sont pas du tout corrompus de lâcheté et de paresse:
Ton père t'a en ce monde fait naître
Pour grandement utile aux hommes être. Et cette autre,
Ne nous lassons jamais de faire bien
Au genre humaine.
Au demeurant quant à ceux qui alléguent pour excuse la faiblesse et l'impuissance, ceux-là accusent la maladie et l'indisposition, non pas la vieillesse: car il y a beaucoup de jeunes hommes maladifs, et beaucoup de vieux gaillards: tellement qu'il ne faut pas donc divertir les vieux de l'administration publique, mais les impuissants: ni aussi y appeler et convier les jeunes, mais ceux qui en peuvent porter la peine: car Aridaeus était bien jeune, et Antigonus vieil: mais celui-ci ne laissa pas, tout vieil qu'il était, de conquerir toute l'Asie, et celui-là n'eut jamais que le nom de Roi seulement, comme s'il en eût joué le rôle sur un échafaud, de mine, sans parler, étant toujours vilipendé et moqué par ceux qui étaient les plus forts. Comme doncques celui qui voudrait suader à Prodicus le Sophiste ou à Philetas le poète, qui étaient tous deux jeunes, mais grêles, et faibles, et maladifs, et la plupart du temps attachez au lit pour leur maladie, qu'ils s'entremeissent des affaires publiques, serait une bête sans jugement: aussi serait celui qui défendrait à tels vieillards comme étaient un Phocion, un Massinissa Africain, et un Caton Romain, d'exercer office publique, ou de prendre charge de capitaine général. Car Phocion un jour que les Atheniens importunément voulaient à toute force aller à la guerre, il commanda que ceux qui auraient jusques à soixante ans, prissent les armes et le suivissent: dequoi eux se courrouçans, il leur répondit: «Vous n'avez dequoi vous plaindre, car moi qui ai quatre vingts ans passés, serai avec vous, votre capitaine:» Et de Massinissa, Polybius écrit qu'il mourut en l'âge de quatre vingts et dix ans, et qu'il laissa mourant un fils qui n'avait que quatre ans, et que un peu avant que mourir après avoir défait les Carthaginois en une grosse bataille, le lendemain on le voit devant sa tente mangeant du gros pain bis, et répondit à quelques-uns qui s'émerveillaient pourquoi il faisait cela,
Comme le fer est clair et reluisant
Tant que la main de l'homme en va usant,
Et la maison où ne se tient personne,
Avec le temps du toit en terre donne,
ainsi que dit le poète Sophocles: autant en est-il de ce lustre, de celle splendeur et lumière de l'âme, de laquelle nous discourons, nous entendons et remémorons. C'est pourquoi l'on tient aussi, que les Rois és guerres et expéditions militaires deviennent bien meilleurs, que quand ils demeurent oiseux en leurs maisons: tellement qu'on dit, que Attalus le frère d'Eumenes, enervé d'une longue paix et lâche paresse, se laissait mener par le nez à l'un de ses favorits Philopoemen, qui le menait à l'engrais proprement, ne plus ne moins que une bête: de manière que les Romains demandaient par moquerie à chaque coup à ceux qui retournaient de l'Asie, si le Roi Attalus avait bon credit envers Philopoemen. L'on ne trouverait pas facilement beaucoup de capitaines Romains plus suffisants en toute sorte de guerre, que fut Lucullus cependant que par l'action il maintenait son bon sens en son entier: mais depuis qu'il se laissa une fois aller à la vie oiseuse, et à demeurer casanier en sa maison, sans se plus mêler d'affaires, il devint toute hebeté et amorti, ne plus ne moins que les esponges par un long calme: et puis il bailla sa vieillesse à paître et à penser à un sien affranchy nommé Callisthenes, par lequel on tient qu'il fut <p 184v> ensorcellé d'un breuvage amatoire, et autres charmes, jusques à ce que son frère Marcus, chassant ce serviteur, le voulut gouverner et conduire lui-même le reste de sa vie, que ne fut pas longue. Mais Darius le père de Xerxes au contraire disait, qu'aux temps périlleux et affaires dangereux il devenait de plus en plus sage. Aeleas un Roi de Scythie disait, lui sembler qu'il ne differait de rien de son palefrenier, quand il était oisif. Dionysius l'ancien enquis un jour, s'il était jamais oisif, répondit: Dieu me garde que cela jamais m'advienne: parce que l'arc, comme dit le commun proverbe, pour être trop tendu se gâte et se rompt: et l'âme, pour être trop lâchée. Car les musiciens mêmes s'ils discontinuent trop longuement à ouïr des accords, et les geometres à prouver des propositions, et les arithmeticiens à s'exercer aux comptes, ordinairement, avec les actions, ils viennent à diminuer aussi par l'âge les habitudes qu'ils avaient acquises en leurs arts, encore qu'elles ne soient pas actives, ains speculatives: mais l'habitude politique, qui est une prudence, un sens rassis, une justice, et outre cela, une expérience qui sait bien en toutes occurrences choisir et prendre le point de l'occasion, une suffisance de pouvoir par bonnes paroles persuader ce qu'il faut: cette habitude et science-là, dis-je, ne se peut entretenir qu'en parlant souvent en public, en faisant affaires, en discourant, et en jugeant: et serait bien étrange, si en quittant tous ces beaux exercices-là, elle laissait écouler de son âme tant de belles et de si grandes vertus: car il est vraisemblable, qu'en ce faisant, l'humanité, la sociale courtoisie, et la gratitude, avec le temps, par desaccoutumance s'anéantissent et s'évanouissent. Si doncques tu avais pour ton père Thitonus, qui fut bien immortel, mais qui pour sa grande vieillesse est besoin d'être toujours bien soigneusement pensé et traité, voudrais-tu bien fuir les moyens et te lasser de lui faire service, de l'entretenir, de le secourir, sous couleur de dire que tu lui aurais servi bien longuement? Et notre patrie, ou notre matrie, ainsi que les Candiots la nomment, qui est encore plus vieille, qui a sur nous de plus grands droits et de plus étroites obligations, que n'ont ni le père ni la mère, bien qu'elle soit de longue durée, si n'est elle pas néanmoins sans vieillir, ni ayant en soi tout ce qu'il lui faut, ains a toujours besoin d'un grand oeil sur elle, de grand secours et de grande vigilance, elle tire à soi et retient l'homme d'honneur politique,
En le tirant par la robe derrière,
Et le gardant qu'il ne s'en aille arrière.
Tu sais qu'il y a jà plusieurs Pythiades, c'est à dire, plusieurs termes de cinq années, que j'exerce la presbtrise d'Apollo Pythien, toutefois je crois que tu ne me voudrais pas dire: Plutarque, tu as assez sacrifié, tu as assez fait de processions, tu as assez mené de danses: maintenant que tu es vieil et ancien, il est temps que tu quittes la couronne que tu as sur la tête, et que tu abandonnes l'oracle, à cause de ta vieillesse: aussi ne faut-il pas que tu penses, qu'il te soit loisible maintenant, à cause de ton grand âge, abandonner le saint service de Jupiter, garde des villes et president aux assemblées de conseil de ville, toi qui est souverain prêtre et grand prophète des saintes de la religion politique, en laquelle tu as de si longue main fait profession. Mais laissant à part, si tu me crois, tous ces arguments qui pourraient distraire et retirer l'homme vieil de l'administration publique, considérons et discourons un petit sur ceci, que nous ne fassions entreprendre à la vieillesse aucun travail qui lui soit trop grief ou indigne d'elle, attendu qu'au gouvernement universel de la Chose publique, il y a beaucoup de parties bien séantes et convenables à l'âge, auquel toi et moi de présent sommes arrivés: car ainsi comme si le devoir nous commandait de continuer de chanter toute notre vie, il ne faudrait pas qu'étant devenus vieux nous suivissions les tons les plus aigus et les plus efforcés, attendu qu'il y a plusieurs diverses tensions et différentes sortes de voix, que les musiciens appellent <p 185r> harmonies: ains voudrait la raison que nous prinsions celui des tons qui serait le plus facile à notre âge, et plus sortable à nos moeurs: aussi puis que le parler et le manier affaires est aux hommes plus selon nature, toute leur vie, que non pas aux cygnes le chanter jusques à la fin, il ne nous faut pas abandonner l'action comme une lyre qui serait trop hautainement montée, mais il la faut un peu relâcher, en prenant les charges moins laborieuses, plus moderées, et mieux accordantes aux forces et moeurs des vieilles gens: car nous ne laissons pas les corps mêmes sans exercice et sans mouvement quelconque, pource que désormais nous ne pouvons plus manier ni la marre à labourer la terre, ni les plombées à sauter, ni lancer la barre, ou jeter la pierre au loin, ou escrimer avec l'épée et rondelle, comme nous avons fait autrefois, mais les uns s'exercitants à des branloires, ou à se promener en devisant doucement, réveillent les esprits et soufflent pour allumer la chaleur naturelle. Parquoi ne nous laissons pas refroidir ni glacer du tout par paresse, ni aussi par nous trop charger de tous offices, ni vouloir mettre la main à toute administration, ne contraignons pas la vieillesse convaincue d'impuissance de venir jusques à ces paroles,
O droite main combien tu aurais cher
Prendre la lance et en escarmoucher,
Mais la faiblesse empêche cette envie.
car on ne trouve pas bon que celui même qui le peut faire, et qui est en la fleur de son âge, mette sur ses espaules tous les affaires de la Chose publique, sans en vouloir laisser aller rien qui soit aux autres, ainsi comme les Stoïques disent que fait Jupiter, se fourrant par tout et se mêlant de tout par une insatiable cupidité de gloire, ou par envie qu'il porte à ceux qui en quelque sorte que ce soit veulent avoir leur part de l'honneur et de l'authorité en la Chose publique. Mais à un homme vieil, encore que vous ôtiez le décriement qu'il y a, ce serait une ambition fort penible et fort laborieuse de se vouloir trouver à toute election et sortition d'office: et une curiosité misérable, d'épier l'heure de tout jugement et de toute assemblée de conseil: et une convoitise d'honneur insupportable, de ravir toute occasion d'ambassade, et de porter la parole en defension publique: car encore qu'on le pût faire avec la grâce et bienveillance d'un chacun, si est-il grief et outre la puissance de l'âge: mais il leur en advient tout le contraire, car ils sont haïs des jeunes, pource qu'ils ne leur laissent échapper aucune occasion ne moyen de rien faire, ni de se pousser en avant: et envers leurs egaux, cette convoitise de vouloir tenir le premier lieu par tout, et d'avoir l'authorité de toutes choses, n'est pas moins diffamée et haïe que l'avarice ou la dissolution en voluptés des autres vieillards. Parquoi ainsi comme l'on dit, qu'Alexandre le grand ne voulant pas charger son cheval Bucephale, quand il fut un peu vieil, montait sur d'autres chevaux devant le combat, pour aller revisiter son armée en bataille, et après qu'il l'avait toute rangée en ordonnance de combattre, et qu'il avait donné le mot, il remontait sur lui, et tout aussi tôt faisait marcher droit contre les ennemis, et hazardait la bataille: aussi l'homme politique, s'il a bon jugement, se regentera soi-même quand il se sentira vieil, tenant les rênes en la main, et s'abstiendra des charges qui ne seront point nécessaires, et laissera manier aux jeunes gens la Chose publique en affaires de petite importance: mais en ceux de grand pois et de grande conséquence, lui-même y mettra la main à bon esciant: au contraire de ce que font les champions des jeux de prix publiques, qui contregardent leurs corps sans toucher aucunement ni travailler aux labeurs nécessaires, pour les employer aux superflus et inutiles: mais nous au contraire, laissants passer les petites et légères charges, nous reserverons aux serieuses et grandes: car à un jeune homme, comme dit Homere, également tout lui advient bien, tout le monde lui rit, tout le monde l'aime: s'il entreprend de petits affaires et beaucoup, on <p 185v> dit qu'il est populaire et laborieux: s'il en entreprend de grands et honorables, on l'appelle généreux et magnanime: et y a des occurrences, où la temperité même et l'opiniâtreté ont grâce et bienseance en ceux qui sont frais et jeunes. Mais un homme d'âge, qui en l'administration publique a bien le coeur de prendre des commissions basses et viles, comme serait de bailler à ferme des peages, ou de faire curer un port, ou d'accoutrer une place publique, et outre d'aller en poste en des ambassades et voyages devers des Seigneurs et des Princes, où il n'y a rien de nécessaire ni de grave à traiter, ains seulement pour les aller saluer et leur faire la cour: quant à moi, à te dire la vérité, mon bon ami, je treuve cela plutôt digne de compassion, que d'imitation: mais aux autres à l'aventure semblera-il fâcheux, odieux et importun: car ce n'est pas l'âge auquel l'homme se doive empêcher d'offices, sinon de ceux où il y a dignité et grandeur, comme est celui que tu exerces maintenant à Athenes, la presidence du Senat d'Areopage: et certes aussi la dignité de Conseiller en l'assemblée des États généraux de toute la Grèce, qui s'appellent Amphictyons, que ton pays t'a deferée pour toute ta vie, où il y a un doux labeur, et un travail fort aisé à supporter: encore ne faut-il pas poursuivre tels honneurs, mais bien en les fuiant les exercer: ni comme les demandans, ains comme refusants les accepter, ni recevoir telles charges comme pour s'en honorer, ains plutôt comme se donnants soi-même pour honorer les charges. Car ce n'est pas honte, ainsi que disait Tiberius Caesar, à homme qui a passé soixante ans, de tendre son poux à tâter au médecin, mais bien plus grande honte est-ce, de rendre sa main au peuple en le priant de donner sa voix et son suffrage à l'election d'offices: car cela est trop vil et trop bas: Comme au contraire il y a de la grandeur vénérable, et de la dignité honorable, quand le peuple a eleu un personnage, qu'il l'appelle et qu'il attend sur la place, de descendre alors et sortir de sa maison en faisant honneur et caresse à l'assistance du peuple, ambrasser et recevoir son présent, digne véritablement d'une honorable vieillesse. Ainsi faut-il semblablement que l'homme vieil use de sa parole en assemblée de ville, ne sautant pas à tout propos sur la tribune aux harangues, ni ne contredisant pas ordinairement comme un coq qui contrechante quand il en oit chanter d'autres, à tous ceux qui harangueront, ni ne débridant pas la révérence que les jeunes gens ont envers lui, en étrivant et s'attachant souvent de paroles à eux, et leur donnant lui-même matière de s'exerciter et accoutumer à lui desobeïr, et à ne le vouloir plus ouïr, ains faut qu'il passe outre quelquefois, ne faisant pas semblant de rien voir, ni ouïr, leur permettant un petit de braver et de secouer le mors, sans s'y trouver présent, ni trop curieusement rechercher tout ce qui s'est ou fait ou dit, quand le danger n'y est pas grand, et qu'il n'est question ni du salut, ni de l'honneur et de la réputation du pays: car là il ne faut pas attendre qu'on l'appelle, ains y faut de soi-même aller courant outre la puissance de l'âge, en se faisant plutôt soutenir sous les bras, ou bien porter dedans une chaire, ainsi comme on lit que fit anciennement le vieil Appius Claudius, lequel entendant que le Senat Romain, après une grosse bataille que le Roi Pyrrhus avait gagnée sur eux, se laissait aller à recevoir propos de paix, ne le peut supporter, combien qu'il eût perdu la vue des deux yeux, ains se fit porter à travers la place jusques dedans la salle du Senat, et entré qu'il fut, se dressa sur ses pieds au milieu des Senateurs, en leur disant, Que par avant il avait eu regret d'être privé des yeux, mais que lors il souhaitterait même de ne rien ouïr, à fin qu'il n'entendît point les vilains conseils qu'ils prenaient, et les lâches exploicts qu'ils faisaient: et après, partie en les reprenant aigrement, partie en leur remontrant et les excitant, il fit en sorte, qu'il leur persuada de remettre promptement la main aux armes pour combattre à l'encontre de Pyrrhus pour l'empire et seigneurie de l'Italie. Et Solon, comme les flatteries de Pisistratus, dont il abusait le peuple d'Athenes, fussent <p 186r> apertement découvertes, ne pretendre à autre fin qu'à usurper la tyrannie, et que personne n'osât entreprendre de lui faire tête, et de l'en empêcher, lui seul tirant ses armes dehors, et les mettant en la rue devant la porte de sa maison, criait à ses citoyens qu'ils lui voulussent aider. Ce qu'entendant Pisistratus, envoya devers lui, demander sur quoi il fondait son assurance de faire telles chose: Il répondit, sur sa vieillesse. Les occurrences si nécessaires et si belles, comme celles-là, rallument et resuscitent les vieillards jà tous éteints, pourvu qu'ils respirent encore: mais en autres moindres l'homme vieil fera sagement de s'excuser aucunefois, et refuser les charges petites et basses, où il y a plus d'occupation pour ceux qui les font, que de nécessité ni utilité pour ceux qui les font faire. Et quelquefois attendant qu'on l'appelle, qu'on le désire, et qu'on l'envoye querir jusques en sa maison, il en aura plus de foi et plus d'authorité envers ses citoyens, quand il descendra à leur requète. Et quand bien il sera présent, il laissera dire la plupart aux jeunes gens, comme étant juge d'une contention et émulation civile entre eux, pourvu qu'elle ne passe point un certain moyen: car alors il les reprendra doucement, leur ôtant, avec un façon amiable, toutes opiniâtres contentions, toutes injures et tous courroux. Et s'il est question de dire et recueillir les avis et opinions, réconfortant celui qui faudra, sans le vituperer ni blâmer, enseignant et louant hardiment celui qui aura bien rencontré, et se laissant vaincre volontairement, en leur quittant le gagner et surmonter souventefois, afin que le coeur leur croisse et qu'ils s'assurent, et suppleant à quelques-uns, en les louant, ce qui sera défectueux en leur opinion, ainsi comme fait le bon vieillard Nestor en Homere,
Il n'y aura de tous les Grejois âme
Qui ton parler contredie ni blâme
Certainement: mais cela n'est pas tout,
Car tu n'es pas allé jusques au bout:
Aussi es tu jeune à voir ton visage,
être mon fils tu pourrais quand à l'âge.
mais encore sera-ce plus civilement fait de ne les reprendre point ouvertement ni publiquement, avec une aigre piqueure, qui abat et ravale fort le coeur aux jeunes gens, mais plutôt à part en privé, mêmement ceux que l'on connaitra bien nés pour le maniement des affaires, en les instruisant et les mettant amiablement sur les erres de quelques bon propos et quelques bonnes opinions et inventions qu'ils pourraient mettre en avant, en les incitant toujours à toutes entreprises honnêtes, en leur élevant le courage, et leur rendant le peuple du commencement doux et maniable: comme ceux qui montrent aux jeunes gens à piquer les chevaux, leur en baillent un qui soit facile au montouer, et si d'aventure quelqu'un était tombé à l'entrée, ne le laissant pas desesperer ni perdre le courage, ains le relevant et réconfortant, comme jadis Aristides fit Cimon, et Mnesiphilus Themistocles, que le peuple du commencement ne pouuvait goûter, et qui avaient mauvais nom en la ville pour être débauchés et dissolus: et ces gens de bienlà les relevèrent et les encouragèrent. Aussi dit-on que Demosthenes à son entrée fut rebuté par le peuple, dont il était desesperé, jusques à ce que l'un des anciens de la ville, qui avait autrefois ouï Pericles haranguant au peuple, le prit, et lui dit qu'il ressemblait du tout en sa façon de faire et de dire à ce personnage-là, et que pour cette occasion il avait grand tort de se desesperer et de perdre courage. Semblablement aussi Euripides tout de même réconforta Timotheus le musicien, qui à sa première arrivée fut sifflé par le peuple, comme violant et corrompant la Musique par la nouvelleté qu'il y introduisait, lui disant qu'il ne se descourageât point pour cela, et qu'il ne passerait pas guere de temps, qu'il aurait tous les théâtres à sa dévotion. Bref tout ainsi que le <p 186v> temps prefix aux vierges vestales à Rome est divisé en trois parties, la première pour apprendre ce qu'il faut faire en leur religion, la seconde pour le faire, et la tierce pour le montrer aux jeunes: et semblablement en la ville d'Ephese chacune de celles qui sont vouées au service de Diane, s'appellent premièrement Mellieren, comme qui dirait novice qui doit devenir prêtress: et puis après Ieren, c'est à dire prêtresse: et pour le troisieme, Parièren, comme qui dirait outre prêtresse: Aussi celui qui est parfaitement politique du commencement, apprend à manier affaires, et se rend profés, par manière de dire, en celle religion: et puis à la fin il enseigne les autres, regente les novices, et leur montre les secrets. Car presider, et être comme parrein à ceux qui combattent, n'est pas combattre: mais celui qui enseigne et dresse un jeune homme aux affaires publiques, lui montrant comme dit Homere,
A bien parler, et aussi à bien faire,
est utile and profite à la Chose publique, non en petit service, mais en ministere de conséquence grande, et auquel premièrement et principalement visa et tendit Lycurgus, c'est à savoir, à accoutumer les jeunes gens dés leur enfance à porter honneur et obeïr à tout vieillard, ne plus ne moins qu'à leur maître et legislateur. Car à quelle intention aurait dit Lysander, qu'il n'y a lieu au monde, auquel il fît si bon vieillir qu'en Lacedaemone? est-ce pource qu'il soit là permis aux vieillards plus qu'aux autres de labourer la terre, de prêter à usue, de jouer aux dés, assis en un berlan, et de boire en jouant? Je crois que personne ne le dira: mais pource qu'ils n'ont pas l'oeil sur ce qui est du public seulement, ains particulièrement aussi sur les jeunes gents, prenant garde soigneusement, et non point par acquit en passant, comment ils exercent leurs personnes, comment ils se jouent, comment ils vivent ensemble, en se montrant terribles à ceux qui faillent, vénérables et désirables aux bons: car les jeunes les vont chercher par tout, et leur font la cour, pource que les vieux les rendent toujours de plus en plus honnêtes, et leur accroissent la générosité de leur courage sans envie quelconque. Car cette passion n'étant convenable à nulle partie de l'âge de l'homme, encore a-elle des noms beaux et honnêtes és jeunes gens, parce qu'on l'appelle émulation, jalousie et désir d'honneur, là où és vieilles gens elle serait de tout point importune, sauvage, et signe de coeur lâche: pourtant faut-il que l'homme vieil politique soit fort éloigné de toute passion d'envie, et ne face pas comme les vieux troncs d'arbres, qui manifestement ôtent et empêchent la naissance et croissance des petits arbrisseaux qui germent alentour et dessous: ains au contraire, faut qu'il reçoive amiablement, et qu'il s'offre et s'exhibe à ceux qui se prennent, et qui s'entrelassent par fréquentation avec lui, en les adressant et conduisant par la main, et les nourrissant, non seulement de bonnes instructions et sages conseils et avertissements, mais aussi en leur laissant et cedant les moyens de faire quelques acts de gouvernement, dont il leur viene de l'honneur et de la gloire, et des commissions qui ne soient point dommageables au public, et soient bien agréables et plaisantes au commun peuple: mais celles où il y a d'entrée de la dureté rebourse et de la difficulté dangereuse (comme és médecines qui donnent des tranchées sur le point qu'on les prend) et l'honneur et profit en vient après, il ne faut pas mettre les jeunes gens d'arrivée à ces charges-là, ni les exposer aux troubles et crieries d'une commune mutine et malaisée à contenter, avant qu'ils y soient accoutumés, ains plutôt doit l'homme de bien prendre sur soi les malveillances du peuple pour le bien public: car cela lui rendra les jeunes gens plus affectionnés et plus prompts à entreprendre tous autres services. Mais outre tout cela il se faut souvenir, que administrer la Chose publique n'est pas seulement exercer un magistrat, aller en ambassade, et crier bien haut en une assemblée de conseil, ni se tourmenter le coeur et le corps en une tribune aux harangues, à force de prescher le peuple, <p 187r> mettre en avant force decrets et force Edicts, en quoi le commun estime que consiste toute l'entremise du gouvernement: comme ils pensent que philosopher soit seulement discourir et disputer de la philosophie dessus une chaire en une école, ou bien en écrire et composer des livres: et cependant ils ne connaissent point l'administration civile ni la philosophie continuelle qui se voit és oeuvres et actions quotidianes: c'est comme disait Dicaearchus, que l'on estime communement, que faire des tours et retours, allées et venues dedans une galerie, soit se promener, non pas aller aux champs, ni voir un sien ami. Or faut-il croire que gouverner la Chose publique et philosopher, c'est tout un: de sorte que Socrates ne philosophait pas seulement quand il avait fait apprêter des bancs, et qu'il se mettait en sa chaire, ou qu'il observait l'heure de la lecture et de la conférence, ou du promenoir, qu'il avait assignée à ses familiers: mais aussi quand il se jouait aucunefois, quand il beuvait et mangeait, quand il était au camp, ou quand il marchandait avec eux, et finablement alors qu'il était en prison et qu'il beuvait la poison de la cigue, ayant le premier montré et fait voir, que la vie de l'homme en tout temps, en toute partie, en toutes passions, et tous affaires universellement reçoit l'usage de la philosophie. Autant en faut-il semblablement penser de l'administration civile, que les fols et méchants n'administrent point la Chose publique, ne quand ils sont capitaines généraux d'armées, ne quand ils sont Chancelliers, ni quand ils haranguent au peuple, mais qu'ils flattent la commune pour s'insinuer en sa bonne grâce, qu'ils declament par ôtentation, qu'ils brassent quelque sédition, ou qu'ils font quelque charge à laquelle ils sont contraints par force. Mais au contraire, le bon et vrai policien qui aime ses citoyens, qui aime sa patrie, qui a soin et amour du bien public, encore que jamais il ne vête le manteau et habit de capitaine et gouverneur, si est ce que toujours il fait office de gouverneur et d'administrateur publique, en exhortant et incitant ceux qui le peuvent faire, en instruisant ceux qui ne le savent pas, en assistant à ceux qui lui demandent conseil, en détournant ceux qui ont mauvaise volonté, confirmant et encourageant ceux qui l'ont bonne, et en montrant clairement par effet en toutes ses actions, que ce n'est point par forme d'acquit qu'il entremet des affaires publiques, ni là où il y a quelque interest pour lui ou pour les siens, ou qu'il y est nommeement appelé, qu'il va le premier au théâtre, et qu'il se trouve le premier en la salle de conseil, ni que ce n'est point par manière d'ébattement, comme s'il y allait pour y voir jouer des jeux, ou pour ouïr quelque plaisante musique quand il est là, ains au contraire quand il n'y peut être présent de corps, qu'il y soit de l'esprit, et par soigneusement s'en enquérir, en approuvant aucunes des choses qui s'y seront faites, et se malcontentant des autres: car ni Aristides à Athenes, ni Caton à Rome, ne furent par plusieurs fois en magistrat, et toutefois ils ne laissèrent pas d'être toute leur vie en action pour le bien et service de leur pays. Et Epaminondas fit bien de grands actes et plusieurs durant qu'il fut capitaine général de la Boeoce, mais on en récite un de lui n'étant ni général, ni ayant charge quelconque, qu'il fit en la Thessalie, lequel n'est pas moindre que pas un des autres: quand les capitaines de Thebes ayants jeté l'armée en des lieux âpres et malaisés se trouvèrent chargez par les ennemis qui les pressaient fort, tellement qu'ils étaient en grand trouble et en grand effroi: lui, qui était devant entre les gens de pied, fut rappelé, là où à son arrivée premièrement il appaisa tout le trouble et l'effroi, en les assurant de sa présence, puis il remît en ordre, et rangea en bataille l'armée qui était toute confuse et esbranlée, et la tirant facilement hors de ce mauvais passage, la présenta en tête aux ennemis, qui en furent si émerveillez qu'ils changèrent d'avis, et se retirèrent. Et Agis le Roi de Lacedaemone, comme il menait déjà son armée toute rangée en bataille pour combattre les ennemis au pays d'Arcadie, il y eut quelqu'un des anciens de <p 187v> Sparte qui lui cria, Sire Roi, tu penses remédier à un mal par un autre: voulant entendre la trop facile retraite et département de la ville d'Argos, laquelle il cuidait couvrir par la présente importune promptitude de combattre, ainsi comme dit Thucydides: ce qu'ayant Agis entendu, le creut, et se retira lors, mais depuis il gagna. Il faisait tous les jours mettre sa chaire près la porte du palais: et bien souvent les Ephores se levants de leur parquet s'en allaient devers lui pour avoir son avis et prendre son conseil sur les plus importants affaires: car il était tenu pour homme de fort bon sens, et le renomme-l'on pour un grand sage homme. Et pourtant un jour que la force de son corps était déjà toute anéantie, tellement qu'il ne bougeait presque plus du lit, les Ephores lui mandèrent qu'il s'en vint en la place. Il se leva du lit, et se mit bien en devoir d'y aller: mais ayant marché un petit à grande peine et grande difficulté, il rencontra de petits garçons en son chemin, ausquels il demanda, s'ils savaient rien plus fort que la nécessité d'obeïr à son maître: ils lui répondirent, «le non pouvoir.» Ainsi faisant compte que son impuissance devait être la fin et borne de son obéissance, il s'en retourna en sa maison. Car il ne faut pas que la bonne volonté faille devant la puissance: mais quand elle est faillie, aussi ne la doit-on pas forcer. Aussi dit-on que Scipion se servait toujours à la guerre, et en la ville, du conseil de Caius Laelius: de manière qu'il y en avait de ce temps-là qui disaient, des hauts faits d'armes qu'il executait, que Laelius en était l'autheur, comme d'une Comoedie, et Scipion le joueur qui les jouait. Et Ciceron lui-même confesse, que les plus grands et plus honorables conseils qu'il exploita en son consulat, moyennant lesquels il préserva son pays, il les consulta avec le philosophe Publius Nigidius. Ainsi n'y a-il rien qui empêche les vieilles gens de pouvoir servir et profiter au public en plusieurs sortes de gouvernement, soit de bonne parole, de bon conseil, de liberté et authorité de franchement parler, et de sage soin, comme disent les poètes: car ce ne sont pas les pieds, ni les mains, ni toute la force du corps seulement qui sont parties et biens de la Chose publique, ains sont premièrement et principalement l'âme et les beautez d'icelle, comme la justice, la tempérance, et la prudence, lesquelles venants tard à leur perfection, il n'y aurait point de propos, qu'elle jouît d'une maison, d'une terre, et de tous autres biens et heritages de ses citoyens, et que d'eux-mêmes elle n'en pût plus tirer aucun profit en commun pour le bien public du pays, à cause de leur long temps, lequel ne leur ôte pas tant des forces de pouvoir servir, comme il leur ajoute de suffisance aux facultés requises pour commander et régir. Voilà pourquoi l'on figure les Hermes, c'est à dire les statues de Mercure, en vieil âge, n'ayants ne pieds ni mains, mais les parties naturelles tendues, donnants par là couvertement à entendre, que l'on n'a pas beaucoup affaire du labeur corporel des hommes vieux, pourvu qu'ils ayent la parole active et feconde ainsi comme il appartient.<p 188r>

XXXIII. Les dits notables des anciens Rois, Princes, ET GRANDS CAPITAINES.
ARTAXERXES le Roi de Perse, Ô très puissant Empereur Caesar Trajan, estimait que c'était acte de magnanimité, et bonté Royale, non moins prendre en gré et recevoir avec bon visage de petits présents, que d'en donner de grands. Et pourtant comme quelquefois en passant chemin, un pauvre manoeuvre gagnant sa vie à la sueur de son corps, n'ayant autre chose que lui présenter, lui eût offert de l'eau qu'il venait de puiser en la rivière avec ses deux mains, il là reçut joyeusement, et s'en prit à sourire, mesurant la grâce de l'offre, non à la valeur du présent, mais à la bonne volonté de celui qui le présentait: et suivant ce propos, Lycurgus ordonna en la cité de Sparte les sacrifices de la moindre dépense qu'il peut, à fin, ce disait-il que ses citoyens eussent moyen toujours et en tous lieux, d'honorer promptement et facilement les Dieux, de ce qu'ils auraient à la main. Et pour autant, Sire, que de même volonté et intention je vous offre de petits présents, comme les premices, par manière de dire, les plus communes de la philosophie, je vous supplie de recevoir en gré avec ma bonne affection, l'utilité de ces beaux dits notables que je vous ai recueillis, pource qu'ils vous peuvent servir à connaître quelles ont été la nature et les moeurs de ces grands personnages du temps passé, attendu qu'elles apparoissent mieux bien souvent, et de découvrent plus clairement en leurs dits, que non pas en leurs faits. Il est bien vrai que nous avons en une autre oeuvre compilé les Vies des plus illustres personnages, tant en armes qu'en conseil, comme Capitaines, Legislateurs, Rois et Empereurs, qui ayent oncques été entre les Romains et entre les Grecs: mais en la plupart de leurs faits et gestes la fortune y est ordinairement mêlée: là où és paroles qu'ils ont dites, et aux propos qu'ils ont tenus, sur l'heure même de leurs faits, de leurs passions et de leurs accidents, on aperçait plus clairement et plus nettement, comme dedans des miroirs, quel était le coeur et la pensée de chacun d'eux: au moyen dequoi Siramnes gentilhomme Persien répondit à quelques-uns qui s'émerveillaient comme ses entreprises ne succedaient heureusement, vu que ses propos étaient si sages: C'est, dit-il, pource que je suis seul maître de mes propos, mais des effets, c'est la Fortune et le Roi. Or en l'autre oeuvre des Vies, les dits notables de ces grands personnages sont accompagnés de la narration de leurs faits bien au long écrits, tellement qu'ils requirent un homme de grand loisir, et qui prenne plaisir à ouïr et à lire: mais en ce livre-ci, n'y ayant que les échantillons, par manière de dire, ou les semences extraites à part de leurs vies, la lecture d'icelui, à mon avis, ne vous occupera point le temps que vous devez à vos affaires, attendu qu'en peu de paroles vous y verrez le naturel dépaint au vif de plusieurs personnages dignes de mémoire.
Les Perses aiment ceux qui ont le nez aquilin, c'est à dire, courbé comme le bec d'un aigle, et les estiment les plus beaux, pour autant que Cyrus, celui de leurs Rois qu'ils ont le plus aimé, avait le nez ainsi fait. Or disait ce Roi-là, que ceux qui ne voulaient faire du bien à eux-mêmes, étaient contraints d'en faire aux autres: disait aussi, qu'il n'appartenait à nul de commander, qu'il ne fut meilleur que ceux à qui il commandait. Et comme les Perses voulussent changer de pays, et au lieu du leur, qui était âpre et bossu, en prendre un autre qui était doux et plain, il ne le voulut pas permettre, disant, que les semences des plantes, et les moeurs des hommes <p 188v> deviennent à la fin semblables aux lieux et contrées où ils demeurent. Darius père de Xerxes, se louant soi-même, soûlait dire, que és batailles et périls de la guerre il devenait plus sage: et ayant une année taxé les tailles et subsides qu'il voulait lever sur ses sujets, il envoya querir les principaux hommes de chaque province, et leur demanda si les tributs qu'il leur avait imposez étaient point griefs à supporter: Ils lui répondirent, que moyennement: adonc il ordonna, que nul ne payerait que la moitié de sa cotte seulement. Et comme un jour il eût ouvert une pomme de grenade belle et grosse à merveilles, et que quelqu'un des assistants lui demandât de quelle chose il voudrait avoir autant, comme il y avait de grains dedans cette pomme, Il répondit, de Zopyres. ce Zopyre était un vaillant capitaine et fidele ami, lequel s'étant lui-même déchiré le corps à coups de fouet, et coupé le nez et les aureilles, abusa tellement par cette ruse les Babyloniens, qu'il se firent en lui du gouvernement de leur cité, laquelle depuis il livra entre les mains de Darius qui par plusieurs fois depuis assura, qu'il aimerait mieux avoir Zopyre entier de tous ses membres, que gagner cent telles cités comme était celle de Babylone. La Roine Semiramis ayant fait construire sa sepulture, fit engraver dessus cette inscription: Le Roi qui aura affaire d'argent face demolir cette sepulture, et il en trouvera autant comme il en voudra. Darius la fit ouvrir, et n'y trouva point d'argent, mais bien rencontra-il d'autres lettres qui disaient, «Si tu n'eusses été mauvais homme et d'un avarice insatiable, tu n'eusses point remué les sepultures des trêpassés.» Arimenes, frère de Xerxes fils de Darius, querellant à l'encontre de son frère le Royaume de Perse, descendit de la province Bactrienne où il se tenait: son frère lui envoya des présents au-devant, et commanda à ceux qui les lui présentaient de sa part, de lui dire, Ton frère Xerxes t'honore de ces présents pour cette heure, mais il t'assure que si une fois il est déclaré Roi, tu seras le plus grand homme qui soit auprès de lui. Et de fait Xerxes ayant été jugé Roi, Arimenes fut le premier qui lui fit hommage, et lui mit le diadesme Royal alentour de la tête: aussi le Roi son frère lui donna le second lieu d'honneur et d'authorité après lui, en tout son Royaume. Et étant indigné à l'encontre des Babyloniens pour autant qu'ils s'étaient rebellez contre lui, après les avoir reconquis, il leur défendit de porter plus armes, et leur commanda de danser, chanter, jouer des hautbois, paillarder et taverner, et porter de longs saies à plein fond. Et comme on lui eût apporté des figues sèches à vendre du pays de l'Attique, il dit, qu'il n'en mangerait point qu'il n'eût conquis la région qui les portait. Ainsi surpris quelques espions de nation Grecque dedans son camp, il ne leur fit aucun déplaisir, ains après leur avoir fait montrer à sûreté tout son camp, leur permit de s'en retourner. Artaxerxes fils de Xerxes, celui qui fut surnommé Longue-main, pource qu'il avait une main plus longue que l'autre, soûlait dire, que c'est chose plus royale d'ajouter que d'ôter: et fut le premier qui permît à ceux qui chassaient avec lui, de frapper les premiers la bête quand ils pourraient et voudraient. Aussi fut-ce lui qui ordonna le premier, que les Seigneurs qui auraient failli en leur état (au lieu qu'on les soûlait fouetter eux-mêmes) fussent dépouillés, et leurs vêtements fouettés pour eux: et au lieu qu'on leur soûlait arracher les cheveux de la tête, qu'on leur otât leur haut chappeau seulement. Il avait un chambellan nommé Satibarzanes, qui lui demandait quelque chose qui n'était ni juste ni raisonnable, et étant averti qu'il faisait cette poursuite en faveur de quelque autre, qui lui en avait promis trente mille écus de Perse, qui s'appellaient Dariques, il commanda au thresorier de son épargne, de lui apporter trent mille Dariques: et en les lui donnant, lui dit: «Pren cet argent Satibarzanes, car pour te l'avoir donné, je n'en serai pas plus pauvre: là où si j'eusse fait ce dont tu me requérais, j'en eusse été plus injuste.» Cyrus le jeune, <p 189r> pour émouvoir les Lacedaemoniens à faire alliance et entrer en ligue avec lui, disait, qu'il avait le coeur plus gros que son frère le Roi Artaxerxes, qu'il beuvait plus de vin sans eau que lui, et le portait mieux: et que son frère étant à la chasse, à peine se pouvait tenir à cheval, et en temps de danger, non pas en son trône même: et pour les convier à lui envoyer de leurs hommes de guerre, il promettait à ceux qui viendraient à pied, qu'il leur donnerait des chevaux: et à ceux qui auraient des chevaux, qu'il leur donnerait des chariots: et à ceux qui auraient des metairies, qu'il leur donnerait des villages: à ceux qui auraient des villages, qu'il leur donnerait des villes, et au reste, quant à l'or et l'argent, qu'il leur en baillerait tant, qu'il le faudrait peser, non pas compter. Artaxerxes le frère de ce jeune Cyrus, qui fut surnommé grande mémoire, non seulement donna libre accez et audience à tous ceux qui eurent affaire à lui, mais qui plus est, commanda encore à sa femme legitime, qu'elle otât les tapisseries qui couvraient et bouschaient son chariot, à celle fin que ceux qui voudraient, peussent parler à elle-même par les chemins: et comme un pauvre paysan lui eût fait présent d'une belle et grosse pomme, en la recevant avec un bon visage, il dit: Par le Soleil (qui était le serment des Perses) il me semble que cet homme ferait d'une petite ville une gross cité, qui la lui baillerait à gouverner: et comme en une défaite son bagage lui eût été tout pillé, étant contraint de manger, pour toute viande, un peu de figues sèches avec du pain d'orge, «O Dieux, dit-il, quelle volupté je n'avais jamais essayee!» Parysatis la mère de Cyrus et d'Artaxerxes disait, que celui qui voulait faire quelque remontrance à un Roi, devait user de paroles de soye: c'est à dire, les plus douces qu'il pourrait choisir. Orontes le gendre du Roi Artaxerxes, ayant été par un courroux du Roi condamné et privé de son état, disait, que les mignons des Rois et des Princes resemblaient proprement aux doigts de ceux qui comptent: car ainsi comme ils les font valoir tantôt un, et tantôt dix mille: aussi ceux qui sont alentour des Princes, peuvent une fois tout, et une autre fois peu ou rien du tout. Memnon capitaine Grec, qui fit la guerre pour Darius contre Alexandre, comme l'un de ses soudards vint en sa présence dire tout plein de vilaines et outrageuses paroles à l'encontre d'Alexandre, lui donna sur la tête d'une lance qu'il tenait en sa main, en lui disant: «Je te soudoye pour guerroier, et non pas pour injurier Alexandre.» Les Rois d'Aegypte, suivant une ancienne ordonnance de leur pays, faisaient jurer les juges, quand ils les installaient en leurs offices, que quand bien le Roi leur commanderait de juger injustement, ils ne le feraient pas pourtant. Du temps de la guerre de Troie, il y avait en la Thrace un Roi nommé Poltys, devers lequel tant les Grecs que les Troiens envoyèrent pour avoir de lui secours: il leur fit réponse, qu'il était d'avis que Paris rendît Helene, et qu'au lieu d'elle, il lui baillerait deux belles femmes. Teres le père de Sitalces soûlait dire, que quand il était de loisir, et qu'il ne faisait point la guerre, il lui était avis qu'il n'y avait point de différence entre lui et son palefrenier. Cotys rendit un lyon à celui qui lui avait fait présent d'un leopard: et pour autant qu'il était prompt à se courroucer, et âpre à punit ses serviteurs domestiques, quand ils avaient failli en leurs services, comme un sien ami, chez lequel il était logé, lui eût fait présent de plusieurs vases et vaisselles de terre fort tenues et aisés à rompre, mais au demeurant singulièrement bien ouvrés et labourés, il donna bien de riches dons à celui qui les lui avait présentés, mais il les rompit et cassa tous entièrement, de peur que par une soudaine colère il ne châtiât trop aigrement ses serviteurs qui viendraient à les rompre. Idathyrsus Roi des Tartares, contre lequel Darius mena son armée, manda aux Seigneurs des Paeoniens qu'ils rompissent le point que Darius avait fait faire sur la rivière de Danube pour passer en ses pays, à fin qu'en ce faisant ils se délivrassent de toute servitude: ce qu'ils ne <p 189v> voulurent pas faire, pource qu'ils voulaient garder leur foi à Darius: au moyen de quoi il les appellait esclaves de bien, qui n'avaient point de volonté de s'enfuir. Ateas écrivit à Philippus Roi de Macedoine, «Tu commandes aux Macedoniens qui savent bien combattre contre des hommes: mais moi je commande aux Tartares, qui peuvent combattre et la faim et la soif.» Et comme lui-même frottât et estrillât son cheval, il demanda aux ambassadeurs de Philippus, si leur maître faisait pas le semblable. ayant en une rencontre pris prisonnier de guerre Ismenias excellent joueur de flûtes, il lui commanda d'en jouer devant lui: et comme tous les autres assistants s'émerveillassent de son excellence, il jura qu'il prenait plus de plaisir à ouïr un cheval hennir. Scilurus laissant quatre vingts enfants mâles, quand il fut prêt à mourir, se fit apporter un faisceau de javelots, qu'il présenta de rang à chacun de ses enfants, leur commandant de tâcher à le rompre: et comme chacun d'eux se fut efforcé de ce faire, en vain, sans en pouvoir venir à bout, lui prenant chaque javelot à part, les rompit tous facilement l'un après l'autre: leur enseignant par cette similitude qu'en se tenant bien joints ensemble, ils demeureraient forts et invincibles: mais s'ils se divisaient, et qu'ils entrassent en querelles les uns contre les autres, qu'ils se trouveraient faibles et faciles à défaire. Gelon après avoir défait les Carthaginois près la ville d'Himere, faisant paix avec eux, les contraignit de mettre entre les articles du traité, qu'ils ne sacrifieraient plus leurs enfants à Saturne. Il menait souvent les Syracusains aux champs, autant pour labourer et planter, comme pour guerroier, afin que leurs terres en valussent mieux étant bien labourées, et eux ne devinssent pires à faute de travailler. Demandant un jour de l'argent à ses citoyens, ils commencèrent à s'en mutiner: il leur dit, que c'était en intention de leur rendre: et de fait leur rendit après la guerre. Et comme en un festin on présentât de rang la lyre à tous les conviés pour chanter dessus selon la coutume, et que tous les autres s'accommodassent à leur tour et chantassent, lui commandant qu'on lui amenât son cheval, voltigea et monta dessus aisément et dispostement. Hieron, celui qui fut tyran de Syracuse après Gelon, disait que ceux qui parlaient à lui franchement et librement, ne le fâchaient et ne l'importunaient point: mais que ceux qui révélaient un propos qu'il leur aurait dit en secret, faisaient tort non seulement à lui, mais aussi à ceux qui ils les disaient: pource que coutumièrement nous haïssons non seulement ceux qui rapportent, mais aussi ceux qui écoutent ce que nous ne voudrions pas être su. Quelqu'un lui reprocha un jour qu'il avait l'haleine puante, à l'occasion dequoi il tensa sa femme de ce qu'elle ne lui en avait jamais rien dit: elle lui répondit, «Je pensais que l'haleine de tous les autres hommes sentît ainsi.» Xenophanes natif de Colophone se plaignait un jour à lui, de ce qu'il était si pauvre, qu'il n'avait pas le moyen d'entretenir deux serviteurs, et il lui répondit: «Et comment, Homere que tu reprends et que tu blâmes ordinairement, tout mort qu'il est, en nourrit plus de dix mille.» Il condamna Epicharmus poète Comique en quelque amende, d'autant qu'en la présence de sa femme il avait dit quelques paroles vilaines et déshonnêtes. Dionysius le père, comme les orateurs qui devaient haranguer devant le peuple, tirassent au sort des lettres, pour savoir l'ordre, auquel ils auraient à parler, et que la lettre M lui fut échue, quelqu'un des assistants lui dit: «cette M signifie Marotte, Dionysius, pource que tu diras de grandes folies:» «Mais bien, dit-il, que je serai Monarque.» et de fait, après qu'il eut fait sa harangue, le peuple de Syracuse l'eleut Capitaine général. Et comme tout au commencement de sa tyrannie les Syracusains souslevez à l'encontre de lui, le tinssent assiegé dedans son château, ses amis lui conseillaient que volontairement il quittât et se démit de cette domination violente, s'il ne voulait mourir honteusement, après qu'il serait pris: mais lui ayant vu assommer un boeuf à un boucher, et observé qu'il était au premier coup tombé <p 190r> soudainement roide mort: «Et dea, dit-il, ne serait-ce pas grand déplaisir, que pour crainte de la mort qui dure si peu, et passe si vitement, je quittasse une si belle et si grande Seigneurie?» ayant entendu que son propre fils, auquel il devait laisser sa Seigneurie, avait violé et forcé la femme d'un des bourgeois de la ville: il lui demanda en colère, quelle chose semblable il lui avait jamais vu faire. Le jeune homme lui répondit, «Aussi n'as-tu pas eu un père qui fut tyran:» il lui répliqua tout promptement, «Aussi n'auras-tu point de fils qui le soit, si tu ne te deportes de commettre de tels actes.» Une autre fois étant allé voir son fils en son logis, et y voyant quantité grande de vases d'or et d'argent, il dit tout haut, «Il n'y a rien de Seigneur et de Prince en toi: vu que d'un si grand nombre de vaisselles d'or et d'argent que tu as eu de moi, tu n'en as pas su faire un ami.» Il demandait un jour de l'argent à ceux de Syracuse, et eux se plaignaient et lamentaient, en le priant de les vouloir excuser, disants qu'ils n'en avaient point: lui au contraire leur en fit demander encore d'autre: ce qu'il fit jusques à deux ou trois fois, coup sur coup. Et comme il continuât à leur en exiger encore davantage, il entendit qu'ils ne s'en faisaient plus que rire et gaudir, en se promenant parmi la place: adonc il commanda à ses receveurs de ne les plus presser. «Car c'est signe, dit-il, qu'ils n'ont plus rien, puis qu'ils ne font plus conte de nous.» Sa mère étant déjà vieille et hors d'âge de se marier, voulait néanmoins à toute force être mariée à un beau jeune homme: «Il lui répondit, qu'il était bien en sa puissance de violer les lois de Syracuse, mais les lois de nature, non.» Et punissant âprement tous autres malfaiteurs, il pardonnait aux voleurs, qui ôtaient les robes et manteaux à ceux qu'ils rencontraient la nuit parmi les rues, afin que les Syracusains pour cette occasion desistassent de faire festins et assemblées les uns avec les autres. Il y eut une fois un étranger qui lui promit tout haut de lui enseigner à part en secret, à quoi il pourrait connaître ceux qui conspiraient et machinaient contre lui: Dionysius le pria bien fort de lui dire: et l'autre allant devers lui, «Donne moi, dit-il, un talent, (six cens écus) à fin qu'il semble à ceux de Syracuse que tu ayes appris de moi les signes ausquels tu pourras découvrir ceux qui conivreront à l'encontre de toi.» Il le lui donna, et fit semblant d'avoir appris et entendu de lui ces moyens, louant grandement la subtile façon de tirer argent que cet homme avait inventée. Quelque autre lui demanda un jour, s'il était point quelquefois oisif, J'à Dieu ne plaise, dit-il, que cela jamais m'advienne.» étant averti que deux jeunes hommes de la ville beauvants ensemble avaient dit plusieurs outrageuses et injurieuses paroles de lui et de sa tyrannie à la table, il les envoya convier toux deux de venir souper avec lui: et voyant que l'un, après qu'il eut un peu de vin en tête, disait et faisait tout plein de folies, et au contraire que l'autre était fort retenu, et beauvait peu souvent, il pardonna à l'un comme étant ivrongne et insolent de nature, et qui par ivrongnerie avait médit de lui, mais il fit mourir l'autre comme lui voulant mal en son coeur, et lui étant ennemi de propos délibéré. Aucuns de ses familiers le reprenaient de ce qu'il honorait et avançait un homme méchant et mal voulu des Syracusains, et il leur répondit, «Je veux qu'il y ait en Syracuse quelqu'un qui soit encore plus haï que moi.» Il envoya une fois des présents à quelques ambassadeurs de Corinthe, qui étaient venus devers lui: eux les refusérent, à cause de quelque statut et ordonnance de leur Chose publique, qui défendait aux ambassadeurs de prendre, ni recevoir aucuns dons ne présents de Seigneur ou Prince quelconque. Il en fut mal content, et leur dut, qu'ils faisaient mal d'ôter le seul bien qu'il y a és tyrannies, de pouvoir donner: enseignants aux hommes que même le recevoir aucun bien des tyrans, est chose que l'on doit redouter et fuit. étant averti, que l'un des habitants de Syracuse avait caché un thresor dedans la terre en sa maison, il lui fit commandement de lui apporter: ce qu'il fit, non pas tout pourtant, car il en retint une partie, <p 190v> avec laquelle il s'en alla demeurer en un autre ville, là où il en acheta quelque heritage: quoi entendant, il le renvoya querir, et lui rendit tout son or et argent: Puis que tu sais, dit-il, maintenant user de la richesse, et non pas rendre inutile ce que est fait pour l'usage de l'homme. Son fils, que l'on appelle Dionysius le jeune, disait, qu'il nourrissait et entretenait plusieurs hommes de lettres, non qu'il les estimast, mais pource qu'il voulait être estimé pour l'amour d'eux: entre lesquels un Dialecticien nommé Polyxenus, lui dit une fois en disputant avec lui, «Je te tiens convaincu:» «Oui bien de paroles, lui répondit-il soudainement: mais moi je te convains toi-même de fait, pource qu'abandonnant ta propre maison, tu me viens faire la cour et servir en la miene.» Après qu'il eût été chassé de sa seigneurie, comme quelqu'un lui demandast, «Que t'a maintenant servi Platon et toute sa philosophie?» «Elle m'a servi de ce, que je porte patiemment la mutation et le changement de ma fortune.» On lui demanda une fois, comment son père étant homme pauvre et privé avait acquis la domination de Syracuse: et lui, à qui son père l'avait laissée toute acquise, et était fils d'un si grand tyran, l'avait laissée perdre: «Pour ce, dit-il, que mon père vint à prendre les affaires en main lors que le gouvernement populaire était haï, et moi lors que la tyrannie était enviée.» Une autre fois il répondit à quelque autre qui lui faisait cette même demande: «Mon père m'a bien laissé sa tyrannie, mais non pas sa fortune.» Agathocles était fils d'un potier de terre, et s'étant fait seigneur de la Sicile, et en ayant été déclaré Roi, il faisait en son service mêler de la vaisselle de terre parmi celle d'or et d'argent, et la montrait aux jeunes gens en leur disant: «Je faisais au commencement de telle vaisselle, (en leur montrant celle de terre:) et maintenant j'en fais de celle-ci (en leur montrant celle d'or) par ma diligence et vaillance.» Ainsi qu'il tenait le siege devant une ville, quelques-uns de ceux de dedans lui criaient de dessus la muraille, pour lui penser faire injure: «Hó potier, de quoi payeras tu la solde à tes gens?» et lui sans s'émouvoir tout doucement en riant leur répondit, «Du sac de cette ville, quand je l'auray prise.» Et de fait l'ayant emportée d'assault, il vendit à l'encan tous les habitants comme esclaves, en leur disant, «Si vous me dites plus d'injures désormais, je m'en plaindrai à vos maîtres.» Et comme les habitants de l'Île d'Ithaque se plaignissent à lui, disants, que ses mariniers étant descendus en leur île avaient emmené de leurs moutons: il leur répondit, «Et comment, votre Roi étant jadis descendu en la Sicile, non seulement en emmena des moutons, mais qui pis est, il creva les yeux au berger.» Dion, celui qui chassa Dionysius hors de sa tyrannie, étant averti que Calippus, auquel il se fiait plus qu'à nul autre de ses hostes ni amis, espiait les moyens de le faire mourir, n'eut jamais le coeur d'en informer pour le convaincre, disant, qu'il amait mieux mourir que vivre en cette peine, d'avoir à se garder, non de ses ennemis seulement, mais aussi de ses amis. Archelaus Roi de Macedoine, comme un jour à sa table quelqu'un de ses familiers, homme qui savait peu de bien et d'honneur, lui demandât en don une coupe d'or dont on servait à sa table, le Roi commanda à l'un de ses gens de la porter en don au poète Euripides. Ce que l'autre trouvant étrange, il lui dit: «Ne t'en ébahi point, car tu mérites de demander, et lui d'avoir, encore qu'il ne demande point.» Et comme son barbier, qui était un grand babillard, lui demandast: «Comment voulez vous que je vous face la barbe, Sire?» Il lui répondit, «Sans dire mot.» Et comme Euripides en un festin ambrassât et baisât le bel Agathon devant tout le monde: «Ne vous en ébahissez point, dit-il aux autres assistants, car des beaux l'arrière-saison même en est encore belle.» Et comme Timotheus joueur de cithre, qui s'était promis que le Roi lui ferait un bon gros présent, en eût eu beaucoup moins qu'il n'esperait, et s'en montrât fort malcontent, de sorte qu'en chantant sur sa cithre ces paroles, L'argent fils de la terre tu l'as en estime grande, faisant signe de la tête que c'était du Roi qu'il <p 191r> l'entendait: il lui réplique tout sur le champ, Mais toi tu en fais demande. Une autre fois, comme il passait par la rue, on répandit de l'eau sur lui: à raison de quoi, ceux qui se trouvèrent auprès, l'irritants à l'encontre de celui qui avait versé l'eau, disaient, qu'il le devait bien faire châtier: «Voire mais, dit-il, il n'a pas versé cette eau sur moi, mais sur celui qu'il pensait que je fusse.» Philippus de Macedoine père d'Alexandre le grand, ainsi que témoigne Theophrastus, a été plus grand que nul autre des Rois de Macedoine, non seulement en prosperité de fortune, mais aussi en bonté et moderation de moeurs. Il faignait de réputer les Atheniens bienheureux, en ce mêmement qu'ils trouvaient tous les ans en leur ville dix Capitaines à élire: car lui au contraire en plusieurs années n'en avait pu trouver qu'un seul, qui était Parmenion. Et comme on lui eût apporté en un même jour les nouvelles de plusieurs prosperitez qui lui étaient advenues toutes ensemble: «O fortune, s'écria-il, ne m'envoye qu'un peu de mal à l'encontre de tant et de si grands biens:» Après qu'il eut vaincu les Grecs, plusieurs lui conseillèrent de mettre de bonnes et grosses garnisons dedans les villes, pour plus sûrement les tenir en bride: mais il leur répondit, «j'aime mieux être appelé par long temps debonnaire, que peu de temps Seigneur.» Et comme ses familiers lui conseillassent de chasser de sa court un médisant qui ne faisait que détracter de lui: il leur répondit, qu'il n'en ferait rien, de peur qu'il n'allât par tout ailleurs semer sa maledicence. Smicythus accusait souvent Nicanor envers lui, disant qu'il ne faisait autre chose que détracter de lui, tellement que ses plus familiers étaient d'avis qu'il envoyât querir, et qu'il le fît châtier ainsi qu'il le méritait: «Voire mais, Nicanor, ce dit-il, est l'un des hommes de bien de la Macedoine, ne vaut-il pas doncques mieux s'enquérir si la faute en vient point de nous?» Et de fait, ayant fait diligence d'enquérir dont venait ce mécontentement de Nicanor, il trouva qu'il était oppressé d'extréme pauvreté, et qu'on n'avait tenu compte de le secourir en sa nécessité: parquoi il commanda incontinent qu'on lui portât un bon présent, qu'il lui envoya: depuis Smicythus lui vint rapporter que Nicanor faisait merveilles d'aller preschant ses louanges par tout. «Voyez vous doncques, dit alors Philippus, comme il depend de nous que l'on parle bien ou mal de nous?» Il soûlait aussi dire, qu'il était bien tenu aux harangueurs des Atheniens, pource que médisant de lui, ils étaient cause de le rendre plus homme de bien et de parole et de fait: «Car je m'efforce, disait-il, tous les jours et en mes dits et en mes faits de les faire trouver menteurs.» Il renvoya, sans leur faire payer rençon tous les prisonniers Atheniens qui avaient été pris en la bataille de Chaeronée: mais eux demandaient encore davantage leurs lits, leurs vêtements, et leurs hardes, et se plaignaient des Macedoniens de ce qu'ils ne leur rendaient pas. Philippus, quand il l'entendit, s'en prit à rire, et dit à ceux qui étaient autour de lui, «Ne vous semble-il pas, que ces Atheniens pensent avoir été par nous vaincus du jeu des osselets?» Il eut d'aventure en une bataille l'os rompu, qui joint par devant les deux espaules: cet os s'appelle en langage Grec, la clef: et le chirurgien qui le pensait, lui demandait tous les jours quelque argent: Philippus lui répondit, «Prends-en tant que tu voudras, car tu as la clef entre tes mains.» Il y avait en sa court deux frères, dont l'un s'appellait Hecateros, qui signifie en Grec, l'un et l'autre: l'autre frère se nommait Amphoteros, qui signifie, tous les deux: et voyant que Hecateros était homme diligent et avisé, et Amphoteros sot et paresseux, il disait que Hecateros était Amphoteros, c'est à dire, qu'il en valait deux: et que Amphoteros était Oudeteros, comme qui dirait, néant, et homme de nulle valeur. L'allusion des mots ne se peut trouver en la langue Françoise. Il disait aussi, que ceux qui lui conseillaient de se porter aigrement à l'encontre des Atheniens, étaient hommes de mauvais jugement, de conseiller à un Prince qui faisait et endurait toutes choses pour la gloire, de détruire le théâtre de gloire, que la <p 191v> ville d'Athenes, à cause des lettres. étant juge entre deux méchants hommes, il ordonna que l'un s'en fuît hors de Macedoine, et que l'autre courût après. Il voulait un jour loger son camp en un beau lieu, mais entendant qu'il n'y avait point de fourrage pour les bêtes, il fut contraint de s'en partir, en disant: «Quelle est notre vie, puis qu'il faut que nous ayons le soin d'accommoder jusques aux ânes!» Desirant forcer quelque château, devant lequel il voulait mettre le siege, il envoya devant pour reconnaître la place. Ceux qu'il y avait envoyés, lui firent rapport qu'elle était si malaisée à approcher, qu'il n'était possible de plus, et le lui dépeignirent de tout point imprenable. Il leur demanda, s'il était si fort inaccessible, que un petit âne chargé d'or n'en pût approcher. Lasthenes Olynthien, qui lui avait aidé à s'emparer de la ville d'Olynthe, se plaignit un jour à lui, disant que quelques-uns de ses mignons qu'il avait autour de lui, l'appellaient traître: «Il lui répondit, que les Macedoniens de leur naturel étaient hommes rudes et grossiers, et qui appellaient une marre une marre, et toutes choses par leur nom.» Il conseillait à son fils Alexandre de parler gracieusement et courtoisement aux Macedoniens pour acquérir leur bienveillance, pendant qu'il lui était loisible d'être gracieux, regnant un autre: comme s'il eût voulu dire, que quand il serait Roi, il faudrait qu'il leur tint gravité de maître et seigneur, et qu'il fît justice. Aussi lui conseillait il de tâcher à acquérir l'amitié de ceux qui avait credit et authorité és bonnes villes, autant des mauvais comme des bons, pour puis après user des bons, et abuser des méchants. Philon gentilhomme Thebain lui avait fait beaucoup de plaisir du temps qu'il demeura otager en la ville de Thebes: car il était logé en sa maison, et depuis ne voulut oncques recevoir dons ne présent de lui: au moyen dequoi Philippus lui disait, Ne m'ôte point le titre et l'honneur d'invincible, étant vaincu de courtoisie et de liberalité par toi. Il avait été pris grand nombre de prisonniers en une bataille, et était présent à les voir vendre à l'encan, séant dedans sa chaire, ayant sa robe reboursée un peu plus haut qu'il n'était honnête, et y eut un des prisonniers que l'on vendait qui lui cria tout haut: «Je te suppli, Sire, de me pardonner, que je ne sois point vendu: car je te suis ami de père en fils.» Philippus lui demanda, «De quel côté, et comment est venue cette amité entre nous?» «Je te le veux dire tout bas en l'oreille, répondit le prisonnier. Philippus commanda que l'on lui amenast: et lors le prisonnier s'approchant près de lui dit tout bas, «Abbaisse un petit le devant de ton manteau, Sire: car étant ainsi assis, tu montres ce qui n'est pas honnête de découvrir.» Lors Philippus dit tout haut à ses gens, «Delivrez-le, et le laissez aller, car il est voirement de mes amis, et de ceux qui me veulent bien, mais il ne m'en souvenait pas.» Il y eut quelquefois un sien hoste qui le convia d'aller souper chez lui: il y alla: mais par le chemin il rencontra plusieurs qu'il y mena aussi quant et lui: dont il aperçut que son hoste se troubla tout, pource qu'il n'avait pas apprêté assez à souper pour tant de gens: ce qu'ayant Philippus aperçu, envoya secrètement dire en l'oreille à tous ceux qu'il avait amenés, qu'ils gardassent en leur estomach lieu pour la tarte: les autres cuidants qu'il le dît à bon esciant, s'absteindrent de manger, de manière que la viande vint à être suffisante pour tous. Quand il entendit la mort d'Hipparchus natif de l'Île d'Euboée, il en fut fort déplaisant: et comme quelqu'un des assistants lui dît, Si était-il désormais meur pour mourir: «Oui bien, dit-il, quant à lui, mais non pas quant à moi, à qui il est mort trop tôt: car il est mort avant que d'avoir reçu de moi récompense digne de l'amitié qu'il me portait.» étant averti que sons fils Alexandre trouvait mauvais, et se plaignait de ce qu'il engendrait enfants de plusieurs femmes, il lui dit: Puis que tu vois donc que tu auras plusieurs concurrens et competiteurs du Royaume après ma mort, mets peine d'être homme de bien, afin que tu parvienes à la couronne, non tant par moi pour <p 192r> être mon heritier, que par toi-même pour en être digne. Il l'admonestait fort d'étudier soigneusement sous Aristote en la philosophie: «à fin, dit-il, que tu ne faces plusieurs choses que j'ai faites, dont je me repense.» Il y avait une fois donné quelque office de judicature, à un qui lui était recommandé par Antipater: mais depuis ayant entendu qu'il se peignait les cheveux et la barbe, il la lui ôta, disant, que celui qui en ses cheveux était faulsaire, malaisément en bon affaire serait loyal. Machetas quelquefois plaidait une cause devant lui qui sommeillait, de manière qu'à faute d'avoir bien compris et entendu le fait, il le condamna à tort: parquoi Machetas se prit à crier tout haut, qu'il en appellait. Philippus indigné de cela, lui demanda incontinent, devant qui il appellait de lui: «Devant toi-même, Sire, répondit-il, quand tu seras bien esveillé, et que tu voudras plus attentivement comprendre mon fait.» Philippus picqué de ses paroles, se leva en pieds, et pensant mieux à soi, connut qu'il avait fait tort à Machetas par sa sentence, et néanmoins ne voulut point révoquer ne casser son jugement, mais lui-même paya de son argent autant comme pouvait valoir la chose dont il était question au proces. Harpalus avait un sien parent et ami nommé Crates, attaint et convaincu de grands crimes: il pria Philippus qu'il payât bien l'amende, mais que la sentence ne fut point prononcée contre lui, pour en eviter la honte et le déshonneur: mais Philippus lui fit réponse: «Il vaut mieux que lui-même porte le déshonneur de sa faute, que non pas moi pour lui.» Ses familiers se courrouçeaient de ce que les Peloponesiens, qui avaient reçu beaucoup de biens de lui, le sifflaient en la fête et assemblée des jeux Olympiques: «Et que feraient-ils auprès, leur répondit-il, si nous leur eussions fait déplaisir?» étant en son camp, il dormit un matin plus haute heure qu'il n'avait accoutumé, et s'étant à la fin esveillé et levé, il dit, «Je pouvais bien dormir sûrement, puis que Antipater veillait.» Un musicien joueur d'instruments avait sonné devant lui durant son souper. Philippus le voulut reprendre de quelque passage, et commença à entrer en dispute contre lui de la Musique des instruments: «J'à Dieu ne plaise, Sire, lui dit adonc le musicien, qu'il t'advienne jamais tant de mal, que tu entendes ces choses-là mieux que moi.» Une autre fois il s'était endormi sur le jour, au moyen dequoi les Grecs qui avaient affaire à lui, étaient contraints d'attendre longuement à sa porte, tellement qu'ils s'en fâchaient et courrouçaient: Antipater leur répondit, «Seigneurs Grecs, ne vous ébahissez pas si Philippus dort maintenant, car quand vous dormiez il veillait.» Il fut quelque temps en mauvais ménage avec sa femme Olympiade, et son fils Alexandre, durant lequel différent Demaratus gentilhomme Corinthien l'alla visiter. Philippus lui demanda, comment vivaient les Grecs les uns avec les autres: «vraiment, répondit Demaratus, tu te soucies bien de l'union et concorde des Grecs les uns avec les autres, vu que les personnes qui te touchent de plus près, et que tu dois avoir les plus cheres, sont en tel divorse avec toi.» ce mot l'y fit penser si bien, que depuis il appaisa son courroux, et se reconcilia avec eux. Une pauvre vieille ayant proces, voulait qu'il en fut juge, et l'en pressait ordinairement: il répondit, qu'il n'avait pas loisir d'y vaquer et entendre: et la vieille se prit à crier tout haut, «Ne veuilles donc pas être Roi.» et lui étonné et touché au vif de cette parole, ne l'ouït pas seulement elle, mais aussi tous les autres de rang.
Alexandre étant encore enfant ne se réjouissait point quand il oyait dire que son père gagnait et conquerait tout, et disait aux enfants d'honneur qui étaient nourris avec lui, «Mon père ne me laissera rien à faire ni à conquerir.» Et comme les enfants lui répondissent, «Voire-mais c'est pour toi qu'il acquiert:» «Que me profitera-il, dit-il, d'avoir beaucoup de biens, et de n'avoir rien à faire?» Il était fort dispos de sa personne, et vite à merveilles, tellement que son père le voulut une fois induire à <p 192v> courir en la carrière avec les autres coureurs, qui couraient pour gagner le prix és jeux Olympiques: «Je le voudrais bien, répondit-il, pourvu que ce fussent Rois qui courussent avec moi.» Un foi bien tard on lui amena quelque jeune garse pour coucher avec lui: il lui demanda, pour quelle cause elle était venue si tard elle répondit, qu'elle attendait que son mari fut couché: et lors il tensa bien âpremens ses gens: «pour ce, dit-il, qu'il ne s'en a guères fallu, que par vous je n'aie commis adultère.» Son gouverneur Leonidas le reprit un jour, de ce que faisant sacrifice de parfum aux Dieux, il y mettait trop d'encens à son gré, et y retournait trop souvent à en prendre à pleins poings, pour mettre sur le feu, en lui disant: «Quand tu auras conquis la province, qui produit l'encens, alors tu en mettras dedans le feu tant que tu voudras.» Parquoi depuis, après qu'il eût conquis l'Arabie, il lui écrivit une lettre de telle substance: «Je t'envoye cinq cens quintaux d'encens et de cinnamome, afin que tu apprennes à n'être plus chiche envers les Dieux, t'avisant que pour le jourd'hui nous somme seigneurs de la province qui porte les drogues aromatiques et senteurs.» Le jour de devant qu'il donnât la battaile du Granique, il enhorta les Macedoniens de faire bonne chère, et de dépenser tout ce qu'ils avaient de provision de vivres, pource que le lendemain ils disneraient aux dépens de leurs ennemis. Un nommé périllus lui demanda de l'argent pour marier ses filles: il lui fit bailler cinquante talents, qui sont environ trente mille écus: l'autre lui dit, que c'était bien assez de dix seulement: Alexandre lui répliqua, «Si c'est assez à prendre pour toi, ce n'est pas assez à donner pour moi.» Il commanda aussi à ses thresoriers de donner au philosophe Anaxarchus tout ce qu'il leur demanderait: les thresoriers lui rapportèrent, qu'il demandait une somme excessive, de cent talents: et Alexandre leur répondit, «Il fait bien, s'assurant qu'il a en moi un ami qui peut et veut lui en donner autant.» En la ville de Milet il trouva plusieurs grandes statues des champions, qui anciennement avaient emporté le prix és jeux Olympiques et Pythiques: «Et où étaient, dit-il aux Milesiens, ces grands corps ici, quand les Barbares assiegeaient et prenaient votre ville?»
La Roine de la Carie, nommée Ada, lui envoyait soigneusement tous les jours des confitures, et de la patisserie qui était fort exquisement faite par des ouvriers et patissiers fort excellents: mais Alexandre lui manda, qu'il avait bien d'autres patissiers et cuisiniers encore plus singuliers que ceux-là, savoir pour le disner, le lever matin, et cheminer la nuit avant jour: et pour le souper, le peu manger à disner. Son armée étant toute prête pour donner la bataille à Darius, les capitaines lui vindrent demander, s'il avait plus rien à leur commander: «Non, dit-il, sinon que vous faciez razer les barbes aux Macedoniens.» Parmenion s'émerveilla de ce commandement: et Alexandre lui dit, «Ne sais-tu pas qu'il n'y a point de meilleure prise en combattant, que de saisir son ennemi à la barbe?» Darius lui envoya offrir dix mille talens, qui sont six millions d'or comptant, et de partir également par moitié toute l'Asie avec lui: tellement que Parmenion lui dit, «J'accepterais cette offre-là, quant à moi, si j'était Alexandre:» «Et moi aussi certainement, répondit Alexandre, si j'étais Parmenion:» mais au demeurant il fit réponse à Darius, «que la terre ne pouvait porter deux Soleils, ni l'Asie endurer deux Rois.» Et comme il était prêt à donner la derniere bataille qui devait decider tout, près le village d'Arbelles, contre un million d'hommes en armes, il vint quelques-uns de ses mignons à lui accuser des soudards de ce, qu'ils tenaient propos en leurs loges et conspiraient entre eux de ne porter rien du butin au logis du Roi, et le retenir tout pour eux: Alexandre s'en prit à rire, et leur dit: «Vous m'apportez de bonnes nouvelles, car ce sont propos d'hommes délibérés de vaincre, et non pas de fuir.» Plusieurs des soudards mêmes venaient à lui qui lui disaient, Sire, ayez bon courage, et ne craignez point le grand nombre de vos <p 193r> ennemis: car ils ne pourront pas supporter l'odeur seulement qui sort de nos aixelles. Mais ainsi que l'on dressait l'armée en bataille, il aperçut un soudard qui raccoutrait l'attache avec laquelle il dardait son javelot: il le cassa sur le champ, et le chassa des bandes comme soudard inutile et indigne d'en être, vu qu'il accoutrait encore ses armes à l'heure propre qu'il en fallait user. Une fois comme il lisait des lettres missives de sa mère Olympiade, dedans lesquelles il y avait plusieurs choses secrètes, et plusieurs charges à l'encontre d'Antipater, Hephestion s'approchant de lui les leut aussi quant et lui, ainsi qu'il avait accoutumé de faire. Alexandre ne l'en engarda point, mais après qu'il eut achevé de lire, tirant son cachet de son doigt il le lui mit dessus les lévres. étant au temple du Dieu Hammon, il fut nommé par le grand prêtre du lieu, Fils de Jupiter: à quoi il répondit, «Ce n'est pas de merveille, car Jupiter par nature est père de tous, mais il adopte et avoue pour siens particulièrement ceux qui sont les plus gens de bien.» Il y fut en quelque rencontre blecé d'un coup de flèche à la cuisse: si accoururent soudain à lui plusieurs de ceux qui par flatteries avaient accoutumé de l'appeler Dieu: et lors avec un visage riant il leur dit, en leur montrant sa plaie: C'est du vrai sang, comme vous pouvez voir,
et non de l'humeur telle
Qui coule aux Dieux de nature immortelle.
Comme quelques-uns louassent devant lui la simplicité d'Antipater, disants qu'il vivait austèrement, sans superfluité ne délices quelconques: il leur répondit, «Antipater est voirement blanc au dehors, mais soyez assurés qu'il est tout rouge comme pourpre dedans.» Un de ses amis lui donnait à souper en son logis au coeur d'hiver, qu'il faisait grand froid, et fit apporter en la salle un petit foyer, sur lequel n'avait que bien peu de feu. Alexandre lui dit, «Fais apporter du bois ou de l'encens.» voulant dire, que si c'était pour échauffer la salle, il y fallait du bois davantage: et que s'il n'y voulait point plus de feu, que ce n'était que pour faire du parfum aux Dieux. Antipatrides fit venir en un festin, où il était, une belle jeune garse baladine, qui chanta et balla si bien, qu'Alexandre s'affectionna un peu à la voir, mais premier il demanda à Antipatrides qui l'avait amenée, s'il en était point amoureux:il lui confessa que oui: adonc Alexandre lui dit, «O malheureux que tu es, ne l'emmeneras-tu doncques pas vitement hors d'ici?» Une autre fois Cassander s'efforça de baiser malgré lui un jeune garçon nommé Python, duquel était amoureux un Evius excellent joueur de flûtes. Alexandre voyant que cet Evius en était fort marri, se leva en colère contre Cassander, en criant, «Comment, il ne sera doncques pas désormais loisible par notre insolence d'aimer qui voudra.» Ainsi comme il renvoyait de son camp les malades et estropiez vers la mer, pour les reconduire en leurs maisons, on lui vint rapporter qu'un nommé Antigenes s'était fait écrire entre les malades et estropiés, qui n'était ne l'un ne l'autre: il le fit venir devant lui, là où le soudard lui confessa rondement, qu'il faignait voirement être malade, et qu'il ne l'était pas, pour l'amour qu'il portait à une jeune femme nommée Telesippa, qui s'en retournait vers la marine. Alexandre lui demanda à qui il fallait parler pour la faire demeurer, et ayant entendu qu'elle n'était point esclave, mais de libre condition, il lui dit, «tâchons doncques par quelques bons moyens à la gagner, tant qu'elle se contente de demeurer avec nous: car de retenir par force une femme libre, je ne le ferais jamais.» Après la bataille gagnée contre Darius, ayant en sa puissance les Grecs, qui avaient été à la soude de son ennemi, il commanda que l'on gardât aux fers les prisonniers d'Athenes, d'autant qu'ayants moyen de vivre du public de leur ville, ils allaient néanmoins à la soude des Barbares, et les Thessaliens aussi, d'autant qu'ayants un gras et fertile pays, ils ne s'arrêtaient pas à le labourer, et aimaient mieux aller servir les Barbares: mais il commanda que l'on laissât aller les Thebains où ils voudraient, <p 193v> «pour ce, dit-il, que nous ne leur avons laissé ne ville à habiter, ni terre à labourer.» Ayants pris prisonnier un Indien, que l'on disait et qui était de fait excellent à tirer de l'arc, de sorte qu'il ne faillait jamais de donner d'une flèche dedans un petit anneau, il lui commander de tirer devant lui, à fin de voir le preuve de son art. L'Indien ne le voulut pas faire, dequoi Alexandre s'indigna si fort, qu'il commanda qu'on le fît doncques mourir: mais ainsi qu'on le menait, il dit à ceux qui le conduisaient, qu'il y avait déjà plusieurs jours qu'il ne s'était point exercité, et que pour cette occasion il avait eu peur de faillir. Ce qu'Alexandre ayant entendu l'en estima davantage, et commanda qu'on le laissât aller, et lui donna encore un présent, d'autant qu'il avait montré en cela une grande magnanimité, ayant mieux aimé mourir, que d'être trouvé indigne de la réputation que l'on lui donnait. Taxiles était un des Rois des Indes qui lui vint au-devant, et le pria qu'ils n'eussent point de guerre ensemble: «Mais si tu es, dit-il, moindre que moi, reçois des bienfaits de moi: et si tu es plus grand, que j'en reçoive de toi.» Alexandre lui fit réponse: «Pour le moins faut-il que nous combattions de cela, à savoir lequel de nous deux fera plus de bien à son compagnon.» Entendant ce que l'on disait d'une place des Indes assise dessus un rocher, que l'on appellait Aorne, qu'elle était de tout point imprenable, mais que celui qui la tenait, était homme lâche et couard: «La place, dit-il, est donc prenable.» Un autre qui tenait un château que l'on estimait semblablement imprenable, se rendit à lui, et se mit lui et sa place entre ses mains. Alexandre lui rendit son pays, voulant qu'il le tint comme il faisait auparavant: et si lui ajouta encore d'autres terres qu'il lui donna, disant, «cet homme a fait sagement de se fier plutôt à un Prince homme de bien, qu'à une place forte.» Après la prise de la place forte d'Aorne, aucuns de ses mignons lui disaient, qu'il avait surmonté Hercules par la gloire de ses faits: Il leur répondit, «Vous direz ce que vous voudrez, mais quant à moi je n'estime tous mes faits, avec tout mon empire, dignes d'être contrepesés à une seule parole d'Hercules.» étant averti que quelques-uns de ses familiers jouaient aux dés, non pas pour jouer et passer le temps, mais escessivement pour se détruire, il les condamna en une amende. Entre ceux qui approchaient plus près de lui, il honorait le plus Craterus, et aimait le plus Hephestion: «Car Craterus, disait-il, aime le Roi, et Hephestion aime Alexandre.» voulant dire, que Craterus, homme sage et vaillant, amait la grandeur de son maître: et Hephestion, homme de bonne compagnie, amait la personne propre de son prince. Il envoya quelquefois en don cinquante talens, qui sont trente mille écus, au philosophe Xenocrates: qui les refusa, et n'en voulut rien prendre, disant qu'il n'en avait point affaire. On le rapporta à Alexandre, qui demanda: «Et comment, Xenocrates n'a-il pas un ami? car quant à moi, dit-il, la chevance du Roi Darius à peine m'a pu suffire à départir entre mes amis.» Porus un Roi des Indes fut par lui pris en bataille, après laquelle Alexandre lui demanda, «Comment vu-tu que je te traite?» Porus lui répondit, «Royalement.» Alexandre lui répliqua, s'il voulait rien dire davantage: «Non, dit-il, pource que tout est compris sous ce mot de Royalement.» Alexandre estimant beaucoup son bon sens et sa vaillance, non seulement lui rendit son Royaume, mais lui ajouta encore beaucoup d'autres pays. On lui rapporta un jour qu'il y avait quelqu'un qui ne faisait que médire de lui: il répondit, «C'est acte de Roi, de souffrir patiemment d'être blâmé pour bien faire.» En mourant il dit à ses familiers qui étaient autour de lui, «Je vois bien que j'auray un grand epitaphe après ma mort: c'est à dire, des jeux funebres que l'on faisait au trêpas de grands personnages. Après qu'il fut decedé, Demades orateur Athenien voyant son armée demeurée sans chef qui y commandast, dit, qu'elle ressemblait à son avis au géant Polyphemus Cyclops, après qu'Ulysses lui eut crevé son oeil. Ptolomaeus fils de Lagus Roi <p 194r> d'Aegypte, le plus souvent couchait et soupait au logis de ses amis: et s'il leur donnait à souper, il se servait de leurs meubles, envoyant emprunter de la vaisselle, des tables, des lits, pource qu'il n'en avait chez lui jamais plus qu'il en fallait pour le service de sa personne: et disait, «qu'enrichir les autres lui semblait plus Royal que de s'enrichir soi-même.» Antigonus levait grosse somme d'argent sur ses sujets avec grosse rigueur: à raison de quoi quelqu'un lui dit, «Voire-mais Alexandre ne faisait pas ainsi:» «Ce n'est pas de merveille, dit-il, car il moissonnait l'Asie, et je ne fais que la glaner.» Il voit un jour emmy son camp des simples soudards qui jouaient à la boule, ayants leurs corselets sur le dos, et leurs morrions en tête: il y prit plaisir, et fit appeler leurs Capitaines, en intention de les en louer: mais quand il sut, qu'ils étaient en une taverne où ils beuvaient, il leur ôta leurs compagnies, et les donna aux simples soudards. Quand il fut devenu vieux, il commença à se montrer plus doux et plus gracieux envers un chacun qu'il n'avait jamais fait, et se comportait plus humainement en toutes choses, dont tout le monde s'ébahissait: et il répondait à ceux qui lui en demandaient la cause, «C'est pour autant, dit-il, que par avant je cherchais de me faire grand en toute puissance: mais maintenant que je l'ai acquise, je n'ai plus besoin que de gloire et de benevolence.» Un sien fils nommé Philippus lui demanda un jour en présence de beaucoup de gens, quand partirait le camp: il lui répondit, «As-tu peur de n'ouïr pas le son de la trompette?» Ce même fils avait un jour procuré qu'on lui fît son logis chez une femme veuve, laquelle avait trois belles filles. Le Roi son père en étant averti, envoya querir le mareschal des logis, et lui dit, «Ne me délogeras-tu point mon fils de ce logis si étroit?» Il fut quelque fois malade d'une maladie longue: depuis étant retourné en convalescence, «Nous n'en vaudrons pas pis, dit-il, d'avoir été malades, car cela nous a admonestés de ne nous enorgueillir point, attendu que nous sommes mortels.» Hermodotus poète en quelques compositions sienes poétiques l'appellait fils du Soleil: et lui à l'encontre disait, «celui qui vide ma selle percée, sait bien avec moi qu'il n'en est rien.» Quelqu'un disait en sa présence, que toutes choses étaient justes et honnêtes aux Rois: «Oui bien, dit-il, aux Rois des Barbares: mais à nous cela seulement est juste et honnête, qui par nature l'est de soi-même.» Marsias son frère avait un procès devant lui, et le priait qu'il fut plaidé et jugé à huis clos en son logis: «Mais bien, répondit il, au beau milieu de la place, à la vue de tout le monde, si nous ne voulons faire tort à personne.» Il fut une fois en hiver contraint de loger son camp en lieu, où il n'y avait commodité quelconque pour la vie de l'homme: à l'occasion dequoi, quelques soudards ne sachants pas qu'il fut si près d'eux, le maudissaient, et lui disaient injure: et lui entreouvrant avec son bâton la toile de son pavillon leur dit, «Si vous n'allez plus loin médire de moi, je vous en ferai bien repentir.» On estimait que un Aristodemus, l'un de ses familiers, fut fils d'un cuisinier: au moyen dequoi, comme il lui conseillât de retrancher sa dépense ordinaire, et de restreindre ses dons, il lui répondit, «Tes propos, Aristodemus, sentent fort leur devanteau de cuisinier.» Les Atheniens donnèrent droit de bourgeoisie de leur ville à un sien esclave, comme s'il eût été personne libre, pour lui faire honneur: mais il leur dit, «Je ne voudrais pas fouetter un Athenien.» Il y eut un jeune homme disciple du Rhetoricien Anaximenes, qui prononcea par coeur devant lui une harangue composée de longue main. Après qu'il eut achevé, le Roi lui demanda quelque chose qu'il voulait savoir. Le jeune homme qui ne sut que répondre, se tut tout quoi: et adonc le Roi lui dit, «Que dis-tu? n'y a-il que cela écrit en tes tablettes?» Un autre affetté Rhetoricien haranguant devant lui vint à dire, «La saison jette-nege avait fait faillir l'herbe aux champs:» Il ne se peut tenir de lui dire, en rompant son propos, «Ne cesseras tu aujourd'hui de parler à moi, comme si tu parlais à une tourbe populaire, sans jugement?» <p 194v> Thrasylus philosophe Cynique lui demanda un jour une drachme d'argent en don, qui sont trois sous et quatre: Il lui répondit, «Cela n'est pas un don de Roi.» «Donne moi donc un talent,» dit le Philosophe: et le Roi lui répondit, «Cela n'est pas prise de philosophe Cynique.» Envoyant son fils Demetrius avec grosse flotte de vaisseaux en la Grèce, pour délivrer les Grecs de servitude, comme il disait, il en rendait la cause, parce qu'il disait, que sa gloire reluirait de dessus la Grèce par toute la terre habitable, ne plus ne moins que ferait un brandon de feu que l'on mettrait au dessus d'une haute tour. Le poète Antagoras était en son camp, qui faisait bouillir un congre dedans une poille, et secouait la poille lui-même. Antigonus le regardant faire derrière lui, se prit à lui dire: «Antagoras, penses-tu qu'Homere décrivant les hauts faits du Roi Agamemnon s'amusât à faire cuire un congre?» Antagoras se retournant lui répliqua, «Mais penses-tu, Sire, que le Roi Agamemnon faisant ces grandes choses que décrit Homere, allât curieusement rechercher parmi son camp, s'il y avait quelqu'un qui fît bouillir un congre?» Il lui fut une nuit avis en songeant, qu'il voyait Mithridates moissonnant un bled aux espics d'or, à raison dequoi il resolut en soi-même de le faire mourir: et ayant communiqué à son fils Demetrius cette siene délibération, il lui fit jurer qu'il n'en dirait jamais rien: mais néant-moins Demetrius tirant à part Mithridates, et se promenant le long de la marine avec lui, il écrivit du bout de sa javeline dedans le sable, «fui t'en Mithridates.» Mithridates ayant soudain entendu ce qu'il voulait dire, s'enfuit au Royaume de Pont, là où il regna toute sa vie. Demetrius ayant mis le siege devant la ville de Rhodes, y trouva en l'un des faux-bourgs le tableau de la ville d'Ialysus que peignait Protogenes. Les Rhodiens l'envoyèrent prier par un herault, de vouloir pardonner à cette excellente painture: il leur fit réponse, qu'il gâterait plutôt les portraits et images de son propre père, que celle painture. ayant accordé avec les Rhodiens, il leur laissa sa grande machine de batterie qui s'appellait Helepolis, c'est à dire, engin à prendre villes, pour témoigner au temps advenir la grandeur de ses ouvrages, et la valeur de leur courage. Les Atheniens s'étant rebellez contre lui, il reprit leur ville qui avait jà grande faute de vivres. Si fit incontinent proclamer une assemblée de ville, en laquelle il déclara, qu'il leur donnait en pur don grande quantité de bleds, mais en sa harangue il lui advint de commettre une incongruité: soudain l'un de ceux de la ville, qui était assis pour l'écouter, le releva, prononçant tout haut le mot ainsi comme il le devait avoir dit: «Et pour cette correction-là, dit-il, adonc, je vous donne encore davantage autres cinq mille mines de bled.» Antigonus le second, comme Demetrius son père ayant été pris prisonnier lui eût envoyé dire par un de ses familiers, qu'il n'ajoutât point de foi, ni ne fît aucun compte de chose qu'il lui écrivist, si d'aventure il était forcé de ce faire par Seleucus qui le tenait prisonnier, et que pour cela il ne lui rendît aucune des villes qu'il tenait: au contraire il écrivit à Seleucus, qu'il lui céderait toutes les terres qu'il avait en son obéissance, et se mettrait soi-même en otage, s'il voulait délivrer son père. Sur le point qu'il était prêt à donner une bataille par mer aux Lieutenants et Capitaines de Ptolomeus, le pilote de sa galere lui vint dire, que leurs ennemis avaient bien plus grand nombre de vaisseaux qu'eux: «Et moi, dit-il, qui suis ici en personne, pour combien me comptes-tu?» Se retirant une fois de devant ses ennemis qui le venaient assaillir, il dit qu'il ne fuyait pas, mais qu'il allait après l'utilité qui était derrière lui. Et comme un jeune homme fils d'un fort vaillant père, mais au demeurant n'étant pas tenu pour guères bon soudard quant à lui, prochassât d'avoir la soude de son père: «Voire-mais, dit-il, jeune fils mon ami, je donne bien bon appointement et fais des présents à ceux qui sont eux-mêmes vaillants, non pas à ceux qui ne sont qu'enfants de vaillants hommes.» étant Zenon le Citieien trêpassé, celui qu'il estimait <p 195r> le plus entre tous les Philosophes, il dit que le théâtre de ses gestes lui était ôté, comme celui que pour sa gloire il désirait plus avoir spectateur et approbateur de ses faits. Lysimachus ayant été surpris au pays de Thrace par le Roi Dromichaetes, en un détroit où il fut contraint par la soif de se rendre lui et toute son armée à la mercy de son ennemi: après qu'il eut bu, étant prisonnier, «O Dieux comment pour peu de plaisir je me suis fait esclave, au lieu de Roi que j'étais!» Devisant un jour avec Philippides poète comique, qui était son familier et ami, il lui dit: «Que veus-tu que je te communique de ce qui est à moi?» «Ce qu'il te plaira, Sire, lui répondit le poète, pourvu que ce ne soit point de tes secrets.» Antipater ayant entendu comme le Roi Alexandre le grand avait fait mourir Parmenion, dit en s'ébahissant, «Si Parmenion a attenté à la vie d'Alexandre, à qui se faut-il plus fier, Sinon? Que faut-il plus faire?» Il disait de l'orateur Demades, quand il fut devenu vieil, qu'il ne lui était demeuré que le ventre et la langue, non plus que d'une hostie que l'on a toute consommée. Antiochus le troisiéme écrivit aux villes de son obéissance, que si d'aventure il leur mandait de faire aucune chose qui fut contraire aux lois, elles n'y obéissent point, comme ayants été les lettres dépêchées par surprise. ayant trouvé la religieuse de Diane belle par excellence, il se partit incontinent de la ville d'Ephese, de peur que l'amour ne le forceât de commettre contre sa volonté chose qui ne fut pas loisible. Antiochus surnommé le Sacre, faisait la guerre à son frère Seleucus, à qui demeurerait Roi: et néanmoins après que Seleucus eût été défait en bataille par les Galates, tellement que l'on estimait qu'il eût été lui-même taillé en pièces, à cause qu'il ne comparoissait point, et ne savait-on qu'il était devenu, Antiochus posant son accoutrement Royal de pourpre, prit un habillement noir, et un peu après ayant eu nouvelles qu'il était sain et sauf, il sacrifia aux Dieux pour leur rendre grâces de son salut, et commanda aux villes de son obéissance d'en faire fête, en portant chapeaux de fleurs sur leurs têtes. Eumenes étant tombé dedans les embûches que lui avait dressées Perseus, le bruit courit incontinent par tout qu'il y était mort: tellement que la nouvelle en ayant été apportée jusques en la ville de Pergamum, Attalus son frère se mit aussi tôt le frontal Royal, autrement appelé Diadesme, alentour de la tête, et qui plus est épousant sa femme, se porta pour Roi: mais peu après étant averti que son frère était sain et sauf, et qu'il s'en venait en sa maison, il s'en alla au-devant de lui comme il avait accoutumé auparavant avec les gardes du corps du Roi, portant lui-même une javeline de barde en sa main comme les autres. Eumenes le salua et l'ambrassa amiablement, lui disant seulement tout bas en l'oreille, «Une autre fois ne te haste pas tant d'épouser ma femme, que tu ne m'ayes vu mort:» sans que jamais depuis en toute sa vie il lui dît ne lui fît chose aucune, dont il se dût dessier, ains qui plus est en mourant lui laissa son Royaume et sa femme: en récompense dequoi son frère ne voulut jamais faire nourrir ni élever aucun de ses enfants, combien qu'il en eût plusieurs de sa femme, ains rendit de son vivant le Royaume au fils de son frère Eumenes, après qu'il fut parvenu en âge de regner. Pyrrhus Roi des Epirotes eut plusieurs fils, lesquels étant encore enfants lui demandèrent un jour, à qui d'eux il laisserait son Royaume après sa mort: il leur répondit, «A celui de vous qui aura l'épée la mieux tranchante.» On lui demanda une fois, quel était le meilleur joueur de flûtes, à son avis, Pithon ou Cephisius: «Polyperchon, dit-il, est le meilleur Capitaine.» ayant défait les Romains en deux rencontres, mais avec grand' perte de ses meilleurs Capitaines, et ses meilleurs serviteurs: «Si nous gagnons, dit-il, encore une autre bataille contre ces Romains, nous sommes perdus.» En montant sur mer au partir de la Sicile, d'autant qu'il voyait bien qu'il ne viendrait jamais à bout de la gagner, en se tournant devers ses amis: «O la belle carrière, dit-il, à luitter que nous laissons aux Romains et aux Carthaginois!» <p 195v> Ses soudards le surnommaient l'Aigle: et il leur répondait: «pourquoi non, quand vos armes sont les ailes qui m'enlevent au ciel?» étant averti que quelques jeunes hommes en beuvant avaient tenu à la table plusieurs propos outrageux et injurieux de lui, il commanda qu'on les lui amenât tous le lendemain. Quand ils furent venus, il demanda au premier, s'il était vrai qu'ils eussent tenu tels propos de lui: «Oui, Sire, répondit-il, mais nous en eussions bien dit encore davantage, si le vin ne nous eût failli.» Antiochus, celui qui fit deux voyages contre les Parthes, étant à la chasse poursuivit si longuement sa proie, qu'il s'esgara de tous ses amis, et tous ses serviteurs, tant qu'il fut contraint pour la nuit de se loger en la cabane de bien pauvres paisans: là où en soupant il leur demanda, «que c'est que l'on disait du Roi.» Il lui fut répondu, «Que le Roi était un bien bon prince au demeurant, mais que pour ne vouloir pas prendre peine à faire ses affaires lui-même, il se remettait de beaucoup de choses à ses mignons qui ne vallaient rien, et qu'il passait beaucoup d'affaires de grande importance en nonchaloir, pour être trop affectionné à la chasse.» Il ne répondit rien sur l'heure: mais le lendemain au point du jour, comme ses gardes fussent arrivés en cette loge, étant découvert, en reprenant son habit Royal de pourpre, et le frontal du diadesme alentour de sa tête: «Depuis que je vous pris premièrement à mon service, jusques à hier au soir, jamais je n'avais, dit il, entendu une seule parole véritable de moi.» Ainsi comme il tenait le siege devant la ville de Hierusalem, les Juifs lui demandèrent surseance d'armes pour sept jours seulement à fin qu'ils peussent solennizer leur plus grande fête: ce que non seulement il leur octroya, mais aussi ayant fait apprêter bon nombre de taureaux aux cornes dorées, et grande quantité de drogues et espèces odorantes à faire parfums, il les conduisit lui-même en procession jusques à la porte de leur ville, et ayant livré tout cet appareil de sacrifice entre les mains de leurs prêtres, s'en retourna dedans son camp: parquoi les Juifs émerveillez de sa religieuse liberalité, incontinent après leur fête se rendirent à lui. Themistocles en sa première jeunesse ne faisait que ivrongner et paillarder, mais depuis que Miltiades capitaine général des Atheniens eut défait les Barbares en la plaine de Marathone, jamais on ne le voit faisant aucun désordre: et répondait à ceux qui s'ébahissaient de voir en lui une si grande mutation, «La trophée de la victoire de Miltiades ne me laisse point dormir ni reposer.» On lui demanda quelquefois, lequel il aimerait mieux être Achilles ou Homere: «Mais toi-même, dit-il, lequel aimerais-tu mieux être, ou celui qui gagne le prix és jeux Olympiques, ou le crieur qui à son de trompe le proclame victorieux?» Quand le Roi Xerxes descendit en la Grèce avec celle grande flotte de vaisseaux, craignant qu'un orateur Epicydes, qui avait credit envers le peuple à cause de son éloquence, mais qui au demeurant était lâche de coeur, et fort sujet à l'avarice, ne parvint par les voix du peuple à être Capitaine général d'Athenes en cette guerre, et ne fut cause de perdre la ville, il le gagna par argent, tant qu'il se deporta de la poursuite d'être Capitaine. Eurybiades le général de toute l'armée n'avait pas le coeur de conclurre à la bataille par mer, à quoi Themistocles faisait tout ce qu'il pouvait pour émouvoir et inciter les Grecs: tellement que l'autre lui dit en plein conseil, «Ceux qui se levent avant que ce soit à leur rang és combats publiques des jeux sacrés, sont toujours fouettés.» «Il est vrai, répondit Themistocles: mais aussi ceux qui demeurent derrière, ne sont jamais couronnez.» Eurybiades adonc le capitaine général leva le bâton, comme pour le frapper: et Themistocles lui dit, Frappe si tu veux, pourvu que tu écoutes.» Voyant qu'il ne pouvait mettre en la tête de ce général Eurybiades qu'il voulût combattre dedans le canal et détroit de Salamine, il envoya secrètement sous main advertir le Roi barbare, qu'il ne laissât pas échapper les Grecs qui ne pensaient qu'à s'enfuir: à quoi ce Roi ayant ajouté <p 196r> foi, donna la bataille, qu'il perdit, pource qu'il combattit en un bras de mer long et étroit, qui était à l'advantage des Grecs: et sur l'heure Themistocles renvoya de-rechef vers lui, l'admonester de s'enfuir vers le pas de l'Hellespont, le plutôt qu'il pourrait, pource que les Grecs étaient en propos de lui rompre le pont de navires qu'il avait fait bâtir sur ce détroit, afin que ce qu'il faisait pour sauver les Grecs, il le semblât faire pour le salut de lui. Un habitant de la petite Île de Seriphe lui dit un jour par manière de reproche, qu'il était renommé pour la gloire de la ville d'Athenes, dont il était, non pas pour lui-même. «Tu dis vérité, lui répondit Themistocles, mais ni moi si j'eusse été Seriphien, ni toi si tu eusses été Athenien, n'eussions jamais été renommés.» Antiphates le beau fils, du commencement mêprisait et fuyait Themistocles qui était amoureux de lui, mais depuis quand il le voit parvenu à grande authorité et grande réputation, il le vint rechercher, flatter et courtiser: «O jeune fils mon ami, dit-il alors, nous sommes bien tard, mais au moins à la fin, devenus sages tous deux ensemble.» Simonides le poète lui requérait en jugement quelque chose qui était injuste, auquel il répondit: «ni toi Simonides ne serais pas bon nusicien, si tu chantais contre mesure: ni moi bon magistrat, si je jugeais contre les lois.» Il disait que son fils qui faisait faire ce qu'il voulait à sa mère, était le plus puissant homme de la Grèce: «Pour ce, disait-il, que les Atheniens commandent au demeurant de la Grèce, je commande aux Atheniens, sa mère à moi, et lui à sa mère.» Il y avait deux qui demandaient sa fille en mariage, desquels il préféra l'honnête au riche, disant qu'il aimait mieux avoir un homme qui eût affaire de biens, que des biens qui eussent affaire d'un homme. Vendant un sien heritage, il fit proclamer au crieur qui le criait à vendre, qu'il avait son voisin. Comme les Atheniens étant saouls de lui prissent plaisir à le tondre et rebuter en ses poursuites: «O pauvres gens, disait-il, pourquoi vous lassez vous de recevoir souvent de mêmes personnes de bons services?» Il disait qu'il était semblable aux grands platanes, sous la rameure desquels les passants se retirent quand ils sont surpris de la pluie: puis quand le beau temps est venu, ils leur arrachent leurs branches et les déchirent. Se moquant des Eretriens, il disait qu'ils ressemblaient aux Casserons, parce qu'ils avaient bien des espées, mais ils n'avaient point de [...]. L'Os des Casserons s'appele épée. étant fugitif de la ville d'Athenes premièrement, et puis de toute la Grèce, il se retira devers le grand Roi de Perse, là où lui étant audience donnée, il dit, que la parole de l'homme ressemblait proprement aux tapisseries de haute lice figurées et historiées: car en l'une et en l'autre, quand elles sont déployées et étendues bien au long, se découvrent à clair les figures: là où quand elles sont pliées et empacquetées, les portraits y sont cachés, et n'y connait-on rien: au moyen dequoi il demanda terme de certain temps, dedans lequel il pût apprendre la langue Persienne, afin que de là en avant il pût par lui-même se découvrir, et donner à entendre ses conceptions au Roi, non point par un truchement. lui ayant doncques le Roi fait plusieurs grands présents, et étant soudain devenu fort riche, il disait à ses gens, «enfants nous étions perdus, si nous n'eussions été perdus.» Myronides capitaine général des Atheniens se mit aux champs, pour aller faire la guerre aux Boeotiens, ayant commandé à ceux d'Athenes qu'ils le suivissent avec leurs armes: mais sur le point qu'il fallait mener les mains, les Centeniers lui vindrent dire, que leurs gens n'étaient pas encore tous venus: «Tous ceux, dit-il, qui ont envie de combattre, sont venus.» et ainsi les menant en délibération de bien faire, gagna la bataille contre les ennemis. Aristides surnommé le Juste faisait toujours ses affaires à part au gouvernement de la Chose publique, fuyant toutes liques et partialités, d'autant qu'il avait opinion que l'authorité et le credit qui était ainsi acquis par prattiques et menées d'amis, incitait et poussait les hommes à faire beaucoup de choses injustes. Et comme <p 196v> les Atheniens fussent assemblez en conseil de ville pour procéder au bannissement qu'ils appellaient l'Ostracisme, il y eut un paysan qui ne savait ne lire ni écrire, qui tenant une coquille en sa main le pria d'écrire dedans le nom d'Aristides: et qu'il lui demanda, «Et comment, connais-tu bien Aristides? Le paysan lui dit que non, mais qu'il lui fâchait de l'ouïr appeler le Juste.» Aristides ne lui répondit rien, et écrivant son nom dedans la coquille, la lui rebailla. étant ennemi de Themistocles, et envoyé en quelque ambassade quant et lui, arrivés qu'ils furent aux confins de l'Attique, il lui dit, «Veux-tu Themistocles que nous laissons ici sur les limites du pays notre inimitié, et puis quand nous serons retournés de notre ambassade, nous la reprendrons si bon nous semble?» Après avait fait le département de la taille sur toute la Grèce, et taxé combien chaque ville devrait payer, il en retourna plus pauvre qu'il n'était allé, d'autant comme il avait dépendu par le chemin. Parquoi ayant le poète Aeschylus fait ces vers en une sienne Tragoedie touchant Amphiaraus,
Il ne veut pas sembler juste, mais l'être,
Gardant justice en pensée profonde:
Dont nous voyons tous les jours apparaitre
Sages conseils, où tout honneur abonde:
quand on vint à les réciter en plein théâtre, toute l'assistance jeta les yeux sur Aristides. Pericles toutes les fois qu'il était élu capitaine, en prenant son manteau ducal soûlait dire en soi-même, «Pericles prends garde à toi, tu t'en vas pour commander à des hommes libres, et à des Grecs, et à des Atheniens.» Un sien ami le requérait de porter faux témoignage pour lui, où il fallait encore jurer: il lui répondit, «Je suis ton ami jusques à l'autel: c'est à dire, jusques à n'offenser point les Dieux.» Il suadait aux Atheniens d'ôter l'Île d'Aegine, comme une maille ou une chassie, qui était en l'oeil de leur port de Piraée. étant près à rendre son âme il dit, «qu'il se réputait heureux de ce, que nul Athenien ne portait robe noire par son moyen.» Alcibiades étant encore jeune garçon, en luitant contre un autre, fut saisi d'une prise, de laquelle il ne pouvait pas bien se défaire: si prit à belles dents la main de celui qui tenait: et l'autre se prit à crier, «Comment Alcibiades, tu mords comme une femme:» «Non pas comme une femme, répondit-il, mais bien comme un lion.» ayant un fort beau chien, qui lui avait coûté sept cens écus, il lui coupa la queue, «à fin, (dit-il) que les Atheniens comptent cela de moi, et ne s'amusent point à me rechercher curieusement plus avant.» Il entra en une école où il demanda au maître l'Iliade d'Homere. Le maître lui dit qu'il n'avait rien des oeuvres d'Homere: il lui donna un soufflet, et passa outre. Il vint un jour battre à la porte de Pericles, où l'on lui dit, qu'il n'était pas de loisir, et qu'il était bien empêché à regarder comment il rendrait compte aux Atheniens de leur argent: «Et ne vaudrait-il pas mieux, dit-il, qu'il s'empêchât à regarder, comment il ne leur en rendrait point?» étant rappelé de la Sicile par les Atheniens, qui lui voulaient faire son procès, il se cacha, disant, «que qui est accusé de crime capital, est un sot de chercher à se faire absoudre, quand il s'en peut fuir.» Et comme quelqu'un lui dît, «Comment, ne te fies-tu pas à ton pays de te juger?» «Non pas, dit-il, à ma propre mère, de peur qu'en n'y pensant pas, elle ne jetât par erreur la febve noire au lieu de jeter la blanche.» étant averti que lui et ses compagnons avaient été condamnés à la mort: «montrons leur, dit-il, que nous sommes vivans.» et se retirant devers les Lacedaemoniens, suscita la guerre qui fut appelée Decelique. Lamachus reprenait un capitaine de gens de pied de quelque faute qu'il avait commise en son état: l'autre lui disait qu'il ne le ferait plus: «Mais on ne peut pas, répliqua-il, faillir deux fois à la guerre.» Iphicrates était mêprisé, d'autant qu'on le tenait pour fils d'un cordonnier, mais il acquit <p 197r> réputation d'homme de valeur, alors premier que tout blecé qu'il était, il saisit son ennemi au corps, et l'emporta tout vif avec ses armes, de la galere ennemie, dedans la sienne. étant en terre d'amis et alliés, il fortifiait néanmoins son camp fort soigneusement de tranchée et de rempart tout alentour. Il y eut quelqu'un qui lui dit, «Dequoi avons nous peur? auquel il répondit, que la pire parole qui saurait sortir de la bouche d'un Capitaine est, Je ne me fusse jamais douté de cela.» Dressant son armée en bataille pour combattre des peuples Barbares, il dit, qu'il ne craignait autre chose, sinon que les Barbares n'eussent point connaissance d'Iphicrates, qui était ce qui effroiait ses autres ennemis. étant accusé de crime capital, il dit au calomniateur qui l'accusait: «O pauvre homme regarde que tu fais, ores que la ville est environnée de guerre, suadant au peuple de consulter de moi, et non pas avec moi.» Harmodius qui était descendu de l'ancien Harmodius, lui reprochait un jour, qu'il était extrait de race vile et roturière: «La noblesse de ma race, lui répondit-il, commence à moi, et celle de la tiene acheve à toi.» Un orateur haranguant devant le peuple en pleine assemblée de ville lui demanda, «Qu'es-tu, afin que l'on sache dequoi tu te glorifies tant? Es-tu homme d'armes, ou archer, ou homme de pied et picquier?» «Je ne suis, répondit-il, rien de tout cela, mais je suis celui qui sait commander à tous ceux-là.» Timotheus était estimé Capitaine plus heureux que habile homme ne vaillant, et quelques-uns lui portants envie lui peignaient des villes qui venaient d'elles-mêmes se prendre dedans une nasse, pendant qu'il dormait: et lui disait, «Or pensez si je prends de telles villes en dormant, que c'est que je ferai, quand je serai esveillé.» Un des Capitaines hazardeux et aventureux montrait aux Atheniens par une manière de gloire, quelque plaie qu'il avait dessus sa personne: mais lui au contraire, «J'eus (dit-il) grand honte un jour que j'étais Capitaine général, devant la ville de Samos, quand un trait d'engin de batterie vint tomber tout auprès de moi.» Et comme les harangueurs louassent grandement et recommandassent le Capitaine Chares, disants, «Voilà un tel homme qu'il faudrait pour en faire un Capitaine général des Atheniens:» Timotheus répondit, tout haut, «Ne dites pas Capitaine, mais un bon gros vallet pour porter le lit du Capitaine.» Chabrias disait que «ceux qui savaient mieux les affaires de leurs ennemis, étaient ceux qui mieux faisaient l'office de Capitaines.» étant accusé de trahison avec Iphicrates, il ne laissait pas d'aller à l'esbat au parc des exercices, et de disner à son heure accoutumée, dequoi Iphicrates le tançait: et lui répondait, «S'il advient que les Atheniens ordonnent de nous autre chose que bien à point, ils te feront mourir, dit-il, toute sale et à jeun, et moi lavé, oinct, et bien disné.» Il soûlait dire, que une armée de cerfs conduitte par un lion était plus à craindre, qu'une armée de lions conduitte par un cerf. Hegesippus que l'on surnommait Crobylus, incitait les Atheniens à prendre les armes contre Philippus Roi de Macedoine, et quelqu'un de l'assemblée lui cria tout haut: «Comment, nous veux-tu introduire la guerre?» «Oui certainement, dit-il, et les robes de deuil, et les convois de funerailles publiques, et les harangues funebres, si nous voulons demeurer libres, et non pas nous assubjectir aux Macedoniens.» Pytheas étant encore fort jeune se présenta un jour pour contredire en plein assemblée aux decrets publiqs, que l'on passait par les voix du peuple à l'honneur de Alexandre: quelqu'un lui dit, «Comment, oses-tu bien entreprendre, étant si jeune, de parler de si grands choses?» «pourquoi non, dit-il, vu qu'Alexandre que vous faites un Dieu par vos suffrages, est encore plus jeune que moi?» Phocion Athenien était si constant, que jamais on ne le voit ne pleurer ne rire: et comme en une assemblée de ville, quelqu'un lui dît, «Tu es tout pensif, Phocion, il semble que tu étudies quelque chose:» «Tu conjectures bien, répondit-il, car j'étudie voirement, si je pourray point retrancher quelque chose de ce que j'ai à dire aux Atheniens.» Les Atheniens <p 197v> eurent un oracle qui les advertissait qu'il y avait en la ville un personnage qui était contraire aux conseils et avis de tous les autres: et comme ils feissent par tout enquérir qui était celui-là, et criassent en grande furie contre lui, Phocion dit franchement tout haut que c'était lui, pource qu'à lui seul rien ne plaisait de tout ce que le peuple faisait et disait. ayant un jour dit son avis en pleine assemblée du peuple, il pleut à toute l'assistance, et vit que tous également approuvaient son dire: il en fut si ébahi, qu'en se tournant devers ses amis, il leur demanda, «Ne m'est-il point échappé de dire quelque chose de travers, sans y penser?» Les Atheniens voulurent quelquefois faire un grand et solennel sacrifice, pour à quoi fournir, ils demandaient à chacun quelque contribution d'argent: chacun des autres donnait liberalement, et Phocion étant nommeement appelé par plusieurs fois pour donner aussi, leur dit à la fin: «J'aurais honte de vous donner, et ne rendre pas à celui-ci.» montrant au doigt un usurier, à qui il debuait. Et comme Demandes lui dît, «Les Atheniens te tueront si une fois ils entrent en leur fureur:» «Si feront certes, lui répondit-il, ils me tueront voirement, s'ils entrent en leur fureur: mais toi, s'ils entrent en leur bon sens.» Aristogiton le calomniateur étant condamné à mort pour calomnie, et prêt à executer en la prison, envoya prier Phocion de venir jusques là parler à lui. Ses amis ne voulaient pas qu'il y allast, pour parler à un si méchant homme: «Et en quel lieu, dit-il, pourraient les gens de bien plus volontiers parler à Aristogiton?» Les Atheniens étaient courroucez à ceux de Byzance de ce qu'ils n'avaient pas voulu recevoir dedans leur ville le capitaine Chares, qu'ils leur envoyaient pour les secourir à l'encontre de Philippus: Phocion leur remontra, que ce n'était pas à leurs confederés s'ils se défiaient, qu'il s'en fallait prendre, mais aux capitaines dont on se défiait, à ceux-là s'en fallait-il courroucer. Sur l'heure il fut lui-même eleu capitaine: et s'étant les Byzantins fiez à lui, et mis entre ses mains, il les défendit si bien contre Philippus, qu'il le contraignit de se retirer sans rien faire. Le Roi Alexandre le grand lui envoya présenter en don cent talents, qui sont soixante mille écus. Il demanda à ceux qui lui apportaient cet argent, pourquoi le Roi lui en envoyait à lui seul, vu qu'il y avait tant d'autres Atheniens. Ils lui répondirent, que c'était pource qu'il l'estimait seul homme de bien et vertueux: «Qu'il me laisse doncques, leur dit-il, et sembler et être tel.» Alexandre leur demanda des galeres, et le peuple nommeement appella Phocion pour en dire son avis, et leur conseiller ce qu'ils en avaient à faire. Il se leva et leur dit, «Je vous conseille de trouver moyen que vous soyez vous mêmes les plus forts par armes, ou bien amis de ceux qui le sont.» étant venue une nouvelle incertaine sans autheur, qu'Alexandre était decedé, les harangueurs ne faillirent pas incontinent de monter à l'enuy les uns des autres en la tribune aux harangues, et de conseiller que sur l'heure même, sans plus attendre, l'on devait prendre les armes. Phocion au contraire était d'avis, que l'on attendît jusques à ce que l'on en fut plus certainement assuré: «car s'il est aujourd'hui mort, disait-il, il le sera aussi demain et encore après.» Et comme Leosthenes eût jeté la ville en une forte et grosse guerre, élevant le coeur au peuple sous grandes espérances de recouvrer leur liberté et la principauté de la Grèce, Phocion accomparait ses propos aux cyprès: «Car ils sont, disait-il, beaux, droits, et hauts, mais ils ne portent point de fruit.» Et comme néanmoins les premières rencontres en eussent été heureuses, et la ville en fît sacrifices aux Dieux pour les bonnes nouvelles, quelqu'un lui demanda: «Et bien Phocion, es-tu content que ceci ait été fait?» «Bien suis-je content, dit-il, que ceci soit ainsi advenu, mais je ne me repens point d'avoir conseillé cela.» Les Macedoniens incontinent firent descente au pays d'Attique, et commencèrent à courir et piller toute la côté de la marine: pour à quoi remédier il mit aux champs les jeunes hommes de la ville en âge de porter armes: plusieurs <p 198r> y accoururent à la foule, qui lui conseillaient les uns de se saisir de cette motte-là, les autres de mettre ici ses gens en bataille: «O Hercules, dit-il, combien je vois de capitaines, et peu de soudards!» ce néanmoins il leur donna la bataille, qu'il gagna, et tua sur le champ Nicion capitaine des Macedoniens. Peu de temps après les Atheniens demeurés vaincus en cette guerre, et étant contraints de recevoir garnison d'Antipater, Menyllus, capitaine de cette garnison, lui envoya de l'argent en don: dequoi il se courrouça, disant, que ni Menyllus n'était meilleur qu'Alexandre, ni la cause si bonne pour laquelle il en dût prendre de lui maintenant, en ayant lors refusé d'Alexandre: aussi disait Antipater, qu'il avait deux amis à Athenes, à l'un desquels il n'avait jamais rien su faire prendre, ni à contenter et assouvir l'autre assez dépenser. Et comme Antipater le recherchât de faire quelque chose qui n'était pas juste, «Tu ne saurais, lui dit-il, Seigneur Antipater, avoir Phocion pour ami et pour flatteur tout ensemble.» Après la mort d'Antipater les Atheniens, ayants recouvré leur liberté du gouvernement populaire, Phocion fut condamné à la mort par le peuple en pleine assemblée de ville, et ses amis aussi, lesquels s'en allaient plorants et se lamentants au supplice: mais Phocion marchant gravement, sans mot dire, trouva par le chemin l'un de ses ennemis, qui lui cracha au visage: et lui se retournant devers les magistrats leur dit, «N'y aura-il personne qui réprime l'insolence et villanie de cet homme ici?» L'un de ceux qui devaient mourir avec lui, se courrouçait et se tourmentait, et Phocion lui dit, «Ne te réconfortes-tu pas Evippus de ce que tu t'en vas mourir en la compagnie de Phocion?» Et comme on lui tendait la coupe où était le breuvage de la ciguë, on lui demanda s'il voulait plus rien dire. alors adressant sa parole à son fils, «Je te commande, dit-il, et te prie, de ne porter point de rancune, pour ma mort, aux Atheniens.» Pisistratus tyran d'Athenes, averti que quelques-uns de ses amis s'étant rebellez contre lui, avaient occupé le château de Phyle, s'en alla devers eux portant lui-même sur son col un fardeau de son lit et de ses hardes. Ils lui demandèrent, que c'était qu'il voulait: «Je viens, dit-il, expressément en intention de vous persuader de retourner avec moi, ou bien de demeurer ici avec vous, et pourtant ai-je apporté mes hardes quant et moi.» On lui rapporta que sa mère aimait un jeune homme, qui couchait secrètement avec elle, mais en grand' crainte, et la refusait souventefois: il l'envoya convier à souper, et après souper il lui demanda comment il avait été traité: «Fort bien,» dit-il. «Tu le seras ainsi tous les jours, dit-il, si tu fais plaisir à ma mère.» Thrasybulus était amoureux de sa fille, laquelle il baisa, la trouvant de rencontre devant lui en son chemin: dequoi sa femme fut fort courroucée, et sollicitait son mari d'en faire demontration: mais il lui répondit tout doucement, «Si nous haïssons ceux qui nous aiment, que ferons nous à ceux qui nous haïssent?» et la bailla en mariage à ce Thrasybulus. Quelques jeunes gens après bien boire, allants masquer et faire les fols par la ville, rencontrèrent sa femme, à laquelle ils firent et dirent plusieurs choses dissolues et peu honnêtes: et puis le lendemain reconnaissants la faute qu'ils avaient faite, vindrent pleurer devant Pisistratus, et lui demander pardon: et il leur répondit, «Donnez ordre que vous soyez d'ores en avant plus sages: au demeurant je vous avise, que ma femme ne sortit ni n'alla du tout hier nulle part.» étant prêt à épouser une seconde femme, ses enfants du premier lit lui demandèrent, s'il était point en quelque chose malcontent d'eux, pourquoi il épousât par despit d'eux cette seconde femme: «Rien moins, leur répondit-il: ains c'est au contraire, pource que je me loue de vous, et que je désire avoir encore d'autres enfants qui soient semblables à vous.» Demetrius surnommé le Phalerien conseillait au Roi Ptolomaeus d'acheter et lire les livres qui traitent du gouvernement des Royaumes et seigneuries: «Car ce que les mignons de court n'osent dire à leurs Princes, est écrit dedans ces livres-là.» <p 198v> Lycurgus, celui qui établit les lois aux Lacedaemoniens, accoutuma ses citoyens à porter cheveux, disant que les cheveux rendaient ceux qui étaient beaux d'eux-mêmes, encore plus beaux: et ceux qui étaient laids, hydeux et effroiables. Sur les entrefaites qu'il était après à réformer l'état de Lacedaemone, quelqu'un lui conseillait d'y établir l'état du gouvernement populaire, où l'un a autant d'authorité que l'autre: il lui répondit, «commence toi-même à établir ce gouvernement-là en ta maison.» Il ordonna que l'on ne bâtirait plus les maisons qu'avec la scie et la cognée seulement: «pour ce, dit-il, que l'on aurait honte de porter dedans une maison simple, de la vaisselle d'or ou d'argent, ni des meubles précieux, ou des tables riches et somptueuses.» Il défendit à ses citoyens de combattre ni à l'escrime des poings, ni à l'escrime générale de pieds, de dents, et de mains, à fin qu'ils ne s'accoutumassent point, non pas en jouant même, à se rendre ni à se lasser jamais. Aussi leur défendit-il de combattre souvent contre mêmes ennemis, de peur qu'ils ne les rendissent plus belliqueux: au moyen de quoi, depuis le Roi Agesilaus ayant été rapporté fort grièvement blecé d'une bataille, Antalcidas lui dit: «Tu rapportes un beau salaire, et écolage tel que tu l'as mérité, des Thebains, de ce que tu leur as enseigné à combattre malgré eux.» Carillus étant enquis, pourquoi Lycurgus avait fait si peu de lois, il répondit, «que ceux qui usaient de peu de paroles, n'avaient pas besoin de beaucoup de lois.» Un des esclaves qu'ils appellaient Elotes, se portait un peu trop insolentement et audacieusement envers lui: «Par les Dieux, dit-il, si je n'étais courroucé, je te ferais tout à cette heure mourir.» A un qui lui demandait pourquoi les Lacedaemoniens portaient cheveux: «C'est pource que de toutes les sortes de parements, c'est celui qui coûte le moins.» Teleclus Roi de Lacedaemone, répondit à son frère qui se plaignait à lui, de ce que les citoyens de Sparte se portaient en son endroit plus iniquement et plus indignement qu'envers lui: «Ce n'est pas cela, dit-il, mais c'est que tu ne sais pas endurer que l'on te fasse tort.» Theopompus étant en quelque ville, l'un des habitants d'icelle lui montrait les murailles, et lui demandait si elles ne lui semblaient pas belles et hautes. «Belles? non, dit-il, quand il n'y aurait que des femmes.» Archidamus répondit aux alliés et confederés de Lacedaemone qui le priaient de leur taxer leur cotte d'argent, qu'ils auraient à contribuer et fournir pour la guerre Peloponesiaque, «La guerre ne s'entretient pas à prix fait et certain.» Brasidas trouva une souris parmi des figues sèches, qui le mordit, tellement qu'il la laissa aller, et dit aux assistants: «Voyez-vous, dit-il, comment il n'y a rien si petit, qui ne puisse sauver sa vie, pourvu qu'il ait le coeur de se défendre contre ceux qui l'assaillent?» En une bataille il fut blecé d'un coup de parthisane, qui faulsa et percea son écu: il arracha la parthisane de sa plaie, et du même bâton en tua son ennemi: et étant enquis comment il avait ainsi été blecé: «Parce que mon écu, dit-il, m'a trahy.» Il mourut au pays de Thrace, là où il avait été envoyé pour affranchir et remettre en liberté les Grecs qui étaient habitants en celle marche. Les ambassadeurs, qui depuis furent envoyez par le pays en Lacedaemone, vindrent visiter sa mère: laquelle leur demanda premièrement, si Brasidas son fils était mort vaillamment et en homme de bien: les ambassadeurs alors le louèrent bien hautement, jusques à dire, qu'il n'en serait plus jamais de tel: «Vous vous abusés, leur dit-elle: il est vrai que Brasidas était bien homme de bien, mais Lacedaemone en a plusieurs autres, qui valent encore mieux que lui.» Le Roi Agis soûlait dire, «que les Lacedaemoniens ne demandaient point combien étaient leurs ennemis, mais seulement où ils étaient.» On lui défendit à Mantinée de combattre, pource que les ennemis étaient plusieurs contre un: «Il est forcé, dit-il, que celui qui veut commander à plusieurs, en combatte plusieurs aussi.» A ceux qui haut-louaient les Eliens de ce qu'ils gardaient grande légalité en la fête des jeux Olympiques: «Quelle si grande merveille est-ce, dit-il, si en quatre années <p 199r> les Eliens usent un jour de la justice?» et comme ils persévérassent encore en leurs louanges: «Quelle si grande merveille est-ce, dit-il, si les Eliens usent bien d'une chose bonne, qui est la justice?» A un méchant homme qui lui rompait la tête en lui demandant souvent, «Qui était le plus homme de bien des Spartiates:» «C'est, dit il, celui qui te ressemble moins.» A un autre qui demandait, «combien en nombre étaient les Lacedaemoniens:» «Assés, dit-il, pour chasser les méchants:» et à un autre qui lui demandait le même, «Ils te sembleraient beaucoup, dit-il, si tu les voyais combattre.» Lysander ne voulut pas accepter des robes somptueuses et riches que Dionysius le tyran envoyait à ses filles, disant, «Je craindrais que ces robes ne les feissent trouver plus laides.» Quelques uns le reprenaient et blâmaient de ce qu'il faisait la plupart de ses gestes par ruse et tromperie, comme étant chose indigne d'un qui se disait de la race d'Hercules: Il leur répondait, «que là où la peau du lion ne pouvait suffire, il y fallait coudre un petit de celle du regnard.» Les Argiens avaient quelque différent à l'encontre des Lacedaemoniens touchant leurs confins, et semblait que les Argiens alléguassent de meilleures et plus pertinentes raisons touchant la terre qui était entre eux en dispute: mais lui desguainnant son épée: «Ceux, dit-il, qui seront les plus vaillants avec cette-ci, seront ceux qui plaideront le mieux de leurs confins.» Les Lacedaemoniens faisaient difficulté d'assaillir les murailles des Corinthiens, et sur ces entrefaites il faillit un grand liévre de dedans les fossés: alors prenant cette occasion: «Comment, dit-il, faites vous doute d'assaillir les murailles de gens qui sont si paresseux qu'ils laissent dormir les liévres dedans l'enceinte mêmes de leurs murs?» Il y eut un Megarien, qui en publique assemblée des états de la Grèce lui parla fort hardiment et franchement: Il lui répondit, «Tes paroles auraient besoin d'une cité.» voulant dire, que Megare, dont il était, avait trop peu de puissance pour maintenir ce qu'il disait.
Agesilaus disait que les habitants de l'Asie, pour hommes libres ne valaient rien, mais qu'ils étaient bons esclaves. Ces Asiatiques avaient accoutumé d'appeler le Roi de Perse, le grand Roi: «pourquoi est-il plus grand que moi, disait-il, s'il n'est plus juste et plus temperant?» étant enquis de la vaillance et de la justice, laquelle était la meilleure, «Nous n'aurions que faire de vaillance, dit-il, si nous étions tous justes.» étant une fois contraint de déloger la nuit à grand' haste du pays de ses ennemis, et voyant un garçon qu'il aimait, tout esploré, pource qu'on le laissait derrière à cause qu'il ne pouvait suivre pour sa maladie: «Comment il est, dit-il, malaisé d'avoir pitié et bon sens tout ensemble!» Menecrates le médecin qui se faisait surnommer Jupiter, lui écrivit une lettre avec une telle superscription, «Menecrates Jupiter au Roi Agesilaus, salut.» Il lui fit réponse, «Le Roi Agesilaus à Menecrates, santé.» voulant dire, qu'il était malade du cerveau. Les Lacedaemoniens ayants défait deux d'Athenes avec leurs alliés et conferedez près de Corinthe, entendants le grand nombre des ennemis qui était demeurés morts sur le champ: «O malheureuse Grèce, dit-il, qui a elle-même défait tant de ses hommes, qu'ils eussent été suffisants pour subjuguer et défaire tout tant qu'il y a de Barbares!» ayant eu un Oracle de Jupiter en la ville d'Olympie, les Ephores lui mandèrent qu'en passant par la ville de Delphes, il demandât aussi réponse à l'oracle d'Apollo. Parquoi quand il fut là, il lui demanda, s'il était pas de même avis que son père. Demandant la délivrance de l'un de ses amis, qui était prisonnier entre les mains de Idrieus prince de la Carie, il lui écrivit en cette sorte: «Si Nicias n'a point failli, délivre-le: s'il a failli, délivre-le pour l'amour de moi: mais comment que ce soit, délivre-le.» On le conviait un jour à ouïr la voix d'un qui contrefaisait merveilleusement bien et naïvement le chant d'un rossignol: «j'ai ouï, dit-il, assez de fois le rossignol même.» Après la perte de la bataille de Leuctres, la loi ordonnait que tous ceux <p 199v> qui s'étaient sauvés de vitesse, fussent notés d'infamie: mais les Ephores voyants que la ville en ce faisant demeurerait vide et dépeuplée d'hommes, voulurent abolir cette infamie, et pour ce faire eleurent Agesilaus Legislateur: et lui se tirant en avant sur la place, ordonna que toutes les lois du lendemain en avant auraient leur force et vigueur anciene. Il fut envoyé pour donner secours au Roi d'Aegypte, là où il se trouva assiegé avec lui par ses ennemis qui étaient plusieurs contre un, et enfermaient son camp d'une grande tranchée: et comme le Roi lui commandât de sortir sur eux et de les combattre: «Je n'empêcherai pas, dit-il, nos ennemis qui veulent que nous soyons égaux à combattre tant à tant:» et comme il ne s'en fallût plus guères que les deux bouts de la tranchée ne se vinssent à rencontrer et à joindre, il dressa son armée en cet intervalle, et par ainsi venants à combattre tant contre tant, ils défirent leurs ennemis. En mourant il commanda à ses amis qu'ils ne feissent faire aucune image ni statue de lui: «Car si j'ai, dit-il, fait aucune chose digne de mémoire en ma vie, cela sera suffisant monument de moi après ma mort: sinon, toutes les statues et images du monde ne sauraient perpetuer ma mémoire.» Archidamus la première fois qu'il voit un trait de grosse arbaleste de batterie, que l'on avait nouvellement apporté de la Sicile, s'écria tout haut: «O Hercules, la prouesse de l'homme s'en va perdue.» Demades se moquait des espées Laconienes, disant qu'elles étaient si petites et si courtes, que les bâteleurs et joueurs de passe-passe les avallaient toutes entières. Agis le jeune lui répondit: «Mais néanmoins les Lacedaemoniens en assenent fort bien leurs ennemis.» Les Ephores lui mandèrent une fois qu'il livrât ses soudards entre les mains d'un traître: «Je me garderai, dit-il, bien de commettre les soudards d'autrui à un qui a trahy les siens.» Cleomenes répondit à quelqu'un qui promettait de lui donner des coqs si courageux, qu'ils mouraient sur la place en combattant: «Ne me donne point de ceux-là qui meurent, mais de ceux qui font mourir les autres en combattant.» Paedaretus ayant failli d'être eleu du conseil des trois cents, s'en retourna de l'assemblée tout joyeux et riant, disant, qu'il était très aise de ce qu'en la ville de Sparte, il se trouvait trois cents hommes meilleurs et plus gens de bien que lui. Damonidas ayant été par le maître de la danse colloqué tout au dernier lieu de la danse, «Tu as, dit-il, trouvé un bon moyen pour rendre ce dernier lieu ici honorable.» Nicostratus Capitaine des Argiens, étant solicité par Archidamus de prendre une bonne somme d'argent pour lui livrer en trahison une place qu'il avait en garde, avec promesses de lui faire épouser telle fille qu'il voudrait choisir en toute la ville de Sparte, exceptées celles du sang Royal, lui fit réponse, qu'il n'était point de la race d'Hercules, «Pour ce (dit-il) que Hercules allait par tout punissant et faisant mourir les méchants, et tu essayes de rendre méchants ceux qui sont gens de bien.» Eudamonidas voyant en l'école de l'Academie Xenocrates déjà ancien parmi les autres écoliers étudiants en la philosophie, et entendant qu'il y cherchait la vertu: «Et quand en usera-il, dit-il, s'il est encore à la trouver?» Une autre fois écoutant discourir un Philosophe, qui maintenait, que le sage seul était bon Capitaine: «Ce propos, dit-il, est merveilleux: mais celui qui le dit, n'ouït jamais en un camp le son de la trompette.» Antiochus étant l'un des contrerolleurs de Sparte, que l'on appelle Ephores, entendant comme le Roi Philippus avait donné aux Messeniens leur territoire: «Mais leur a-il quant et quant, demanda-il, donné le moyen de vaincre en bataille quand ils combattront pour le défendre?» Antalcidas répondit à un Athenien qui appellait les Lacedaemoniens ignorans: «C'est pource que nous sommes seuls qui n'avons jamais appris de vous rien de mauvais.» Un autre Athenien en étrivant contre lui, lui disait: «Nous vous avons souvent rechassez de la rivière de Cephisus, qui est en Attique:» «Et nous, répliqua-il, ne vous avons jamais rechassez de celle d'Evrotas, qui est en Lacedaemone.» <p 200r> Un Rhetoricien voulait réciter une harangue qu'il avait composée à la louange de Hercules: «Et qui est, dit-il, celui qui le blâme?» Pendant que Epaminondas fut Capitaine des Thebains, jamais on ne voit advenir en son camp ces soudaines frayeurs sans cause certaine, que l'on appelle Terreurs Paniques. Il soûlait dire, qu'il n'était point de mort plus honnête que de mourir en la guerre, et que le corps d'un bon homme de guerre devait être exercité, non seulement comme le sont ceux des champions qui combattent és jeux de prix, mais bien plus endurcy à tout travail, ainsi qu'il convient à un bon soudard: pourtant faisait-il la guerre à ceux qui étaient fort gras, jusques à en casser un des bandes, pour cette cause seule, disant, qu'à peine trois ou quatre boucliers lui pourraient couvrir le ventre, qui était si grand qu'il lui empêchait de voir ses parties naturelles. Au demeurant il était si réformé en son vivre, et haïssait si fort toute superfluité, que une fois ayant été invité à souper par un de ses voisins, quand il voit en son logis un grand appareil de force friandes patisseries, confitures et parfums, il lui dit, «Je pensais que tu feisses un sacrifice, non un excès de superfluité:» et s'en alla tout aussi tôt. Comme le cuisinier rendît à lui et à ses compagnons compte de leur dépense ordinaire de quelques jours, il n'y trouva rien mauvais que la quantité d'huile: dequoi ses compagnons s'ébahissans, il leur dit, que ce n'était pas la dépense qui le fâchait, mais que tant d'huile fut entré dedans les corps des hommes. La ville de Thebes faisait une fête publique, et étaient tous en bancquets, festins, et grandes assemblées les uns avec les autres: au contraire, lui allait tout sec, sans s'être oingt d'huile de parfum, ne paré de beaux vêtements, tout pensif, par la ville: quelqu'un de ses familiers le rencontra en cet état, qui s'en ébahissant lui demanda, pourquoi il allait ainsi seul et mal en ordre par la ville: «A fin, dit-il, que vous autres tous puissiez en sûreté cependant ivrongner et faire grand chère, sans penser à affaires quelconques.» Il avait fait mettre en prison un homme de basse condition pour quelque légère faute qu'il avait commise: Pelopidas le pria de le mettre dehors, ce qu'il lui refusa: mais puis après une femme qui'il entretenait l'en requit, et il le fit à sa prière, disant que c'était de telles gratuités, qu'il fallait concéder aux amies et concubines, non pas aux Capitaines. Comme les Lacedaemoniens vinssent à grosse puissance, pour faire cruelle guerre aux Thebains, on apporta de tous côtés des oracles aux Thebains, dont les uns leur promettaient la victoire, les autres les menassaient de déconfiture: il commanda que l'on mit ceux de la victoire à main droite de la tribune aux harangues, et ceux de la défaite à la senestre: quand ils furent ainsi tous disposés, il se leva en pieds sur la tribune, et parla ainsi aux Thebains, «Si vous voulez rendre bonne obéissance à vos Capitaines, et prendre la hardiesse en vos coeurs d'aller choquer vos ennemis, ceux-ci (montrant les bons oracles à la main drotte) sont les votres: mais si à faute de courage vous restivez au péril, ceux-là (montrant les mauvais à la main gauche) seront pour vous.» Puis ainsi qu'il conduisait l'armée aux champs pour aller trouver les Lacedaemoniens, s'étant pris à tonner, ceux qui étaient les plus près de lui, lui demandèrent que pouvait signifier Dieu, qu'il tonnait: «Cela, dit il, signifie que la cervelle de nos ennemis est étonnée, vu qu'ayants près d'eux de si commodes assiettes à loger leur camp, ils se sont campez en celle où ils sont.» De toutes les honnêtes et heureuses fortunes qui lui étaient jamais advenues, il disait que «celle qui lui avait donné plus de joie en son coeur, était, d'avoir défait les Lacedaemoniens en la journée de Leuctres du vivant des père et mère qui l'avaient engendré.» ayant accoutumé tout le reste du temps de se montrer net et propre avec une face joyeuse, le lendemain de la bataille Leuctrique il sortit en publique tout sale, morne et pensif: parquoi ses amis lui demandèrent incontinent, s'il lui était point arrivé quelque sinistre accident: «Non,dit-il, mais je senti hier que pour la joie <p 200v> de la victoire, je m'étais élevé plus que je ne devais, et pourtant aujourd'hui je corrige cette aise qui fut hier trop excessive.» Et sachant que les Spartiates avaient accoutumé de couvrir et cacher le plus qu'ils pouvaient tels inconvénients, et voulant convaincre et montrer à découvert la grandeur de la perte qu'ils avaient faite, il n'octroya pas permission d'enlever les morts en bloc à tous ensemble, ains à chaque cité les uns après les autres, tellement qu'il apparut qu'il y en avait plus de mille des Lacedaemoniens. Jason Prince de la Thessalie étant allié et confederé des Thebains, vint un jour en la cité de Thebes, et envoya à Epaminondas deux mille écus en don, sachant qu'il était extremement pauvre. Il ne voulut pas recevoir le présent d'argent: et qui plus est, la première fois qu'il voit depuis Jason, il lui dit, «Tu commences à m'outrager.» Et cependant il emprunta d'un bourgeois de la ville cinquante drachmes d'argent, qui peuvent valoir environ cinq écus, pour son entretènement au voyage qu'il allait entreprendre: et avec cela entra en armes dedans le Peloponese. Depuis encore le grand Roi de Perse lui envoya trente mille pièces d'or comme écus de Perse, que l'on appelle Dariques: pour raison dequoi il s'attacha fort aigrement à Diomedes, lui demandant s'il avait bien entrepris une si longue navigation pour cuider corrompre Epaminondas: et au demeurant lui commanda de rapporter à son Roi, que tant comme il voudrait et procurerait le bien des Thebains, il l'aurait pour ami, sans qu'il lui coûtât rien: mais tant qu'il prochasserait leur dommage, qu'il lui serait ennemi. Les Argiens ayants fait ligue et confederation avec les Thebains, ceux d'Athenes envoyèrent leurs ambassadeurs en Arcadie pour essayer d'attirer à eux les Arcadiens. Si commencèrent ces ambassadeurs à charger et accuser à bon esciant les uns et les autres: de manière que Callistratus qui parlait pour eux, reprocha à ces deux cités Orestes et Oedipus. Epaminondas qui se trouva en cette assemblée de conseil, se leva, et dit: «Seigneur, nous confessons qu'en notre ville jadis y a eu un parricide, et en Argos un matricide: mais quant à nous, nous avons chassé et banni de nos pays ceux qui ont commis telles malheuretés, et les Atheniens les ont tous deux reçus.» Et aux Spartiates qui avaient chargé les Thebains de plusieurs grandes et grièves imputations: «S'ils n'ont fait autre chose, au moins vous ont-ils, Seigneurs Spartiates, répondit Epaminondas, fait oublier votre peu parler.» Les Atheniens avaient contracté alliance et amitié avec Alexandre tyran de Pheres en Thessalie, qui était ennemi mortel des Thebains, et promettait aux Atheniens qu'il leur ferait avoir la livre de chair pour demi obole. Epaminondas lui répondit, «Et nous leur fournirons de bois, qui ne leur coûtera rien, pour cuire cette chair, car nous leur irons raser et couper tout tant d'arbres qu'il ont en leur pays, s'ils entreprennent de remuer autre chose que bien à point.» Cognoissant que les Boeotiens se gâtaient et perdaient par oisiveté, il délibérait de les tenir continuellement en l'exercice des armes: au moyen de quoi quand approchait le temps de l'election des Capitaines, et qu'on le voulait elire Boeotarche, c'est à dire, Capitaine de la Boeoce, il disait à ses citoyens, «Pensez-y bien, Messieurs, pendant qu'il vous est encore loisible, avant que de m'elire: car je vous avise, que si vous me faites votre Capitaine, qu'il vous faudra venir à la guerre.» Il appellait le pays de la Boeoce, qui est tout plat et tout ouvert, l'échafaud de la guerre, disant qu'il était impossible de le garder, sinon que les habitants eussent toujours le bouclier sur le bras, et l'épée au poing. Chabrias Capitaine des Atheniens avait défait quelque bien petit nombre de Thebains, qui par trop d'ardeur de combattre avaient couru à la desbandée jusques tout contre les murs de Corinthe, et comme si c'eût été une rencontre, il en fit eriger un trophée: dequoi Epaminondas se moquant, dit, qu'il ne le fallait pas appeler Trophée, mais plutôt Hecatesie, comme qui dirait statue de Proserpine, pource qu'au temps passé on colloquait ordinairement <p 201r> l'image de Proserpine au premier carrefour qui se trouvait au-devant de la porte d'une ville.
l'image de Proserpine au premier carrefour qui se trouvait au-devant de la porte d'une ville. Et comme quelqu'un lui vint rapporter, que les Atheniens avaient renvoyé au Peloponese une armée equippée de nouvelles armes: «Et bien, dit-il, Antigenidas pleure-il quand il sait que Tellin a de nouvelles flûtes?» car ce Tellin était un mauvais joueur de flûtes, et Antigenidas un excellent. Il s'aperçut que son Écuyer avait reçeu grosse somme d'argent pour la rençon d'un qui avait été prisonnier entre ses mains: Il lui dit, «Rends moi mon écu, et t'en va acheter un cabaret pour y user le reste de ta vie: car je vois bien que tu ne te veux plus en homme de bien exposer aux hazards de la guerre, comme par ci-devant, depuis que tu es devenu un des riches et opulents.» On lui demanda quelquefois, lequel il estimait plus grand Capitaine, de lui, de Chabrias, ou d'Iphicrates: il répondit, «Il serait bien malaifé d'en juger tant que nous sommes en vie.» A son retour du pays de Laconie il trouva qu'on l'accusait de crime capital avec les autres Capitaines ses compagnons, pour avoir retenu la charge de Capitaine l'espace de quatre mois outre et par-dessus le temps qui était prefix par la loi: si dit à ses compagnons qu'ils en rejetassent toute la coulpe sur lui, comme ayants été forcez par lui: et quant à lui, il dit, que ses paroles ne pourraient être meilleures que ses effets, mais toutefois que s'il était forcé, comment que ce fut, de dire quelque chose devant ses Juges, qu'il les requérrait s'ils étaient d'aduis de le faire mourir, qu'ils feissent écrire sur la coulomne quarrée de sa sepulture sa condamnation, afin que les Grecs entendissent, «que Epaminondas aurait été condamné à mourir pour ce, qu'il aurait contraint les Thebains malgré eux de brûler le pays de la Laconie, que de cinq cens ans auparavant n'avait jamais été pillé: qu'il aurait repeuplé la ville de Messene, deux cens et trente ans après qu'elle avait été détruite et desertée par les Lacedaemoniens: qu'il aurait réuni et rassemblé en un corps et une ligue tous le peuples et villes de l'Arcadie: et qu'il aurait rendu et restitué aux Grecs leur liberté: car toutes ces choses ont été faites par nous en ce voyage.» Les Juges ayants ouï ces propos, se levèrent de leurs sieges en riant à bon esciant, sans vouloir seulement prendre leurs ballottes pour ballotter contre lui. Après la derniere bataille où il fut blecé à mort, étant rapporté en sa tente, il fit appeler Diophantus, et après celui-là Jolidas: mais quand il entendit qu'ils étaient morts tous deux, il ordonna à ses citoyens de faire appointement avec leurs ennemis, comme n'ayants plus de Capitaines qui les sussent mener à la guerre: et de fait l'evenement porta témoignage à sa parole, qu'il connaissait très bien ses citoyens. Pelopidas, compagnon d'Epaminondas en la charge de Capitaine de la Boeoce, comme ses amis le reprissent de ce qu'il négligeait une chose qui était nécessaire, c'est à savoir de faire amas d'argent: «L'argent nécessaire, dit-il, Oui bien à ce Nicomedes-là.» montrant un pauvre boiteux estropié de bras et de jambes. Ainsi comme il se partait de Thebes pour aller à la bataille, sa femme le priait avoir soin de se sauver: «C'est aux autres, dit il, à qui il faut recorder cela: mais au Capitaine et qui a charge de commander, il lui faut recorder qu'il ait le soin de sauver les autres, non pas lui.» A un de ses soudards, qui disait, «Nous sommes tombés dedans nos ennemis:» «pourquoi nous dedans eux, plutôt qu'eux dedans nous?» Au reste, étant proditoirement retenu prisonnier et mis aux fers, contre la foi des trefues, par Alexandre tyran de Pheres, il lui en disait injure, en l'appellant traître parjure: Le tyran lui demanda, s'il avait si grande haste de mourir: «Oui, répondit-il, afin que les Thebains en soient plus irritez contre toi, et que tant plutôt tu sois puni de ta déloyauté.» Thebe la femme du tyran, l'étant allé voir en la prison, lui dit, qu'elle s'ébahissait comment il pouvait être si joyeux étant en prison aux fers: «Mais je m'ébahis bien plus de toi, dit-il, comme étant en toute liberté tu peux supporter un si méchant homme qu'Alexandre.» Après <p 201v> qu'Epaminondas le fut venu tirer de prison, il dit, qu'il se sentait tenu à Alexandre, «Pource que par son moyen, dit-il, j'ai éprouvé plus que jamais, que mon coeur est ferme affés, non seulement contre la crainte de la guerre, mais aussi contre la peur de la mort.» Manius Curius, comme quelques-uns de ses soudards se plaignissent de ce qu'il donnait à chaque soudard bien peu de la terre qu'ils avaient conquise sur les ennemis, et en incorporait la plus grand' part au domaine de la Chose publique: «J'à Dieu ne plaise, dit-il, qu'il y ait aucun citoyen Romain que estime peu de terre, ce que est suffisant pour nourrir un homme.» Les Samnites, après qu'il les eut défaits en bataille, envoyèrent devers lui pour lui présenter en don une bonne somme d'or et d'argent. Ils le trouvèrent autour de son foyer, où il faisait bouillir des naveaux dedans un pot: il fit réponse aux ambassadeurs des Samnites, «que celui qui se contentait d'un tel souper, n'avait que faire d'or: au reste, que commander à ceux qui avaient de l'or, lui semblait plus honorable que d'en avoir.» Caius Fabricius ayant entendu que les Romains avaient été défaits en bataille par Pyrrhus, il dit, «C'est Pyrrhus qui a vaincu Labienus, non pas les Epirotes les Romains.» étant envoyé devers Pyrrhus pour traiter de la délivrance des prisonniers, le Roi lui offrit en don une grosse somme d'or, laquelle il ne voulut pas accepter: Et le lendemain Pyrrhus ordonna que l'on amenât le plus grand de ses Elephans, et qu'on le mit droit derrière Fabricius sans qu'il en sût rien, puis qu'à l'imprévu on le fît soudainement bramer. ce qui fut fait ainsi. Fabricius se retournant s'en prit à rire, et dit: «ni ton or hier, ni ton Elephant aujourd'hui, ne m'ont point étonné.» Pyrrhus lui cuida persuader qu'il voulût prendre parti avec lui, en lui promettant de lui donner toute l'authorité au maniement de ses affaires après lui. Il lui répondit, «Cela ne te serait pas expédient: car quand les Epirotes auraient bien connu l'un et l'autre de nous deux, ils aimeraient mieux m'avoir pour Roi que toi.» Fabricius ayant été creé Consul, le médecin de Pyrrhus lui écrivit une lettre, en laquelle il lui promettait de faire mourir son maître par poison, s'il voulait. Fabricius envoya incontinent la lettre même à Pyrrhus, lui mandant qu'il reconnût par là, qu'il avait mauvais jugement à discerner quels il devait choisir pour ses amis, et quels pour ses ennemis. Pyrrhus ayant ainsi découvert et averé l'embûche que l'on dressait à sa vie, fit pendre son médecin, et renvoya les prisonniers Romains à Fabricus sans leur faire payer rençon: mais Fabricius ne les voulut pas accepter en don gratuitement: ains lui en renvoya autant de ses gens, de peur qu'il ne semblât que ce fut un loyer qu'il reçut pour la découverture qu'il lui avait faite, attendu qu'il ne lui avait fait faire pour bien qu'il lui voulût mais de peur qu'il ne semblât que les Romains le voulussent faire mourir par trahison, comme s'ils ne le pouvaient vaincre par vertu.
Fabius Maximus ne voulant pas combattre en bataille rangée Hannibal, ains consommer par longueur de temps son armée, laquelle avait faute de vivres et d'argent, l'allait toujours suivant par lieux âpres et montueux, en le côtoyant aucunefois: dequoi plusieurs se moquaient, en l'appellant le paedagogue d'Hannibal: mais lui ne se souciant point de toutes paroles, persistait toujours en ses desseins et conseils particuliers, disant, «que celui qui ne pouvait endurer un trait de moquerie ou une injure, était plus couard que celui qui s'enfuyait devant son ennemi.» Et comme son compagnon Minucius eût défait quelque nombre des ennemis, tellement que l'on ne parlait plus que de lui, et disait-on que c'était véritablement un personnage digne de Rome, il dit, qu'il redoutait plus la prosperité de Minucius que son adversité: et peu de temps après, ayant donné dedans une embûche que Hannibal lui avait dressée, en si grand danger, qu'il fut bien près d'y demeurer lui et toute son armée, Fabius lui allant vitement au secours, non seulement le préserva de ce danger, mais encore tua von nombre des ennemis: tellement <p 202r> que Hannibal dit adonc à ses familiers, «Ne vous avais-je pas bien dit, que cette nuée, qui était toujours alentour de nous sur ces montaignes, répandrait à la fin quelque grosse pluie dessus nous?» Après la déconfiture de Cannes, étant élu Consul de Rome, avec Claudius Marcellus homme courageux, qui ne demandait qu'à s'attacher au combat à l'encontre de Hannibal: lui au contraire avait espérance, si l'on ne le combattait point, que son armée harassée et travaillée se déferait d'elle-même: de manière que Hannibal disait, qu'il craignait plus Fabius ne combattant pas, que Marcellus combattant. On lui rapporta qu'il y avait un soudard Lucanien en son camp, vaillant homme au demeurant, et hardi à merveilles, mais qui souvent se dérobbait la nuit du camp, et s'en allait voir une femme qu'il aimait. Il commanda que l'on prît secrètement cette femme dont le soudard était amoureux, et que l'on la lui amenast. Quand on la lui eût amenée, il fit appeler le soudard, et lui dit: «j'ai été averti comme contre les lois de la discipline militaire tu couches souvent dehors du camp: mais aussi ai-je bien su d'ailleurs, que tu es homme de bien: et pourtant les fautes soient remises et pardonnées par les bons services: mais d'ores en avant tu demeureras avec nous, car j'ai un plege qui m'en répondra.» et en disant ces paroles il fit venir la femme, laquelle il lui consigna entre ses mains. Hannibal tenait toute la ville de Tarente avec grosse garnison, excepté le château. Fabius trouva moyen de l'attirer et éloigner le plus qu'il peut de celle marche, par ruse militaire, puis retournant tout à coup, reprit la ville et la saccagea toute. Le greffier lui demanda ce qu'il ordonnait touchant les statues et images des Dieux: «Laissons, dit-il, aux Tarentins leurs Dieux, que leur sont courroucez.» Au reste Marcus Livius, qui tenait le château, se vantait que par son moyen la ville avait été reprise: dequoi les autres se moquaient: mais lui répondit, «Tu dis la vérité: car si tu ne l'eusses perdue, je ne l'eusse jamais recouvrée.» étant jà sur l'âge, son fils fut élu Consul: et comme il donnait audience, et dépêchait affaires de sa charge en public, Fabius le père monta à cheval pour l'aller trouver, mais son fils envoya au-devant de lui un huissier, lui faire commandement de descendre de son cheval: dequoi les assistants eurent honte: mais lui descendant promptement de cheval, accourut plus vite que son âge ne portait, ambrasser son fils, en lui disant: «Tu fais très bien, mon fils, de ressentir à qui tu commandes, et de montrer que tu entends la grandeur de la charge que tu as prise.» Scipion l'ancien étant à repos des affaires, ou de la guerre, ou de gouvernement, employait tout son loisir à l'étude des lettres: au moyen dequoi il soûlait dire, que quand il était seul, il était plus accompagné: et quand il était de loisir, c'était lors qu'il avait plus d'affaires. ayant pris d'assault la ville de Carthage la neufue en Espagne, quelques soudards lui amenèrent une fort belle fille qu'ils avaient prise prisonniere, et la lui offrirent: Il leur répondit, «Je la recevroie volontiers, si j'étais homme privé, et non pas Capitaine général.» étant au siege devant une ville, laquelle était assise en lieu bas, par-dessus laquelle apparoissait un temple de Venus, il commanda que l'on continuât les assignations de ceux que avaient à plaider devant lui dedans ce temple-là, et qu'il y tiendrait son audience au troisiéme jour d'après, comme il fit, ayant pris la ville. Quelqu'un lui demanda en Sicile, ainsi qu'il était prêt de passer en Afrique, sur quoi il se confiait de vouloir trajetter sa flotte en l'Afrique: il lui montra trois cents hommes qui se jouaient et exercitaient tous armez aux exercises militaires, au long d'une haute tour, assise tout sur le bord de la mer: «Il n'y a, dit-il, pas un de ces hommes que tu vois là, qui ne monte au haut de cette tour, et ne se jette du haut en bas, la tête la première, si je lui commande.» étant passé de là, et s'étant aussi tôt fait maître de la campagne, et ayant brûlé deux camps de ses ennemis, les Carthaginois envoyèrent incontinent devers lui pour traiter d'appointement: et tant fut menée la prattique, <p 202v> qu'ils promirent de quitter tout tant qu'ils avaient de vaisseaux, quitter tous leurs Elephants, et de payer une bonne grosse somme d'argent: mais aussi tôt comme Hannibal fut repassé d'Italie en Afrique, ils se repentirent de ce qu'ils avaient accordé et promis, pour la confiance qu'ils avaient és forces et en la personne de Hannibal: dequoi Scipion étant averti leur dit, que quand ils voudraient il ne tiendrait pas le traité qu'il leur avait accordé, sinon qu'ils payassent cinq mille talents, qui sont trois millions d'or, davantage que ce qui avait été accordé, pource qu'ils avaient mandé et fait venir Hannibal. Et après que les Carthaginois eurent été par lui à vifue force défaits en bataille, ils renvoyèrent de rechef des ambassadeurs pour traiter d'appointement et de paix: mais il leur commanda incontinent, qu'ils eussent à se retirer, pource qu'il ne leur donnerait jamais audience, que premièrement ils ne lui eussent ramené Lucius Tèrentius, lequel était un gentilhomme Romain, homme de bien et d'honneur, qui par fortune de guerre était tombé prisonnier és mains des Carthaginois: puis quand ils le lui eurent amené, il le fit seoir côté à côté de lui au conseil, et donna lors audience aux ambassadeurs ausquels il octroya la paix. Depuis quand il entra dedans Rome en triomphe, à cause de cette victoire, Tèrentius suivit son char triomphant, ayant un chapeau sur sa tête, comme étant son serf affranchi, et avouant tenir sa liberté de lui. Et quand il fut trêpassé, à tous ceux qui accompagnèrent le corps à sa sepulture, il donna à tous à boire du breuvage fait de vin et de miel, et procura diligemment toutes autres choses dont il esperait honorer ses funerailles, mais cela fut depuis. Au reste quand Antiochus voit que les Romains étaient passés en Asie avec puissante armée pour lui faire la guerre, il envoya ses ambassadeurs devers Scipion, pour traiter d'appointement: ausquels il répondit, «Il fallait avoir fait ceci-devant, et non pas à cette heure, que votre maître a déjà reçu et le mors en la bouche, et la selle avec le chevaucheur sur le dos.» Le Senat avait ordonné qu'il prendrait quelque argent és coffres de l'épargne et thresor de la Chose publique, mais les Thresoriers ne voulaient pas ouvrir la chambre du thresor pour cette journee-là: Il leur dit qu'il l'ouvrirait doncques lui-même, et qu'il le pouvait bien faire, attendu qu'il était cause qu'on le tenait ainsi fermé, pour la quantité grande d'or et d'argent qu'il avait fait apporter dedans. Paetilius et Quintus, deux Tribuns du peuple, l'accusaient de plusieurs charges envers le peuple: Et lui au lieu de s'en justifier, dit: «Seigneurs Romains, à tel jour qu'il est aujourd'hui proprement, je défis en bataille les Carthaginois et Hannibal: et pourtant m'en vois je tout de ce pas avec ce chapeau de fleurs sur ma tête, au Capitole, pour y sacrifier et rendre grâces de la victoire à Jupiter: ce pendant qui voudra donner sa voix pour ou contre moi, le face à son plaisir.» et de fait ayant dit cela, il s'y en alla: et tout le peuple alla après lui, laissant ses accusateurs plaider tout leur saoul. Titus Quintius dés son advenement aux affaires était déjà si renommé, que devant qu'avoir été ni Aedile, ni Praeteur, ni Tribun du peuple, il fut eleu Consul: et étant envoyé Capitaine général lieutenant du peuple Romain, pour faire la guerre à Philippus Roi de Macedoine, il fut conseillé de s'abboucher premièrement et parlementer avec lui. Philippus pour la sûreté de sa personne lui demandait otages: «Pour ce, disait-il, que les Romains ont ici plusieurs capitaines avec toi, et les Macedoniens n'ont que moi:» «Non, répondit Quintius, pource que tu t'es rendu tout seul, ayant fait mourir tous tes amis et parents.» Après qu'il eut défait en bataille ce Roi Philippus, il fit proclamer en la fête des jeux Isthmiques, qu'il remettait tous les Grecs en leur franchise et liberté entière, pour désormais vivre à leurs lois: alors les Grecs firent rechercher par toute la Grèce les Romains, qui avaient été vendus pour esclaves durant les guerres de Hannibal, et les ayants rachetez de cinq cents drachmes pour tête, qui sont cinquante <p 203r> écus; ils lui en firent un présent: et eux le suivirent en son triomphe avec des chappeaux sur leurs têtes, comme la coutume est des serfs qui sont de nouveau affranchis. Les Acheïens étaient en propos de faire entreprise pour aller conquerir l'Île de Zacynthe: mais il les admonesta de ne se jeter point hors du Peloponese, s'il ne se voulaient mettre en danger, comme les tortues quand elles étendent leurs tête hors de leur cocque. La nouvelle étant par toute la Grèce, que le Roi Antiochus s'y en venait avec grosse puissance, tellement que tout le monde était effroié d'ouïr nommer le nombre des combattants et leurs diverses armeures, il tint un tel propos au conseil des Acheïens: Qu'étant logé chez un sien hoste en la ville de Chalcide qui lui donnait à souper, il s'émerveilla dont il pouvait avoir recouvré tant de diverses sortes de venaison, comme il en voyait servir sur la table devant lui: et que son hoste lui répondit, que c'était toute chair de pourceau, qui était seulement diversifiée de saulces et de façon de l'accoutrer. «En cas pareil aussi, ne vous ébahissez point de cette grande armée du Roi Antiochus pour ouïr nommer des hommes d'armes armez de toutes pièces, des chevaux légers, des archers à cheval, des gens de pied: car tous ceux-là ne sont que Syriens, hommes nés à servitude, différents les uns des autres de la diversite d'armeures.» Philopoemen était lors capitaine des Acheïens, qui avait bien des gens de cheval et des gens de pied, mais il n'avait point d'argent pour les entretenir: Quintius en se jouant disait, que Philopoemen avait bien des mains et des pieds, mais qu'il n'avait point de ventre: ce que était de tant plus plaisant, que à la vérité il se trouvait de la composition de son corps tel. Caius Domitius, celui qui Scipion l'aisne laissa en son lieu auprès de son frère Lucius Scipion, en la guerre contre le Roi Antiochus, ayant reconnu l'armée des ennemis étant en bataille, comme les capitaines qui avaient charge en l'armée des Romains, lui conseillassent que promptement il donnât la bataille: il leur répondit, qu'il n'y avait pas assez de jour pour pouvoir mettre en pièces tant de milliers d'hommes, les faccager, et piller leur bagage, et puis s'en retourner au camp et se traiter, mais qu'il le ferait le lendemain de bon matin: et de fait, le lendemain il leur donna la bataille, et en tua cinquante mille. Publius Licinius Consul, en une rencontre de gens de cheval fut vaincu par le Roi Perseus, et perdit bien environ deux mille huict cens hommes, que morts que prix en la bataille. Après cette victoire, Perseus envoya devers le Consul pour traiter de paix et d'appointement: là où les conditions de paix que le vaincu proposa au vainqueur furent, qu'il se soubmît entièrement lui et son état aux Romains, pour en faire et ordonner à leur discrétion. Paulus Aemylius poursuivant un second consulat, en fut debouté et refusé: mais depuis, quand on veid que la guerre contre le Roi Perseus allait trop à la longue, par l'ignorance, paresse et lâcheté des capitaines que l'on y envoyait, les Romains l'eleurent Consul pour la seconde fois: mais il leur dit, qu'il ne leur en savait ni gré ni grâce, d'autant qu'ils l'avaient eleu, non pour lui gratifier, attendu qu'il ne demandait plus de charge, mais pource que eux-mêmes avaient besoin d'un capitaine. Retournant de la place en sa maison, il trouva une sienne petite fille, qui avait nom Tertia, toute espleurée: Si lui demanda la cause pourquoi elle plorait: elle répondit, notre Perseus est mort, mon père. c'était un petit chien que avait ainsi nom. «A la bonne heure, dit-il, ma fille: je pren cette mort pour bon augure.» étant arrivé en son camp, il y trouva force babil et force braverie des soudards, qui se mêlaient de vouloir faire l'état de capitaine, et que s'entremettaient curieusement de plusieurs choses plus avant qu'ils ne devaient: il leur commanda qu'ils ne se mêlassent point de tant de choses, mais seulement qu'ils se donnassent peine, que leurs espées fussent bien afilées et bien pointues, et que lui provoirait au demeurant. Ceux qui étaient aux écoutes la nuit, il ne voulait point qu'ils portassent ne pique ni <p 203v> épée, afin que sentants qu'ils n'avaient moyen de combattre, s'ils étaient surpris de l'ennemi, ils en fussent plus soigneux de resister au sommeil. étant entré dedans la Macedoine à travers les montaignes, il trouva devant soi les ennemis bien rangés en bataille: et lui conseillait Scipion Nasica, que tout sur l'heure il leur allât donner la bataille: «Si j'étais en l'âge que tu es, dit il, j'aurais la même opinion que tu as: mais la longue expérience en ce métier me défend d'aller tout las du chemin combattre une armée ordonnée en bataille.» Après qu'il eut défait entièrement Perseus, en faisant aux alliés et confederés les festins de sa victoire, il disait, que de même sens et expérience procédaient le savoir ranger une bataille très effroiable à ses ennemis, et un festin très agréable à ses amis. Perseus étant son prisonnier, qui le suppliait fort instamment qu'il ne fut point mené en triomphe: «Cela, lui dit-il est en ta puissance.» lui donnant congé par ces paroles de se défaire soi-même. Il fut trouvé és thresors de ce Roi une quantité infinie d'or et d'argent, dont il ne toucha ni ne prit jamais rien pour lui: mais il donna à Tubero son gendre, pour honorer sa vertu, une coupe d'argent du pois de cinq marcs: encore dit-on que ce fut la première vaisselle d'argent qui entra en la maison des Aemyliens. De quatre siens enfants mâles, il en avait par avant donné les deux premiers à adopter en autres familles nobles: et des deux derniers qui lui étaient demeurés en sa maison, l'un âgé de quatorze ans, lui mourut cinq jours avant son triomphe: et l'autre, qui avait douze ans, cinq autres jours après: dont le peuple fut fort déplaisant, et en avait grande compassion de lui: mais lui sortant en public, et réconfortant le peuple, dit, que désormais il pensait être hors de crainte et hors de danger, que malheur aucun n'aduint à la Chose publique, pource qu'il supportait pour tous l'envie de tant de prosperitez qu'il avait eues pour le public, d'autant que la fortune l'avait derivée et tournée toute sur sa maison seule. Caton l'ancien en haranguant devant le peuple Romain, et reprenant aigrement son intempérance, ses délices et superflue dépense: «Il est bien malaisé, disait-il, de parler à un ventre qui n'a point d'aureilles.» Et disait aussi, qu'il s'ébahissait comment pouvait durer une cité, en laquelle un poisson se vendait plus qu'un boeuf. Et blâmant aussi la trop grande authorité et licence que l'on donnait par tout aux femmes: «Tous autres hommes, disait-il, commandent aux femmes, et nous à tous hommes, et les femmes à nous.» Aussi disait-il, qu'il aimait mieux ne recevoir gré ni grâce quand il aurait fait quelque service, que n'être pas puni quand il aurait fait quelque faute: et qu'il pardonnait à tous ceux qui faillaient par erreur ou ignorance, excepté à lui: et en sollicitant les magistrats de châtier ceux qui offensaient les lois, il disait, que ceux qui avaient le moyen et l'authorité de réprimer les malfaiteurs, et ne le faisaient, commandaient eux-mêmes le mal. Il disait aussi, que les jeunes gents qui rougissaient quand on les reprenait, lui plaisaient plus que ceux qui pâlissaient: et, qu'il haïssait un soudard, lequel en cheminant demenait les mains, et en combattant les pieds, et qui ronflait plus haut en dormant, qu'il ne criait en frappant: et que celui-là était un mauvais gouverneur, qui ne se savait pas gouverner soi-même. Il avait opinion que chacun doit avoir plus de honte de soi-même, que d'autre personne quelconque. Voyant que plusieurs prochassaient que l'on leur erigeât des statues: «j'aime mieux, disait-il, que l'on demande pourquoi on n'a point érigé de statue à Caton, que pourquoi on lui en a érigé.» Il conseillait à ceux qui avaient licence de faire ce qu'ils voulaient, de l'épargner, à fin qu'elle leur durât toujours. Ceux qui ôtaient l'honneur à la vertu, ôtaient, disait-il, la vertu à la jeunesse. Il était d'avis que l'on ne devrait ne prier un bon magistrat ou juge de chose juste, ne déprier de chose injuste. Il disait que si bien injustice n'apportait péril à celui qui la commettait, qu'elle en apporte à tous les autres. Il admonestait les vieilles gents de n'ajouter <p 204r> point à leur âge la laideur du vice, attendu qu'elle en a tant d'autres. Il estimait qu'il n'y avait différence entre le courroucé et le furieux, sinon d'autant que l'un durait plus, et l'autre moins. Il disait aussi, que l'on ne portait point d'envie à ceux qui usaient de leur fortune sagement et modereement: «Pour ce, disait-il, que ce n'est pas de nous que l'on est envieux, mais de ce qui est autour de nous.» Et que ceux qui font à bon esciant là où il faut jouer et rire, apprêteront aussi à rire là où il faudra faire à bon esciant: et que les belles et vertueuses actions devraient toujours rencontrer de belles décritions, pour ne demeurer jamais sans la gloire qui leur appartient. Il reprenait les citoyens Romains qui donnaient toujours leurs voix à un même personnage aux elections des magistrats: «Car il semblera, dit-il, ou que vous n'estimerez pas beaucoup l'honneur de vos magistrats, ou que vous n'aurez pas beaucoup d'hommes que vous en jugiez dignes. Il faisait semblant d'avoir en admiration la force d'un qui avait vendu des terres qu'il possedait assises au long de la mer, comme étant plus puissant que la mer même: car ce qu'elle mine à peine peu à peu, celui-ci l'a avallé tout à un coup.» Prochassant l'état et office de Censeur, et voyant que d'autres siens competiteurs et concurrents allaient caressant et flattant le peuple pour s'insinuer en sa bonne grâce: lui au contraire allait criant, que le public avait besoin d'un médecin âpre et maupiteux, et d'une grande purgation: et pourtant, qu'il fallait elire non celui que serait le plus gracieux, mais le plus severe: et en faisant ces remontrances-là, il fut eleu devant tous autres. Enseignant les jeunes hommes à hardiment et assurément combattre, il disait, que la parole bien souvent effroie plus l'ennemi que l'épée, et la voix que la main, et lui fait prendre la fuite. En faisant la guerre en Espagne à ceux qui habitent au long de la rivière de Betis, il se trouva en danger pour la multitude grande des ennemis qui étaient en armes contre lui, et ne pouvait avoir promptement secours, sinon des Celtiberiens, qui pour ce faire lui demandaient deux cents talents, qui sont six vingts mille écus: les autres capitaines Romains ne voulaient point qu'il promit cet argent à des Barbares pour leur salaire, mais Caton leur dit qu'ils s'abusaient: «Car si nous gagnons, dit-il, nous les payerons, non du notre, mais aux dépens de nos ennemis: et si nous perdons, il n'y aura plus ne qui paye, ne qui demande à être payé.» ayant pris plus de villes qu'il ne demeura de jours en Espagne, ainsi que lui-même dit, il n'y prit pour lui jamais rien plus, que ce qu'il y beut et mangea: mais bien départtit-il à chacun de ses soudards une livre d'argent, disant qu'il valait mieux que plusieurs retournassent de la guerre en leurs maisons avec de l'argent, que peu avec de l'or: pource que les magistrats et capitaines ne se devaient accroître de rien en leurs charges et gouvernemens, sinon d'honneur et de gloire. Au voyage de cette guerre il avait quant et lui cinq de ses serviteurs, desquels il y en eut un qui acheta trois prisonniers de guerre: mais étant averti que son maître l'avait su, devant que venir devant lui, il se pendit et estrangla lui-même. Scipion l'Africain le priant de vouloir favoriser à la cause des bannis d'Achaïe, à fin qu'ils fussent remis et restituez en leurs pays, il fit semblant de ne se soucier point de tel affaire: mais voyant que l'on en parlait tant, et en faisait-on si grand instance au senat, il se leva et dit, «Comme si nous n'avions autre chose à faire, nous demeurons tout le jour à disputer ici de ces vieillards Grecs, à savoir s'ils seront portés en terre par les fossoyeurs et porteurs de deçà ou par ceux de delà.» Posthumius Albinus avait écrit des histoires en Grec, au prologue desquelles il priait les auditeurs et lecteurs de lui pardonner s'il y avait aucune improprieté au langage. Caton s'en moquant disait, qu'il mériterait qu'on lui pardonnast, si c'était par ordonnance et commandement des Amphictyons, qui étaient les états de la Grèce, qu'il eût été contraint, malgré lui, d'entreprendre cette histoire. Scipion le puisné en cinquante et quatre ans qu'il vesquit, n'acheta <p 204v> ni ne vendit, ni ne bâtit oncques rien: et dit-on qu'en une si grosse et si puissante maison, comme était la siene, l'on n'y trouva jamais que trente trois livres pesant de vaisselle d'argent, mêmement après avoir eu la ville de Carthage en sa puissance, et avoir enrichy ses soudards plus que jamais autre capitaine n'avait fait. Observant le precepte que lui avait donné Polybius, il mettait peine de ne se retirer jamais de la place, qu'il ne se fut rendu de nouveau quelqu'un de ceux qu'il rencontrait, comment que ce fut, familier et ami. étant encore jeune il avait déjà si grande réputation de vaillance et de sagesse, que Caton l'aîné, enquis des jeunes gens qui étaient au camp devant Carthage, entre lesquels il était, il répondit:
celui-là seul est au nombre des sages,
Les autres sont vaines umbres volages.
Au moyen dequoi, après son retour à Rome, ceux qui étaient demeurés au camp le rappellaient, non pour envie qu'ils eussent de lui faire plaisir, mais pource qu'ils esperaient prendre plutôt et plus facilement la ville par son moyen. Au dedans des murailles de laquelle étant déjà entré, et néanmoins les Carthaginois combattants encore du château, Polybius lui conseillait de faire jeter dedans la mer qui est entre-deux, laquelle n'est pas fort creuse, des chausses-trappes, ou bien des ais percés de pointes de cloux, de peur que les ennemis passants ce bras de mer ne vinssent en sursaut assaillir leurs remparts. Il lui répondit que c'était une moquerie, vu qu'ils avaient déjà gagné les murailles, et qu'ils étaient dedans la ville de leurs ennemis, chercher les moyens de ne combattre point contre eux. Et trouvant la ville toute pleine de statues et de tableaux Grecs, qu'ils avaient emportés des villes de la Sicile, il commanda que les Siciliens vinssent reconnaître ce qui serait à eux, et qu'ils l'emportassent: mais de tout le pillage il ne voulut pas endurer qu'aucun esclave ni affranchy en prît ni en achetât chose du monde, combien qu'au demeurant chacun en pillât et emportât ce qu'il voulait. Le plus grand et le plus familier ami qu'il eût, Laelius, poursuivait l'état du consulat, et lui favorisait et aidait sa poursuite en tout ce qu'il pouvait: à l'occasion dequoi il demanda à un Pompeius qui briguait aussi le même état, s'il était vrai qu'il le poursuivist: or estimait-on que ce Pompeius-là fut fils d'un menestrier joueur de flûtes: il lui fit réponse qu'il ne le poursuivait pas, et qui plus est, lui promît qu'il accompagnerait Laelius à faire sa poursuite par tout, et qu'il prierait pour lui. Ils se firent à ses paroles, dont ils furent trompés, et le jour de l'election l'attendirent long temps, jusques à ce qu'on leur vint rapporter, qu'il était déjà en la place, qui briguait pour lui-même, et se recommandait à tous les citoyens, les uns après les autres. De quoi tous les autres se courrouçans, Scipion s'en prit à rire disant, «C'est une grande sottise à nous, quand j'y pense, que nous avons ici demeuré si long temps à attendre un flûteur, comme si nous eussions à prier et invoquer non des hommes, mais des Dieux.» C'est pource que, durant les sacrifices, on jouait toujours des flûtes. Appius Claudius briguait à la concurrence de lui, l'office de Censeur, et disait pour rendre sa brigue plus favorable, qu'il saluait sans aide de protecolle par nom et par surnom, tous les citoyens de Rome, là ou Scipion n'en connaissait, par manière de dire, pas un: «Tu dis la vérité, répondit Scipion, car j'ai toujours eu soin non d'en connaître beaucoup, mais de n'être inconnu de pas un.» Au reste il conseillait aux Romains qui lors avaient la guerre contre les Celtiberiens, qu'ils les envoyassent tous deux au camp en état ou de lieutenans, ou de coulonnels de gens de pied, et puis qu'ils reçussent les témoignages des Capitaines et hommes de guerre, qui aurait mieux fait le devoir d'homme de bien d'eux deux. ayant été creé Censeur, il ôta le cheval à un jeune homme, d'autant que dépendant excessivement à faire grand' chère, du temps que la ville de Carthage était assiegée, il avait fait faire une pièce de four, en forme de ville, et l'appellant Carthage, l'abandonna à déchirer et piller à ceux <p 205r> qui étaient à table avec lui. Et comme le jeune homme lui demandast, pour quelle cause il le cassait, et le privait du cheval public: «Pour autant, dit-il, que tu as saccagé et pillé Carthage devant moi.» Durant le temps de sa Censure, il aperçut un jour Caius Licinius qui passait: «Je sais de certain, dit-il, que cet homme ici est parjure: mais d'autant qu'il n'y a personne qui l'accuse, je ne puis être juge et témoin ensemble.» étant envoyé lui troisiéme par le Senat, comme contrerolleur général pour syndiquer, comme dit Clitomachus, les hommes et le gouvernement des villes, et voir comme se gouvernaient les peuples, les nations, et les Rois, quand il fut arrivé en Alexandrie, et descendu de la navire, les Alexandrins accourants de toutes parts pour le voir, le prièrent de découvrir sa tête, d'autant qu'il avait le bout de sa robe dessus, à fin qu'ils le veissent mieux à face toute découverte: ce qu'il fit, dequoi ils jetèrent grands acclamations, et lui applaudirent des mains en signe de joie: et comme leur Roi se parforceât à grande peine, tant il était gras et délicat, à faire à l'envi d'eux qui le suivaient par tout: Scipion dit tout bas en l'oreille de ceux qui étaient plus près de lui: «Les Alexandrins reçoivent déjà ce fruit de notre voyage, qu'au moins ils voyent leur Roi se promenant pour l'amour de nous.» En ce voyage il était accompagné d'un sien ami philosophe nommé Panaetius, et de cinq serviteurs, desquels comme l'un fut mort en cette pérégrination, il n'en voulut point acheter d'autre hors de pays, ains en fit venir un autre de Rome. Il semblait que les Numantins fussent invincibles et inexpugnables, d'avant qu'ils avaient jà vaincu et défait plusieurs Capitaines: au moyen de quoi le peuple Romain eleut Scipion Consul pour la seconde fois: et comme plusieurs jeunes hommes en bien grand nombre se preparassent pour le suivre à cette guerre, le Senat l'empêcha sous couleur de dire, que l'Italie demeurerait deserte de gens de défense: et si ne lui permirent pas de prendre de l'argent qui était jà tout prêt et présent au thresor, ains lui baillèrent des assignations sur les payemens des fermiers, dont les termes n'étaient pas encore échus. Et quant aux deniers, Scipion dit qu'il ne demeurerait pas pour cela, d'autant que son argent et celui de ses amis fournirait à cela: mais quant à ce qu'on ne lui voulait pas souffrir lever et emmener gens, il s'en plaignit bien fort, pource qu'il disait que la guerre ou l'on l'envoyait, était dangereuse et difficile: «Car si c'est pour la vaillance des ennemis que nos gents y ont été tant de fois défaits, elle est dangereuse pour avoir à combattre contre de tels ennemis: et si ç'a été par la faute et lâcheté de nos gens, elle l'est encore, pour avoir à combattre avec de si lâches amis.» étant arrivé au camp, il y trouva un grand désordre, grande dissolution, superstition, et grande superfluité de toutes choses: si en bannit et chassa incontinent toutes sortes de devins et de diseurs de bonne aventure, tous sacrificateurs, et tous maquereaux tenants bordeaux publiques, et commanda que chacun renvoyât chez soi toute autre sorte de vaisselle et d'utensiles, sinon la marmite à faire cuire la chair, la broche, et le pot à boire, de terre: de coupes ou de flaccons d'argent, ne permît que l'on en pût retenir pesant plus de deux livres. Il défendit de se baigner et étuver, et s'il y en avait qui se voulussent oindre, qu'ils se frottassent eux-mêmes, et que c'étaient les bêtes qui n'ont point de mains, qui avaient besoin d'hommes qui les frottassent. Il ordonna aussi que l'on disnât tout debout sans manger viande chaulde, mais que pour souper, on s'asseît qui voudrait, sans y manger autre chose que du pain avec quelque potage lié, et un simple mets de chair boulie ou rôtie, et lui-même allait vestu d'une cappe noire bouclée pardevant, disant qu'il portait le dueil de la honte de son armée. Il trouva que un Colonnel de gens de pied, nommé Memmius, faisait porter après lui sur ses sommiers des coupes et vases à boire, enrichis de pierreries, et d'ouvrage de Thericles. Si lui dit: «Tu t'es rendu pour trente jours inutile à moi et à ton pays, étant tel, et pour toute ta vie à toymême, t'accoutumant à <p 205v> si superflues délices.» Un autre lui montrait sa rondelle fort bien et richement ornée, auquel il répondit: «Voilà une belle rondelle, mon ami, mais il faut qu'un soudard Romain mette plus son espérance en sa main droite, que non pas en sa gauche.» Un autre ayant chargé sur ses espaules un faisceau des pâlis dont on remparait le camp, se plaignait qu'il était trop chargé: «C'est bien employé, dit-il, pource que tu te fies plus en ces pâlis, que tu ne fais en ton épée.» Voyant les ennemis Numantins desesperés, il ne voulut pas incontinent les aller combattre, ains tira la chose en quelque longueur, disant qu'il achetait avec le temps la sûreté des affaires, pource que le bon Capitaine doit faire comme le sage médecin, qui ne vient jamais à l'extreme remede de couper la partie avec le fer, sinon à l'extrémité, après que tous autres moyens de médecine lui défaillent: toutefois ayant espié son occasion, il donna la bataille à ceux de Numance et les défit: quoi voyants les vieillards dirent injure à leurs gens, de ce qu'ils étaient ainsi laissez battre par ceux qu'ils avaient battus tant de fois: mais il y en eut un qui leur répondit, «Les moutons sont bien les mêmes qu'ils étaient par ci-devant, mais ils ont un autre berger.» Après avoir pris la ville de Numance, et avoir entré en triomphe dedans Rome pour la deuxiéme fois, il tomba en différent grand à l'encontre de Caius Graccus, pour la cause du Senat, et des alliés et confederés: dequoi le commun peuple étant indigné contre lui, fit bruit et le siffla pour le faire descendre de la tribune aux harangues, ainsi comme il leur cuida faire ses remontrances: Mais il leur dit, «Jamais la clameur de tout un camp en armes ne m'étonna, tant s'en faut que la crierie d'une tourbe de gens ramassez me puisse troubler, à qui je sais que l'Italie n'est point mère, mais marastre.» Et comme ce Caius Gracchus criât tout haut, qu'il le fallait tuer comme un tyran: «Ils ont raison de me vouloir faire mourir ceux qui font la guerre à leur propre pays, car ils savent bien que Rome ne peut tomber tant que Scipion sera debout, ni Scipion vivre quand Rome sera abattue.» Cecilius Metellus délibérant comme il pourrait faire surement ses approches devant une place forte, comme un centenier lui dît, «En perdant seulement dix hommes tu l'emporteras: il lui demanda, s'il voulait être l'un de ces dix.» Et comme un autre Colonnel de gens de pied encore jeune d'âge lui demandât ce qu'il voulait faire: «Si je pensais, dit-il, que ma chemise le sût, je la dépouillerais tout à cette heure pour la mettre dedans le feu.» Il avait été contraire à Scipion durant sa vie, mais quand il fut mort il en eut regret, et commanda à ses enfants qu'ils allassent mettre leurs espaules sous le lit pour le porter à son enterrement, disant qu'il rendait grâces aux Dieux, de ce que Scipion avait été né à Rome, et non pas ailleurs. Caius Marius étant venu de fort bas lieu au maniement des affaires, par le moyen des armes, demanda l'office d'Aedilité grande: et sentant qu'il n'y faisait pas bon, au même jour passa à demander et poursuivre la petite: et néanmoins encore qu'il fut debouté de toutes les deux, si ne perdit-il point l'espérance de se voir un jour le premier des Romains. ayant des varices, qui sont des venes élargies en l'une et en l'autre cuisse, il les bailla à couper au chirurgien sans être lié, et endura toute l'operation du chirurgien, sans soupirer ni froncer les sourcils: mais comme le médecin ayant fait à une cuisse passât à l'autre, il ne la lui voulut pas donner, disant que la cure de tel mal ne méritait pas que l'on en endurât de si grièves douleurs. Il avait un neveu appelé Lucius, qui au second consulat de son oncle voulut forcer un beau jeune fils, qui ne faisait lors que commencer à porter les armes sous sa charge. Ce jeune homme le tua toute roide: et comme plusieurs l'accusassent de ce meurtre, il confessa franchement qu'il avait voirement fait mourir son Capitaine, et en dit et déclara la cause tout publiquement. Marius, le fait entendu, se fit apporter une des couronnes que l'on avait accoutumé de donner à ceux qui faisaient quelque bel acte de prouesse à la guerre, et la posa lui-même de sa propre main sur la <p 206r> tête du jeune homme. étant campé assez près du camp des Teutons, en lieu où il y avait bien peu d'eau, comme ses soudards se plaignissent qu'ils mouraient de soif, il leur montra une rivière non guères loin, qui coulait au long du camp des ennemis: «C'est là, dit-il, qu'il faut que vous alliés acheter à boire auprès de votre sang, si vous en voulez avoir.» Les soudards lui répondirent, qu'il les y menât donc, ce pendant que leur sang était encore liquide, et qu'il n'attendît pas qu'il fut du tout sec et caillé de soif. Du temps de la guerre des Cimbres il donna tout à un coup droit de bourgeoisie Romaine à mille hommes de Camerin, qui avaient fort bien servi en cette guerre, chose qui était contre toutes lois: et comme quelques-uns le reprissent de ce qu'il avait ainsi transgressé les lois, il leur répondit, «qu'il n'avait pu entendre ce que disaient les lois, pour le grand bruit des armes.» Et du temps de la guerre Sociale, se voyant enfermer de tranchées tout alentour, et assieger, il eut patience, attendant toujours son occasion: et comme Pompeius Silo Capitaine général des ennemis lui dit, «Marius, si tu est grand Capitaine que l'on dit, sors dehors de ton camp et me viens combattre:» «Mais toi, dit-il, si tu es si grand Capitaine que tu penses, contrains moi malgré que j'en aie de sortir pour t'aller combattre.» Catulus Luctatius en la guerre Cimbrique étant campé au long du fleuve d'Athesis, et voyants les Romains que les Barbares s'efforcaient de passer l'eau, ils delogèrent, quelque remontrance que leur capitaine leur sût faire: et quand il voit qu'il ne les pouvait autrement arrêter, lui-même se mit entre les premiers qui fuyaient, à fin qu'il ne semblât point qu'ils fuissent devant leurs ennemis, mais qu'ils suivissent leur Captaine. Sylla surnommé l'heureux, entre ses prosperitez en comptait deux pour les plus grandes: l'une, qu'il avait eu bonne amitié avec Metellus Pius: l'autre, qu'il n'avait pas détruit la ville d'Athenes, ains l'avait préservée de ruine. Caius Popillius fut envoyé devers le Roi Antiochus portant une lettre du Senat, par lequel on lui mandait, qu'il eût à retirer son armée d'Aegypte, et de ne point s'attribuer et usurper le Royaume qui appartenait aux enfants de Ptolomeus orphelins. Antiochus le voyant venir devers lui à travers son camp, le salua de tout loin: Popillius, sans le resaluer, lui bailla sa lettre: laquelle Antiochus leut, et après l'avoir leue répondit, qu'il délibérerait sur ce que le Senat lui mandait, et puis qu'il lui ferait réponse. Popillius adonc lui fit un cercle autour de lui avec une baguette qu'il tenait en la main, en lui disant: «Delibere doncques, dit-il, avant que sortir de ce cercle, et m'en fais réponse.» Toute l'assistance s'étonna merveilleusement de l'assurance et hardiesse de cet homme. Et Antiochus sur le champ lui répondit, qu'il ferait doncques ce qu'il plairait aux Romains: et adonc Popillius le salua amiablement, et l'ambrassa. Lucullus en Armenie s'en allait avec dix mille hommes de pied, et mille de cheval, trouver le Roi Tigranes, qui avait cent cinquante mille hommes de guerre, pour lui donner la bataille, et était le sixiesme jour d'Octobre, auquel l'armée Romaine, qui était sous un Scipion, avait été défaite par les Cimbres. Et comme quelqu'un lui dît, que les Romains abominaient et redoutaient fort ce jour-là: «C'est pourquoi, dit-il, il nous faut aujourd'hui combattre vertueusement et courageusement, à celle fin que nous rendions cette journée, que les Romains tiennent pour triste et malencontreuse, joyeuse et heureuse.» Et comme les Romains redoutassent principalement les hommes d'armes Armeniens, étants armez de toutes pièces, il leur dit, qu'ils ne s'en donnassent point d'ennui, «Pource que je vous assure que vous aurez plus de peine à les dépouiller, que vous n'aurez à les tuer.» Et montant le premier dessus une motte, après avoir de là un peu considéré la contenance des Barbares qui branlaient, il s'écria tout haut: «Compagnons, il sont à nous.» et de fait, s'étant d'eux-mêmes mis en route, sans que personne eût hardiesse d'attendre, il les chassa tellement, qu'il en tua sur le champ jusques à bien cent mille, sans y <p 206v> perdre des siens que cinq tant seulement. Cneus Pompeius surnommé le grand, fut autant aimé des Romains, comme son père avait été hai: et étant encore fort jeune, il se joignit à faction de Sylla, et sans avoir office quelconque de la Chose publique, ni être du Senat, il leva grand nombre de gens de guerre de tous côtés d'Italie: et comme Sylla l'appellât à soi, il dit, qu'il ne menerait point ses gens à son Capitaine, qu'ils n'eussent premièrement fait quelque destrousse, et quelque défaite avec effusion du sang des ennemis: et de fait il n'y alla point que premièrement il n'eût défait en plusieurs rencontres plusieurs chefs des ennemis. Depuis étant envoyé par Sylla pour gouverneur en la Sicile, entendant que ses gens s'écartants de la trou pe, allaient robant, forçant et pillant par tout le chemin, il fit mourir ceux qui se desbandaient sans congé, et qui allaient courir çà et là: mais à ceux qui allaient par son commandement en quelque commission qu'il leur baillait, il leur seellait leurs espées avec son cachet. Il fut sur le point de faire passer au fil de l'épée tous les Mamertins entièrement, d'autant qu'ils avaient tenu et suivi le parti contraire à Sylla. Mais Stennius un des habitants de ceux qui avaient accoutumé de prescher et mener le peuple pars leurs harangues, lui dit, «Qu'il ne ferait pas bien, si pour un seul coulpable, il en faisait mourir plusieurs innocents, et que c'était lui seul qui avait été cause de tout le mal, ayant induit par persuasions ses amis, et par force ses ennemis, à prendre et suivre le parti de Marius.» Pompeius émerveillé de cette remontrance dit, qu'il pardonnait aux Mamertins, s'ils s'étaient laissez mener et persuader à un tel personnage, qui avait plus cher le salut de son pays que sa vie propre: et de fait il absolut la ville toute, et Stennius même. Depuis étant passé en Afrique contre Domitius, et y ayant gagné une grosse bataille, comme ses soudards le saluassent Empereur, que est à dire souverain Capitaine général, il leur dit qu'il ne recevrait point cet honneur tant que le rempart du camp des ennemis serait debout: et adonc eux s'en courants tout de ce pas, encore qu'il fît une grosse pluie, allèrent abattre la palissade, et saccager le camp des ennemis. A son retour Sylla lui fit de grandes caresses et beaucoup d'honneur, et entre autres fut le premier qui l'appella Magnus: toutefois comme il se délibérât d'entrer en triomphe dedans Rome, Sylla l'en voulut empêcher, alléguant pour sa raison, qu'il n'était pas encore reçu au Senat. Pompeius se tournant devers les assistants: «Il semble, dit-il, que Sylla ignore, qu'il y a plus d'hommes qui adorent le Soleil levant, que le Soleil couchant.» quoi enténdant Sylla, s'écria: «Et bien de par Dieu, qu'il triomphe donc, s'il en a tant d'envie.» Toutefois encore lui faisait empêchement Servilius homme de dignité Senatoriale, qui s'en courrouçait: et plusieurs de ses soudards mêmes s'opposaient à son triomphe, s'ils n'avaient quelques présents qu'ils pretendaient leur être deuz: mais Pompeius dit haut et clair, qu'il quitterait plutôt le triomphe et tout, que de se soumettre à les caresser ne flatter: et adonc Servilius lui dit, «A cela vois-je maintenant, Pompeius, que tu es grand véritablement, et digne de triomphe.» étant la coutume à Rome que les Chevaliers, après avait été à la guerre le temps prefix et ordonné par les lois, amenassent leur cheval sur la place devant les deux réformateurs des meurs, que l'on appelle les Censeurs, et racontassent là publiquement les guerres où ils se seraient trouvés, et les Capitaines sous lesquels ils auraient porté les armes, afin que selon leurs mérites ils en fussent ou loués ou blâmés: Pompeius étant Consul amena lui-même son cheval par la bride devant les Censeurs, qui pour lors étaient Gellius et Lentulus: et comme eux suivant l'ordonnance lui demandassent, s'il avait été à la guerre autant d'années comme il était requis par les lois: «Oui, répondit-il, et toujours sous moi-même Capitaine.» étant en Espagne saisi des papiers de Sertorius, entre lesquels y avait plusieurs lettres missives des principaux du Senat, qui appellaient Sertorius à Rome pour y <p 207r> remuer encore quelque nouveau ménage, il les mit toutes au feu, donnant à ceux qui avaient eu mauvaise volonte, moyen de se repentir et de se corriger. Phraates Roi des Parthes, envoya devers lui le prier de ne passer point la rivière d'Euphrates, et faire que ce fut la borne d'entre lui et eux. «Mais plutôt, dit-il, sera ce la justice qui sera la borne d'entre les Parthes et les Romains.» Lucius Lucullus après être retourné de ses guerres et conquestes s'abandonna débordeement aux voluptés et à vivre somptueusement, reprenant Pompeius de ce qu'il appetait toujours de plus en plus à avoir de grandes charges plus que son âge ne portait: à quoi Pompeius répondait, qu'il était plus hors d'âge à un viellard s'abandonner aux délices et voluptés, que de vaquer aux charges de la Chose publique. Un jour qu'il était malade, les médecins lui ordonnèrent qu'il mangeât d'une grive: on en chercha en plusieurs lieux, et n'en peut on trouver, pource que ce n'était pas en leur saison: mais il y eut quelqu'un qui dit que l'on en pourrait recouvrer chez Lucullus, là où l'on en nourrissait tout le long de l'année. «Et quoi, dit-il, si Lucullus donc n'était friand et délicat, Pompeius ne vivrait-il pas?» et laissant là l'ordonnance de son médecin, il se fit apprêter de ce que l'on peut trouver par tout ordinairement. Pour une grande famine et disette de bleds qui advint à Rome, il fut eleu en apparence de parole provoyeur général, ou superintendant des vivres, mais en effet de pouvoir, seigneur de la mer et de la terre: à l'occasion dequoi il alla en Afrique, en Sardaigne et en Sicile: là où ayant fait grand amas de bleds, il s'en voulait vitement retourner à Rome: mais une grosse tourmente se leva, tellement que les pilotes et mariniers mêmes craignaient fort de se mettre en mer et de faire voile: mais lui s'embarquant le premier, et commandant de lever l'ancre, dit tout haut, «Il est nécessaire d'aller, et non pas nécessaire de vivre.» Quand la querelle d'entre lui et Caesar fut à plein découverte, il y eut un Marcellinus qui avait été avancé par lui, et s'était néanmoins depuis tourné du côté de Cesar, qui en plein Senat dit plusieurs choses à l'encontre de lui. Pompeius ne se peut tenir qu'il ne lui dît adonc: «N'as-tu point de honte Marcellinus, de médire ainsi publiquement de moi, qui t'ai rendu eloquent, au lieu que tu étais muet: et saoul, jusques à rendre ta gorge, là où tu mourais de faim auparavant?» A Caton qui le tançait et reprenait aigrement de ce qu'il ne l'avait jamais voulu croire, quand il lui avait predit par plusieurs fois que la puissance et l'augmentation de Caesar, à quoi il tenait la main, était au grand danger et prejudice de la Chose publique, il répondit, «Tes conseils étaient plus prudents, et les miens plus amiables.» Et parlant de soi-même librement, il disait, qu'il avait eu toutes ses charges plutôt qu'il ne les avait attendues, et les avait quittées plutôt qu'on ne l'avait attendu. Après la bataille de Pharsale s'enfuyant en Aegypte; en voulant passer de sa galere en une petite barque de pêcheur, que le Roi lui avait envoyée pour l'amener à bord: en se retournant devers sa femme et devers son fils, il ne leur dit autre chose sinon ces vers d'Euripide,
Que en maison de Prince entre, devient
Serf, quoi qu'il soit libre quand il y vient.
étant passé en cette barque, et lui ayant été donné un coup d'épée à travers le corps, il ne seit autre chose que soupirer une fois seulement, et sans mot dire, ains s'affublant le visage, s'abandonna à tuer. Ciceron l'Orateur était moqué de quelques-uns à cause de son nom qui signifie un pois chiche, à cause dequoi ses amis lui conseillaient de changer son nom: mais lui au contraire disait, qu'il rendrait le nom des Cicerons plus illustre et plus renommé que ceux des Catons, des Catules, ne des Scaures: et faisant une offrande d'un vase d'argent aux Dieux, il y fit bien engraver les lettres de ses deux premiers noms, mais pour le troisiéme, il fit engraver la figure d'un pois chiche. Il disait que les Orateurs qui criaient haut à pleine <p 207v> tête, pource qu'ils se sentaient faibles de suffisance, avaient recours au haut braire, ne plus ne moins que les boiteux montent sur des chevaux. Verres avait un fils disfamé d'avoir abusé de son corps en la fleur de sa jeunesse, et néanmoins il disait injure à Ciceron, jusques à l'appeler impudique et paillard: Ciceron lui répondit, «Tu n'entends pas que c'est à part en la maison à huis fermés, qu'il faut tancer de cela ses enfants.» Metellus Nepos lui dit un jour en debattant avec lui, «Tu as fait mourir plus de gens par ton témoignage, que tu n'en as sauvé par ton bien dire:» «Je crois bien, répondit-il, car j'ai plus de foi que d'éloquence.» Ce même Metellus lui demandait, qui était son père, comme lui reprochant qu'il était homme neuf: «Ta mère, dit-il, a fait cette réponse bien plus malaisée à toi:» car la mère de Metellus était tenue pour femme impudique, et Metellus lui-même homme léger et éceruellé, et se laissant aller à tous ses appétits. Il avait fait mettre dessus la sepulture d'un Diodorus qui avait été son maître en Rhetorique, la figure d'un corbeau de pierre: «Voilà, dit Ciceron, la récompense telle qu'il lui fallait: car il lui a enseigné à voler, et non pas à parler.» Vatinius était un mauvais homme, et son adversaire: il courut un bruit, qu'il était trêpassé: depuis le bruit se trouva faux: «Perisse malement, dit Ciceron, celui qui a se malement menty.» Il y avait quelqu'un que l'on soupçonnait être natif d'Afrique, qui lui disait, «Je ne t'entends point:» «Je m'en ébahi, dit-il, vu que tu as les oreilles percées.» Caius Popilius voulait être tenu pour jurisconsulte, encore qu'il n'y sût rien, et qu'il fut au demeurant homme de lourd entendement. Il fut appelé en jugement pour porter témoignage de vérité touchant quelque fait, duquel il répondit qu'il ne savait rien: et Ciceron lui dit, «Tu penses à l'aventure que l'on t'interroge du droit.» Hortensius l'orateur qui plaidait la cause de Verres, avait eu de lui pour son loyer une image de Sphinx, qui était d'argent: Ciceron lui ayant d'aventure jeté quelque parole ambigue et obscure: «Je ne sais, dit-il que cela veut dire quant à moi, car je n'entends rien à soudre les aenigmes:» «Si est-ce, dit Ciceron, que tu as le Sphinx en ta maison.» Il rencontra quelquefois Voconius qui menait quant et lui trois sienes filles, lesquelles étaient fort laides toutes trois: Il se prit à dire tout bas à ceux qu'il avait autour de lui, «cet homme-ci semé ses enfants en despit du Soleil.» Faustus fils de Sylla se trouva à la fin tant endebté, qu'il fut contraint d'exposer ses meubles en vente, et en fit mettre des affiches par les carrefours pour le notifier: «j'aime bien mieux ces affiches et proscriptions ici, dit Ciceron, que celles de son père.» Caesar et Pompeius étant entrés en aperte guerre l'un contre l'autre: «Je sais bien, dit-il, qui fuïr, mais je ne sais à qui.» Il reprenait grandement Pompeius de ce qu'il avait abandoné la ville de Rome, et qu'il avait mieux aimé imiter en cela le gouvernement de Themistocles que celui de Pericles, disant que les affaires de lors ressemblaient plus au temps de Pericles qu'à celui de Themistocles. Il se retira du côté de Pompeius premièremenet, puis quand il y fut, il s'en repentit: et comme Pompeius lui demandast, là où il avait laissé son gendre Pison, il lui répondit promptement, Chez ton beau-père. Quelqu'un était passé du camp de Caesar en celui de Pompeius, et disait qu'il avait eu si grande haste de venir, qu'il avait laissé son cheval: «Tu as, lui dit-il, mieux pourvu à sauver la vie de ton cheval que la tiene.» A quelque autre qui venait rapporter au camp de Pompeius, que les amis de Caesar étaient tous tristes: «Mais dis-tu qu'ils veuillent mal à Caesar?» Après la bataille de Pharsale perdu, Pompeius s'en étant déjà fui, il y eut un Nonius qui vint dire, qu'il ne se fallait point desesperer, et qu'ils avaient encore sept aigles, qui étaient les enseignes des legions: «Tes admonestemens, dit-il, seraient bons, si nous avions la guerre contre les geais.» Après que Caesar victorieux fut venu au dessus de tous ses affaires, et qu'il eut fait redresser avec honneur les statues de Pompeius, que avaient été abattues, Ciceron dit, que <p 208r> Caesar en relevant celles de Pompeius avait assuré les sienes. Il estimait tant l'honneur de bien dire, et y prenait si grand' peine avec si grande ardeur d'affection, que ayant à plaider une cause devant les cent Juges seulement, étant échu le jour de l'assignation, l'un de ses serfs, Eros, lui vint apporter la nouvelle, que la cause était remise au lendemain: il en fut si aise, qu'il lui donna liberte pour cette bonne nouvelle. Caius Caesar, lors qu'il fuyait la fureur de Sylla, étant encore fort jeune, il tomba entre les mains de quelques coursaires, qui lui demandèrent de première arrivée quelque petite somme d'argent pour sa rençon: il se moqua d'eux qui ne savaient pas quel personnage ils avaient pris, et de lui-même leur promît de leur en payer deux fois autant qu'ils lui en avaient demandé: et étant par eux gardé soigneusement pendant qu'il avait envoyé chercher et amasser argent pour leur bailler, il leur envoyait faire commandement de se taire, et ne mener point de bruit pendant qu'il reposait. Et s'exercitant à écrire tant en prose que en vers durant qu'il était entre leurs mains, il leur récitait après ce qu'il avait composé: et s'il voyait qu'ils ne le louassent pas assez à son gré, il les appellait barbares et ignorants, et en riant les menassait qu'il les ferait pendre: comme il fit bientôt après: car étant sa rençon venue, lui délivré de leurs mains assembla incontinent des vaisseaux et des hommes en la côté de l'Asie, leur courut sus, et las ayant pris, les fit attacher en croix. étant de retour à Rome, et ayant entrepris la brigue du souverain Pontificat à l'encontre de Catulus qui lors était le premier homme de Rome: ainsi comme sa mère le convoyait jusques à la porte de son logis, il lui dit, «Ma mère vous aurez aujourd'hui votre fils souverain Pontife, ou banni de la ville de Rome.» Il repudia sa femme Pompeia, pour le mauvais bruit qu'elle eut d'avoir forfait à son honneur avec Clodius: et depuis Clodius ayant été appelé en justice pour ce fait, il fut adjourné pour venir en jugement porter témoignage de vérité: là où étant enquis par serment, il dit, qu'il n'avait jamais rien su de mal de sa femme: et comme l'accusateur lui répliquast, Et pourquoi l'as-tu donc repudiée? «Pour ce, dit-il, qu'il faut que la femme de Caesar soit non seulement innocente et nette de crime, mais aussi de soupçon de crime.» En lisant les faits d'Alexandre le grand, les larmes lui vindrent aux yeux: et comme ses amis lui en demandassent la raison, il réponddit: «A l'âge où je suis, Alexandre avait jà vaincu Darius, et je n'ai encore rien fait.» Ainsi comme il passait par une méchante petite ville assise dedans les Alpes, ses familiers en jouant demandaient entre eux s'il y avait point en cette ville-là des factions et des brigues entre les habitants, à qui y serait le premier: il s'arrêta tout court, et après avoir un peu pensé en lui-même: «j'aimerais, dit-il, mieux être ici le premier, que le second à Rome.» Les hautes et hazardeuses entreprises il disait qu'il les fallait executer, et non pas en consulter: et de fait quand il passa la rivière de Rubicon, qui sépare la province de la Gaule de l'Italie, pour aller contre Pompeius, il dit, «Tout le dé soit jeté:» comme qui dirait, A tout perdre il n'y a qu'un coup périlleux. Et comme Pompeius s'en fut fui de Rome vers la mer, et que Metellus qui avait la superintendance du Thresor public, l'eût fermé, et le voulût empêcher d'y prendre de l'argent, il le menassa de tuer: dequoi Metellus montrant semblant d'être ébahi de son audace, «Non non, mon ami, dit-il, je veux que tu saches qu'il m'est plus difficile de le dire, que de le faire.» Et pource que ses gens demeuraient trop à passer la mer de Brindes à Duras, se jetant en un petit vaisseau, sans que personne des siens en sût rien, il voulut traverser la mer: mais comme le vaisseau fut prêt à être submergé des vagues de la mer, il se découvrit au pilote, et lui dit tout haut, «assure toi et te fie en la fortune, car saches que tu ménes Caesar.» Pour lors toutefois il fut diverty et empêché de passer, tant par la tourmente qui se rengregea de plus en plus, comme aussi pource que les soudards accoururent de toutes parts, qui se plaignirent à lui, et lui <p 208v> dirent qu'il leur faisait tort d'attendre d'autres forces, comme s'il se défiait d'eux. Il y eut peu de temps après une grosse rencontre, en laquelle Pompeius eut du meilleur, mais il ne suivit pas sa pointe, ains se retira en son camp: et lors Caesar dit, «La victoire était aujourd'hui à nos ennemis, mais leur chef ne l'a pas su connaître.» En la plaine de Pharsale, le jour de la bataille Pompeius ayant rangé son armée en ordonnance, commanda à ses gens qu'ils demeurassent fermes en leurs places, et attendissent de pied quoi les ennemis: en quoi Caesar depuis dit, qu'il avait lourdement failli: pour ce, dit-il, qu'il ôtait aux soudards la vehemence et violence du choc que leur donne l'élancement de la course, outre l'ardeur de courage que cette roideur-là leur apporte. ayant défait de première arrivée Pharnaces le Roi de Pont, il écrivit à ses amis, «Je vins, Je vei, Je vainquy.» Après la déconfiture et fuite de ceux qui étaient avec Scipion en Afrique, comme Caton se fut défait lui-même, il dit: «Je te porte envie de ta mort Caton, pource que tu m'as envié l'honneur de t'avoir sauvé la vie.» Quelques uns avaient pour suspects Antonius et Dolobella, et si lui disaient qu'il s'en devait prendre garde: Il leur répondit, qu'il n'avait point de défiance de ceux-là qui étaient ainsi bien colorés et en bon point: mais bien, dit-il, de ces pasles et maigres-là, en montrant Brutus et Cassius. Un jour à sa table comme propos se fut emeu, quelle sorte de mort était la meilleure, il répondit soudain, celle dont on se défie le moins. Caesar, celui qui fut le premier surnommé Auguste, étant encore en son adolescence, redemanda à Antonius environ deux milions et quatre cents mille écus, qui après que Jules Caesar eut été tué, avaient été transportés de sa maison en celle d'Antonius voulant payer aux Romains ce que Caesar leur avait laissé par testament: car il avait legué à chaque citoyen Romain par tête septante et quinze drachmes d'argent, qui peuvent être environ sept écus et demi. Antonius retenait cet argent pardevers lui, et répondait au jeune Caesar, qu'il se deportât de le redemander s'il était sage: quoi voyant l'autre, fit proclamer à vendre, et vendit de fait, tous ses biens patrimoniaux, dont il paya les legs aux Romains, et en acquit la bienveillance des citoyens à soi, et la malveillance à Antonius. Rymetalces Roi de la Thrace avait laissé le parti d'Antonius, et s'était tourné de son côté: mais il était importun à la table, parce qu'il ne faisait jamais autre chose que parler de ce grand service qu'il lui avait fait, et de lui reprocher son alliance: tellement qu'à un souper, Caesar beuvant à quelqu'un des autres Rois qui étaient à la table, dit tout haut, «j'aime bien la trahison, mais je ne loue point les traîtres.» Les Alexandrins après la prise de leur ville, s'attendaient bien de souffrir toute l'extrémité de mal que l'on peut faire au sac d'une ville prise par force: mais Caesar montant sur la tribune aux harangues, et approchant de lui le philosophe Arius qui était son familier, natif d'Alexandrie, il dit qu'il pardonnait à la ville, premièrement pour la grandeur et beauté d'icelle: secondement, pour Alexandre le grand, qui en était fondateur: et tiercement, pour l'amour d'Arius, qui était son ami. étant averti comme un sien serf nommé Eros, qui faisait ses affaires en Aegypte, avait acheté une caille qui battait toutes les autres, et était invincible, et l'avait fait rôtir et mangée, il l'envoya querir et l'interroga pour savoir s'il était vrai: et comme il lui eût confessé que oui, il le fit crucifier au mas de sa navire. Il mit en la Sicile Arius pour son agent et procureur au lieu d'un Theodorus: et y eut quelqu'un qui lui présenta un petit billet, où il y avait écrit: «Le chauve Theodorus natif de Tarse, est un larron, non pas? Que t'en semble?» ayant lu le billet, il ne fit qu'écrire au dessous, «Il le semble.» Tous les ans au jour de sa nativité il recevait de Mecaenas l'un de ses plus familiers un présent d'une coupe. Athenodorus le philosophe, étant fort vieil, lui demanda congé de se pouvoir retirer en sa maison pour sa vieillesse. Il lui donna: mais en lui disant adieu, Athenodorus lui dit, <p 209r> «Quand tu te sentiras courroucé, Sire, ne dis ni ne fais rien, que premièrement tu n'ayes récité les vingt et quatre lettres de l'Alphabet en toi-même.» Caesar ayant ouï cet avertissement, le prix par la main et lui dit, «j'ai encore affaire de ta présence:» et le retint encore tout un an, en lui disant,
Sans péril est le loyer de silence.
Entendant comme Alexandre le grand en l'âge de trente deux ans, ayant fait la plupart de ses conquestes, était en peine de savoir ce qu'il ferait plus désormais, il dit, qu'il s'ébahissait si Alexandre estimait, qu'il y eût moins d'affaire à bien ordonner, régir et conserver un grand Empire, quand il est tout acquis, qu'à le conquerir. ayant fait la loi Julia des adulteres, par laquelle il est porté, comme l'on doit faire le procès à ceux qui en sont attaincts, et comme l'on doit punir ceux qui en sont convaincus: il advint qu'il se rua par impatience de colère sur un jeune homme qui était accusé d'avoir commis adultère avec sa fille Julia, et le battit à coups de poing. Le jeune homme se prit à crier, «Tu as fait la loi, Caesar, qui ordonne comment il faut procéder contre les adulteres:» il en fut se marri, et se repentit tant de ce qu'il en avait fait, que de ce jour-là il ne voulut point souper. Envoyant son nepueu Caius en Armenie, il fit prières aux Dieux de l'accompagner de la bienveillance de tous envers Pompeius, de la hardiesse d'Alexandre le grand, et de sa bonne fortune de lui. Il disait qu'il laisserait aux Romains, en la succession de l'Empire, un successeur qui n'avait jamais consulté deux fois d'une chose, entendant de Tibere. Voulant appaiser quelques jeunes gentilshommes Romains qui étaient en authorité de magistrat, et menaient un grand bruit devant lui: quand il voit que pour les premiers admonestements il n'en faisaient rien, il leur dit à certes, «Écoutez vous autres jeunes gens un vieillard, que les vieillards ont bien écouté quand il était jeune.» Le peuple d'Athenes lui avait fait quelque faute et déplaisir: il leur écrivit, «Je crois que vous n'ignorez pas que je suis malcontent de vous, car autrement je n'hyvernais pas en cette petite Île d'Aegine:» mais jamais depuis il ne leur en fit ni ne leur en dit pis. L'un des accusateurs d'Eurycles, après avoir bien au long déduit contre lui en toute licence, sans aucun respect, tout ce qu'il voulut, finablement il se laissa aller jusques à dire un tel propos: «Et si ces choses-là ne te semblent grandes, Caesar, commande lui qu'il me rende le septiéme de Thucydide.» Caesar offensé de son audace et impudence, commanda que l'on le menât en prison: mais depuis étant averti, qu'il était demeuré seul des descendants du capitaine Brasidas, il le renvoya querir, et après lui avoir fait un peu de remontrances commanda que l'on le laissât aller. Piso bâtissait fort magnifiquement sa maison, depuis les fondements jusques à la couverture: quoi voyant Caesar lui dit: «Tu me réjouis tout, de te voir ainsi bâtir, comme si Rome devait être d'éternelle durée.»<p 209v>

XXXIV. Les dits notables des Lacedaemoniens.
AGESICLES Roi des Lacaedemoniens étant de sa nature convoiteux d'ouïr et apprendre, il y eut quelqu'un de ses familiers qui lui dit: «Je m'ébahis, Sire, vu que tu prends si grand plaisir à ouïr bien dire, que tu n'approches de toi le Rhetoricien Philophanes pour t'enseigner.» Il répondit, «C'est pource que je veux être disciple de ceux dont je suis né.» A un autre qui demandait, Comment pourrait un prince regner sûrement, sans avoir autour de soi des gardes, pour la sûreté de sa personne, «S'il commande à ses sujets, comme un bon père fait à ses enfants.»
AGESILAUS le grand, en un festin où il avait été convié, fut eleu par le sort Maître du convive, à qui il appartenait de donner la loi, comment et combien chacun devait boire: et comme celui qui avait la charge du vin lui eût demandé, combien il en verserait à chacun, il répondit: «S'il y a bonne provision de vin, tant que chacun en voudra: s'il y en a pu, également à tous.» Il y eut un malfaiteur qui étant prisonnier endura fort constamment devant lui le tourment de la gehenne: «O que Voilà un homme, ce dit-il, extremement méchant, qui employe la patience et constance à de si malheureux et si méchants actes comme les siens!» On louait en sa présence un maître de Rhetorique, de ce qu'il pouvait par son éloquence amplifier et rendre grandes les choses petites: et au contraire, appetisser les grandes: «Je ne trouverais pas bon, dit-il, un cordonnier, qui à un petit pied chausserait un grand soulier.» Comme quelqu'un en debattant contre lui, lui dît, «Tu l'as ainsi promis:» et lui répétât par plusieurs fois cette même parole: «Si la chose est juste, dit-il, je l'ai promise voirement: mais si elle n'est juste, je ne l'ai pas promise, mais dite seulement.» Et comme l'autre lui répliquast, Voire-mais il faut que les Rois accomplissent tout ce qu'ils ont accordé, fut-ce d'un signe de la tête seulement. «Ils n'y sont pas plus tenus, répondit-il, que ceux qui s'adressent à eux, de demander et dire toutes choses raisonnables et justes, et d'observer l'opportunité et commodité des Rois.» Quand il oyait quelques-uns qui en louaient ou blâmaient d'autres, il disait, qu'il ne fallait pas moins connaître les moeurs et le naturel de ceux qui parlaient, que de ceux de qui ils parlaient. Comme il était encore jeune enfant, en une fête publique où les jeunes gens, fils et filles, dansaient tous nuds, le superintendant de la danse lui donna un lieu qui n'était pas fort honorable, duquel néanmoins il se contenta, combien qu'il fut jà déclaré Roi, et dit: «Voilà qui va bien, car je montrerai que ce ne sont pas les lieux qui honorent les hommes, mais les hommes les lieux.» Le médecin lui avait ordonné en quelque siene maladie une manière de médecine pour recouvrer sa santé, qui n'était point simple ne facile, mais fort laborieuse et difficile: «Par les Dieux jumeaux, dit-il, si ma destinée ne porte que je vive, je ne vivrai pas quand je prendrais toutes les médecines du monde.» étant un jour auprès de l'autel de Minerve surnommé Chalceoecos, qui vaut autant à dire comme au temple de bronze, où il faisait sacrifice d'un boeuf, un pou le mordit: il n'eut point de honte de le prendre, et de le tuer publiquement devant tout le monde, en disant, «Par les Dieux, jusques sur l'autel même je tuerais volontiers celui qui en trahison me viendrait assaillir.» Une autre fois il aperçut, comme un petit garçon tirait d'une fenestre une souris qu'il avait prise: la souris se retourna qui le mordit à la main, tellement qu'elle lui fit lâcher prise, et s'enfuit. Il le montra aux assistants, et leur dit, «vu qu'une si petite bestiole a bien le coeur de se revenger contre ceux qui lui font tort, pense ce qu'il est raisonnable que les hommes fassent.» Voulant entreprendre la guerre contre le Roi de Perse pour la délivrance des peuples Grecs habitants en l'Asie, il en alla demander <p 210r> conseil à l'oracle de Jupiter, que est en la forêt de Dodone: et comme l'oracle lui eût répondu ainsi qu'il désirait, qu'il entreprît le voyage, il en communiqua la réponse aux Ephores, qui sont les contrerolleurs: lesquels lui ordonnèrent qu'en passant il en demandât aussi le conseil à celui d'Apollo en la ville de Delphes. Il s'en alla au temple où se rendaient les oracles, et fit ainsi sa demande, «O Apollo es-tu pas de même avis que ton père?» Et comme il lui eût répondu, que oui: il fut eleu pour conducteur de cette guerre, et s'y en alla. Tissaphernes lieutenant du Roi de Perse en Asie, étonné de son arrivée, du commencement fit appointement avec lui, par lequel il promît de lui laisser toutes les villes et cités Grecques qui sont en l'Asie, franches et libres pour se gouverner par leurs lois: et cependant dépêcha devers son maître, qui lui envoya une grosse armée, sur la fiance de laquelle il lui envoya dénoncer la guerre, si bientôt il ne se partait de l'Asie. Agesilaus étant bien aise de cette roupture d'appointement, fit semblant de vouloir entrer premièrement en la Carie, parquoi Tissaphernes assembla là ses forces: et lors il tourna tout court en la Phrygie, là où ayant pris plusieurs villes et grande quantité de tout butin, il dit, «Que violer la foi promise à ses amis est impieté, mais abuser ses ennemis non seulement est juste, mais aussi plaisant et profitable.» Et se sentant faible de gens de cheval, il s'en retourna en la ville d'Ephese, là où il fit entendre aux riches qui se voudraient exempter d'aller en personne à la guerre, qu'il eussent à fournir pour tête un homme et un cheval, tellement qu'en peu de jours il assembla bon nombre de chevaux et d'hommes idoines à la guerre, au lieu de riches et de couards. En quoi il disait qu'il ensuivait Agamemnon, qui pour une bonne jument dispense un homme riche et couard de venir à la guerre. Quand on vendait les prisonniers de guerre pour esclaves, les commissaires qui en faisaient la vente, par son ordonnance vendaient à part leurs habillements et leurs hardes, et leurs corps à part tous nuds: et se trouvaient plusieurs qui achetaient leurs vêtements, mais de leurs corps, il n'y avait personne qui en voulût, pource qu'ils étaient blancs et mols, comme gens qui avaient été nourris délicatement sous le couvert des maisons, et s'en moquait-on, comme de corps inutiles, et qui n'étaient bons à rien. Agesilaus se tenant près de là: «Voilà doncques, dit-il, ce pourquoi vous combattés,» montrant les hardes: «et ceux-là contre qui,» montrant les hommes. ayant défait en bataille Tissaphernes au pays de Lydie, et tué grand nombre de ses gens, il courut les provinces du Roi, lequel lui envoya de l'or et de l'argent en don, le priant de faire appointement. Agesilaus lui fit réponse, que quant à traiter appointement de paix, c'était à faire à la cité de Lacedaemone: et au demeurant qu'il prenait plus de plaisir à enrichir ses gens, qu'à être riche lui-même: et que les Grecs réputaient honorable non recevoir des présents de leurs ennemis, mais leur ôter des dépouilles. Megabates le fils de Spithridates, qui était beau de visage par excellence, s'approcha une fois de lui pour l'ambrasser et le baiser, pensant en être fort aimé: mais Agesilaus détourna sa face, tellement que l'enfant desista de se présenter plus devant lui, dont il fut marri, et demanda pourquoi c'était: ses amis lui répondirent, que lui-même en était cause, ayant eu peur de se laisser baiser à un si bel enfant, et que là où il n'en aurait plus de crainte, l'enfant y retournerait bien volontiers. Il demeura un espace de temps à penser en lui-même sans mot dire, puis leur répondit: «Il n'est point de besoin que vous lui en parliez: car quant à moi, j'ai plus cher de demeurer supérieur et vainqueur en telles choses, que de prendre par force la plus forte et plus puissante ville de mes ennemis, pource qu'il me semble meilleur de garder sa liberté, que de l'ôter à autrui.» Au demeurant il était en toutes autres choses bien roide à observer de point en point tout ce que les lois commandent: mais és affaires de ses amis il disait, que garder étroitement la rigueur de justice, était une <p 210v> couverture dont se couvraient ceux qui ne voulaient point faire pour leurs amis. Auquel propos on treuve encore une petite lettre missive qu'il écrivait à Idrieus prince de la Carie, pour la délivrance d'un sien ami: «Si Nicias n'a point failli, délivre-le: s'il a failli, délivre-le pour l'amour de moi: mais comment que ce soit, délivre-le.» Tel était doncques Agesilaus en la plupart des affaires de ses amis: toutefois il échoyait bien des occasions, qu'il regardait plutôt à l'utilité publique: comme il montra un jour à quelque partement qu'il fut contraint de faire à la haste et en trouble, tellement qu'il lui fut force d'abandonner un qu'il aimait étant malade: et comme l'autre l'appellât par son nom ainsi comme il partait, et le suppliât de ne le vouloir point abandonner, Agesilaus en se retournant dit, «O qu'il est malaisé d'aimer et être sage tout ensemble!» Au reste quant à son vivre et au traitement de son corps, il ne voulait rien avoir davantage ne de meilleur que ceux qui étaient en sa compagnie. Jamais il ne mangea jusques à se saouler, ni ne beut jusques à s'enivrer: le dormir ne lui commanda jamais, n'en usant sinon autant que lui permettaient ses affaires, et était tellement disposé contre le chaud et contre le froid, que pour toutes saisons de l'année il n'avait jamais qu'une sorte d'habillement: ayant sa tente toujours au milieu de ses gens, il n'avait lit qui fut meilleur que pièce des autres: et soûlait dire, qu'il fallait que celui qui avait la charge de commander, surmontât les privés qui étaient sous sa charge, non en mignardise ni délicatesse, mais en tolérance de labeur et en force de coeur. Comme doncques quelqu'un demandât en sa présence, «Qu'est-ce que les lois de Lycurgus ont apporté de bon à la ville de Sparte?» il répondit, «Ne faire compte des voluptés:» et à un autre qui s'émerveillait de voir la simplicité grande, tant du vivre que du vêtir de lui et des autres Lacedaemoniens: «Le fruit que nous recueillons, dit-il, de cette si étroite manière de vivre, est la liberté.» Un autre l'enhortait de relâcher un petit de cette roide et austère manière de vivre, quand ce ne serait, dit-il, que pour l'incertitude de la fortune, et qu'il pourrait venir une occasion de temps qu'il le faudrait faire ainsi:«Voire-mais je me vais accoutumant, dit-il, à cela, qu'en nulle mutation de fortune je ne cherche mutation de vie.» de fait, quand il fut devenu vieil, il ne laissa pour l'âge la dureté de sa manière de vivre: et pourtant répondit-il à un qui lui demandait, pourquoi il ne portait point de saie en une si grande rigueur d'hiver, en l'âge où il était: «A fin que les jeunes apprennent à en faire autant, ayants pour exemple les plus vieux de leur pays, et ceux qui leur commandent.» Auquel propos on treuve que quand il passa avec son armée à travers le pays des Thasiens, ils lui envoyèrent des rafreschissemens de farines, d'oisons et autres volailles, de confitures, de patisserie, et de toutes autres sortes de viandes exquises, et de vins delicieux: il n'en prit que les farines seulement, et commanda à ceux qui les avaient apportés, qu'ils les reportassent, comme choses dont ils n'avaient que faire: mais à la fin comme ils le suppliassent et lui feissent toute l'instance du monde de les prendre, il leur commanda qu'ils les départissent doncques entre les Ilots qui étaient leurs esclaves: et comme ils lui en demandassent la cause, il leur dit, que c'était pource qu'il n'était point convenable à ceux qui faisaient profession de force virile et de prouesse, de recevoir ces friandises là: et que ce qui amorce et alleche les hommes de servile nature, ne doit point aggreer à ceux qui sont de courage franc et libre. Davantage les Thasiens ayants reçu beaucoup de bienfaits, et pour ce se sentants grandement tenus à lui, lui dedièrent des temples, et lui decernèrent des honneurs divins, comme s'il eût été un Dieu, et lui envoyèrent des ambassadeurs pour lui faire entendre leur resolution. ayant lu leurs lettres, et entendu les honneurs qu'ils lui faisaient, il leur demanda si leur pays et leur communaulté pouvait deïfier les hommes: ils lui répondirent, que oui. «Or sus doncques, dit-il, commencez à vous mêmes, et si vous vous pouvez faire Dieux vous mêmes, alors je <p 211r> vous croirai que vous me le puissiez faire aussi.» Et comme les peuples de l'Asie, qui sont d'extraction Grecque, eussent ordonné, qu'en toutes leurs principales cités ils lui feraient eriger des statues, il leur récrivit, «Je ne veux que l'on face de moi aucune statue ni image, ne painte, ne moulée, ni taillée.» Et voyant en Asie en la maison de son hoste, le planché fait de bois quarré, il demanda au maître de la maison, si les arbres naissaient aussi quarrés en leur pays: l'autre lui répondit que non, mais qu'ils croissaient ronds. «Et comment, dit-il, s'ils naissaient quarrés, les feriez-vous ronds?» On lui demanda une fois jusques où s'étendaient les confins de Lacedaemone: en branlant une javeline qu'il tenait en la main, il répondit, «Jusques là où ceci peut arriver.» Un autre lui demandant, pourquoi la ville de Sparte n'avait point de murailles: en montrant de ses citoyens armés, il répondit, «Voilà les murailles des Lacedaemoniens.» Et à un autre qui en demandait autant, il répondit, qu'il ne faut pas que les villes soient fortifiées de pierres, ni de bois, mais de la prouesse et vaillance des habitants: et admonestait ordinairement ses familiers de ne chercher pas à s'enrichir de deniers, mais de vaillance et de vertu: et quand il voulait que quelque ouvrage fut bientôt parachevé par les soudards, il commençait lui-même le premier à mettre la main à l'oeuvre en la vue de tout le monde. Il se vantait de travailler autant qu'homme qui fut en sa compagnie, et se glorifiait plus de ce, qu'il se savait commander à soi-même, que d'être Roi. A un autre qui s'émerveillait de voir un Lacedaemonien boiteux aller à la guerre, et qui disait, «Pour le moins je demanderais un cheval:» «Ne sais-tu pas, lui répondit-il, que l'on n'a point affaire de fuyards à la guerre, mais de gents qui tiennent ferme?» On lui demanda comment il avait acquis si grande réputation, «En mêprisant la mort,» dit-il. Enquis aussi, pourquoi les Spartiates combattaient au son des flûtes: «A fin, dit-il, que marchants en bataille à la cadence et mesure, on connaisse ceux qui sont vaillants d'avec ceux qui sont couards.» Quelqu'un réputait heureux le Roi de Perse, de ce qu'il était venu fort jeune à un si puissant état: «Voire-mais, dit-il, Priam en tel âge ne fut pas malheureux.» ayant jà conquis la plus grande partie de l'Asie, il délibéra d'aller faire la guerre à la personne du Roi même pour lui rompre son long repos, et l'empêcher ailleurs qu'à penser de corrompre par argent les orateurs et gouverneurs des cités de la Grèce: mais comme il était en cette délibération, il fut rappelé par les Ephores, à cause d'une grosse guerre des peuples Grecs, dont la ville de Sparte était environnée, par le moyen des deniers que le Roi de Perse y avait envoyés: à l'occasion dequoi il fut contraint de partir de l'Asie, disant, que un bon prince se doit laisser commander par les lois: et en partant laissa un très grand regret de son partement aux Grecs habitants pardelà. Et pource qu'en la monnayé Persienne était empreinte l'image d'un Archer, il disait, que le Roi de Perse le chassait de l'Asie avec trent mille archers: Car autant de Dariques d'or avaient été portés par un Timocrates à Thebes et à Athenes, qui avaient été distribuez aux harangueurs et gouverneurs de ces deux cités, par qui elles furent suscitées à commencer la guerre à la ville de Sparte. Si récrivit aux Ephores une missive de telle teneur: «Agesilaux aux Ephores, Salut.
Nous avons conquis la plus grand' part de l'Asie, et en avons dechassé les Barbares, aussi avons nous fait plusieurs armes au pays d'Ionie: mais puis que vous me commandez de me trouver pardelà à jour nommé, je vous avise que je suivrai de près cette lettre, ou paraventure la previendrai: car l'authorité que j'ai de commander, je ne l'ai pas pour moi, mais pour mon pays, et pour ses alliés. Et lors un Magistrat commande à la vérité selon droit et justice, quand il obeït aux lois de son pays, et aux Ephores, ou autres tels magistrats qui sont en son pays.»
ayant traversé le détroit de l'Hellespont, il entra dedans le pays de la Thrace, là où il ne demanda jamais passage à aucun Prince ne ville barbare, ains envoyant <p 211v> devers eux leur faisait demander, s'ils voulaient qu'il passât comme par pays d'amis, ou comme par pays d'ennemis: tous les autres Princes et peuples le reçurent amiablement, et l'accompagnèrent par honneur en passant par leurs terres: mais ceux que l'on appelle les Trochaliens, ausquels, à ce que l'on dit, Xerxes même donna des présents pour son passage, lui demandèrent pour loyer de le laisser passer cents talents d'argent, qui sont soixante mille écus, et autant de femmes. Agesilaus en se moquant d'eux, répondit à ceux qui lui portaient cette parole, «Que ne sont-ils donc venus quant et vous pour les recevoir?» et tira outre: mais les trouvant en son chemin, il leur donna la bataille, et les défit avec grande occision de leurs gents, puis passa outre. Autant en manda-il aux Roi de Macedoine, lequel fit réponse, qu'il s'en conseillerait: «Qu'il s'en conseille donc, dit-il, tant qu'il voudra: mais cependant marchons.» Le Roi s'émerveillant de sa hardiesse, et la redoubtant, lui manda qu'il passât amiablement. Les Thessaliens étaient lors alliés de leurs ennemis: parquoi en passant il pilla leur pays, et envoya en la ville de Larissa deux de ses amis, Xenocles et Scytha, pour voir s'ils la pourraient prattiquer et attirer à faire ligue avec les Lacedaemoniens, mais ceux de Larisse les arrêtèrent et les reteindrent prisonniers: donc les autres étant indignés, voulaient à toute force qu'il y menât son camp tout de ce pas, et allât mettre le siege devant: mais il leur répondit qu'il aimerait mieux faillir à gagner toute la Thessalie entièrement, que de perdre l'un de ces deux hommes-là seulement: ainsi les retira-il par appointement. Entendant qu'il y avait eu une bataille donnée auprès de Corinthe, en laquelle il était demeuré bien peu des Lacedaemoniens, mais des Atheniens, des Argiens, des Corinthiens, et de leurs alliés un bien grand nombre: on ne le voit oncques faire bonne chère, ni s'élever de joie pour la nouvelle de cette victoire fit dresser un trophée au dessous du mont qui s'appelle Narthecium: et lui fut cette victoire autant ou plus agreable que nulle autre, pource qu'avec si petite troupe de gens de cheval que lui-même avait mis sus, et qu'il avait dressés, il se trouva avoir défait en bataille ceux qui de tout temps se vantaient être des meilleurs hommes d'armes du monde. Là il vint trouver Diphridas l'un des Ephores, étant envoyé expres de Sparte pour lui commander qu'il eût délibéré d'y entrer une autre fois avec beaucoup plus grosse puissance, toutefois ne voulant en aucune chose désobéir aux Seigneurs du conseil de Sparte, il envoya querir deux enseignes de ceux qui étaient au camp près de Corinthe, et avec cela entrant dedans le pays de la Boeoce, il donna la bataille aux Thebains, Atheniens, Argiens, Corinthiens, les deux Locriens près la ville de Coronée, et la gagna, qui fut la plus sanglante et plus grande bataille, ainsi que témoigne Xenophon, qui fut donnée de son temps: mais il est vrai qu'il fut fort blecé en plusieurs endroits de sa personne: et depuis étant de retour en sa maison, après tant de victoires, tant de grandeurs et de prosperités, il ne changea rien qui soit du traitement de sa personne, ni de toute sa manière de vivre. Voyant qu'aucuns de ses citoyens se glorifiaient et pensaient être quelque chose de plus que les autres, pour autant qu'ils nourrissaient et entretenaient des chevaux pour courir aux jeux de prix, il persuada à sa soeur qui se nommait Cynisca, de monter sur son chariot, et s'en aller à la fête des jeux Olympiques, pour essayer de gagner le prix de la course avec les chevaux: voulant par là faire connaître aux Grecs, que tout cela n'était acte de vertu quelconque, <p 212r> mais seulement de richesse et de dépense. Il avait autour de lui Xenophon le philosophe, qu'il aimait et estimait beaucoup: il le pria d'envoyer querir ses enfants pour les faire nourrir en Lacedaemone, et y apprendre la plus belle disciple du monde, de savoir obeïr et commander. Une autre fois lui étant demandé, pourquoi il estimait les Lacedaemoniens les plus heureuses gents du monde: «C'est, dit-il, pource qu'ils font profession et exercice, plus que tous les hommes du monde, d'apprendre à bien commander, et à bien obeïr.» Après la mort de Lysander, il trouva en la ville de Sparte de grandes ligues et factions, que Lysander incontinent qu'il fut retourné de l'Asie, avait dressées et suscitées contre lui: si fut en propos et en volonté de montrer et faire voir à ceux de Sparte quel citoyen il avait été. ayant lu une harangue, qui fut trouvée après sa mort entre ses papiers, laquelle Creon Halicarnassien avait composée, et lui la devait lire devant le peuple en assemblée de ville, pour introduire de grandes nouvelletés, et renverser tout l'état et le gouvernement de Sparte: il la voulut produire en public: mais après que l'un des Senateurs l'eut lue, et que redoutant la force des raisons et vehemence d'éloquence qui était en icelle, il lui eût conseillé de ne deterrer point Lysander, ains plutôt enterrer sa harangue quant et lui, il creut son conseil et ne bougea rien. Et quant à ceux qui par cette menée lui étaient adversaires, il ne les harassa point ouvertement, mais il trouva moyen d'en faire envoyer les uns Capitaines en quelques voyages, et de faire commettre quelques offices publiques aux autres, esquelle charges il se portaient tellement qu'ils étaient découverts pour larrons et méchants: et depuis en étants appelés en justice, au contraire il leur aidait et les secourait en leurs affaires, tellement qu'il se les rendait bienveillants et amis, et n'y en demeura à la fin pas un qui lui fut adversaire. Quelqu'un le pria d'écrire en sa faveur à ses hostes et amis qu'il avait en Asie, qu'ils lui gardassent son bon droit: «Mes amis, dit-il, font ce qui est de droit, encore que je ne leur écrive point.» Un autre lui montrait les murailles de sa ville fortes à merveilles et magnifiquement bâties, en lui demandant si elles lui semblaient pas bien belles: «Oui certes pour y loger des femmes, mais non pas des hommes.» Un Megarien lui magnifiait et haut-louait sa ville: auquel il répondit, «Jeune homme mon ami, tes propos auraient besoin d'une grande puissance.» Ceux que les autres hommes avaient en admiration, il ne montrait pas de les connaître seulement: comme quelquefois un Callipides excellent joueur de Tragoedies, qui avait fort grand nom et grande réputation parmi les Grecs, de manière que toutes sortes de gens en faisaient cas, l'ayant rencontré en son chemin, il le salua premièrement, puis s'ingéra présomptueusement de se promener avec d'autres quant et lui, se présentant et se montrant à lui, en espérance que le Roi commencerait le premier à lui user de quelque caresse. A la fin voyant qu'il ne commençeait point, lui-même s'avancea de lui demander: «Comment, Sire Roi, ne me connais-tu point, et n'as-tu point ouï dire qui je suis?» Agesilaus le regardant au visage: «Et n'es-tu pas, dit-il, le farceur Dercillidas?» On le convia un jour à ouïr un qui contrefaisait naivement bien le rossignol: il n'en voulut rien faire, disant, «j'ai ouï le rossignol lui-même par plusieurs fois.» Le médecin Menecrates avait été heureux en la cure de quelques maladies desesperées, au moyen dequoi quelques-uns l'avaient surnommé Jupiter: et lui par trop arrogamment usurpait ce surnom-là, de sorte qu'il eut bien la présomption de mettre en la superscription d'une lettre qu'il lui écrivait, Menecrates le Jupiter au Roi Agesilaus, Salut. Agesilaus lui récrivit, Agesilaus à Menecrates, Santé. Et comme Pharnabazus et Conon avec l'armée navale du Roi de Perse étant sans contredit seigneurs de la marine, pillassent toutes les côtés de la Laconie, et davantage les murailles de la ville d'Athenes se rebâtissent de l'argent que Pharnabazus fournissait: les Seigneurs du conseil de Lacedaemone furent d'avis <p 212v> qu'il valait mieux faire paix avec le Roi de Perse, et pour cet effet envoyèrent Antalcidas devers Tiribazus, abandonnants lâchement et méchamment à ce Roi barbare les Grecs habitants en l'Asie, pour la liberté desquels Agesilaus lui avait par avant fait la guerre: ainsi n'eut point Agesilaus de part à cette honte et infamie, pource que Antalcidas, qui était son ennemi mortel, chercha par tous moyens de faire cette paix à cause qu'il voyait que la guerre augmentait toujours l'authorité, l'honneur et le credit d'Agesilaus: lequel toutefois répondit lors à un qui lui reprochait que les Lacedaemoniens Medisaient, c'est à dire, favorisaient aux Medois: «Non font, mais ce sont les Medois qui Laconisent.» On lui demanda quelquefois, laquelle des deux vertus était la meilleure à son jugement, la force, ou la justice: «Il répondit que la force ne sert de rien là où regne la justice: et que si nous étions tous justes et gens de bien, il ne serait point besoin de la force.» Les peuples Grecs habitants en Asie avaient accoutumé d'appeler le Roi de Perse, le grand Roi: «pourquoi, dit-il, est-il plus grand que moi, s'il n'est plus temperant et plus juste?» Aussi disait-il, que les habitants de l'Asie étaient bons esclaves, et mauvais hommes libres. étant enquis comment un homme se pourrait bien faire valoir et acquérir très grande réputation, il répondit; «En disant tout bien, et faisant encore mieux.» Il soûlait dire, que le Capitaine doit avoir hardiesse à l'encontre des ennemis, et amitié envers ses gens. Quelque autre demandait, «Que doivent apprendre les enfants en leur jeunesse?» Il répondit, «Ce qu'ils doivent faire quand il sont devenus grands.» Il était Juge en une cause où le demandeur avait très bien dit, et le défendeur très mal, ne faisant que répéter à tous propos, «Sire Agesilaus, il faut qu'un Roi secoure les lois.» Agesilaus lui répondit, «Si quelqu'un t'avait abattu ta maison, ou que l'on t'eût ôté ta robe, aurais-tu recours au maçon pour te faire raccoutrer ta maison, ou au coûturier pour te faire rendre ta robe?» Le Roi de Perse lui écrivit une lettre missive qu'apporta le gentilhomme Persien qui vint avec Callias pour faire jurer la paix, et était le sujet de cette lettre, «Que le Roi voulait particulièrement avoir amitié et fraternité avec lui.» Il ne la voulut point recevoir, et lui dit: «Tu diras au Roi ton maître de ma part, qu'il n'est point de besoin qu'il m'écrive des lettres particulières, pource que s'il était ami en général de Lacedaemone, et montrait aimer et désirer le bien de la Grèce, que lui aussi réciproquement lui serait ami de tout son pouvoir: mais s'il se trouvait qu'il usât de male foi, et attentât aucune chose au prejudice de la Grèce, qu'il lui pourrait écrire toutes les lettres de monde, que jamais il ne lui serait ami.» Il aimait fort tendrement ses petits enfants, de sorte qu'il jouait avec eux parmi la maison, se mettant une canne entre les jambes comme un cheval: et comme quelqu'un de ses amis l'eût vu et trouvé en cet état, il le pria de n'en dire jamais rien à personne jusques à ce que lui-même eût de enfants aussi. Mais en faisant continuellement la guerre aux Thebains, il y fut fort grièvement blecé en une bataille. Ce que voyant Antalcidas, lui dit: «Certainement tu reçois bien des Thebains le salaire que tu mérites, pour leur avoir enseigné malgré eux à combattre, ce qu'ils ne savaient ni ne voulaient apprendre à faire.» Car à la vérité l'on dit, que les Thebains devindrent alors plus belliqueux que jamais ils n'avaient été auparavant, s'étant adressez et exercités aux armes par les continuelles invasions des Lacedaemoniens: aussi était-ce la raison pour laquelle l'ancien Lycurgus en ses lois, que l'on appellait Retres, leur défendait de faire souvent la guerre contre une même nation, de peur qu'ils ne la contraignissent en ce faisant d'apprendre à la faire. Si en était Agesilaus hay des alliés mêmes de Lacedaemone, qui se plaignaient qu'il fallait qu'ils eussent ordinairement le harnois sur le dos, et que eux qui étaient en bien plus grand nombre, suivissent les Lacedaemoniens qui n'étaient qu'une poignée de gens auprès d'eux: parquoi Agesilaus les voulant convaincre, et leur montrer quel nombre ils étaient, il commanda <p 213r> que tous les alliés et confederés s'asseissent ensemble pêle-mêle, et les Lacedaemoniens d'un autre côté à part: puis fit crier par un herault, que les potiers de terre se levassent les premiers: quand ceux-là furent levez il fit proclamer les serruriers, et puis après les charpentiers, et puis les maçons, et ainsi de tous les autres mestiers les uns après les autres: parquoi tous leurs alliés et confederés presque se levèrent, mais des Lacedaemoniens nul ne se leva, pource qu'il leur était défendu d'exercer ni d'apprendre aucun métier mechanique: ainsi Agesilaus se prenant à rire, «Voyez vous, dit-il, mes amis, combien plus de soudards nous envoyons à la guerre que vous ne faites?» Or à la défaite de Leuctres, il y eut plusieurs des Lacedaemoniens qui fuirent, lesquels tous par les lois et ordonnances du pays étaient pour tout leur vie infâmes. Toutefois les Ephores voyants que la ville par ce moyen s'en allait deserte et dépeuplée de citoyens, en temps mêmement qu'elle avait plus grand besoin de gens de guerre, que jamais, voulaient trouver moyen de les absoudre de cette infamie, et néanmoins conserver l'authorité de leurs lois. Parquoi pour ce faire, ils eleurent Agesilaus pour leur Legislateur, lequel se tirant en avant devant tout le peuple, dit, «Seigneurs Lacedaemoniens, je ne voudrais aucunement être autheur ne inventeur de nouvelles lois, et à celles que vous avés, je ne voudrais ni ajouter, ni ôter, ni changer aucune chose: parquoi il me semble raisonnable, que d'ici en avant elles aient leur force, vigueur et authorité accoutumée.» Au demeurant, il ne laissa pas avec ce peu de gens de fait, qui étaient demeurés en la ville, de repousser Epaminondas, qui l'alla assaillir avec un si grand flot et si violente tempeste des Thebains et de leurs confederés, enorgueillis de la victoire qu'ils avaient obtenue en la plaine de Leuctres, et les fit retourner sans rien faire: mais en la bataille de Mantinée, il admonesta et conseilla les Lacedaemoniens de ne se point soucier des autres Thebains, ains de combattre tous, et adresser tout leur effort contre Epaminondas seul, disant qu'il n'y avait que les sages et prudents qui fussent vaillants et seuls cause de la victoire: et pourtant que s'ils pouvaient abattre celui-là, que facilement ils viendraient au dessus des autres, pource que ce n'étaient que fols étourdis et gents de nulle valeur: comme véritablement il advint. Car étant la victoire jà toute certaine du côté d'Epaminondas, et les Lacedaemoniens en roupte: ainsi comme il se retourna pour rappeller les siens, il y eut un Lacedaemonien qui en fuiant lui donna un coup mortel, duquel étant tombé par terre, les Lacedaemoniens qui étaient avec Agesilaus se rallièrent, tournèrent visage et remirent la victoire en balance, parce que les Thebains diminuèrent beaucoup de leur courage, et les Lacedaemoniens l'augmentèrent. Au reste, la ville de Sparte ayant nécessité d'argent pour la guerre, et étant contrainte d'entretenir des soudards étrangers à sa solde: Agesilaus s'en alla en Aegypte appointé du Roi des Aegyptiens qui l'avait envoyé querir, mais pource qu'il était ainsi petitement et simplement vestu, il en vint en mêpris des habitants du pays: car ils s'attendaient de voir le Roi de Sparte accoutré de sa personne, et accompagné magnifiquement et superbement comme un Roi de Perse, tant ils avaient mauvaise opinion des Rois: mais Agesilaus en peu de temps leur donna bien à connaître, que la majesté et magnificence des Rois se doit acquérir par bon sens et par vaillance. Et voyant que ceux qui devaient faire tête et combattre avec lui, s'effroiaient pour l'eminent péril, à cause de grand nombre des ennemis qui étaient deux cents mille combattants, et le peu de gens qu'ils avaient de leur côté, il délibéra devant que de venir au combat, de leur remettre le coeur par le moyen d'une ruse, dont il ne voulut rien communiquer à personne, c'est que dedans sa main gauche il écrivit à l'envers ce mot, Victoire: et prenant le foie de la bête immolée des mains du devin, le mit dedans sa main senestre, qui était écritte par dedans, et le tenant longuement, il faisait semblant de penser bien profondement <p 213v> à quelque doute, et montrait apparence d'être en perplexité de pensement, jusques à ce que les characteres et figures des lettres eurent loisir de se prendre et imprimer à la superfice du foie: et lors il le montra à ceux qui devaient combattre quant et lui, leur disant et donnant à entendre, que par ces lettres les Dieux leur promettaient la victoire: et eux cuidants avoir en cela un certain signe et presage de victoire, prirent hardiment le hazard de la bataille. Et comme les ennemis tinssent son camp assiegé tout à l'environ, tant ils étaient en grand nombre, et encore feissent une tranchée alentour, le Roi Nectanebos, au secours duquel il était là venu, le priait et sollicitait de faire une saillie sur eux, et de les combattre avant que la tranchée fut parachevée: Il répondit qu'il n'empêcherait jamais le dessein des ennemis, qui tendaient à leur donner moyen d'être égaux pour combattre tant contre tant, et attendit jusques à ce qu'il ne s'en fallait plus guères que les deux bouts de la tranchée ne vinssent à s'entrerencontrer: puis dressant sa bataille en cet intervalle-là, et par ce moyen combattant de front pareil, tant contre tant, il mit les ennemis en roupte: et avec ce peu de gens qu'il avait, en fit un bien grand meurtre, et du butin qu'il y gagna, envoya bonne somme d'argent à Sparte. Mais étant près à s'embarquer pour partir d'Aegypte et s'en retourner au pays, il mourut, et en mourant défendit très expressément à ceux qui étaient autour de lui, que l'on ne fît figure ni image quelconque moulée ne painte de son corps: «Pour ce, dit-il, que si j'ai fait aucun acte de vertu en ma vie, cela sera le monument qui perpetuera ma mémoire: sinon, toutes les images et statues du monde ne le sauraient faire, attendu que ce ne sont qu'ouvrages d'hommes mechaniques de nulle valeur.» Agesipolis fils de Cleombrotus, comme quelqu'un contât en sa présence, que Philippus Roi de Macedoine avait en peu de jours demoly la ville d'Olinthe: «Par les Dieux, dit-il, en plusieurs fois autant de temps il n'en bâtira pas une pareille.» Un autre lui disait comme par manière de reproche, que lui, tout Roi qu'il était, et d'autres de ses citoyens en âge d'hommes faits, avaient été baillez pour otages, non pas leurs enfants ni leurs femmes: «Ainsi fallait-il faire par raison, dit-il, car il est juste que nous mêmes, et non autres, portions la peine de nos fautes.» Et comme il voulût faire venir des chiens de sa maison, quelqu'un lui dit, «Voire-mais on ne les laissera pas sortir hors du pays:» «Aussi ne faisait on pas les homms par ce devant, dit-il, et maintenant on les laisse bien sortir.» Agesipolis fils de Pausanias comme les Atheniens lui dissent qu'ils étaient contents de se rapporter au jugement de ceux de Megare, touchant quelques différents qu'ils avaient ensemble, et quelques plaintes qu'ils faisaient les uns des autres, leur dit, «C'est une honte, Seigneurs Atheniens, que ceux qui sont les chefs et ducs de tous les autres Grecs, entendent moins ce qui est juste, que ne font les Megariens.» Agis le fils d'Archidamus, comme les Ephores lui dissent, «Pren les jeunes hommes de cette ville avec toi, et t'en va au pays de cettui-ci, qui te conduira lui-même jusques dedans le château de sa ville.» «Et comment est-il raisonnable, Seigneurs Ephores, de commettre le salut et la vie de tant de vaillants jeunes hommes, à un qui trahit son pays?» On lui demanda quelle science on exerçait principalement en la ville de Sparte: «A savoir, dit-il, obeïr et commander. Aussi disait-il, que les Lacedaemoniens ne demandaient jamais combien étaient les ennemis, mais où ils étaient.» On lui défendit de combattre les ennemis à Mantinée, pource qu'ils étaient en bien plus grand nombre: «Il est forcé, dit-il, que qui veut commander à beaucoup de gens, en combatte aussi beaucoup.» A un autre qui demandait combien étaient les Lacedaemoniens: «Ils sont, dit-il, autant qu'il en faut pour chasser les méchants.» En passant au long des murailles de Corinthe, les voyant ainsi hautes, bien bâties, et si long étendues: «Quelles femmes sont-ce, dit-il, qui habitent là dedans?» A un maître de Rhetorique qui louant son métier disait, «Quand tout est dit, il n'y a rien si puissant que la parole de l'homme: Quand tu ne parles <p 214r> point, dit-il, tu ne vaux doncques rien.» Les Argiens ayants été déjà une fois battus, retournaient néanmoins se représenter encore fort fierement en bataille, et voyant que la plupart de leurs alliés s'en troublaient de frayeur, il leur dit: «assurez vous mes amis, car si nous qui les avons déjà battus avons peur, que pensez vous qu'ils aient eux?» Un Ambassadeur de la ville d'Abdere était venu à Sparte, qui avait fort longuement parlé, et après qu'il se fut tu, à la fin il lui demanda, «Sire, quelle réponse veux-tu que je rapporte à nos citoyens?» «Tu leur diras, dit-il, que je t'ai laissé dire tout ce que tu as voulu, et tant que tu as voulu, et que je t'ai toujours écouté sans jamais dire mot.» Quelques uns louaient les Eliens de ce qu'ils étaient très justes en la solennité des jeux Olympiques: «Et est-ce, dit-il, chose si grande, ni dont il faille faire tant de cas, si en cinq années ils gardent un seul jour la justice?» Aucuns lui rapportaient, que ceux de l'autre maison royale lui portaient envie: «Ils en auront doncques double peine, dit-il: car leurs propres maux d'eux-mêmes les fâcheront, et outre encore les biens qui seront et en moi et aux miens.» Quelqu'un était d'avis, qu'il fallait donner passage aux ennemis qui se mettaient en fuite: «Voire-mais, dit-il, si nous ne combattons contre ceux qui s'enfuient par lâcheté, comment combattrons nous contre ceux qui demeureront par vaillance?» Un autre mettait en avant le propos d'un moyen pour maintenir la liberté de la Grèce, qui était bien généreux et magnanime, mais qui était bien malaisé à executer: Il lui répondit, «étranger mon ami, tes paroles auraient besoin de grande puissance et grand argent.» Quelque autre lui disait, que Philippus les engarderait bien de mettre le pied en tout le demeurant de la Grèce, «Nous nous contenterons, dit-il, ami, de demeurer en notre pays.» Un autre ambassadeur était venu de la ville de Perinthe en Lacedaemone, qui avait fait une longue harangue, et à la fin demanda à Agis quelle réponse il porterait aux Perinthiens: «Tu leur diras, dit-il, que tu ne cuidas jamais achever de dire, et moi de me taire.» Il alla une fois tout seul ambassadeur devers Philippus, qui lui dit, «Comment cela? viens tu seul?» «Oui, dit-il, devers un seul.» Un des vieux citoyens de la ville de Sparte lui disait un jour, à lui qui était déjà vieil aussi, Que puis que les ancienes lois et coutumes s'allaient tous les jours abâtardissant, et que l'on y en introduisait d'autres qui étaient pires, que tout s'en allait sans dessus dessous: Il lui répondit en riant, «Les affaires vont donq' bien, s'il est ainsi que tu dis: car il me souvient qu'étant jeune garçon, j'entendais déjà dire à mon père, que tout était aussi renversé, et ce qui était dessus, était venu dessous dés son temps: et disait encore, que son père lui en avait autant dit du sien.» Et pourtant ne se faut-il pas émerveiller, si les affaires vont après pis que devant: mais aussi s'ils vont quelquefois mieux, et quelquefois sont presque tous semblables. Quelqu'un lui demanda, comment il pourrait demeurer franc et libre pour toute sa vie: «En mêprisant la mort, dit-il.» Agis le jeune, comme l'Orateur Demades lui dît, que les espées Laconiques étaient si courtes, que les triacleurs et charlatants les avallaient à tous coups: «Et toutefois dit-il, les Lacedaemoniens en assenent bien leurs ennemis.» Un autre importun et méchant homme lui rompait la tête à force de demander souvent, «Qui est le plus homme de bien de Sparte?» «celui, dit-il, qui te ressemble le moins.» Agis le dernier Roi de Lacedaemone, ayant été surpris en trahison, et condamné par les Ephores, ainsi qu'on le menait sans forme de justice au lieu pour être estranglé, aperçut un de ses esclaves qui pleurait: si lui dit, «Cesse de pleurer pour ma mort, car en mourant ainsi iniquement et méchamment, je vaux mieux et suis plus homme de bien que ceux qui me font mourir.» et ayant dit ces paroles, il tendit volontairement son col au laqs de la corde. Acrotatus voyant que ses père et mère voulaient qu'il leur tint la main à faire quelque chose qui était contraire à la raison et à la justice, il leur resista pour un temps: mais quand il voit qu'ils lui en faisaient trop grande instance, <p 214v> à la fin il leur dit, «Pendant que j'ai été entre vos mains, je n'ai jamais eu aucune connaissance ni aucun sentiment de la justice: mais depuis que vous m'avez donné à la Chose publique et à ses lois, et par ce moyen m'avez instruit en justice et preud'hommie, comme vous avez peu, je m'efforcerai de suivre cette instruction-là, et non pas vous: et pource que je sais bien que vous voulez que je face toutes choses bonnes, et que celles-là sont très bonnes et à un homme privé, et encore plus à celui qui est en authorité de magistrat, lesquelles sont justes, je ferai celles que vous voulés, et refuserai celles que vous me dites.» Alcamenes fils de Telecrus, comme quelqu'un demandast, par quel moyen on pourrait bien conserver un Royaume: «En ne faisant, dit-il, point de compte de gagner.» Un autre lui demandait, pour quelle cause il n'avait point voulu prendre ni recevoir de dons des Messeniens: «Pour-ce, dit-il, que si j'en eusse pris, je n'eusse jamais eu paix avec les lois.» Quelque autre lui dit qu'il s'émerveillait, comment il vivait si étroitement, vu qu'il avait si bien dequoi: il lui répondit, «C'est chose honnête, quand on a des biens beaucoup, vivre néanmoins selon la raison, et non pas selon l'appétit.» Alexandridas fils de Leon, voyant un qui se tourmentait et desesperait, d'autant qu'il était banni de son pays: «O mon ami, dit-il, ne te tourmente pas pour être contraint d'éloigner ton pays, mais bien pour avoir éloigné la justice.» A un autre qui disait aux Ephores de bons propos, mais plus qu'il n'en fallait: «étranger mon ami, dit-il, tu dis ce qu'il faut autrement qu'il ne faut.» Quelque autre lui demandait, pourquoi ils donnaient la charge de leurs terres à leurs Ilotes, et qu'ils ne les prenaient à labourer et cultiver eux-mêmes: «Pour ce, dit-il, que nous les avons acquises, non en les cultivant elles, mais en nous cultivant nous mêmes.» A un autre qui soutenait, qu'il n'y avait que l'ambition et la vaine gloire qui perdait les hommes, et que ceux qui s'en pouvaient défaire, étaient heureux: «Il faudrait doncques confesser suivant ton dire, que les méchants qui font tort à autrui, seraient bienheureux: car comment pourrait-on soutenir que un sacrilege ou un voleur, qui ravit le bien d'autrui, fut convoiteux de vaine gloire?» Il répondit aussi à quelque autre qui lui demandait pourquoi les Lacedaemoniens étaient si hardis et si assurés aux périls de la guerre: «Pour ce, dit-il, que nous apprenons à avoir honte, et non pas peur de notre vie, comme les autres.» On lui demanda aussi quelquefois, pourquoi c'était que les Senateurs demeuraient plusieurs jours à juger les causes criminelles: et qu'encore que l'accusé fut par eux absous, il demeurait néanmoins toujours en état de criminel: «Ils demeurent, dit-il, plusieurs jours à decider les causes criminelles, où il est question de la vie des hommes, pource que ceux qui ont commis erreur en la mort d'un homme, ne peuvent plus r'habiller leur sentence: et celui qui est élargi, doit néanmoins toujours demeurer sujet à la loi de l'homicide, pource que l'on peut toujours de rechef mieux enquérir et mieux juger de son fait. Anaxander le fils d'Eurycrates répondit à un qui lui demandait, pourquoi ils n'amassaient point d'argent en public: «De peur, dit-il, que si on nous en baillait la garde, cela ne fut matière et moyen de nous corrompre.» Anaxilas aussi dit à un qui s'émerveillait comment les Ephores ne se levaient point au-devant des Rois, vu que c'étaient eux qui les mettaient: «C'est, dit-il, pour la même cause qu'ils ont été creez Ephores, c'est à dire pour contreroller et syndicquer les Rois.» Androclidas Laconien étant affollé d'une cuisse, se fit néanmoins enroller au nombre de ceux qui devaient aller à la guerre: et comme quelques-uns s'y opposassent, d'autant qu'il était impotent d'une cuisse: «Voire-mais, dit-il, il ne faut pas des gens qui fuient, mais qui tiennent ferme pour combattre les ennemis.» Antalcidas se faisant recevoir en la confrairie de la religion de Samothrace, comme le prêtre lui demandast, quel péché il avait fait le plus grand en sa vie: «Si j'en auray fait aucun en ma vie, les Dieux, dit-il, le <p 215r> sauront bien eux-mêmes.» Et à un Athenien, qui appellait les Lacedaemoniens grossiers et ignorants: «Nous sommes voirement seuls en toute la Grèce qui n'avons appris de vous rien de mal.» Et en un autre Athenien aussi, qui lui disait, «Nous vous avons souvent rechassez de la rivière de Cephisus:» «Mais nous, dit-il, ne vous rechassasmes jamais de celle d'Evrotas.» A un autre qui lui demandait, «Comment il faudrait faire pour être très agréable aux hommes:» «Il faudrait, répondit-il, leur dire toujours chose qui leur plût, et faire chose qui leur profitât.» Un maître de Rhetorique lui voulait un jour réciter une harangue qu'il avait composée à la louange d'Hercules: «Et qui est-ce, dit-il, qui le mêprise?» Et à Agesilaus qui avait été fort grievement navré en une bataille par les Thebains: «Tu reçois, dit-il, bien l'escholage et le loyer que tu mérites des Thebains, leur ayant enseigné malgré eux ce qu'ils ne savaient ni ne voulaient apprendre, c'est à savoir à combattre:» car par les continuelles expéditions qu'Agesilaus faisait contre eux, ils étaient devenus vaillants et belliqueux. lui-même disait que les murailles de Sparte étaient les jeunes hommes, et ses confins étaient les fers de leurs piques. Et à un autre qui demandait, pourquoi les Lacedaemoniens combattaient de si courtes espées: «A fin, dit-il, que nous joignions nos ennemis de plus près.» Antiochus étant Ephore ouït dire que Philippus avait donné aux Messeniens leur territoire: «Mais leur a-il aussi, demanda-il, donné quant et quant les forces de le pouvoir défendre?» Arigeus répondit à quelques-uns qui louaient hautement des Dames qui n'étaient point leurs femmes, ains mariées à d'autres: «Par les Dieux, dit-il, on ne doit jamais tenir propos en vain, et que l'on ne sache bien comment, des femmes de bien et d'honneur, pource qu'elles ne doivent aucunement être connues sinon de ceux qui vivent ordinairement avec elles.» Et en passant une fois par la ville de Selinunte en Sicile, il leut cet Epitaphe qui était engravé dessus une sepulture,
Après avoir la tyrannie éteinte
De leur pays, par Martiale attainte,
Ceux-ci jadis devant les hautes tours
De Selinunte achevèrent leurs jours:
«Ils méritaient bien, dit-il, de mourir, pour avoir éteint une tyrannie, si elle brûlait, car ils la devaient laisser toute brûler.» Ariston oyant quelqu'un qui en devisant louait une sentence que soûlait dire le Roi Cleomenes, quand on lui demandait, quel était l'office d'un bon Roi: «Faire du bien à ses amis, disait-il, et du mal à ses ennemis.» «Et de combien serait-il meilleur, répondit-il, de faire du bien à ses amis, et de ses ennemis en faire de bons amis?» mais cette notable sentence est indubitablement de Socrates, et par tous se réfère à lui. Comme quelqu'un lui demandât combien en nombre étaient les Lacedaemoniens: «Autant, dit-il, qu'il en faut pour chasser leurs ennemis.» Un Athenien récitait l'oraison funebre, qu'il avait composée à la louange de leurs citoyens qui avaient été défaits par les Lacedaemoniens: «Si les votres ont été si vaillants que tu dis, quels penses-tu doncques, dit-il, que soient les notres qui les ont défaits?» Archidamidas répondit à un qui louait Charilaus de ce, qu'il se montrait humain également à tous: «Et comment, dit-il, mérite d'être loué celui, qui se montre humain envers les méchants?» Un autre reprenait Hecateus, le maître de Rhetorique, de ce qu'ayant été convié à manger avec eux en leurs convives qu'ils appellent, il ne dit jamais mot tout le long du disner: il lui répondit, «Il semble que tu ignores, que celui qui sait bien parler, sait aussi le temps quand il faut parler.» Archidamus fils de Zeuxidamus dit à un qui lui demandait, qui c'était qui gouvernait la ville de Sparte, «Ce sont les lois, et puis les magistrats suivant les lois.» Entendant un qui louait grandement un joueur de cithre, et avait en singulière admiration l'excellence de son art: «O mon <p 215v> ami, quel loyer d'honneur auront envers toi les preux et vaillants hommes, puis que tu loues si hautement un joueur de cithre?» Quelque autre lui recommandait fort un Musicien en lui disant, «Il est bien bon chantre:» «C'est autant, dit-il, comme bon potager chez nous.» voulant dire qu'il n'y avait point de différence entre donner du plaisir par le son de la voix ou des instruments, et par l'apprêt des viandes ou des potages. Quelqu'un lui promettait de lui donner du vin qui serait fort bon et souef: «A que faire, dit-il, cela ne servira qu'à en faire boire davantage, et à devenir moins homme.» étant au siege devant la ville de Corinthe, il voit de liévres se lever tout joignant les murailles de la ville: si dit à ses compagnons, «Nos ennemis nous sont aisés à prendre, puis qu'ils sont si paresseux, que de laisser gister les liévres jusques dedans les fossez de leur ville.» Il avait été eleu pour arbitre du consentement de deux qui avaient procès l'un contre l'autre, lesquels il mena tous deux dedans le temple de Diane surnommée Chalceoecos, et leur fit promettre et jurer sur l'autel de la Déesse, qu'ils observeraient tous deux de point en point ce qui serait par lui jugé. Ce qu'ils promirent, et jurèrent. «Je juge doncques, dit-il, que vous ne partirez ne l'un ne l'autre de ce temple, que vous n'aiez premier pacifié vos différents.» Dionysius le tyran de la Sicile avait envoyé à ses filles des robes: il ne les voulut pas recevoir disant, «J'aurais peur que quand elles les auraient vestues, elles ne m'en semblassent plus laides.» Et voyant son fils encore jeune en une bataille combattre desespereement à l'encontre des Atheniens, il lui dit, «Ou augmente ta force, ou diminue ton courage.» Archidamus le fils d'Agesilaus, comme le Roi Philippus après la bataille qu'il gagna contre les Grecs auprès de Cheronée, lui eût écrit une missive fort âpre et rigoureuse, il lui récrivit, «Si tu mesures ton ombre, tu trouveras qu'elle ne sera pas devenue plus grande depuis que tu as vaincu.» étant un jour enquis, combien de terre possedaient les Lacedaemoniens, il répondit, «Autant comme ils en peuvent attaindre avec leurs javelines.» Periander était un médecin suffisant en son art, et bien estimé entre les plus excellents, mais qui écrivait de mauvais vers: il lui dit un jour, «Je m'ébahis de toi Periander, comment tu aimes mieux être appelé mauvais poète, que bon médecin.» En la guerre que les Lacedaemoniens eurent contre Philippus, quelques-uns lui conseillaient, qu'il avisât bien à donner la bataille le plus loin qu'il pourrait de son pays: «Ce n'est pas cela, dit-il, à quoi il faut aviser, mais bien à ce, comment nous pourrons si bien combattre, que nous demeurions victorieux.» Il fit aussi réponse à ceux qui le louaient de ce qu'il avait gagné la bataille contre les Arcadiens: «Il vaudrait mieux, dit-il, que nous les eussions vaincus de prudence que de force.» Et environ le temps qu'il entra en armes dedans le pays d'Arcadie, étant averti que les Eliens envoyaient du secours aux Arcadiens, il leur écrivit en cette sorte: «Archidamus aux Eliens, C'est belle chose que le repos.» Et comme les peuples alliés et confederés en la guerre Peloponesiaque demandassent combien d'argent suffirait à mener cette guerre, et qu'il taxât combien chacun aurait à contribuer: «La guerre, dit-il, ne se fait pas à prix certain.» Et voyant un trait d'engin de batterie, qui lors avait nouvellement été apporté de la Sicile: «O Hercules, dit-il, la prouesse de l'homme est perdue.» Et pource que les Grecs ne le voulurent pas croire, ni rompre les traitez qu'ils avaient faits avec Antigonus et Craterus Macedoniens pour vivre en leur ancienne liberté, et alléguants que les Lacedaemoniens leur seraient plus insupportables que les Macedoniens: «Le mouton, dit-il, jette toujours dehors une même voix, mais l'homme en change souvent en diverses sortes, jusques à ce qu'il soit parvenu au dessus de ses desseins.» Astycratidas répondit à quelqu'un qui disait, après que le Roi Agis eut perdu la bataille contre Antigonus: «O pauvres Lacedaemoniens, que ferez vous maintenant? Serez vous serfs des Macedoniens?» «Comment, Antigonus nous pourrait-il défendre <p 216r> de mourir en combattant pour Sparte?» Bias aussi se trouvant surpris d'une embûche que lui avait dressée Iphicrates capitaine des Atheniens, comme ses soudards lui demandassent: «Et bien Capitaine, qu'est-il de faire?» «Que sauriez-vous faire, dit-il, sinon aviser à vous sauver, et moi à mourir en combattant?» Brasidas trouva une souris entre des figures sèches qui le mordit, et il la laissa aller, disant à ceux qui étaient présent: «Voyez comment il n'y a si petit animal que ne puisse sauver sa vie, pourvu qu'il ait le coeur de se défendre contre ceux qui l'assaillent.» En une bataille il fut blecé d'un coup de javelot qui faulsa son bouclier: et lui l'arrachant de son corps, en tua l'ennemi qui l'en avait blecé. Et à ceux qui lui demandaient, comment il avait ainsi été blecé: «Par ce, dit-il, que mon bouclier m'a trahy.» Se partant pour aller à la guerre, il écrivit aux Ephores, «Ce que vous m'écrivez touchant la guerre, je le ferai, ou j'y mourray.» Et après qu'il fut mort en délivrant de servitude les Grecs habitants au pays de Thrace, les ambassadeurs qui furent envoyez de la part du pays, pour rendre grâce aux Lacedaemoniens, allèrent visiter sa mère Archileonide: laquelle leur demanda premièrement, si son fils Brasidas était mort vaillamment: et comme ces ambassadeurs Thraciens le louassent si hautement, qu'ils disaient qu'il n'avait point laissé son pareil: «Vous vous abusés, dit-elle, mes amis, car Brasidas était bien homme de bien, mais il y en a plusieurs en Sparte qui sont encore meilleurs que lui.» Damonidas avait été colloqué tout au dernier lieu de la danse par celui qui en était le maître: il ne s'en courrouça point autrement, ains lui dit: «Tu as bien fait, car tu as trouvé moyen de rendre cette place honorable, qui par ci-devant était infâme.» Damis fit réponse aux lettres qui leur avaient été écrites de la part d'Alexandre le grand, qu'ils eussent à déclarer par leurs suffrages, Alexandre être Dieu: «Nous concedons à Alexandre de se faire appeler Dieu s'il veut.» Damindas comme Philippus fut entré à main armée dedans le Peloponese, et que quelqu'un lui dît, «Les Lacedaemoniens sont en danger de souffrir beaucoup de maux, s'ils ne treuvent moyen d'appointer avec lui.» «O demi-femme mon ami, que nous saurait-il faire souffrir de mal, vu que nous ne faisons compte de la mort?» Dercyllidas fut envoyé ambassadeur devers le Roi Pyrrus, lors qu'il avait son armée sur les confins de Sparte. Pyrrus leur fit commandement qu'ils eussent à recevoir leur Roi Cleonymus qu'ils avaient banni, ou qu'il leur ferait connaître qu'ils n'étaient point plus vaillants que les autres. Dercyllidas lui répliqua, «Si tu es un Dieu, nous ne te craignons point, pource que nous ne t'avons point offensé: mais si tu est homme, tu n'est point meilleur que nous.» Demaratus devisait un jour avec Orontes qui parla fort brusquement à lui: quelqu'un qui l'avait ouï, lui dit puis après, «Orontes s'est montré bien audacieux en ton endroit:» «Il n'a point failli envers moi, dit-il: car ceux qui flattent et qui complaisent en tous leurs propos, ce sont ceux qui portent dommage, non pas ceux qui parlent avec malveillance.» Quelqu'un lui demandait pour quelle cause à Sparte ils notaient d'infamie ceux qui en une déconfiture jettaient leurs boucliers, et non pas ceux qui jettaient ou leurs corps de cuirasses, ou leurs habillements de tête: «Pour ce, dit-il, que c'est pour eux seuls qu'ils portent ces armeures-là, mais les boucliers c'est pour toute l'ordonnance de la bataille.» ayant ouï chanter un chantre, «Il me semble, dit-il, qu'il ne forâtre pas mal.» Il était en une grande compagnie, où il demeura bien longuement sans dire un seul mot: à l'occasion dequoi quelqu'un lui dit, «Est-ce par folie ou par faute de propos que tu gardes un si grand silence?» «Et comment, dit-il, serait-ce par folie? car un fol ne se peut jamais taire.» Quelqu'un lui demandait pourquoi il était banni de Sparte, vu qu'il en était Roi: «C'est, dit-il, pource que les lois y sont maîtresses.» Un Persien à force de donner lui suborna à la fin une jeune garse qu'il aimait, et puis s'en moquant lui disait: «j'ai si bien chassé, qu'à la fin j'ai pris tes amours:» «Non as pas <p 216v> par les Dieux, dit-il, mais bien les as-tu achetez.» Quelque gentilhomme s'était rebellé contre le Roi de Perse, mais Demaratus avait tant fait par remontrances envers lui, qu'il lui avait persuadé de retourner. Le Roi lui fit incontinent mettre la main sur le collet, et était présent à le faire executer: mais Demaratus l'en divertit en lui remontrant, «Ce te serait honte, Sire, de n'avoir su le punir de sa rebellion quand il était ton ennemi, et puis maintenant qu'il est redevenu ton serviteur et ami, le faire mourir.» Il y avait un boufon qui plaisantait à la table du Roi, lequel lui donnait souvent des attaintes et des traits picquants de moquerie, en lui reprochant son exil: il lui répondit, «étranger mon ami, je ne te combattray point, car j'ai perdu le rang* de ma vie. * La grâce de la rencontre ne se peut trouver en François, qui consiste en l'equivoque de ce mot [...], signifiant armée et rang. Emerepes étant Ephore coupa avec une hachete deux chordes des neuf que le musicient Phrynis avait en sa lyre, disant, «Ne viole point la Musique.» Epaenetus soûlait dire, que les menteurs étaient cause de tous les péchés et des tous les crimes du monde. Euboïdas oyant quelques-uns qui louaient la femme d'un autre, les en reprit, disant, que les étrangers qui ne sont pas de la maison, ne doivent aucunement parler des moeurs d'une Dame. Eudamidas fils d'Archidamus, et frère d'Agis, ayant vu Xenocrates qui était déjà fort avant sur son âge en l'Academie étudiant en la Philosophie avec ses familiers, demanda qui était ce vieillard-là: quelqu'un des assistants lui répondit, que c'était un sage homme, et du nombre de ceux qui cherchaient la vertu: «Et quand en usera-il, dit-il, s'il la cherche encore?» Et ayant ouï un philosophe disputer et discourir sur cette proposition, Qu'il n'y a bon capitaine que celui seul qui est sage: «Ce propos là, dit-il, est merveilleux, mais celui qui le dit n'en est pas croiable, car il n'a pas les aureilles accoutumées au son de la trompette.» Il alla un jour à l'auditoire pour ouïr Xenocrates discourant sur une question, mais il y arriva comme il achevait: et quelqu'un de ceux qui étaient en sa compagnie commença à dire, «Il s'est tu tout aussi tôt que nous sommes arrivés:» «Il a bien fait, dit-il, s'il avait achevé de dire ce qu'il voulait dire.» Et comme l'autre répliquast, «Il serait bon que nous l'ouissions dire une autre fois:» «Et si nous étions, dit-il, venus visiter un homme qui eût déjà soupé, le prierions nous qu'il soupât encore une autre fois pour l'amour de nous?» Quelqu'un lui demanda un jour, pourquoi il voulait seul demeurer en paix, vu que tous ses citoyens unanimement étaient d'avis d'entreprendre la guerre contre les Macedoniens: «C'est pour ce, dit-il, que je ne les veux pas convaincre de mensonge.» Un autre pour l'animer à cette guerre, lui alléguait les prouesses et beaux faits d'armes qu'ils avaient autrefois faits contre les Perses: «Il me semble, dit-il, que tu ignores que c'est autant comme après avoir vaincu mille moutons, vouloir combattre contre cinquante loups.» Il fut quelquefois présent à ouïr chanter un Musicien, qui fit fort bien: on lui demanda ce qu'il lui en semblait: il répondit, «Il me semble que c'est un grand amuseur de gens à peu de chose.» Et comme un autre louât hautement la ville d'Athenes devant lui: «Et qui pourrait, dit-il, assez louer cette ville, que jamais homme n'aima pour y être devenu meilleur?» Et comme Alexandre le grand eût fait proclamer publiquement en l'assemblée des jeux Olympiques, que tous bannis peussent retourner en leurs pays, exceptez les Thebains: «Voilà, dit-il, une proclamation calamiteuse pour vous, Ô Thebains, mais elle vous est honorable, car c'est signe qu'Alexandre ne craint que vous seuls en la Grèce.» Un citoyen de la ville d'Argos disait un jour en sa présence, que les Lacedaemoniens sortants de leurs pays, et de l'obéissance de leurs lois, devenaient pires en voyageant par le monde: «mais au contraire, vous autres Argiens venants en notre ville de Sparte n'en empirez pas, ains en devenez plus gens de bien.» On lui demanda pour quelle occasion devant que d'entrer en bataille ils avaient accoutumé de sacrifier aux Muses: «A fin, dit-il, que nos gestes soient bien et dignement écrits.» Eurycratidas fils <p 217r> d'Anaxandrides à quelqu'un qui lui demandait, pourquoi les Ephores jugeaient par chacun jour des contracts, répondit: «A fin que même entre les ennemis nous apprenions à nous garder foi l'un à l'autre.» Zeuxidamus répondit aussi à un qui lui demandait, pourquoi ils ne redigeaient par écrit les statuts et ordonnances de la prouesse, et qu'ils ne les baillaient écrits à lire à leurs jeunes gents: «Pour ce, dit-il, que nous voulons qu'ils s'accoutument aux faits, et non pas aux écritures.» Un Aetolien disait, que la guerre était meilleure que la paix, à ceux qui se voulaient montrer gens de bien: «Non pas cela seulement, dit-il, par les Dieux, mais meilleure est la mort que la vie.» Herondas se trouva d'aventure à Athenes, quand il y eut un des citoyens qui fut condamné d'oisiveté: et en entendant le bruit, il pria qu'on lui montrât celui qui avait été condamné en cause de gentillesse. Thearidas aiguisait la pointe de son épée, quelqu'un lui demanda si elle était bien aigúe: «Plus aigúe, dit-il, que n'est une calomnie.» Themisteas, étant devin, predit au Roi Leonidas la desconfigure qui devait advenir dedans le pas de Thermopyles, tant de lui que de ceux qui combattaient avec lui: Leonidas le voulut envoyer à Lacedaemone sous couleur de porter les nouvelles de ce qui devait advenir, mais à la vérité, de peur qu'il n'y mourût avec les autres. Il ne le voulut pas faire, ains dit au Roi Leonidas qui l'y voulait dépêcher: «j'ai été ici envoyé pour combattre, et non pas pour porter des nouvelles.» Theopompus dit à un qui lui demandait, «Comment un Roi pourrait bien sûrement conserver son Royaume:» «En donnant à ses amis liberté de lui dire franchement la vérité, et en gardant d'oppression ses sujets de toute sa puissance.» A un étranger qui lui disait qu'en son pays on le surnommait Philolacon, c'est à dire, aimant les Lacedaemoniens: «Il vaudrait mieux, dit-il, que l'on te surnommât aimant tes citoyens, qu'aimant les Lacedaemoniens.» Un autre ambassadeur venu de la ville d'Elide disait que ses citoyens l'avaient envoyé, pour autant qu'il était seul en leur ville qui suivait la façon de vivre Laconique. Il lui demanda, «Et laquelle manière de vivre est la meilleure, la tiene ou celle des autres?» «C'est la miene,» répondit-il. «Comment doncques est-il possible, dit-il adonc, qu'une cité se conserve, en laquelle y ayant grand nombre d'habitants, il n'y en a qu'un seul qui soit homme de bien?» Quelqu'un disait devant lui, que la ville de Sparte se maintenait en son entier, pource que les Rois y savaient bien commander: «Non pas tant, dit-il, que pource que les citoyens y savent bien obeïr.» Les habitants de la ville de Pyle lui decernèrent en leur conseil de très grands honneurs: «Il leur récrivit, que le temps avait accoutumé d'accroître les honneurs modérés, et d'effacer les immoderez.» Therycion retournant de la ville de Delphes trouva le camp de Philippus dedans le détroit du Peloponese, où il avait gagné le passage, auquel est assise la ville de Corinthe: si dit aux Corinthiens, «Le Peloponese a de mauvais portiers en vous.» Thectamenes ayant été condamné à mourir par les Ephores, s'en allait riant: et quelqu'un lui demanda, s'il mêprisait les lois et jugements de Sparte: «Non pas, dit-il, mais je me réjouis de ce, qu'ils m'ont condamné à payer une amende que je puis payer, sans l'emprunter d'un autre.» Hippodamus était en bataille joignant le Roi Archidamus, que le voulait envoyer avec Agis à Sparte pour là pourvoir aux affaires: mais il ne voulut pas y aller, ains lui répondit, «Ne mourrai-je pas plus honorablement ici en combattant vaillamment pour Sparte?» Or avait-il jà vécu plus de quatre vingts ans, et prit ses armes, et se rangeant à la main droite du Roi, il y mourut en combattant. Le gouverneur de la Carie écrivit à Hippocratidas qu'il tenait entre ses mains un Lacedaemonien: lequel ayant su une trahison, et conspiration qui s'était machinée à l'encontre de lui, ne lui en avait rien revelé, et lui demandait quant et quant conseil de ce qu'il en devait faire. Il lui récrivit, «Si <p 217v> tu lui as par ci-devant fait quelque grand bien, fais le mourir: si non, chasse le hors de ton pays, attendu qu'il restive à la vertu.» Il rencontra quelquefois en son chemin un jeune garçon, après lequel venait un qui l'aimait: le jeune garçon en eut honte: et lors il lui dit, «Il te faut aller en compagnie de ceux, avec lesquels quand on te verra, tu n'en changes point de couleur.» Callicratidas Capitaine général de l'armée de mer, comme des amis de Lysander le requissent de leur octroyer, qu'ils peussent sans punition tuer un de leurs ennemis, et qu'ils lui donneraient cinquante talents, qui sont trente mille écus, combien qu'il eût grandement affaire d'argent pour nourrir ses mariniers, il ne leur voulut pas néanmoins permettre. Et comme Cleander, qui était l'un de ses conseillers, lui dît, «Je les prendrais quant à moi, si j'étais en ta place:» «Et moi aussi, dit-il, si j'étais en la tiene.» étant allé à Sardis devers Cyrus le jeune, qui était allié des Lacedaemoniens, pour voir s'il pourrait tirer de l'argent de lui, pour entretenir ses gens de marine. La première journée il lui fit dire, qu'il était là venu pour parler à lui: on lui fit réponse, qu'il était à table: «Et bien, dit-il, j'attendrai qu'il ait achevé:» et après avoir longuement attendu, quand il voit qu'il était impossible de parler pour ce jour-là à lui, encore fut-il trouvé incivil et importun. Le lendemain quand on lui dit qu'il beuvait encore, et que pour ce jour-là il ne sortirait point dehors: il s'en retourna en Ephese, dont il était parti, disant, qu'il ne fallait pas tant avoir soin de recouvrer deniers, comme de ne faire chose qui fut indigne de Sparte, en maudissant ceux qui s'étaient les premiers si indignement assubjectis à l'insolence des Barbares, et leur avaient enseigné d'abuser ainsi superbement et insolentement de leurs richesses: et jura en présence de ceux qui étaient en la compagnie, que si tôt qu'il serait de retour à Sparte, il ferait tout ce qu'il lui serait possible, pour reconcilier les Grecs les uns avec les autres, à fin qu'ils en fussent plus redoutables aux Barbares, quand ils n'auraient plus besoin de leurs forces pour s'entrefaire la guerre les uns aux autres. On lui demanda, quels hommes étaient les Ioniens: «Ce sont, dit-il, bons esclaves, mais mauvais hommes libres.» Cyrus à la fin lui ayant envoyé de l'argent pour la soude des gents de guerre, et d'autre en don pour lui, il prit bien celui de la soude des soudards, mais l'autre il le renvoya, disant, qu'il n'était point de besoin qu'il eût amitié particulière avec lui, pource que la commune qu'il avait avec tous les Lacedaemoniens, était encore avec lui. Un peu devant qu'il donnât la bataille des Arginuses, son pilote nommé Hermon lui remontra, qu'il serait bon de s'ôter de là, et faire voile, pource que les galeres des Atheniens étaient bien en plus grand nombre qu'eux: «Et puis, dit-il, qu'est-ce que cela? le fuir n'est-il pas infâme et dommageable à Sparte? Il vaut beaucoup mieux, en demeurant, ou vaincre, ou mourir.» Devant la bataille ayant fait sacrifice aux Dieux, le devin lui predit que les signes des entrailles promettaient bien la victoire à l'exercite, mais la mort au Capitaine: il ne s'en effroia point, ains dit, «Sparte n'est pas à un homme près: car quand je serai mort, mon pays n'en sera de rien moindre, mais si je recule maintenant, il en sera diminué de réputation.» ainsi ayant substitué en son lieu pour Capitaine Cleander, s'il lui advenait quelque chose, il alla donner la battaile, en laquelle il mourut en combattant. Cleombrotus fils de Pausanias comme un étranger debattît avec son père de la vertu, il lui dit: «Pour le moins mon père a cela devant toi, qu'il a jà engendré un fils, et tu n'en as encore point.» Cleomenes fils d'Anaxandrides soûlait dire, qu'Homere était le poète des Lacedaemoniens, pource qu'il enseigne comme il faut faire la guerre: et Hesiode celui des Ilotes, pource qu'il écrit de l'agriculture. Il avait fait trêves pour sept jours avec les Argiens: la troisieme nuit après, ayant observé que les Argiens s'étaient très bien endormis sur la fiance de ces trêves, il les alla charger, et en tua les uns, et en prit les autres prisonniers: et comme <p 218r> on lui reprochast, qu'il avait faulsé la foi jurée: il répondit, Qu'il n'avait pas juré de garder les trêves la nuit: au demeurant, que quelque mal que l'on pût faire à ses ennemis, en quelque sorte que ce fut, cela était par-dessus la justice, et non sujet à icelle, tant envers les Dieux, qu'envers les hommes. Mais il advint que pour son parjurement et son crime de foi violée, il fut frustré de son intention, qui était de cuider surprendre la ville d'Argos, parce que les femmes allèrent prendre les armes, qui pour marque de leurs victoires ancienes étaient attachées et pendues en leurs temples, avec lesquelles elles le repoussèrent des murailles: et depuis étant devenu furieux et hors du sens, il prit un couteau, et se fendit lui-même tout le corps, depuis les talons jusques aux parties nobles, et mourut ainsi en riant. Son devin même le divertissait de mener son armée devant Argos, pource qu'il disait, que le retour lui en serait infâme: et quand il fut arrivé devant, il trouva les portes fermées, et les femmes en armes dessus les murailles: Si lui dit adonc, «Ne te semble-il pas maintenant que ce département te soit infâme, que les hommes étant tués, les femmes aient bien eu le coeur de te fermer les portes?» Et à ceux des Argiens qui l'outragèrent, en l'appellant fausseur de sa foi et parjure: «Il est, dit-il, bien en vous de médire de moi, mais il est en moi de vous mesfaire.» Et aux ambassadeurs de Samos, qui étaient venus devers lui pour lui persuader d'entreprendre la guerre contre le tyran Polycrates, et pour ce faire usaient de longues persuasions, il répondit, «Quant à ce que vous avez dit au commencement, il ne m'en souvient plus, et pour cette cause je n'ai point entendu le milieu: et quant à ce que vous avez dit à la fin, je ne le trouve pas bon.» Il y eut de son temps un coursaire qui courut et pilla toute la côté de la Laconie: il fut pris à la fin: et comme on lui demanda pourquoi il faisait ces courses-là, «Je n'avais, dit-il, dequoi nourrir mes gens, et pour ce je suis venu à ceux qui en avaient, pour en prendre par force, d'autant que je savais bien qu'ils ne m'en eussent pas donné de gré. Meschanceté, dit-il, abbrege bien chemin.» Il y avait un homme de néant, que ne faisait jamais que médire de lui: «Vas-tu, dit-il, ainsi médisant de tout le monde, à fin qu'étants empêchez à répondre à tes injures et médisances, nous n'ayons pas temps ne loisir de parler de ta malice?» Et comme l'un de ses citoyens lui dît, «Il faut qu'un Roi en tout et par tout soit bénin:» «Non pas, dit-il, jusques à se faire mêpriser.» étant travaillé d'une longue maladie, et ne sachant que y faire, il se met à la fin entre les mains des devins, charmeurs et sacrificateurs, ausquels il ne soûlait point ajouter de foi auparavant: dequoi quelqu'un de ses familiers s'émerveillant, il lui dit, «Dequoi t'émerveilles-tu, car je ne suis plus celui que je soûlais être, et n'étant pas le même, aussi ne trouve-je pas maintenant les choses bonnes que je trouvais alors.» Il y avait un Rhetoricien maître d'éloquence qui se mit à discourir en sa présence de la prouesse et vaillance, dequoi il se prit bien fort à rire: l'autre lui demanda, «Dea Cleomenes pourquoi te ris-tu quand tu oïs parler de la vaillance, toi-mêmement qui es Roi?» «Pour ce, dit-il, étranger mon ami, que si une arondelle en parlait comme toi, je ferais le même que je fais: mais si c'était un Aigle, je me tairais tout coi.» Les Argiens se vantaient qu'en recombattant de rechef, ils recouvreraient la perte qu'ils avaient soufferte à la première défaite: «Je m'ébahirais bien, dit-il, si pour addition d'une syllabe vous deveniez plus gens de bien maintenant, que vous n'estiez par ci-devant.» Quelqu'un lui disait outrage, l'appellant dépensier et voluptueux: «Encore vaut-il mieux, dit-il, être cela, que injuste, comme toi qui brûles d'avarice, et acquiers des biens par toutes voies indues?» Quelqu'un lui voulait recommander un Musicien, et de fait le louait de plusieurs choses, et entre autres disait, que c'était le meilleur chantre qui fut en toute la Grèce: Cleomenes lui montra du doigt un qui était auprès de lui, et dit: «Par les Dieux Voilà un mien cuisinier, qui est des meilleurs potagers du monde.» <p 218v> Maeander le tyran de Samos, pour la descente des Perses s'enfuyt en la ville de Sparte, là où il montra à Cleomenes tout l'or et l'argent qu'il avait apporté quant et lui, et si le pria d'en prendre tant qu'il lui plairait. Il n'en voulut rien prendre, mais craignant qu'il n'en donnât à d'autres de la ville, il s'en alla devers les Ephores, et leur dit, «Il vaudra mieux pour le bien de Sparte que l'on face sortir du Peloponese mon hoste Samien, de peur qu'il n'induise quelqu'un des Spartiates à être méchant.» Les Ephores ayants ouï son avertissement, le bannirent dés le même jour. Quelqu'un lui demanda un jour, pour quelle cause ayant tant de fois vaincu les Argiens, ils ne les avaient de tout point exterminez. «Encore ne le ferions-nous, dit-il, jamais: car nous voulons que nos jeunes gens aient toujours à quoi s'exerciter.» Et comme quelque autre lui demandast, pourquoi les Spartiates ne consacraient jamais aux Dieux les armes dont ils avaient dépouillé leurs ennemis: «Pour ce, dit-il, que ce sont dépouilles de couards: et les armes que l'on a ôtées à ceux qui les possedaient par leur lâcheté, il n'est honnête ni de les montrer aux jeunes, ni de les consacrer aux dieux.» Cleomenes fils de Cleombrotus répondit à un qui lui donnait des cocqs fort âpres au combat, et lui disait que d'âpreté ils mouraient sur la place, en combattant pour la victoire: «Donne m'en doncques de ceux-là qui les tuent, car ils doivent être meilleurs que ceux-ci.» Labotus à un qui lui faisait de longs discours dit, «A quel propos me vas-tu usant de si longs prologues pour peu de chose? car quelle est la chose, telle doit être la parole.» Leotychidas le premier répondit à un qui lui reprochait, qu'il était variable et muable: «Si je change, dit-il, c'est pour la diversité des temps, non pas comme vous qui changez pour votre propre malice et méchanceté.» Il répondit aussi à un autre qui lui demandait, comment on pourrait mieux conserver les biens que l'on a présents, «En ne commettant pas tout à un coup à la fortune.» On lui demanda quelquefois, que c'était que les jeunes enfants de noble maison devaient apprendre, «Ce qui leur doit profiter, dit-il, quand ils seront grands.» Et à un autre qui l'enquérait, pour quelle raison les Spartiates buvaient si peu: «A fin, dit-il, que les autres ne delibèrent de nous, mais nous des autres.» Leotychidas fils d'Ariston respndit à un qui lui rapportait, que les enfants de Demaratus disaient mal de lui: «Par les Dieux, dit-il, je ne m'en ébahis pas, car il n'y a pièce d'eux qui sût bien dire.» Il se trouva d'aventure alentour de la clef de la prochaine porte un serpent entortillé: les devins disaient que cela était un grand montre et grand prodige: «Cela ne me semble pas montre ni étrange, dit-il, qu'un serpent soit entortillé alentour d'une clef, mais bien serait-ce un montre, si une clef était entortillée alentour d'un serpent.» Il y avait un sacrificateur nommé Philippus, qui recevait les hommes és cérémonies de la religion d'Orpheus, et était si extremement pauvre, qu'il mendiait sa vie, et néanmoins allait disant, que ceux qui étaient reçeus de sa main en ces cérémonies, étaient bienheureux après leur mort: «Et fol que tu es, dit-il, que ne te laisses-tu doncques vitement mourir, afin que tu cesses de lamenter ta misere et ta pauvreté?» Leon fils d'Eucratidas étant enquis, en quelle ville on pourrait habiter sûrement: «En celle-là, dit-il, dont les habitants ne seraient ne plus riches ni plus pauvres les uns que les autres: et là où la justice ait vigueur, l'injustice n'ait point de force.» Voyants les coureurs qui se preparaient pour courir, à qui gagnerait le prix de la course en la fête des jeux Olympiques, et qui espiaient tous les moyens comment ils pourraient, en quelque sorte que ce fut, gagner quelque avantage sur leurs compagnons quand on les lâcherait. «O combien, dit-il, ces coureurs étudient plus à la vitesse qu'ils ne font à la justice?» A un autre qui hors de temps et de lieu devisait de choses non inutiles: «étranger mon ami, dit-il, tu dis ce qu'il faut, ailleurs qu'il ne faut.» Leonidas fils d'Anaxandridas et frère de Cleomenes répondit à un qui lui disait, «Il n'y a différence de toi à nous, sinon d'autant que tu <p 219r> es Roi:» «Voire-mais si je n'eusse eu quelque chose de plus que toi, je n'eusse pas été Roi.» Et comme sa femme nommée Gorgo lui demandast, ainsi qu'il partait pour s'en aller combattre au pas des Thermopyles contre les Perses, s'il lui voulait point commander autre chose: «Non, dit-il, sinon que tu te remaries à un homme de bien, et lui portes de bons enfants.» Et comme les Ephores lui dissent, qu'il menait bien peu de gens avec lui à ce pas des Thermopyles: «Mais beaucoup, dit-il, pour cela que nous y allons faire.» Et comme de rechef ils lui demandassent, s'il avait point en pensement de faire quelque autre entreprise: «En apparence, dit-il, c'est pour empêcher le passage des Barbares, mais en effet pour mourir pour le salut des Grecs.» Quand il fut arrivé au détroit des Thermopyles, il dit à ses soudards: «On dit que le Barbare est près de nous, il ne nous faut plus perdre temps: car c'est à cette heure qu'il faut, ou que nous défaisons les Barbares, ou que nous y mourions tous.» Et comme quelqu'un eût dit, «Pour la multitude grande des flèches de ces Barbares, nous ne pourrons pas voir le Soleil:» «Tant mieux, dit-il, nous en combattrons doncques à l'ombre.» Et à un autre qui disait, «Les voici près de nous:» «Et nous doncques, dit-il, près d'eux.» Et comme un autre lui dît, «Tu biens en vien petite troupe, Leonidas, pour te hazarder contre une si grande multitude:» «Si vous le prenez au nombre, dit-il, toute la Grèce ensemble n'y fournirait pas, car elle ne ferait qu'une partie de leur multitude: mais si vous le prenez à la valeur des hommes, ce nombre ci est suffisant.» Et à un autre qui lui en disait autant, «Mais j'en améne beaucoup, dit-il, attendu que c'est pour y mourir.» Xerxes lui écrivit: «Tu peux, en ne t'opiniâtrant point à vouloir combattre contre les Dieux, et te rangeant de mon côté, te faire monarque de toute la Grèce.» Il lui fit réponse: «Si tu connaissais en quoi consiste le bien de la vie humaine, tu ne convoiterais pas ce qui est à autrui: mais quant à moi, j'aime plus cher mourir pour le salut de la Grèce, que de commander à tous ceux de ma nation.» Une autre fois Xerxes lui manda: «Envoye moi tes armes.» Il lui récrivit, «Vien les querir.» Sur le point qu'il voulait aller charger les ennemis, les mareschaux du camp lui vindrent protester, qu'il fallait attendre que les autres alliés et confederés fussent arrivés: «Ne pensez-vous pas, dit-il, que tous ceux qui ont envie de combattre soient venus: et qu'il n'y a que ceux qui révérent et craignent leurs Rois qui combattent contre les ennemis?» cela dit, il dénonça à ses gens qu'ils disnassent, et qu'ils souperaient en l'autre monde. étant enquis pourquoi les gens de bien préféraient une mort honorable à une vie honteuse: «Pour ce, dit-il, qu'ils estiment le mourir commun à la nature, mais le bien mourir propre à eux.» Il avait envie de sauver les jeunes hommes de sa troupe qui n'étaient pas mariés: et sachant bien que s'il y allait ouvertement, ils n'en voudraient rien faire, il leur donna à chacun d'eux des brevets à porter aux Ephores: et en voulut aussi sauver trois de ceux qui étaient mariés: mais eux s'en étant aperçus ne voulurent pas recevoir ces brevets: car l'un dit, «Je t'ai ici suivi pour combattre, non pas pour porter nouvelles.» Le second dit, «Demourant ici, je serai plus homme de bien.» Le troisieme répondit, «Je ne serai pas le dernier, ains le premier de ceux-ci au combat.» Lochagus père de Polyaenides et de Siron, quand on lui vint dire, que l'un de ses enfants était mort: «Il y a long temps, répondit-il, que je savais bien qu'il devait mourir.»
Lycurgus le legislateur voulant réduire ses citoyens de leur ancienne manière de vivre en une qui fut plus honnête, et les rendre plus vertueux, car auparavant ils étaient dissolus et par trop délicats en leurs moeurs: il nourrit deux chiens nés de même père et de même mère, et en accoutuma l'un à toutes friandises, le tenant en la maison, et l'autre le menant aux champs l'exercita à la chasse: puis les amena tous deux en pleine assemblée de ville, où était tout le peuple, et mit devant eux <p 219v> des friandises, et fit aussi lâcher un liévre. L'un et l'autre se rua incontinent sur ce à quoi il avait été nourri: car l'un alla à la soupe, et l'autre prit le liévre: et lors il leur dit, «Vous voyez citoyens mes amis, comme ces deux chiens étants nés de mêmes père et mère sont devenus fort différents l'un de l'autre pour leur diverse education: et combien peut plus à rendre les hommes vertueux, la nourriture, que non pas la nature.» Les autres disent plus, que les deux chiens n'étaient pas nés de même père et même mère, ains que l'un était né de ceux dont on se sert à garder la maison, et l'autre de ceux dont on use à la chasse: et qu'il exercita celui qui était de la pire race, à chasser: et celui qui était de la meilleure, à gourmander seulement: et puis que l'un et l'autre étant couru à ce à quoi il avait été accoutumé de jeunesse, après leur avait fait voir à l'oeil, de combien sert la nourriture à prendre de bonnes ou de mauvaises conditions, il leur dit adonc: «Par là connaissez vous, mes amis, que rien ne sert la noblesse qui est tant estimée du vulgaire, ni l'être descendu de la race d'Hercules, si nous ne faisons les oeuvres par lesquelles il s'est en son vivant rendu le plus illustre et le plus glorieux homme de monde, apprenants et exerçants toute notre vie choses honnêtes et vertueuses.» Et ayant fait le département de tout le territoire, et en ayant donné à chaque citoyen égale portion, l'on dit que quelque temps après retournant d'un voyage, et voyant les bleds de naguères moissonnés, et les moulons et tas des gerbes situez de rang tous égaux et semblables les uns aux autres, il en fut fort joyeux en son coeur, et dit en riant à ceux qui étaient autour de lui, que tout le pays de la Laconie lui semblait un heritage de plusieurs frères que de naguères eussent fait leurs partages ensemble. ayant aussi introduit abolition de toutes dettes, il fut en volonté de faire encore le repartement de tous les utensiles et meubles qui étaient és maisons pour les distribuer également, à celle fin qu'il otât toute imparité et toute inégalité d'entre ses citoyens: mais voyant que malaisément ils supporteraient qu'on les leur otât ouvertement, il décria premièrement toute sorte de monnayé d'or et d'argent, commandant que l'on n'usât que de celle de fer, et taxa jusques à quelle somme on pouvait avoir tout son vaillant à l'estimation de cette monnayé-là. Cela fait, il chassa tout crime et toute injustice hors de Lacedaemone: car on ne pouvait plus ni dérober, ni ravir par force, ni prendre par corruptions, ni defrauder en contractant une chose que l'on ne pouvait cacher, qui n'était point désirable à posseder, dont on ne pouvait user sans péril, ni amener ens ou emmener hors à sûreté: et quant et quant, par ce même moyen il bannit de Lacedaemone toute superfluité, pource qu'il n'y avait plus ni marchand, ni plaideur, ni devin ou diseur de bonne aventure, ni questeur, ni ingenieur et deviseur de nouveaux bâtiments qui hantât à Sparte, à cause qu'il n'y laissa sorte quelconque de monnayé qui pût servir ailleurs, et y donna cours seulement à celle de fer, qui quant au pois pesait une livre Aeginetique, et de prix ne valait qu'environ six deniers. Et délibérant de courir sus encore plus aux délices et du tout retrancher la convoitise des richesses, il introduisit ce qu'ils appellaient les convives: et à quelques-uns qui lui demandaient, pour quelle cause il les avait institués, et pourquoi il avait ainsi divisé ses citoyens en petites tablées avec leurs armes: «A fin, dit-il, qu'ils soient plus prompts à recevoir les commandemens de leurs supérieurs, et que si d'aventure il se méne quelque prattique de nouvelleté parmi eux, la faute en soit entre petit nombre: et outre ce, à fin qu'il y ait égalité entre-eux en leur manger et en leur boire: et que ni en leur viande, ni en leur boisson, ni même en leur coucher ou vêtir, ni en leurs utensiles domestiques, ni en autre chose quelle qu'elle fut, le riche n'eût aucun avantage sur le pauvre.» Et par ce moyen ayant rendu la richesse non désirable, attendu qu'il n'y avait ordre de s'en pouvoir valoir, ni seulement la montrer, il disait à ses familiers, «O mes amis, la belle chose que c'est de faire connaître <p 220r> par effet, que Pluton, c'est à dire la richesse, est à la vérité aveugle, comme il est!» Car il faisait même prendre garde, qu'ils ne peussent premièrement disner en leurs maisons, et puis s'en aller tous saouls és salles de leurs convives, remplis d'autres viandes et d'autres breuvages: car les autres disaient injure à celui qui ne buvait et ne mangeait pas de bon appétit avec eux, comme étant homme gourmand ou friand, et qui par délicatesse dedaignait la commune manière de vivre: mais si d'aventure il se trouvait que quelqu'un l'eût fait, il en était très bien condamné à l'amende. De là vint que long temps après le Roi Agis à son retour de voyage de la guerre, auquel il avait subjugué les Atheniens, voulant souper en son privé avec sa femme, envoya à la cuisine de son convive demander sa portion: les mareschaux du camp, superintendants de la guerre, ne la lui voulurent pas envoyer: et le lendemain la chose étant venue à la connaissance des Ephores, il en fut par eux condamné à l'amende. Parquoi les riches de la ville indignés de ces nouvelles ordonnances, se levèrent à l'encontre de lui, et lui disants outrages lui jetèrent des pierres, le voulants assommer: mais se voyant ainsi furieusement poursuivi, il se sauva de vitesse à travers la place, et se jeta en franchise dedans le temple de Minerve Chalceoecos, avant que les autres le peussent attaindre, excepté Alcander, lequel ainsi qu'il se cuida retourner pour voir qui le poursuivait, d'un coup de bâton lui jeta l'oeil hors de la tête. Mais celui-là depuis, par commune sentence de toute la ville, lui fut mis entre ses mains pour en faire punition exemplaire, telle comme bon lui semblerait: toutefois il ne lui fit mal ne déplaisir quelconque: et qui plus est, ne se plaignit jamais à lui du tort qu'il lui avait fait: ains l'ayant domestiquement vivant avec lui, le rendit tel, qu'il ne faisait autre chose que prescher par tout ses louanges, et la façon de vivre qu'il avait apprise avec lui, se montrant grand zelateur de la discipline qu'il avait mise sus: mais au reste pour mémoire de l'accident qui lui était advenu, il fit bâtir dedans le temple de Minerve une chappelle, qu'il nomma de Minerve Optiletide, pource que les Doriens de celle marche appellent les yeux Optiles. On lui demanda quelquefois, pourquoi il n'avait point établi de lois écrites: «Pour ce, dit-il, que ceux qui sont bien nourris et instituez en telle discipline qu'il appartient, savent bien juger ce que le temps requiert.» Et à ceux qui l'interrogeaient pourquoi il avait ordonné, que l'on fît les couvertures des maisons avec la cognée, et les portes avec la scie seulement, sans y employer autre outil ni instrument quelconque: il répondit, «A fin que nos citoyens soient modérés et non superflus en toutes choses que l'on apporte en la maison, et qu'ils n'aient rien chez eux de ce qui est tant estimé et tant requis ailleurs.» De cette accoutumance procéda, comme l'on dit, que le Roi Leotychides premier de ce nom, soupant en la maison d'un sien hoste, et considérant le planché de la salle, qui était somptueusement enrichi, et lambrissé magnifiquement, demanda à son hoste, si les arbres en leur pays naissaient quarrez. étant aussi enquis pourquoi il avait défendu, que l'on ne fît souvent la guerre contre de mêmes ennemis: «De peur, dit-il, qu'étant souvent contraints par ce moyen de se mettre en défense, ils n'en deviennent à la fin bien expérimentés à la guerre.» Et pourtant depuis blâma l'on grandement Agesilaus d'avoir été cause, par ses continuelles expéditions et invasions en la Boeoce, de rendre les Thebains egaux en armes aux Lacedaemoniens. Quelque autre lui demanda aussi pourquoi il faisait exerciter les corps des filles à marier, à courir, à luicter et jeter la barre, et à lancer le dard: «A fin, dit-il, que l'enracinement des enfants qui viendraient à être engendrés d'elles, venant à prendre son pied en des corps robustes et dispos, en germât mieux, et qu'elles en étant plus fortes et plus robustes en supportassent mieux leurs enfantemens, et en resistassent plus vigoureusement et plus facilement aux douleurs de leurs travaux: et outre, que si besoin était, elles peussent aussi combattre <p 220v> pour la défense d'elles, de leurs enfants, et de leur pays.» Quelques uns reprenaient la coutume qu'il avait introduitte, que les filles à certains jours de fêtes allassent ballants par la ville toutes nues, et lui en demandaient la cause: «A fin, répondit-il, que faisants les mêmes exercices que font les hommes, elles n'eussent rien moins qu'eux, ni quant à la force et santé du corps, ni quant à la vertu et générosité de l'âme, et qu'elles s'accoutumassent à mêpriser l'opinion du vulgaire.» D'où vint que la femme de Leonidas nommée Gorgo, ainsi que l'on trouve par écrit, répondit à quelques Dames étrangères qui lui disaient: «Il n'y a que vous autres femmes Laconienes qui commandiez à vos marits:» «Aussi n'y a-il que nous qui portions des hommes.» Il priva aussi et bannit ceux qui n'étaient point mariés, de la vue des danses où les jeunes filles dansaient à nud, et qui plus est leur imposa encore note d'infamie, en les privant notamment de l'honneur et du service que les jeunes étaient tenus de porter et de faire aux vieux. En quoi faisant, il eut grande prevoyance à inciter ses citoyens à se marier pour engendrer des enfants: à l'occasion de quoi il n'y eut oncques personne qui trouvât mauvais, ne qui blâmât ce qui fut dit à Dercyllidas, combien qu'il fut au demeurant bon et vaillant capitaine: car lui entrant en quelque lieu, il y eut un des jeunes hommes qui ne se daigna lever de son siege par honneur au-devant de lui: «Pour ce, lui dit-il, que tu n'as point engendré qui se levât au-devant de moi.» Un autre l'enquérait pourquoi il avait institué que les filles fussent mariées sans dot: «A fin, dit-il, que ni à faute de dot, il n'y en eût qui demeurassent à marier, ne qui pour les biens fussent requises, ains qu'en regardant aux moeurs et conditions de la fille, chacun fît election de la vertu en celle qu'il voudrait épouser.» et c'est aussi la cause, pour laquelle il chassa toute sorte de fard et d'embellissement artificiel hors la ville de Sparte. ayant aussi prefix un certain temps, dedans lequel tant les filles que les jeunes hommes se pourraient marier, quelqu'un lui demanda pourquoi il leur avait ainsi prefini le temps: il répondit, «A fin que ce qu'ils engendreront, soit fort et puissant, comme étant engendré de personnes entières et toutes faites.» Et à ceux qui s'esbaïssaient, pourquoi il n'avait pas voulu que le nouveau marié couchât avec son épousée, ains avait expressément ordonné qu'il fut la plupart du jour avec ses compagnons, et les nuicts toutes entières, et qu'il allât voir sa femme à la dérobée, ayant crainte et honte d'être surpris avec elle: «C'est à fin, dit-il, qu'ils en soient toujours plus forts et dispos de leurs corps, et qu'en ne jouissant pas du plaisir à coeur saoul, leur amour en demeure toujours frais, et que leurs enfants en viennent plus robustes.» Il bannit aussi toutes huiles de senteurs précieuses, disant que ce n'était que toute corruption et peste du naturel de l'huile, et l'art de la tainture, comme étant toute flatterie des sens. Bref il rendit la ville de Sparte inaccessible à tous ouvriers de joyaux, d'affiquets, et de tous ornements dont on use pour parer le corps, disant que la corruptele de tels arts avait été cause de gâter et abâtardir les bons mestiers: et était en ce temps-là l'honnêteté et la pudicité des Dames si grande, et si éloignée de la facilité que l'on dit avoir été depuis parmi elles, que l'on tenait l'adultère pour une chose impossible et incroiable. Auquel propos on récite d'un fort ancien Spartiate nommé Geradatas, à qui un étranger demanda quelle punition on faisait souffrir aux adulteres en la ville de Sparte, pource qu'il voyait que Lycurgus n'en avait fait aucune ordonnance: et qu'il lui répondit, «Il n'y a point d'adultère parmi nous:» l'autre lui répliqua, «Voire-mais, s'il y en avait?» il répondit toujours de même. «Car comment, dit-il, y aurait-il des adulteres à Sparte, vu que toutes richesses, toutes délices, tous fards, et tous embellissements exterieurs y sont déprisés et déshonorés? et vu que honte de mal faire, honnêteté, et révérence, et obéissance envers ses supérieurs, y ont toute authorité?» Quelqu'un s'avancea un jour de lui dire, qu'il établît <p 221r> le gouvernement de l'état populaire à Sparte il lui répondit, «commence toi-même le premier à le mettre en ta maison.» A un autre qui lui demandait, pourquoi il avait ordonné des sacrifices si simples et de si peu de valeur en Lacedaemone: «A fin que nous ne cessions jamais de révérer et honorer les Dieux.» Et ayant permis à ses citoyens de jouer et exerciter seulement les exercices du corps, desquels on n'étend point la main, on lui en demanda la raison: «A fin, dit-il, que nul des notres ne s'accoutume à se lasser ni à se rendre jamais.» Enquis aussi, pourquoi il avait institué que l'on changeât souvent de camp, et que l'on ne campât point long temps en un même lieu: «A fin, dit-il, que l'on face plus de dommage aux ennemis.» Et à un autre qui demandait, pourquoi il avait défendu d'assaillir des murailles: «De peur, répondit-il, que un homme de bien ne fut tué par une femme, ou par un enfant, ou personne semblable.» Quelques Thebains lui demandaient son avis, touchant le sacrifice et le dueil qu'ils font à l'honneur de Leucothoé: il leur répondit, «Si vous pensez que ce soit une Déesse, ne la pleurés point comme une femme: et si vous pensez que ce soit une femme, ne lui sacrifiez point comme à une Déesse.» A ses citoyens qui lui demandaient comment ils pourraient repousser les invasions de leurs ennemis, «Si vous demeurés pauvres, et que l'un ne convoite point d'avoir plus que l'autre.» Et de rechef comme ils lui demandassent, pourquoi il ne voulait point que leur ville fut murée: il leur répondit, que la ville n'était pas sans muraille, qui était environnée de vaillants hommes, et non pas de brique. Les Spartiates aussi étaient curieux de bien accoutrer leurs cheveux, remémorants un certain propos de Lycurgus touchant cela, qui soûlait dire, que les cheveux rendaient ceux qui sont beaux, encore plus beaux, et ceux qui sont laids, hydeux et épouventables. Il leur commanda aussi qu'en leurs guerres, quand ils auraient vaincu et rompu leurs ennemis, qu'ils les chassassent jusques à assurer leur victoire toute certaine, et puis qu'ils se retirassent tout court, disant que cela n'était acte ni de gentil coeur, ni de nation généreuse comme la Grecque, de tuer ceux qui leur quittaient la place: et cela encore leur était utile, pource que ceux qui savaient leur coutume, qui était de mettre à mort ceux qui s'opiniâtraient à leur faire tête, et laissaient aller ceux qui fuyaient devant eux, trouvaient le fuir plus utile que l'attendre. Quelqu'un lui demandait, pour quelle cause il leur avait défendu de dépouiller les corps de leurs ennemis morts: «De peur, dit-il, que s'amusants la tête basse à recueillir ces dépouilles, ils ne se souciassent point de combattre cependant, ains qu'ils entendissent seulement à garder leur pauvreté et leur rang.» Le tyran de Sicile Dionysius avait envoyé deux robes de femme à Lysander, à fin qu'il en choisît laquelle il aimerait mieux pour porter à sa fille: il dit, qu'elle-même saurait mieux choisir celle qui lui serait plus à propos, et les emporta toutes deux. cettui Lysander fut homme fort ruzé et grand trompeur, qui conduisait la plupart de ses affaires par finesses et par ruses, estimant qu'il n'y eût point d'autre justice que l'utilité, ni autre honnêteté que le profit: confessant bien que la vérité était meilleure que la fausseté, mais que la dignité et le prix de l'une et de l'autre se devait mesurer et terminer à la commodité. Et à ceux qui le reprenaient et blâmaient de ce qu'il conduisait ainsi la plupart de ses entreprises par tromperies et par fallace, et non pas par vive force, qui était chose indigne de la magnanimité d'Hercules, il répondait en riant, que «là où il ne pouvait advenir avec la peau de lion, il y fallait coudre un peu de celle du regnard.» Et comme d'autres l'accusassent grandement de ce qu'il avait faulsé et violé ses serments qu'il avait faits en la ville de Milet: «Il faut, dit-il, tromper les enfants avec des osselets, et les hommes avec des jurements.» ayant défait les Atheniens par surprise en bataille navale, à l'endroit qui se nommait le fleuve de la chèvre, et depuis les ayant pressez de famine si étroitement qu'il les contraignit de rendre leur ville à sa merci, <p 221v> il écrivit aux Ephores, «Athenes est prise.» Les Lacedaemoniens eurent de son temps quelque différent avec les Argiens touchant leurs confins, et semblait que ceux d'Argos alléguassent de meilleures raisons pour eux: Il desgains son épée et leur dit, «Ceux qui seront les plus forts avec cette-ci, seront ceux qui plaideront le mieux pour leurs confins.» Et voyant que les Boeotiens balanceaient, n'étant pas bien resolus ne certains de quel côté ils se devaient ranger, en passant à travers leurs pays, il leur envoya demander lequel ils aimaient mieux, qu'il passât parmi leurs terres à piques dressées, ou à piques baissées. En une assemblée des états de la Grèce, il y eut un Megarien qui parla bravement et audacieusement à lui: il lui dit, «Tes propos mon ami, auraient besoin d'une cité.» voulant dire, qu'il était d'une trop petite et faible ville pour parler si hardiment. Les Corinthiens s'étaient rebellez contre eux, et lui avait amené son armée tout contre les murailles, que les Lacedaemoniens assaillaient assez froidement: mais à l'instant il se leva un liévre de dedans, qui traversa le fossé, et adonc il leur dit,«N'avez vous point de honte Spartiates de douter de tels ennemis, qui sont se paresseux que les liévres dorment dedans l'enceinte de leurs murailles?» étant allé à l'oracle de Samothrace pour en avoir réponse, le prêtre lui dit, qu'il lui confessât ce qu'il avait fait de plus méchant cas en toute sa vie: Il lui demanda, si c'était lui ou les Dieux qui lui commandassent de ce faire: le prêtre lui répondit, que c'étaient les Dieux qui lui commandaient: «Retire toi doncques un peu arrière, et je le dirai aux Dieux, s'ils le me demandent.» Un Persien lui demandait, quelle sorte de gouvernement il prisait le plus: «Celle, dit-il, qui ordonne aux lâches et aux vaillants tel loyer comme il leur appartient.» Un autre lui disait, que par tout il le louait, et le défendait en toutes compagnies: «J'ai, dit-il, deux boeufs en ma mestairie qui ne parlent point ni l'un ni l'autre: mais je ne laisse pas de savoir pourtant lequel besogne bien, et lequel ne fait rien qui vaille.» A un autre qui lui disait plusieurs paroles injurieuses, «Vomy hardiment, étranger mon ami, vomy hardiment et souvent, ne t'y épargne pas, pour voir si tu pourrais vider ton âme des maux et méchancetez dont elle est pleine.» Depuis étant venu à mourir, il sourdit quelque différent entre les alliés de Lacedaemone touchant quelques affaires: et pour en savoir la vérité, Agesilaus alla en la maison de Lysander visiter les papiers qui en faisaient mention, là où entre autres il trouva une harangue, par laquelle il suadait à ceux de Sparte, d'ôter la Royauté aux familles des Euryprotides et des Agides, et la remettre librement à l'election des citoyens, pour elire de toute la ville ceux qui se seraient trouveés les plus gens de bien, afin que l'on ne fut plus obligé d'elire quelqu'un de la race d'Hercules, ains que ce fut un loyer que l'on pût deferer à celui qui en vertu ressemblerait plus à Hercules, attendu mêmement que c'était par le moyen d'icelle, que l'on lui avait attribué honneurs tels qu'aux Dieux. Agesilaus fut entre-deux de publier cette oraison-là, pour faire connaître à ceux de Sparte que Lysander avait été autre que l'on ne l'estimait: et quant et quant aussi pour mettre en soupçon ceux qui étaient demeurés de ses amis: mais l'on dit que Cratidas, qui était lors le premier des Ephores, craignant que si cette harangue venait à être lue et publiée, elle ne persuadât ce qu'elle pretendait, retint Agesilaus, et le garda de ce faire, lui disant qu'il ne fallait point deterrer Lysander, mais plutôt enterrer quant et lui son oraison, tant elle était ingenieusement et artificiellement composée pour persuader. Il y avait des gentils-hommes de la ville qui durant sa vie avaient poursuivi ses filles en mariage, et puis après sa mort, quand on trouva qu'il était demeuré pauvre, s'en étaient desdits: les Ephores les condamnèrent en grosses amendes, pource qu'ils lui avaient fait la cour pendant qu'ils l'avaient estimé riche, et puis quand ils l'avaient trouvé juste et homme de bien par sa pauvreté, ils n'en avaient plus tenu compte. Namertes étant envoyé <p 222r> ambassadeur quelque part, il y eut un de ceux où il était envoyé qui lui dit, qu'il le tenait et réputait pour homme bienheureux, d'autant qu'il avait beaucoup d'amis: il lui demanda, s'il savait bien la preuve, à laquelle on connaissait si l'on avait beaucoup d'amis: l'autre lui dit que non, mais qu'il le priait de la lui enseigner: «C'est, dit-il, adversité.» Nicander répondit à quelqu'un qui lui rapportait que les Argiens médisaient de lui: «Aussi en sont-ils châtiés et punis de médire des gens de bien.» Et à celui qui l'interrogeait, pourquoi les Lacedaemoniens portaient longs cheveux, et laissaient croître leurs barbes: «Pour ce, dit-il, que c'est le plus beau parement que saurait porter l'homme, et qui coûte le moins, et si lui est propre.» Un Athenien lui dit quelquefois en devisant ensembles, «Vous autres Lacedaemoniens Nicander, aimez trop l'oisiveté:» «Tu dis la vérité, répondit-il, mais nous ne travaillons pas à chose de néant comme vous.» Panthoïdas étant envoyé ambassadeur en Asie, ceux du pays lui montraient par singularité une ville fermée de fortes et hautes murailles: «Par les Dieux, dit-il, mes amis, c'est un beau serrail à tenir des femmes.» En l'école de l'Academie des philosophes devisaient et discouraient de plusieurs beaux et bons propos, et après avoir achevé lui demandèrent, «Et bien Seigneur Panthoïdas, que vous semble-il de ces discours-là? «Que m'en saurait-il sembler, dit-il, autre chose, sinon qu'ils sont beaux et bons, mais au demeurant inutiles, pource que vous n'en faites rien Pausanias le fils de Cleombrotus répondit aux habitants de l'Île de Delos, qui querellaient et plaidaient de la proprieté de l'île, à l'encontre des Atheniens, alléguans, que par une ancienne loi, de tout temps observée en leur pays, ni les femmes n'enfantent dedans l'île, ni les morts n'y sont ensevelis: «Comment doncques est-elle votre pays, si pièce de vous n'y nasquit oncques, ne n'y fut jamais enseveli?» Les bannis d'Athenes le sollicitaient de mener son armée contre les Atheniens: et pour plus l'irriter à ce faire, lui disaient qu'il n'y avait eu que les Atheniens seuls qui l'eussent sifflé, lors qu'il fut déclaré vainqueur en la fête des jeux Olympiques. «Or que pensez vous, dit-il, qu'ils feront quand nous leur aurons fait mal, puis qu'ils nous ont sifflez quand nous leur avons fait du bien?» Un autre lui demanda pourquoi ils avaient fait le poète Tyrtaeus leur citoyen: «A fin, dit-il, qu'il ne fut point trouvé, qu'un étranger eût jamais été notre capitaine.» Il y avait un fort débile et fluet de corps, qui néanmoins mettait en avant qu'il fallait faire la guerre aux ennemis, et les combattre par mer et par terre: «Veux-tu point, dit-il, te dépouiller, afin que l'assistance voie, quel étant, tu nous conseilles de combattre?» Quelques uns s'émerveillaient en voyant les dépouilles des corps barbares, après qu'ils avaient été tués, de la somptuosité et grande valeur d'iceux: «Il eût été meilleur, dit-il, que eux eussent beaucoup valu, que non pas leurs habillements.» Après la victoire que les Grecs gagnèrent contre les Perses devant la ville de Platée, il commanda que l'on le servît du souper que les Perses avaient fait apprêter pour eux, lequel étant plantureux et somptueux à merveilles: «Par les Dieux, dit-il, il faut bien dire que les Perses sont bien gourmands, vu qu'ayant tant de vivres, ils venaient encore pour nous manger notre gros pain.» Pausanias fils de Plistonax à un qui l'interrogeait, pourquoi il n'était pas loisible en leur pays de remuer aucune des lois ancienes: «C'est, dit-il, pource qu'il faut que les lois soient maîtresses des hommes, et non pas les hommes maîtres des lois.» Et comme étant en la ville de Tegée fugitif de Sparte, il louât les Lacedaemoniens: quelqu'un des assistants lui dit, «Pour quoi doncques n'es-tu demeuré à Sparte, puis qu'ils sont si gens de bien? et pourquoi t'en es-tu fui?» «Pour ce dit-il, que les médecins n'ont pas accoutumé de se tenir là où les hommes sont sains, mais là où ils sont malades.» Quelqu'un lui demanda, «Comment pourrons nous venir à bout de défaire ces Thraciens?» «Si nous choisissons le plus vaillant homme pour notre capitaine.» Un médecin le regardait <p 222v> et considérait, et après l'avoir bien regardé lui dit, «Tu n'as point de mal:» «C'est, dit-il, pource que je n'use point de toi.» Ses amis le reprenaient de ce qu'il disait mal d'un médecin, duquel il n'avait jamais fait preuve aucune, et n'en avait jamais reçu déplaisir: «Si j'en avais fait preuve, dit-il, je ne serais pas ores vivant.» Et comme le médecin lui dît, «Tu es devenue vieil:» «Oui, dit-il, pource que je ne me suis pas servi de toi pour médecin.» Il soûlait aussi dire, Que le meilleur médecin était celui, qui ne laissait point pourrir ses patiens, ains les mettait bientôt en terre. Paedaretus répondit à l'un de ses compagnons qui lui disait, «Nos ennemis sont en grand nombre:» «Nous en acquerrons tant plus d'honneur, car nous en tuerons davantage.» Voyant un qui de sa nature etait lâche et couard, mais qui au demeurant était loué de ses citoyens, d'autant qu'il était homme modeste: «Il ne faut, dit-il, louer ni les hommes pour être semblables aux femmes, ni les femmes pour ressembler aux hommes, si d'aventure la femme par quelque occasion n'y est contrainte.» ayant failli à être reçu au conseil des trois cents, qui était le degré le plus honorable de toute la Chose publique, il se partit de l'assemblée tout riant et tout gai. Les Ephores le renvoyèrent querir, et lui demandèrent pourquoi il riait: «Pour ce, dit-il, que je m'éjouis avec notre ville, de ce qu'elle a trois cents hommes plus gens de bien que moi.» Plistarchus fils de Leonidas répondit à un qui l'enquérait, pourquoi ils n'avaient pris la denomination de leur famille du nom de leurs premiers Rois, ains des derniers: «Pour ce, dit-il, que ces premiers-là ont mieux aimé être chefs, que Rois: mais leurs successeurs, non.» Il y avait un advocat qui en plaidant ne cessait jamais de dire quelques gaudisseries, et quelques traits de risée. «Mon ami, lui dit-il, tu ne te donneras garde, qu'en voulant ainsi faire rire les autres à tout propos, tu te trouveras ridicule et moqué toi-même, ne plus ne moins que ceux qui luictent souvent, deviennent à la fin bons lutteurs.» On lui rapporta un jour que un certain médisant qui détractait de tout le monde, disait bien de lui: «Je m'en ébahi, dit-il, si ce n'est que quelqu'un lui ait rapporté que je sois mort: car quant à lui, il ne sut oncques dire bien de personne vivante.» Plistonax fils de Pausanias, comme un certain Orateur Athenien appellât les Lacedaemoniens ignorans: «Tu dis vrai, lui répondit-il, car nous sommes seuls entre tous les Grecs, qui n'avons rien appris de mal de vous.» Polydorus fils d'Alcamenes dit à un qui ordinairement ne faisait que menasser les ennemis, «Ne t'aperçois tu pas que tu consumes la plupart de ta vengeance en ces menasses?» Il menait une fois l'armée de Lacedaemone contre la ville de Messene: quelqu'un lui demanda s'il aurait bien le coeur de faire la guerre à leurs frères: «Non, dit-il, mais je vais en la terre qui n'a pas encore été partagée aux lots.» Les Argiens après la déconfiture de leurs trois cents hommes, qui combattirent contre autres tant de Lacedaemoniens, furent encore tous défaits en bataille rangée: au moyen de quoi les alliés et confederés sollicitaient Polydorus de ne laisser pas échapper une si belle occasion, ains d'aller tout de ce pas donner l'assaut à la muraille de leur ville et la prendre, ce qui lui serait lors très facile, attendu que les hommes avaient été tués, et n'y était demeuré que les femmes dedans. Il leur répondit, «Il m'est tourné à grande gloire d'avoir vaincu et défait en bataille mes ennemis, en combattant de pair à pair: mais étant venu combattre seulement pour nos confins, et puis convoiter de prendre encore et gagner leur ville, je ne trouve pas que ce soit chose juste: car je suis venu pour recouvrer ce qu'ils occupaient de notre terre, non pas pour leur ôter et saisir leur ville.» étant enquis pourquoi les Lacedaemoniens s'exposaient ainsi hardiment aux périls de la guerre: «Pour ce, dit-il, qu'ils ont appris à avoir honte, et non pas crainte de leurs supérieurs.» Polycratidas ayant été envoyé avec d'autres en ambassade devers les Lieutenants du Roi de Perse, comme eux leur demandassent s'ils venaient de leur propre mouvement, ou s'ils étaient envoyez du public: «Si nous obtenons ce que nous demandons, <p 223r> dit-il: c'est de la part du public que nous venons, si non, c'est de notre propre mouvement.» Phoebidas un peu devant la bataille Leuctrique, comme quelques-uns dissent, «Ce jour ici montrera qui sera homme de bien:» «C'est doncques, dit-il, un jour qui vaut beaucoup, s'il a la puissance de montrer qui est homme de bien, ou non.» Sous, à ce que l'on dit, étant un jour assiegé fort à détroit par les Clitoriens, en un lieu âpre où il n'y avait point d'eau, leur fit offre de leur rendre toutes les terres qu'il avait conquises sur eux, moyennant qu'il bÛt lui et toute sa compagnie en une fonteine qui était assez près de là. Les Clitoriens le lui accordèrent, et fut l'appointement ainsi juré entre eux. Si fit donc assembler ses gents, et leur déclara s'il y avait aucun d'eux qui se voulût abstenir de boire, qu'il lui céderait et donnerait sa Royauté: il n'y eut pas un en toute la troupe qui s'en pût garder, tant ils étaient pressez de la soif, ains burent tous à bon esciant, excepté lui, qui descendant tout le dernier, ne fit autre chose que seulement se rafraîchir et arroser un petit par dehors en présence des ennemis mêmes, sans boire une seule goutte: au moyen dequoi il ne voulut point rendre les terres depuis, comme il avait promis, alléguant qu'ils n'avaient pas tout bu. Telecrus répondit à quelqu'un qui se plaignait à lui de ce que son père médisait toujours de lui, «S'il n'en fallait médire, il ne le ferait pas.» Son frère aussi se mécontentait de ce que les citoyens ne se deportaient pas en son endroit comme ils faisaient envers lui, combien qu'ils fussent nés de même père et de même mère, ains le traitaient plus iniquement: «C'est, dit-il, pource que tu ne sais pas comporter un tort comme je fais.» étant enquis pourquoi la coutume était en leur pays, que les jeunes se lavassent de leurs sieges au-devant des vieux: «C'est, dit il, à fin qu'en faisant cet honneur à ceux qui ne leur appartiennent point, ils apprennent à en honorer davantage leurs peres et meres.» A un autre qui lui demandait, combien il avait de biens: «Je n'en ai, dit-il, pas plus qu'il m'en faut.» Charillus enquis, pourquoi Lycurgus leur avait fait si peu de lois: «Pour ce, dit-il, qu'il ne faut pas beaucoup de lois à ceux qui ne parlent guères.» Un autre lui demandait, pourquoi ils faisaient sortir les filles en public à visage découvert, et les femmes voilées: «Pour ce, dit-il, qu'il faut que les filles trouvent mari, et que les femmes gardent celui qu'elles ont.» Un des Ilotes se portant quelquefois par trop audacieusement envers lui, il lui dit, «Si je n'étais courroucé, je te tuerais tout à cette heure.» On lui demanda quelle sorte de gouvernement il estimait la meilleure: «Celle, dit-il, où plusieurs s'entremettants des affaires de la Chose publique, sans querelle ne sédition, font à l'envi à qui sera plus vertueux.» A un autre qui l'interrogeait, pourquoi l'on faisait à Sparte les images de tous les Dieux armées: «A fin, dit-il, que ce que l'on reproche aux hommes couards ne leur puisse convénir, et que les jeunes hommes ne fassent jamais prière aux Dieux sans leurs armes.» Les Samiens avaient envoyé des Ambassadeurs à Sparte, lesquels furent un peu longs en leurs harangues: après qu'ils eurent achevé de dire, les Seigneurs Spartiates leur répondirent, «Nous avons oublié le commencement, et n'avons pas entendu la fin, pource que nous avons oublié le commencement.» Ceux de Thebes leur contredisaient bravement en quelque dispute: Ils leur répondirent, «Il faut que vous ayez ou moins de coeur, ou plus de puissance.» On demanda quelquefois à un Laconien, pourquoi il laissait croître sa barbe si fort longue: «à fin, dit-il, que voyant mon poil blanc, je ne face rien indigne de cette blancheur chenue.» Un autre entendait que l'on louait des hommes comme de très vaillants combattants: «Devant Troie la grande,» dit-il. Un autre oyant dire qu'en quelques villes on contraignait les hommes de boire après qu'ils avaient soupé: «Les contraint-on point aussi, dit-il, de manger?» Le poète Pindare en l'un de ses Cantiques appelle la ville d'Athenes, le soutenement de la Grèce: «Elle tombera doncques bientôt, dit un Laconien, si elle est soutenue d'un tel pillier.» Un autre <p 223v> regardait un tableau paint, où il y avait des Atheniens qui tuaient des Lacedaemoniens: et comme quelqu'un des assistants eût dit, «Ils sont vaillants hommes ces Atheniens ici:» «Oui, dit-il, en painture.» Quelqu'un semblait prendre plaisir et ajouter foi à des injures que l'on disait calomnieusement et faussement contre un Laconien: Il lui dit, «Cesse de prêter tes oreilles contre moi.» Un autre que l'on punissait, allait criant, «Hélas si j'ai failli, ce a été malgré moi:» un Laconien lui répondit, «Aussi est-ce malgré toi que l'on te punit.» Un autre voyant des hommes qui s'en allaient aux champs assis dedans des coches: «J'à Dieu ne plaise, dit-il, que je me seie jamais en siege, dont je ne me puisse lever au-devant d'un plus âgé que moi.» Quelques passants de la ville de Chios étant venus voir la ville de Sparte s'enivrèrent très bien: et après souper étant allez voir l'auditoire des Ephores, rendirent leurs gorges dedans, et qui plus est, firent leurs affaires sur les chaires mêmes où se seaient les Ephores. Le lendemain les Spartiates firent du commencement une extreme diligence d'enquérir qui l'avait fait, pour savoir si c'étaient point quelques-uns de la ville: mais quand ils entendirent que c'étaient ces passants de Chios, ils firent alors proclamer à son de trompe, qu'ils permettaient à ceux de Chios d'être vilains. Un autre Laconien voyant que l'on vendait au double les amendes sèches: «Comment, dit-il, y a-il ici faute de pierres?» Un autre ayant plumé un rossignol, et l'ayant trouvé fort menu de corps: «Certainement, dit-il, tu es une voix, et non autre chose.» Un autre Laconien regardant Diogenes le philosophe Cynique au coeur d'hiver, qu'il gelait à pierres fendant, ambrassant tout nud une statue de bronze, lui demanda s'il avait pas grand froid: l'autre lui dit, que non: «quelle grande merveille fais-tu donc?» Un Laconien reprochait quelquefois à un natif de la ville de Metaponte, qu'ils étaient lâches et couards comme femmes: «Si est-ce, dit le Metapontois, que nous tenons beaucoup de terres d'autrui:» «Comment, lui répliqua le Laconien, vous n'êtes doncq pas couards seulement, mais injustes aussi.» Un passant étant venu à Sparte pour voir la ville, se tenait debout sur un pied bien longuement, et disait à un Laconien, «Tu ne te saurais ainsi tenir debout sur un pied aussi longuement que moi:» «Non pas moi, dit-il, mais il n'y a oison qui n'en fît autant.» Quelqu'un se glorifiait d'être bon Rhetoricien, pour faire accroire ce qu'il voulait: «Par les Dieux jumeaux, dit-il, il ne fut jamais art ni ne sera aussi, qui ne soit conjointe avec vérité.» Un Argien se vantait qu'il y avait en leur ville beaucoup de sepultures des Lacedaemoniens. «Au contraire, répondit le Laconien, nous n'en avons chez nous pas une des Argiens.» voulant dire que les Lacedaemoniens étaient par plusieurs fois entrés à main armée dedans le pays d'Argos, et les Argiens jamais en celui de Sparte. Un Laconien ayant été pris prisonnier de guerre, ainsi qu'on le vendait à l'encan, le crieur dit à haute voix, «A vendre un Laconien:» il lui mit la main au-devant de la bouche, lui disant: «Crie, un prisonnier.» Quelqu'un des soudards qui était à la soude de Lysimachus, comme Lysimachus lui demandast, «Es-tu point un des Ilotes de Lacedaemone?» «Et penses-tu, répondit il, qu'un Laconien daignât venir à la soude de quatre oboles par jour?» Après que les Thebains eurent défait les Lacedaemoniens en la journée de Leuctres, ils entrèrent dedans le pays de Lacedaemone jusques à la rivière même d'Evrotas: et quelqu'un d'entre eux se glorifiant commença à dire, «Où sont-ils maintenant ces braves Laconiens, où sont-ils» un Laconien lui répondit, «Ils n'y sont pas, car s'ils y fussent, vous ne seriez pas venus jusques ici.» Lors que les Atheniens rendirent leur ville propre à la discrétion des Lacedaemoniens, ils requirent qu'au moins on leur laissât l'Île de Samos: et les Laconiens leur répondirent, «Lors que vous n'êtes pas à vous mêmes, vous demandez à avoir les autres:» dont est venu le proverbe commun, duquel on use par la Grèce,
celui, qui n'est à soi, demande
<p 224r> Que de Samos l'Île on lui rende.
Les Lacedaemoniens prirent quelquefois une ville d'assault à vive force: quoi entendu, les Ephores dirent: «Voilà l'exercice de nos jeunes gens perdu, ils n'auront plus d'adversaires désormais, contre lesquels ils s'exercitent.» Un de leurs Rois leur envoya promettre qu'il ruinerait de fond en comble, s'ils voulaient, une autre certaine ville, qui par plusieurs fois avait donné beaucoup d'affaires à ceux de Lacedaemone: Ils ne le voulurent pas permettre, ains lui mandèrent: «N'ôte pas la queue qui aiguise les coeurs de nos jeunes gens.» Ils ne voulurent jamais qu'il y eût des maîtres qui enseignassent aux jeunes gens à luicter: «A fin, disaient-ils, que ce soit une jalousie, non d'artifice, mais de force et de vertu parmi eux.» Et pourtant quand on demanda à Lysander, comment Charon l'avait terrassé et vaincu à la lutte: «A force de ruse et d'artifice,» dit-il. Philippus Roi de Macedoine, avant que d'entrer en leur pays leur écrivit, lequel ils aimaient le mieux, qu'il y entrât comme ami, ou comme ennemi: ils lui répondirent, «Ne l'un, ne l'autre.» ayants envoyé un ambassadeur devers Demetrius le fils d'Antigonus, et étant advertis qu'il l'avait appelé Roi en parlant à lui, ils le condamnèrent en l'amende à son retour, encore qu'il leur apportât en don de lui, en temps d'extreme famine, une mine de bled pour chaque tête de leur ville. Il advint à un méchant homme de mettre en avant un très bon conseil: ils approuvèrent bien son avis, mais ils ne le voulurent pas recevoir comme venant de sa bouche, ains le firent proposer par un autre homme de bonne vie. Deux frères avaient querelle et debattaient ensemble: les Ephores condamnèrent leur père à l'amende, de ce qu'il endurait que ses enfants eussent querelle ensemble. Un musicien étranger passant par là fut aussi par eux condamné en une amende, pource qu'il touchait les chordes de sa cithre avec les doigts. Deux garçons se battaient l'un contre l'autre: l'un d'eux donna à son compagnon un coup mortel d'une faucille: et comme il était bien près de rendre l'esprit, ses autres compagnons lui promettaient qu'ils vengeraient sa mort, et qu'ils feraient mourir celui qui l'avait ainsi blessé: «Non faites, leur dit-il, je vous en prie au nom des Dieux, pource qu'il n'est pas juste: car je lui en eusse autant fait si j'eusse frappé le premier, et que j'eusse été gentil compagnon.» Un autre jeune enfant, étant la saison, en laquelle il était permis aux jeunes garçons libres de dérober tout ce qu'ils pouvaient, mais était réputé à chose bien infâme et laide d'être surpris sur le fait: ses compagnons ayants dérobbé un petit regnardeau vif, le lui baillèrent à garder: ceux qui l'avaient perdu, vindrent pour le chercher, et lui l'avait caché dessous sa robe: la bête s'irrita, et lui rongea le côté jusques aux intestins: ce qu'il endura patiemment sans se bouger, de peur qu'il ne fut découvert: mais après que les autres s'en furent allés, et que ses compagnons vîrent l'outrage que le regnardeau lui avait fait, ils l'en tancèrent, disants, qu'il valait beaucoup mieux produire et montrer le regnardeau, que de la cacher ainsi jusques à la mort: «Non faisait, dit-il, car il valait mieux mourir en toutes les douleurs du monde, que d'être découvert par lâcheté de coeur, pour sauver honteusement sa vie.» Quelques uns rencontrèrent sur le chemin par les champs des Laconiens, ausquels ils dirent, «Vous êtes bienheureux d'être arrivés à cette heure, car les voleurs ne font que de partir d'ici:» «Par le Dieu Mars, répondirent-ils, nous ne sommes point plus heureux pour cela: mais bien eux, de n'être point tombés en nos mains.» On demanda quelquefois à un Laconien, ce qu'il savait faire: il répondit, «être libre.» Un jeune enfant Spartiate ayant été pris prisonnier par le Roi Antigonus, et vendu parmi les autres, obéissait à celui qui l'avait acheté en toutes chosses qu'il estimait être convenables à un homme libre: mais quand il lui commanda de lui apporter le pot à pisser, il ne le peut endurer, ains dit, «Je ne te servirai point de cela:» et comme son maître l'en pressast, il s'en alla monter sur la couverture du logis, en <p 224v> disant, «Tu sentiras ce que tu avais acheté:» et se jetant du haut en bas, il se tua. Un autre que l'on vendait, comme celui qui l'achetait lui dît, «Seras-tu homme de bien si je t'achete?» «Oui, dit-il, encore que tu ne m'achetes point.» Un autre que l'on vendait, comme le crieur proclamast, à vendre l'esclave: «Malheureux que tu es, dit-il, diras-tu, le prisonnier?» Un Laconien avait sur sa rondelle pour son enseigne une mouche painte, non point plus grande que le naturel, et quelques-uns s'en moquants de lui, disaient qu'il avait pris cette enseigne-là, à fin de n'être point connu: «Mais au contraire, dit-il, c'est à fin d'être mieux remarqué: car je m'approche si près des ennemis, qu'ils peuvent bien voir combien ma marque est grande.» Un autre, comme on lui eût présenté à la fin d'un banquet une lyre pour en sonner, selon la coutume de toute la Grèce: «Les Laconiens, dit-il, n'ont point appris de forâtrer.» On demanda quelquefois à un Spartiate, si le chemin pour aller à Sparte était bien seur: il répondit, «Selon que l'on y va: car ceux qui y viennent comme lions, y sont mal traités: mais les liévres, nous les gardons à l'ombre sous la fueillée.» En une prise de lutte, un Laconien étant saisi au collet, faisait en vain tout ce qu'il pouvait pour s'en despestrer, car l'autre le tirait en terre: le Laconien se sentant plus faible de reins, et tout prêt à donner du nez en terre, mordit bien étroit le bras de celui qui le pressait: l'autre se prit à crier, «Hó Laconien tu mords comme les femmes:» «Non fais, dit-il, mais comme les lions.» Un Laconien boiteux allait à la guerre, dont quelques-uns se moquaient: mais il leur dit, «Il ne faut point de gens qui fuient à la guerre, mais qui tiennent bon, et gardent bien leur rang.» Un autre étant blecé d'un coup de flèche à travers le corps, sur le point qu'il rendait son âme, «Il ne me fâche point de mourir, dit-il, mais bien de ce que je meurs par la main d'un archer efféminé, avant que d'avoir rien fait de ma main.» Un autre arrivant en une hostellerie pour loger, bailla à l'hostellier une pièce de chair pour accoutrer à souper: l'hostellier lui demanda encore du formage et de l'huile: «A quel propos, dit-il: si j'avais du formage, je n'aurais que faire d'autre viande.» Un autre entendant louer et réputer grandement heureux le marchand nommé Lampis, natif de la ville d'Aegine, pource qu'il était fort riche, et avait plusieurs grands vaisseaux sur la mer: «Je ne fais point compte, dit-il, d'une telle félicité, qui est attachée à des cordes.» Un autre répondit à quelqu'un qui lui disait, «Tu mens Laconien:» «Nous sommes libres aussi, dit-il: les autres, s'ils faillent à dire vérité, sont bien châtiés.» Un autre se travaillait à faire tenir un corps mort debout sur ses pieds: mais il n'y avait ordre: et voyant qu'il n'en pouvait venir à bout, «Par Jupiter, dit-il, il faut qu'il y ait quelque chose dedans.» Tynnichus Laconien, son fils lui ayant été tué à la guerre, supporta sa mort vertueusement, et en fut fait un tel Epigramme:
On rapporta, Thrasybulus, ton corps
Dants ton pavois étant l'âme dehors,
Que ceux d'Argos en avaient dechassee
Avec sept coups de mortelle faussée,
Tous par devant: Et ton père constant
Vieillard nommé Tynnichus, le mettant
Dedants le feu, plein de sang, le visage
Tout sec, usa de ce mâle langage:
C'est des couards qu'il faut pleurer la mort,
Non pas de toi, mon enfant, qui es mort
Comme mon fils, en vrai homme de bien,
Et comme vrai Lacedaemonien.
Le maître des étuves où Alcibiades s'étuvait et lavait, lui versait dessus beaucoup d'eau plus qu'aux autres: et comme il demandast, «Que veut dire cela?» un Laconien <p 225r> qui là était, lui dit, «Il voit bien que tu n'es pas net, mais bien ord et sale, Voilà pourquoi il te donne plus d'eau.» Quand Philippus de Macedoine entra à main armée dedans la Laconie, on pensait que tous les Lacedaemoniens fussent perdus, et y eut quelque Grec qui dit à l'un des Spartiates: «O pauvres Laconiens, que ferez vous maintenant?» «Que ferions nous, dit le Laconien, autre chose, que mourir vaillamment? car nous sommes seuls entre les Grecs qui avons appris de demeurer libres, et ne servir jamais à personne.» Après la défaite du Roi Agis, Antipater leur demandait pour otages cinquante enfants. Eteocles qui lors était l'un des Ephores lui répondit, qu'il ne lui baillerait point d'enfants, de peur qu'ils ne devinssent malconditionnés, pour n'avoir pas été nourris en la discipline de leur pays, sans laquelle ils ne seraient pas même citoyens, mais qu'il lui baillerait des femmes ou des vieillards s'il voulait deux fois autant: et comme il les menassât qu'il leur ferait du pis qu'il pourrait, ils répondirent tous unaniment, «Si tu nous commandes choses plus grièves que la mort, nous en mourrons tant plus facilement.» Un vieillard désirant voir l'ébattement des jeux Olympiques, ne pouvait trouver place à s'asseoir, et passant par devant beaucoup de lieux, on se gaudissait et se moquait de lui, sans que personne le voulût recevoir, jusques à ce qu'il arriva à l'endroit où étaient les Lacedaemoniens assis, là où tous les enfants, et beaucoup des hommes, se levèrent au-devant de lui, et lui cedèrent leur place. Toute l'assemblée des Grecs remarqua bien cette honnête façon de faire, et avec battements de mains déclarèrent qu'ils la louaient grandement: adonc le pauvre vieillard
Croulant sa tête et sa barbe chenue,
en plorant: «Hé Dieux, dit-il, que de maux. On voit bien que tous les Grecs entendent bien ce qui est honnête, mais il n'y a que les Lacedaemoniens seuls qui le fassent.» Aucuns écrivent que le même advint à Athenes à la fête et solennité que l'on appelle Panathenaées, là où ceux d'Attique firent honte à un pauvre vieillad qu'ils avaient eux-mêmes appelé, comme pour lui donner place, et puis quand il fut venu, ils ne lui en baillèrent point, ains se moquèrent de lui: mais après que ayant passé par devant presque tous les autres, il fut arrivé à l'endroit où étaient assis les ambassadeurs de Lacedaemone, ils se levèrent tous de leurs sieges au-devant de lui, et lui donnèrent place entre-eux. Le peuple ayant pris grand plaisir à leur voir faire cet acte, leur applaudit des mains bien clairement, avec grande demontration de l'avoir fort approuvé: et adonc quelqu'un des Spartiates qui là étaient, «Par les Dieux jumeaux, les Atheniens, dit-il, entendent bien de qui est bon et honnête, mais ils ne le font pas.» Un belistre demanda quelquefois l'aumosne à un Laconien, qui lui dit, «Voire-mais si je la te donne, tu mendieras encore plus: et le premier qui la te donna, a été cause de cette vilaine vie que tu menes maintenant, t'ayant rendu paresseux et truand.» Un autre voyant un questeur qui allait questant pour les Dieux comme il disait: «Je n'ai, dit-il, que faire de Dieux qui soient plus pauvres que moi.» Un Laconien ayant surpris un adultère avec une laide femme: «Malheureux, dit-il, qui te contraignoit?» Un autre ayant ouï un Orateur qui tirait de longues traînées de paroles: «Par les Dieux jumeaux, dit-il, Voilà un vaillant homme, il tourne-vire bien sa langue sans aucun propos.» Un qui passait par Lacedaemone, y remarqua entre autres choses le grand honneur que y portaient les jeunes aux vieux, et dit, «Il n'y a que Sparte où il soit expédient de vieillir.» On demanda quelquefois à un Spartiate, quel poète était Tyrtaeus: «Bon, dit-il, pour aguiser les courages des jeunes gens.» Un autre ayant grand mal aux yeux s'en alla à la guerre: et comme les autres lui dissent, «Où veux-tu aller en l'état que tu es? que penses-tu faire?» «Quand je ne ferai autre chose, dit-il, pour le moins je reboucherai d'autant l'épée de l'ennemi.» Buris et Spertis deux Lacedaemoniens se partirent volontairement du pays, et s'en allèrent <p 225v> devers Xerxes le Roi de Perse, s'offrir à endurer la peine que les Lacedaemoniens avaient méritée par sentence de l'oracle des Dieux, pour avoir occis les heraults que le Roi leur avait envoyés: et étant arrivés devers lui, lui dirent, qu'il les fît mourir de telle sorte de supplice que bon lui semblerait en acquit des Lacedaemoniens. Le Roi émerveillé de leur vertu, non seulement leur pardonna la faute, mais encore les pria de demeurer avec lui, leur promettant de leur faire bon traitement. «Et comment, dirent-ils, pourrions nous vivre ici, en abandonnant notre pays, nos lois, et de tels hommes, que pour mourir pour eux nous avons volontairement entrepris un si lointain voyage?» Et comme l'un des Capitaines de Roi, nommé Indarnes, les en priât davantage, en leur disant qu'ils seraient en même degré de credit et d'honneur qu'étaient les plus favorisés et les plus avancés auprès du Roi: ils lui dirent, «Il nous semble que tu ne sais pas que c'est de liberté: car qui sait bien que c'est, s'il a bon jugement, ne l'échangerait pas avec le Royaume de Perse.» Un Laconien allant par pays arriva en un lieu où il avait un hoste ancien, qui le premier jour se détourna de lui, pour ne le loger point, d'autant qu'il n'avait point de lits en sa maison, mais le lendemain en ayant loué ou emprunté, il le reçut magnifiquement: le Laconien monta dessus ces lits, et les foula aux pieds en disant, «Ces méchants lits furent cause hier, que je n'ai pas eu seulement de la natte à coucher et dormir la nuit passée.» Un autre étant arrivé en la ville d'Athenes, et là ayant vu que les uns des citoyens allaient par la ville criants des poissons sallés à vendre, les autres de la chair, les autres tenaient les gabelles, les autres faisaient métier de tenir des bordeaux, et de exercer plusieurs autres choses vilaines et déshonnêtes, et de n'estimer rien sale ni laid, quand il fut de retour en son pays, et que ses citoyens lui demandèrent, comment se portait tout à Athenes: «Le mieux du monde, dit-il en se moquant, tout y est honnête.» voulant leur donner à entendre, que tous moyens de gagner étaient tenus pour honnêtes à Athenes, et rien vilain ni déshonnête. Un autre étant interrogé de quelque chose, répondit, «Non:» et comme celui qui l'avait interrogé lui dît, «Tu mens:» le Laconien lui répliqua, «Vois-tu donc, comme tu es un fol, de me demander ce que tu sais bien?» Quelques Laconiens furent une fois envoyés ambassadeurs devers le tyran Lygdamis, lequel remettait de jour à autre, et reculait à leur donner audience: et à la fin on leur dit, qu'il se trouvait un peu maldisposé: les ambassadeurs dirent à celui qui leur faisait ce rapport, «dites lui, de par les Dieux, que nous ne sommes pas venus pour luicter, mais pour parler seulement avec lui.» Quelque sacrificateur recevait un Laconien és cérémonies de quelque religion: et avant que de l'y recevoir lui demandait, Quel péché il avait sur sa conscience le plus grief qu'il eût jamais commis: «Les Dieux le savent bien,» répondit le Laconien. Et comme le sacrificateur le pressât de plus en plus, en lui protestant qu'il était force qu'il le dît: le Laconien lui demanda, «A qui faut-il que je le dise, à toi, ou à Dieu?» «A Dieu,» dit l'autre. «Retire toi doncques arrière de moi,» dit le Laconien. Un autre passant de nuit à travers un cimetiere, pensa voir quelque fantasme d'esprit devant lui: il court droit-là, comme pour l'enserrer avec sa javeline, et en poussant dit, «Où me fuis-tu âme que je ferai mourir deux fois?» Un autre avait voué qu'il se jetterait du haut de la roche de Leucade en la mer: il y monta, et s'en retourna après qu'il eut vu la grande hauteur: et comme on le lui reprochast, «Je ne savais, dit-il, pas, que ce voeu-là avait besoin d'un autre plus grand voeu.» Un autre en la bataille ayant déjà haulsé l'épée pour donner le coup de la mort à son ennemi qu'il tenait sous lui, quand il oit la trompette qui sonnait la retraite, ne ramena point son coup: et comme quelque autre lui demandast, pourquoi il n'avait tué l'ennemi qu'il avait entre ses mains: «Pource qu'il vaut mieux obéir à son Capitaine, que de tuer son ennemi.» Un Laconien ayant été vaincu à la lutte en <p 226r> la fête des Jeux Olympiques, quelqu'un lui cria, O Laconien, ton adversaire était meilleur que toi: «Meilleur non, dit-il: mais mieux terrassant, Oui.» Quand ils entraient és salles de leurs convives, la coutume était que le plus vieil de la chambrée montrait la porte à chacun des autres, et leur disait, «Il ne sort pas une seule parole par cette porte.» La plus exquise viande qu'ils eussent, était un potage lié qu'ils appellaient le brouet noir, tellement que quand il y en avait, les vieillards ne mangeaient point de chair, ains la laissaient toute aux jeunes gens. Et dit-on que Dionysius le tyran de la Sicile, pour cette cause acheta un cuisinier de Lacedaemone, et lui commanda de lui apprêter de ce brouet sans y rien épargner: mais quand il en eut un peu tâté, il le trouva si mauvais, qu'il rejeta tout ce qu'il en avait pris: et le cuisinier lui dit, «O Sire, pour trouver bon ce brouet il se faut premièrement être exercité à la Laconique tout nud, et bien baigné dedans la rivière d'Evrotas.» Après avoir sobrement bu et mangé en ces convives, ils se retiraient en leurs maisons, sans torche ni lumière, car il ne leur était pas permis d'aller ni là ni ailleurs la nuit avec de la lumière: à fin qu'ils s'accoutumassent à cheminer assurément, sans rien craindre, par tout, la nuit, et en tenebres, sans aucune clarté. Des lettres ils en apprenaient pour la nécessité seulement, et au demeurant bannissaient de leur pays toutes autres sciences aussi bien que tous hommes étrangers: et au reste toute leur étude était d'apprendre à bien obeïr à leurs supérieurs, endurer patiemment tous travaux, et vaincre en combattant ou mourir sur la place. Ils demeuraient tout le long de l'année avec une simple robe seulement, sans saies par dessous, sales et crasseux ordinairement, comme ceux qui ne s'étuvaient ni ne s'oignaient presque jamais, sinon bien peu souvent. Les jeunes garçons et jeunes hommes dormaient ensemble par bandes et par troupes sur des paillasses qu'ils amassaient eux-mêmes, rompants avec les mains, sans aucun ferrement, les cimes des cannes et rouseaux qui croissaient au long des rives de la rivière d'Evrotas, et l'hiver ils mêlaient parmi de la bourre d'une espèce de chardons qu'ils appellaient Lycophanes, pource que l'on estime que cette matière-là ait en soi je ne sais quoi qui échauffe. Il leur était permis d'aimer les enfants de bonne et gentille nature, mais abuser de leurs personnes était tenu pour chose très infâme, comme de gents qui en aimaient le corps, et non pas l'âme: de sorte que qui en était accusé, en demeurait noté d'infamie pour toute sa vie. La coutume était que les vieux demandaient aux jeunes quand ils les rencontraient, où ils allaient, et quoi faire, et les tançaient s'ils faillaient à répondre, ou s'ils allaient bâtissant des excuses: et qui ne tançait celui qui commettait quelque faute en sa présence, était sujet à la même répréhension que celui qui avait failli: même celui qui se courrouçait ou montrait de prendre à mal quand on le reprenait, en était reproché et desestimé. Si d'aventure quelqu'un était surpris en commettant une faute, il fallait qu'il environnât un certain autel de la ville tout alentour, chantant une chanson faite en son blâme et vitupere, qui n'était autre chose que se tancer et arguer soi-même. Et fallait que les jeunes hommes reverassent non seulement leurs propres peres, et se rendissent sujets à eux, mais aussi qu'ils portassent révérence à tous autres vieilles gens, en leur cedant le dessus, et se détournant d'eux par les chemins, en se levant de leurs sieges au-devant d'eux, et s'arrêtant quand ils passaient: et pourtant un chacun commandait non seulement comme aux autres villes à ses propres enfants, à ses propres serviteurs, et disposait de ses propres biens, ains aussi à ceux de son voisin, ne plus ne moins qu'aux siens propres, et s'en servaient comme de choses communes entre eux, à fin qu'ils en eussent soin chacun comme des leurs propres. Et pourtant si un enfant ayant été châtié par un autre l'allait rapporter à son père, c'était honte au père s'il ne lui donnait encore d'autres coups: car par la commune discipline de leurs pays <p 226v> ils s'assuraient, que un autre n'avait rien commandé qui ne fut honnête à leurs enfants. Les jeunes enfants dérobbaient tout ce qu'ils pouvaient de bon à manger, apprenants de jeunesse à dresser embûche dextrement pour surprendre ceux qui dormaient, ou qui ne se tenaient pas bien sur leurs gardes: mais la punition de celui qui était surpris en dérobbant, c'était, qu'il était bien fouetté, et le faisait-on jeuner: car on leur donnait expressément bien fort peu à manger, afin que d'eux-mêmes combattants la nécessité, ils fussent contraints de s'exposer hardiment à tous dangers, et d'inventer toujours quelque ruse et finesse pour en dérober. Mais généralement l'effet, pour lequel leur vivre de tous était fort étroit, c'était afin que de longue main ils s'accoutumassent à n'être jamais pleins, et à pouvoir endurer la faim, pource qu'ils avaient opinion qu'ils en seraient plus utiles à la guerre, s'il apprenaient à pouvoir porter la peine et travailler sans manger, et qu'ils en seraient plus continents, plus sobres, et plus simples, s'il apprenaient à durer long temps à peu de dépense. Bref ils avaient opinion que s'abstenir de manger chair ou poisson apprêté en cuisine, et se passer ou de pain ou de la viande la première venue, rendait les corps des hommes plus sains et plus grands, pource que les esprits naturels n'étant point pressés par trop grande quantité de vivres, ni rebatus contrebas, ni étendus en large, élevaient les corps contremont, et si les faisaient plus beaux, d'autant que les habitudes et complexions grêles et vides obeïssent mieux à la vertu de nature qui forme les membres: là où celles qui sont grasses, pleines et sujettes à beaucoup manger, pour leur pesanteur y resistent. Ils étudiaient aussi à composer de belles chansons, et non pas moins à les chanter, et y avait toujours en leurs compositions ne sais quel aiguillon qui excitait le courage, et inspirait aux coeurs des écoutants un propos délibéré et une ardente volonté de faire quelque belle chose. Le langage était simple, sans fard ni affeterie quelconque, que ne contenait autre chose que les louanges de ceux qui avaient vécu vertueusement, et qui étaient morts en la guerre pour la défense de Sparte, comme étant bienheureux, et le blâme de ceux qui par lâcheté de coeur avaient restivé à mourir, comme vivants une vie misérable et malheureuse: ou bien c'étaient promesses d'être à l'advenir, ou bien vanteries d'être présentement gents de bien, selon la diversité des âges de ceux qui les chantaient: car y ayant és fêtes solennelles et publiques toujours trois danses, celle des vieillards commençant disait,
Nous avons été jadis
Jeunes, vaillants, et hardis.
Celle des hommes suivait après, qui disait,
Nous le sommes maintenant,
A l'épreuve à tout venant.
La troisiéme des enfants venait après, qui disait,
Et nous un jour le serons,
Qui bien vous surpasserons.
Les chants mêmes, à la cadence desquels ils ballaient, et marchaient en bataille au son des flûtes quand ils allaient choquer l'ennemi, étaient appropriés à inciter les coeurs à vaillance, à assurance, et mêpris de la mort: car Lycurgus s'étudia à conjoindre l'exercice de la discipline militaire avec le plaisir de la musique: afin que cette vehemence belliqueuse mêlée avec la douceur de la musique, en fut temperée de bon accord et harmonie: et pourtant és batailles, avant le choc de la charge, le Roi avait accoutumé de sacrifier aux Muses, afin que les combattants eussent la grâce de faire choses glorieuses et dignes de mémoire. Mais si quelqu'un voulait outrepasser un seul point de la musique ancienne, ils ne le supportaient pas: tellement que les Ephores condamnèrent à l'amende Terpander assez grossier à l'antique, mais le <p 227r> meilleur joueur de cithre de son temps, et qui plus prenait de plaisir à louer les faits heroïques: et qui plus est, pendirent sa cithre à un pau, pource qu'il y avait ajouté une seule chorde pour passager et varier la voix un peu davantage: car ils n'approuvaient les chants et chansons, que les plus simples. Et comme Timotheus à la fête Carniene chantât sur sa cithre pour gagner le prix, l'un des Ephores prenant un couteau en sa main, lui demanda de quel côté, du haut, ou du bas, il aimait mieux qu'il coupât les chordes qui étaient de plus que les sept ordinaires. Au demeurant Lycurgus leur ôta toute superstition et vaine crainte des sepultures, leur permettant d'inhumer les morts dedans la ville, et d'avoir les monuments et sepultures alentour des temples des Dieux: et leur ôta et retrancha toutes pollutions de mortuaires: et ne leur permit d'enterrer aucune chose avec les corps, si non de les envelopper dedans un drap rouge avec des feuilles d'olive, et non point plus à l'un qu'à l'autre: aussi leur ôta-il tous epitaphes et inscriptions de sepultures, sinon de ceux qui seraient morts en bataille, et défendit tout deuil et toutes lamentations. Aussi leur interdit-il de voyager en pays étranger, de peur qu'ils n'y apprinssent des moeurs étranges et façons de vivre incorrectes: et par même raison bannit-il tous étrangers de sa ville, de peur que s'il venaient à s'y couler et habituer, ils ne montrassent et enseignassent quelque vice à ses citoyens: et s'il y avait aucun qui ne voulût souffrir la discipline et institution des enfants, ne jouissait point des droits et privileges de bourgeoisie. Et disent aucuns que Lycurgus avait institué, qu'un étranger même qui se voulait soumettre à l'observation de sa discipline, eût une des portions qu'ils avaient dés le commencement ordonnées, mais il ne la pouvait vendre. Leur coutume était de servir et user des serviteurs de leurs voisins, ne plus ne moins que des leurs propres, quand ils en avaient affaire, et autant de leurs chevaux ou de leurs chiens, si les proprietaires n'en avaient eux-mêmes affaire. Aux champs pareillement s'ils se trouvaient avoir besoin d'aucune chose qui fut au logis de leurs voisins, ils allaient librement ouvrir les coffres et les lieux où elle était, et la prenaient, puis refermaient les lieux où ils l'avaient prise. A la guerre ils portaient robes rouges, pource qu'il leur semblait que cette couleur était mieux séante à un homme, et puis pource qu'elle ressemble au sang, elle faisait plus de frayeur à ceux qui ne l'avaient pas accoutumée: joint qu'elle était encore utile, parce que s'il advenait qu'ils fussent blecés, l'ennemi ne le pouvait pas facilement apercevoir, pour la semblance de la tainture au sang. Quand ils avaient vaincu leurs ennemis par quelque ruse et habilité de leur Capitaine, ils sacrifiaient à Mars un boeuf: mais quand c'était par vive force à la découverte, ils immolaient alors un coq, accoutumants par cela leurs Capitaines à être non seulement belliqueux, mais aussi rusez. En leurs prières qu'ils faisaient aux Dieux, ils y ajoutaient, qu'ils peussent supporter une injure: et la somme de leurs prières était, que les Dieux leur donnassent honneur pour bien faire, et rien plus. Ils honoraient Venus armée, et faisaient toutes les images des Dieux, tant mâles que femelles, avec des lances et javelines en leurs mains, comme ayants tous la vertu militaire et guerrière: aussi disaient-ils en commun proverbe, Qu'il faut invoquer la Fortune en étendant la main. voulants dire qu'il faut invoquer les Dieux en entreprenant quelque chose, et mettant la main à l'oeuvre, non pas autrement. Ils montraient à leurs enfants des Ilotes ivres, à fin de les détourner de boire beaucoup de vin. Ils ne frappaient jamais à la porte des maisons, ains appellaient de dehors. Les étrilles dont ils usaient, étaient non de fer, mais de roseau. Ils n'oyaient jamais jouer ni Comoedies ni Tragoedies, à fin qu'ils n'entendissent jamais, ni par jeu ni à bon esciant, contredire aux lois. Le poète Archilochus étant venu à Sparte, ils l'en chassèrent à la même heure, pour autant qu'ils surent qu'il avait fait des vers, desquels il disait, qu'il valait <p 227v> mieux quitter et jeter ses armes, que de mourir.
Fol est qui tant pour un bouclier s'esmaye:
j'ai bien jeté le mien dans une haye,
quoi qu'il fut bon: mais pour me le garder
Je n'ai voulu ma vie hazarder:
Perdu qu'il soit, j'en pourray bien elire
Un autre après qui ne sera jà pire.
Toutes leurs sacrées cérémonies étaient communes autant aux filles comme aux fils. Les Ephores condamnèrent Sciraphidas à l'amende, pour autant que plusieurs lui faisaient tort. Ils firent mourir un qui faisait le penitent public, portant un haire comme un sac sur sa chair, d'autant qu'il y avait de la pourfileure de pourpre en sa haire. Ils tancèrent un jeune garçon qui allait encore aux exercices de la jeunesse, d'autant qu'il savait le chemin de Pyles, où se tenait l'assemblée des états de la Grèce. Ils chassèrent de leur ville un Rhetoricien nommé Cephisophon, d'autant qu'il se vantait de pouvoir parler tout un jour entier sur quelque sujet que ce fut, disants qu'un bon parleur doit avoir la parole égale à ce dont il parle. Les enfants enduraient d'être déchirés à coups de fouet tout au long d'un jour, jusques à la mort bien souvent, sur l'autel de Diane surnommée Orthie, c'est à dire droite et roide, tous gais et joyeux, faisants à l'envi les uns des autres à qui plus et plus long temps endurerait d'être battu: et celui qui en demeurait vainqueur, en était entre les plus estimés et mieux prisés: et cette émulation de combat s'appelle la fouettade, et se recommence tous les ans. Mais l'une des plus belles et des plus heureuses choses dont Lycurgus ait fait provision à ses citoyens, c'est abondance de loisir: car il ne leur est aucunement permis de se mêler d'aucun art mecanique: et de traffiquer laborieusement et peniblement pour amasser des biens, il n'était point de nouvelle, parce qu'il avait tant fait, qu'il leur avait rendu la richesse ni honorable ni désirable: et les Ilotes leur labouraient leurs terres, leur en rendant ce qui était d'ancienneté établi et ordonné: et leur était défendu d'en exiger plus de louage, afin que les Ilotes pour le gain qu'il y faisaient, en servissent plus volontiers, et qu'eux ne convoitassent point à en avoir davantage. Il leur était aussi défendu d'être mariniers, d'aller su mer, ni d'y combattre: mais depuis pourtant ils combattirent par mer, et se rendirent Seigneurs de la marine: toutefois ils s'en deportèrent bientôt, d'autant qu'ils voyaient que les moeurs de leurs citoyens s'en gâtaient et corrompaient: mais depuis encore se changèrent-ils en cela comme en toutes autres choses. Car les premiers qui amassèrent de l'argent aux Lacedaemoniens, furent condamnés à mort, d'autant qu'un ancien oracle avait été répondu aux Rois Alcamenes et Theopompus,
Avarice sera la ruine de Sparte.
Et néanmoins après que Lysander eut pris la ville d'Athenes, il en emmena à Sparte grande quantité d'or et d'argent qu'ils reçurent, et en honorèrent le personnage qui la leur avait apportée. Mais tant que la cité de Sparte a gardé les lois de Lycurgus, et observé le serment qu'elle avait juré, elle a été toujours la première de toute la Grèce en gloire et en bonté de gouvernement, l'espace de plus de cinq cents ans: et venants à les transgresser, l'avarice et la convoitise d'avoir se coula petit à petit parmi eux, et aussi en diminua leur authorité et leur puissance: car leurs alliés et confederés commencèrent à leur en mal vouloir. Mais toutefois encore qu'ils fussent en tel état, après que Philippus eut gagné la bataille contre les Grecs, auprès de Chaeronée, et que toutes les autres villes de la Grèce, l'eussent de commun consentement eleu pour Capitaine général de toute la Grace, tant par mer comme par terre, et depuis Alexandre son fils après la destruction de la ville de Thebes, <p 228r> les Lacedaemoniens seuls, encore qu'ils eussent leur ville toute ouverte, sans aucunes murailles, et qu'ils fussent en bien petit nombre, pour les continuelles guerres qu'ils avaient eues, et qu'ils fussent beaucoup plus foiles, et par conséquent plus aisés à prendre et à défaire, qu'ils n'avaient appris d'être: néanmoins pour avoir retenu encore quelques petites reliques du gouvernement établi par Lycurgus, ils ne voulurent jamais se soumettre à aller à la guerre sous ces deux grands Rois-là, ni aux autres Rois de Macedoine qui vindrent après, ni ne se voulurent trouver és communes assemblées avec eux, ni ne contribuèrent aucun argent, jusques à ce qu'ayants de tout point mis à nonchaloir les lois de Lycurgus, ils furent réduits en tyrannie par leurs propres citoyens, quand ils ne reteindrent du tout plus rien de leur ancienne institution et discipline, et qu'étant devenus tous semblables aux autres peuples, ils perdirent entièrement toute leur ancienne réputation et gloire, et leur franchise de parler: et furent finablement redigés en servitude, comme ils sont encore de présent sujets aux Romains, aussi bien comme tous les autres peuples et villes de la Grèce. LES DITS ET réponSES NOTABLES DES DAMES LACEDAEMONIENES.
ARGILEONIDE la mère de Brasidas, son fils ayant été tué, quelques Ambassadeurs de la ville d'Amphipolis vindrent à Sparte, qui la visitèrent: ausquels elle demanda, si son fils était mort en homme de bien, et digne de Sparte: et comme ils le louassent extrémement, et lui dissent, que c'était en fait d'armes le plus grand homme qui eût oncques été en Lacedaemone, elle leur répondit: «étrangers mes amis, mon fils était bien voirement homme de bien et d'honneur, mais Lacedaemone en a plusieurs autres, qui sont encore plus vaillants que lui.»
GORGO la fille du Roi Cleomenes, comme Aristagoras Milesien fut venu à Sparte pour solliciter Cleomenes d'entreprendre la guerre contre le Roi de Perse, pour affranchir les Ioniens, et pour ce faire lui promit grosse somme d'argent: et d'autant que plus il y contredisait, d'autant plus qu'il lui augmentât la quantité de deniers qu' il lui promettait: «Mon père, dit-elle, cet étranger ici te corrompra, si tu ne le jettes promptement dehors de notre maison.» Et comme son père lui eût un jour commandé de bailler du bled à quelqu'un pour son salaire, y ajoutant, «C'est lui qui m'a enseigné à faire de bon vin: Comment, mon père, on en boira du vin d'vantage, et ceux qui en boiront, en deviendront plus délicats et moins vertueux.» Et voyant comme un des serviteurs d'Aristagoras lui chaussait ses souliers: «Pere, dit-elle, cet étranger ici n'a point de mains.» Et comme un autre étranger marchant mollement et délicatement se fut approché d'elle, elle le repoussa rudement, en lui disant: «Te retireras-tu arrière d'ici homme lâche, qui ne vaux pas une femme?»
GIRTIAS comme son nepveu Acrotatus eût été rapporté à la maison, d'une querelle qu'il avait eue contre d'autres jeunes garçons ses compagnons, fort blessé en plusieurs lieux, de manière que l'on pensait qu'il fut mort, et ses domestiques et familiers en pleurassent et menassent grand deuil: «Ne vous tairez vous pas, dit-elle, car il a montré de quel sang il était. Il ne faut pas à hauts cris pleurer les vaillants hommes, mais les médeciner et penser, pour essayer de les sauver.» Et quand la nouvelle fut venue certaine de Candie, où il était allé à la guerre, qu'il y avait été tué: «Ne fallait-il pas, dit-elle, puis qu'il allait contre les ennemis, qu'il y mourût, ou qu'il les fît mourir eux? j'ai plus cher d'ouïr dire qu'il soit mort digne de moi, de son pays et de ses prédécesseurs, que s'il eût vécu autant que l'homme saurait, étant lâche de coeur.»
<p 228v> DEMETRIA entendant que son fils couard et indigne d'elle était retourné de la guerre, elle-même le tua: dont on en fit cet Epigramme,
Demetria tua Demetrien,
Son propre fils, Lacedaemonien,
Quand elle sut que son âme surprise
avait été de lâche couardise.
Une autre ayant entendu que son fils avait abandonné son rang, le tua, comme étant indigne de son pays, en disant, «Ce n'est point ma geniture:» sur laquelle on composa cet Epigramme,
Va méchant germe aux enfers tenebreux,
Va, qu'en despit de ton forfait paoureux
Evrotas même aux cerfs couards ne laisse
Boire son eau. Meurs canaille traîtresse,
entièrement inutile à tout bien,
De Sparte indigne, oncques tu ne fus mien.
Une autre ayant entendu que son fils s'était sauvé et enfuy des mains des ennemis, lui écrivit: «Il court un mauvais bruit de toi, efface le, ou ne sois point.» Une autre de qui les enfants s'en étaient fuis de la bataille, arrivés qu'ils furent vers elle, leur dit: «Où allez vous méchants fuyards esclaves? voulez vous rentrer ici dont vous êtes sortis?» en reboursant sa robe par devant, et leur montrant son ventre. Une autre voyant son fils revenant du camp, lui demanda, «Et bien, comment se porte la Chose publique?» Il lui répondit, «Tous nos gens sont morts.» Et elle prenant un pot de terre lui jeta sur la tête, en lui disant: «T'ont-ils doncques envoyé pour nous en porter des nouvelles?» Un frère racontait à sa mère la généreuse mort d'un sien autre frère: sa mère lui répondit, «Et n'as-tu point de honte de ne l'avoir accompagné à un si beau voyage?» Une autre mère avait envoyé ses enfants, qui étaient cinq, au camp, et attendait aux faux-bourgs de la ville, quelle issue prendrait la bataille. Au premier qui en retourna, elle demanda des nouvelles, et il lui répondit, que ses enfants y avaient été tués tous cing. «Ce n'est pas cela que je te demande, méchant esclave que tu es, dit-elle: mais comment se portent les affaires de la Chose publique?» «La victoire est notre, répondit-il:» «Je suis doncques, dit-elle, maintenant contente de la perte de mes enfants.» Une autre, ainsi comme elle ensevelissait son fils, survint une pauvre vieillotte qui se prît à lui dire: «O femme, quelle fortune!» «Bonne par les Dieux jumeaux, répondit-elle: car le but, auquel je l'avais enfanté m'est advenu, à fin qu'il mourût pour Sparte.» Une Dame du pays d'Ionie se glorifiait d'un sien ouvrage de tapisserie qu'elle avait fait au métier fort somptueux: mais une Laconiene lui montrant quattre siens enfants fort honnêtes et bien moriginés, «Tels, dit-elle, doivent être les ouvrages d'une Dame de bien et d'honneur et Voilà dequoi elle se doit vanter et glorifier.» Une autre mère ayant eu nouvelles que son fils se gouvernait mal en pays étranger où il était, lui écrivit, «Il court un mauvais bruit de toi par deçà, efface le, ou te meurs.» étant quelques ambassadeurs de Chio venus à Sparte, qui accusaient et donnaient de grandes charges à Paedaretus, sa mère Teleutia en ayant senti le vent les envoya querir: et ayant entendu d'eux les charges dont ils l'accusaient, après qu'elle eut jugé en elle-même qu'il avait tort, elle lui récrivit, «Teleutia mère, à Paedaretus son fils: Ou fais mieux, ou demeure là, n'esperant pas te sauver pardeçà.» Une autre semblablement écrivit à son fils que l'on accusait de quelque crime: «Mon fils, délivre toi ou de cette charge, ou de la vie.» Une autre accompagnant son fils boiteux qui s'en allait à la bataille, lui disait: «Mon fils, à chaque pas souvienne toi de bien faire.» Une autre de qui le fils était retourné de la bataille blessé au pied, et se plaignait fort de la grande douleur qu'il sentait: «Mon fils, <p 229r> dit-elle, si tu te veux souvenir de la vertu, tu t'appaiseras, et ne sentiras plus de douleur.» Un Lacedaemonien avait tellement été blessé en une bataille, qu'il ne se pouvait pas bien soutenir sur ses jambes, et fallait qu'il cheminât à quatre pieds: et comme il eût honte de voir les gens qui se riaient, sa mère lui dit: «Et combien est il plus raisonnable, mon fils, de te réjouir pour le témoignage de ta prouesse, que d'avoir honte pour un rire insensé?» Une autre baillant à son fils son bouclier, en l'admonestant de faire son devoir: «Mon fils, dit-elle, ou rapporte ce bouclier, ou qu'on te rapporte dedans.» Une autre baillant aussi le bouclier à son fils, partant pour s'en aller à la guerre, lui dit: «Ton père t'a toujours conservé ce bouclier, avise de le conserver aussi, ou de mourir.» Une autre répondit à son fils qui se plaignait d'avoir courte épée, «Approche toi d'un pas.» Une autre entendant que son fils était mort très vaillamment en la bataille: «Aussi était-il mon fils,» dit-elle. Au contraire, une autre entendant que son fils s'était sauvé de vitesse: «Aussi n'est-il pas à moi,» dit-elle. Une autre entendant que son fils était mort en bataille, au même lieu où l'on l'avait mis: «Ôtez-le donc, dit-elle, de là, et mettez son frère en sa place.» Une autre étant en procession solennelle et publique avec un chappeau de fleurs sur sa tête, entendit que son fils avait gagné la bataille, mais qu'il était si grièvement blessé, qu'il était prêt à rendre l'âme, sans ôter son chappeau de fleurs de dessus sa tête, ains comme se glorifiant de cette nouvelle: «O combien, dit-elle, mes amies, il est plus honorable mourir victorieux en bataille, que non pas survivre après avoir emporté le prix en la fête des jeux Olympiques!» Un frère racontait à sa soeur, comme son fils était mort vaillamment à la guerre: et elle lui répondit, «Autant comme j'ai de plaisir de lui, tout autant j'y de déplaisir de toi, mon frère, que tu ne l'as accompagné en un si vertueux voyage.» Quelqu'un envoyait solliciter une Lacedaemoniene, si elle voudrait s'entendre avec lui: elle fit réponse, «Quand j'étais fille, j'apprenais à obeïr à mon père, et l'ai toujours fait: et depuis que j'ai été femme, à mon mari: si donc ce que celui-là me demande est honnête et juste, qu'il le déclare premièrement à mon mari.» Une fille pauvre étant enquise quel douaire elle apporterait à celui qui l'épouserait: «La pudicité, répondit-elle, de mon pays.» Une autre étant interrogée si elle était allée au mari:» Non, dit-elle, mais le mari à moi.» Une autre ayant été occultement dépucellée, et fait avorter son fruit, porta si patiemment les douleurs de son avortement, sans jeter un seul cri, que jamais son père ni ceux qui étaient autour d'elle, ne s'aperçurent aucunement qu'elle eût avorté: car le déshonneur combattant avec l'honnêteté vainquit la vehemence des douleurs. Une Lacedaemoniene que l'on vendait, interrogée qu'elle savait faire, répondit, «être fidele.» Une autre ayant été prise prisonniere, et semblablement étant interrogée, qu'elle savait faire, répondit, «Bien garder la maison.» Une autre étant enquise par quelqu'un, si elle serait bonne s'il l'achetait: «Oui, répondit-elle, encore que tu ne m'achetes pas.» Une autre que l'on vendait à l'encan, répondit au crieur qui lui demandait ce qu'elle savait faire, «être libre:» Et comme celui qui l'avait achetée lui commandât quelque service indigne de personne libre: «Tu te repentiras, dit-elle, de t'avoir envié un si noble acquest:» et se fit elle-même mourir.<p 229v>

XXXV. Les vertueux faits des femmes.
JE N'ai pas même opinion que Thucydides, Dame Clea, touchant la vertu des femmes: pource que lui estime, que celle-là soit la plus vertueuse, et la meilleure, de qui on parle le moins, autant en bien qu'en mal, pensant que le nom de la femme d'honneur doive être tenu renfermé comme le corps, et ne sortir jamais dehors. Et me semble que Gorgias était plus raisonnable, qui voulait que la renommée, non pas le visage, de la femme, fut connue de plusieurs: et m'est avis, que la loi ou coutume des Romains était très bonne, qui portait, que les femmes, aussi bien que les hommes, après leur mort fussent publiquement honorées à leurs funerailles des louanges qu'elles auraient méritées. Et pourtant incontinent après le trêpas de la très vertueuse Dame Leontide, je discouru dés lors assez longuement sur cette matière avec toi, lequel discours ne fut point à mon avis sans quelque consolation fondée en raison philosophique: et maintenant suivant ce que tu me requis alors, je t'envoye le reste du propos, pour montrer que c'est une même vertu celle de l'homme, et celle de la femme, par le preuve de plusieurs exemples tirés des anciennes histoires, qui n'ont pas été par moi recueillis en intention de donner plaisir à l'ouie: mais si la nature de l'exemple est telle, que toujours à la force de persuader est conjointe aussi la vertu de délecter, mon propos ne rejettera point la grâce du plaisir qui seconde et favorise l'efficace de la preuve, ni n'aura point de honte de conjoindre les Graces avec les Muses, qui est la plus belle assemblée du monde, comme dit Euripides, induisant l'âme à croire facilement les belles raisons par la délectation qu'elle y prend. Car si pour prouver que c'est un même art de peindre les femmes que les hommes, je produisais de telles peintures de femmes, comme Apelles, ou Zeuxis, ou Nicomachus en ont laissées, y aurait-il homme qui m'en sût avec raison reprendre, en me mettant sus que j'aurais plutôt visé à réjouir et délecter les yeux, que non pas à prouver mon intention? Je crois à mon avis, que non. Et quoi, si d'ailleurs pour montrer que la science poétique de représenter en vers toutes choses, n'est point différente és femmes d'avec celle qui est aux hommes, ains toute une même, je venais à conferer les vers de Sappho avec ceux d'Anacreon, ou les oracles des Sibylles avec les réponses de Bacchis, y aurait-il homme qui pût justement blâmer celle demontration, pource qu'elle attirerait l'auditeur à la croire avec plaisir et délectation? Jamais homme ne le dirait. Et néanmoins il n'y a moyen de connaître mieux d'ailleurs la similitude ou différence de la vertu de la femme et de l'homme, qu'en conferant les vies aux vies, et les faits aux faits, comme en mettant l'un devant l'autre les ouvrages de quelque grande science, et considérant si la magnificence de la Roine Semiramis a un même air et même forme, que celle du Roi Sesostris: et la prudence de Tanaquil, que celle du Roi Servius: ou la magnanimité de Porcia que celle de Brutus, ou celle de Timoclea que celle de Pelopidas, en ce qui est principalement commun entre eux, et en quoi gît leur principale valeur: pource que les vertus prennent quelques autres différences, comme couleurs propres et particulières, selon la diversité des natures, et se conforment aucunement aux moeurs et conditions des sujets en qui elles sont, et aux temperatures des corps, aux aliments mêmes, et aux façons de vivre: car Achilles était vaillant d'une sorte, et Ajax d'une autre: et la prudence d'Ulysses n'était pas semblable à celle de Nestor, ni n'était pas Caton juste de même qu'Agesilaus, ni Irene n'aimait pas son mari de la même façon que faisait Alcestis, ni Cornelia n'était magnanime comme l'était Olympiade: mais pour cela nous ne dirons pas qu'il y ait plusieurs diverses vertus de vaillance, <p 230r> ne plusieurs prudences, ne plusieurs justices, pour les dissimilitudes de la façon de faire particulière qui est à un chacun, lesquelles ne forcent point d'avouer que la vertu soit diverse. Or quant aux exemples qui sont plus vulgaires et plus communs, et dont je présume que tu aies toute intelligence et connaissance, pour les avoir leus és livres des anciens, je les passerai pour le présent, si ce ne sont d'aventure quelques faits bien dignes de mémoire qu'aient ignoré ceux qui par avant nous ont écrit les communes chroniques et vulgaires histoires. Mais pource que les femmes par le passé, tant en commun qu'en particulier, ont fait plusieurs actes dignes d'être remémorés et couchés par écrit, il ne sera pas mauvais d'en mettre devant les autres quelques-uns de ceux qu'elles ont faits en communauté.

1.DES DAMES TROIENNES.
LA plupart de ceux qui échappèrent de la prise et destruction de Troie la grande coururent fortune, et furent jetés par la tourmente, avec ce qu'ils n'entendaient pas l'art de naviguer, ni ne connaissaient pas la mer, en la côté de l'Italie: et s'étant garrés és abris, bayes et ports au dedans de la terre, à l'endroit où la rivière du Tybre se desgorge en la mer, les hommes descendirent en terre, et allèrent errants çà et là par le pays pour trouver langue, et cependant leurs femmes avisèrent entre elles, que quand bien ils seraient les mieux fortunés et plus heureuses gents du monde, encore serait-il meilleur de s'arrêter en quelque lieu, que d'aller toujours ainsi vagants et errants par la mer, et faire là leur pays, puis qu'ils ne pouvaient recouvrer celui qu'ils avaient perdu. A quoi s'étant toutes accordées, elles brûlèrent leurs vaisseaux, ayant commencé l'une d'entre elles qui s'appellait Rome: et l'ayants executé, elles s'en allèrent au-devant de leurs marits, qui accouraient vers la mer pour cuider secourir leurs vaisseaux, et craignants la fureur de leur courroux, les ambrassèrent et baisèrent affectueusement, les unes leurs marits, les autres leurs parents, et par cette caresse les appaisèrent. De là commença la coutume qui dure encore parmi les Romains, que les femmes saluent ainsi leurs parents, en les baisant en la bouche. Car les Troiens reconnaissants la nécessité qu'ils étaient contraints d'ainsi le faire, et quant et quant trouvants les habitants du pays qui les recevaient humainement et amiablement, approuvèrent ce que leurs femmes avaient fait, et s'habituèrent en cet endrait-là de l'Italie parmi les Latins.

2.DES DAMES DE LA PHOCIDE.
LE fait des Dames de la Phocide, duquel nous voulons faire mention, n'a point eu d'historien illustre qui l'ait redigé par écrit: mais toutefois si ne cède-il en vertu à nul acte qui ait oncques été fait par femmes, et si est témoigné par grands sacrifices que ceux de la Phocide celebrent encore jusques aujourd'hui auprès de la ville de Hyampolis, et par des anciens decrets du pays. Or en est l'histoire entière décrite de point en point en la vie de Daïphantus: mais quant à ce qui en appartient aux femmes, le fait est tel. Il y avait une guerre irreconciliable et mortelle entre ceux de la Thessalie et ceux de la Phocide, pource que ceux de la Phocide à un jour nommé tuèrent tous les magistrats et officiers des Thessaliens qui exerçaient tyrannie en leurs villes, et ceux de la Thessalie brisèrent avec des meules deux cents cinquante otagers de la Phocide qu'ils avaient entre leurs mains: et puis avec toute leur puissance entrèrent en armes dedans leur pays par celui des Locriens, ayants premièrement conclu et arrêté en leur conseil, qu'ils ne pardonneraient à homme quelconque qui fut en âge de porter armes, et qu'ils feraient les femmes et les enfants esclaves. <p 230v> Parquoi Daïphantus le fils de Batthyllius, l'un des trois qui avaient l'authorité souveraine au gouvernement de la Phocide, leur persuada, que tous ceux qui seraient en âge de porter armes, allassent au-devant des Thessaliens pour les combattre: et au demeurant quant à leurs femmes et à leurs enfants, qu'ils les assemblassent tous en un certain lieu de la Phocide, et environnassent le pourpris du lieu de grande quantité de bois, et y meissent des gardes pour les garder, ausquels ils donnassent en mandement, que s'ils entendaient dire qu'ils eussent été défaits, ils meissent le feu dedans le bois, et feissent brûler tous ces corps-là: ce que tous les autres ayants approuvé, il y en eut un que se levant dit, qu'il était juste et raisonnable d'avoir aussi le consentement des femmes là-dessus, où elles resolurent de suivre l'avis de Daïphantus, avec si grande allégresse, qu'elles en couronnèrent Daïphantus d'un chappeau de fleurs, comme ayant donné un très bon conseil à la Phocide: et dit on que les enfants mêmes en ayants tenu conseil entre eux à part, conclurent de mêmes. Ainsi ceux de la Phocide ayants donné la bataille aux Thessaliens près du village de Cleones, és marches de Hyampolis, les défirent. cette resolution de ceux de la Phocide fut depuis appelée par les Grecs, le Desespoir: en mémoire de laquelle victoire tous les peuples de la Phocide jusques aujourd'hui celebrent, en ce lieu-là, la plus grande et plus solennelle fête qu'ils aient, en l'honneur de Diane, et l'appellent Elaphebolia.

3.DES DAMES DE CHIO.
CEUX de Chio fondèrent jadis la ville de Leuconie par une telle occasion. Un jeune gentilhomme des meilleures maisons de Chio s'était marié: et comme on lui menait sa femme en sa maison sur un chariot, le Roi Hippoclus, qui était ami et familier du marié, et avait assisté aux épousailles commes les autres, où l'on avait bien bu, bien ri, et fait bonne chère, sault sur le chariot, où était la mariée, non pour y faire aucune violence ne villanie, mais seulement pour se jouer, comme la coutume était en telle fête: toutefois les amis du marié ne le prenants pas ainsi, le tuèrent sur la place: à raison duquel homicide, s'étant montrés à ceux de Chio plusieurs signes manifêtes de l'ire et courroux des Dieux, et ayant l'oracle d'Apollo répondu, que pour l'appaiser il fallait qu'ils tuassent ceux qui avaient occis Hippoclus: Ils répondirent que c'étaient tous ceux de la ville qui l'avaient tué. Dieu leur commanda qu'ils eussent doncques tous à sortir de la ville de Chio, si tous étaient participants de ce meurtre. Ainsi mirent-ils hors de leur ville ceux qui étaient autheurs ou aucunement participants de ce crime, qui n'étaient pas en petit nombre, ni gents de petite qualité, et les envoyèrent habiter en la ville de Leuconie, qu'ils avaient par avant ôtée et conquise sur les Coroniens, à l'aide des Erythreiens: mais depuis, guerre s'étant émue entre eux et les Erythreiens, qui étaient pour lors le plus puissant peuple de tout le pays d'Ionie, et les étant les Erythreiens venuz assaillir avec armée, ne pouvants resister, ils firent composition, par laquelle il leur était permis de sortir avec une robe, et un saie tant seulement, et non autre chose. Les femmes entendu cet appointement leur dirent injure, s'ils avaient le coeur si lâche que de quitter leurs armes, et de s'en aller passer tous nuds à travers leurs ennemis: et comme leurs marits alléguassent qu'ils avaient juré, elles leur conseillèrent, comment que ce fut, n'abandonner point leurs armes, et de leur dire, que la javeline était la robe, et le bouclier le saie à tout homme de coeur. Ceux de Chio les creurent, et parlèrent audacieusement aux Erythreiens, en leur montrant leurs <p 231r> armes, si bien qu'ils les effroièrent de leur audace, et n'y eut personne d'eux qui s'en approchât pour cuider les empêcher, ains furent tous contents qu'ils s'en allassent, en leur quittant la place. Voilà comment ceux-là ayants appris de leurs femmes la hardiesse de s'assurer, sauvèrent leur honneur et leur vie. Bien long temps depuis les femmes de la même ville de Chio firent un autre acte qui ne cède de rien en verta à celui-là, lors que Philippus le fils de Demetrius tenant leur ville assiegée fit proclamer un mandement par ses heraults, et un cri merveilleusement superbe et barbare, Que les esclaves de la ville se rebellassent contre leurs maîtres, et se vinssent rendre à lui, et qu'il leur donnerait liberté, et si leur ferait épouser à chacun leurs maîtresses, femmes de leurs maîtres. Les femmes en conceurent un si grand courroux, et si grande indignation en leurs coeurs (avec les esclaves, qui eux-mêmes en furent irrités comme elles, et leur assistèrent) qu'elles prirent la hardiesse de monter sur les murailles de la ville, et d'y porter des pierres et des traits, en priant leurs hommes qui combattaient, d'avoir bon courage, et les admonestant de ne se lasser point de faire bien leur devoir: si bien qu'en faisant de fait et de parole ce que elles pouvaient pour repousser l'ennemi, à la fin elles contraignirent Philippus de se lever de devant la ville sans rien faire, et n'y eut pas un esclave tout seul qui se rendît onques à lui.

4.DES ARGIENNES.
LE combat des Dames Argiennes à l'encontre du Roi de Lacedaemone Cleomenes, pour la défense de leur ville d'Argos, qu'elles entreprirent sous la conduite et par l'enhortement de Telesilla poétesse, n'est pas moins glorieux que autre exploict quelconque que jamais les femmes aient fait en commun. cette Dame Telesilla, à ce que l'on treuve par écrit, était bien de maison noble et illustre, mais au demeurant fort maladive de sa personne: à l'occasion dequoi elle envoya devers l'oracle pour savoir comment elle pourrait recouvrer sa santé: et lui ayant été répondu qu'elle servît et honorât les Muses, elle obéissant à la révélation des Dieux, et se mettant à apprendre la poésie et l'harmonie du chant, fut en peu de temps délivrée de sa maladie, et devint très renommée et estimée entre les femmes, pour cette partie de poésie. Depuis étant advenu que le Roi des Spartiates Cleomenes ayant tué en une bataille grand nombre des Argiens, mais non pas toutefois comme quelques-uns fabuleusement on écrit precisément, sept mille, sept cents, septante et sept, s'en alla droit à la ville d'Argos, esperant la surprendre vide d'habitants, il prit une soudaine émotion de courage et de hardiesse inspirée divinement aux femmes qui étaient en âge, de faire tout leur effort pour engarder les ennemis d'entrer dedans la ville: et de fait sous la conduitte de Telesilla, elles prirent les armes, et se mettants aux creneaux des murailles, les ceignirent et environnèrent tout à l'entour, dont les ennemis demeurèrent fort ébahis. Si repoussèrent le Roi Cleomenes avec perte et meurtre de bon nombre de ses gents, et chassèrent l'autre Roi de Lacedaemone Demaratus hors de leur ville, qui était déjà entré bien avant dedans: et en avait occupé le quartier qui s'appelle Pamphyliaque. Ainsi la ville ayant été sauvée par leur prouesse, il fut ordonné, que celles qui étaients mortes au combat, seraient honorablement inhumées sur le grand chemin que l'on nomme la voie Argienne: et à celles qui étaient demeurées, pour un perpetuel monument de leur vaillance, on permit qu'elles consecrassent et dediassent une statue à Mars. Ce combat fut, ainsi comme les uns écrivent, le septieme jour: ou, comme les autres, le premier du mois que l'on nommait anciennement Tetartus en Argos, et maintenant s'y appelle Hermaeus, auquel les Argiens solennisent encore aujourd'hui une fête <p 231v> solennelle qu'ils appellent Hybristica, comme qui dirait l'infamie, où la coutume est, que les femmes vêtent des saies et manteaux à usage d'homme, et les hommes des cottes et des voiles à usage de femmes: et pour remplir le défaut d'hommes en leur ville, au lieu de ceux qui étaient morts és guerres, ils ne firent pas ce que dit Herodote, qu'ils marièrent leurs esclaves avec leurs veufs, mais ils avisèrent de donner droit de bourgeoisie de leur ville, aux plus gents de bien de leurs voisins, et leur firent épouser les veufs: et toutefois encore semble-il qu'elles les eurent en quelque mêpris: car elles firent une loi, que les nouvelles mariées auraient des barbes feintes au menton, quand elles coucheraient avec leurs marits.

5.DES PERSIENNES.
CYRUS ayant fait rebeller les Perses contres les Medes et leur Roi Astyages, il advint qu'il fut rompu en une bataille avec ses Perses, lesquels fuyants à val de route vers leur ville, et étant les ennemis bien près d'y entrer pêle-mêle quant et eux, les femmes sortirent dehors au-devant d'eux, et reboursants leurs robes du bas en haut par le devant, leur crièrent: Où fuyez vous les plus lâches hommes qui soient au monde? car pour fuir vous ne pouvez pas rentrer ici d'où vous êtes sortis. Les Perses ayants honte de voir cette façon de faire de leurs meres, et d'ouïr leurs voix aussi, en se tançant et blâmant eux-mêmes, tournèrent visage, et retournants de rechef au combat, mirent en fuite leurs ennemis. Depuis ce temps-là fut établie la loi, que toutes et quantes fois que le Roi, retournant d'aucun voyage lointain, entrerait dedans la ville, chaque femme aurait de lui un écu, de l'ordonnance du Roi Cyrus. Mais on dit que l'un de ses successeurs Roi, nommé Ochus, qui ne valait rien au demeurant, ains était plus avaricieux que ne fut oncques Roi, tournait toujours au long de la ville, et ne passait jamais par dedans, ains frustrait toujours les Dames du présent qu'elles devaient avoir: là où au contraire, Alexandre y entra par deux fois, et si donna le double aux femmes grosses.

6.DES GAULOISES.
AVANT que les Gaulois passassent les montaignes des Alpes, et qu'ils eussent occupé celle partie de l'Italie où ils habitent maintenant, une grande et violente sédition s'émeut entre eux, qui passa jusques à une guerre civile: mais leurs femmes ainsi que les deux armées furent prêtes à s'entrechoquer, se jetèrent au milieu des armes, et prenants leurs différents en main, les accordèrent, et jugèrent avec si grande équité, et si au contentement de toutes les deux parties, qu'il s'en engendra une amitié et bienveillance très grande réciproquement entre eux tous, non seulement de ville à ville, mais aussi de maison à maison: tellement que depuis ce temps-là ils ont toujours continué de consulter des affaires tant de la guerre que de la paix, avec leurs femmes, et de pacifier les querelles et différents, qu'ils avaient avec leurs voisins et leurs alliés, par le moyen d'elles. Et pourtant en la composition qu'ils firent avec Hannibal, quand il passa par les Gaules, entre autres articles, ils y mirent, que s'il advenait que les Gaulois pretendissent que les Carthaginois leur tinssent quelque tort, les Capitaines et gouverneurs Carthaginois qui étaient en Espagne en seraient les juges: et si au contraire les Carthaginois voulaient dire que les Gaulois leur eussent fait quelque tort, les femmes des Gaulois en jugeraient.

7.DES MELIENES.
LES Meliens se délibérants d'aller chercher une terre à habiter plus fructueuse et <p 232r> plus fertile que la leur, eleurent pour conducteur et Capitaine de la troupe qu'ils envoyaient dehors, un jeune homme de beauté excellente, lequel avait nom Nymphaeus, et ayants premièrement envoyé à l'oracle, Dieu leur répondit qu'ils la cherchassent par mer, et que ils s'arrêtassent et s'habituassent au lieu où ils auraient perdu leurs porteurs. Or advint-il que eux étant abordés en la côté de la Carie, et descendus en terre, leurs vaisseaux y perirent par la tourmente: et lors les habitants de la ville de Cryassa en la Carie, soit qu'ils eussent pitié de leur nécessité, ou qu'ils redoubtassent leur hardiesse, les convièrent à demeurer avec eux, et leur départirent une quantité de terres: mais depuis voyants qu'en peu de temps ils avaient pris un grand accroissement, ils leur dressèrent embûches pour les tuer, en un grand festin et souper, qu'ils leur preparèrent. Or y avait-il une jeune fille Cariene nommée Caphéne, qui était secrètement amoureuse de Nymphaeus, et ne pouvant supporter que l'on fît ainsi proditoirement mourir son ami, elle lui découvrit la délibération, et l'entreprise de ceux du pays. Quand doncques les Cryassiens les vindrent querir pour aller au festin, Nymphaeus fit réponse, que la coutume des Grecs n'était point d'aller souper en festins, qu'ils n'y menassent leurs femmes quant et eux: quoi entendu, les Cariens leur dirent, qu'il amenassent doncques leurs femmes en bonne heure. Ainsi ayant donné à entendre à ses gents, ce que les Cariens leur voulaient faire, il leur dit qu'ils vinssent quant à eux sans armes en leurs robes simples, mais que chacune de leurs femmes apportât dedans les plis de sa robe une épée, et qu'elle s'asseît auprès de son mari. Quand ce fut au milieu du souper que l'on donna le signal aux Cariens pour mettre la main à la besogne, les Grecs incontinent connurent bien que c'était le point de l'occasion, qu'il fallait mener les mains: les femmes toutes à un coup ouvrirent leurs girons, et leurs marits se saisissants de leurs espées, coururent sus aux Barbares, et les massacrèrent tous en la place, sans en excepter un: ainsi ayants conquis le pays et razé leur ville, ils en bâtirent une autre qu'ils appellèrent la nouvelle Cryasse. Et Caphéne étant mariée avec Nymphaeus, reçut l'honneur et la grâce qu'elle méritait, pour le grand bien qu'elle leur avait fait. Si me semble que ce qui est plus à louer et estimer en ce fait, c'est le silence et l'assurance de ces Dames, et que jamais entant qu'elles étaient, il n'y en eut une seule à qui le coeur faillît en cette entreprise, ne qui contre sa volonté y fît aucun mauvais office.

8.DES THOSCANES.
IL y eut jadis quelques Thyrreniens et Thoscants qui occupèrent les Îles de Lemnos et d'Imbros, et ravirent quelques femmes des Atheniens du bourg de Lauria, desquelles ils eurent des enfants: mais les Atheniens depuis les chassèrent desdites îles, comme étant mestifs et demi-Barbares: et eux étant par fortune arrivés au promontoire de Taenarus, firent service bien à point aux Spartiates en la guerre qu'ils avaient contre leurs Ilotes: et pour cette cause ayants obtenu droit de bourgeoisie à Sparte, et des femmes en mariage, sans toutefois être admis aux offices ni magistrats et sans pouvoir être du conseil, ils vindrent à être soupçonnés de vouloir remuer quelque nouvelleté, et de s'assembler et conspirer ensemble, pour changer le gouvernement. Parquoi ceux de Sparte les ayants saisis au corps, les mirent en prison, et les teindrent en bien étroite garde, pour voir s'ils les pourraient convaincre par preuves certaines et indubitables: cependant les femmes de ces prisonniers vindrent en la prison, et firent tant par prières et obsecrations envers les gardes, qu'ils les laissèrent entrer seulement pour voir et saluer leurs marits. Quand elles furent entrées, elle leur conseillèrent qu'ils dépouillassent vitement leurs habillements, et <p 232v> vêtissent ceux d'elles, et qu'ils s'en allassent ainsi se bouschants et affublants le visage: ce qui fut fait, et demeurèrent elles enfermées en la prison, se preparants à soutenir tous les maux que l'on leur pourrait faire: et les gardes laissèrent sortir leurs marits, pensants que ce fussent les femmes. Eux étant ainsi sortis allèrent incontinent occuper le mont de Taugeta, et susciter les Ilots à prendre les armes et se rebeller: ce que craignants ceux de Sparte, leur envoyèrent un herault, par lequel ils appointèrent avec eux, que l'on leur rendrait leurs femmes, argent, et tous leurs biens, et leur fournirait-on de navires, desquelles ils s'en iraient par mer chercher leur aventure, et quand ils auraient trouvé pays et ville à se loger, ils seraient nommés et réputés parents des Lacedaemoniens, et colonie extraite et descendue d'eux. L'accord ainsi passé, ils prirent pour leurs Capitaines Pollis, Adelphus et Crataïdas Lacedaemoniens, et y en eut une partie d'eux qui s'arrêtèrent en l'Île de Melo: mais la plus grande troupe, sous la conduitte de Pollis s'en alla en Candie, attendant si les signes qui leur avaient été predicts par les oracles, leur adviendraient point: car il leur avait été répondu, que quand ils auraient perdu leur ancre et leur Déesse, que là ils meissent fin à leur voyage, et qu'ils bâtissent une ville. étant doncques venus surgir en la peninsule de la Cherronese, là où il se mit la nuit parmi eux une frayeur, sans occasion quelconque apparente, que l'on appelle terreur panique, dequoi étant effrayés et troublés, ils se jetèrent en tumulte sans ordre dedans leurs vaisseaux, délaissants à terre l'image de Diane qu'ils avaient eue de père en fils, ayant été apportée par leurs prédécessuers de Brauron en l'Île de Lemnos, et de là par tout avec eux: après que le tumulte de l'effroi fut passé, ainsi comme ils cinglaient déjà en pleine mer, ils s'aperçurent qu'ils avaient oublié leur image, et quant et quant Pollis se prit garde que la prinse de leur ancre était perdue, pource que quand on vint à la tirer à force, comme il advient, des lieux où était fichée parmi des rochers, elle se rompit et y demeura: si dit que les oracles qui leur avaient été predicts, étaient accomplis, donna le signal à la flotte de retourner arrière, occupa la pays, et ayant en plusieurs rencontres rompu ceux qui se trouvèrent en armes devant lui, il se logea en la ville de Lyctus, et en prit plusieurs autres. Voilà d'où vient qu'encore aujourd'hui ils se disent parents des Atheniens du côté de leurs meres, et du côté de leurs peres être colonie derivée des Lacedaemoniens.

9.DES LYCIENES.
CE que l'on récite comme étant advenu en la Lycie, est bien un conte fait à plaisir, mais si est-il néanmoins témoigné par une constante renommée. Car Amisodarus, que les Lyciens appellent Isaras, ainsi que l'on raconte, vint des marches de la ville de Zelée, qui est colonie des Lyciens, avec une grosse flotte de coursaires, dont était chef et Capitaine un pirate qui se nommait Chimarrus, homme belliqueux, mais cruel et inhumain, qui avait pour enseigne du vaisseau, sur lequel il était, à la proue un lion, et sur la pouppe un dragon, il faisait de grands maux en toute la côté de la Lycie, tellement qu'il n'était pas possible de naviguer la mer, ni habiter és villes maritimes, et voisines du rivage. Ce coursaire doncques ayant été mis à mort par Bellerophon qui le poursuivit fuyant avec son Pegasus*, tant qu'il l'attrapa, Les Poètes feignent que c'était un cheval ailé, mais il est vraisemblable, que c'était un vaisseau fort léger. et outre cela ayant encore chassé les Amazones de la Lycie, pour tout cela non seulement il n'eut aucune récompense digne de ses services du Roi de Lycie Iobates, mais qui pis est, encore lui faisait-il beaucoup de torts: à l'occasion dequoi Bellerophon étant fort indigné, entra dedans la mer, là où il fit prières à Neptune contre lui, qu'il lui rendît sa terre infructueuse et stérile, et sa prière faite se retira: là où il advint un étrange et horrible spectacle, c'est que la mer s'enfla, qui vint inonder tout le pays, <p 233r> le suivant suspendue pas à pas par tout où il allait, et couvrant après lui toute la campagne. Et pource que les hommes, qui firent tout ce qui leur fut possible de le prier, qu'il voulût arrêter cette inondation de la mer, ne le peurent oncques obtenir de lui, les femmes levants leurs cottes pardevant, lui allèrent à l'encontre: ce qui de honte le fit retourner en arrière, et la mer se retira aussi quant et lui en son giste. Or quelques-uns interpretants un peu plus gracieusement la fabulosité de ce conte, disent que ce ne fut pas par imprecations qu'il attira la marine, mais que la partie du pays de la Lycie, qui était la plus fertile, étant basse et plaine, il y avait une levée tout le long de la côté qui la défendait: Bellérophon la rompit, et ainsi la mer venant à entrer par grande impetuosité, et à noyer tout le plat pays, les hommes firent tout ce qu'ils peurent par prières envers lui pour le cuider appaiser, et n'y gagnèrent rien: mais les femmes l'environnants, à grandes troupes, de tous côtés, le pressèrent tant, qu'il eut honte de les refuser, et en leur faveur oublia son maltalent. Les autres disent que Chimaera était une haute montagne, droitement opposée au soleil du midi, qui faisait de grandes réfractions et réverbérations des rayons du Soleil, et par conséquence des inflammations ardentes, comme feu en la montagne, lesquelles venants à s'étendre et répandre parmi la campagne même, faisaient sécher et fener tous les fruits de la terre. Dequoi Bellerophon, homme de grand entendement, ayant compris la cause, fit fendre et couper en plusieurs endroits la face du rocher qui était la plus unie et polie, et conséquemment qui rebattait plus les rayons du Soleil, et en envoyait de plus grandes ardeurs en la campagne: et pour autant qu'il n'en fut pas reconnu par les habitants, comme il méritait, par despit il se mit à vouloir prendre vengeance des Lyciens, mais les femmes firent de sorte qu'elles appaisèrent sa fureur. Mais au demeurant, la cause qu'allégue Nymphis en son quatriéme livre d'Heraclée, n'est pas fait à plaisir: Car il dit, que ce Bellerophon, ayant tué un sanglier qui gâtait tous les fruits de la terre, et les autres animaux dedans le pays des Xanthiens, il n'en eut aucune récompense: à l'occasion dequoi ayant fait de grièves imprecations contre ces ingrats Xanthiens à Neptune, il vint une certaine saumure par-dessus leur terre, qui la gâta toute, et la fit devenir amère, jusques à ce que ayant été gagné par les prières et supplications des femmes, il pria Neptune de vouloir remettre son courroux. Voilà pourquoi la coutume en est demeurée au pays des Xanthiens, que les hommes en tous affaires se renomment du côté des meres, et non pas du côté des peres.

10.DES SALMATIDES.
HANNIBAL fils de Barca, devant qu'il passât en Italie pour y faire la guerre aux Romains, combattit une grosse ville d'Espagne qui se nommait Salmatique: les assiégés du commencement eurent peur, et promirent qu'ils feraient ce que Hannibal leur commanderait, et lui payeraient trois cents talents en argent, et trois cents otagers pour sûreté de la capitulation: mais si tôt que Hannibal eut levé son siege, ils se repentirent de l'appointement qu'ils avaient fait avec lui, et ne firent rien de tout ce qu'ils avaient promis. Parquoi retournant de rechef mettre le siege devant la ville, pour donner plus grand courage à ses gents de l'assaillir, il leur dit qu'il leur abandonnait le pillage: dequoi ceux de la ville se trouvants effroiés, se rendirent à discrétion, et les Barbares leur permirent de sortir de la ville avec chacun un robe, ceux qui étaient de condition libre, en abandonnant leurs armes, leurs biens, leur argent, leurs esclaves, et leur ville. Leurs femmes se doubtants bien que les ennemis au sortir de la porte fouilleraient leurs marits, et qu'à elles ils ne toucheraient point, elles prirent des espées, et les cachèrent dessous leurs robes, et sortirent à <p 233v> tout quant et leurs marits. Quand ils furent tous sortis, Hannibal leur baillant une garnison de Massiliens pour les garder, les arrêta au fauxbourg: et cependant tout le reste de son armée se jeta à la foule dedans la ville, qui fut toute pillée, sans ordre quelconque: quoi voyants ces Massiliens perdaient patience, et ne se pouvaient contenir, ni entendre à bien garder leurs prisonniers, ains se courrouçaient, et finablement s'en allaient pour avoir aussi bien que les autres leur part du butin. Mais sur ces entrefaites les femmes se prirent à crier, et donnèrent à leurs hommes les espées qu'elles avaient apportées, et aucunes se ruèrent elles mêmes dessus leurs gardes, tellement qu'il y en eut une qui ôta à Banon le truchement, la pique qu'il tenait, et lui en donna en l'estomach, mais il était armé d'un corps de cuirasse: et les marits en abattants les uns et tournants les autres en fuite, se sauvèrent par ce moyen avec leurs femmes en troupe: quoi entendant Hannibal, alla soudainement après, surprit ceux qui étaient demeurés derrière, et cependant les autres se sauvèrent aux prochaines montagnes sur l'heure: mais depuis envoyants demander pardon, Hannibal le leur donna gracieusement, et leur permît de revenir demeurer en leur ville.

11.DES MILESIENES.
IL fut un temps que les filles des Milesiens entrèrent en une étrange resverie et terrible humeur, sans que l'on en veît aucune cause apparente, sinon que l'on conjecturait qu'il fallait que ce fut quelque empoisonnement d'air, qui leur causait ce dévoyement et alienation d'entendement: car il leur prenait à toutes une soudaine envie de mourir, et un furieux appétit de s'aller pendre, et y en eut plusieurs qui se pendirent et estranglèrent secrètement, et n'y avait ni remontrances, ni larmes de père et de mère, ni consolations d'amis, qui y servissent de rien: car pour se faire mourir elles trouvaient toujours moyen d'affiner et tromper toutes les ruses et inventions de ceux qui faisaient le guet sur elles: de manière que l'on estimait que ce fut quelque punition divine, à laquelle nulle provision humaine ne sut trouver remede, jusques à ce que par l'avis de l'un des citoyens homme sage, il se fit au conseil un edict, que s'il advenait qu'il s'en pendît plus aucune, elle serait portée toute nue à la vue de tout le monde à travers la grande place. cet edict fait et ratifié par le conseil, ne réprima pas seulement pour un peu, mais arrêta du tout la fureur de ces filles qui avaient envie de mourir. Or est-ce un grand signe de bonne et vertueuse nature que la crainte d'infamie et de déshonneur, et vu qu'elles ne redoutaient ni la mort, ni la douleur, qui sont les deux plus horribles accidents que les hommes puissent souffrir, qu'elles ne peurent supporter une imagination de villanie, ni de honte et de déshonneur, qui ne leur devait encore advenir sinon après leur mort.

12.DES CIENES.
LA coutume était des filles de Cio, qu'elles allaient ensemble és temples publiques, là où elles demeuraient tout le long du jour, et leurs amoureux qui les poursuivaient en mariage, les regardaient jouer et baller ensemble, et le soir elles allaient és maisons les unes des autres par ordre, là où elles servaient aux peres et meres, et aux frères, les unes des autres, jusques à leur laver les pieds. Or advenait-il que bien souvent plusieurs des jeunes hommes aimaient une même fille: mais leur amour était si bon, si honnête, et si modeste, que si tôt qu'elle était fiancée à l'un, les autres se deportaient de lui faire l'amour: mais en somme l'honnêteté de ces femmes se peut connaître à cela, que en l'espace de sept cents ans il n'est point de mémoire que jamais il y ait eu femme mariée qui ait commis adultère, ne fille qui hors mariage ait été depucellée.<p 234r>

13.DES PHOCIENES.
LES tyrants de la Phocide ayants occupé la ville de Delphes, et pour occasion d'icelle occupation les Thebains leur faisant la guerre, il advint que les femmes dediées à Bacchus, que l'on appelle les Thyades, qui vaut autant à dire comme, les forsenées, furent éprises de leur fureur, et courants vagabondes çà et là de nuit, ne se donnèrent de garde qu'elles se trouvèrent en la ville d'Amphisse, là où étant lassées, et non encore retournées en leur bon sens, elles se couchèrent de leur long au milieu de la place, et s'endormirent. Dequoi étant adverties les femmes des Amphisseïens, et craignants qu'elles ne fussent violées par les soudards des tyrans, dont il y avait garnison en la ville, d'autant que la ville était alliée et confederée des Phociens, elles accoururent toutes en la place, et se mettants alentour d'elles sans mot dire, les laissèrent dormir sans les éveiller: puis quand elles se furent d'elles mêmes esveillées, elles se mirent à les traiter chacune la siene, et à leur donner à manger: puis finablement ayants demandé congé de ce faire à leurs marits, les convoyèrent à sauveté, jusques aux montaignes.

14.VALERIA ET CLOELIA.
L'outrage fait à une Dame Romaine nommée Lucretia, ensemble la vertu d'icelle, furent cause de faire chasser de son état Tarquinius Superbus septiéme Roi des Romains après Romulus. cette Dame étant mariée à un grand personnage, et qui de parenté appartenait à ceux du sang Royal, fut violée et forcée par l'un des enfants de ce Roi Tarquin qui était logé chez elle: à l'occasion dequoi elle fit assembler tous ses parents et amis, et après leur avoir déclaré et fait entendre l'outrage que on lui avait fait, elle se tua sur l'heure en leur présence. Et Tarquin pour cette cause ayant été chassé de son Royaume, suscita plusieurs autres guerres aux Romains, pour penser recouvrer son état, et finablement fit tant envers Porsena Roi de la Thoscane, qu'il lui persuada d'aller mettre le siege devant la ville de Rome avec grosse puissance: et leur étant outre la guerre survenue encore la famine, dont ils se trouvaient fort pressés, entendants que Porsena était non seulement prince vaillant aux armes, mais aussi debonnaire et juste, ils le voulurent faire juge des différents qu'ils avaient à l'encontre de Tarquin. Mais Tarquin s'opiniâtra au contraire disant, que s'il ne demeurait ferme et constant allié, aussi peu serait-il puis après juste juge. Porsena le laissant et se départant de son alliance, entendit à faire en sorte qu'il s'en retournât en bonne paix et amitié avec les Romains, en recouvrant d'eux toutes les terres qu'ils avaient occupées en la Thoscane, et les prisonniers qu'ils avaient pris en cette guerre. Pour l'assurance duquel appointement on lui bailla des otages dix fils, et dix filles, entre lesquelles était Valeria fille du consul Publicola: et cela fait il rompit incontinent son camp, et tout appareil de guerre, quoi que tous les articles de la capitulations ne fussent pas encore accomplis. Ces filles étant en son camp, descendirent vers la rivière, comme pour s'y baigner et laver, un peu arrière du camp, et à la suscitation de l'une d'entre elles qui avait nom Cloelia, après avoir entortillé leurs habillements alentour de leurs têtes, elles se jetèrent à travers la rivière qui était impetueuse, et passèrent à nage, et s'entr-aidants les unes aux autres avec grand travail et grande peine. Il y en a qui disent que cette fille Cloelia ayant trouvé moyen de recouvrer un cheval monta dessus, et traversa la rivière tout doucement, montrant le chemin aux autres, et leur donnant courage, et support à nager alentour d'elle: mais pour quelle raison ils le conjecturent ainsi, nous le dirons ci-après. Quand les Romains les vîrent passées à sauveté, ils eurent bien leur vertu et leur hardiesse en admiration, <p 234v> mais ils ne furent pas contents de leur retour, ni ne voulurent pas souffrir qu'on leur pût reprocher, d'avoir tous ensemble moins de foi qu'un homme seul. Et pourtant commandèrent aux filles de s'en retourner de là où elles étaient venues, et envoyèrent quant-et-quant escorte pour les conduire: mais quand elles eurent repassé la rivière du Tybre, il s'en fallut bien peu qu'elles ne fussent prises par une embûche que Tarquin leur avait dressée sur le chemin: mais la fille du Consul, Valeria, s'en fuit la première avec trois serviteurs dedans le camp de Porsena, et son fils Aruns courant soudainement au secours des autres, quand il en ouït la nouvelle, les recourut des mains des ennemis. Quand elles furent toutes amenées devant le Roi, il leur demanda laquelle c'était qui avait donné courage à ses compagnes de passer la rivière, et qui leur avait la première donné ce conseil. Les autres craignants que le Roi n'en voulût faire souffrir quelque peine à Cloelia, n'en voulurent mot dire, mais elle-même confessa que c'était elle. Et Porsena estimant beaucoup sa vertu, fit amener un des plus beaux chevaux de son escuirie magnifiquement enharnaché, qu'il lui donna: et qui plus est, pour l'amour d'elle renvoya courtoisement et humainement toutes les autres. C'est la conjecture par laquelle aucuns jugent, que Cloelia traversa la rivière dessus un cheval: les autres disent que non, mais que le Roi s'étant émerveillé de sa force et de sa hardiesse, comme étant plus grande que d'une femme, l'estima digne du présent que l'on a accoutumé de faire à un bon homme de guerre: tant y a, qu'en mémoire de ce fait on en voit encore aujourd'hui une statue de pucelle étant à cheval, en la rue que l'on appelle la Rue sacrée, laquelle statue aucuns disent être de Cloelia, les autres de Valeria.

15.MICCA ET MEGISTO.
ARISTOTIMUS ayant usurpé la tyrannie et violente domination sur les Eliens, moyennant l'espaule et la faveur que lui faisait le Roi Antigonus, abusait inhumainement, et excessivement de son pouvoir: car outre ce que de sa nature il était homme violent, encore était-il contraint d'obeïr et complaire à des Barbares, gents ramassés de toutes pièces, qu'il avait assemblés pour garder sa personne et son état, et de leur laisser faire plusieurs insolences, et plusieurs cruautés à l'encontre de ses sujets: comme fut entre autres l'inconvénient qui arriva à Philodemus, lequel avait une belle fille nommée Micca, de laquelle un des Capitaines du tyran, qui s'appellait Lucius, voulait faire son plaisir, non tant pour amour qu'il lui portât, que pour un appétit désordonné de la violer et déshonorer: si lui manda qu'elle vint parler à lui: et le père et la mère voyants que voulussent ou non ils seraient contraints de ce faire, lui dirent qu'elle y allast: mais la pucelle étant généreuse et magnanime en les ambrassant, et se jetant à leurs pieds, les supplia de la laisser plutôt tuer, que de souffrir que sa virginité lui fut méchantement et vilainement ôtée. Mais pource qu'elle demeurait trop à venir au gré de Lucius, qui brûlait de concupiscence, et avait bien bu, il se leva de la table en colère, et s'y en alla lui-même: et trouvant Micca qui avait la tête entre les genoux de son père, il lui commanda qu'elle le suivist: ce qu'elle refusa de faire: et lors lui déchirant ses vêtements, il la fouetta toute nue sans qu'elle dît un seul mot, endurant quant à elle en patience et en silence toutes ces douleurs: mais son père et sa mère voyants que pour le prier et pour pleurer, ils ne gagnaient rien, se prirent à impleurer l'aide des Dieux et des hommes, criants à haute voix, que l'on leur faisait une injure indigne, et un outrage insupportable. A raison de quoi le Barbare, entrant totalement en fureur d'ivrongnerie et de colère, tua la pauvre fille au même état qu'elle était, ayant le visage dedans le giron de son père. Mais pour tout cela le tyran ne s'en amollit de rien, ains en tua plusieurs des <p 235r> citoyens, et en bannit encore davantage, tellement que l'on dit qu'il y en eut huict cents qui s'enfuirent en Aetolie, lesquels l'envoyèrent requérir de leur permettre que ils puissent retirer leurs femmes et leur petits enfants: mais un peu après comme de lui-même il fit crier à son de trompe, que les femmes qui s'en voudraient aller devers leurs marits, s'en allassent, et qu'il leur permettait de pouvoir emporter quant et elles tant commes elles voudraient de leur biens: et quand il sut qu'elles étaient toutes fort aises de ce cri, et l'avaient recueilli avec un grand contentement, car elles étaient en nombre de plus de six cents, il leur commanda qu'elles partissent toutes ensemble à certain jour qu'il leur ordonna, promettant de leur donner escorte pour les conduire à sûreté. Quand le jour qui leur avait été prefix fut échu, elles s'assemblèrent aux portes de la ville, ains fait leurs pacquets des hardes qu'elles voulaient emporter, tenants entre bras partie de leurs enfants, et faisants emmener les autres sur des chariots, s'entre-attendants les unes les autres: mais soudainement plusieurs de ces soudards et satellites du tyran leur coururent sus, en leur criant de tout loin, Demeure demeure. Puis quand ils furent tout près d'elles, ils commandèrent aux femmes de s'en retourner arrière, et faisants rebourser les chariots et chevaux vers elles, les chassèrent à toute bride à travers de la troupe, ne leur permettants ni d'y aller, ni d'arrêter, ni de secourir leurs petits enfants qu'elles voyaient mourir devant leurs yeux: car les uns perissaient en tombant de dessus leurs chariots à terre, les autres sous les pieds des chevaux: et cependant ces satellites à grands coups de fouet et grands cris, comme si c'eussent été des moutons, les pressaient de telle sorte, qu'elles tombaient les unes sur les autres, jusques à ce qu'ils les eurent toutes jetées dedans les prisons: leurs biens et leurs hardes furent rapportées à Aristotimus. Dequoi ceux d'Elide étant fort déplaisants, les religieuses sacrées à Bacchus, que l'on appelle les Seize, tenants en leurs mains des rameaux de suppliants, et à l'entour de leur têtes des chappeaux de branches de vignes, s'en allèrent trouver Aristotimus sur la place. Les satellites qu'il avait autour de lui pour la sûreté de sa personne, se fendirent par révérence pour les laisser approcher: et elles du commencement teindrent silence sans autre chose faire que tendre humblement et religieusement les rameaux de suppliants: mais quand le tyran aperçut que c'était pour les femmes Eliennes qu'elles le venaient supplier, à fin qu'il eût pitié d'elles, se courrouçant à ses soudards, et criant après eux, pource qu'ils les avaient laissées ainsi approcher, il les fit chasser hors de la place, en poussant les unes et frappant les autres: et outre cela, encore condamna-il chacune desdites religieuses en deux talents d'amende. Ces choses ainsi faites, il y eut dedans la ville l'un des citoyens nommé Hellanicus, homme jà bien avant sur son âge, qui suscita une conjuration à l'encontre de lui, sans qu'il s'en défiast, ne pensant pas qu'il dût jamais rien entreprendre contre lui, tant pource qu'il était déjà fort vieil, que pource qu'il lui était mort de naguères deux de ses enfants: et au même temps du côté de l'Aetolie les bannits étants passés se saisirent d'une forte place dedans le territoire d'Elide, qui s'appellait Amymone, situé en lieu bien commode pour faire la guerre, et y reçurent encore plusieurs autres des habitants de la ville qui s'en coururent incontinent que ils en surent les nouvelles: ce que craignant le tyran Aristotimus s'en alla devers leurs femmes en la prison, et cuidant venir mieux à bout de ses desseins par crainte que par amour, il leur commanda d'envoyer devers leurs marits, et leur écrire qu'ils sortissent hors du pays, ne les menassant s'ils ne le faisaient, de les faire toutes mourir, après avoir déchiré à coups de fouet et tué devant eux leurs enfants. Or toutes les autres ne lui répondirent rien, combien qu'il demeurât longuement à les presser de lui dire si elles le feraient ou non, ains s'entreregardaient les unes les autres sans mot dire, comme s'entredonnants à connaître qu'elles n'avaient point de peur, <p 235v> et ne s'étonnaient point de ses menasses. Mais une nommée Megisto femme de Timoleon, que les autres tenaient comme pour leur Capitainesse, tant pour l'honneur de son mari, que pour la vertu d'elle-même, ne daigna pas se lever, ni ne souffrit pas que les autres se levassent non plus, ains lui répondit toute assise: «Si tu était homme sage, tu ne parlerais pas à des femmes pour cuider contraindre leurs marits, ains enverrais devers eux, comme devers ceux qui ont toute puissance sur elles, pour leur porter de meilleurs propos que ceux par lesquels tu nous as trompées: mais si n'esperant pas de leur pouvoir rien persuade, tu penses les circonvénir et tromper par le moyen de nous, il ne faut pas que tu t'attendes de nous pouvoir jamais plus abuser, ni qu'eux aussi soient si malavisés, ne de si peu de coeur, que par des femmes et des petits enfants, ils soient pour quitter et abandonner la liberté de leur pays: car ce ne leur est pas tant de perte de nous perdre, vu mêmement qu'ils ne nous ont pas maintenant, comme ce leur est de bien, de délivrer leur pays et leurs citoyens de ton outrageuse cruauté.» Ainsi que Megisto lui tenait ces propos, Aristotimus n'en pouvant plus endurer, commanda que l'on lui apportât son petit fils pour le tuer devant ses yeux: et comme ses satellites le cherchassent parmi les autres petits garçons qui jouaient et luictaient ensemble, sa mère l'appella elle-même par son nom, disant, «Viença mon fils, afin que tu sois délivré de la cruelle tyrannie de cettui, avant que tu aies sentiment ni jugement de la connaître car il me serait trop plus grief de te voir indignement servir, que non pas de mourir.» Aristotimus adonc par impatience de colère desguainnant son épée, courut vers elle pour la frapper elle-même, n'eût été que l'un de ses familiers appelé Cylon, qui faisait semblant de lui être fidele, et néanmoins le haïssait en son coeur, et était des complices de la conjuration de Hellanicus, se mit au-devant, et l'en détourna par prières, lui remontrant que cela n'était point fait en homme généreux, ains tenait de la femme, et non du Prince, ni de personnage sachant manier de grands affaires: tellement qu'à grande peine peut-il tant faire, que retourné en son sens rassis, il s'en voulût aller de là. Or lui advint-il un grand presage et ligne de ce qui était prêt à lui arriver: car sur le haut du jour, ainsi comme il était en sa chambre à se reposer avec sa femme, et que l'on apprêtait son souper, ceux de la maison aperçurent un aigle rouant en l'air au dessus de son hostel, qui lascha une assez grosse pierre droit sur l'endroit de la couverture de la chambre où il se reposait, comme si de propos délibéré il eût visé à ce faire. Ainsi ayant ouï le bruit de la pierre tombée de dessus, et le cri de ses domestiques qui avaient vu ce pronostique tout ensemble de dedans la maison, il s'en effroia, et demanda que c'était: l'ayant entendu, il envoya querir sur la place le devin duquel il se soûlait servir, et lui demanda tout troublé, que voulait dire ce presage. Le devin le réconforta, disant que c'était Jupiter qui l'esveillait, et qui montrait de le vouloir secourir: mais aux citoyens dont il se fiait il assura, que c'était la vengeance divine qui devait bientôt tomber sur la tête du tyran: et pourtant Hellanicus et ses adhèrents furent d'opinion qu'il ne fallait plus différer, ains lui courir sus dés le lendemain. Et la nuit même, il fut avis à Hellanicus, en dormant, que l'un de ses enfants morts se présente à lui qui lui dit: «Pere, comment t'amuses-tu encore à dormir, vu que demain tu dois être eleu Capitaine général de cette ville?» Hellanicus encouragé de cette vision alla solliciter ses compagnons: et Aristotimus étant averti comme Craterus venant pour le secourir avec une puissante armée était campé auprès d'Olympe, en prit une telle assurance, qu'il s'en alla avec Cylon sur la place sans aucunes gardes: et lors Hellanicus voyant le point de l'occasion venu, ne donna pas le signe qui était convenu entre eux, à ceux qui devaient les premiers mettre la main à l'execution de leur entreprise, mais à haute vois étendant ses deux mains, il s'écria, «Qu'attendez vous gens de bien? <p 236r> Sçauriez-vous désirer un plus beau théâtre à combattre pour la défense de la liberté, que le milieu de votre pays?» Adonc Cylon mettant la main à l'épée frappa l'un de ceux qui suivaient le tyran, et de l'autre côté Thrasybulus et Lampis se ruèrent dessus Aristotimus, qui les prevint s'enfuyant dedans le temple de Jupiter, là où ils le mirent à mort, puis en jetant le corps au milieu de la place, convièrent les habitants de la ville à reprendre leur liberté: mais les femmes encore furent les premières, car elles accoururent incontinent toutes à grande liesse, en plorant et criant de joie, et environnants tout à l'entour les hommes qui avaient fait cette execution, les couronnèrent, et leur mirent des chappeaux de fleurs sur les têtes: et lors la commune se jetant sur la maison du tyran, sa femme ayant fermé sa chambre sur elle, se pendit: mais ayant deux filles toutes deux fort belles de visage, pucelles, et prêtes à marier, ils les prirent et tirèrent à force hors de la maison, ayants bien intention de les tuer après qu'ils les auraient violées, et puis déchirées à coups de verges premièrement, n'eût été que Megisto avec les autres honnêtes Dames de la ville leur allèrent au-devant, qui leur crièrent, qu'ils faisaient choses indignes d'eux, attendu que étant en train de recouvrer leur liberté, pour vivre désormais en forme de gouvernement populaire, ils prenaient l'audace de commettre des outrages et violences telles que sauraient faire les plus cruels tyrans. Le peuple adonc ayant honte pour l'honneur et l'authorité de ces honnêtes Dames, qui parlaient ainsi vertueusement à eux les larms aux yeux, fut d'avis que l'on ne leur serait point de villanie à leurs personnes, et qu'on mettrait à leur chois de mourir de telle mort qu'elles voudraient: ainsi les ayants remenées toutes deux à la maison, et leur ayants dénoncé qu'il fallait qu'elles mourussent à l'heure même, l'aînée qui s'appellait Myro, desceignant sa ceinture en fit un las-courant qu'elle se mit au col, et en baisant et ambrassant sa soeur, la pria de la regarder faire, pour puis après faire comme elle: «A fin, dit-elle, que nous ne mourions point bassement, et indignement du lieu dont nous sommes issues.» Mais la jeune au contraire la pria de lui permettre qu'elle mourût la première, et quant et quant se saisit de la ceinture: et adonc l'aînée lui répondit, «Je ne vous refusay jamais chose que vous me demandissiés, ma soeur, et pour ce, dit-elle, je suis contente de vous faire encore cette grâce, de supporter et souffrir, ce qui me sera plus grief que la mort même, de vous voir, ma très chere soeur, mourir devant moi.» Cela dit, elle-même lui enseigna à mettre le las à l'entour de son col: puis quand elle voit qu'elle eut rendu l'esprit, elle l'ôta, et couvrit son corps: puis adressant sa parole à Megisto même, la requit de ne souffrir pas que son corps, quand elle serait aussi morte, demeurât gisant vilainement et honteusement: tellement qu'il n'y eut entre les assistants personne de si dur coeur, ne qui de nature haïst tant les tyrans, qui ne deplorast, et n'eût en soi-même compassion de la générosité et magnanimité de ces deux jeunes filles. Or comme ainsi soit qu'il y ait infinies belles choses que les femmes ont anciennement faites plusieurs ensemble, il me semble que ce peu d'exemples que nous en avons allégués, devra suffire: au demeurant nous décrirons ci-après des particuliers actes de vertu de quelques unes, pêle-mêle selon qu'elles nous viendront en mémoire, estimants que l'ordre des temps n'est point trop nécessaire à rediger par écrit une telle histoire.

16.PIERIA.
QUELQUES uns des Ioniens, qui s'étaient venus habituer en la ville de Milet, entrèrent en querelle à l'encontre des enfants de Neleus: à l'occasion de laquelle finablement ils furent contraints de se retirer en la ville de Myunte, là où ils eleurent leur demeurance, et y furent fort molestés et travaillés par les Milesiens qui leur faisaient la <p 236v> guerre, pource qu'ils s'étaient soustraits et séparés d'avec eux, toutefois ce n'était point une si sanglante, ne si mortelle guerre, qu'ils n'envoyassent bien les uns devers les autres, et ne communiquassent quelquefois ensembles: car mêmes à quelques jours de fêtes solennelles, les femmes de Myunte allaient bien en la ville de Milet. Or y avait-il entre ces Myuntins, l'un des plus nobles qui s'appellait Pythes, et sa femme Japygia, dont il avait une belle fille, nommée Pieria. étant doncques échue la grande fête de Diane, en laquelle il se faisait un solennel sacrifice, que l'on nommait la Neleïde, ce Pythes y envoya sa femme et sa fille, qui l'en requirent, à fin qu'elles fussent participantes de la fête. Si advint que l'un des enfants de Neleus, celui qui avait plus de credit et d'authorité en la ville, nommé Phrygius, s'enamoura de Pieria, et lui demanda ce qu'il pourrait faire qui lui fut le plus agreable: elle lui répondit, Si tu fais qu'il me soit loisible de souvent et avec plusieurs venir ici. Phrygius comprenant aussi tôt ce qu'elle voulait dire, qu'il y eût paix et amitié en ces deux villes, fit en sorte qu'il en ôta toute guerre: au moyen dequoi Pieria fut depuis grandement honorée et estimée en toutes les deux villes, tellement que jusques aujourd'hui les Dames Milesienes souhaittent encore, et prient aux Dieux, qu'elle soient autant aimées comme Phrygius aima Pieria.

17.POLYCRITE.
GUERRE s'émeut jadis entre les Naxiens et les Milesiens, à cause de Neaera femme de Hypsicreon, par une telle occasion. Elle s'enamoura de Promedon Naxien, et montant sur mer s'en alla quant à lui car il était hoste de Hypsicreon, logeant ordinairement chez lui, quand il venait en la ville de Milet, et jouissait secrètement de cette Neaera amoureuse de lui: mais au long aller, craignant que son mari ne s'en aperçût, il l'enleva, et l'emmena en la ville de Naxe, là où il la fit rendre suppliante à son autel et foyer domestique. Hypsicreon l'envoya bien redemander: mais les Naxiens en faveur de Promedon refusèrent de la rendre, alléguants pour excuse de leur refus, qu'elle requérait la franchise des suppliants: à raison de quoi la guerre commença entre eux, en laquelle les Erythraeiens favorisèrent fort affectueusement la part de ceux de Milet: de manière que la guerre prenait un long trait, et apportait de grandes miseres et calamités aux uns et aux autres, jusques à ce que finablement elle s'acheva par la vertu d'un femme, comme elle avait commencé par le vice et la méchanceté d'une autre. Car un Diognetus Capitaine des Erythraeiens, à qui l'on avait commis la garde d'une place fortée, assise en lieu opportun pour travailler et endommager les Naxiens, fit quelque course dedans leur pays, là où parmi grande quantité de tout autre butin, il prit et emmena plusieurs filles et femmes de bonne maison, entre lesquelles il s'en trouva une nommée Polycrite, de laquelle il devint amoureux, et la tint et traita non comme prisonniere de guerre, mais comme si elle eût été sa femme épousée. Or advint-il que le jour échut de la grande fête solennelle des Milesiens, ainsi qu'ils étaient au camp: au moyen dequoi ils se mirent tous à boire, et à faire grande chère les uns avec les autres. Adonc Polycrite demanda à ce Capitaine Diognetus, s'il serait point malcontent qu'elle envoyât à ses frères quelques tourteaux de ceux que l'on avait apprêtés pour la fête: ce que non seulement il lui permît volontiers, mais lui commanda de ce faire: et elle se servant de cette occasion, mit dedans l'un de ces tourteaux une petite lame de plomb écritte, et enjoignit expressément à celui à qui elle les bailla à porter, de dires à ses frères, qu'il n'y eût qu'eux tous seuls qui mangeassent de ces gâteaux: comme ils firent, et trouvants l'écriture de leur soeur dedans, par laquelle elles les advertissait que la nuit il ne faillissent de venir assaillir leurs ennemis, <p 237r> pource qu'ils les trouveraient tous en désordre, sans guet ne garde quelconque, d'autant qu'ils seraient encore ivres de la chère qu'ils auraient faite à cause de la fête, ils en allèrent incontinent advertir les Capitaines généraux de l'armée, les priants de vouloir faire cette entreprise avec eux. Ainsi fut la place prise, et y eut grand nombre de ceux de dedans tués: mais Polycrite requit à ses citoyens qu'on lui donnât Diognetus, et par ce moyen lui sauva la vie: mais elle quand elle approcha des portes de la ville de Naxe, voyant tous les habitants venir audevant d'elle avec extreme réjouissance, lui mettants des chappeaux de fleurs sur sa tête, et chantants ses louanges, son coeur n'eut pas la force de soutenir une si grande joie: car elle mourut sur la place tout joignant la porte de la ville, là où elle fut depuis ensepulturée, et appelle-l'on encore sa sepulture, le sepulchre de l'envie, comme ayant été quelque envieuse fortune qui envia à Polycrite la fruition de tant de gloire et d'honneur. Ainsi le décrivent les historiens de Naxe: toutefois Aristote dit, que Polycrite ne fut jamais prise prisonniere, mais que Diognetus l'ayant par quelque autre moyen vue, en devint amoureux, tellement qu'il était prêt de lui donner et faire pour l'amour d'elle tout ce qu'elle voudrait: et elle lui promît qu'elle s'en irait à lui, pourvu qu'il lui accordât une seule chose, dequoi, à ce que dit le Philosophe, elle exigea obligation de serment: et après qu'il eut juré sa foi, elle lui requit, qu'il lui rendît le château de Delion, car ainsi s'appellait la place qui lui avait été baillée en garde, autrement elle dit qu'elle ne coucherait jamais avec lui: et que lui tant pour le grand désir qu'il avait d'en jouir, comme pour le serment, par lequel il s'était obligé, ceda la place, et la rendit à Polycrite, laquelle la remît entre les mains de ses citoyens, et par ce moyen étant de rechef retournés à être pareils aux Milesiens, ils firent depuis appointement avec eux, à telles conditions qu'ils voulurent.

18.LAMPSACE.
EN la ville de Phocée il y eut un temps deux frères jumeaux de la maison des Codrides, l'un appelleé Phobus, et l'autre Blepsus, dont Phobus fut le premier qui se jeta du haut des rochers Leucadiens en la mer, ainsi comme Charon chroniqueur Lampsacenien l'écrit: et ayant puissance et authorité royale en son pays, il advint qu'il eut affaire pour son particulier en l'Île de Paros, et s'y en alla, là où il contracta amitié et alliance d'hospitalité avec Mandron qui était Roi des Bebryciens surnommés Pityoesseniens: et de fait les secourut, et fit la guerre avec eux contre des peuples barbares leurs voisins, qui leur faisaient beaucoup de dommage et d'ennui: puis quand il fut sur son partement pour s'en retourner, Mandron lui fit plusieurs caresses et demontrations d'amitié, et entre autres lui offrit la moitié de sa terre et de sa ville, s'il voulait venir s'habituer en la ville de Pityoessa, avec partie des Phocaïens, pour peupler le pays. Parquoi Phobus étant de retour à Phocée, proposa ce parti à ses citoyens, et leur ayant fait trouver bon, y envoya pour Capitaine son frère qui conduisit les nouveaux habitants: si eurent à leur arrivée le traitement tels qu'ils eussent su désirer de Mandron: mais à trait de temps, après qu'ils eurent eu de grands avantages sur les Barbares circonvoisins, et eurent gagné sur eux grande quantité de tout butin, et de dépouilles, ils commencèrent premièrement à être enviés, et puis après craints et redoutés des Bebryciens: à raison dequoi désirants s'en pouvoir défaire, ils ne s'ozèrent pas adresser à Mandron qu'ils connaissaient homme de bien et juste, pour lui persuader de commettre aucune déloyauté envers des hommes de nation Grecque, mais ayants espié un jour qu'il était absent, ils se preparèrent pour défaire par surprise tous ces Phocaïens. Toutefois la fille de ce Mandron nommée Lampsace, encore à marier, ayant découvert l'aguet et <p 237v> embûche, tâcha premièrement de divertir ses amis et familiers d'une si malheureuse entreprise, en leur remontrant, que ce serait un acte damnable devant les Dieux et devant les hommes, de courir sus en trahison à leurs propres alliés, et qui les avaient secourus à leur besoin contre leurs ennemis, et outre qui étaient maintenant leurs concitoyens. Mais quand elle voit qu'elle ne pouvait venir à bout de leur persuader, elle fit sous main entendre aux Grecs la trahison qu'on leur brassait, et les advertit de se tenir sur leurs gardes. Si firent un solennel sacrifice, et un festin public, auquel ils convièrent les Pityoesseniens au faubourg de la ville, et se divisèrent en deux troupes, dont l'une se saisit des murailles de la ville, pendant que les habitants étaient à ce festin, et l'autre met à mort les conviés: et par ce moyen se firent seigneurs de toute la ville, et envoyèrent appeler Mandron, lequel ils voulurent être participant de leurs conseils, et inhumèrent magnifiquement sa fille Lampsace, qui par fortune mourut de maladie, et pour mémoire du bien qu'elle leur avait fait, surnommèrent la ville de son nom Lampsaque. Toutefois Mandron, pour n'être soupçonné d'avoir été traître aux siens, ne leur voulut point consentir de demeurer avec eux, ains leur demanda les femmes et les enfants des morts, lesquels ils lui envoyèrent diligemment, sans leur faire aucun déplaisir: et ayants par avant decerné honneurs heroïques à Lampsace, depuis ils ordonnèrent qu'on lui sacrifierait comme à une Déesse, et continuent encore jusques aujourd'hui à faire ces sacrifices.

19.ARETAPHILE.
ARETAPHILE de la ville de Cyrene, n'est pas des fort anciennes, ains seulement environ le temps du regne de Mithridates, mais elle montra une vertu, et fit un acte comparable à tous les plus magnanimes conseils des antiques demiDéesses. Elle était fille de Aeglator, et femme d'un nommé Phaedimus, tous deux nobles hommes, et grands personnages: et étant belle de visage, et femme de fort gentil entendement, mêmement en matière d'état, et affaires de gouvernement, les publiques calamités de son pays ont été cause d'illustrer son nom, et le faire venir à la connaissance des hommes: car Nicocrates ayant usurpé la tyrannie de Cyrene, fit mourir plusieurs des principaux citoyens de la ville, et entre autres, un Melanippus grand prêtre d'Apollon, qu'il tua de sa propre main pour avoir sa presbtrise: aussi fit-il mourir Phaedimus le mari d'Aretaphile, et, qui plus est, l'épousa par force et malgré elle. Ce tyran, outre infinies autres cruautés qu'il commettait journellement, avait mis des gardes aux portes de la ville, lesquels quand on emportait des corps morts, pour les inhumer hors la ville, les outrageaient en leur picquant la plante des pieds avec des poignards et des dagues, ou leur appliquant des fers-chaulds, de peur que l'on ne transportât aucun des habitants vivant hors la ville, sous couleur de le porter en terre, comme s'il fut mort. Si étaient à Aretaphile ses maux particuliers bien griefs à supporter, combien que le tyran se laschât envers elle pour l'amour qu'il lui portait, jusques à lui laisser jouir d'une grande partie de sa puissance: car il était épris de son amour, et n'y avait qu'elle seule à qui il se laissât manier, étant au demeurant inflexible, âpre et sauvage à tout le demeurant: mais encore plus la grevait de voir son pays en public ainsi misérablement et indignement traité par ce tyran: car tous les jours il faisait mourir les citoyens les uns après les autres, et si ne voyait-on point qu'il y eût espérance de vengeance, ni de délivrance d'aucun côté, pource que les bannis étant faibles de tout point et étonnés, s'étaient écartés les uns çà, les autres là. Parquoi Aretaphile se subrogeant elle-même seule espérance de ressourse à la Chose publique, et se proposant à imiter les hauts faits <p 238r> et magnanimes de Thebe femme du tyran de Pheres, mais n'ayant pas des hommes fideles et proches parents pour la seconder en ses entreprises, comme les affaires en donnèrent à l'autre, elle essaya de faire mourir le tyran par poisons: mais ainsi comme elle en faisait provision, et éprouvait les forces d'un chacun, son affaire ne peut être secret, ains fut découvert. Et étant le fait bien prouvé et averé, Calbia mère de Nicocrates, femme de nature sanguinaire et implacable, fut d'avis qu'il la fallait incontinent faire mourir, après lui avoir devant fait endurer plusieurs tourments: mais l'affection que Nicocrates lui portait, affoiblissait un peu et retardait sa colère, joint qu'Aretaphile qui se présentait constamment à répondre aux accusations qu'on lui proposait, donnait quelque couleur à la passion du tyran: mais à la fin voyant qu'elle se trouvait convaincue par preuves, à quoi elle n'eût su répondre, et qu'elle ne pouvait aucunement nier qu'elle n'eût preparé quelque sorte de drogues, elle confessa qu'elle avait bien voirement fait provision de quelques drogueries, non pas toutefois dangereuses ne mortelles: «Mais je suis, dit-elle, Monseigneur, en peine de plusieurs choses de grande conséquence, c'est de me conserver la bonne opinion que tu as de moi, et l'affection que de ta grâce tu me portes, pour laquelle j'ai cet honneur de jouir d'une bonne partie de ton authorité et puissance: ce qui me rend enviée des mauvaises femmes, desquelles craignant les ensorcellements, charmes et autres menées, par lesquelles elles voudraient tâcher à te distraire de l'amour que tu me portes, je me suis laissée aller à tâcher d'y vouloir obvier par contraire artifice, qui sont choses à l'aventure folles, et vraies inventions de femmes, mais non pas dignes de mort, si ce n'est qu'il te semble juste de faire mourir ta femme, pour t'avoir voulu bailler quelques breuvages d'amour et quelques charmes, pour tâcher à être encore aimée de toi davantage qu'il ne te plaît de l'aimer.» Nicocrates ayant ouï ces excuses de Aretaphile, fut d'opinion de lui faire donner la torture, à quoi fut présente sa mère Calbia, sans fléchir jamais de pitié ni s'amollir: et étant interrogée sur la gehenne, jamais ne se laissa vaincre aux douleurs des tourments, ains se mainteint toujours invincible à la question, tant que Calbia même à la fin se lassa malgré elle de la tourmenter et gehenner: et Nicocrates la lascha, ajoutant foi aux excuses qu'elle alléguait, et se repentit de lui avoir donné ce tourment: et ne passa guères de temps, pour la passion qu'il avait imprimée en son coeur, qu'il ne retournât à elle, et ne tâchât à regagner sa bonne grâce par tous honnneurs, et toutes caresses qu'il lui pouvait faire, tant il était épris de son amour: mais elle n'avait garde de se laisser vaincre de ces flatteries, vu qu'elle avait bien eu la vertu de resister aux douleurs de la question. Ainsi étant joint au désir qu'elle avait auparavant de faire chose vertueuse, l'animosité encore de se venger, elle essaya un autre moyen: car elle avait une fille prête à marier, qui était assez belle: elle l'attiltra pour un appât à prendre le frère du tyran, qui était un jeune homme fort aisé à prendre par les plaisirs de la jeunesse: et y en a plusieurs qui tiennent que outre la fille, encore usa elle de quelques charmes, et quelques breuvages, dont elle enchanta le sens et l'entendement de ce jeune homme, qui s'appellait Leander. Quand il fut pris de l'amour de cette fille, il fit tant par prières envers son frère, qu'il lui permît de la prendre en mariage: et marié qu'il fut, sa femme instruite de sa mère, commença à le prattiquer, et à lui persuader qu'il entreprît de remettre la ville en sa liberté, lui remontrant que lui-même n'était pas libre, tant comme il vivait sous une tyrannie, et qu'il n'était pas en sa puissance, s'il ne plaisait au tyran, d'épouser telle femme qu'il voudrait, ni de la garder quand il l'aurait épousée. D'autre côté ses familiers et amis, pour faire plaisir à Aretaphile lui allaient toujours forgeants quelques nouvelles occasions de querelles et de suspicions à l'encontre de son frère: et quand il s'aperçut qu'Aretaphile était de même avis, et qu'elle tenait la <p 238v> main à cette menée, adonc il resolut d'executer l'entreprise, et suscita un sien serviteur nommé Daphnis, par lequel il fit tuer Nicrocrates: mais au demeurant tué qu'il l'eut, il ne voulut pas suivre le conseil d'Aretaphile, ains montra incontinent par ses deportements qu'il avait tué son frère, et non pas le tyran, car il se porta follement et furieusement en sa domination: toutefois si portait-il toujours quelque honneur et quelque révérence à Aretaphile, et lui donnait quelque authorité au maniement des affaires, pource qu'elle ne lui montrait pas son malcontentement, ni ne lui faisait pas la guerre ouvertement, ains secrètement lui troublait et embrouillait ses affaires. Car premièrement elle lui suscita la guerre de la Lybie par le moyen d'un prince nommé Anabus, avec lequel elle eut secrète intelligence, et lui persuada de venir courir son pays, et approcher son armée de la ville Cyrene, et puis elle mit Leander en défiance et soupçon de ses amis, et de ses capitaines, lui donnant à entendre qu'ils n'avaient point le coeur à cette guerre, et qu'ils aimaient mieux la paix et le repos, avec ce que ses affaires mêmes la requéraient et l'établissement de sa domination, s'il voulait bien à fait dompter et tenir sous le pied ses citoyens, et que de sa part elle trouverait bien moyen de traiter appointement, voire de faire qu'ils s'entreverraient et parleraient ensemble s'il voulait, Anabus et lui, devant que la guerre tirât plus avant, et apportât quelque inconvénient, auquel il ne serait possible de donner ordre, ni mettre remede puis après. Si fut l'affaire conduit de telle sorte, qu'elle la première alla parler à ce prince Lybien, auquel elle requit, que si tôt qu'ils se trouveraient ensemble pour parlementer, il l'arrêtât prisonnier, et pour ce faire lui promît de grands présents, et une bonne somme d'argent. Le Lybien s'y accorda facilement. Leander faisait quelque doute de se trouver à ce parlement: mais toutefois pour le respect qu'il portait à Aretaphile, qui avait promis pour lui qu'il s'y trouverait, il s'y trouva tout nud, sans armes et sans gardes: et quand il approcha du lieu où se devait faire cette entrevue, et qu'il aperçut Anabus, il fit de rechef du fâcheux et restif, disant qu'il voulait attendre ses gardes: mais Aretaphile qui était là présente, lui donnant courage, lui dit, qu'il se ferait réputer homme de lâche coeur, et qui ne tenait point sa parole, s'il faillait à s'y trouver: et finablement voyant qu'il s'arrêtait, le tira par la main assez audacieusement et assurément, tant qu'elle le mena, et le livra entre les mains de ce prince Barbare. Si fut incontinent ravi et saisi au corps par les Lybiens, qui le teindrent en étroite garde lié et garrotté comme un prisonnier, jusques à ce que les amis d'Aretaphile arrivèrent avec les autres citoyens de Cyrene, qui lui apportèrent l'argent qu'elle avait promis: car si tôt que l'on sut en la ville cette prise, la plupart du peuple y accourut à sa requète et mandement: là où quand ils aperçurent Aretaphile, peu s'en fallut qu'ils n'oubliassent tout le courroux et maltalent qu'ils avaient encontre le tyran, et estimèrent que la vengeance et punition exemplaire qu'ils devaient faire du tyran, n'était qu'un accessoire: mais que leur principale besogne, et la fruition de leur liberté consistait à la saluer, caresser et ambrasser, avec si grande réjouissance, que les larmes leur en venaient aux yeux, se jetants à ses pieds, comme si c'eût été l'image de quelque Déesse: ainsi y affluants les uns sur les autres jusques au soir, à peine s'avisèrent-ils à la fin de se saisir de la personne de Leander, avec lequel ils s'en retournèrent en la ville, et après qu'ils se furent bien saoulés de donner toutes sortes de louanges et de faire tous honneurs à Aretaphile, finablement ils se mirent à penser ce qu'ils devaient faire des tyrans: si brûlèrent Calbia toute vive, et cousurent Leander dedans un sac de cuir qu'ils jetèrent dedans la mer: et voulurent que Aretaphile eût la charge et administration de la Chose publique, avec les autres principaux personnages de la ville. Mais elle, comme ayant joué un jeu fort inégal et variable, et qui avait eu plusieurs parties, jusques à en avoir rapporté la couronne de victoire, quand <p 239r> elle voit que son pays était entièrement franc et libre, s'alla renfermer en sa maison, et ne se voulant plus hazarder à s'entremettre d'affaire quelconque publique, usa le reste de ses jours en paix et en repos avec ses parents et amis, sans se mêler plus d'autre chose que de besogner à des ouvrages.

20.CAMMA.
IL y eut jadis au pays de Galatie deux des plus puissants Seigneurs, et qui aucunement étaient parents l'un de l'autre, Sinorix et Sinatus, desquels Sinatus avait épousé une jeune Dame qu'il avait prise fille appelée Camma, fort estimée et prisée de quiconque la connaissait, tant pour la beauté de son corps, comme pour la fleur de son âge, mais encore plus pour son honnêteté et sa vertu: car non seulement elle aimait son honneur et son mari, mais aussi était prudente, magnanime, et singulièrement aimée et désirée des sujets pour sa bonté et sa douceur: et, qui la faisait encore plus regarder et renommer, elle était prêtresse religieuse de Diane, à laquelle les Galates anciennement avaient singulière dévotion: ce qui était cause qu'on la voyait souvent és sacrifices publiques, et solennelles processions, parée et accoutrée magnifiquement. Si en devint Sinorix amoureux, lequel voyant que tant que son mari vivrait, il ne pourrait jamais venir à bout d'en jouir, ni par amour, ni par force, il commît un malheureux acte: car d'aguet propensé il tua Sinatus, et peu d'espace de temps après il alla demander Camma en mariage. Elle faisait sa demeurance dedans le temple, et ne supportait pas la malheureuse forfaiture qu'avait commise Sinorix, d'un coeur abattu et failli, qui ne fît qu'emouvoir les gents à pitié, ains avec un courroux couvert en elle-même, n'attendait autre chose que l'occasion de s'en pouvoir venger: de l'autre côté Sinorix était assidu à la solliciter et prier, lui alléguant des raisons qui semblaient avoir quelque honnête couleur, qu'il s'était toujours montré plus homme de bien en toutes sortes que Sinatus, et que ce qui l'avait induit à le tuer, c'était la vehemence de l'amour qu'il lui portait à elle, non pour aucune méchanceté. La jeune Dame du commencement lui fit des refus qui ne furent point trop rudes, et semblait que tous les jours peu à peu elle s'allât amollissant, d'autant mêmement que ses parents et amis étaient ordinairement après à la persuader et forcer de consentir à ce mariage, pour faire plaisir à Sinorix, lequel avait grand credit et grande authorité au pays: tant que finablement elle s'y consentit, et l'envoya l'on querir qu'il vint vers elle, à fin qu'en la présence de la Déesse même le contract du mariage fut passé, et les épousailles solennisées. Quand il fut arrivé, elle le reçut gracieusement, et l'amena devant l'autel de Diane, là où elle répandit à la Déesse un peu d'un breuvage qu'elle avait preparé dedans une coupe, puis en beut une partie, et bailla l'autre à boire à Sinorix: le breuvage était de l'hydromel empoisonné: et quand elle voit qu'il l'eut tout bu, alors jetant un gémissement haut et clair, et faisant la révérence à sa Déesse: Je t'appelle à témoin, dit-elle, très honorée Déesse, que je n'ai survécu Sinatus pour autre intention que pour voir cette journée, n'ayant eu ne bien ne plaisir de la vie en tout le temps que j'ai vécu depuis, que l'espérance de pouvoir un jour faire la vengeance de sa mort, laquelle ayant maintenant faite, je m'en vais gayement et joyeusement devers mon mari: mais toi le plus méchant homme du monde, donne ordre maintenant que tes amis et parents au lieu de lit nuptial te preparent une sepulture. Le Galatien ayant ouï ces propos, et commençant déjà à sentir que le poison faisait son operation, et lui troublait tout le dedans du corps, monta dessus un chariot, esperant que l'esbranlement et l'agitation du chariot lui pourrait servir à faire vomir le poison mais il en sortit tout incontinent, et se fit mettre dedans une littiere: et ne sut si bien faire, que le <p 239v> soir même il ne rendît l'âme: et Camma ayant passé toute la nuit, et entendu comment il était déjà trêpassé, s'en alla volontairement et gayement hors de ce monde.

21.STRATONICE.
cette même province de Galatie a porté encore deux autres Dames bien dignes d'éternelle mémoire, Stratonice femme du Roi Deiotarus, et Chiomara femme de Ortiagonte. Car Stratonice sachant que le Roi son mari désirait singulièrement avoir des enfants legitimes pour les laisser successeurs de sa couronne, et n'en pouvant avoir d'elle, elle lui pria et persuada, qu'il en fît à une autre femme, et lui permit qu'elle se les supposast. Deiotarus s'émerveille fort de cette sienne resolution et lui permit d'en faire à sa guise, ainsi comme elle voudrait: parquoi elle choisit, entre les captives prises à la guerre, une belle jeune fille qui avait nom Electra, qu'elle enferma avec Deiotarus dedans une chambre: et nourrit et éleva les enfants qui en vindrent, avec autant d'affection, et en aussi grande magnificence comme s'ils eussent été siens.

22.CHIOMARA.
LORS que les Romains sous la conduitte de Cneus Scipion défirent les Galates habitants en l'Asie, il advint que Chiomara femme d'Ortiagonte fut prinse prisonniere de guerre avec les autres femmes des Galates. Le capitaine qui la prit, usa de son aventure en soudard, et la viola. Or s'il était homme sujet à son plaisir, autant ou plus l'était-il à son profit, et lors fut attrapé par son avarice: car lui étant promise une grosse somme d'argent pour délivrer cette femme, il la conduisit au lieu qui lui fut designé pour la rendre et mettre en liberté: c'était sur le bord d'une rivière, que les Galates passèrent, lui comptèrent son argent, et reprirent Chiomara: mais elle fit signe de l'oeil à l'un de ses gens qu'il tuât ce capitaine Romain, ainsi comme il prenait congé d'elle et la caressait: ce que l'autre fit, et d'un coup d'épée lui avalla la tête: elle la releva, et l'enveloppant au-devant de sa robe, tira son chemin et s'en alla. Arrivée qu'elle fut au logis de son mari, elle lui jeta cette tête à ses pieds: dequoi il s'étonna, et lui dit, «Ma femme il faut garder la foi:» «Ce fait-mon, répondit-elle, mais aussi faut-il qu'il n'y ait qu'un seul homme vivant qui ait eu ma compagnie.» Polybius écrit que lui-même parla depuis à elle en la ville de Sardis, et qu'il la trouva femme de grand coeur, et de bon entendement. Mais puis qu'il est venu à propos de faire mention des Galates, j'en réciterai encore une telle histoire. Le Roi Mithridates envoya querir à fiance, comme ses amis, soixante des principaus Seigneurs des Galates, en la ville de Pergame: lesquels étant venus devers lui à sa requète, il leur parla superbement et impérieusement, dont ils furent tous fort courroucés: tellement qu'il y en eut un nommé Toredorix, homme robuste de corps, et courageux à merveilles, seigneur d'une contrée qui s'appelle des Tossiopiens, qui entreprit de le saisir au corps, lors qu'il donnerait audience dedans le parc des exercices, et de se precipiter avec lui dedans une profonde baricave qui là était: mais de fortune le Roi ce jour-là n'alla point, comme de coutume, en ce parc des exercices, ains manda que tous ces seigneurs Galates vinssent parler à lui en son logis. Toredorix les admonesta de ne s'étonner point, mais quand ils seraient arrivés auprès de lui, qu'ils se ruassent ensembles de tous côtés sur lui, et le déchirassent en pièces. Cela ne fut pas tenu secret, ains ayant été découvert à Mithridates, il les fit prendre tous, et leur envoya couper les têtes l'un après l'autre: mais sur ces entrefaites il se va souvenir d'un jeune homme en fleur d'âge, le plus beau et le mieux formé <p 240r> qui fut de son temps, et en eut pitié, se repentant de l'avoir condamné quant et les autres, et montra évidemment qu'il en était marri, pensant qu'il eût été défait des premières: ce néanmoins à toute aventure il envoya faire commandement, s'il était encore vivant, qu'on le laissât aller. Ce jeune homme avait nom Bepolitan, et lui advint une fortune merveilleuse: car il fut pris avec une belle robe et riche. laquelle le bourreau se voulant reserver nette, sans qu'elle fut souillée de sang, en la lui dépouillant tout à l'aise, il aperçut les gens du Roi qui accouraient vers lui, en criant à haute voix le nom de ce jeune homme. Voilà comment l'avarice, qui a été cause de faire mourir infinis hommes, sauva contre toute espérance la vie à celui-là. Mais quant à Toredorix, ayant été cruellement massacré de plusieurs coups, il fut jeté aux chiens sans sepulture, et sans que personne de ses amis en osât approcher pour l'inhumer, fors une jeune femme Pergameniene, qu'il avait autrefois connue pour sa beauté, laquelle se hazarda d'ensevelir et inhumer son corps. Ce que les gardes ayants aperçu, la saisirent et la menèrent au Roi, où l'on dit que Mithridates à la voir seulement en eut compassion, pource qu'elle lui sembla fort jeunette et simple jouvencelle: mais encore plus eut-il le coeur attendri, quand il sut que l'amour avait été cause de lui faire entreprendre: si lui permît d'enlever le corps et de l'ensepulturer, en lui fournissant du sien les draps et autres parements nécessaires pour les funerailles.

23.TIMOCLIA.
THEAGENES natif de Thebes eut pareille volonté et intention quant à la défense de son pays et de la Chose publique, que jadis eurent Epaminondas, Pelopidas, et tous les plus gents de bien du monde, mais il tomba en la commune ruine de la Grèce, lors que les Grecs perdirent la bataille de Chaeronée, étant déjà quant à lui vainqueur, et poursuivant ceux qu'il avait rompus en bataille devant lui: car ce fut lui qui répondit à un fuyant qui lui cria, «Jusques où nous veux-tu chasser?» «Jusques en Macedoine,» dit-il. Mais une siene soeur le survesquit, qui témoigna que tant pour la vertu de ses ancestres, que pour la siene propre, il avait été grand homme, et digne d'être renommé entre les plus vaillants: elle reçut un peu de fruit de sa vertu, qui lui aida à supporter plus patiemment ce qui lui toucha des communes miseres de son pays. Car après qu'Alexandre eut pris la ville de Thebes, et que les soudards couraient çà et là pillants ce qu'ils pouvaient, il se rencontra qu'un Capitaine d'une compagnie de chevaux légers Thraciens, se saisit de la maison de Timoclia, homme qui ne savait que c'était d'honnêteté et de courtoisie, mais violent et sans aucun discours de raison: car après qu'il se fut bien emply de vin et de viande au souper, sans porter aucun respect à la race, ni à l'état et honnêteté de cette Dame, il lui manda qu'elle vint coucher avec lui: et encore ne fut-ce pas tout, car il lui commanda de lui dire où elle avait caché son or et son argent, tantôt la menassant de la tuer, et tantôt la caressant, et lui promettant qu'il la tiendrait pour sa femme. Mais elle prenant l'occasion que lui-même lui présentait, «Plût à Dieu, dit-elle, que je fusse morte devant cette nuit, plutôt que d'être demeurée vive: car ayant tout perdu, au moins fut mon corps impollu et net de toute violence: mais la fortune étant ainsi advenue, qu'il faut que désormais je te répute pour mon seigneur, mon maître et mon mari, puis qu'il plaît aux Dieux qui t'ont donné cette puissance sur moi, je ne te veux point frustrer ne priver de ce qui est à toi: car quant à moi, je vois bien qu'il faudra que je sois dorenavant telle que tu voudras. Je soûlais avoir des bagues et joyaux à parer ma personne, et de la vaisselle d'argent, et si avoir encore quelque somme d'or et d'argent monnoyé: mais quand j'ai vu que la <p 240v> ville s'en allait prise, j'ai le tout fait prendre à mes femmes, et jeter, ou pour mieux dire, détourner, et mettre en reserve dedans un puits, où il n'y a point d'eau, et qui est su de peu de gens, pource qu'il y a une grosse pierre dessus qui en bousche l'entrée, et force arbres alentour qui le couvrent. Cela te sera un thresor qui te rendra riche à jamais quand tu l'auras en ta possession, et à moi servira de témoignage et de preuve, pour te montrer combien notre maison était noble et opulente par ci-devant.» Le Macedonien ces propos ouïs, n'attendit pas qu'il fut jour, ains sur l'heure même se fit conduire par Timoclia au lieu, lui commandant qu'elle fermât sûrement le verger après elle, afin que personne n'en aperçût rien, et descendit tout en chemise dedans ce puits: mais la hydeuse Clotho le conduisait, qui voulait venger son forfait par la main de Timoclia qui était au dessus: car quand elle sentit à sa voix qu'il était au fond, elle-même lui jeta dessus grande quantité de pierres, et ses femmes aussi y en ruèrent plusieurs autres grandes et grosses, tant qu'elles l'assommèrent, et comblèrent le puits. Ce que les Macedoniens ayants entendu, firent tant qu'ils retirèrent le corps, et ayant déjà été proclamé à son de trompe par la ville, que l'on ne tuât plus personne des Thebains, ils saisirent Timoclia, et la menèrent devant le Roi Alexandre, auquel ils firent entendre de point en point l'audacieux acte qu'elle avait ozé commettre. Alexandre jugeant bien à l'assurance de son visage, et à la gravité de son marcher, qu'elle devait être de quelque grande et noble maison, l'interrogea premièrement qui elle était: et elle lui répondit d'une grande assurance, sans se montrer étonnée de rien, «j'ai eu un frère nommé Theagenes, qui étant Capitaine général des Thebains en la bataille de Chaeronée, contre vous, mourut en combattant pour la défense de la liberté des Grecs, afin que nous ne tombissions point en la misere, en laquelle nous sommes présentement tombés: mais puis qu'il est ainsi, que l'on nous fait des outrages indignes du lieu dont nous sommes issues, quant à moi, je ne fuis point à mourir, car il m'est à l'aventure trop meilleur que de vivre, pour essayer encore une autre telle nuit que la passée, si toi-même n'y mets empêchement.» A ces paroles tous les gents d'honneur qui furent là présents, se prirent à pleurer. Mais quant à Alexandre, il lui sembla que le courage de cette Dame était plus grand, que de devoir faire pitié, et louant grandement sa vertu et sa parole qui l'avait bien attaint au vif, il commanda à ses Capitaines, qu'ils eussent soigneusement l'oeil, et donnassent bien ordre à ce que l'on ne commit plus de semblables exces en une maison illustre: et quant et quant ordonna que Timoclai fut remise en sa pleine liberté, elle et tous ceux qui seraient trouveés lui appartenir aucunement de parenté.

24.ERYXO.
BATTUS qui fut surnommé Eudaemon, c'est à dire, heureux, eut un fils qui eut nom Arcesilaus, ne ressemblant de moeurs en rien à son père: car du vivant même de son père, ayant fait faire des creneaux à l'entour de sa maison, il en fut condamné en un talent d'amende par son père même, et après sa mort étant de nature fâcheux, comme depuis il en eut le surnom, et aussi pource qu'il se gouvernait par le conseil d'un sien ami Laarchus, qui ne valait rien, il devint tyran, au lieu de Roi: et ce Laarchus aspirant à la tyrannie, chassait et bannissait de la ville, ou bien faisait mourir les principaux, et les meilleurs citoyens de Cyrene, et en rejetait les causes sur Arcesilaus, et finablement il lui fit boire du poison d'un liévre marin, dont il tomba en une maladie lente, et une langueur fâcheuse, de laquelle il mourut, et ce pendant se saisit de la seigneurie, sous couleur de la vouloir conserver, comme tuteur, à Battus fils d'Arcesilaus, lequel était contrefait et boiteux: de manière que <p 241r> tant pour son bas âge, que pour l'imperfection de sa personne, il était mêprisé du peuple, mais plusieurs s'adressaient à sa mère, lui obeïssaient volontiers, et l'honoraient, d'autant qu'elle était femme sage, douce et humaine, et avait beaucoup des plus puissants hommes du pays, qui étaient ses parents et amis, au moyen dequoi ce Laarchus lui faisant la cour, poursuivit de l'avoir en mariage, lui offrant, si elle le voulait épouser, d'adopter Battus pour son fils, et de le faire participant de sa seigneurie: dequoi Eryxo, car ainsi s'appellait cette Dame, s'étant conseillée avec ses frères, lui fit réponse qu'il en communiquât avec eux, pource que s'ils trouvaient bon ce mariage, si faisait-elle. Laarchus ne faillit pas de leur en parler, et eux de complot expressément fait entre eux, tiraient la chose en longueur, et le remettaient de jour à autre: mais Eryxo lui envoya secrètement l'une de ses femmes, lui dire de sa part, que ses frères lors contredisaient à son intention, mais quand le mariage serait consommé, ils n'en contesteraient plus, et seraient contraints de le trouver bon: et pourtant qu'il fallait, si bon lui semblait, qu'il s'en vint la nuit devers elle, et que tout le reste de l'affaire se porterait bien, quand il serait bien commencé. Ces propos furent merveilleusement plaisants à Laarchus, et étant du tout transporté d'aise hors de soi, pour la demontration d'amitié que lui faisait cette femme, il promît qu'il se rendrait vers elle à telle heure qu'elle lui commanderait. Or faisait Eryxo ce complot de l'avis et conseil de son frère aîné Polyarchus, et ayant prefix le jour et l'heure qu'ils se devaient trouver ensemble, elle fit venir secrètement en sa chambre son frère, qui amena quant et lui deux jeunes hommes avec leurs espées, qui ne désiraient rien plus que venger la mort de leur père, lequel Laarchus avait de nouveau fait mourir: puis elle envoya querir ce Laarchus, lui mandant qu'il vint seul sans gardes: si ne fut pas plutôt entré, que ces deux jeunes hommes le chargèrent à coups d'épée, tant qu'ils le firent mourir en la place, puis en jetèrent le corps par-dessus les murailles de la maison, et amenants Battus en public, le déclarèrent Roi à la mode et coutume du pays: et Polyarchus rendit aux Cyreniens leur anciene et première sorte de gouvernement. Or y avait-il lors à Cyrene plusieurs soudards du Roi d'Aegypte Amasis, ausquels Laarchus se fiait, et par le moyen desquels il se rendait formidable et épouventable aux Cyreniens. Ces gens de guerre envoyèrent incontinent en diligence devers le Roi Amasis, pour charger et accuser Eryxo et Polyarchus de ce meurtre: dequoi le Roi fut courroucé, et sur le champ proposa de faire la guerre aux Cyreniens: mais sur ces entrefaites il advint que sa mère alla de vie à trêpas: et cependant qu'il fut occupé à en faire les funerailles, les nouvelles vindrent à Cyrene du malcontentement de ce Roi, et de sa resolution de faire la guerre: si fut d'avis Polyarchus d'aller luymême devers lui pour rendre raison de son fait, et sa soeur Eryxo ne voulut pas demeurer derrière, ains le suivre, et s'exposer au même péril que lui, et ne fut pas la mère même d'eux, nommée Critola, qui n'y voulût aussi aller, combien qu'elle fut fort vieille, mais elle était Dame de grande dignité et authorité, d'autant qu'elle était soeur germaine de premier Battus surnommé l'heureux. Quand ils furent arrivés en Aegypte, tous les autres seigneurs de la cour approuvèrent grandement ce qu'ils avaient fait en cet endroit, et Amasis même loua infiniment la pudicité et magnanimité de Eryxo, et après les avoir honorés de riches présents, et les avoir traités royalement, les renvoya tous, Polyarchus et les Dames, avec sa bonne grâce à Cyrene.

25.XENOCRITE.
XENOCRITE de la ville de Cumes, ne fait pas moins à louer et estimer pource qu'elle fit à l'encontre du tyran Aristodemus, que quelques-uns pensent avoir <p 241v> été surnommé Malace, qui vaut autant à dire, comme mol, pour la dissolution de ses moeurs: mais ils s'abusent pour ne savoir pas la vraie origine de ce surnom: car il fut surnommé par les Barbares Malace, qui signifie garçon, pource qu'étant encore fort jeune entre ses compagnons d'âge, portants encore les cheveux longs, que l'on appellait anciennement coronistes, ce semble pour cette occasion, és guerres contre les Barbares il se faisait bien voir, et y acquérait un grand renom, non seulement pour sa hardiesse à coups de main, mais aussi encore plus pour son bon sens, sa diligence et provoyance, en quoi il se montrait singulier: de manière que étant en fort bonne estime de ses citoyens, il fut incontinent avancé et promeu aux plus grandes charges et dignités de la Chose publique: tellement que quand les Thoscants faisaient la guerre aux Romains pour remettre Tarquin le Superbe en sa Royauté, dont il avait été dechassé, les Cumains le firent Capitaine du secours qu'ils envoyaient aux Romains: en laquelle expédition, qui dura longuement, laissant faire à ses citoyens qui étaient sous sa charge au camp tout ce qu'ils voulaient, et les amadouant comme flatteur, plutôt que leur commandant comme Capitaine, il leur persuada de courir sus à leur Senat, quand il seraient de retour, et lui aider à en chasser les plus puissants et les plus gens de bien, tellement que peu à peu par ces moyens il se fit tyran absolu. Et s'il fut méchant et violent en autres extorsions, encore le fut-il davantage envers les jeunes femmes et les jeunes enfants de bonne maison: car on trouve par écrit entre autres choses, qu'il contraignait les jeunes garçons à porter cheveux longs comme filles, et des crespines et autres affiquets d'or par-dessus: et au contraire, il contraignait les filles de se tondre en rond, et porter des manteaux, à la façon des jeunes hommes, et des saies, sans manches. Toutefois s'étant extremement enamouré de Xenocrite fille d'un des principaux citoyens qu'il avait banni, il la tint, non pas après l'avoir épousée, ou après l'avoir gagnée par belles persuasions, pensant qu'elle se devait bien contenter d'être avec lui en quelque sorte que ce fut, attendu qu'elle en était réputée bienheureuse et bien fortunée de tous ceux de la ville: mais toutes ces faveurs-là ne lui éblouïssaient point le jugement à elle: car outre ce qu'elle était marrie de ce qu'il couchait avec elle sans qu'elle lui eût été donnée ni fiancée par ses amis et parents, elle désirait le recouvrement de la liberté de son pays, autant comme ceux qui apertement étaient haïs et malvoulus du tyran. Or faisait Aristodemus en ce temps-là environner son territoire d'un fossé tout à l'environ, ouvrage qui n'était ni nécessaire ni utile, mais seulement entrepris pour user, fâcher et consommer de travaux ses pauvres citoyens: car il était commandé à chacun de porter certaine quantité de terre par jour. Comme doncques il allât voir comment on y besongnait, elle détourna et couvrit son visage avec un bout de sa robe, et passé qu'il fut, les jeunes hommes se jouants et se moquants d'elle, lui demandaient pourquoi elle fuyait ainsi de voir Aristodemus, et avait honte de lui seul, et n'avait point honte d'être vue des autres: et elle leur répondit, mais bien à certes, et parlant à bon esciant: «C'est, dit-elle, pource qu'il n'y a entre les Cumains que Aristodemus seul qui soit homme.» cette parole touchait à tous, mais elle aiguillonna de honte ceux qui avaient le coeur assis en bon lieu, à entreprendre de recouvrer leur liberté. Et dit-on, que Xenocrite l'ayant entendu dit, qu'elle aimerait mieux porter elle-même sur ses espaules la terre, comme les autres, pour son père pourvu qu'il pût être présent, que de participer à toutes les délices, et à toute la puissance d'Aristodemus. Cela doncques confirma encore davantage ceux qui conjurèrent à l'encontre du tyran, desquels le chef principal fut Thymoteles, ausquels Xenocrite ayant baillé libre et sûre entrée, trouvants Aristodemus seul, sans armes et sans gardes, en se ruant plusieurs sur lui, le tuèrent facilement. Voilà comment la ville de Cumes fut délivrée de tyrannie par deux vertus d'une femme, l'une qui leur donna le pensement premier et <p 242r> l'affection de l'entreprendre, et l'autre qui leur aida et leur donna moyen de l'executer: quoi fait ceux de la ville offrirent à Xenocrite plusieurs honneurs, prerogatives et présents, mais elle les refusant tous, leur demanda seulement la grâce de pouvoir inhumer le corps d'Aristodemus: ce qu'ils lui permirent, et outre l'eleurent prêtresse et religieuse de Ceres, estimants que cet honneur qu'ils faisaient à Xenocrite, ne serait pas moins agreable à la Déesse, que convenable à elle.

26.LA FEMME DE PYTHES.
AUSSI dit-on que la femme du riche Pythes, du temps que le Roi Xerxes veint faire la guerre aux Grecs, fut une bonne et sage Dame: car ce Pythes ayant trouvé des mines d'or, et aimant non par mesure, mais excessivement, le profit grand qui lui en venait, lui-même y employait toute son étude, et contraignait tous ses citoyens également à fouiller, porter, ou purger et nettoyer l'or, sans leur permettre de faire ni exercer autre oeuvre du monde: dequoi plusieurs mouraient, et tous se fâchaient, tellement que les femmes à la fin s'en vindrent avec rameaux de suppliantes à la porte de cette femme pour l'émouvoir à pitié, et la prier de les vouloir secourir à ce besoin. Elle les renvoya en leurs maisons avec bonnes paroles, les admonestant de bien esperer, et de ne se desconforter point: et cependant elle envoya secrètement querir des orfévres à qui elle se fiait, et les renfermant en certain lieu, les pria de lui faire des pains d'or, des tartes et gâteaux, de toutes sortes de fruits, et de toutes les chairs et viandes principalement qu'elle savait que son mari Pythes aimait le mieux: puis quand il fut de retour en sa maison, car il était lors allé en quelque voyage, comme il demanda à souper, sa femme lui présenta une table chargée de toutes sortes de viandes contrefaites d'or, sans autre chose qui fut bonne à boire ni à manger, mais tout or seulement. Il y prit plaisir du commencement, mais après qu'il eut assez rassasié ses yeux à voir tous ces ouvrages d'or, il demanda à manger à bon esciant: et elle lui demandant ce qu'il voudrait bien manger, le lui présentait d'or, tant qu'à la fin il s'en courrouça, et cria qu'il mourait de faim. «Voire-mais, dit-elle, vous en êtes cause, car vous nous avez fait avoir foison de cet or, et faute de toute autre chose: car tout artifice, tout métier, et toute autre vacation cesse entre nous, et n'y a personne qui laboure la terre, ains laissants en arrière tout ce que l'on seme et que l'on plante en la terre pour nourrir les personnes, nous ne faisons que fouiller et chercher des choses qui sont à nous nourrir inutiles, nous consommons nous mêmes de labeur, et nos citoyens après.» Ces remontrances emeurent Pythes, qui pour cela ne cessa pas entièrement toute son entremise des mines, mais y faisant travailler la cinquiéme partie seulement de ses citoyens, les uns après les autres, il permît au reste d'aller vaquer à leur labourage et à leurs mestiers. Mais quand Xerxes descendit avec une si grande armée pour faire la guerre aux Grecs, s'étant montré fort magnifique au recueil, et traitement, et grands présents qu'il fit au Roi et à toute sa court, il requit une grâce au Roi, c'est que de plusieurs enfants qu'il avait, il en dispensait l'un seul d'aller à la guerre, à fin qu'il demeurât avec lui en la maison, pour avoir soin de le traiter et gouverner en sa vieillesse: de quoi Xerxes fut si courroucé, qu'il fit mourir ce fils-là seul, et l'ayant fait couper en deux pièces, fit passer son armée par entre deux (pièces), et emmena les autres qui tous moururent és batailles: à l'occasion dequoi Pythes, se desconfortant, fit ce que font ordinairement ceux qui ont faute de coeur et d'entendement, car il craignait la mort, et haïssait la vie: il eût bien voulu ne vivre point, et si ne se pouvait défaire de la vie. Or y avait-il dedans la ville une grande motte de terre, au long de laquelle passait la rivière qui se nommait Pythopolites: il fit bâtir sa sepulture dedans cette motte, et détournant le cours <p 242v> de la rivière, la fit passer à travers cette motte, de manière qu'en passant elle venait à razer sa sepulture. Ces choses preparées il descendit vivant dedans. Et resigna à sa femme sa ville et toute sa seigneurie, lui enjoignant qu'elle n'approchât point de ce monument, mais bien que seulement elle mit tous les jours son boire et son manger dedans une petite nacelle, jusques à ce qu'elle veît que la nacelle passerait outre la motte, ayant les vivres tous entiers sans que l'on y eût touché, et lors qu'elle cessât de plus lui en envoyer, pource que ce serait signe certain, qu'il serait decedé. Voilà comment il acheva le reste de ses jours: et sa femme gouverna depuis son état sagement, et apporta heureuse mutation et changement de travaux aux sujets.

XXXVI. Consolation envoyée à Apollonius sur la MORT DE SON FILS.
CE N'EST pas de cette heure seulement, Seigneur Apollonius, que j'ai eu pitié et compassion de toi, ayant entendu la mort avant-âge de ton fils, qui nous était très cher à tous, pource qu'en si grande jeunesse il se montrait fort sage, rassis, et modeste, observant merveilleusement bien tous offices et devoirs de pieté, tant envers les Dieux, comme envers ses père et mère, et ses parents et amis. Mais il n'eût pas été bien à propos, sur l'heure même de son trêpas, aller devers toi pour te prescher et admonester de supporter patiemment l'inconvénient qui t'était advenu, lors que et ton corps et ton âme étaient de tout point accablés sous le faix d'une calamité si étrange et si peu propensée, outre ce qu'il était force que j'en sentisse moi-même partie de la douleur: car les biensuffisants médecins mêmes n'ordonnent pas incontinent contre les violentes et soudaines descentes de catarres, les remedes des médecines laxatives, ains attendent que la force de l'inflammation des humeurs se meurisse d'elle-même, sans application d'huiles et unguent par le dehors. Mais après que le temps, qui a accoutumé de meurir toutes choses, s'est ajouté à l'inconvénient, et que la disposition de ta personne m'a semblé requérir le secours de tes amis, j'ai pensé que se ferais bien si je te départais quelques raisons et discours consolatoires, pour essayer de relâcher un peu de ta douleur, et appaiser les regrets de ton deuil, et les lamentations qui ne servent de rien: car suivant ce que dit le sage poète Euripide,
Les médecins des malades esprits
Sont les raisons, quand quelqu'un bien appris
En sait user à heure competente,
Pour alléger ce qui le coeur tourmente.
Et comme il dit ailleurs,
A chaque mal il faut propre remede:
Car à celui qui de douleur procède,
Des bons amis le parler gracieux
Allege fort les ennuis soucieux.
Qui est trop fol en toutes actions,
Il a besoin d'âpres corrections:
Car entre tant de passions de l'âme,
La couleur est celle qui plus l'entame.
Il y en a qui de douleur outrés,
<p 243r> Comme l'on dit, sont en fureur entrés,
Et en plusieurs autres maux incurables,
Jusqu'à tuer soi-mêmes misérables.
Or se douloir et se sentir attaint au vif pour la perte d'un fils, est une douleur qui procède de cause naturelle, et n'est point en notre puissance.Car quant à moi, je ne saurais être de l'opinion de ceux qui louent si hautement je ne sais quelle brutale et farouche et sauvage impassibilité, laquelle n'est ni possible à l'homme, ni utile, quand bien elle serait possible, pource qu'elle nous ôterait la mutuelle benevolence et douceur d'aimer, et de se sentir aimé, laquelle il nous est nécessaire retenir et conserver plus que nulle autre chose: mais aussi dis-je bien, que se laisser emporter hors de mesure à la douleur, et augmenter son deuil à l'infini, est contre la nature, et procède d'une mauvaise opinion qui est en nous: pourtant faut-il laisser l'un comme chose dommageable et mauvaise, et qui ne convient nullement à gents de bien, et ne reprouver ni ne rejeter pas aussi les moderées passions, suivant ce que souhaittait le philosophe Academique Crantor: «A la mienne volonté que jamais nous ne fussions malades, mais s'il advient que nous le soyons, à tout le moins, que nous sentions notre mal, si l'on nous arrache, ou que l'on nous coupe quelque partie de notre corps: car cette indolence-là, de ne se douloir de rien, ne s'engendre point en l'homme sans grand salaire, pource qu'il est vraisemblable et que l'âme en devient bestiale, et le corps insensible.» Parquoi la raison veut que les sages hommes ne soient en telles adversités ni impassibles, ni aussi trop passionnés: pource que l'un est inhumain, et tient de la bête sauvage: l'autre trop mol, et sent sa femme. Mais bien avisé est celui, qui sait garder le moyen, et qui peut porter gentilment autant les prosperités qui surviennent en cette vie comme les adversités: ayant bien propensé que c'est ne plus ne moins comme en un état populaire, là où l'on tire les magistrats au sort, et faut que celui à qui le sort échut, commande: et celui qui en est frustré, porte patiemment le refus de fortune. Ainsi faut-il qu'en la distribution des evenements et succès des affaires, il se contente, sans plainte ni resistance, de ce que la fortune lui envoye: car ceux qui ne peuvent faire cela, ne pourraient non plus supporter sagement et modereement de grandes prosperités: car c'est une sentence morale fort bien et sagement dite,
Jamais bon-heur, tant sait-il grand ou haut,
Ton coeur n'éléve outre plus qu'il ne faut:
ni au contraire aussi, pour malencontre,
Qui arriver te puisse, ne te montre
Trop bas de coeur, comme un chetif esclave,
Ains te maintien en ton naturel grave
Toujours tout un, comme l'or dans le feu.
Car c'est fait en homme sage et bien appris, se maintenir et comporter toujours d'une même sorte en prosperité, et aussi en adversité garder généreusement ce qui lui est bien séant: car l'office de vraie prudence et bon sens est, d'eviter le mal quand on le voit venir, ou le corriger quand il est advenu, et l'amoindrir le plus que l'on peut, ou bien se preparer à le supporter virilement et magnanimement: car la prudence se montre et s'employe, touchant les biens, en quatre sortes, ou à les acquérir, ou à les garder, ou à les augmenter, ou à en user dextrement et sagement. Ce sont là les règles de la prudence et des autres vertus, dont il faut user en l'une et en l'autre fortune: car comme dit le commun proverbe,
Il n'y a nul qui soit en tout heureux.
Et certainement
Il ne se peut naturellement faire,
Que ce qui est, ne soit point nécessaire.
<p 243v> Ne plus ne moins que les arbres quelques années portent beaucoup de fruit, et quelques autres n'en portent point: et les animaux une fois font des petits, et une autre fois sont steriles: et en la mer un jour y a tourmente, et un autre calme. Aussi en la vie humaine advient-il plusieurs divers accidents, qui tournent et virent l'homme tantôt en l'une, et tantôt en l'autre fortune: ausquelles ayant égard, on pourrait à bonne raison dire,
Agamemnon, fils d'Atreus, ton père
Ne t'engendra pour fortune prospere
Toujours avoir en cette vie, ainçois
Fault qu'un jour triste, et un jour gai tu sois,
Car tu es né de nature mortelle.
Et si tu dis, ma volonté n'est telle:
Si sera-il ainsi, ne pis, ne mieux,
Pource que tel est le plaisir des Dieux.
Et ce que dit à ce propos le poète Menander,
Si tu étais, Ô Trophime, seul entre
Tous les vivants hors du maternel ventre
sorti avec cette condition,
Que tu ferais à ton election
Ce qui serait à ton coeur agreable,
ayant toujours fortune favorable,
Et que quelqu'un des Dieux te l'eût promis,
Tu te serais à la vérité mis,
Non sans raison, en si grande colère,
Pour sa promesse envers toi mensongere,
Car il t'aurait falsifié sa foi:
Mais si tu as, à toute même loi
Que nous, humé cet air ici publique,
Pour te parler en gravité Tragique,
Plus te le faut porter patiemment,
Et prendre mieux raison en payement.
Car pour te dire en peu de mots la somme
De ce discours, Trophime, tu es homme,
Qui est à dire, un animal plus prompt
A devaller soudain à bas d'amont,
Que pas-un autre: et non sans cause juste,
Pource qu'étant de tous le moins robuste
De sa nature, il oze se mêler
Des plus ardus affaires desmêler:
Aussi tombant de haut à la renverse,
De plus grands biens sa ruine renverse.
Mais quant à toi, Trophime, ni le bien
Que perdu as, ne fut oncq grand en rien,
Ne maintenant si tu as de la peine,
Elle ne peut sinon être moyene:
Pourtant faut-il aussi, que ci-après
Plus modéré tu sois en tes regrets.
Et néanmoins les choses humaines étant telles, il y en a qui à faute de bon jugement sont si étourdis et si outrecuidés, que depuis qu'ils sont un peu élevés, ou pour grosse somme d'or et d'argent qu'ils se treuvent entre mains, ou pour l'authorité <p 244r> grande de quelque office qu'ils auront, ou pour autre presidence et preeminence du lieu qu'ils tiendront au gouvernement de la Chose publique, ou pour aucuns honneurs et gloire qu'ils auront acquise, ils menasseront et outrageront ceux qui seront moindres qu'eux, ne considérants pas l'incertitude et inconstance de la fortune, ni combien facilement ce qui est haut devient bas, et ce qui est par terre s'éleve en haut, pour les soudaines mutations et changements de la fortune: Car chercher certitude en chose de sa nature incertaine, ce n'est pas fait en gens qui discourent sainement:
En une roue incessamment tournante,
Tantôt basse est, tantôt haute une gente.
Mais pour parvenir à cette tranquillité d'esprit, de n'être point travaillé de douleur, le meilleur moyen est, celui de la raison, et de s'être par le moyen d'elle preparé de longue main contre toutes les mutations et changements de la fortune: car il ne se faut pas seulement reconnaître mortel, mais aussi attaché à une vie mortelle, et à des affaires qui facilement se changent d'un état en un autre tout contraire. Car certainement, et les corps des hommes sont mortels et caduques, et leurs fortunes mortelles, et leurs passions et affections aussi, et généralement tout ce qui est ou appartient à la vie humaine: ce qui n'est possible de détourner ou eviter aucunement à qui est mortel de nature,
Ains par nécessité ferrée,
Toujours notre vie atterree
Tend au fond d'enfer tenebreux.
Et pourtant dit très bien Demetrius le Phalerien, comme le poète Euripides eût écrit,
assuré n'est en ce bas monde l'heur,
Un jour le peut renverser en malheur,
Abaissant l'un du plus haut en l'abisme,
Et élevant du fond l'autre à la cime.
Le reste, dit-il, est sagement écrit, mais il eût encore mieux dit, s'il n'eût point mis un jour, ains un point, ou une minute de temps.
Arbres fruitiers comme l'humain lignage,
Tournent sans fin en un même rouage:
La force aux uns vient peu à peu croissant,
Elle s'en va aux autres décroissant.
Et Pindare en un autre passage,
Qu'est-ce, et que n'est-ce, que de l'homme?
C'est l'ombre du songe d'un somme.
Il a déclaré la vanité de la vie de l'homme par une excessive manière de parler fort ingenieuse, et fort bien exprimante ce qu'il voulait dire: car que peut-il être plus débile qu'une ombre? mais encore le songe d'un ombre? Il ne serait pas possible de l'exprimer plus vivement ne plus clairement. Suivant lesquels propos Crantor aussi réconfortant Hippocles sur la mort de ses enfants, lui use de ces paroles: Toute l'ancienne école de Philosophie nous presche et admoneste de cela, en quoi s'il y a aucun point que nous n'approuvions pas, au moins est-il trop véritable, qu'en plusieurs endroits la vie de l'homme est fort laborieuse et penible: car encore que de sa nature elle ne fut pas telle, si est ce que par nous mêmes elle est réduitte à telle corruption: puis il y a cette incertaine fortune qui nous accompagne dés le commencement et dés l'entrée de notre vie, non pour aucun bien: joint qu'en toutes choses qui naissent il y a toujours quelque portion de malice mêlée parmi. Car toutes semences mortelles sont incontinent participantes de la cause, dont procèdent la mauvaise inclination de l'âme, les maladies et les ennuis, et toute la male destinée des mortels de là rampe jusques à nous. Et pour quelle cause sommes nous tombés en ce <p 244v> propos? afin que nous connussions, que ce n'est rien de nouveau à l'homme d'expérimenter la malheureuse fortune, ains que tous y sommes sujets: car, comme dit Theophrastus, la fortune ne regarde point où elle vise, et prend plaisir bien souvent à t'ôter ce que tu auras par avant acquis à grande peine, et à renverser une réputée félicité, sans avoir aucun temps établi ne prefix pour ce faire. Ces raisons, et plusieurs autres semblables, peuvent facilement venir en l'entendement de chacun à part soi, ou bien les peut on apprendre des écrits des sages anciens, entre lesquels le premier est le divin Homere, qui dit,
Rien ne nourrit la terre plus débile,
Ne qui soit tant, que l'homme est, imbecile:
Il se promet que plus n'endurera
Parcy après, tant que lui durera
Force et vertu, et que divine essence
lui donnera de se porter puissance:
Mais quand les Dieux lui envoyent malheur,
Malgré lui faut qu'il porte sa douleur. Et ailleurs,
L'homme a le sens tel, et l'entendement,
Que Dieu lui veut donner journellement. Et un autre passage,
pourquoi quiers tu de moi, fils magnanime
De Tydeus, que mon sang je t'intime?
Les hommes tels comme les feuilles sont:
Les vent tomber là bas les une font,
Et la forêt en la saison nouvelle,
En produisant d'autres, les renouvelle:
Aussi les uns des hommes florissans
Viennent dehors, autres vont perissans.
Et que cette comparaison des feuilles des arbres soit bien à propos, et bien propre pour représenter la vanité transitoire de la vie des hommes, il appert clairement parce qu'il dit lui-même en un autre lieu,
Pour les chetifs humains prendre harnois,
Qui sont semblants aux feuillages des bois,
Aucunefois vigoureux en verdure,
Tant que de terre ils prennent nourriture,
Une autre fois de langueur malmenés,
Sans point d'humeur tous flestris et fenez.
Simonides le poète, comme le Roi de Lacedaemone Pausanias se glorifiât ordinairement de ses hauts faits, et lui dît une fois par manière de moquerie, qu'il lui donnât quelque sage precepte et bon avertissement, connaissant bien son outrecuidance, lui conseilla seulement, qu'il se souvinst d'être homme. Et Philippus Roi de Macedoine, comme en un même jour il eût eu nouvelles de trois grandes prosperités: la première, qu'il avait gagné le prix de la course des chariots à quatre chevaux en la solennité des Jeux Olympiques: la seconde, que son lieutenant Parmenion avait défait en bataille les Dardaniens: la troisieme, que sa femme Olympiade lui avait fait un beau fils: il éleva ses mains ver le ciel et dit, «O fortune je te supplie envoye moi en contre-échange quelque mediocre adversité.» sachant bien que la fortune porte toujours envie aux grandes félicités. Et Theramenes l'un des trente tyrants d'Athenes, étant tombée la maison en laquelle il soupait avec plusieurs autres, et s'étant sauvé lui seul de la ruine comme tout le monde l'en réputât bienheureux, il s'écria à haute voix, «O fortune, à quelle occasion doncques me reserves tu?» Aussi advint-il que peu de jours après, ses compagnons mêmes l'ayant mis en prison, <p 245r> après l'avoir bien gehenné et tourmenté, le firent mourir. Si me semble que le poète Homere s'est montré un merveilleusement excellent ouvrier de consoler, en ce qu'il fait que Achilles dit au Roi Priam, qui était venu devers lui pour racheter le corps de son fils Hector,
Vueilles pourtant en ce siege te seoir,
Et nos regrets laissons un peu rasseoir
Dedants nos coeurs, bien que de violente
Occasion soit notre âme dolente:
Mais à riens bons ne sont regrets ne pleurs,
Car les humains sont à vivre en douleurs
Predestinés par les hauts Dieux célestes:
Eux seuls exempts sont de toutes molestes.
Le haut-tonnant sur le seuil de son huis
Là sus au ciel a étalé deux muids
Des dons qu'il donne: en l'un de ces deux gisent
Les bons, en l'autre il a mis ceux qui nuisent.
Or ceux à qui pêle-mêle il départ
Tantôt de l'un, tantôt de l'autre part,
Il leur advient quelquefois de liesse
Et quelquefois rencontre de tristesse:
Mais cil à qui des mauvais il fait don
Tant seulement, n'a jamais rien de bon:
Honte le suit, et par toute la terre
Male famine après lui va grand' erre:
Il n'est des Dieux ni des hommes prisé,
Ainçois de tous fort défavorisé.
Le poète qui vient après, tant en ordre des temps qu'en estime de réputation, Hesiode, encore qu'il s'attribue l'honneur d'avoir été disciple des Muses, ayant aussi bien comme l'autre enfermé les maux dedans un tonneau, écrit que Pandora l'ouvrant les épandit en grande quantité par toute la terre, et par toute la mer, disant ainsi:
La femme ayant ôté le grand couvercle,
Qui du tonneau clouait la boucle en cercle,
Maux infinis épandit aux humains,
Et leur brassa malheurs et travaux maints:
Rien ne resta que l'espérance seule
Dants ce fort mui, sous le bord de sa gueule.
La femme hors voler ne lui permît,
Quand au-devant le couvercle lui mit.
De là sortit la troupe vagabonde
Des maux qui vont errants parmi le monde:
Car pleine en est et la terre et la mer.
Là commença maladie à germer
De jour en jour, aux hommes en cautelle
Venant la nuit, sans que point on l'appelle,
Et sans parler, d'autant que Jupiter
A toutes a la langue fait ôter.
Suivant lesquels propos, le poète Comique dit encore, touchant ceux qui se tourmentent et desespèrent quand telles fortunes leur adviennent,
Si nos malheurs les larmes guerissaient,
Et si nos maux incontinent cessaient
<p 245v> Que l'on aurait larmoyé tendrement,
Au pois de l'or payées cherement
En un malheur les larmes devraient être:
Mais maintenant les affaires, mon maître,
N'y pensent point, et n'y jettent point l'oeil:
Ains soit ou non que tu pleures en deuil,
Pas ne lairront d'aller la même voie.
Qu'est-il besoin donc que notre oeil larmoye?
Qu'y gagnons nous? Rien, mais douleur produit,
Comme arbres font, des larmes pour son fruit.
Et Dictys réconfortant Danaé, qui demenait un fort grand deuil pour la mort de son fils, dit en cette sorte:
Estimes-tu que Pluton face compte
De tous tes pleurs? et crois-tu qu'il se dompte
Par tes soupirs, jusqu'à te renvoyer
Ton fils? Non, non, cesse de larmoyer:
En regardant les aventures males
Qu'ont enduré les autres tes égales,
Plus patiente à l'heure tu seras,
Quand sagement tu considéreras,
Combien jadis en prison douloureuse
Ont achevé leur vie malheureuse:
Combien sont vieux devenus sans pouvoir
Peres d'enfants en leur vie se voir:
Combien aussi de royale opulence
Sont cheuts à rien réduits en indigence.
Il te convient mettre devant tes yeux
Ces arguments, et les repenser mieux.
Il lui conseille de considérer les exemples de celles qui ont été plus, ou pour le moins autant malheureuses qu'elle, comme si cela lui devait servir à supporter plus légèrement son propre malheur: à quoi se peut aussi tirer et appliquer le propos de Socrates qui soûlait dire, qu'il fallait que chacun apportât ses malheurs et adversités en commun, et que l'on les départît tellement, que chacun en eût son égale portion: car alors il se verrait, que la plupart de ceux qui se plaignent, seraient bien aises de se contenter des leurs, et s'en aller à tout. Le poète Antimachus aussi usa de semblable induction après que sa femme fut decedée, laquelle il aimait singulièrement. Elle avait nom Lyde, au moyen de quoi il nomma Lyde une Elegie qu'il composa pour consoler lui-même sa douleur. En cette Elegie il ramasse toutes les adversités et calamités qui sont anciennement arrivées aux grands Princes et Rois, rendant sa douleur moindre, par la comparaison des maux d'autrui plus griefs: par où il appert, que celui qui console un autre ayant le coeur attainct de douleur, et qui lui fait connaître, que l'infortune lui est commune avec plusieurs, par les accidents pareils qui autrefois sont arrivés à d'autres, lui change le sentiment de l'opinion de sa douleur, et lui imprime une telle créance, et telle persuasion, que son inconvénient lui semble plus léger qu'il ne faisait auparavant. Aeschylus aussi semble reprendre avec bien bonne raison ceux qui estiment que la mort soit mal, disant ainsi:
A bien grand tort les hommes ont en haine
La mort, qui est guarison souveraine
D'infinis maux à quoi ils sont sujets.
Autant en fait celui qui dit en suivant cette sentence,
<p 246r> Vien me guérir de tous mes maux Ô mort,
Car tu es seule en ce monde seur port.
Car c'est véritablement une grande chose, que pouvoir dire hardiment avec ferme foi,
Comme est-il serf qui ne craint point la mort?
La mort m'étant secours en tous périls,
Je ne crains point les ombres des esprits.
Qu'y a-il de mauvais, ne qui tant nous doive contrister, au mourir? c'est grand cas comme étant chose si familiere, si ordinaire, et si naturelle, elle nous semble je ne sais comment au contraire, si penible et si douloureuse. Quelle merveille est-ce, si ce qui de sa nature est sujet à fendre se fend, qui est propre à fondre se fond, à brûler se brûle, à corrompre se corrompt? Et quand est-ce que la mort n'est en nous mêmes? Car comme dit Heraclitus, c'est une même chose que le mort et le vif, le veillant et le dormant, le jeune et le vieil, parce que cela passé devient ceci, et ceci derechef passé devient cela: ne plus ne moins que l'imager d'une même masse d'argille peut former des animaux, et puis les confondre en masse, et puis derechef les réformer et derechef les reconfondre, et continuer cela incessamment l'un après l'autre: aussi la nature d'une même matière a jadis produit nos ayeux, et puis après consecutivement a procreé nos peres, et puis nous après, et de nous par tout en engendrera d'autres, et après d'autres de ces autres, tellement que le fleuve perpetuel de la génération de s'arrêtera jamais, ni au contraire aussi celui de la corruption, soit Acheron ou Cocytus que les poètes l'appellent, dont l'un signifie privation de joie, et l'autre lamentation. Ainsi la première cause qui nous a fait voir la lumière du Soleil, elle-même nous amène les tenebres de la mort. Dequoi nous est bien évidente similitude l'air qui nous environne, faisant l'un après l'autre le jour, et puis la nuit, en comparaison de la vie et de la mort, du veiller et du dormir: pourtant est à bon droit appelé le vivre un prêt fatal, pource qu'il le nous faut rendre et acquitter: nos prédécesseurs l'ont emprunté, et il le nous faut payer volontairement et sans y avoir regret, quand celui qui l'a prêté le nous redemandera, si nous ne voulons être tenus pour très ingrats. Et crois que la nature voyant l'incertitude et la brèveté de notre vie, a voulu que l'heure de notre mort nous fut inconnue, pource qu'il nous était plus expédient ainsi: car si elle nous eût été connue, il y en eût eu qui se fussent sèchés de langueur et d'ennui, et fussent morts avant que de mourir. De combien de douleurs est pleine notre vie? de combien de soucis est-elle submergée? Si nous les voulions tous et toutes comprendre en nombre, certainement nous la condamnerions comme trop malheureuse, et ferions croire comme véritable l'opinion que quelques-uns ont eue, qu'il est trop meilleur à l'homme de mourir que de vivre: et pourtant dit le poète Simonides,
faible est des humains la puissance,
Vaine leur cure et vigilance:
Leur vie est un passage court,
Où peine sur peine leur sourt:
Et puis la mort qui à personne,
Tant est cruelle, ne pardonne,
Toujours sur la tête leur pend,
Autant à celui qui dépend
Le cours de ses ans à bien faire,
Comme à celui de mal' affaire.
Et le poète Pindare,
Pour un bien dont l'homme se paist,
De deux malheurs il se repaist:
<p 246v> Avoir ne peut vie immortelle,
Ne bien supporter sa mortelle. Et Sophocles,
Quand un mortel va de vie à trêpas,
Ton oeil le pleure, et tu ne connais pas
A l'advenir s'il lui eût profité,
Que sa vie eût de plus long cours été. Et Euripides,
Sçais tu bien quelle est la condition
De la chétive humaine nation?
Non que je crois, car d'où aurais-je telle
Instruction? oïs moi donc parler d'elle.
A tous humains il est predestiné
Mourir à jour prefix et terminé,
Et n'y a nul qui sache si vivante
Ame il aura la journée suivante:
Car impossible il est de deviner
Là où se doit la fortune tourner.
S'il est ainsi donc que la vie de l'homme soit telle comme tous ces grands personnages la décrivent, n'est-il pas plus raisonnable de réputer heureux ceux qui sont délivrés de la servitude, à laquelle on est sujet en icelle, que non pas de les déplorer ne lamenter comme la plupart des hommes font par ignorance? Le sage Socrates disait, que la mort ressemblait totalement, ou à un très profond sommeil, ou à un lointain et long voyage hors de son pays, ou pour le troisiéme, à une entière destruction et anéantissement du corps et de l'âme: ce qu'il montrait en discourant ainsi par les trois. premièrement, par la première comparaison. Car si la mort es un sommeil, et les dormants ne sentent point de mal, il est doncques force de confesser, que les morts n'en sentent point aussi: mais davantage il n'est jà besoin de s'étendre pour prouver que le dormir plus il est profond, plus il est doux et gracieux: car la chose de soi est notoire et manifeste à tout le monde, outre ce qu'il y a le témoignage d'Homere, lequel parlant du dormir dit,
Plus doucement en son lit celui dort
Qui moins s'esveille, et plus semble à la mort.
Il dit le même en plusieurs autres passages:
Là tous se sont mis à dormir ensemble,
Frère germain de mort qui lui ressemble. Et ailleurs,
Dormir et mort sont frère et soeur jumeaux.
Là où il fait à noter en passant, qu'il déclare leur similitude en les appellant jumeaux, d'autant que les frères jumeaux sont ceux qui ordinairement s'entreressemblent plus. Et puis en un autre endroit il appelle le dormir d'érein, tâchant à nous donner par cela à entendre la privation de tout sentiment. Aussi ne parla pas impertinemment ni inélégamment celui qui dit, que le dormir était les petits mystères, comme s'il eût voulu dire, le modele ou le preambule de la mort: car à la vérité, le sommeil est proprement une représentation ou une fiançaille de la mort. En cas pareil aussi le Philosophe Cynique Diogenes dit fort sagement, étant surpris d'un profond sommeil, un peu avant qu'il fut près de rendre l'esprit, comme le médecin l'esveillast, et lui demandât s'il lui était rien survenu de mal: Non, répondit-il, car le frère vient au-devant de sa soeur: c'est à savoir, le dormir au-devant de la mort. Et si la mort ressemble plutôt à un lointain voyage et longue pérégrination, encore n'y a-il point de mal ainsi, mais plutôt du bien, au contraire: car n'être plus asservi à la chair, ni enveloppé des passions d'icelle, desquelles l'âme étant saisie se remplit de toute <p 247r> folie et vanité mortelle, c'est une béatitude et félicité grande: car comme dit Platon, ce corps nous apporte infinis destourbiers et empêchements, pour son entretènement nécessaire: et si davantage il lui survient aucunes maladies, elles nous divertissent de la contemplation et inquisition de la vérité, et nous remplissent d'amours, de cupidités, de peurs, de folles imaginations, et de vanités de toutes sortes, tellement qu'il est très véritable ce que l'on dit communément, que du corps ne nous vient aucune prudence: car il n'y a rien qui nous amène les guerres, les séditions et les combats, que le corps et les cupidités qui procèdent d'icelui: pource que communément toutes les guerres advienent pour la convoitise de biens, et nous ne sommes contraints de prochasser des biens que pour servir à l'entretènement de ce corps, et par là nous sommes divertis de l'étude de la philosophie, n'ayants pas loisir d'y vaquer pour toutes ces occupations-là. Et pour le dernier, si d'aventure il nous demeure quelque peu de loisir, et que nous le voulions employer à étudier ou contempler quelque chose, il nous donne tant d'assauts de tous côtés en notre étude, nous suscite tant de troubles et d'empêchements, et nous travaille tant, qu'il est impossible d'en bien voir la vérité: par où il nous est clairement donné à entendre, que si jamais nous voulons purement et nettement savoir aucune chose, il faut que nous soyons délivrés de ce corps, et que nous contemplions de l'esprit et de l'âme seule, les choses à nud, et alors nous aurons ce que nous souhaittons, et ce que nous disons aimer, c'est la prudence, quand nous serons morts, ainsi que le discours de la raison le nous signifie: mais tant que nous vivrons, non: car puis qu'il n'est pas possible qu'avec le corps on puisse rien connaître nettement, il est forcé que l'un des deux soit, ou que du tout l'homme ne puisse jamais rien savoir, ou que ce soit après sa mort: car alors l'âme sera à son appart séparée de son corps, mais devant, non: ains pendant que nous serons vivans, nous serons tant plus prochains de savoir, que moins nous aurons de communication avec le corps, sinon entant que la nécessité nous y forcera, et ne nous remplirons point de sa nature, ains serons purs et nets de toute sa contagion, jusques à ce que Dieu lui-même nous en délivre du tout: et lors étant de tout point nettoyés et délivrés de la folie du corps, comme il est vraisemblable, nous converserons avec autres semblables, voyants à découvert de nous mêmes tout ce qui est pur et sincere, et cela est la vérité: car il n'est pas loisible que ce qui n'est pas pur et net, touche et atteigne à ce qui l'est, tellement que quand bien la mort semblerait transferer les hommes en un autre lieu, encore n'y aurait-il point de mal pour cela: car ce ne pourrait être qu'en quelque bon lieu, ainsi que Platon l'a prouvé par demontration. Et pourtant parla Socrates divinement devant ses juges, quand il leur dît: «Craindre la mort, Seigneurs, n'est autre chose, que sembler être sage, quand on ne l'est pas.» car c'est faire semblant de savoir ce que l'on ne sait pas: car nul ne sait que c'est que de la mort, ne si c'est le plus grand bien qui sût jamais advenir à l'homme, et toutefois ils la redoutent et la craignent, comme s'ils étaient bien assurés que ce fut le plus grand mal du monde. Avec ceux-là ne discorde point celui qui dit,
Que nul jamais n'ait plus de la mort doute,
Elle met hors l'homme de peine toute.
Encore y pourrait-on ajouter, qu'elle le délivre des plus grands maux du monde. A quoi il semble que les Dieux mêmes portent témoignage: car nous lisons, que plusieurs ont eu comme un singulier don des Dieux, en récompense de leur religion et dévotion, la mort: desquels, pour eviter prolixité, je laisserai les autres exemples, et ferai mention seulement de ceux qui sont plus illustres, et dont tout le monde parle. Et premièrement je réciterai l'histoire de deux jeunes hommes Argiens Cleobis et Biton. Car on dit, que leur mère étant religieuse et prêtresse de Juno, quand le temps d'aller au temple fut venu, les mulets qui devaient traîner sa coche n'étant <p 247v> pas venus, et l'heure les pressant, eux-mêmes se mirent sous le joug, et tirèrent à mont la coche de leur mère jusques au temple. Elle étant singulièrement aise de voir si grande pieté en ses enfants, fit priers à la Déesse, de leur donner ce qui était le meilleur aux hommes: et eux s'étant le soir allés coucher, ne se relevèrent plus jamais, leur ayant la Déesse envoyé la mort pour récompense de leur pieté. Et Pindare écrit touchant Agamedes et Trophonius, qu'après qu'ils eurent edifié et bâti le temple d'Apollo en Delphes, ils lui demanderement payement de leurs vacations. Apollo leur promît que dedans huict jours il la leur donnerait, et cependant leur commanda qu'ils feissent bonne chère. Ils firent ce qu'il leur avait ordonné, et la septiéme nuit s'étant endormis, le lendemain matin on les trouva morts en leur lit. On dit aussi que ayants été envoyés des Commissaires de par la communauté des Boeotiens devers Apollo, à la suscitation de Pindare même, ils demandèrent à l'Oracle, quelle chose était la meilleure à l'homme: la prophètisse leur répondit, que celui même qui les avait envoyés ne l'ignorait pas, s'il était vrai que l'histoire que nous avons récitée d'Agamedes et de Trophonius fut de lui: mais que si non content de cela, il le voulait encore éprouver, il lui serait en bref rendu tout manifeste. Pindare ayant entendu cette réponse, commença à penser à la mort, et de fait bien peu de temps après il trêpassa. On récite semblablement d'un Euthynous Italien, natif de la ville de Terina, fils d'un nommé Elysien, le premier homme de sa ville en vertu, en biens, et en réputation, qu'il mourut tout soudainement, sans cause aucune qui fut apparente. Si vint incontinent à Elysien son père en l'entendement une doute, qui fut à l'aventure aussi bien venue à tout autre, s'il aurait point été empoisonné, pource qu'il n'avait que ce seul fils unique, qui devait être son heritier en tant de richesse et tant de biens: et ne sachant comment en savoir la vérité, il s'en alla en un certain Oracle où l'on conjurait et evocquait les âmes des morts, là où, ayant premièrement fait les sacrifies et cérémonies accoutumées, il s'endormit, et eut en dormant une telle vision. Il lui fut avis qu'il voyait son père, auquel il raconta comme il était là venu pour parler à l'âme de son fils, et le requit et supplia de le vouloir aider a trouver celui qui était cause de la mort de son fils: son père lui répondit: C'est pourquoi je suis venu ici, mais reçois de la main de cettui-ci ce que je t'apporte, car par là tu sauras tout cela dequoi tu es dolent. celui qu'il lui montrait, était un jeune homme qui le suivait, semblable à son fils, et fort prochain de son temps et de son âge: si lui demanda, qui il était: et il lui répondit, qu'il était l'ange de son fils, et lui tendit une petite lettre. Elysien l'ayant prise et déployée trouva dedans ces vers écrits,
Elysien homme de peu d'avis,
Va t'en querir des sages hommes vis:
Euthynous par mort predestinee
A achevé sa derniere journée:
Car bon n'était qu'il vécut plus ici.
Pour ses parents, ne pour lui-même aussi.
Voilà quelles sont les histoires que l'on en trouve écrites és livres anciens. Mais s'il était vrai que la mort fut une entière abolition et destruction tant de l'âme que du corps (car c'était la troisiéme branche de la conjecture de Socrates) encore n'y aurait-il point ainsi même de mal au mourir, car c'est une privation de tout sentiment, et une délivrance de toute douleur et de tout ennui: car tout ainsi qu'il n'y a point de bien, aussi n'y a-il point de mal, pour autant que le bien et le mal ne peuvent être, sinon en chose qui ait vie et subsistance: mais en chose qui soit ôtée du tout hors du monde, ne l'un ne l'autre ne peut être, et sont les trêpassés en même état qu'ils étaient auparavant leur naissance. Tout ainsi doncques comme avant <p 248r> notre nativité nous ne sentions ne bien ne mal, aussi ne faisons-nous après notre mort: et comme ce qui était auparavant nous, ne touchait rien à nous, aussi peu nous touchera ce qui sera après nous. car,
Le mort ne sent douleur ne mal aucun:
N'avoir été, et mourir, est tout un.
et est un même état celui d'après la mort, que celui de devant la vie. Estimez-vous qu'il y ait différence entre n'avoir oncques été, et cesser d'être après avoir été? non plus que d'une maison ou d'une robe, quand l'une est toute ruinée, et l'autre toute usée, tu penses qu'il y ait différence entre ce temps-là, et celui qu'elles n'étaient point encore commencées: et si tu dis qu'il n'y a point de différence en celle-ci, aussi peu y en a il entre l'état d'après la mort, et celui de devant la maissance. Et pourtant rencontra fort gentilment le philosophe Arcesilaus quand il dit, Ce mal qu'on appelle mort, seul entre tous ceux que l'on estime maux, ne fit oncques mal à personne étant présent: mais absent, et cependant qu'on l'attend, il fait douleur: de manière que certainement il y en a plusieurs qui par leur imbecillité, et pour la calomnie que l'on met sus à la mort, se laissent mourir de peur de mourir: aussi dit sagement le poète Epicharmus,
Il fut conjoint, il se déjoint,
chacun s'en reva dont il vint,
L'esprit au ciel, la terre en terre.
Quel mal y a-il? rien n'y erre.
Et Cresphontes en une Tragoedie d'Euripide parlant de Hercules dit,
S'il est manant sous le globe terrestre
Avecques ceux qui plus ne sont en être,
Il n'a donc plus maintenant de pouvoir.
on pourrait, en changeant un peu la fin seulement, dire:
S'il est manant sous le globe terrestre
Avecques ceux qui plus ne sont en être,
Il ne sent plus doncques de passion.
C'est aussi une noble, généreuse et magnanime parole que celle-ci des Lacedaemoniens,
Nous maintenant sommes en notre fleur,
Autres étaient avant nous en la leur,
Et après nous le seront aussi d'autres
Que nullement ne verront les yeux notres.
et semblablement aussi cette autre,
Ceux-ci sont morts, non ayants cette foi
Que vivre fut ou mourir beau de soi,
Mais bien savoir l'un et l'autre parfaire
honnêtement ainsi qu'il se doit faire.
Et fort bien aussi dit Euripides de ceux qui soutiennent de longues maladies,
Je hay ceux-là qui par boire et manger
cherchant les jours de leur vie allonger,
Tournants de mort le cours droit en oblique
Par sortilege ou science magique:
Là où plutôt il fallait, s'ils sentaient
Que plus au monde utiles ils n'étaient,
Que volontiers hors d'ici ils s'ôtassent,
Et que la place aux jeunes ils quittassent.
Et Merope prononçant des propos viriles et magnanimes émeut les Theatre entiers à pitié et compassion, quand elle dit:
<p 248v> Je ne suis pas seule mère deserte,
De ses enfants ayant fait triste perte,
ni n'a la mort à moi unique ôté
Le cher mari: d'autres sans nombre été
Ont avant moi, desquelles même envie
De la fortune à travaillé la vie.
A ces vers-là pourrait-on bien à propos conjoindre ceux-ci,
Où maintenant est la magnificence
Du Roi Croesus, où est son opulence?
Où est Xerxes, lequel fit faire un pont
Sur le détroit de la mer d'Hellespont?
Tous sont allés là où Pluton domine,
En la maison d'oubli qui tout ruine.
Leurs biens mêmes et leurs richesses sont péries avec leurs personnes. Voire-mais il y en a plusieurs, ce dira-l'on, qui sont émeus à pleurer et lamenter quand une jeune personne vient à mourir avant son temps. Je vous réponds, qu'encore cette mort-là hastive et avancée hors de sa saison, est si facile à consoler, que jusques aux moindres poètes Comiques ont bien su inventer les raisons pour la réconforter: qu'il ne soit ainsi, voyez ce qu'en dit l'un d'eux à quelque autre qui se déconfortait pour le trêpas d'un sien ami decedé avant âge,
Si tu était pour certain assuré,
Que le defunct eût été bienheuré
Vivant le cours tout entier de sa vie,
Qui devant temps lui a été ravie,
Mort importune été trop lui aurait:
Mais si peut être en vivant lui serait
Quelque malheur advenu incurable,
La mort lui fut plus que toi amiable.
Car étant incertain s'il est issu de cette vie à bonne heure pour son profit, et s'il a été délivré de plus grands maux, ou non, il ne faut pas porter sa mort aussi impatiemment comme si nous eussions perdu toutes les choses que nous esperions, et nous promettions de lui. Et pour ce me semble-il que Amphiaraus en un poète ne réconforte et console pas impertinemment la mère d'Archimorus, laquelle était merveilleusement affligée et desolée pour la mort de son fils, qui lui était decedé en son enfance fort loin de maturité: car il dit,
Il ne fut onc homme de mère né
Qui n'ait été en ses jours fortuné
Diversement: il met ores sur terre
De ses enfants, ores il en enterre,
lui-même après enfin s'en va mourant,
Et toutefois les hommes vont plorant
Ceux que dedans la bière en terre ils portent,
Combien qu'ainsi comme les espics sortent
D'elle, qui sont puis après moissonnés:
Aussi, faut-il, que les uns nouveaux nez
Viennent en être, et les autres en issent.
Qu'est-il besoin que les hommes gémissent
Pour tout cela, qui doit selon le cours
De la nature ainsi passer toujours?
Il n'y a rien grief à souffrir, ou faire,
<p 249r> De ce qui est à l'homme nécessaire.
Bref il faut qu'un chacun, soit en pensant en soi-même, soit en discourant avec autrui, tienne pour certain, «Que la plus longue vie de l'homme n'est pas la meilleure, mais bien la plus vertueuse:» parce que l'on ne loue pas celui qui a plus longuement joué de la cithre, ni plus long temps harangué, ou gouverné, mais celui qui l'a bien fait. Il ne faut pas colloquer le bien en la longueur du temps, mais en la vertu, et en une convenable proportion et mesure de tous faits et tous dits: c'est ce que l'on estime heureux en ce monde, et agreable aux Dieux. C'est pourquoi les poètes nous ont laissé par écrit, que les plus excellents demi-dieux, et qu'ils disent avait été engendrés des Dieux, sont issus de cette vie avant la vieillesse.
celui que plus aime le haut-tonant
D'amour parfait, et Phebus l'arc tenant,
Jamais sa vie étendre il ne le laisse
Jusques au seuil de la faible vieillesse.
Nous voyons par tout, que le bien avoir employé son temps précéde en louange l'avoir vécu longuement, comme nous réputons les meilleurs arbres ceux qui en moins de temps portent plus de fruit, et des animaux les meilleurs ceux qui en peu de temps nous rendent plus de profit, et plus de commodité pour la vie humaine: Car entre peu ou prou de durée il n'y a rien de différence, si nous le comparons avec l'infinie eternité, pource que mille ans, voire dix mille, ne sont non plus qu'un point, qui n'est pas remarquable, comme disait Simonides, ou plutôt encore une bien petite portion de point. Il y a certains animaux au pays de Pont, ainsi que nous voyons par les histoires, qui ne durent qu'un seul jour: ils naissent au matin, sont en leur fleur à midi, et vieillissent et achevent leur vie au soir: ceux-là sentiraient les mêmes passions que nous, s'ils avaient une âme raisonnable, et l'usage de la raison, et qu'il leur advint de même qu'à nous: car ceux qui dureraient tout le long d'un jour, seraient réputés bienheureux. La vie doncques doit être mesurée à la vertu, non-pas à la durée du temps. Et faut estimer vaines et pleines de folie toutes telles exclamations, Mais il ne fallait pas qu'il fut ravi ainsi jeune. Qui est-ce qui dit qu-il le fallait? Beaucoup d'autres choses, desquelles on eût pu dire, il ne fallait pas qu'elles se feissent, se sont faits par le passé, se font encore de présent, et se feront souvent ci-après: car nous ne sommes pas venus en cette vie pour y établir des lois, mais pour y obeïr à celles qui sont ordonnées par les Dieux qui gouvernent tout, et aux ordonnances de la destinée et provoyance divine. Mais quoi, ceux qui déplorent ainsi les trêpassés, les déplorent-ils pour l'amour d'eux-mêmes, ou pour l'amour des trêpassés? Si c'est pour l'amour d'eux-mêmes, d'autant qu'ils se treuvent privés d'un plaisir, ou d'un profit, ou d'un support en vieillesse, qu'ils recevaient des trêpassés, Voilà une occasion peu honnête de pleurer, d'autant qu'il semble qu'ils ne regrettent pas les personnes des trêpassés, mais la perte des commodités qu'ils en recevaient: et si c'est pour le regard des trêpassés qu'ils lamentent, s'ils supposent pour chose vraie, qu'ils ne sentent mal quelconque, ils seront exempts et délivrés de toute douleur, en obéissant à une ancienne et sage sentence qui nous admoneste d'étendre le plus que nous pourrons les choses bonnes, et restreindre les mauvaises. Si doncques le deuil est une bonne chose, il le faut augmenter et croître le plus qu'il est possible: mais si, comme la vérité est, nous confessons que c'est une mauvaise chose, il le faut accourcir, et le rendre le plus petit qu'il sera possible, voire l'effacer et abolir du tout, autant qu'il se pourra faire. Et que cela soit facile, il appert par l'exemple d'une telle consolation. On lit qu'un ancien Philosophe s'en alla un jour visiter la Roine Arsinoé, laquelle demenait deuil, et lamentait <p 249v> un sien fils qui lui était decedé, et lui fit un tel compte: «Du temps que le grand Dieu Jupiter distribuait ses honneurs et dignités aux petits Dieux et demi-dieux, le Deuil ne s'y trouva pas d'aventure présent avec les autres: mais après que toute la distribution fut faite, il y arriva, et demanda à Jupiter sa part des honneurs aussi bien comme les autres. Jupiter se trouva bien empêché, pour avoir jà tout employé et donné aux autres: parquoi n'ayant autre chose que lui bailler, il lui bailla l'honneur que l'on fait aux trêpassés, ce sont les larmes et les regrets. Or tout ainsi comme les autres daemons et petits dieux aiment ceux qui les honorent, aussi fait le Dueil. Parquoi si tu le mêprises, Dame, il ne retournera jamais chez toi: mais si tu le sers et l'honores diligemment des honneurs et prerogatives qui lui ont été données, qui sont regrets, larmes et lamentations, il t'aimera bien, et t'envoyera toujours dequoi le servir et honorer continuellement.» cette invention de ce Philosophe persuada merveilleusement la Roine, de sorte qu'elle lui ôta entièrement le deuil et les lamentations. Mais en somme l'on pourrait demander à un qui demenerait si grand deuil, Cesseras-tu à la fin quelquefois de te tourmenter, ou si tu penses qu'il faille porter cette tristesse et douleur toute ta vie? Car si tu demeures tout le long de ta vie en cette détresse, tu te procureras à toi-même une parfaite misere, et très amère infélicité, par une lâcheté et faiblesse de coeur trop molle. Et si tu es pour te changer un jour, pourquoi ne le fais tu dés à présent? et pourquoi ne te retires-tu déjà de ton malheur? car si tu veux considérer de près les raisons qui avec le temps te délivreront de ta douleur, dés maintenant tu te pourras jeter hors de ce mauvais état, auquel tu te trouves: car ainsi comme aux indispositions du corps, le plutôt que l'on s'en peut délivrer, est le meilleur, aussi est-il és maladies de l'esprit. Cela doncques que tu es pour donner à la longueur du temps, donne le dés cette heure à la raison, à la litterature que tu as, et te délivre toi-même des maux qui t'environnent maintenant. Voire-mais, diras-tu, je ne pensais pas que ce mal me dût arriver, je ne m'en fusse jamais douté. Il te le fallait avoir propensé, et avoir bien long temps devant considéré et jugé la vanité, faiblesse et instabilité des choses humaines, et par ce moyen tu n'eusses pas été surpris au dépourvu, comme par une soudaine incursion de tes ennemis, comme il semble que Theseus en une Tragoedie d'Euripide se prepare, et se munit fort sagement contre tels accidents de la fortune, quand il dit:
L'ayant appris d'une personne sage,
étant à part je pense en mon courage
Tout le desastre et malheur à venir,
Qui me pourrait oncques jamais venir,
Me proposant que banni pourrais être
De mon pays par fortune senestre,
Voir mes enfants mort soudaine encourir,
Et avant temps moi-même aller mourir.
Et bref de maux plusieurs autres manières,
A fin que si de toutes ces miseres,
A quoi pensé j'aurait premièrement,
Il m'advenait aucun encombrement,
Ne m'en étant la pensée nouvelle,
Moins m'en semblât la pointure cruelle.
Le temps enfin guérit toutes douleurs.
Mais ceux qui ont le coeur mol, et ne se sont pas de longue main exercités à la vertu, ne se recueillent pas mêmes quelquefois pour délibérer et prendre quelque conseil qui leur fut honnête et profitable, ains se laissent aller en des travaux et miseres extrémes, en châtiant leur corps qui n'en peut mais, et contraignant ce qui n'est pas malade <p 250r> de l'être, comme dit Alcaeus, avec eux. Pourtant me semble-il que Platon admoneste fort sagement, qu'en tels inconvénients on se tienne quoi, tant pource qu'il n'est pas certain si c'est bien ou mal pour le trêpassé, comme aussi pource qu'il ne revient nul profit à l'advenir à celui qui s'en tourmente: car la douleur empêche que l'on ne puisse bien conseiller du fait en soi, et veut que l'on accommode ses affaires ainsi que la raison jugera être pour le mieux, ne plus ne moins que quand on joue au tablier, où l'on dispose son jeu selon ce qu'il vient au dé. Parquoi si quelquefois nous venons à tomber en tels heurs de la fortune, il ne faut pas que nous nous prenions à crier comme font les enfants, touchants l'endroit où ils se sont frappés en tombant, ains accoutumer son âme à aller tout incontinent au remede pour r'habiller ce qui est cheut, ou qui se treuve indisposé par le secours de la médecine, en abolissant et ôtant de tout point les lamentations. Auquel propos on dit, que celui qui fit les lois et ordonnances des Lyciens, leur commanda que quand ils voudraient mener deuil, ils se vêtissent de robes de femmes: voulant par là leur donner à entendre que c'est une passion feminine, et qui ne convient aucunement à graves et honnêtes hommes, et qui aient été noblement et liberalement nourris: car à dire vrai, c'est chose vile, basse, et qui sent sa femme, que de mener ainsi deuil: Aussi voit-on que coutumièrement ce sont plutôt femmes qui aiment à faire ce deuil, que non pas hommes, et plutôt nations barbares que Grecques, et plutôt les pires que les meilleures: et entre les peuples barbares, encore ne seront-ce point les plus généreux, ne qui aient les coeurs hauts et magnanimes, comme les Allemans, et les Gaulois, mais plutôt des Aegyptiens, des Syriens, des Lydiens, et tous autres semblables: car on récite qu'il y en a d'entre eux qui descendent dedans des caveaux, où ils demeurent plusieurs jours sans vouloir seulement voir la lumière du soleil, pour autant que le trêpassé qu'ils pleurent en est privé. Et pourtant Ion le poète Tragique, ayant bien ouï parler de cette sottise, fait parler une femme qui dit,
De vos enfants étant la gouvernante,
Je suis avec une corde tournante
Sortie amont hors des caveaux du deuil.
Il y en a d'autres de ces Barbares qui se coupent quelques parties de leurs corps, comme le nez et les aureilles, et se déchirent au-demeurant le reste de leurs corps, pensant gratifier aux trêpassés, s'ils se départent en ce faisant de la moderation qui est selon la nature. Mais il y en a d'autres, qui venants à la traverse disent, qu'il ne faut pas mener deuil pour toute sorte de mort, ains seulement pour ceux qui meurent de mort hastée et non mûre, d'autant qu'ils n'ont encore point essayé de ce que l'on estime biens en la vie humaine, comme de mariage, de litterature, de parfait âge, du maniement de la Chose publique, des états et offices: car ce sont les points qui plus font de douleur à ceux qui perdent ainsi leurs enfants et amis avant âge, pource que avant le temps ils ont été privés et frustrés de leur espérance, ne s'apercevants pas que cette mort avancée, quant au regard de la nature humaine, ne diffère rien de celle qui est tardive: car c'est comme un retour en notre pays naturel, qui nous est proposé à tous nécessairement, sans que personne s'en puisse exempter: les uns marchent devant, les autres vont après, et tous se rendent à même lieu: aussi en cheminant devant notre fatale destinée, ceux qui y arrivent plus tard, ne gagnent rien davantage que ceux qui y sont plutôt logez. Si doncques la mort hastive était mauvaise, encore serait pire celle des petits enfants de mammelle qui ne parlent point, et encore plus celle de ceux qui ne font que sortir du ventre de la mère: et néanmoins nous supportons le mal de ceux-là plus doucement et plus patiemment, et au contraire celle de ceux qui sont un peu plus âgés, nous la portons plus durement et plus douloureusement, pour la tromperie de notre vaine espérance, par laquelle <p 250v> nous nous étions promis, que ceux qui étaient déjà si avancés, nous demeureraient assurément tout le cours entier de la vie. Si doncques le terme prefix de la vie humaine était de vingt ans, celui qui serait parvenu jusques à quinze ans, nous jugerions qu'il ne serait pas trop verd pour mourir, ains qu'il aurait jà attainct une mesure d'âge competente: mais celui qui aurait fourny entièrement la destinée de vingt ans, ou qui serait approché bien près de ce nombre, nous le réputerions totalement bienheureux, comme ayant passé une très heureuse et très parfaite vie: mais si le cours de la vie humaine était de deux cents ans, celui qui serait decedé en l'âge de cent ans, estimants qu'il serait mort trop verd, nous nous mettrions à le pleurer et lamenter. Par ces raisons doncques, et pour celles que nous avons déduittes auparavant, il appert, que la mort même que nous appellons hastive, est facile à supporter patiemment: car certainement Troïlus, ou bien Priam lui-même, eût beaucoup moins ploré, s'ils fussent morts plutôt, lors que le Royaume de Troie était en sa fleur et vigueur, et en cette si grande opulence qu'il lamentait et regrettait: ce que l'on peut évidemment juger et connaître par les paroles qu'il dit à son fils Hector, quand il l'admoneste de se retirer du combat contre Achilles, par ces vers:
Rentre mon fils, rentre dans la clôture
De cette ville, afin que de mort dure
Puisses Troiens et Troienes sauver.
Ne donne pas matière de braver
A ce cruel Achilles, pour la gloire
D'avoir sur toi obtenu la victoire,
T'ayant ôté hors de ce monde-ci.
Hélas au moins, mon fils, aies mercy
De ton vieil père, à qui encore l'âge
N'a pas ravi de la raison l'usage,
Que Jupiter autrement à la fin
De ces vieux jours par malheureux destin
Fera mourir d'une mort misérable,
L'ayant fait voir du mal innumerable,
Ses fils au fer tranchant exterminer,
Par les cheveux ses filles entraîner,
Ses beaux palais saccager et détruire
De fond en comble, et par trop cruelle ire
Petits enfants du tetin arracher,
Pour contre terre ou mur les escacher,
Tirer de mains violentes les femmes
De mes fils morts à forcemens infâmes:
Finablement jusques dessus ma porte
Les chiens goulus traîneront ma chair morte,
Après que l'un des ennemis aura
Versé ce peu de sang qui restera
Dedants mon corps, d'une épée pointue,
Ou bien du fer d'une sagette aigue.
Làs il n'y a rien à voir si piteux,
Qu'un vieillard blanc de barbe et de cheveux,
A qui les chiens par vilaine morsure
Ont déchiré la face et la nature.
Ainsi parla le bon homme, arrachant
Le poil chenu de son blanc chef penchant:
<p 251r> Mais pour cela ne lui fut onc possible
Plier d'Hector le courage inflexible.
vu doncques qu'il y a tant et tant d'exemples de cela, il faut que tu penses que la mort délivre ou préserve plusieurs personnes de plusieurs grands et griefs maux, desquels ils fussent certainement encourus, s'ils eussent vécu davantage: dont je ne t'ai point voulu faire de plus long récit, ne plus ample recueil, pour eviter prolixité, estimant que ceux-là te devaient bien suffire, pour t'engarder de te laisser aller outre le naturel, et outre toute mesure, en des regrets inutils, et des lamentations qui ne procèdent que de faiblesse et petitesse de coeur. Le philosophe Crantor soûlait dire, que souffrir adversité sans en être cause, était un grand allégement contre les sinistres accidents de la fortune: mais j'aimerais mieux dire, que ne se sentir point coulpable, est une grande médecine et souverain remede pour ôter le sentiment de la douleur d'une adversité. Au demeurant, l'aimer et avoir cher un trêpassé ne consiste pas en s'affliger, et se contrister soi-même, ains en servir et profiter à celui que l'on aime. Or le service et profit que l'on peut faire à ceux qui sont ôtés hors de ce monde, c'est l'honneur que l'on leur porte par la bonne mémoire que l'on en a: pource que nul homme de bien ne mérite d'être lamenté ne ploré, ains plutôt d'être célébré et loué: ni que l'on en jette larmes indices de douleur, ains que l'on lui face des honnêtes offrandes et oblations: s'il est ainsi que celui qui est passé en l'autre monde, soit en une plus divine condition de vie, étant délivré de la malheureuse servitude de ce corps et des infinies solicitudes et miseres qu'il est forcé que soutienent ceux qui sont en cette vie mortelle, jusques à ce qu'ils aient parachevé le cours prefix de cette vie, que la nature ne nous a point donnée pour toujours, ains à chacun de nous en a distribué la portion qui lui était ordonnée par les lois de la fatale destinée. Pourtant ne faut-il pas que les sages, pour le regret de leurs amis trêpassés, se laissent déborder outre le naturel, et outre tout moyen et mesure de douleur, en des deuils et lamentations barbaresques, qui jamais ne prennent fin, entendants ce qui jà par ci-devant est advenu à plusieurs, qui se sont si fort saisis de tristesse et melancholie, que premier que d'achever leur deuil, ils ont achevé leur vie, et en portant le deuil des funerailles d'autrui, ils ont eux-mêmes malheureusement procuré les leurs: de manière que les ennuis qu'ils avaient de la mort d'autrui, et les maux qui procédaient de leur folie, ont été ensevelis quant et eux, si que l'on pouvait bien dire véritablement d'eux ce que dit Homere,
La nuit survint qu'ils lamentaient encore.
Parquoi il leur faut souvent répéter de tels propos: quoi, ne cesserons nous jamais de nous douloir? serons nous toute notre vie en misere, qui ne finira jamais tant que nous demeurerons en vie? Car de penser qu'il y ait deuil qui jamais ne doive prendre fin, serait une extréme folie, attendu mêmement que bien souvent nous voyons que ceux qui plus impatientement supportent leurs douleurs, et qui font plus de demontration de grand deuil, devienent avec le temps les plus doux, et que dedans les monuments mêmes, là où ils se tourmentaient le plus, et criaient les hauts cris en se battant les poitrines, ils s'assemblent, et font de magnifiques festins avec toute sorte de musique, et toute autre manière de réjouissance. C'est doncques à faire à un homme insensé, estimer que l'on pouisse avoir un deuil ainsi permanent et perdurable à jamais: et s'ils venaient à considérer que leur deuil à la fin passera, après que quelque chose sera advenue, ils previendraient le temps à se délivrer de douleur, qui ainsi comme ainsi le doit faire: car il est impossible à Dieu même de faire, que ce qui est fait soit à faire: et pourtant ce qui maintenant est arrivé contre notre espérance, et contre notre opinion, a montré que c'est chose qui a bien accoutumé <p 251v> d'advenir à plusieurs par mêmes moyens. Comment, n'est-ce pas chose que nous pouvons bien comprendre par discours de raison naturelle, que
Pleine est la mer et la terre de maux?
De maux sur maux fatale destinee
Enveloppant va l'humaine lignée?
Le cours du ciel n'en est pas même exempt.
Ce n'est pas de maintenant, comme dit Crantor, mais de tout temps, que plusieurs sages hommes ont deploré les miseres humaines, réputants que le vivre même était une punition, et que le commencement de naître homme, était une griève calamité. Et dit Aristote, que Silenus, quand il fut surpris par le Roi Midas, le prononcea ainsi. Mais pource qu'il vient à propos, il vaudra mieux coucher ici les propres mots du philosophe: car en son livre intitulé Eudemus, ou de l'âme, il dit ainsi: «Parquoi Ô très bon et très heureux personnage, nous réputons les trêpassés benicts et bienheureux, et pensons que mentir contre eux, ou bien médire d'eux, soit une impieté, comme de ceux qui sont jà passés en une meilleure et plus excellente condition que la nôtre: et cette coutume et opinion est si vieille et si ancienne en notre pays, qu'il n'y a homme qui sache ni le commencement du temps qu'elle fut introduite, ni le premier autheur qui l'a instituée: ains est de toute éternité, que cette coutume, comme une loi, est observée parmi nous. Mais outre cela, tu sais bien un ancien conte, qui est de tout temps en la bouche des hommes. Quel propos est-ce, dit-il? et l'autre continuant répondit: c'est, Que le meilleur serait ne naître point du tout: et après, Que le mourir vaut mieux que le vivre:» et même que les Dieux l'ont ainsi témoigné à plusieurs, et entre autres au Roi Midas, lequel en chassant prit un jour Silenus, et lui demanda, quelle chose était meilleur à l'homme, et que c'était que l'homme devait souhaitter et élire sur toute autre chose. Il ne lui voulut rien répondre du premier coup, ains demeura en silence sans dire un seul mot, jusques à tant que Midas l'ayant pressé par tous moyens, à toute peine à la fin le conduisit-il à parler: et lors se voyant contraint par force, il lui dit, «O semence de courte durée, de laborieuse destinée, et de fortune penible et misérable, pourquoi me contraignez vous de vous dire ce qu'il vous vaudrait mieux ignorer? pource que la vie est moins travaillée, et moins douloureuse, quand elle ignore ses propre maux. Or est-il que les hommes ne peuvent nullement avoir ce qui est de tout le meilleur, ni être participants de la nature de ce qui est très bon: car le meilleur à tous et à toutes serait, n'avoir jamais été: mais ce qui suit après, et le premier de ce qui se peut faire, bien qu'il soit en ordre le second, c'est, mourir incontinent après que l'on est né.» Il appert doncques que Silenus jugea et prononcea, que la condition de ceux qui sont morts est meilleure, que de ceux qui sont vivants, et y a dix mille sentences et exemples tel, et dix mille encore après, que l'on pourrait alléguer et amener à même conclusion: mais il n'est jà besoin étendre davantage ce propos. Il ne faut doncques point lamenter les jeunes hommes qui meurent, pour autant qu'ils sont privés des biens dont les hommes jouissent en vivant longuement: car cela est incertain, comme nous avons jà dit par plusieurs fois, s'ils sont privés de maux ou de biens, pource qu'il y a beaucoup plus de maux en la vie humaine que de biens, et acquérons les uns à grande peine et avec beaucoup de travail et de souci, mais les maux fort facilement: d'autant que l'on dit qu'ils sont ronds, et qu'ils s'entretiennent, et vont l'un après l'autre fort facilement, là où les biens sont séparés et distants les uns des autres, ne s'assemblants jamais les uns avec les autres, sinon sur la fin de la vie de l'homme. Parquoi il semble que nous nous oublions, car non seulement comme dit Euripide,
Les biens mondaines ne sont propres aux hommes,
mais ni autre chose quelconque: et pourtant faut-il dire de toutes choses,
<p 252r> Les biens en propre aux Dieux seul appartiennent,
Et les humains en recette les tiennent:
Quand il leur plaît de les redemander,
Il est en eux les en deposseder.
Il ne faut doncques point être marris, s'ils nous redemandent ce qu'ils nous avaient prêté pour un peu de temps seulement: car les bancquiers mêmes, comme nous avons accoutumé de dire souvent, ne se courroucent pas quand on leur redemande, et qu'ils sont contraints de rendre les deniers que l'on a deposé entre leurs mains, s'ils sont gens de bien: car on pourrait dire avec raison à ceux qui ne le rendraient pas volontiers, As-tu oublié que tu avais reçu ces deniers-là pour les rendre? Cela se peut convenablement appliquer à tous les hommes: car nous avons tous la vie des Dieux en dépôt forcé et contraint, et n'y a point de certain temps prefix, dedans lequel il la nous faille rendre, comme aussi n'ont point les bancquiers de temps prefix, auquel ils soient tenus de rendre les deniers deposés en leurs mains, ains leur est incertain quand celui qui les leur a baillés, les redemandera. celui doncques qui se courrouce excessivement, quand il se sent lui-même près de la mort, ou quand ses enfants lui meurent, n'a-il pas manifestement oublié qu'il est homme, et qu'il avait engendré des enfants mortels? Ce n'est point fait à homme qui ait le sens entier, ignorer que l'homme est un animal mortel, ne qu'il est né pour une fois mourir. Parquoi si Niobé, selon que les fables racontent, eût toujours eu à la main cette opinion et cette considération prompte,
En fleur d'âge tu ne seras
Toute ta vie, et point n'auras
Toujours d'enfants grande maignie
Autour de toi pour compagnie:
Le Soleil ne te sera pas
doux à voir jusqu'à ton trêpas:
elle ne se fut pas tourmentée ne desesperée, jusques à désirer sortir hors de cette vie pour la grandeur de sa calamité, et à conjurer les Dieux de la ravir hors de ce monde en une très cruelle ruine. Il y a deux des preceptes qui sont écrits au temple d'Apollo en Delphes, très nécessaires à la vie humaine: l'un est, Connais toi-même: l'autre, Rien trop: car de ces deux preceptes dependent tous les autres, et sont ces deux consonants et accordants ensemble, s'entredéclarants l'un l'autre autant qu'il est possible: car en connaître soi-même est contenu Rien trop: et en Rien trop se comprend connaître soi-même: et pourtant Ion le poète parlant de ces deux preceptes dit ainsi,
Connais toi-même, à dire est bien aisé,
Mais à le faire il est si malaisé,
Qu'il n'y a nul en la céleste bande
Des Dieux, qu'un seul Jupiter, qui l'entende. Et Pindare dit,
Les sages louent grandement
Ce mot, Rien excessivement.
Qui aura donc toujours devant les yeux de sa pensée ces deux preceptes en telle révérence que méritent d'être tenus les Oracles d'Apollo, il les pourra facilement appliquer à tous affaires de la vie humaine, et les saura bien supporter dextrement et modestement, eu égard à sa nature, et à ne se point trop élever en vaine gloire pour chose qui puisse advenir, ni aussi à se ravaler et abaisser outre mesure en deplorations et lamentations pour l'infirmité ou de l'âme ou de la fortune, ni pour la crainte de la mort, qui s'imprime en nos coeurs à faute de bien connaître et considérer ce qui est ordinaire et coutumier d'advenir en la vie de l'homme, par nécessité, et selon <p 252v> la disposition de la fatale destinée.
Quand tu seras par les Dieux visité
De la douleur de quelque adversité,
Supporte la en patience douce
Modestement, et point ne t'en courrouce.
Et le poète Tragique Aeschylus,
C'est fait en homme et vertueux et sage,
quoi qu'il advienne à son desadvantage,
Contre les Dieux jamais ne murmurer. Et Euripides,
celui qui cède à la nécessité,
Entend que c'est que la divinité,
Et de nous est estimé homme sage. Et en un autre lieu,
celui qui sait porter l'evenement,
Quel qui lui puisse advenir, doucement,
Est dessus tous, ainsi comme je pense,
Homme de bien et de grande prudence.
Et au contraire, la plupart du monde se plaint de toutes choses, et quoi que ce soit qui leur adviene contre leur souhait, ou contre leur espérance, ils estiment toujours que cela procède de la malignité et de l'envie des Dieux et de la fortune. Et pourtant ils se lamentent, et accusent toujours leur mauvaise fortune: ausquels on pourrait avec raison répliquer et répondre, Ce n'est pas Dieu qui te rend misérable, mais c'est toi-même, ta folie, et ton erreur procédant d'ignorance: car pour cette fausse et abusée opinion ils se plaignent de toutes sortes de mort. Si aucuns de leurs amis vient à mourir hors de son pays, ils le regrettent en disant,
Hélas pauvret, tu n'as eu ni ton père
A ton trêpas, ni ta dolente mère,
Auprès de toi, pour te clorre les yeux.
Et s'il meurt en son pays présents son père et sa mère, ils le lamentent, comme leur ayant été ravi des mains, et leur ayant laissé l'impression de la douleur de l'avoir vu mourir devant leurs yeux. S'il meurt sans parler ne leur dire mot quelconque de chose que ce soit, en criant ils disent,
Tu ne m'as pas un bon propos tenu,
Que toujours j'eusse en mon coeur retenu.
Si au contraire il leur a tenu quelque propos en mourant, ils auront toujours ce propos-là en la bouche, comme un renouvellement de leur douleur. S'il est mort soudainement, ils le déplorent comme ayant été ravi: S'il a demeuré longuement à mourir, ils le plaignent comme étant mort à petit feu, par manière de dire, et ayant enduré beaucoup avant que passer. Bref toute occasion leur est idoine et suffisante pour exciter leurs douleurs et leurs lamentations. Et ceux qui ont émeu toutes ces crieries, ont été les poètes, mêmement le premier et le prince de tous, Homere, disant:
Comme le père au feu des funerailles
De son cher fils mort en ses épousailles
brûlant ses os lamente amèrement,
Et cette mort afflige durement
La pauvre mère, à tous deux misérables
Laissants regrets et pleurs innumerables.
Et pour cela encore n'est-il pas assuré si on le plaint et pleure justement: mais voyez ce qui suit après,
étant seul fils unique en leurs ans vieux,
Et de grands biens heritier après eux.
<p 253r> Et qui sait que Dieu par sa provoyance et bienveillance paternelle envers le genre humain, n'en ôte quelques-uns de ce monde avant leur temps, pour-autant qu'il prevait bien les maux qui autrement leur doivent advenir? Pourtant faut-il plutôt estimer, qu'il ne leur advient rien que l'on doive avoir en haine: Car,
Rien n'est mauvais quand il est nécessaire:
Je dis rien de ce qui advient à l'homme, soit par raison primitive, soit par conséquence, tant parce que bien souvent la mort survenant aux hommes, les préserve de plusieurs autres plus grièves et pires adversités: comme aussi pource qu'il était expédient aux uns de n'avoir oncques été, et aux autres après qu'ils sont parvenus en la fleur de leur âge: toutes lesquelles espèces de mort, en quelque sorte qu'elle adviene, se doivent supporter patiemment, attendu que ce qui procède de fatale destinée, ne se peut eviter: et la raison voudrait que les hommes bien appris considérassent en eux-mêmes, que ceux que nous estimons avoir été privés de la vie avant la maturité, nous précédent de bien peu de temps: car la plus longue vie qui soit, est courte et brève, ne montant non plus qu'un point ou une minute de temps, au regard de l'infinie éternité: et que plusieurs de ceux qui demenent le plus de dueil, en peu de temps sont allés après ceux qu'ils ont ploré, n'ayants rien gagné à leur long deuil, et s'étant pour néant affligés d'ennuis et de fâcheries: là où puis que le temps est si court que nous avons à voyager au pélerinage de cette vie, nous ne nous deussions pas consumer nous mêmes de tristesse souillée, ni de douleur amère, et misérable deuil, jusques à affliger de coups notre propre corps, ains plutôt nous efforcer de revenir, et retourner à ce qui est meilleur et plus humain, en conversant avec personnes qui saient, non pour se contrister avec nous, et pour exciter toujours davantage notre deuil par une manière de flatterie, ains plutôt avec ceux qui soient pour nous ôter et diminuer nos ennuis, avec une généreuse, grave et vénérable consolation, ayants toujours en l'entendement ces vers d'Homere que Hector dit à sa femme Andromache, en la réconfortant,
Ne me viens point chetive trop saisir
L'entendement de triste déplaisir:
Point ne sera ma vie terminée
Par qui que soit avant sa destinée.
Au demeurant je te dis Andromache,
Qu'il n'y a point d'homme ne preux ne lâche
Qui sût après qu'une fois il est né,
Fuïr ce qui lui est predestiné.
Et le même poète parlant de cette fatale destinée dit en un autre passage,
Dés qu'un enfant sort du ventre, J'estaim
Est tout filé de son fatal destin.
Si nous imprimons ces raisons en notre entendement, nous serons délivrés d'une vaine melancholie de deuil, qui ne sert à rien, mêmement quand nous viendrons à considérer combien la durée de notre vie est courte: pourtant la faut-il contregarder, afin que nous la puissions passer tranquillement sans être agitée ne troublée de ces douleurs de mortuaires, en délaissant les marques et habits de dueil, et reprenant le soin de bien traiter nos personnes, et de pourvoir au bien de ceux qui vivent avec nous. Aussi sera-il bon de se ramener en mémoire les arguments et raisons dont nous aurons, comme il est vraisemblable, autrefois usé envers nos parents et amis en pareilles calamités, en les réconfortant, et leur suadant de supporter patiemment et communément les communs accidents de cette vie, et les cas humains humainement, et ne commettre pas cette faute, que d'être suffisant assez pour pouvoir décharger les autres de douleur, et ne se pouvoir pas secourir soi-même, ni recevoir aucune utilité <p 253v> de la recordation de ces persuasions-là, et guérir les angoisses de l'âme avec les drogues medicinales de la raison, tenants pour certain qu'il n'y a rien que l'on dût moins différer ni dilayer, que de décharger son coeur de melancholie et d'ennui: et toutefois on dit en un commun proverbe, qui est en la bouche de tout le monde,
Qui muse à quoi que ce soit,
Toujours perte il en reçoit.
Mais encore bien plus reçait-il de dommage, à mon avis, celui qui dilaye à se décharger des grièves et malencontreuses passions de l'âme, le differant jusques à un autre temps. Au contraire faudrait-il tourner ses yeux sur ceux qui ont généreusement et magnanimement supporté la mort de leurs enfants, comme Anaxagoras le Clazomenien, et Demosthenes l'Athenien, Dion le Syracusain, et le Roi Antigonus, et plusieurs autres, tant du passé que du présent: desquels Anaxagoris, ainsi comme nous lisons, ayant entendu la mort de son fils par quelqu'un qui lui en vint apporter la nouvelle, ainsi comme il disputait de la nature des choses, et devisait avec ses familiers et amis, il s'arrêta un peu à penser en soi-même, et puis dit seulement aux assistants, «Je savais bien que j'avais engendré un fils mortel.» Et Pericles, qui pour l'excellence de son éloquence, et de son grand sens et prudence fut surnommé Olympien, c'est à dire, céleste, en fit tout autant, quant il entendit que ses deux enfants Paralus et Xantippus étaient tous deux morts, ainsi que dit Protagoras en ces paroles: «lui étant ses deux fils, tous deux beaux jeunes hommes, morts à huict jours l'un de l'autre, il n'en porta oncques le deuil, ains mainteint toujours son esprit en serene tranquillité, dont il recevait tous les jours de grands fruits, non seulement en ce que ce lui était un grand heur, de ne sentir point de douleur, mais aussi en ce qu'il en était mieux estimé du peuple: car un chacun le voyant supporter sa perte ainsi robustement, l'en estimait vaillant et magnanime, et de plus grand coeur que soi-même, sachant très bien comme il se trouvait affligé et troublé en tels accidents: car on dit qu'après la nouvelle de la mort de ses deux enfants il ne laissa pas de porter sur la tête chapeaux de fleurs, suivant la coutume de son pays, et de haranguer au peuple en robe blanche, mettant toujours en avant des bons conseils aux Atheniens, et les incitant toujours à la guerre.» Semblablement Xenophon l'un des familiers de Socrates, ainsi comme il sacrifiait un jour aux Dieux, entendit par quelques-uns qui retournaient de la bataille, que son fils y était mort: il ôta adonc incontinent le chapeau de fleurs qu'il avait sur la tête, et demanda en quelle sorte il était mort: et comme on lui eût dit, qu'il avait été tué en combattant fort vaillamment, après avoir fait un grand meurtre des ennemis, il demeura un bien peu d'espace à réprimer par discours de la raison en son coeur sa passion, et puis remît incontinent le chapeau de fleurs sur sa tête, et paracheva son sacrifice, disant à ceux qui lui en avaient apporté la nouvelle, «Je n'ai jamais requis aux Dieux que mon fils fut immortel, ne qu'il vécut longuement, car on ne sait si cela est expédient à ceux qui le demandent: mais bien leur ai-je prié, qu'ils lui feissent la grâce d'être homme de bien, et de bien aimer et servir sa patrie: ce qui est advenu.» Et Dion le Syracusain, comme il était un jour assis à deviser avec ses amis, il entendit un grand bruit parmi sa maison, et un grand cri: si demanda, que c'était: et après avoir entendu l'inconvénient, que c'était son fils qui était tombé du toit de la maison en bas, et s'était tué, sans autrement s'en effrayer, il commanda que l'on en baillât le corps aux femmes pour l'ensevelir selon la coutume: et lui cependant continua le propos qu'il avait encommancé avec ses amis. Demosthenes l'orateur le suivit aussi en cela, après avoir perdu sa chère et unique fille, de laquelle Aeschines, pensant faire un grand reproche à son père, dit ainsi: «Sept jours après que sa fille fut trêpassée, devant que d'en avoir fait le dueil et les obseques à la manière accoutumée, couronné <p 254r> d'un chapeau de fleurs, et prenant une robe blanche, il sacrifia aux Dieux un boeuf, et mit ainsi malheureusement à nonchaloir la pauvre trêpassée, qu'il avait perdue, sa fille unique, et celle qui premier l'avait appelé père, le méchant qu'il est.» Ce Rhetoricien-là ayant pris pour son sujet à accuser Demosthene, récite ses propos là, ne se prenant pas garde qu'en le cuidant blâmer il le loue, vu qu'il rejeta arrière tout deuil, et montra qu'il avait la charité envers son pays en plus grande recommandation, que l'amour et compassion naturelle envers ceux de son sang. Et le Roi Antigonus ayant entendu la mort de son fils Alcyoneus, qui avait été tué en une bataille, il regarda franchement ceux qui lui apportèrent cette mauvaise nouvelle, et s'étant un peu arrêté à penser, la tête baissée, sans mot dire, il profera ces paroles: «O Alcyoneus, tu as perdu la vie plus tard que tu ne devais, te jetant ainsi à l'abandon sur les ennemis, et ne te soucient autrement ni de ton salut, ni de mes admonestements.» Or n'y a-il celui qui n'admire et n'estime grandement ces personnages-là, pour leur constance et magnanimité: mais quand ce vient à l'épreuve du fait, ils ne les peuvent imiter pour l'imbecillité de leur âme, laquelle procède d'ignorance: toutefois y ayant plusieurs exemples de ceux qui se sont généreusement et vertueusement portés en la mort et perte de leurs amis et proches parents, que l'on pourrait tirer tant de l'histoire Grecque, comme de la Latine, ce que nous en avons allégué jusques ici, pourra suffire pour faire ôter ce tant fâcheux deuil, et cette vainne affliction que tu en prends, laquelle ne peut à rien servir ne profiter. Mais que les jeunes hommes d'excellente vertu, qui meurent en leur jeunesse, soient en la grâce des Dieux, et qu'ils passent en un plus heureux être, j'en aidesja fait quelque mention auparavant, et encore essayerai-je d'en dire quelque chose en cet endroit, le plus brèvement qu'il me sera possible, portant témoignage de vérité à cette belle et sage sentence de Menander qui dit,
celui qui est en la grâce des Dieux,
Il meurt avant que de devenir vieux.
Mais à l'aventure me pourras-tu répliquer, très cher ami Apollonius, que le jeune Apollonius ton fils avait toutes choses fort prosperes et à souhait, et que c'était plutôt toi qui devais issir de cette vie, et être inhumé par lui qui était en la fleur de son âge, et que cela était le devoir selon notre nature, et selon le cours de l'humanité: il est bien vrai, mais non pas à l'aventure selon la provoyance du gouvernement de l'univers, ni selon la générale ordonnance du monde: et au regard de lui qui est bienheureux maintenant, il ne lui était pas selon nature de demeurer en cette vie plus que le temps qui lui était prefix, ains après avoir honnêtement achevé le cours de son temps, était besoin qu'il reprît son chemin pour retourner à sa destinée qui le rappellait. Voire-mais, il est mort avant son temps: tant plus heureux en est-il, de n'avoir point essayé davantage les maux de cette vie: car, comme dit Euripide,
Ce que du nom de vie l'on appelle,
Est en effet peine continuelle.
Mais il s'en est allé de trop bonne heure, en la plus belle fleur de son âge, jeune homme, entier de toutes choses, à marier, aimé, prisé et estimé de tous ceux qui le hantaient, aimant son père, aimant sa mère, aimant ses parents, aimant les lettres, et pour dire tout en un mot, amiable à tout le monde, reverant ses amis qui étaient de plus grand âge que lui comme ses peres, cherissant ses egaux et familiers, honorant ceux qui l'avaient enseigné, aux étrangers, autant comme aux citoyens, très humain, et à tous cordial, et de tous universellement bienvoulu, tant pour la grâce de sa beauté, que pour sa gracieuse affabilité. Il est bien vrai tout cela: mais aussi faut-il que tu penses, qu'il s'en est allé de bonne heure de cette vie mortelle, emportant avec soi louange éternelle de sa pieté et observance envers toi, et de la <p 254v> tienne envers lui, ne plus ne moins, que s'il fut sorti d'un banquet, avant que de tomber en quelque ivrongnerie et folie, laquelle ne peut fuir qu'elle n'advienne en longue vieillesse: et si le dire des anciens poètes et philosophes est véritable, comme il est vraisemblable, que les gens de bien, et qui ont été dévots envers les Dieux, quand ils viennent à mourir, aient en l'autre monde honneur et préférence, et un lieu à part où leurs âmes demeurent, tu dois avoir bonne espérance de feu ton fils, qu'il sera colloqué au nombre de ceux-là: desquels hommes religieux le poète Pindare parlant en ses Cantiques, dit ainsi,
Quand nous avons ici la nuit,
Le Soleil là-dessous leur luit:
Leurs vergers sont belles prairies
De roses vermeilles fleuries,
Couvertes d'arbres, que les sens
Remplissent de l'odeur d'encens,
Tous chargés de pommes dorées.
Par ces delicieuses prées
Les uns se vont réjouissans
A piquer chevaux bondissans,
Les autres au son harmonique
De tout instrument de musique.
Là sont toutes sortes de fleurs
De très délicates odeurs:
Et les autels des Dieux y fument
De toutes senteurs, qui parfument,
En brulant dedans un clair feu,
Toujours cet amiable lieu.
Et un peu plus avant, en un autre Cantique de lamentation, là où il parle de l'âme, il dit:
Heureuse est leur condition
Hors de toute vexation:
Il n'est point de corps qui ne mûre,
L'âme seule toujours demeure
Vivante à perpetuité,
Comme de la divinité
Seule ayant pris son origine.
Or de dormir elle ne fine
Tant que les membres sont veillans:
Mais quelquefois eux sommeillans,
Elle donne à connaître comme
C'est elle seule que en l'homme
Fait jugement de ce qui plaît,
Et de ce qui fâche et déplaît.
Et le divin Platon en son traité de l'Ame a dit plusieurs raisons de son immortalité, et en a aussi beaucoup parlé en ses livres de la Republique, et au dialogue intitulé Memnon, et en celui de Gorgia, et par-ci par-là en plusieurs autres lieux. Or quant à tout ce qu'il en a dit en son dialogue de l'Ame, j'en ferai un extrait à part, que je te baillerai, ainsi que m'en as requis, mais pour le présent je ne t'en alléguerai que ce qui vient à propos, et qui sert à la matière: c'est ce qu'il en dit à un Athenien familier et domestique de Gorgias l'orateur: car Socrates en ce traité de Platon dit ainsi: «écoute un fort beau propos, lesquel tu réputeras à mon avis être une fable, mais quant à moi, je l'estime véritable, et te le raconterai pour tel: car comme dit <p 255r> Homere, Jupiter, Neptune et Pluton départirent jadis entre-eux l'empire qu'ils avaient eu de leur père. Or y avait-il une loi touchant les hommes dés le temps de Saturne, et de tout temps, et est encore jusques au temps présent entre les Dieux, Que d'entre les hommes celui qui a passé sa vie justement et saintement, quand il vient à mourir, s'en va demeurer és îles fortunées, en toute félicité, hors de toute sorte de maux: et au contraire, celui qui a vécu injustement et sans craindre ne révérer les Dieux, s'en va en la prison de justice et de punition que l'on appelle Tartare, c'est à dire Enfer. Or les juges qui ont eu connaissance de cela durant le regne de Saturne, et encore depuis sur le commencement du regne de Jupiter, étaient des hommes vivants qui jugeaient les autres hommes en leur vie, au propre jour qu'ils devaient aller de vie à trêpas: dont il advenait que les jugements n'en étaient pas bons, jusques à ce que Pluton et les autres superintendants les îles fortunées vindrent rapporter à Jupiter, que l'on leur envoyait des gens qui n'en étaient pas dignes. Jupiter leur répondit, J'y donnerai bien ordre, et engarderai bien que cela ne se fera plus: car la cause pourquoi les jugements sont mauvais est, pource que tant ceux qui jugent, comme ceux qui sont jugés, le sont étant revètus, pource que c'est durant leur vie, et plusieurs à l'aventure ayants de mauvaises âmes, et étant revètus de beaux corps, de noblesse, de lignée et de richesse, quand on les veut juger, il vient plusieurs qui leur portent témoignage, comment ils ont bien vécu: les juges sont éblouis de ces témoins-là, joint qu'ils sont eux-mêmes revètus, ayant au-devant de leurs âmes les yeux, les aureilles, et toute la structure de leur corps: toutes ces choses-là leur donnent empêchement, tant leurs vêtements propres, que ceux des jugez. premièrement doncques il les faut engarder qu'ils ne sachent plus le jour de leur mort: et puis il faut que les jugements dorenavant se fassent, les uns et les autres étant tous nuds: et pour ce faire il est besoin qu'ils soient tous morts, et le juge même soit mort, et qu'il vienne à examiner avec l'âme seule, les âmes des trêpassés, à mesure qu'ils viendront à mourir, étant seules et destituées de tous leurs parents et amis, et ayants laissé sur la terre tout l'ornement et vêtement qu'elles soûlaient avoir, à celle fin que le jugement s'en face plus droit et plus juste. C'est pourquoi ayant connu cela devant vous, j'ai constitué de mes propres enfants pour juges, deux du côté de l'Asie, Minos et Radamanthus, et un du côté de l'Europe, c'est Aeacus: ceux-là après qu'ils seront morts, jugeront dedans le pré au carrefour, là où fourchent les deux chemins, l'un qui va és îles fortunées, l'autre au Tartare. Radamanthus jugera ceux de l'Asie, et Aeacus ceux de l'Europe: et quant à Minos, je lui donnerai la presidence de juger par-dessus, si d'aventure il y a quelque chose qui soit inconnue à l'un des deux autres, afin que d'ici en avant le jugement soit très juste, du chemin que les hommes auront à tenir.» Voilà le propos que j'ai ouï réciter, Ô Callicles, et que je crois être véritable: duquel discours je recueille cette conclusion enfin, Que la mort n'est autre chose, que la séparation de l'âme d'avec le corps. C'est ce que j'ai ramassé et mis ensemble, très cher ami Apollonius, avec grand soin et diligence pour t'en composer un discours de consolation, qui m'a semblé très nécessaire, tant pour alléger un peu la douleur qui te travaille présentement, et te faire cesser ce fâcheux deuil que tu menes: comme aussi pour y comprendre l'honneur et la louange qui me semble que je devais à la mémoire de ton fils Apollonius le bien-aimé des Dieux: car c'est chose à mon avis très désirable, et convenable à ceux qui par bonne et heureuse mémoire, et par gloire perdurable sont consacrés à immortalité. Tu feras doncques sagement, si tu obeïs aux raisons qui y sont contenues, et gratifies à ton fils, en te revenant de cette vaine affliction que tu donnes et à ton corps, et à ton âme, <p 255v> en ton accoutumée, ordinaire et naturelle façon de vivre: car ainsi comme lors qu'il vivait entre nous, il n'eût pas été aise de voir ni toi son père, ni sa mère, tristes et desolés: aussi maintenant qu'il est conversant et faisant bonne chère avec les Dieux, il ne prendrait pas plaisir à voir l'état auquel vous êtes. Parquoi reprenant courage d'homme de bien, magnanime et aimant les siens, retire toi le premier, et puis la mère du jeune homme, et tous vos parents et amis d'une telle misere, en passant en une plus tranquille et paisible manière de vivre, laquelle sera trop plus agreable et au defunct ton fils, et à nous tous, qui avons soin de ta personne, ainsi comme il convient à l'amitié que nous te portons.

XXXVII. Consolation envoyée à sa femme sur la MORT D'UNE SIENE FILLE. Plutarque à sa femme S.
celui que tu m'avais envoyé pour m'apporter la nouvelle de la mort de notre petite fille, à mon avis m'a failli par le chemin, étant allé droit à Athenes: mais arrivé à Tanagre, j'en aiété averti. Or quant à sa sepulture, je pense bien que tu y auras déjà donné ordre: et à la miene volonté que ce soit en sorte, que ni pour le présent, ni pour l'advenir elle ne t'apporte guere de déplaisir. Mais si d'aventure tu as differé à faire quelque chose que tu eusses bien voulu, jusques à ce que tu en eusses entendu mon avis, estimant que cela en le faisant t'aidera à porter patiemment ta douleur, je te prie au moins que ce soit sans aucune curiosité ni aucune superstition, desquelles tu es aussi peu entachée que femme que je connaisse: Seulement te veux-je admonester, ma femme, qu'en cet inconvénient tu te maintienes, et pour toi et pour moi, en une constance et tranquillité d'esprit: car quant à moi, j'entends et mesure en mon coeur cette perte telle, et aussi grande comme elle est, mais si je treuve que tu la portes trop impatientement, cela me sera plus grief, et me fâchera plus que l'inconvénient même: combien que je n'aie pas non plus été engendré ni d'un chêne ni d'un rocher, dequoi tu peux toi-même être bien bon témoin, sachant comme nous avons nourri ensemble plusieurs de nos enfants, en notre maison, et par nos propres mains, tu sais aussi comme je l'aimais fort tendrement, pource que j'avait fort désiré avec toi que tu eusses une fille, après quatre fils que tu avais eus de rang, et pource qu'elle m'avait apporté le moyen de lui donner ton nom. Mais outre l'amour paternelle que l'on a communement envers ses petits enfants, encore y avait-il en elle une pointe particulière qui la me faisait plus cherement aimer, c'est qu'elle me donnait du plaisir, sans que j'aperçusse jamais en elle aucune colère, ni aucune mignardise: car elle avait une douceur et bonté naturelle merveilleuse: et ce qu'elle s'efforçait de montrer qu'elle aimait ceux qui l'aimaient, et s'étudiait de leur complaire, me donnait du plaisir, et ensemble connaissance d'une grande debonnaireté que nature avait mise en elle: car elle priait sa nourrice de donner la mammelle non seulement aux autres petits enfants qui jouaient avec elle, mais aussi aux pouppées et autres jouets d'enfants, dont elle se jouait, comme faisant par de sa table par humanité, et communiquant ce qu'elle avait de plus agreable à ceux qui lui donnaient plaisir. Mais je ne vois pas, ma femme, pourquoi ces petits propos-là, et autres semblables qui nous ont donné du plaisir en sa <p 256r> vie, nous doivent fâcher et troubler maintenant après sa mort, quand nous viendrons à les remémorer: mais aussi, au contraire, crains-je, que avec la douleur nous n'en chassions la mémoire, comme fait Clymene quand elle dit,
L'arc et la trousse m'est moleste,
Tous exercices je deteste:
fuyant toujours et tremblant à la recordation et remémoration de son fils, pource qu'elle lui renouvellait ses douleurs: car naturellement nous refuyons tout ce qui nous fâche: mais il faut que comme en son vivant nous n'avions rien plus doux à ambrasser, ne plus plaisant à voir et à ouïr qu'elle, aussi que le pensement d'elle loge et vive avec nous, pour toute notre vie, ayant je dis, beaucoup de fois plus de joie que de tristesse, s'il est vraisemblable, que les raisons et argumens que nous avons souventefois alléguées aux autres, nous ayent à nous mêmes profité de quelque chose au besoin, et ne soient pas demeurées oiseuses, en nous accusant qu'au lieu de ces joyes-là passées, nous leur rendions maintenant plusieurs fois autant de douleurs. ceux qui y ont assisté, nous rapportent, avec grande recommandation de ta vertu, que tu n'en as pas seulement changé de robe, ne pris accoutrement de deuil, et que tu ne t'en es ni défigurée, ni outragée, ni toi ni tes femmes, en aucune manière, ni que tu n'en as fait aucun appareil somptueux à ses funerailles, comme si c'eût été pour une fête solennelle, ains as fait toutes choses sobrement, et honnêtement, sans bruit, avec nos amis et parents: dequoi je ne me suis point émerveillé quant à moi, si toi qui jamais n'as pris plaisir ni fait gloire de te montrer ni en théâtre, ni en procession, ains plutôt qui as toujours estimé que la somptuosité était inutile, voire mêmes és choses de plaisir, en chose triste et douloureuse, tu as observé la simplicité qui est la plus sûre: car il faut que la Dame sage et honnête demeure inviolée non seulement és fêtes Bacchanales, mais aussi penser qu'il faut que la tourmente et émotion de la passion en deuil, a besoin de continence pour resister et combattre, non pas contre l'amour et charité naturelle des meres aux enfants, comme quelques unes pensent, mais contre l'intempérance de l'âme: car nous concedons à cette charité le regretter, le révérer, et le remémorer les trêpassés, mais la cupidité excessive et insatiable de lamentations, qui force les personnes jusques à jeter les hauts cris, et à se battre et outrager, n'est moins laide et honteuse, que l'incontinence és voluptés: toutefois on l'excuse plus de paroles, d'autant que à la laideur c'est la douleur et l'amertume, au lieu qu'à l'autre c'est la volupté qui y est conjointe. Car y a-il rien plus desraisonnable, que d'ôter l'exces de rire et de s'éjouir: et, au contraire, de laisser aller les torrents de larmes et de pleurs, qui partent d'une même source, tant qu'ils peuvent aller? et ce que font quelques-uns qui tancent et querellent avec leurs femmes pour quelques parfums ou quelques habillements de pourpre qu'elles voudraient avoir, et ce pendant leur permettent de raser leurs cheveux en deuil, et se vêtir de noir, se seoir déshonnêtement à même terre, crier à pleine tête en invoquant les Dieux: et, ce qui est encore plus mauvais que tout, si elles punissent excessivement ou injustement leurs servantes, s'y opposer et les engarder: et quand elles mêmes se châtient cruellement, et âprement, les laisser faire en accidents et inconvénients qui auraient au contraire besoin de facilité et d'humanité. Mais quant à nous, ma femme, nous n'avons point eu jamais besoin de ce combat là l'un contre l'autre, ni n'en aurons, à mon avis, jamais de celui-ci: car quant à la simplicité de vêtements, et à la sobrieté du vivre ordinaire sans aucune superfluité, il n'y a pas un philosophe, ni pas un honnête citoyen qui ait hanté et fréquenté en notre maison avec nous, qui n'ait pris grand plaisir à voir et considérer ta simplicité, soit aux sacrifices, soit aux théâtres, soit aux danses et processions: aussi as-tu déjà montré une grande constance en pareil accident, à la mort de ton fils aîné: <p 256v> et encore depuis quand le gentil Charon nous laissa avant âge: car il me souvient que quelques étrangers qui étaient venus avec moi de la marine, quand on nous vint dire la nouvelle de la mort du petit enfant, comme ils furent arrivés avec d'autres nos amis et voisins en notre maison, et qu'ils y vîrent toutes choses rassises et bien composées sans désordre ne bruit aucun, ainsi comme eux-mêmes l'ont raconté à d'autres depuis, ils pensèrent que ce fut une fausse nouvelle, et qu'il ne fut rien advenu de mal, tant tu ordonnas honnêtement et sagement toutes choses en notre maison, lors que l'occasion était bien suffisante pour excuser un désordre et une confusion, combien que tu eusses nourri l'enfant de ta propre mammelle, et que tu y eusses enduré une incision au tetin, à cause d'une froissure et contusion. Ce sont actes de générosité en une Dame, et de charité envers ses enfants, cela. Là où nous voyons plusieurs autres meres, qui prennent leurs petits enfants des mains des nourrices, comme des jouets pour passer leur temps: et puis quand il advient qu'ils meurent, ils se lâchent et laissent aller à tous vains regrets, et deuil qui ne sert de rien, et qui ne procède pas de bienveillance, car bienveillance est chose raisonnable et honnête: mais beaucoup de mine procédant de vaine opinion mêlé avec un peu d'affection naturelle, est ce qui engendre des deuils farouches, furieux et implacables. Et semble qu'Aesope n'ait pas ignoré cela: car il dit, que Jupiter faisant la distribution des honneurs aux Dieux, le Deuil y vint qui en demanda aussi: et il lui bailla les larmes, les regrets et lamentations, mais de ceux qui le recevraient librement et volontairement: aussi se fait-il ainsi du commencement, car un chacun introduit chez soi de sa propre volonté le deuil, mais depuis qu'il y est une fois établi par laps de temps, et qu'il s'est rendu familier et domestique, il ne s'en va pas puis après quand on le voudrait bien chasser. Et pourtant faut-il combattre à la porte contre lui, et ne recevoir pas garnison chez soi, en déchirant sa robe ou arrachant ses cheveux, ou quelques autres choses semblables qui adviennent tous les jours ordinairement, et rendent l'homme honteux, et son coeur serré, ne s'ozant ouvrir ni s'élargir, ains paoureux et craintif, se réduisant là, qu'il ne pense pas qu'il lui soit loisible de rire, de voir la lumière du Soleil, ni de hanter personne, ni de manger en compagnie, en telle captivité il se rend à cause de son deuil. Et à ce mallà est conjoint une nonchalance du corps, une condamnation de toutes étuves, de tout lavement, frottement, huilement, et traitement de sa personne, tout au contraire de ce que l'âme devait faire, à fin qu'elle-même malade fut soulagée et aidée par le corps sain et dispos: car une grande partie de la douleur de l'âme s'allége et s'emousse, par manière de dire, quand le corps se sent gaillard, ne plus ne moins que les vagues vont chalant et s'applanissant quand le temps est calme et serain. Mais à l'opposite, si pour être mal traité et mal pensé il s'y engendre une sécheresse du cuir, une âpreté rude, de manière que le corps n'exhale rien de gracieux ni de doux à l'âme, sinon des douleurs et des tristesses, ne plus ne moins que des amères et fâcheuses exhalations, alors n'est-il pas aisé, quoi qu'on le désire, de facilement se ravoir, tant de grièves passions viennent à saisir l'âme quand elle est ainsi affligée et tourmentée. Mais ce qui est de plus dangereuse efficace, et plus à craindre en cela, je ne le saurais craindre en toi, c'est à savoir, que de folles femmes ne t'aillent visiter, et qu'elles ne crient et lamentent avec toi: ce qui par manière de dire aiguise et réveille la couleur, ne permettant pas que ou d'elle-même, ou par l'entremise et le secours d'autrui, elle se fene et se passe: car je sais combien tu eus de peine et de travail dernierement à l'endroit de la soeur de Theon, pour la secourir, et resister aux autres femmes qui la venaient voir avec grands cris et hautes lamentations, comme si proprement elles eussent apporté du feu pour l'enflammer davantage. Car quand on voit que la maison d'un ami ou d'un voisin brûle, chacun y court tant qu'il peut, pour aider à l'éteindre: mais quand on voit les âmes allumées <p 257r> de douleur, au contraire on y porte encore de la matière à augmenter ou entretenir le feu. Et quand quelqu'un a mal aux yeux, on ne lui permet pas qu'il y porte les mains, ne qu'il y touche, s'il y a inflammation: là où celui qui est en deuil, demeure assis en sa maison, se présentant au premier venu qui veut lui aller emouvoir, aigrir et irriter sa passion, ne plus ne moins qu'un fluxion, tant qu'au lieu qu'elle ne faisait que un petit le chatouiller et demanger, ils la vous déchirent en sorte, qu'ils y font venir un grand et fâcheux mal. Je suis assuré que tu te sauras bien garder de cela. Mais efforce toi de te réduire en ton pensement ce temps-là, auquel ne nous étant pas encore cette fille née, nous n'avions pas de quoi nous plaindre de la fortune, et puis de joindre tout d'un tenant le temps présent avec celui-là, comme si nous étions derechef retournés à même état que nous étions auparavant. Car il semblera, ma femme, que nous soyons marris que jamais l'enfant ait été née, si nous montrons d'estimer, que nos affaires fussent en meilleur état avant qu'elle fut née, que depuis: non-pas que je veuille que nous abolissons de notre mémoire les deux années qu'il y a eu d'intervalle entre les deux temps, ains plutôt veux-je que nous les comptions entre nos voluptés, comme ceux qui nous ont donné de la joie et du passetemps beaucoup, non-pas estimer que ce qui nous a été un peu de bien, nous ait été beaucoup de mal, et ne nous montrer pas ingrats envers la fortune du plaisir qu'elle nous a donné, pource qu'elle n'y a pas ajouté ce que nous esperions davantage. Certainement se contenter toujours des Dieux, en parlant comme il appartient, et ne se plaindre jamais de la fortune, ains prendre en gré ce qui lui plaît bailler, apporte toujours un beau et doux fruit. Et celui qui en tel cas puize de sa mémoire les biens qu'il y a, en transportant toujours, et ramenant sa pensée des obscures et turbulentes cogitations aux claires et reluisantes, s'il n'éteint entièrement la douleur, pour le moins en la mêlant et temperant avec son contraire, il la rend moindre et passante. Car ainsi comme un parfum réjouit toujours le sens de l'odorement, et outre cela est un remede contre les mauvaises senteurs: aussi la cogitation des biens que l'on a autrefois reçus, sert de secours nécessaire, quand on est tombé en adversité, à ceux qui ne refuient pas la remémoration des joyes qu'ils ont eues par le passé, et qui ne se plaignent pas en tout et par tout de la fortune, que nous ne devons pas faire par raison, si d'aventure il s'y est trouvé, comme en un livre, quelque rature parmi tout le reste qui est sain, net et entier. Car tu as souvent ouï dire, que la béatitude de cette vie depend des droites et saines ratiocinations de notre entendement, tendantes à une constante disposition, et que les mutations de la fortune ne font ni n'apportent pas de grandes inclinations, ni de casuels glissements à notre vie. Mais s'il faut que nous nous gouvernions comme le commun par les choses exterieures, et que nous comptions les evenements et accidents de la fortune, en prenant pour juges de notre félicité ou infélicité les communs et vulgaires hommes, ne regarde pas aux larmes ni aux regrets et lamentations que font ceux et celles qui te viennent maintenant visiter, qui se font par une mauvaise accoutumance à l'endroit de chacun, mais plutôt pense en toi-même, combien tu es réputée heureuse par celles mêmes qui te visitent, pour les enfants que tu as, et pour ta maison, et pour ta vie: car il ferait mauvais voir, que les autres désirassent être en ta condition, voire encore avec le regret qui nous fâche maintenant, et que tu t'en plaignisses, et la portasses impatiemment, et que tu ne sentisses pas au moins par la piqueure de cette petite perte d'un petit enfant, combien tu dois avoir de joie pour ceux qui demeurent vivans: ne plus ne moins que ceux qui vont faisant un recueil des vers d'Homere qui sont défectueux ou à la tête ou à la queue, et cependant en passent par-dessus une infinité, qui sont excellentement bien faits: aussi que soigneusement tu examinasses et calomniasses particulièrement toutes les légères mesaventures qui te <p 257v> sont advenues en toute ta vie, et que les bonnes tu les passasses en gros et en bloc confuseement: qui serait faire proprement comme les chiches avaricieux, qui se tuants le coeur et le corps pour acquérir de grands biens, n'en jouissent pas quand ils les ont présents, et les regrettent et lamentent quand ils vienent à les perdre. Et si d'aventure tu es emeue de pitié et de compassion d'elle, qui s'en est allée de ce monde avant que d'être mariée ni avoir porté des enfants, tu as à l'opposite de quoi te réconforter et réjouir, parce que cela ne t'a pas défailli, ni tu n'as été privée de l'un ni de l'autre. Car on ne saurait maintenir, que ces choses-là soient grands biens, eu égard à ceux qui en sont privés, et petits à ceux qui les ont, et qui en jouissent: et quant à elle, étant maintenant allée en lieu où elle ne souffre aucune douleur, elle ne demande point que nous nous affligeons de regret pour l'amour d'elle: car quel mal nous est-il advenu par elle, si elle-même n'a rien maintenant qui la puisse faire douloir? car és privations des grandes choses mêmes on perd tout sentiment de douleur, quand on est arrivé à ce point-là de ne s'en soucier point. Mais ta fille Timoxene est privée non de grandes, mais de petites choses, car elle ne connaissait encore que petites choses, et ne se délectait que de petites choses: et au demeurant de ce dont elle n'avait aucun sentiment, ne qui ne lui était jamais entré en pensement, comment pourrait-on dire qu'elle en fut privée? Au reste, quant à ce que tu as entendu d'autres qui persuadent beaucoup de personnes vulgaires, disants que depuis que l'âme est séparée du corps, il n'y a plus rien de mal ni de douloureux nulle part, pour le suppôt qui est ainsi dissolu, je sais bien que tu n'y ajoutes point de soi, et que les raisons que tu as reçues de main en main de nos ancestres, ensemble les saintes cérémonies et sacrements secrets des religieux mystères de Bacchus, que nous savons et connaissons nous autres qui en sommes de la confrairie, te gardent fort bien de le croire. Parquoi tenant pour chose arrêtée, que notre âme est incorruptible et immortelle, il faut que tu estimes, qu'il lui prend et advient tout ainsi comme aux petits oiseaux qui sont pris: car si elle a été longuement nourrie dedans ce corps, et qu'elle soit accoutumée et apprivoisée à cette vie, par le maniement de plusieurs affaires qu'elle ait maniées, et par une longue accoutumance, elle y retourne de rechef, et rentre une autre fois dedans ce corps, ni jamais ne repose ni ne cesse étant attachée aux affections de cette chair, et aux aventures de ce monde, y retournant par diverses générations: car il ne faut pas que tu penses que la vieillesse soit reprochée ni blâmée à cause des rides, ni à cause des cheveux blancs, ni pour l'imbecillité et faiblesse du corps, ains ce qui est en elle plus mauvais et plus fâcheux, c'est qu'elle rend l'âme rance, pour la souvenance des choses qu'elle a expérimentées en ce corps en s'y trop arrêtant et affectionnant trop, et qu'elle la plie et la courbe retenant la forme et figure qu'elle a prise du corps en ce qu'elle a été affectionnée: là où celle qui est prise en jeunesse, pretend à meilleures conditions d'être, comme se redressent d'un ply plus doux et d'une curvature plus molle et moins forcée, et se remettant à sa naturelle droitture, ne plus ne moins que le feu que l'on a éteint, si on le rallume soudainement, il se rembraze, et reprend sa vigueur incontinent. C'est pourquoi il vaut beaucoup mieux
Passer bientôt les portes de la mort,
devant que l'âme ait pris et imbeu trop d'affection aux choses d'ici bas, et qu'elle se soit attendrie d'amour envers ce corps, et comme par quelques charmes collée et attachée à lui. La vérité dequoi apparait encore mieux és façons de faire et coutumes anciens de notre pays: car nos citoyens quand leurs enfants meurent petits, ne leur portent point d'offrandes mortuaires, ni ne font point les autres sacrifices et cérémonies pour eux, que l'on a accoutumé de faire ailleurs pour les trêpassés, d'autant qu'ils ne tienent rien de la terre, ni des affections terrestres, et ne s'arrêtent pas autour <p 258r> de leurs monuments et sepultures, ni ne les exposent en public en vue, ni ne demeurent et ne s'asseient auprès: car nos lois et statuts ne permettent pas de mener deuil pour ceux qui decèdent ainsi en bas âge, comme n'étant saint ni religieux de ce faire, parce que l'on doit estimer qu'ils sont passés en un meilleur lieu, et meilleure condition d'être: ausquelles lois et coutumes étant plus dangereux de décroire, que de croire, portons nous, et nous gouvernons ainsi comme elles nous le commandent quant à l'exterieur au dehors, mais quant à l'interieur au dedans, que tout y soit encore plus net, plus pur, et plus sage.

XXXVIII. Pourquoi la Justice divine diffère quelquefois LA PUNITION DES MALEFICES.
APRES qu'Epicurus eut ainsi parlé, devant que pas un de nous lui eût pu répondre, nous nous trouvasmes tout au bout de l'allée: et lui s'en allant, nous planta là. Et nous émerveillés de son étrange façon de faire, demeurasmes un peu de temps sans parler ni bouger de la place, à nous entreregarder l'un l'autre, jusques à ce que nous nous meismes de rechef à nous promener comme devant. Et lors Patrocles le premier se prit à dire: Et bien Seigneurs, Que vous en semble? laisserons nous là cette dispute, ou si nous répondrons en son absence aux raisons qu'il a alléguées, comme s'il était présent? Timon adonc prenant la parole, Voire-mais, dit-il, si quelqu'un après nous avoir tiré et assené s'en allait, encore ne serait-il pas bon de laisser son trait dedans notre corps: car on dit bien que Brasidas ayant été blessé d'un coup de javeline à travers le corps, arracha lui-même la javeline de sa plaie, et en donna si grand coup à celui qui la lui avait lancée, qu'il l'en tua sur le champ: mais quant à nous, il n'est pas question de nous venger de ceux qui auraient ozé mettre en avant parmi nous aucuns propos étranges et faux, ains nous suffit de les rejeter arrière de nous, avant que notre opinion s'y attache. Et qu'est-ce, dis-je alors, qui vous a plus émeu de ce qu'il a dit? car il a dit beaucoup de choses pêle-mêle, et rien par ordre, ains a ramassé un propos deçà, un propos delà, contre la providence divine, la déchirant comme en courroux, et l'injuriant par le marché. Adonc Patrocles: Ce qu'il a allégué, dit-il, de la longueur et tardité de la justice divine à punir les méchants: et m'a semblé une objection fort véhémente: et à dire la vérité, ces raisons-là m'ont quasi imprimé une opinion toute autre et toute nouvelle: vrai est que de longue main je savais mauvais gré à Euripide de ce qu'il avait dit,
De jour à jour s'il dilaye et diffère,
Tel est de Dieu la manière de faire.
Car il n'est point bien séant de dire, que Dieu soit paresseux à chose quelconque, mais encore moins à punir les méchants, attendu qu'eux-mêmes ne sont pas paresseux ni dilayants à mal faire, ains soudainement et de grande impetuosité sont poussés par leurs passions à mal faire. Et toutefois quand la punition suit de près le tort et l'injure reçue, comme dit Thucydides, il n'y a rien qui si tôt bousche le chemin à ceux qui trop facilement se laissent aller à mal faire. Car il n'y a delay de payement qui tant affoiblisse d'espérance, ne rende si failli de coeur celui qui est offensé, ne si insolent et si audacieux celui qui est prompt à outrager, que le delay de la justice: comme au contraire les punitions qui suivent et joignent de près les malefices, <p 258v> aussi tôt qu'ils sont commis, empêchent qu'a l'advenir on n'en commette d'autres, et réconfortent davantage ceux qui ont été outragés: car quant à moi, le dire de Bias, après que je l'ai repensé plusieurs fois, me fâche, quand il dit à un certain méchant homme: «Je n'ai pas peur que tu ne sois puni de ta méchanceté, mais j'ai peur que je ne le voie pas.» Car dequoi servit aux Messeniens la punition d'Aristocrates, qui les ayant trahis en la bataille de Cypre, ne fut découvert de sa trahison de plus de vingt ans après, durant lesquels il fut toujours Roi d'Arcadie, et depuis en ayant été convaincu, il fut puni? mais cependant ceux qu'il avait fait tuer, n'étaient plus en ce monde. Et quel réconfort apporta aux Orchomeniens qui avaient perdu leurs enfants, leurs parents, et amis, par la trahison de Lyciscus, la maladie qui long temps depuis lui advint et lui mangea tout le corps, encore que lui-même trempant et baignant ses pieds dedans la rivière, jurât et maugreât qu'il pourrissait pour la trahison qu'il avait méchamment et malheureusement commise? Et à Athenes les enfants des enfants des pauvres malheureux Cyloniens qui avaient été tués en franchise des lieux saints, ne peurent pas voir la vengeance qui depuis par ordonnance des Dieux en fut faite, quand les excommuniés qui avaient commis tel sacrilege furent bannis, et les os mêmes des trêpassés jetés hors des confins du pays. Et pourtant me semble Euripides être impertinent, quand pour divertir les hommes de mal faire il allégue de telles raisons,
Pas ne viendra la justice elle-même,
N'en ayes jà de peur la face blesme,
D'un coup d'estoc le foie te percer,
ni autre avec pire que toi blesser:
Muette elle est, et à punir tardive
Les malfaisans, encore s'il arrive.
Car au contraire, il est vraisemblable que les méchants n'usent point d'autres persuasions, ains de celles-là mêmes, quand ils se veulent pousser et encourager eux-mêmes à entreprendre hardiment quelques méchancetés, se promettants que l'injustice représente incontinent son fruit tout meur et tout prêt, et la punition bien tard et long temps après le plaisir du malefice. Patrocles ayant dit ces paroles, Olympique prenant le propos: Mais davantage, dit-il, Patrocles, voyez quel inconvénient il arrive de cette longueur et tardité de la justice divine à punir les mesfaits, car elle fait que l'on ne crait pas que ce soit par providence divine qu'ils sont punis. Et le mal qui advient aux méchants, non-pas incontinent qu'ils ont commis les malefices, mais long temps après, est par eux réputé malheur, et l'appellent une fortune, et non pas une punition, dont il advient qu'ils n'en reçoivent aucun profit, et n'en devienent de rien meilleurs: car ils sont bien marris du malheur qui leur est présentement arrivé, mais ils ne se repentent point du malefice qu'ils ont auparavant commis. Car tout ainsi comme en chantant, un petit coup, ou un poussement qui suit incontinent l'erreur et la faute, aussi tôt qu'elle est faite, la corrige et la rhabille ainsi qu'il faut, là où les tirements, reprises et remises en ton, qui se font après quelque temps entre-deux, semblent se faire plutôt pour quelque autre occasion, que pour enseigner celui qui a failli, et à cette cause ils attristent et n'instruisent point: aussi la malice qui est réprimée et relevée par soudaine punition à chaque pas qu'elle choppe ou qu'elle bronche, encore que ce soit à peine, si est-ce qu'à la fin elle pense à soi, et apprend à s'humilier et à craindre Dieu, comme un severe justicier qui a l'oeil sur les oeuvres et sur les passions des hommes, pour les châtier incontinent et sans délai: là où cette justice-là, qui si lentement et d'un pied tardif, comme dit Euripide, arrive aux méchants, par la longueur de ses remises et son incertitude vague et inconstante, ressemble plutôt au cas d'aventure <p 259r> qu'au dessein de providence, tellement que je ne puis entendre quelle utilité il y ait en ces moulins des Dieux que l'on dit moudre tardivement, attendu qu'ils rendent la justice obscurcie, et la crainte des malfaiteurs effacée. Ces paroles ayants été dites, je demeuray pensif en moi-même. Et Timon, Voulez-vous, dit-il, que je mette aussi le comble de la doute à ce propos, ou si je laisserai premièrement combattre à l'encontre de ces oppositions-là? Et quel besoin est-il, dis-je adonc, d'ajouter une troisiéme vague pour noyer et abismer du tout ce propos davantage, s'il ne peut réfuter les premières objections, et s'en despestrer? premièrement doncques, pour commencer, par manière de dire, à la Déesse Vesta, par la révérence et crainte retenue des Philosophes Academiques envers la divinité, nous déclarons que nous ne pretendons en parler, comme si nous en savions certainement ce qui en est. Car c'est plus grande présomption à ceux qui ne sont qu'hommes, d'entreprendre de parler et discourir des Dieux et des demi-dieux, que ce n'est pas à un homme ignorant de chanter, et de vouloir disputer de la musique, ou à une homme qui ne fut jamais en camp, vouloir disputer des armes et de la guerre, en présumant de pouvoir bien comprendre, nous qui sommes ignorants de l'ait, la fantasie du savant ouvrier, par quelque légère conjecture seulement: car ce n'est pas à faire à celui qui n'a point étudié en l'art de médecine, de deviner et conjecturer la raison du médecin, pour laquelle il a coupé plutôt, et non plus tard, le membre de son patient, ou pourquoi il ne le baigna pas hier, mais aujourd'hui. Aussi n'est-il pas facile ni bien assuré à un homme mortel de dire autre chose des Dieux, sinon qu'ils savent bien le temps et l'opportunité de donner la médecine telle qu'il faut au vice, et à la malice, et qu'ils baillent la punition à chaque malefice, tout ainsi qu'une drogue appropriée à guérir chaque maladie: car la mesure à les mesurer toutes n'est pas commune, ne n'y a pas un seul ni un même temps propre à la donner: car que la médecine de l'âme, qui s'appelle droit et justice, soit l'une des plus grands sciences du monde, Pindare même après infinis autres le témoigne, quand il appelle seigneur et maître de tout le monde, Dieu, les très bon et parfait ouvrier, comme étant l'autheur de la justice, à laquelle il appartient définir et déterminer, quand et comment, et jusques où il est raisonnable de châtier et punir un chacun des méchants: et dit Platon que Minos, qui était fils de Jupiter, était en cette science disciple de son père: voulant par cela nous donner à entendre, qu'il n'est pas possible de bien se deporter en l'exercice de la justice, ne bien juger de celui qui s'y deporte ainsi qu'il appartient, qui n'a appris et acquis cette science. Car les lois que les hommes établissent, ne contienent pas toujours ce qui est simplement le plus raisonnable, ne qui semble toujours et à tous être tel, ains y a aucuns de leurs mandemens qui semblent être fort dignes de moquerie, comme en Lacedaemone les Ephores, aussi tôt qu'ils sont instalés en leur magistrat, font publier à son de trompe, que personne ne porte moustaches, et que l'on obeïsse volontairement aux lois, à fin qu'elles ne leur soient point dures: et les Romains quand ils affranchissent quelques serfs, et les vendiquent en liberté, ils leur jettent sur le corps quelque menue verge:* Latinis festuca dicitur, un festu, un jetton et scion d'arbre. et quand ils font leurs testaments, ils instituent aucuns leurs heritiers, et vendent leurs biens à d'autres, ce qui semble être contre toute raison: mais encore plus étrange, et plus hors de toute raison semble être celui de Solon, qui veut que celui des citoyens qui en une sédition civile ne se sera attaché et rangé à l'une des parts, soit infâme: bref on pourrait ainsi alléguer plusieurs absurdités qui sont contenues és lois civiles, qui ne saurait et n'entendrait bien la raison du legislateur qui les a écrites, et l'occasion pourquoi. Si doncques il est si malaisé d'entendre les raisons qui ont meu les hommes à ce faire, est-ce de merveille si l'on ne sait pas dire des Dieux, pourquoi ils punissent l'un plutôt, et l'autre plus tard? Toutefois ce que j'en dis, n'est pas <p 259v> pour un pretexte de fuyr la lice, ains plutôt un demander pardon, afin que la raison regardant à son port et refuge, plus hardiment se range par vérisimilitude à se défier et douter. Mais considérez premièrement, que selon le dire de Platon, Dieu s'étant mis devant les yeux de tout le monde, comme un patron et parfait exemplaire de tout bien, influe à ceux qui peuvent suivre sa divinité, l'humaine vertu, qui est comme une conformation à lui: car la nature générale de l'univers étant premièrement toute confuse et désordonnée, eut ce principe-là, pour se changer en mieux, et devenir Monde par quelque conformité et participation de l'Idée de la vertu divine: et dit encore ce même personnage, que la nature a allumé la vue en nous, afin que par la contemplation et admiration des corps célestes qui se meuvent au ciel, notre âme apprît à le cherir, et s'accoutumant à aimer ce qui est beau et bien ordonné, elle devint ennemie des passions desreglées et désordonnées, et qu'elle fuît de faire les choses temerairement et à l'aventure, comme étant cela la source de tout vice et de tout péché: car il n'y a fruition plus grande que l'homme pût recevoir de Dieu, que par l'exemple et imitation des belles et bonnes propriétés qui sont en lui, se rendre vertueux. Voilà pourquoi lentement et avec trait de temps il procède à imposer châtiment aux méchants, non qu'il ait aucune doute ne crainte de faillir ou de s'en repentir s'il les châtiait promptement, mais à fin de nous ôter toute bestiale precipitation et toute hâtive vehemence en nos punitions, et nous enseignant de ne courir pas sus incontinent à ceux qui nous auront offensés lors que la colère sera plus allumée, et que le coeur en boudra et battra le plus fort en courroux, outre et par-dessus le jugement de la raison, comme si c'était pour assouvir et rassasier une grande soif ou faim: ains en ensuivant sa clemence et sa coutume de dilayer, mettre la main à faire justice en tout ordre, à loisir, et en toute solicitude, ayant pour conseiller le temps, qui bien peu souvent se trouvera accompagné de repentance: car comme disait Socrates, il y a moins de danger et de mal à boire par intempérance de l'eau toute trouble, que non pas à assouvir son appétit de vengeance sur un corps de même espèce et même nature que le nôtre, quand on est tant troublé de colère, et que l'on a le discours de la raison saisi de courroux et occupé de fureur, avant qu'il soit bien rassis et du tout purifié. Car il n'est pas ainsi comme écrit Thucydides, que la vengeance plus près elle est de l'offense, plus elle est en sa bienseance: mais au contraire, plus elle en est éloignée, plus près elle est du devoir. Car, comme disait Melanthius,
Quand le courroux a délogé raison,
Il fait maint cas étrange en la maison.
Aussi la raison fait toutes choses justes et moderées, quand elle a chassé arrière de soi l'ire et la colère: et pourtant y en a-il qui s'appaisent et s'adoucissent par exemples humains, quand ils entendent raconter, que Platon demeura longuement le bâton levé sur son vallet: ce qu'il faisait, disait-il, pour châtier sa colère. Et Architas en une sienne maison des champs, ayant trouvé quelque faute par nonchalance, et quelque désordre de ses serviteurs, et s'en ressentant émeu un peu trop, et courroucé âprement contre eux, il ne leur fit autre chose, sinon qu'il leur dit en s'en allant, «Il vous prend bien de ce que je suis courroucé.» S'il est doncques ainsi, que les propos notables des anciens, et leurs faits racontés, répriment beaucoup de l'âpreté et vehemence de la colère, beaucoup plus est-il vraisemblable, que nous voyants comme Dieu même qui n'a crainte de rien, ni repentance aucune de chose qu'il face, néanmoins tire en longueur ses punitions, et en dilaye le temps, en serons plus reservés et plus retenus en telles choses, et estimerons que la clemence, longanimité et patience est une divine partie de la vertu, laquelle par punition en châtie et corrige peu, et punissant tard en instruit et admoneste plusieurs. En second <p 260r> lieu considérons que les punitions de justice, qui se font par les hommes, n'ont rien davantage que le contr' échange de douleur, et s'arrêtent à ce point, que celui qui fait du mal, en souffre, et ne passent point outre, ains abbayans, par manière de dire, après les crimes et forfaits, comme font les chiens, les poursuivent à la trace. Mais il est vraisemblable que Dieu, quand il prend à corriger une âme malade de vice, regarde premièrement ses passions, pour voir si en les pliant un peu elles se pourraient point retourner et fléchir à penitence, et qu'il demeure longuement avant que d'inferer la punition de ceux qui ne sont pas de tout point incorrigibles, et sans aucune participation de bien: mêmement quand il considère, quelle portion de la vertu l'âme a tirée de lui, lors qu'elle a été produitte en être, et combien la générosité est en elle forte et puissante, non pas faible ne languissante: et que c'est contre sa propre nature quand elle produit des vices, par être trop à son aise, ou par contagion de hanter mauvaise compagnie: mais puis quand elle est bien et soigneusement pensée et médecinée, elle reprend aisément sa bonne habitude: à raison dequoi, Dieu ne haste pas également la punition à tous, ains ce qu'il connait être incurable, il l'ôte incontinent de cette vie, et le retranche comme étant bien dommageable aux autres, mais encore plus à soi-même, d'être toujours attaché à vice et méchanceté: mais ceux en qui il est vraisemblable que la méchanceté s'est empreinte plus par ignorance du bien, que par volonté propensée de choisir le mal, il leur donne temps et respit pour se changer: toutefois s'ils y persévérent, il leur rend aussi à la fin leur punition, car il n'a point de peur qu'ils lui échappent. Et qu'il soit vrai, considérez combien il se fait de grandes mutations és moeurs et vies des hommes: c'est pourquoi les Grecs les ont appelées partie Tropos, et partie Ethos: l'un pource qu'elles sont sujettes à changement et mutation: l'autre, pour autant qu'elles s'engendrent par accoutumance, et demeurent fermes quand elles sont une fois imprimées. Voilà pourquoi j'estime que les anciens appellèrent jadis le Roi Cecrops double: non pas, comme aucuns disent, pource que d'un bon, doux et clement Roi, il devint âpre et cruel tyran, comme un dragon: mais, au contraire, pource que du commencement ayant été pervers et terrible, il devint depuis fort gracieux et humain seigneur. Et s'il y a de la doute en celui-là, bien sommes nous assurés pour le moins, que Gelon et Hieron en la Sicile, et Pisistratus fils de Hippocrates ayants acquis leurs tyrannies violentement et méchamment, en usèrent depuis vertueusement: et étant arrivés à la domination par voies illegitimes et injustes, ont été depuis bons et utiles princes et seigneurs, les uns ayants introduit de bonnes lois en leur pays, et fait bien cultiver et labourer les terres, et rendu leurs citoyens et sujets bien conditionnés, honnêtes et aimants à travailler, au lieu que par avant ils ne demandaient qu'à jouer et à rire, sans rien faire que grande chère: qui plus est, Gelon ayant très vertueusement combattu contre les Carthaginois, et les ayant défaits en une grosse bataille, comme ils le requissent de paix, il ne la leur voulut oncques octroyer, qu'ils ne meissent entre les articles et capitulations de la paix, que jamais plus ils n'immoleraient leur enfants à Saturne: et en la ville de Mégalopolis Lydiadas ayant usurpé la tyrannie, au milieu de sa domination s'en repentit, et fit conscience du tort qu'il tenait à son pays, tellement qu'il rendit les lois et la liberté à ses citoyens, et depuis mourut en combattant vaillamment à l'encontre des ennemis pour la défense de sa patrie. Or si quelqu'un d'aventure eût fait mourir Miltiades, cependant qu'il était tyran en la Cherronese: ou que un autre eût appelé en justice Cimon, de ce qu'il entretenait sa propre soeur, et l'en eût fait condamner d'inceste, ou Themistocles pour les insolences et débauches extremes qu'il faisait en sa jeunesse publiquement en la place, et l'en eût fait bannier de la ville, comme depuis on fit <p 260v> Alcibiades pour semblables excès de jeunesse, n'eût-on pas perdu les glorieuses victoires de la plaine de Marathon, de la rivière d'Eurymedon, de la côté d'Artemise? là où, comme dit le poète Pindare,
Ceux d'Athenes ont planté
Le glorieux fondement
De la Grecque liberté.
Les grandes natures ne peuvent rien produire de petit, ni la vehemence et force active qui est en icelles, ne peut jamais demeurer oiseuse, tant elle est vive et subtile, ains branlent toujours en mouvement continuel, comme si elles flottaient en tourmente, jusques à ce qu'elles soient parvenus à une habitude de moeurs constante, ferme et perdurable. Tout ainsi donc comme celui qui ne se connaitra pas guères en l'agriculture et au fait du labourage, ne prisera pas une terre laquelle il verra pleine de brossailles, de méchants arbres et plantes sauvages, où il y aura beaucoup de bêtes, beaucoup de ruisseaux, et conséquemment force fange: et au contraire toutes ces marques-là et autres semblables donneront occasion de juger à celui qui s'y connaitra bien, la bonté et force de la terre: aussi les grandes natures des hommes mettent hors dés leur commencement plusieurs étranges et mauvaises choses, lesquelles nous ne pouvants supporter, pensons qu'il faille incontinent couper et retrancher ce qu'il y a d'âpre et de poignant: mais celui qui en juge mieux, voyant de là ce qu'il y a de bon et de généreux, attend l'âge et la saison qui sera propre à favoriser la vertu et la raison, auquel temps celle forte nature sera pour exhiber et produire son fruit. mais à tant est-ce assez de cela. Au reste, ne vous semble il pas qu'il y a quelques-uns d'entre les Grecs, qui ont à bon droit transcript et reçu la loi d'Aegypte, laquelle commande, s'il y a aucune femme enceinte, qui soit attainte de crime, pour lequel elle doive justement mourir, qu'on la garde jusques à ce qu'elle soit délivrée? Oui certes, répondirent-ils tous. Et bien donc, dis-je, s'il y a aucun qui n'ait pas des enfants dedans le ventre, mais bien quelque bon conseil en son cerveau, ou quelque grande entreprise en son entendement, laquelle il soit pour produire en évidence, et la conduire à effet avec le temps, en découvrant quelque mal caché et latent, ou bien en mettant quelque bon avis et conseil utile et salutaire en avant, ou en inventant quelque nécessaire expédient, ne vous semble-il pas, que celui fait mieux qui diffère l'execution de la punition jusques à ce que l'utilité en soit venue, que celui qui l'anticipe et va au-devant? Car quant à moi, certainement il le me semble ainsi. Et à nous aussi, répondit Patrocles. Il est ainsi: car voyez si Dionysius eût été puni de son usurpation dés le commencement de sa tyrannie, il ne fut demeuré pas un Grec habitant en toute la Sicile, parce que les Carthaginois l'eussent occupée, qui les en eussent tous chassés: comme autant en fut-il advenu à la ville d'Apollonie, d'Anactorium, et à toute la peninsule des Leucadiens, si Periander eût été puni que ce n'eût été bien long temps après: et quant à moi, je pense que la punition de Cassander fut differée jusqu'à ce que par son moyen la ville de Thebes fut entièrement rebâtie et repeuplée. Et plusieurs des étrangers qui saisirent ce temple où nous sommes, du temps de la guerre sacrée passèrent avec Timoleon en la Sicile, là où après qu'ils eurent défait en bataille les Carthaginois, et aboly plusieurs tyrannies, ils perirent tous méchamment, comme méchants qu'ils étaient: car Dieu quelqufois se sert d'aucuns méchants comme de bourreaux, pour en punir d'autres encore pires, et puis après il les détruit eux-mêmes: comme il fait à mon avise de la plupart des tyrans. Et tout ainsi que le fiel de la bête sauvage, qui s'appelle Hyaine, et la présure du veau marin, et autres parties des bêtes venimeuses ont quelque proprieté utile aux maladies: aussi Dieu voyant de citoyens qui ont besoin de morsure et de châtiment, leur envoye un tyran inhumain, ou un <p 261r> seigneur âpre et rigoureux pour les châtier: et ne leur ôte jamais ce travail-là, qui les tourmente, et que les fâche, qu'il n'ait bien purgé et guary ce qui était malade. Ainsi fut baillé pour telle médecine Phalaris aux Agrigentins, et Marius aux Romains, et Apollo même répondit aux Sicyoniens, que leur cité avait besoin de maîtres fouettants, qui les fouettassent à bon esciant, quand ils voulurent ôter par force aux Cleoneïens un jeune garçon nommé Teletias, qui avait été couronné en la fête des jeux Pythiques, voulant dire qu'il était de leur ville et leur citoyen, et le tirèrent si fort à eux qu'ils le démembrèrent: et depuis ils eurent Orthagoras pour tyran, et après lui Myron, et Cleisthenes, qui les tindrent de si court, qu'ils les gardèrent bien de faire des insolents et des fols: mais les Cleoneïens qui n'eurent pas une pareille médecine, par leur folie sont venus à néant: et vous voyez qu'Homere même dit en un passage,
Le fils en toute espèce de valeur,
Plus que le père, est de beaucoup meilleur.
Combien que le fils de ce Copreus ne fit jamais acte quelconque mémorable, ne digne d'un homme d'honneur, là où la posterité d'un Sysiphus, d'un Autolycus et d'un Phlegias a flory en gloire et honneur parmi les Rois et les plus grands Seigneurs: et à Athenes Pericles était issu d'une maison excommuniée et maudite, et à Rome Pompeius surnommé le grand était fils d'un Strabon, que le peuple Romain avait en si grande haine, que quand il fut mort, il en jeta le corps à terre de dessus le lit, où l'on le portait, et le foula aux pieds. Quel inconvénient doncques y a-il, si ne plus ne moins que le laboureur ne coupe jamais le ramage espineux, que premièrement il n'ait cueilly l'asperge, ni ceux de la Lybie ne brûlent jamais la tige et branchage du ladanon, qu'ils n'en aient devant recueilli et amassé la gomme aromatique: aussi Dieu ne coupe pas par le pied la souche de quelque illustre et royale famille qui soit méchange et malheureuse, devant qu'il en soit né quelque bon et profitable fruit qui en doit sortir: car il eût mieux valu pour ceux de la Phocide, que dix mille boeufs, et autant de chevaux d'Iphitus fussent morts, et que ceux de Delphes eussent encore perdu plus d'or et d'argent, que ni Ulysses ni Aesculapius n'eussent point été nés, et les autres au cas pareil, qui étant nés de parents vicieux et méchants, ont été gens de bien, et grandement profitables au public. Et ne devons nous pas estimer, qu'il vaut beaucoup mieux que les punitions se fassent en tempe et en la manière qu'il appartient, que non pas à la haste et tout sur le champ? comme fut celle de Callippus Athenien, qui faisant semblant d'être ami de Dion, le tua d'un coup de dague, de laquelle lui-même depuis fut tué par ses propres amis: et celle de Mitius Argien, lequel ayant été tué en une émotion et sédition populaire, depuis en pleine assemblée de peuple, qui était assemblé sur la place pour voir jouer des jeux, une statue de bronze tomba sur le meurtrier qui l'avait tué, et le massacra: et semblablement aussi celle de Bessus Paeonien, et d'Ariston Oeteïen, deux colonnels de gens de pieds, comme vous le devez bien savoir Patrocles. Non-fais certes, dit-il, mais je le voudrais bien apprendre. cettui Ariston avait emporté de ce temple les bagues et joyaux de la Roie Eriphyle, qui de long temps étaient gardés en ce temple par octroi et congé des tyrants qui tenaient cette ville, et les porta à sa femme, et lui en fit un présent: mais son fils étant entré en querelle pour quelque occasion avec sa mère, mit le feu dedans sa maison, et brûla tout ce qui était dedans. Et Bessus ayant tué son père fut un bien long temps sans que personne en sût rien, jusques à ce que un jour étant allé soupper chez quelques siens hostes, il percea du fer de sa pique et abattit le nid d'une arondelle, et tua les petits qui étaient dedans: et comme les assistants lui dissent: Dea Capitaine, comment vous amusez vous à faire un tel acte, où il y a si peu de propos? «Si peu de propos, dit-il: et comment, ne crie elle pas <p 261v> ordinairement à l'encontre de moi, et témoigne faussement que j'ai tué mon père?» cette parole ne tomba pas en terre, ains fut bien recueillie des assistants, qui en étant fort ébahis l'allèrent incontinent déceler au Roi, lequel en fit si bonne inquisition, que le fait fut averé, et Bessus puni de son parricide. Mais quant à cela, dis-je, nous le discourons, supposant comme il a été proposé, et tenu pour confessé, que les méchants aient quelque delay de punition: mais au demeurant, il faut bien prêter l'aureille au poète Hesiode qui dit, non pas comme Platon, que la peine suit le péché et la méchanceté, ains qu'elle lui est égale d'âge et de temps, comme celle qui naît ensemble en une même terre et d'une même racine:
Mauvais conseil est pire à qui le donne.
Et ailleurs,
Qui à autrui mal ou perte machine,
A son coeur propre il procure ruine.
l'on dit que la mouche cantharide a en soi-même quelque partie qui sert contre sa poison de contrepoison, par une contrarieté de nature: mais la méchanceté engendrant elle-même ne sais quelle déplaisance et punition, non point après que le delict est commis, mais dés l'instant même qu'elle le commet, commence à souffrir la peine de son malefice: et chaque criminel, que l'on punit, porte dehors sur ses espaules sa propre croix: mais la méchanceté d'elle-même fabrique ses tourments contre elle-même, étant merveilleuse ouvrière d'une vie misérable, qui avec honte et vergongne a de grandes frayeurs, des perturbations d'esprit terribles, et des regrets et inquietudes continuelles. Mais il y a des hommes qui ressemblent proprement aux petits enfants, lesquels voyants bien souvent baller et jouer des gens qui ne valent rien, sur les échafaud où l'on joue quelques jeux, vestus de saies de drap d'or, et de grands manteaux de pourpre, couronnés de couronnes, les ont en estime et admiration, comme les réputants bienheureux, jusques à ce qu'ils voyent à la fin qu'on les vient percer les uns à coups de javeline, les autres fouetter, ou bien qu'ils voyent sortir le feu ardent de ces belles robes d'or-là si précieuses et si riches. Car à dire vrai, plusieurs méchants qui tiennent les grands lieux d'authorité, et les grandes dignités, ou qui sont extraits des grandes maisons et lignées illustres, on ne connait pas qu'ils soient châtiés et punis, jusques à ce que l'on les voie massacrer ou precipiter: ce que l'on ne devrait pas appeler punition simplement, mais achevement et accomplissement de punition. Car ainsi comme Herodicus de Selibrée étant tombé en la maladie incurable de Phthise, qui est quand on crache le poulmon, fut le premier qui conjoignit à l'art de la médecine, celle des exercices: et comme dit Platon, en ce faisant il allongea sa mort, et à lui, et à tous les autres malades attaincts de pareille maladie: aussi pouvons nous dire, que les méchants qui échappent le coup de la punition présente, sur le champ payent la peine due à leurs malefices, non enfin après long temps, mais par plus long temps: et non pas plus lente, mais plus longue: et ne sont pas finablement punis après qu'ils sont envieillis, ains au contraire ils envieillissent en étant toute leur vie punis: encore quand j'appelle long temps, je l'entends au regard de nous: car au regard de Dieux, toute durée de la vie humaine, quelque longue qu'elle soit, est un rien, et autant que l'instant de maintenant. Et que un méchant soit puni de son forfait trente ans après qu'il l'a commis, est autant comme s'il était gehenné ou pendu sur les vespres, et non pas dés le matin: mêmement quand il est detenu et enfermé en vie, comme en une prison, dont il n'y a moyen de sortir, ni de s'enfuir: et si cependant ils font des festins, qu'ils entreprennent plusieurs choses, qu'ils fassent des présents et des largesses, voire et qu'ils s'ébattent à plusieurs jeux, c'est ne plus ne moins que quand les criminels qui sont en prison jouent aux osselets, ou aux dés, ayants toujours le cordeau dont ils <p 262r> doivent être estranglés, pendu au dessus de leur tête: autrement on pourrait dire, que les criminels, condamnés à mort, ne sont point punis pendant qu'ils sont detenus aux fers en la prison, jusques à ce qu'on leur ait coupé la tête: ni celui qui a par sentence des juges avallé le breuvage de cigue, pource qu'il demeure encore vif quelque espace de temps après, attendant qu'une pesanteur de jambes lui vienne, et qu'un gelement et extinction de tous les sentiments le surprenne, s'il est ainsi que nous ne voulions estimer ni appeler punition sinon le dernier point et article d'icelle, et que nous laissions en arrière les passions, les frayeurs, les attentes de la peine, les regrets et repentances, dont chacun méchant est travaillé en sa conscience: qui serait tout autant que si nous disions que le poisson, encore qu'il ait avallé l'hameçon, n'est point pris jusques à ce que nous le voyons coupé par pièces, et rôti par les cuisiniers. Car tout méchant qui commet un malefice, est aussi tôt prisonnier de la justice comme il l'a commis, et qu'il a avallé l'hameçon de la douceur et du plaisir qu'il a pris à le faire: mais le remors de la conscience lui en demeure imprimé, qui le tire et le gehenne,
Comme le Thun de course véhémente,
De la grand' mer traverse la tourmente.
Car cette audace, temérité et insolence-là qui est propre au vice, est bien puissante et prompte jusques à l'effet et execution des malefices: mais puis après quand la passion comme le vent vient à lui défaillir, elle demeure faible et basse, sujette à infinies frayeurs et superstitions, de sorte que je treuve que Stesichorus a feint un songe de Clytaemnestra conforme à la vérité, et à ce qui se fait coutumièrement, en telles paroles:
Arriver j'ai vu en mon somme,
Un Dragon à la tête d'homme:
Dont le Roi comme il m'a paru,
Plisthenidas est apparu.
Car et les visions des songes et les apparitions de fantosmes en plein jour, les réponses des oracles, les signes et prodiges célestes, et bref tout ce que l'on estime que se fait par la volonté de Dieu, amène de grands troubles et de grandes frayeurs à ceux qui sont ainsi disposés: comme l'on dit qu'Apollodorus en dormant songea quelquefois qu'il se voyait écorcher par les Scythes, et puis bouilly dedans une marmitte, et lui était avis que son coeur du dedans de la marmitte murmurait, en disant, Je te suis cause de tous ces maux. et d'un autre côté lui fut avis qu'il voyait ses filles toutes ardentes de feu, qui couraient à l'entour de lui. Et Hipparchus le fils de Pisistratus un peu devant sa mort songea, que Venus lui jettait du sang au visage de dedans une fiole. Et les familiers de Ptolomeus, celui qui fut surnommé la Foudre, en songeant pensèrent voir, que Seleucus l'appellait en justice devant les loups et les vautours qui étaient les juges, et que lui distribuait grande quantité de chair aux ennemis. Et Pausanias étant en la ville de Bysance envoya querir par force Cleonice, jeune fille de honnête maison et de libre condition, pour l'avoir à coucher la nuit avec lui, mais étant à demi endormi quand elle vint, il s'esveilla en sursault, et lui fut avis que c'étaient quelques ennemis qui le venaient assaillir pour le faire mourir, tellement qu'en cet effroi il la tua toute roide: depuis lui était ordinairement avis qu'il la voyait, et entendait qu'elle lui disait,
Chemine droit au chemin de justice,
très grand mal est aux hommes l'injustice.
et comme cette apparition ne cessât point de s'apparoir toutes les nuicts à lui, il fut à la fin contraint d'aller jusques en Heraclée, où il y avait un temple, auquel on evoquait les âmes des trêpassés: et là ayant fait quelques sacrifices de propitiations, et <p 262v> lui ayant offert les effusions funebres que l'on répand sur les sepultures des morts, il fit tant qu'il la fit venir en sa présence, là où elle lui dit, que quand il serait arrivé à Lacedaemone, il aurait repos de ses maux: et de fait il n'y fut pas plutôt arrivé qu'il y mourut: tellement que si l'âme n'a sentiment aucun après le trêpas, et que la mort soit le but et la fin de toute retribution, et de toute punition, l'on pourrait dire à bon droit des méchants qui sont promptement punis, et qui meurent incontiment après leurs mesfaits commis, que les Dieux les traitent trop mollement et trop doucement. Car si le long temps et la longue durée de vie n'apporte autre mal aux méchants, au moins peut-on dire qu'ils ont celui-là, que ayants connu et adveré par épreuve et expérience, que l'injustice est chose infructueuse, stérile et ingrate, qui n'apporte fruit aucun, ne rien qui mérite que l'on en face estime, après plusieurs grands labeurs et travaux qu'elle donne, le remors de cela leur met l'âme sans dessus dessous: comme on lit que Lysimachus étant forcé par la soif livra sa propre personne et son armée aux Getes, et après qu'il eut bu étant prisonnier, il dit: «O Dieux que je suis lâche, qui pour une volupté si courte me suis privé d'un si grand Royaume?» combien qu'il soit bien difficile de resister à la passion d'une nécessité naturelle. Mais quand l'homme pour la convoitise de quelque argent, ou par envie de la gloire, ou de l'authorité et credit de ses concitoyens, ou pour le plaisir de la chair, vient à commettre quelque cas méchant et execrable, et puis avec le temps que l'ardente soif et fureur de sa passion est passée, qu'il voit qu'il ne lui en est rien demeuré que les vilaines et périlleuses perturbations de l'injustice, et rien d'utile, ni de nécessaire ou délectable: n'est-il pas vraisemblable, que bien souvent lui revient ce remors en l'entendement, que par vaine gloire ou par volupté déshonnête il a rempli toute sa vie de honte, de défiance et danger? Car ainsi comme Simonides soûlait dire en se jouant, qu'il trouvait toujours le coffre de l'argent plein, et celui des grâces et benefices vide: aussi les méchants quand ils vienent à considérer le vice et la méchanceté en eux-mêmes, à travers une volupté qui a un peu de vain plaisir présent, ils la trouvent destituée d'espérance, et pleine de frayeurs, de regrets, d'une souvenance fâcheuse, et de soupçon de l'advenir, et de défiance pour le présent, ne plus ne moins que nous oyons dire à Ino par les théâtres, se repentant de ce qu'elle a commis,
Làs que fussé-je (amies) demeurante
En la maison d'Athamas florissante,
Comme devant, sans y avoir commis
Ce qu'à effet malheureux je y mis.
Aussi est-il vraisemblable, que l'âme de chaque criminel et méchant rumine en elle-même et discourt en ce point: Comment pourrais-je en chassant arrière de moi le souvenir de tant de mesfaits que j'ai commis, et le remors d'iceux, recommencer à mener toute une autre vie? pource que la méchanceté n'est point assurée, ferme, ni constante, ni simple, en ce qu'elle veut: si d'aventure nous ne voulions maintenir, que les méchants fussent quelques sages philosophes: ains faut estimer que là où il y a une avarice, ou une concupiscence de volupté extreme, ou une envie excessive logée avec une âpreté et malignité, là si vous y prenez de près garde, vous trouverez aussi une superstition cachée, une paresse au labeur, une crainte de la mort, une soudaineté légère à changer d'affections, une vaine gloire procédant d'arrogance. Ils redoutent ceux qui les blâment, ils craignent ceux qui les louent, sachants bien qu'ils leur tienent tort en ce qu'ils les trompent, et comme étant grands ennemis des méchants, d'autant qu'ils louent si affectueusement ceux qu'ils cuident être gens de bien: car au vice ce qu'il y a d'âpre, comme au mauvais fer, est pourri, et ce qui y est dur, est facile à rompre. Et pourtant apprenants en un long temps à se mieux connaître tels qu'ils sont, quand ils se sont bien connus, ils se déplaisent à <p 263r> eux-mêmes, et s'en haïssent, et ont en abomination leur vie: car il n'est pas vraisemblable, que si le méchant ayant rendu un dépôt qui aurait été deposé entre ses mains, ou plegé un sien familier, ou fait quelque largesse avec honneur et gloire au public de son pays, s'en repent incontinent, et est marri de l'avoir fait, tant sa volonté est muable et facile à se changer, de manière qu'il y en a qui ayants l'honneur d'être reçus de tout le peuple en plein théâtre avec applaudissements de mains, incontinent gémissent en eux-mêmes, parce que l'avarice se tourne incontinent au lieu de l'ambition: que ceux qui sacrifient les hommes pour usurper quelques tyrannies, ou pour venir au dessus de quelques conspirations, comme fit Apollodorus, ou qui font perdre les biens à leurs amis, comme Glaucus fils de Epicydes, ne s'en repentent point, et ne s'en haïssent point eux-mêmes, et ne soient déplaisants de ce qu'ils ont fait. Car quant à moi, je pense, s'il est licite de ainsi le dire, que tous ceux qui commettent telles impietés, n'ont besoin d'aucun Dieu ni d'aucun homme qui les punisse, parce que leur vie seule suffit assés, étant corrompue et travaillée de tout vice et toute méchanceté. Mais avisez si désormais ce discours ne s'étend point plus avant en durée, que le temps ne permet. Adonc Timon répondit: Il pourrait bien être, dit-il eu égard à la longueur de ce qui suit après, et qui reste encore à dire: car quant à moi, j'améne sur les rencs, comme un nouveau champion, la derniere question, d'autant qu'il me semble avoir été suffisamment debatu sur les précédentes. Et pensez que nous autres qui ne disons mot, faisons la même plainte que fait Euripide, reprochant librement aux Dieux, que
Sur les enfants les fautes ils rejettent,
Et les péchés que leurs peres commettent.
Car soit que ceux mêmes qui ont commis la faute en aient été punis, il n'est plus besoin d'en punir d'autres qui n'ont point offensé, attendu qu'il ne serait pas raisonnable de châtier deux fois ceux mêmes qui auuraient failli, soit que ayants omis par négligence à faire la punition des méchants qui ont fait les offenses, ils la veulent long temps après faire payer à ceux qui n'en peuvent mais, ce n'est pas bien fait de vouloir par injustice rhabiller leur négligence. Comme l'on raconte d'Aesope, que jadis il vint en cette ville avec une bonne somme d'or, envoyé de la part du Roi Croesus, pour y faire de magnifiques sacrifices au Dieu Apollo, et distribuer à chaque citoyen quatre écus. Il advint qu'il entra en quelque différent à l'encontre de ceux de la ville, et se courrouça à eux, de manière que ayant fait les sacrifices, il renvoya le reste de l'argent en la ville de Sardis, comme n'étant pas les habitants de Delphes dignes de jouir de la liberalité du Roi: dequoi eux étant indignés lui mirent sus qu'il était sacrilege, de retenir ainsi cet argent sacré: et de fait l'ayants condamné comme tel, le precipitèrent du haut en bas de la roche que l'on appelle Hyampie. Dequoi le Dieu fut si fort courroucé, qu'il leur envoya sterilité de la terre, et diverses sortes de maladies étranges, tellement qu'ils furent à la fin contraints d'envoyer par toutes les fêtes publiques et assemblées générales des Grecs, faire proclamer à son de trompe, s'il y avait aucun de la parenté d'Aesope, qui voulût avoir satisfaction de sa mort, qu'il vint, et qu'il l'exigeât d'eux telle comme il voudrait, jusques à ce qu'à la troisiéme génération il se présenta un Samien nommé Idmon, qui n'était aucunement parent d'Aesope, ains seulement de ceux qui premièrement l'avaient achepté en l'Île de Samos: et les Delphiens lui ayants fait quelque satisfaction furent délivrés de leurs calamités: et dit-on que depuis ce temps-là, le supplice des sacrileges fut transferé de la roche d'Hyampia à celle de Nauplia. Et ceux mêmes qui aiment le plus la mémoire d'Alexandre le grand, entre lesquels nous sommes, ne peuvent approuver ce qu'il fit en la ville des Branchides, laquelle il ruina toute, et en passa tous les habitants au fil de l'épée, sans discrétion d'âge, ni de <p 263v> sexe, pour autant que leurs ancestres avaient anciennement livré par trahison le temple de Milet. Et Agathocles le tyran de Syracuse, lequel en riant se moqua de ceux de Corfou, qui lui demandèrent pour quelle occasion il fourrageait leur île: Pour-autant, dit-il, que vos ancestres jadis reçurent Ulysses. Et semblablement comme ceux de l'Île d'Ithace se plaignissent à lui de ce que ses soudards prenaient leurs moutons: Et votre Roi, leur dit-il, étant jadis venu en la nôtre, ne prit pas seulement nos moutons, mais davantage creva l'oeil à notre berger. Ne vous semble-il pas donc qu'Apollo a encore plus grand tort que tous ceux-là, de perdre et ruiner les Pheneates, ayant bousché l'abisme où se soûlaient perdre les eaux qui maintenant noyent tout leur pays, pour-autant qu'il y a mille ans, comme l'on dit, que Hercules ayant enlevé aux Delphiens le tripié à rendre les oracles, l'emporta en leur ville à Phenée: et de avoir répondu aux Sybarites, que leurs miseres cesseraient quand ils auraient appaisé l'ire de Juno Leucadiene par trois mortalitez? Il n'y a pas encore long temps que les Locriens ont desisté et cessé d'envoyer tous les ans de leurs filles à Troie,
Où les pieds nuds, sans aucune vesture,
Sans voile aucun ni honnête coeffure,
Ne plus ne moins qu'esclaves, tout le jour,
Dés le matin elles sont sans séjour,
A ballier de Pallas la Déesse Le temple saint, jusques en leur vieillesse,
en punition de la luxure d'Ajax: comment est-ce que cela saurait être ne raisonnable ne juste, vu que nous blâmons mêmes les Thraces de ce que l'on dit, que jusques aujourd'hui ils frisent leurs femmes au visage, en vengeance de la mort d'Orpheus: et ne louons pas non plus les barbares qui habitent au long du Po, lesquels, à ce que l'on dit, portent encore le deuil, et vont vestus de noir, à cause de la ruine de Phaëton? car c'est à mon avis chose encore plus sotte et digne de moquerie, si ceux qui furent du temps de Phaëton, ne se soucioyent point autrement de sa cheute, que ceux qui sont venus depuis cinq ou dix âges après son accident, aient commencé à changer de robes et en porter le deuil: mais toutefois en cela il n'y aurait que la sottise seule, et rien de mal ni de danger ou inconvénient davantage: mais quelle raison y a-il, que le courroux des Dieux s'étant caché sur le point du mesfait, comme font aucunes rivières, se montrant puis après contre d'autres, se termine en extremes calamités? Si tôt qu'il eut un peu entrerompu son propos, craignant qu'il n'alléguât encore plus d'inconvénients, et de plus grands, je lui demande sur le champ: Et bien, dis-je, estimez vous que tout cela soit vrai? Et lui me répondit, Encore que le tout ne fut pas vrai, ains partie seulement, toujours pourtant demeure la même difficulté. A l'aventure donc que ceux qui ont une bien grosse et bien forte fièvre endurent et sentent toujours au dedans une même ardeur, soit qu'ils soient peu ou prou couverts et vestus, toutefois pour les consoler un peu, et leur donner quelque allégement, encore leur faut-il diminuer la couverture: mais si tu ne veux, à ton commandement: toutefois je te dis bien, que la plupart de ces exemples-là ressemblent proprement aux fables et contes faits à plaisir. Mais au demeurant ramène un peu en ta mémoire la fête que l'on a célébrée naguere à l'honneur de ceux qui ont autrefois reçu les Dieux en leurs maisons, et de celle honorable portion que l'on met à part, et que par la voix du herault on publie que c'est pour les descendants du poète Pindare: et te souviene comment cela te sembla fort honnorable et agreable. Et qui est celui, dit-il, qui ne prendrait plaisir à voir la préférence d'honneur ainsi naïvement, rondement, et à la vieille mode des Grecs, attribuée? s'il n'avait, comme dit le même Pindare,
<p 264r> Le coeur de metail noir et roide
Forgé avecques flamme froide.
Je laisse aussi, dis-je, le cri public semblable à celui-là qui se fait en la ville de Sparte après le Cantique Lesbien, en l'honneur et souvenance de l'ancien Terpander: car il y a même raison. Mais vous qui êtes de la race des Philtiades, dignes d'être préférés à tous autres, non seulement entre les Boeotiens, mais aussi entre les Phoceïens, à cause de votre ancestre Daïphantus, vous me secondastes et favorisastes, quand je maintins aux Lycormiens et Satilaïens, qui prochassaient d'avoir l'honneur et la prerogative de porter couronnes dues par nos statuts aux Heraclides, que tels honneurs et telles prerogatives devaient être inviolablement conservées et gardées aux descendants de Hercules, en reconnaissance des biens qu'il avait par le passé faits aux Grecs, sans en avoir eu de son vivant digne loyer ni récompense. Tu nous as, dit-il, mis sus une dispute fort belle, et merveilleusement bien séante à la philosophie. Or laisse doncques, lui dis-je, ami, je te pri, cette vehemence d'accuser, et ne te courrouce pas, si tu vois que quelques-uns pour être nés de mauvais et méchants parents sont punis: ou bien, ne t'éjouis doncques pas, et ne loue pas, si tu vois aussi que la noblesse soit honorée. Car si nous avouons que la récompense de vertu se doive raisonnablement continuer en la posterité, il faut aussi conséquemment que nous estimions, que la punition ne doit pas faillir ne cesser quant et les mesfaits, ains réciproquement selon le devoir, courir sus les descendants des malfaiteurs. Et celui qui voit volontiers les descendants de Cimon honorés à Athenes, et au contraire se fâche, et a déplaisir de voir ceux de la race de Lachares ou d'Ariston bannis et dechassés, celui-là est par trop lâche et trop mol, ou pour mieux dire, trop hargneux et querelleux envers les Dieux, se plaignant d'un côté, s'il voit que les enfants d'un méchant et malheureux homme prospèrent: et se plaignant de l'autre côté au contraire, s'il voit que la posterité des méchants soit abbaissée, ou bien du tout effacée: et accusant les Dieux, si les enfants d'un méchant homme sont affligés, tout autant comme si c'étaient ceux d'un homme de bien: mais quant à ces raisons-là, fais compte que ce soient comme des barrières ou rempars à l'encontre de ces trop âpres repreneurs et accusateurs-là. Mais au demeurant reprenons de rechef le bout de notre peloton de filet, comme en un lieu tenebreux, et où il y a plusieurs tours et destours, qui est la matière des jugemens de Dieu, et nous conduisons avecques crainte retenue tout doucement à ce qui est plus probable et plus vraisemblable, attendu que des choses que nous faisons, et que nous manions nous mêmes, nous n'en saurions pas assurément dire la certaine vérité. Comme, pourquoi est-ce que nous faisons tenir assis les pieds trempants dedans de l'eau, les enfants qui sont nés de peres qui meurent etiques ou hydropiques, jusques à ce que les corps de leurs peres soient entièrement consommés du feu, d'autant que l'on a opinion, que par ce moyen ces maladies-là ne passent point aux enfants, et ne parvienent point jusques à eux. Et pourquoi c'est, que si une chèvre prend en sa bouche de l'herbe qui se nomme Eryngium, le chardon à cent têtes, tout le troupeau s'arrête, jusques à ce que le chévrier viene ôter cette herbe à la chèvre qui l'a en la gueule: et d'autres propriétés occultes, qui par attouchement secrets et passages de l'un à l'autre font des effets incroiables, tant en soudaineté, qu'en longueur de distance: mais nous nous ébahissons de la distance et intervalle des temps, et non pas des lieux, et néanmoins il y a plus d'occasion de s'ébahir et émerveiller, comment d'un mal ayant commencé en Aethiopie la ville d'Athenes a été remplie, de manière que Pericles en est mort, et Thucydides en a été malade, que non pas si les Phociens et les Sybarites ayants commis quelques méchancetés, la punition en soit tombée sur leurs enfants et leurs descendans: car ces propriétés occultes-là ont des corrépondences des derniers aux premiers, <p 264v> et des secrètes liaisons, desquelles la cause, encore qu'elle nous soit inconnue, ne laisse pas de produire ses propres effets. Mais à tout le moins y a-il raison de justice toute apparente et prompte à la main, quant aux publiques vengeances surannées des villes et cités, parce que la ville est une même chose et continuée, ne plus ne moins que un animal, lequel ne sort point de soi-même pour les mutations d'âges, ni ne devient point autre et puis autre, pour quelque succession de temps qu'il y ait, ains est toujours conforme et propre à soi-même, recevant toujours ou la grâce du bien, ou la coupe du mal, de tout ce qu'elle fait ou qu'elle a fait en commun, tant que la societé qui la lie, maintient son unité: car de faire d'une ville plusieurs, ou bien encore innumerables, en la divisant par intervalles de temps, c'est autant comme qui voudrait faire d'un homme plusieurs, pour autant que maintenant il serait vieil ayant été par avant jeune, et encore plus avant, garçon: ou, pour mieux dire, cela ressemblerait proprement aux ruses d'Epicharmus, dont a été inventé et mis en avant la manière d'arguer des Sophistes, qu'ils appellent l'argument croissant. Car celui qui a pieça emprunté de l'argent, ne le doit pas maintenant, attendu que ce n'est plus lui, et qu'il est devenu un autre: et celui qui fut hier convié à souper, y vient aujourd'hui sans mander, attendu qu'il est devenu un autre, combien que les âges fassent encore de plus grandes différences en un chacun de nous, qu'elles ne font és villes et cités: car qui aurait vu la ville d'Athenes il y a trente ans, la reconnaitrait encore toute telle aujourd'hui qu'elle était alors, et les moeurs, les mouvemens, les jeux, les façons de faire, les plaisirs, les courroux et déplaisirs du peuple qui est à présent, ressemblent totalement à ceux des anciens. Là où d'un homme, si l'on est quelque temps sans le voir, quelque familier ou ami que l'on lui soit, à peine peut on reconnaître le visage: mais quant aux moeurs qui se muent et changent facilement par toute raison, toute sorte de travail ou d'accident, ou même de loi, il y a de si grandes diversités, que ceux qui s'entrevoyent et se hantent ordinairement, en sont tous émerveillés: ce néanmoins l'homme est toujours tenu et réputé pour un même, depuis sa naissance jusques à sa fin, et au cas pareil la ville demeure toujours une même: à raison dequoi nous jugeons être raisonnable qu'elle soit participante du blâme de ses ancestres, ne plus ne moins qu'elle se sent aussi de la gloire et de la puissance d'iceux, ou bien nous ne nous donnerons garde que nous jetterons toutes choses dedans la rivière de Heraclitus, en laquelle on dit que l'on ne peut jamais entrer deux fois, d'autant qu'elle mue et change la nature de toutes choses. Or s'il est ainsi, que la ville soit toujours une chose même continuée, autant en doit on estimer d'une race et lignée, laquelle depend d'une même souche, produisant ne sais quelle force et communication de qualités, qui s'étend sur tous les descendans. Car ce qui est engendré, n'est pas comme ce qui est produit en être par artifice, et est incontinent séparé de son ouvrier, d'autant qu'il est fait par lui, et non pas de lui: là où au contraire, ce qui est engendré est fait de la substance de celui qui engendre, tellement qu'il emporte avec soi quelque chose de lui, qui à bon droit est ou puni ou honoré même en lui. Et si ce n'était que l'on penserait que je me jouasse, et que je ne le disse pas à bon esciant, j'assurerais volontiers, que les Atheniens firent plus grant tort à la statue de Cassander quand ils la fondirent, et semblablement les Syracusains au corps de Dionysius, quand après sa mort ils le firent porter hors de leurs confins, que s'ils eussent bien châtié leurs descendans: car la statue de Cassander ne tenait rien de sa nature, et l'âme de Dionysius avait de long temps abandonné son corps: là où un Nysaeus, un Apollocrates, un Antipater, et un Philippus, et pareillement tous autres enfants d'hommes vicieux et méchants, retiennent la principale partie de leurs peres, et celle qui ne demeure point oisive sans rien faire, ains celle dequoi ils vivent et se nourrissent, dequoi ils negocient, et discourent par <p 265r> raison, et ne doit point sembler étrange ni malaisé à croire, si étant issus d'eux ils retienent les qualités et inclinations d'eux. En somme, dis-je, tout ainsi comme en la médecine, tout ce qui est utile, est aussi juste et honnête, et se moquerait-on de celui qui dirait que ce fut injustice, quand une personne a mal en la hanche, de lui cauteriser le poulce: et là où le foie est apostumé, de scarifier le petit ventre: et là où les boeufs ont les ongles des pieds trop molles, oindre les extrémités de leurs cornes: autant mériterait d'être moqué et repris celui, qui estimerait qu'il y eût és punitions autre chose de juste, que ce qui peut guérir et curer le vice: et qui se courroucerait si on appliquait la médecine aux uns pour servir de guarison aux autres, comme font ceux qui ouvrent la vene pour alléger le mal des yeux, celui-là semblerait ne voir rien plus outre que son sens, et se souviendrait mal, qu'un maître d'école bien souvent en fouettant un de ses écoliers tient en office tous les autres, et un grand Capitaine en faisant mourir un soldat de chaque dizaine ramène tous les autres à la raison: ainsi non seulement à une partie par une autre partie, mais à toute l'âme par une autre âme, s'impriment certaines dispositions d'empiremens ou de meliorations, plutôt que à un corps par un autre corps, pource que là és corps il est forcé qu'il se face une même impression, et même altération, mais ici l'âme étant bien souvent menée par imagination à craindre ou à s'assurer, s'en trouve ou pis ou mieux. Comme je parlais encore, Olympique me interrompant mon propos, Par ces tiens propos, dit-il, tu supposes un grand sujet à discourir, c'est à savoir que l'âme demeure après la séparation du corps. Oui bien, dis-je, par cela même que vous nous concédez maintenant, ou plutôt, que vous nous avez ci-devant concedé: car notre discours a été poursuivi dés le commencement jusques à ce point, sur cette presupposition, que Dieu nous distribue à chacun selon que nous avons mérité. Et comment, dit-il, estimes-tu qu'il s'ensuive nécessairement, si les Dieux contemplent les choses humaines, et disposent de toutes choses ici bas, que les âmes en soient du tout immortelles, ou qu'elles demeurent longuement en être après la mort? Non vraiment, dis-je, beau Sire, mais Dieu est de si basse entremise, et a si peu à faire, que nous n'ayants rien de divin en nous, ne rien qui lui ressemble aucunement, ne qui soit ferme ne durable, ains nous allants sechans, fenants et perissans, ne plus ne moins que les feuilles des arbres, comme dit Homere, en peu de temps: néanmoins il fait ainsi grand cas de nous, ne plus ne moins que les femmes qui nourrissent et entretiennent des jardins d'Adonis, comme l'on dit, dedans des fragiles pots de terre: aussi fait-il lui nos âmes de durée d'un jour, par manière de dire, verdoyantes dedans une chair mollastre et non capable d'une forte racine de vie, et qui puis après s'estaignent pour la moindre occasion du monde. Mais en laissant les autres Dieux, si bon te semble, considère un peu le nôtre, j'entends celui qui est reclamé en ce lieu. Si aussi tôt qu'il sait que les âmes sont déliées, ne plus ne moins que quelque fumée ou quelque brouillas qui exhale hors du corps, il ne fait pas incontinent offrir force oblations et sacrifices propitiatoires pour les trêpassés, et s'il ne demande pas de grands honneurs et de grandes vénérations à la mémoire des morts, et s'il le fait pour nous abuser et decevoir, nous qui y ajoutons foi. Car quant à moi, je ne concéderai jamais que l'âme perisse, et ne demeure après la mort, si l'on ne vient emporter premièrement le trepied prophètique de la Pythie, comme l'on dit que fit jadis Hercules, et du tout détruire l'oracle pour ne plus rendre de telles réponses qu'il en a rendues jusques à nos temps, semblables à celles que jadis il donna à Corax le Naxien, à ce que l'on dit,
C'est une grande impieté de croire,
Que l'âme soit mortelle ou transitoire.
Alors Patrocles: Et qui était, dit-il, ce Corax qui eut cette réponse? Car je n'ai rien <p 265v> entendu ni de l'un, ni de l'autre. Si avez bien, dis-je, mais j'en suis cause, ayant pris le surnom au lieu du propre nom. Car celui qui tua Archilochus en bataille, s'appellait Callondes, et était surnommé Corax: lequel ayant été la première fois rejeté par la prophètisse Pythie, comme meurtrier qui avait occis un personnage sacré aux Muses: et depuis ayant usé de quelques requètes et prières envers elle, avec quelques raisons dont il pretendait justifier son fait, à la fin il lui fut ordonné par l'Oracle, qu'il allât en la maison de Tettix, et que là il appaisât par oblations et sacrifices l'âme d'Archilochus. Or cette maison de Tettix était la ville de Taenarus: car on dit que Tettix Candiot étant jadis arrivé à ce promontoire de Taenarus avec une flotte de vaisseaux, y bâtit une ville, auprès du lieu où l'on avait accoutumé de conjurer et evocquer les âmes des trêpassés. Semblablement aussi ayant été répondu à ceux de Sparte, qu'ils trouvassent moyen d'appaiser l'âme de Pausanias, ils envoyèrent querir jusques en Italie des sacrificateurs et exorcisateurs qui savaient conjurer les âmes, lesquels avec leurs sacrifices chassèrent son esprit hors du temple. C'est doncques une même raison, dis-je, qui confirme et preuve, que le monde est regy par la providence de Dieu ensemble, et que les âmes des hommes demeurent encore après la mort, et n'est pas possible que l'un subsiste si l'on ôte l'autre. Et s'il est ainsi que l'âme demeure après la mort, il est plus vraisemblable et plus equitable, que lors les retributions de peine ou d'honneur lui soient rendues: car durant tout le temps qu'elle est en vie, elle combat, et puis après quand elle a achevé tous ses combats, alors elle reçoit en l'autre monde étant seule et séparée du corps, cela ne nous touche de rien à nous autres qui sommes vivans, car ou l'on n'en sait rien, ou on ne les crait pas: mais celles qui se font sur les enfants et sur les descendans, d'autant qu'elles sont apparentes et connues de ceux qui sont en ce monde, elles retiennent et répriment plusieurs méchants hommes d'executer leurs mauvaises volontez. Au reste qu'il soit vrai, qu'il n'y ait point de plus ignominieuse punition, ne qui touche plus les coeurs au vif, que de voir ses descendants et dependants affligés pour soi, et que l'âme d'un méchant homme ennemi des Dieux et des lois, après sa mort voyant non ses images et statues ou autres honneurs abattus, ains ses propres enfants, ses amis et parents ruinés et affligés de grandes miseres et tribulations, et étant grièvement punis pour elle, ne vousît pas plutôt perdre tous les honneurs que l'on saurait faire à Jupiter, que de retourner à être derechef injuste, ou abandonné à luxure, je vous en pourrais réciter un conte qui me fut fait il n'y a pas fort long temps, si ce n'était que je craindrais qu'il ne vous semblât que ce fut une fable controuvée à plaisir: au moyen de quoi il vaut mieux que je ne vous allégue que des raisons et arguments fondés en vérisimilitude. Non pas cela, dit adonc Olympique, mais récite nous le conte que tu dis. Et comme les autres aussi me requissent tout de même: Laissez moi, dis-je, déduire premièrement les raisons vraisemblables à ce propos: et puis après, si bon vous semble, je vous réciterai aussi le conte, au moins si c'est conte. Car Bion dit, que si Dieu punissait les enfants des méchants, il serait autant digne de moquerie, comme le médecin qui pour la maladie du père ou grand-père, appliquerait sa médecine au fils, ou à l'arrière-fils: mais cette comparaison faut en ce, que les choses sont en partie semblables, et en partie aussi diverses et dissemblables: car l'un étant medicinal ne guérit pas la maladie et indisposition de l'autre, ni jamais homme qui eût la fièvre ou le mal des yeux n'en fut guary pour voir user d'un ongnement, ou appliquer emplastre à un autre: mais au contraire les punitions des méchants pour cette occasion se font publiquement devant tous, pource que l'effet de justice administrée avec raison, est de retenir les uns par le châtiment et punition des autres: mais ce en quoi la comparaison <p 266r> de Bion se rapporte et conforme à la dispute proposée, n'a pas été entendu par lui: car souvent est-il advenu que un homme tombé en une dangereuse maladie, et non pas pourtant incurable, par son intempérance puis après et dissolution, a tellement laissé aller son corps en abandon, que finablement il en est mort: et que puis après son fils qui n'était pas actuellement surpris de la même maladie, ains seulement y avait quelque disposition, un bon médecin ou quelque sien ami, ou quelque maître des exercices, s'en étant aperçu, ou bien un bon maître, qui a eu soin de lui, l'a rangé à une manière de diete austère, en lui ôtant toute superfluité de viandes, toutes patisseries, toute ivrongnerie, et toute accointance de femmes, et lui faisant user souvent de médecines, et fortifier son corps par continuation de labeur et d'exercices, a dissipé et fait évanouir un petit commencement d'une grande maladie, en ne lui permettant pas de prendre plus grand accroissement. N'est-il pas ainsi que nous admonestons ordinairement ceux qui sont nés de père ou mère maladifs, de prendre bien garde à eux, et de ne négliger pas leur disposition, ains de bonne heure et dés le commencement tâcher à chasser la racine de celles maladies nées avec eux, qui est facile à jeter dehors, et à surmonter quand on previent de bonne heure? Il n'est rien plus vrai, répondirent-ils tous. Nous ne faisons doncques pas chose impertinente, mais nécessaire, ne sotte, mais utile, quand nous ordonnons aux enfants de ceux qui sont sujets au haut mal, ou à la manie et alienation d'esprit, ou à la goutte, des exercices du corps, des dietes et régimes de vie, et des médecines, non pource qu'ils soient malades, mais de peur qu'ils ne le soient: car un corps né d'un autre maleficié est digne, non de punition aucune, mais de médecine et d'être soigneusement bien pensé: laquelle diligence et solicitude, s'il se trouve aucun qui par lâcheté ou délicatesse appelle punition, d'autant qu'elle prive la personne de voluptés, ou qu'elle lui donne quelque pointure de douleur, ou de peine, il le faut laisser là pour tel qu'il est: et s'il est expédient de prendre garde, et de médeciner soigneusement un corps qui sera issu et descendu d'un autre maleficié et gâté, sera-il moins raisonnable d'aller au-devant d'une similitude de vice hereditaire, qui commence à germer és moeurs d'un heune homme, et à pousser dehors, ains attendre, et le laisser croître jusques à ce que se répandant par ses passions il vienne à être en vue de tout le monde, comme dit le poète Pindare,
Le fruit que son coeur insensé
A par-soi aurait propensé?
Ne vous semble-il point qu'en cela, Dieu pour le moins soit aussi sage comme le poète Hesiode, qui nous admoneste et conseille,
Semer enfants garde bien que tu n'ailles
En retournant des tristes funerailles,
Mais au retour des festins gracieux
Faits en l'honneur des habitants des cieux?
voulant conduire les hommes à engendrer des enfants lors qu'ils sont gais, joyeux et délibérés, comme si la génération ne recevait pas l'impression de vice et de vertu seulement, ains aussi de joie, et de tristesse, et de toutes autres qualités. Toutefois cela n'est pas oeuvre de sapience humaine, comme pense Hesiode, de sentir et connaître les conformités ou diversités des natures des hommes, descendants avec leurs devanciers, jusques à ce qu'étant tombés en quelques grandes forfaitures, leurs passions les découvrent pour tels qu'ils sont. Car les petits des ours, des loups, des singes, et de semblables animaux, montrent incontinent leur inclination naturelle dés leur jeunesse, d'autant qu'il n'y a rien qui les déguise, ne qui les masque. Mais la nature de l'homme venant à se jeter en des accoutumances, en des opinions, <p 266v> et en des lois, couvre bien souvent ce qu'elle a de mauvais, imite et contrefait ce qui est bon et honnête, tellement que ou elle efface et échappe du tout la tare et macule de vice, qui était née avec elle, ou bien elle la cache pour bien long temps, se couvrant du voile de ruse et de finesse, de manière que nous n'apercevons pas leur malice, jusques à ce que nous soyons attaincts, comme d'un coup ou d'une morsure de chaque crime, encore à grande peine: ou pour mieux dire, nous nous abusons en ce, que nous cuidons qu'ils soient devenus injustes, lors seulement qu'ils commettent injustice, ou dissolus quand ils font quelque insolence, et lâches de coeur quand ils s'enfuient de la bataille, comme si quelqu'un avait opinion, que l'aiguillon du scorpion s'engendrât lors premier en lui, quand il en pique: et le venim és vipères, quand elles mordent: qui serait grande simplesse de le penser ainsi. Car chaque méchant ne devient point tel alors qu'il apparait, mais il a en soi dés le commencement le vice et la malice imprimée: mais il en use lors qu'il en a le moyen, l'occasion et la puissance, comme le larron de dérober, et le tyrannique de forcer les lois. Mais Dieu qui n'ignore point l'inclination et nature d'un chacun, comme celui qui voit et connait plus l'âme que le corps, ni ne attend point, ou que la violence viene à main-mise, ni l'impudence à la parole, ni l'intempérance à abuser des parties naturelles, pour la punir, à cause qu'il ne prend pas vengeance du méchant, pource qu'il en ait reçu aucun mal: ni ne se courrouce point contre le brigand ravisseur, pource qu'il ait été forcé: ni ne hait l'adultère, pource qu'il lui ait fait aucune injure: ains punit par manière de médecine celui qui est sujet à commettre adultère, celui qui est avaricieux, celui qui ne fait compte de transgresser les lois, ôtant bien souvent le vice, ne plus ne moins que le mal caduque, avant que l'acces en prenne. Nous nous courroucions naguere de ce que les méchants étaient trop tard et trop lentement punis, et maintenant nous trouvons mauvais, de ce que Dieu réprime et châtie la mauvaise disposition et vicieuse inclination d'aucuns, avant qu'ils aient commencé à forfaire, ne considérants pas que l'advenir bien souvent est pire et plus à redouter, que le présent: et ce qui est caché et couvert, que ce qui est apparent et découvert: et ne pouvants pas discourir et juger, pourquoi il est meilleur d'en laisser aucuns en repos encore après qu'ils ont péché, et prevenir les autres avant qu'ils puissent executer le mal qu'ils ont propensé, ne plus ne moins que les médecines et drogues medicinales ne convienent pas à aucuns étant malades, et sont utiles à d'autres qui ne sont pas actuellement malades, ains sont en plus grand danger que les autres. Voilà pourquoi les Dieux ne tournent pas sur les enfants toutes les fautes des parents: car s'il advient qu'il naisse un bon enfant d'un mauvais père, comme par manière de dire un fils fort et robuste d'un père maladif, celui-là est exempt de la peine de la race, comme étant hors de la famille de vice: mais aussi le jeune homme qui se conformera à la malice hereditaire de ses parents, sera tenu à la punition de leur méchanceté, comme au payment des dettes de la succession: car Antigonus ne fut point puni pour les péchés de son père Demetrius, ni entre les méchants Phyleus pour Augeas, ni Nestor pour Neleus, car ils étaient bien issus de méchants peres, mais quant à eux ils étaient gens de bien: mais tous ceux de qui la nature a aimé, reçu et prattiqué ce qui venait de la parenté, la justice divine a aussi puni en eux ce qu'il y avait de similitude de vice et de péché. Car tout ainsi comme les verrues, porreaux, seings et taches noires qui sont és corps des peres, ne comparoissants point és corps des enfants, recommencent à sortir et apparoir puis après en leurs fils et arrière-fils: et y eut une femme Grecque, qui ayant enfanté un enfant noir, et en étant appelée en justice, comme ayant conçeu cet enfant de l'adultère d'un Maure, il se trouva que elle était en la quatriéme ligne descendue d'un Aethiopien. Et comme ainsi fut que <p 267r> l'on tenait pour certain, que Python le Nisibien était extrait de la race et lignée des Semés, qui ont été les premiers seigneurs et fondateurs de Thebes, le dernier de ses enfants qui mourut il n'y a pas long temps, avait rapporté la figure de la lance en son corps, qui était la marque naturelle de celle lignee-là anciennement, étant après si long intervalle de temps ressourse et revenue, comme du fond au dessus, celle similitude de race: aussi bien souvent les premières générations, c'est à dire les premiers descendans, cachent, et par manière de dire, enfondrent quelques passions ou conditions de l'âme qui sont affectées à une lignée, mais puis après la nature les boute hors en quelques autres suivans, et représente ce qui est propre à chaque race, autant en la vertu comme au vice. Après que j'eus achevé ce propos, je me tu. Et Olympique se prit à rire, en disant, Nous ne louons pas ton discours, afin que tu l'entendes, comme étant suffisamment prouvé par demontration, de peur qu'il ne semble que nous ayons mis en oubli le conte que tu nous as promis de faire, mais alors donnerons nous notre sentence, quand nous l'aurons aussi entendu. Parquoi je recommençai à suivre mon propos en cette sorte: Thespesius natif de la ville de Soli en Cilicie, familier et grand ami de Protogenes qui a ici longuement été avec nous, ayant vécu les premiers ans de son âge en grande dissolution, en peu de temps perdit et dépendit tout son bien: au moyen dequoi étant réduit jà par quelque temps à extreme nécessité, il devint méchant, et se repentant de sa folle dépense commença à chercher tous moyens de recouvrer des biens: ne plus ne moins que font les luxurieux qui bien souvent ne font compte de leurs femmes épousées, et ne les gardent pas cependant qu'ils les ont, puis quand ils les ont laissées, et qu'elles sont remariées à d'autres, il les vont soliciter pour tâcher à les corrompre méchamment. Ainsi n'épargnant voie du monde pourvu qu'elle tournât à plaisir ou à profit pour lui, en peu de temps il assembla non pas beaucoup de biens, mais beaucoup de honte et d'infamie: mais ce qui plus encore le diffama, fut une réponse que l'on lui apporta de l'oracle d'Amphilochus, là où il avait envoyé demander, s'il vivrait mieux au reste de sa vie qu'il n'avait fait par le passé: et l'oracle lui répondit, qu'il serait plus heureux quand il serait mort. Ce qui lui advint en certaine manière bientôt après: car étant tombé d'un certain lieu haut la tête devant, sans qu'il y eût rien d'entamé, du coup de la cheutte seulement il s'évanouit, ne plus ne moins que s'il eût été mort: et trois jours après comme l'on était à preparer ses funerailles, il se revint, et en peu de jours s'étant remis sus et retourné en son bon sens, il fit un étrange et incroiable changement de sa vie: car tous ceux de la Cilicie lui portent témoignage qu'ils ne connurent oncques homme de meilleur conscience en tous affaires et negoces qu'ils eurent à desmêler ensemble, ni plus dévot et religieux envers les Dieux, ne plus certain à ses amis, ne plus fâcheux à ses ennemis: de manière que ceux qui l'avaient de long temps connu familierement, désiraient fort savoir de lui, quelle avait été la cause de si grande et si soudaine mutation, estimants que un si grand amendement de vie si dissolue, ne pouvait pas être advenu fortuitement, comme il était véritable, ainsi que lui-même le raconta au susdit Protogenes, et aux autres siens familiers amis, gens de bien et d'honneur comme lui. Car quand l'esprit fut hors de son corps, il se trouva du commencement, ne plus ne moins que ferait un pilote qui serait jeté hors de sa navire au fond de la mer, tant il se trouva étonné de ce changement, mais puis après s'étant relevé petit à petit, il lui fut avis qu'il commença à respirer entièrement, et à regarder tout à l'entour de lui, l'âme s'étant ouverte comme un oeil, et ne voyait rien de ce qu'il soûlait voir auparavant, sinon des astres et étoiles de magnitude très grande, distantes l'une de l'autre infiniment, jetants une lueur de couleur admirable, et de force et roideur grande, tellement que l'âme étant portée sur cette lueur, comme sur un chariot, doucement et unièment, <p 267v> ainsi que sur une mer calme, allait soudainement par tout où elle voulait, et laissant à part grand nombre des choses qu'il y avait vues, il disait qu'il avait vu, que les âmes de ceux qui mouraient, devenaient en petites bouteilles de feu, qui montaient de bas en haut à travers l'air, lequel s'ouvrait devant elles, et que petit à petit lesdites bouteilles venaient à se rompre, et les âmes en sortaient ayants forme et figure humaine: au demeurant fort agiles et légères, et se mouvaient, non pas toutes d'une même sorte, ains les unes sautaient d'une légèreté merveilleuse, et jallissaient à droite ligne contremont: les autres tournaient en rond comme des bobines ou fuseaux ensemble, tantôt contremont, tantôt contrebas, de sorte que le mouvement était mêlé et confus, que ne s'arrêtait qu'à grande peine, et après un bien long temps. Or n'en connaissait-il point la plupart, mais en ayant aperçu deux ou trois de sa connaissance, il s'efforça de s'en approcher, et parler à elles: mais elles ne l'entendaient point, et si n'étaient point en leur bon sens, ains comme étourdies et transportées, refuyaient toute vue et tout attouchement, errantes çà et là à par-elles du commencement, et puis en rencontrants d'autres disposées tout de même elles, s'embrassaient et se conjoignaient avecques elles, en se mouvant çà et là sans aucun jugement, et jetants ne sais quelles voix non articulées ne distinctes, comme des cris mêlés de plainctes et d'épouventement: les autres parvenues en la plus haute extrémité de l'air étaient plaisantes et gayes à voir, et tant gracieuses et courtoises, que souvent elles s'approchaient les unes de autres, et se détournaient au contraire de ces autres tumultuantes, donnants à entendre qu'elles étaient fâchées quand elles se serraient en elles mêmes, et qu'elles étaient joyeuses et contentes quand elles s'étendaient et s'élargissaient. Entre lesquelles il dit qu'il en vit une d'un sien parent, combien qu'il ne la connaissait pas bien certainement, d'autant qu'il était mort, lui étant encore en son enfance: mais elle s'approchant de lui le salua, en lui disant, Dieu te gard Thespesien: dequoi lui s'ébahissant lui répondit, qu'il n'était pas Thespesien, et qu'il s'appellait Aridaeus: Oui bien, dit elle, par ci-devant, mais ci-après tu seras appelé Thespesien, car tu n'es pas encore mort, mais par certaine permission de la destinée, tu es venu ici avec la partie intelligente de ton âme, et quant au reste de ton âme, tu l'as laissé attaché comme une ancre à ton corps: et afin que tu le saches dés maintenant pour ci-après, prends garde à ce que les âmes des trêpassés ne font point d'ombre, et ne closent et n'ouvrent point les yeux. Thespesien ayant ouï ces paroles se recueillit encore davantage à discourir en soi-même, et regardant çà et là autour de lui, aperçut qu'il se levait quant et lui ne sais quelle ombrageuse et obscure lineature, mais que ces autres âmes-là reluisaient tout à l'entour d'elles, et étaient par le dedans transparentes, non pas toutefois toutes également, car les une rendaient une couleur unie et égale par tout comme fait la pleine Lune quand elle est plus claire, et les autres avaient comme des écailles ou cicactrices esparses çà et là par intervalles: et des autres qui étaient merveilleusement hydeuses et étranges à voir, mouchetées de taches noires, comme sont les peaux des serpents: les autres qui avaient des légères frisures et esgrattigneures au visage. Si disait ce parent-là de Thespesien (car il n'y a point de danger d'appeler les âmes du nom qu'avaient les hommes en leur vivant) qu'Adrastia fille de Jupiter, et de Necessité, était constituée au plus haut, par-dessus tous, vengeresse de toute sorte de crimes et péchés, et que des malheureux et méchants il n'y en eut jamais un, ni grand ni petit, qui par ruse ou par force se pût oncques sauver d'être puni. Mais une sorte de supplice et de peine convient à une geoliere et executrice, (car il y en a trois et une autre à une autre: d'autant qu'il y en a une légère et soudaine, qui se nomme Poene, laquelle execute le châtiment de ceux qui dés cette vie sont punis en leurs corps et par leurs corps d'un certain doux moyen, qui laisse aller impunies <p 268r> plusieurs fautes légères, lesquelles mériteraient bien quelque petite purgation. Mais ceux où il y a plus à faire, comme de guérir et curer un vice, Dieu les commet à punir après la mort à l'autre executrice, qui se nomme Dice. Et ceux qui sont de tout point incurables, Dice les ayant repoussés, la troisiéme, et la plus cruelle des ministres et satellites de Adrastia, qui s'appelle Erinnys, court après, et les persecute fuyants et errants çà et là en grande misere et grande douleur, jusques à tant qu'elle les attrappe, et precipite en une abisme de tenebres indicible. Et quant à ces trois sortes de punitions, la première ressemble à celle dont on use entre quelques nations barbares: car en Perse ceux qui sont punis par justice, on prend leurs hauts chapeaux pointus et leurs robes, que l'on pelle poil après poil, et les fouette l'on devant eux, et eux ayants les larmes aux yeux crient, et prient que l'on cesse, aussi les punitions qui se font en cette vie par le moyen des corps ou des biens, n'attaignent point aigrement au vif, ni ne touchent, ni ne pénétrent point jusques au vice même, ains sont la plupart d'icelles imposées par opinion, et selon le jugement du sens naturel exterieur. Mais s'il y en a quelqu'un qui arrive pardeçà sans avoir été puni et bien purgé pardelà, Dice le prenant tout nud en son âme toute découverte, n'ayant dequoi couvrir, ni cacher ou pallier et déguiser sa méchanceté, ains étant vu par tout, de tous côtés, et de tous, elle le montre premièrement à ses parents gents de bien, s'ils ont d'aventure été tels comme il est, abominable et indigne d'être descendu d'eux: et s'ils ont été méchants, eux et lui en sont de tant plus grièvement tourmentés en les voyant, et étant vu par eux en son tourment, où il est puni et justicié bien long temps, tant que un chacun de ses crimes et péchés soit effacé par douleurs et tourments, qui en âpreté et vehemence surpassent d'autant plus les corporels, que ce qui est au vrai, est plus à certes que ce qui apparait en songe, et les marques et cicatrices des péchés et des vice demeurent aux uns plus, aux autres moins. Et pren bien garde, dit-il, aux diversités de couleurs de ces âmes de toutes sortes: car cette couleur noirastre et salle, c'est proprement la teinture d'avarice et de chicheté: et celle rouge et enflambée est celle de cruauté et de malignité: là où il y a du bleu, c'est signe que de là a été escurée l'intempérance et dissolution és voluptés à bien long temps et avec grande peine, d'autant que c'est un mauvais vice: le violet tirant sur le livide procède d'envie. Ne plus ne moins doncques que les Seiches rendent leur encre, aussi le vice pardelà changeant l'âme et le corps ensemble, produit diverses couleurs: mais au contraire pardeçà, cette diversité de couleurs est le signe de l'achevement de purification: puis quand toutes ces teintures-là sont bien effacées et nettoyées du tout, alors l'âme devient de sa naïve couleur qui est celle de la lumière: mais tant que aucune de ces couleurs y demeure, il y a toujours quelque retour de passions d'affections, qui leur apporte un échauffement et un battement de poux, aux unes plus débile et qui s'éteint et passe plutôt et plus facilement: aux autres qui s'y prend à bon esciant: et d'icelles âmes les unes, après avoir été châtiées par plusieurs et plusieurs fois, recouvrent à la fin leur habitude et disposition telle qu'il appartient: les autres sont telles que la vehemence de leur ignorance et l'appétit de volupté les transporte és corps des animaux, car la faiblesse de leur entendement, et la paresse de speculer et discourir par raison les fait incliner à la partie active d'engendrer: et se sentants destituées de l'instrument luxurieux pour pouvoir executer et prendre fruition de leurs appétits par le moyen du corps: car pardeçà il n'y a rien du tout, si ce n'est une ombre, et par manière de dire un songe de volupté, laquelle ne vient point à perfection. lui ayant tenu ces propos, il le mena bien vite, mais par une espace infini, toutefois à son aise et doucement, sur les rais de la lumière, ne plus ne moins que si c'eussent été des ailes, jusques à ce qu'étant arrivé en une grande fondrière tendant toujours contrebas, il se trouva lors destitué, et délaissé de celle force qui l'avait <p 269vh> là conduit et amené, et voyait que les autres âmes se trouvaient aussi tout de mêmes: car se resserrants comme font les oiseaux quand ils volent en bas, elles tournaient tout à l'entour de cette fondrière, mais elles n'ozaient entrer dedans: et était la fondrière semblable aux spelonques de Bacchus, ainsi tapissée de fueillages de ramées et de toutes sortes de fleurs, et en sortait une douce et suave haleine, qui apportait une fort plaisante odeur et température de l'air, telle comme le vin sent à ceux qui aiment à le boire, de sorte que les âmes, se repaissants et festoyants de ces bonnes odeurs, en étaient toutes éjouiés, et s'en entrecaressaient, tellement qu'à l'entour de ce creux-là, tout en rond, il n'y avait que passe-temps, jeux et risées, et chansons, comme de gens qui jouaient les uns avec les autres, et se donnaient du plaisir tant qu'ils pouvaient: si disait, que par là Bacchus était monté en la compagnie des Dieux, et que depuis il y avait conduitte Semelé, et que le lieu s'appellait le lieu de Léthe, c'est à dire, d'oubliance: et pourtant ne voulut-il pas que Thespesien, qui en avait bien bonne envie, s'y arrêtât, ains l'en retira par force, lui donnant à entendre et lui enseignant, que la raison et l'entendement se dissout et se fond par cette volupté, et que la partie irraisonnable se ressentant du corps, en étant arrousée et acharnée, lui ramenait la mémoire du corps, et de cette souvenance naissait le désir et la cupidité qui la tirait à la génération, que l'on apellait ainsi, c'est à dire un consentement de l'âme aggravée et appesantie par trop d'humidité. Parquoi ayant traversé une autre pareille carrière de chemin, il lui fut avis qu'il aperçut une grande coupe, dedans laquelle venaient à se verser des fleuves, l'un plus blanc que l'escume de la mer ou que neige, et l'autre rouge comme l'escarlatte que l'on aperçait en l'arc-en-ciel, et d'autres qui de loin avaient chacun leurs lustres et teintures différentes: mais quand ils en approchèrent de près, cette coupe s'évanouit, et ces différentes couleurs des ruisseaux disparurent, exceptée la couleur blanche: et là voit trois Démons assis ensemble, en figure triangulaire, qui mêlaient ces ruisseaux ensemble à certaines mesures. Or disait cette guide des âmes, que Orpheus avait pénétré jusques-là quand il était venu après sa femme, et que ayant malretenu ce qu'il y avait vu, il avait semé un propos faux entre les hommes, c'est à savoir, que l'oracle qui était en la ville de Delphes, était commun à Apollo et à la nuit: car Apollo n'a rien qui soit de commun avec la nuit, mais cet oracle-ci, dit-il, est bien commun à la Lune et à la nuit, toutefois il ne perce nulle part jusques à la terre, ni n'a aucun siege fiché ni certain, ains est par tout vague et errant parmi les hommes par songes et apparitions: c'est pourquoi les songes mêlés, comme tu vois, de tromperie et de vérité, de diversité et de simplicité, sont semés par tout le monde: mais quant à l'oracle d'Apollo tu ne l'as point vu, ni ne le pourrais voir, pource que la terre stérile de l'âme ne peut saillir, ni s'élever plus haut, ains panche contre bas, étant attachée au corps: et quant et quant il tâcha, en m'approchant, de me montrer la lumière et clarté du trepied à travers le sein de la Déesse Themis, laquelle, comme il disait, allait percer au mont de Parnase, et ayant grande envie et faisant tout son effort pour la voir, il ne peut pour sa trop grande splendeur, mais bien ouït-il en passant la voix hautaine d'une femme, qui en vers disait entre autres choses le temps de la mort de lui, et disait ce Démon que c'était la voix de la Sibylle, laquelle tournoyant dedans la face de la Lune chantait les choses à advenir, et désirant en ouïr davantage, il fut repoussé par l'impetuosité du corps de la Lune, et ainsi en ouït bien peu, comme l'accident du mont Vesuvien et de la ville de Pozzol, qui devaient être brûlés du feu: et se y avait une petite clause de l'Empereur qui lors regnait, qu'étant homme de bien, il laisserait son empire par maladie. Après cela ils passèrent outre jusques à voir les peines et tourments de ceux qui étaient punis: là où du commencement ils ne vîrent que toutes choses horribles et pitoyables à voir: car Thespesien qui ne <p 269r> se doutait de rien moins, y rencontra plusieurs de ses amis, parents, et familiers, qui y étaient tourmentés, lesquels souffrants des peines et supplices douloureux et infâmes, se lamentaient à lui et l'appellaient, en criant: finablement il y voit son propre père sourdant d'un puits profond, tout plein de plaies et de piqueures, lui tendant les mains, et qui maugré lui était contraint de rompre silence, et forcé par ceux qui avaient la superintendance desdites punitions, de confesser haut et clair qu'il avait été méchant meurtrier à l'endroit de certains étrangers qu'il avait eu logés chez lui, et sentant qu'ils avaient de l'or et de l'argent, les avait fait mourir par poison, dequoi il n'aurait jamais été rien su pardelà, mais pardeçà en ayant été convaincu, il aurait déjà payé partie de la peine, et le menait-on pour en souffrir le demeurant. Or n'osait-il pas supplier ni intercéder pour son père, tant il était étonné et effrayé: mais voulant s'enfuir et s'en retourner, il ne voit plus auprès de lui ce gracieux sien et familier guide, qui l'avait conduit du commencement, ains en aperçut d'autres hydeux et horribles à voir, que le contraignaient de passer outre, comme étant nécessaire qu'il traversast: si voit ceux qui notoirement à la vue d'un chacun avaient été méchants, ou qui en ce monde en avaient été châtiés, être pardelà moins douloureusement tourmentés, et non tant comme les autres, comme ayants été débiles et imparfaits en la partie irraisonnable de l'âme, et sujette aux passions et concupiscences: mais ceux qui s'étant déguisés et revètus de l'apparence et réputation de vertu au dehors, avaient vécu en méchanceté couverte et latente au dedans, d'autres qui leur étaient alentour les contraignaient de retourner au dehors ce qui était au dedans, et se reboursants et renversants contre la nature, ne plus ne moins que les Scolopendres marines, quand elles ont avallé un hameçon, se retournent elles mêmes, et en écorchant les autres, et les déployant, ils faisaient voir à découvert comme ils avaient été viciés au dedans et pervers, ayants le vice en la partie raisonnable et principale de l'homme. Et dit avoir vu d'autres âmes attachées et entrelassées les unes avec les autres, deux à deux, ou trois à trois, ou plus, comme les serpents et vipères, qui s'entremangeaient les unes les autres, pour la rancune qu'elles avaient les unes contre les autres, et la souvenance des pertes et injures qu'elles avaient reçues ou souffertes: et qu'il y avait des lacs suivants de rang les uns les autres, l'un d'or tout bouillant, l'autre de plomb, qui était fort froid, et l'autre fort âpre, de fer: et qu'il y a des Démons qui en ont la superintendance, lesquels, ne plus ne moins que les fondeurs, y plongeaient ou en retiraient les âmes de ceux qui par avarice et cupidités d'avoir, avaient été méchants. Car quand elles étaient bien enflambées et rendues transparents à force d'être brûlées par le feu, dedans le lac d'or fondu, ils les plongeaient dedans celui de plomb, là où après qu'elles étaient gelées et rendues dures comme la grêle, derechef ils les transportaient dedans celui de fer, là où elles devenaient hydeusement noires, et étant rompues et brisées à cause de leur roideur et dureté, elles changeaient de formes, puis de rechef ils les remettaient dedans celui de l'or, souffrants des douleurs intolérables en ces diverses mutations. Mais celles, dit-il, qui lui faisaient plus de pitié, et qui plus misérablement que toutes les autres étaient tourmentées, c'étaient celles qui pensaient déjà être échappées, et que l'on venait reprendre et remettre aux tourments, et étaient celles pour les péchés desquelles la punition était tombée sur leurs enfants ou autres descendans: car quand quelqu'une des âmes de ces descendants-là les rencontrait ou leur était amenée, elle s'attachait à elles en courroux, et criait à l'encontre, en montrant les marques des tourments et douleurs qu'elle endurait, en les leur reprochant: et les autres tâchaient à s'enfuir, et à se cacher, mais elle ne pouvaient, car incontinent les bourreaux couraient après, qui les ramenaient au supplice, criants et se lamentants, d'autant qu'elles prevoyaient bien le tourment qu'il leur convenait endurer. Outre, <p 269v> disait qu'il en voit quelques unes, et en bon nombre, attachées à leurs enfants et ne se laissants jamais, comme les abeilles, ou les chauves-souris, murmurantes de courroux, pour la souvenance des maux qu'elles avaient endurés pour l'amour d'eux. La derniere chose qu'il y voit, fut, les âmes qui se tournaient en une seconde vie, et qui étaient tournées et transformées à force en d'autres animaux de toutes sortes, par ouvriers à ce députés, qui avec certains outils et coups forgeaient aucunes des parties, et en tordaient d'autres, en effaçaient et ôtaient du tout, à fin qu'ils fussent sortables à autres vies, et autres moeurs: entre lesquelles il voit l'âme de Neron affligée déjà bien grièvement d'ailleurs, de plusieurs autres maux, et percée de part en part avec cloux tous rouges de feu: et comme les ouvriers la prinssent en main pour la transformer en forme de vipère, là où comme dit Pindare, le petit devore sa mère, il dit que soudainement il s'alluma une grande lumière, et que d'icelle lumière il sortit une voix, laquelle commanda, qu'ils la transfigurassent en une autre espèce de bête plus douce, en forgeant un animal palustre, chantant à l'entour des lacs et des marets, car il a été puni des maux qu'il a commis: mais quelque bien lui est aussi du par les Dieux, pour-autant que de ses sujets il a affranchy de tailles tributs le meilleur peuple et le plus aimé des Dieux, qui est celui de la Grèce. Jusques ici doncques il disait avoir été seulement spectateur, mais quand ce vint à s'en retourner, il fut en toutes les peines du monde pour le peur qu'il eut: car il y eut une femme de face et de grandeur admirable, qui lui dit, Viença, afin que tu ayes plus ferme mémoire de tout ce que tu as vu: et lui approcha une petite verge toute rouge de feu, comme celle dont usent les paintres. mais une autre l'en engarda: et lors il se sentit soudainement tiré, comme s'il eût été soufflé par un vent fort et violent dedans une sarbatane, tant qu'il se retrouva dedans son corps, et étant revenue et resuscité de dedans le sepulchre même.

XXXIX. Que les bêtes brutes usent de la raison: EN FORME DE DEVIS. Les personnages, Ulysses, Circé, Gryllus.

1. ULYSSES.IL me semble, Circé, que j'ai bien compris cela, et l'ai bien imprimé en ma mémoire: mais je saurais volontiers s'il y a point quelques Grecs entre ceux que tu as transformés d'hommes en loups, et en lions.

CIRCE. Oui bien, et plusieurs, mon bien-aimé Ulysses: mais pour quelle occasion est-ce que tu me le demandes?

ULYSSES. Pource qu'il me semble que ce me serait une entremise honorable envers les Grecs, si de ta grâce je pouvais obtenir que tu me les rendisses une autre fois hommes, et que je ne les laissasse pas envieillir contre nature en corps de bêtes, menant une si misérable, si infâme et si ignominieuse vie.

CIRCE. Cet homme ici, tant il est simple, veut que son ambition apporte dommage, non seulement à lui et à ses amis, mais aussi à ceux qui ne lui appartiennent en rien.

ULYSSES. Voilà quelque autre breuvage de paroles que tu me vas brouillant et mixtionnant: car certainement tu m'aurais bien fait devenir bête, si je me laissais persuader, que ce <p 270r> fut perte et dommage de devenir homme de bête.

CIRCE. Et comment, n'as tu pas déjà fait encontre toi-même choses encore plus étranges que cela? Vu que laissant une vie immortelle, et non sujette à vieillir, que tu pourras avoir demeurant avec moi, tu t'en veux à toute force aller à une femme mortelle, et (comme je m'assure) déjà toute vieillotte, à travers dix mille maux qu'il te faudra encores endurer, te promettant que tu en seras ci-après plus célébré, plus regardé, et plus renommé que tu n'es maintenant: et cependant tu ne t'aperçois pas, que tu poursuis une vaine image de bien au lieu d'un véritable.

ULYSSES. Je suis content qu'il soit ainsi que tu dis, Circé: car quel besoin est-il que nous contestions si souvent sur une même chose? Mais je te prie, pour l'amour de moi, délie ce pauvres gens, et me les rends.

CIRCE. Non ferai pas certes si légèrement, car ce ne sont pas hommes communs: mais interroge les premièrement s'ils le veulent bien, et s'ils te répondent que non, efforce toi vaillamment de les persuader à force de vives raisons: Et si tu ne peux venir à bout de les persuader, ains au contraire si eux-mêmes te convainquent par raisons, te suffise d'avoir suivi mauvais conseil pour toi, et pour tes amis.

ULYSSES. Deà, pourquoi te moques-tu de moi, Belle Dame, de dire cela? car comment pourraient-ils recevoir ni rendre raison en conférence, pendant qu'ils sont ânes, pourceaux, ou lions?

CIRCE. Ne te soucie point quant à cela, homme le plus ambitieux qui vive, car je te les rendrai et bien entendants tout ce que tu leur voudras alléguer, et bien discourants: ou bien plutôt, il suffira que un seul entende tes allégations, et y réponde pour tous ses compagnons. Tien, interroge celui-là.

ULYSSES. Et comment le nommerons-nous, Circé? et qui était-il quand il était homme?

CIRCE. Et que peut-il chaloir quant à la dispute? Toutefois appelle le si tu veux, Gryllus: mais afin que tu ne penses que pour me faire plaisir il discoure au plus loin de sa pensée, je me tirerai à l'écart de vous.

2. GRYLLUS. Dieu te gard Ulysses.

ULYSSES. Et toi aussi vraiment Gryllus.

GRYLLUS. Que veux-tu enquérir de nous?

ULYSSES. Je sais que vous avez été hommes, et pourtant ai-je pitié de vous voir tous tant que vous êtes en cet état: mais encore plus, comme il est vraisemblable, ceux qui ayants été Grecs êtes tombés en telle calamité: si ai maintenant supplié Circé, que déliant ceux d'entre vous qui le voudront être, et les remettant en leur anciene forme, elle leur donne congé de s'en venir quant et nous.

GRYLLUS. Tais-toi Ulysses, et ne dis rien davantage: car nous aussi t'avons en grand mêpris, voyants que c'est bien à fausses enseignes que l'on t'a par ci-devant tenu pour habile homme, plus avisé et plus sage que les autres, vu que tu as eu peur de changer de pis en mieux, sans y avoir premièrement bien pensé, ne plus ne moins que les enfants craignent les drogues que les médecins leur ordonnent, et fuient les sciences, qui les peuvent rendre de maladifs et fols sains et sages: aussi as-tu rejeté arrière l'être transmué d'une forme en une autre: et maintenant encore trembles-tu de peur redoutant de coucher avec Circé, pour crainte qu'elle ne face de toi, sans que tu t'en prennes garde, un pourceau ou un loup: et nous veux persuader qu'au lieu que nous vivons maintenant en abondance et jouissance de tous biens, nous les quittions et abandonnions, ensemble celle qui nous les a procurés, pour nous en aller quant et toi, en redevenants hommes derechef, c'est à dire, le plus misérable et plus calamiteux animal qui soit au monde.

ULYSSES. Il semble, Gryllus, que ce breuvage-là que te donna Circé, ne t'a pas seulement corrompu la forme du corps, mais aussi le discours de l'entendement, et qu'il t'a rempli la cervelle d'étranges et totalement dépravées opinions, ou il faut dire que le plaisir que tu prends à ce corps, pour le long temps qu'il y a déjà que tu y es, t'a ensorcelé.

GRYLLUS. Ce n'est ni l'un ni l'autre, Ô Roi des Cephaleniens: mais s'il te plaît discourir par raison, plutôt que par injures, nous t'aurons bientôt <p 270v> ôté de cette opinion, en te prouvant par vives raisons, pour l'expérience que nous avons de l'une et de l'autre vie, que à bonne cause nous aimons mieux cette-ci, que celle-là.

ULYSSES. Quant à moi, je suis tout prêt de l'ouïr.

3. GRYLLUS. Et moi de le dire. Mais premièrement il faut commencer à parler des vertus, pour lesquelles je vois que vous vous plaisez merveilleusement, comme voulants dire, que vous êtes beaucoup plus parfaits et plus excellents en justice, en prudence, et en magnanimité, et autres vertus, que ne sont les animaux. Je te prie donc, homme très sage, réponds moi, car j'ouïs dernièrement que tu racontais à Circé du pays des Cyclopes, comme la terre y est si bonne et si fertile, que sans être labourée ni ensemencée aucunement, elle porte d'elle-même toute sorte de fruits: je te demande donc, laquelle est-ce que tu estimes le plus, celle-là, ou bien celle d'Ithace montueuse et âpre, qui ne vaut qu'à nourrir des chèvres, et qui après plusieurs façons et plusieurs travaux, à grand' peine rend à ceux qui la cultivent, un bien peu de maigres fruits, qui ne valent pas la peine que l'on y prend, et ne sois pas marri si tu es contraint de répondre contre ce que te fait estimer l'amour que tu portes à ton pays.

ULYSSES. Il ne faut point mentir, que j'aime et tiens singulièrement cher mon pays et le lieu de ma naissance, mais je loue et estime encore plus ce pays-là.

GRYLLUS. Or bien nous dirons donc, que le plus sage des hommes est d'avis qu'il y a des choses qu'il faut louer et priser, et d'autres qu'il faut choisir et aimer: et crois que tu confesseras, qu'autant en faut-il répondre de l'âme comme de la terre, que la meilleure est celle qui sans labeur rend un fruit croissant de soi-même.

ULYSSES. Et bien, supposons que cela aussi soit ainsi.

GRYLLUS. Tu confesses donc déjà que l'âme des animaux est mieux disposée et plus parfaite pour produire la vertu, attendu que sans être poussée, ni commandée, ni enseignée, qui est autant comme dire, sans être labourée, ni ensemencée, elle produit et nourrit la vertu qui selon nature convient à un chacun.

ULYSSES. Et quelle est la vertu, Gryllus mon ami, dont les animaux sont capables?

4. GRYLLUS. Mais plutôt devais-tu demander, de quelle vertu ne sont-ils capables, voire, et davantage que le plus sage des hommes. Mais considérons premièrement, si tu veux, la vaillance pour laquelle tu te glorifies et te plais merveilleusement, et ne te caches point de honte quand l'on te surnomme, le vaillant, et le preneur de villes, vu que tu as toujours, malheureux que tu es, plutôt par belles paroles, ruses et tromperies, affiné les hommes qui ne savaient faire la guerre que rondement et généreusement: et qui ne savaient que c'était de fraude ni menterie, voulant attribuer à finesse le nom de vertu, laquelle ne sait que c'est de fraude ni de tromperie: car tu vois les combats des animaux, tant contre les hommes, que des uns contre les autres, comment ils sont sans aucune ruse ni artifice, avec une ouverte et nue hardiesse, et comme d'un naïve magnanimité ils se défendent et revanchent contre leurs ennemis, sans qu'il y ait loi qui les y appelle, ne qu'ils aient peur d'être en jugement repris de lâcheté ni de couardise, ains par un instinct naturel, fuyants de leur propre volonté l'être vaincus, ils endurent et resistent jusques à toute extrémité, pour se maintenir invincibles: car encore qu'ils soient plus faibles de corps, si ne cèdent-ils point pour cela, ni ne se rendent point de coeur, ains aiment mieux mourir en combattant: et y en a plusieurs de qui, en mourant, la générosité et le courage se retirant en quelque partie du corps, et là se recueillant, resiste à celui qui les tue, et saute, et se courrouce encore, jusques à ce que comme un feu elle viene à s'éteindre et à s'amortir de tout point. De prier son ennemi, ni de lui demander pardon, ou confesser d'être vaincu, il n'en est point de nouvelles: ni ne vit-on jamais que un Lion s'asservît à une autre Lion, ni un cheval à un autre cheval, à faute de coeur, comme fait un homme à un autre homme, se contentant facilement de vivre en servitude, <p 271r> proche parente de couardise: et quant à ceux que les hommes surprennent par pièges et subtiles inventions d'engins, s'ils ont attaint leur âge parfait, ils rejettent toute nourriture, et endurent la soif jusques à telle extrémité, qu'ils aiment mieux se donner et procurer la mort, que de vivre en servitude: mais à leurs petits qui pour leur bas âge sont encore tendres et faciles à plier, et mener comme l'on veut, ils leur donnent tant de friandises trompeuses, et tant d'emmiellements, qu'ils les ensorcellent quand ils ont un petit goûté de ces voluptés-là, et de cette vie délicate qui est contre leur nature, tellement qu'avec le temps ils deviennent mols et imbêciles, recevants cet abâtardissement, qu'ils appellent apprivoisement, qui n'est autre chose qu'une efféminement de courage, et de leur naturelle générosité. Par où il appert que les animaux sont nés et bien disposés de nature pour être vaillants et hardis, et au contraire, que la hardiesse et franchise de parler est aux hommes contre nature : ce que tu pourras, Ô bon Ulysses, connaître et comprendre par cet argument-ci, c'est qu'entre les animaux la nature pèse autant d'un côté que d'autre, quant au courage et à la hardiesse, et ne cède point la femelle au mâle, soit à supporter les travaux pour le recouvrement de vivres, soit à combattre pour la défense de ses petits: car tu as bien ouï parler de la Truie Crommiene, combien elle donna d'affaires à Theseus: et la Sphinge qui tenait en sujétion tout le pays qui est à l'entour de la roche de Phycion, rien ne lui eût profité son astuce et sa finesse, de savoir bien ourdir des questions ambigues, et des demandes obscures, si elle n'eût eu beaucoup plus de force et plus de hardiesse que tous les Cadmeïens. Environ ce même quartier-là aussi était la Renarde de Telmesse, qui était une fine bête: et dit-on que là auprès était aussi la Dragonne, qui combattit tête à tête à l'encontre d'Apollo pour la seigneurie de l'oracle de Delphes. Et votre Roi Agamemnon prit-il pas la jument Aethé, appartenant à un habitant Sicyonien, pour le dispenser de n'aller point à la guerre? En quoi il fit sagement, à mon avis, de préférer une bonne et courageuse jument à un homme couard. Et toi-même plusieurs fois as vu des Lionnes, et des Leopardes, comme elles ne cèdent en rien de force et de hardiesse à leurs mâles, non pas comme ta femme Penelopé, laquelle demeure au long d'un foyer assise près du feu, cependant que tu es hors de ta maison à la guerre, sans avoir coeur de faire au moins autant de défense que les arondelles, à l'encontre de ceux qui la vienent détruire elle et sa maison, mêmement elle qui est Laconiene: que dirait on doncques auprès, des Carienes et des Maeonienes? Mais de là peut-on inferer et juger, que la prouesse n'est point és hommes par nature: car si elle leur était naturelle, les femmes auraient aussi semblablement quelque partie de hardiesse: et pourtant je conclus, que vous exercez une vaillance qui n'est point volontaire ni naïve ou naturelle, ains contrainte par force des lois, fardée et accoutrée de belles paroles, et assujettie à je ne sais quelles opinions, ne sais quelles moeurs et répréhensions, qui ne vous partent point du coeur, ains vienent de dehors, et soutenés des périls et des travaux, non pource que vous les mêprisez, ne pour assurance ne hardiesse qui soit en vous, mais pour crainte d'autres que vous estimez plus grands. Or ne plus ne moins qu'entre tes gens, le premier qui se léve à la besogne saisit la plus légère rame à voguer, non pource qu'il la mêprise, mais pource qu'il fuit et craint de s'attacher à quelque autres plus pesante: aussi celui qui endure un coup de bâton de peur de recevoir des coups d'épée, ou qui se met en défense contre un ennemi de peur d'être vilainement outragé ou tué, il ne se doit pas dire hardi contre ceci, mais couard contre cela: tellement qu'en vous la vaillance est une couardise sage, et la hardiesse une crainte accompagnée de la science d'eviter un danger par un autre. Bref, si vous vous estimez plus hardis et plus vaillants que les animaux, pourquoi est-ce que vos poètes appellent ceux qui combattent vaillamment <p 271v> contre leurs ennemis, coeurs de lions, ou loups acharnés, et ressemblants au sanglier en furie: et néanmoins encore pense-je que c'est une façon de parler excessive en comparaison, comme quand ils appellent les vites, pieds de vent: ou les beaux, face d'ange :aussi accomparent-ils par excès les bons combattants à ceux qui sont en cela beaucoup plus excellents que les hommes, dont la cause est, pource que la colère est comme la trempe et le fil de la vaillance, et les animaux l'employent toute pure et simples és combats: là où en vous elle est toujours mêlée avec quelque peu de discours de raison, comme l'eau dedans le vin, elle s'évanouit au fort des dangers et faut à l'occasion. Et y en a parmi vous aucuns qui sont d'opinion, que és combats on ne doit jamais user de courroux, ains mettant toute colère arrière, se servir de la raison toute sobre et rassise: enquoi je pense bien qu'ils ont raison, quand il est question d'assurer son salut: mais où il est besoin de forcer et défaire l'ennemi, ils parlent très lâchement. Car quel propos y a-il de reprendre la nature en ce qu'elle ne vous a point attaché d'aiguillons au corps, ni ne vous a point donné de dents propres à vous revenger, ni des ongles et serres crochues, et cependant ôter à l'âme, ou bien lui rebouscher l'arme qui est née avec elle, et que la nature même lui a donnée?

5. ULYSSES. Comment Gryllus, tu as, à ce que je vois, été autrefois un grand Orateur, vu que encore maintenant parlant en groin de pourceau, tu as si vaillamment argué et disputé sur le sujet proposé: mais que n'as-tu aussi tout d'un train discouru de la tempérance?

GRYLLUS. Pour autant que j'estimais que tu voulusses premièrement réfuter ce que j'avais déjà dit, mais je vois bien que tu désires ouïr parler de la tempérance, d'autant que tu es mari d'une très chaste femme, et que toi-même pense avoir montré une grand preuve de chasteté et de continence, d'autant que tu as mêprisé l'amour de Circé: mais en cela tu n'es rien plus parfait en continence que l'un des animaux: car eux-mêmes n'appetent non plus de se conjoindre à plus excellent espèce que la leur, ains prennent leurs plaisirs, et font leurs amours avec ceux qui sont de leur même espèce: et pourtant n'est-il pas de merveille, si comme le bouc de Mendes en Aegypte, encore que l'on l'enferme avec plusieurs belles femmes, ne prend point envie pour cela de se mêler avec elles, ains plutôt enragé après les chèvres: aussi toi prenant plaisir à ton amour ordinaire, ne veux pas, étant homme, coucher avec un Déesse. Et quant à la chasteté et continence de Penelopé, il y a dix mille Corneilles, qui avec leur craillement se moqueraient d'elle, et montreraient que ce n'est pas chose dont on dût faire compte: car chacune d'elles, si son mâle vient à mourir, ne demeure pas veuf sans retourner à s'apparier pour un peu de temps, ains par neuf âges entiers d'hommes, de manière qu'il s'en faut neuf fois que ta belle Penelopé ne mérite autant d'honneur de continence, que la moindre corneille qui soit au monde.

6. Mais puis que tu dis que je suis grand Orateur, je veux observer un ordre scientifique en mon discours, en supposant premièrement la définition de tempérance, et divisant par espèces les cupidités. La tempérance doncques est un retranchement et un règlement des cupidités, à savoir retranchement des étrangères, et des superflues, c'est à dire non nécessaires: et un règlement qui par election de temps, et température de moyen, régit les naturelles et nécessaires. Car entre les cupidités vous y voyez beaucoup de différences, comme celle du boire, outre ce qu'elle est naturelle, il est certain qu'elle est aussi nécessaire: et celle de l'amour, encore que nature en donne le commencement, si est ce que l'on peut bien commodément vivre en s'en passant, et pour ce doit-elle être appelée naturelle,mais non pas nécessaire. Il y a un autre genre de cupidités, qui ne sont ni naturelles ni nécessaires, ains coulées de dehors par une ignorance du bien, par une vaine opinion: et celles-là sont en si grand nombre, qu'elles chassent presque toutes les naturelles, ne plus ne moins que si en une cité il y avait si grand nombre d'étrangers, <p 272r> qu'ils forçassent les naturels habitants. Là où les animaux ne donnants entrée aucune, ni communication quelconque aux étrangères affections en leurs âmes, et en toute leur vie, et toutes leurs actions étant fort éloignées de toute vanité de gloire, et d'opinion, comme de la mer: vrai est qu'ils ne se tienent pas si proprement, ne si curieusement que font les hommes, mais au demeurant, quant à la tempérance, et quant à être mieux reglés en leurs cupidités, qui ne sont ni en grand nombre, ni pérégrines et foraines, ils l'observent beaucoup plus exactement et plus diligemment. Qu'il ne soit ainsi, il a jadis été un temps que je n'étais pas moins épris et élourdi de la cupidité de posseder de l'or que tu es maintenant, estimant qu'il n'y eût bien ni possession au monde qui fut comparable à celle-là, autant m'avait aussi épris l'argent et l'ivoire, et celui qui plus en possedait, me semblait être plus heureux et plus avant en la grâce des Dieux, soit qu'il fut Phrygien ou Carien, et plus vilain que Dolon, ou plus infortuné que Priam: tellement que étant toujours attaché et suspendu à ces cupidités-là, je ne recevais plaisir ne contentement aucun de tous autres biens, dont j'étais assez suffisamment pourvu, comme si j'eusse été délaissé nécessiteux et indigent des autres qui sont les plus grands: car il me souvient que t'ayant une fois vue en Candie accoutré magnifiquement d'une belle robe, je ne souhaitais point ta prudence, ni ta vertu, ains la beauté de ton saie, qui était fort délicatement tissu et subtilement ouvré: et ton manteau d'écarlate, qui était si proprement plissé, j'étais ravi et ébloui de le voir si beau: la boucle même, qui était d'or, avait je ne sais quoi de singulier, et était ce crois-je quelque excellent sculpteur qui avait pris plaisir à la graver: j'allais après toi pour le voir, aussi enchanté comme les femmes qui sont amoureuses: mais maintenant étant délivré de toutes ces vaines opinions-là, et en ayant le cerveau purgé, je passe par-dessus l'or et l'argent, sans en faire compte non plus que d'autres pierres: et quant à vos beaux habillements, et vos draps de broderie et de tapisserie, j'en fais si peu d'estime, que j'aimerais mieux une profonde fange et molle à me vautrer à mon aise, pour dormir quand je suis saoul: et n'y a pas une de ces cupidetés-là, et appétits extraordinaires venus de dehors, qui ait place en nos âmes, ains pour la plupart notre vie se passe avec les cupidités et voluptés nécessaires: et quant à celles qui sont bien naturelles, mais non pourtant nécessaires, nous n'en usons ni désordonnément, ni insatiablement:

7. Et discourons de celles-là premièrement. Quant est doncques à la volupté qui procède du sentiment des choses bien odorantes, et qui par le fleur qu'elles rendent émeuvent le sentiment, outre le plaisir qu'elle nous apporte, sans qu'il nous coûte rien: encore apporte-elle quant-et-quant une utilité, pour savoir discerner notre nourriture: car la langue est bien juge, comme l'on le dit, de la saveur douce, âpre ou aigre, quand les jus vienent à se mêler et confondre parmi la faculté de discerner, mais notre odorement devant que venir à goûter les jus et saveurs, est juge de la force et qualité de chaque chose, et les sent beaucoup plus exquisement, que tous ceux qui font les essais devant les Princes, et les Rois, et ce qui nous est propre le reçoit au dedans, ce qui nous est étrange le rejette au dehors, et ne le nous laisse pas seulement toucher, ni contrister et offenser notre sentiment, ains accuse et condamne la mauvaise qualité devant qu'elle nous porte aucun dommage. Au demeurant elle ne nous donne fâcherie quelconque, comme elle fait à vous, en vous contraignant de mêler ensemble pour faire des parfums, de la cinnamome, de l'aspic, de la lavande, de la cannelle, et certaines feuilles et cannes d'Arabie, et les incorporer les uns avec les autres, par une exquise science et subtilité d'apothicairerie ou de parfumerie, forçant des drogues de nature toute diverse de se brouiller et se mêler ensemble, en achetant de grosse somme de deniers une volupté qui ne sent point son homme, ains plutôt sa <p 272v> fille, et qui est totalement inutile: mais quoi qu'elle soit telle, si est-ce qu'elle a corrompu et gâté non seulement toutes les femmes, mais aussi la plupart des hommes, tellement qu'ils ne veulent pas habiter avec leurs propres femmes mêmes, sinon qu'elles soient parfumées de toutes bonnes odeurs et senteurs, quand elles vienent pour coucher avec eux. Au contraire, les laies attirent leurs sangliers, et les chèvres leurs boucs, et les autres femelles leurs mâles, avec leurs propres odeurs, sentants la rosée pure et nette des prés, et la verdure des champs, et se joignent ensemble pour engendrer, avec une caresse et volupté commune et réciproque, sans que les femelles fassent les mignardes affettées, ne qu'elles déguisent ou couvrent l'envie qu'elles en ont, de tromperies ou de sorcelleries, ou de refus: et semblablement les mâles y viennent aussi, poussés de la fureur d'amour et de l'ardeur d'engendrer, sans acheter à prix d'argent, ni à grand' peine et travail, et longue sujétion et servitude, l'acte de génération, ains l'exerçants sans fallace ne feintise, sans l'acheter, en temps et saison, lors que la nature à la primevère excite et boute hors la concupiscence générative des animaux, ne plus ne moins qu'elle fait le séve et les boutons des arbres, et puis l'éteint incontinent: car ni la femelle depuis qu'elle est pleine, ne cherche plus le mâle, ni le mâle ne la pourchasse plus, tant est la volupté parmi nous de peu de prix et de recommandation, se référant le tout à la nature: D'où vient que jusqu'ici il ne s'est point trouvé, que la concupiscence les ait tant transportées, que ni les mâles se soient jamais joints avec les mâles, ni les femelles avec les femelles: là où entre vous il y en a assez d'exemples, et des plus grands et plus vaillants hommes, car je laisse là les petits qui ne valent pas qu'on en parle: mais Agamemnon courut toute la Boeoce, chassant Argynnus qui le fuyait par tout: et cependant il pretendait une fausse excuse de son séjour, que la mer en était cause, et les vents contraires: à la fin le beau Sire se baigna gentiment dedans le lac Copaïde, comme pour là éteindre l'ardeur de son amour, et se délivrer de celle concupiscence. Et semblablement Hercules poursuivant un sien familier qui n'avait poil de barbe, demeura après les preux qui entreprirent le voyage de la toison d'or, et faillit à s'embarquer quant et eux: et contre la parois du temple de Jupiter Ptoien il y a quelqu'un des vôtres qui a écrit secrètement, Achilles le beau, combien que Achilles eut déjà un fils, et j'entends que ces lettres y sont demeurées écrites jusques aujourd'hui. S'il y a un coq qui monte sur un autre coq, n'ayant point de poules auprès de lui, on le brûle tout vif, parce qu'il y aura un devin ou quelque pronostiqueur qui viendra dire, que cela est un grand et malheureux prodige. Voilà comment les hommes mêmes sont contraints de confesser, que les bêtes se contiennent mieux qu'ils ne font eux, et que pour satisfaire à leurs appétits ils ne violentent jamais la nature. Là où en vous la nature, encore qu'elle ait la loi à son aide, ne peut contenir votre intempérance dedans les limites de la raison, ains comme si c'était un torrent qui l'emportât à force, elle fait bien souvent, et en plusieurs lieux, de grands outrages, de grands désordres et scandales contre la nature, en matière de celle volupté de l'amour: car il y a eu des hommes qui ont aimé des chèvres, et des truies, et des juments: et des femmes aussi ont été furieusement éprises de l'amour d'animaux mâles, car de telles noces nous sont venus les Minotaures, les Aegipans: et, comme je pense, les Sphinx mêmes et les Centaures ont jadis été produits de là. Il est bien vrai que quelquefois par la nécessité de la famine, il s'est trouvé qu'un chien aura mangé d'un homme, et un oiseau semblablement en aura tâté, mais il ne se trouva jamais que un animal eût appeté de se joindre pour engendre, à un homme, ni à une femme, là où les hommes, et en cela et en plusieurs autres appétits, ont souvent forcé et outragé les bêtes. Et s'ils sont ainsi désordonnés et incontinents en ces voluptés-là, encore se treuvent-ils beaucoup plus <p 273r> imparfaits et plus dissolus que les bêtes és autres appétits et voluptés nécessaires, j'entends du boire et du manger, dont nous ne prenons jamais le plaisir que ce ne soit avec quelque utilité: mais vous cherchants plutôt la volupté au boire et manger, que non pas ce qui est nécessaire pour la nourriture selon nature, en êtes punis puis après par plusieurs grièves et longues maladies, lesquelles procédantes d'une source qui est la réplétion, remplissent vos corps de toutes sortes de vent, qui sont puis après bien fort malaiséz à purger. Car premièrement à chaque genre de bête, il y a chaque sorte de nourriture qui lui est propre: aux unes, l'herbe: aux autres, les racines: aux autres, les fruits: et celles qui vivent de chair, ne touchent jamais à autre sorte de pâture, ni ne vont point ôter aux plus infirmes et plus débiles leur nourriture, ains les en laissent paître, comme nous voyons que le lion laisse paître le cerf, et le loup la brebis, selon leur naturel: mais l'homme étant par son appétit désordonné de voluptés, et par sa gloutonnie tiré à toutes choses, tâtant et essayant de tout, comme ne sachant encore quelle est sa propre et naturelle pâture, il est seul de toutes les creatures vivantes qui mange de tout. Et premièrement il se paît de chair, sans qu'il en soit aucun besoin ni aucune nécessité, attendu qu'il peut en la saison cueillir, vendanger, moissonner des plantes, des vignes, et des semences, de toutes sortes de fruits les uns sur les autres, jusques à s'en lasser pour la grande quantité: et néanmoins par délices et par chercher ses appétits, après être trop saoul, il va encore chercher des autres vivres, qui ne lui sont ni nécessaires, ni propres, ni nettes et mondes, en tuant les bêtes beaucoup plus cruellement que ne font les plus sauvages animaux de rapine. Car le sang, le meurtre, la chair est propre pâture pour un milan, un loup et un dragon,mais à l'homme c'est sa friandise. Il y a davantage: car usant de toutes sortes de bêtes, ils ne font pas comme les animaux de proie qui s'abstiennent de la plupart, et font la guerre à un petit nombre pour la nécessité de se paître, mais il n'y a ni oiseau en l'air, ni poisson en l'eau, en manière de parler, ni bête sur la terre, qui échappe d'être porté sur vos belles tables que vous appelez amiables et hospitales.

9. Mais vous me direz que cela est comme une sauce de votre nourriture: soit ainsi, mais quel besoin doncques était-il par curiosité de friandise inventer encore et user d'autres sauces pour les manger? La prudence des bêtes est bien autre, car elle ne donne lieu à art quelconque qui soit inutile ne vaine, et encore celles qui sont nécessaires, ne leur viennent point de dehors, ni ne leur sont point enseignées par des maîtres mercenaires pour un prix d'argent, ni ne faut point que l'exercitation vienne à coller et attacher maigrement une proposition avec l'autre, ains tout à un coup d'elle-même la nature les produit comme naturelles et nées avec elles. L'on dit que tous les Aegyptiens sont médecins, mais un chacun des animaux, non seulement a en soi l'art et science de se médeciner soi-même quand il est malade, mais aussi de se nourrir et de se défendre, de combattre, et de chasser, et se contregarder: et de la musique même, chacun en a autant qu'il lui en fait besoin selon son naturel: car de qui est-ce que nous avons appris quand nous nous trouvons indisposés,à aller aux rivières chercher des cancres? Qui est-ce qui a enseigné la tortue quand elle a mangé d'une vipère, d'aller manger après de l'herbe du chat, de l'origane? Qui a montré aux chèvres de Candie, quand elles ont reçu des coups de trait dedans le corps, d'aller chercher l'herbe du Dictame, laquelle leur fait sortir les flèches quand elles en ont mangé? Car si tu dis, comme il est vrai, que c'est la nature qui leur enseigne tout cela, tu réfères la prudence des animaux à la plus sage et plus parfaite cause et principe qui soit: laquelle si vous ne voulez appeler raison ni prudence, il faut donc que vous regardiez à lui trouver un nom qui soit plus beau et plus honorable: comme à dire vrai, par effets elle montre sa puissance plus grande et plus admirable, n'étant ni ignorante ni malapprise, mais ayant <p 273v> plutôt appris d'elle-même, non par imbecillité ou faiblesse de la nature, ains au contraire pour la force et perfection de la vertu naturelle, laissant-là et ne faisant compte d'une prudence mendiée et empruntée d'ailleurs par apprentissage. Et néanmoins tout ce que les hommes par délices, en passant leur temps, et en jouant, leur veulent faire apprendre et y exerciter leur entendement, encore que ce soit contre la naturelle disposition de leur corps, tant ils ont l'esprit grand, en viennent à bout de l'apprendre. Je laisse à dire comme les chiens suivent les bêtes à la trace, comme les poulains marchent à pas mesurés, que les corbeaux parlent, que des chiens sautent à travers des cercles tournants: mais des chevaux et des boeufs par les théâtres, que nous voyons se coucher, danser, se tenir debout, si étrangement que les hommes mêmes auraient fort affaire à en faire autant, et néanmoins eux le font après qu'on leur a enseigné, et le retiennent, pour montrer seulement qu'ils sont dociles à apprendre tout ce que l'on voudrait, car à autre chose ne saurait servir tout cela. Et si d'aventure tu es difficile à croire que nous apprenons les arts, je te dirai davantage, que nous les enseignons: comme les perdrix enseignent leurs petits, pour échapper, à se renverser dessus le dos, et mettre au-devant d'eux avec leurs pieds une motte de terre pour se cacher dessous: et les cigognes sur les toits des maisons, ne voyons nous pas ordinairement comme celles qui sont jà toutes grandes, montrent aux petits comment il faut voler? et semblablement les rossignols enseignent à leurs petits à chanter, de manière que ceux que l'on prend dedans le nid, et qui sont nourris entre les mains des hommes, n'en chantent puis après si bien, pource que l'on les a ôtés avant qu'il en fut temps de l'école hors de dessous le maître. Bref depuis que je suis descendu dedans ce corps, je me suis grandement émerveillé de ces propos et discours des Sophistes, qui maintiennent et enseignent que tous animaux, excepté l'homme, n'ont point de discours de raison ni d'entendement.

10. ULYSSES. De sorte que tu es bien changé donc maintenant, et nous montres par vives raisons, que une brebis est raisonnable, et un âne a de l'entendement.

GRYLLUS. Oui certes Ulysses, par ces arguments-là tu peux bien colliger, que la nature des bêtes n'est pas du tout privée de discours de raison ni d'entendement, ne plus ne moins qu'entre les arbres il n'y en a point qui soient plus ou moins animés que les autres d'âme sensitive, ains tous également sont privés du sentiment, et n'y en a pas un entre eux qui l'ait: aussi entre les animaux il ne s'en trouverait pas un plus tardif à faire choses d'entendement ni plus indocile que l'autre, si tous n'étaient participants du discours de la raison, mais l'un plus que l'autre. Et s'il y a de rudes bêtes et lourdes, pense que les finesses et ruses des autres les récompensent: comme si tu viens à comparer le regnard, le loup, ou les abeilles, avec la brebis et l'âne, c'est tout autant que si tu conferais Polyphemus avec toi, ou Homere le Corinthien avec ton grand père Autolycus: car je ne pense pas qu'il y ait si grande distance de bête à bête, comme il y a de grand intervalle d'homme à homme en matière de prudence, de discours de raison, et de mémoire.

ULYSSES. Mais prends garde, Gryllus, qu'il ne soit bien étrange, et que ce ne soit forcer toute vérisimilitude, de vouloir concéder l'usage de raison à ceux qui n'ont aucune intelligence ne pensement de Dieu.

GRYLLUS. Et puis nous ne dirons pas que tu sois de la race de Sysiphus, Ulysses, vu que tu es si sage et si agu?<p 274r>

XL. S'il est loisible de manger chair. TRAITTE PREMIER. Ce sont lambeaux de Declamations qu'il avait écrites jeune pour son exercice, mais tout y est corrompu et imparfait.
TU ME demandes pour quelle raison Pythagoras s'abstenait de manger de la chair, mais au contraire je m'émerveille moi, quelle affection, quel courage, ou quelle raison eut oncques l'homme, qui le premier approcha de sa bouche une chair meurtrie, qui oza toucher de ses lévres la chair d'une bête morte, et comment il fit servir à sa table des corps morts, et par manière de dire des idoles, et faire viande et nourriture des membres qui peu devant bélaient, mugissaient, marchaient, et voyaient. Comment peurent ses yeux souffrir de voir un meurtre? de voir tuer, écorcher, démembrer une pauvre bête? comment en peut son odorement supporter la senteur? comment est-ce que son goût ne fut dégoûté par horreur, quand il vint à manier l'ordure des bleceures, quand il vint à recevoir le sang et le jus sortant des plaies mortelles d'autrui?
Les peaux rampaient sur la terre écorchées,
Les chairs aussi mugissaient embrochées,
Cuittes autant que crues, et était
Semblable aux boeufs la voix qui en sortait.
C'est une fiction poétique et une fable que cela: mais ceci certainement fut un souper étrange et montrueux, avoir faim de manger des bêtes qui mugissaient encore, enseigner à se nourrir des animaux qui vivaient et criaient encore, ordonner comment il les fallait accoutrer, bouillir ou rôtir, et les présenter sur la table. C'était celui-là qui commença le premier qui s'en devait enquérir, non celui qui cessa bien tard le dernier: ou bien on pourrait dire que ces premiers-là, qui commencèrent à manger de la chair, eurent toutes causes de ce faire pour leur disette et nécessité: car ce ne fut point par appétits désordonnés qu'ils eussent pris de longue main, ni par trop d'abondance des choses nécessaires, qu'ils fussent venus à cette insolence de convoiter des voluptés étranges et contraires à la nature: ains pourraient-ils dire, s'ils recouvraient sentiment et parole maintenant, O que vous êtes heureux et bien-aimés des Dieux vous qui vivez maintenant! En quel siecle vous êtes nez! Quelle affluence de toutes sortes de biens vous jouissez! Combien de fruits vous produit la terre, combien vous en vendangés, combien de richesses vous apportent les champs, combien les arbres et plantes vous fournissent de voluptés, que vous pouvez cueillir quand bon vous semble! Vous pouvez vivre en toutes délices, sans vous souiller les mains, là où notre naissance est cheute en la plus dure et plus redoutable partie de la vie humaine, et de l'âge du monde, étant force que nous encourussions, pour la récente creation du monde, en grande et étroite indigence de plusieurs choses nécessaires: la face du ciel était encore couverte de l'air, les étoiles étaient mêlées parmi l'humeur trouble et instable, et avec le feu et les orages des vents. Le Soleil n'était point encore bien établi, ayant un cours arrêté certain et assuré,
De l'Orient jusques en Occident,
Ains retournait en arrière évident
<p 274v> Par les saisons en contraire changées
De fleurs et fruits, et de feuilles chargées.
La terre était outragée par les courses des rivières qui n'avaient ne fond ne rive, la plupart en était gâtée par des lacs et des profonds marescages, l'autre était sauvage pour être couverte de bois et de forêts steriles: la terre ne produisait nuls bons fruits, et n'y avait encore instrumens quelconques pour la labourer, ni aucune invention de bon esprit: la faim ne nous laschait jamais, et n'attendait-on point par chacun an que la saison des semailles fut venue pour semer, car on ne semait rien. Ce n'est doncques pas merveille, si nous mangeasmes de la chair des bêtes contre la nature, vu que lors on mangeait et la mousse et l'écorce des arbres, et était une heureuse rencontre, quand on pouvait recouvrer de la racine verte de chiendent ou de bruyere: et quand les hommes avaient peu trouver du gland ou de la fouine, ils en dansaient de joie à l'entour d'un chêne ou d'un fouteau, au son de quelque chanson rustique, en laquelle ils appellaient la Terre leur mère, leur nourrice qui leur donnait à vivre, et n'y avait lors en toute la vie des hommes fête quelconque, que celle-là: tout le reste de la vie humaine n'était que douleur, mésaise et tristesse. Mais maintenant quelle rage ne quelle fureur vous incite à commettre tant de meurtres, vu que vous avez à coeur saoul tant grande affluence de toutes choses nécessaires pour votre vie? pourquoi mentez vous ingratement à l'encontre de la terre, comme si elle ne vous pouvait nourrir? pourquoi péchés vous irreligieusement à l'encontre de Ceres inventrice des saintes lois, et faites honte au doux et gracieux Bacchus, comme si ces deux deitez-là ne vous donnaient pas suffisamment assez dequoi vivre? N'avez vous point de honte de mêler à vos tables les fruits doux avec le meurtre et le sang? Et puis vous appelez les lions et les leopards, bêtes sauvages, et cependant vous épanchez le sang, ne leur cedants de cruauté en rien: car ce que meurtrissent les autres animaux, c'est pour la nécessité de leur pâture: mais vous, c'est par délices que vous le faites, parce que nous ne mangeons pas les lions ni les loups, après les avoir tués en nous défendant contre eux, ains les laissons là: mais celles qui sont innocentes, douces et privées, qui n'ont ni dent pour mordre, ni aiguillon, ce sont celles que nous prenons et tuons, combien qu'il semble que la nature les ait creées seulement pour beauté et pour plaisir.* Ces paroles, depuis la première étoile jusques à la seconde, n'appartiennent point au sujet dont il est question, et ont été de quelque autre livre ici temerairement entrejetés. Ne plus ne moins que si quelqu'un voyant le Nil débordé, emplissant tout le pays à l'environ d'une eau courante, feconde et générative, ne louait pas avec admiration, la proprieté de celle rivière qui fait naître et croître tant de beaux et bons fruits, et si nécessaires à la vie de l'homme, mais pour y voir, ou un Crocodile nageant, ou un Aspic rempant, ou des mouches malignes, bêtes malfaisantes et mauvaises, il le blâmait pour cette occasion: ou bien si voyant cette terre et cette campagne couverte de bons et beaux fruits, et chargée d'espics de bled, parmi ces beaux bleds apercevait quelque espi d'ivraie et de la tigne, il laissait à recueillir et serrer ces belles moissons, et se plaignait. Tout ainsi est-il quand on voit le plaidoier d'un Orateur en quelque cause et proces, qui avec un torrent d'éloquence plein et véhément, tend à sauver un criminel du danger de sa vie, ou bien à prouver et verifier des imputations et charges de quelques crimes: ce torrent dis-je d'éloquence courant non simplement et nuement, ains avec plusieurs affections et de toutes sortes, qu'il imprime és coeurs et esprits de plusieurs auditeurs ou juges, lesquels il faut tourner et changer en diverses sortes, ou bien les adoucir et appaiser, et puis laissant à bien regarder, peser et considérer le point et sujet principal de la cause, il s'amusait à recueillir quelques fleurs de Rhetorique, que le flux de l'oraison de l'Advocat decoulant a amené avec la vehemence de son cours.* Mais rien ne nous émeut, ni la belle couleur, ni la douceur de la voix accordée, ni la subtilité de l'esprit, ni la <p 275r> netteté du vivre, ni la vivacité du sens et entendement des malheureux animaux, ains pour un peu de chair nous leur ôtons la vie, le Soleil, la lumière, et le cours de la vie qui leur était prefix par la nature: et puis nous pensons que les voix qu'ils jettent de peur, ne soient point articulées, et qu'elles ne signifient rien, là où ce sont prières, supplications et justifications de chacune de ces pauvres bêtes qui crient: «Si tu es contraint par nécessité, je ne te supplie point de me sauver la vie, mais bien si c'est par désordonnée volonté: si c'est pour manger, tue moi: si c'est pour friandement manger, ne me tue point.» O la grande cruauté! C'est horreur de voir seulement la table des riches hommes servie et couverte par cuisiniers et saulsiers qui habillent des corps morts: mais encore plus horreur y a-il à la voir desservir, parce que le relief de ce que l'on emporte, est plus que ce que l'on a mangé: pour néant doncques ces pauvres bêtes-là ont été tuées. Il y en a d'autres qui épargnants les viandes servies à table, ne veulent pas que l'on en tranche, ne que l'on en coupe, les épargnants quand elles ne sont plus que chairs, là où ils ne les ont pas épargnées quand elles étaient encore bêtes vivantes. Mais pource qu'il y en a qui tiennent qu'ils ont la nature pour cause et origine première de manger chair, prouvons leur que cela ne peut être selon la nature de l'homme. premièrement cela se peut montrer par la naturelle composition du corps humain car il ne ressemble à nul des animaux que la nature a faits pour se paître de chair, vu qu'il n'y ni un bec crochu, ni des ongles pointues, ni les dents aigues, ni l'estomac si fort, ni les esprits servants à la concoction, montre elle-même qu'elle n'approuve point à l'homme l'usage de manger chair. Que si tu te veux obstiner à soutenir que nature l'a fait pour manger telle viande, tout premier tue la donques toi-même, je dis toi-même sans user ni de couperet, ni de couteau, ni de cognée, ains comme les loups, et les ours, et les lions à mesure qu'ils mangent, tuent la bête, aussi toi tue moi un boeuf à force de le mordre à belles dents, ou de la bouche un sanglier, déchire moi un aigneau ou un liévre à belles griffes, et le mange encore tout vif, ainsi comme ces bêtes-là font: mais si tu attens qu'elles soient mortes pour en manger, et as honte de chasser à belles dents l'âme présente de la chair que tu manges, pourquoi doncques manges tu ce qui a âme? mais encore qu'elle fut privée d'âme et toute morte, il n'y a personne qui eût le coeur d'en manger telle qu'elle serait, ains la font bouillir, ils la rotissent, ils la transforment avec le feu et plusieurs drogues, altérants, déguisants, et éteignants l'horreur du meurtre, afin que le sentiment du goût trompé et deçu par tels déguisements, ne refuse point ce qui lui est étrange. Et certes le Laconien jadis répondit gentiment, qui ayant acheté en une taverne un poisson, le bailla au tavernier pour le lui accoutrer: et comme le tavernier lui demandât du vinaigre, du formage et de l'huile, pour ce faire: «Si j'eusse, dit-il, eu ce que tu me demandes, je n'eusse point acheté de poisson.» Mais nous nous mignardons tant délicatement en cette horreur de meurtrir, que nous appellons la chair viande, et avons besoin d'autres viandes pour accoutrer la chair, mêlants avec du vin, de l'huile, du miel, de la gelée, du vinaigre, ensevelissants à vrai dire un corps mort avec des sauces Syriaques et Arabiques: et les chairs étants ainsi mortifiées, attendries, et par manière de dire, pourries, notre chaleur naturelle a beaucoup d'affaire à la cuire, et ne la pouvant cuire et digerer, elle nous engendre de bien dangereuses pesanteurs, et des crudités qui nous amènent de grièves maladies. Diogenes fut si temeraire, qu'il osa bien manger un Poulpe tout crud, à fin d'ôter l'usage d'appareiller telles viandes avec le feu: et y ayant auprès et autour de lui plusieurs prêtres et autres hommes, <p 275v> il affubla sa tête de sa cappe, et mit en sa bouche la chair de ce Poulpe, disant, «Je fais ici un essai périlleux, et me mets en danger pour vous.» vraiment c'était un beau et louable danger: car il ne se hazardait point comme Pelopidas pour le recouvrement de la liberté de Thebes, ni comme Harmodius et Aristogiton pour celle d'Athenes, ce beau Philosophe-là, combattant de l'estomac avec un Poulpe, pour rendre la vie humaine plus bestiale et plus sauvage. Le manger chair doncques non seulement est contre la nature aux corps, mais aussi par satieté et par réplétion il grossit et épaissit les âmes. Car l'usage du vin et de la chair à boire et manger à coeur saoul, rend bien le corps plus fort et plus robuste, mais l'âme plus faible: et de peur que je ne me rende ennemi de ceux qui font profession des exercices du corps que l'on nomme Athletes, j'userai d'exemples de notre pays même: car ceux de l'Attique nous appellent, nous autres qui sommes du pays de la Boeoce, grossiers, lourdauts et sots, principalement à cause que nous mangeons beaucoup, comme Menander dit en un passage,
Ces gens qui ont les deux joues enflées. Et Pindare,
Fais par vraie preuve connaître,
si nous evitons l'ancien reproche, Porc Boeotien. Lueur sèche, âme très sage, ce disait Heraclitus. Et puis les tonneaux vides resonnent quand on les frappe, mais quand ils sont pleins, il ne répondent point aux coups qu'on leur baille. Les vases de cuivre qui sont tenues et deliés, rendent un son tout à l'environ quand on les frappe, jusques à ce que l'on viene à bouscher et étoupper la bouche avec la main. L'oeil rempli d'humidité superflue, s'obscurcit, et diminue beaucoup de sa force à faire son office. Quand nous regardons le Soleil à travers un air humide, et à travers des grosses vapeurs indigestes, nous ne le voyons point pur, ni clair, ains tout terny de lumière, et comme plongé au fond d'un nue: aussi à travers un corps tout brouillé, saoul, et aggravé de nourriture et de viandes étranges, et qui ne lui sont point naturelles, il est forcé forcée que la lueur et la clarté de l'âme viene à se ternir, à se troubler et éblouir, n'ayant plus la lumière, ni la force de pouvoir pénétrer jusques à contempler les fins des choses qui sont subtiles, menues et difficiles à discerner. Mais outre tout cela, ne vous semble il pas que ce soit chose singulièrement recommandable, que de s'accoutumer à l'humanité? Car qui serait celui qui ferait jamais tort ni outrage à un homme, quand il serait si doucement et si humainement affectionné envers les bêtes, qui n'ont aucune communication d'espèce ni de raison avec nous? J'alléguai il y a trois jours, en devisant, ce qu'écrit Xenocrates, que les Atheniens condamnèrent en l'amende celui qui avait écorché un mouton tout vif: et il me semble que celui qui gehenne et tourmente un vivant, n'est pas pire que celui qui lui ôte la vie, et le fait mourir: mais à ce que je vois, nous ressentons plus ce qui est contre la coutume, que ce qui est contre la nature. Mais toutes ces raisons que je déduisis lors, sont à l'aventure un peu bien grossières et vulgaires: car je crains de remuer en mes propos, et toucher à la grande et pleine de hauts secrets cause et origine de cette sentence, Qu'il ne faut point manger de chair: pource qu'elle est incroiable et malaisée à persuader aux hommes couards et timides, ainsi que dit Platon, et qui ne sentent rien que terrestre et mortel, ne plus ne moins que le pilote craint et doute de commettre sa navire à la mer en tourmente, et le poète de dresser une machine en un théâtre qui tourne toute la scène: toutefois si vaut-il mieux à la fin toucher, voire crier tout haut en cet endroit, les vers d'Empedocles: ** Ce sont des vers d'Empedocles, où il parle de la transanimation. car sous paroles couvertes il nous donne à entendre, que les âmes sont attachées à des corps mortels par punition de ce qu'elles ont été meurtrières, qu'elles ont mangé de la chair et devoré l'une l'autre, combien que cette sentence et opinion soit encore bien plus anciene que non pas Empedocles: <p 276r> car ce que les poètes faignent du démembrement de Bacchus, et des outrageux attentats des Titants à l'encontre de lui, et les punitions d'iceux, et comment ils furent foudroiés, c'est une fable, dont le sens caché et retiré tend à montrer la resurrection: car la partie qui est en nous brutale, privée de raison, violente et désordonnée, non divine, mais démonique, les anciens l'ont appelée les Titans, et c'est ce qui est puni, et dont la justice est faite.

Du manger chair, Traité second.
LA raison veut que nous soyons frais et dispos, et de volonté et de pensée, à ouïr discourir à l'encontre de cette rance et moisie coutume de manger chair: car il est bien malaisé, comme disait Caton, de prescher un ventre qui n'a point d'aureilles, et puis nous avons tous bu le breuvage de la coutume, qui ressemble à celui de Circé,
mêlant douleur, regret, et fâcherie,
Avecques dol, abus, et tromperie.
et n'est pas facile de revomir l'hameçon de l'appétit de manger chair, depuis que l'on en a les entrailles percées, et que l'on est ébloui et transporté de l'amour de volupté: et voudrait le devoir, que comme les Aegyptiens quand un homme est trêpassé en ôtent le ventre et les entrailles, qu'ils déchirent et découpent au Soleil, et puis les jettent, comme étant cause de tous les péchés que l'homme a commis, nous retranchissions aussi toute gourmandise, toute friandise, et tout meurtre, pour vivre saintement tout le reste de la vie, pource que ce n'est pas le ventre qui est meurtrier, mais c'est lui qui est pollu de chose meurtrie par incontinence: toutefois s'il est impossible de soi, ou par accoutumance, à tout le moins ayants honte de la faute que nous commettons en cela, usons-en avec moyen et raison. Mangeons de la chair, pourvu que ce soit pour satisfaire à la nécessité, non pour fournir aux délices, ni à la luxure: tuons un animal, mais pour le moins que ce soit avec commiseration et avec regret, non point par jeu ou plaisir, ni avec cruauté, comme l'on fait en plusieurs sortes maintenant, les uns à coups de broches toutes rouges de feu tuants les pourceaux, afin que le sang éteint et épandu par le fer ardant qui passe à travers, rend la chair plus tendre et plus délicate: les autres sautants à deux pieds sur le ventre des pauvres truies pleines, et prêtes à cochonner, et leurs foullants et battants le ventre et les tetins, afin que le sang, le lait, et le caillé du fruit conceu, le tout confus et mêlé ensemble un peu auparavant le temps de sa maturité, ils en fassent (ô Jupiter purgatif!) un friand manger, une summade de la partie de l'animal qui est la plus gâtée et la plus corrompue. D'autres sillent et cousent les yeux des grues et des cygnes, et les enferment en un lieu obscur pour les engraisser d'étranges mixtions et de pastons de figues sèches, afin que leur chair en soit plus délicate et plus friande: dont il appert manifestement que ce n'est point pour besoin de nourriture, ni par disette et nécessité qu'ils le font, ains par délices, par luxure, et par somptueuse curiosité et superfluité, qu'ils tirent volupté d'injustice. Et tout ainsi comme celui qui est insatiable de la volupté des femmes, après en avoir essayé de plusieurs vaguant çà et là, et n'ayant point encore sa luxure assouvie, à la fin se laisse tomber en vilainies, qui ne se doivent pas seulement nommer: aussi l'intempérance en matière de mangeaille, depuis qu'elle vient à passer outre le naturel et le but de la nécessité, va en cruauté et injustice, diversifiant et cherchant ses appétits désordonnés: <p 276v> car les outils des sentimens par contagion de maladie s'entregâtent les uns les autres, et se laissent aller à pécher ensemble par intempérance, quand ils ne se contentent pas de mesure naturelle. Ainsi l'ouïe ne se contentant pas de la raison, a corrompu la musique: l'attouchement degénérant en feminine délicatesse, demande et appete des attouchements et chatouillemens feminins. Ce même vice a enseigné à la vue de ne se contenter pas des morisques, bals, et danses gentilles et honnêtes, ni des images et paintures semblabls, ains que le plus cher et le plus agreable spectacle lui fut, de voir des meurtres d'hommes, des bleceures et des combats. Voilà comment après des tables injustes et viandes illegitimes, suivent des amours dissolus: après telles assemblées luxurieuses et déshonnêtes suit, qu'on ne prend plaisir qu'à ouïr propos vilains et infâmes: après ces propos et chansons déhontés, on demande à voir toutes choses hydeuses et horribles: à ces spectacles-là inhumains est conjointe une cruauté et dureté impassible, qui ne se passionne point des cas humains. Voilà pourquoi le divin Lycurgus en l'une de ses trois Ordonnances qu'il appelle Retres, commanda que l'on fît les portes et huisseries des maisons, et les couvertures, avec la scie et la cognée seulement, sans y employer autre instrument quelconque: non pas qu'il eût conçeu aucune haine à l'encontre de la tarière, ni du rabot, ni autres outils de menuiserie, mais sachant bien que à travers tels ouvrages ne passerait jamais un lit doré, ni jamais ne prendrait-on la hardiesse d'apporter en une maison si simple et si pietre des tables d'argent, ni des tapits taincts en pourpre, ni des pierres précieuses, ains à maison, à lit, à table, et à coupe de telle sorte, suit un souper sobre, un disner simple et populaire: mais à un commencement et fondement de vie superflue et désordonnée, toute délicatesse, toute curiosité et superfluité luxurieuse suit,
Comme un poulain suit la jument qu'il tête.
Quel souper doncques n'est superflu, pour lequel on tue toujours aucun animal qui ait âme et vie? Estimons nous que ce soit peu de perte et de dépense que d'une âme? je ne dis pas encore qui est à l'aventure celle de ta mère, ton père, ton ami, ou ton fils, ainsi que disait Empedocles, mais à tout le moins qui est participante de sentiment, de vue, d'ouïe, d'appréhension, et de discrétion telle, que nature la donne à chaque animal pour chercher ce qui lui est propre, et fuïr ce qui lui est contraire. Considerons un petit, si ceux qui nous enseignent de manger nos enfants, nos amis, nos peres et nos femmes, quand ils sont morts, nous rendent plus doux et plus humains, que non pas Pythagoras et Empedocles, qui nous veulent accoutumer à être encore justes envers les autres animaux. Tu te moques de celui qui fait conscience de manger du mouton: mais nous, diront-ils, ne pourrions avoir envie de rire, voyants un qui coupera des portions du corps de son père, ou de sa mère qui seront morts, et les enverra à quelques-uns de ses amis, qui seront absents, et conviera les présents à en venir manger, et leur en servira à la table largement. Mais peut-être encore commettons nous péché en maniant ces livres, sans avoir premièrement purifié nos mains, nos yeux, nos pieds, et nos aureilles, si d'aventure toutes ces parties-là ne sont purifiées et nettoyées par le discourir et deviser de telles choses, avec douces paroles: qui, comme dit Platon, lavent toute audition sallée. Mais si l'on mettait ces livres et ces arguments-là les uns devant les autres, on jugerait que les uns seraient la philosophie des Scythes, Tartares, Sodianiens, et Melanchlaeniens, desquels Herodote écrivant est estimé menteur. Mais les sentences et opinions de Pythagoras et d'Empedocles étaient les anciennes lois, et ordonnances, statuts et jugements des Grecs, Que les hommes ont quelques droits communs avec les bêtes brutes. Qui ont doncques été ceux qui depuis ont autrement ordonné?
<p 277r> Ceux qui premiers ont forgé les espées
Outils de mal, et les gorges coupées
Aux pauvres boeufs qui labourent les champs.
Les tyrants aussi commencent à ainsi commettre des meurtres, comme jadis à Athenes ils tuèrent un fort méchant calomniateur, qui s'appellait Epitedius, et un autre second après, et un troisiéme aussi: depuis s'étant jà les Atheniens accoutumés à voir tuer, ils vîrent occire Niceratus fils de Nicias, et puis Theramenes le Capitaine, et Polemarchus le Philosophe. Aussi du commencement on mangea quelque bête sauvage malfaisante, et puis il y eut quelque oiseau et quelque poisson attiré dedans les filets: conséquemment la cruauté amorcée et exercitée en tels meurtres passa outre jusques au boeuf laboureur, et au mouton qui nous vest, et au coq domestique, et ainsi croissants et roidissants leur insatiable cupidité, ils vindrent jusques à occire et meurtrir les hommes, et à donner des batailles. Mais si bien l'on ne preuve et ne demontre-l'on par raison que les âmes aient les corps communs en leurs renaissances, et que celui qui est maintenant raisonnable, renaît une autre fois brutal et irraisonnable, ce qui est ores sauvage revient à une autre nativité domestique et privé, et que la nature transmue ainsi tous corps, déloge et reloge les âmes d'un en autre,
Les revêtant d'une chair inconnue:
Ces raisons au moins ne sont-elles pas suffisantes pour divertir l'intempérance de ceux qui tuent, que cela apporte des maladies, des crudités et pesanteurs au corps, et corrompt l'âme, qui s'adonne naturellement à contempler les choses hautes, quand nous nous sommes accoutumés de ne jamais festoyer un hoste et ami étranger qui nous vient voir, sans faire meurtre et épandre du sang, jamais ne celebrer noces, jamais ne bancqueter avec nos amis? Et toutefois si bien la preuve de la mutation des âmes en divers corps n'est pas suffisamment demontrée pour y ajouter foi certaine, à tout le moins nous dût-elle bien tenir en crainte, et nous faire aller bien plus retenus: ne plus ne moins que quand deux armées se rencontrent et se combattent la nuit, si quelqu'un trouvant un homme tombé par terre, le corps tout couvert et caché d'armes, lui présente l'épée à la gorge, et qu'il en entende un autre qui lui crie qu'il ne sait pas certainement, mais qu'il estime et pense que cet homme gisant soit son fils, ou son frère, ou son père, ou bien son compagnon, lequel sera le meilleur, ou que ajoutant foi à une conjecture et suspicion fausse, il pardonne à un ennemi, comme s'il était ami, ou que mêprisant ce qui n'a pas preuve ne foi certaine, il tue un des siens, comme si c'était son ennemi, il n'y a celui de vous qui ne dise, que le dernier serait une trop lourde faute. Considerez un petit Merope en la Tragoedie, quand elle léve sa cognée pour frapper son propre fils, pensant que ce soit le meurtrier de son fils, en disant,
Ce coup mortel saintement je te donne,
quel mouvement elle excite de tout le théâtre, comment elle fait dresser les cheveux en la tête des spectateurs, de peur qu'elle ne previene le vieillard qui lui prend le bras, et qu'elle ne blesse le jeune adolescent. Et si d'aventure il y eût eu là près un autre vieillard qui eût crié, Frappe hardiment, c'est un ennemi: et que l'autre au contraire lui eût crié, Ne le frappe pas, c'est ton fils: lequel crime eût été le plus grief, obmettre la punition d'un ennemi pour la doute que ce fut son fils, ou bien tomber en parricide de son propre fils, pour le courroux qu'elle avait à l'encontre de son ennemi? Quand doncques il n'y a ni haine ni courroux, qui nous pousse à commettre meurtre, ni vengeance, ni crainte de notre salut, mais pour plaisir nous tenons sous nous un mouton, la gorge tournée à la renverse, et que un philosophe d'un côté nous dit, Coupe lui la gorge, c'est une bête brute: d'autre côté un <p 277v> autre nous crie, arrête toi, car que sais-tu si c'est point l'âme d'un tien parent, ou d'un Dieu, qui soit logée en ce corps-ci? Le danger, Ô Dieux, est-il pareil ou semblable, si je refuse à manger de la chair, que si je decroi que je tue mon enfant, ou bien quelque autre de mes parents? Aussi ne combattent pas également les Stoïques touchant ce point de défendre le manger chair. Pourquoi se bandent-ils ainsi à défendre le ventre et la cuisine? pourquoi est-ce que condamnants si fort la volupté, comme chose trop molle et trop efféminée, et qui ne doit être tenue pour chose bonne ni presque bonne, ni propre et convenable à la nature, ils s'efforcent néanmoins tant pour défendre ce qui appartient aux voluptés du manger? et toutefois la raison voulait par conséquence, puis qu'ils chassent et bannissent des tables les parfums, la patisserie, et tout fruit de four, qu'ils offençassent encore plus d'y voir de la chair et du sang: mais maintenant, comme si par leurs règles philosophiques ils voulaient contreroller nos papiers journaux de la dépense ordinaire, ils retranchent tous frais que se font pour la table en choses inutiles et superflues, et cependant ils ne rejettent pas ce qu'il y a de cruel et de sanguinaire en la superfluité. Non, disent-ils pource que nous n'avons nulle communication de droit et de justice avec les bêtes brutes. On leur pourrait répondre, Aussi n'avons nous pas avec les parfums, ni avec les sauces étrangères: et néanmoins vous voulez qu'on s'en abstienne, rejetants et chassants de tous côtés, ce qui en volupté n'est ni utile, ni nécessaire. Toutefois examinons un peu de plus près ce point-là, à savoir si nous n'avons aucune communication de droit et de justice avec les animaux irraisonnables, non point subtilement et artificiellement, comme font les Sophistes en leurs disputes, ains humainement, eu égard à nos propres passions et affections, pour en bien decider. Ce discours est défectueux et imparfait.

XLI. Que l'on ne saurait vivre joyeusement selon LA DOCTRINE D'EPICURUS. Plutarque récite par forme de devis les propos qu'il eut avec Aristodemus, Zeuxippus, et Theon, en se promenant après une sienne leçon, contre l'opinion des Epicuriens, qui constituaient le souverain bien de l'homme en la volupté.
COLOTES,l'un des disciples et familiers d'Epicurus, a écrit et mis en lumière un Traité, auquel il s'efforce de prouver et montrer, que l'on ne saurait pas seulement vivre en suivant les opinions et sentences des autres philosophes. Or quant à ce qui promptement me vint en l'entendement de lui répondre et déduire à l'encontre de ses raisons, pour la défense des autres philosophes, cela par ci-devant a été mis par écrit: mais pour autant qu'après la lecture et dispute finie, il fut encore, en nous promenant, tenu plusieurs propos à l'encontre de cette secte, il m'a semblé bon de les recueillir aussi et rediger par écrit, quand ce ne serait pour autre occasion, que pour faire au moins connaître à ceux qui s'ingèrent de syndiquer, reprendre et corriger les autres, qu'il faut avoir ouï et lu bien diligemment, et non pas superficiellement, les oeuvres et écrits de ceux qu'ils entreprennent de réfuter, non pas en tirer un mot deçà, et un mot delà, ou s'attacher à des paroles dites en devisant, et non couchées par écrit, <p 278r> pour divertir et dégoûter les personnes qui n'ont pas grande connaissance de telles choses. Car comme nous nous promenions par le verger, après être sortis de la lecture et de l'école, Zeuxippus commença à dire: Quant à moi, il me semble que le discours a été beaucoup plus mol et plus doux qu'il ne devait: c'est pourquoi Heraclides s'en est allé tout malcontent de nous, en nous picquant et poignant nous mêmes, qui n'en pouvions-mais, plus âprement que l'on n'a pas fait ni Epicurus, ni Metrodorus. Encore ne dites vous pas, ce dit Theon, que Colotes, à comparaison d'eux, est le plus modeste, et le moins médisant homme du monde: car toutes les plus ordes et plus injurieuses paroles que l'on saurait inventer pour médire, comme badineries, vanités, bavarderies, paillardises, homicides, malheureux corrupteurs, faisants mal à la tête de ceux qui les lisent, ils les ont toutes ramassées et répandues sur les princes des philosophes, comme Aristote, Socrates, Pythagoras, Protagoras, Theophrastus, Heraclides, Hipparchus, et contre qui non des premiers et plus illustres hommes en toutes lettres de toute l'antiquité? de manière que quand bien ils se seraient portés sagement au demeurant, pour ces effrenées détractions et médisances-là, ils mériteraient d'être mis hors du rang et du nombre des sages hommes, et des philosophes: car envie, émulation et jalousie ne doivent point entrer ni avoir place en ce divin bal-là, puis qu'elles sont si impuissantes, que elles ne peuvent dissimuler ni couvrir leur maltalent. Aristodemus adonc prenant la parole: Heraclides, dit-il, qui de profession est grammairien, rend ces grâces-là à Epicurus pour toute la canaille poétique: car ainsi ont ces Epicuriens accoutumé de les blasonner, et pour les sottises d'Homere, ou pource que Metrodorus en tant de lieux et passages de ses écrits injurie le prince des poètes. Mais quant à eux, laissons les là pour tels qu'ils sont, Zeuxippus, et au demeurant nous autres ici à par nous, en y associant Theon, car je vois bien que cettui-ci, Plutarque, est las, efforceons nous de prouver ce qui dés les commencement de la dispute leur a été obiicé, Que ce n'est pas vivre que de vivre selon leurs preceptes. Lors Theon suivant son propos lui répondit,
D'autres ont jà ce combat combattu
Paravant nous, mais à autre but tendre
Il nous faudrait, si voulez y entendre.
Et pour venger l'injure faite aux autres philosophes, essayons nous de prouver et montrer, s'il est possible, que selon les preceptes de ces Epicuriens ici, il est impossible de vivre joyeusement. vraiment, ce dis-je alors, cela sera bien leur sauter à deux pieds sur le ventre, et les contraindre de venir au combat pour leur chair propre, d'ôter la volupté à des hommes qui ne font que crier,
Bons escrimeurs des poings pas nous ne sommes,
ni bons orateurs, ni bons magistrats et gouverneurs de villes et de peuples,
Mais nous aimons à faire bonne chère,
à bancqueter toujours, à nous donner du bon temps, et à bailler tout contentement et agreable chatouillement à notre chair, si que l'aise et le plaisir en regorge jusques à l'âme: de manière qu'il me semble que vous ne leur ôtés pas la joie seulement, mais la vie entièrement, si vous ne leur laissez le vivre joyeusement. Et bien, dit Theon, si tu trouves l'entreprise de ce sujet bonne, que ne l'entreprends-tu doncques maintenant? Si ferai-je bien, dis-je, en vous écoutant, et vous répondant si vous voulés, mais vous commencerez les premiers à nous mettre en train. Et comme Theon s'excusât un petit, Aristodemus se prit à dire: O que tu nous as bien coupé un beau, court et plein chemin pour parvenir à ce point-là, en ne nous permettant pas de faire premièrement répondre cette secte Epicuriene, de la vertu, et de l'honnêteté: car il n'est pas bien aisé d'ôter le vivre joyeusement, et en debouter <p 278v> ceux qui supposent, que la fin supréme de la félicité humaine soit la volupté: là où si nous les eussions une fois peu debutter du vivre honnêtement, ils eussent aussi quant et quant été forclos du vivre joyeusement: car ils confessent et disent eux-mêmes, que l'on ne peut vivre joyeusement, qui ne vit honnêtement, et qu l'un ne peut subsister sans l'autre. Quant à cela, dit Theon, si bon vous semble, au progres du discours nous ne laisserons pas de le ramener en jeu, mais pour cette heure, nous nous servirons de ce que eux-mêmes nous concèdent: car ils tienent que le bien souverain de l'homme consiste au ventre, et autres conduits du corps par lesquels entre la volupté au dedans, et non pas la douleur: et ont opinion que toutes les belles, subtiles et sages inventions du monde, ont été trouvées et mises en avant pour les plaisirs du ventre, ou pour la bonne espérance que l'on avait d'en jouir, ainsi comme l'a écrit le sage Metrodorus: et de cette première supposition-là, sans aller plus loin, vous pouvez connaître et voir, comme ils posent un maigre, vermoulu, et malassuré fondement, pour fonder leur bien souverain, vu que les mêmes conduits, par lesquels ils introduisent les voluptés, sont aussi bien percés pour y recevoir les douleurs, ou pour mieux dire, vu qu'il y a bien peu de conduits au corps humain par lesquels la volupté y entre: là où il n'y a partie d'icelui à laquelle la douleur ne s'attache: car toute volupté a son siege és parties naturelles, aux nerfes, aux pieds, et aux mains, et c'est là que demeurent les plus cruelles passions de gouttes, d'ulceres rongeans, de fluxions et de gangraines, et esthiomenes qui mangent et pourrissent les membres. Si vous approchez du corps les plus douces odeurs, et les plus suaves saveurs qui puissent être, il y aura bien peu d'endroits d'icelui qui s'en émeuvent gayement et joyeusement, et toutes les autres bien souvent s'en irritent et s'en offensent, là où il n'y a partie du corps qui ne soit sujette à sentir et souffrir les douleurs du feu, du fer, les écorchements des escourgées et du fouet: l'ardeur du chaut, la rigueur du froid entre et pénétre par tout, comme aussi fait la fièvre. Et puis les voluptés sont comme de petites bouffées de vents gracieux qui soupirent les unes sur l'une, les autres sur l'autre extrémité du corps, ainsi que sur des escueils de la marine, et passent et s'évanouissent incontinent, tant leur durée est courte: ne plus ne moins que les étoiles que l'on voit la nuit tomber du ciel, ou bien traverser d'un côté à autre, car elles s'allument et s'estaignent en notre chair en un instant: mais au contraire combien les douleurs durent et demeurent, il n'en faut point alléguer de meilleur témoin que le Philoctetes d'Aeschylus, qui dit parlant de son ulcère,
Le fier dragon qui dedans mon pied cache
Sa dent cruelle, aucunement ne lâche
Ne jour ne nuit la prise qu'il en tient.
La détresse de la douleur n'a garde de glisser et couler ainsi, ni de mouvoir et chatouiller seulement la superfice de quelques extrémités du corps, ains au contraire, tout ainsi que la graine et semance de l'herbe qu'on appelle le saint foin, est tortue et a plusieurs pointes et angles, dont elle prend dedans la terre, et y demeure plus long temps à cause de ses pointes: aussi la douleur ayant plusieurs crochets et plusieurs racines qu'elle jette et seme çà et là, s'entrelasse dedans la chair, et y demeure non seulement les jours et les nuicts, mais aussi les saisons des années toutes entières, voire bien les révolutions des Olympiades toutes accomplies, encore à peine en sort elle à la fin, étant poussée et chassée par autres douleurs, comme un clou est poussé par un autre plus fort. Car qui fut oncques l'homme qui bût ou qui mangeât autant de temps durant, comme endurent la soif ceux qui ont la fièvre, ou supportent la faim ceux qui sont assiegés? et où est le soulas et le plaisir que l'on prend à la compagnie et conversation de ses amis, qui dure autant de temps comme les tyrants font supporter <p 279r> de gehennes et de tourments à ceux qui tombent en leurs mains? et tout cela ne procède d'ailleurs que de inhabilité et incapacité du corps à mener vie voluptueuse, d'autant qu'il est plus apte et plus propre à supporter les douleurs et les labeurs que non pas à jouir des délices et voluptés. Car contre les travaux et douleurs il montre qu'il a force pour les endurer, là où en la jouissance des plaisirs et voluptés il montre incontinent son impuissance et sa faiblesse, parce qu'il s'en lasse et s'en saoule tout aussi tôt: à l'occasion dequoi quand ils voyent que nous nous voulons un petit étendre à discourir sur ce vivre joyeusement et voluptueusement, ils nous rompent incontinent notre propos, confessants eux-mêmes que la volupté du corps et de la chair est fort faible et petite, ou pour dire la vérité, que elle passe en un moment, si ce n'est qu'ils s'accordent à mentir et à dire tout autrement qu'ils ne pensent, comme Metrodorus quand il dit, Nous mêprisons et crachons à l'encontre des voluptés du corps:» et Epicurus écrivant, que le sage tombé en maladie, bien souvent se rit et se réjouit au milieu des plus aigres et plus excessives douleurs de sa maladie corporelle. Comment doncques est-il possible que ceux qui portent si légèrement et si aisément les angoisseuses douleurs du corps, fassent aucun compte des voluptés? car encore qu'elles ne cedassent aux douleurs ni en grandeur, ni en longueur de temps et de durée, si est ce que pour le moins elles ont relation et répondance à icelles, d'autant que Epicurus leur a donné cette définition générale et commune à toutes que c'est une substraction de tout ce qui peut causer et apporter douleur: comme si la nature étendait la joie jusques à dissoudre seulement la douleur, et ne permettait pas qu'elle pût passer plus outre en augmentation de volupté, ains que quand elle est arrivée jusques à ce point-là, de ne sentir plus de douleur, elle reçut seulement quelques diversifications et déguisements non nécessaires: mais le chemin pour parvenir avec appétit à cet état-là, qui est toute la mesure de volupté, est fort bref et fort court. Voilà pourquoi s'apercevants bien que ce lieu-là est fort étroit et fort maigre, ils transfèrent leur fin souveraine, qui est la volupté du corps, comme d'un champ stérile en un plus fecond et plus fertile, qui est l'âme: comme si là nous devions toujours avoir les jardins, vergers et prairies toutes couvertes de voluptés, là où en l'Île d'Ithaque, comme dit Telemachus en Homere,
Il n'y a point de grandes larges plaines,
Qui à courir soient aptes et idoines:
aussi n'y a-il point en notre pauvre chair de fruition de volupté qui soit unie et toute plaine, ains est toute raboteuse, entre-mêlée de plusieurs agitations contraires à la nature et fièvreuses. Comment, dit adonc Zeuxippus, ne te semble-il pas que ces gens ici fassent bien en cela, de commencer au corps, où il semble que la volupté s'engendre premièrement, et puis achever en l'âme, comme en celle qui est plus constante et plus ferme, et y mettre toute la perfection? Si fait certes, dis-je, il me semble qu'ils font très bien et selon nature, si tant est qu'ils y cherchent et y treuvent ce qui est plus parfait et meilleur, comme font les personnes qui s'adonnent à la vie contemplative ou active: mais si puis après vous les oyez protester et crier à pleine tête, que l'âme ne s'éjouit de chose du monde quelle qu'elle soit, ni ne se contente et appaise sinon des voluptés corporelles présentes, ou prochaines à venir, et qu'en cela seul gît son bien souverain, ne vous semble-il pas qu'en remuant ainsi la volupté du corps en l'âme, ils font ne plus ne moins que ceux qui frelattent et transvasent le vin d'un vaisseau gâté ou percé, et qui s'en va par tout, en un autre meilleur et mieux relié, pour l'y conserver plus longuement, et qu'ils pensent en cela faire chose plus belle et plus honorable? et toutefois le temps conserve et bonifie le vin qui est ainsi trans-vase? et frelatté: mais de la volupté l'âme n'en reçoit sinon la souvenance, comme une odeur, et n'en retient ni n'en reserve autre chose: parce que tout <p 279v> aussi tôt qu'elle a boullu un bouillon, par manière de dire, en la chair, elle s'éteint, et ce qui en demeure en la mémoire, n'est rien plus qu'une ombre et une fumée: ne plus ne moins que si quelqu'un faisait en soi un recueil et amas tout rance des pensées de ce qu'il aurait autrefois ou mangé ou bu, et se repaissait de cela à faute d'autres vins et viandes présentes et récentes. Or voyez combien les Cyrenaïques parlent plus modestement, encore qu'ils aient les uns et les autres bu en une même bouteille qu'Epicurus: car ils ne veulent pas que l'on exerce le plaisir de l'amour ouvertement à la lumière, ains veulent que l'on le couvre et cache des tenebres de la nuit, de peur que la pensée recevant par la vue tout clarement les images de telle action, ne soit cause d'en rallumer souvent les appétits: et ceux-ci au contraire tiennent, qu'en cela gît et consiste la perfection de la félicité du sage, qu'il se souvient certainement, et retient évidemment toutes les figures, les gestes et mouvements des voluptés passées. Or si telles preceptions sont indignes du nom de ceux qui font profession de sapience, de laisser ainsi telles laveures et ordures de voluptés demeurer et crouppir en l'âme du sage, comme en la cloaque et sentine du corps, je ne m'arrêterai point à le discourir pour cette heure. Mais qu'il soit impossible que telles choses rendent l'homme heureux, ni le fassent vivre joyeusement, il est de soi tout manifeste: car la volupté de se souvenir du plaisir passé ne peut être grande à ceux à qui la jouissance du présent est petite: ni à ceux à qui il est expédient d'en peu faire, et de s'en retirer promptement, il ne peut être utile d'y penser après le fait longuement, vu qu'à ceux mêmes qui sont les plus sensuels, et plus sujets au plaisir de la chair, la joie ne leur demeure pas après qu'ils ont achevé, ains leur reste seulement une ombre, et comme une illusion de songe en l'esprit, après que la volupté s'en est envolée, pour toujours entretenir et allumer le feu de leur concupiscence: ne plus ne moins que ceux qui ayants soif songent qu'ils boivent en dormant, ou qu'ils jouissent de leurs amours: telles voluptés imparfaites, et jouissances imaginaires en l'air, ne font que plus âprement aiguillonner et exciter la luxure. ni à ceux-là doncques encore n'est point non plus délectable la souvenance des voluptés qu'ils ont jouiés par le passé, ains d'un peu de reste de plaisir fort faible et fort vain qui leur demeure, se réveille un furieux appétit qui les poinçonne et ne les laisse point reposer. ni n'est pas aussi vraisemblable que ceux qui sont honnêtes et continents s'amusent à remémorer et recorder telles choses, comme s'ils les lisaient en un papier journal, ainsi que l'on se moquait d'un Corniades, qu'on disait qu'il le faisait, Combien de fois ai-je couché avec Hedia ou avec Leontion? En quels et combien de lieux ai-je bu du vin Thasien? A combien de fêtes du vingtiéme des mois ai-je fait grand chère? Car cette passionnée affection de vouloir ainsi remémorer et se représenter ses bonnes cheres passées, montre et argue évidemment une envie forsennée et bestiale ardeur d'appétit après les actes de volupté présente, ou attendue et esperée. Et pourtant me semble-il que ces gens ici s'étant bien aperçus, que de leur dire s'en ensuivaient tant d'inconvénients et tant d'absurdités, ont eu recours à l'indolence et à la bonne disposition du corps, comme si le vivre joyeusement et heureusement consistait en imaginer et penser, que telle disposition doive être ou avoir été en quelques-uns: car cette ferme constitution et bon portement de la chair, ce disent-ils, et l'assurée espérance qu'elle continuera, apporte une extreme joie et très assuré contentement à ceux qui le peuvent bien discourir en leur entendement. Qu'il soit ainsi, considérez premièrement ce qu'ils font, et comment ils remuent et transportent du haut en bas cette ou volupté, ou indolence, ou ferme disposition de la chair, comment que ce soit qu'ils la baptisent, en la transfèrent du corps en l'âme, et puis de l'âme au corps: pour autant qu'elle s'ensuit et s'écoule par tout, étant contraints de la lier et attacher à son principe, <p 280r> en étayant la volupté du corps avec la joie de l'âme, et réciproquement terminants la joie de l'âme en l'espérance de la volupté du corps. Mais comment est-il possible que le fondement étant ainsi mouvant et esbranlé, ce qui est bâti dessus ne le soit aussi? ou que l'espérance soit assurée, et la joie bien ferme, étant appuyée et fondée sur un soubassement sujet et expose à si grand branle, et à tant et de si grandes mutations, comme sont celles qui épient ordinairement le corps, étant sujet à beaucoup de nécessités et de heurts au dehors, et ayant au dedans les sources et principes de plusieurs maux que le discours de la raison ne peut détourner de divertir. Car autrement ne fussent pas advenues à hommes prudents et sages comme ils sont, les maladies de suppression d'urine, de difficulté de pisser, de flux de ventres, espraintes et racleurs de boyaux, de phthises ou d'hydropisies, dont Epicurus lui-même a été tourmenté des unes, et Polyaenus des autres, et Neocles et Agathobulus en ont encore été emportés d'autres: ce que je n'allégue pas en intention de leur en faire reproche, sachant très bien que Pherecydes et Heraclitus, grands et dignes personnages, ont bien aussi été travaillés de grandes et grièves maladies: mais nous leur demandons s'ils veulent que leurs propos s'accordent avec les accidents qu'eux-mêmes endurent, et qu'ils ne soient pas trouveés être fausses braveries, et eux convaincus de vanité et de menterie, qu'ils ne dient et n'assurent pas que la bonne disposition de la chair soit le principe de toute joie, et qu'ils ne nous cuident pas faire à croire que ceux qui sont tombés en travaux angoisseux, et maladies fort douloureuses, rient, gaudissent et fassent grand' chère: car il est bien possible que le corps se treuve souvent en bonne et ferme disposition, mais qu'il y ait espérance assurée et certaine qu'elle doive continuer, il n'y en peut avoir en âme sage et de bon jugement, ains comme Aeschylus dit qu'en la mer,
La nuit apporte à tout pilote sage
Toujours douleur et peur de quelque orage:
car l'advenir est toujours incertain. Parquoi il est impossible que l'âme qui colloque et constitue son bien souverain en la bonne disposition du corps, et en l'espérance qu'il continuera en icelle, demeure sans crainte et sans tourmente, parce que le corps n'a pas seulement les orages et tempestes de dehors comme la mer, ains la plupart de ses troubles et agitations, et les plus violentes, sont celles qu'il produit de soi-même: et y aurait plus de raison d'esperer beau temps et serein en hiver, que non pas de se promettre une disposition de corps exempte de toute douleur et tout mal, qui dût longuement persévérer: car qu'est-ce qui a donné aux poètes occasion d'appeler la vie des hommes journaliere, instable, inconstante et incertaine, et de la comparer aux feuilles des arbres qui naissent en la primevère, et tombent en Automne, sinon l'imbecillité et faiblesse de la chair sujette à infinies infirmités, inconvénients et dangers, de laquelle les médecins mêmes nous admonestent de craindre, voire de réprimer et diminuer, le suprème en-bon-point? car c'est chose périlleuse, ce dit Hippocrates, que la bonne disposition quand elle est arrivée à son dernier point.
Qui florissait naguere en beau taint,
Soudainement est demeuré éteint,
Comme du ciel une étoile tombée:
ainsi que dit Euripide. Qui plus est, l'on tient que les personnes qui sont en fleur de beauté, si elles sont regardées d'un oeil envieux et sorcier, elles en reçoivent du dommage, d'autant que tout ce qui est en sa perfection de vigueur, est sujet à soudaine mutation, à cause de la faiblesse et imbecillité du corps. Et qu'il n'y ait point d'assurance que l'homme puisse passer sa vie sans douleur, il se peut évidemment montrer parce que eux-mêmes disent aux autres: car ils tiennent, que ceux qui commettent des crimes contre les lois, sont toute leur vie en misere et en crainte, pour ce <p 280v> que encore qu'ils puissent vivre cachés, si est-il impossible qu'ils en puissent prendre assurance, et se promettre qu'ils n'en seront jamais découverts, tellement que la doute de l'advenir ne les laisse pas jouir ni s'assurer de l'impunité présente: mais en disant cela, ils ne s'aperçoivent pas, que c'est autant contre eux-mêmes, comme contre les autres: car tout de même, il est bien possible qu'eux soient en santé, et bonne disposition pour quelque temps, mais de s'assurer qu'ils y demeureront toujours ou longuement, il est impossible: et est forcé qu'ils soient toujours en doute et défiance de l'advenir, comme une femme grosse qui attend l'heure de son travail, à cause du corps, ou bien qu'ils dient comment ils attendent encore une espérance feable et certaine de lui, vu que jamais ils ne l'ont pu ci-devant acquérir jusques ici: car il ne suffit d'être assuré que l'on n'a rien commis ni eu volonté de commettre contre les lois pour s'assurer, pource que l'on ne redoute pas le souffrir peine justement, ains le souffrir simplement: et s'il est mauvais et fâcheux de se trouver empestré de ses propres forfaitures, il ne peut qu'il ne soit dangereux aussi, de se trouver empestré de celles d'autrui, comme si la violence et cruauté de Lachares ne travaillait pas plus les Atheniens, et celle de Dionysius les Syracusains, que eux-mêmes, pour le moins les travaillait elle autant: car en les tourmentant ils étaient tourmentés eux-mêmes, et s'attendaient bien de recevoir un jour la punition des torts et outrages qu'ils faisaient les premiers à leurs citoyens qui tombaient en leurs mains. Il n'est jà besoin que j'allégue à ce propos une fureur de peuple, une cruauté de brigans, une méchanceté de présomptifs heritiers, une pestilence et corruption d'air, une mer bruyante, de laquelle Epicurus lui-même écrit, qu'en naviguant en la ville de Lampsaque il faillit à être englouti: il suffit seulement de mettre en avant la nature de la chair, laquelle a dedans soi-même la matière de toutes maladies, prenant, comme l'on dit communement par manière de risée, du boeuf même les courroies, c'est à dire les douleurs du corps même, par où elle rend la vie autant angoisseuse et dangereuse aux bons, comme aux méchants, s'ils apprennent à se réjouir et à fonder la fiance et sûreté de leur joie pour cause de la chair, et sur l'espérance d'icelle. Parquoi il faut conclure, que non seulement ils prennent un malfeable et peu assuré principe et fondement de vivre joyeusement, mais aussi petit et vil, n'ayant dignité quelconque, s'il est ainsi que l'eviter mal soit leur joie et leur félicité souveraine, disants qu'il ne se peut entendre ni comprendre autrement, et bref que la nature même ne saurait où loger le bien, sinon seulement là dont elle chasse le mal, ainsi comme écrit Metrodorus en son traité contre les Sophistes: de manière qu'il faut selon eux définir le bien, être fuyr le mal: car on ne saurait où mettre le bien et la joie, sinon là dont serait délogé le mal et la douleur. Autant en écrit Epicurus, Que la nature du bien s'engendre de la fuite du mal, et de la mémoire de la pensée et du plaisir de se souvenir que l'on a été tel, et que tel cas est advenu: parce que ce qui fait et donne une joie inestimable et incomparable, c'est proprement cela, quand on sait que l'on a échappé un grand mal: et est cela, dit-il, certainement la nature et l'être du bien, si l'on assene droitement là où il faut, ainsi comme il appartient, et que l'on s'arrête là, sans vaguer en vain çà et là, en babillant de la définition du souverain bien. O la grande félicité, et la grande volupté dont jouissent ces gens-là, s'éjouissants de ce qu'ils n'endurent point de mal, qu'ils ne sentent aucun ennui, ni ne souffrent douleur quelconque! N'ont-ils pas bien occasion de s'en glorifier, et de dire ce qu'ils disent d'eux-mêmes, en s'appellant egaux aux Dieux immortels? et pour les excessives sublimités et grandeurs de leurs biens, crier à pleine tête, et hurler de joie, comme ceux qui sont épris de la fureur de Bacchus, pource que ayants surpassé tous autres hommes en sagesse et vigueur d'entendement, ils ont seuls inventé le bien souverain, céleste et divin, où il n'y a mêlange <p 281r> aucune de mal: tellement que leur béatitude ne cède aucunement à celle des pourceaux et des moutons, étant par eux constituée, en se trouver bien de la chair, et de l'âme pour cause de la chair. Car quant aux animaux qui sont un peu plus gentils, et qui ont plus d'esprit, la fuite de mal n'est point le comble de leur bien: car quand ils sont saouls, ils se mettent aucuns à chanter, les autres à nager, les autres à voler, et à contrefaire toutes sortes de voix et de sons, en se jouant de gaieté de coeur, pour le plaisir qu'ils y prennent: et puis ils s'entrefont des caresses, jouent et sautent les unes avec les autres, montrants par là, que après qu'ils sont sortis du mal, la nature les incite à chercher et poursuivre encore le bien, ou plutôt qu'ils jettent et chassent arrière d'eux tout ce qui est douloureux et étranger, comme les empêchant de poursuivre ce qui est meilleur, plus propre, et plus selon leur nature: car ce qui est nécessaire, n'est pas incontinent bon, ains le désirable et choisissable est situé pardelà et plus avant que la fuite de mal, voire certes l'agreable et le propre et naturel, comme disait Platon, lequel défendait d'appeler, et ne voulait pas que l'on estimât la délivrance de tristesse et d'ennui, volupté, ains comme le premier esbauchement des gros traits d'une painture, et une mixtion de ce qui est propre et étranger, naturel et contre nature, ne plus ne moins que de blanc et de noir. Mais il y a des gens qui montants du bas au milieu, à faut de bien savoir et entendre que c'est du bas, et que c'est du milieu, estiment que le milieu soit la cime et le bout, comme font Epicurus et Metrodorus, qui définissent la nature et substance du bien, être fuite et délivrance du mal, et s'éjouissent d'une joie d'esclaves, ou de captifs prisonniers, que l'on a tirés des prisons et deferrés, qui tienent pour un grand bien, que l'on les lave et les huile, après qu'ils ont été bien fouettés et déchirés d'escourgées, et qui au demeurant n'essayèrent ni ne surent jamais que c'est d'une pure, nette et liberale joie, non point cicatricée: car si la galle, la demangeaison de la chair, et la chassie des yeux, sont choses mauvaises et fâcheuses, et que la nature refuit, il ne s'ensuit pas pourtant, que le gratter sa peau et frotter ses yeux soient choses bonnes et heureuses: ne si superstitieusement craindre les Dieux, et toujours être en angoisse et en frayeur de ce que l'on raconte des enfers, est mauvais: il ne faut pas inferer que pour en être exempt et délivre, on soit incontinent bienheureux ni bien joyeux. Certainement ils assignent une bien petite et étroite place à la joie, pour se pouvoir égayer et promener à son aise, jusques à ne se point esmayer ni troubler de l'appréhension des peines que l'on décrit aux enfers. cette leur opinion passant outre les communes du vulgaire, met pour le but et la fin derniere de sa sapience, une chose que l'on voit clairement être aux bêtes brutes: car si quant à la bonne disposition du corps, il ne peut chaloir si c'est ou par nature, ou par lui-même, qu'il soit exempt de maladie: aussi ne fait-il pas quant à la tranquillité de l'âme, et n'est point plus grande chose qu'elle soit rassise hors de toute perturbation, pour avoir acquis ce repos de soi-même, que pour l'avoir de la nature: encore que l'on pourrait avec raison soutenir, que la disposition soit plus robuste, qui par sa nature ne reçoit point ce qui travaille et tourmente, que celle qui avec jugement et diligence de doctrine le fuit. Mais posons le cas, que l'un soit aussi digne que l'autre, par là il apparaitra pour le moins, qu'ils n'ont en cela rien de plus grand et meilleur que les bêtes, quant à ne se angoisser et troubler point de ce que l'on raconte des enfers et des Dieux, et à ne craindre point après la mort des peines et des tourments qui n'auront jamais fin. Et qu'il soit vrai, Epicurus certes lui-même écrit ainsi: Si les soupçons et imaginations, que les hommes ont conceues des impressions qui sont et qui apparoissent en l'air et au ciel, ne nous eussent travaillés, ni semblablement celles de la mort et des peines d'après elle: nous n'eussions point eu de besoin d'aller rechercher les causes naturelles, non plus que les animaux qui n'ont point de mauvaises <p 281v> suspicions des Dieux, ni des opinions qui les tourmentent, touchant ce qui leur doit arriver après leur mort, car ils ne pensent ni ne craient point qu'il y ait aucun mal. Et puis si en l'opinion qu'ils tienent des Dieux, ils eussent laissé la provoyance divine, croyants que par icelle le monde soit régi, il eût semblé que les sages hommes eussent eu l'avantage sur les bêtes brutes pour vivre joyeusement, en ce qu'ils eussent eu bonnes espérances: mais étant ainsi que la fin de toute leur doctrine touchant la nature des Dieux est, d'en ôter toute la crainte, et de n'en être plus en esmoy ni en souci, il m'est avis que cela se treuve plus ferme et plus certain en ceux qui ne connaissent du tout rien de Dieu, qu'en ceux qui disent le connaître bien, mais non point punissant, ni malfaisant: car ceux-là ne sont point délivrés de superstition, mais c'est pour autant qu'ils n'y tombèrent jamais, ni n'ont point laissé une opinion touchant les Dieux qui les tint en transe, mais c'est pour autant qu'ils ne l'eurent oncques. Autant en faut-il dire touchant les persuasions que l'on a des enfers, car ni les uns ni les autres n'ont espérance d'en tirer et recevoir du bien: mais soupçonner, craindre et redouter ce qui doit advenir après la mort, est moins en ceux qui n'ont point d'opinion prejugée ni présumée de la mort, qu'en ceux qui devant se sont imprimé cette persuasion, que la mort ne nous touche en rien: et ne sauraient eux dire, qu'elle ne leur touche ni appartiene en rien, vu qu'ils en discourent, qu'ils en écrivent et disputent, là où les animaux n'y pensent, ni ne se soucient aucunement de ce qui point ne leur appartient: vrai est qu'ils fuient et se gardent d'être frappés, blecés et tués, et c'est ce qu'ils redoutent de la mort, et ce qui leur en est épouventable. Voilà les biens qu'ils disent que la sapience leur a apportés quant à eux: mais voyons maintenant et considérons ceux dont eux-mêmes se deboutent et se privent. Quant à ces espanouissements de l'âme, qui se dilate pour la chair, et pour les plaisirs qui sont en icelle, s'ils sont petits ou mediocres, ils n'ont rien de grand, ne qui mérite que l'on en face cas: et s'ils passent la mediocrité, outre ce qu'ils sont vains, malassurés et incertains, on les devrait plutôt nommer voluptés importunes et insolentes du corps, que non pas joyes ni plaisirs de l'âme, qui rit aux voluptés sensuelles et corporelles, et participe à ses dissolutions. Mais celles qui justement méritent d'être appelées joyes, liesses et réjouissances de l'âme, sont toutes pures et nettes de leurs contraires, n'ayant rien mêlé parmi d'émotion fièvreuse, ni de pointure qui les pique, ni de repentance qui les suive, ains est leur plaisir vraiment spirituel, propre et naturel à l'âme, non point emprunté ni attiré d'ailleurs, ni destitué de raison, ains très conjoint à icelle, procédant de la partie de l'entendement qui s'adonne à la contemplation de la vérité, et est désireuse de savoir, ou bien de celle qui s'applique à faire et executer de grandes et honorables choses. De l'une et de l'autre desquelles parties qui voudrait tâcher à nombrer, et se parforcerait de vouloir à plein discourir, combien de plaisirs et de voluptés, et combien grandes il en sont, il n'en viendrait jamais à bout: mais pour en rafraîchir un peu la mémoire, les histoires nous en suggèrent infinis beaux exemples, lesquels nous donnent un très agreable passe-temps à les lire, et si ne nous saoulent jamais, ains laissent toujours le désir d'entendre la vérité, non content ni assouvy de sa propre volupté, pour laquelle le mensonge même n'est pas du tout destitué de grâce, ains y a aux fables et fictions poétiques, encore que l'on n'y ajoute point de foi, quelque force et efficace en délectant de persuader. Car pensez en vous mêmes avec quelle chaleur de délectation et d'affection on lit le livre de Platon, qui est intitulé Atlantique, et les derniers livres de l'Iliade d'Homere, et combien nous regrettons que nous ne voyons au long ce qui s'en faut que la fable ne soit toute parachevée, comme si c'étaient de beaux temples ou de beaux théâtres fermés: car connaissance de la vérité de toutes choses est si aimable <p 282r> et si désirable, qu'il semble que le vivre et l'être même depende de connaître et de savoir, et que ce qui est le plus triste, et le plus odieux en la mort, soit oubli, ignorance et tenebres, qui est la raison par laquelle tous hommes presque combattent et font la guerre à l'encontre de ceux qui ôtent le sentiment aux trêpassés, mettants tout le vivre, l'être, et la joie de l'homme, au sentiment, et en la connaissance de l'âme: tellement que les choses mêmes qui sont fâcheuses, on les oit aucunefois avec quelque plaisir, et bien souvent encore que l'on soit tout troublé de ce que l'on entend dire, voire et que l'on en ait les larmes aux yeux, si ne laisse l'on pas de prier ceux qui les racontent, d'achever: comme fait Oedipus en Sophocles,
LE MESSAGER.
Hélas je suis sur le point de te dire
Ce qu'il y a en tout ce mal de pire.
OEDIPUS.
Hélas et moi sur le point de l'ouïr,
Mais point ne faut à l'écouter fuyr.
Toutefois cela pourrait être un ruisseau d'incontinence, procédant de la curiosité de vouloir tout entendre et savoir, en forçant tout le jugement de la raison: mais quand une narration qui ne contient rien de triste ni de nuisible, ains toutes aventures et actions grandes et honorables, est couchée en beau langage, avec la grâce, nerfs, et force d'éloquence, comme sont les histoires d'Herodote, de Xenophon en ses Annales de la Grèce, et de la Perse, ou ce que Homere divinement a chanté en ses vers, ou Eudoxus en sa pérégrination et décrition du monde, ou Aristote en son traité de la fondation gouvernement et institution des grandes villes, ou Aristoxenus qui a couché par écrit les vies des hommes illustres, il y a beaucoup de plaisir et de contentement, et jamais repentance ni déplaisir ne s'en ensuit après. Et qui est celui qui ayant faim mangerait plus volontiers des délicates viandes ou ayant soif boirait plutôt des vins friands et delicieux des Phéaciens, qu'il ne lirait toute la fiction du voyage et pérégrination d'Ulysses? Et qui est celui qui prendrait plus de plaisir à coucher avec une belle femme, qu'à passer la nuit à lire ce que Xenophon a écrit de Panthea, ou Aristobulus de Timoclea, ou Theopompus de Thisbé? ces plaisirs-là sont voluptés propres à l'âme. Mais ces Epicuriens ici rejettent aussi tous les plaisirs qui procèdent des subtiles inventions des Mathematiques: et toutefois la délectation que l'on reçoit en lisant les histoires, est toute simple, coulante et unie: mais les plaisirs que l'on reçoit de la Geometrie, de l'Astronomie, et de la Musique, ont je ne sais quoi d'aiguillon davantage, et un attrait de varieté si délectable, qu'il semble que les hommes en soient charmés et enchantés, attirants et retenants les hommes avec leurs décritions, ne plus ne moins qui si c'étaient sorcelleries et enchantemens: de manière que qui en a une fois goûté, et qui en a quelque expérience, s'en va par tout chantant ces vers de Sophocles,
Des Muses furieux désir
Est venu le mien coeur saisir:
Je vois à la cime du mont,
Où de la lyre me semont
La melodieuse harmonie.
Un Thamyras ne chante et n'est ravi d'autre chose, ni un Eudoxus, un Aristarchus, un Archimedes: car vu que ceux qui se délectent de l'art de peindre, prennent si grand plaisir à l'excellence de leurs ouvrages, qui Nicias jadis peignant l'evocation et conjuration des âmes des trêpassés, qui est en l'Odyssée d'Homere, était si affectionné après, qu'il demandait souvent à ses gens s'il avait disné: et quand la peinture fut parachevée, le Roi d'Aegypte Ptolomée lui en envoya présenter soixante talents, <p 282v> qui vallent trente six mille écus: lesquels il refuza, et ne voulut oncques vendre son ouvrage. Quelles doncques et combien grandes voluptés devons nous estimer que recueillait de la Geometrie et de l'Astronomie un Euclides, quand il écrivait ses propositions de Perspective: et Philippus, quand il composait les Demontrations des diverses formes et figures que montre la Lune: et Archimedes, quand il inventa par le moyen de l'instrument qui s'appelle l'Angle, que le diametre, c'est à dire le travers du corps du Soleil, est la même partie du plus grand cercle, que l'angle, par où on le voit, l'est des quatre droits: et Apollonius et Aristarchus, qui ont été inventeurs de semblables propositions, dont l'intelligence et contemplation apportent encore aujourd'hui de grandes voluptés, et merveilleuse hautesse de coeur et magnanimité à ceux qui les peuvent entendre? Et ne méritent pas les ordes et salles voluptés des cuisines et bourdelages d'être comparées à celles-ci, en contaminant le saint mont de Helicon et les Muses,
Là où pasteur n'oza jamais mener
Aucun troupeau paître ni promener,
Et où le fer, dont les arbres on tranche,
Ne coupa onc pas une seule branche.
Car ces plaisirs-là sont les vraies pâtures impollues des gentilles abeilles sans souillure quelconque, là où celles du corps ressemblent proprement aux demangeaisons et grattements des boucs et des pourceaux, qui outre le corps, emplissent encore de leurs ordures la partie sensuelle de l'âme, sujette à toutes passions et perturbations. Il est bien vrai que le désir et la cupidité de jouir des voluptés est passion hardie et audacieuse à entreprendre choses diverses: mais encore ne s'est-il point trouvé jusques ici d'amoureux, qui pour avoir couché avec son amie, ait sacrifié un boeuf: ni pas un gourmand qui souhaittât de se pouvoir emplir un jour à coeur saoul des viandes delicieuses, confitures et patisseries que l'on sert aux Rois, à la charge de mourir incontinent après: là où Eudoxus souhaittait et faisait prières, qu'il pût voir de près les Soleil, comprendre sa forme, sa grandeur, et sa beauté, et puis en être brûlé, comme fut Phaëton. Pythagoras, pour la preuve d'un proposition qu'il avait inventée, sacrifia un boeuf aux Muses, ainsi comme écrit Apollodorus,
Pythagoras après qu'il eût trouvé
Le noble écrit, pour lequel bien prouvé
Il fit d'un boeuf solennel sacrifice.
soit que ce fut la proposition, par laquelle il montre, que la ligne qui regard l'angle droit d'un triangle, a autant de puissance comme les deux qui l'environnent: ou bien celle par laquelle il mesure l'air de la section parabolique de la Pyramide ronde. Et Archimedes qui était si ententif à tracer ses figures de Geometrie, qu'il fallait que ses serviteurs l'en retirassent par force, pour le mener huiler et laver en l'étuve: encore quand il était là, tracait-il avec l'étrille dont on le frottait, des figures sur la peau de son ventre: et un jour ainsi comme il se baignait, ayant inventé le moyen, par lequel il pourrait adverer combien l'orfévre avait dérobbé d'or en la façon de la couronne, que le Roi Hireon lui avait baillée à faire, ne plus ne moins que s'il eût été soudainement épris et ravi de quelque fureur inspirée et divine, il sortit hors du baing, criant çà et là, Je l'ai trouvé, je l'ai trouvé, par plusieurs fois: là où jamais nous n'entendismes qu'il y eût aucun friand ni gourmand, qui allât de joie criant par tout, j'ai mangé, j'ai mangé: ni amoureux, j'ai baisé, j'ai baisé: combien qu'il y ait eu par le passé, et qu'il y ait encore de présent, dix mille fois dix mille, c'est à dire, innumerables hommes dissolus: ains au contraire, nous detestons ceux qui avec trop de montre d'affection font des comptes de leurs festins, comme gens qui font trop de cas de petites et indignes voluptés, que l'on <p 283r> dût avoir en mêpris: là où au contraire en lisant les écrits d'un Eudoxus, d'un Archimedes, d'un Hipparchus, nous sommes ravis comme eux d'un céleste et divin plaisir, et ajoutons foi au dire de Platon, qui écrit, que les arts Mathematiques, étant mêprisés et délaissés par ignorance, à faute de les entendre, néanmoins pour la grâce et le plaisir qu'ils ont, encore viennent-ils en avant, en despit des ignorans. Toutes lesquelles voluptés si grandes, et en si grand nombre, toujours coulantes comme une rivière continuelle, ces hommes ici détournent et derivent ailleurs, pour empêcher que ceux qui s'approchent d'eux, et prêtent l'oreille à leur doctrine, n'en tâtent, ains leur commandent que levant tous leurs appareils, ils les fuient à pleines voiles. Qui plus est, tous ceux de cette secte, tant hommes que femmes, prient et supplient Pythocles par Epicurus, qu'il ne face compte quelconque de tous ces arts que nous appellons liberaux. Et en louant une je ne sais quel Apelles, entre autres belles qualités qu'ils lui attribuent, ils mettent, que dés son commencement il s'était abstenu d'étudier és arts Mathematiques, et n'en avoir jamais été souillé ni contaminé. Quant aux histoires (pour ne dire point comme de toutes autres sciences ils n'ont jamais rien ouï ne vu) j'alléguerai seulement ce que Metrodorus écrit là où il parles des poètes «N'ayes point, dit-il, de honte, et ne pense point que ce soit vergongne de confesser, que tu ne sais desquels était Hector, des Grecs ou des Troiens, ni comment il y a aux premiers vers d'Homere, et te soucies aussi peu de ceux qui sont au milieu.» Or a bien Epicurus entendu que les voluptés corporelles, ne plus ne moins que les vents anniversaires qui soufflent durant les jours caniculaires, se vont passant, et cessent enfin totalement, après que la fleur de l'âge de l'homme est passée: et pourtant il fait une question, à savoir si le sage étant devenu vieil, et ne pouvant plus avoir compagnie de femme, prend encore plaisir à toucher, tâter, et manier les belles personnes, étant en cela bien loin de la sentence du sage Sophocles, lequel disait, qu'il était bien aise d'être échappé des liens de l'amour et de la volupté, comme du joug et de la chaine d'un maître violent et furieux. Mais à tout le moins fallait-il que ces voluptueux ici, voyants que la vieillesse dessèche et fait tarir plusieurs voluptés corporelles, et que
Dame Venus aux vieux est courroucée,
comme dit Euripides, feissent provision de ces autres voluptés ici spirituelles, comme de vivres secs, non sujets à pourriture ni à corruption, pour attendre et soutenir un siege, et que leurs fêtes de Venus et leurs lendemains fussent de passer leur temps à lire quelques plaisantes histoires, ou quelques beaux poèmes, ou quelque belle speculation de Musique, ou de Geometrie: car il ne leur serait jamais venu en pensée, de mettre en avant ces attouchemens et maniemens-là, qui n'ont plus ni dents ni yeux, en manière de parler, et ne sont plus que allechements et provocations de luxure amortie, s'ils eussent appris à écrire d'Homere et d'Euripide, à tout le moins comme Aristote, Heraclides, Dicaearchus en écrivent: mais ne s'étant jamais souciés de faire munition et provision de tels vivres, et toute leur vie au demeurant étant malplaisante, aride et sèche, comme ils disent, de la vertu, voulants toujours être en voluptés continuelles, et le corps n'y pouvant plus fournir, ils font des choses vilaines et déshonnêtes hors de temps et de saison, par leurs confessions mêmes, s'efforçants de réveiller et resusciter la mémoire de leurs voluptés anciennes: et se servants de ces vieilles-là, à faute d'autres plus fresches, comme s'ils les eussent gardées en composte salées toutes mortes, et en veulent rallumer d'autres expirées en leur chair, qui est désormais comme une cendre froide contre la nature, à faut d'avoir fait provision en leur âme d'aucune douceur qui lui soit propre, avec réjouissance digne d'elle. Et quant au reste des plaisirs spirituels, nous en avons <p 283v> dit ce qui nous en est venu en pensée de dire: mais quant à la Musique qui donne à l'homme tant et de si grandes délectations, laquelle néanmoins ils fuient et rejettent, il ne serait pas possible de l'oublier ni passer sous silence, quand bien on le voudrait, pour les impertinences et absurdités grandes qu'en met Epicurus. Car en ses questions il maintient que le sage est grand amateur de tous spectacles, et plus que nul autre curieux et affectionné de voir et ouïr les passetemps que l'on fait és Theatres durant les fêtes de Bacchus: et néanmoins il ne veut pas donner lieu aux disputes et questions des lettres humaines, non pas seulement à la table quand on disne ou que l'on soupe, ains conseille aux Rois amateurs des lettres, de se faire plutôt lire des ruses de guerre, et d'ouïr des bouffonneries et plaisanteries à leurs tables, que non pas des propos et disputes de la Musique, ou de l'art poétique: ainsi l'a-il écrit en son livre de la Royauté, comme s'il écrivait à un Sardanapalus, ou à un Naratus, qui fut jadis Satrape et gouverneur du pays de Babylone. Car jamais Hieron, Attalus et Archelaus ne se fussent laissés persuader, qu'ils deussent faire lever de leurs tables un Euripides, un Simonides, un Melanippides, un Crates, un Diodotus, pour y faire seoir en leurs places un Cardax, un Agriante, ni un Callias bouffons et plaisants, et des Thrasonides et Thrasyleons, qui ne savaient autre chose que faire rire, en contrefaisant des lamentations et gémissemens, ou bien des applaudissemens et battemens de mains: et si le premier Ptolomaeus qui assembla un college d'hommes de lettres, eût rencontré ces beaux enseignemens-là, et ces belles instructions royales, n'eût-il pas dit aux Muses, O Muses, d'où vient cette envie? car il n'est point bien séant à nul Athenien de haïr ainsi et faire la guerre aux Muses: mais comme dit Pindare,
Ceux qui ne sont point des élus
De Jupiter bienvoulus,
Tressaillent de peur, et s'effraient
Quand la voix des Muses ils oyent.
Que dis-tu Epicurus? tu vas dés le fin matin au théâtre pour ouïr les sons des joueurs de cithres et de flûtes, et si en un banquet il advient qu'un Theophrastus discoure des accords de la Musique, ou un Aristoxenus des nuances, ou un Aristophanes des oeuvres d'Homere, bouscheras-tu les aureilles avec les deux mains, de peur de les ouïr, pour la haine et pour l'horreur en quoi tu les as? N'y a-il pas plus d'apparence et plus d'honnêteté, en ce que l'on récite du Roi de Scythie Athea, lequel comme l'excellent joueur de flûtes Ismenias eût été pris prisonnier de guerre, et eût joué devant lui durant son souper, jura qu'il prendrait plus de plaisir à ouïr hennir son cheval? et puis ils ne veulent pas avouer quand on leur obiice qu'ils ont la guerre jurée, sans espérance de trêve ni de paix, avec toute gentillesse et toute honnêteté. Et si vous en ôtés la volupté, qu'y a-il plus au monde de vénérable, de saint, de pur et de net, qu'ils aiment, ne qu'ils embrassent? n'eût-il pas été plus raisonnable pour vivre joyeusement, de rebuter et fuïr les senteurs et les parfums, comme font les écharbots et les vautours, que non pas les propos et devis des lettres humaines, et de la Musique? Car quelle flûte ou aubois, ne quelle cithre bien accommodée pour chanter dessus,
Quelle chanson de Chorus envoyee
Hors de la bouche à gorge déployée,
Par gens en l'art de chanter très savants,
donna oncques tant de réjouissance à Epicurus, ou à Metrodorus, comme faisaient à Aristote, à Theophrastus, à Hieronymus et à Dicaearchus les discours, les règles et preceptes des chores ou charoles, et les questions touchant les instrumens des aubois, touchant les proportions, les consonances et accords? comme pour exemple, <p 284r> quand ils enquéraient la cause, pourquoi c'est que de deux tuyaux de flûtes, egaux au demeurant, celui qui est plus étroit d'emboucheure, rend le son plus gros: et pourquoi est-ce, que si on léve contremont la flûte, elle en devient plus hautaine en tous ses tons: et au contraire si on la baisse et étoupe, elle en sonne plus bassement: autant en fait-elle quand elle est jointe et approchée d'une autre, et à l'opposite quand elle est déjointe et séparée, elle sonne plus haut et plus aigu: et pourquoi est-ce, que si l'on seme par la place de la scène où jouent les joueurs en un théâtre, de la balle, ou bien de la poussière, le peuple en est tout assourdi: et comme Alexandre voulût en la ville de Pelle faire le devant de la scène du théâtre tout de bronze, l'architecte ne le voulut pas permettre, parce qu'il dit, que cela gâterait la voix des joueurs: et pourquoi est-ce qu'en la musique le genre harmonique resserre et attriste, et le chromatique dilate et réjouit? Et puis les moeurs et naturels des hommes que les poètes représentent en leurs écrits, leurs ingenieuses fictions, la différence de leurs stiles, les solutions des doutes et questions que l'on fait dessus, outre la délectation, gentillesse et beauté qu'elles ont, encores apportent'elles quant et quant je ne sais quelle efficace de persuader, dont chacun se peut servir à son profit: tellement qu'elles pourraient, comme dit Xenophon, faire oublier jusques à l'amour même, tant cette volupté a de puissance: de laquelle ces Epicuriens ici n'ont aucun sentiment, ni aucune expérience, ni n'en veulent avoir, qui pis est, comme ils disent eux-mêmes, tendants toute la partie contemplative de l'âme à ne penser à autre chose qu'au corps, et la tirant à fond contrebas avec les cupidités sensuelles et charnelles, ne plus ne moins que les filets des pêcheurs avec de petits rouleaux de plomb, faisants comme les palefreniers ou bergers qui mettent devant leurs bêtes du foin, ou de la paille, ou de quelque herbe, comme étant la propre pâture des animaux qu'ils ont en charge. Car n'est-il pas ainsi qu'ils veulent engraisser l'âme, comme on fait des pourceaux, avec les voluptés du corps, entant qu'ils veulent qu'elle se réjouisse de ce qu'elle espere, que le corps en aura bientôt jouissance, ou bien qu'elle a souvenance de celles que elle a jouiés par le passé, et ne lui permettent pas qu'elle perçoive aucune particulière douleur, ni aucune propre délectation à elle seule? Et toutefois peut-il être chose plus étrange et plus hors de toute apparence de raison, que y ayant deux parties desquelles l'homme est composé, l'âme et le corps, et l'âme étant en plus digne degré, dire que le corps ait un bien propre et particulier à lui selon nature, et que l'âme n'en ait point, ains qu'elle demeure oisive à regarder le corps, en regardant aux passions et affections d'icelui, en s'éjouissant avec lui seulement, sans que d'elle-même originellement elle ait aucun mouvement, ni aucune election, ni aucun désir, ni aucune joie? car il fallait, en se découvrant tout rondement et simplement, dire, que l'homme fut tout chair, comme font aucuns qui nyent, tout à plat, qu'il y ait aucune substance spirituelle, ou bien en laissant deux natures différentes en nous, y laisser aussi quant et quant à chacune son bien et son mal, son propre et naturel, et son étrange et contre-naturel, comme entre les cinq sens naturels un chacun est bien destiné et approprié à un certain sujet sensible, encore qu'ils soient tous fort compassibles et consentants les uns aux autres. Or est-il que le propre sentiment de l'âme est l'entendement, et de dire qu'il n'ait aucun propre sujet, ni spectacle, ni mouvement, ni affection qui lui soit propre, peculiere et naturelle, il n'y aurait point de propos, si ce n'est que d'aventure sans y penser, nous leur mettions sus des calomnieuses imputations. Alors je pris la parole et lui dis, Non pas à notre jugement, car nous t'absolvons de toute action d'injure, et pourtant poursuy hardiment ton propos jusques à la fin. Comment (dit-il) Aristodemus ne me succédera-il doncques pas, si d'aventure tu es du tout las de parler? Oui bien certes, répondit Aristodemus, mais ce sera quand tu te <p 284v> trouveras las et recru comme cettui-ci: mais maintenant attendu que tu es encore tout frais et vigoureux, mon bon ami, ne t'épargne point pour ne donner à penser, que ce soit mignardise qui te fait fuir la lice. Certainement dit adonc Theon, c'est bien peu de chose et très facile, que ce qui reste: car il ne reste plus que à montrer et raconter, combien il y a de joyes et de voluptés en la vie active. Or confessent-ils eux-mêmes, qu'il y a trop plus de plaisir à bien faire à autrui, que non pas à en recevoir d'autrui: et est vrai que l'on peut faire bien de paroles mêmes, mais le plus souvent et principalement de fait, ainsi comme le nom même de benefice et de bien faire le donne à connaître, et eux-mêmes le témoignent, comme nous oyons réciter et recorder à cettui-ci, alléguant les paroles que profera, et les missives que écrivit Epicurus à ses amis, haut-louant et magnifiant Metrodorus, de ce que vaillamment et hardiment il descendit de la ville d'Athenes jusques au port de Piraée, pour secourir Mithres le Syrien, encore qu'il ne fît rien en cette saillie-là. Quelles doncques et combien grandes voluptés devons nous estimer qu'étaient celles de Platon, quand Dion sortant de son école et de sa discipline, alla ruiner le tyran Dionysius, et délivrer la Sicile? et quelles joyes devait sentir Aristote quand il fit r'edifier la ville de sa naissance qui était toute par terre, et fit rappeller ses citoyens qui en étaient tous chassés et bannis? et quelles Theophrastus et Phidias, qui ruinèrent les tyrants qui avait usurpé la domination de leur pays? car combien d'hommes en particulier secoururent-ils, non point en leur envoyant un boisseau de bled ou de farine, comme Epicurus en envoya à quelques-uns, mais en faisant que ceux qui étaient bannis de leur pays, et chassés de leurs maisons et de leurs biens, y peussent retourner et rentrer, et que ceux qui étaient prisonniers aux fers, en fussent délivrés, et ceux qui étaient privés de leurs femmes et de leurs enfants, les peussent recouvrer? Qu'est-il besoin de vous en dire davantage, à vous qui le savez certainement? Mais quand je le voudrais, si me serait-il impossible de passer par-dessus l'impudende et impertinence de cet homme, lequel mettant sous les pieds, et mêprisant les faits de Themistocles et de Miltiades, écrivait de lui à ses amis en cette sorte: «Quant aux bleds que vous avez fournis et envoyés, vous avez vaillamment et magnifiquement montré le soin que vous avez de nous, et avez déclaré par signes qui montent jusques au ciel, l'amour et bienveillance que vous me portez.» de manière que qui ôterait un peu de bleds de la missive de ce philosophe, les paroles sont au reste couchées, comme si c'était pour remercier quelqu'un d'avoir sauvé toute la Grèce, ou bien d'avoir délivré ou préservé tout le peuple d'Athenes. Je ne me veux point amuser à déduire, que pour les voluptés corporelles la nature a besoin de grands frais et grosse dépense, et que le plaisir qu'ils cherchent, ne gît point en gros pains bis ni en potage de lentilles: ains requèrent les appétits de ces voluptueux ici des viandes exquises, des vins delicieux, comme sont ceux de Thasos, des délicates senteurs et odeurs précieuses de parfums, des patisseries, tartres et gâteaux bien détrempés avec la liqueur de l'abeille aux roux-pennage: et par-dessus tout cela, encore de belles jeunes femmes, comme une Leontion, une Boidion, une Hedia, une Nicedion, qu'il entretenait et nourrissait en son verger de plaisance: mais au demeurant quant aux joyes et liesses de l'âme, il n'y a celui qui ne dise et ne confesse, qu'il faut qu'elles soient fondées sur la grandeur de quelques actions, et la beauté de quelques oeuvres mémorables, si nous ne voulons qu'elles soient trouvées futiles, basses et peuriles, ains au contraire qu'elles soient réputées graves, constantes et magnifiques. Mais de se vanter et exalter pour s'être laissé aller à toute dissolution de voluptés, comme feraient des matelots et mariniers qui auraient célébré la fête de Venus, et de faire gloire de ce qu'étant malade de l'espèce d'hydropisie que les médecins appellent ascites, il ne laissait pas de faire des festins et assemblées de ses amis, <p 285r> et qu'il ne craignait point d'ajouter encore de l'humeur davantage à son hydropisie, et qu'il se fondait d'une certaine espèce de joie mêlée avec larmes, quand il se souvenait des dernieres paroles que lui avait dites son frère Neocles à son trêpas il est certain que nulle personne de sain entendement n'appellera jamais ces sottises là liesses ni joyes, mais s'il y a aucun rire qui se doive nommer Sardonien, qui soit propre à l'âme, c'est à mon avis en telles réjouissances forcées et mêlées de larmes: toutefois qui les voudra appeler joyes et liesses, qu'il compare à l'encontre ces autres ici, et qu'il considère de combien sont plus excellentes celles qui sont exprimées par ces vers:
Par mes conseils de Sparte confondue
En armes a la gloire été tondue.
Et, celui-ci fut, ami passant, tant comme
Il a vécu, un clair soleil de Rome.
Et, Je ne sais pas si un Dieu immortel
Je te dois dire, ou un homme mortel.
Et quand je me mets devant les yeux les hauts faits d'un Thrasybulus, d'un Pelopidas ou d'un Aristides, en la journée de Platées, ou d'un Miltiades en celle de Marathon, alors je suis ravi hors de moi-même, comme parle Herodote, et contraint de dire, que selon mon avis il y a en la vie active de ceux qui font ainsi tant de beaux actes heroïques, plus de joie et de douceur que non pas de gloire et d'honneur: à quoi porte témoignage le dire d'Epaminondas même, lequel assurait, que le plus doux contentement qu'il eût eu en toute sa vie, était, que son père et sa mère vivants voyaient le trophée de la bataille de Leuctres, qu'il avait gagnée contre les Lacedaemoniens, étant Capitaine général des Thebains. Or comparons maintenant à la mère d'Epaminondas, celle d'Epicurus, laquelle devait être bien aise de voir son fils caché au fond d'un delicieux jardin, et verger de plaisance: là où il faisait des enfants à moitié avec son familier Polyaenus, à une courtisane native de la ville de Cyzique: car que la mère et la soeur de Metrodorus fussent excessivement joyeuses de ce qu'il s'était marié, on le peut voir par les livres et missives qu'il écrit à son frère, et néanmoins ils vont par tout criant, qu'ils ont vécu joyeusement, et ne font autre chose que magnifier et exalter la délicatesse de leur vie, ne plus ne moins que les esclaves, quand ils solennisent la fête de Saturne, soupants ensemble, ou qu'ils celebrent celle de Bacchus, courants çà et là, il n'est homme qui pût supporter leurs crieries, et le bruit qu'ils menent en faisant et disant à qui mieux mieux de telles lourderies:
Que chômes-tu, Ô pauvre misérable?
Boy moi d'autant: la viande est sur table,
Fais bonne chère, et ne t'épargne point.
Après ces mots les autres d'un cri joint
Se prennent tous à demener grand' fête:
L'un verse à boire, et l'autre sur sa tête
Met un chapeau de fleurs, l'autre tenant
Un laurier verd en sa main, entonnant
Avec sa voix rude et malaccordante,
Quelque chanson rurale à Phoebus chante:
L'autre poussant la porte prend déduit
A tenir hors sa compagne de lit.
Ne vous semble-il pas que ces sotties-là ressemblent proprement aux lettres missives que Metrodorus écrit à son frère en ces mots? «Il n'est jà besoin de s'aller exposer aux dangers de la guerre, pour le salut de la Grèce, ni se tuer le coeur et le corps pour obtenir des Grecs une couronne en témoignage de sapience, Timocrates, ains faut <p 285V> boire de bon vin, se traiter bien, et manger, de sorte que le corps en reçoive tout plaisir, et point de dommage.» Et puis en un autre passage de ces mêmes écritz il dit, O que je suis joyeux, et comme je me glorifie d'avoir appris d'Epicurus à gratifier à mon ventre, ainsi comme il faut! car à la vérité, le bien souverain de l'homme, Ô physicien Timocrates, consiste au ventre.» Bref, ces hommes ici décrivent, limitent et terminent toute la grandeur de la volupté humaine au ventre, comme à l'entour de son centre et de sa circonférence, et n'est pas possible que jamais ils participent d'une joie grande, royale et magnifique, ne qui apporte une magnanimité et hautesse de courage, une splendeur de gloire, un tranquillité d'esprit qui s'épande en tout et par tout, attend qu'ils ont eleu une vie cachée qui ne se montre point au dehors, sans se vouloir entremettre des affaires publiques, sans offices d'humanité, qui n'est ravie et inspirée ni du désir de faire honneur, ni de bien faire à autrui, et mériter de la Chose publique: car l'âme n'est point chose petite, ni basse et vile, qui étende ses cupidités seulement jusques à ce qui est bon à manger, comme font les poulpes leurs bras: car ces cupidités-là sont incontinent rassasiées, et saoulées en un moment d'heure: mais depuis que les élans et mouvements de l'âme, tendants à l'honneur et à la gloire, et au contentement de la conscience d'avoir bien fait, sont une fois venus à leur vigueur et perfection, alors il ne prennent plus pour leur terme de durée seulement la longueur de la vie humaine, ains le désir d'honneur, et l'envie de profiter à la communauté des hommes, ambrassant toute l'eternité, s'efforce de'aller toujours en avant, avec des actions qui leur donnent des joyes et voluptés impossibles à exprimer, desquelles les grands personnages et gens de bien ne se peuvent jamais despestrer, encore qu'ils les fuient, pource qu'elles les environnent de tous côtés, et leur vienent de tous côtés au-devant, quand ils ont par leurs bienfaits réjoui beaucoup de gens,
chacun regarde un tel homme en la face,
Ainsi qu'un Dieu, quand par la ville il passe.
Car celui qui a tellement dispose les autres envers soi, qu'ils s'éjouissent et tressaillent d'aise quand ils le voyent, qu'ils désirent le toucher, le saluer et parler à lui: il est tout manifeste, voire à un aveugle, que celui-là sent en soi-même de grandes voluptés, et qu'il jouît d'un très doux contentement. Voilà d'où vient que jamais ils ne se lassent ni se fâchent de servir et profiter au public, ains entend-on toujours de leurs bouches de tels propos,
Ton père t'a en ce monde produit,
Pour aux humains porter beaucoup de fruit.
Et, Ne nous lassons jamais de profiter
Au genre humain, ni d'en bien mériter.
Et n'est jà besoin de parler de ceux qui ont été extremement gens de bien: car si à quelqu'un de ceux qui ne sont pas du tout méchants, sur le point qu'il serait prêt à mourir, celui en la puissance duquel il se trouverait, fut ou un Dieu ou un Roi, lui donnait une heure de respit, lui permettant de l'employer auquel il voudrait, ou à executer quelque acte mémorable, ou à prendre son plaisir, pour incontinent après l'heure passée s'en aller recevoir la mort, qui serait celui qui aimerait mieux en ce peu de temps de respit, coucher avec la courtisane Laïs, ou bien boire du vin Arvisien, que de tuer le tyran Arhias, pour délivrer de tyrannie la ville de Thebes? Quant à moi je pense qu'il n'y a homme si perdu, qui n'aimât mieux l'un que l'autre: car même je vois entre les gladiateurs et escrimeurs à outrance, ceux qui ne sont pas du tout brutaux et sauvages, ains Grecs de nation, quand il leur faut entrer en l'arene et au camp clos, encore qu'on leur présente lors plusieurs vivres et fort delicieux, si aiment-ils mieux recommander leurs femmes et leurs enfants à leurs <p 286r> amis, et affranchir leurs esclaves, que non pas complaire à leurs ventres et appétits sensuels. Mais encore supposons que ce soit chose grande que des voluptés corporelles, elles sont aussi bien communes à ceux qui s'entremettent des affaires publiques: car comme dit le poète,
Ils mangent pain et boivent vin vermeil,
et banquettent avec leurs amis, beaucoup plus alaigrement et plus joyeusement, à mon avis, après qu'ils sont retournés de leurs combats, ou autres grands exploits, comme Alexandre et Agesilaus, voire certes Phocion et Epaminondas, que non pas ceux ici qui se sont huilés au long du feu, ou qui se sont branlés tout doucement en leurs littieres, en se moquant de ceux qui ont la fruition de ces autres plus grandes et plus nobles voluptés. Car que diraient-ils d'Epaminondas, lequel étant convié à souper chez un sien ami, quand il voit que l'appareil qu'il y avait, était plus grand que ses facultés ne portaient, il n'y voulut pas demeurer à souper, disant, Je pensais que tu sacrifiasses aux Dieux, non pas que tu feisses du prodigue: et vu qu'Alexandre le grand refuza les cuisiniers et patissiers de la Roine de Carie Ada, en disant qu'il en avait de meilleurs, à savoir, pour le disner, le lever matin et cheminer avant jour: et pour le souper, le peu disner: et Philoxenus qui lui avait écrit de deux beaux jeunes garçons, s'il voulait qu'il les achetât pour les lui envoyer, il ne s'en fallut guères qu'il ne le deposât de son gouvernement: et toutefois qui le pouvait mieux faire que lui: Mais comme Hippocrates dit, que un labeur et une douleur moindre est offusquée par une plus grande: aussi les voluptés qui procèdent des vertueuses et honorables actions, obscurcissent et amortissent de leurs joyes et grandeurs celles qui proviennent du corps: et s'il est ainsi, comme disent ces Epicuriens ici, que la souvenance des plaisirs que l'on a reçu par le passé, soit un grand moyen pour vivre joyeusement: il n'y a celui de nous qui pût ajouter foi à Epicurus, qui mourant en de très grièves douleurs et des très douloureuses maladies, il réconfortait son tourment et ses angoisses par la souvenance des voluptés qu'il avait autrefois jouiés: car il serait plus aisé de voir l'image de sa face au fond d'une eau agitée, et en une tourmente, que de ramener en son entendement la mémoire riante d'une volupté pieça passée, en une si grande fièvre et si griève lacération du corps, là où l'homme ne saurait chasser arrière de soi, encore qu'il le voulût, la souvenance de ses louables et vertueuses actions. Car comment eût jamais Alexandre peu perdre la mémoire de la journée d'Arbeles, ou Pelopidas oublier comment il avait défait le tyran Leontiades, ou Themistocles la journée de Salamine? car quant à celle de Marathon, les Atheniens la festent et solennisent encore jusques aujourd'hui: et les Thebains, celle de Leuctres: et nous-mêmes vraiment celle que Diophantus gagne près le ville de Hyampolis, comme vous savez: car nous la festons encore, et est tout le pays de la Phocide ce jour-là tout plein de sacrifices, et d'honneur, que l'on fait à sa mémoire, et n'y a celui de nous qui soit si aise de ce qu'il bait et qu'il mange, comme furent ceux qui gagnèrent celle victoire. On peut doncques penser quelle joie, quelle liesse et quel contentement accompagnèrent toute leur vie ceux qui executèrent ces hauts faits d'armes-là, vu que après cinq cens ans, et plus, la mémoire d'iceux en est encore conjointe avec grande réjouissance. Et toutefois encore confessait Epicurus, que de la gloire il naissait je ne sais quoi de volupté. Et comment eût-il peu faire de moins, vu que lui-même l'appetait si furieusement, et haletait après si desespereement, que non seulement il désavouait ses maîtres et precepteurs, et contestait à l'encontre de Demetrius, à qui il avait dérobbé toutes ses doctrines, sur quelques syllabes ou quelques points, et maintenait qu'il n'avait jamais eu homme sage ne savant que lui, et ceux qui avaient appris de lui? et qui plus est, il a bien eu l'impudence de dire, que Colotes <p 286v> l'adorait, en lui embrassant les genoux, quand il l'entendait discourir des causes naturelles, et que son frère Neocles affermait dés qu'ils étaient enfants, que jamais homme n'avait été si sage ne si savant que Epicurus, et que sa mère était bienheureuse, laquelle avait porté en son ventre tant d'Atomes, c'est à dire tant de petits corps indivisibles, qui avaient, en s'amassant ensemble, formé un si savant personnage. N'est-ce pas doncques ne plus ne moins que Callicratidas disait anciennement, que Conon adulterait la mer, aussi que Epicurus honteusement et à cachetes faisait l'amour à la gloire, et tâchait à forcer et corrompre l'honneur, pource qu'il n'en pouvait jouir ouvertement, et si en était amoureux et passionné de désir? Car tout ainsi que le corps humain en temps de famine, d'autant qu'il n'a point de nourriture d'ailleurs, est contraint d'en prendre de sa propre substance contre nature: aussi l'ambition fait un grand mal és âmes des ambitieux: car mourants de soif de gloire, et voyants qu'ils n'en peuvent avoir d'ailleurs, elle les contraint de se louer eux-mêmes: mais ceux qui sont ainsi passionnés de la cupidité d'honneur et de gloire, ne confessent-ils pas manifestement, qu'ils rejettent de grandes louanges par leur lâcheté et faiblesse de coeur, en fuyant les charges publiques, le maniement des affaires, et le hanter auprès des grands, de là où Democritus disait que tous biens étaient venus en la vie des hommes? car il ne pourrait jamais persuader au monde, que vu qu'il estimait tant et faisait si grand compte du témoignage de Neocles, et de l'adoration de Colotes, que s'il eût été reçeu en la fête et assemblée des jeux Olympiques avec acclamations de joie et battements de mains, il ne fut sorti hors de soi, tant il en eût eu de joie, et qu'il ne s'en fut allé brayant d'aise parmi les rues comme un fol, ainsi que dit le poète Sophocles,
Comme le vent souffle à son abandon
Le dubet blanc du vieux chenu chardon.
Et si c'est chose agreable de savoir que l'on a bon nom, il faut conséquemment aussi confesser, que c'est chose fâcheuse de sentir que l'on ait mauvais nom: or n'y a-il rien plus infâme, ne qui donne plus mauvaise réputation, que de n'avoir point d'amis, ne se vouloir mêler de rien, ne croire, ni ne craindre point les Dieux, vivre en toute dissolution, passer sa vie sans rien faire. Or est-il que tous les hommes vivans, exceptés eux, tienent que toutes ces qualités convienent à ceux de cette secte-là. Il est vrai, dira quelqu'un, mais c'est à tort. Tant y a que nous ne disputons pas maintenant de la vérité, mais de la publique opinion que l'on a d'eux. Je ne vous veux point alléguer les decrets publiques de villes, ni les livres diffamatoires que l'on a écrits contre eux, pource que cela serait trop odieux. Si la charité et dilection de peres et meres envers leurs enfants, si manier les affaires publiques, gouverner une armée, avoir authorité de magistrat, sont choses honorables et glorieuses: il est forcé de confesser que ceux qui disent, qu'il ne se faut point travailler pour sauver la Grèce, ains boire et manger, de manière que le ventre en reçoive plaisir, sans dommage ni déplaisir, sont infâmes, et doivent être tenus pour méchants: et que sentants qu'ils sont tenus et réputés pour méchants, il est forcé qu'ils en soient fâchés et qu'ils en vivent mal plaisamment, s'il est ainsi qu'ils mettent l'honneur, le bon nom, et la bonne réputation entre les choses délectables. Après que Theon eut achevé d'ainsi parler, nous fûmes d'avis de cesser notre promenement, et suivant notre coutume nous asseismes sur des sieges, là où nous demeurasmes un peu de temps sans mot dire, remémorants ce que nous avions entendu: car Zeuxippus pensant à ce qui avait été dit, se prit à demander, Et qui achevera ce qui reste plus à dire? Parce que ayant fait mention en passant de la divination et de la providence divine, le discours nous donne à entendre, qu'il n'est pas encore arrivé là où il en doit demeurer, pource que ce sont les points desquels plus se vantent et se glorifient ces gens-là, et qui leur donnent <p 287r> plus de contentement, plus de repos et de tranquillité d'esprit, et plus d'assurance d'avoir ôté tout cela (disent-ils) de la vie des hommes: pourtant serait-il bien nécessaire d'en toucher quelque chose. Aristodemus adonc prenant la Parole: Quant à la volupté, dit-il, qu'ils pretendent en cet endroit, il me semble qu'il a été dit, que si leurs raisons vienent à bout de leur entente, et qu'ils fassent ce qu'ils tâchent à faire, elles leur ôtent de l'esprit je ne sais quelle crainte des Dieux, et ne sais quelle superstition, mais aussi qu'elles ne leur impriment joie, ni liesse quelconque de la part des Dieux, ains qu'elles les rendent tels envers eux, en ce qu'ils n'en sont ni troublés de crainte, ni consolés d'espérance, comme nous sommes envers les poissons de la mer d'Hyrcanie, n'attendants ni bien ni mal d'eux: mais s'il faut ajouter aucune chose à ce qui a été dit, il me semble que je puis prendre cela comme reçu et approuvé par eux. premièrement, qu'ils combattent fort et ferme à l'encontre de ceux qui défendent, que l'on ne montre sentir aucune douleur, que l'on ne pleure, et que l'on ne soupire à la mort de ses amis, et maintienent que cette indolence-là tendant à impassibilité, par manière de dire, procède d'un autre mal plus grand et plus grief, qui est une cruelle inhumanité, ou une rage et furieuse cupidité de vaine gloire: et pourtant qu'il vaut mieux en souffrir un peu et s'en douloir modérément, mais non pas jusques à en fondre en larmes, ni à perdre les yeux à force de pleurer, ni à montrer toutes ces passions que quelques-uns faisants et écrivants veulent qu'on les estime cordiaux envers leurs amis, et gens de douce humeur et de bonne amitié. Car Epicurus le met en plusieurs endroits de ses écrits, et mêmement en ses missives, où il fait mention de la mort de Hegesianax, écrivant à Dositheus le père, et à Pyrson le frère du trêpassé: car il n'y a pas long temps que par fortune ces lettres me sont tombées entre les mains, et en imitant leur façon d'arguer, je dis, que l'impieté d'être Atheiste, sans Dieu, n'est pas moindre péché que la cruauté ou la furieuse cupidité de vaine gloire, à laquelle impieté nous induisent les persuasions de ceux qui ôtent et la grâce et le courroux aux Dieux: et pourtant vaut-il beaucoup mieux qu'à l'opinion et créance que l'on a des Dieux, il y ait mêlée et ajoutée une affection composée de révérence et de crainte, qu'en fuyant cela ne se laisser à soi-même ni plaisir, ni espérance, ni assurance en prosperité, ni recours en adversité en la bonté des Dieux. Bien est-il vrai qu'il faudrait ôter de l'opinion que l'on doit avoir d'iceux, la superstition, ne plus ne moins qu'une maille de l'oeil: mais s'il est possible, il ne faut pas pourtant couper par le pied, ni aveugler la foi et la créance que les hommes, pour la plupart, ont des Dieux, laquelle n'est point, comme ils faignent eux, severe, triste, ni austère, en calomniant ainsi la Providence divine, pour la rendre odieuse: ne plus ne moins que l'on fait peur aux petits enfants de l'Empuse, qui est un fantosme, ou comme si c'était une Furie infernale ou tragique, qui fut ainsi nommée: mais il n'y a point d'hommes qui craignent Dieu, à qui il ne soit beaucoup meilleur de le craindre que autrement,: car en le craignant comme un seigneur doux et propice aux bons, et ennemi des méchants, par cette seule crainte, qui fait qu'ils n'ont point besoin de plusieurs autres, ils sont délivrés des emorces qui attirent les hommes bien souvent à mal faire, et tenant de court le vice comme languissant auprès d'eux, sans le laisser échapper, ils sont moins tourmentés que ceux qui osent bien prendre la hardiesse de l'employer et le mettre en besogne, et puis incontinent après ils en entrent en des peurs, et s'en repentent. Au demeurant quant à la disposition envers les Dieux des communs hommes, qui sont ordinairement grossiers et ignorans, mais non pas fort vicieux ni méchants, il est vrai qu'il y a parmi la révérence et l'honneur qu'ils portent aux Dieux, quelque crainte et tremeur, laquelle s'appelle proprement superstition: mais aussi y a-il infiniment plus de bonne espérance, et de réjouissance, qui fait qu'ils prient continuellement <p 287v> pour l'heureux succes de leurs affaires, et reçoivent toute prosperité comme leur étant envoyée des cieux: ce qui se peut montrer et verifier par signes et arguments très grands: car il n'y a ébattements qui plus nous récréent que ceux que nous prenons és temples, ni temps plus joyeux que les fêtes, et ne faisons ni ne voyons chose quelconque qui plus nous égaye, que ce que nous faisons en ballant et chantant aux temples des Dieux, ou en assistant aux sacrifices et ceremonies du service des Dieux: car notre âme n'est point alors triste, morne, ni melancholique, comme si elle avait affaire à quelques tyrans, ou à quelques cruels bourreaux, ains là où plus elle estime et se persuade que Dieu soit, c'est là où plus elle dechasse arrière de soi tous ennuis, toutes craintes et tous soucis, et se donne à toute réjouissance, jusques à boire d'autant, à jouer et à rire, comme dit le poète en parlant de l'amour,
Et le vieillard et la vieille hydeuse,
Se souvenants de Venus amoureuse,
De joie encor' tressaillent en leur coeur.
Mais aux pompes des processions, et aux sacrifices non seulement le vieillard et la vieille, le pauvre et l'homme de bas état, mais aussi
La garse esclave à la cuisse refaite,
Qui à tourner une meule est sujette,
les serfs domestiques, les maneuvres qui vivent de la sueur de leur bras, au jour la journée, tous entièrement s'en relevant d'aise et de joie. Les Princes et Rois tiennent bien maisons ouvertes et cour pleniere à tous venans, et font des festins publiques: mais ceux qui se font és sacrifices, fêtes et solennités des Dieux, parmi les parfums et encensements, là où il semble aux hommes qu'ils touchent et hantent de plus près avec eux, en tout honneur et toute révérence: tels honneurs, tels festins, dis-je, donnent bien une joie plus rare, et une délectation plus singulière, à laquelle n'a part aucune celui qui n'a foi ne fiance quelconque en la providence divine: car ce n'est pas la quantité du vin qui s'y bait, ni la rôtisserie des bonnes viandes que l'on y mange, qui donnent la joie en telles fêtes, ains l'assurance et la persuasion que Dieu y est présent, propice et favorable, et qu'il prend en gré l'honneur et le service qu'on lui fait: car il y a bien des fêtes et sacrifices, où le plaisir de la musique, des flûtes et aubois, et des chapeaux de fleurs, n'est point: mais un sacrifice où il n'y ait point de Dieu, non plus que une fête, ou un temple, où l'on ne bancquette point, est Athée, je veux dire desagreable à Dieux, sans pieté, sans religion, sans ravissement de dévotion: et pour mieux dire, il déplaît à celui même qui le fait, d'autant qu'il contrefait par hypocrisie des prières et des adorations, dont il ne pense pas en son coeur avoir aucunement affaire, mais il le fait pour la crainte du peuple, et prononce des paroles du tout contraires aux opinions qu'il tient en sa philosophie: et en sacrifiant il assiste au prêtre, ne plus ne moins qu'il ferait à un boucher ou à un cuisinier, qui couperait la gorge à un mouton, puis le sacrifice fait, il s'en retourne chez lui, disant en soi-même, j'ai sacrifié un mouton aux Dieux, qui ne s'empêchent ni ne se soucient point de moi. Car c'est ainsi que Epicurus enseigne à ses sectateurs, de faire bonne mine, pour ne porter point d'envie, et ne se rendre point odieux à la commune, quand elle se réjouit, se montrants autres exterieurement en faisant, et eux-mêmes interieurement en s'en fâchant, parce que tout ce que l'on fait envis, et par force, comme dit Evenus, est déplaisant et fâcheux. C'est pourquoi eux-mêmes disent et tienent, que les superstitieux assistent aux sacrifices et ceremonies des Dieux, non pour plaisir qu'ils y prennent, mais pour crainte qu'ils en ont. Et en cela il n'y a doncques point de différence du superstitieux à eux, s'il est ainsi qu'ils fassent les mêmes choses par crainte du monde, que les autres par crainte des Dieux. Encore sont ils en pire condition, d'autant qu'ils n'ont pas autant de bonne espérance qu'eux, <p 288r> ains sont toujours en crainte et en transe, que l'on ne découvre qu'ils pipent et abusent le monde: pour la crainte dequoi ils ont écrit leurs livres et traités, où il n'y a rien de clair ni de pur et net, ains se masquent et se couvrent de tout ce qu'ils peuvent, pour cacher les opinions, qu'ils en ont à cause qu'ils redoutent la fureur du peuple. Mais à tant avons nous assez discouru des deux premières sortes des hommes, à savoir des méchants, et de la commune du simple et rude populaire: et pour ce considérons maintenant la troisiéme espèce, de ceux qui sont gens de bien et d'honneur, dévots et religieux envers les Dieux, quelles et combien de voluptés synceres et nettes ils ont à cause de la bonne persuasion qu'ils ont des Dieux, croyants fermement qu'ils sont autheurs de tous biens, et que d'eux procèdent toutes les choses qui sont belles et bonnes, et qu'il n'est pas loisible de dire ni de croire, qu'ils fassent rien de mal, ne moins qu'ils en souffrent: car ils sont bons de nature, et ce qui est bon ne conçait en lui envie de chose quelconque, ne crainte, ne courroux, ni haine: comme le chault ne peut rafraîchir, ains échauffe toujours, aussi ne peut le bon nuyre ni mal faire: et sont par nature bien éloignés l'un de l'autre, courroux et grâce, rancune et debonnaireté, malignité et benignité, âpreté et clemence, d'autant que l'un sourt de vertu et de puissance, et l'autre d'imperfection et d'impuissance: ainsi ne faut-il pas estimer que la divinité soit éprise de courroux ni de grâce et faveur, ains faut croire que son propre et naturel et de secourir, aider et bien faire toujours, mais de se courroucer, nuyre et mal faire, non: ains le grand Jupiter est celui, qui le premier descend du ciel en la terre, ordonnant et disposant toutes choses: et puis les autres Dieux après, dont l'un est surnommé le Donneur, l'autre le Bénin, l'autre le Protecteur, et comme dit Pindare,
Apollo qui son char volant
parmi les astres va roulant,
Par les hommes en tout affaire
Est tenu le plus debonnaire.
Or comme disait Diogenes, Tout est aux Dieux, et toutes choses sont communes entre amis, et les bons sont amis des Dieux: ainsi est-il impossible, que ceux qui sont dévots et amis des Dieux, ne soient quant-et-quant bienheureux, ni que un homme qui est vertueux, comme temperant et juste, ne soit aussi dévot et religieux. Estimez vous doncques que ceux qui ôtent le gouvernement de la providence des Dieux, méritent autre supplice, et qu'ils ne soient pas suffisamment punis de leur impieté, de se retrancher eux-mêmes d'une si grande joie et si grande volupté, comme nous la sentons en nous mêmes, nous qui sommes ainsi disposés et affectionnés envers les Dieux? Toute l'assurance et toute la réjouissance d'Epicurus étaient un Metrodorus, et un Polyaenus, et un Aristobulus: après lesquels il était toujours occupé, ou à les penser malades, ou à les pleurer trêpassés: là où Lycurgus fut appelé par la prophètisse Pythie,
De Jupiter ami, et de tous Dieux
Qui ont là-sus leur demeurance és cieux.
Et Socrates avait un esprit familier qui parlait familierement à lui, pour l'amitié qu'il lui portait: et Pindare qui entendit Pan chanter un des cantiques qu'il avait composés, pensons nous qu'ils en sentissent en leurs coeurs une petite ou mediocre joie? ou Phormion quand il logea en son hostel, Castor et Pollux, et Sophocles Aesculapius, ainsi que lui-même se le persuadait, et les autres le croiaient pour les grandes apparences qu'il y en avait. Il ne sera point hors de propos de réciter en cet endroit, quelle foi et créance des Dieux avait Hermogenes, és mêmes et propres termes qu'il écrit lui-même. «Les Dieux, dit-il, qui savent tout, et qui peuvent <p 288v> tout, me sont tant amis pour le soin qu'ils ont de ma personne et de mes affaires, que jamais ils n'ignorent ni de jour ni de nuit, que c'est que j'aie envie de faire, ni là où je propose d'aller: et pour autant qu'ils prevoyent ce qui me doit advenir de quelque chose que j'entreprenne, ils m'en advertissent toujours par quelque voix, par songes, ou par les presages du vol des oiseaux.» Or est-il bien vraisemblable, que tout ce qui vient des Dieux est bon: mais quand nous sommes persuadés, que les biens que nous recevons, nous sont envoyés de speciale grâce d'iceux, cela nous apporte une satisfaction, et nous donne une confiance grande, un courage merveilleux, et une joie interieure qui rit aux bons: là où ceux qui sont autres et autrement encouragés, empêchent ce qu'il y a de plus doux en la prosperité, et ne laissent aucun refuge ni recours en l'adversité: car quand il leur arrive quelque mesaventure, ils n'ont autre retraite ni autre port que la dissolution, ou séparation du corps et de l'âme, et privation de tout sentiment, comme si en une tourmente et tempeste de mer, quelqu'un venait dire pour assurer les passagers, que ni la navire n'aurait point de pilote, ni que les feux de Castor et Pollux n'apparaitraient point pour appaiser les vagues, ni les violens tourbillons des vents, Le feu de S. Herme. et toutefois qu'il n'y aurait point de mal pour cela, parce que bientôt la navire serait abismée et engloutie dedans la mer, ou qu'elle donnerait bientôt à travers la côté, ou de quelque rocher, là où elle se briserait: car ce sont les propres raisons dont Epicurus use és grièves maladies et extremes périls, «Attens-tu quelque chose de bien par ta religion? tu t'abuses: car l'essence de Dieu et de sa nature est bienheureuse et immortelle, ne se saisissant point ni de courroux ni de pitié. Imagines-tu quelque chose de meilleur après ta mort que ce que tu as en ta vie? tu te trompes: car le suppôt et composé qui vient à être dissolu et despecé, perd tout sentiment, et ce qui n'a point de sentiment, ne nous touche en rien, ni en bien ni en mal.» Comment doncques est-ce, mon bel ami, que tu me enhortes de manger et de faire bonne chère? pource que la tourmente est si grande, que bientôt le naufrage s'en ensuivra, et le péril extreme te conduira à la mort. Et toutefois le pauvre passager, encore après que la navire est toute brisée et fracassée, et qu'il en est dehors, s'appuie sur quelque peu d'espérance, qu'il arrivera par quelque fortune à bord, et qu'il gagnera la terre à nage: mais l'issue de la philosophie de ceux ici
Ne sort plus hors de la mer escumeuse,
quant à l'âme, pource que tout incontinent elle se dissout et perit devant le corps même, tellement qu'elle sent une joie excessive, d'avoir appris et reçu une si sage et si divine doctrine, que la fin de toutes ses adversités et de tous ses maux, est de perir du tout, se corrompre et être réduitte à néant. Mais cependant, dit-il, ce serait sottise à moi de parler davantage de ce propos-là, vu que naguere nous t'ouïsmes amplement discourir à l'encontre de ceux qui tienent, que les raisons d'Epicurus nous rendent mieux dispos et plus prests à mourir, que ne fait pas ce que Platon a écrit en son traité de l'âme. Et bien, ce dit Zeuxippus, faudra-il que pour ce discours-là, celui-ci demeure imparfait? et craindrons nous d'alléguer les oracles des Dieux, en disputant à l'encontre d'Epicurus? Rien moins, dis-je alors:
Deux fois ouïr faut ce qui est honnête,
Qui que ce soit qui nous en admoneste,
ce dit Empedocles, et pourtant nous fait-il derechef prier Theon: car je pense qu'il fut lors présent à ouïr toute la dispute: et puis il est jeune, et ne craint point, comme nous faisons, que les jeunes gens l'accusent de faute de mémoire. Alors Theon comme étant contraint, Et bien (dit-il) puis qu'il faut que je le face, je ne ferai pas comme toi Aristodemus: car tu as eu crainte de redire ce que celui-ci avait naguere dit, et moi j'userai de ta même deduction, car il me semble que tu as bien <p 289r> divisé les hommes en trois sortes: la première, celle des méchants: la seconde, celle de la commune et des ignorans: et la troisiéme, celle des sages et des gens de bien et d'honneur. Ceux doncques qui sont mauvais et méchants, en redoutant les peines générales, et punitions proposées à tous, auront peur de commettre aucun malefice: et à cette occasion ne se bougeans, ils en vivront plus doucement, avec moins de trouble et de perturbation: car Epicurus n'estime pas qu'il y ait autre moyen de détourner les hommes de mal faire, que par la crainte du supplice, de manière qu'il leur faut encore imprimer les frayeurs de la superstition, et braquer à l'encontre d'eux les tremeurs du ciel et de la terre tout ensemble, des tremblemens et ouvertures de la terre, et généralement toutes sortes de peurs et de suspicions, pourvu que étant effroiés, par ce moyen, ils soient pour vivre plus modestement, et se comporter plus doucement: car il leur est plus expédient de ne commettre aucun malefice, par crainte des tourments qu'ils seraient pour en souffrir après leur mort, que non pas en transgressant et violant les lois, vivre toute leur vie en péril, frayeur et defiance. Quant au menu peuple et la commune ignorante, outre la crainte de ce que l'on crait être aux enfers, l'espérance de l'eternité que nous promettent les Poètes, et la cupidité de toujours être, qui est le plus ancien et le plus véhément de tous les désirs, surpasse en volupté, et en doux contentement, cette puerile crainte des enfers, tellement qu'après avoir perdu leurs enfants, leurs femmes et leurs amis, encore aiment-ils mieux être, et demeurer en vie avec toutes les calamités, que d'être de tout point ôtés de ce monde, peris et réduits à néant: et écoutent plus volontiers ces manières de parler, quand on dit d'un mort qu'il est passé de ce monde en l'autre, et qu'il est allé à Dieu, et autres façons de parler, qui signifient que la mort soit seulement une mutation de l'âme, et non pas une entière abolition: et parlent ainsi le plus souvent,
J'auray encor' pardelà souvenance
De mon ami et sa douce accointance.
Et, Que conterai-je à Hector de ta part,
Et que dirai-je à ton mari vieillard?
De là est procédé l'erreur, qu'il leur semble qu'ils allégent leur douleur, quand ils ont enterré les armes, les meubles et les vêtements, dont soûlaient ordinairement user les trêpassés, avec eux, comme fit Minos, qui ensevelit quant et Glaucus ses flûtes Candiotes,
faites des os de biche tavelée.
Et s'ils ont opinion que les defuncts désirent ou demandent quelque chose, ils sont bien aises de le leur envoyer et bailler: comme Periander fit, qui brûla quant et le corps de sa femme ses habillements et ses bagues, pource qu'il lui fut avis qu'elle les lui demandait, et disait qu'elle endurait froid: et ne redoutent pas fort un juge Aeacus, un Ascalaphus, ni un fleuve d'Acheron, attendu qu'ils leur attribuent des danses, des jeux, et de toute sort de Musique, comme s'ils y prenaient plaisir: mais il n'y a celui qui ne tremble de frayeur, quand ils voyent la face de la mort, comme chose effroiable, tenebreuse et melancholique, d'être privé de tout sentiment, tomber en oubliance et ignorance de toutes choses. Ils fremissent d'horreur quand ils entendent ces façons ici de parler, Il est perdu, Il est peri, Il n'est plus au monde: et perdent patience quand ils oyent dire,
Dedants la terre il pourrira,
Et plus aux festins il n'ira:
Plus il n'entendra le doux bruire
ni des flûtes, ni de la lyre.
Et, Depuis que l'âme une fois départie
<p 289v> D'avec le corps hors des dents est sortie,
Il n'y a plus moyen de la tenir,
De la reprendre, ou faire revenir.
Et leur semble qu'on les assomme, quand ces Epicuriens leur disent, Nous autres mortels avons été nés une fois pour toutes, et ne pouvons pas être deux fois, ains faut n'être plus éternellement. Car pensants en eux que c'est si peu de chose, ou plutôt rien du tout en durée, que le présent, à comparaison de l'eternité, ils le jettent-là sans en faire compte, ni tâcher d'en jouir, mettants à nonchaloir toute vertu et toute honorable entremise d'action, par une manière de descouragement et de contemnement d'eux-mêmes, comme étant de si courte durée, si incertaine et si malassurée, et bref inhabiles à faire rien de grand. Car de dire que l'homme mort demeure privé de tout sentiment, parce que c'est un suppôt composé qui s'est dissolu et dissipé, et que ce qui est dissolu n'a point de sentiment, et que ce qui n'a point de sentiment ne nous touche doncques en rien: toutes ces belles raisons-là ne nous ôtent pas la crainte de la mort, ains au contraire elles ajoutent la preuve, demontration et confirmation d'icelle crainte, parce que c'est cela proprement que la nature redoute que dit le poète,
Puissiez vous tous devenir eau et terre,
c'est à savoir la resolution de l'âme en chose qui n'a ni sentiment, ni intelligence quelconque: laquelle resolution Epicurus dit, qu'elle se fait en vides et en atomes, par où il retranche encore davantage toute espérance d'immortalité, pour laquelle il ne s'en faut guères que je ne dise, que tous, tant hommes que femmes, voudraient plutôt combattre à belles dents à l'encontre de Cerberus, et porter l'eau en vaisseaux percés comme les Danaïdes, que de perir du tout, à fin de pouvoir seulement demeurer en être, et qu'ils ne fussent point abolis entièrement: combien qu'il n'y a guères d'hommes qui craignent ces choses-là, sachants très bien que ce sont fictions poétiques, et contes faits à plaisir, que les meres et les nourrices donnent à entendre aux petits enfants: et encore ceux qui les craignent, ont certains ceremonies et purgations, par lesquelles ils ont opinion qu'étant purgés et sanctifiés en ce monde, ils s'en vont en l'autre en lieux plaisants, où ils ne font que jouer et danser, en un air pur, un vent doux, et une lumière gracieuse, là où la privation de vie fâche les jeunes et les vieux: car nous sommes tous impatiemment amoureux et désireux de voir
Ce beau Soleil qui éclaire la terre,
comme dit Euripides: et ne sommes pas contents, ains marris, quand on nous vient dire,
Le grand oeil immortel du monde
éclairant la machine ronde,
Avecques son char attelé
S'en est dessous la terre allé.
Et pourtant avec la persuasion de l'immortalité, ils ôtent au commun peuple les plus grandes et plus douces espérances qu'ils aient. Or que pensons nous doncques qu'ils ôtent aux gens de bien et d'honneur, qui ont justement et saintement vécu en ce monde, et qui n'attendent au partir rien de mal en l'autre, ains espèrent tous les plus grands et les plus divins biens qui sauraient advenir à l'homme? car premièrement les champions qui combattent és jeux sacrés, ne sont jamais couronnés tant qu'ils combattent, ains seulement après qu'ils ont combattu et qu'ils ont vaincu: aussi eux estimans, que le prix de la victoire de cette vie est rendu aux gens de bien après le cours de cette vie, on ne saurait dire combien de contentement ils ont de la conscience de leur vertu pour ces espérances-là, qui les assurent de <p 290r> voir un jour ceux qui maintenant abusent outrageusement et insolentement de leurs biens, et de leur puissance et authorité, et qui se moquent follement de ceux qui valent mieux qu'eux, payants les justes peines que méritent leur orgueil et insolence. Et puis il n'y eut jamais homme de ceux qui sont enamourés de savoir, qui ait en ce monde assouvy son désir de la connaissance de vérité, et de la contemplation de ce qui est, attendu qu'ils ne le voyent qu'à travers une nuée, ou un brouillas, qui sont les organes de ce corps, se servants du discours de la raison humaine, faible, trouble et empêchée à merveilles, en regardant toujours contremont, et tâchant à s'en voler hors de ce corps, comme un oiseau qui prend son vol pour voler en un autre grand lieu reluisant, rendant leur âme légère, et déchargée de toutes passions et affections terrestres, basses et transitoires, par le moyen de l'étude de philosophie, laquelle ils prennent pour un exercice de mourir, tant ils estiment que la mort soit un bien grand et parfait à l'âme, qui alors vivra pardelà d'une vie vraie et certaine: là où maintenant elle ne vit pas à certes, ains ressemble sa vie présente aux vaines illusions de quelque songe: et s'il est ainsi que dit Epicurus, que la recordation d'un ami trêpassé soit fort douce en toutes manières, on peut dés ici assez connaître, de quelle joie ils se privent eux-mêmes, ces Epicuriens ici, qui cuident quelquefois en songeant, recevoir les umbres et images de leurs amis trêpassés, et aller après pour les embrasser: encore que ce soient choses vaines, qui n'ont ne sentiment, ni entendement, et cependant ils se frustrent eux-mêmes de l'attente de converser jamais au vrai avec leur cher père, leur chère mère, ni de revoir jamais plus leur honnête femme, se bannissants de toute telle espérance de si amiable compagnie, et si douce fréquentation, comme ont ceux qui tienent les mêmes opinions que tenaient Pythagoras, Platon et Homere, touchant la nature de l'âme. Si me semble qu'Homere a bien en passant montré taisiblement, quelle est en cela leur affection, quand il fait abattre au milieu de la presse des combattants l'image d'Aeneas, comme s'il fut véritablement mort, et puis incontinent après il le fait venir sur les rangs sain et sauf, entier de tous ses membres,
Dont ses amis de joie tressaillirent,
Quand approcher sain et sauf ils le vîrent,
Entier de tous ses membres, vigoureux
Pour bien combattre, et le coeur généreux.
et quittants là son idole et image, se rangèrent tout autour de lui-même. Nous doncques, puis que la raison nous preuve et nous montre, que l'on peut encore véritablement converser et fréquenter avec ses amis trêpassés, voyants et sentants, fuyons ceux qui ne le peuvent croire, ni rejeter arrière tous idoles, images, et écorces, dedans lesquelles ils ne font toute leur vie que regretter et lamenter en vain. Mais outre cela, ceux qui se persuadent que la fin de cette vie soit le commencement d'une autre meilleure, s'ils sont en ce monde bien à leur aise, ils en sont tant plus contents de mourir, d'autant qu'ils s'attendent de jouir encore de plus grands biens en l'autre: et si leurs affaires ne leur succèdent pas selon leur désir ici, ils ne sont pas fort marris d'en partir, d'autant que l'espérance qu'ils ont des biens et plaisirs qui leur doivent advenir, leur donnent des voluptés et attentes incroiables, lesquelles effacent et abolissent toute défectuosité, et toute malencontre de l'âme, qui supporte doucement et patiemment tout ce qui lui survient par le chemin, ou plutôt par un court destour de chemin: là où au contraire ceux qui craient que la vie se termine en un anéantissement privé de tout sentiment, à ceux-là la mort ne leur apporte point de fin et de mutation à leurs maux, ains est douloureuse en l'une et en l'autre fortune: mais plus à ceux qui sont heureux en ce monde, que non pas à ceux qui sont misérables: pource que à ceux-ci, elle leur retranche court toute espérance de meilleure fortune, <p 290v> et à ceux-là elle leur ôte un bien certain, qui est le vivre joyeusement. Et tout ainsi comme les drogues medicinales ne sont bonnes ni plaisantes à l'estomach, mais nécessaires: et comme elles allégent et guérissent les malades, aussi gâtent et endommagent-elles les corps sains: aussi la doctrine d'Epicurus à ceux qui sont infortunés, et qui vivent misérablement en ce monde, elle leur promet une issue non heureuse de leurs maux, qui est l'anéantissement et totale dissolution de leur âme: et à ceux qui ont le sens bon, et abondance de tous biens, elle leur ôte et empêche la tranquillité de leur esprit, en les réduisant d'un vivre heureusement, à un non vivre, et non être totalement. Car premièrement il est certain, que l'appréhension de la perte de ses biens afflige et contrite autant l'homme, que l'attente certaine, ou la jouissance et fruition présente le réjouit: toutefois ils nous veulent faire à croire, que l'appréhension de devoir être resolu à néant leur laisse un bien très assuré et très plaisant, c'est à savoir la réfutation d'une crainte et doute de maux infinis, qui jamais ne sont à bout, et disent que la doctrine d'Epicurus fait cela, en ôtant la crainte de la mort, et enseignant que l'âme se dissout. Si doncques c'est un très doux contentement, comme ils disent, que d'être délivré de la crainte et attente de maux et miseres sans fin, comment ne sera-il moleste et grief, se sentir privé de l'espérance des biens sempiternels, et de perdre la supréme et souveraine félicité? Ainsi n'est-il bon ni aux uns, ni aux autres, ains est le non être ennemi naturel et contraire à tout ce qui est: mais ceux à qui le mal de la mort ôte les miseres de la vie, ceux-là ont pour un froid réconfort l'insensibilité, comme s'ils s'en étaient fuïs: et au contraire, ceux qui vivent en toute prosperité, et puis vienent soudain à se changer en rien, il me semble que je vois manifestement, que ceux-là attendent une fin fort redoutable, attendu qu'elle fera cesser leur félicité, et parce que la nature ne redoute pas cette insensibilité ou privation de sentiment, comme le commencement d'un autre être, ains la craint, pour autant que c'est une privation des biens qu'elle a présents: car de dire que ce qui se fait avec la perdition de tout ce qui est notre, ne nous touche en rien, il semble que si fait à bon escient, par cette cogitation et appréhension-là: et n'est pas l'insensibilité qui afflige et contriste ceux qui ne sont pas, ains ceux qui sont, quand ils vienent à réputer le dommage qu'ils reçoivent de n'être plus, et que par la mort ils seront réduits à néant. Car ce n'est pas le chien à trois têtes, Cerberus, ni la rivière de pleurs, Cocytus, qui rendent la crainte de la mort infinie et interminée, ains est la menasse de n'être plus rien, et de ne pouvoir jamais plus retourner en être, depuis que l'on est une fois peri, parce que l'on ne saurait deux fois être, ains faut éternellement n'être plus, comme dit Epicurus: car s'il n'y a point de fin au non être, et qu'il soit infini et immuable, il se treuve doncques un mal éternel et infini, qui est la privation de biens par une insensibilité, laquelle ne prendra jamais fin. En quoi il semble qu'Herodote ait été plus sage quand il dit, que Dieu ayant goûté la douceur de l'eternité s'est montré en cela envieux, mêmement à ceux qui semblent être heureux en ce monde, ausquels la volupté n'est que un appât et amorce de douleur, quand ils viennent à goûter ce dont ils seront privés: car quelle joie, quelle aise et quelle fruition de plaisir ne chasserait et ne romprait cette imagination et cogitation de l'âme tombant continuellement comme en une mer vaste de cette infinie eternité, mêmement en ceux qui constituent tout le bien et toute la béatitude en la volupté? Et s'il est vrai ce que pense Epicurus arriver à la plupart des hommes, de mourir en douleur, il n'y a certainement plus de moyen de réconforter la crainte de la mort, qui nous mène par de griefs maux à la privation et perdition du souverain bien: et néanmoins ils ne cessent jamais de combattre à l'encontre de cela, voulants à toute force contraindre les hommes de croire que c'est un bien d'échapper et eviter le mal, et néanmoins estimer que ce <p 291r> ne soit point de mal que d'être privé de biens. Ils confessent bien, que la mort n'a plus ni joie ne espérance aucune, ains que toute douceur et tout bien nous est par elle resequé: là où en ce temps-là, au contraire, ceux qui estiment les âmes être immortelles et incorruptibles, s'attendent d'avoir et de jouir de plusieurs grands et divins biens, et que par grandes révolutions elle converseront tantôt en la terre, tantôt au ciel, jusques à ce qu'elles viendront avec la générale resolution du monde universel, avec le soleil et la lune, s'enflammer en un feu spirituel et intellectuel. Epicurus ôte et retranche aux hommes cette grande place de tant et de si grandes voluptés, et en abolissant toute l'espérance que l'on doit avoir en l'aide et faveur des Dieux, il éteint en la vie contemplative le désir de savoir et apprendre: et en l'active, le désir de se faire valoir et d'acquérir gloire et honneur, en restraignant et abattant la nature à une sorte de joie fort étroite et impure, qui est la volupté de la chair, comme si elle n'était point capable de plus grand bien, que d'eviter le mal.

XLII. Si ce mot commun, Cache ta vie, est bien dit. C'était un precepte fort commun et fort estimé entre les Epicuriens, mis en avant par Neocles le frère d'Epicurus, ainsi que dit Suidas, par lequel il conseillaient à qui voulait être heureux, de ne s'entremettre d'affaire quelconque publique.
VOIRE-MAIS celui même qui l'a dit, voulait bien que l'on sût, que c'était lui qui l'avait dit: car il le disait expressément à fin qu'il ne demeurât pas inconnu, ains que l'on sût qu'il entendait quelque chose plus que les autres, se voulant acquérir une gloire qui ne lui était pas due, par divertir les autres de tâcher à en acquérir:
Je hay celui qui a nom d'être sage,
Et ne sait pas l'être à son advantage.
On lit que Philoxenus fils de Eryxis, et Gnaton le Sicilien, hommes glouttons et fort sujets à leur bouche, quand ils étaient en un banquet, se mouchaient dedans les plats, afin que par ce moyen divertissants ceux qui étaient à table, ils se gorgeassent et remplissent eux seuls, à coeur saoul, des viandes servies: Aussi ceux qui sont desmesureement et excessivement ambitieux, blâment devant les autres, comme devant leurs corrivaux, la gloire et l'honneur, à fin qu'eux en jouissent seuls et sans competiteurs: en quoi ils font ne plus ne moins que les forçaires qui voguent en une galere: car combien qu'ils regardent vers la pouppe, si est-ce qu'ils poussent la proue en avant, afin que le flus de l'eau courante tout à l'entour, par la réciprocation des rames aide à chasser le vaisseau en avant: aussi ceux qui donnent de tels preceptes, faisants semblant de fuyr la gloire, la poursuivent. Car qu'il soit ainsi, quel besoin était-il de dire cela, quel besoin de l'écrire? et après l'avoir écrit, quel besoin était-il de le publier à la posterité, s'il voulait que ceux de son temps ne le connussent point, vu qu'il veut être connu de ceux mêmes qui seront après lui? Et comment ne serait la chose mauvaise, Cache ta vie, que l'on ne sache point que tu ayes vécu? comme s'il disait, garde que l'on ne sache que tu ayes fouillé et saccagé les sepulchres des trêpassés: mais au contraire, il est déshonnête de vivre en sorte que personne n'en sache rien, et voudrais dire tout l'opposite, Ne cache point ta vie, encore que tu ayes mal vécu, ains fay toi connaître, amende toi, repens toi: si tu as de la vertu, ne sois point inutile: si tu as des vices, ne demeure point sans te faire penser: ou plutôt, fais une distinction et division. A qui est-ce que <p 291v> tu donnes ce precepte-là? si c'est à un ignorant, ou à un méchant, ou à un fol, c'est autant comme si tu disais, cache ta fièvre, cache ta frenesie, garde que le médecin ne le sache, va te jeter en quelque lieu tenebreux où personne ne te voie, ni toi ni tes passions aussi: va te cacher avec la maladie incurable et mortelle des vices, couvre tes envies, tes superstitions, comme un poux hasté et élevé, craignant de te bailler et montrer à ceux qui auraient le moyen de t'admonester, corriger et guérir: là où les bienanciens jadis soûlaient penser et traiter les malades même du corps tout publiquement: et lors chacun qui avait eu connaissance d'un mal semblable, ou en soi-même ou en autrui, dont il aurait été guari, le déclarait à celui qui en avait besoin: et dit-on que la science de médecine née et accrue par expérience, est ainsi devenue grande. Ainsi fallait-il découvrir à tous les vies malades, et les infirmités de l'âme, les toucher, et en considérant les inclinations de chacun, leur dire: à l'un, Tu es sujet à te courroucer, donne toi garde de cela: à l'autre, Tu es jaloux, fais une telle chose: à un autre, Es tu amoureux? je l'ai aussi été autrefois, mai je m'en suis repenti. Et maintenant, au contraire, en le nyant, en le cachant et le couvrant, les hommes enfoncent le plus bas qu'ils peuvent le vice au dedans d'eux. Et si c'est aux gens de bien que tu conseilles de se cacher, et de ne se faire point connaître, c'est autant comme si tu disais à Epaminondas, Ne prends point charge d'armée: ou à Lycurgus, ne t'amuse point à faire des lois: et à Thrasybulus, ne tue point les tyrans: et à Pythagoras, n'enseigne point: et à Socrates, ne discour point: et à toi le premier Epicurus, n'écri point à tes amis qui sont en Asie, ne communique point avec ceux d'Aegypte, et ne côtoye point, comme estaffier, les jeunes gentils-hommes de Lampsaque, et n'envoye point à tous et à toutes de tes livres, pour faire montre de ta science, et n'ordonne point de ta sepulture. A quoi tendaient tes tables communes? à quoi servaient tant de milliers de vers que tu écrivais et composais à grand labeur, sur Metrodorus, sur Aristobulus, et sur Chaeredemus, à fin qu'après leur mort même il ne fussent point inconnus? était-ce afin que tu donnasses la loi à la vertu d'oubliance, aux arts de ne rien faire, à la philosophie de silence? Et si tu veux ôter de la vie de l'homme la connaissance, ne plus ne moins que si tu ôtois d'un festin toute lumière, afin que l'on ne connaisse pas que toi et les tiens faites tout pour la volupté, et à fin de volupté, tu as raison de conseiller, Cache ta vie. Oui bien certes, si je veux passer ma vie avec une putain Hedia, avoir ordinairement avec moi une Leontion, mêpriser toute honnêteté, colloquer tout mon bien és chatouillements de la chair: ces fins-là certainement ont besoin d'être cachées de tenebres, et obscurcies de la nuit: c'est à cela qu'il faut conseiller l'oubliance, et le non être connu. Mais si aucun en la science naturelle a appris à louer en cantiques Dieu, la justice, et la providence divine: en la science morale, la loi, la societé humaine, le gouvernement de la Chose publique, et en icelui l'honneur, et non pas son profit, pourquoi veux-tu que celui-là cache sa vie? à fin qu'il n'enseigne personne, à fin qu'il ne donne à personne ni envie ni exemple de bien faire? Si jamais Themistocles n'eût été connu des Atheniens, jamais la Grèce n'eût repoussé Xerxes: et si Camillus n'eût point été connu des Romains, à l'aventure ne fut Rome demeurée ville. Si Platon n'eût connu Dion, jamais la Sicile n'eût été délivrée de tyrannie. Mais comme la lumière fait que non seulement nous nous entreconnaissons, mais aussi elle nous rend utiles les uns aux autres: aussi à mon jugement, l'être connu apporte non seulement gloire, mais aussi moyen de s'employer à la vertu, comme Epaminondas étant inconnu aux Thebains jusques à l'âge de quarante ans, ne leur apporta aucun profit: mais depuis qu'ils l'eurent connu, et se furent fiés à lui de la conduitte de leur armée, il conserva la ville de Thebes qui s'en allait perir, et <p 292r> délivra la Grèce qui était prochaine à servir, montrant en gloire, ne plus ne moins qu'en une claire lumière, la vertu produisant ses effets, quand il en est temps: car comme dit Sophocles,
Comme le fer est clair et reluisant
Tant que la main de l'homme en va usant,
Et la maison où ne se tient personne,
Avec le temps du toit en terre donne:
Aussi non seulement le fer, mais les moeurs mêmes, les conditions et le naturel de l'homme se corrompent, attirants une moisissure relante, et une vieillesse, en ne faisant rien par ignorance, un silence muet, une vie sedentaire, retirée à part en oisiveté, met en langueur non seulement les corps, mais aussi les âmes des hommes. Et tout ainsi comme les eaux cachées, pour autant qu'elles sont couvertes et ombragées, et qu'elles croupissent, elles se pourrissent: aussi ceux qui ne bougent, et ne s'employent point, encore qu'ils ayent quelque chose de bon en eux, et ne le font point sortir dehors, ni n'exercent point les naturelles facultés qui étaient nées avec eux, se corrompent et envieillissent. Ne voyez vous pas, quand la nuit s'approche, comme et les corps deviennent plus pesants à besogner, et les esprits plus mornes et paresseuz à s'évertuer, et le discours de l'entendement plus assopy et abattu en soi, ne plus ne moins qu'un feu s'en va mourant, et comme pour une lâcheté et fâcherie qui lui vient, il est agité de peu de diverses imaginations, qui est un quotidian avertissement secret à l'homme, combien sa vie est courte?
Mais au Soleil les rais espanouis
ayant rendu songes évanouis:
et après que, par manière de dire, mêlant ensemble les actions et les pensées des hommes avec sa lumière, il les réveille et excite, comme dit Democritus: Au point du jour, les hommes courants comme dedans un chariot, du désir de s'entrerencontrer vitement l'un deçà, l'autre delà, se levent pour vaquer à leurs affaires. Et m'est avis que le vivre même, voire le naître, et participer à la génération des hommes, nous est donné de Dieu, à fin de le connaître: car il est inconnu et caché en cette grande machine de l'univers, pendant qu'il s'y promene çà et là par les menus: mais quand il se recueille en soi, et prend sa grandeur, alors il reluit, et devient apparent au lieu de caché, et manifeste au lieu de couvert qu'il était: car connaissance n'est pas le chemin à l'essence, comme aucuns veulent dire, mais au contraire l'essence est le chemin à la connaissance, pource que la connaissance ne fait pas chaque chose, mais seulement elle la montre quand elle est: comme ni la corruption de ce qui est, n'est point un transporter à non être, ains plutôt un amener ce qui est dissolu à non apparaitre. C'est pourquoi selon nos ancienes lois et traditions, estimants que le Soleil soit Apollo, nous l'appellons Delius et Pythius: et celui qui est seigneur de l'autre monde, soit Dieu, ou Démon, s'appelle Ades, d'autant que quand nous venons à nous dissoudre, nous allons en une obscurité où l'on ne voit rien,
Devers le Roi des tenebres de nuit,
Et du sommeil paresseux et sans bruit.
Et me semble que les anciens mêmes ont appelé l'homme Phota, de la lumière, à cause qu'il y a en chacun de nous un véhément désir de nous entreconnaître, et être entreconnus, à cause de la consanguinité qu'il y a entre nous. Et y a des philosophes qui estiment mêmes que l'âme soit une lumière de substance: ce qu'ils jugent tant par autres signes, comme parce qu'il n'y a rien en ce monde que l'âme haïsse tant que l'ignorance, et refuit tout ce qui est obscur et sans clarté, et se trouble quand elle entre en lieux tenebreux, étant pleins de crainte et de soupçon pour elle: et lui est la clarté si douce et si désirable, qu'elle ne veut point avoir les autres <p 292v> choses qui naturellement sont délectables, sans lumière, ni en tenebres, ains est ce qui rend tout plaisir, tout passe-temps, et toute récréation plus douce et plus délectable, comme une fausse commune à toutes viandes, et celui qui se jette en ignorance et s'en revêt, faisant de sa vie une représentation de mort, il semble qu'il se lasse d'être, et se fâche de vivre: et néanmoins on tient que le lieu où sont les âmes des gens de bien et bienheureux, n'est autre chose que la nature de la gloire, et de l'être:
Le Soleil qui toujours leur luit,
éclaire de là notre nuit:
De roses vermeilles fleuries
Sont leurs belles grandes prairies:
et là toute la campagne ouverte est tapissée des fleurs de toutes sortes d'arbres sans fruits, mais couverts de fleurs: et là y a de belles rivières qui ne font bruit quelconque, tant elles coulent doucement, et s'entretienent à discourir ensemble et raconter et qui a passé par ce devant, et ce qui est, s'entre-accompagnans, et s'entreconvoyants les unes les autres. Puis il y a une troiséme voie de ceux qui ont mal vécu et qui sont méchants, laquelle precipite leurs âmes en une abisme de tenebres,
Où les croupissantes rivières
De la nuit, hors de leurs fondrières
Vomissent une infinité
De tenebreuse obscurité:
engloutissants et enfouissants ceux qui sont punis en oubliance et ignorance: car il n'y a pas des vautours qui mangent continuellement le foie des méchants couchés et renversés par terre, car il est pieça ou brûlé ou pourri: ne n'y a pas des fardeaux qui oppriment et accablent les corps de ceux qui sont punis, pource que les os et la chair n'ont plus de ligatures de nerfs, et n'ont plus les trêpassés aucun reste de corps capable de recevoir punitions, ce qui est propre à chose dure et qui resiste. Mais la vraie unique manière de châtier et punir ceux qui ont mal vécu en ce monde, est une infamie, une ignorance, et une abolition entière et anéantissement total qui les emporte au fleuve de Lethé, qui signifie oubliance, en lieu où il n'y a ris aucun, ni aucune réjouissance, et les plonge en la vaste mer qui n'a fond ne rive, de lâcheté inutile à tout bien, et paresse qui ne sait rien faire, sinon tirer après soi un oubli, et va ensevelissement en toute ignorance et toute desconnaissance.

XLIII. Les Règles et Preceptes de Santé, en forme de devis. Les personnages qui parlent en ce devis, Moscion et Zeuxippus. MOSCHION.
TU détournas doncques hier, ami Zeuxippus, le médecin Glaucus, qui ne demandait qu'à conferer et communiquer avec nous. ZEUXIPPUS. Je ne l'en détournay point, ami Moschion, je jamais il n'eut volonté de ce faire: mais je fuis ce que je craignois, c'était de lui donner occasion et prise de s'attacher à moi, sachant bien qu'il ne demandait autre chose: car en la médecine, comme dit Homere,
Il vaut tout seul autant que plusieurs autres:
mais quant à la philosophie, il ne lui veut point de bien, ains a toujours quelques âpres et fâcheuses paroles à dire contre elle: mêmement lors que je le voyais venir droit à l'encontre de nous, criant de tout loin à haute voix, <p 293r> que nous avions entrepris un grand cas, et qui n'était guères honnête: c'est, que nous avions rompu les confins, et, par manière de dire, levé les bornes des sciences, en discourant de la manière de vivre sainement. Car les confins, disait-il, des médecins et des philosophes, comme l'on dit en commun proverbe, des Phrygiens et des Mysiens, sont séparés: et davantage il avait en la bouche quelques propos, que nous avions tenus par manière de passe-temps seulement, qui n'étaient pas inutiles pourtant, lesquels il allait déchirant et reprenant. MOSCHION. Et je serais bien aise d'entendre ces propos-là dont il se moquait, et les autres que vous eustes sur ce sujet-là, s'il te venoir à gré de me les dire. ZEUXIPPUS. Je le crois certainement, Moschion, pource que tu es naturellement enclin à la philosophie, et ne treuves pas bon qu'un philosophe n'aime la médecine, te semblant étrange qu'il estime lui être plus convenable qu'on le voie étudiant en la Geometrie, en la Dialectique, ou en la Musique, que d'enquérir et d'apprendre
Ce qu'il y a de bien ou mal chez lui:
c'est à dire, dedans son corps, Et toutefois vous voyez ordinairement, qu'il y a plus grand nombre de spectateurs aux théâtres, là où l'on distribue quelque pièce d'argent à ceux qui s'y assemblent pour voir l'ébattement des jeux, ainsi que l'on fait à Athenes, qu'il n'y en a aux autres: et la médecine est une des sciences liberales, en laquelle il n'y a pas moins de beauté, et de subtilité, et de plaisir, qu'en autre quelle qu'elle soit: mais outre cela, encore paye elle à ceux qui l'aiment une grande distribution pour leur salaire, qui est la conservation de leur vie, et de leur santé: pourtant ne faut-il pas accuser les philosophes qui discourent des choses saines, et malsaines, d'avoir outrepassé leurs confins, ains plutôt les faudrait-il blâmer, s'ils ne levaient et ôtaient entièrement ces bornes, pour labourer, comme en un champ commun avec les médecins, à la contemplation des choses belles et honnêtes, enquérants par leurs discours ce qui est ensemble et plaisant à entendre, et nécessaire à savoir. MOSCHION. Mais laissons là le médecin Glaucus, je te prie Zeuxippus, qui par sa gravité veut qu'on l'estime accomply de tout point, sans avoir aucun besoin de la philosophie, et me raconte tous les propos que vous eustes, mêmement ceux-là les premiers, s'il te plaît, que tu avais dit en jouant, et non pas trop à certes, que Glaucus allait reprenant. ZEUXIPPUS. Je le veux bien. Ce notre ami doncques disait avoir ouï dire à quelqu'un, que avoir toujours les mains chaudes, et ne les laisser pas refroidir, était chose grandement utile à la santé: et au contraire, que d'avoir ordinairement les extrémités froides, chassait la chaleur au dedans du corps, et nous apportait comme un accoutumance, et une usance à la fièvre: mais que la tourner au dehors, et tirer avec la chaleur la matière d'icelle, et la distribuer également par tout le corps, était chose saine, comme nous voyons qu'en besongnant des mains, et en faisant quelque ouvrage, le mouvement nous y fait venir et y maintient la chaleur: mais si nous n'avons de telle besogne à faire, qu'il ne faut pas pourtant recevoir la froideur aux extrémités du corps: Voilà l'un des points dont il se riait et moquait. Le second fut, à mon avis, touchant les viandes que l'on donne aux malades, qu'il conseillait qu'en santé même on en goûtât un petit par intervalle de temps, pour s'y accoutumer, afin que l'on ne les eût point en horreur, comme ont les petits enfants, et que l'on ne haïst point celle manière de vivre, ains que l'on la se rendît peu à peu familiere, afin que quand il adviendrait que l'on serait malade, on n'eût pas à contrecoeur ces viandes-là, comme si c'étaient drogues medicinales, et que nous ne nous fâchissions point de manger quelquefois d'une seule viande simple, sans sauce ne rôti: à cette cause voulait-il que l'on ne trouvât point étrange, de venir quelquefois à la table sans s'être premièrement baigné ou étuvé, ni de boire de l'eau quand il y aurait du vin, ni de boire chaud en été, quand bien il y aurait de la <p 293v> neige, pourvu que l'on ne fît point ces abstinences-là par ambitieuse ôtentation de vaine gloire, et pour s'en vanter après, ains à par sans en mot dire, et pour accoutumer peu à peu notre appétit à obeïr facilement à la raison et à ce qui est utile, en ôtant de loin à notre âme cette mignardise délicate, de se plaindre trop és maladies, et regretter les grands plaisirs, et agreables voluptés, qu'elle soûlait avoir au lieu de la basse et étroite règle de vivre, à laquelle elle se voit réduitte. Car il ne fut jamais mal dit, Choysi la vie la meilleure qui soit, et l'accoutumance te la rendra plaisante: ce qui à l'épreuve se trouvera utile en toutes choses, mais principalement quant aux traitements de la personne, en s'accoutumant à ceux qui sont les plus salubres, on les rends plus familiers, plus amis, et plus connuz à notre nature se ramenant en la mémoire ce que font et que disent les autres en leurs maladies, comment il se courroucent, et se tourmentent, quand on leur présente à boire de l'eau chaude, ou quelque chaudeau à humer, ou du pain sec, comment ils appellent cela fâcheuse et mauplaisante viande, et fâcheux et importuns ceux que les veulent contraindre d'en prendre. Il y en a eau plusieurs que le baing a fait mourir, qui n'avaient pas grand mal du commencement, sinon qu'ils ne pouvaient boire ni manger que premièrement ils ne se fussent baignés, et lavés en l'étuve: entre lesquels à été l'Empereur Titus, ainsi que témoignent ceux qui le pensèrent en sa maladie. Il fut dit aussi, que toujours les plus simples viandes, et qui coûtent le moins, sont les plus salubres au corps, et que sur tout il se fallait bien donner garde de réplétion, d'ivrongnerie, et de volupté, mêmement quand on sent approcher une fête, où l'on a accoutumé de faire grand' chère, ou bien que l'on doit faire un banquet à ses amis, ou que l'on attend quelque festin de Roi, ou de Prince, là où on est contraint de boire d'autant à son tour, que l'on ne l'ose refuser, afin que lors que l'on est encore en beau temps et serain, on prepare son corps de bonne heure, pour le rendre plus gaillard, et plus dispos contre le vent et la tempeste qui le menasse: car il est bien difficile en telles assemblées et fêtes de seigneurs et d'amis, de se maintenir en une mediocrité, et accoutumée sobrieté, que l'on ne soit trouvé fâcheux, malplaisant et ennuyeux à toute la compagnie. Afin doncques que l'on ne mette point feu sur feu, réplétion sur réplétion, et vin sur vin, il serait bon d'imiter et ensuivre à bon escient le tour que jadis le Roi Philippus fit par jeu, qui fut tel. Il y eut quelqu'un qui le convia, comme il était par les champs, de venir souper chez lui, pensant qu'il y dût venir avec petite compagnie: mais le voyant venir avec une grande suite, sachant qu'il avait fait apprêter pour peu de gens, il en était tout troublé: dequoi Philippus s'étant aperçu, envoya sous-main dire à tous ceux qu'il avait amenés, qu'ils gardassent lieu à la tourte: eux le croians, et l'attendants toujours, épargnèrent les viandes qui leur furent présentées, de manière qu'elles suffirent largement à toute la compagnie. Ainsi se faut-il devant preparer, quand on se doit trouver à ces assemblées-là, où il faut par force boire d'autant à tour de rôle, et garder lieu en notre corps et pour viande et pour patisserie, voire et pour ivrongnerie, et y apporter notre appétit tout frais et bien délibéré. Mais si d'aventure quelques telles contraintes nous surprennent encore tous pleins et maldisposés, pour avoir jà trop bu et trop mangé: étant quelques Seigneurs arrivés soudainement, ou quelques-uns de nos amis survenus à l'imprévu, et que nous soyons forcés par honte de nous trouver en compagnie d'autres qui seront bien dispos et preparés à boire: alors se faudra-il bien bander et armer contre la mauvaise honte, qui est cause de tant de maux aux hommes, en lui mettant à l'encontre ces vers que dit le Roi Creon en une Tragoedie d'Euripide,
Il me vaut mieux maintenant te déplaire,
ami passant, que pour te vouloir plaire,<p 294r>
En me laissant aller trop mollement,
Me repentir après amèrement.
Car de s'aller jeter en une pleurésie, ou en une phrénesie, pour crainte d'être tenu et réputé lourdaud et incivil, c'est faire du lourdaud à bon escient, et de l'homme de mauvais jugement, qui n'a pas la grâce ni la parole pour entretenir la compagnie, sans ivrongner et gourmander: car le refus même, s'il est fait dextrement et de bonne grâce, ne sera point moins agréable à la compagnie, que le boire d'autant à tour de rôle. Et si celui même qui fait le festin, s'abstient de boire et de manger, encore qu'il soit à la table (comme quand on fait un sacrifice, dont l'on ne tâte point) entretenant au demeurant la compagnie avec un bon visage et une bonne chère, disant toujours de lui-même quelque mot pour rire, il réjouira, et contentera plus la compagnie, que celui qui s'enivrerait et gourmanderait jusques au crever avec eux. Il fit mention à ce propos de quelques exemples anciens, comme d'Alexandre le grand entre autres, qui eut honte de refuser Medius, l'un de ses Capitaines, qui le convia d'aller souper chez lui, après avoir déjà bien bu ailleurs, et qui le remît à boire encore mieux que devant, dont il mourut: et de notre temps un puissant lutteur nommé Rigulus, que l'Empereur Titus un jour de bon matin envoya querir pour se baigner et étuver avec lui, il y vint, et après s'être lavé but un coup tel, que l'apoplexie le surprit incontinent, de manière qu'il en tomba mort soudainement. notre médecin Glaucus se moquait de tous ces propos-là, les appellant discours de maîtres d'école: ne se souciant pas guères au demeurant d'en ouïr plus avant, ni nous aussi n'ayants pas grande envie de lui en dire davantage, pource qu'il ne s'arrêtait pas à considérer plus avant un chacun d'iceux. Mais au demeurant Socrates, qui le premier nous a défendu de manger des viandes qui nous convient à manger, encore que nous n'ayons point de faim, ni de boire breuvages qui nous fassent boire, encore que nous n'ayons point de soif, ne nous défendait pas simplement d'en user, ains nous enseignait d'en user seulement lors que nous en aurions besoin, en joignant la volupté d'icelles avec la nécessité, comme font ceux qui employent les deniers publiques, qui par avant se soûlaient dépenser à faire des jeux, à la solde et entretènement des gens de guerre: car le doux, tant comme il est partie du nourrissant, est fort propre et ami familier à la nature, et faut pendant que l'on a encore faim, jouir et user des aliments nécessaires, comme plaisants, non pas se provoquer et susciter à part de nouveaux appétits extraordinaires, après que l'on a rassasié les communs et ordinaires. Car ainsi comme à Socrates même le danser était un exercice et si le délectait, aussi celui à qui une patisserie ou une confiture sert pour toute viande et pour souper entier, elle lui fait moins de mal: mais après que l'on a pris ce qui suffit à la nature, et que l'on s'est assez rempli, il se faut bien donner garde, autant que de chose qui soit, d'étendre encore ses mains à ces friandises-là: et si ne faut pas en telles choses moins eviter la sottise et l'ambition, que la friandise ou gourmandise. Car ces deux vices nous induisent aussi bien souvent à manger quand nous n'avons point de faim, et à boire quand nous n'avons point de soif, en nous imprimant de bien folles et extravagantes imaginations: Que c'est grande simplesse de ne prendre pas à coeur saoul d'une chose qui est rare et chère, quand on la peut avoir: comme serait, pour exemple, de la sommade ou des champignons d'Italie, ou de la tourte de Samos, ou de la neige en Aegypte: ces imagintions-là sont un peu de vaine gloire, qui nous tire par le nez bien souvent comme une odeur de cuisine, à désirer user de telles choses, et contraindre le corps, qui ne les demande pas, d'y participer, seulement pource qu'elles sont rares et fort renommées, à fin qu'ils en puissent faire leurs contes à d'autres, et être par eux réputés bienheureux, d'avoir eu jouissance de choses si singulières, si cheres et si difficiles à <p 294v> recouvrer. Pareille affection ont-ils envers les femmes de grand renom, et de grande réputation: car quand ils sont couchés auprès de leurs épouses, qui seront belles bien souvent, et qui leur porteront grande amitié, ils ne bougeront: mais s'ils se treuvent avec une telle courtisane comme étaient Phryné ou Laïs, ausquelles ils auront payé de bon argent pour coucher avec elles, encore qu'ils ne soient pas bien disposés de leurs personnes, ou autrement lâches à tel métier, ils feront néanmoins tout ce qu'ils pourront pour exciter leur luxure à cette volupté, par une vaine gloire: tellement que Phryné même étant déjà vieille et passée disait, qu'elle vendait plus cherement sa lie pour la réputation. C'est une grande chose et digne d'admiration, que si nous recevons en notre corps autant de voluptés que sa nature en peut porter, ou qu'elle en a de besoin, ou, qui plus est, pour diverses occupations nous resistons à ses appétits, et le remettons à une autre fois, et qu'à fine force après qu'il nous a bien espoinçonnés et gehennes, nous lui cedons, nous n'en souffrons point pour tout cela aucune perte ni dommage: et, au contraire, si és cupidités qui descendent de l'âme au corps, nous nous laissons aller tant qu'elles nous forcent de servir, et de nous émouvoir au gré des passions d'icelles, il est impossible qu'elles ne nous laissent de très grandes et très notables pertes pour bien peu de voluptés, faibles, et peu apparentes, qu'elles nous auront données: ainsi se faut-il bien garder de provoquer le corps aux voluptés par les cupidités de l'âme, pource que le commencement en serait contre la nature. Car tout ainsi comme le chatouillement des aixelles apporte à l'âme un rire qui n'est point proprement doux ni gracieux, ains fâcheux et ressemblant plus proprement à une convulsion et un évanouissement: aussi les voluptés que le corps pinsé et aiguillonné par l'âme reçait, sont toutes violentes, forcées, turbulentes et hors de la nature. Toutes et quantes fois doncques qu'il se présentera occasion de jouir de quelques telles voluptés rares ou renommées, il sera meilleur faire gloire de s'en abstenir, que non pas d'en jouir, réduisants en mémoire ce que soûlait dire Simonides, qu'il ne s'était jamais repenti de s'être tu: mais d'avoir parlé, souvent: aussi jamais nous ne nous sommes repentis d'avoir rejeté quelque viande, ni d'avoir bu de l'eau au lieu de bon vin de Falerne. Parquoi non seulement il ne faut jamais forcer la nature: mais si d'aventure quelquefois on nous sert de telles friandises qu'elle appete, il en faut souvent divertir notre appétit, et le ramener à l'usage des choses simples et ordinaires pour l'y accoutumer et exerciter.
Si violer en rien se peut la Loy
honnêtement, c'est pour se faire Roi,
ce dit le Thebain Etheocles, et dit mal: mais nous pourrions dire mieux, et plus véritablement, S'il faut être ambitieux en telles choses que cela, il est très honnête de se contenir pour sa santé entretenir. Toutefois il y en a qui par épargne mechanique, et par chicheté refrénent bien leurs cupidités quand ils sont chez eux: mais s'il advient qu'ils soient conviés chez autrui, ils se gorgent et se remplissent jusques au crever de ces viandes exquises et cheres, ne plus ne moins que l'on fait à la guerre, quand on va fourrager, tant que l'on peut, sur les terres de l'ennemi: et puis ils sortent de là maldisposés, rapportants de leur cupidité insatiable une belle provision pour le lendemain, c'est une crudité d'estomac. Or le philosophe Crates, estimant que les guerres civiles et les tyrannies se suscitaient dedans les villes, autant pour la superfluité et pour les délices, que pour autre cause qui soit, soûlait dire en jouant selon sa coutume, Garde toi de nous jeter en sédition civile, en augmentant le plat devant la lentille: c'est à dire, en faisant dépense plus grande que ne porte ton revenu: mais un chacun se doit commander à soi-même, N'augmente pas le plat devant <p 295r> la lentille, ni ne passe point par-dessus le cresson et l'olive, jusques aux tourtes et aux delicieux poissons, et ne jette point ton corps puis après en choliques, et en flus de ventre pour avoir trop mangé: car les viandes simples et ordinaires contienent l'appétit dedans les bornes et la mesure de nature, mais les artifices des cuisiniers et des patissiers, avec leurs friandises de sauces et de saupiquets, ainsi comme dit le poète Comique, avancent et mettent toujours plus avant les limites de la volupté, et outrepassent l'utilité: et ne sais comment, vu que nous detestons si fort, et avons en abomination si grande, les femmes qui donnent des breuvages d'amour, et composent des charmes pour appliquer à leurs marits, nous abandonnons ainsi à des mercenaires, ou à des esclaves, nos viandes à empoisonner, par manière de dire, et à ensorceller. Et bien que le mot que soûlait dire le philosophe Arcesilaus contre les paillards et luxurieux, soit un peu trop brusque et trop aigre, qu'il ne peut chaloir de quel côté on le soit, pource qu'il y a autant de mal à l'un qu'à l'autre, si ne vient-il pas mal à propos pour le sujet que nous traitons: car à la vérité, quelle différence y a-il de manger des herbes chaudes, que l'on appelle Satyrion, pour se provoquer et semondre à la luxure, et irriter le sentiment par odeur et par sauces? comme les galleux, qui ne demandent autre chose, sinon qu'on leur frotte et qu'on leur galle toujours leur rongne. Mais à l'aventure vaudra-il mieux se reserver à un autre lieu pour parler contre les voluptés déshonnêtes, en montrant combien la continence de soi-même est honnête et vénérable: car le propos qui se présente maintenant, est pour défendre plusieurs grandes voluptés honnêtes, parce que les maladies ne nous ôtent pas tant d'actions, tant d'espérances, tant de voyages, ni tant de passetemps, comme elles nous empêchent et font perdre de voluptés: pourtant aussi peu est-il expédient à ceux qui aiment les voluptés, qu'à gens du monde, de mêpriser leur santé: car il y en a plusieurs à qui les maladies n'ôtent point les moyens de philosopher, ni d'être grands capitaines, ni de gouverner les Royaumes: mais les voluptés et jouissances corporelles pour la plupart ne peuvent pas seulement naître en maladie, ou si elles y naissent, elles apportent bien peu de la délectation qui leur est propre et naturelle, et ce peu encore non pur et net, ains mêlé de mixtion étrangère, et comme déguisé et cicatricé, ne plus ne moins qu'en une tourmente et tempeste: car le plaisir de Venus n'est point bien à propos quand on est trop plein de viande et de vin, mais plutôt quand le corps est en une serenité et tranquillité grande, pource que Venus se doit terminer en volupté, si fait bien le boire et le manger: mais la santé est aux voluptés, comme leur beau temps, qui leur donne sûre et plaisante naissance, ne plus ne moins que le calme de l'hiver à la couvée des oiseaux de mer que l'on appelle Halcyons, qui escloent leurs oeufs toujours en beau temps, au milieu de l'hiver. On loue à bon droit Prodicus d'avoir gentiment dit, que le feu est la meilleure sauce qui soit: mais on pourrait aussi très véritablement dire, que la santé est une divine sauce et très plaisante: car les viandes, pour délicates qu'elles saient, bouillies ou rôties, ou cuittes au four, n'apportent aucune volupté ne plaisir à ceux qui sont malades ou ivres, ou qui ont envie de vomir, là où un pur et net appétit rend toute viande agréable et plaisante, voire ravissable, comme dit Homere, à un corps sain et convenable. Mais comme Demades l'orateur, voyant les Atheniens désireux des armes et de la guerre hors de propos, leur disait, que jamais ils ne traitaient de la paix sinon en robes noires, après qu'ils avaient perdu de leurs parents et amis: aussi ne nous souvenons nous jamais de vivre sobrement et simplement, sinon parmi des cauteres, des unguents, et des cataplasmes: et quand nous y sommes, alors nous condamnons bien fort nos fautes, quand il nous souvient de ce que nous avons fait par le passé: mais encore accusons nous tantôt l'air, tantôt la contrée qui n'est pas saine, ou l'être hors de son pays naturel, et jamais n'en voulons accuser notre intempérance, <p 295v> et nos appétits désordonnés: et comme le Roi Lysimachus dedans le pays des Getes se trouvant contraint et forcé de la soif, à se rendre prisonnier lui et son armée entre les mains de son ennemi, après avoir bu de l'eau fraîche dit, «O Dieux, combien de félicité j'ai perdu pour un si court plaisir!» aussi pourrions nous rapporter et accommoder cela à nous mêmes, en nos maladies, comment pour avoir bu de l'eau froide, ou pour avoir été aux étuves importunément, ou pour avoir bu d'autant, combien de voluptés nous avons gâtées, combien de bonnes actions, et combien d'honnêtes passetemps nous avons perdus: car le remors de tels pensemens touche jusques au vif la mémoire, de sorte que la cicatrice en demeure encore après que l'on est restitué en santé: ce qui fait que nous sommes puis après plus retenus en notre manière de vivre, parce que un corps qui sera bien sain, ne produira guères jamais de trop véhémentes cupidités, et appétits désordonnés, malaiséz à dompter, ou à y resister, ains leur faut faire tête quand ils se remuent, et qu'ils regimbent pour jouir des plaisirs dont ils ont envie: car tels appétits se plaignent légèrement, et crient pour peu de chose, comme font les enfants mignards, et puis ils s'appaisent quand la table est ôtée, et ne se plaignent point qu'on leur ait fait tort, ains au contraire sont purs et nets, et gaillards, non pas pesans, et báaillants pour avoir l'estomac chargé jusques au lendemain: comme l'on écrit, que le capitaine Timotheus ayant un jour soupé en l'Academie, chez Platon, un souper simple et sobre, dit, «Ceux qui soupent chez Platon, s'en treuvent bien jusques au lendemain.» Aussi écrit-on qu'Alexandre renvoyant les cuisiniers que la Roine Ada lui envoyait, dit, «qu'il en menait toujours quant et lui de meilleurs: pour le disner, le lever matin et cheminer avant jour: et pour le souper, le peu manger à disner.» Je sais bien que les hommes prennent aussi bien quelquefois la fièvre pour avoir trop travaillé, ou s'être échauffés, ou bien pour s'être refroidis. Mais comme les odeurs des fleurs sont faibles et débiles à par-elles, là où étant mêlées avec de l'huile, elles prennent force et vigueur: aussi la réplétion d'humeurs donne, par manière de dire, corps et substance aux causes et occasions exterieurs des maladies: et sans la quantité grande d'humeurs superflues, il n'y a danger, pource que toutes telles indispositions se dissipent et se dissóluent facilement, quand un sang subtil et un esprit pur et net reçoit ces autres excessifs mouvemens: mais où il y a réplétion grande de toutes superfluités, comme une fange profonde remuée, alors il en sourd plusieurs malings accidens, dangereux, et difficiles à curer. Pourtant ne faut-il pas faire comme les patrons et maîtres des navires, qui ne se peuvent jamais saouler de fourrer dedans leurs vaisseaux, et leur semble qu'ils n'ont jamais trop de charge, et puis ils ne font autre chose que vider la sentine, et jeter l'eau de la mer qui entre dedans: aussi après que nous avons bien emply et chargé notre corps, le purger, puis laver avec médecines et clysteres: ains le faut toujours contregarder net, dispos et léger, afin que si d'aventure il vient à être d'ailleurs appesanty et chargé, il revienne toujours au dessus, ainsi comme fait le liege sur la mer. Mais principalement faut-il prendre garde aux précédentes indispositions et messagers des maladies, pource qu'elles ne viennent pas toutes sans mot dire, ainsi que dit Hesiode,
Car Jupiter leur a ôté la voix:
ains la plupart ont des avant-coureurs, trompettes et dénonciateurs, comme des crudités d'estomac, des pesanteurs de toute la personne, suivant ce qu'écrit Hippocrates, «Les pesanteurs et lassitudes qui vienent d'elles-mêmes, prognostiquent et signifient des maladies:» et pource que les esprits, à mon avis, qui doivent aller aux nerfs, sont étoupés et exclus par la réplétion grande d'humeurs. Mais combien que le corps, par manière de dire, lui-même tende au contraire, et nous tire au lit et au repos: les uns néanmoins par gourmandise ou par appétit désordonné <p 296r> des voluptés, se vont jeter dedans des baings et des étuves, et se hastent d'aller aux festins, et aux compagnies où l'on bait d'autant, comme s'ils faisaient provision de vivres attendants un siege de ville, et s'ils avaient peur que la fièvre les surprît qu'ils n'eussent premièrement bien soupé. Les autres un peu plus honnêtes ne se prennant pas par là, mais ayants honte fort sottement de confesser qu'ils ont trop bu ou trop mangé, et qu'ils sentent quelque crudité et indigestion en leur estomac, et de demeurer tout un jour à requoi en robe de chambre, pendant que les autres vont jouer à la paulme et autres tels exercices de la personne qui les y convient ils s'y en vont, et se mettent en pourpoint ou tous nuds, comme les autres, et font tout ne plus ne moins que ceux qui sont bien sains: mais la plupart sujets à leur plaisir et désordonnés, se laissent persuader et pousser à se lever hardiment, et aller faire comme de coutume par une vaine espérance qu'ils ont fortifiée d'un commun proverbe, qu'il faut prendre du poil de la bête qui les a mordus, et chasser le vin par le vin, résoudre l'ivrongnerie par l'ivrongnerie. Mais à l'encontre de telle espérance il faut opposer la crainte reservée de Caton, lequel disait que telle retenue fait les choses grandes petites, et les petites elle les réduit du tout à néant: et qu'il vaut mieux endurer la faute de manger, et tenir son corps vide et en repos, que de soi hazarder en se jetant dedans un baing ou en une table pour souper: car s'il n'y a quelque disposition à maladie, il nous nuyra de ne nous être pas gardés: et s'il n'y a rien, il ne nous saurait nuyre de nous être reservés et retenus, et par cette retenue nous en aurons le corps de tant plus net: et l'autre sot, qui craindra de donner à connaître à ses domestiques ou à ses amis, qu'il se treuve mal d'avoir trop bu, ou trop mangé, ayant eu honte de confesser aujourd'hui qu'il n'a pu digerer, demain sera contraint, malgré lui, d'avouer un flux de ventre, ou la fièvre, ou des tranchées. Tu réputerais à grande vergongne de confesser que tu eusses faim: mais bien est-ce plus grande honte être contraint d'avouer une crudité, une pesanteur venant d'avoir trop mangé, et d'une réplétion de corps que l'on entraîne encore dedans un baing, comme un vieux vaisseau demi-pourri, et ne tenant point eau, que l'on tire dedans la mer. Ils font ne plus ne moins que quelques-uns de ceux qui voyagent sur la mer, lesquels, étant l'hiver, ont honte de demeurer sans rien faire sur le rivage de la mer: mais puis après quand ils ont levé l'ancre, mis la voile au vent, et qu'ils font un peu élargis en pleine mer, ils se treuvent très mal, criants à l'aide, et rendants leur gorge: aussi ceux qui se trouvants en doute de maladie, ou en disposition de leurs corps pour y tomber, cuident que ce soit lâcheté honteuse de se tenir un jour sur ses gardes dedans le lit, et ne venir pas comme de coutume à la table, sont puis après bien plus honteusement couchés par plusieurs nuicts à se faire purger et appliquer force cataplasmes, et à flatter les médecins, et les caresser en leur demandant à boire du vin ou de l'eau froide, ayants bien alors le courage si faible, que de faire et dire plusieurs paroles impertinentes, et sentants son coeur failli, pour la peine qu'ils endurent, et la peur qu'ils ont d'avoir encore pis: et toutefois il serait bien à propos de ramentevoir à ceux qui ne se peuvent autrement contenir, et qui se laissent esbranler ou bien emporter du tout à leurs cupidités, que les voluptés prennent la plupart de ce qu'elles ont de bon du corps même. Et comme les Lacedaemoniens après avoir donné à leur cuisinier du sel et du vinaigre, lui disaient qu'il cherchât le demeurant en la bête qui était immolée: aussi à un corps que l'on veut nourrir, la meilleure sauce qu'on lui saurait bailler pour la lui faire trouver bonne, est, que l'on lui baille quand il est bien sain, et pur et net: car qu'une viande soit douce ou soit chère, cela est hors du corps de celui qui la prend, et se juge à par-soi: mais pour être plaisante, il faut que ce soit eu égard au corps qui la prend, et pour en recevoir le plaisir, il faut qu'il soit disposé ainsi comme le requiert la nature: autrement en <p 296v> un corps fâché, maldisposé et chargé de vin, toutes sauces perdent toute leur grâce et toute leur saison. Pourtant ne faut-il pas tant prendre garde si le poisson est frais pêché, ne si le pain est de pur fourment, si le baing est chaud, ou si la femme est belle, qu'il faut considérer de bien près si notre corps est point dégoûté, ayant envie de vomir, gorgé, tout crud et débauché: autrement nous ferons la même faute que ferait un qui après avoir bien bu, voudrait aller en masque baller et jouer en une maison, où l'on porterait le deuil pour la mort du maître d'icelle, qui naguere serait decedé: car au lieu d'y apporter réjouissance et plaisir, il ferait pleurer et crier ceux de la maison à hauts cris: aussi le déduit de l'amour, les viandes exquises, le baing, et le vin, en un corps maldisposé, et hors du naturel, ne font qu'emouvoir et brouiller la pituite et la colère à ceux qui ne sont ne bien rassis en la disposition de leurs personnes, ni aussi du tout corrompus, et débaucher le corps encore plus qu'il ne l'était, ne donnant point de plaisir, dont au moins on doive faire cas, ni de contentement tel que nous l'avions esperé. Il est bien vrai que la diete trop exquise et gardée étroitement au doigt et à l'oeil, comme l'on dit en commun langage, rend non seulement le corps paresseux, et dangereux de tomber en maladies, mais aussi matte toute la gaieté de l'âme, de manière qu'elle a toutes choses pour suspectes, craignant toujours de s'arrêter trop, autant en travail qu'en plaisir, et généralement en toute action, n'entreprenant jamais rien assurément ni gaillardement, là où il faut que nous fassions de notre corps comme d'une voile en la mer, ne le resserrant, ni ne le retenant point trop à l'étroit en beau temps, ni aussi le laschant trop dissoluement et trop négligemment, où il y a occasion de soupçonner quelque tempeste: car à cette heure-là il le faudra choyer, et retirer un petit, pour le rendre puis après plus dispos et léger, comme nous avons dit, et n'attendre pas à ce faire, jusques à ce que nous sentions des crudités, ni des flux de ventre, ni des inflammations, ou refroidissemens et endormies de membres: lesquels signes étant comme les messagers et les sergens de la fièvre qui est déjà à leur porte, à male peine peuvent emouvoir aucuns tant qu'ils se veuillent resserrer et restreindre, lors qu'ils sont jà en l'acces de leur mal, là où il faut de loin prevoir, et se tenir sur ses gardes long temps devant la tourmente, quand on sent
Sur un escueil marin en l'aer,
Le vent de la Bise souffler.
Car il n'y aurait point de propos de prendre soigneusement garde au crailler des corbeaux, ou au caqueter des poulles, et au fouiller des pourceaux remuants des ordures et de vieux haillons, comme dit Democritus, pour en tirer pronostiques de vent et de pluie, et que nous ne sussions point observer ni prevoir à certains signes une tempeste prochaine à sourdre et à naître dedans notre propre corps. Pourtant ne faut-il pas seulement observer le corps au boire, et au manger, et aux exercices de la personne, s'il s'y prend point plus lâchement et plus froidement que de coutume, ou au contraire, s'il a point plus de faim et plus de soif que d'ordinaire: mais aussi craindre, si le dormir n'est point continué tout d'une tire également et doucement, ains qu'il y ait des inégalités et interruptions: voire jusques aux songes faut-il bien prendre garde, s'ils sont point étranges et non accoutumés: car si ce sont imaginations extraordinaires, ils témoignent et signifient qu'il y a réplétion de grosses humeurs gluantes, et perturbation des esprits au dedans. Quelquefois aussi il advient que les mouvemens de l'âme même nous montrent que le corps est en quelque danger de maladie: car il prend aucunefois aux hommes des melancholies sans propos, et des frayeurs sans aucune raison apparente, qui leur ôtent et estaignent soudainement toute espérance: les uns deviennent aucunefois prompts à colères soudaines, chagrins, se fâchants de peu de chose, tellement <p 297r> qu'ils pleurent malgré eux, et languissent d'ennuy. C'est quand de mauvaises fumées et vapeurs amères amassées s'élevent et se vont mêlant, comme dit Platon, parmi les voies de l'âme. Pourtant faut-il que ceux à qui telles choses arrivent, reÄpmémorent et considèrent en eux-mêmes, s'il n'y a point quelque cause spirituelle: car s'il n'y en a point, il est forcé que ce soit quelque matière corporelle qui a besoin d'evacuation, ou bien de repression. Aussi est-il utile, quand on va visiter ses amis malades, s'enquérir diligemment des causes de leurs maladies, non par curiosité ni par ôtentation, pour en disputer seulement, et faire montre de son éloquence, en babillant des instances, des incidences, et communités des maladies,* pour montrer que l'on a lu les livres, et que l'on entend les termes de la médecine: * Ce sont termes du médecin Erasistratus. ains s'enquérant diligemment, et non pas en passant par-dessus, de ces choses légères et communes, s'il était plein ou vide, s'il avait travaillé, s'il dormait bien ou mal: et principalement, comment il vivait, et comment il se gouvernait, quand il est tombé en fièvre. Et puis, comme Platon soûlait dire en soi-même s'en retournant, après avoir vu les fautes que d'autres commettaient: «Mais suis-je point moi-même tel?» aussi apprendre aux dépens d'autrui à pourvoir bien au fait de sa santé, s'en souvenir, et se tenir sur ses gardes, à fin de ne tomber aux mêmes inconvénients, et n'être point contraint de s'alitter, et là regretter, et louer, quand il n'en est plus temps, la tant précieuse Santé, ains en voyant un autre attainct de maladie, remarquer bien, et imprimer en son coeur, combien nous doit être chère la santé, combien il faut être soigneux de se garder, et retenu à s'épargner. Et si ne sera pas mauvais de comparer puis après sa vie à celle du patient: car s'il advient que nous ayons trop bu, ou trop mangé, ou trop travaillé, et fait quelque autre tel exces, et que pourtant notre corps ne nous menasse point de maladie prochaine, toutefois si jugerons nous qu'il nous faudra contre-garder, et anticiper le mal qui en pourrait advenir: comme si nous avions fait quelque désordre au plaisir de l'amour, ou autrement trop travaillé, en nous reposant et demeurant à requoi, ou après une ivrongnerie et après avoir bien bu d'autant, buvant de l'eau en récompense: mais specialement après avoir mangé beaucoup de viandes pesantes, comme sont chairs, ou bien diverses, en jeunant puis après, et se restraignant, de manière que l'on ne laisse aucune superfluité dedans le corps: car ces choses-là seules d'elles mêmes sont causes de plusieurs maladies, et aux autres causes ajoutent encore matière et force davantage qu'elles n'en avaient. Pourtant a-il été sagement dit par les anciens, que pour entretenir sa santé ces trois points sont principalement nécessaires, «Manger sans se saouler, travailler sans s'épargner, et sa semence conserver.» Car l'intempérance de la luxure dissout et affoiblit fort la chaleur naturelle, qui fait cuire et digerer la viande que nous prenons, et par conséquent est cause qu'il s'engendre beaucoup de superfluités, et se fait un grand amas de mauvaises humeurs dedans notre corps. Parquoi pour recommencer à parler derechef d'un chacun de ces points, venons premièrement à considérer les exercices qui sont convenables aux hommes de lettres et d'étude: car tout ainsi comme celui qui dit le premier, qu'il n'écrivait rien touchant les dents à ceux qui habitaient au long de la marine, leur enseigna ce qu'ils doivent faire en disant cela: aussi pourrait-on dire aux hommes de lettres que l'on ne leur écrit rien touchant les exercices, pource que l'usage quotidian de la parole prononcée par vive voix, est un exercice de merveilleuse efficace, non seulement pour la santé, mais aussi pour la force, non pas telle comme celle que l'on fait venir par artifice aux lutteurs, qui rend le corps charnu, et le cuir ferme par le dehors, ainsi que un bâtiment que l'on a enduit et crêpi exterieurement: mais bien engendrant une disposition robuste, et une force vigoureuse aux plus nobles parties, et principaux instrumens de notre vie au dedans. Or que <p 297v> les esprits augmentent les forces des notre corps, les maîtres des exercices le montrent assés, commandants aux lutteurs, quand on leur frotte les membres, de resister et pousser contre les frictions en retenant leur haleine, à mesure que l'on leur manie et que l'on leur frotte chaque partie: mais la voix étant un mouvement de l'esprit fortifie non superficiellement, mais en la propre source dont elle naît dedans les flancs et les poulmons, augmente la chaleur naturelle, subtilise le sang, nettoye toutes les veines et ouvre toutes les arteres, empêchant qu'il ne s'y face aucun étoupement ou épaississement d'humeurs superflues, comme une lie au fond des vaisseaux qui reçoivent, et qui cuisent les viandes dont nous nous nourrissons: au moyen dequoi il est besoin que nous usions fort ordinairement et familierement de cet exercice, en parlant en public, et discourant continuellement: ou bien si d'aventure nous faisons doute, que notre corps fut trop débile pour pouvoir supporter tant de travail, au moins en lisant à haute voix: car ce que la branloire est au regard de l'exercice du corps, cela même en proportion est la lecture au regard du parler, remuant tout doucement et promenant la voix dedans la parole, ne plus ne moins que dedans un coche ou voitture d'autrui: il est vrai que le devis et la dispute y ajoute davantage la vehemence et l'efforcement, d'autant que l'âme s'y attache quant et le corps: bien se faut-il donner de garde des clameurs violentes à pleine tête: car ces efforts-là, et inégales contentions d'haleine, sont bien souvent cause de rompre des venes, ou de faire convulsion de nerfs au dedans: puis après que l'on a ainsi lu ou parlé, il est bon user de quelques frictions unctueuses et chauldes, avant que de s'aller promener, et de tels amollissements du cuir et de la chair, en touchant et maniant, en la sorte qu'on le peut faire, les entrailles, à fin de départir et épandre également les esprits par tout, jusques aux extrémités du corps. La mesure de ces frottements soit jusques à tant que le sentiment les trouvera agreables, et ne s'en offensera point. Qui aura ainsi appaisé le trouble et la tension des esprits au fond de son corps, si d'aventure il s'y treuve quelque superfluité, elle ne lui apportera point de nuisance: et s'il laisse de se promener à faute de loisir, pour quelque affaire qui lui sera inopineement survenu, ce sera tout un pour cela, car nature aura toujours eu ce qui lui fait besoin: et pour ce ne faut-il prendre pour couleur et excuse de se taire, ni la navigation, quand on est avec plusieurs autres passagers dedans un vaisseau sur la mer, ni le logis quand on est en l'hostellerie, encore que les assistants s'en deussent rire et moquer, pource que là où il n'est point déshonnête de manger devant tout le monde, là n'est-il point aussi déshonnête d'exerciter sa personne: ains plus-tôt est-il déshonnête craindre ou avoir honte de mariniers, mulatiers ou hostelliers, qui se moqueront, non d'un qui jouera à la paulme tout seul, ou qui escrimera à son ombre, ains d'un qui parlera, et en parlant enseignera, discourra, ou apprendra par coeur et remémorera quelque bonne chose, pour son exercice. Socrates soûlait dire qu'une petite salette était suffisante pour exercer un qui fait son exercice de la danse: mais à celui qui veut exerciter sa personne par le moyen de la parole, tout lieu lui est suffisant, soit debout, soit couché ou assis: seulement nous faut-il bien donner garde que nous ne nous efforcions pas de crier à haute voix, lors que nous nous sentirons pleins de boire et de manger, ou bien lassés du plaisir de l'amour, ou bien d'autre travail quel qu'il soit, comme il advient souvent aux Orateurs et maîtres de Rhetorique qui se laissent aller, et s'efforcent de declamer et haranguer, les uns par vaine gloire et ambition de se montrer, les autres pour le gaing mercenaire, ou pour jalousie à l'encontre de leurs compagnons: comme Niger l'un de nos amis, lequel faisait profession d'enseigner la Rhetorique au pays de la Galatie, ayant un jour avallé une areste de poisson qui lui était demeurée en la gorge, il survint d'aventure un autre Rhetoricien passant son chemin, qui fit une harangue <p 298r> publiquement. Niger craignant qu'il ne semblât fuyr la lice, pour n'ozer se parangonner à lui, se mit lui-même à declamer, ayant encore l'areste accrochée dedans sa gorge, de manière qu'il s'y engendra une grande et douloureuse inflammation: la douleur de laquelle ne pouvant plus endurer, il souffrit qu'on lui fît une profonde incision et grande ouverture par le dehors, par où l'areste lui fut bien arrachée, mais la plaie en devint si mauvaise, et s'y fit une si grande fluxion d'humeurs, qu'il en mourut tout roide. mais cela à l'aventure sera plus à propos de ramentevoir ci dessous. Après l'exercice il faut entrer dedans l'étuve, là où se laver d'eau froide est plus fait en jeune homme qui veut montrer sa bonne disposition, qu'il n'est convenable à la santé: car le bien que tel lavement peut apporter, c'est qu'il semble endurcir le corps, et le rendre moins sujet à être offensé des qualités de l'air: mais cela fait plus de mal au dedans, qu'il ne fait de bien au dehors, d'autant qu'il resserre les pores, et fait grossir et épaissir les humeurs et vapeurs qui se voudraient evaporer et résoudre continuellement. davantage il est forcé que ceux qui usent de se laver d'eau froide, tombent en la sujétion de celle trop exquise et étroite diete que nous fuyons, ayants toujours l'oeil fiché à n'en outre-passer jamais un seul point, d'autant que la moindre et plus légère faute du monde est incontinent châtiée bien âprement: là où, au contraire, se laver d'eau chaulde nous pardonne beaucoup de choses, car elle n'ôte pas tant de force et roideur au corps, comme elle nous apporte de profit pour la santé, acheminant et accommodant tout doucement les humeurs à la concoction: et si d'aventure il y en a qui ne se puissent pas bien cuire, pourvu qu'elles ne soient pas totalement crues, et qu'elles ne flottent pas au dessus de l'estomac, elle les fait dissoudre et exhaler sans aucun sentiment de douleur, et réconforte, et fait évanouir les secrètes foulures et lassitudes des membres: toutefois là où nous sentirons que le corps sera en sa disposition naturelle, assez fort et robuste, il vaudra mieux entre-mettre l'usage du baing, et sera meilleur se faire huiler et frotter devant le feu, là où le corps aura besoin d'être réchauffé: car par ce moyen il prend mieux ce qu'il lui faut de chaleur: ce qui n'est pas de même quant au Soleil: car on ne peut pas prendre de sa chaleur plus ou moins à discrétion, ains est forcé de s'en servir et en user selon qu'il tempere et dispose l'air. Cela suffise quant aux exercices de la personne: au demeurant pour venir à la nourriture, si les raisons et instructions que nous avons amenées ci dessus, par lesquelles nous nous sommes efforcés de refréner et réprimer les cupidités, ont apporté quelque fruit, il serait temps de passer maintenant outre à d'autres avertissements. Mais si d'aventure les cupidités sont si véhémentes, et si effrenées par manière de dire, qu'il soit difficule de les ranger à la raison, et s'opiniâtrer à combattre contre un ventre, qui n'a point d'aureilles, ainsi que disait l'ancien Caton, il faut par subtils moyens faire, que la qualité de la viande en rende la quantité plus légère: et quant aux viandes solides et qui nourrissent beaucoup, comme sont les grosses chairs, les formages, les figues sèches, et les oeufs durs, n'en manger que le moins que l'on peut, car de les refuzer du tout il serait bien malaisé, mais bien se prendre aux viandes légères et délices, comme sont la plupart des herbages, dont on use en potages, les chairs des oiseaux et des poissons qui ne sont pas gras: car en mangeant de semblables viandes on peut bien tout ensemble gratifier à l'appétit, et ne charger point le corps. Mais sur tout se faut-il donner garde des crudités précédentes de trop manger de chair: car outre ce que sur l'heure elles chargent trop l'estomac, il demeure encore puis après de mauvaises reliques: de manière que le meilleur est, accoutumer son corps à ne demander point à manger chair: car la terre produit assez d'autres aliments, non seulement pour la nécessité de la nourriture, mais aussi pour le plaisir et contentement de l'appétit, les uns tous prests à manger sans que l'oeuvre <p 298v> de l'homme s'empêche d'y rien ajouter, les autres aptes à être mêlés avec d'autres en plusieurs sortes pour les rendre plus savoureux au goût. Mais pour autant que l'accoutumance est, par manière de dire, une autre nature, ou à tout le moins non contre nature, il ne faut pas s'accoutumer de manger chair pour assouvir son appétit, comme font les loups et les lions, ains s'en faut seulement servir comme d'un fondement, et un soubassement de toute l'autre viande, et au demeurant faire sa nourriture principale d'autres aliments qui sont plus conformes au corps et plus selon nature, et si grossissent moins la subtilité de l'esprit, et le discours de l'âme, comme un feu allumé de plus délicate et plus légère matière. Et quant aux choses liquides, il faut user du lait, non comme d'un breuvage, mais comme d'une viande pesante et qui nourrit beaucoup. Et quant au vin, il lui faut dire ce que dit Euripides de Venus,
Sois avec moi, mais en mesure bonne,
ni peu ni trop, et point ne m'abandonne:
car entre toutes sortes de breuvages, c'est le plus utile: entre les médecines, la plus plaisante: et entre les viandes, celle de qui moins on se lasse, pourvu qu'il soit bien trempé et mêlé avec temps opportun, plutôt qu'avec de l'eau, non seulement celle dont on trempe le vin, mais aussi celle qui est bue à part, laquelle fait que le vin trempé fait encore moins de mal, et porte moins de dommage: à raison de quoi, il se faut accoutumer de boire par chacun jour deux ou trois fois d'eau pure, poure ce que cela rendra la force du vin plus faible, et la boisson d'eau pure plus familiere à notre estomac, afin que quand la nécessité sera venue, que par force il nous en faudra boire, il ne la trouve pas si étrange, et ne la refuse pas tant. Car plusieurs bien souvent recourent principalement au vin, lors qu'ils ont plus besoin de boire de l'eau, comme quand ils se sont échauffés au Soleil: ou au contraire quand ils sont gelés de froid, ou qu'ils se sont efforcés à haranguer, ou qu'ils ont fort étudié, et généralement après qu'ils ont bien travaillé, ou fait quelques grands efforts, ils estiment que c'est lors qu'ils doivent boire du vin, comme si la nature même requérait que l'on fît quelque bien au corps, et quelque changement pour le récréer de ses travaux: mais la nature ne désire point qu'on lui face du bien en cette sorte, si l'on appelle volupté faire du bien, ains requiert seulement qu'on le raméne à un moyen entre travail et aise: de manière qu'à ceux-là il faut retrancher les vivres, et ou leur ôter le vin du tout, ou leur en bailler cependant qui soit bien trempé: pource que le vin étant de sa nature véhément et remuant, il augmente et empire les émotions qu'il trouve dedans le corps irrité, et aigrit encore davantage les parties qui y sont déjà offensées, lesquelles auraient plutôt besoin de réconfort et d'adoucissement, à quoi l'eau est bien plus commode: car si n'ayants point de soif autrement nous buvons de l'eau chaude, après avoir bien travaillé et fait quelque effort és grandes chaleurs de l'été, nous en sentons un rafraîchissement et un grand réconfort au dedans: c'est pource que l'humidité de l'eau est gracieuse et paisible, et qu'elle ne se debat point, là où celle du vin a une force et vehemence qui ne repose jamais, et qui n'est point benigne, ne bien convenable aux indispositions qui commencent à naître: car si l'on craint les acrimonies aigues, et les amertumes que la faim et faute de manger engendre dedans notre corps, ou si comme font les enfants, on trouve mauvais de ne se mettre point à table pour manger avant que la fièvre soit venue, quand on se doute qu'elle doive venir, le boire de l'eau est un confin et un entre-deux fort à propos pour cela; et bien souvent nous offrons à Bacchus même les sacrifices que l'on appelle Nephália, pource qu'il n'y a point de vin, nous accoutumants par là sagement à ne désirer pas toujours boire du vin. Minos ôta du sacrifice la flûte et les chapeaux de fleurs que l'on porte sur la tête pour quelque ennuy qu'il avait, <p 299r> et toutefois nous savons très bien, que l'âme dolente n'est par les flûtes, ni par fleurs et festons passionnée: là où il n'y a corps d'homme, tant sait-il fort et robuste, que s'il est ému et enflammé, en y mettant encore du vin, n'en soit bien grièvement offensé. On dit que les Lydiens en temps de famine ne mangent que de deux jours l'un, et cependant qu'ils passent leurs temps à jouer aux dés, et à d'autres jeux: aussi serait-il bien séant à un homme d'étude aimant les Muses et les lettres, en temps qui aurait besoin de souper peu, et de manger moins, avoir devant soi la figure de quelque proposition Geometrique, ou bien un petit livre, ou une lyre, ou un lut, cela ne le laissera point emmener prisonnier à son ventre, ains lui divertissant et transferant ordinairement l'entendement de la table à ses honnêtes passetemps là, chassera les appétits de boire et de manger, comme des Harpyes avec les Muses: car il ne serait-pas raisonnable qu'un Scythe en buvant touchât souvent et fît sonner la chorde de son arc, en réveillant par cela son courage, qui autrement, ainsi comme ils disent, s'en irait laschant et amollissant par le vin: et qu'un personnage Grec eût crainte et honte d'être moqué de ce, qu'il essayerait de refréner et réprimer un importun et violent appétit, par le moyen des livres et des lettres: ne plus ne moins qu'en l'une des Comoedies de Menander il y a un maquereau, qui pour tenter de jeunes hommes soupants ensemble en un festin, leur amena de belles filles sur leur souper, richement et proprement vestues et parées: mais chacun de ces jeunes hommes, pour ne point voir ces belles filles au visage, baissait la tête, et mangeait des confitures et patisseries qui étaient servies devant eux. Les hommes adonnés à l'étude des lettres, ont bien d'autres plus plaisants divertissements, si autrement ils ne peuvent arrêter et contenir cette faim violente et canine, quand ils sont à la table: car quant aux paroles des maîtres de lutte, et aux propos de quelques maîtres d'écoles, qui vont disant, que disputer des lettres à la table corrompt la viande que l'on prend dedans l'estomac, et fait mal à la tête, il faudrait craindre cela si nous voulions durant le repas nous mettre à résoudre de tels arguments sophistiques, comme celui que les Dialecticiens appellent l'Indien, ou que nous voulussions disputer de tels sophismes, comme celui qu'ils nomment le Maître. L'on dit que la cime du palmier que l'on appelle la cervelle, est fort douce à manger, mais qu'elle fait mal à la tête: aussi les disputes épineuses de la Logique ne sont pas viandes bien propres ni plaisantes pour un souper, plutôt feraient elles mal à la tête, et donneraient beaucoup de peine: mais s'ils ne nous veulent permettre de discourir, d'ouïr lire, et de deviser durant le souper de quelques propos, qui avec l'honnêteté et l'utilité aient la douceur attrayante, et le plaisir conjoint, nous les prierons de ne nous être point molestes, ni importuns, ains de se lever de la table, et s'en aller en leurs galleries, et en leurs parquets à lutte, tenir ces propos-là à leurs écoliers et champions de la lutte, lesquels ils retirent et détournent de l'étude des bonnes lettres, et les accoutumants à consumer les jours tous entiers à plaisanter et à dire mots de gaudisserie, ils les rendent à la fin, comme disait le gentil Ariston, avec aussi peu de sentiment, et aussi gras et bien huilés, comme sont les coulonnes de pierre qui soutienent les portiques, sous lesquels ils s'exercent et tienent leur école de la lutte. Et nous au contraire ajoutants foi aux médecins, qui nous conseillent de faire mettre toujours quelque intervalle entre le souper et le dormir, non pas après avoir rempli le corps de viande et avoir comprimé les esprits, étant encore les morceaux tous cruds, et ne faisants que commencer à bouillir, aggraver et empêcher la concoction, là où il leur faut donner un peu d'espace, et un peu de loisir, de se rasseoir. Comme ceux qui veulent que l'on meuve le corps après le repas, ne commandent pas que l'on coure à toute bride, ni que l'on escrime à toute outrance, ains que l'on se promene à l'aise tout bellement, ou que l'on danse tout doucement: ainsi estimerons <p 299v> nous qu'il faut exercer nos entendements après le souper, non point d'affaires de profonde meditation, ni de disputes sophistiques qui tendent ou à ôtentation de grand et vif esprit, ou qui émeuvent à contention: mais il y a plusieurs questions naturelles, plaisantes à disputer, et faciles à decider, et plusieurs beaux contes, dont il se peut tirer beaucoup de bonnes considérations et instructions pour former les moeurs, qui ont celle facilité que le poète Homere appelle Menoeces, c'est à dire, cedant au courroux, et ne point resistant. Voilà pourquoi aucuns appellent plaisamment cet exercice de mouvoir et résoudre des questions historiales, ou poétiques, l'issue de table et le dessert des hommes studieux et doctes. Encore y a-il d'autres devis plaisants, comme d'ouïr des contes faits à plaisir, parler du jeu de la flûte, ou de la lyre, qui donne quelquefois plus de contentement, que d'ouïr la flûte, ou la lyre même. Et la marque du temps propre à tels entretènements est, tant que l'on sent que la viande s'affaisse bien dedans l'estomac, et que l'haleine montre que la concoction se fait, et que la chaleur naturelle gagne le dessus. Mais pource que Aristote estime que le promener après le souper excite et souffle, par manière de dire, la chaleur: et le dormir, quand l'on s'endort incontinent après souper, l'amortit et l'éteint: et que les autres au contraire sont d'opinion, que le repos sert mieux à la concoction, et que le mouvement empêche la digestion, qui est cause que les uns se promenent après le souper, et les autres demeurent en repos: il me semble que l'on satisferait commodément à toutes les deux opinions, qui se tiendrait quoi et serré après le souper, pour échauffer son corps, et qui éveillerait son âme sans la laisser appesantir d'oisiveté, ains aguiserait et subtiliserait un petit ses esprits, en devisant, ou écoutant deviser, de propos gracieux et plaisants, non pas fâcheux et poignans. Au demeurant quant aux vomissements, ou purgation du ventre, par le moyen de médecines laxatives, qui sont les malheureux réconforts et remedes de réplétion, il n'en faut jamais user sans très grande et urgente nécessité, au contraire de ce que font plusieurs, qui remplissent leurs corps en intention de le vider puis après, ou à l'opposite, qui le vident pour le remplir contre la nature, ne se fâchants pas moins, mais étant ordinairement plus marris d'être pleins, que d'être vides, d'autant que telle réplétion leur empêche le contentement de leurs cupidités: au moyen dequoi ils procurent que leur corps soit toujours vide de quelque chose, comme étant celle vidange le propre champ de leurs voluptés. Or le dommage qui peut advenir de cela est du tout évident, pource que l'un et l'autre apporte de grandes émotions et violentes lacérations au corps, mais le vomissement améne un mal propre et particulier davantage, c'est qu'il entretient et augmente un appétit insatiable: car il s'en engendre des faims violentes et turbulentes, comme quand le cours d'un ruisseau est empêché et arrêté, qui tirent à force la viande laissant toujours un appétit, qui ne ressemble point au naturel, quand la nature a besoin de manger, mais plutôt aux échauffements et inflammations des médecines, ou des cataplasmes: d'où vient que les voluptés qui en procèdent, passent incontinent comme avortées et imparfaites, étant accompagnées de grands battements de pouls, et grandes torsions en leur jouissance, et après s'en ensuivent de douloureuses tensions, étoupements des conduits, et retentions des vents, qui n'attendent pas les naturelles ejections, ains vont discourant par tout le corps, ne plus ne moins que les vaisseaux surchargés, qui ont besoin d'être soulagés de leurs charges, plutôt que remplis davantage. Et quant à l'émotion du ventre et des boyaux qui se fait avec drogues laxatives, elles gâtent et resóluent la vertu naturelle des parties, tellement qu'elles sont cause qu'il s'engendre plus de superfluités et plus d'excrements dedans le corps, qu'elles n'en tirent dehors. De manière que c'est tout ne plus ne moins que si quelqu'un se fâchant de voir dedans sa ville grand nombre <p 300r> de peuple Grec naturel habitant du pays, pour l'en chasser l'allait remplissant de Tartares, ou d'Arabes étrangers: ainsi se mescomptent grandement aucuns, qui pour jeter hors de leurs corps des humeurs superflues, qui leur sont domestiques et familieres, jettent dedans je ne sais quelle graine, que l'on appelle Cocque Gnidien, ou de la Scammonée, et autres telles drogues de lointain pays, qui n'ont aucune convenance avec nos corps, et qui auraient plutôt besoin d'être purgées et jetées hors du corps elles mêmes, que puissance de vider et chasser ce dont la nature se trouverait chargée. Le meilleur doncques est, par sobrieté, et bonne règle de vivre, rendre son corps bien composé, pour soutenir tantôt une evacuation, et tantôt une réplétion: mais si d'aventure il est forcé quelquefois user aucunement de l'un ou de l'autre, il faut provoquer le vomissement, sans user de drogues medicinales, ni autre curiosité, en ne troublant rien au dedans, ains seulement pour eviter une crudité, rejeter ce qui serait de trop, et qui ne se pourrait parachever de cuire. Car tout ainsi que les linges et draps qui se nettoyent avec du savon, cendres, et autres matières abstersives, s'usent bien plus que ceux que l'on lave avec l'eau simple: aussi les vomissements qui sont provoques avec des médecines, offensent bien plus le corps, et en gâtent la complexion. Et quand le ventre est arrêté, il n'y a drogue que le lâche si doucement, ne qui le provoque si aisément à le décharger, comme font aucunes viandes, dont l'expérience nous est très familiere, et l'usage ne nous apporte aucune douleur: mais si d'aventure il était si fort endurci, qu'il ne voulût pas obeïr, ne cèder à ces viandes-là, alors il faudrait par plusieures jours boire de l'eau, jeuner, ou prendre un clystere, plutôt que de prendre de ces médecines laxatives, qui corrompent tout le corps, et le mettent sans dessus dessous: ausquelles toutefois plusieurs courent facilement, ne plus ne moins que les folles femmes qui usent de certains medicaments pour se faire avorter, et jeter le fruit qu'elles ont conceu, à fin de se faire incontiment remplir une autre fois, et qu'elles en aient tant plus de plaisir. mais à tant est-ce assez parlé de ce propos-là. Au contraire aussi, ceux qui entrejettent des jeunes à point nommé trop exactement et trop règlement observés par certain circuit de jours, enseignent à la nature, sans qu'elle en ait besoin, d'avoir besoin d'un resserrement, et de se rendre nécessaire une abstinence d'aliments, qui de soi n'était point nécessaire, à temps prefix, que demande la coutume à quoi on l'a asservie. Car il est bien meilleur user de tels châtiments envers son corps librement, sans qu'il en ait aucun présentiment, ni aucune suspicion: au demeurant composer le reste de sa manière de vivre, en sorte qu'elle se puisse accommoder et obeïr à toutes diverses occurrences, non pas demeurer attachée ne liée à une seule forme de vivre, asservie à certains jours, certains nombres, et certain circuit de temps: car cela n'est ni seur, ni facile, ni civil, ni pas humain: ains ressemblant plus proprement à la vie d'une huître, ou d'un tronc d'arbre, de se rendre ainsi sujet, sans pouvoir aucunement jamais changer ni diversifier, ni en viandes, ni en jeunes et abstinences, ni en mouvements, ni en repos: ains demeurer toujours clos et couvert en une vie ombrageuse, oisive, à par-soi, sans conversation d'amis, sans participation d'honneurs, loin de toute administration de la Chose publique, cela est par trop se resserrer à mon avis: car la santé ne se doit point acheter avec l'oisiveté, et la paresse de ne rien faire, qui sont les principaux inconvénients et maux qu'il y a és maladies: car c'est tout ne plus ne moins que si quelqu'un voulait bien contregarder ses yeux par ne les employer point à regarder, et sa voix par ne point parler, qui penserait que la santé pour se bien conserver eût nécessairement besoin d'un continuel repos, et de ne jamais rien faire: car l'homme qui est sain, ne saurait mieux faire, pour bien entretenir sa santé, que de s'employer à plusieurs beaux et bons offices d'humanité. C'est doncques un grand abus d'estimer qu'oisiveté soit saine ou salubre, attendu <p 300v> qu'elle détruit la fin de la santé: et n'est pas véritable, que ceux qui font le moins, soient les plus sains: car Xenocrates n'était point plus sain que Phocion, ne Theophrastus plus que Demetrius, et n'a de rien servi à Epicurus ni aux Epicuriens, pour acquérir celle tranquillité de la chair, dont ils font si grand cas, et qu'ils louent si hautement, de fuir toute entremise de gouvernment et d'administration honorable et publique, ains faut par autres provisions et moyens entretenir la disposition et habitude du corps, qui est selon nature, étant certain que toute sorte de vie reçoit et maladie et santé. Toutefois le personnage dont il est question dit, qu'il fallait recorder aux hommes politiques, et de gouvernement, le contraire de ce que Platon admonestait les jeunes gens au sortir de son école: car il leur soûlait dire, «Or sus enfants, avisés d'employer votre loisir à quelque passetemps honnête:» mais nous recorderions volontiers à ceux qui s'entremettent des affaires de la Chose publique, d'employer leur labeur à choses honnêtes et nécessaires, et non pas se tuer le coeur et le corps pour choses légères, et de bien peu de conséquence, comme fait une bonne partie des hommes, qui se tourmentent pour néant, se travaillants de veilles, d'allées et de venues, et de courses çà et là, pour choses qui ne sont bien souvent ni bonnes, ni honnêtes, ains pour faire honte à quelqu'un par envie qu'ils lui portent, ou par opiniâtreté, ou pour quelques vaines et folles opinions qu'ils poursuivent: car je pense que c'est à telles gens principalement que Democritus disait, que si le corps mettait l'âme en proces, et l'appellait en justice, en matière de reparation de dommage, jamais elle ne se sauverait qu'elle ne fut condamnée en l'amende: et ne sais si Theophrastus disait bien vrai, quand il affermait par une manière de translation, que l'âme payait bien le louage de sa demeurance au corps: car le corps reçoit plus de mal de l'âme qui n'use pas de lui selon raison, et ne le traite pas ainsi comme il appartient: pource que quand elle a ses propres et peculieres passions, et quelques entreprises ou affections, elle abuse de lui, sans en rien l'épargner. Or le tyran Jason, ne sais pour quelle occasion, soûlait dire, qu'il fallait faire beaucoup de petites choses injustement, qui en voulait faire une bien grande justement: Aussi pourrions nous bien conseiller à l'homme d'état et de gouvernement, qu'il ne fît pas cas des choses légères, ains ne s'en fît que jouer, et se reposer en icelles, s'il veut n'avoir point le corps rompu ne foulé, ne recru, quand il le faudra employer aux grandes et belles, ains qu'il soit tout refait à loisir, ne plus ne moins que les vaisseaux vieux que l'on tire en terre, pour les rhabiller, afin que derechef, quand l'âme le voudra conduire et remettre aux affaires, il y aille plus dispos,
Comme un poulain suit la jument qu'il tête.
Et pourtant quand les affaires le permettent, il se faut refaire et revenir, sans plaindre ni épargner au corps le dormir, ni le boire, et le manger, ni le repos qui est mitoyen entre plaisir et déplaisir, n'observants pas la règle que la plupart des hommes gardent, et en la gardant perdent et affolent le corps par soudaines mutations, ne plus ne moins que le fer que l'on trempe: car lors qu'il est bien rompu et foulé de travaux, ils le vont fondre et dissoudre en voluptés excessives et demesurées, puis tout soudain, lors qu'il est tout fondu et affoibli du plaisir de Venus, ou d'avoir bien bu, ils le vous tirent ou aux travaux du palais, ou de la cour, à la solicitation de quelque affaire de grande importance, ayant besoin de chaude et véhémente poursuite. Le philosophe Heraclitus étant tombé en une maladie d'hydropisie, disait à son médecin, qu'il fît d'une grande pluie une grande sécheresse: Les hommes aussi font ordinairement de grandes et lourdes fautes, quand ils baillent leurs corps à fondre, et à lâcher aux voluptés, lors qu'ils sont bien las, recrus, et foulés de labeur: et puis derechef les roidissent et retendent au contraire: car la nature ne désire, ni ne demande point ce soudain changement, ains est l'incontinence et lâcheté <p 301r> de l'âme, qui se laisse désordonnément aller aux plaisirs et voluptés, au sortir des laborieux exercices, ainsi comme font ordinairement les gens de marine, qui soudainement après les voluptés se rejettent derechef à la poursuite du gaing, et à penser à leurs affaires, ne donnants pas loisir à la nature de jouir du repos, et de la quoye tranquillité, dont elle a besoin, ains l'en jettent incontinent dehors, et la mettent sans dessus dessous par le moyen de cette inégalité: mais les hommes avisés se gardent bien de donner des voluptés à leur corps, lors qu'il est rompu de travail, car ils n'en ont que faire: et les mêprisent, ou ne s'en souvienent du tout point, ayants toujours l'esprit tendu à la considération de l'honnêteté et beauté de la chose qu'ils ont envie de faire, amortissants toute aise et toute solicitude de leur âme par autres cupidités: comme l'on trouve écrit qu'Epaminondas dit en jouant, d'un fort homme de bien et vaillant, qui mourut en son lit de maladie, environ le temps de la guerre Leuctrique: «O Hercules, comment a cet homme eu loisir de mourir entre tant d'affaires!» Autant en pourrait-on dire à la vérité d'un personnage qui aurait en main quelque grand affaire, en matière de gouvernment, ou bien quelque traité de philosophie, Comment un tel homme pourrait-il avoir loisir ou de s'enivrer, ou de gourmander, ou de paillarder? mais les sages quand ils sont hors d'affaires, ils mettent alors leurs corps en repos, les déchargent de travaux inutiles, et encore plus de voluptés superflues et non nécessaires, les fuyants comme chose ennemie et contraire à la nature. Il me souvient d'avoir entendu que Tibere Caesar soûlait dire, que l'homme qui a soixante ans passés, mérite d'être moqué quand il tend la main au médecin pour se faire tâter le pouls: quant à moi je treuve ce dire-là un peu trop crud, mais bien me semble-il véritable, qu'il faut qu'un chacun connaisse les particularités de son pouls, pource qu'il y a beaucoup de diversités en un chacun de nous, et qu'il ne soit point ignorant de la particulière complexion de son corps, tant en chaleur, qu'en sécheresse, et quelles choses lui font bien, et quelles choses lui font mal, quand il en use. Car celui-là ne se sent pas soi-même, et demeure sourd et aveugle, comme en un corps emprunté, qui veut apprendre ces particularitez-là d'un autre que de lui-même, et qui va demandant au médecin, s'il se treuve mieux en été qu'en hiver, et s'il prend plus aisément les choses sèches que les humides, et s'il a naturellement le pouls fort ou faible, hasté ou lent: car ce sont choses utiles à savoir, et aisées à apprendre, d'autant que nous le pouvons éprouver à toute heure, vu qu'il est toujours quant et nous. Aussi faut-il connaître entre les viandes et entre les breuvages, plus tot ceux qui sont bons à notre estomac, que ceux qui sont plaisants à la langue, et savoir par expérience cela qui fait bien à l'estomac, plutôt que cela qui l'offense: et ce qui trouble et empêche la concoction, plutôt que ce qui est agréable, et qui chatouille le goût: car demander au médecin quelle chose est facile à digerer, et quelle ne l'est pas, et quelle chose lâche le ventre, et quelle le restreint, cela me semble aussi laid, que de lui demander que c'est qui est amer, et que c'est qui est doux, ou brusque et austère. Et toutefois nous en voyons plusieurs qui savent bien reprendre les cuisiniers, quand ils ont fait un potage ou une sauce trop douce, ou trop aigre, ou trop salée, et ne discernent pas ce qui étant mis dedans leur corps ne leur fera point de mal, ou leur sera profitable: tellement que bien peu souvent il y a faute, que leur potage ne soit bien assaisonné: et au contraire, par ne vouloir bien assaisonner tout leur corps, ains le débaucher tous les jours, ils donnent beaucoup d'affaires aux médecins: car ils ne jugent pas le potage être le meilleur, qui est le plus doux, ains y mêlent plusieurs jus aigres, ou verds, pour lui donner un peu de pointe: et à l'opposite ils fourrent dedans leurs corps toutes les douceurs des voluptés jusques à coeur saoul, ignorants ou bien ne se souvenants pas, que la nature attache toujours aux choses qui sont utiles et salubres, un plaisir non mixtionné de <p 301v> déplaisir, et dont on ne se repent jamais: mais aussi faut-il avoir en mémoire les choses qui sont propres et convenables aux corps, ou contraires aux mutations des saisons de l'an, et autres qualités et propriétés de l'air, pour savoir accommoder proprement à une chacune saison sa manière de vivre. Au reste quant aux inconvénients procédants de chicheté, ou d'avarice et ardeur de gagner, à la saison que l'on serre les fruits, pour les loger et garder à force de veiller, de courir et tracasser çà et là, ils font paroir au dehors les vices et les tares qui sont au dedans du corps: mais il ne faut pas craindre que tels accidents advienent aux personnes doctes et studieuses, ni à gens d'état et d'honneur, ausquels principalement s'adresse ce discours. Mais il faut qu'eux prennent garde, et fuient une autre sorte de chicheté et d'avarice, en matière d'étude et de lettres, laquelle fait qu'ils mettent en nonchaloir, et n'ont aucun égard à leurs pauvres corps, qui bien souvent n'en peuvent plus, tant ils les ont travaillés: et néanmoins ne leur pardonnent point encore, ains les contraignent de faire à l'envi, eux qui sont fréles et mortels, de l'entendement et de l'esprit qui est immortel, et ce qui est terrestre, venu de la terre, à l'envi de ce qui est céleste. Et puis le boeuf dit au chameau son compagnon au service d'un même maître, «Tu ne me veux pas maintenant soulager d'une partie de ma charge, mais bientôt tu porteras tout ce que je porte, et moi avecques davantage:» comme il advint par la mort du boeuf, qui demeura sous le faix. Ainsi en prend-il à l'âme, qui ne veut pas donner au pauvre corps las et recru, un peu de relâche et de repos car peu après il lui survient une fièvre, ou un mal de tête, avec un éblouissement d'yeux, qui la contraint de quitter et abandonner livres, lettres et études, et est finablement forcée de languir, et demeurer au lit malade quant et lui. Parquoi Platon nous admonestait sagement, de ne remuer et n'exercer point le corps sans l'âme, ni l'âme aussi sans le corps, ains les conduire également tous deux, comme une couple de chevaux attelés à un même timon ensemble, attendu que le corps besogne et travaille quant et l'âme: au moyen dequoi il en faut avoir un très grand soin, et lui rendre le traitement qui lui appartient, à fin de lui entretenir la belle, bonne, et désirable santé, sachant que le plus grand et le plus singulier bien qui en procède, c'est, que l'un ne l'autre à faute de bonne disposition n'est empêché de connaître la vertu, et d'en user, tant en lettres comme és actions de la vie humaine.

XLIIII. De la Fortune des Romains.
LA VERTU et la Fortune ont combattu plusieurs grands combats, et par plusieurs fois, l'une contre l'autre: mais celui qui se présente maintenant, est le plus grand de tous, à savoir, le proces qu'elles ont ensemble touchant l'Empire Romain, laquelle des deux l'a fait, et laquelle a produit en être une si grande puissance: car ce ne sera pas un petit témoignage pour celle qui le gagnera, ou plutôt une grande justification à l'encontre de l'imputation que l'on leur met sus à toutes deux: car on impute à la Vertu, qu'elle est honnête, mais inutile: et à la Fortune, qu'elle est incertaine, mais bonne: et dit-on que l'une est infructueuse, et l'autre malfeable en ses dons. Car qui est celui qui ne dira, étant la grandeur de Rome attribuée et adjugée à l'une ou à l'autre, que ou la Vertu ne soit très utile, si elle a pu faire tant pour les gens de bien: ou la Fortune ne soit très ferme et constante, vu qu'elle conserve déjà par si long temps ce qu'elle a <p 302r> une fois donné? Or le poète Ion és oeuvres qu'il a composés sans vers en prose, dit que la fortune et la sapience, qui sont deux choses très différentes et dissemblables, produisent néanmoins de très semblables effets: l'une et l'autre agrandissent et honorent les hommes, les avancent en dignité, en puissance, en état et authorité. Et quel besoin est-il d'étendre ce propos à réciter et denombrer ceux qu'elles ont avancés, attendu que la nature même qui nous porte, et nous produit toutes choses, les uns estiment que ce soit la fortune, les autres la sapience? Et pourtant ce présent discours ajoute à la cité de Rome une grande et admirable dignité, c'est que nous mettons en dispute d'elle ce que nous disputons aussi de la terre, de la mer, et des étoiles, à savoir si ce a été par fortune, ou par providence, qu'elles sont venues en être. Mais quant à moi, il m'est avis que si bien la vertu et la fortune ont eu ailleurs plusieurs debats et plusieurs querelles ensemble, qu'à la composition d'un si grand Empire, et si grande puissance, il est vraisemblable qu'elles se sont accordées ensemble, et que d'un commun accord elles ont achevé et parfait le plus grand et le plus beau chef-d'oeuvre qui fut oncques entre les humains: et ne me pense point abuser en cette conjecture, ains estime que tout ainsi que Platon dit, que du feu et de la terre, comme des premiers et nécessaires éléments, tout le monde a été concreé, à fin qu'il fut et visible et palpable, la terre lui donnant la gravité et la fermeté, et le feu la forme, la couleur et le mouvement, et les deux autres natures et éléments qui sont entre ces deux extremes, à savoir, l'air et l'eau, amollissants et temperants la grande dissimilitude de l'un et l'autre, des deux bouts ont assemblé et mêlé par leur moyen la matière première: aussi le temps avec Dieu prenants la vertu et la fortune, les ont détrempées et mêlées ensemble, afin que de ce qui est propre à l'un et à l'autre ils bâtissent et feissent un temple véritablement saint, et à tous profitable, un fondement et soubassement ferme, un element éternel aux affaires qui tendent toujours contre bas, et vont toujours en empirant, et une ancre sacrée à l'encontre de la tourmente, pour garder le monde de courir fortune. Car ainsi comme quelques philosophes naturels disent, que le monde au commencement ne voulait pas être monde, et que les corps ne voulaient pas se joindre et se mêler ensemble, pour donner à la nature une commune forme composée de tous ces corps-là, ains que ceux qui étaient encore petits, et espars çà et là, se glissaient, s'échappaient, et fuyaient de peur d'être attrapés et attachés avec les autres, et ceux qui étaient un peu plus robustes et mieux entassés, se combattaient déjà bien rudement les uns contre les autres, et y avait de grands troubles entre eux, tellement qu'il en sortait une violente tourmente, et une grande combustion, tout étant plein de ruïne, d'erreur et de naufrages, jusques à ce que la terre venant à prendre grandeur par le moyen des corps qui accouraient et s'attachaient à elle, elle commença à s'affermir elle-même premièrement, et depuis donna et dedans elle et à l'entour d'elle un siege ferme et assuré à tous les autres corps: aussi, comme les plus grands potentats et empires qui fussent entre les hommes, se remuassent selon les fortunes, et s'entreheurtassent les uns les autres, d'autant que nul n'était assez grand pour commander à tous les autres, et que toutefois chacun le désirait, il y avait un étrange mouvement et agitation vagabonde, et une mutation universelle de tout en tout parmi le monde, jusques à ce que Rome venant à prendre force et accroissement, et à lier et attacher à soi d'un côté d'autres peuples et nations voisines, et d'autre côté des seigneuries, Royaumes et principautés des princes lointains et étrangers d'outre mer, les choses principales commencèrent à prendre un fondement ferme, et un établissement assuré, parce que l'Empire se réduisit enfin en un ordre pacifique, et en un cercle et rondeur d'état si grand, que rien n'en pouvait tomber ne dechoir, par le moyen de ce que toute vertu regna en ceux qui conduisirent ce <p 302v> grand ouvrage à chef, et aussi qu'il y eut beaucoup de faveur de la fortune, qui y coopera, ainsi comme par la suite de ce discours il sera facile à connaître, et à demontrer. Si me semble que je vois maintenant, comme de dessus une haute guette, venir la Vertu et la Fortune à la plaiderie de cette cause, et au jugement et decision de cette question. Mais le port et l'allure de la Vertu est grave et doux, le regard arrêté, et le soin qu'elle a de maintenir et défendre son honneur en cette contention, lui fait un peu monter la couleur au visage, encore qu'elle demeure beaucoup derrière la Fortune qui se haste de venir tant qu'elle peut: et la conduisent et environnent tout à l'entour, comme sa garde, une bonne troupe
D'hommes tués en guerrières attaintes,
Ayants de sang les armes toutes taintes,
tout navrés par le devant, et dégouttants de sang mêlé avec la sueur, appuyés sur des tronçons de lances et de piques qu'ils ont ôtées à leurs ennemis. Voulez vous que nous demandions qui ils sont? Ils répondent qu'ils sont un Fabricius, un Curius, un Camillus, les Deciens, un Cincinnatus, un Fabius Maximus, un Claudius Marcellus, les deux Scipions. Je y vois aussi Caius Martius se courrouçant à la fortune. Là est aussi Mucius Scevola qui montre sa main brûlante, et crie tout haut, Voulez vous attribuer cette main à la fortune? Et Horatius Cocles qui si vaillamment combattit sur le pont, tout couvert de coups de trait des Thoscans, et montrant sa cuisse rompue, murmure à voix sourde du fond de la rivière où il est tombé, A-ce été par fortune que j'ai eu la cuisse rompue? Voilà quelle est la troupe de la Vertu, qui vient à ouïr cette decision,
Rudes guerriers combattants de pieds stables
Aux ennemis en armes redoutables.
Mais de la Fortune, au contraire, l'allure est vite, le courage superbe, l'espérance hautaine, et prevenant la Vertu, elle est jà tout ici près, non qu'elle se soubleve avecques de légères ailes, ni qu'elle ait le bout des arteuils sur une boule: car elle s'en vient douteuse et vacillante, et puis s'en reva déplaisante. Mais ainsi comme les Spartiates disent, que Venus depuis qu'elle eut passé la rivière d'Evrotas, quitta les miroirs et toutes feminines délicatesses, voire son tissu même, et qu'elle prit la lance et l'écu, se parant pour se montrer à Lycurgus: aussi la Fortune ayant abandonné les Perses et les Assyriens, vola légèrement par-dessus la Macedoine, et vous secoua habilement Alexandre, puis se proumena un peu par l'Aegypte, et par la Syrie, traînant après soi les Royautés, et ruïnant les Carthaginois, que souvent elle avait soutenus: finablement elle s'approcha du Mont-palatin, et passant la rivière du Tybre, posa là ses ailes, quitta ses patins volans, et délaissa sa boule malassurée, qui tourne tantôt çà tantôt là, et ainsi entra dedans Rome, comme pour y faire sa demeure: telle se présente-elle, comparoissant pour ouïr droit devant la justice, non point funeste, ni trouble-fête, comme l'appelle Pindare, ni maniant un double timon, mais plutôt soeur de l'égalité et de persuasion, et fille de providence, ainsi comme le poète Alcman déduit sa genealogie. Au reste, elle a bien en sa main celle corne d'abondance, qui est tant célébrée, pleine non de toutes sortes de fruits toujours verdoyans, ains de toutes les choses exquises et précieuses qui sont en toute la terre, et en toute la mer, en toutes les rivières, et toutes les minieres des metaux, et en tous les ports, qu'elle répand en grande largesse. Si voit-on à l'entour d'elle plusieurs illustres et excellents personnages, comme Numa Pompilius extrait des Sabins, Tarquinius Priscus venu de la ville des Tarquins, lesquels étant étrangers et forains elle installa Rois dedans le siege Royal de Romulus. Paulus Aemylius ramena son armée saine et sauve de la défaite de Perseus, et des Macedoniens, où il gagna une victoire si heureuse, que jamais Romain n'en jeta larme d'oeil, et retournant en <p 303r> triomphe, il magnifie la Fortune: aussi fait le vieillard Cecilius Metellus surnommé Macedonicus, pour les victoires qu'il y gagna, et pour avour eu cet heur, que d'être porté en sepulture par quatre siens fils, tous quatre consulaires, Quintus Balcaricus, Lucius Diadematus, Marcus Metellus, et Caius Caprarius, et par deux gendres consulaires aussi, et des arrière-fils qui avaient déjà fait des grandes prouesses d'armes, et qui tenaient de beaux états et offices en la Chose publique: et Aemylius Scaurus venu de bien petit lieu, et de race encore plus basse, homme neuf, élevé par elle, est fait prince du Senat. Et puis Cornelius Sylla qu'elle prit et enleva du sein de la courtisane Nicopolis, pour l'exalter par-dessus tous les trophées Cimbriques de Marius, et tous ses sept Consulats, et le colloquer au souverain degré de Monarque et de Dictateur, celui-là se donnait lui et toutes ses actions à la faveur de la fortune, criant tout haut avec l'Aedipus de Sophocles, «Je me répute enfant de la Fortune.» En langage Romain il se surnommait Felix, c'est à dire l'heureux: mais quand il écrivait aux Grecs, il se sousignait, Lucius Cornelius Epaphroditus, comme qui dirait le bien-aimé de Venus et des Graces. Ses trophées mêmes qui sont en notre pays de Cheronée, des victoires qu'il y gagna contre les lieutenants du Roi Mithridates, ont pareille inscription, et méritoirement: car ce n'est pas la nuit, comme dit Pindare, qui a le plus de la faveur de Venus, mais c'est la Fortune. Qui voudrait doncques plaider la cause de la Fortune, ne serait-ce pas un bon commencement et bien propre, que d'amener les Romains mêmes pour témoins, comme ceux qui ont plus attribué à la fortune, et se sont jugés plus redevables à elle qu'à la Vertu? car ce n'a été que bien tard, et long temps après la fortune, que Scipion Numantinus leur bâtit un temple de la Vertu, et depuis Marcellus y fit construire celui qui s'appelle le temple de Vertu et d'honneur, comme Aemylius Scaurus fit edifier celui de la Déesse Mens, qui signifie l'entendement, environ le temps des guerres Cimbriques. Alors que les lettres, les Sophistes et l'éloquence se coulèrent dedans la ville de Rome, ils commencèrent aussi à avoir en prix et recommandation ces choses-là: mais toutesfois jusques aujourd'hui encore n'y a-il point de temple de Sagesse, ni de tempérance, ni de Patience, ni de Magnanimité, ni de Continence, là où les temples de la Fortune sont si notoires et si anciens, qu'il semble qu'ils aient été faits et fondés quant et les premiers fondements de la ville: car le premier qui en fonda, fut Ancus Marcius, nepveu de Numa, qui fut le quatriéme Roi de Rome après Romulus, et fut à l'aventure celui qui la surnomma Fortune virile, comme ayant la virilité, c'est à dire, la vaillance et prouesse, besoin du secours de la fortune, pour emporter la victoire: et quant à celui de la Fortune feminine, ils le bâtirent avant le temps de Camillus, lors que Martius Coriolanus ayant amené les Volsques contre la ville, fut détourné de sa mauvaise volonté par le moyen des Dames: car elles allèrent en ambassade vers lui avec sa femme et sa mère, et le prièrent tant, que finablement elles lui firent pardonner à la ville, et rammener l'armée des Barbares: et fut lors que l'on dit que l'image et statue de Fortune, ainsi qu'on la consacrait, prononcea ces paroles, «Vous m'avez Dames Romaines par ordonnance publique dévotement consacrée:» combien que Furius Camillus après avoir éteint le feu des Gaulois, et ôté la ville de Rome du bassin de la balance, où l'on la contrepesait à une certaine quantité d'or, ne bâtit point de temple ni à bon conseil, ni à vaillance, ains à la Déesse Monete le long de la rue neuve, à l'endroit où l'on dit que Marcus et Decius en passant la nuit ouïrent une voix qui les advertit, que bientôt ils auraient sur les bras la guerre des Gaulois. L'autre temple de Fortune, qui est sur le bord de la rivière, surnommée Fortis, c'est à dire vaillante, belliqueuse et magnanime, comme celle à qui appartient l'efficace et force de donner la victoire et la générosité d'icelle, ils le bâtirent dedans les jardins et vergers, que Caesar délaissa par testament au peuple Romain, estimant que lui-même par la faveur de fortune était devenu <p 303v> le plus grand des Romains. Mais quant à Jules Caesar, j'aurais honte de dire que moyennant la faveur de fortune il se soit élevé jusques à être le plus grand, so lui-même ne l'avait témoigné: car étant parti de Brindes le quatriéme jour de Janvier, pour poursuivre Pompeius, au coeur d'hiver près du solstice, il traversa sûrement la mer, lui ayant la fortune reculé le mauvais temps: mais trouvant Pompeius fort et puissant, tant par mer que par terre, d'autant qu'il avait toutes ses forces assemblées en un camp, et lui en avait bien peu auprès, d'autant que les forces que lui amenaient Antonius et Sabinus étaient demeurées derrière, il osa bien se jeter dedans une petite fregate, et partir sans être connu du maître ni du pilote, comme si c'eût été le serviteur de quelque seigneur: mais y ayant un grand repoussement du flot de la mer, contre le cours de la rivière, et une forte tourmente, voyant que le pilote tournait en arrière, il ôta la robe qu'il avait entortillée autour de sa tête, de devant son visage, et se montrant à face découverte, «Poulse mon ami, dit-il, hardiment, et ne crains point, ains mets les voiles au vent à l'aventure, assurément, car tu menes Caesar et sa fortune:» tant il se persuadait et assurait que la fortune naviguait quant et lui, l'accompagnait par les champs, était au camp avec lui, et lui aidait à conduire toutes ses guerres, étant son ouvrage et son fait qui ne pourvait procéder que d'elle, de commander tranquillité à la mer, été en hiver, diligence aux plus paresseux, et force de courage aux plus lâches et couards, et, ce qui est encore plus incroiable, fuite à Pompeius, et meurtre de son hoste à Ptolemeus, afin que Pompeius mourût, et néanmoins Caesar ne fut point contaminé de son sang. Que dirai-je de son fils, lequel fut le premier des Empereurs surnommé Auguste, qui commanda l'espace de cinquante quatre ans à toute la terre et à la mer? Quand il envoya son arrière-fils à la guerre, ne lui souhaitta-il pas qu'il fut aussi vaillant que Scipion, aussi aimé que Pompeius, et aussi bien fortuné que lui? attribuant l'honneur de l'avoir fait tel qu'il était, comme un grand chef-d'oeuvre, à la fortune, laquelle le mettant au dessus de Ciceron, de Lepidus, de Pansa, de Hircius, et de Marcus Antonius, par les conseils, prouesses, expéditions, victoires, armées desquels, tant par mer que par terre, elle le fit le premier, et l'éleva en haut, et abaissa tous ces autres-là par qui elle l'avait fait monter, et puis le laissa seul: car c'était pour lui que Ciceron conseillait, Lepidus menait armée, Pansa vainquait, Hircius mourait, et Antonius ivrongnait et paillardait: car je mets Cleopatra entre les faveurs que la fortune fit à Auguste, contre laquelle, comme contre un rocher, Antonius si grand Capitaine s'alla briser et noyer, afin que Caesar Auguste demeurât tout seul. Auquel propos on raconte, que y ayant grand privauté et familiarité entre-eux, ils passaient souvent le temps ensemble à jouer à la paulme ou aux dés, ou bien à faire combattre de petits animaux, comme des coqs ou des cailles, mais que toujours Antonius s'en allait vaincu: et que quelqu'un de ses familiers, homme entendu en l'art de deviner, lui en parla franchement par plusieurs fois, et lui remontra, «Seigneur que veux-tu faire auprès de ce jeune homme ici? éloigne toi de lui: tu es plus renommé que lui, tu es plus vieil que lui, tu commandes à plus d'hommes que lui, tu es plus exercité aux armes, tu as plus d'expérience: mais ton esprit familier craint le sien, et ta fortune, qui à par-soi est grande, flatte la siene: et si tu ne t'en éloignes bien loin, elle t'abandonnera pour s'en aller devers lui.» Voilà les preuves par témoins que la fortune peut alléguer: mais il nous faut amener aussi celles des choses, en commençant notre propos à la naissance même de la ville de Rome. En premier lieu doncques, qui sera celui qui ne confessera, que quant à la nativité, à la préservation, à la nourriture, et à l'education de Romulus, les excellences de vertu ont été differées, et que la fortune a seule fondé le tout? car premièrement le fait de la génération et procreation de ceux mêmes qui ont fondé et planté la ville de Rome, semble <p 304r> être procédée d'une faveur de fortune merveilleuse, car on dit que leur mère coucha avec le Dieu Mars. Et comme l'on tient que Hercules fut engendré en une longue nuit, le jour ayant été reculé et retardé contre l'ordre de la nature, et le Soleil arrêté: aussi trouve l'on écrit qu'en la génération et conception de Romulus, le Soleil eclipsa, et qu'il y eut une véritable conjonction du Soleil avec la Lune, comme Mars qui était Dieu, se mêla avec Sylvia qui était mortelle, et que le même advint encore à Romulus le jour propre qu'il passa de cette vie: car on dit qu'il disparut ainsi comme le Soleil était en eclipse, aux Nones Capratines, auquel jour les Romains encore de présent celebrent une fête bien solennelle. Et puis quand ils furent nés, le tyran les voulant faire mourir, de bonne fortune ce ne fut point un Barbare esclave maupiteux qui les reçeut, ains un gracieux et humain serviteur, qui ne les voulut point faire mourir, ains les posa en un endroit du bord de la rivière, joignant à une belle prairie verdoyante, et ombragée de petits arbrisseaux bas, auprès d'un figuier sauvage qu'ils appellent Ruminalis, à cause que la mammelle se nomme en Latin Ruma: et puis une Louve qui avait fait nouvellement des petits, ayant le pis si plein de lait qu'il en crevait, ses petits étant morts, elle cherchant à se décharger s'abaissa à ces enfants, et leur bailla son tetin comme accouchant une seconde fois, en se délivrant de son lait: et puis l'oiseau consacré à Mars, qu'ils appellent le Piverd, y survenant, et s'en approchant, avec le bout de ses pieds tout doucement entre-ouvrant la bouche à ces enfants, l'un après l'autre, leur mit dedans de petites miettes de sa propre pâture: et qu'il soit vrai, le figuier sauvage en est encore appelé Ficus Ruminalis, à cause du pis de la Louvre, qui se baissant le donna à teter à ces enfants: et a été long temps depuis que les habitants alentour de ce lieu-là ont observé la coutume de ne jamais exposer ne jeter rien de ce qui leur naissait, ains de nourrir et élever tout, en mémoire et pour la similitude de l'accident advenu à Romulus. Et puis qu'ils aient été nourris et enseignés depuis en la ville de Gabij, sans que l'on sût qui ils étaient, ne qu'on entendît qu'ils fussent enfants de Sylvia, et nepveux de Numitor, et du Roi, il semble bien que ce fut une ruse et une dérobée de la fortune, de peur qu'ils ne perissent, avant que avoir fait aucun acte digne d'eux, ains qu'ils fussent découverts par les effets mêmes, montrant leur vertu pour la marque de leur noblesse. Auquel propos il me souvient d'une réponse que fit un jour Themistocles à quelques Capitaines, qui depuis lui eurent la vogue, et furent en estime à Athenes, mais ils pretendaient mériter d'être plus honorés que lui: car il leur dit, que le Lendemain querella une fois contre le jour de la Feste, disant qu'elle était fiere et oiseuse, et que l'on ne faisait que manger en elle, ce qui par avant avait été acquis et preparé avec peine: la Feste lui répondit, «Certainement tu dis vrai, mais si je n'eusse été, où est-ce que tu serais?» aussi si je n'eusse été du temps des guerres Medoises, que serait-ce maintenant que de vous? et dequoi servirait toute votre vaillance? Il me semble que la Fortune dit tout de même à la vertu de Romulus, Tes faits sont grands et illustres, et as montré que certainement tu étais extrait de sang et de race divine, mais tu vois combien de temps tu es venu après moi: car si lors je ne me fusse montrée bonne et benigne, ains eusse laissé et abandonné ces pauvres petits enfants, toi comment fusses-tu venue en être? et comment te fusses-tu fait voir, si lors une Louve ne fut survenue, ayant le pis enflé et enflammé de la quantité grande du lait qui y affluait, cherchant plutôt à qui donner pâture que dequoi se paître? et si elle eût été du tout sauvage et farouche, ou affamée, ces maisons royales, ces temples, ces théâtres, ces portiques, ces places, ces palais à tenir la justice, ne seraient-ce pas aujourd'hui des loges de bouviers et cabanes de bergers, qui serviraient comme esclaves à quelques maîtres d'Albe, ou de la Thoscane, ou du pays Latin? Le commencement en toutes choses et le principal, mêmement en la fondation et edification d'une <p 304v> ville: et la Fortune a été celle qui a fourny ce fondement, quand elle a sauvé et contregardé le fondateur: car la vertu a bien fait Romulus grand, mais la fortune l'a conservé jusques à ce qu'il fut grand. Bien est-ce chose certaine et confessée, que le regne de Numa Pompilius, qui dura bien longuement, fut entièrement guidé et conduit par une faveur de fortune merveilleuse: car de dire que la Nymphe Egeria, l'une des Dryades, fée prudente, et sage, ait été amoureuse de lui, et que couchant avec lui elle lui ait enseigné à établir, gouverner et régir sa Chose publique, cela est à l'aventure trop fabuleux, attendu que les autres mêmes que l'on raconte avoir été aimés par des Déesses, et avoir joui des noces d'icelles, comme un Peleus, un Anchises, un Orion, un Emathion, n'ont point pour cela eu au reste de leur vie tout contentement et prosperité, sans aucune fâcherie: Mais Numa semble à la vérité avoir eu la bonne fortune pour domestique, familiere compagne et regnante avec lui, laquelle prenant la ville de Rome, comme en une tempeste turbulente, et une mer tourmentée, en l'inimitié, envie et malveillance de tous les peuples prochains et voisins, et outre cela travaillée en elle-même d'infinis maux et partialités, elle estaignit et assoupit tous les courroux et toutes les envies, comme mauvaus vents et contraires. Et ainsi que l'on dit que la mer au fin coeur d'hiver donne l'aisance aux oiseaux Halcyons d'esclorre leurs petits, de les nourrir et alimenter en grande tranquillité: aussi la fortune étendant alentour de ce peuple nouvellement planté, et branlant encore, un tel calme et serenité d'affaires, sans guerres, sans maladies, sans péril et sans crainte, elle donna moyen à la ville de Rome de prendre racine et pied ferme, en croissant en repos avec toute sûreté, sans empêchement quelconque. Ne plus ne moins que une carraque ou une galere se fabrique et s'assemble à force de coups, à grande violence de marteaux, de clous, de coins, de cognées et scies, dont elle est fort harassée: mais depuis qu'elle est une fois composée, il faut qu'elle demeure en repos quelque peu de temps, jusques à ce que les liaisons soient affermies, et les cloueures toutes accoutumées: autrement qui la tirerait en mer, les jointures et commissures étant encore toutes fresches, lâches et non bien consolidées, tout souvrirait quand elle viendrait à être un petit secouée et esbranlée des vagues de la mer, tellement qu'elle ferait eau par tout: Aussi le premier prince, autheur et fondateur de la ville de Rome l'ayant composée d'hommes agrestes et de bouviers, comme de gros plansons et puissants ais de chêne, eut à ce faire plusieurs travaux, et se trouva embarrassé en plusieurs guerres et plusieurs grands dangers, étant contraint de combattre ceux qui s'opposaient à la naissance et fondation d'icelle: mais le second la prenant de ses mains, lui donna temps et loisir de s'affermir, et assurer sa croissance par la faveur de bonne fortune, qui lui donna moyen de jouir de grande paix et de long repos. Mais si un Porsena lui fut venu courir sus lors que les murailles toutes fresches branlaient encore, par manière de dire, plantant son camp, et amenant une grosse armée de la Thoscane devant: ou que quelque puissant personnage belliqueux entre les Marses, ou du pays de la Lucanie, par une envie et un appétit de troubler, et de remuer tout, homme factieux et entendu au fait des armes, tel que depuis ont été un Mulius ou un Silon le superbe, et le dernier de tous, un Telesinus, auquel Sylla eut affaire, qui comme à un signal fit prendre les armes à toute l'Italie, fut venu environner et assaillir à trompettes sonantes le philosophe Numa, cependant qu'il sacrifiait et faisait prières aux Dieux, la ville à ce premier commencement-là n'eût pas peu soutenir une tempeste et une tourmente si grande, et ne fut pas crue en si grand nombre d'hommes et de peuple: là où il semble que la longue paix, qui dura sous ce Roi-là, fut aux Romains comme un magasin de toute munition pour les guerres qui suivirent après, et que le peuple Romain, ne plus ne moins qu'un champion qui a à combattre, s'étant exercé à loisir et en repos par l'espace de quarante trois <p 305r> ans, après les guerres qu'ils avaient eues sous Romulus, se rendit fort assez et suffisant pour faire tête à ceux qui depuis s'opposèrent à lui: car on dit qu'il n'y eut ni peste, ni famine, ni sterilité de la terre, ni intemperature d'hiver ou d'été, en tout ce temps-là, qui fâchât la ville de Rome, comme si ce n'eût pas été une providence humaine, mais une fortune divine, qui eût regy et gouverné toutes ces années-là. Aussi furent lors fermées les deux portes du temple de Janus, qu'ils appellent les portes de la guerre, pource qu'elles s'ouvrent quand il y a guerre, et se ferment quand il y a paix: et incontinent après la mort de Numa elles furent ouvertes pour la guerre d'Albe, qui se rompit aussi tôt, et d'autres infinies qui la suivirent de main en main. Depuis elles furent derechef closes, environ quatre cents quatre vingts ans après, quand la guerre fut achevée, et la paix faite avec les Carthaginois, l'année que Caius Attilius et Titus étaient Consuls: depuis elles furent encore r'ouvertes, et durèrent les guerres jusques à la victoire que gagna Caesar, devant le promontoire d'Action: et lors cessèrent les armes des Romains, non guères long temps, parce que les troubles des Biscains, et des Gaulois contre les Germains, survindrent, qui troublèrent la paix. Voilà les témoignages de la félicité et bonne fortune de Numa que l'on treuve par écrit. Mais les Rois qui ont été à Rome depuis lui, ont grandement honoré la Fortune, comme la patrone, la nourrice, et le soutien, ainsi que parle Pindare de la ville de Rome: ce que l'on peut juger par les raisons qui ensuivent. Il y a bien à Rome un temple fort honoré de la Vertu, mais il y a été fondé et bâti bien tard par Marcellus, celui qui prit Syracuse. Il y en a aussi un autre de l'Entendement, ou de la Raison, qu'ils appellent Mentem, mais ce fut Aemylius Scaurus qui le dedia environ le temps des guerres Cimbriques, que déjà les lettres, les arts et le babil de la Grèce avait commencé à se glisser en la ville: mais de Sapience encore jusques aujourd'hui ils n'en ont pas un, ni de tempérance, ni de Patience, ni de Magnanimité: mais des temples de la Fortune il y en a plusieurs et fort anciens, et fort celebres en tous honneurs, en manière de dire, qui y sont fondés et mêlés parmi les plus nobles endroits et lieux de la cité: car il y a celui de la Fortune virile qui fut bâti par Ancus Martius quatriéme Roi, et ainsi nommé, pour-autant qu'il estima avoir eu autant de fortune que de vaillance, à obtenir la victoire: et l'autre de la Fortune feminine, chacun sait que ce furent les Dames qui le dedièrent, après avoir diverty et détourné Martius Coriolanus, qui avait amené grande puissance d'ennemis devant la ville. Et Servius Tullius qui augmenta la puissance du peuple Romain, et en réduisit en belle et bonne ordonnance le gouvernement, autant que nul autre Roi, ayant établi l'ordre que l'on y garde à donner les suffrages aux elections, et aussi l'ordre de la discipline militaire, ayant été le premier Censeur des moeurs, et Syndique ou contrerolleur de la vie et des moeurs d'un chacun, et qui semble avoir été et très vaillant, et très prudent: celui-là, dis-je, s'attribuait lui-même à la fortune, et estimait que sa principaulté dependait d'elle, de manière que l'on disait que la fortune même venait coucher avec lui, descendant par une fenestre en sa chambre, que l'on appelle maintenant la porte Fenestelle: à raison de quoi il fonda au Capitole le temple de la fortune que l'on appelle Primigenia, comme qui dirait, fortune l'aînée: et une autre, Fortunae Obsequentis, comme qui dirait de fortune favorable et obéissante. Mais sans m'arrêter aux noms et appellations Romaines, je m'efforcerai d'interpreter en Grec les significations de toutes ces fondations de la fortune: Car il y a au Mont-palatin une chappelle de fortune Privée, et une autre de fortune Gluante, encore que le mot semble avoir de la moquerie, toutefois si a-il par translation signifiance de chose bien importante, voulant donner à entendre qu'elle attire ce qui est loin, et retient ce qui est près: et auprès de la fontaine qui se surnomme Muscosus, un autre de fortune Vierge: et au mont des Esquilies, de fortune <p 305v> adverse: et en la longue rue y a un autel de fortune de bonne espérance, ou comme d'espérance: aussi y a-il joignant l'autel de Venus Talaria une chappelle de fortune mâle, et plusieurs autres honneurs et denominations de la fortune, que Servius pour la plupart a bâties, sachant très bien qu'au gouvernement de toutes choses humaines la fortune est de grande, ou plutôt de totale importance, mêmement, que lui par benefice de la fortune, d'esclave et ennemi de nation qu'il était, fut élevé et avancé jusques à la dignité royale. Car étant la ville de Corioles prise par les Romains, une jeune fille nommée Ocrisia, de laquelle la fortune de captivité n'avait pu effacer ni la face, ni les moeurs, fut donnée pour servante à Tanaquil, femme de Tarquinius Roi, et depuis fut donnée en mariage à un des dependants de la maison, que les Romains appellent Clientes, et d'eux deux nasquit Servius. Les autres disent qu'il n'est pas ainsi, mais que Ocrisia jeune fille prenant ordinairement quelques primices des viandes et du vin qui étaient servies à la table du Roi, les portait au foyer de l'autel domestique, et que un jour ainsi comme elle jettait, suivant sa coutume, ces primices dedans le feu qui était au foyer, la flamme subitement s'assoupit, et sourdit du foyer un membre viril, dequoi la jeune fille effroiée raconta sa vision à Tanaquil seule: laquelle étant sage et prudente, accoutra la jeune fille ne plus ne moins que l'on a accoutumé de parer les nouvelles mariées, et l'enferma avec cette apparition, estimant que ce fut chose céleste et divine: Aussi pensent aucuns que ce fut le Dieu domestique, Lar, ou bien Vulcanus, qui fut amoureux de cette jeune fille: comment que ce soit, de là nasquit Servius et comme il était encore enfant, une lumière claire comme l'éclair du tonnerre, lui enlumina la tête tout alentour. Mais Valerius Antias ne le conte pas ainsi: car il dit, que Servius avait une femme nommée Gegania qui mourut, que sa mère présente il demena grand deuil de cette mort, que finablement de melancholie et de tristesse il s'endormit, et que lui dormant les femmes aperçurent sa face reluisante comme toute en feu: ce qui lui fut en témoignage qu'il avait été engendré par le feu, et un presage certain de la Royauté inopinée et non esperée, à laquelle il parvint après la mort de Tarquinius, par le moyen du port et de la faveur que Tanaquil lui fit: car de tous les Rois, cettui semble avoir été celui qui avait le moins d'apparence de jamais attaindre à la Monarchie, et moins d'envie d'y aspirer et pretendre, attendu mêmement qu'ayant envie de s'en deposer, il fut empêché de le faire: car Tanaquil en mourant le conjura et l'obligea par serment qu'il persévérerait en icelle Royauté, et qu'il n'abandonnerait point la police et le gouvernement des Romains. Voilà comment la Royauté de Servius dependit totalement de la fortune, attendu qu'il y parvint sans l'avoir esperé, et la retint outre son gré. Mais à fin qu'il ne semble que nous nous retirions, et nous enfuyons, comme en un lieu obscur, au temps ancien, à faute de plus évidentes et plus claires preuves, laissons l'histoire des Rois, et transferons notre propos à leurs plus glorieux faits, et leurs guerres plus celebres et plus renommées, ausquelles qu'il n'y ait eu grande vaillance et grande discipline d'obéissance cooperante à la vertu guerrière, comme dit le poète Timotheus, qui le pourrait nier? mais le cours heureux de leurs affaires, et la vogue courante de leur progrés à une si grande puissance et si grand accroissement, montre bien clairement à ceux qui savent discourir par raison, que ce n'a point été chose conduitte par les mains ni par les conseils, ou affections des hommes, ains par une guide et escorte divine, et par un vent en pouppe de la fortune qui les hastait, trophées sur trophées érigés, triomphes continués d'un tenant à d'autres triomphes, le premier sang des armes encore tout chaud lavé par un autre second: l'on y compte les victoires non par les monceaux des morts ou des dépouilles, ains par les Royaumes subjugués, par les nations assubjecties, par îles asservies, et terres fermes qui se sont rangées à l'abri de la grandeur de leur empire: une seule bataille chassa Philippus de la <p 306r> Macedoine: par un seul coup Antiochus leur ceda l'Asie: les Carthaginois par une seule défaite perdirent la Libye: un seule homme à une boutée et un seul voyage leur conquit l'Armenie, le Royaume de Pont, la Syrie, l'Arabie, les Albaniens, les Iberiens, et jusques au mont de Caucase, et aux Hyrcaniens, et l'Ocean qui environne le monde, par trois diverses fois, et en trois diverses lieux, l'a vu victorieux. Il réprima et rembarra les Nomades en l'Afrique, jusques aux rivages de l'Ocean meridional: il subjugua l'Espagne qui s'était revoltée avec Sertorius, jusques à la mer Atlantique: il poursuivit les Rois des Albaniens jusques à la mer Caspiene. Toutes ces conquestes-là il acheva heureusement tant qu'il se servit de la fortune publique, mais depuis il fut ruïné par sa propre et privée destinée: mais le grand Démon tutelaire des Romains ne leur aspira pas pour un jour seulement, ni ne fut pas en vigueur pour un petit de temps, comme celui de la Macedoine: ni ne florit pas en terre, comme celui des Lacedaemoniens: ni en mer, comme celui des Atheniens: ni ne commença pas à se remuer tard, comme celui des Perses: ni ne cessa pas tôt, comme celui des Colophoniens: ains dés la première naissance de la ville commença à croître et venir en avant comme elle, mania le gouvernement d'icelle, demeura constamment avec elle, par terre, par mer, en guerre, en paix, contre les Barbares et contre les Grecs. Ce fut lui qui fit écouler et consommer Hannibal de Carthage en Italie, comme un impetueux torrent, en procurant que par l'envie et malignité de ses envieux concitoyens, nul secours ne renfort ne lui fut envoyé du pays: ce fut lui qui sépara les armées des Cimbres et des Teutons de grands intervalles de lieux et de temps, afin que Marius pût fournir à les combattre et défaire toutes deux l'une après l'autre: et empêcha que trois cents mille combattants se joignants ensemble en un même temps, ne noyassent et ne couvrissent toute l'Italie d'hommes invincibles et d'armes non soutenables. Par lui Antiochus se tint quoi cependant que l'on faisait la guerre à Philippus. Et Philippus ayant déjà été battu, quand Antiochus fut en péril de son état, mourut. Par lui les guerres Sarmatiques et bâtarniques teindrent le Roi Mithridates occupé, cependant que la guerre Marsique brûlait et fourrageait l'Italie. Par lui Tigranes, cependant que Mithridates fut fort et puissant, se défia de lui, et lui porta envie, qui le garda de se joindre avec lui, et puis quand il eut été défait, l'assembla avec lui, à fin qu'il perît quant et lui. quoi, en ses plus grièves calamités ne fut-ce pas la fortune qui la redressa, et remit sus, pendant que les Gaulois étaient campés alentour du Capitole, et qu'ils tenaient le château assiegé?
Dedants leur ost la peste elle rua,
Qui de leur peuple un grand nombre tua.
Ce fut aussi la fortune et un cas fortuit qui révéla leur venue, et en donna avertissement là où personne du monde ne s'en doutait: et ne sera point à l'aventure hors de propos en cet endroit, d'en discourir un peu plus amplement. Après la grandde déconfiture que les Romains reçeurent auprès de la rivière d'Allia, ceux qui se peurent sauver de vitesse, arrivés qu'ils furent à Rome, emplirent de trouble et d'effroi toute la ville, tellement que le peuple esperdu de ces nouvelles, s'épandit fuyant çà et là, excepté un petit nombre qui se jetèrent dedans le château du Capitole, délibérés de le tenir jusques à l'extrémité: les autres qui étaient échappés de la défaite, assemblés en la ville de Vejes, eleurent pour Dictateur Furius Camillus, que le peuple, haut en bride et insolent pour sa longue prosperité, avait abattu et jeté par terre, le condamnant d'avoir dérobbé les deniers publiques, et lors ravallé et humilié par cette affliction, le rappellait après la déconfiture, et lui mettait en main la puissance et authorité souveraine: mais à fin qu'il ne semblât que ce fut par l'iniquité et le malheur du temps, et non pas selon l'ordre des lois qu'il acceptât ce <p 306v> magistrat, et que desesperant la ressourse de la ville il se fut fait elire par une troupe de gens de guerre ramassés de toutes pièces, il voulut que les Senateurs qui s'étaient, retirés dedans le Capitole en fussent advertis, et que par leur consentement ils approuvassent et confirmassent l'election de lui qu'avaient fait les soudards. Or y avait-il entre les autres, un nommé Caius Pontius homme vaillant, lequel promît d'aller lui-même en personne porter nouvelles de ce que l'on avait arrêté à ceux qui étaient dedans le Capitole, et entreprit une chose fort dangereuse, parce qu'il fallait passer à travers les ennemis, qui tenaient le château environné avec tranchées et corps de garde. Arrivé qu'il fut sur le bord de la rivière, il mit sous son estomac des pièces de lieges plattes, et commettant son corps à la légèreté de telle voitture, se laissa aller au cous de l'eau, qui lui fut gracieux, et le porta tout doucement jusques à la rive opposite, sans aucun danger: et là prenant terre il s'en alla vers l'endroit qu'il voyait vide de clarté, conjecturant par l'obscurité et le silence, qu'il n'y devait avoir personne à la garde et au guet. si se mit à grimper contremont le precipice par où il trouvait le rocher plus couché, et par les circuitions et âpretés rabotteuses d'icelui, se prenant et appuyant le mieux qu'il pouvait, fit tant qu'il arriva tout au fest, où ceux qui faisaient le guet l'ayants aperçu lui aidèrent à monter, et là il déclara à ceux de dedans ce qui avait été avisé par ceux de dehors, et en prenant d'eux un decret et une ordonnance arrêtée, s'en retourna la même nuit, par où il était venu, devers Camillus. Le matin l'un des barbares se promenant sans y penser alentour de la place, aperçut par cas d'aventure les prises du bout des pieds, et les glissures et froissures de l'herbe qui était crue aux endroits où il y avait un peu de terre, avec les traces par où il avait traîné et tiré son corps, en gravissant en travers, et l'alla déclarer à ses compagnons: lesquels estimants que les ennemis mêmes leur montraient le chemin, s'efforcèrent à l'envi d'en faire autant, et ayants la nuit observé l'endroit plus solitaire, montèrent contremont, sans être nullement aperçus, non seulement des hommes, qui étaient à la garde, mais non pas des chiens que l'on mettait aussi au-devant pour aider à faire le guet, tant ils étaient endormis: toutefois la bonne fortune de Rome n'eut point encore faute de voix qui les pût advertir d'un si grand danger. Il y avait des oies sacrées à la Déesse Juno, que l'on nourrissait aux dépens de la Republique, en l'honneur d'elle, tout joignant son temple: or cet animal de nature fort paoureux, et fort aisé à effroier pour peu de bruit qu'il oye: et lors y ayant dedans la place fort étroite nécessité de tous vivres, et ne se souciait pas beaucoup de leur donner à manger, de manière qu'à faute de manger, leur sommeil en était encore plus léger: au moyen dequoi elles sentirent incontinent les ennemis, si tôt qu'ils furent au dessus de l'enceinte de la muraille, et criants effroieement, coururent à l'encontre, car elles furent encore plus effarouchées quand elles vîrent la lueur des armes, tellement qu'elles remplirent toute la place d'un cri violent et âpre, qui esveilla les Romains, lesquels se doutant de ce que c'était, accoururent incontinent à la muraille, et en repoussèrent et precipitèrent à bas les ennemis. En mémoire duquel accident jusques aujourd'hui encore en triomphe la Fortune: car on y porte à certain jour en procession un chien pendu en croix, et une oye portée en une petite littiere, sur un coussin fort somptueux et riche: lequel spectacle nous montre et donne à entendre la puissance grande de la Fortune, et les grands moyens qu'elle a de trouver expédient à toutes choses qui sont impossibles à la raison humain, attendu qu'elle donne entendement aux bêtes brutes et destituées de tout usage de raison, et hardiesse et courage aux paoureuses et couardes. Car qui est celui, s'il n'est du tout privé des affections naturelles, qui ne serait ravi d'ébahissement et de merveille, en discourant un peu en soi-même la tristesse morne de ce temps-là, et la félicité qui est aujourd'hui en la ville de Rome, et regardant <p 307r> au Capitole la richesse, somptuosité et magnificence des offrandes, les envis des excellents ouvriers, les présents ambitieux faits par les villes, les couronnes des Rois, et tout ce que porte de précieux la terre, la mer, les îles, les terres fermes, les fleuves, les arbres, les animaux, les campagnes, les montagnes et les minieres des metaux, et de toutes ces choses, les primices et l'élite choisies à l'envi les unes des autres, pour embellir et orner de richesse et de grâce et beauté ce lieu-là, considérant en soi-même combien peu il s'en a fallu que tout cela n'ait point été, et ne soit point, vu que tout étant en la puissance du feu, des tenebres effroiables de la nuit, des espées barbaresques, et cruelles, et des courages inhumains de ces Gaulois, de povres bêtes privées de raison, paoureuses et couardes, ont apporté commencement de salut: et comme ces grands vaillants hommes et grands chefs de guerre des Manliens, des Serviens, des Posthumiens, des Papyriens, qui ont été les ancestres et progeniteurs de tant de nobles et illustres races, les Seigneurs Romains approchèrent près d'être tous perdus et défaits, si des oies ne les eussent esveillés pour défendre le Dieu patron de leur ville, et combattre pour leur pays. Et s'il est vrai ce qu'écrit Polybius en son second livre touchant les Gaulois, qui pour lors occupèrent et prirent la ville, que leur étant venues nouvelles, que leurs voisins barbares étaient entrés en armes dedans leur pays, là où ils occupaient et détruisaient tout, ils s'en retournèrent à la haste, ayants fait appointement avec Camillus, encore ainsi n'y aurait-il point de doute, que la fortune n'ait été cause du salut de la ville de Rome, ayant tiré et détourné ailleurs ses ennemis, contre toute espérance. Mais quel besoin est-il de s'arrêter à ces vieilles histoires-là, où il n'y a rien de bien certain, ni assuré, parce que les affaires des Romains furent lors ruïnés, et toutes leurs histoires, annales et mémoires confondues, ainsi comme Livius même a laissé par écrit, vu que les choses depuis advenues, qui sont bien plus notoires et plus certaines, demontrent assez évidemment les faveurs de la fortune? Car quant à moi, je compte pour une singulière la mort d'Alexandre le grand, Prince de courage et de hardiesse nompareille et invincible, élevé par plusieurs grandes prosperités, et glorieuses conquestes et victoires, ne plus ne moins qu'un astre volant, qui saute depuis l'Orient jusques à l'Occident, et qui déjà commençait à lancer les rais flamboyants de ses armes jusques en Italie, ayant pour pretexte et couleur de son entreprise, la défaite de son parent Alexandre Roi des Molossiens, qui avait été avec some armée taillé en pièces par les Brutiens et Lucaniens, qui sont ceux de la Basilicate au Royaume de Naples, près la ville de Pandasie. Combien que à la vérité ce qui le menait ainsi à l'encontre de toutes nations, n'était autre chose que une cupidité de gloire et une envie de dominer, s'étant proposé par émulation et jalousie, de surpasser les faits de Bacchus et d'Hercules, en faisant voir ses armes encore plus avant qu'ils n'avaient fait les leurs. Or entendait-il qu'il trouverait en tête dedans l'Italie la force et vaillance des Romains comme l'acier que l'on met au tranchant de l'épée, et savait bien, par les rapports qu'on lui en faisait, que c'étaient des guerriers endurcis et exercités en guerres et combats innumerables: et crois à mon avis que la mêlée eût été fort sanglante, si les coeurs indomptables des Romains se fussent venus choquer à l'encontre des armes invincibles des Macedoniens: car les citoyens de Rome n'étaient pas dés lors en moindre nombre, que de cent trente mille combattants, tous adroits et exercités aux armes, courageux et vaillans,
sachants à pied ce qu'il faut pour combattre,
Et de Cheval les ennemis abattre.
Ce discours est défectueux de toutes les raisons et arguments que la Vertu déduit et allégue pour elle.<p 307v>

XLV. De la fortune ou vertu d'Alexandre, TRAITTE PREMIER.
CE DISCOURS est à la Fortune, laquelle s'attribue et s'approprie Alexandre comme son oeuvre propre à elle seule: mais il lui faut contredire au nom de la philosophie, ou bien pour Alexandre même, lequel trouve mauvais, et se courrouce de ce que l'on pense que la Fortune lui ait baillé son Empire, qu'il a acheté et conquis avec son propre sang épandu, et avec force blessures qu'il a reçues les unes sur les autres,
ayant passé tant de nuicts à veiller,
Et tant de jours sanglants à travailler,
En combattant
contre des forces invincibles, des nations innumerables, des rivières presque impossibles à passer, des rochers que l'on n'eût su surmonter à coups de trait, toujours accompagné de prudence, de patience, de vaillance et de tempérance. Et crois que lui-même dirait à la Fortune qui se voudrait vendiquer la gloire de ses hauts faits, Ne viens point calomnier ma vertu, et ne me viens point ôter ma gloire, pour te l'attribuer. Darius était ton ouvrage, que tu as fait de serviteur et courrier du Roi, seigneur et maître de tous les Perses: aussi était un Sardanapalus, auquel filant la laine parmi des femmes, tu as attaché le diadéme Royal, et baillé le manteau de pourpre. Mais moi je suis monté jusques à Suse, en gagnant la bataille d'Arbeles, et la Cilicie subjuguée m'ouvrit le chemin tout plain en Aegypte: et la bataille que je gagnay sur la rivière du Granique, en la passant par-dessus les corps morts de Mithridates et de Spithridates Lieutenants du Roi de Perse, fut ce qui me donna l'entrée en la Cilicie. Glorifie toi et te pare tant que tu voudras de ces Rois qui ne furent jamais blessés en guerre, et ne répandirent oncques goutte de leur sang: ce sont ceux-là qui ont été bien fortunés, comme un Ochus et un Artaxerxes que tu as assis et colloques dés le jour de leur naissance dedans le trône de Cyrus. Mais mon corps porte plusieurs marques et signes de Fortune non favorable, ains opposite et contraire. premièrement contre les Illyriens j'eus la tête brisée d'un coup de pierre, et le col moulu et froissé d'un coup de pilon: depuis en la journée du Granique j'eus la tête fendue d'un coup de cimeterre barbaresque: en celle d'Issus j'eus la cuisse percée d'un coup de trait: devant la ville de Gaza j'eus une fléchade dedans la cheville du pied, et une autre dedans l'espaule, dont je tombay par terre tout pasmé: une autre fois contre les Gandrides j'eus l'os de la jambe fendu en deux d'un autre coup de trait: et contre les Malliens j'en reçu un autre dedans l'estomac, qui entra si avant que le fer y demeura: et d'un coup de pilon j'eus aussi le chignon du col tout brisé, quand les échelles apposées contre les murailles y rompirent, et la fortune m'enferma tout seul au combat, non contre nobles et illustres adversaires, mais contre simples soudards barbares, ausquels elle gratifiait d'un si grand effet, que peu s'en fallut qu'ils ne me feissent mourir: car si Ptolomeus n'eût mis au-devant sa targue pour me couvrir, et Limneus se jetant au-devant de moi n'eût reçu en son corps infinis coups de trait, dont il mourut sur la place, et que les Macedoniens de courrous et de furie n'eussent rompu la muraille, celle bourgade barbare, et de nul renom, serait aujourd'hui la sepulture d'Alexandre. Au demeurant tout le voyage de cette miene expédition, que fut-ce autres chose sinon tempestes, chaleurs extremes, rivières profondes infiniment, des hauteurs de montagnes si excessives, que les oiseaux ne pouvaient voler par-dessus, des bêtes de grandeur épouventable à voir, des façons de vivre sauvages, des changemens de gouverneurs <p 308r> à tout propos, trahisons et rebellions d'aucuns, et quant au preambule de mon voyage, la Grèce se demenait et se debattait encore pour la souvenance des guerres qu'elle avait endurées sous mon père Philippus: la ville d'Athenes secouait de dessus ses armes la poussiere de la bataille de Cheronée, commençant à se relever et résoudre de celle cheute: à elle se conjoignait celle de Thebes, lui tendant les mains: toute la Macedoine était suspecte et douteuse, parce qu'elle inclinait à Amyntas et aux enfants d'Aeropus: les Esclavons avaient ouvertement rompu la guerre: les Scythes étaient en branle, attendants que feraient leurs voisins qui se remuaient: et l'or et l'argent de la Perse coulant és bourses des orateurs et gouverneurs du peuple en chaque ville, suscitait le Peloponese: les trésors et coffres de Philippus étaient vides de deniers, et si y avait des dettes avec interests jusques à la somme de douze cens mille écus, ainsi comme écrit Onesicritus. En une si grande pauvreté et affaires ainsi troublés, un jeune adolescent, qui ne faisait que sortir de l'enfance, oza bien esperer et se promettre les Royaumes de Babylone, et de Suse, ou pour plus brèvement dire, mettre en son entendement la conqueste de l'Empire de tout le monde, avec trente mille hommes de pied, et quatre mille chevaux. Car il n'avait pas plus de gens de guerre, ce dit Aristobulus: ou, comme dit le Roi Ptolomeus, quarante et cinq mille hommes de pied, et cinq mil cinq cens de cheval: et tout le grand et plantureux moyen d'entretenir cette puissance-là, que la fortune lui avait preparé, c'étaient quarante et deux mille écus comptant, ainsi que dit Aristobulus, ou comme écrit Duris, provision de vivres et d'argent pour trente jours seulement. Comment, Alexandre doncques était-il insensé, temeraire et mal conseillé, d'entreprendre la guerre avec si peu de moyen, contre une si grosse puissance que celle des Perses? Nenny certes: car il n'y eut oncques capitaine qui partît pour aller à la guerre avec plus grands et plus suffisants moyens que lui, à savoir magnanimité, prudence, tempérance, vaillance, dont la philosophie lui avait fait munition pour son voyage, étant plus secouru à cette entreprise contre les Perses de ce qu'il avait appris de son precepteur Aristote, que de ce que lui avait laissé son père Philippus. Il est bien vrai que nous ne voulons pas desdire ni décroire ceux qui écrivent, que lui-même Alexandre dit quelquefois, que l'Iliade et l'Odyssée d'Homere l'accompagnaient toujours pour un viatique ou entretien de la guerre, concedants cela à l'honneur et à la révérence d'Homere: mais toutefois si l'on disait, que l'Iliade et l'Odyssée d'Homere lui étaient un soulagement de ses travaux, et un honnête passetemps pour son loisir, mais que sa vraie munition et son entretien pour la guerre étaient les discours qu'il avait appris de la philosophie, et les recors et preceptes touchant l'assurance de ne rien craindre, la prouesse et vaillance, et de la magnanimité et tempérance, nous nous en moquerions, pour autant qu'il n'a rien écrit de l'artifice de composer syllogismes, ou des éléments et principes de Geometrie, et n'a pas tenu le proumenoir en l'école du Lycium, ni n'a pas tenu positions en l'Academie: car c'est ce en quoi terminent et définissent la philosophie ceux qui cuident que ce soient seulement paroles, et non pas effets, combien que Pythagoras n'ait jamais rien écrit, ni Socrates, ni Arcesilaus, ne Carneades, qui ont tout été philosophes très renommés, et si n'étaient pas occupés en si grandes guerres, ni à cultiver et civiliser des Rois barbares, ni à fonder des villes Grecques pour vivre civilement entre des nations farouches et sauvages, ni n'allaient point par le monde enseignant les lois et le vivre pacifique à des peuples effrenés, qui n'avaient jamais ouï parler ni de paix, ni de lois: mais ces grands hommes-là, combien qu'ils eussent tout loisir, si laissèrent-ils cette partie-là de coucher par écrit, aux Sophistes. D'où vient doncques que l'on les a tenus pour philosophes? Il vient de ce qu'ils ont dit, de leur façon de vivre, de ce qu'ils ont fait, et de ce qu'ils ont <p 308v> enseigné. Jugeons doncques aussi par ces mêmes choses qu'Alexandre semblablement l'a été: car on trouvera par les choses qu'il a dites, qu'il a faites, et qu'il a enseignées, qu'il a été un grand philosophe. En premier lieu, si vous voulés, considérons, ce qui semblera de prime face plus étrange, les disciples d'Alexandre, et les comparons avec ceux de Platon, ou de Socrates: ceux-ci ont enseigné des hommes qui étaient de bon entendement, et qui parlaient une même langue qu'eux: quand ils n'eussent eu autre chose, pour le moins entendaient-ils la langue Grecque: et toutefois encore y eut-il beaucoup de leurs auditeurs qu'ils ne peurent persuader: car un Alcibiades, un Critias, un Clitophon, rejetèrent la raison, comme le mors de bride, et se détournèrent ailleurs: là où si vous regardez la discipline d'Alexandre, il enseigna aux Hyrcaniens à contracter certains mariages, aux Arrachosiens à labourer la terre, aux Sogdianiens à nourrir leurs peres vieux, et ne les faire point mourir, et aux Perses à révérer leurs meres, et non pas les épouser. O la merveilleuse philosophie, par le moyen de laquelle les Indiens adorent les Dieux de la Grèce, les Scythes ensevelissent les trêpassés, et ne les mangent plus! Nous nous émerveillons de l'efficace du parler de Carneades, qui sut faire que Clitomachus, lequel auparavant s'appellait Asdrubal, et était Carthaginois de nation, se conforma au parti, aux moeurs et langage des Grecs: nous émerveillons la disposition de Zenon, de ce qu'il sut persuader à Diogenes le Babylonien de s'adonner à l'étude de la philosophie: et depuis qu'Alexandre eut dompté et civilisé l'Asie, tout leur passetemps était de lire les vers d'Homere, et les enfants des Perses, des Sufianiens, et des Gedrosiens, chantaient les Tragoedies de Sophocles et d'Euripides: et Socrates fut puni de mort à la poursuite des calomniateurs qui lui mettaient sus, qu'il introduisait à Athenes de nouveaux Dieux: là où par l'enseignement d'Alexandre les habitants de Bactra, et du mont de Caucasus, encore de présent adorent les Dieux de la Grèce. Platon a laissé par écrit une seule forme de gouvernement de ville, mais il n'a pas su persuader à un seul homme de la suivre, tant elle a été trouvée austère et severe: là où Alexandre ayant bâti et fondé plus de soixante et dix villes parmi les nations barbares, et ayant semé par tout l'Asie les mystères, sacrifices et cérémonies de servir aux Dieux, dont on use en la Grèce, les a retirés d'une vie sauvage et bestiale. Il y a encore peu d'entre nous qui lisent les lois de Platon, là où il y a des milliers innumerables d'hommes qui ont usé et encore usent de celles d'Alexandre, étant plus heureux ceux qui ont été subjugués et domptés par lui, que ceux qui ont échappé sa puissance: car ceux-là n'ont encore eu personne qui les ait fait cesser de vivre misérablement, et ceux-ci ont été contraints par le vainqueur de vivre heureusement: de sorte que ce que jadis Themistocles dit, lors qu'étant banni d'Athenes il s'enfuit, et se retira devers le Roi de Perse, où il eut de grands présents, et outre cela encore trois villes, qui lui payaient tous les ans tribut, l'une pour avoir du pain, l'autre pour le vin, et la tierce pour la viande: «O mes enfants, dit-il, nous étions perdus, si nous n'eussions été perdus:» cela peut-on plus justement dire de ceux qui furent lors pris par Alexandre, Ils n'eussent pas été apprivoisés et civilisés, s'ils n'eussent été subjugés: Alexandrie n'eût pas été bâtie en Aegypte, ni Seleucie en la Mesopotamie, ne Prophthasie au pays des Sogdianiens, ni Bucephalie aux Indes, ni le mont de Caucasus n'aurait auprès de soi la ville Hellade, par le moyen desquelles, la farouche bestialité se trouvant empestrée, peu à peu s'est éteinte, et s'est changé ce qu'il y avait de mauvais, s'accoutumant à ce qu'il voyait de meilleur. Si doncques les philosophes se magnifient de ce qu'ils adoucissent et réforment des moeurs rudes et non polies d'aucune doctrine, et il se voit que Alexandre a changé en mieux infinies nations sauvages, et natures bestiales, à bon droit le devra-l'on estimer un très grand philosophe. davantage <p 309r> la police ou forme de gouvernement d'état tant estimé, que Zenon le fondateur et premier auteur de la secte des philosophes Stoïques a imaginé, tend presque toute à ce seul point en somme, que nous, c'est à dire les hommes en général, ne vivions point divisés par villes, peuples et nations, étant tous séparés par lois, droits, et coutumes particuliers, ains que nous estimions tous hommes nos bourgeois et nos citoyens, et qu'il n'y ait qu'une sorte de vie, comme il n'y a qu'un monde, ne plus ne moins que si ce fut un même troupeau paissant sous même berger en pastis communs. Zenon a écrit cela comme un songe ou une Idée d'une police et de lois philosophiques, qu'il avait imaginée et formée en son cerveau: mais Alexandre a mis à réele execution ce que l'autre avait figuré par écrit: car il ne fit pas comme Aristote son precepteur lui conseillait, «Qu'il se portât envers les Grecs comme père, et envers les Barbares comme seigneur: et qu'il eût soin des uns comme de ses amis et de ses parents, et se servît des autres comme de plantes ou d'animaux:» en quoi faisant il eût rempli son Empire de bannissemens, qui sont toujours occultes semences de guerres, et factions et partialités fort dangereuses: ains estimant être envoyé du ciel, comme un commun réformateur, gouverneur, et reconciliateur de l'univers, ceux qu'il ne peut assembler par remontrances de la raison, il les contraignit par force d'armes: et assemblant le tout en un de tous côtés, en les faisant boire tous, par manière de dire, en une même coupe d'amitié, et mêlant ensembles les vies, les moeurs, les mariages, et les façons de vivre, il commanda à tous hommes vivants d'estimer la terre habitable être leur pays, et son camp en être le château et le donjon, tous les gens de bien parents les uns des autres, et les méchants seuls étrangers: au demeurant, que le Grec et le Barbare ne seraient point distingués par le manteau, ni à la façon de la targue, ou au cimeterre, ou par le haut chapeau, ains remarques et discernés le Grec à la vertu, et le Barbare au vice, en réputant tous les vertueux Grecs, et tous les vicieux Barbares: en estimant au demeurant les habillements communs, les tables communes, les mariages, les façons de vivre, étant tous unis par mêlange de sang et communion d'enfants. C'est pourquoi Demaratus le Corinthien étant l'un des hostes et des amis du Roi Philippus, quand il voit Alexandre en la ville de Suse, en fut fort joyeux, de manière que d'aise les larmes lui en vindrent aux yeux, en disant, que les Grecs qui étaient jà decedés, étaient privés d'une grande joie et singulier contentement, de voir Alexandre assis dedans le trône Royal de Darius. Quant à moi, je ne répute pas certainement fort heureux ceux qui vîrent ce spectacle-là, attendu qu'il dependait de la fortune, et qu'autant en peut advenir aux plus communs Rois: mais bien eusse-je eu grand plaisir de voir ces belles et saintes épousailles, quand il comprit dedans une même tente foncée de fond et couverture d'or, à même festin et même table, cent épousées Persienes mariées à cent époux Macedoniens et Grecs, lui-même y étant couronné de chapeau de fleurs, et entonnant le premier le chant nuptial d'Hymeneus, comme un cantique d'amitié générale, venant à conjoindre par alliances de mariage deux des plus grandes et plus puissantes nations du monde, étant lui mari de l'une, et père commun, moyenneur et conciliateur des noces de toutes, qu'il appariait ainsi en legitime couple: car j'eusse bien volontiers dit là, O barbare Xerxes, ecervelé, qui te travaillas beaucoup en vain pour dresser un pont dessus le détroit de l'Hellespont, c'est ainsi que les sages Rois doivent conjoindre l'Europe avec l'Asie, non point par des vaisseaux de bois, ni par des radeaux, ni avec des liens qui n'ont point d'âme, et ne sont point capables de mutuelles affections, ains par amour legitime et mariages honnêtes, conjoignant les deux nations par communication d'enfants. Voila pourquoi Alexandre regardant à ce bel ornement-là, ne reçut pas l'habillement des Medois, ains celui des Persiens, qui est beaucoup plus sobre et plus modest que <p 309v> celui des Medois: car rejetant ce qu'il y avait de trop excessif, trop pompeux et tragique en l'habit barbaresque, comme le haut chapeau pointu, la longue robe, et les braguesques, il porta un vêtement composé moitié de l'habit Persien, et moitié du Macedonien, ainsi comme Eratosthenes a laissé par écrit, comme philosophe, c'est à dire, homme se gouvernant avec raison, usant des choses qui sont de soi indifférentes, c'est à dire, ni bonnes ni mauvaises, et comme Prince commun, et Roi gracieux et humain, s'acquérant la bienveillance de ceux qu'il avait subjugués, en honorant sur sa personne leur habillement, à fin qu'ils persévérassent fermes vers lui en fidélité, en aimant les Macedoniens comme leurs naturels Seigneurs, non pas les haïssant comme leurs ennemis. Car le contraire eût été d'un esprit étourdi, et d'un entendement desdaigneux et superbe, faire cas d'un manteau de couleur naïve, et s'offenser d'un saie de pourpre: ou bien à l'opposite, avoir en admiration ceci et mêpriser cela, ne plus ne moins qu'un petit enfant, retenant à toute force l'accoutrement que la coutume de son pays, comme sa nourrice, lui aurait vestu, là où les chasseurs ont accoutumé de se vêtir des peaux des animaux qu'ils prennent, comme des cerfs: et ceux qui font profession de prendre les oiseaux, se vêtent de sayons tissus et composés de plumage d'oiseaux. Ceux qui ont des robes rouges se gardent de se montrer aux taureaux, et ceux qui ont des saies blancs, de se montrer aux Elephans, d'autant que ces bêtes-là s'irritent et s'effarouchent en voyant de telles couleurs. Et si un grand Roi, comme était Alexandre, pour addoucir et apprivoiser des nations belliqueuses et malaisées à retenir, ne plus ne moins que des bêtes fieres, a usé des robes qui leur étaient propres, et de leurs façons de vivre accoutumées, pour toujours plus les gagner, amollir la fierté de leur courage, et réconforter leur déplaisir, il y en a qui le blâment et le reprennent, au lieu qu'ils devraient admirer en cela sa sagesse, d'avoir si destrement su, par un léger changement d'habit, caresser l'Asie, se faisant par armes seigneur et maître des corps, et par l'accoutrement se conciliant les âmes. Et toutefois ceux-là mêmes louent Aristippus le philosophe Socratique de ce, que quelquefois il se vestait d'une pauvre et mince cappe, et autrefois d'un manteau riche de la tissure et taincture de Milet, et savait garder la bienseance en l'un et en l'autre vêtement: et cependant ils accusent Alexandre de ce, que honorant l'habit de son pays il ne mêprisa point celui qu'il avait conquis par armes, en intention de s'en servir à bâtir le fondement de choses grandes: car son dessein n'était pas de courir et fourrager l'Asie, comme ferait un Capitaine de larrons, ni de la saccager et piller, comme ravage et butin de félicité inesperée, ainsi comme depuis Hannibal fit l'Italie, et devant les Treriens avaient fait l'Ionie, et les Scythes la Medie, ains était sa volonté de rendre toute la terre habitable sujette à même raison, et tous les hommes citoyens d'une même police et d'un même gouvernement. Voilà la cause pour laquelle il se transformait ainsi en habits. Que si le grand Dieu qui avait envoyé l'âme d'Alexandre ici bas, ne l'eût soudainement rappelée à soi, à l'aventure n'y eût-il eu qu'une seule loi qui eût regy tous les vivants, et eût été tout ce monde gouverné sous une même justice, comme sous une même lumière, là où maintenant les parties de la terre qui n'ont point vu Alexandre, sont demeurées tenebreuses et obscures, comme étant destituées du soleil. Parquoi le premier projet et dessein de son expédition montre qu'il a eu intention de vrai philosophe, qui n'était point de conquerir pour lui des délices et plantureuses richesses, ains de procurer une paix universelle, concorde, union et communication à tous les hommes vivants les uns avec les autres. En second lieu, considérons un peu ses paroles et propos, parce que de tous autres Princes et Rois, les âmes montrent quelles sont leurs moeurs et leurs intentions, principalement par leurs propos. Antigonus le vieil répondit un jour à quelque <p 310r> Sophiste qui lui présentait et dediait un Traité qu'il avait composé de la justice, «Tu es un sot, mon ami, qui me viens prescher de la justice, là où tu vois que je bats les villes d'autrui.» Et Dionysius le tyran disait, qu'il fallait tromper les enfants avec des dés et des osselets, et les hommes avec des jurements. Ailleurs il est attribué à Lysander. Et sur le tombeau de Sardanapalus y avait engravé,
Demouré m'est seulement ce que j'ai
Paillardé, bu, ivrongné, et mangé.
Qui pourrait nier que par l'une de ces réponses-là, la volupté et l'impieté ne soient authorisées, et par l'autre l'avarice et l'injustice? mais au contraire si aux dits d'Alexandre vous ôtés le diadesme et la couronne royale, et l'être fils de Jupiter Hammon, et la noblesse, vous direz que ce seront sentences d'un Socrates, d'un Platon, et d'un Pythagoras: car il ne faut pas que nous nous arrêtions aux braveries et superbes inscriptions que les poètes ont engravées et empreintes sur les images et statues de lui, ne tendants pas à montrer sa modestie, mais magnifier sa fortune et sa puissance:
Ce bronze étant d'Alexandre l'image
Tournant à mont les yeux et le visage,
A Jupiter semble dire, Pour toi
Retien le ciel, car la terre est à moi. Et un autre,
Alexandre je suis, le fils de Jupiter.
toutes telles galanteries c'étaient les poètes qui les disaient et écrivaient pour flatter sa fortune: mais des vrais dits d'Alexandre, qui les voudrait raconter, on pourrait commencer à ceux qu'il dit en sa jeunesse: car étant plus vite que nul autre des jeunes hommes de son âge, ses familiers l'incitaient à vouloir courir en la carrière des jeux Olympiques pour gagner le prix de la course: il leur demanda s'il y avait des Rois qui y courussent: ils lui répondirent, que non: «La partie doncques ne serait pas justement faite, en laquelle un privé pourrait être vainqueur, et un Roi vaincu.» Et comme son père eût eu la cuisse percée d'outre en outre d'un coup de lance, en une bataille contre les Triballiens, étant hors du danger de la vie, mais déplaisant de se voir boiteux: «Ne te soucie, dit-il, mon père, sors hardiment en public, à fin qu'à chaque pas que tu feras, tu te souvienes de ta vertu.» Ces réponses-là ne procèdent elles point d'un entendement de philosophe, et d'un coeur qui pour être ravi de l'amour des choses grandes et honnêtes, ne se soucie déjà nullement des dommages du corps? car comment pensons nous qu'il se glorifiait des blessures qu'il avait lui-même reçues en sa personne? quand il se souvenait ou d'un peuple subjugué, ou d'une bataille gagnée, ou de villes prises, ou de Rois qui s'étaient rendus, il n'avait garde de cacher ni couvrir telles cicatrices, ains les portait et montrait par tout, comme des images de sa vertu engravées en sa personne. Et si quelquefois en devisant des lettres, on venait à faire comparaison des vers d'Homere, ou bien entre les propos de table, s'il se mettait en avant, lequel était le plus excellent, comme l'un en alléguât un, et l'autre un autre, lui préférait celui-ci à tous les autres,
Sage en conseil et vaillant au combat:
faisant son compte que la louange que l'autre avait donnée au Roi Agamemnon, quelque âge auparavant, était une loi pour lui-même, tellement qu'il disait, que Homere en un même vers avait honoré la vaillance d'Agamemnon, et prophètisé celle d'Alexandre. Et pourtant si tôt qu'il eût passé le détroit de l'Hellespont, il alla visiter Troie, là où il se représenta en son entendement les hauts faits d'armes des princes qui y combattirent: et comme quelqu'un du pays lui promit de lui donner la lyre de Paris, s'il voulait: «Je n'ai, dit-il, que faire de celle-là, car j'ai celle d'Achilles:» au son de laquelle il se reposait en chantant les louanges des vaillants personnages: mais celle de Paris avait une Harmonie trop molle et trop feminine, sur laquelle <p 310v> il chantait des chansonnettes d'amour. Or est-il bien certain qu'aimer la sapience, et avoir en estime les gens sages et de savoir, est signe d'une âme philosophique: cela était en Alexandre autant qu'en nul autre des Rois: car nous avons déjà dit quelle affection il portait à son maître Aristote, et qu'il faisait autant d'honneur à Anaxarchus le Musicien, qu'à nul autre de ses familiers. La première fois que Pyrrhon Elien parla à lui, il lui donna dix mille pièces d'or. Il envoya un présent de cinquante talents, qui sont trente mille écus, à Xenocrates l'un des disciples de Platon. Et la plupart des historiens écrit, qu'il fit Onesicritus, lequel avait été auditeur de Diogenes, Capitaine de son armée de mer: et s'étant rencontré une fois auprès de Corinthe à parler avec Diogenes, il fut si émerveillé de sa façon de vivre, et eut sa gravité en telle admiration, que bien souvent depuis, faisant mention de lui, il disait, «Si je n'était Alexandre, je serais Diogenes:» qui était autant à dire comme, j'eusse volontiers usé ma vie à l'étude des lettres, si je n'eusse délibéré de philosopher par effet. Il ne dit pas, Si je n'étais Roi, je serais Diogenes: ne, si je n'étais riche, ou aimant à être bien vestu, car il ne préférait point la fortune à la sapience, ni la pourpre et le diadéme à la besace, et à la pauvre cappe: ains dit simplement, Si je n'étais Alexandre, je serais Diogenes: qui est autant à dire comme, si je n'avais proposé de mêler ensemble les nations Barbares avec les Grecques, et voyageant par toute la terre habitable, polir et cultiver tout ce que j'y trouverais de sauvage, rechercher jusques aux extremes bouts du monde, approcher la Macedoine de la mer Oceane, y semer la Grèce, et épandre par toutes nations la paix et la justice, je ne demeurerais pas oisif en délices, à prendre mon plaisir, ains je voudrais imiter la simplicité et frugalité de Diogenes. Mais maintenant pardonne moi Diogenes, je imite Hercules, je vay après Perseus, je suis la trace de Bacchus, je veux faire voir encore une fois les Grecs victorieux baller au pays des Indes, et réduire encore en mémoire aux montaignars, et sauvages nations qui habitent delà la montaigne de Caucasus, les joyeusetés des fêtes Bacchanales. On dit qu'en ces quartiers-là il y a aussi quelques gens qui font profession d'une sapience austère et nue, hommes sacrés et vivants à leurs lois, vacants du tout à la contemplation de Dieu, se passants encore de moins que Diogenes, et n'ayants point besoin de bissac, car ils ne font point de provision de vivres, parce que la terre leur en fournit toujours de tous frais et nouveaux, les rivières leur donnent à boire, et les feuilles tombants des arbres, et l'herbe, à coucher: par moi Diogenes les connaitra, et eux Diogenes. Il faut que je batte et grave aussi de la monnayé à la forme Grecque, qui se debite entre les nations Barbares. Venons maintenant à ses faits: apparait-il qu'il y ait seulement une temérité de la fortune, ou une force d'armes et violence de main mise, ou plutôt une grande prouesse et justice, et une grande tempérance, bonté et clemence, avec un bon ordre et grande prudence, conduisant toutes choses par un bon sens et un grand jugement? Certainement je ne pourrais dire ne discerner en ses gestes, cela est un fait de vaillance, cela d'humanité, cela de patience, ains tout explait de lui semble avoir été mêlé et composé de toutes les vertus ensemble, en confirmation de cette sentence des Stoïques, «Que tout acte que fait le sage, il le fait par toute vertu ensemble.» Bien est-il vrai, que toujours en chaque action il y a une vertu eminente par-dessus les autres, mais celle-là incite et dirige les autres à la même fin: aussi voit on és gestes d'Alexandre, que sa vaillance est humaine, et son humanité vaillante, sa liberalité ménagère, sa colère facile à appaiser, ses amours temperées, ses passetemps non oiseux, ses travaux non sans addoucissement. Qui est celui qui a mêlé la fête parmi la guerre, les expéditions militaires parmi les jeux? Qui a entrelassé parmi les sieges des villes, parmi les exploits d'armes, les joyeusetés Bacchanales, les noces, les chansons nuptiales d'Hymence? Qui fut <p 311r> oncques plus ennemi de ceux qui font injustice, ne plus gracieux aux affligez? Qui fut jamais plus âpre aux combattant5s, ne plus equitable aux suppliants? Il me vient en pensée d'alléguer et transferer en cet endroit le dire du Roi Porus, lequel étant amené prisonnier à Alexandre, et enquis par lui, comment il voulait qu'il le traitât, répondit, «En Roi.» Et comme Alexandre lui répliquast, s'il voulait rien dire davantage: «Non, dit-il, car tout est compris sous ce mot-là, En Roi.» Aussi m'est avis qu'à tous les faits d'Alexandre, je puis ajouter ce refrein, «En philosophe: car en cela tout est compris.» Il devint amoureux de Roxane, fille d'Oxiathres, l'ayant vue baller de bonne grâce entre les Dames captives: il n'en voulut point jouir à force, ains l'épousa legitimement. en philosophe. ayant vu son ennemi Darius massacré à coups de trait, il n'en fit point de sacrifices aux Dieux, ni n'en chanta point chant de triomphe, combien que une longue guerre fut abbregée et finie par cette mort, ains ôtant son manteau de dessus ses espaules, le jeta sur le corps du mort, comme s'il eût voulu cacher la misérable destinée d'une fortune royale. en philosophe. Il reçeut quelquefois une missive secrète de sa mère, qu'il lisait, étant d'aventure Hephestion assis auprès de lui, qui la lisait naivement sans y penser avec lui: Alexandre ne l'en engarda point, ains seulement tira l'anneau de son doigt, et lui mit contre la bouche, seellant son silence de la foi d'amitié. en philosophe. Car si ces actes ne sont faits en philosophe, quels autres le seront? Socrates souffrit bien que Alcibiades couchât avec lui: mais Alexandre, comme Philoxenus son lieutenant au gouvernement de la côté maritime de l'Asie lui eût écrit, qu'il y avait un jeune enfant en son gouvernement d'Ionie de face et beauté incomparable, et lui demandât par ses lettres, s'il lui plaisait qu'il lui envoyast: il lui récrivit bien aigrement, «O malheureux et méchant homme, qu'as-tu jamais connu en moi pourquoi tu deusses me flatter par telles voluptés?» Nous admirons Xenocrates de ce qu'il ne voulut pas accepter un présent de cinquante talents qu'Alexandre lui envoyait, n'admirerons nous pas aussi celui qui le lui donnait? n'estimerons nous pas qu'aussi peu de compte d'argent fait celui qui le donne ainsi liberalement, que celui qui le refuse? Xenocrates n'avait point besoin d'argent, pource qu'il était philosophe: et Alexandre en avait, pource qu'il était philosophe, à fin qu'il en exerceât liberalité envers telles gens. * * Le discours du mêpris de la mort défaut en ce lieu ici. Combien de fois pensons nous que l'a dit Alexandre, quand il se voyait tout couvert de traits qu'on lui tirait, et quand à tout effort on le pressoit? Nous estimons bien qu'il y a en tous hommes quelque lumière de droit et bon jugement, parce que la nature d'elle-même les dresse à ce qui est honnête: mais il y a différence entre les communs hommes et les philosophes en ce, que les philosophes ont le jugement plus ferme et plus assuré és dangers, d'autant que les vulgaires hommes n'ont pas les coeurs fortifiés et munis de telles anticipations et prejugées impressions,
Bon augure est, pour son pays combattre. Et,
La mort est fin de tous maux aux humains.
Mais les occasions des périls qui se présentent, leur rompent leurs discours, et les appréhensions des dangers présents ou prochains leur esbranlent tous leurs jugements: car la peur ne chasse pas seulement la mémoire, comme dit Thucydide, mais aussi toute bonne intention, toute envie de bien faire, et toute émotion, là où la philosophie lie de cordages tout alentour La fin en est défectueuse.<p 311v>

De la fortune ou vertu d'Alexandre, TRAITTE SECOND.
NOUS oubliasmes hier, ce me semble, à dire que le siecle d'Alexandre fut heureux en cela, qu'il porta plusieurs arts et plusieurs beaux et grands esprits: ou plutôt faut-il dire que cela ne fut pas tant la bonne fortune d'Alexandre, que de ces bons ouvriers et grands entendements-là, d'avoir un tel témoin et un tel spectateur, qui sût très subtilement juger de ce qui serait bien fait, et très liberalement le récompenser. Suivant lequel propos on dit, que quelque temps depuis ayant été Archestratus gentil poète, vivant en grande et étroite pauvreté, pource que personne n'en faisait compte, quelqu'un lui dit, Si tu eusses été du temps d'Alexandre, il t'eût donné pour chacun de tes vers, ou la Cypre, ou la Phoenice: aussi crois-je que les premiers et plus excellents ouvriers de ce regne-là ne se doivent pas tant dire avoir été sous Alexandre, que par Alexandre: car la bonne température et subtilité de l'air cause l'abondance des fruits, mais la benignité, l'honneur et l'humanité du prince est ce qui provoque et fait venir en avant l'avancement des arts et des beaux esprits, comme au contraire tout cela languit et s'éteint par l'envie, l'avarice et l'opiniâtreté de ceux qui dominent. Auquel propos on dit, que Dionysius le tyran ayant un jour ouï un Musicien joueur de Cithre qui sonnait fort bien, il lui promît tout haut qu'il lui donnerait un présent de six cents écus. Le lendemain cet homme vint demander le présent qui lui avait été promis, et Dionysius lui répondit, «Tu me donnas hier du plaisir à t'ouïr jouer, et je t'en donnai aussi en te faisant cette promesse: ainsi tu fus payé sur le champ du plaisir que tu me donnas, par celui que tu reçus.» Et Alexandre, le tyran de Pheres (il le fallait seulement specifier par celle qualité-là, et non pas contaminer le nom d'Alexandre, en le donnant à un si méchant homme) regardant jouer une Tragoedie y prit si grand plaisir, qu'il en avait le coeur fort attendri de pitié et de compassion: dequoi s'étant pris garde, il se leva en haste, et s'en alla du théâtre plus vite que le pas, disant que ce serait chose indigne qu'on le veît pleurer par compassion des miseres et calamités d'Hecuba et de Polyxena, vu qu'il faisait tous les jours mourir tant de ses citoyens. Mais celui-là fut bien si méchant, qu'il s'en fallut bien peu qu'il ne fît punir ce joueur excellent de Tragoedies, pource qu'il l'avait amolli comme du fer. Le Roi de Macedoine Archelaus semblait être un peu tenant en matière de donner et faire présents: dequoi Timotheus musicien en chantant sur la luyre lui donna une attainte, en lui tirant souvent ce petit brocard, «Ce fils de terre, l'argent, trop tu le recommandes:» mais Archelaus lui répliqua sur l'heure bien gentilment et de bonne grâce, «Mais toi par trop tu le demandes.» Et Ateas le Roi des Scythes ayant pris prisonnier de guerre Ismenias, excellent joueur de flûtes lui commanda qu'il en sonnât durant son disner: et comme les assistants s'émerveillassent d'ouïr si excellentement jouer, et lui en feissent caresses, lui jura qu'il prenait plus de plaisir à ouïr son cheval hennir: tant ses aureilles étaient logées loin des Muses, et avait son âme attachée en une étable, plus apte encore à ouïr des ânes que non pas des chevaux. Quel honneur donc et quel avancement pourrait esperer un si excellent ouvrier et maître de Musique auprès de tels princes, non plus qu'envers ceux mêmes qui étrivent contre eux de la suffisance de l'art, et pour cette jalousie par une envie et une malignité veulent ruiner ceux qui véritablement y sont excellents ouvriers? de quelle sorte était le même tyran Dionysius, qui fit jeter le poète Philoxenus és prisons des carrières, pource que lui ayant baillé une <p 312r> Tragoedie qu'il avait composée, pour la revoir et corriger, il la ratura toute depuis le commencement jusques à la fin. Philippus même de Macedoine pour avoir tard appris la Musique, ne répondait pas en cela au reste de sa grandeur, et se montrait impertinent et ignorant: car étant un jour entré en dispute avec un sonneur d'instruments touchant la façon d'en jouer, et lui semblant avoir quelque raison pour le convaincre, le Musicien lui répondit en se souriant tout doucement, «Dieu te gard, Sire, d'être si malheureux que tu entendes ces choses-là mieux que moi.» Mais Alexandre sachant très bien de quelles choses il devait être spectateur et auditeur, et de quelles il devait être facteur et executeur de sa main, il exerça bien toujours sa personne à être adroit aux armes et vaillant, et comme dit le poète Aeschylus,
Rude guerrier combattant de pied stable,
Aux ennemis en armes redoutable.
Celle-là était son art hereditaire qu'il avait par succession de ses ancestres les Aeacides et Hercules: mais quant aux autres arts et sciences ils les honorait bien, mais c'était sans avoir envie d'en faire profession, et louait bien leur excellence et leur gentillesse, mais pour plaisir qu'il y prist, il n'était pas facile à surprendre de l'affection de les vouloir imiter. De son temps furent deux excellent joueurs de Tragoedies entre autres, Thessalus et Athenodorus, lesquels jouants à l'envi l'un de l'autre, les Rois et Princes de Cypre faisaient les frais à l'envi de même, et étaient juges de ce différent les principaux et plus renommés Capitaines de l'armée: enfin Athenodorus ayant été déclaré le vainqueur, Alexandre qui aimait Thessalus dit, «Je voudrais avoir perdu la moitié de mon Royaume, et ne voir point Thessalus vaincu:» mais toutefois jamais il n'en parla devant aux juges pour les solliciter, ni jamais ne reprit leur jugement, estimant «qu'il fallait qu'il vint au dessus de toute autre chose, mais qu'il pliât au dessous de la justice.» Et entre les joueurs de Comoedies y avait un Lycon Scarphien, lequel un jour en jouant son rôle de quelque Comoedie entrelassa dextrement un vers par lequel il lui demandait de l'argent: Alexandre s'en prit à rire, et lui fit donner dix talents, qui sont six mille écus. Aussi y avait-il plusieurs excellents joueurs de Cithre, et entre autres Aristonicus, lequel en une bataille accourant pour le secourir, fut tué à ses pieds en combattant vaillamment. Alexandre lui fit faire et dresser une statue de bronze au temple d'Apollo Pythique, tenant une Cithre d'une main, et une lance de l'autre: en quoi faisant il honora non seulement le personnage, mais aussi la Musique, comme lui rendant témoignage qu'elle rend les coeurs des hommes magnanimes, et les remplit d'un ravissement d'esprit, et d'un ardeur de bien faire, ceux qui y sont naïvement nourris: car lui-même un jour que Antigenidas joueur de flûtes sonna une chanson militaire, fut si ému et si échauffé en courage par les aiguillons de celle musique, qu'il saulta de sa place et s'en courut mettre la main aux armes qui étaient près de lui: témoignant par cela être vrai ce que les Spartiates chantent és chansons de leur pays,
savoir doucement chanter
Sur la lyre de beaux carmes,
Sied bien avec le hanter
Vaillamment le fait des armes.
Aussi étaient du temps d'Alexandre Apelles le peintre, et Lysippus le statuaire, desquels l'un peignit Alexandre tenant la foudre en sa main, si naïvement peint et au vif, que l'on disait que des deux Alexandres, celui qui était fils de Philippus était invincible, et celui d'Apelles inimitable. Et Lysippus ayant moulé la première statue d'Alexandre la face tournée vers le ciel, comme lui-même Alexandre avait accoutumé de regarder, tournant un petit le col, il y eut quelqu'un qui y mit cette inscription <p 312v> qui n'a pas mauvaise grâce:
Ce bronze étant d'Alexandre l'image
Jettant à mont les yeux et le visage,
A Jupiter semble dire, Pour toi
Retien le ciel, car la terre est pour moi.
Et pourtant défendit Alexandre que nul autre fondeur ne jetât en bronze son image que Lysippus, parce que lui seul avait l'industrie de représenter ses moeurs par le cuivre, et montrait son naturel en la figure de son corps: les autres représentants bien la torse de son col, et l'humidité de ses yeux, ne pouvaient advenir à exprimer son visage mâle, et sa générosité de lion. Il y avait aussi entre les autres ouvriers un insigne Architecte nommé Stasicrates, lequel ne tendait point à faire chose qui fut jolie, ni gentille et de belle grâce à la voir, ains de grande entreprise, et d'un dessein et disposition telle, que pour y fournir il ne fallait pas une moindre opulence que celle d'un grand Roi. cettui s'en allant trouver Alexandre, lui blâma toutes ses images, et peintes et gravées, moulées et fondues, disant que c'étaient ouvrages d'ouvriers couards, et non généreux ni magnanimes: «Mais j'ai proposé, dit-il, Sire, de fonder la similitude de ta personne en une matière vive, et qui a ses racines immortelles, et sa gravité immobile et immuable: car le mont Athos qui est en Thrace, à l'endroit qu'il se leve plus haut, et est le plus eminent, ayant des plaines et hauteurs proportionnées à soi-même, et des membres, jointures, distances et intervalles qui se peuvent accommoder à la forme humaine, se peut, en l'accoutrant et le formant, nommer et être la statue digne d'Alexandre, qui de sa base touchera à la mer, et en l'une de ses mains ambrassera et tiendra une ville habitable de dix mille hommes, et en la droite une rivière perpetuelle qu'elle versera d'une cruche dedans la mer: et au reste, quant à toutes ces statues d'or ou de bronze, ou d'ivoire, et à tous ces tableaux de bois et de peinture, jetons les là, comme de petits moules seulement qui se peuvent acheter ou dérober, ou se fondre et gâter.» Alexandre l'ayant ouï parler, loua bien grandement le haut courage de son entreprise, et la hardiesse de son invention: mais il lui répondit, «Laisse là Athos demeurer en sa forme et en sa place: il suffit qu'il soit le monument de l'outrageuse insolence et arrogance d'un seul Roi: et quant à moi, le mont de Caucasus, les montaignes Emodienes, la rivière de Tanais, et la mer Caspiene, seront les images de mes faits.» Or je vous prie posons le cas que un tel ouvrage eût été fait et parfait, y a'il homme qui le veît en telle forme, en telle disposition, et de telle face, qui pensât qu'il fut ainsi cru fortuitement et par cas d'aventure? Je crois que non. Que dirons nous de son image que l'on surnomme, Portant la fouldre? Que dirons nous de celle que l'on appelle, Appuyé sur la lance? et comment la grandeur d'une statue ne se pourrait sans artifice achever par fortune, encore qu'elle y versât et épandît largement en grande affluence l'or, le cuivre, l'ivoire et toute autre riche et précieuse matière? et nous estimerons qu'il soit possible que un grand homme, voire le plus grand qui fut jamais au monde, ait été achevé par la fortune sans la vertu, et que ce soit la seule fortune qui lui ait fait provision d'armes, d'argent, d'hommes, de chevaux, et de villes, toutes lesquelles choses apportent péril à ceux qui n'en savent pas bien user, non pas honneur ni puissance, ains plutôt font preuve de leur petitesse et impuissance. Car Antisthenes disait bien, qu'il fallait souhaitter à ses ennemis tous les biens du monde, excepté la vaillance: car par ce moyen ils sont non à ceux qui les possedent, mais à ceux qui les surmontent. C'est pourquoi l'on dit que la nature a attaché à la tête du cerf, la plus lâche et la plus couarde bête qui soit, les plus merveilleuses et plus dangereuses cornes pour se défendre, à fin de nous enseigner par cet exemple, que rien ne sert d'être ni fort, ni bien armé, qui <p 313r> n'a le courage de demeurer et s'assurer à combattre: ainsi la fortune bien souvent attachant des forces et des états grands à des hommes de lâche coeur et de cervelle éventée, en faisant voir comme ils s'y portent lâchement et vilainement, honore et recommande la vertu, comme celle de qui seule depend toute la grandeur, toute la gloire et l'honneur des hommes: car ainsi comme dit Epicharmus, l'entendement voit, l'entendement oit, tout le reste est aveugle et sourd, ayant faute de la raison. Les sentimens ont bien leurs propres et particulières functions, mais qu'il soit vrai que ce soit l'entendement qui approfite tout, et qui dispose tout en bon ordre, que ce soit l'entendement qui surmonte, qui domine et qui regne, et que toutes autres choses aveugles, sourdes, et sans âme, aggravent et déshonorent ceux qui les possedent, si la vertu n'y est jointe quant-et-quant, on le peut clairement apercevoir et verifier par les exemples. Car d'une même puissance, et d'un même empire, Semiramis, qui n'était qu'une femme, equippait de grosses flottes de vaisseaux par mer, armait et soudoyait de puissants exercites, bâtissait des Babylonnes, conquestait tous les environs de la mer Rouge, assujettissant à soi les Arabes, et les Ethiopiens: Et Sardanapalus qui était né homme, filait la pourpre en la maison, étant vautré et couché à la renverse parmi des concubines: et quand il fut mort, on lui fit une statue de pierre, qui ballait à par-soi à la mode barbaresque, et cliquetait des doigts au dessus de sa tête, avec un tel écriteau: Mange, boi, paillarde, tout le reste n'est rien. L'on dit que le philosophe Crates, voyant au temple d'Apollo Pythique une statue d'or de la courtisane Phryné, s'écria tout haut, «Voilà un trophée de la luxure des Grecs:» mais qui considérerait la vie ou la sepulture de Sardanapalus, car il n'y a point de différence, il pourrait bien à la vérité dire, Voilà un trophée des biens de la fortune. quoi doncques? permettrons-nous que la fortune après Sardanapalus touche tant peu que ce soit à Alexandre, ne qu'elle s'attribue part aucune ni de sa grandeur, ni de sa puissance? Il n'y aurait point de propos: car que lui a-elle jamais donné davantage que aux autres Rois, soit d'armes, de chevaux, de finances et de soudards? Que elle en face doncques grand Aridaeus si elle peut: Qu'elle en face grand un Amasis, un Arses, un Tigranes Armenien, un Nicomedes Bithynien, dont l'un jeta son diadéme aux pieds de Pompeius, et perdit honteusement son Royaume, et l'autre se faisant raire la tête, et se mettant un chapeau dessus, se déclara libert, c'est à dire serf affranchy des Romains. Nous disons doncques, que la fortune rend petits les hommes, qui de leur nature sont couards, craintifs et bas de courage: mais il n'est pas raisonnable d'attribuer la lâcheté à infortune, ni aussi la vaillance et prudence à la fortune. Mais bien peut-on dire que la fortune est chose grande, parce que Alexandre a dominé: car en lui et avec lui elle a été glorieuse, invincible, magnanime, non superbe, ni insolente, ains humaine et clemente: mais si tôt qu'il fut decedé, Leosthenes disait, que son armée et sa puissance errante, s'entreheurtant soi-même, ressemblait au Cyclops Polyphemus, qui après son aveuglement tâtait par tout de la main, sans savoir où il allait: aussi la grandeur de sa puissance, lui mort, vaguait et errait tantôt cà tantôt là, bronchant et choppant à tout propos, pource qu'il n'y avait plus personne à qui elle obéist: ou plutôt, ainsi comme les corps mourans, quand l'âme en est dehors, les parties ne s'entretienent plus, ni ne se tienent plus l'une à l'autre, ains s'entrelaissent et se destachent l'une d'avec l'autre, et se retirent: aussi l'armée d'Alexandre depuis qu'elle l'eut perdu, ne fit plus que palpiter, trembler, et être en fièvre, sous je ne sais quels Perdicques, Meleagres, Seleuques et Antigones, qui étaient comme des esprits encore chauds et pouls saillans, tantôt ci, tantôt là, par bouttées et intervalles, jusques à ce que finablement venants à se gâter et pourrir en soi-même, elle grouilla toute de vers, qui furent des Rois qui n'avaient aucune valeur ni générosité en eux, et des <p 313v> capitaines lâches et faillis de coeur. lui-même Alexandre tensant un jour Hephestion, qui avait pris querelle à l'encontre de Craterus, lui dit: Quelle force ne puissance as-tu de toi-même? Que saurais-tu faire qui t'ôterait Alexandre? Aussi ne feindrai-je pas d'en dire autant à la fortune de ce temps-là: Quelle grandeur as-tu? quelle gloire? où est ta puissance, où est ta force invincible, si l'on t'ôte Alexandre? c'est à dire, si l'on ôte des armes l'expérience, des richesses la liberalité, de la somptuosité et magnificence la tempérance, du combat la hardiesse et assurance, de la victoire la bonté et la clemence? Fais-en si tu peux un autre grand qui ne départe point liberalement ses biens, qui ne s'expose point lui-même le premier aux périls devant son armée, qui n'honore point ses amis, qui n'ait point de pitié de ses ennemis captifs, qui ne soit point continent és voluptés, vigilant aux occasions, aisé à appaiser en ses victoires, doux et humain en ses prosperitez. Comment pourrait être un homme grand, quelque authorité et puissance qu'il eût, s'il est bête et vicieux quant et quant? ôtés la vertu à un homme heureux, vous le trouverez petit en toutes sortes, petit en ses dons et présents pour sa chicheté, petit és travaux pour sa délicatesse, petit envers les Dieux pour sa superstition, petit envers les bons à cause de son envie, petit entre les hommes pour sa lâcheté, petit entre les femmes pour être sujet à la volupté: car ainsi comme les mauvais ouvriers qui posent de petites statues sur des bases grandes et amples, montrent par là même la petitesse de leurs statues: aussi quand la fortune leve un homme de faible et petit coeur en grand état, où il doit être vu de tout le monde, elle le découvre, le décrie, et le déshonore davantage, faisant voir comment il branle et chancelle pour sa légèreté. Par ce moyen faut-il confesser que la grandeur ne gît pas à posseder des biens, mais à en bien user: car il y a bien souvent des enfants, qui dés le berseau heritent des Royaumes, états et seigneuries de leurs peres, comme fit Charillus, que Lycurgus son oncle apporta en son maillot au lieu où mangeaient les seigneurs, et le mettant au siege Royal le déclara Roi de Sparte au lieu de lui: et pour cela l'enfant n'était pas grand, mais bien celui qui rendait au petit enfant venant de naître, l'honneur et le degré qui lui appartenait, sans le se vouloir attribuer ni en priver son neveu. Mais qui eût pu faire grand Aridaeus, que Meleager emmaillota seulement d'un manteau Royal de pourpre, ne differant point d'un petit enfant, et le colloqua dedans le trône d'Alexandre? Faisant bien en cela, pour donner clairement à connaître au monde dedans bien peu de jours, comment les hommes regnent par la vertu, et comment par la fortune: car il subrogea à un vrai Prince et vrai Roi, un qui n'en avait que la mine, ou pour mieux dire, il promena pour un peu de temps par la terre habitable, ne plus ne moins que sur un échafaud, un diademe sourd et muet:
La femme même un fardeau porterait,
Que sur l'espaule un homme lui mettrait.
Mais on pourrait dire au contraire, que une femme ou un enfant même pourrait prendre et charger une seigneurie, un Royaume, un état et office, comme Bagoas, un Eunuque, enleva et chargea sur les espaules des Rois Arses et Darius second, le Royaume des Perses: mais après que l'on a reçu sur ses espaules une grande puissance, la porter, la manier, et ne se laisser point accabler ne briser dessous, par la grandeur et pesanteur des affaires, c'est fait en homme qui a la vertu, l'entendement et le courage tel comme l'avait Alexandre: auquel il y a quelques-uns qui reprochent qu'il aimait le vin et qu'il s'enivrait, mais il était grand aux affaires, là où il demeurait sobre, et ne s'enivrait, ni ne se méconnaissait point pour quelque puissance, authorité, ne licence qu'il eût, de laquelle depuis que les autres ont un petit goûté et participé, ils ne se peuvent plus retenir, ains si tôt qu'ils sont ou remplis de deniers, ou qu'ils ont attainct à quelques honneurs et dignités de ville, ils regimbent et devienent <p 314r> si insolents que l'on ne peut plus durer à eux,
Quand la Fortune a leurs maisons rendues
En des grandeurs qu'ils n'avaient attendues.
Clitus pour avoir mis à fond trois ou quatre galeres des Grecs près d'Amorges, se fit appeler Neptune, et porta le Trident: Demetrius à qui la fortune avait donné un petit lambeau de l'Empire d'Alexandre, se laissait appeler Jupiter: et quand on envoyait devers lui, on n'appellait pas les députés Ambassadeurs, mais Theores, qui sont ceux que l'on élit pour aller enquérir quelque chose de l'oracle des Dieux: aussi ses réponses s'appellaient Oracles. Et Lysimachus ayant occupé la Thrace, qui était comme une petite lisiere de son Empire, monta en telle superbe, et arrogance si insupportable, qu'il osa bien dire, «Les Bysantins vienent maintenant à moi, quand je touche du bout de ma lance au ciel.» A laquelle parole se trouvant présent Pasiades Bysantin, ne se peut tenir qu'il ne dît aux assistants, «Retirons-nous de bonne heure, de peur que cettui-ce ne perce le ciel du fer de sa lance.» Mais quel besoin est-il d'alléguer ceux-là, ausquels encore était-il aucunement loisible d'avoir les coeurs et les esprits élevés, d'autant qu'ils avaient été soudards d'Alexandre? vu qu'un Clearchus s'étant fait tyran de la ville de Heraclée, porta en sa devise, la Foudre, et appella l'un de ses enfants le Tonnerre: et Dionysius le jeune s'appella lui-même le fils d'Apollo, par une telle inscription,
Doris la Nymphe aux beaux yeux est ma mère,
Qui me conceut de Phebus le mien père.
Et son père qui avait fait mourir dix mille de ses citoyens, si non plus, qui par envie avait trahy son propre frère aux ennemis, qui n'avait pas eu la patience d'attendre peu de jours que sa mère avait à survivre, ains la fit estouffer toute vieille qu'elle était, et qui avait lui-même écrit en une Tragoedie,
La tyrannie est mère d'injustice,
ce néanmoins de trois filles qu'il avait, il en nomma la première Vertu, la seconde tempérance, et la tierce Justice. Les autres se sont surnommés les uns Bienfaiteurs, les autres Victorieux, les autres Sauveurs, et les autres Grands. Au demeurant qui serait celui qui pourrait fournir à expliquer de paroles leurs noces les unes sur les autres, passants les jours entiers parmi grand nombre de femmes, comme les étalons parmi un troupeau de jumens, violemens de jeunes filles, frottemens en bains et étuves mêlés d'hommes et de femmes, passer les jours entiers à jouer aux dés, sonner de la flûte en pleins Theatres, percer les nuicts à souper, et les jours tout du long à disner? Alexandre au contraire disnait dés le matin assis, et ne soupait qu'il ne fut le soir: il faisait bonne chère et buvait après qu'il avait sacrifié aux Dieux, il jouait aux dés chez Medius ayant la fièvre, il passait son temps, et jouait en allant par les champs, en apprenant ensemble à tirer de l'arc, à descendre et remonter en son chariot courant. Il épousa Roxane seule par amour et pour lui, mais Statira la fille de Darius pour le Royaume et pour ses affaires, pource qu'il était expédient de mêler les nations: et quant à toutes les autres Dames de Perse, il en fut autant vainqueur par tempérance, comme des hommes Perses par vaillance: car il n'en voit jamais une contre sa volonté, et celles qu'il vit, il en fit moins de compte que de celles qu'il ne vit oncques: et là où il était gracieux à toutes autres sortes de gens, il se montrait rebours à ceux qui étaient beaux. Quant à la femme de Darius qui était une fort belle Dame, il ne voulut pas seulement ouïr un qui lui en louait la beauté, et quand elle fut trêpassée, il en honora si hautement les obseques, et la plora si tendrement, que son humanité fit mescroire sa continence, et sa bonté en fut suspecte d'injustice: car Darius fut emeu de prime face à cet défiance, tant pource qu'il était jeune, que pource qu'il avait sa femme en sa puissance, <p 314v> étant aussi lui un de ceux qui s'étaient persuadés, qu'Alexandre était ainsi venu au dessus de ses affaires par le benefice de la fortune: mais quand il en sut la vérité, après en avait fait diligente enquête de tous côtés, «Tout ne va doncques, dit-il, encore pas mal pour les Perses, et ne nous réputera-l'on pas du tout lâches et efféminés pour avoir été vaincus par tel adversaire. Quant à moi je prie aux Dieux qu'ils m'envoyent heureux succes, et enfin la victoire de cette guerre, afin que je puisse aussi surmonter Alexandre en beneficence: car j'ai une émulation et jalousie de me montrer encore plus bénin envers lui que lui envers moi. Mais si c'est fait que de moi et de ma maison, je te supplie Jupiter protecteur de l'empire des Perses, et vous Dieux tutelaires des Rois et des Royaumes, que vous ne permettiez qu'autre qu'Alexandre seie au siege et throne Royal de Cyrus.» Cela était comme une adoption d'Alexandre, faite en la présence des Dieux. Voilà comme on gagne la victoire par vertu. Attribue si tu veux la journée d'Arbeles, la bataille de la Cilicie à la fortune, et autres tels exploits qui procédèrent de force et de guerre. Ce fut la fortune qui lui esbranla la ville de Tyr, qui lui ouvrit l'Aegypte: par le benefice de fortune Halicarnassus tomba, Milet fut prise, Mazaeus laissa le rivage de l'Euphrates dépourvu, et fut toute la campagne de Babylone couverte de corps morts: mais ce n'a point été la fortune qu'il a rendu temperant, il n'a point été continent par le moyen de la fortune: la fortune ne gardait point son âme enfermée dedans son corps, comme dedans une forteresse inexpugnable aux voluptés, et non approchable aux cupidités, et toutefois c'était ce dequoi plus il vainquait la personne propre de Darius: le reste était déconfiture d'armes et de chevaux, batailles, meurtres, occisions, et fuites d'hommes: mais la plus grande défaite, moins réfutable, et à laquelle ceda le plus Darius, ce fut la vertu, la magnanimité, et la justice, admirant son coeur invincible de volupté, de travail, et de liberalité, plus que nulle autre chose. Car quant aux piques et pavois, écus et lances, aux alarmes et choc des batailles, aussi bien était assuré Tarrias fils de Dinomenes, et Antigenes de Pelle, et Philotas fils de Parmenion, mais à l'encontre des voluptés, des femmes, de l'or et de l'argent, ils n'étaient de rien meilleurs ne plus vaillants que des esclaves: car Tarrias alors qu'Alexandre paya les dettes de tous les Macedoniens, et satisfeit à tous ceux qui leur avaient prêté de l'argent, feignit en avoir emprunté, et amena au bureau, où s'en tenait le compte, un qu'il disait être son créancier, et depuis étant adveré et convaincu que c'était chose fausse et supposée, il s'en cuida défaire lui-même, si Alexandre, en étant averti, ne lui eût remis et pardonné cette faute, et permis qu'il retint la finance qui pour lui avait été fournie et payée à fausses enseignes, se souvenant que lors que son père Philippus assiegeait la ville de Perinthe, il avait reçu un coup de flèche dedans l'oeil, et ne voulut oncques bailler à penser son oeil ni à tirer la flèche, que premier les ennemis ne fussent tournés en fuite. Et Antigenes s'étant fait enroller entre ceux que l'on renvoyait en la Macedoine, pour occasion de maladie ou de quelque mutilation de membre: quand il fut depuis trouvé qu'il n'avait mal aucun, et qu'il contrefaisait le malade, lui qui était homme de guerre, ayant le corps tout cicatricé de coups, Alexandre en fut malcontent, et lui demanda la cause pourquoi il le faisait: il lui confessa que c'était pource qu'il était amoureux d'une jeune femme nommée Telesippa, et qu'il avait intention de la suivre jusques à la côté de la mer, ne pouvant demeurer éloigné d'elle. Alors lui demanda Alexandre à qui était cette femme, et à qui il en fallait parler pour la faire demeurer. Antigenes lui répondit, qu'elle était de franche et libre condition. Il faut don, dit Alexandre, que nous lui persuadions à force de lui donner et promettre, qu'elle veuille demeurer avec nous, car de la forcer nous ne pouvons. Ainsi pardonnait-il à tous l'amour, et le concedait, fors qu'à soi-même. La cause primitive <p 315r> du malheur de Philotas le fils de Parmenion fut aucunement son intempérance: car il y avait une jeune femme native de la ville de Pella, laquelle avait été prise entre les autres prisonniers au saccagement de la ville de Damas, où elle avait par avant été amenée par Autophradates qui l'avait surprise sur mer, ainsi comme elle naviguait de la côté de Macedoine en l'îsle de Samothrace: elle était assez belle de visage, et avait tellement épris de son amour Philotas depuis qu'il s'était approché d'elle, qu'encore qu'il fut un homme de fer, elle l'amollit et détrempa, de sorte que le pauvre homme au milieu de ses plaisirs ne fut pas maître de son jugement, ains ouvrant son coeur en laissa sortir beaucoup de secrets à la connaissance d'elle. «Qu'eût-ce été, disait-il, de Philippus sans Parmenion? Et que serait-ce encore de cet Alexandre même sans Philotas? Où serait son Jupiter Ammon? Où seraient ses serpents si nous ne voulions?» Antigone rapporta ces paroles à quelque femme de ses familieres, et celle-là les rapporta à Craterus, et Craterus amena Antigone même à Alexandre secrètement. Alexandre se garda bien de lui toucher, ains s'en abstint, mais sondant Philotas par moyen d'elle, il le découvrit entièrement tel qu'il était plus de sept ans depuis: mais en tout ce temps-là, jamais en quelque festin qu'il fut, ne quelque bonne chère qu'il fît, lui que l'on accuse d'avoir été ivrongne, n'en donna aucune suspicion, ni en courroux, lui qui était colère, ni à son ami Hephestion, lui qui lui soûlait fier et commettre tout: car on dit que un jour ayant ouvert une missive secrète de sa mère, et la lisant en soi-même, Hephestion approchant tout doucement sa tête, la leut quant et lui: il n'eut pas le coeur de lui défendre de la lire, mais après lui avoir laissé lire, il tira son anneau de son doigt et lui en seella la bouche. Bref on se lasserait de dire, qui voudrait entreprendre de réciter au long tous les beaux exemples par lesquels on pourrait montrer, qu'il a usé très honnêtement et très royalement de la grandeur de sa puissance, de sorte qu'encore que l'on dît qu'il a été grand par le benefice de la fortune, il en est tant plus grand, qu'il a bien et sagement su user d'elle. Ce nonobstant je veux venir au commencement de son accroissement et à l'entrée de sa puissance, et considérer quel acte de la fortune il y a eu là, pour lequel ils puissent dire et maintenir qu'Alexandre a été grand par la fortune. Comment doncques est-ce, je vous prie au nom des Dieux, qu'elle ne l'a colloqué dedans le throne de Cyrus sans coup frapper, sans sang épandre, sans être nullement blessé, sans aucune expédition d'armes, par le hennissement d'un cheval, comme elle avait fait auparavant le premier Darius fils de Hystaspes? ou bien un mari gagné par les flatteries de sa femme, comme Darius fit Xerxes flatté par sa femme Atossa: ou bien le diadéme Royal de lui-même est venu à sa porte, comme il fit à Darius le second, par le moyen de l'Eunuque Bagoas, lequel ne fit que changer son hoqueton de courrier, et se vêtir du manteau Royal, et prendre le turban à la pointe droite, qui s'appelle Cittaris, et ainsi soudainement sans y avoir pensé, par le benefice du sort et de la fortune il se trouva Roi de la terre, ne plus ne moins que par le sort on élit à Athenes les officiers qui s'appellent Thesmothetes et Archontes. Voulez vous savoir comment les hommes viennent à être Rois par la fortune? cet exemple le vous enseignera. La race des Heraclides, c'est à dire, des descendants de Hercules, faillait en la ville d'Argos, de laquelle ils avaient de tout temps accoutumé d'élire leurs Rois: et comme ils eussent envoyé devers l'oracle d'Apollo, enquérir et demander ce qu'ils avaient à faire, l'oracle leur répondit, que un aigle le leur enseignerait. Peu de jours après il apparut en l'air un grand aigle, lequel fondant se vint poser sur la maison d'un nommé Aegon, et ainsi fut Aegon pris pour Roi. Encore un autre. celui qui regnait en la ville de Paphos, fut d'aventure trouvé méchant, injuste et violent: à l'occasion dequoi Alexandre le deboutta de la Royauté, et en cherchait un autre qui <p 315v> fut de la race et famille des Cinyrades qui s'en allait défaillant. On lui dit qu'il n'y en avait plus qu'un seul pauvre homme, dont on ne faisait compte quelconque, qui se tenait en un jardin, là où il vivait fort pauvrement. On y envoya incontinent pour le chercher: et ceux qui eurent cette commission, le trouvèrent là, où il tirait de l'eau pour arroser des porreaux: si fut tout troublé et effroié quand les soudards le vindrent prendre, et lui dire qu'il vint parler à Alexandre. Ainsi étant amené en sa chicquenie de toile, il fut là déclaré Roi de Paphos, et lui donna l'on sur le champ une robe de pourpre, et fut l'un de ceux que l'on appelle les mignons du Roi. celui là s'appellait Alynomus. Voilà comment la Fortune fait les Rois subitement et facilement, en leur changeant de robes, et leur muant leur nom seulement, sans que ils y pensent, ne qu'ils s'y attendent. Mais Alexandre qu'a-il jamais eu de grand qu'il n'ait mérité? Que lui est-il advenu sans sueur, sans sang épandu? Qu'a-il eu gratuitement, qu'a-il eu sans travail? Il a bu és rivières taintes de sang, il en a passé par-dessus des ponts de corps morts, il a mangé de l'herbe la première qu'il a pu rencontrer pour la famine: il a découvert des peuples submergés en des profonds monceaux de neiges, et des villes enfouies dedans la terre: il a navigué la mer qui lui faisait la guerre, en passant par les sablons sans eaux des Gedrosiens et Arrochosiens: il voit plutôt en la mer qu'en la terre des herbes et des plantes. Que s'il était loisible de adresser sa parole à la Fortune comme à une personne, pour la défense d'Alexandre, ne lui dirait-on pas, Où et quand est-ce que tu as dressé le chemin aux affaires d'Alexandre? quelle forteresse a-il jamais prise sans sang épandre par ta faveur? Quelle ville lui as-tu fait rendre sans garnison, quelle armée sans armes? Quel Roi a il trouvé paresseux? Quel Capitaine négligent, ou portier endormi, ou rivière passable à guai, ou hiver modéré, ou été sans douleur? Va t'en, retire toi devers Antiochus fils de Seleucus, à Artaxerxes frère de Cyrus, à Ptolomeus Philadelphus: ceux là ont été déclarés et couronnés Rois par leurs peres encore vivants: ceux-là ont gagné des batailles, pour lesquelles on ne jeta oncques larmes d'oeil: ceux-là n'ont fait autre chose toute leur vie que fêtes et jeux de batteaux és théâtres: chacun de ceux-là vieillit regnant en toute prosperité, là où, quand il n'y aurait autre chose, le corps d'Alexandre fut detaillé de blessures depuis la tête jusques aux pieds, et moulu de coups qu'il reçeut des ennemis
A coups de trait, d'épée, et de cailloux.
Sur la rivière du Granique son armet lui fut fendu d'un coup d'épée jusques aux cheveux: devant la ville de Gaze il eut l'espaule percée d'un coup de trait: au pays des Maragandiens il eut l'os de la jambe faulsé d'une flèche, de manière que l'os du fuzeau en sortait par la plaie: en Hyrcanie il reçeut un coup de pierre sur le col, duquel la vue lui fut obscurcie, tellement que plusieurs jours durant on fut en crainte qu'il en perdît le vue du tout: contre les Assacaniens il eut le talon rompu d'un coup de trait Indien, là où se tournant devers ses faltteurs en riant, «C'est (dit-il) sang cela, leur montrant sa plaie,
Non pas l'humeur qui coule et flue aux Dieux.»
En la bataille d'Issus la cuisse lui fut percée d'un coup d'épée, ainsi comme écrit Chares, par le Roi Darius mêmes qui vint aux prises avec lui. Et Alexandre lui-même écrivant simplement et en toute vérité à Antipater, «Je fus, dit-il, blessé d'un coup d'épée en la cuisse, mais grâces aux Dieux il ne m'en est advenu aucun inconvénient, ni sur l'heure, ni depuis.» Contre les Malliens il eut un coup de trait de deux coudées de long, qui faulsant sa cuirasse à travers la poitrine, vint sortir au long du col, ainsi comme Aristobulus a laissé par écrit. ayant passé la rivière de Tanaïs pour aller contre les Scythes, et les ayant défaits en bataille, il les chassa et poursuivit par l'espace de bien neuf ou dix lieues, ayant un flus de ventre. vraiment <p 316r> Fortune, tu augmentes bien Alexandre, tu le fais bien grand, en le perçant de tous côtés, en le sappant par le pied, en lui ouvrant toutes les parties de son corps, non comme faisait Pallas, qui détournait avec la main les traits des ennemis, et leur faisait donner aux plus forts endroits des armes de Menelaus, dedans le corps de la cuirasse, ou dedans l'armet, ou sur le baudrier: et si le coup venait à pénétrer jusques au corps, elle en diminuait de la roideur, jusques à en faire couler par manière d'acquit un peu de sang: mais au contraire baillant aux coups les parties dangereuses toutes nues et découvertes, faisant pénétrer les traits à travers les os, environnant son corps tout à l'environ, assiegeant ses yeux et ses pieds, empêchant qu'il ne poursuivît ses ennemis, divertissant ses victoires, ruïnant ses espérances. Quant à moi, il me semble qu'il n'y eut oncques Roi qui eût la fortune plus rebourse ni plus adversaire, combien qu'elle ait été dure et envieuse à plusieurs autres: car elle les a détruits et perdus tout à un coup comme une foudre: mais à l'encontre d'Alexandre sa haine et son inimitié fut opiniâtre, obstinée et implacable, comme contre Hercules: car quels géants, quels Typhons, et hommes de grandeur montrueuse n'a elle suscité à combattre contre lui? Quels ennemis n'a elle fortifiés et munis de quantité grande d'armes, de profondes rivières, de rochers coupés, ou bêtes de force et courage étrange? Que si le courage d'Alexandre n'eût été grand, et qu'il ne fut parti d'une vertu grande, appuyé et fondé sur icelle à l'encontre de la fortune, ne se fut-il pas à la fin ennuyé et lassé de tant dresser de batailles, de tant porter de harnois, de tant assieger de villes, tant chasser et poursuivre d'ennemis, de tant de rebellions, tant de trahisons, tant de soulevements de peuples, tant de Rois qui secouaient le joug, de dompter les Bactriens, les Maragandiens, les Sogdianiens, nations infideles, qui ne faisaient que épier l'occasion de lui jouer un mauvais tour, qui était autant comme couper la tête du serpent Hydra, qui rejetait et reverdissait toujours à remettre sus nouvelles guerres? Je dirai une chose qui semblera étrange, mais elle est vraie pourtant. C'est par fortune qu'Alexandre depuis naguere a perdu l'opinion que l'on avait qu'il fut fils d'Ammon: car qui fut oncques homme extrait de la semence des Dieux, qui executât de plus laborieux, plus dangereux et plus difficiles combats? si ce n'a été le fils de Jupiter, Hercules, mais encore était-ce parce que un homme outrageux et violent lui commandait d'aller prendre des lions, poursuivre des sangliers, chasser des oiseaux, à fin qu'il ne s'occupât à plus grandes choses, en allant par le monde punir des Antaées, et faire cesser les meurtres ordinaires que commettait le tyran Busiris: mais il n'y eut que la vertu seule qui commanda à Alexandre d'aller exploitter un combat digne d'un grand Roi, duquel la fin était, non l'or porté par tout après lui sus dix mille chameaux, ni les délices de la Medie, ni les tables friandes, ni les belles Dames, ni les bons vins de Calydoine, ni les poissons de la mer Caspiene, ains de rendre tout le monde gouverné par un même ordre, obéissant à un même Empire, et reglé par une même façon de vivre, ayant ce désir né et nourri et accru dés son enfance quant et lui. Il vint des ambassadeurs du Roi de Perse devers son père Philippus, lequel n'était pas pour lors au pays, et Alexandre les festoyant et caressant ne leur fit point de demandes pueriles, comme les autres, touchant une vigne d'or et touchant le jardins suspendus de Babylone, ni quels habillements portait le Roi: ains tous ses propos furent des choses qui sont les plus importantes en un Empire, les enquérant combien de gens de guerre entretenait le Roi, en quel endroit de la bataille il se mettait quand il fallait combattre, ne plus ne moins qu'Ulysses en Homere,
En quel lieu sont ses chevaux et ses armes?
quel chemin était le plus court pour ceux qui voulaient aller de la côté de la mer Mediterranée aux provinces hautes: de manière que ces ambassadeurs étrangers en demeurèrent tous ébahis, et dirent, que cet enfant était le grand Roi, et le leur <p 316v> était le riche. Si tôt que son père fut trêpassé, son coeur le conviait de passer incontinent le détroit de l'Hellespont, et était tout après et d'espérance et d'appareil à mettre le pied en l'Asie: mais la fortune s'opposa à ses desseins, qui le détourna et le retira en arrière, l'embrouillant de mille troubles et traverses pour l'arrêter et retenir. premièrement elle suscita les nations barbares qui lui étaient voisines, lui braisant la guerre contre les Esclavons et contre les Triballiens, et jusques aux Tartares qui habitent le long de la rivière de Danube, qui le retirèrent et divertirent de l'entreprise d'aller faire la guerre és hauts pays de l'Asie: toutefois après avoir couru par tout, et assopy tous ces mouvements-là, avec périls très grands, et très dangereuses batailles, il se remît de rechef à avancer et haster son passage: mais la fortune de rechef lui attira la ville de Thebes, et lui mit au-devant la guerre des Grecs, et une calamiteuse nécessité de guerroier pour se venger à feu et à sang des peuples de même origine et de même nation que lui, dont l'issue fut fort misérable. Cela fait, il passa à la fin ayant provision de vivres et d'argent, comme écrit Philarchus, seulement pour trente jours, ou comme dit Aristobulus, quarante et deux mille écus seulement, ayant distribué et donné à ses amis et familiers la plupart de son domaine, excepté Perdiccas, qui ne voulut rien prendre de ce qu'il lui présenta, ains lui demanda, «Mais pour toi Alexandre, que te reserves-tu?» Comme il lui eût répondut, «l'espérance: Je veux doncques aussi y participer: car il n'est pas juste que nous prenions le tien, ains que nous attendions celui de Darius.» Quelles étaient doncques les espérances sur lesquelles Alexandre passait en Asie? Ce n'était point une puissance mesurée à nombre grand de grosses et riches villes: ce n'étaient point des flottes de vaisseaux naviguants à travers les montaignes: ce n'étaient point des fouets ni des fers à mettre aux pieds des prisonniers présomptueux et furieux, instruments de la folie des Barbares qui en pensaient châtier la mer: mais quant à ce qui était hors de lui, une grande volonté de bien faire, en une petite armée bien troussée, une émulation d'honneur entre les jeunes gens de même âge, contention de vertu et de gloire entre les mignons du Roi: mais ses plus assurées espérances étaient en lui-même, en dévotion envers les Dieux, fiances en ses amis, suffisance de peu, continence, beneficence, mêpris de la mort, magnanimité, humanité, entretien gracieux, facile acces, un naturel franc, non simulé ne feint, constance en ses conseils, promptitude en ses executions, vouloir d'être le premier en gloire, et resolution de faire toujours ce que le devoir commande. Car Homere ne composa point bien ni comme il fallait de trois images la beauté d'Agamemnon, comme celle d'un parfait prince,
De chef semblable il était, et des yeux,
A Jupiter le haut-tonnant és cieux,
Des reins à Mars, et de large poitrine
Au souverain seigneur de la marine.
Mais le naturel d'Alexandre, si Dieu qui le fit naître, le forma et composa de plusieurs vertus, ne pourrions nous pas à la vérité dire, qu'il lui donna le courage de Cyrus, la tempérance d'Agesilaus, l'entendement aigu de Themistocles, l'expérience de Philippus, la hardiesse de Brasidas, et la suffisance de Pericles en matière d'état et de gouvernement? Et des plus anciens il fut plus continent que Agamemnon, qui préféra une prisonniere captive à sa femme legitime, et lui ne voulut oncques toucher à une captive, que premièrement il ne l'eût épousée: plus magnanime qu'Achilles, qui pour un peu de finance vendit le corps mort d'Hector, et lui dépendit grande somme de deniers à inhumer celui de Darius: et l'autre à fin d'appaiser sa colère prit, comme un mercenaire, pour son loyer, des présents de ses amis, et celui-ci victorieux enrichit ses ennemis. Il était plus religieux que Diomedes, qui était prêt de combattre les Dieux mêmes: et lui estimait, que toutes ses victoires <p 317r> et succes heureux lui venaient de la faveur des Dieux. Il était plus charitable à ses parents qu'Ulysses, duquel la mère mourut de douleur: là où la mère de son ennemi, pour l'amour et bienveillance qu'elle lui portait, mourut de regret quant et lui. Bref si ce a été par fortune que Solon a établi le gouvernement d'Athenes, que Miltiades a conduit les armées: si ce a été du port et faveur de la fortune que Aristides a été juste: il n'y a doncques oeuvre quelconque de la vertu, et n'est rien sinon une parole et un nom vain, qui passe avec quelque réputation par la vie des hommes, étant feinct et controuvé par les Sophistes et par les Legislateurs. Mais si chacun de ces personnages-là a bien été pauvre ou riche, fort ou faible, beau ou laid, de longue ou de courte vie par le moyen de la fortune, et se sont faits ou grands capitaines, ou grands legislateurs, ou grands gouverneurs, et bien entendus en l'exercice de la justice et en toute matière d'état par leur vertu, et par la raison qui était en eux: considérez un peu quel a été Alexandre, en le comparant et parangonnant à tous ceux-là. Solon établit à Athenes abolition de toutes dettes, qu'il appella Sisachthia, qui est autant à dire comme, décharge de fardeau: et Alexandre paya aux créanciers les dettes que ses soldats avaient faites. Pericles ayant taillé les Grecs, de l'argent qui provint de celle taille orna la ville d'Athenes de beaux temples, mêmement le château: au contraire Alexandre, ayant pris les finances des barbares, en envoya en la Grèce jusques à la somme de six millions d'or, pour en faire bâtir des temples aux Dieux, au lieu de ceux qu'ils avaient demolis. Brasidas acquit grande réputation de vaillance parmi les Grecs, pource qu'il traversa de bout à autre le camp des ennemis campés devant la ville de Methone le long de la marine: là où le sault merveilleux que fit Alexandre en la ville des Oxydraques, à ceux qui l'oyent raconter est incroiable, et à ceux qui le vîrent effroiable, quand il se jeta du haut des murailles au milieu des ennemis, qui le reçeurent à coups de trait, de piques et d'espées: à quoi pourrait-on comparer ce fait-là, sinon à un feu de la foudre qui sort avec impetuosité de la nue, et étant porté par le vent vient fondre en terre, ne plus ne moins qu'un fantasme reluisant d'armeures flammantes? tellement que ceux qui le vîrent sur l'heure, en eurent si grand effroi, qu'il se tirèrent en arrière: mais puis après quand ils vîrent que c'était un homme seul qui se ruait sur plusieurs, alors il retournèrent pour lui faire tête. Là montra bien la fortune de grandes et claires preuves de la bienveillance qu'elle portait à Alexandre, quand elle le jeta et enferma en un lieu ignoble et barbare, environné tout alentour de hautes murailles: et puis quand ceux de dehors se hastants pour le secourir plantèrent leurs échelles contre les murailles pour y monter, elle fit rompre les échelles, et precipita par terre ceux qui étaient jà demi montés: et des trois qui peurent atteindre jusques au haut, et se jetèrent à bas pour secourir leur Roi, elle en ravit incontinent l'un et le fit tuer devant lui, l'autre fut si couvert de coups de trait et de dard, qu'il ne s'en fallait, qu'il ne fut mort, autre chose, sinon qu'il voyait et sentait encore: et cependant que les Macedoniens au dehors accouraient en vain celle part avec grands cris, n'ayants ni artillerie, ni engin quelconque à battre les murailles, et les frappants seulement de leurs espées nues, tant ils avaient d'ardente envie de l'aller secourir, et les rompants à belles mains, voire par manière de dire s'efforçants de les manger à belles dents. Et l'heureux Roi cependant qui était toujours gardé et accompagné de la fortune, se trouva pris comme une bête sauvage dedans les toiles, abandonné seul, sans aide ne secours, non pour prendre la ville de Sufe ou celle de Babylone, ni pour conquerir la province de Bactra, ou pour saisir le grand corps de Porus: car aux grands et illustres combats, encore que la fin n'en soit pas heureuse, pour le moins si n'y a-il point d'infamie: mais la fortune fut si maligne et si envieuse en son endroit, et tant favorable aux barbares, et contraire à Alexandre, que non <p 317v> seulement elle s'efforça de lui faire perdre le corps et la vie, mais aussi son honneur et sa gloire, tant qu'il était en elle: car s'il fut demeuré mort étendu au long de la rivière d'Euphrates, ou de celle d'Hydaspes, il n'y eût point eu de desastre indigne: et ne lui eût point été de déshonneur quand il vint aux prises avec Darius, s'il eût été là massacré des chevaux, des espées, et des haches des Perses combattants pour l'Empire, ni étant monté sur les murailles de Babylone s'il en eût très buché, et decheut d'une grande espérance. ainsi moururent Pelopidas et Epaminondas, et fut leur mort plutôt acte de vertu, qu'accident de malheur, tâchant à executer de si grandes choses. Mais quant à la fortune que nous examinons maintenant, quel oeuvre fut-ce? En un lointain pays barbare le long d'une rivière, dedans les murailles d'une méchante villette enfermer et cacher le Roi et souverain Seigneur de la terre habitable, pour illec le faire perir par les mains et armes honteuses d'une multitude barbaresque, qui le massacraient et tiraient avec bâtons et traits les premiers rencontrés: car il fut blessé en la tête d'un coup de hache à travers de son armet, et sa cuirasse lui fut faussée d'un coup de flèche, dont le fut pendait au dehors, et le fer large de trois doigts, et long de quatre, lui demeura fiché dedans les os qui sont au dessous de la mammelle. Et pour le comble de l'indignité, il se défendait par devant, et celui qui lui avait tiré le coup de trait s'étant ozé approcher l'épée au poing pour le cuider achever, il le tua à coups de dague: mais cependant un autre accourant d'un moulin lui donna par derrière un coup de pilon sur l'eschignon du col, dont il tomba pasmé, ayant perdu tout sentiment: mais la vertu lui assistait, qui lui donnait un coeur assuré, et à ses gens la force et diligence de le venir secourir: car un Limneus, un Leonnatus, un Ptolomeus, ayants rompu la muraille, ou bien monté par-dessus, se mirent au-devant de lui, et lui servirent d'un rampar et muraille de vertu, jetants leurs corps, leurs faces et leurs vies au-devant, pour l'amour et bienveillance qu'ils portaient à leur Roi: car ce n'est point par fortune qu'il y a des personnes qui s'exposent volontairement à la mort, ains par amour de la vertu, ne plus ne moins que des abeilles par aiguillons d'amour naturelle s'approchent toujours et s'attachent à leur Roi. Qui doncques eût été en lieu, où il eût pu voir à son aise sans danger ce spectacle-là, n'eût-il pas dit, qu'il eût vu un grand combat de la fortune à l'encontre de la vertu? auquel les barbares par le moyen de la fortune avaient le dessus plus qu'ils ne méritaient, et les Grecs par leur vertu resistaient plus qu'ils ne pouvaient: et que si ceux-là avaient du meilleur, c'était oeuvre de fortune et de quelque esprit malin et envieux: et si ceux-ci venaient au dessus, c'était la vertu, la hardiesse, la foi et l'amitié qui emportaient la victoire, car il n'y avait que cela qui accompagnât en ce lieu-là Alexandre: et quant au reste de ses forces, de son armée, de ses chevaux, et de ses vaisseaux, la fortune avait mis la muraille de cette méchante bourgade-là entre deux. Les Macedoniens à la fin défirent les barbares, et sur eux abattirent et rasèrent leur ville: mais tout cela ne servait de rien à Alexandre, car on l'emporta vitement avec le trait qu'il avait en l'estomac portant la guerre dedans ses entrailles, et était le trait comme un clou ou une cheville, qui tenait sa cuirasse attachée à son corps: car si l'on s'efforçait de l'arracher de la plaie comme de la racine, le fer ne venait pas quant et quant, étant fiché bien avant dedans les os de la poitrine, qui sont au-devant du coeur, et n'ozait-on sier ce qui pendait dehors de la canne, pource que l'on craignait que par ce secouement l'os ne se fendît davantage, qui lui causât des douleurs extremes, et qu'il n'en sortît du fond une grande effusion de sang. Mais lui voyant cette grande doute et longue demeure de ses gens, essaya de couper avec sa dague le fut de la canne tout rasibus de la cuirasse, mais sa main n'eut pas la force, étant prevenue et saisie d'une pesanteur endormie et amortie, qui procédait de l'inflammation de sa plaie: si commanda à ses chirurgiens <p 318r> d'y mettre la main hardiment, encourageant, tout blessé qu'il était, ceux qui étaient sains et entiers, et disait injure à ceux qu'il voyait pleurer et se lamenter, appellait les autres traîtres qui n'ozaient pas le secourir, et criait après ses familiers et ses mignons, «Nul ne se montre lâche et couard, non pas pour ma vie même: Je ne saurais penser que l'on croie que je ne craigne point la mort, si l'on la craint pour moi.»


XLVI. D'Isis et d'Osiris. LES hommes sages, Ô Clea, doivent en leurs prières demander tous biens aux Dieux: mais ce que plus nous désirons obtenir d'eux, c'est la connaissance d'eux-mêmes, autant comme il est loisible aux hommes d'en avoir, pource qu'il n'y a don ne plus grand aux hommes à recevoir, ne plus magnifique et plus digne aux Dieux à donner, que la connaissance de vérité: car Dieu donne aux hommes toutes autres choses dont ils ont besoin, mais celle-là il la retient pour lui-même et s'en sert: et n'est point bienheureux pour posseder grande quantité d'or ni d'argent, ni puissant pour tenir le tonnerre et la foudre en sa main, mais bien pour sa prudence et sapience: et est une des choses qu'Homere a le mieux et le plus sagement dictes, en parlant de Jupiter et de Neptune,
Ils sont tous deux de même extraction,
Et tous deux nés en même région,
Mais Jupiter en est le fils aîné,
Et de savoir plus grand que l'autre orné.
Il afferme que la préférence et précédence de Jupiter était plus vénérable et plus digne en ce qu'il était plus savant et plus sage. Et quant à moi j'estime que la béatitude et la félicité de la vie éternelle, dont Jupiter jouit, consiste en ce qu'il ignore rien, et rien de tout ce qui se fait ne le fuit: et pense que l'immortalité, qui en ôterait la connaissance et intelligence de tout ce qui est et qui se fait, ne serait pas une vie, mais un temps seulement. Pourtant pouvons nous dire, que le désir d'entendre la vérité est un désir de la divinité, mêmement la vérité de la nature des Dieux, dont l'étude et le prochas de telle science est comme une profession et entrée de religion, et oeuvre plus sainte que n'est point le voeu et l'obligation de chasteté, ni de la garde et clôture d'aucun temple: et si est davantage très agreable à la Déesse que tu sers, attendu qu'elle est très sage et très savante, ainsi comme la derivation même de son nom nous le donne à connaître, que le savoir et la science lui appartient plus qu'à nul autre, car c'est un mot Grec que Isis: et Typhon aussi l'ennemi et adversaire de la Déesse, enflé et enorgueilly par son ignorance et erreur, dissipant et effaçant la sainte parole, laquelle la Déesse rassemble, remet sus et baille à ceux qui aspirent à se deifier par une continuelle observance de vie sobre et sainte, en s'abstenant de plusieurs viandes, et se privant du tout des plaisirs de la chair, pour réprimer la luxure et l'intempérance, et en s'accoutumant de longue main à supporter et endurer dedans les temples des durs et penibles services faits aux Dieux: de toutes lesquelles abstinences, peines et souffrances, la fin est la connaissance du premier, principal et plus digne object de l'entendement, que la Déesse nous invite et convie à chercher, étant et demeurant avec elle. Ce que même nous promet le nom de son temple, qui s'appelle Ision, c'est à savoir l'intelligence et connaissance de ce qui est: comme nous promettant, que si nous entrons dedans le temple et religion <p 318v> de la Déesse saintement, et ainsi qu'il appartient par raison, nous aurons intelligence de ce qui y est. davantage plusieurs ont écrit qu'elle est fille de Mercure, les autres de Prometheus, dont on répute l'un inventeur et autheur de Sapience, et de Provoyance, et l'autre de la Grammaire et de la Musique. Voilà pourquoi en la ville de Hermoupolis ils appellent la première des Muses, Isis et Justice tout ensemble, comme étant savante, ainsi qu'il a été dit ailleurs, et montrant à ceux qui à bonnes enseignes sont surnommés religieux, et portants habits de sainteté et de religion, et ce sont ceux qui portent et enferment en leur âme, comme dedans une baite, la sainte parole des Dieux pure et nette, sans aucune curiosité ne superstition, et qui de l'opinion qu'ils ont des Dieux, en déclarant aucunes choses obscurcies et ombragées, et les autres toutes claires et ouvertes, comme encore leur habit saint le montre. Et pourtant ce que l'on habille ainsi de ces habits saints les religieux Isiaques, après qu'ils sont trêpassés, est une marque et un signe qui nous témoigne, que cette sainte parole est avec eux, et qu'ils s'en sont allés de ce monde en l'autre sans emporter autre chose que cette parole: car porter longue barbe, ou se vêtir d'une grosse cappe, ne font point le philosophe, Dame Clea: aussi ne font pas les vêtements de lin, ni la tonsure ou rasure, les Isiaques, ains est vrai Isiaque celui, qui après avoir vu et reçu par la loi et coutume les choses qui se montrent, et qui se font és cérémonies de cette religion, vient à rechercher et diligemment enquérir par le moyen de cette sainte parole et discours de raison, la vérité d'icelles. Car il y en a bien peu entre eux, qui entendent et sachent pour quelle cause cette petit cérémonie, qui est la plus commune, s'observe, pourquoi les prêtres et religieux d'Isis razent leurs cheveux, et portent vêtements de lin: et y en a les uns qui du tout ne se soucient pas d'en rien savoir: les autres disent qu'ils s'abstienent de porter habillement de laine, ne plus ne moins que de manger de la chair des moutons par révérence qu'ils leur portent, et qu'ils font razer leurs têtes en signe de deuil, et qu'ils portent habillements de lin à cause de la couleur qu'a la fleur du lin quand il florit, ressemblant proprement au céleste azur qui environne tout le monde. Mais à la vérité il n'y en a qu'une cause certaine: car il n'est pas loisible que l'homme net et monde touche chose aucune qui soit immonde: or toute superfluité de nourriture et tout excrement est ord et immonde, et de telles superfluités s'engendrent et se nourrissent la laine, le poil, les cheveux et les ongles: si serait chose digne de moquerie, que és sanctifications et celebrations des divins offices ils ôtassent tout leur poil, en razant et polissant unièment tout leur corps de toutes superfluités, et qu'ils vêtissent et portassent les superfluités des bêtes: et faut estimer que quand le poète Hesiode écrivait,
Ni au festin d'un public sacrifice
Offert aux Dieux tu ne seras si nice,
Que de rongner tes ongles d'un couteau,
Coupant le sec d'avec la verte peau:
il ne nous voulait pas enseigner, que pour faire fêtes et bonnes cheres il fallait être propre et net, mais bien se nettoyer et se purger de telles superfluités, en traitant les choses saintes, et faisant le services des Dieux. Or le lin naît de la terre, qui est immortelle, et produit tout fruit bon à manger, et nous fournit dequoi faire robe simple, sobre et nette, qui ne charge point de sa couverture celui qui la porte, et convenable à toute saison de l'année, joint qu'elle n'engendre point de poux nullement, ainsi que l'on dit, dequoi il faudrait discourir ailleurs. Mais les prêtres haïssent tant la nature de toutes superfluités, que pour cela non seulement ils refusent à manger toutes sortes de legumages, et entre les chairs celles des brebis et moutons, et celles des porcs, d'autant qu'elles engendrent beaucoup d'excrements, ains <p 319r> aussi és jours et oeuvres de sanctification, ils commandent d'ôter même le sel des viandes, tant pour plusieurs autres causes et raisons, que pource qu'il aiguise l'appétit, et nous provoque à boire et à manger davantage: car de dire ce que disait Aristagoras, que le sel est par eux réputé immonde, pour autant que quand il se congele, plusieurs petits animaux, qui se treuvent pris dedans, y meurent, c'est une sottise. On dit même qu'ils ont un puis à part, de l'eau duquel ils abbreuvent leur boeuf Apis, et qu'ils l'engardent en toute sorte de boire de l'eau du Nil: non qu'ils réputent l'eau du Nil immonde à cause des Crocodiles qui sont dedans, comme quelques-uns estiment: car au contraire il n'y a rien que les Aegyptiens honnorent tant qu'ils font le fleuve du Nil, mais il semble qu'elle engraisse trop, et engendre trop de chair: or ne veulent-ils pas que leur Apis soit par trop gras, ni eux aussi: ains veulent que leurs âmes soient étayées de corps légers, habiles et dispos, et non pas que la partie divine qui est en eux soit opprimée et accablée par le pois et la force de celle qui est mortelle. En la ville de Heliopolis, qui est à dire la ville du Soleil, ceux qui servent à Dieu ne portent jamais de vin dedans le temple, comme n'étant pas convenable qu'ils boivent de jour à la vue de leur Seigneur et leur Roi: et ailleurs les prêtres en boivent, mais bien peu, et ont plusieurs purgations et sanctifications où ils s'abstiennent totalement de vin, desquels jours il ne font autre chose que vaquer à étudier, à apprendre et enseigner les choses saintes: les Rois mêmes n'en buvaient que jusques à certaine mesure, ainsi qu'il était précrit en leurs écritures saintes, et commencèrent à en boire au Roi Psammitichius, auparavant duquel ils n'en buvaient du tout point, et n'en offraient point aux Dieux, estimants qu'il ne leur était pas agréable, pource qu'ils pensaient que ce fut le sang de ceux qui jadis firent la guerre aux Dieux, duquel mêlé avec la terre, après qu'ils furent renversés, elle produisit la vigne: c'est pourquoi, disaient-ils, ceux qui s'enivrent perdent l'entendement et l'usage de la raison, comme étant remplis du sang de leurs prédécesseurs. Eudoxus écrit au second de sa Geographie, que les prêtres d'Aegypte le disent et le tienent ainsi. Quant aux poissons de mer, tous ne s'abstienent pas de tous, mais les uns d'aucuns, comme les Oxyrinchites de ceux qui se prennent avec l'hameçon: car d'autant qu'ils adorent le poisson qui se nomme Oxyrinchos, qui est à dire Bec-agu, ils ont doute que l'hameçon ne soit immonde, si d'aventure le poisson Oxyrinchos l'aurait avallé: et les Syenites le Phagre, car il semble qu'il se trouve alors que le Nil commence à croître, et qu'il leur en signifie la croissance quand il apparait, dont ils sont fort joyeux, le tenants pour un certain messager: mais les prêtres s'abstienent de tous: et là où le neufiéme jour du premier mois tous les autres habitants d'Aegypte devant la porte de laurs maisons mangent de quelque poisson rôti, les prêtres n'en tâtent aucunement, mais bien en brûlent-ils devant leurs maisons, ayants deux sortes de paroles, l'une sainte et subtile, laquelle je reprendrai encore en cet endroit, comme étant conforme et convenable à ce que l'on discourt saintement touchant Osiris et Typhon: l'autre vulgaire, grossière et exposée à tout le monde, qui est représentée par le poisson, lequel n'est viande ni nécessaire, ni rare et exquise, ainsi que témoigne Homere, quand il ne fait les Phaeaciens qui étaient gens délicats, et aimants à delicieusement vivre, ni ceux d'Ithace hommes insulaires, mangeants en leurs festins du poisson, non pas les gens mêmes d'Ulysses par tout le temps de leur navigation, qui fut si longue, et par la mer, jusques à ce qu'ils furent réduits à l'extreme nécessité: bref ils estiment que la mer ait été produitte par le feu sortant hors des bornes de la nature, n'étant ni partie naturelle, ni element du monde, ains chose étrangère, superfluité corrompue, et maladie contre nature: car il n'y avait rien de fabuleux, ni hors de raison, ni de superstitieux, comme aucuns cuident faussement, qui servît de note et de signe en leurs saintes <p 319v> cérémonies, ains étaient toutes marques qui avaient quelques causes et raisons morales et utiles à la vie, ou bien qui représentaient quelque notable histoire, ou bien quelque deduction naturelle, comme ce que l'on dit touchant un Crommyus: car de dire ce que le commun en raconte, que le nourrisson d'Isis nommé Dictys, tomba dedans la rivière du Nil et s'y noya, s'étant pris à des oignons, il n'y a apparence quelconque: mais les prêtres haïssent et abominent l'oignon, ayant observé que jamais il ne crait et ne grossit bien, et jamais ne florit sinon au decours de la Lune, et qu'il n'est convenable ni à ceux qui veulent jeuner et mener sainte vie, ni à ceux qui veulent celebrer fêtes: aux uns, pource qu'il apporte la soif: aux autres, pource qu'il fait pleurer ceux qui en mangent. Pour cette même cause réputent-ils la truie bête immonde, d'autant qu'elle se fait couvrir ordinairement au mâle quand la Lune commence à défaillir, et que de ceux qui en boivent du lait, la peau jette hors ne sais quelle sorte de lepre et d'asperités, qui ressemblent au mal de saint Main: et quant au propos que disent ceux qui une fois en leur vie sacrifient une truie, et puis la mangent, que Typhon poursuivant une truie, étant la Lune au plein, il rencontra un bucher de bois, dedans lequel était le corps d'Osiris, et qu'elle le renversa et esboula, il y a pu de gens qui l'approuvent, estimants que cette fable a été mise en avant par gens qui avaient mal ouï, et n'avaient pas bien entendu que cela voulait dire, comme plusieurs autres contes semblables. Mais on tient que les anciens ont eu par le passé en si grande haine et si grande abomination les délices, la superfluité et volupté, qu'ils disent que dedans le temple de la ville de Thebes y avait une coulonne quarrée, sur laquelle étaient engravées des maledictions et execrations à l'encontre du Roi Minis, qui fut le premier qui détourna et retira les Aegyptiens d'une vie simple et sobre, sans argent et sans richesses: et dit on aussi que Technatius le père de Borchoris, en une guerre qu'il eut à l'encontre des Arabes, comme son bagage fut demeuré derrière, et n'eût pu arriver à temps, soupa d'une pauvre viande la première qu'il peut trouver, et puis se coucha sur une paillasse, là où il dormit toute la nuit d'un très profond sommeil, à raison dequoi toujours depuis il aima la sobrieté de vie, et maudit ce Roi Minis: ce que lui ayants loué les prêtres de son temps, il fit engraver lesdictes maledictions et execrations sur la coulonne. Or les Rois s'élisaient ou de l'ordre des prêtres, ou de l'ordre des gens de guerre, pource que l'un ordre était honoré et reveré pour la vaillance, et l'autre pour la sapience: et celui qui était élu de l'ordre des gens de guerre, incontinent après son election était aussi reçu en l'ordre des gens de guerre, incontinent après son election était aussi reçu en l'ordre de presbtrise, et lui étaient communiqués et découverts les secrets de leur philosophie, qui couvrait plusieurs mystères sous le voile de fables, et sous des propos qui obscurément montraient et donnaient à voir à travers la vérité, comme eux-mêmes donnent taisiblement à entendre, quand ils mettent devant les portes de leurs temples des Sphynges, voulants dire que toute leur Theologie contient, sous paroles énigmatiques et couvertes, les secrets de sapience. Et en la ville de Saïs l'image de Pallas, qu'ils estiment être Isis, avait une telle inscriptions, «Je suis tout ce qui a été, qui est, et qui sera jamais, et n'y a encore eu homme mortel qui m'ait découverte de mon voile.» davantage plusieurs estiment que le propre nom de Jupiter en langue Aegyptien soit Amoun, et que nous en Grec en ayons derivé ce mot Ammon, dont nous appellons Jupiter Ammon: mais Manethon qui était Aegyptien de la ville de Sebenne estime, que ce mot signifie caché ou cachement: et Hecatheus natif de la ville d'Abdere dit, que les Aegyptiens usent de ce mot quand ils se veulent entre-appeler l'un l'autre, pource que c'est une diction vocative: et pour autant qu'ils estiment que le Prince des Dieux soit une même chose que l'univers qui est obscur, caché et inconnu, ils le prient et convient à se vouloir manifester et donner à connaître <p 320r> à eux, en l'appellant Amoun. Voilà donc comment les Aegyptiens étaient reservés et retenus à ne point profaner leur sapience, en publiant trop ce qui appartient à la connaissance des Dieux: ce que témoignent même les plus sages et plus savants hommes de la Grèce, Solon, Thales, Platon, Eudoxus, Pythagoras, et comme quelques-uns ont voulu dire, Lycurgus même, qui allèrent de propos délibéré en Aegypte pour en communiquer avec les prêtres du pays: car on tient que Eudoxus oit Chonoupheus qui était de Memphis, et Solon Sonchis qui était de Saïs, et Pythagoras Oenupheus qui était de Heliopolis. Ce dernier Pythagoras fut fort estimé d'eux, et lui aussi ce semble les estima beaucoup tellement qu'il voulut imiter leur façon mystique de parler en paroles couvertes, et cacher sa doctrine et ses sentences sous paroles figurées et énigmatiques: car les lettres que l'on appelle hieroglyphiques en Aegypte, sont presque toutes semblables aux preceptes de Pythagoras, comme, «Ne manger point sur une selle, Ne se seoir point sur un boisseau, Ne planter point de palmier, N'attizer point le feu avec une épée en la maison.» Et me semble que ce que les Pythagoriens appellèrent l'unité Apollon, et le deux Diane, le sept Minerve, et Neptune le premier nombre cubique, resemble fort à ce qu'ils consacrent, qu'ils font et qu'ils écrivent en leurs sacrifices, car ils peignent leur Roi et leur Seigneur Osiris par un oeil, et un sceptre: et y en a qui interpretent le nom d'Osiris, ayant plusieurs yeux, pource que Os en Aegyptien signifie plusieurs, et Iris oeil: et le Ciel, comme ne vieillissant point à cause de son eternité, par un coeur, ayant dessous une chausserette de Feu, qui est la marque de courroux. Et en la ville de Thebes y avait des images de Juges qui n'avaient point de mains, et celle du President d'iceux avait les yeux bandés, pour donner à entendre que la justice ne doit être ni concussionnaire ni favorable, c'est à dire, ne prendre point d'argent, et ne faire rien plus ne moins par faveur. Les gens de guerre pour la marque de leurs anneaux y portaient engravée la figure d'un écharbot, pource qu'entre les écharbots il n'y a point de femelle, ains sont tous mâles, et jettent leur geniture dedans une boule de fiens, laquelle ils preparent et construisent, non tant pour matière et provision de leur vivre, comme pour un lieu à engendrer. Quand doncques tu entendras parler de certaines vagabondes pérégrinations et erreurs, et démembrements, et autres telles fictions, il te faudra souvenir de ce que nous avons dit, et estimer qu'ils ne veulent pas entendre que jamais rien ait été de cela ainsi, ne qu'il ait oncques été fait: car ils ne disent pas que Mercure proprement soit un chien, ains la nature de celle bête, qui est de garder, d'être vigilant, sage à discerner et chercher, estimer et juger l'ami ou l'ennemi, celui qui est connu ou inconnu, suivant ce que dit Platon, ils accomparent le chien au plus docte des Dieux. Et si ne pensent pas que de l'écorce d'un Alisier sorte un petit enfant ne faisant que naître, mais ils peignent ainsi le Soleil levant, donnants à entendre sous figure couverte, que le Soleil sortant des eaux de la mer, se vient à rallumer. Car ainsi appellèrent-ils Ochus, l'épée, qui fut le plus cruel Roi des Perses et le plus terrible, comme celui qui fit mourir plusieurs grands personnages, et qui finablement tua leur boeuf Apis, et le mangea avec ses amis, et jusques aujourd'hui ils l'appellent encore ainsi en la liste et catalogue de leurs Rois, non qu'ils voulussent signifier sa substance, ains la dureté de son naturel et sa mauvaistié, qu'ils accomparent à l'instrument dont on fait mourir les hommes. En écoutant doncques et recevant ainsi ceux qui t'exposeront saintement et doctement la fable, en faisant et observant toujours diligemment ce qui vous est ordonné en votre état pour le service des Dieux, et croyant fermement que tu ne leur pourrais faire service ne sacrifice qui leur fut plus agréable que de t'étudier à avoir saine et vraie opinion d'eux, tu eviteras par ce moyen la superstition, laquelle n'est point moindre mal ne péché, que l'impieté de ne croire <p 320v> point qu'il y ait de Dieux. Or la fable doncques d'Isis et d'Osiris, pour la déduire en moins de paroles qu'il sera possible, et en retrancher beaucoup de choses superflues, et qui ne servent à rien, se raconte ainsi. On dit que Rhea s'étant mêlée secrètement à la dérobée avec Saturne, le Soleil s'en aperçut, qui la maudit, priant en ses maledictions qu'elle ne pût jamais enfanter ni mois ni an: mais que Mercure étant amoureux de celle Déesse, coucha avec elle, et que depuis jouant aux dés avec la Lune il lui gagna la septantiéme partie de chacune de ses illuminations, tant que les mettant ensemble il en fit cinq jours, qu'il ajouta aux trois cents soixante de l'année, que les Aegyptiens appellent maintenant les jours Epactes, les celebrants et solennizans, comme étant les jours de la nativité des Dieux, pource que au premier jour nasquit Osiris, à l'enfantement duquel fut ouie une voix, que le Seigneur de tout le monde venait en être: et disent aucuns, que une femme nommée Pamyle, ainsi comme elle allait querir de l'eau au temple de Jupiter, en la ville de Thebes, ouït celle voix, qui lui commandait de proclamer à haute voix, que le grand Roi bienfaiteur Osiris était né: et pource que Saturne lui mit l'enfant Osiris entre les mains pour le nourrir, que c'est pour l'honneur d'elle que l'on célébre encore la fête des Pamyliens, semblable à celle des Phallephores en la Grèce. Le deuxiéme jour elle enfanta Aroveris qui est Apollo, que les uns appellent aussi l'aîné Orus. Au troisiéme jour elle enfanta Typhon, qui ne sortit point à terme, ni par le lieu naturel, ains rompit le côté de sa mère, et saulta dehors par la plaie. Le quatriéme jour nasquit Isis, au lieu de Panygres. Le cinquiéme nasquit Nephté, que les uns nomment aussi Teleute ou Venus, et les autres Victoire: et que Osiris et Aroveris avaient été conceus du Soleil, et Isis de Mercure, et Typhon et Nephté de Saturne: c'est pourquoi les Rois réputent le troisiéme jour malencontreux, et à cette cause ne dépêchent affaires quelsconques ce jour-là, et ne boivent ni ne mangent jusques à la nuit: que Typhon porta honneur à Nephté, que Isis et Osiris étant amoureux l'un de l'autre devant qu'ils fussent sortis du ventre de la mère, couchèrent ensemble à cachetes, et disent aucuns que Aroveris nasquit de ces amourettes-là, qui est appelé l'aîné Orus par les Aegyptiens, et Apollo par les Grecs. Osiris regnant en Aegypte, retira incontinent les Aegyptiens de la vie indigente, souffreteuse et sauvage, en leur enseignant à semer et planter, en leur établissant des lois, et leur montrant à honorer et révérer les Dieux: et depuis allant par tout le monde, il l'apprivoisa aussi sans y employer aucunement la force des armes, mais attirant et gagnant la plupart des peuples par douces persuasions et remontrances couchées en chansons, et en toute sorte de Musique, dont les Grecs eurent opinion que c'était un même que Bacchus: que Typhon durant le temps de son absence ne remua rien, d'autant que Isis y donna bon ordre, et y pourvut avec bonnes forces: mais que quand il fut de retour, Typhon lui dressa embûche, ayant attiré à sa ligue soixante et douze autres hommes conjurés avec lui, sans une Roine d'Aethiopie participante et complice aussi de la conjuration (cette Roine s'appellait Azo) et ayant secrètement pris la mesure du corps d'Osiris, il fit faire un coffre de la même longueur, beau à merveilles ouvré et labouré fort exquisement, lequel il fit apporter en la salle, où il donnait à souper à la compagnie: chacun prit plaisir à voir un si bel ouvrage, et l'estima l'on grandement: et Typhon faisant semblant de jouer, dit qu'il le donnerait volontiers à celui qui aurait le corps égal de mesure à ce coffre: tous ceux de la compagnie l'essayèrent les uns après les autres, et ne se trouva bien proportionné, ni égal à pas un des autres: finablement Osiris lui-même y monta, et se coucha dedans: et alors les conjurés y accourants jetèrent le couvercle dessus, et partie le fermèrent de clous, et partie de plomb fondu qu'ils jetèrent par-dessus, puis le portants en la rivière, le jetèrent par la bouche du Nil, qui se nomme Tanitique, dedans la mer: c'est <p 321r> pourquoi jusques aujourd'hui cette bouche est execrable aux Aegyptiens, et pourquoi ils l'appellent abominable. On dit que tout cela fut fait le dixseptiéme du mois, que l'on appelle Athyr, qui est celui durant lequel le Soleil passe par le signe du Scorpion, et le vingthuitième du regne d'Osiris: toutefois d'autres disent qu'il vécut, non pas qu'il regna, autant: que les premiers qui entendirent la nouvelle de cet inconvénient, furent les Panes et Satyres habitants autour de la ville de Chennis, et commencèrent à murmurer entre eux: c'est pourquoi encore jusques aujourd'hui on appelle les soudaines peurs, troubles et émotions de peuples, frayeurs Paniques. Et qu'Isis en étant advertie fit tondre une tresse de ses cheveux, et se vêtit de dueil au lieu qui maintenant est appelé Coptus, combien que les autres veulent dire que ce mot signifie privation, pource que Coptein est autant à dire comme priver. En cet habit elle alla errant par tout, pour en cuider entendre des nouvelles, en grande détresse: mais personne ne venait ni ne parlait à elle, jusques à ce que elle rencontra de jeunes enfants qui jouaient ensemble, ausquels elle demanda s'ils avaient point vu le coffre: ces enfants l'avaient vu, qui lui dirent la bouche du Nil par laquelle les complices de Typhon l'avaient poussé dedans la mer. Depuis ce temps là les Aegyptiens estiment, que les enfants ont le don de prophètie, de pouvoir révéler les choses secrètes, et prennent à presage toutes les paroles qu'ils disent en jouant et babillant ensemble, mêmement dedans les temples, de quoi que ce soit. Et qu'ayant aperçu qu'Osiris étant devenu amoureux de sa soeur, avait couché avec elle, pensant que ce fut Isis, et en ayant trouvé le signe du chappellet de melilot, qu'il avait laissé chez sa soeur Nephté, elle chercha l'enfant, pource que Nephté incontinent qu'elle l'eut enfanté l'alla cacher, pour la crainte de Typhon, et l'ayant trouvé difficilement et à grande peine, par le moyen des chiens qui la conduisirent au lieu où il était, elle le nourrit, de manière que depuis qu'il fut devenu grand, il fut son gardien et son page, appelé Anubis, que l'on dit qui garde les Dieux, comme les chiens font les hommes. Depuis elle entendit nouvelles du coffre, comme les flots de la mer l'avaient jeté en la côté de Byblus, là où il s'était tout doucement rangé au pied d'un Tamarix: ce Tamarix en peu de temps devint un fort beau et fort gros tronc d'arbre bien branchu, qui ambrassa et enveloppa tout alentour le coffre, de sorte qu'on ne le voyait point. Le Roi de Byblus s'ébahissant de voir cette plante ainsi soudainement crue en telle grandeur, fit couper le branchage qui couvrait le coffre que l'on ne voyait point, et du tronc en fit un pillier à soutenir le toit de sa maison: dequoi Isis, ainsi que l'on dit, ayant été advertie par un vent divin de renommée, s'en alla en la ville de Byblus, là où elle s'asseit auprès d'une fontaine, toute triste et espleurée, sans parler à autre personne quelconque, sinon qu'elle salua et caressa les femmes de la Roine, en leur accoutrant les tresses de leurs cheveux, et leur rendant une merveilleusement douce et suave odeur issant de son corps. Le Roine ayant vu ses femmes si bien parées, eut envie de voir l'étrangère qui les avait ainsi accoutrées, tant pource qu'elle savait ainsi bien accoutrer les cheveux, comme pource qu'elle rendait une si douce senteur: ainsi l'envoya elle querir, et ayant pris familiarité avec elle, la fit nourrice et gouvernante de son fils: le Roi s'appellait Malcander, et la Roine Astarte, ou bien Saosis, ou Nemanoun, comme les autres veulent, c'est à dire en langage Grec, Athenaide: et dit on que Isis nourrit cet enfant en lui mettant son doigt en la bouche au lieu du bout de la mammelle, et que la nuit elle lui brûlait tout ce qui était mortel en son corps, et qu'elle se tournant en une harondelle allait voletant et lamentant alentour de ce pillier de bois, jusques à ce que la Roine s'en étant pris garde, et s'étant écriée quand elle voit le corps de son fils brûlant ainsi alentour, lui ôta l'immortalité, et que la Déesse ayant ainsi été découverte, demanda le pillier de bois, lesquel elle coupa facilement, <p 321v> et ôta de sous la couverture le tronc du Tamarix, qu'elle oignit d'une huile parfumée, puis l'envelopa d'un linge, et le bailla en garde aux Rois, dont vient que jusques aujourd'hui les Bybliens révérent encore cette pièce de bois-là, qui est couchée dedans le temple d'Isis: et qu'à la fin elle rencontra le coffre, sur lequel elle plora, et lamenta, tant que l'un des enfants du Roi, le plus jeune, en mourut de pitié: et elle ayant en sa compagnie le plus âgé, avec le coffre, s'embarqua en un vaisseau, monta sur la mer, et s'en alla. Et pourtant que sur l'aube du jour la rivière de Phaedrus détourna le vent un peu trop âprement, elle, qui en fut courroucée, la secha toute, et au premier lieu qu'elle se peut trouver seule, elle ouvrit le coffre, là où trouvant le corps d'Osiris, elle mit sa face sur la sienne en l'ambrassant et plorant. Le jeune enfant survint et s'approcha secrètement, et voit ce qu'elle faisait, dont elle s'étant aperçue se retourna, et le regarda d'un mauvais oeil en travers, tellement que l'enfant, ne pouvant supporter la terreur qu'elle lui fit, en mourut. Les autres le disent autrement, c'est qu'il tomba dedans la mer, et qu'il est honoré à cause de la Déesse, et que c'est celui que les Aegyptiens chantent en leurs festins qu'ils appellent Maneros: aucuns disent que cet enfant avait nom Palaestinus, et que la ville de Pelusium fut fondée en mémoire de lui par la Déesse, et que ce Maneros qu'ils celebrent en leurs chansons, fut celui qui premier trouva la Musique. Toutefois il y en a d'autres qui disent que ce n'est point le nom d'aucun homme, mais une façon de parler propre et convenable à ceux qui boivent et banquettent ensemble, laquelle signifie autant, comme qui dirait, A bonne heure soit ceci venu: car les Aegyptiens ont accoutumé de crier cela ordinairement: comme aussi le corps sec d'un homme mort qu'ils portent dedans un cercueil, n'est point une représentation de l'accident d'Osiris, comme aucuns estiment, ains un admonestement aux conviés de se donner joie, et jouir alaigrement des biens présents, d'autant que bien peu de temps après ils seront tous semblables à celui-là, c'est la raison pourquoi ils l'introduisent és festins. Et comme la Déesse Isis fut allée voir son fils Orus qui se nourrissait en la ville de Butus, et qu'elle eût ôté le coffre, ou la bière dedans laquelle était le corps d'Osiris, Typhon étant la nuit à la chasse au clair de la Lune le rencontra, et ayant reconnu le corps le déchira et découpa en quarante parties, qu'il jeta çà et là: ce que ayant Isis entendu, le chercha dedans un batteau fait de l'herbe du papier à travers les marets: d'où vient que les Crocodiles n'offensent jamais ceux qui naviguent dedans les vaisseaux faits d'icelle herbe, soit qu'ils en aient peur, ou qu'ils les révérent en mémoire de ce fait de la Déesse. Voilà d'où vient que l'on trouve plusieurs sepultures d'Osiris par le pays d'Aegypte, pource que à mesure qu'elle en trouvait chaque partie, elle y faisait dresser un sepulchre: les autres disent que non, mais qu'elle en fit faire plusieurs images, qu'elle laisse an chacune ville, comme si elle leur en laissait le propre corps, à fin qu'en plusieurs lieux il fut honoré, et que si d'aventure Typhon venait au dessus de son fils Orus, quand il viendrait à chercher le vrai sepulchre d'Osiris, et qu'on lui en montrerait plusieurs, il ne sût ausquel s'arrêter: et dit on plus, que Isis trouva toutes les autres parties du corps d'Osiris, excepté le membre naturel, pource qu'il fut incontinent jeté dedans la rivière, et que les poissons, le Lepidote, le Phagre, et l'Oxyrinche le mangèrent: pour raison dequoi Isis les abomina par-dessus tous les autres poissons, mais au lieu du naturel elle en fit contrefaire un qui s'appelle Phallus, et le consecra, tellement que les Aegyptiens en solennisent encore la fête. Et puis ils content, que Osiris revenant de l'autre monde s'apparut à son fils Orus, qu'il instruisit et exercita à la bataille: qu'il lui demanda, quelle chose il estimait au monde la plus belle, et que Orus lui répondit, que c'était venger le tort et l'injure que l'on aurait fait à ses peres et meres. Secondement qu'il lui demanda, quel animal il estimait plus utile à ceux qui allaient à la bataille. <p 322r> Orus répondit, que c'était le cheval: dont Osiris s'émerveilla, et lui demanda pourquoi il avait répondu que c'était le cheval, et non pas le lion: et que Orus répliqua, que le lion était plus utile à celui que aurait besoin de secours pour combattre, mais le cheval pour défaire entièrement et desconfire celui qui se mettrait en fuite: ce que Osiris ayant entendu de lui, en fut fort aise, jugeant qu'il était suffisamment preparé pour donner la bataille à son ennemi. Et dit-on que plusieurs se retournaient ordinairemet du côté d'Orus, jusques à la concubine même de Typhon nommée Thoueris, mais que un serpent la poursuivit, qui fut taillé en pièces par les gens d'Orus: Voilà pourquoi encore aujourd'hui ils apportent une petite corde, laquelle ils coupent en pièces. Si disent que la bataille dura plusieurs jours, mais que finablement Orus en gagna la victoire, et que Isis ayant Typhon prisonnier lié et garriotté, ne le tua point, ains le délia, et le laissa aller: ce que Orus ne peut endurer patiemment, ains jeta les mains sur sa mère, et lui ôta de sur la tête la marque de Royauté, au lieu de laquelle Mercure lui mit en la tête un morrion fait en guise d'une tête de boeuf. Typhon voulut appeler en justice Orus, et lui mettre en avant qu'il était bâtard: mais à l'aide de Mercure qui défendit sa cause, il fut jugé par les Dieux legitime, et qu'il défit depuis à fait Typhon en deux autres batailles: et que Isis après sa mort coucha encore avec Osiris, duquel elle eut Helitomenus et Harpocrates qui était mutilé des pieds. Voilà presque les principaux points de toute la fable, excepté ceux qui sont plus execrables, comme le démembrement d'Orus, et la decapitation de Isis. Or qu'il ne leur faille cracher au visage et rompre la bouche, comme dit Aeschylus, s'ils ont telles opinions de la bienheureuse immortelle nature que nous entendons la divinité, s'ils pensent et disent que telles fables soient véritables, et que réelement et de fait elles soient ainsi advenues, il ne le faut point dire à toi, car je sais bien que tu hais et abomines ceux qui ont de si barbares, et si étranges opinions des Dieux: mais aussi vois-tu bien que ce ne sont pas contes qui ressemblent fort aux fables vagues, et vaines fictions que les poètes ou autres fabuleux écrivains controuvent à plaisir, ne plus ne moins que les araignées qui d'elles mêmes, sans aucune matière ni sujet, filent et tissent leurs toiles, ains est apparent qu'ils contienent des accidents et mémoires de quelques inconvénients: ainsi comme les Mathematiciens disent, que l'arc-en-ciel est une apparence seulement de diverses peintures de couleurs, par la réfraction de notre veue contre une nuée. Aussi cette fable est apparence de quelque raison qui replie et renvoye notre entendement à la considération de quelque autre vérité: comme aussi nous le donnent à entendre les sacrifices, où il y a mêlé parmi ne sais quoi de deuil et de lamentable, et semblablement les ordonnances et dispositions des temples, qui en quelques endroits sont ouverts en belles ailes et plaisantes allées longues à découvert, et en quelques autres endroits ont des caveaux tenebreux et cachés sous terre, ressemblants proprement aux sepulchres et caves où l'on met les corps des trêpassés: et mêmement l'opinion des Osiriens, qui bien que l'on dise que le corps d'Osiris soit en plusieurs lieux, renomment toutefois Abydus et Memphis petites villes, où ils disent que le vrai corps est, tellement que les plus puissants hommes et plus riches de l'Aegypte ordonnent coutumièrement que leurs corps soient inhumés en la ville d'Abydos, à fin qu'ils gisent en même sepulture que Osiris. Et en Memphis on nourrit le boeuf Apis, que est l'image et figure de son âme, et veulent que le corps aussi y soit: et interpretent aucuns le nom de cette ville, comme s'il signifiait le port des gens de bien, les autres le sepulchre d'Osiris: et y a devant les portes de la ville une petite île, qui au demeurant est inaccessible à tous autres, de manière que les oiseaux mêmes n'y peuvent pas demeurer, ni les poissons en approcher, fors qu'en un certain temps les prêtres y entrent, et y font des sacrifices et offrandes que l'on présente aux trêpassés, et y couronnent <p 322v> de fleurs la sepulture d'une Mediphthe, qui est ombragée et couverte d'un arbre plus grand et plus haut que pas un olivier. Eudoxus écrit que combien que l'on montre plusieurs sepulchres, qu'on dit être d'Osiris en Aegypte, le corps néanmoins en est en Busiride, pource que c'est le pays et le lieu de la naissance d'Osiris, et qu'il n'est jà besoin le dire de Taphosiris, pource que le nom même le dit assés, signifiant la sepulture d'Osiris. J'approuve la coupure de bois, la déchirure du lin, et les effusions et offrandes funebres que l'on y fait, pour autant qu'il y a beaucoup de mystères mêlés parmi. Si disent les prêtres Aegyptiens, que non seulement de ces Dieux-là, mais encore de tous ceux qui ont été engendrés, et ne sont point incorruptibles, les corps en sont demeurés par devers eux, là où ils sont honorés et reverés, et les âmes étant devenues étoiles en reluisent au ciel, et que celle d'Isis est celle que les Grecs appellent l'étoile Caniculaire, et les Aegyptiens Sothin, celle de Orus Orion, celle de Typhon l'Ourse. Mais là où toutes les autres villes et peuples de l'Aegypte contribuent la quote qui leur est imposée, pour faire protraire et peindre les animaux que l'on y honore, ceux qui habitent en la contrée Thebaïde seuls entre tous n'y donnent rien, estimants que rien qui soit mortel ne peut être Dieu, ains celui seul qu'ils appellent Cnef, qui jamais ne nasquit, ne jamais ne mourra. Comme doncques ainsi soit, que plusieurs telles choses se disent et se montrent en Aegypte, ceux qui cuident que ce soit pour perpetuer la mémoire des faits et accidents merveilleux et grands de quelques Princes, Rois ou tyrans, qui pour leur excellent vertu, ou grande puissance, ont ajouté à leur gloire l'authorité de divinité, ausquels puis après il soit arrivé des inconvénients, ils usent en cela d'une bien facile défaite et façon d'échapper, et si ne font point mal de transferer des Dieux aux hommes ce qu'il y a de sinistre ou infâme en tous ces contes-là, et si sont aidés par ces témoignages que l'on lit és histoires: car les Aegyptiens écrivent que Mercure était bien petit de corsage, que Typhon était de couleur rousseau, Orus blanc, et Osiris brun, comme ayants de nature été hommes: davantage ils appellent Osiris capitaine et gouverneur, Canobus, duquel nom ils ont aussi appelé une étoile, et la navire que les Grecs appellent Argo, ils tiennent que c'est la figure de la navire d'Osiris, que l'on a référé au nombre des astres pour l'honneur de lui, et si n'est pas située au mouvement du ciel guères loin de celle d'Orion, et de celle de la Caniculaire, dont ils estiment l'une sacrée à Orus, et l'autre à Isis. Mais j'ai peur que cela ne soit remuer les choses saintes, ausquelles on ne doit toucher, pour ne point combattre, non seulement le long temps et l'antiquité, comme dit Simonides, ains la religion de plusieurs peuples qui de longue main ont une dévotion imprimée envers ces Dieux-là, en ne voulant pas endurer que ces grands noms là transportent chose quelconque du ciel en la terre, et que ce ne soit encore vouloir arracher et renverser un honneur, et une foi et créance, qui est empreinte aux coeurs des hommes presque dés leur première naissance, qui serait ouvrir de grandes portes à la tourbe des mescreants Atheistes, lesquels séparent et éloignent les hommes de toute divinité, et donner manifeste ouverture et grande licence aux impostures et tromperies de Evemerus le Messenien, lequel ayant lui-même controuvé les originaux de fables qui n'ont aucune vérisimilitude, ni aucun sujet, a répandu par le monde universel toute impieté, transmuant et changeant tous ceux que nous estimons Dieux, en noms d'Admiraux, grands Capitaines, et de Rois qui auraient été le temps passé, ainsi qu'il est, ce dit-il, écrit en lettres d'or, en la ville de Panchon, que jamais homme Grec ne barbare ne voit que lui, ayant navigué au pays des Panchoniens et Triphyliens, qui ne sont en nulle partie de la terre habitable, et néanmoins on célébre assez entre les Assyriens les hauts faits de Semiramis, et de Sesostris. En Aegypte jusques aujourd'hui les Phrygiens appellent les illustres et admirables entreprises <p 323r> et exploits d'armes Maniques, d'autant que l'un de leurs anciens Rois du temps jadis s'appellait Manis, qui de son temps fut un très sage et très vaillant Prince: aucuns l'appellent autrement Masdes. Cyrus mena les Perses, Alexandre les Macedoniens toujours conquerants presque jusques au bout du monde, mais pour tout cela ils n'ont renom que d'avoir été puissants et vaillants Princes et Rois. Et s'il y en a eu quelques-uns qui élevés par outrecuidance avec jeunesse et ignorance, comme dit Platon, ayants l'âme enflammée de vaine gloire et d'insolence, aient reçeu les surnoms de Dieux et des fondations de temples en leurs noms, celle gloire ne leur a guères longuement duré: et puis étant par la posterité condamnés de vanité et de superbe arrogance, outre l'injustice et l'impieté,
En peu de jours leur folle renommee
S'en est allée en vent et en fumée.
Et maintenant, comme serfs fugitifs, qu'il est loisible de reprendre par tout où l'on les peut trouver, ils sont arrachés des temples et des autels, et ne leur est demeuré que leurs tombeaux et sepulchres. Et pourtant Antigonus le vieil, comme un certain poète, nommé Hermodotus, en ses vers l'eût appelé fils du Soleil, et Dieu: «celui, dit-il, qui vide le bassin de ma selle percée, sait bien, comme moi, le contraire.» Et fit aussi bien sagement Lysippus le statuaire, quand il reprit le peintre Apelles de ce que peignant Alexandre le grand il lui mit la foudre en main, là où Lysippus lui avait mis au poing la lance, de laquelle la gloire était pour durer éternellement, comme étant véritable et méritoirement propre et due à lui. Et pourtant ont mieux fait et dit ceux qui ont pensé et écrit, que ce que l'on récite de Typhon, d'Osiris et d'Isis, n'étaient point accidents advenus ni aux Dieux ni aux hommes, ains à quelques grands Démons, comme ont fait Pythagoras, Platon, Xenocrates et Chrysippus, suivant en cela les opinions des vieux et anciens Theologiens, que tienent qu'ils ont été plus forts et plus robustes que les hommes, et qu'en puissance ils ont grandement surmonté notre nature: mais ils n'ont pas eu la divinité pure et simple, ains ont été un suppôt composé de nature corporelle et spirituelle, capable de volupté et de douleur, et des autres passions et affections qui accompagnent ces mutations-là, travaillants les uns plus, les autres moins: car entre les Démons il y a, comme entre les hommes, diversité et différence de vice et de vertu. Et les faits des Géants et des Titants qui sont tant chantés par les poètes Grecs et les abominables actes d'un Saturne, et les resistances d'un Python à l'encontre d'Apollon, les sons d'un Bacchus, et les erreurs d'une Ceres, ne différent en rien des accidents d'Osiris et de Typhon, et de tous ces autres tels contes fabuleux que chacun peut ouïr tant qu'il veut, et tout ce qui est caché et couverts sous le voile des sacrifices significatifs, et sous des cérémonies qu'il n'est pas loisible de dire, ni demontrer à un commun populaire, tout cela est d'une même sorte: suivant laquelle opinion nous voyons qu'Homere appelle les gens de bien diversement, tantôt semblables aux Dieux ou egaux aux Dieux, tantôt
ayants des Dieux la divine prudence:
mais du nom de Démon il en use communément, autant en parlant des méchants comme des bons,
Démonien avant approche toi,
Comment as-tu de ces Grecs tant d'effroi? Et ailleurs,
Quand il chargea la quatriéme fois,
Il ressemblait un Démon. Et ailleurs,
Démoniene en quelle forfaiture
Le vieil Priam, et sa progeniture,
T'ont-ils si fort offensée, que tant
<p 323v> Ton coeur felon prochasse souhaittant
De Troie voir la ville bien bâtie
entièrement rasée et subvertie?
Comme nous donnant à entendre, que les Démons ont une nature mêlée, et une volonté et affection inégales, et non point toujours semblables. De là vient que Platon attribue aux Dieux Olympiques et célestes, tout ce qui est dextre et non pair, et tout ce qui est senestre et pair aux Démons: et Xenocrates tient que les jours malencontreux, et les fêtes où l'on se bat, et où l'on se donne des coups, et qu'on se frappe l'estomac, ou que l'on jeune, où il se fait ou dit quelque chose honteuse et vilaine, il n'estime point qu'elles appartiennent aux bons Dieux, ni aux bons Démons: mais qu'il y a en l'air des natures grandes et puissantes, au demeurant malignes et malaccointables, qui ont plaisir que l'on face de telles choses pour elles, et que quand elles les ont obtenues, elles ne s'adonnent plus à pis faire: comme aussi au contraire Hesiode appelle les bons et saints Démons, gardiens des hommes,
Donneurs de biens, d'opulence et richesse,
Propre à eux est la royale largesse.
Et Platon appelle cette sorte de Démons Mercuriale et Ministeriale, étant leur nature au milieu des Dieux et des hommes, envoyants les prières et requètes des hommes vers le ciel aux Dieux, et de là nous transmettants en terre les oracles et révélations des choses occultes et futures, et les donations des richesses et des biens. Empedocles même dit, qu'ils sont punis et châtiés des fautes et offenses qu'ils ont commises,
L'air les vous jette en la grand'mer profonde,
L'eau les vomit dessus la terre ronde,
La terre après au ciel les fait voler,
Et le Soleil les precipite en l'air:
De l'un en l'autre ainsi chassés, ils cheent,
Et tous ensemble également les hayent:
jusques à ce qu'étant ainsi châtiés et purgés, ils recouvrent derechef le lieu, le rang et l'état qui leur est propre, selon leur nature. A cela ressemble naifuement ce que l'on récite de Typhon, qu'il fit par son envie et sa malignité plusieurs mauvaises choses, et qu'ayant mis tout en combustion, il remplit de maux et de miseres la mer et la terre, et puis en fut puni, et que la femme et soeur d'Osiris en fit la vengeance, esteignant et amortissant sa rage et sa fureur: et néanmoins encore ne mit-elle point à nonchaloir les travaux et labeurs qu'elle avait supportés, et ses fuites, çà et là, ni plusieurs actes de grande sapience et grande vaillance, se contentant que cela demeurât enseveli en silence et en oubli, ains les mêlant parmi les plus saintes ceremonies des sacrifices, comme exemples, images et souvenances des inconvénients pour lors advenus, elle consacra un enseignement et une instruction et consolation de pieté envers les Dieux, autant pour les femmes que pour les hommes detenus en miseres et calamités. Au moyen dequoi elle et son mari Osiris auraient été transmués de bons Démons pour leurs vertus en Dieux, comme depuis l'auraient aussi semblablement été Hercules et Bacchus, ausquels non sans raison pour cela auraient été decernés honneurs entremêlés des Démons et des Dieux, comme à ceux qui ont par tout grande puissance, tant dessous que dessus la terre, mais specialement en ces sacrifices-là, pource que Sarapis n'est autre chose que Pluton, et Isis que Proserpine, comme dit Archemachus natif d'Euboée, et Heraclitus le Pontique, qui pense que l'oracle qui est en la ville de Canobus soit celui de Pluton. Le Roi Ptolomeus, surnommé le Sauveur, fit enlever de la ville de Sinope la statue enorme de Pluton, non qu'il sût qu'elle y fut, et qu'il eût jamais vu auparavant quelle face elle avait, sinon qu'il lui fut avis en songeant, qu'il voyait Sarapis qui lui commandait, <p 324r> que le plutôt qu'il lui serait possible, il fît transporter sa statue en Alexandrie. Le Roi ne savait où était cette statue, ni là où il la devait trouver, mais ainsi comme il racontait lui-même sa vision à ses amis, il se rencontra un nommé Sosibius, homme qui avait été en beaucoup de pays, lequel dit qu'il avait vu une pareille statue que celle que le Roi leur décrivait, en la ville de Sinope: si y envoya le Roi un Soteles et Dionysius, qui avec longue espace de temps et grand travail, non sans aide speciale encore de la providence divine, la dérobèrent et l'emmenèrent. Quand elle fut apportée, et qu'on la voit en Alexandrie, Timotheus le cosmographe et Manethon Sebennitique, conjecturants que c'était la statue de Pluton à voir Cerberus auprès de lui, et le Dragon, persuadèrent au Roi que ce n'était l'image d'autre Dieu que de Sarapis: car il ne vint pas de là avec ce nom-là, mais étant apporté en Alexandrie, il y acquit le nom de Sarapis, qui est le nom dont les Aegyptiens appellent Pluton, combien que Heraclitus le Physicien dise, que Pluton et Dionysius, c'est à dire Bacchus, soient tout un. Quand doncques ils veulent enrager et forâtrer, ils se laissent aller en cette opinion. Car ceux qui cuident que Ades, c'est à dire Pluton soit le corps, comme la sepulture de l'âme, pource qu'il semble qu'elle soit folle ou ivre pendant qu'elle est dedans, il me semble qu'ils allégorisent bien froidement, et vaut mieux assembler en un Osiris avec Bacchus, et Bacchus avec Sarapis, en disant, que depuis qu'il eut changé de nature, il changea aussi d'appellation: et pourtant est le nom de Sarapis commun à tous, ainsi comme savent assez ceux qui ont été reçus és sacrifices et en la religion d'Osiris. Car il ne faut pas ajouter foi aux livres des Phrygiens qui disent, que une Charops fut fille de Hercules, et que d'un autre fils de Hercules nommé Isaiacus nasquit Typhon: ni aussi faire compte de Philarchus écrivant que Bacchus fut le premier qui amena des Indes deux boeufs, l'un desquels avait nom Apis, et l'autre Osiris, et que Sarapis est le propre nom de celui qui régit et embellît l'univers, d'autant que Sairein signifie orner et embellir: [...], balayer. car ces propos de Philarchus sont manifestement hors de toute apparence, et encore plus le dire de ceux qui écrivent, que Sarapis n'est pas le nom d'un Dieu, mais que c'est le sepulchre d'Apis que l'on appelle ainsi, [...]. et qu'il y a dedans la ville de Memphis des portes de bronze nommées d'Oubliance et Deuil, que l'on ouvre quand l'on inhume Apis, et qu'elles menent un bruit bas et rude quand on les ouvre, et que c'est pourquoi nous mettons la main sur tout vase de bronze et de cuivre qui nous fait du bruit, pour le faire cesser. Il y a plus d'apparence en l'opinion de ceux qui tienent qu'il a été derivé de ce mot Sevesthai ou Sousthai, qui signifie pousser, comme étant celui qui remue toute la machine du monde. [...]. Il y aussi plusieurs des prêtres qui tienent que c'est un mot composé de Osiris et d'Apis, exposants et nous enseignants qu'il nous faut penser, que Apis est une belle image de l'âme d'Osiris. Mais quant à moi, si Sarapis est un nom Aegyptien, je pense qu'il signifie joie et alaigresse, le conjecturant parce que les Aeyptiens appellent fête et liesse Sairei: car Platon même écrit, que Ades, qui signifie Pluton, est fils d'Aido, c'est à dire de vergongne et de honte, doux et clement Dieu à ceux qui sont pardevers lui. Et est vrai que, au langage des Aegyptiens, plusieurs autres noms propres signifient quelque chose, comme celui par lequel ils signifient le lieu de dessous terre, où ils cuident que les âmes des trêpassés s'en aillent après la mort, qu'ils disent Amenthes, c'est à dire Prenant et Donnant: mais si ce mot-là est un de ceux qui anciennement sont sortis de la Grèce, et depuis y ont été rapportés, nous en discourrons ci-après, et maintenant achevons de considérer le reste de l'opinion que nous avions en main: car Osiris et Isis, étants des bons Démons, ont été transferés en la nature des Dieux, et quant à la puissance de Typhon qui s'en allait défaite et fracassée, voire tirant aux derniers sanglots et battements de la mort, ils ont aucuns sacrifices <p 324v> et cérémonies où ils la réconfortent: et y en a aussi d'autres, desquels au contraire ils l'abattent, et la diffament en certaines fêtes qu'ils ont: car ils injurient et outragent les hommes rousseaux, et qui plus est, ils precipitent les ânes roux, comme font les Coptites, pour autant que Typhon a été roux, et de la couleur d'un âne rouge: et les Busirites et Lycopolites se gardent entièrement de sonner des trompettes, d'autant que leur son ressemble au cri de l'âne: et bref ils estiment que l'âne soit un animal immonde, pour la semblance de couleur qu'il a avec lui: et faisant des gâteaux és sacrifices des mois de Payni, et de Phaofi, ils y figurent dessus un âne lié: et au sacrifice de Soleil, à ceux qui veulent connaître Dieu, ils commandent qu'ils ne portent point de bagues d'or sur leurs corps, et qu'ils ne donnent point à manger à l'âne: et semble que les Pythagoriens mêmes eussent opinion, que Typhon était une puissance daemonique: car ils disent qu'il nasquit en un nombre pair de cinquante huict, et derechef que celle du nombre triangle est la puissance de Pluton, de Bacchus, de Mars: et que celle du quarré est de Rhea, de Venus, de Ceres, de Vesta et de Juno: et celle du Dodecagone, c'est à dire, à douze angles, est celle de Jupiter: et celle à cinquante et huict angles est celle de Typhon, ainsi comme Eudoxus a laissé par écrit. Et les Aegyptiens estimants que Typhon a été roux de couleur, immolent et sacrifient les boeufs de la même couleur, en faisant si exquise et si diligente observation, que s'il a un seul poil blanc ou noir, ils le réputent non sacrifiable, parce qu'ils estiment que ce qui est bon à sacrifier, ne soit pas agréable aux Dieux: ains au contraire, déplaisant à eux, d'autant qu'ils pensent que ce soient des corps qui ont reçu les âmes de quelque mauvais et méchants hommes, transformés en d'autres animaux: et pourtant font-ils toutes les execrations et maledictions du monde dessus la tête, laquelle ils coupent, et puis la jettent dedans la rivière, au moins ils le faisaient ainsi anciennement, mais maintenant ils la donnent aux étrangers: et puis les prêtres, qui se nomment les Seelleurs, venaient à marquer ce boeuf que l'on devait immoler, de la marque de leur seau, qui était, ainsi comme écrit Castor, l'image d'un homme à genoux, ayant les mains liées derrière, et l'épée à la gorge: semblable traitement font-ils à l'âne pour sa lourde rudesse et son insolence, non moins que pour sa couleur. Et pourtant surnomment ils Ochus, celui des Rois de Perse que plus ils haïssaient, comme execrable et abominable, l'âne: et Ochus en étant averti leur dit, cet âne-là mangera votre boeuf. aussi fit-il immoler leur boeuf Apis, ainsi comme Dinon a laissé par écrit. Et quant à ceux qui disent que Typhon, après la bataille perdue, s'en fuit sept journées dessus un âne, et que s'étant ainsi sauvé, il engendra des enfants, Jerosolymus et Judaeus, il est tout manifeste qu'ils veulent tirer à toute force les histoires des Juifs en cette fable. Telles doncques sont les conjectures que l'on en peut tirer, mais pour en discourir un peu avec raison, considérons premièrement les points où il y a plus de simplicité. Ainsi comme les Grecs allégorisent que Saturne est le temps, et que Juno est l'air, et que la génération de Vulcain est la transmutation de l'air en feu: aussi disent-ils que si Osiris empres les Aegyptiens s'entend être le Nil, qui se mêle avec Isis, c'est à dire la terre, et que Typhon est la mer, dedans laquelle le Nil venant à entrer, se perd et se dissipe çà et là, sinon en tant que la terre en recevant une partie en est rendue fertile par lui, et s'y fait une lamentation sacrée sur le Nil, par laquelle on le déplore comme naissant à la main gauche, et se perdant à la main droite: car les Aegyptiens estiment que la partie du Soleil levant soit la face du monde, et partie de Septentrion soit le côté droit, et la partie du Midi le côté gauche. Ce Nil doncques qui sourd à la main gauche, et se vient à perdre en la mer à la main droite, à bon droit est dit avoir sa naissance à la gauche, et sa mort à la droite. C'est pourquoi les prêtres ont la mer en abomination, et appellent le sel l'escume de Typhon, et est l'un des <p 325r> points qu'on leur défend, de n'user jamais de sel à la table, et la raison pourquoi ils ne saluent jamais les pilotes et gens de marine, pour autant qu'ils sont ordinairement sur la mer, et gagnent leur vie à l'art de naviger, et est aussi l'une des principales causes pourquoi ils abominent le poisson, de sorte que quand ils veulent écrire le haïr et abominer, ils peignent un poisson: comme au vestibule, qui est devant le temple de Minerve, en la ville de Saï, il y avait peint un petit enfant, un vieillard, et puis un épervier, et tout joignant un poisson, et à la fin un cheval de rivière, qui signifiait sous figure: «O arrivants et partants, jeunes et vieux, Dieu hait tout violente injustice:» car par l'épervier ils représentent Dieu, par le poisson haine et abomination, et par le cheval de rivière toute impudence de mal faire, d'autant que l'on tient qu'il tue son père, et puis se mêle par force avec sa mère. Ainsi semblera-il que le dire des Pythagoriens, qui disaient que la mer était la larme de Saturne, sous paroles couvertes voulussent donner à entendre, qu'elle était impure et immonde. j'ai bien voulu en passant alléguer cela, encore qu'il soit hors du propos de notre fable, pource qu'il contient une histoire toute commune: mais pour revenir à notre propos, les plus savants des prêtres entendent par Osiris non seulement la rivière du Nil, et par Typhon la mer, ains par l'un ils entendent généralement toute vertu de produire eau, et toute puissance humide, estimants que ce soit la cause materielle de génération, et la substance du germe génératif: et par Typhon ils entendent toute vertu desicative, toute chaleur de feu, et toute sécheresse, comme chose qui est de tout point contraire et ennemie de l'humidité: c'est pourquoi ils tienent que Typhon était rousseau de poil, et de teinct jaunastre, et pour cette raison ils ne recontrent pas volontiers les hommes qui sont de telles couleurs, ni ne parlent pas, sinon envis, à eux: au contraire ils feignent que Osiris était brun de couleur, pour autant que toute eau fait apparoir la terre, les vêtements, et les nuées mêmes noires, et l'humidité qui est dedans les jeunes hommes rend les cheveux noirs, et la couleur jaune, qui semble une pallidité procédant de sécheresse, qui est au corps de ceux qui ont passé la fleur et vigueur de la leur âge: et la saison de la primevère est verdoyant, générative et douce: mais l'arrière-saison de l'Automne à faute d'humeur est ennemie des plantes, et maladive pour les hommes. Et le boeuf qui publiquement est nourri en la ville de Heliopolis, que l'on appelle Mnevis, consacré à Osiris, et que les aucuns estiment être père d'Apis, est de poil noir, et est honoré en second lieu après celui d'Apis. davantage toute la terre d'Aegypte est fort noire entre les autres, comme ils appellent le noir des yeux Chemia, et l'accomparent et représentent par le coeur, lequel est chaud et humide et aussi à la senestre partie du monde, comme le coeur est tourné vers la partie gauche de l'homme, et encline là: et disent que le Soleil et la Lune ne sont point voiturés dedans des charriots ou charrettes, ains dedans des bateaux, desquels ils naviguent tout alentour du monde, donnants par cela couvertement à entendre, qu'ils sont nés et nourris d'humidité. Et estiment que Homere ayant appris des Aegyptiens, comme Thales, que l'eau était le principe de toutes choses, le met aussi, parce que Osiris est l'Ocean, et Isis est Thetis, qui nourrit et allaite tout le monde: car les Grecs appellent la projection de semence Apousian, et la commixtion du mâle et de la femelle Synousian: et Hyos en Grec signifie fils, qui est derivé de ce mot Hydor, qui vaut autant comme eau, et Hysai signifie plouvoir, et surnomment Bacchus Hyes, comme qui dirait, maître et seigneur de l'humide nature, qui n'est autre chose que Osiris. Et ce que nous prononceons Osiris, Hellanicus le met Hysiris, disant l'avoir ainsi ouï prononcer aux prêtres, et l'appellent par tout ainsi, non sans apparence de raison, à cause de sa nature et de son invention. Mais que ce soit Osiris un même Dieu que Bacchus, qui est-ce qui par raison le doit mieux savoir que toi, Ô Clea, attendu qu'en la ville de Thebes tu es la maîtresse des <p 325v> Thyades, et que dés ton enfance tu as été consacrée et devouée par ton père et par ta mère au service et à la religion d'Osiris? Mais si pour le regard des autres il est besoin d'alléguer des témoignages, nous laisserons les choses cachées et secrètes: mais ce que les prêtres font en public quand ils enterrent Apis, ayants apporté le corps sur un radeau, ne diffère en rien des cérémonies de Bacchus: car ils sont vestus de peaux de cerfs, et portent en leurs mains de javelines, et crient à pleines têtes, et se deménent fort, ne plus ne moins que ceux qui sont épris de la sainte fureur de Bacchus. C'est pourquoi plusieurs peuples de la Grèce portraient la statue de Bacchus avec une tête de taureau, et les femmes des Eliens en leurs prières le reclament et requirent de venir à elles avec son pied de boeuf: et les Argiens communément le surnomment Bougenes, qui est à dire, fils de vache: qui plus est ils l'invoquent et l'appellent hors de l'eau au son des trompettes, jetants dedans un abisme d'eau un agneau pour le portier, et cachent leurs trompettes dedans leurs javelines, ainsi comme Socrates l'écrit en son livre des saintes cérémonies. Et puis les faits Titaniques et la nuit toute entière s'accordent avec ce que l'on raconte du démembrement d'Osiris, et à sa resurrection et renouvellement de vie: aussi font les sepultures, car les Aegyptiens montrent en plusieurs lieux des sepultures d'Osiris: et les Delphiens pensent avoir les ossemens de Bacchus par devers eux, qui sont inhumés près de l'Oracle, et lui font les religieux un sacrifice secret dedans le temple d'Apollo, quand les Thyades, qui sont les prêtresses, commencent à remuer et entonner leur cantique de Licnites, qui est un surnom de Bacchus, derivé de Licnon, qui signifie le berseau d'un petit enfant. Or que les Grecs estiment que Bacchus soit le seigneur et maître non seulement de la liqueur du vin, mais aussi de toute autre nature humide, Pindare en est suffisant témoin quand il dit,
Bacchus le donneur de liesse
Les arbres accroisse en largesse,
Car sa lueur sainte produit
Toutes les espèces de fruit.
Voilà pourquoi il est étroitement inhibé et défendu à ceux qui servent et révérent Osiris, de gâter un arbre fruitier, et d'étouper une fontaine: si n'appellent pas seulement la rivière du Nil, le decoulement d'Osiris, ains toute autre sorte d'eau: au moyen dequoi devant ses sacrifices on porte toujours en procession une cruche à eau, en l'honneur de ce Dieu. Et puis ils peignent un Roi, ou le climat meridional du monde, par une feuille de figuier, et interpretent cette feuille l'abbreuvement et le mouvement de tous, et semble qu'elle se rapporte au membre naturel. Et quand ils celebrent la fête qu'ils appellent des Pamyliens, qui est toute Bacchanale, ils montrent et portent en procession une statue qui a le membre naturel, qui est trois fois aussi grand que l'ordinaire: car Dieu est le principe des choses, et tout principe par génération se multiplie soi-même. Or avons nous accoutumé de dire trois fois pour plusieurs fois, nombre fini pour infini: comme quand nous disons Trismacares, c'est à dire trois fois heureux, pour dire très heureux, et trois liens pour dire infinis: si d'aventure le nombre ternaire n'a été expressément et proprement choisi par les anciens: car la nature humide étant le principe et la génération de toutes choses, a engendré dés le commencement les trois premiers corps, à scavoir l'eau, l'air, et la terre. Car le propos que l'on ajoute à la fable, que Typhon jeta le membre viril d'Osiris en la rivière, et qu'Isis ne le peut trouver, mais qu'elle en fit faire une représentation semblable, et que l'ayant accoutré elle ordonna qu'on l'honorast, et qu'on le portât en pompe, tend à nous enseigner, que la vertu genitale et productive de Dieu, eut l'humidité pour sa première matière, et par le moyen d'icelle humidité se mêla parmi les choses qui étaient propres à participer de la génération. Il y a un autre propos que tienent les <p 326r> Aegyptiens, que un Apopis frère du Soleil faisait la guerre à Jupiter, qu'Osiris porta secours à Jupiter, et lui ayda à défaire son ennemi: au moyen dequoi il l'adopta pour son fils, et le nomma Dionysius, c'est à dire Bacchus. Si est facile à montrer que la fabulosité de ce propos-là touche couvertement la vérité de nature, car les Aegyptiens appellent Jupiter le vent, auquel rien n'est plus contraire que la sécheresse enflammée, ce que n'est pas le Soleil, mais elle a grande consanguinité et conformité à lui. Or l'humidité venant à éteindre l'extrémité de la sécheresse, fortifie et augmente les vapeurs qui nourrissent le vent et le tienent en vigueur: davantage les Grecs consacrent le lierre à Bacchus, lequel s'appelle en langage Aegyptien Chenosiris, qui signifie ainsi comme l'on dit, la plante d'Osiris: au moins Ariston, celui qui a décrit les colonies des Atheniens, dit l'avoir ainsi trouvé en une epistre d'Alexarchus. Il y a d'autres Aegyptiens qui tienent que Bacchus était fils d'Isis, et qu'il ne s'appellait pas Osiris: mais Arsaphes en la lettre Alpha, lequel nom signifie, ce disent-ils, prouesse et vaillance: ce que même donne à entendre Hermaeus en son premier livre des choses Aegyptiennes, là où il dit, qu'Osiris interpreté signifie pluvieux. Je laisse à alléguer Mnasas, qui ajoute à Epaphus, Bacchus, Osiris et Sarapis: je laisse aussi Anticlides, qui dit qu'Isis était fille de Prometheus, et qu'elle fut mariée avec Bacchus. Car les particulières propriétés que nous avons dit qui sont en leurs fêtes et sacrifices, font foi plus évidente et plus claire que nulle allégation de témoins: et entre les étoiles ils tienent que la Caniculaire est consacrée à Isis, laquelle étoile attire l'eau: et puis ils honorent le Lion, et ornent les portes de leurs temples avec des têtes de lion, ayants les gueules ouvertes, pource que le fleuve du Nil déborde quand le Soleil passe par le signe du Lion. Or ainsi comme ils estiment et appellent le Nil decoulement d'Osiris, aussi tienent ils que le corps d'Isis est la terre, non pas toute, mais celle que le Nil en se mêlant rend fertile et feconde, et de celle assemblée ils disent qu'il s'engendre Orus, qui n'est autre chose que la température et disposition de l'air, qui nourrit et maintient toutes choses: et disent que cet Orus fut nourri dedans les marets qui sont près de la ville de Butus, par la Déesse Latone, pource que la terre eueuse et arrosée d'eaux, produit et nourrit les vapeurs qui esteignent et empêchent la grande sécheresse. Ils appellent aussi les extrémités de la terre, et les confins des rivages qui touchent à la mer, Nephtys: c'est pourquoi ils surnomment Nephtys la derniere, et disent qu'elle fut mariée à Typhon: et quand le Nil débordé et hors de ses rives approche de ses extrémités-là, ils appellent cela l'adultère d'Osiris avec Nephtys, laquelle se connait à quelques plantes qui y sourdent, entre lesquelles est le Melilot, duquel, ce disent-ils, quand la graine vint à tomber, Typhon commença à s'apercevoir du tort qu'on lui faisait en son mariage. Ainsi disent-ils que Isis enfanta Orus legitime, et Nephtys Anubis bâtard: et en la succession des Rois, ils mettent Nephtys mariée à Typhon, qui fut la première stérile: et si cela ne s'entend point d'une femme, ains d'une Déesse: ils entendent sous ces paroles couvertes une terre de tout point stérile et infructueuse pour sa dureté. Et la surprise de Typhon, et sa domination usurpée, n'est autre chose que la force de la sécheresse qui fut la plus forte, et qui dissipa toute humidité, qui est le Nil, matière de produire en être, et de croître et augmenter tout ce qui naît de la terre. Et la Roine d'Aethiopie qui vint à son secours, ce sont les vents Meridionaux venants de devers l'Aethiopie: car quand ces vents-là du Midi vienent à gagner les Etesiens, qui soufflent de la part de Septentrion, et chassent les nues en l'Aethiopie, et par ce moyen empêchent que les grands ravages des pluies ne devalent des nues, alors la sécheresse obtient le dessus qui brûle tout, et surmonte de tout point le Nil son contraire, qui pour sa faiblesse se retire et reserre, tellement qu'elle le vous pousse bas, et perit en la mer. Car ce que la fable dit, qu'Osiris fut enfermé dedans un coffre, ou un cercueil, ne veut autre chose <p 326v> signifier, que le retirement et appetissement de l'eau: c'est pourquoi ils disent que Osiris disparut au mois d'Athyr, lors que cessants de souffler du tout les vents Etesiens, le Nil se retire, et la terre se découvre: et la nuit croissant l'obscurité crait, et la force de la lumière decrait et se diminue: et les prêtres alors font plusieurs cérémonies de tristesse, entre autres ils montrent un boeuf aux cornes dorées, qu'ils couvrent d'une couverture de lin teint en noir, pour représenter le deuil de la Déesse: car ils estiment que le boeuf soit l'image d'Osiris, et le vêtement de lin la terre: si le montrent quatre jours durant, depuis le dixseptiéme du mois tout de rang, pource qu'il y a quatre choses qu'ils regrettent, et dont ils font demontration de dueil: la première c'est le Nil, qui se retire et qui s'en va tarissant: la seconde, les vents du Septentrion qui se baissent, et les vents du Midi qui gagnent le dessus: la tierce, le jour qui devient plus court que la nuit: et après tout, le denuement et la découverture de la terre, avec le dévêtement aussi des arbres, qui au même temps perdent leurs feuilles qui leur tombent: puis la nuit du dixneufiéme jour il descend vers la mer, et les prêtres revètus de leurs habits sacrés portent le coffre sacré, où il y a un petit vase d'or, dedans lequel ils versent de l'eau douce: et adonc tous les assistants se prennent à crier, comme si Osiris était trouvé, et puis ils détrempent de la terre avec de l'eau, et y mêlant des plus précieuses senteurs et bonnes odeurs, en font une petite image en forme de croissant, et la vêtent et accoutrent, donnants clairement à connaître qu'ils estiment la substance de l'eau et de la terre être ces Dieux-là. Ainsi ayant Isis recouvré Osiris et élevé Orus, fortifié par vapeurs, brouillas et nuées, Typhon fut bien surmonté, mais non pas tué, pource que la Déesse, qui est dame de la terre, ne voulut pas permettre que la puissance qui est contraire à l'humidité, fut du tout anéantie, ains seulement la lascha et la diminua, voulant que ce combat demeurast, pource que le monde ne serait point entier et parfait quand la nature du feu en serait éteinte et ôtée. Et si cela ne se dit entre eux, aussi ne serait point ce propos vraisemblable, si quelqu'un le mettait en avant, que Typhon jadis fut venu au dessus d'une portion d'Osiris, pource que anciennement Aegypte était la mer, de manière qu'encore jusques aujourd'hui dedans les mines où l'on fouille, et parmi les montagnes, l'on trouve force coquilles de mer, et toutes les fontaines, et tous les puits, qui sont en grand nombre, ont l'eau salmastre et amère, comme étant encore en reste et reserve de la mer qui serait là coulée. Mais avec le temps Orus est venue au dessus de Typhon: c'est à dire, qu'étant venue la température des pluies, qui ont temperé l'excessive chaleur, le Nil a repoussé la mer, et montré la campagne à découvert, qu'il a toujours depuis remplie de plus en plus de nouveaux amas de terre: ce que témoigne l'expérience que nous en voyons tous les jours à l'oeil: car nous apercevons encores jusques aujourd'hui, que le fleuve apportant tous les jours de la nouvelle vase et amenant de la terre, la mer se retire toujours petit à petit en arrière, et que la mer s'en va, parce que ce qui était bas en elle, se remplit et se haulse par les continuels atterremens du Nil: et l'Île de Pharos, qu'Homere disait être de son temps éloignée de la navigation d'une journée de la terre ferme d'Aegypte, est maintenant partie d'icelle, non qu'elle s'en soit approchée ou remontée vers la terre, mais pource que la mer qui était entre-deux a cedé au fleuve, qui continuellement a maçonné de nouveau limon, dont il a augmenté la terre ferme. Mais cela ressemble aux Theologiques interpretations que donnent les Stoïques: car ils tiennent que l'esprit génératif et nutritif est Bacchus, et celui qui bat et qui divise est Hercules: celui qui reçait, Ammon: celui qui pénétre la terre, et les fruits, est Ceres, et Proserpine: celui qui passe à travers la mer est Neptune: les autres mêlants parmi les causes et raisons naturelles quelques unes triées des Mathematiques, <p 327r> mêmement de l'Astrologie, estiment que Typhon soit le monde du Soleil, et Osiris celui de la Lune, pource que la Lune a une lumière générative, multipliant l'humidité douce et convenable à la génération des animaux, et à la génération des plantes et des arbres: mais que le Soleil ayant une clarté de feu pur, échauffe et dessèche ce que la terre produit, et ce qui verdoye et florit, tellement que par son embrazement il rend la plus grande partie de la terre totalement deserte et inhabitable, et en plusieurs lieux supplante la Lune: et pourtant les Aegyptiens appellent toujours Typhon Seth, qui vaut autant à dire, comme dominant et forçant: et content que Hercules conjoint avec le Soleil, environne le monde, et Mercure avec la Lune: au moyen dequoi les oeuvres et effets de la Lune ressemblent aux actes qui se font par éloquence et par sagesse: et ceux du Soleil, à ceux qui se font à coups par force et puissance. Et disent les Stoïques que le Soleil s'allume de la mer, et s'en nourrit, mais que les fontaines et les lacs envoyent à la Lune une douce et délicate vapeur. Les Aegyptiens feignent que la mort d'Osiris advint le dixseptiéme jour du mois, auquel on juge mieux qu'en nul autre, qu'elle est pleine: c'est pourquoi les Pythagoriens appellent ce jour-là obstruction, et ont du tout en grande abomination ce nombre-là: car étant le seize nombre quarré, et le dixhuit plus long que large, ausquels deux seuls entre les nombres plats il advient, que les unités qui les environnent alentour sont égales aux petites aires contenues au dedans, le seul dixseptiéme tombant entre deux les sépare et déjoint l'un d'avec l'autre, et divise la proportion sesquioctave, étant coupé en intervalles inegaux. Et y en a aucuns qui tienent qu'Osiris vécut, les autres qu'il regna, vingt et huict ans: car autant y a il de jours éclairés de la Lune, et en autant de jours environne elle son cercle: et pour ce és cérémonies qu'ils appellent la sepulture d'Osiris, coupants du bois ils en font un coffre courbé, en façon de croissant, pour autant que quand elle s'approche du Soleil, elle devient pointue et cornue en forme de croissant, tant que finablement elle disparait. Et quant au démembrement d'Osiris, qu'ils disent avoir été coupé en quatorze pièces, ils donnent à entendre sous le voile de ces paroles couvertes, les jours qu'il y a du decours que la Lune va decroissant jusques à la nouvelle Lune, et le premier jour qu'elle commence à apparoir nouvelle, en s'échappant des rais du Soleil et le passant, ils l'appellent bien imparfait: car Osiris est bienfaisant, et son nom signifie beaucoup de choses, mais principalement une force active et bienfaisante, comme ils disent. Et son autre nom, qui est Omphis, Hermaeus dit qu'il signifie autant comme bienfaiteur: aussi estiment ils que les montées des débordements du Nil ont quelque répondance au cours de la Lune: car la plus haute qui se fait en la contrée Elephantine, monte jusques à vingt et huict coudées, autant qu'il y a de jours illuminés en chaque révolution de la Lune: et la plus basse qui se fait près de Mendes et de Xois est de six coudées, qui répond au premier quartier: et la moyenne qui se fait aux environs de Memphis, quand elle est juste est de quatorze coudées, répondant à la pleine Lune: et que Apis est l'image vive d'Osiris, et qu'il nasquit alors que la lumière générative descend de la Lune, et vient à toucher la vache quand elle appete le mâle, et pour ce resemble-il aux formes de la Lune, ayant des marques blanches et claires, fort obscurcies par les umbres du noir: c'est pourquoi ils solennisent une fête à la nouvelle Lune du mois, qu'ils appellent Phamenoth, laquelle ils nomment l'entrée d'Osiris en la Lune, qui est le commencement de la prime vere: ainsi mettent-ils la puissance d'Osiris en la Lune. Ils disent qu'Isis, qui n'est autre chose que la génération, couche avec lui, pourtant appellent-ils la Lune la mère du monde, et disent qu'elle est de nature double, mâle et femelle: femelle, en ce qu'elle est emplie et engrossie de la lumière du Soleil: et mâle, en ce que de rechef elle jette et répand en l'air des principes de génération: pource que l'intemperature sèche <p 327v> de Typhon ne gagne pas toujours, ains est bien souvent vaincue par la génération, et étant liée, se montre de nouveau, et combat de rechef à l'encontre d'Orus, qui n'est autre chose que ce monde terrestre, lequel n'est pas de tout point délivre de corruption, ni aussi de génération. Il y en a d'autres qui veulent, que toute cette fiction ne représente couvertement autre chose que les eclipses: car la Lune eclipse quand elle est au plein directement opposée au Soleil, et qu'elle vient à tomber dedans l'ombre de la terre, comme quand Osiris fut mis dedans la bière, et au contraire aussi elle le cache et fait disparoir au trentiéme jour, mais elle n'ôte pas du tout le Soleil, comme aussi ne fait pas Isis Typhon. Mais Nephtys engendrant Anubis, Isis lui est supposée, car Nephtys est la partie de dessous la terre qui ne nous apparait point, et Isis celle de dessus qui nous apparait: et le cercle qui s'appelle Orizon, qui est commun, et disgrege les deux hemispheres, se nomme Anubis, et se compare de figure à un chien, pource que le chien se sert de la vue aussi bien la nuit que le jour, et semble qu'envers les Aegyptiens Anubis a une pareille puissance que Proserpine envers les Grecs, étant et terrestre et céleste. Il y en a d'autres à qui il semble qu'Anubis est Saturne, et pourtant qu'il porte en son ventre et engendre toutes choses, qui s'appelle Kyein en langage Grec, pour cette cause a été surnommé Kyon, qui est à dire chien. Il y a doncques quelque secret qui fait que quelques-uns encore révérent et adorent le chien, car il fut un temps qu'il avait plus d'honneur en Aegypte que nul autre animal: mais depuis que Cambyses eut tué Apis, et jeté par pièce çà et là, nul autre animal n'en approcha ni n'en voulut tâter, sinon le chien, il perdit cette prerogative d'être le premier, et plus honoré que nul autre des animaux. Il y en a d'autres qui appellent l'ombre de la terre, qui fait eclipser la Lune quand elle y entre, Typhon. Parquoi il me semble qu'il ne serait pas hors de propos de dire, que particulièrement il n'y a pas une de ses interpretations qui soit entièrement parfaite, mais que toutes ensemble disent bien et droitement: car ce n'est ni la sécheresse seulement, ni le vent, ni la mer, ni les tenebres, mais tout ce qui est nuisible, et qui a une partie propre à perdre et à gâter, tout cela s'appelle Typhon. Et ne faut pas mettre les principes de l'univers en des corps qui n'ont point d'âmes, ainsi que font Democritus et Epicurus: ni ouvrier et fabricateur de la première matière, une certaine raison et une providence, comme font les Stoïques, ayant son être avant toutes choses, et commandant à tout: car il est impossible qu'il y ait une seule cause bonne ou mauvaise qui soit principe de toutes choses ensemble, pource que Dieu n'est point cause d'aucun mal, et la concordance de ce monde est composée de contraires, comme une lyre du haut et bas, ce disait Heraclitus: et ainsi que dit Euripide,
Jamais le bien n'est du mal séparé,
L'un avec l'autre est toujours temperé,
A fin que tout au monde en aille mieux.
Parquoi cette opinion fort ancienne, descendue des Theologiens et Legislateurs du temps passé jusques aux poètes et aux philosophes, sans que l'on sache toutefois qui en est le premier autheur, encore qu'elle soit si avant imprimée en la foi et persuasion des hommes, qu'il n'y a moyen de l'en effacer, ni arracher, tant elle est fréquentée, non pas en familiers devis seulement, ni en bruits communs, mais en sacrifices et divines cérémonies du service des Dieux, tant des nations barbares que les Grecs en plusieurs lieux, que ni ce monde n'est point flottant à l'aventure sans être regy par providence et raison, ni aussi n'y a-il une seule raison qui le tiene et qui le régisse avec ne sais quels timons, ne sais quels mors d'obéissance, ains y en a plusieurs mêlés de bien et de mal: et pour plus clairement dire, il n'y a rien ici bas que nature porte et produise, qui soit de soi pur et simple: ne n'y a point un seul dépensier de deux tonneaux qui nous distribue les affaires, comme un tavernier fait ses vins, en les <p 328r> mêlant et brouillant les uns avec les autres: ains cette vie est conduitte de deux principes, et de deux puissances adversaires l'une à l'autre, l'une qui nous dirige et conduit à côté droit, et par la droite voie, et l'autre qui au contraire nous en détourne et nous rebute: ainsi est cette vie mêlée, et ce monde, sinon le total, à tout le moins ce bas et terrestre au dessus de la Lune, inégal et variable, sujet à toutes les mutations qu'il est possible: car s'il n'y a rien qui puisse être sans cause précédente, et ce qui est bon de soi ne donnerait jamais cause de mal, il est forcé que la nature ait un principe et une cause dont procède le mal aussi bien que le bien. C'est l'avis et l'opinion de la plupart et des plus sages anciens: car les uns estiment qu'il y ait deux Dieux de mestiers contraires, l'un autheur de tous biens, et l'autre de tous maux: les autres appellent l'un Dieu qui produit les biens, et l'autre Démon, comme fait Zoroastres le Magicien, que l'on dit avoir été cinq cents ans devant le temps de la guerre de Troie. cettui donc appellait le bon Dieu Oromazes, et l'autre Arimanius: et davantage il disait, que l'un ressemblait à la lumière, plus qu'à autre chose quelconque sensible, et l'autre aux tenebres et à l'ignorance: et qu'il y en avait un entre les deux qui s'appellait Mithres: c'est pourquoi les Perses appellent encore celui qui intercède et qui moyene, Mithres: et enseigna de sacrifier à l'un, pour lui demander toutes choses bonnes, et l'en remercier: et à l'autre, pour divertir et détourner les sinistres et mauvaises: car ils bRaient ne sais quelle herbe, qu'ils appellent Omomi, dedans un mortier, et reclament Pluto et les tenebres, et puis la mêlant avec le sang d'un loup qu'ils ont immolé, ils la portent et la jettent en un lieu obscur où le Soleil ne donne jamais: car ils estiment que des herbes et plantes les unes appartiennent au bon Dieu, et les autres au mauvais Démon: et semblablement des bêtes comme les chiens, les oiseaux et les herissons terrestres, soient à Dieu: et les aquatiques, au mauvais Démon, et à cette cause réputent bienheureux ceux qui en peuvent faire mourir plus grand nombre: toutefois ces sages-là disent beaucoup de choses fabuleuses des Dieux, comme sont celles-ci, que Oromazes est né de la plus pure lumière, et Arimanius des tenebres: qu'ils se font la guerre l'un à l'autre: et que l'un a fait six Dieux, le premier celui de Benevolence, le second de Verité, le troisiéme de bonne Loi, le quatriéme de Sapience, le cinquiéme de Richesse, le sixieme de joie pour les choses bonnes et bien faites: et l'autre en produit autant d'autres en nombre, tous adversaires et contraires à ceux-ci. Et puis Oromazes s'étant augmenté par trois fois, s'éloigna du Soleil autant comme il y a depuis le Soleil jusques à la terre, et orna le Ciel d'astres et d'étoiles, entre lesquelles il en établit une comme maîtresse et guide des autres, la Caniculaire. Puis ayant fait autres vingt et quatre Dieux, il les mit dedans un oeuf: mais les autres qui furent faits par Arimanius en pareil nombre, grattèrent et ratissèrent tant cet oeuf, qu'ils le percèrent, et depuis ce temps-là les maux ont été pêle-mêle brouillés parmi les biens. Mais il viendra un temps fatal et predestiné, que cet Arimanius ayant amené au monde la famine ensemble et la peste, sera détruit et de tout point exterminé par eux: et lors la terre sera toute platte, unie et égale, et n'y aura plus qu'une vie et une sorte de gouvernement des hommes, qui n'auront plus qu'une langue entre eux, et vivront heureusement. Theopompus aussi écrit que selon les Magiciens, l'un de ces Dieux doit être trois mille ans vaincueur, et trois autres mille ans vaincu, et trois autres mille ans qu'ils doivent demeurer à guerroier et à combattre l'un contre l'autre et à détruire ce que l'autre aura fait, jusques à ce que finablement Pluton sera délaissé, et perira du tout, et lors les hommes seront bienheureux, qui n'auront plus besoin de nourriture, et ne feront plus d'ombre, et que le Dieu qui a ouvré, fait et procuré cela, chôme ce pendant et se repose un temps, non trop long pour un Dieu, mais comme mediocre à un homme qui dormirait. Voilà ce que porte la fable controuvée <p 328v> par les Mages. Et les Chaldées disent qu'entre les Dieux des planètes qu'ils appellent, il y en a deux qui font bien, et deux qui font mal, et trois qui sont communs et moyens: et quant aux propos des Grecs touchant cela, il n'y a personne qui les ignore: qu'il y a deux portions du monde, l'une bonne, qui est de Jupiter Olympien, c'est à dire céleste: l'autre mauvaise, qui est de Pluton infernal: et feignent davantage, que la Déesse Armonie, c'est à dire accord, est née de Mars et de Venus, dont l'un est cruel, hargneux et querelleux, l'autre est douce et générative. Prenez garde que les Philosophes mêmes convienent à cela, car Heraclitus tout ouvertement appelle la guerre, père, Roi, maître et seigneur de tout le monde, et dit que Homere quand il priait,
Puisse perir au ciel et en la terre,
Et entre Dieux et entre hommes, la guerre,
ne se donnait pas de garde qu'il maudissait la génération et production de toutes choses qui sont venues en être par combat et contrarieté de passions, et que le Soleil ne outre-passerait pas les bornes qui lui sont prefixes, autrement que les Furies ministres et aides de la Justice le rencontreraient. Et Empedocles chante, que le principe du bien s'appelle Amour et amitié, et souvent Armonie: et la cause du mal,
Combat sanglant, et noise pestilente.
Quant aux Pythagoriens, ils designent et specifient cela par plusieurs noms, en appellant le bon principe, Un, fini, reposant, droit, non pair, quarré, dextre, lumineux: et le mauvais, Deux, infini, mouvant, courbe, pair, plus long que large, inégal, gauche, tenebreux. Aristote appelle l'un forme, l'autre privation: Et Platon, comme umbrageant et couvrant son dire, appelle en plusieurs passages l'un de ces principes contraires, le même, et l'autre l'Autre: mais és livres de ses lois qu'il écrivit étant déjà vieil, il ne les appelle plus de noms ambigus ou couverts, ni par notes significatives, ains en propres termes il dit, que ce monde ne se manie point par une âme seule, ains par plusieurs à l'aventure, à tout le moins, non par moins que deux, desquelles l'une est bienfaisante, l'autre contraire à celle-là, et produisant des effets contraires: et en laisse encore entre deux une troisiéme cause, qui n'est point sans âme, ni sans raison, ni immobile de soi-même, comme aucuns estiment, ains adjacente et adhèrente à toutes ces deux autres, appellant toutefois toujours la meilleure, la désirant et la prochassant, comme ce que nous dirons ci-après le rendra manifeste, qui accommodera la Theologie des Aegyptiens avec la Philosophie des Grecs, parce que la génération, composition, et constitution de ce monde ici est mêlée de puissances contraires, non pas toutefois égales, car la meilleure le gagne, et est plus forte, mais il est impossible que la mauvaise perisse du tout, tant elle est avant imprimée dedans le corps et dedans l'âme de l'univers, faisant toujours la guerre à la meilleure. En l'âme doncques l'entendement et la raison, qui est la guide et la conduitte, et le maître de toutes les bonnes choses, c'est Osiris: et en la terre, és vents, en l'eau, et au ciel, et aux astres, ce qui est ordonné, arrêté et bien disposé en température, saisons et révolutions, cela s'appelle decoulement ou defluxion d'Osiris, et l'image apparent d'icelui: au contraire la partie de l'âme passionnée, violente, deraisonnable, folle, est Typhon: et du corps ce qui est débile, indispos et maladif, qui est turbulent par temps obscur, mauvais air, obscurcissement de Soleil, privation de Lune, devoyements hors du cours naturel, disparition: toutes ces choses-là sont Typhons, comme l'interpretation même du mot Aegyptien le signifie, car ils appellent Typhon Seth, qui vaut autant à dire comme supplantant, dominant, forçant. Il signifie aussi bien souvent retour, et quelquefois aussi sursault et supplantation: et disent aucuns que l'un des familiers amis de Typhon, s'appellait Bebaeon: et Manethus arrière dit, que Typhone s'appelle aussi Bebon, qui signifie empêchement et retention, comme étant la puissance de Typhon qui arrête et empêche les affaires qui sont bien acheminés, <p 329r> et qui vont ainsi qu'il appartient. Voilà pourquoi des bêtes privées ils lui dedient et attribuent la plus grossière et la plus lourde, qui est l'âne, et quant à l'âne nous en avons parlé auparavant: et des sauvages celles qui sont les plus cruelles, comme le crocodile et le cheval de rivière. En la ville de Mercure ils montrent l'image de Typhon, qui est un cheval de rivière, sur lequel il y a un épervier qui combat un serpent, par le cheval représentants Typhon, et par l'épervier, la puissance et l'authorité que Typhon ayant acquise par force, ne se soucie pas d'être souvent troublé, et de troubler aussi les autres par malice: et pourtant faisants un sacrifice le septiéme jour du mois de Tybi, lequel sacrifice ils appellent la venue d'Isis du pays de la Phoenice, ils font sur les gâteaux du sacrifice un cheval de rivière lié et attaché. Et en la ville d'Apollo la coutume était, qu'il fallait que chacun y mangeât du crocodile, et à certain jour ils en font une grande chasse, où ils en tuent tant qu'ils peuvent, et puis les jettent devant le temple. Ils disent que Typhon étant devenu crocodile est échappé à Orus, attribuants toutes les mauvaises bêtes, les dangereuses plantes, les violentes passions, comme étant oeuvres ou parties, ou mouvements de Typhon: au contraire ils peignent et représentent Osiris par un sceptre sur lequel il y a un oeil peint, entendants par l'oeil la provoyance, et par le sceptre l'authorité et la puissance, comme Homere appelle Jupiter, celui qui est maître et seigneur de tout le monde, le souverain et le clair-voyant, nous donnant à entendre par souverain sa supréme puissance, et par clair-voyant sa sagesse et sa prudence. Ils le représentent aussi souvent par un épervier, d'autant qu'il a la vue claire et aigue à merveilles, et le vol merveilleusement vite et léger, et se remplit moins de viande, et est moins sur sa bouche que nul autre: et dit-on qu'en volant par-dessus des corps morts non ensevelis, il leur jette de la terre sur les yeux: et quand il fond sur la rivière pour boire, il dresse et herisse son pennache, puis quand il a bu il le rabat de rechef, par où il appert qu'il est sauve, et qu'il a échappé le crocodile, car si le crocodile le happe, son pennache lui demeure droit et herissé comme il était. Mais par tout où l'image d'Osiris est en forme d'homme, ils le peignent avec le membre viril droit, pour figurer sa vertu d'engendrer et de nourrir: et l'habillement qui revêt ses images, est tout reluisant comme feu, réputants le feu être le corps de la puissance du bien, comme matière visible d'une substance spirituelle et intellective. Voilà pourquoi il ne faut pas s'arrêter au propos de ceux qui attribuent la sphère du Soleil à Typhon, attendu que jamais à lui ne s'attribue rien qui soit luisant, ni salutaire, ni disposition, génération ou mouvement qui soit faite par mesure ni avec raison, mais si en l'air ou en la terre il se fait quelque émotion de vents ou d'eaux hors de saison, quand la cause primitive d'une désordonnée et indéterminée puissance vient à éteindre les vapeurs. Et puis és sacrés hymnes d'Osiris ils reclament et invoquent celui qui repose entre les bras du Soleil: et le trentiéme jour du mois Epiphi ils solennisent la fête des yeux d'Orus, lors que le Soleil et la Lune sont en une même droite ligne, comme estimants non seulement la Lune, mais aussi le Soleil, être l'oeil et la lumière d'Orus: et le vingt et huitième du mois de Phaophi, ils solennisent une autre fête qu'ils appellent le bâton du Soleil, qui est après l'equinocce de l'automne, donnant couvertement à entendre, que le Soleil a besoin d'un soutien, d'un appui, et d'un renfort, d'autant que sa chaleur commence à diminuer, et sa lumière aussi s'enclinant et s'éloignant obliquement de nous: davantage ils portent alentour du temple sept fois une vache environ le solstice d'hiver, et cette procession s'appelle le recherchement d'Osiris ou la révolution du Soleil, comme désirant lors la Déesse les eaux de l'hiver: et font autant de tours, pour autant que le cours du Soleil depuis le solstice de l'hiver jusques à celui de l'été se fait au septiéme mois. On dit aussi que Orus, le fils d'Isis, fut le premier qui sacrifia au Soleil le quatriéme jour du mois, ainsi <p 329v> qu'il est écrit au livre de la nativité d'Orus, combien que à chaque jour ils offrent par trois fois du parfum au Soleil: la première fois environ le Soleil levant, de Resine: la seconde fois sur le midi, de Myrrhe: et environ le coucher du Soleil, d'une composition qu'ils nomment Kyphi: l'interpretation et signifiance desquels parfums je déclarerai ci-après: mais ils pensent révérer et honorer le Soleil par tout cela. Et qu'est-il besoin de ramasser beaucoup de telles choses, attendu qu'il y en a qui tout ouvertement maintienent qu'Osiris est le Soleil, et que les Grecs l'appellent Sirius, mais que l'article que les Aegyptiens ont mis devant, a fait que l'on ne s'en est pas aperçu: et que Isis n'est autre chose que la Lune, et que de ses images celles à qui l'on donne des cornes ne représentent autre chose que le croissant: et ceux qui la vêtent de noir, signifient les jours qu'elle se cache, ou qu'elle s'obscurcit, desquels elle court après le Soleil: c'est pourquoi en leurs amourettes ils reclament la Lune: et Eudoxus même dit, que Isis preside, régit et gouverne les amours: et en tout cela encore y a-il quelque vérisimilitude: mais de dire que Typhon soit le Soleil, il n'y faut pas seulement prêter l'oreille. Et à tant reprenons de rechef notre premier propos. Car Isis est la partie feminine de la nature apte à recevoir toute génération, pour laquelle occasion elle est appelée de Platon nourrice et tout recevant, et par plusieurs est surnommée Myrionymos, c'est à dire ayant noms infinis, d'autant qu'elle reçoit toutes espèces et toutes formes, selon qu'il plaît à la première raison de la tourner; mais elle a en elle un amour naturellement imprimé de ce premier et principal être, qui n'est autre chose que le bien souverain, et le poursuit et désire: et au contraire elle fuit et repousse la partie du mal, bien qu'elle soit la matière et la place idoine et capable de recevoir l'une et l'autre: mais de soi-même elle incline toujours plutôt au bien, et se baille plutôt à engendrer et à semer en elle des semblances et decoulements, car elle prend plaisir et se réjouit quand elle est engrossie du bien, et qu'elle en peut enfanter: car cela est une représentation et décrition de substance engendrée en la matière, et n'est cela qu'une figuration et imitation de ce qui est. Voilà pourquoi ce n'est point hors de propos qu'ils feignent que l'âme d'Osiris soit éternelle et immortelle, et que Typhon en déchire bien souvent et perd le corps, et que Isis, errant çà et là, le va cherchant, et rassemblant les pièces: car ce qui est bon et spirituel, conséquemment n'est point aucunement sujet à mutation ou altération, mais ce qui est sensible et materiel, il moule plusieurs images, et reçoit plusieurs raisons et plusieurs similitudes, ne plus ne moins que les seaux et figures qui s'impriment en cire ne demeurent pas toujours, ains sont sujettes à changement, altération, et à trouble, lequel a été chassé de la supérieure région céleste, et envoyé en bas, où il combat à l'encontre d'Orus, que Isis engendre sensible, étant l'image du monde spirituel et intellectuel. C'est pourquoi on dit que Typhon l'accusa de bâtardise, comme n'étant pas pur et sincere, comme est son père, le discours de l'entendement, qui est simple non mêlé d'aucune passion, ains est celui-ci abâtardi et adulteré, à cause qu'il est corporel: à la fin demeurent les victoires à Mercure, qui est le discours de la raison, qui nous témoigne et nous montre que la nature a produit ce monde materiel à la forme du spirituel et intellectuel. Car la naissance d'Apollo, qui fut engendré d'Isis et d'Osiris lors que les Dieux étaient encore dedans le ventre de Rhea, signifie couvertement que devant que ce monde fut manifestement mis en évidence, et que la matière de la raison fut parachevée, qui par nature était convaincue d'être imparfaite, la première génération était déjà faite: et c'est ce qu'ils appellent l'ancien Orus, car ce n'était pas encore le monde, mais une image et un dessein d'icelui entendement: mais cettui est l'Orus déterminé, défini et parfait, qui ne tua pas du tout entièrement Typhon, ains lui ôta la force et la puissance de pouvoir plus rien faire. D'où <p 330r> vient qu'en la ville de Coptus on dit que l'image de Orus tenait en l'une de ses mains le membre viril de Typhon, et feint-on aussi, que Mercure lui ôta ses nerfs, dont il fit des chordes à sa lyre: nous enseignants par cela, que la raison a mis d'accord tout ce qui auparavant était en discord: et ne tollit pas du tout entièrement la puissance de perdre et de corrompre, ains la remplit et parfait: dont procède qu'elle est faible et débile, se mêlant et attachant aux parties sujettes à mutation et altération de tremblements et de concussions en la terre et de grandes ardeurs et vents extraordinaires et excessifs, et aussi de fouldres, tonnerres et éclairs qu'elle produit en l'air, et empoisonne de pestilence les eaux et les vents de l'air, s'étendant et élevant la tête jusques au ciel de la Lune, obscurcissant et noircissant bien souvent ce qui de nature est clair et luisant: comme les Aegyptiens cuident, et disent que Typhon tantôt a donné un coup sur l'oeil à Orus, et tantôt lui a arraché, et l'a avallé, et puis l'a rendu au Soleil: car par le coup ils entendent couvertement le decours de la Lune, qui se fait par chaque mois: et par la privation totale de l'oeil, l'eclipse et défaut de la Lune: à laquelle le Soleil remédie, en la reilluminant aussi tôt comme elle est sortie de l'ombre de la terre. Mais la principale et divine nature est composée de trois choses, de l'entendement, et de la matière, et du composé de ces deux choses, que nous appellons le monde. Or Platon appelle cette intellectuelle, l'idée, le patron et le père: la matière il la nomme la mère, la nourrice, et le fondement et la place de la génération: ce qui est produit de ces deux, il a accoutumé de l'apeller l'engendré et l'enfanté. Et pourrait-on à bon droit conjecturer, que les Aegyptiens auraient voulu comparer la nature de l'univers au triangle, qui est le plus beau de tous, duquel même il semble que Platon és livres de la Republique use à ce propos, en composant une figure nuptiale: et est ce triangle de cette sorte, que le côté qui fait l'angle droit est de trois, la base de quatre, et la troisiéme ligne, qu'on appelle soubtendue, est de cinq, qui a autant de puissance comme les deux autres qui font l'angle droit: ainsi faut comparer la ligne qui tombe sur la base à plomb au mâle, la base à la femelle, et la soubtendue à ce qui naît des deux: et Osiris au principe, Isis à ce qui le reçait, et Orus au composé des deux: car le nombre ternaire est le premier non pair, et parfait, le quatre est nombre quarré, composé du premier nombre pair, qui est deux: et cinq ressemble partie à son père et partie à sa mère, étant composé du deux et du trois: et si semble que ce mot de Pan, qui est l'univers et le monde, soit derivé de Penté, qui signifie cinq: et si Pembasasthai signifiait anciennement nombrer: [...]. qui plus est, le cinq en soi multiplié fait un quarré, qui est vingtcinq, autant comme les Aegyptiens ont de lettres en leur Alphabet, et autant comme Apis vécut d'années. Ils ont doncques accoutumé d'appeler Orus Kaemin, qui vaut autant à dire comme, vu, pource que ce monde est sensible et visible: et Isis aucunefois s'appelle Mouth, et quelquefois Athyri ou Methyer, et entendent par le premier Mere, et par le second la belle maison d'Orus, comme Platon l'appelle, le lieu de génération, et recevant: le troisiéme est composé de plein et de cause, car la matière est plein du monde, étant mariée au premier principe bon, pur et bien orné: et pourrait sembler que le poète Hesiode, disant que toutes choses au commencement étaient le Chaos, la Terre, le Tartare et l'Amour, se fondait sur mêmes principes qui sont signifiés par ces noms-là, et qu'il entend par la terre Isis, par l'amour Osiris, et par le tartare Typhon, car par le Chaos il semble qu'il veuille entendre quelque place et quelque endroit du monde: et semble que les affaires mêmes appellent aucunement la fable de Platon, que Socrates récite au livre du convive, là où il expose la génération de l'Amour, disant que Penía, c'est à dire pauvreté, désirant avoir des enfants, s'alla coucher au long de Porus, c'est à dire richesse, qui dormait, et qu'ayant été engrossie de lui, elle enfanta Amour, <p 330v> qui de sa nature est mêlé et divers en toutes sortes, comme celui qui est né d'un père bon sage, et ayant tout ce qui lui fait besoin, et d'une mère pauvre, indigente, et qui pour son indigence appéte autrui, et est toujours après à le chercher et requérir: car Porus n'est autre chose que le premier aimable, désirable, parfait, et n'ayant besoin de rien: et appelle Penía la matière, qui de soi-même est toujours indigente du bien, par lequel elle est remplie, et qu'elle désire et participe toujours: et celui qui est engendré d'eux Orus (c'est le monde) n'est point immortel, ni impassible, ni incorruptible, ains toujours engendrant tâche à faire par vicissitude de mutations, et par révolution de passion de demeurer toujours jeune, comme si jamais ne devait perir. Or se faut-il servir des fables, non comme de propos qui réelement subsistent, ains en prendre ce qui par similitude convient à chacun. Quand doncques nous disons la matière, il ne faut pas en le référant aux opinions de je ne sais quels philosophes, estimer que ce soit un corps sans âme, sans qualité, qui demeure quant à soi oisif, sans action quelconque: car nous appellons l'huile la matière d'un parfum, et l'or la matière d'une statue d'or, combien qu'ils ne soient pas de tout point hors de toute similitude: aussi disons nous que l'âme même et l'entendement de l'homme est la matière de la vertu et de la science, et les baillons à former, dresser, et accoutrer par la raison, et y en a eu quelques-uns qui ont dit, que l'entendement était le propre lieu des espèces, et le moule des choses intelligibles. Comme aussi y a il quelques naturels qui tienent, que la semence de la femme n'a point de force de principe constituant en la génération de l'homme, et ne sert que de matière et de nourriture seulement: suivant lesquels il faut aussi entendre, que cette Déesse ayant fruition du premier Dieu, et le hantant continuellement pour l'amour des biens et vertus qui sont en lui, ne lui resiste point, ains l'aime comme son mari juste et legitime: comme nous disons que une honnête femme qui jouit ordinairement de son mari, ne laisse pas pour cela de l'aimer et désirer, aussi ne laisse elle pas à être enamourée de lui, bien qu'elle soit toujours avec lui, et qu'elle soit remplie de ses principales et plus sinceres parties: mais là où Typhon sur la fin y survient, elle s'en fâche et s'en contriste, et pour ce dit-on qu'elle en deméne deuil, et qu'elle recherche quelques reliques et quelques pièces d'Osiris, lesquelles, quand elle en peut trouver, elle reçoit et recueille soigneusement, et les cache diligemment, comme derechef elle en montre et en produit d'autres d'elle-même: car les raisons, les Idées, et les influences de Dieu qui sont au ciel et aux étoiles, y demeurent quant à cela: mais celles qui sont semées parmi les corps sensibles et passibles en la terre et en la mer, et sont attachées aux plantes et aux animaux, y étant amorties, et ensevelies, se réveillent et resuscitent aucunefois par génération. Voilà pourquoi la fable dit, que Typhon concha avec Nephthys, et que Osiris aussi à la dérobée eut sa compagnie, car la puissance de perdre et amortir occupe principalement les dernieres parties de la matière, que l'on appelle Nephthys et mort, et la vertu générative et conservatrice y donne bien peu de semence faible et débile, étant perdue et amortie par Typhon, sinon en tant que Isis la recueillant la conserve et la nourrit et maintient: mais universellement cettui-ci vaut mieux, comme Platon et Aristote sont d'opinion, et la puissance naturelle d'engendrer et de conserver se meut devers lui, comme devers l'être, et celle de perdre et de gâter arrière de lui, vers le non être: c'est pourquoi ils appellent l'un Isis, qui est un mouvement animé et sage, étant le mot derivé de Iesthai, qui signifie mouvoir par certaine science et raison, car ce n'est point un mot barbaresque. Mais ainsi que le nom général de tous Dieux et de toutes Déesses, qui est Theos, est dit, ou de Theaton, ou de Theon, dont l'un signifie visible, et l'autre courant: aussi et nous, et les Aegyptiens, avons appelé cette Déesse Isis, et de la science ensemble et du mouvement: ainsi dit Platon que <p 331r> les anciens qui l'ont appelée Isia, ont voulu dire Osia, c'est à dire sainte, comme Noësis et Phronesis, qui sont mouvemens de l'entendement et du jugement: et ont aussi imposé ce mot Syniénai à signifier ceux qui ont trouvé et qui voyent à découvert le bien et la vertu: comme aussi ils ont ignominieusement denommé de noms contraires les choses qui empêchent, gardent et arrêtent le cours des choses naturelles, et ne les laissent aller, en les nommant Kakía vice, Aporía indigence, Dilía lâcheté, Anía douleur, comme gardant, Iénai ou Iesthai, c'est à dire, d'aller en avant. Quant à Osiris c'est un nom composé de Osios et Ieros, c'est à dire saint et sacré: car c'est la raison ou Idée commune des choses qui sont au ciel, et en bas, dont les anciens avaient accoutumé de nommer les unes saintes, et les autres sacrées: et la raison qui montre les choses célestes, et le cours des choses qui se meuvent la-sus, s'appelle Anubis, et quelquefois Hermanubis, l'un comme convenable à celles de la-sus, et l'autre à celles de ça-bas: pourtant sacrifient-ils à l'un un coq blanc, et à l'autre un jaune, pource qu'ils estiment les choses de la-sus pures, simples et luisantes, et celles de ça-bas mêlées et de diverses couleurs: et ne se faut pas émerveiller si l'on a déguisé les termes à la façon des mots Grecs, car il y en a infinis autres qui ont été transportés de la Grèce avec les hommes qui en sont autrefois sortis, et y demeurent encore jusques aujourd'hui, comme étrangers, hors de leurs pays: entre lesquels il y en a aucuns qui sont cause de faire calomnier les poètes, qui les rappellent en usage, comme s'ils parlaient barbaresquement, par ceux qui appellent telles dictions poétiques, et obscures, glottas, qui est à dire langues: mais és livres que l'on appelle de Mercure, on dit qu'il y a écrit touchant les noms sacrés, que la puissance ordonnée sur la révolution du Soleil, les Aegyptiens l'appellent Orus, et les Grecs Apollon, et celle qui est ordonnée sur le vent, aucuns l'appellent Osiris, les autres Sarapis, les autres en Aegyptien Sothi, qui signifie être grosse ou engrossement: d'où vient que par un peu de la dépravation de langage l'étoile Caniculaire a été nommée Kyon, qui vaut autant à dire comme chien, Caniculaire, laquelle on estime propre à Isis: bien sais-je qu'il ne faut point étriver touchant les noms, toutefois je céderais plutôt aux Aegyptiens de ce mot Sarapis que de Osiris: celui-là est étranger, et cettui-ci Grec, mais l'un et l'autre signifie une même puissance de la divinité. A quoi se rapporte le langage des Aegyptiens, car bien souvent ils appellent Isis du nom de Minerve, qui signifie en leur langue autant comme, Je suis venu de moi-même: qui montre et donne à entendre un volontaire mouvement: et Typhon, comme nous avons dit, se nomme Seth, Bebon, et Smi, tous lesquels noms signifient un arrêt violént, et empêchant une contrarieté, et un devoyement et détournement. davantage ils appellent la pierre de l'aimant l'os de Orus, et le fer l'os de Typhon, ainsi que l'écrit Manethus: car ainsi comme le fer semble quelquefois suivre, et se laisser tirer à l'aimant, et bien souvent aussi se retourne et repousse à l'encontre: aussi le bon et salutaire mouvement qui à la raison du monde convertit et amène à soi, et adoucit par remontrances de bonnes paroles celle dureté de Typhon, mais aussi quelquefois elle rentre en soi-même, et se cache et profonde en impossibilité. davantage Manethus dit, que les Aegyptiens feignent de Jupiter, que ses deux cuisses se prirent et unirent tellement ensemble, qu'il ne pouvait plus marcher, en sorte que de honte il se tenait en solitude, mais que Isis les lui coupa et les divisa d'ensemble, tellement qu'elle le fit marcher droit à son aise. Laquelle fable donne couvertement à entendre que l'entendement et la raison de Dieu marchent invisiblement, et secrètement procèdent à génération par mouvement: ce que montre et donne taisiblement à entendre le Seistre, qui est la cresserelle d'érain, dont on use és sacrifices d'Isis, qu'il faut que les choses se secouent, et ne cessent jamais de se remuer, et quasi s'esveillent et se croulent, comme si elles s'endormaient ou languissaient: car ils disent <p 331v> qu'ils détournent et repoussent Typhon, avec ses Seistres, entendants que la corruption liant et arrêtant la nature, le mouvement de rechef la délie, reléve et remet sus par la génération. Et cette cresserelle étant ronde par-dessus sa curvature contient quatre choses qui se secouent: car la portion du monde qui naît ou qui meurt, c'est à dire sujette à corruption et altération, est contenue par la sphère de la Lune, au dedans de laquelle toutes choses s'émeuvent et se changent par les quatre éléments, du feu, de la terre, de l'eau, et de l'air: et sur la rondeur du Seistre au plus haut ils y engravent la figure d'une chatte, ayant la tête d'un homme, et au dessous des choses que l'on secoue: quelquefois ils y engravent le visage d'Isis, et quelquefois celui de Nephthys, signifiants par ces deux faces la naissance et la mort, car ce sont les mutations et motions des éléments: et par la chatte ils entendent la Lune, à cause de la varieté de sa peau, qu'elle besogne la nuit, et qu'elle porte beaucoup: car on dit qu'elle porte premièrement un chatton à la première portée, puis à la seconde deux, à la troisiéme trois, et puis quatre, et puis cinq, jusques à sept fois, tant qu'elle en porte en toute vingthuict, autant comme il y a de jours de la Lune: ce qui à l'aventure est fabuleux, mais bien est véritable se remplissent et s'élargissent en la pleine Lune, et au contraire s'estroississent et se diminuent au decours d'icelle: et quant au visage d'homme qu'ils lui baillent, ils entendent par là la subtilité ingenieuse et de grand discours des mutations de la Lune. Et pour estraindre tout ce propos en peu de paroles, la raison veut que nous n'estimions point, ni que le Soleil, ni l'eau, ni que la terre, ni le ciel, soient Isis ou Osiris, ni semblablement aussi que la sécheresse, l'ardeur excessive de chaleur, ni le feu, ni la mer, soient Typhon, mais simplement tout ce qui est en telles choses demesuré, inconstant, désordonné, tant en exces qu'en défaut, il le faut attribuer à Typhon: et au contraire tout ce qu'il y a de bien disposé, bien ordonné, de bon et de profitable, il nous faut croire que c'est oeuvre d'Isis, et l'image, l'exemple et la raison d'Osiris: et en l'honorant et adorant de cette sorte, nous ne pécherons point, et qui plus est nous ôterons toute la défiance et doute d'Eudoxus, qui demande pourquoi c'est que Ceres n'a aucune part de la superintendance des amours, et qu'on la donne toute à Isis, et pourquoi Bacchus ne peut ni augmenter et croître le Nil, ni commander aux morts: car pour en dire une raison générale et commune, nous estimons que ces Dieux-là ont été ordonnés pour la portion du bien, et que tout ce qu'il y a en la nature de beau ou de bon est par la grâce et par le moyen de ces Deitez-là, l'un qui en donne les premiers principes, et l'autre qui les reçoit et qui demeure persévérante. Et par même moyen satisferons à la commune et aux mechaniques, qui se délectent en des changemens des saisons de l'année, ou bien de la procreation, semailles et labourages des fruits, qui approprient et acommodent les propos de ces Dieux-là, à ce en quoi ils prennent plaisir, disants que l'on ensevelit Osiris, quand on couvre la semence dedans la terre, et que de rechef il resuscite et retourne en vie, quand il commence à germer: et que c'est pource que l'on dit, que quand Isis se sentit enceinte elle s'attacha au col un préservatif le sixiéme jour du mois qu'ils appellent Phaophi, et qu'elle enfanta Harpocrates environ le solstice de l'hiver, n'étant pas encore à terme avec les premières fleurs et premiers germes: Voilà pourquoi on lui offre les premices des lentilles, et solennise-l'on les jours feriaux de ses couches après l'equinocce de la primevère. Car quand les hommes populaires entendent cela, ils y prennent plaisir et le craient, prenants la vérisimilitude pour le croire des choses ordinaires et qui nous sont tous les jours à la main. Et n'y a point d'inconvénient premièrement qu'ils nous fassent les Dieux communs, et non pas propres et particuliers aux Aegyptiens, et qu'ils ne comprennent pas seulement le Nil et la terre que le Nil arrose, sous ces noms-là, ni en nommant leurs lacs, leurs alisiers, et la nativité des Dieux, <p 332r> ils ne privent pas les autres hommes qui n'ont point de Nil, ni de Butus, ni de Memphis, et néanmoins reconnaissent et ont en vénération la Déesse Isis, et les Dieux qui l'accompagnent, desquels ils ont depuis naguères appris à nommer aucuns des noms mêmes des Aegyptiens: mais de tout temps ils ont eu la connaissance de leur vertu et puissance, et à raison de ce les ont adorez. Et secondement, qui est bien plus grande chose, à fin qu'ils craignent et se donnent bien garde de dissoudre et defiler, sans y penser, les divinités en des rivières, des vents, des labourages, et autres altérations de la terre, mutations de saisons et qualités de l'air, comme font ceux qui tienent que Bacchus soit le vin, Vulcain soit la flamme, et Proserpine, comme dit Cleanthes en un passage, soit l'esprit qui pénétre dedans les fruit de la terre, et comme un poète dit touchant les moissonneurs, Lors qu'à Ceres les jeunes jouvenceaux
Vont découpant les membres à faisceaux.
Car ceux-là ressemblent proprement à ceux qui cuident que les voiles, les chables et cordages, ou l'ancre, soient le pilote: et que les filets, la trame et l'estaim, et la navette, soient le tisserand: et que le gobelet, la ptisanne, ou l'hydromel, soient le médecin: mais en ce faisant ils s'impriment de mauvaises et blasphemes opinions à l'encontre des Dieux, en donnant des noms des Dieux à des natures et des choses insensibles, inanimées et corruptibles, dont ils se servent nécessairement, et ne s'en sauraient passer. Car il ne faut pas entendre que ces choses-là elles mêmes soient Dieux, pource que rien ne peut être Dieu qui n'a point d'âme, ne qui soit sujet, ni sous la main à l'homme, mais par ces choses-là nous avons connu que ce sont les Dieux qui les nous donnent perdurables, et qui nous les prêtent pour nous en servir, non qu'ils soient autres en un pays, et autres en un autre, ne qu'ils soient Grecs, ou étrangers barbares, ni Septentrionaux et Meridionaux, ains comme le Soleil, et la Lune, le ciel, et la terre, et la mer, sont communs à tous, mais ils sont appelés de divers noms en divers lieux: ainsi d'une même intelligence qui ordonne tout le monde, et d'une même providence qui a soin de le gouverner, et des puissances ministeriales sur tout ordonnées, autres noms et autres honneurs selon la diversité des lois ont été données, et usent les prêtres de marques et mystères, aucuns plus obscurs, autres plus clers, pour conduire notre entendement à la connaissance de la divinité: non sans péril toutefois, parce que les uns ayants failli le droit chemin sont tombés en superstition, et les autres fuyants la superstition, comme si c'était un marets, ne se donnent de garde qu'ils tombent dedans le precipice d'impieté. Et pourtant faut-il en cela prendre la raison de la philosophie, qui nous guide en ces saintes contemplations, pour dignement et religieusement penser de chaque chose qui s'y dit et qui s'y fait, à fin qu'il ne nous adviene comme à Theodorus, qui disait que la doctrine qu'il tendait de la main droite, aucuns de ses auditeurs la prenaient et recevaient de la main gauche: aussi que prenants en autre sens et en autre part qu'il ne convient, ce que les lois ont ordonné touchant les fêtes et les sacrifices, nous ne faillions lourdement: car que toutes choses se doivent en cela rapporter à la raison, on le peut voir et connaître par eux-mêmes, car le dix-neufiéme jour du premier mois faisants fête à Mercure, ils mangent du miel et des figues, et disent en les mangeant, «C'est une chose douce que la vérité.» Et quant au préservatif qu'ils feignent que Isis prit en sa groisse, on l'interprete, voix véritable: et quant à Harpocrates, il ne faut point penser que ce soit un Dieu jeune, et non encore d'âge parfait, ni aussi aucun homme, ains que c'est le superintendant et correcteur du langage que doivent les hommes tenir des Dieux, étant encore jeune, imparfait, et non bien articulé: c'est pourquoi il tient un anneau au-devant de sa bouche, qui est le signe et la marque de taciturnité et de silence. Et au mois de Mesori, lui apportants <p 332v> des legumages, ils disent, «La langue est fortune, la langue est démon.» Et de toutes les plantes qui sont en Aegypte, on tient que le Pescher lui et consacré plus que nul autre, pource que son fruit resemble à un coeur, et sa feuille à une langue: car de toutes les choses qui sont naturellement en l'homme, il n'y en a pas une qui soit plus divine que le langage, et le parler, mêmement des Dieux, ne qui le face plus approcher de sa béatitude: c'est pourquoi je conseille à tout homme qui vient par deçà à l'oracle, de saintement penser, et honnêtement parler: là où plusieurs és processions et fêtes publiques font toutes choses dignes de moquerie: et combien que l'on y face crier par voix des Huissiers et Heraults, que l'on se taise et se tiene de mal parler, ils ne laissent pas de caqueter des Dieux, et de penser les plus déshonnêtes choses du monde. Comment doncques est-ce que l'on se comportera és sacrifices tristes, et sentants leur deuil, où il est prohibé de rire, s'il n'est licite ni de laisser et omettre rien des cérémonies accoutumées, ni de mêler les opinions des Dieux, ni les brouiller et confondre de suspicions fausses? Les Grecs en font de presque semblables, et presque en un même temps que les Aegyptiens: car en la fête des Thesmophories à Athenes, les femmes jeunent assises sur la terre, et les Boeotiens remuent les maison d'Achaia, qu'ils appellent Ceres, nommants cette fête-là odieuse, comme si Ceres était en tristesse pour la descente de sa fille aux enfers: et est ce mois-là, celui auquel apparoissent les Pleiades, et que l'on commence à semer, que les Aegyptiens appellent Athyr, et les Atheniens Pyanepsion, et les Boeotiens le nomment Damatrien, comme qui dirait Cereal. Et Theopompus écrit, que ceux qui habitent vers l'Occident estiment et appellent l'hiver Saturne, l'été Venus, la primevère Proserpine, que de Saturne et de Venus toutes choses ont été engendrées. Et les Phrygiens cuidants que Dieu dorme l'hiver, et que l'été il veille, ils celebrent en une saison la fête du dormir, et à l'autre du réveil de Dieu: mais les Paphlagoniens disent qu'il est retenu prisonnier, et qu'il est lié en hiver, et que à la primevère il est délié, et commence à se mouvoir: et nous donne la saison occasion de soupçonner, que la triste chère qu'ils font c'est pource que les fruits sont cachés: lesquels fruits les anciens jadis n'estimaient pas être Dieux, ains des dons utiles et nécessaires pour vivre civilement, et non sauvagement et bestialement: mais en la saison qu'ils voyaient les fruits des arbres disparoir et défaillir totalement, et ceux qu'ils avaient eux-mêmes semés, ils les remettaient encore en terre, en fendant la terre bien petitement et bien maigrement avec leurs propres mains, sans autrement être assurés de ce qui en devait succéder et venir à perfection: ils faisaient beaucoup de choses semblables à ceux qui inhument les corps en terre, et qui portent le deuil. Et puis ainsi que nous disons que celui qui achete les livres de Platon achete Platon, et disons que celui joue Menander qui joue les comoedies de Menander: aussi eux ne faignaient point d'appeler des noms des Dieux les dons ou les inventions d'iceux, en les honorant et reverant pour le besoin qu'ils en avaient. Mais les survivants prenants cela lourdement, et le retournants ignorantement, attribuaient aux Dieux mêmes les accidents de leurs fruits: et non seulement appellaient la présence des fruits, la naissance des Dieux: et l'absence, les trêpas d'iceux: mais aussi le croiaient et le tenaient ainsi: tellement qu'ils se sont remplis eux-mêmes de plusieurs mauvaises et confuses opinions des Dieux: encore qu'ils eussent la fausseté et absurdité de leurs opinions toute évidente devant leurs yeux, non seulement Xenophanes le Colophonien, et autres qui ont depuis admonesté les Aegyptiens s'ils les estimaient Dieux, qu'ils ne les lamentassent point: et s'ils les lamentaient, qu'ils ne les estimassent point Dieux: mais aussi que c'était une vraie moquerie, en les lamentant les prier de leur ramener de rechef de nouveaux fruits, et les faire venir à maturité, afin que de rechef ils les consumassent, et de rechef les plorassent et <p 333r> lamentassent. Mais cela ne va pas ainsi, car ils pleurent et lamentent leurs fruits qu'ils ont consumés, et prient les autheurs et donateurs d'iceux, de leur en donner et faire croître de rechef d'autres nouveaux, au lieu de ceux qui sont faillis. Voilà pourquoi c'est que les Philosophes disent très bien, que ceux qui n'ont pas appris à bien prendre les paroles, usent aussi mal des choses: comme, pour exemple, les Grecs qui n'ont pas appris ni accoutumé d'appeler les statues de bronze ou de pierre, et les images peintes, statues et images faites à l'honneur des Dieux, mais Dieux mêmes: et puis prennent la hardiesse de dire, que Lachares dépouilla Pallas, et Dionysius le tyran tondit Apollo, qui avait une perruque d'or, et Jupiter Capitolin durant les guerres civiles fut brûlé et consumé par le feu: et ne se donnent pas garde en ce faisant, qu'ils attirent et reçoivent de fausses opinions qui suivent ces noms-là: mêmement les Aegyptiens entre toutes autres nations, touchant les bêtes qu'ils honorent. Car quant aux Grecs ils disent bien en cela, et craient que la Colombe est oiseau sacré à Venus, le Dragon à Minerve, le corbeau à Apollo, et le Chien à Diane, comme dit Euripide,
Diane qui chasse la nuit,
Le chien est son plaisant déduit.
Mais les Aegyptiens, au moins la plupart, entretenants et honorants ces animaux-là, comme s'ils étaient Dieux eux-mêmes, ils n'ont pas seulement rempli de risée et de moquerie leur service divin, car cela est le moins de mal qui soit en leur ignorance et sottise, mais il s'en engendre és coeurs des hommes une forte opinion, qui attire les simples et infirmes en une pure superstition, et jette les hommes aigus d'entendement ou audacieux en pensemens bestiaux et pleins d'impieté: c'est pourquoi il ne sera pas mal à propos de dire, en passant, de cela ce qui en est plus vraisemblable. Car de penser que Typhon ait mué les Dieux épouventés és corps de ces bêtes-là, comme se cachants dedans les corps des cigognes, des chiens, ou des éperviers, cela surpasse toute montruosité de fiction et de fables: et semblablement de dire que les âmes de ceux qui trêpassent, demeurants encore en être, renaissent seulement és corps de ces animaux-là, il est aussi hors de toute vérisimilitude: et quant à ceux qui en veulent rendre quelques causes et raisons civiles, les uns disent que Osiris, en son grand exercite, ayant départi sa puissance en plusieurs bandes et compagnies, il leur donna à chacune, pour enseignes, des figures d'animaux, desquels chacune bande depuis honora et eut en vénération le sien, comme chose sainte. Les autres disent, que les Rois successeurs d'Osiris, pour épouventer leurs ennemis, portèrent en bataille le devant de telles bêtes faites d'or et d'argent sur leurs armes. Les autres alléguent, qu'il y eut quelque Roi avisé et caut, qui connaissant que les Aegyptiens de leur nature étaient légers et prompts à se revolter, et à emouvoir séditions, et que pour leur grande multitude ils seraient malaiséz à contenir et défaire s'ils étaient bien conseillés, et qu'ils s'entr'entendissent les uns avec les autres, il sema parmi eux une éternelle superstition, laquelle leur serait occasion d'inimitié et dissension qui ne finirait jamais entry-eux: car leur ayant commandé de révérer des bêtes qui avaient naturelle inimitié et guerre continuelle les unes contre les autres, voire qui s'entremangeaient les unes les autres, chaque peuple voulant secourir les sienes, et se courrouçant quand on leur faisait déplaisir, ils ne se donnèrent garde qu'ils se tuèrent eux-mêmes pour les inimities qui étaient entre les animaux qu'ils adoraient, et qu'ils s'entre-haïrent mortellement les uns les autres: car jusques aujourd'hui encore, il n'y a que les Lycopolites qui mangent du mouton, pource que le loup, qu'ils venèrent comme un Dieu, est son ennemi: et jusques à notre temps les Oxyrinchites, pour autant que les Cynopolites, c'est à dire, les habitants de la ville du Chien, mangent le <p 333v> poisson qui se nomme Oxyrinchos, comme qui dirait Bec-agu, quand ils peuvent attraper un chien ils le sacrifient, comme une hostie, et le mangent: et pour cette occasion ayants emeu la guerre les uns contre les autres, ils s'entrefeirent beaucoup de maux, et depuis en ayants été châtiés par les Romains, ils s'appointèrent. Et pour autant que le vulgaire dit, que l'âme de Typhon même fut découpée en ces animaux-là, il semblerait que cette fiction voudrait dire, que toute mauvaise, bestiale, et sauvage nature, est et procède du mauvais Démon, et que pour le pacifier et adoucir qu'il ne leur face mal, ils honorent et révérent ainsi ces bêtes-là. Et si d'aventure il advient une grande ardeur, et mauvaise sécheresse, qui cause des maladies pestilentes, ou d'autres calamités étranges et extraordinaires, les prêtres amènent quelqu'une des bêtes qu'ils servent et honorent de nuit en tenebres, sans en faire bruit ni en rien dire, et la menassent du commencement et lui font peur, puis si le mal continue ils la sacrifient et la tuent, estimants que cela soit comme une punition et châtiment du mauvais Démon, ou quelque grande purgation qui se fait pour notables inconvénients: car même en la ville de Idithya, ainsi que Manethon récite, ils brûlaient des hommes vifs, et les appellaient les Typhoniens, et en passant par un tamis les cendres, les dissipaient et semaient çà et là, mais cela se faisait publiquement et manifestement à certain temps, et és jours qu'ils appellaient Cynades: mais les immolations des bêtes qu'ils avaient pour sacrées, se faisaient secrètement, et non à certain temps ni à jours prefix, ains selon les occurrences des inconvénients qui advenaient: et pourtant le commun peuple n'en sait ni n'en voit rien, sinon quand ils les ont inhumées, et qu'en présence de tout le peuple ils en montrent quelques unes des autres, et les jettent quant-et-quant, pensants que cela attriste en contr'échange Typhon, et réprime la joie qu'il a de mal faire. Car il semble que Apis avec quelque peu d'autres animaux, soit consacré à Osiris, combien qu'ils lui en attribuent la plupart: et si ce propos est véritable, je pense qu'il signifie ce que nous cherchons, et ceux qui sont de tous confessés, et qui ont honneurs communs, comme la cigogne, l'épervier et le cynocéphale, et Apis même, car ainsi appellent-ils le bouc en la ville de Mendes. Il reste doncques l'utilité et la marque significative, car les uns participent de l'une des raisons, et les autres des autres: car le boeuf, le mouton, et l'Ichneumon, il est certain qu'ils les honorent pour l'itilité et pour le profit qu'ils en reçoivent, comme les habitants de Lemnon honorent les alouettes, pource qu'elles trouvent les oeufs des sauterelles, et les quassent: et les Thessaliens semblablement les cigognes, pour autant que leurs terres ayants produit grand nombre de serpents, les cigognes qui survindrent les firent tous mourir, à raison dequoi ils firent un edit, que quiconque tuerait une Cigogne, il serait banni du pays. Et l'aspic, la belette, et l'escharbot, d'autant qu'ils voyaient en eux ne sais quelles petites images reluire de la divinité, comme nous apercevons le corps du Soleil en une goutte d'eau: car il y en a beaucoup qui cuident encore, et le disent, que la belette s'accompagne avec son mâle, et qu'elle fait ses petits par la bouche: et disent que c'est une figure et représentation de la parole qui se forme et procède de la bouche. Et quant aux écharbots ils tienent, qu'en toute leur espèce il n'y a point de femelle, et que tous les mâles jettent leur semence dedans une certain matière qu'ils forment en façon de boule, laquelle ils poussent à reculons, comme il semble que le Soleil tourne le ciel au contraire de lui, qui a son mouvement de l'Occident en Orient: et l'Aspic pource qu'il ne vieillit point, et qu'il se remue sans instruments de mouvement avec une grande facilité, vitesse et souplesse, et pour ce l'ont ils comparé à l'astre du Soleil. Le Crocodile même n'a point été par eux honoré sans quelque occasion vraisemblable, ains disent qu'il est en certaine chose l'image de Dieu, car il est seul entre tous les animaux qui n'a point de langue, à cause que la parole divine n'a point besoin de voix ni de langue,
<p 334r> Ains cheminant par le sentier sans bruit
De la justice, à droit le tout conduit.
Et dit-on que de toutes bêtes qui vivent en l'eau, il n'y a que lui seul qui ait sur les yeux une taie bien deliée et transparent, qu'il fait descendre de son front, et en couvre ses yeux, tellement qu'il voit sans être vu, en quoi il est conforme au premier des Dieux: et l'endroit où la femelle se décharge de son petit, c'est le bout dernier de la croissance et regorgement du Nil, car ne pouvants enfanter dedans l'eau, et craignants en accoucher loin, elles présentent si exquisement et si parfaitement ce qui en doit advenir, qu'elles se servent du Nil qui s'approche d'elles, quand elles pondent leurs oeufs, et qu'elles les couvent, et néanmoins maintienent et contregardent leurs oeufs secs, sans être baignés de la rivière: elles en pondent soixante, et les pondent en autant de jours, et vivent autant d'années ceux qui vivent le plus longuement, qui est le premier et principal nombre, duquel se servent plus ceux qui traitent des choses du ciel. Au demeurant quant aux animaux qui sont honorés pour toutes les deux causes, nous avons jà auparavant parlé du chien, mais la cigogne noire, outre ce qu'elle tue les petits serpenteaux, dont la morsure est mortelle, elle est celle qui la première a enseigné l'usage de la purgation et evacuation medicinale du clystere, parce que l'on aperçait qu'elle se lave, purge et nettoye elle-même de cette sorte: et les plus expérimentés et plus religieux des prêtres, quand ils se veulent sanctifier, prennent de l'eau où la cigogne a bu, pour s'en asperger, car elle ne bait jamais eau corrompue ni empoisonnée, ni n'en reçoit point: et de ses deux jambes élargies, et de son bec, elle fait un triangle de côtés égaux: et davantage la diversité et mêlange des plumes blanches avec les noires, représente la Lune, quand elle a passé le plein. Et ne se faut pas émerveiller si les Aegyptiens se sont contentés de si légères et petites similitudes avec les Dieux, car les Grecs mêmes, tant en peintures que mouleures et sculptures, ont usé souvent de telles conférences et similitudes: comme en la Candie il y avait une statue de Jupiter qui n'avait point d'aureilles, pource que à celui qui est seigneur et maître de tout il ne convient point être instruit ouïr aucun: et à celle de Pallas, Phidias y ajouta le dragon: et à l'image de Venus en la ville d'Elide, une tortue, pour donner à entendre, que les filles ont besoin d'être soigneusement gardées, et les femmes mariées se doivent tenir en la maison, et garder silence. Et le trident de Neptune signifie le troisiéme lieu, que tient la mer après le ciel et l'air, et pour cette même occasion ils appellaient la mer Amphitrite, et les petites Dieux marins des Tritons. Et les Pythagoriens ont bien honoré les nombres et les figures geometriques de noms des Dieux, car le triangle à côtés égaux, ils l'appellaient Pallas née du cerveau de Jupiter, et Tritogenia, pour autant qu'il se divise également avec trois lignes droites tirées à plomb, de chacun des angles: et Un, ils l'appellaient Apollon,
Tant pour la grâce à persuader vive,
Que la jeunesse en unité naive:
et le Deux, contention et audace: et le Trois, justice: car offenser et être offensé, faire ou souffrir tort, se fait l'un par exces, et l'autre par défaut, le juste demeure au milieu en égalité: et le nombre qu'ils appellaient Tetractys, qui était trent et six, c'était leur plus grand serment, comme il est en la bouche d'un chacun: et s'appelle le monde composé des quatre premiers nombres pairs, et des quatre premiers non pairs, assemblés ensemble. Si donc les plus excellents et plus renommés philosophes, ayants aperçu és choses qui n'ont ni corps ni âme quelque marque et figure de la divinité, ont estimé qu'il ne fallait en cela rien négliger ni dépriser, et passer sans honneur: encore estimé-je qu'il le faille moins faire és natures qui ont sentiment, et qui sont capables d'affections et de qualités particulières de douceur de moeurs. Il se <p 334v> faut doncques contenter, non pas d'honorer telles bêtes, mais par elles la divinité qui reluit en elles, comme en un plus clair et plus reluisant miroir qui est selon nature, afin que nous les réputions comme instrument et artifice du Dieu qui régit et gouverne tout ce monde. Et ne faut pas penser qu'aucune chose, n'ayant point d'âme ou point de sentiment, puisse être plus digne ni plus excellente que celle qui a âme et qui a sentiment, non pas si long mettait tout tant qu'il y a d'or ni d'esmeraudes ensemble, car ce n'est point en couleurs, ni en figures ou polissures, que la divinité s'imprime, ains tout ce qui ne participe point de vie, ni ne fut oncques de nature pour en participer, est de moindre et pire condition que les morts mêmes: mais la nature qui vit et qui voit, et qui en soi-même a le principe de mouvement et connaissance de ce qui lui est propre, et de ce qui lui est étranger, a tiré quelque influence et quelque part et portion de la providence, par laquelle cet univers est gouverné, comme dit Heraclitus. Et pourtant la divinité n'est pas moins représentée en telles nature qu'en ouvrages faits de bronze ou de pierre, lesquels sont aussi bien sujets à corruption et altération, mais par nature ils sont privés de tout sentiment et de toute intelligence. Voilà l'opinion que je treuve de toutes la meilleure, quant aux animaux que l'on honore. Au reste les habillements d'Isis sont de différentes teintures et couleurs, car toute sa puissance gît et s'employe en la matière, laquelle reçoit toutes formes, et se fait toutes sortes de choses, lumière, tenebres, jour, nuit, feu, eau, vie, mort, commencement, fin: mais ceux d'Osiris n'ont aucun umbrage, ni aucune varieté, ains sont d'une seule couleur simple, à savoir de la couleur de la lumière, car la première cause et principe est toute simple, sans mêlange quelconque, étant spirituelle et intelligible: Voilà pourquoi ils ne montrent que une seule fois ces habillements-là, et au demeurant les resserrent et les gardent étroitement, sans les laisser voir ni toucher, là où au contraire ils usent souvent de ceux d'Isis, pource que les choses sensibles sont en usage, et les a l'on toujours entre les mains, et d'autant qu'elles sont sujettes à plusieurs altérations, on les déploye et regarde l'on à plusieurs fois. Mais l'intelligence de ce qui est spirituel et intellectuel, pur, et simple, et saint, reluisant comme un éclair, ne se donne à toucher et regarder à l'âme que une seule fois. Voilà pourquoi Platon et Aristote appellent cette partie de la philosophie Epoptique, comme qui dirait visive ou visible, pource que ceux qui ont passé avec le discours de la raison toutes les matières sujettes à opinions mêlées et variables, sautent finablement à la contemplation de ce premier principe-là, simple et qui n'a rien de materiel, et depuis qu'ils ont pu un peu attaindre la pure vérité d'icelui, ils estiment que la philosophie achevée a attainct le dernier but de sa perfection. Et ce que les prêtres maintenant ont horreur de montrer, et qu'ils tiennent couvert et caché avec si grand soin et diligence, ne le montrant seulement que à cachetes en passant, que ce Dieu commande et regne sur les trêpassés, qui n'est autre Dieu que celui qui s'appelle Ades, en langage Grec, et Pluton: le commun peuple n'entendant pas comment cela est vrai, s'en trouble, trouvant cela étrange que le saint et sacré Osiris habite dedans la terre, ou sous la terre, là où sont cachés les corps de ceux que l'on estime être venus à leur fin. Mais lui au contraire est bien loin de la terre, sans macule, sans tache ni pollution quelconque, pur et net de toute substance qui peut admettre aucune mort, ni aucune corruption. Mais les âmes des hommes, pendant qu'elles sont ici bas envelopées de corps et de passions, ne peuvent avoir aucune participation de Dieu, sinon d'autant qu'ils en peuvent attaindre de l'intelligence par l'étude de la philosophie, comme un obscur songe: mais quand elles seront délivrées de ces liens, et passées en ce lieu-là saint, où il n'y a passion aucune, ni force quelconque passible, alors ce même Dieu est leur conducteur et leur Roi, s'attachants le plus qu'il leur est possible à lui, et contemplants insatiablement, et désirants celle <p 335r> beauté qu'il n'est possible de dire ni d'exprimer aux hommes, de laquelle, selon les anciens contes, Isis fut jadis amoureuse, et l'ayant tant poursuivie qu'elle en jouit, elle fut depuis remplie de toutes les choses belles et bonnes, qui peuvent être engendrées en autrui. Voilà donc comment il en va quant à cela, selon l'interpretation qui est plus convenable aux hommes. Et s'il faut aussi parler des parfums que l'on y brûle par chacun jour, selon que j'ai promis auparavant, il faut premièrement supposer en son entendement, que les hommes ont accoutumé d'avoir principalement en singulière recommandation les exercices qui appartiennent à leur santé, mêmement és cérémonies de leur service divin, en leurs sanctifications, et en leur vivre ordinaire, où il n'y a pas moins d'égard à la santé qu'à la sancteté, car ils n'estiment pas qu'il soit loisible ne bien séant de servir à l'essence qui est toute pure, sans aucune tare ni pollution ou corruption quelconque, avec des corps non plus que des âmes gâtés au dedans ou sujets à des maladies. Et pour autant que l'air, duquel nous usons le plus souvent, et dedans lequel nous sommes toujours, n'est pas toujours en semblable disposition ni même température, ains la nuit s'épaissit, et comprime le corps, et fait retirer l'âme en ne sais quelle tristesse et soucieuse façon, comme étant obscurcie de brouillats et appesantie, incontinent qu'ils sont levés ils encensent et allument de la resine, pour nettoyer et purifier l'air par cette raréfaction et subtilisation, en réveillant par même moyen les esprits qui en nos corps sont comme languissants, et encore assoupis, par la force de cette odeur, laquelle a je ne sais quoi de véhément, et qui bat les sens. Et puis sur le midi, sentants que le Soleil attire de la terre, par son ardeur, grande quantité de vapeur forte, ils allument alors de la myrrhe pour en parfumer l'air, car la chaleur de ce parfum-là dissout et dissipe ce qui est gros et espais et limonneux en l'air: même en temps de pestilence les médecins pensent y remédier en faisant de grands feus, ayants opinion que la flamme subtilise et raréfie l'air, ce qu'elle fait encore mieux quand on y brûle des bois bien odorants, comme sont les cyprés, les genévres, et les sapins. Voilà pourquoi l'on dit que le médecin Acron, du temps de la grande pestilence à Athenes, acquit grande réputation de ce qu'il ordonna, que l'on fît bon feu auprès des malades de peste, car il en sauva par cela plusieurs: Acron médecin fort ancien, devant Hippocrates, natif d'Agrigente en Sicile, premier des Empiriques, fort recommandé par Empedocles. et Aristote écrit, que les douces senteurs et bonnes odeurs des parfums, des fleurs, et des prairies, ne servent pas moins à la santé, qu'au plaisir et à la volupté, parce qu'elles détrempent et dissoluent avec leur chaleur et suavité la substance du cerveau, qui de sa nature est froide, et comme figée: et puis les Aegyptiens appellent le myrrhe Bal, qui signifie autant comme deschassement de resverie, ce qui donne encore quelque confirmation à notre dire. Et quant au parfum qui s'appelle Cyphi, c'est une composition de seize ingredients, où il entre du miel et du vin, des raisins de cabas, et du sourcher, de la resine et de la myrrhe, de tribule et de seseli, de jonc odorant, de bitume, de la mousse et du lacaphtum, et outre cela de deux sortes de grains de genévre, du grand et du petit, du Cardamon et du calame: et les composent ensemble non point à l'aventure, ainsi qu'il leur vient en fantasie, ains lit-on des lettres sacrées aux parfumeurs cependant qu'ils les mêlent ensemble. Et quant au nombre, encore qu'il soit carré et fait d'un autre carré, et que seul entre les nombres également egaux il face l'aire au dedans contenue égale aux unités de sa circonférence, si ne faut-il pas penser qu'il face ni coopere rien en cela: mais plusieurs des simples qui entrent en cette composition ayants vertus aromatiques, rendent une douce haleine et une bonne vapeur, par laquelle l'air s'altère, et le corps s'emouvant suavement et doucement se prepare à reposer, et en prend une température attractive de sommeil, en laschant et déliant les liens des ennuis et soucis du jour, sans qu'il soit besoin d'ivresse pour les ôter, lissant et polissant la partie imaginative du cerveau qui reçoit les songes, ne plus ne moins que un <p 335v> miroir, et le rendant plus pur et plus net, autant ou plus que les sons de la lyre et des instruments de musique, desquels usaient les Pythagoriens devant que se mettre à dormir, enchantants ainsi et entretenants la partie de l'âme irraisonnable, et sujette aux passions: car les odeurs bien souvent suscitent et réveillent le sentiment qui défaut, et au contraire aussi bien souvent ils le rendent plus mousse, plus reposé et plus quoi, quand les senteurs aromatiques sont épandues et semées par le corps pour leur subtilité, ainsi comme aucuns médecins disent, que le dormir se forme en nous, c'est à savoir, quand la vapeur de la viande que nous avons prise, venant à ramper tout doucement au long des parties nobles, par manière de dire, les chattouille. Ils usent aussi de cette composition de Cyphi en breuvage, car ils tienent qu'en le buvant il purge et lâche le ventre: mais sans cela, la resine est ouvrage du Soleil, et cueille l'on la myrrhe à la Lune, des arbres qui la pleurent: mais des simples qui composent le Cyphi, il y en a qui aiment mieux la nuit, comme ceux qui sont nourris des vents froids, des ombrages, des rosées et humidités: car la clarté et lumière du jour est une, et simple: et dit Pindare, que l'on voit le Soleil à travers l'air solitaire, là où l'air de la nuit est une composition et mêlange de plusieurs lumières et plusieurs puissances, comme plusieurs semences confluentes de plusieurs astres en un même corps: et pourtant à bon droit brûlent ils ces parfums-là, qui sont simples, le jour, comme ceux qui sont engendrés par la vertu du Soleil: et ceux-ci, comme étant mêlés et de toutes sortes de diverses qualités, ils les allument sur le commencement de la nuit.


XLVII. Des Oracles qui ont cessé, et pourquoi.
ON fait un conte, ami Tèrentius Priscus, que jadis des Aigles, ou des Cygnes, volants des extrémités opposites de la terre vers le milieu d'icele, s'entrerencontrèrent les uns les autres au lieu où est bâti le temple d'Apollo Pythien, à l'endroit qui s'appelle, le Nombril: Et que quelque temps depuis Epimenides le Phaestien voulant savoir si ce conte était véritable, demanda à l'oracle d'Apollo, où était le milieu et le nombril de la terre: qui lui rendit une réponse ambigue et incertaine, de sorte que l'on n'y pouvait rien entendre: à raison dequoi il composa ces vers,
Il n'y a point de nombril en la mer,
ni en la terre, et ne faut présumer,
S'il y en a, qu'homme en ait connaissance:
Il n'est connu qu'à la divine essence.
ainsi châtia Apollo bien à propos ce curieux-là, qui voulait éprouver une vieille fable comme une peinture, en la touchant du doigt. Mais de notre temps, un peu avant la fête des jeux Pythiques qui furent celebrés durant le magistrat de Callistratus, il y eut deux saints personnages, qui venants des bouts contraires de la terre s'entrerencontrèrent ensemble en la ville de Delphes: l'un était Demetrius le Grammairien, venant de l'Angleterre pour s'en retourner à la ville de Tarse en Cilicie, dont il était natif: l'autre était Cleombrotus Lacedaemonien, lequel avait longuement versé en Aegypte, et en la province Troglodytique, et qui avait navigué fort avant dedans la mer rouge, non pour traffiquer ne marchander, mais pour désir de voir et d'apprendre toujours quelque chose de nouveau: car ayant dequoi suffisamment, et ne se souciant pas beaucoup d'amasser des biens plus qu'il ne lui en fallait, <p 336r> il employait son loisir à aller ainsi voir le monde, et en recueillait une histoire, comme une matière de philosophie, qui a pour son but et sa fin, la Theologie, ainsi qu'il l'appellait. cettui ayant naguères été au temple et oracle de Jupiter Ammon, montrait ne s'émerveiller pas grandement de chose qu'il y eût vue, mais il nous racontait un propos, qu'il disait avoir entendu des prêtres du temple, touchant la lampes qui jamais n'éteint, bien digne d'être de près considéré: c'est qu'ils disaient, que d'année en année il se consumait moins d'huile, et que de là ils conjecturaient, qu'il y avait inégalité entre les années, qui faisait que la suivante était toujours de plus courte durée que la précédente, pource qu'il était vraisemblable, puis qu'il se consumait moins d'huile, qu'il y eût aussi moins de temps. Tous les assistants trouvèrent ce propos fort étrange. Et Demetrius entre les autres dit, que c'était une moquerie de vouloir rechercher la connaissance de choses si hautes et si grandes par de si petites: ce qui ne serait pas peindre le Lion, ainsi que disait Alcaeus, à l'estimation des ongles, ains voulait remuer le ciel ensemble, et tout le monde, à la conjecture d'une mesche et d'une lampe seulement, et renverser de fond en comble tous les arts mathematiques. Ne l'un ne l'autre, répondit adonc Cleombrotus, n'émouverait ces hommes-là de rien: car premièrement ils ne céderaient jamais aux Mathematiciens en certitude de probations, pource qu'il est bien plus aisé que les Mathematiciens se trompent en la precision du temps, observants des mouvements et révolutions, qui sont si éloignées d'eux, que non pas eux en la mesure de l'huile qu'ils observent continuellement, et qu'ils remarquent diligemment, pource qu'ils la trouvent étrange et contre tout discours de raison. Et au reste, Demetrius, ne vouloir concéder que petites choses soient souvent signes et indices de grandes, serait faire grand prejudice à beaucoup d'arts, attendu que ce leur serait ôter les preuves de beaucoup de conclusions et plusieurs prédictions. Et néanmoins vous autres mêmes Grammairiens voulez verifier une chose qui n'est pas petite, que les demi-dieux et princes, qui étaient à la guerre de Troie, rasaient leur poil avec le rasoir, parce que vous trouvez en Homere ce mot de rasoir: Au troisiéme de l'Odyssée. Et semblablement qu'ils prétaient argent à usure, pource qu'il dit en un passage,
La dette n'est petite ni récente,
Et tous les jours de plus en plus augmente:
voulants dire qu'en ce lieu-là le mot Grec, Opheleisthai, signifie s'augmenter. Et puis d'autant qu'en plusieurs lieux il appelle la nuit Thoen, c'est à dire vite et aigue, vous vous attachez fort affectionneement à ce mot-là, disants qu'il a voulu donner à entendre que l'ombre de la terre, qui est ronde comme une boule, se va aboutissant en pointe, comme fait le corps d'une Pyramide. Et qui sera celui qui niant que petites choses ne puissent être signes et preuves de grandes, approuve ce que la médecine enseigne, que quand il y a multitude d'araignées, c'est un prognostique d'un été qui doit être pestilent: et semblablement aussi, quand à la primevère les feuilles de figuier sont aussi grandes que le pied d'une corneille, il est saison de naviger? Et qui pourra souffrir que l'on mesure la grandeur du corps du Soleil aux clepsydres et horologes à eau, avec une quarte ou une pinte d'eau, ou qu'une tablette en forme de thuile faisant un angle aigu sur un plan à niveau, montre la hauteur du Pole qui toujours nous apparait par-dessus l'orizon? C'est un instrument de Mathematique, pour trouver la hauteur du Pole. Voilà ce que disent les prêtres de par dela, pourtant faut il que nous alléguions d'autres raisons contre eux, si nous voulons maintenir le cours du Soleil ferme et invariable, ainsi comme nous le tenons par deçà. Non pas du Soleil seulement, s'écria adonc tout haut le philosophe Ammonius qui était présent, mais aussi de tout le ciel entièrement: car il sera force forcée, que son passage, qu'il fait depuis l'un des tropiques jusques à l'autre, soit nécessairement racourci, et qu'il ne mesure pas une si grande partie de l'orison comme les Mathematiciens le mettent, ains deviene <p 336v> plus court, parce que la partie australe s'approchera toujours de la Septentrionale, dont il adviendrait conséquemment que l'été nous en serait plus bref, et la température de l'air par conséquent aussi plus froide, parce qu'il tournerait plus en dedans, et atteindrait de plus grands paralleles et cercles équidistants és points de ses réversions, qui sont au plus grand jour d'été, et au plus court d'hiver. davantage il s'ensuivrait aussi, que les aiguilles dressées en la ville de Syene, ne seraient plus sans ombre au jour du solstice d'été, et que plusieurs des estoiles fixes seraient courrues les unes sous les autres, ou qu'elles s'entretoucheraient et confondraient pêle-mêle à faute d'espace. Et s'ils veulent dire que tous les autres corps célestes demeurent en leurs cours et mouvements ordinaires, sans aucun changement, ils ne sauraient alléguer cause aucune qui pût haster le mouvement seul de celui-là, entre tant d'autres qu'il y a, et si troubleront et confondront plusieurs évidentes apparences qui se montrent clairement à nos yeux, et mêmement celles de la Lune, du tout, tellement qu'il ne serait point de besoin d'observer ces mesures d'huile, pour connaître la diversité des années, parce que les Eclipses les montreraient assez s'il y en avait, d'autant que le Soleil se rencontre assez souvent avec la Lune, et la Lune assez souvent tombe en l'ombre de la terre réciproquement: et n'est jà besoin de déployer plus avant la fausseté de ce propos-là. Voire-mais, dit Cleombrotus, j'ai moi même vu la mesure de l'huile, car ils en montraient de plusieurs années, mais celle de la présente était de beaucoup plus petite que celle des bien anciennes. Ammonius répliquant derechef: Et comment est-ce que les autres hommes qui adorent aussi le feu inextinguible, et chez lesquels on le garde depuis une suite d'ans par manière de dire infinie, ne s'en sont aussi bien aperçus? Et quand bien on voudrait supposer que ce propos là fut véritable, ne vaudrait-il pas mieux en attribuer la cause à quelque froideur, ou à quelque humidité de l'air, ou au contraire à quelque sécheresse et chaleur, par lesquelles étant le feu elangouré n'aurait pas eu besoin de tant de nourriture, ni n'en aurait pas peu tant consumer? Car j'ai souvent ouï dire, qu'en hiver le feu brûle beaucoup mieux, étant plus fort pour être étreint et resserré en soi-même par la froideur, là où és grandes chaleurs et sécheresses il s'affoiblist, demeurant lâche et rare sans aucune vehemence, et si on l'allume au Soleil il en opere moins, se prenant plus lâchement au bois et le consumant plus lentement. Mais encore plus justement en pourrait-on attribuer la cause à l'huile même, car il n'est pas sans apparence de dire qu'ancienement l'huile était de moindre nourriture et plus eueuse, comme étant produite de jeunes oliviers, et depuis ayant été mieux cuitte en oliviers entiers et parfaits, et étant plus pressée en égale quantité, elle ait eu plus de force, et ait mieux nourri et entretenu le feu. Voila comment il fallait sauver la supposition de ces prêtres Ammoniens, bien qu'elle soit étrange et merveilleusement extravagante. Après qu'Ammonius eut achevé son propos, Mais plutôt, dis-je, Cleombrotus, je te prie conte nous un peu de l'oracle: car il y a de toute ancieneté toujours eu grand apport et grande opinion de divinité en ce lieu-là, jusques à maintenant qu'il semble que cette réputation-là se va fort passant. Et comme Cleombrotus ne répondît rien à cela, et regardât contre bas, Demetrius prit la parole, disant, Il n'est jà besoin d'enquérir et demander des oracles de par dela, vu que nous voyons le definement, ou pour mieux dire, l'entier anéantissement de tous ceux de par deçà, excepté d'un ou de deux, et serait plus à propos de rechercher la cause pour laquelle ils sont ainsi défaillis. Car quel besoin est-il de discourir des autres, vu que la Boeoce même qui soûlait anciennement être resonnante de plusieurs oracles, en est de présent toute tarie comme de fontaines, et y a maintenant une grande sécheresse et défaut d'oracles? Car il n'y a aujourd'hui lieu aucun en toute la Boeoce où l'on sût puiser un seul oracle, si ce n'est en la ville de <p 337r> Lebadie seule, tous les autres lieux sont devenus muets, ou de tout point délaissés: et néanmoins du temps des guerres contre les Perses l'oracle de Ptous Apollo était en réputation, et celui d'Amphiaraus autant, car l'un et l'autre fut lors éprouvé: celui de Ptous Apollo quand le prêtre, qui avait toujours accoutumé de répondre et rendre les oracles en langue Grecque, répondit à celui qui y était envoyé de la part des Barbares en langue barbaresque, de sorte que nul des assistants n'en entendit pas un mot, donnant cette inspiration taisiblement à entendre, qu'il n'est pas loisible ni permis aux Barbares d'avoir la langue Grecque servante à leur commandemens. Et quant à celui d'Amphiaraus, le serviteur qui y fut envoyé s'étant endormi dedans le sanctuaire, pensa premièrement en songeant voir et ouïr le ministre du Dieu qui le chassait de parole, et lui commandait de sortir hors du temple, disant que son Dieu n'y était pas, et puis qu'il le poussa avec les deux mains, et finablement voyant qu'il s'arrêtait encore, qu'il prit une grosse pierre et lui en donna par la tête: et tout cela n'était que prédiction et dénonciation de ce qui devait advenir: car Mardonius fut depuis défait par Pausanias qui n'était pas Roi, ains seulement tuteur du Roi de Lacedaemone, et son Lieutenant, commandant pour lors à l'armée des Grecs, et fut assommé et porté par terre d'un coup de pierre, ainsi comme le serviteur Lydien pensa avoir été frappé en dormant. Semblablement aussi florissait adonc l'oracle qui était auprès de Tegyres, là où l'on tient qu'Apollo même nasquit: et de fait il y a deux ruisseaux qui coulent alentour, dont l'un s'appelle la Palme, et l'autre l'Olive, comme l'on dit. En cet oracle, du temps des guerres Medoises contre les Perses, étant lors prophète Echecrates, le Dieu Apollo répondit par sa bouche, que l'honneur et la victoire de cette guerre demeurerait aux Grecs. Et durant le guerre Peloponesiaque, les Deliens ayants été dechassés de leur Île, il leur fut rapporté un oracle de Delphes, par lequel il leur était mandé de chercher et trouver le lieu où Apollo avait été né, et là y faire quelques certains sacrifices: dequoi eux s'émerveillans, et demandants si Apollo était né ailleurs que chez eux, la prophètisse Pythie leur dit davantage, qu'une Corneille leur dirait l'endroit. Ces députés des Deliens en s'en retournant passèrent d'aventure par la ville de Chaeronée, là où ils ouïrent l'hostelliere devisant avec quelques étrangers passants de l'oracle de Tegyres, auquel ils voulaient aller, et leur propos fini, entendirent comme ces étrangers prenants congé lui dirent, A dieu dame Corneille: et ainsi comprenants ce que voulait dire la réponse de la prophètisse Pythie, et ayants fait leurs sacrifices à Tegyres, eurent la grâce d'être bientôt après remis et restitués en leur pays. Encore y a-il eu d'autres plus récentes apparitions de ces oracles-là, que celles que nous avons alléguées, et maintenant ils ont de tout point cessé, tellement qu'il ne serait pas mal à propos, attendu que nous sommes chez Apollo Pythien, de rechercher la cause de telle mutation. Au demeurant nous étions déjà devant les portes de la salle des Gnidiens venants du temple, parquoi entrants dedans, nous y trouvasmes les amis devers lesquels nous venions, assis en nous attendant: tous les autres étaient de loisir sans rien faire, pour l'heure qu'il était du jour, sinon que regarder ou frotter d'huile les champions de lutte qui s'exercitaient: si se prit Demetrius en se riant à leur dire,
Dirai-je vrai, ou si je mentirai?
Il me semble à vous voir, que vous n'avez pas entre vous propos qui soit de guères grande conséquence, car je vous vois assis fort à votre aise, et semble bien à vos visages rians, que vous n'avez pas grands pensemens. Il est vrai, répliqua lors Heracleon le Megarien, que nous ne disputons pas, à savoir si ce verbe Ballo en son futur perd l'une de ses ll. ni de quel mot positif ou primitif sont formés et derivés <p 337v> ces deux comparatifs, chiron et beltion, et ces deux superlatifs chiriston et beltiston: car ces questions-là, et autres semblables, sont celles qui font rider et froncer les visages: mais au reste on peut bien disputer de toutes autres questions de philosophie, sans se froncer le sourcil, et en discourir tout doucement, sans avoir un regard furieux, ni se courroucer aux assistants. Recevez nous doncques, dit Demetrius, en votre compagnie, et quand et nous le propos qui s'est naguères émeu entre nous, lequel est bien convenable à ce lieu ici, et qui pour le regard du Dieu appartient bien à tous tant que nous sommes; mais avisez bien, que pour cela vous ne ridiez ni ne fronciez point vos visages. Après doncques que nous fûmes assis pêle-mêle les uns parmi les autres, et que Demetrius eut proposé la question de laquelle nous devisions, Didymus le philosophe Cynique, surnommé Planetiades, se dressant sur ses pieds, après avoir frappé deux ou trois coups de son bâton contre terre s'écria disant, Ô Dieux Ô Dieux, vous nous apportez une question bien malaisée à soudre, et qui a besoin d'une longue et profonde inquisition: car c'est bien grande merveille, si tant de méchanceté étant aujourd'hui épandue par le monde, non seulement honte et honneur ont abandonné la vie humaine, ainsi comme nous avait prophètisé Hesiode, mais aussi la providence des Dieux, ayant emporté quand et elle tout tant qu'il y avait d'oracles au monde. Mais au contraire je vous propose une autre demande à discourir, Comment plutôt ils ne sont pieça tous faillis, et comment Hercules, ou quelque autre des Dieux, long temps y a n'a soustrait la machine à trois pieds, qui est ordinairement remplie de si vilaines et de si sacrileges demandes que l'on y propose à Apollo. Les uns comme s'ils voulaient éprouver un Sophiste, les autres l'interrogeants de quelques thresors cachés, de successions à advenir, de mariages clandestins: tellement que Pythagoras est par là manifestement convaincu de mensonge, qui a dit, que les hommes sont alors les plus gens de bien, quand il se présentent devant les Dieux: car ce qui serait honnête de cacher et couvrir en la présence seulement d'un personnage ancien, touchant les plus ordes maladies et passions de l'âme, ils l'apportent à découvert et tout à nud devant Apollo. Et comme il voulût encore poursuivre ce propos, Heracleon le tira par sa robe, et moi qui étais plus son familier que nul autre de la compagnie, lui dis: Cesse, ami Planetiades, d'irriter Apollo contre toi, car il est âpre et colère, et non pas gracieux, mais comme dit Pindare,
Les humains injustement
Le jugent doux et clement.
soit que ce soit le Soleil, ou bien le maître du soleil, ou son père, étant par-dessus toute nature visible, il n'est pas vraisemblable qu'il desdaigne de parler plus aux hommes du temps présent, ausquels il est cause de naissance et de nourriture, de l'être, et de l'entendre: ni n'est pas croiable que la providence divine, qui comme une bonne et charitable mère produit et conserve toutes choses pour notre usage, se montre maligne en la seule divination, et tienne son courroux contre nous, ni qu'elle la nous ait ôtée, nous l'ayant au commencement donnée, comme si lors qu'il y avait des oracles en toutes les parties du monde, en plus grande tourbe d'hommes, le plus grand nombre n'était pas toujours des méchants. Durant les jeux Olympiques et Pythiques, il y avait trêves en guerre ouverte. Parquoi faisants trêves Pythiques avec le vice et la méchanceté que tu as toujours accoutumé de châtier de paroles, sied toi ici auprès de nous, pour chercher avec nous quelque autre occasion de cette cessation et eclipsement d'oracles, et cependant garde toujours Dieu propice et maintien qu'il ne se courrouce point. Ces miennes paroles eurent tant d'efficace, que Planetiades s'en alla sans mot dire ne répliquer. Ainsi étant la compagnie demeurée en repos et silence pour un espace de temps, Ammonius adressant à moi sa parole: Je te prie (dit-il) Lamprias, pren garde à ce que nous faisons, et <p 338r> considère un peu de près ce que nous disons, afin que nous n'ôtions point du tout à Dieu la cause de ce que ces oracles sont faillis: car celui qui en attribue la cessation à quelque autre cause qu'à la volonté et ordonnance de Dieu, il donne occasion de soupçonner aussi qu'il pense, qu'ils n'aient jamais été ni ne soient encore à présent par sa disposition, mais par quelque autre moyen: car il n'y a point d'autre plus noble ni plus forte et plus excellente cause et puissance, qui pût détruire et abolir la divination, si elle était oeuvre de Dieu. Et quant au discours de Planetiades, il ne me revient point, tant pour autres causes que pour un inégalité et inconstnce qu'il met en Dieu: car il le fait tantôt rejetant et detestant le vice, et tantôt l'admettant et le recevant, ne plus ne moins que un Roi, ou un tyran plutôt, qui par une porte chasserait les méchants, et par une autres les recevrait, et negocierait avec eux. Mais comme ainsi soit que le plus grand ouvrage qui saurait être, qui n'est en rien superflu, ains en tout et par tout accompli, et ne désirant rien d'ailleurs, est celui qui convient le mieux à la dignité des Dieux, en supposant ce principe et ce fondement-là, , on pourrait à mon avis dire, que de cette rarité et faute d'hommes commune, que les séditions et guerres passées ont aujourd'hui apportée par tout le monde, la Grèce en a senti la plus grande partie, tellement qu'à grande peine pourrait-elle aujourd'hui faire tout ensemble trois mille hommes de guerre, que la seule cité de Megares envois jadis à la bataille de Platées. Parquoi si Dieu délaisse aujourd'hui plusieurs oracles qui anciennement soûlaient être fréquentés, qui dira que cela ne montre autre chose, sinon que la Grèce est maintenant fort déshabituée et dépeuplée, auprès de ce qu'elle était anciennement, je lui pourrais suffisamment fournir dequoi en discourir: car à qui profiterait maintenant, et de quel bien serait cause l'oracle qui jadius soûlait être à Tegyres ou à Ptoum, là où en tout un jour à peine pourriez vous rencontrer un seul homme gardant les bêtes? Car on trouve même par écrit, que ce siege de divination où nous sommes, qui est et d'antiquité le plus vieux, et de réputation le plus noble et plus renommé de toute la Grèce, fut jadis longuement desert et inaccessible, pour le danger d'une male bête venimeuse qui y repairait, c'était un Dragon: mais ceux qui écrivent cela ne prennent pas bien la cessation de l'oracle, comme il faut, ains tout au rebours: car ce fut la solitude qui y attira le Dragon, plutôt que le Dragon y ait fait la Solitude. Depuis quand il a pleu à dieu, la Grèce s'est fortifiée de villes, et le lieu s'est rempli d'hommes, et lors ils usèrent de deux femmes prophètisses, qui l'une après l'autre descendaient dedans le trou, encore y en avait-il une tierce choisie pour secours, si besoin en était, et maintenant il n'y en a plus qu'une, et néanmoins nous ne nous en plaignons point, pource qu'une seule suffit: par ainsi ne faut-il point accuser Dieu, car ce qu'il y a aujourd'hui en être de divination fournit et suffit assez à tous, et renvoye contents ceux qui viennent, ayants réponse à tout ce qu'ils sauraient demander. Tout ainsi doncques comme en Homere, Agamemnon jadis avait neuf heraults, et encore à peine pouvait-il contenir l'assemblée des Grecs, pour le grand nombre qu'il y en avait, et maintenant vous verrez dedans peu de jours, que la voix d'un seul homme fournira à se faire ouïr de tous ceux qui seront dedans le Theatre: aussi faut-il penser, que la divination parlait lors par plus d'organes et de voix, pource qu'il y avait plus grande multitude d'hommes: plutôt aucontraire faudrait-il trouver étrange, si Dieu laissait répandre et couler en vain, comme de l'eau la divination prophètique, et resonner par tout, ne plus ne moins qu'aux champs nous voyons que les rochers des montaignes retentisent à la voix, et au bélement des troupeaux paissans. Ammonius ayant dit ces paroles, et moi n'y répondant rien, Cleombrotus prit la parole, en s'adressant à moi: As tu doncques jà confessé, dit-il, que c'est Dieu qui fait et qui défait aussi les oracles? Non <p 338v> pas moi, dis-je, car je maintiens, que Dieu ne fut oncques cause d'ôter ni d'abolir oracle ni divination quelconque: ains au contraire, au lieu que lui produit et prepare plusieurs choses pour notre usage, la nature y améne la corruption, et quelquefois la privation du tout: ou, pour mieux dire, la matière, qui est la privation elle-même s'enfuit bien souvent, et dissout ce qu'une plus excellent cause qu'elle avait composé, ainsi estime-je qu'il y a quelques autres causes, qui obscurcissent ou qui amortissent du tout ces puissances-là divinatrices, comme ainsi soit que Dieu donne bien aux hommes plusieurs choses belles et bonnes, mais rien de perdurable immortellement, de sorte que les dons mêmes des Dieux meurent, mais non pas eux, comme dit Sophocles: et faut bien que les Philosophes naturels, exercités en la connaissance de la nature et de la matière première, en enquirent, et recherchent la substance, la proprieté et la puissance, mais qu'ils en laissent l'origine et cause primitive à Dieu, comme il est juste et raisonnable. Car ce serait chose trop sotte et peurile, de cuider que Dieu lui-même, comme les esprits parlants de dedans le creux du ventre, que l'on appellait anciennement Eurycles, et maintenant Pythons, entrât dedans les corps des prophètes, et qu'il parlât par leur bouche, se servant de leurs langues et de leurs voix, comme d'outils et instrumens à parler: car celui qui entremêle ainsi Dieu parmi les negoces des hommes, n'a pas le respect qu'il doit à sa majesté, ni ne lui conserve pas la dignité et la grandeur de sa puissance et vertu. Cleombrotus adonc prenant la parole, Tu dis bien vrai, dit-il, mais d'autant qu'il est malaisé de comprendre et de définir, comment et jusques à quel point il faut employer cette providence divine, il me semble que ceux qui veulent simplement que Dieu ne soit cause de rien du monde, et ceux qui le font autheur de tout entièrement, ne tiennent point le moyen qu'il faut tenir, et ne touchent pas au point du devoir et de la vérité. Mais comme ceux-là disent très bien, qui tiennent que Platon ayant inventé cet element, sur lequel naissent et s'engendrent les qualités que l'on appelle tantôt la matière première, et tantôt la nature, a délivré les philosophes de plusieurs grandes difficultés: aussi me semble-il que ceux qui ont mis l'espèce des Démons, entre celle des Dieux et celle des hommes, ont resolu encore plus de doutes et de difficultés, et de plus grandes, ayants trouvé le lien qui conjoint et tient ensemble, par manière de dire, notre societé et communication avec eux, soit que ce propos et cette opinion soit venue des anciens Mages, et de Zoroastres, ou bien de la Thrace et d'Orpheus, ou bien de l'Aegypte, ou de la Phrygie, comme nous conjecturons à voir les sacrifices qui se font en l'un et l'autre pays, là où parmi leurs saintes et divines cérémonies il semble qu'il y ait quelques signes de deuil et de mortalité mêlés parmi. Et quant aux Grecs, Homere a usé indifférentement de ces deux noms, appellant aucunefois les Dieux Démons, et les Démons Dieux. Mais Hesiode a le premier purement et distinctement mis quatres genres de natures raisonnables, les Dieux, les Démons plusieurs en nombre et bons, les demi-Dieux, et les hommes, car les Heroïques sont nombrés entre les demi-Dieux. Les autres disent, qu'il se fait mutation des corps aussi bien que des âmes, ne plus ne moins que l'on voit que de la terre s'engendre l'eau, de l'eau s'engendre l'air, et de l'air le feu, tendant toujours la nature et la substance contre-mont: aussi les bonnes âmes prennent toujours mutation, se tournants d'hommes en demi-Dieux, et de demi-Dieux en Démons, et de Démons bien peu et avec fort long espace de temps, après être bien affinées et entièrement purifiées par la vertu, vienent à participer de la Divinité: et y en a qui ne se peuvent pas contenir, ains se laissent aller, et s'envelopent de rechef de corps mortels, où ils vivent d'une vie sombre et obscure, comme d'une fumée: et quant à Hesiode il estime que les Démons mêmes après certaines révolutions de temps vienent à mourir: car parlant en la personne d'une <p 339r> Naïde, il designe le temps auquel ils vienent à définir,
Neuf hommes vit la corneille criarde,
Le cerf autant quatre fois vif se garde,
Le corbeau noir si longuement vieillit,
Que de trois cerfs les vies il emplit,
Et le Phenix de neuf corbeaux égale
Les jours: mais vous progénie Royale
De Jupiter, Nymphes aux chefs plaisant,
De dix Phenix vous fournissez les ans.
Or ceux qui ne prennent pas bien ce que le poète a voulu entendre par ce mot Genean, c'est à dire l'âge de l'homme, font monter cette somme de temps à un grand nombre d'années, car ce n'est seulement que un an, de manière que la somme totale ne vient à faire que neuf mille sept cents et vingt ans, qui est la durée de la vie des Démons. Et y a plusieurs des Mathematiciens qui la font plus courte que cela. Pindare même ne la fait pas plus grande quand il dit, que les Nymphes ont la destinée de leur vie égale aux arbres, et que c'est pour cela que l'on les appelle Amadryades, pource qu'elles naissent et meurent avec les chênes. Il parlait encore quand Demetrius, rompant son propos, prit la parole, en disant: Comment est-il possible, Cleombrotus, que tu soutiennes que un an ait été appelé par ce poète l'âge d'un homme? car ce n'est la durée ni de la fleur de l'âge de l'homme, ni de sa vieillesse, pource qu'il y a en cet endroit diverse leçon, d'autant que les uns y lisent Hebonton, qui serait à dire florissans, et les autres Geronton, qui signifierait vieillissans: [...] et ceux qui y lisent florissans, y mettent l'âge de l'homme à trente ans, suivant l'opinion d'Heraclitus, que c'est l'espace de temps dedans lequel un père qui a engendré un fils le rend apte et propre à en engendre un autre: et ceux qui y lisent vieillissans, attribuent à l'âge de l'homme cent et huict ans, disant que cinquante et quatre ans sont justement la moytié de la vie de l'homme, étant composé de l'unité des deux premiers nombres plains, des deux quarrés et des deux cubiques, lesquels nombres Platon même a pris à bâtir la génération de l'âme qu'il décrit: et semble que le poète Hesiode par ces paroles-là couvertement ait voulu designer la consommation du monde par feu, auquel temps il est vraisemblable que les Nymphes avec toute humeur et liqueur periront,
Celles qui sont aux forêt demeurantes,
Sources des eaux et rivières courantes,
Ou par les prés de verdure vestus.
Et lors Cleombrotus, J'entends, dit-il, alléguer cela à plusieurs, et vois bien que comme l'inflammation et l'embrazement des Stoïques à déjà envahi les vers de Heraclitus et d'Orpheus, aussi va elle saisir ceux d'Hesiode, en lui donnant une fausse et abusive interpretation aussi bien qu'aux autres. Mais ni je ne puis supporter de ce definement du monde, qu'ils mettent en avant, ni je n'estime pas qu'il soit possible d'avoir remarqué ces vies des bêtes, et si pense que le nombre des ans qu'ils vont sommans, mêment en la corneille et au cerf, est excessivement extravagant: au demeurant l'année contenant en soi le commencement et la fin de toutes choses que les saisons aménent, et que la terre produit, pourrait à mon avis non impertinemment être appelée l'âge de l'homme, car vous mêmes confessez qu'Hesiode en quelque passage appelle la vie de l'homme genean: n'est-il pas ainsi? Demetrius l'avoua. Mais aussi est-il bien certain, poursuivit Cleombrotus, que bien souvent les vaisseaux qui mesurent s'appellent de même nom que les choses mesurées, comme nous disons une chopine, un picotin, un boisseau, une mine. Tout ainsi donc comme nous appellons l'unité nombre, qui est la mesure et la moindre partie, et le commencement <p 339v> de tout nombre: au cas pareil aussi a-il appelé l'année l'âge de l'homme, pource que c'est la mesure avec laquelle on la mesure: car les nombres que ces autres-là somment, n'ont aucune singularité illustre ni célèbre en matière de nombres, mais la somme de neuf mille sept cens et vingt, est composée des quatre premiers numbres à commencer à un, assemblés ensemble et multipliés quatre fois, ou bien dix fois quatre, car par l'une et l'autre mode il en vient quarante: et ces quarante réduits en triangles par cinq fois, font la somme du nombre dessus allégué: mais quant à cela il n'est point nécessaire d'en entrer en altercation à l'encontre de Demetrius, car soit qu'il y ait un court ou long temps, et certain ou incertain, auquel Hesiode fait trêpasser l'âme d'un Démon, la vie d'un demi-Dieu: toujours sera-il prouvé par lequel des deux il voudra, avec témoignages fort évidents et anciens, qu'il y a des natures neutres et moyenes, comme és confins des Dieux et des hommes, sujettes aux passions mortelles, et à recevoir mutations et variations nécessaires, lesquelles natures, suivant la tradition et l'exemple de nos prédécesseurs, il est raisonnable que nous appellions Démons, et que nous les honorions. Auquel propos Xenocrates l'un des familiers amis de Platon soûlait apporter l'exemple des triangles qui y convenait fort bien, car il comparait celui des triangles, qui a tous ses trois côtés et ses trois angles egaux, à la nature divine et immortelle: celui qui les a tous trois inegaux, à la nature humaine et mortelle: et celui qui en a deux egaux et un inégal, et qui par ce moyen est en quelque chose égal, et en quelque chose inégale, à la nature des Démons, laquelle a les passions et perturbations de l'homme mortel, et la force et puissance semblable à un Dieu. La nature même nous en a proposé des figures sensibles, et similitudes en haut, c'est à savoir des Dieux, le Soleil et les étoiles: des hommes mortels, les cometes, les lueurs nocturnes, les brandons de feu volans, et étoiles tombantes, comme Euripide même les a comparés quand il dit,
Naguere ayant de sa jeunesse attaint
La belle fleur, il a été éteint
Comme une étoile ardente, devolue
Du ciel en l'air, aussi tôt dissolue.
Et pour un corps mêlé représentant la nature des Démons, la Lune, laquelle voyants être ainsi sujette à croître et à décroître, et à disparoir, du tout, ils ont estimé être fort sortable et convenable à la mutabilité du genre des Démons, et l'ont à cette cause aucuns appelée astre terrestre: les autres terre olympique, c'est à dire céleste, et les autres, l'heritage et possession de Proserpine céleste et terrestre. Tout ainsi donques comme si quelqu'un ôtait du monde l'air, et le soustrayait d'entre la Lune et la terre, il dissoudrait la continuation et la composition de l'univers, en laissant au milieu une place toute vide, sans liaison qui conjoignît les extrémités ensemble, aussi ceux qui ôtent le genre des Démons, ils ôtent toute communication, et toute conférence des Dieux avec les hommes, attendu qu'ils ôtent la nature, laquelle sert de truchement et de messager entre les deux, ainsi que dit Platon: ou bien ils nous contraignent de confondre pêle-mêle, et de brouiller le tout ensemble, si nous venons à mêler la divinité parmi les passions et actions humaines, et si nous l'arrachons du ciel pour la faire entremettre des negoces et affaires des hommes, ainsi que l'on dit, que les femmes de Thessalie tirent la Lune hors du ciel, laquelle ruse de fiction trouva foi entre les femmes, parce que Aglaonice fille de Agetor, comme l'on dit, étant femme savante en Astrologie, donnait à entendre au vulgaire, et faisait semblant d'user de quelques charmes et enchantements, par vertu desquels elle arrachait la Lune du ciel. Mais quant à nous n'estimons pas qu'il y ait aucuns oracles ne divinations sans quelque divinité, ni ne prestons pas l'oreille à ceux qui disent que les Dieux ne se soucient pas de sacrifices ni de services, et autres sacrées cérémonies <p 340r> qu'on leur face: mais d'autre côté aussi, ne cuidons pas que Dieu y soit présent, ne qu'il s'en entremette, ou qu'il s'y employe lui-même en personne, ains commettant cela aux ministres des Dieux, comme il est juste et licite, ne plus ne moins que si c'étaient leurs commis et leurs greffiers, croyons que ce sont les Démons qui sont les espies et écoutes des Dieux, allants par tout çà et là, les uns contemplants et dirigeants les sacrifices et sacrées cérémonies que l'on fait aux Dieux, les autres pour venger et punir les grandes et outrageuses forfaitures et injustices des hommes. Il y en a encore d'autres, à qui le poète Hesiode donne un fort vénérable nom, les appellant
saints et donneurs de biens, car l'exercice
Propre leur est de ce Royal office.
comme nous baillant en passant à entendre, que le donner et faire des biens est le propre office des Rois: car il y a différence de vertu entre ces Démons, ne plus ne moins qu'il y en a entre les hommes, et y en a aucuns desquels il demeure encore quelques petites reliques, mais bien faibles et peu apparoissantes, de la partie de l'âme sensitive qui n'est point raisonnable, comme un peu d'excrement et de superfluité demeuré de reste, et d'autres en qui il en est demeuré beaucoup, et mal aisé à assoupir et éteindre, dequoi nous voyons les marques et les traces en plusieurs lieux empreintes et semées és sacrifices, fêtes et cérémonies que l'on leur fait, et és contes que l'on en récite: toutefois quant aux mystères et cérémonies secrètes, desquelles et à travers lesquelles on peut plus clairement, que par nulle autre voie, apparcevoir la vérité de la nature des Démons, je n'en parle point quant à cela, et en aila bouche close, ainsi que parle Herodote: mais au reste quant à certaines fêtes et sacrifices severes et tristes, comme jours malencontreux, là où en quelques lieux on mange chair crue, et la déchire-l'on à beaux ongles, ou és autres où l'on jeune, et se bat-on la poitrine, et en plusieurs lieux où l'on dit de vilaines et déshonnêtes paroles durant les sacrifices,
En se secouant de furie,
Avec forsenée crierie,
Le col et la tête croulants:
je n'estimerai jamais que cela se face pour aucun des Dieux, mais plutôt dirai-je que c'est pour divertir, adoucir et appaiser l'ire et la fureur de quelques Démons malings. Et n'est pas vraisemblable qu'il y ait jamais eu Dieu qui ait requis et demandé qu'on lui sacrifiât des hommes, comme l'on faisait ancienement, ou qui reçeût tels sacrifices pour agréables: et n'est pas aussi pour néant, que des Rois et grands princes baillent leurs propres enfants à immoler, ou bien que eux-mêmes les immolent et sacrifient, ains faut croire que c'est pour détourner ou pour appaiser le courroux et la rancune que quelques pervers et malings esprits ont pour assouvir leurs violentes et tyranniques amours, dont ils ne peuvent ou ne veulent jouir avec les corps ni par les corps: ains comme Hercules assiegea la ville d'Oechalie pour avoir une fille qui était dedans, aussi ces puissants et violents Démons-là demandants quelque âme humaine, étant encore envelopée de son corps, et n'en pouvant jouir à travers ce corps, aménent la pestilence, la famine et sterilité de la terre aux villes, suscitent des guerres et des séditions civiles, jusques à ce qu'ils vienent à avoir et à jouir de ce qu'ils aiment. Les autres au contraire, comme il me souvient avoir remarqué en Candie, où je me suis longuement tenu, qu'ils celebrent une fête, en laquelle ils montrent la figure d'un homme sans tête, disants que c'est Molus le père de Meriones, lequel ayant pris à force une Nymphe, fut depuis trouvé sans tête. Et puis les ravissements de fils ou de filles, les voyages lointains, les bannissements, les fuites et cachements, les services que l'on dit et que l'on chante és fables et hymnes des poètes, ne sont point passions ni accidents convenables aux Dieux, ains aux Démons, <p 340v> dont on fait mention pour celebrer leur vertu ou leur puissance: ni n'a pas Aeschylus entendu d'un Dieu, quand il a dit,
saint Apollo de tout le ciel banni:
ni Admetus en Sophocles,
Mon coq chantant le menait à la meule:
et se fourvoyent grandement de la vérité les Theologiens de la ville de Delphes, qui estiment que jamais il y ait eu en ce lieu combat d'Apollo à l'encontre d'un serpent, pour la possession de l'oracle, et qui souffrent que les poètes ou les orateurs en étrivant les uns contre les autres, aillent jouer ou réciter de telles fables parmi les Theatres, comme contredisants expressément, parce qu'ils composent, aux plus saintes cérémonies de leurs sacrifices. En cet endroit Philippus se trouvant fort ébahi (car l'historien Philippus était en la compagnie) demanda, Et à quelles cérémonies divines est-ce que contredisent ceux qui étrivent és théâtres les uns contre les autres? A celles-là, dit-il, qui concernent l'oracle Delphique, et par lesquelles cette cité depuis naguères ayant admis et reçeu en ses cérémonies et sacrifices tous les Grecs, qui habitent deçà la vallée de Tempes, en a chassé et exclus ceux qui sont habitants outre le pas des Thermopyles. Car la tente de feuillées que l'on fait de neuf en neuf ans dedans l'aire du temple, n'est pas la représentation du repaire et de la tesniere ombrageuse du dragon, ains plutôt de la maison et habitation de quelque tyran ou de quelque Roi, et l'assault que l'on lui donne par surprise en silence par la porte que l'on appelle Dolonia: et ce que un peu après l'on y améne un jeune garçon ayant père et mère, avec torches ardentes que l'on jette le feu dedans la feuillée, et renverse l'on la table par terre, et puis que ceux qui l'ont fait, s'enfuient à travers les portes du temple, sans regarder derrière eux: et finablement la fuite de ce garçon en divers lieux, qu'il est réduit en servitude: et après tout les expiations et cérémonies de purification, qui se font en la vallée de Tempes, me font soupçonner que cela représente quelque notable malefice et hardie entreprise, ancienement advenue. Car c'est une moquerie, mon bel ami, de dire qu'Apollo pour avoir tué le Dragon ait été contraint de s'en fuir jusques aux extrémités de la Grèce, pour en être rehabilité et purifié, et que là il ait fait quelques offrandes et quelques effusions, comme font les hommes quand ils veulent appaiser l'ire et le courroux des Démons, que nous appellons Alastoras et Palamnaeos, c'est à dire poursuivants la punition et vengeance de crimes si enormes que la mémoire en dure à jamais, ou bien de quelques fort anciens fortfaitures. vrai est que le propos que j'ai autrefois ouï raconter touchant cette fuite et cet absentement, est fort merveilleux et étrange, mais s'il contient aussi quelque chose de vérité, il ne faut pas que nous estimons que ce soit petite chose, ne vulgaire et commune, que celle qui fut alors commise au lieu de l'oracle. Toutefois de peur qu'il ne semble, que, comme dit Empedocles,
Je couse un bout d'une fable à un autre.
et que je ne suive pas un même sentier en mes propos, je vous prie souffrés que je mette ici la fin convenable à mon premier discours, car nous y sommes justement arrivés: et me permettez prendre la hardiesse de dire ce que plusieurs devant moi ont dit, que quand les Démons, qui sont ordonnés pour le gouvernement et superintendance des oracles et divinations, vienent à défaillir, il est forcé aussi que les oracles défaillent et perissent: et que quand ils s'enfuient, ou qu'ils passent et s'en vont tenir ailleurs, il est forcé que les forces divinatrices faillent en tels lieux: puis quand ils y retournent après un long espace de temps, les lieux recommencent à parler ne plus ne moins que les instruments de musique, quand ceux qui en savent jouer les manient et les touchent. Après que Cleombrotus eut ainsi discouru, Heracleon se prit à dire, Il n'y a personne en la compagnie qui soit infidele ni mescreant, <p 341r> ou qui ait opinions touchant les Dieux qui ne s'accordent avec les notres, mais toutefois donnons nous garde qu'en nos discours nous ne fassions des suppositions erronées, et qui pourraient donner de grands fondements à l'impieté. Tu parles bien, dit Philippus, mais quel propos est ce qui t'a le plus offensé et scandalisé en ce que Cleombrotus a supposé? Adonc Heracleon, Que ce ne soient pas des Dieux qui president aux oracles, d'autant qu'il est convenable de croire qu'ils soient exempts de toute entremise de choses terrestres, et que ce soient plutôt des Démons ministres des Dieux, il me semble que ce n'est point mal supposé: mais tout à coup d'aller attribuer à ces Démons-là des crimes, forfaitures, calamités, erreurs et inquietudes envoyés des Dieux, en tirant ces propos-là des vers d'Empedocles, cela me semble un peu trop présomptueux et d'une audace trop barbaresque. Et lors Cleombrotus demanda à Philippus, qui et d'où était ce jeune homme-là: et après qu'il eut entendu son nom et son pays, lui répondit: Nous n'ignorons pas non plus qu'un autre, Heracleon, que ce que nous avons dit ne soit étrange, mais on ne saurait discourir de grandes matières sans poser de grands fondements, pour prouver une opinion vraisemblable: mais toymême ne t'avises pas, que tu ôtes ce que tu concèdes: car tu confesses bien qu'il y a des Démons, mais en voulant maintenir qu'il n'y en a point de méchants ni de mortels, tu ne saurais plus soutenir qu'il y en ait: car en quoi seront-ils différents des Dieux, si quand à leur essence ils l'ont conjointe à l'immortalité, et quant à la vertu ils ne sont sujets à aucunes passions ni à aucun péché? Heracleon pensant en soi-même, sans mot dire, ce qu'il devait répondre à cela, Cleombrotus poursuivit, disant: Et qui plus est, ce n'a pas été Empedocles seul qui a dit, qu'il y avait de mauvais Démons, mais Platon même, et Xenocrates et Chrysippus: et encore Democritus quand il souhaittait et priait qu'il rencontrât des images heureuses, il donnait assez à entendre qu'il croiait y en avoir d'autres perverses, et mauvaises, et qui ont de mauvaises intentions, et de violentes affections. Et quant à ce qu'ils soient mortels, j'en ai oui faire un conte à un personnage qui n'est point éventé ni menteur, c'était Epitherses le père d'Aemylianus l'orateur, que quelques-uns de vous à mon avis peuvent avoir ouï declamer: cettui Epitherses était de la même ville que je suis, et avait été mon maître en Grammaire, lequel contait que pour aller en Italie il s'embarqua un voyage sur une navire chargée de plusieurs marchandises, et de grand nombre de passagers: et disait que sur le seoir le vent leur faillit auprès des Îles Echinades, et que leur navire alla branlant tant qu'elle arriva près des Paxes, que la plupart des passagers étaient veillans, et y en avait beaucoup qui buvaient encore, achevants de souper, quand tout soudain on entendit une haute voix venant de l'une de ces Îles de Paxes, qui appellait Thamos, si fort, qu'il n'y eut celui de la compagnie, qui n'en demeurât tout ébahi. Ce Thamos était un pilote Aegyptien, que peu de ceux qui étaient en la nef connaissaient par son nom. Pour les deux premières fois qu'il fut appelé, il ne répondit point, mais à la troisiéme, si: et lors celui qui l'appellait renforçant sa voix, lui cria, que quand il serait à l'endroit des basses, qu'il dénonçât, que le grand Pan était mort Epitherses nous contait que tous ceux qui ouirent le cri de cette voix, en demeurèrent fort émerveillés, et entrèrent là-dessus en dispute, à savoir s'il serait bon de faire ce qu'il commandait, ou bien de ne s'en entremettre point, ains le laisser là: finablement qu'ils resolurent ainsi, que s'ils avaient bon vent, lors qu'ils passeraient par devant ce lieu, que Thamos passât outre sans mot dire: mais si d'aventure il y avait calme, et qu'il ne tirât point de vent, qu'il criât tout haut, ce qu'il avait entendu. Quand ils furent à l'endroit de ces basses et platins, il advint qu'il ne tirait ne vent ni haleine, et était la mer fort platte: parquoi ce Thamos regardant de dessus la proue vers la terre, dit tout haut ce qu'il avait entendu, que le grand Pan était mort. Il n'eut <p 341v> pas plutôt achevé de dire, que l'on entendit un grand bruit, non d'un seul, mais de plusieurs ensemble, qui se lamentaient et s'ébahissaient tout ensemble: et pour autant que plusieurs étaient présents, la nouvelle en fut incontinent épandue par toute la ville de Rome, tellement que l'Empereur Tiberius Caesar envoya querir ce Thamos, et ajouta tant de foi à son dire, qu'il fit enquérir qui pouvait être ce Pan là, et que les hommes de lettres, qui étaient en bon nombre autour de lui, furent d'opinion que ce devait être celui qui était né de Penelopé et de Mercure: si y eut lors quelques-uns en la compagnie qui témoignèrent l'avoir autrefois ouï dire au vieil Aemylianus. Demetrius adonc conta, que alentour de l'Angleterre y a plusieurs petites îles desertes, semées çà et là par la mer, que l'on appelle au pays les Îles des Démons et des demi-Dieux, et que lui-même par commandement de l'Empereur alla en la plus prochaine des desertes, pour voir et enquérir ce que c'était, et trouva qu'il y avait peu d'habitants, qui étaient tenus pour saints et inviolables par les Anglois. Peu après qu'il y fut arrivé, il dit que l'air et le temps se troubla merveilleusement, et se fit une terrible tempeste et orage de vents et de tonnerres: laquelle étant à la fin cessée, il dit que les insulaires lui assurèrent, que c'était quelqu'un de ces Démons et demi-Dieux qui était decedé: car ainsi comme une lampe, disait il, pendant qu'elle est allumée n'a rien qui offense personne, mais quand elle vient à s'éteindre, elle rend une puanteur qui fâche ceux qui sont alentour: aussi les grandes âmes, pendant qu'elles luisent, sont douces et gracieuses, sans fâcher personne, mais quand elles viennent à s'éteindre et à défaillir, elles émeuvent, comme lors, de grands orages et de grandes tempestes, et bien souvent même infectent l'air de maladies contagieuses. Ils disent davantage, qu'il y a l'une de ces îles-là, où Saturne est detenu prisonnier par Briareus, qui le tient lié de sommeil, et que l'on a inventé ce moyen-là de le tenir enchainé en le faisant dormir, et qu'il y avait autour de lui plusieurs Démons qui étaient ses vallets et ses serviteurs. Cleombrotus adonc prenant la parole: Je pourrais, dit-il, aussi bien réciter plusieurs tels exemples si je voulais, mais c'est assez que cela n'est point contraire, ni n'apporte aucune opposition à l'encontre de ce que nous avons mis en avant, combien que nous savons assez que les Stoïques ont la même opinion des Démons que nous avons, et qu'ils tienent qu'en une si grande multitude de Dieux que l'on tient, il n'y en a que un seul qui soit éternel et immortel, et que tous les autres ont eu commencement par naissance, et prendront fin par mort. Quand aux risées et moqueries des Epicuriens, il ne les faut point craindre, attendu qu'ils ont bien l'audace d'en user même contre la providence divine, l'appellants fable et conte de vieilles: mais au contraire nous maintenons, que leur infinité de mondes est véritablement une fable, de dire qu'entre les mondes innumerables il n'y en ait pas un qui soit gouverné par raison et providence divine, ains que tous ont été faits et se maintienent fortuitement et casuellement. Et s'il est loisible de se rire et moquer és discours de philosophie, plutôt faudrait il se moquer de ceux qui tirent aux disputes des choses naturelles je ne sais quelles images sourdes, aveugles et sans âmes, qui apparoissent par infinies révolutions d'années aux survivans, et se proménent par tout, étant, ce disent-ils, issues et découlées des corps, partie encore vivans, et partie de ceux qui long temps y a sont ou brûlés ou pourris: c'est de ceux-là qu'il se faudrait moquer, qui attirent des ombres et des bourdes sottes és disputes de la nature: et cependant se courroucent, et treuvent étrange si l'on dit qu'il y a des Démons, non seulement qui apparoissent, mais aussi qui parlent et qui ont leur vie et leur être de bien fort longue durée. Après que ces propos eurent été dits, Ammonius parla disant: Il me semble que Cleombrotus a bien prononcé. Et qui empêche que nous ne recevions sa sentence, laquelle est sainte et très digne d'un philosophe? car si on la rejette, on sera contraint de rejeter aussi <p 342r> et nier beaucoup de choses qui sont et qui advienent, mais dont on ne saurait rendre raison certaine: et si on la reçait, elle ne tire après elle conséquence de chose quelconque impossible, ne qui ne soit en être. Mais quant à ce que j'ai ouï dire aux Epicuriens seuls, à l'encontre des Démons qu'introduit Empedocles, comme étant impossible qu'ils soient heureux et de longue vie, s'ils sont mauvais et vicieux, d'autant que le vice de sa nature est aveugle, et qui de soi-même se precipite ordinairement és périls et inconvénients qui détruisent la vie, cela est une sotte opposition, car par cette raison il faudrait qu'ils confessassent que Epicurus ait été pire que Gorgias le Sophiste, et Metrodorus que Alexis le farceur et joueur de Comoedies, car il vécut deux fait autant que Metrodorus, et Gorgias vécut deux fois autant, et encore un tiers davantage qu'Epicurus: mais autrement disons nous que la vertu est puissante, et le vice débile, non pas pour l'entretènement, ou pour la dissolution du corps en vie, attendu que nous voyons entre les animaux plusieurs qui sont lourds et hebetés, et d'autres qui sont fort getifs et fort lascifs, qui vivent plus longuement que ne font ceux qui sont plus sages et plus esveillés: parquoi ils ne concluent pas bien de dire, que la nature divine jouisse de l'immortalité, d'autant qu'elle sait eviter et repousser les choses qui détruisent la vie, car il fallait qu'en la nature de la divinité bienheureuse, ils missent une impassibilité de n'être sujette à corruption ou altération quelconque, sans avoir besoin d'aucune sollicitude de l'entretenir. Mais à l'aventure n'est-il pas honnête de dire ne disputer contre ceux qui ne sont pas présents: et pourtant sera-il meilleur que Cleombrotus reprenne le propos qu'il a naguères laissé touchant la fuite et le passage des Démons de lieu à autre. Voire-mais, dit Cleombrotus, ce sera bien merveille s'il ne vous semble encore plus étrange et hors d'apparence de raison, que le premier, combien qu'il semble être fondé en raison naturelle, et que Platon lui-même en ait donné le commencement, non qu'il l'ait absolument prononcé et affermé, mais par manière d'opinion douteuse en ayant sous paroles couvertes jeté avec une crainte retenue quelque conjecture en avant. Mais puis que la coupe des devis et des contes, mêlés de toutes sortes, est servie sur table, et que à peine pourrais-je jamais rencontrer de plus gracieux et plus faciles auditeurs, pour faire passer une telle narration, ne plus ne moins que de la monnayé étrangère, je ne feindrai point de vous faire le conte que j'ai entendu d'un étranger, lequel après plusieurs allées et venues, ayant bien cherement acheté et payé l'aventure de le rencontrer, je trouvai à la fin, à toute peine, auprès de la mer rouge. Il ne parlait aux hommes qu'une fois l'année, et le demeurant du temps conversait, comme il disait, avec les Nymphes, Nomades, et avec les Démons. Je parlai à lui, et me fit bon recueil; c'était le plus bel homme de visage que je pense jamais avoir vu, non sujet à maladie aucune, et prenait tous les mois une fois seulement le fruit de ne sais quelle herbe medicinale amère, dont il vivait: il était exercité à parler plusieurs langages, et parlait avec moi plus communément en langue Dorique: son parler semblait presque un chant, et si tôt qu'il ouvrait la bouche pour parler, tout l'environ de lui était rempli d'une très suave odeur qui en sortait. Or quant à tout autre savoir et connaissance de toutes histoires, il l'avait tout le long de l'an: mais quant à la divination, elle lui était inspirée un seul jour en chaque année, auquel il descendait sur le rivage de la mer, et là chantait et predisait les choses à advenir aux Princes et Seigneurs de tout le pays, ou aux secretaires des Rois, qui se trouvaient là à jour nommé, et puis s'en retournaient. Ce personnage doncques attribuait la divination aux Démons, et était bien aise d'ouïr ce que l'on raconte de Delphes. Quant à ce que nous tenons de Bacchus;, et des sacrifices que nous lui faisons, il en était tout informé, disant que c'étaient tous grands accidents advenus aux Démons, et semblablement ce que l'on raconte touchant le serpent <p 342v> Python, et disait que celui qui l'avait tué n'en avait pas été banni pour dix ans, ni ne s'en était pas fui en la vallée de Tempes, ains de tout ce monde, dont il serait depuis retourné après neuf révolutions de la grande année, étant bien purifié, nettoyé, et véritablement Phoebus, c'est à dire, clair et luisant, aurait recouvré la superintendance de l'oracle Delphique, lequel cependant avait été deposé en la garde de Themis. Autant en disait-il de ce que l'on raconte des Typhons, et des Titans: car il affermait que ce avait été des batailles de Démons contre Démons, et des fuites et bannissements de ceux qui avaient été vaincus, ou bien des punitions que les Dieux avaient faites de ceux qui avaient commis de telles forfaitures que l'on raconte que Typhon commît à l'encontre d'Osiris, et de Saturne à l'encontre du Ciel, desquels les honneurs sont fort obscurcis ou du tout éteints, d'autant qu'ils sont passés en un autre monde: car j'entends que les Solymiens, qui sont voisins des Lyciens, honorent singulièrement Saturne, mais depuis qu'il eut occis leurs princes, Arsalus, Dryus et Trosobius, il s'en fuit, et s'en alla en quelque autre pays, car ils ne savent où, l'on ne fit plus conte de lui, mais qu'ils appellèrent ces trois, Arsalus, Dryus, et Trosobius, les Dieux severes, et de fait que tant en public qu'en privé les Lyciens font encore leurs maledictions et execrations par eux. Plusieurs autres exemples semblables peut-on tirer de ce que l'on raconte des Dieux. Et si nous appellons aucuns de ces Démons des noms des Dieux usités et ordinaires, il ne s'en faut point emerveiller, disait ce personnage étranger, car ils sont bien-aises d'être appelés des noms des Dieux dont ils dependent, et dont ils ont honneur et puissance, comme entre les hommes, l'un est Jovial, l'autre Palladien, l'autre Apollonien ou Bacchanal, ou Mercurial, et y en a qui sont bien et convenablement nommés, encore que ce soit à l'aventure: mais la plupart ont des denominations des Dieux qui ne leur convienent aucunement, ains sont transposées. Ici Cleombrotus ayant fait pause, son dire sembla merveilleux à toute la compagnie: et Heracleon lui demanda, en quelle sorte c'était que cela touchait à Platon, et comment c'était qu'il avait donné commencement à un tel propos. Cleombrotus lui répondit, Tu fais bien de me le remettre en mémoire, c'est parce que premièrement il rejeta toujours l'infinité des mondes: mais il a toujours douté du nombre certain et precis, et concedant qu'il y avait apparence au dire de ceux qui en mettaient cinq, un en chaque element, il s'est tenu à un, et semble que cela soit propre à Platon, là où tous les autres philosophes ont toujours fort redouté de recevoir et admettre multitude de mondes, comme s'il était nécessaire que ceux qui n'arrêtaient et ne terminaient pas la matière en un, ains en sortaient, tombassent nécessairement en cette fâcheuse et non terminée infinité. Mais cet étranger-là, dis-je adonc, déterminait-il rien du nombre des mondes comme Platon, ou si tu ne l'en recherchas jamais en tout le temps que tu fus avec lui? Je n'avais garde de faillir, dit Cleombrotus, d'être bien diligent et affectionné auditeur de tels devis, voyant mêmement qu'il se montrait si affable en mon endroit. Il disait que ni le nombre des mondes n'était infini, ne qu'il n'y en avait pas un seul, ni cinq, mais cent quatre vingts et trois, qui étaient ordonnés et rangés en forme triangulaire, duquel triangle chacun côté contenait soixante mondes, et que des autres trois chacun était à l'un des coins du triangle, et qu'ils s'entretenaient tout alentour, ne plus ne moins que ceux qui sont en une danse, et que la plaine qui est au dedans du triangle, était le fondement et l'autel commun de tous ces mondes, qui s'appellait le champ ou la plaine de vérité, dedans laquelle sont les desseins, les moules, les idées, et les exemplaires immobiles de toutes les choses qui furent oncques et qui jamais seront, et à l'entour de ces idées étant l'eternité, le temps, comme un ruisseau qui en sortait, coulait dedans ces mondes, et que les âmes des hommes, s'ils ont bien vécu en ce monde, en dix mille ans une fois les voyent, et que les plus saintes <p 343r> cérémonies mystiques des sacrifices qui se font ici bas, ne sont que comme un songe de cette vue, et de ce spectacle-là: et disait que toute la peine que l'on employe à l'étude de la philosophie était pour parvenir à la vue de ces beautés-là, ou autrement que c'était toute peine perdue. Je l'entendais, dit-il, conter tous ces propos-là, ne plus ne moins proprement, que si c'eût été quelque cérémonie de sacrifice qu'il m'eût exposée en quelque religion, en laquelle il m'eût instruit, sans qu'il m'amenât aucune preuve ni aucune demontration de son dire. En cet endroit me tournant devers Demetrius, je lui demanday comment il y avait aux vers d'Homere que disent les pourchassants de Penelope, quand ils voyent manier l'arc à Ulysses:
O c'a été quelque grand crocheteur
D'arcs cettui-ci, et un grand fureteur!
Et comme Demetrius me les eût remis en mémoire: Il me vient, dis-je, en pensée d'en dire autant de cet étranger, O c'était un grand amateur et un grand fureteur de toutes resolutions, et de tous discours de philosophie, et était homme bien versé aux lettres. Certes il n'était point étranger de nation, ains Grec, et rempli de toute science, et erudition Grecque: et ce nombre de mondes nous montre qu'il n'est ni Aegyptien, ni Indien, ains venu d'un Grec de langue Dorique, du pays de la Sicile, nommé Petron, natif de la ville d'Imere en Sicile, qui en a composé un petit livre, que je n'ai pas lu, et si ne sais s'il est en être és mains des hommes, mais Hippys natif de Rege, duquel Phanias Eressien fait mention, écrit que c'était l'opinion et le discours de ce Petron, qu'il y avait cent quatre vingts et trois mondes qui touchaient les uns aux autres de rang: mais il ne déclare point que c'est à dire, se toucher de rang, et n'en apporte aucune raison probable. Et quelle vérisimilitude, ce dit Demetrius, pourrait-il avoir en cela, vu que Platon, sans amener aucune conjecture vraisemblable, ni aucune apparence de raison, a renversé cette opinion là? Et toutefois, ce dit Heracleon, nous entendons dire à vous autres Grammairiens, que Homere même est le premier autheur de cette opinion-là, comme ayant divisé l'univers en cinq mondes, le ciel, l'eau, l'air, et la terre, et ce qu'il appelle Olympe, dont il en laisse les deux communs, c'est à savoir la terre à tous ceux d'à bas, l'Olympe à tous ceux d'en haut, et les trois du milieu attribue à trois divers Dieux. Aussi semble-il que Platon attribuant aux principaux membres de l'univers les espèces et figures premières, et les plus excellentes des corps, les appelle cinq mondes, à savoir celui de la terre, celui de l'eau, celui de l'air, et celui du feu, et finablement celui qui embrasse tous les autres, qu'il appelle Dodecaëdre, c'est à dire à douze faces, qui s'étend amplement, est fort capable et mobile, comme étant sa forme et figure fort propre et convenable aux révolutions et mouvemens des âmes. Demetrius alors, Qu'est-il besoin, dit-il, de remuer maintenant Homere, car assez avons nous désormais allégué de fables. Mais il s'en faut beaucoup que Platon n'appelle les cinq différentes essences du monde cinq mondes, attendu que là même où il dispute contre ceux qui mettent une infinité de mondes, il afferme qu'il n'y en a que un seul creé de Dieu et aimé de lui, composé de toute nature, ayant corps entier, et content de soi-même, sans avoir besoin de rien d'ailleurs. Voilà pourquoi à bon droit pourrait-on trouver étrange, que lui ayant dit vérité, il ait donné occasion à d'autres de prendre une opinion fausse, et en laquelle il n'y a apparence quelconque: car s'il n'eût retenu l'unité du monde, il eût aucunement donné fondement à ceux qui en mettent infinis: mais qu'il en ait voulu assurer precisément cinq, et non point plus ne moins, cela est merveilleusement étrange et éloigné de toute probabilité, si d'aventure tu n'as quelque chose à dire sur cela, dit-il, en soi retournant devers moi. Comment, dis-je lors, êtes vous doncques d'avis de laisser là votre première dispute des oracles, comme étant de tout point <p 343v> achevée et resolue, et d'en prendre une autre de non moindre difficulté? Nous ne la laisserons pas pour cela, répondit Demetrius, mais aussi ne passerons nous pas outre cette-ci, qui de soi-même se présente, et presque nous met la main au-devant: car nous n'y demeurerons pas beaucoup, ains seulement tant que nous puissions en passant y trouver quelque peu de vérisimilitude, et puis nous retournerons à notre premier propos. En premier lieu doncques, dis-je, les raisons qui empêchent que l'on ne mette des mondes infinis, n'empêchent pas que l'on n'en mette plus d'un: car aussi bien en plusieurs mondes, comme en un, pourra être la divination, la providence et la fortune, qui entreviendra és plus petites choses: mais la plupart des plus grandes et principales choses auront et prendront leurs générations, changemens et mutations par ordre, ce qui ne se pourrait faire en infini nombre de mondes. Et puis il est plus conforme à la raison, de dire, que Dieu n'ait pas creé pour un monde unique et seul, car étant parfaitement bon, il n'y a vertu ne bonté aucune qui lui défaille, et moins encore que toutes les autres, la justice et l'amitié, car elles sont de soi-même très belles et très bien séantes aux Dieux: or n'a Dieu rien qui soit inutile, ne qui soit pour néant: parquoi il faut qu'il y ait hors de lui d'autres dieux et d'autres mondes, envers lesquels il use de ces vertus sociales: car il n'en usera pas envers soi-même, ni envers aucune partie de soi, de justice, ni de grâce et de benignité, ains envers les autres: ainsi n'est-il pas vraisemblable que ce monde flotte et vague sans ami, sans voisin, sans communication quelconque en un vide infini, attendu mêmement que nous voyons que la nature enferme et environne toutes choses en leurs genres et en leurs espèces, ne plus ne moins que dedans des vases, ou dedans les enveloppes de leurs semences, car il n'y a en toute la nature rien qui soit un en nombre, qu'il n'ait la raison de son être commune avec d'autres, ne n'y a chose qui participe de quelque denomination en commun, qui en particulière ne soit telle. Or est-il que le monde s'appelle ainsi en commun. Il faut donc qu'il soit en particulier tel, et est qualifié tel en particulier, pour la différence qu'il a avec ses semblables et de même espèce: car s'il n'y a en toute la nature ni homme qui soit un, ni cheval, ni étoile, ni Dieu, ni Démon, qui empêchera que l'on ne puisse dire que la nature n'a pas non-plus un seul monde, ains qu'il faut qu'il en ait plusieurs? Et qui m'obiicera que ce monde n'a semblablement que une terre, ni qu'une mer, je lui répondrai qu'il ne s'aperçoit pas de ce qui est tout évident, des parties semblables: car nous divisons la terre en parties de semblable et même denomination, pource que toutes parties de terre sont terre, et de la mer semblablement: mais nulle partie du monde n'est monde, ains est composé de diverses et différentes natures: car quant à l'inconvénient que d'aucuns redoutent principalement, pour lequel ils consomment toute la matière au dedans d'un monde, de peur que s'il en demeurait quelque chose au dehors, elle ne troublât la composition de cettui-ci par resistence qu'elle lui ferait, et heurts qu'elle lui donnerait, ils n'ont point occasion de le craindre, car y ayant plusieurs mondes, et un chacun d'iceux particulièrement ayant une mesure définie et déterminée à sa substance et à sa matière, et nulle partie d'icelle sans mesure ni sans ordre, il ne demeurera rien de superfluité, comme d'excrement, au dehors, qui puisse donner empêchement, pource que la raison qui dominera celle portion de la matière qui sera attribuée à chaque monde, ne permettra pas qu'il y ait rien, qui sortant hors de son ordre, et vagant çà ou là, aille choquer un autre monde, ni que d'un autre aussi il sorte rien qui se viene ruer sur soi, pource que la nature n'a rien qui en quantité soit infini, ni désordonné, ni mouvement qui soit sans raison, ni sans ordre, et s'il y a d'aventure quelque influence qui passe des uns aux autres, cela est une communication fraternelle, douce et amiable, dont ils se mêlent tous ensemble, ne plus ne <p 344r> moins que les lumières des astres, et les influences de leurs temperatures sont causes qu'eux-mêmes se réjouissent en s'entreregardant les uns les autres d'un bénin aspect, et donnent aux dieux, qui sont plusieurs et bons en chacun astre, moyen de s'entrehanter et s'entrecaresser les uns les autres: car en tout cela il n'y a rien qui soit impossible, ni fabuleux, ni contraire à la raison, si ce n'est que quelques-uns s'en defient, pour les raisons et decisions d'Aristote, qui dit que chaque corps a son lieu propre et naturel, à raison de quoi il est forcé que la terre de tous côtés tende au milieu, et puis l'eau par-dessus elle, servant pour sa pesanteur de fondement aux autres plus légers éléments. Si doncques il y avait plusieurs mondes, il adviendrait que la terre bien souvent se trouverait située au dessus de l'air et du feu, et bien souvent au dessous, et semblablement que l'air et le feu se trouveraient au dessous, quelquefois en leurs lieux naturels, et quelquefois en d'autres contre nature: lesquelles choses étant impossibles, ainsi comme il pense, il s'ensuit doncques qu'il n'y a ne deux ne plusieurs mondes, ains un seul, qui est cettui-ci, composé de toute sorte de substance, disposé selon nature, ainsi qu'il est convenable à la diversité des corps. Mais en tout cela il y a plus d'apparence vraisemblable, qu'il n'y a de vérité: car qu'il soit ainsi, ami Demetrius, considère que quand il dit, qu'entre les corps simples les uns tendent vers le milieu, c'est à dire contre-bas, les autres arrière du milieu et contre-mont, et les autres à l'entour du milieu, c'est à dire en rond: au regard dequoi prend-il le milieu? il est certain que ce n'est pas au regard du vide, car il n'y en a point en nature selon son avis, et encore selon ceux qui en mettent, il ne peut avoir de milieu non plus que de premier, ni de dernier: car premier et dernier sont des bouts: or ce qui est infini, conséquemment est aussi sans bout: mais encore que par force quelqu'un d'eux nous contraignît d'admettre un milieu au vide, il est impossible de comprendre et imaginer la différence de mouvemens des corps vers icelui, parce qu'il n'y a ni en icelui vide aucune puissance attractive des corps, ni dedans les corps aucune délibération, ou inclination et affection de tendre de tous côtés à ce milieu, ains est aussi peu possible d'imaginer, que des corps sans âmes se meuvent d'eux-mêmes, vers une place incorporelle et n'ayant aucune différence de situation, comme qu'elle les attire à soi. Il reste donc que ce milieu se doive entendre, non point localement, mais corporellement: car étant ce monde une masse et union composée de plusieurs corps différents et dissemblables conjoints ensemble, il est forcé que les diversités d'iceux engendrent mouvemens dissemblable aussi de l'un en l'autre: ce qui apparait parce que chacun d'iceux corps changeant de substance change aussi de place quant et quant: car la subtilisation et raréfaction distribue à l'entour en rond la matière qui se léve du milieu en contremont, et au contraire la condensation et constipation la deprime et la chasse contre bas vers le milieu: sur quoi il n'est jà besoin de discourir davantage en ce lieu, car quelque cause que l'on suppose produire de telles passions et de telles mutations, celle-même contiendra chacun des mondes en soi, parce qu'un chacun d'eux a sa terre et sa mer, et chacun son milieu propre, et chacun aussi les passions et mutations des corps, et la nature et puissance qui les maintient et conserve chacun en son lieu et son être: car le dehors, soit qu'il n'y ait rien, soit qu'il y ait un vide infini, ne peut bailler aucun milieu, selon que eux-mêmes les distinguent: et celui qui voudrait que y ayant plusieurs milieus, les corps pesants de tous côtés tendent vers un seul, ressemblerait proprement à celui qui voudrait, que y ayant plusieurs hommes le sang coulât de tous côtés en une seule véne, et que les cerveaux de tous fussent <p 344v> contenus d'une même taie, estimant que ce serait un grand inconvénient, si tous les corps solides n'étaient en une même place, et les rares en une autre: même celui là serait bien impertinent, et aussi lourdaut serait celui qui trouverait mauvais que les entiers eussent toutes leurs parties en leur ordre, en leur rang, et en leur situation naturelle: car ce serait une extréme sottise si quelqu'un croiait, qu'il y eût un monde qui eût la Lune en soi située au bas, ne plus ne moins que si un homme avait la cervelle aux talons, et le coeur aux tempes: mais il n'y a point d'absurdité ne d'inconvénient, qu'en mettant plusieurs mondes distincts et séparés les uns des autres, on distingue aussi quant-et-quant, et sépare leurs parties: car en chacun la terre, la mer, et le ciel, seront situés et colloqués en leurs assiettes naturelles, ainsi comme il appartient, et aura un chacun d'iceux mondes, son bas, son haut, son environ, et son milieu: non pas au regard d'un autre monde, ni au regard du dehors de soi, ains en soi-même, et au dedans de soi: et quant à la supposition que font aucuns, que si une pierre était hors du monde, l'on ne saurait imaginer ou comprendre, ne comment elle pourrait demeurer, ni comment elle se pourrait mouvoir: car comment pourrait-elle demeurer suspendue, vu qu'elle est pesante, ou se mouvoir vers le milieu du monde, comme les autres corps pesans, vu qu'elle ne serait ni partie d'icelui, ni comptée entre les substances? Et quant à la terre qui est attachée et environnée tout alentour en un autre monde, il ne faut pas enquérir ne demander comment elle ne tombe deçà, vu sa pesanteur, et comment elle ne s'arrache de son entier total, attendu que l'on voit qu'il y a une nature et une force naturelle qui contient une chacune partie: car si nous voulons prendre bas et haut, non au dedans du monde, mais au dehors, nous nous trouverons és mêmes détresses et difficultés que Epicurus, qui fait mouvoir et tendre ses petits corps indivisibles vers les lieux qui sont au dessous des pieds, comme si le vide avait des pieds, ou que son espace infinie permit que l'on y pût imaginer un bas et un haut. Et pourtant y a-il cause de s'émerveiller, ou plutôt de rechercher et demander quelle fantasie a meu Chrysippus à dire, que le monde était colloqué et situé droitement au milieu, et que sa substance de toute eternité ayant occupé le lieu du milieu, y était si bien serrée et pressée pour durer à jamais, et jusques à une immortalité, par manière de dire: car il écrit cela en son quatriéme livre des choses possibles, songeant sans propos, qu'il y ait milieu en un infini, et encore plus mal à propos attribuant à un milieu qui n'est point la cause de la stabilité et ferme fondation du monde, attendu mêmement, qu'il a écrit en beaucoup d'autres lieux, que la substance se gouverne, et se maintient par ses mouvemens, tendants au milieu, et partants du milieu d'icelle. Au demeurant, quant aux autres oppositions que font les Stoïques qui les redouteroit? comme quand ils demandent, Comment sera-il possible de maintenir une fatale destinée, une providence divine? et comment ne sera l'on contraint de mettre plusieurs Jupiters, quand on mettra plusieurs mondes? Car premièrement s'il y a inconvient à mettre plusieurs Jupiters, leurs opinions sont encore bien plus absurdes, car ils mettent des Soleils et des Lunes, des Apollons, des Dianes, et des Neptunes infinis en infinies révolutions des temps. Et puis quelle nécessité y a-il qui contraigne d'avouer qu'il y ait plusieurs Jupiters, s'il y-a plusieurs mondes, et non pas en chacun Dieu souverain, gouverneur et conducteur de l'univers, pourvu de toute intelligence et de raison, comme celui que nous surnommons le Seigneur et le Pere de toutes choses? ou bien qui empêchera que tous mondes ne soient sujets à la providence et à la destinée de Jupiter, et que lui aussi réciproquement n'ait l'oeil sur tous, et ne les dirige et gouverne, en subministrant à tous les principes, les semences et les raisons de toutes les choses qui se font? car puis que ainsi est que nous voyons ici bien souvent un corps composé de plusieurs autres corps <p 345r> distincts, comme une assemblée de ville, une armée, une danse, en chacun desquels corps y a vie, prudence et intelligence: il n'est pas aussi donc impossible qu'en tout l'univers, dix, ou cinquante, ou cent mondes qu'il y aura, n'usent d'une même raison, et ne répondent tous à un même principe, ains au contraire cet ordre et disposition est fort convenable aux Dieux, car il ne les faut pas faire comme les Rois d'un exaim d'abeilles, qui ne sortent jamais de la ruche, ni les tenir en prison enfermés, ou plutôt attachés dedans la matière, comme ceux-ci font, qui disent que les Dieux sont certaines dispositions de l'air, et certaines propriétés et vertus des eaux, et du feu, infuses au dedans, et ainsi les font naître avec le monde, et puis les brûlent aussi quand et lui: mais encore ne les délient ils pas, ni ne les font pas libres, à tout le moins comme les chartons qui guident les chariots, ou les pilotes qui gouvernent les navires, ains les y clouent, ne plus ne moins que les statues attachées et seellées avec des clous et du plomb à leurs bases, ainsi les tienent ils enfermés et encloses dedans la matière corporelle, participants avec elle jusques à corruption, dissolution, et altération toute entière. Mais bien plus est ce propos digne et magnifique, de dire que les Dieux sont de tout point libres, sans que personne leur commande, ne plus ne moins que les feus de Castor et de Pollux secourent ceux qui sont travaillés en tourmente de mer: en y survenant ils adoucissent la violence de la mer, et les impetueux soufflemens des vents, non pas qu'eux-mêmes naviguent ni soient participants du même péril, ains seulement se montrant en l'air, et préservant les mariniers: aussi que les Dieux aillent visiter par plaisir tantôt un monde, et tantôt un autre, en régissant et gouvernant un chacun d'iceux avec la nature: car le Jupiter d'Homere ne jette pas guères loin ses yeux de la ville de Troie, jusques au pays de Thrace, et des Scythes vagabonds, habitants au long des rives du Danube: mais le vrai Jupiter a plusieurs passages honnêtes et convenables à sa majesté d'un monde à l'autre, non point regardant hors de soi en un vide infini, et se contemplant soi-même, et non autre chose, comme aucuns estiment, ains considérant les faits des hommes et des Dieux, les mouvements et révolutions des astres: car la divinité ne hait point les varietés et mutations, ains y prend fort grand plaisir, comme l'on peut conjecturer par les circuitions, conversions et commutations qui apparoissent au ciel. Parquoi je conclus que l'infinité de mondes est une resverie fausse, où il n'y a point d'apparence de raison, et qui ne peut en aucune manière admettre un Dieu, ains se gouverne en tout et par tout par la fortune et à l'aventure: et au contraire, que le gouvernement et la providence d'un nombre certain et quantité terminée et finie de mondes, n'a point d'administration qui doive sembler plus indigne ne plus laborieuse que celle qui s'employe et s'attache à la direction d'un tout seul, et qui les transforme, renouvelle et réforme par infinies fois. Après que j'eu achevé ce propos je m'arrêtai: et Philippus sans guere attendre, Quant à cela, dit-il, s'il est ainsi, ou s'il est autrement, je ne le voudrais point trop assurer: mais si nous faisons sortir Dieu hors de la superintendance d'un monde seul, pourquoi est-ce que nous le faisons ouvrier de cinq tant seulement, et non de plus? et quelle raison y a-il peculiere de ce nombre-là avec la multitude des mondes, plutôt que d'un autre? Je l'entendrais bien plus volontiers, que non pas l'occasion et la cause pourquoi ce mot E'i a été consacré en ce temple: car il n'est nombre, ni triangle, ni quarré, ni parfait, ni cubique, ni ne présent aucune gentillesse à ceux qui aiment, et qui estiment telles speculations: et l'argument et illation tirée des Éléments, laquelle il semble que Platon même obscurément ait touchée, est fort difficile à comprendre, et ne nous demontre rien de la probabilité qui l'ait du attirer à faire cette conséquence, qu'il est vraisemblable, que comme il se fait et engendre en la matière cinq sortes de corps reguliers ayants les angles et les côtés egaux, environnés de <p 345v> superfices égales, aussi de ces cinq corps y ait eut dés le commencement incontinent cinq mondes faits et formez. Et toutefois, dis-je, il semble que Theodore le Solien, exposant ce qu'il y a de Mathematique en Platon, ne traite pas mal ce passage là, car il déclare ainsi la Pyramide: l'Octaëdre, c'est à dire, le corps à huict faces égales, le Dodecaëdre à douze, et l'Icosaëdre à vingt, que Platon met les premiers, sont fort beaux pour leurs proportions et leurs égalités, et ne saurait la nature rien former ne figurer de plus excellent ni de semblable: mais toutefois ils n'ont pas eu tous une même constitution, ni une semblable origine, car le plus petit des cinq, et le plus delié, est la Pyramide, et le plus grand, et qui a plus de parties, est le Dodecaëdre: et des autres deux l'Icosaëdre est plus grand de la moitié que n'est l'Octaëdre, en multitude et nombre de triangles: et pourtant est-il impossible qu'ils aient été faits l'un tout quand et l'autre d'une même matière, car les plus deliés, et plus petits, et plus simples en manufacture, il est forcé qu'ils soient plutôt venus en main, et qu'ils aient plutôt obey à l'ouvrier qui mouvait et qui formait la matière, et par conséquent qu'ils ayent été plutôt faits, et plutôt venus en être, que ceux qui ont plus de parties, et plus grande masse de corps: d'autant que la manufacture de la composition en était plus laborieuse et plus difficile, comme est le Dodecaëdre: dont il s'ensuit que la Pyramide est le premier de tous les corps, et non pas un des autres, comme ceux qui par nature ont posterieurement été creés et produits. Or le remede pour obvier et répondre à cet inconvénient, est de séparer et diviser la matière en cinq mondes: ici la Pyramide, car elle est sortie la première: là l'Octaëdre, et là l'Icosaëdre: et en chacun d'iceux mondes de ce qui sera le premier venu en être, le reste puis après prendra sa naissance par discrétion et concretion, ou par raréfaction et condensation des parties: qui fait que toutes se transmuent en toutes, ainsi comme Platon lui-même le donne à entendre, le discourant par exemples, presque de toutes: mais à nous présentement il suffira de l'entendre par peu d'exemples, car l'air s'engendre par l'extinction du feu, et puis de rechef en se subtiliant et raréfiant, il produit du feu: en la semence de ces deux-là peut on connaître les passions et transmutations de tous. Or le seminaire ou principe du feu et la Pyramide, composée de vingt et quatre premiers triangles, et l'Octaëdre est le seminaire de l'air, composé des quarante et huict mêmes triangles: ainsi il se fait un element d'air, de deux de feu conjoints et composés ensemble, et à l'opposite l'element de l'air parti se divise en deux corps de feu, puis retournant à s'épaissir et constiper davantage en soi-même, il devient en forme d'eau, tellement que par tout ce qui sort le premier en lumière donne toujours facilement génération aux autres par transmutation, et ne demeure jamais seul ce qui est venu en être le premier, mais l'un ayant en la masse de l'autre l'origine de mouvement primitif et antecedant, on conserve à tous un même nom. Ammonius adonc se prit à dire: Cela certes a été vaillamment et diligemment recherché par Theodorus, mais je serais bien émerveillé, si les presuppositions qu'il fait ne s'entredétruisaient et réfutaient l'une l'autre: car il veut que les cinq mondes n'aient pas été composés à la fois tous ensemble, mais que ce qui est plus delié, et où il y a moins de manufacture à le composer, soit sorti premier en essence: et puis, comme si c'était chose conséquente, et non pas repugnante, il suppose que la matière ne pousse pas toujours en essence ce qui est le plus delié et le plus simple, mais que aucunefois les plus épaisses, et les plus lourdes et pesantes parties sortent les premières en génération. Mais sans cela, étant supposé qu'il y a cinq corps premiers, et conséquemment qu'il y a autant de mondes, il n'applique sa probabilité qu'aux quatre seuls: car quant est du cube, c'est à dire du corps quarré, il le print et l'ôte, comme si c'était au jeu des marelles, parce que le corps quarré de sa nature et proprieté ne se peut muer en eux, ni leur bailler à eux puissance de <p 346r> se tourner en lui, d'autant que les triangles dont ils sont composés, ne sont pas d'un même genre: car tous les autres communément sont composés de demi-triangles, mais le sujet propre, dont cettui-ci particulièrement se compose, est le triangle aux deux jambes égales, qui ne se peut unir, incorporer, ni accommoder avec le demi-triangle. S'il est ainsi doncques qu'il y ait cinq corps, et conséquemment cinq mondes, et qu'en chacun d'iceux mondes le principe de génération soit le corps qui premier sort en évidence, celui où le corps quarré sera le premier, nul des autres corps n'y pourra doncques être, comme celui qui ne se peut naturellement tourner et changer en pas un d'eux. Je laisse à dire davantage, que l'element et principe dont est composé le Dodecaëdre, n'est pas le triangle à trois côtés inégaux, mais un autre, comme ils disent, bien que de celui aux côtés inégaux Platon compose la Pyramide, l'Octaëdre et l'Icosaëdre: tellement, dit Ammonius en riant, qu'il faut, ou que tu resólues ces objections-là, ou que tu allégues quelque chose de nouveau touchant la question qui se présente: et je lui répondi, Quant à moi je n'en saurais rien alléguer pour le présent, où il y ait plus de vérisimilitude, mais à l'aventure vaut-il mieux rendre raison de son opinion propre que de celle d'autrui. Je dis doncques de rechef, que la nature se départant et divisant dés le commencement en deux parties, l'une sensible, muable, sujette à génération et corruption, tantôt d'une sorte et tantôt d'une autre: l'autre spirituelle et intelligible, se comportant toujours d'une même sorte, il serait bien étrange, beaux amis, de dire que la spirituelle reçeût en soi division, et eût de la diversité et différence en soi-même, et que l'on trouve mauvais, jusques à s'en courroucer, si l'on ne laisse la corporelle et passible toute unie en soi, et s'amassant en soi-même, ains qu'on la divise et qu'on la sépare en plusieurs parts: car il serait plus raisonnable que les natures permanents et divines s'entretinsent plutôt et s'embrassassent inséparablement elles-mêmes, et qu'elles evitassent, autant qu'il leur serait possible, toute section et toute séparation, et toutefois la force de l'Autre ou de la diversité touchant aussi bien à elles, fait és choses spirituelles et intellectuelles de plus grandes dissimilitudes en forme et raison essentielle, que ne sont les distances locales entre les corporelles: parquoi Platon réfutant ceux qui tienent cette proposition, Que tout est Un, dit, que ce qui est, est et même et Autre, et mouvement, et station. Si donques ces cinq choses-là sont, ce n'est pas de merveille, si de ces cinq elements corporels, nature en a fabriqué les figures et représentations chacune propre à chacun, non pas simples ni pures, mais en-tant qu'ils sont pluparticipants de chaque proprieté et puissance: car il est tout manifeste, que le corps quarré est le plus propre et plus sortable à la station et au repos, pour la stabilité et fermeté de ses plattes faces et superfices: et quant à la Pyramide il n'y a celui qui ne reconnaisse incontinent la nature de feu mouvant à ses côtés longs et grêles, et à ses angles aigus. Et la nature du Dodecaëdre, apte à comprendre toutes les autres figures, semblerait proprement être l'image de l'univers en toute essence corporelle. Et des deux qui restent l'Icosaëdre est l'image de l'Autre et divers, et l'Octaëdre participe principalement de la forme du même: et par ainsi l'un a produit l'air, lequel est capable de toute substance en une forme: et l'autre nous a baillé l'eau, qui par température se peut tourner en toutes sortes de qualités. Or s'il est ainsi que la nature requiere en tout et par tout une égale et uniforme distribution, il est doncques vraisemblable qu'il y a aussi cinq mondes, et non point plus ni moins qu'il y a de moules et de patrons, afin que chacun patron et exemplaire tiene le premier lieu, et la principale puissance en chaque monde, ne plus ne moins qu'ils l'ont en la première constitution et composition des corps. Mais cela soit dit pour répondre un peu à celui qui s'émerveillerait comment nous divisons la nature sujette à génération et altération en tant de genres. Au demeurant <p 346v> je vous prie considérés un petit de près, avec moi, cet argument. Il est certain que des deux premiers suprèmes principes, j'entends l'unité, et le binaire ou la dualité, cette-ci étant l'element et l'origine première de toute difformité, désordre et confusion, s'appelle infinité: et au contraire, la nature de l'unité venant à terminer le vague de l'infinité, qui n'a aucune proportion, aucun arrêt, ni aucune terminaison, lui baille forme, et le rend aucunement capable de recevoir certaine denomination, laquelle accompagne toujours les choses sensibles. Or ces deux généraux principes là se montrent premièrement au nombre, tellement que la multitude n'est jamais nombre, jusques à ce que l'unité venant à s'imprimer, comme une forme en la matière, viene à retrancher ce qu'il y a ici de plus, et là de moins en l'infinité indéterminée: car lors chaque multitude devient et est faite nombre, quand elle est terminée par un, mais si l'on ôte l'unité, de rechef la dualité indéfinie et interminée confondant tout, le rend sans ordre, sans grâce, sans nombre, et sans mesure. Or puis qu'il est ainsi, que la forme n'est pas la destruction de la matière, mais plutôt la figure et l'ordre, il est forcé que ces principes soient tous deux dedans le nombre, desquels procède la première et plus grande dissimilitude et différence: car le principe infini et interminé est autheur du nombre pair, et l'autre meilleur principe, qui est l'unité, père du non-pair: si que le premier nombre pair, c'est deux, et le premier non-pair est trois, desquels se compose le cinq, par conjonction étant commun aux deux, et de puissance non-pair, car il était nécessaire, d'autant que ce qui est corporel et sensible se divise en plusieurs parties pour sa composition par force de l'Autre, c'est à dire diversité, que ce ne fut, ni le premier pair, ni le premier non-pair, ains un troisiéme composé des deux, à fin qu'il fut procreé des deux principes, de celui qui engendre le nombre pair, et de celui qui produit le non-pair, car l'un ne se pouvait départir ni séparer d'avec l'autre, d'autant que tous deux ont nature, force et puissance de principe. Ces deux principes donc étants conjoints ensemble, le meilleur étant le plus fort s'est opposé à l'infinité interminée qui divisait la nature corporelle: et ainsi étant la matière divisée, l'unité s'interposant a empêché que l'univers ne fut divisé et mesparti en deux parties égales, ains y a eu pluralité de mondes causée par l'Autre, de l'infinité et diversité, mais cette pluralité a été produite en nombre non-pair, par la vertu et puissance du même et du Fini, parce que le meilleur principe n'a pas souffert que la nature s'étendît plus loin qu'il ne fallait, car si l'un y eût été tout pur et simple, la matière n'eût eu aucune séparation: mais d'autant qu'il est mêlé avec la nature divisive de la dualité, il a reçu et souffert par ce moyen séparation et division, mais elle s'est arrêtee-là, parce que le non-pair a été maître et supérieur du pair. Voilà pourquoi les anciens soûlaient nommer, le compter, Pembasasthai: [...]. et crois que ce mot Panta, [...]. qui signifie l'univers, a été derivé de Penté, [...]. qui signifie cinq, non sans raison, d'autant que cinq est composé des deux premiers nombres, et puis les autres nombres multipliés par autres, produisent divers nombres, là où le cinq multiplié par nombre-pair, produit dix precisément, et multiplié par non-pair, il s'engendre soi-même: je laisse à dire, qu'il est composé des deux premiers nombres quarrés, c'est à savoir, de l'unité et du quatre, et que c'est le premier des nombres qui peut autant que les deux qui le précédent, tellement qu'il compose le plus beau triangle qui soit à angle droit, c'est le premier nombre qui contient la proportion sesquialtère: car à l'aventure toutes ces raisons-là ne sont pas bien sortables ne propres au discours de la matière présente, mais bien est-il plus convenable d'alléguer qu'en ce nombre-là y a une vertu naturelle de diviser, et que la nature divise plusieurs choses par ce nombre là: car en nous mêmes elle a mis cinq sens naturels, et cinq parties de l'âme, la naturelle, la sensitive, la concupiscible, l'irascible, et la raisonnable, et autant de doigts en chacune des mains: et que la semence genitale se départ au plus en cinq, car on ne trouve <p 347r> point par écrit que femme ait enfanté plus d'enfants en une même portée: et les Aegyptiens aussi content, que la Déesse Rhea enfanta cinq Dieux: donnants à entendre sous paroles couvertes, que d'une même matière y avait eu cinq mondes procreez. Et en l'univers, la terre est divisée en cinq bandes, et le ciel en cinq cercles, deux arctiques, deux tropiques, et un équinoctial au milieu: qu'il y a cinq révolutions des planètes ou étoiles errantes, d'autant que le Soleil, Venus, et Mercure, ne font qu'une même révolution, et est la constructon du monde faite par raison harmonique: ne plus ne moins que la game, dont nous usons à chanter, est composée de cinq tetrachordes arrangés de rang l'un après l'autre, dont le premier s'appelle Hypátôn, c'est à dire, des bas: le second Mésôn, c'est à dire, moyens: le tiers Synemménôn, c'est à dire, conjoints: le quart Diezeugménôn, c'est à dire, dejoints: et le quint Hyperbolaeôn c'est à dire, suprèmes: et les intervalles du chant dont nous usons, sont aussi cinq, Diesis, Semitonion, Tonus, Triemitonion, et Ditonus: de manière qu'il semble, que la nature prenne plaisir à faire toutes choses par nombre quinaire, plus qu'elle ne fait encore à les produire en forme ronde comme une boule, ainsi qu'écrit Aristote. Mais pourquoi, dira quelqu'un, est-ce que Platon a rapporté le nombre de cinq mondes aux cinq premières figures des corps reguliers? Pource qu'il a dit que Dieu en ordonnant le monde a usé de la cinquiéme composition. Et puis ayant proposé la doute et question du nombre des mondes, à savoir s'il faut tenir qu'il n'y en ait qu'un, ou qu'il y en ait cinq, à la vérité il montre assez clairement que sa conjecture est fondée sur cette raison-là. S'il faut doncques amener et appliquer la vérisimilitude à son avis et opinion, voyant qu'il est forcé qu'avec la diversité de ces figures et des corps-là, , il s'en ensuive aussi incontinent différence et diversité de mouvements ainsi comme lui-même enseigne, affermant que ce qui est épaissi ou subtilisé avec l'altération de substance, change aussi quant et quant de lieu, car si de l'air s'engendre du feu, étant le corps Octaëdre dissolu et départi en Pyramides, ou au contraire, s'il se fait de l'air du feu, étant pressé et reserré en forme d'Octaëdre, il n'est pas possible qu'il demeure là où il était auparavant, ains s'en fuit et s'en court en une autre place, forçeant et combattant ce qu'il treuve en son chemin, et qui lui fait resistance: et montre encore cela plus clairement et plus évidemment par un exemple et similitude des vans, et autres tels instruments où l'on vanne et nettoye le bled, disant que ne plus ne moins que les elements remuants la matière, et étant remués par elle, s'allaient toujours rendre les semblables avec leurs semblables, et qu'ils occupaient tantôt un, tantôt autre lieu, avant que le monde fut ordonné en la matière qu'il est maintenant. étant doncques la matière en tel état qu'il est vraisemble que soit toute chose là où Dieu n'est pas, les cinq premières qualités, c'est à dire les premiers corps, ayants chacunes leurs propres et peculieres inclinations et mouvements, s'en allèrent à part, non pas du tout ni sincerement divisées et séparées les unes des autres, pource que tout étant brouillé pêle-mêle, les surmontées tenaient toujours un peu et suivaient contre leur nature celles qui surmontaient: et pourtant les unes s'en allants d'un côté, et les autres de l'autre, il est advenu de là, qu'il y a eu autant de portions et de distinctions, comme il y a de divers genres des premiers corps, l'une de feu non pas du tout pur, mais tirant sur la forme de feu: une autre de nature céleste, non du tout sincere ciel, mais tirant sur la nature du ciel: un autre de terre, non terre seule et simple, mais tirant sur la forme de la terre: mais principalement la communication de l'eau et de l'air, comme nous avons dit par ci-devant, pource qu'elle s'en alla remplir de plusieurs genres divers et étranges: car ce n'a pas été Dieu qui a séparé et distribué la substance, mais l'ayant trouvée ainsi temerairement dissipée d'elle-même, et se tirant chacune à part en si grand désordre et si grande confusion, il l'ordonna et l'arrangea avec symmetrie <p 347v> et proportion, et mettant en chacune la raison comme garde et gouverneur, il fit autant de mondes, comme il y avait de premiers corps. Ce discours donques soit attribué à la grâce et faveur de Platon, pour l'amour d'Ammonius: car quand à moi je ne voudrais pas affermer qu'il y ait precisément autant de mondes en nombre, mais je dirai bien que l'opinion de ceux qui tiennent qu'il y a plus d'un monde et non pas pourtant infinis, est fondée en aussi bonne raison que nulle des autres: voyant que la matière de sa nature se répand et se départ en plusieurs parts, sans demeurer en un, et que la raison aussi ne souffre pas qu'elle s'en aille à l'infini: et si en aucun autre lieu, principalement en cettui-ci, nous souvenants des preceptes de l'Academie, ôtons de nos entendements le trop de créance, et comme en un lieu glissant et coulant retenons la fermeté de créance, seulement au propos de l'infinité, croyants fermement qu'il n'y peut avoir des mondes infinis. Après que j'eus déduit ces raisons, Demetrius dit, Lamprias nous admonneste sagement,
Les oeuvres des Dieux en diverses
Façons nous donnent des traverses,
comme dit Euripide, quand nous présumons et osons prononcer de si hautes et grandes choses, comme si nous les savions bien certainement. Mais il nous faut, comme il a dit, rapporter nos devis au premier propos que nous avons laissé: car ce qui a par avant été dit, que les oracles demeurent muets et inutiles, quand les Démons, qui les soûlaient gouverner, s'en sont retirés et allés, ne plus ne moins que nous voyons les instruments de Musique demeurer oiseux, sans aucun son ni armonie, quand les ouvriers ne les manient: cela, dis-je, remue une autre question qui est plus grande, touchant la cause et la puissance, car laquelle ces Démons rendent les devins et prophètes épris et ravis de fureur divine, et leur font avoir des visions: car de dire que les oracles se taisent pour autant qu'ils sont délaissés et abandonnés par les Démons, cela n'est rien, si premier l'on ne donne à entendre comment c'est que quand ils y sont présents, et qu'ils les gouvernent, ils les mettent en besogne, et les font prophètiser. Ammonius adonc prenant la parole, Estimes-tu, dit-il, que les Démons soient autre chose que
Esprits vestus de substance aérée,
Allants par tout' la terre labourée?
comme dit Hesiode: car quant à moi il me semble que la différence qu'il y a d'un homme à un autre qui joue une Tragoedie ou une Comedie, la même différence y a il d'une âme à une autre qui est revètue d'un corps durant cette vie. Il n'y a doncques en cela rien qui soit étrange, ni sans apparence de raison, si des âmes rencontrants d'autres âmes, leur impriment des visions et appréhensions des choses futures, ne plus ne moins que nous montrons plusieurs choses jà faites et advenues, et en signifions et prognostiquons de celles qui sont à advenir, non par vive voix seulement, mais aussi par lettres et écrits, et par quelque attouchement, ou par un regard seulement: si d'aventure tu n'as quelque autre chose à dire à l'encontre, Lamprias, car nous ouismes n'a pas long temps dire, que tu en avais eu naguères de grands propos avec des étrangers en la ville de Lebadie, mais celui qui nous en dit des nouvelles ne se souvenait pas bonnement des propos. Ne vous en ébahissez pas, dis-je, car plusieurs occupations et affaires qui sont survenues depuis, mêmement pour l'ouverture de l'oracle, et pour le sacrifice, ont été cause que nos propos se sont évanouis et egarés çà et là. Mais maintenant, dit Ammonius, tu as des auditeurs qui sont de loisir, qui désirent et interroger et apprendre, sans aucune volonté de contester ni de contredire opiniâtrement, devant lesquels tu peux tout dire, et entendre d'eux toute excuse, quelque chose que tu dies, comme tu vois. Et comme les autres de la compagnie me feissent pareilles exhortations, après avoir fait un peu de pause en silence, <p 348r> je recommençai à dire, Certainement (Ammonius) tu as, sans y penser, toi-même ouvert l'entrée, et donné commencement aux propos qui furent lors tenus: car si les Démons sont âmes et esprits séparés des corps, et n'ayants aucune communication avec eux, comme tu dis, suivant le divin poète Hesiode, qui les appelle
Saints habitants dessus la terre tarde,
Pour des humains mortels avoir la garde:
pourquoi est-ce que nous privons les esprits et âmes qui sont dedans les corps de cette même puissance, par laquelle les Démons peuvent prevoir et predire les choses à advenir? car il n'est pas vraisemblable, que les âmes acquirent proprieté ou puissance aucune nouvelle, quand elles abandonnent les corps, qu'elles n'eussent pas auparavant, ains faut penser qu'elles ont toujours les mêmes parties, mais qu'elles les ont pires, quand elles sont mêlées avec les corps, et aucunes d'elles nullement apparentes et cachées, les autres débiles et obscures, et qui pesamment et malaisément peuvent faire leurs operations, ne plus ne moins que ceux qui regardent à travers un brouillas, ou qui se meuvent dedans quelque substance liquide, désirants fort la guarison et le recouvrement de ce qui leur est propre, et le déchargement et purgation de ce qui les couvre: car l'âme encore pendant qu'elle est liée et attachée avec le corps, a la puissance de prevoir et connaître les choses futures, mais elle est aveuglée par la mêlange avec la terrestreité du corps: pource que tout ainsi comme le Soleil n'est pas clair, quand il est échappé des nues, ains l'étant toujours, il nous semble néanmoins obscur et trouble à travers un brouillas, aussi l'âme n'acquiert pas de nouveau la puissance de deviner, quand elle sort du corps, comme d'une nuée, ains l'ayant dés maintenant, elle est aveuglée par la commixtion et confusion qu'elle a avec le corps mortel: et ne le faut pas trouver étrange, ni le decroire quand nous ne verrions autre chose en l'âme, que la faculté et force de la mémoire qui répond vis à vis à la puissance de deviner, et considérant le grand effet qu'elle fait, de conserver et garder les choses passées ou pour mieux dire, de les faire aucunement être, car du passé rien ne demeure ni ne subsiste en être, soient actions ou paroles, ou passions, d'autant qu'elles ne font que passer, et perissent aussi tôt comme elles vienent en être, parce que le temps, ne plus ne moins que un torrent emporte tout, mais cette faculté mémorative de l'âme, lui faisant ne sais comment resistance, et l'arrêtant, donne, par manière de dire, apparence et essence, à ce qui n'est pas présent. Car l'oracle qui fut donné à ceux de Thessalie, touchant la ville d'Arna, voulait qu'on lui dît
Ce que l'aveugle voit,
Et ce que le sourd oit:
mais la mémoire nous est l'ouie des choses sourdes, et la vue des aveugles, tellement que, comme j'ai tantôt dit, ce n'est pas de merveille, si retenant les choses qui ne sont déjà plus, elle en anticipe plusieurs de celles qui ne sont pas encore: car celles la lui touchent, et lui appartiennent davantage, et s'affectionne plus à elles, car elle se panche et encline vers celles qui sont encores à venir, là où de celles qui sont déjà passées et du tout finies, elle n'en a rien que le souvenir. Les âmes doncques ayants cette puissance née quand et elles, mais faible, obscurcie et malaisée à exprimer ses appréhensions, ce néanmoins encore la montrent elles, et la poussent dehors bien souvent par songes, ou bien par quelques cérémonies de sacrifices, quand le corps est bien purifié, et qu'il prend une certaine température propre à cet effet, là où pource que la partie ratiocinative et speculative étant lors relâchée et délivrée de la solicitude des choses présentes, elle se met avec la partie irraisonnable et imaginative à penser de l'advenir: car ce n'est pas comme dit Euripide,
Bon devin est qui conjecture bien:
mais bien est-il homme sage qui suit la partie de l'âme qui a discours de raison, et qui <p 348v> le conduit avec vérisimilitude, mais la vertu divinatrice, comme un papier sans écriture, non capable d'aucune raison ni d'aucune détermination d'elle-même, ains seulement apte et propre à recevoir des fantasies, imaginations et présensions, sans aucune ratiocination ne discours de raison, touche à l'advenir, lors qu'elle s'éloigne et se tire le plus arrière du présent dont il sort, par une certaine température et disposition du corps transmué, que nous appellons inspiration. Or a le corps bien souvent de lui-même une telle disposition, mais la terre jette dehors aux hommes les sources et origines de plusieurs autres forces et puissances, les unes qui transportent les hommes hors de soi, et apportent des maladies, et des mortalités: et des autres aussi quelquefois bonnes, douces et utiles, ainsi comme il appert à ceux qui en font l'expérience. Or le flux, ou vent et respiration prophètique de divination est très divin et très saint, soit qu'il se léve seul à travers l'air, soit qu'il sourde avec quelque fluxion humide: car venant à se mêler dedans le corps il y engendre une température et disposition étrange et non accoutumée aux âmes, de laquelle il est bien malaisé pouvoir clairement et certainement exprimer la proprieté, mais avec raison on en peut tirer quelque conjecture, en plusieurs manières: car par sa chaleur et sa dilatation et diffusion il ouvre ne sais quels petits pertuis, où il y a force imaginative de l'advenir, ne plus ne moins que le vin qui bouilt et qui fume fait plusieurs autres mouvemens, et mêmement qu'il révèle et décele plusieurs propos secrets et cachés: car la fureur de Bacchus et de l'ivresse a, comme dit Euripide, beaucoup de divination, quand l'âme échauffée et enflammée jette arrière toute crainte, que la prudence mortelle apportant, détourne, et éteint bien souvent l'inspiration divine. Et quant-et-quant on pourrait dire, non sans grande raison, que la seichresse s'y mettant avec la chaleur, subtilise l'esprit, et le rend de nature de feu et pur: car, comme disait Heraclite, Seiche lueur, âme très sage: là où l'humidité non seulement grossit et rebousche la vue et l'ouie, mais qui plus est, mêlée parmi l'air, et venant à toucher la superfice des miroirs, elle leur ôte la splendeur et la lueur: et au contraire aussi, il n'est pas impossible que par quelque refrigeration et condensation de cet esprit, comme le fer s'affine par la trempe, aussi cette partie prevoyante l'advenir, ne s'engendre et ne s'aiguise en l'âme, ne plus ne moins que l'estaim fondu avec le cuivre, qui de soi-même est rare et plein de petits pertuis, le serre et l'épaissit, et quant-et-quant le rend plus luisant et plus net: aussi n'y a-il inconvénient qui empêche, que cette divinatrice exhalation ayant quelque chose de propre et de peculierement conforme aux âmes, ne remplisse ce qui est rare et vide, et ne le resserre au dedans, d'autant qu'il y a des choses qui ont convenance avec d'aucunes, et d'autres avec d'autres, comme la febve est sortable à la couleur de pourpre, et le salnitre mêlé parmi semble aider la teinture de l'escarlatte: et, comme dit Empedocles,
Parmi le bysse on mêle le safran.
Et nous avons appris de toi, seigneur Demetrius, que la rivière de Cydnus seule nettoye le couteau sacré à Apollo, en la ville de Tarse en Cilicie, et qu'il n'y a eau quelconque qui le puisse escurer ni nettoyer que celle-là seule: ne plus ne moins qu'en la ville d'Olympie, ont dit que l'on detrempe la cendre des sacrifices avec l'eau du fleuve d'Alpheus, et que l'on la plastre contre l'autel, et que si l'on essaye de le faire avec l'eau de quelque autre fleuve, on ne saurait venir à bout de la faire prendre ne lier. Ce n'est doncques pas de merveille si la terre poussant hors de soi contremont plusieurs exhalations, il ne s'en treuve que celles-là, qui transportent les âmes de fureur divine, et qui leur donnent imagination et appréhension de l'advenir: et sans contredit, ce que l'on raconte touchant l'oracle de ce lieu s'accorde à ce propos, car c'est ici proprement que l'on dit que cette puissance de deviner se montra premièrement, parce qu'il y eut un berger qui par fortune y étant tombé, commença <p 349r> à jeter des cris et voix de personne transportée hors de soi: de quoi les voisins ducommencement ne faisaient point de compte: mais depuis quand ils vîrent que ce qu'il leur avait predit était advenu, ils l'eurent en admiration, et mêmes les plus savants entre les Delphiens l'appellent Coreta. Si me semble que l'âme se mêle et s'attache avec cette exhalation divinatrice, ne plus ne moins que fait l'oeil et la vue avec la lumière: car l'oeil, qui a une naturelle proprieté et puissance de voir, n'est de nul effet sans la lumière: aussi l'âme ayant cette proprieté et faculté de prevoir les choses à advenir comme un oeil, elle a besoin d'une chose propre qui l'allume, et qui l'aiguise. Voilà pourquoi plusieurs des anciens estimaient que le Soleil et Apollo fussent un même Dieu, et ceux qui entendent que c'est, et qui révérent la belle et sage proportion, estiment et jugent que telle comparaison qu'il y a du corps à l'âme, et de la vue à la lumière, et de l'entendement à la vérité, telle y a il de la force du Soleil à la nature d'Apollo, affermants que c'est sa geniture qui continuellement procède et s'engendre de lui, étant toujours éternellement: car ne plus ne moins que celui-là allume, pousse et excite entre les sentimens la vertu visive, aussi fait cettui-ci la vertu divinatrice qui est en l'âme. Ceux donc qui ont estimé que ce fut un même Dieu, bon droit ont dedié et consacré cet oracle à Apollo, et à la Terre, jugeants que c'était le Soleil qui imprimait cette température, et cette disposition en la terre, de laquelle sourdait cette exhalation divinatrice. Or comme Hesiode, avec beaucoup meilleure raison que plusieurs philosophes, appelle la terre
Le fondement ferme de toutes choses:
aussi l'estimons nous éternelle, immortelle et incorruptible: mais des vertus et facultés qui sont en elle, nous estimons que les unes faillent en un lieu, et naissent de nouveau en un autre, et passent en un endroit, et affluent d'ailleurs en un autre: et est vraisemblable que ces telles révolutions-là en un cours de long temps tournent et reviennent en elle par plusieurs fois, comme nous en pouvons tirer conjecture de ce qui manifestement nous apparait: car en plusieurs contrées nous voyons des lacs, des fleuves entiers, et encore plus des fontaines chaudes faillir, et se perdre du tout en autres, s'enfouir et se cacher dedans terre, et puis aux lieux mêmes, de là à quelque intervalle de temps, se montrer de rechef, ou bien couler là auprès. Et des mines nous savons les unes perir et faillir de tout point, comme celles d'argent au pays d'Attique, et d'aerain en Negrepont, où l'on forgeait anciennement les espées battues à froid, comme dit le poète Aeschylus,
Prenant l'épée Euboïque pointue.
Et la carrière de Caryste il n'y a pas long temps qu'elle a cessé de produire des pelotons de pierre mols, qui se filaient comme lin: car je pense que quelques-uns de vous en ont pu voir des serviettes et des reseaux, et des coiffes qui en étaient tissues, qui ne brûlaient point au feu, ains quand elles étaient ordes et salles, pour avoir servi, et qu'on les jettait dedans la flamme, on les en retirait toutes nettes et claires: mais maintenant tout cela s'est évanoui, et ne voit-on plus dedans la carrière que un peu des cheveux bien rares, et des filets deliés qui courent cà et là. De toutes lesquelles choses Aristote maintient que la seule exhalation est la cause efficiente dedans la terre, avec laquelle exhalation il est doncques force que tels effets défaillent quelquefois, qu'ils passent de lieu à autre, et qu'ils resortent aussi de rechef quelque autre fois: autant en faut-il estimer des esprits et exhalations divinatrices qui sortent de la terre, qu'elles n'ont pas non plus la vertu immortelle, et qui ne puisse jamais vieillir, ains sujette à mutations et altérations: car il et vraisemblable que les ravages excessifs des pluies et grandes eaux les esteignent, et que les coups des tonnerres les dissipent, et mêmement quand la terre est agitée et concassée par tremblement, et qu'elle vient à s'affaisser et à se troubler et confondre au dedans, il <p 349v> est bien force que telles exhalations dedans les cavernes de la terre changent d'issues à sortir, ou bien qu'elles s'assoupissent et s'estouffent entièrement, comme l'on dit que le grand tremblement, dont on parle tant, demeura tout court et s'arrêta ici, aussi ruïna-il toute la ville: comme l'on dit qu'en la ville d'Orchomene il amena une pestilence qui emporta nombre infini d'hommes, et que l'oracle de Tiresias y défaillit entièrement, de sorte que jusques aujourd'hui il est demeuré muet, et sans aucun effet. Et si le semblable est advenu aux oracles qui soûlaient être en la Cilicie, comme nous entendons, il n'y a personne qui le nous sût plus certainement dire que toi Demetrius. Alors Demetrius, Je ne sais, dit-il, comme il en va pour le présent, car il y a déjà bien fort long temps que je suis hors de mon pays, comme vous savez: mais du temps que j'y était, celui de Mopsus et celui de Amphilochus étaient encore en leur fleur: et vous puis dire, pour avoir eté présent, une chose merveilleuse touchant celui de Mopsus. Le gouverneur de la Cilicie était quant à lui en doute s'il y avait des Dieux, pour l'infirmité de sa mécréance, n'osant pas du tout croire qu'il n'y en ait point, à mon avis: car au demeurant c'était un mauvais homme et violent: mais ayant autour de lui certains Epicuriens qui ont accoutumé de se moquer de telles choses, d'une moquerie, ce disent ils, honnête et fondée en raison naturelle, il envoya un sien affranchi, comme s'il l'eût envoyé au pays des ennemis pour épier, avec une lettre cachetée, en laquelle lettre était écritte la demande qu'il devait faire à l'oracle sans que personne sût ce qu'il y avait écrit. C'est homme donc, ainsi que la coutume du lieu est, demeurant toute la nuit dedans le sanctuaire du temple, et s'y étant endormi, récita le lendemain le songe qu'il y avait eu, c'est qu'il lui fut avis qu'il voit un bel homme qui se présenta à lui, qui lui dit ce mot, Noir, et rien d'advantage, pource qu'il s'en alla aussi tôt: cela nous sembla à nous autres impertinent, et n'entendions point que c'était à dire: mais le gouverneur s'en émerveilla, et en demeura tout picqué, et depuis eut l'oracle en grande vénération, car ouvrant la lettre, il montra cette demande qui était écritte dedans, T'immolerai-je un taureau blanc, ou un noir? tellement que les Epicuriens mêmes qui étaient avec lui, en demeurèrent tous honteux et confus: et lui fit le sacrifice, et revera toujours depuis Mopsus. Demetrius ayant achevé ce conte, se tut: Et moi voulant conclure toute cette dispute, jetai derechef ma vue sur Philippus et sur Ammonius, qui étaient assis l'un après l'autre, lesquels me semblèrent vouloir parler, et pour ce je me retins une autrefois. Parquoi Ammonius dit adonc, Philippus a encore quelque chose à dire sur ce qui a été mis en avant, car il estime, comme les autres, que ce soit un même dieu Apollo, que le Soleil, et non point autre: mais la doute que je fais est plus grande, et de plus grandes choses: car je ne sais comment naguere nous avons par nos discours ôté la divination aux Dieux, et l'avons attribuée aux Démons tout ouvertement: et maintenant il me semble que de rechef nous les chassons et deboutons ici de l'oracle, et de la machine à trois pieds, en référant le principe, et la première cause efficiente de la divination, à je ne sais quels vents ou vapeurs, et exhalations, et non pas le principe seulement, mais la substance et la puissance même: car ces temperatures, ces chaleurs, et ces trempes, par manière de dire, que nous avons alléguées, nous détournent à l'aventure plus de l'opinion et créance que cela procède des Dieux, et nous donnent imagination, que ce soit une telle cause comme Euripide en fait dire à Polyphemus en sa Tragoedie du Cyclops,
Terre produit, veuille ou non, la pâture
Dont mon troupeau prend grasse nourriture:
toutefois il ne dit point qu'il sacrifie ses moutons aux Dieux, ains à soi-même, et à son ventre le plus grand des Démons: et néanmoins nous leur sacrifions, et leur <p 350r> faisons prières, pour avoir réponse des oracles: à quel propos, s'il est vrai que les âmes apportent quand et elles une faculté prophètique et divinatrice, et que la cause mouvante qui excite celle faculté et vertu, soit une certaine température de l'air, ou bien un vent? Et puis que veut doncques dire l'institution des religieuses ordonnées pour prononcer les réponses? et pourquoi est-ce qu'elles ne répondent point, si premier l'hostie que l'on veut immoler ne tremble toute, depuis le bout des pieds, et qu'elle ne se croule toute, quand on lui répand dessus les effusions du vin? car ce n'est pas assez de secouer la tête, comme aux autres sacrifices, ains faut que la secousse et le tremblement soit en toutes et par toutes les parties du corps, avec un bruit de fremissement: car si cela ne se fait, ils tiennent que l'oracle ne besogne point, et n'y introduisent point la religieuse qui s'appelle Pythia: et néanmoins il serait bien vraisemblable de dire et de penser cela, si l'on attribuait la plupart de cette inspiration prophètique, ou à un Dieu, ou à un Démon: mais ainsi que tu le dis, il n'y aurait point d'apparence, car l'exhalation qui sort de la terre, soit que l'hostie tremble, ou qu'elle ne tremble point, causera toujours le ravissement et transport d'esprit, et disposera toujours l'âme, autant d'une autre personne, la première venue, que de la religieuse Pythia: dont il s'ensuit que c'est une sottise de se servir d'une femme à faire rendre ces oracles, en la travaillant pour néant à la maintenir vierge toute sa vie et nette de compagnie d'homme. Car ce Coretas-là que les Delphiens disent avoir été le premier, qui étant tombé en cette fente et crevasse de la terre, donna sentiment de la vertu et proprieté du lieu, n'était à mon avis en rien différent des autres pasteurs et bergers, au moins si cela est vrai, et non pas une fable et une fiction vaine, comme je l'estime, quand je discours en moi-même, de combien de bonnes choses a été cause cet oracle aux Grecs, tant au fait des guerres, comme des fondations de villes, et aux nécessités de famine, et de pestilence, il me semble indigne d'en attribuer l'invention et le commencement à la fortune, et à un cas d'aventure, non pas à Dieu, et à la providence divine. Je voudrais fort, ami Lamprias, que tu nous discourusses un petit sur cela: et te prie, Philippus, que tu ayes ce pendant un peu de patience. Bien volontiers, répondit aussi-tôt Philippus, et toute la compagnie aussi, car je vois bien que le propos que tu as mis en avant a ému toute la compagnie. Et lors prenant la parole, Certainement, dis-je, Philippus, il ne m'a pas seulement ému quant à moi, ains m'a rendu tout confus de honte, doubtant qu'en une si notable compagnie de si grands personnages, il ne semble que contre le devoir de mon âge, j'aie voulu, me glorifiant en la probabilité du langage, détruire ou remuer aucune chose qui avec vérité soit crue et tenue touchant les choses divines. J'y répondrai doncques, amenant pour témoin et pour mon advocat et défenseur, Platon, lequel reprend l'ancien Anaxagoras, de ce qu'étant trop attaché aux causes naturelles, recherchant et poursuivant toujours par tout, ce qui de nécessité se fait és operations du corps, il omettait la cause finale et l'efficiente, qui sont causes et principes de plus grande importance et plus noble, là où lui le premier ou plus que nul autre des philosophes, les a declairées l'une et l'autre, attribuant à Dieu le principe des choses qui se font avec raison, et ne privant pas ce pendant la matière des causes nécessaires à l'oeuvre qui se fait, ains reconnaissant en cela, que l'ornement et la disposition de tout ce monde sensible ne pend point d'une seule ne simple cause, ains qu'elle prend son essence quand la matière vient à être jointe et liée avec la raison: et qu'il soit ainsi, considérez-le premièrement és ouvrages qui se font par les mains des ouvriers: comme, pour exemple, sans aller plus loin, le pied et soubassement de la coupe tant renommé, qui est entre les joyaux de ce temple, que Herodote appelle Hypocrateridion, qui a pour sa cause materielle le feu, et le fer, et l'amollissement par la force du feu, et la trempe par l'eau, sans quoi il n'y <p 350v> aurait moyen de faire un tel ouvrage: mais la maîtresse et principale cause qui remue tout cela, et qui besogne avec ces matières-là, c'est l'art et la raison qui les applique à l'oeuvre, et néanmoins on met l'inscription du nom de l'ouvrier à ces peintures ici, et représentation des choses passées:
Polygnotus ayant pris sa naissance
Dedants Thasos de la noble semence
D'Aglaophon, a ici peint comment
Ilium fut pris anciennement.
C'est lui véritablement qui a peint, comme vous voyez, la destruction de Troie, mais sans couleurs brayées et mêlées, et confuses les unes avec les autres, il eût été impossible que cette peinture fut ainsi belle à voir comme elle est. Si doncques quelqu'un venait maintenant à enquérir de la cause materielle, en recherchant ou discourant des mutations et altérations que reçoit l'ochre mêlée avec le vermillon, ou le noir avec la ceruse, il ne diminuerait pour cela rien de la gloire de l'ouvrier Polygnotus. Et celui qui réciterait comme le fer se trempe, et comment il se mollifie, et qu'étant attendri par le feu, il se forge et obeït à ceux qui le battent, et puis qu'en le plongeant dedans de l'eau fraîche, venant à se reserrer par la froideur de l'eau, et à s'épaissir, à cause qu'il s'était amolli et raréfié par le feu, il en acquiert une dureté et trempe, que Homere appelle la force du fer, reserve-il pour cela moins la cause de l'ouvrage à l'ouvrier? quant à moi je ne le pense pas: car ceux qui éprouvent les facultés et propriétés des drogues medicinales, pour cela ne condamnent pas la médecine, tout ainsi comme quand Platon dit, que nous voyons parce que la lueur de l'oeil vient à se mêler ensemble avec la clarté du Soleil, et que nous oyons quand l'air vient à être frappé: ce n'est pas à dire pour cela, que nous n'ayons la faculté de voir et d'ouïr par la raison et la providence: car en somme, comme je di, toute génération procédant de deux causes, les premiers et plus anciens theologiens et poètes, ne se sont arrêtés qu'à la première et plus excellente, chantants à tous propos ce commun refrein qui est en la bouche de tout le monde,
Jupiter est de tout commencement,
Et le milieu, et l'accomplissement:
mais au demeurant quant aux causes nécessaires et naturelles, ils n'en approchent point, mais au contraire les plus récents et plus modernes que ces anciens-là, que l'on appelle les naturels, abandonnants ce beau et divin principe-là, attribuent tout aux corps, et aux passions des corps, et à ne sais quels battemens, mutations et temperatures, tellement que les uns et les autres en leur dire sont défectueux, parce qu'ils ignorent ou omettent à dire les uns par qui, les autres de quelle matière, et par quels moyens chaque chose se fait. Mais celui qui le premier ouvertement et manifestement à conjoint avec la raison mouvante et ouvrante librement, la matière sujette et souffrante, nécessairement celui-là répond et pour lui et pour nous à toute calomnie et toute suspicion: car nous ne privons point la divination ni de Dieu, ni de raison, attendu que nous lui donnons pour matière et pour sujet l'âme de l'homme, et pour son outil, et comme son poinçon, le vent d'inspiration et l'exhalation. premièrement la terre est celle qui engendre telles exhalations, et puis le Soleil, qui donne à la terre toute la vertu et puissance de celle température et mutation, par la tradition de nos peres est un Dieu: puis nous y ajoutons les Démons, comme superintendans, conservateurs et gardiens de cette température, comme d'une harmonie et consonance, qui en temps opportun lâchent ou tendent et roidissent la vertu de celle exhalation, lui ôtants aucunefois ce qu'elle a de trop active efficace à tourmenter l'âme, et la transporter hors de soi, et lui mêlant parmi une vertu d'émouvoir sans faire douleur, ni porter dommage à ceux qui la reçoivent. <p 351r> En quoi il me semble que nous ne faisons rien qui doive être trouvé étrange ni impossible, ou non convenable à la raison, ni quand nous immolons des hosties devant que de venir à l'oracle, que nous les couronnons de festons de fleurs, et que nous leur épandons dessus les effusions des sacrifices, nous ne faisons en tout cela rien qui soit conraire à ce discours-là: car les prêtres et religieux qui sacrifient les hosties, et qui répandent les effusions de vin par-dessus, et qui contemplent leurs mouvemens et leurs tremblemens, ne le font pour autre cause que pour avoir signe, si Dieu entend à leur demande, pource qu'il faut que l'hostie que l'on immole aux dieux soit pure, entière, saine, et non aucunement contaminée, ni quant à l'âme, ni quant au corps. Or n'est-il pas malaisé de remarquer et connaître les signes du corps, et quant à l'âme, ils en font l'épreuve, en présentant aux taureaux de la farine, et aux sangliers des pois chiches, car s'ils n'en veulent point tâter, c'est certain signe qu'ils ne sont pas sains: quant à la chèvre l'eau froide en est la preuve, car si elle n'en fait point de semblant, et qu'elle ne fremisse point quand on en jette dessus elle, c'est certain signe que son âme ne se porte pas selon nature, et quand bien il serait prouvé que ce soit certain et indubitable signe que Dieu veuille rendre réponse, quand l'hostie arrosée s'émeut, et le contraire qu'il ne veuille point répondre: je ne vois pas pour cela qu'il y ait rien qui repugne à ce que nous avons dit par avant, car toute force naturelle produit l'effet auquel elle est ordonnée pis ou mieux, selon qu'elle a le temps et la saison plus ou moins à propos: et il est vraisemblable que Dieu nous donne des indices par où nous pouvons connaître si l'occasion se passe, ou non: et quant à moi j'estime que l'exhalation même qui sourd de la terre, n'est pas toujours d'une même sorte, mais qu'en un temps elle se lâche, et puis elle se renforce en un autre: et l'argument qui ne le fait ainsi juger se peut aisément verifier par le témoignage de plusieurs étrangers: et de tous ceux qui servent dedans le temple: car la chambre là où l'on fait seoir et attendre ceux qui vienent demander réponse à l'oracle se remplit aucunefois, non pas souvent, ni à certains intervalles de temps, ains à différents espaces, fortuitement, d'une si suave odeur et si douce aleine, que les plus précieux et meilleurs parfums n'en sauraient rendre de plus douce, qui sourd comme d'une source de vive fontaine du sanctuaire du temple: et est vraisemblable que c'est la chaleur, ou bien quelque autre puissance qui la pousse au dehors: et si d'aventure cela semble à quelqu'un n'être pas vraisemblable, à tout le moins me confessera-il, que la prophètisse Pythie a celle partie de l'âme, de laquelle ce vent et soufflement d'inspiration s'approche, disposée tantôt d'une sorte et tantôt d'une autre, et qu'elle n'est pas toujours en une même température, comme si Dieu gardait en tout temps une même et immuable harmonie: car il y a plusieurs fâcherie, et plusieurs passions qui occupent le corps, et qui se coulent en l'âme, les une apparentes, les autres secrètes: desquelles se sentant saisie, il serait meilleur qu'elle ne s'allât point là présenter, ni s'exhiber à cette inspiration divine, n'étant pas pure et nette de toute perturbation, comme un instrument de musique bien accordé, et bien sonant, et non pas tout confus et tout desaccordé: ne plus ne moins que le vin ne surprend pas toujours l'ivrongne autant une fois qu'autre, ni le son de la flûte n'affectionne pas de même toujours celui qui de sa nature est sujet à facilement être ravi, ains les mêmes personnes sont aucunefois plus, aucunefois moins transportées hors de soi, et plus ou moins enivrées, d'autant qu'il se rencontre en leurs corps une diverse température. Mais principalement la partie imaginative de l'âme, et qui reçoit les espèces, est possedée du corps, et sujette à changer quand et lui, comme il appert manifestement par les songes: car aucunefois nous avons plusieurs visions de songes, et de toutes sortes, et une autrefois nous sommes en toute tranquillité et tout repos de telles illusions. Nous connaissons <p 351v> tous Cleon natif de Daulie, jamais en jour de sa vie, et si a vécu bien longuement, il n'eut aucun songe: et des anciens on en raconte autant de Thrasymedes Haereïen, dequoi la cause est en la complexion et température du corps, comme l'on voit que la complexion des melancholiques est sujette à beaucoup songer et avoir beaucoup d'illusions la nuit, encore qu'il semble que leurs songes soient plus reguliers et plus véritables que des autres, pour autant que telles personnes tournants facilement leur phantasie tantôt à une imagination, et tantôt à une autre, il est forcé qu'ils rencontrent aucunefois: comme font ceux qui tirent plusieurs coups de flèches, il est forcé qu'ils assenent au but de quelqu'une. Quand doncques l'imaginative partie de l'âme et faculté divinatrice est bien disposée et bien assortie à la température de l'exhalation, comme à la reception d'une médecine, alors il est forcé que dedans les corps des prophètes s'engendre la fureur d'inspiration prophètique, et au contraire aussi quand elle n'y est pas bien disposée, qu'il ne s'en engendre point, ou bien que ce soit une fureur forsenée, non point naïve, mais violente et turbulente, comme nous avons vu advenir en la prophètisse Pythie, qui est naguères decedée: car étant venus des pélerins étrangers pour avoir réponse de l'oracle, on dit que l'hostie endura les premières effusions que l'on lui versa dessus, sans se bouger ni sans en faire aucun semblant, mais les prêtres ne laissèrent pas pour cela de la presser outre mesure, et à continuer de lui jeter de l'eau dessus, tant qu'à la fin étant toute trempée et baignée elle se rendit. Qu'advint-il doncques de cela à la prophètisse Pythie? elle descendit bien dedans le trou de l'oracle maugré elle, comme l'on dit, et mal volontiers, mais incontinent aux premières paroles qu'elle dit, elle montra bien qu'elle ne le pouvait plus supporter, étant pleine d'un esprit malin et muet, comme une navire qui cingle à pleines voiles: et finablement étant du tout perturbée, et s'encourant avec un cri épouventable et horrible devers la porte, elle se jeta contre terre, tellement que non seulement les pélerins s'enfuirent de peur, mais aussi le grand prêtre Nicander, et tous les autres prêtres et religieux qui étaient là présents, lesquels toutefois rentrants dedans, un peu après, l'enlevèrent étant encore hors de son bon sens, et de fait elle sur-vécut peu de jours après. Voilà pourquoi l'on contregarde le corps d'icelle Pythie pur et net de toute compagnie d'homme, et défend on qu'il ne hante ni ne converse aucune personne étrangère avec elle, et devant que venir à l'oracle ils prennent ces signes, estimants que Dieu sait bien certainement quand elle a le corps disposé et preparé à recevoir, sans danger de sa personne, cette inspiration fanatique, car la force et vertu de cette exhalation, n'émeut pas toutes sortes de personnes, ne les mêmes personnes tout d'une sorte, ni autant à une fois qu'à une autre, ains donne seulement l'échauffement et le principe, comme nous avons dit auparavant, à ceux qui sont preparés et accommodés à souffrir et à recevoir cette altération. Or est cette exhalation certainement divine et céleste, mais non pourtant indéfaillible, ni incorruptible ou non sujette à vieillir, et suffisante à durer par un temps infini, lequel vient à bout de toutes choses qui sont au dessous de la Lune, ainsi comme nous tenons: et y en a d'autres qui disent, que celles qui sont encore par-dessus n'y resistent non plus, mais que se lassants par un éternel et infini temps, elles sont soudainement immuées et renouvelées. Or quant à cela, dis-je, je suis d'avis que vous et moi ensemble remémorions, et reconsidérions souvent ces discours-là, sachants bien qu'il y a plusieurs prises et plusieurs conjectures à l'encontre, lesquelles le temps ne permet pas que nous puissions toutes déduire, et pourtant remettons les à une autre fois, avec les doutes que fait et allégue Philippus touchant Apollo et le Soleil.<p 352r>


XLVIII. Que signifiait ce mot Éi, qui était engravé sur LES PORTES DU TEMPLE D'APOLLO en la ville de Delphes.

JE trouvai naguères en lisant, ami Serapion, des vers qui ne sont pas mal faits, lesquels Dicaearchus estime que le poète Euripides dit jadis au Roi Archelaus,
Pauvre donner je ne veux à riche homme,
Que justement un fol on ne m'en nomme,
Ou que de là on n'aille soupçonnant,
Que ce ne soit demander en donnant.
Car qui donne du peu de moyen qu'il a un petit présent à celui qui possede beaucoup de biens, il ne lui fait pas grand plaisir: et, qui pis est encore, d'autant que l'on ne peut pas croire qu'il donne ce présent-là, quelque petit qu'il soit, pour-néant, il en acquiert la réputation d'être homme avaricieux, fin et cauteleux: Mais d'autant que les dons qui se font avec argent et biens temporels sont en liberale gentillesse, et en beauté, beaucoup moindres que ceux qui procèdent des lettres et du savoir, d'autant plus est-il et honnête d'en donner, et en donnant en demander de semblables à ceux qui les reçoivent. Parquoi envoyent présentement à toi, et à ceux qui sont par delà, pour l'amour de toi, quelques-uns des discours que nous avons recueillis, touchant le temple d'Apollo Pythique, comme une offrande de primices: je confesse que j'en attens de vous autres et plus en nombre, et de meilleurs en valeur, attendu que vous êtes en une grande ville, que vous avez plus de loisir, avec plus grande quantité de livres, et de toutes sortes d'exercices et conférences de lettres et d'études. Or semble il que le bon Apollo remédie aux doutes, et donne expédient aux difficultés qui se présentent ordinairement en la vie de l'homme, en répondant les oracles à ceux qui se retirent à lui, mais qu'il en produit et met en avant, en matière de lettres, imprimant en l'âme de sa nature convoiteuse de savoir, un désir de connaître et entendre la vérité, comme il appert en plusieurs autres exemples, et mêmement en ce petit mot Éi, qui a été consacré en son temple: car il n'est pas vraisemblable que ce soit été par un cas fortuit, ni par une manière de sort des lettres, que ce mot seul ait eu cette preeminence envers ce Dieu, de précéder tous les autres, ne qu'il ait eu l'honneur de chose sacrée à Dieu, ou dediée en un temple pour être de chacun regardée, ains faut que les premiers hommes doctes qui ont eu dés le commencement la charge de ce temple, aient connu quelque particulière proprieté exquise en ce mot, ou qu'ils s'en soient servis comme d'une devise et une marque pour couvertement signifier et donner à entendre quelque chose de conséquence. Par plusieurs fois doncques auparavant, ayant tout doucement détourné ce propos que l'on mettait en avant pour en discourir, et ayant passé outre, je fus naguères surpris par mes propres enfants, ainsi que je m'efforçois d'en satisfaire à quelques pélerins étrangers, lesquels étant prests à partir de la ville de Delphes, il n'eût pas été honnête de tenir en longueur, ni aussi du tout les refuser, ayants désir singulier de m'en ouïr dire quelque chose. Comme doncques nous fussions assis dedans le temple, je commençai à rechercher moi-même, et partie à demander et enquérir, admonesté du lieu et des propos que nous tenions, ce que jadis lors que Neron passa par ce pays ici, j'avais ouï discourir à Ammonius, et à quelques autres en ce même lieu, ayant été semblablement cette même difficulté mise dés lors en avant. Pource que ce dieu Apollo n'est pas moins philosophe et savant, que prophète, <p 352v> ce dit lors Ammonius, on a appliqué et accommodé à cela les surnoms que l'on lui donne avec bonne et grande raison, enseignant et montrant qu'il est Pythius, comme qui dirait enquérant, à ceux qui commencent à apprendre et à enquérir: et Delius et Phaneus, c'est à dire clair et luisant, à ceux à qui la vérité commence un petit à se montrer et apparaitre: et Ismenius, c'est à dire savant, à ceux qui ont jà la science toute acquise: et Leschenorius, c'est à dire eloquent, quand ils mettent leur science en oeuvre, et qu'ils commencent à conferer de leurs études, et à disputer et communiquer les uns avec les autres. Et pour autant que aux philosophes appartient enquérir, admirer et douter, à bon droit la plupart des choses de ce Dieu sont comme cachées sous des aenigmes, et paroles couvertes, et requirent que l'on demande le pourquoi, et l'enseignement de la cause. Comme, pourquoi est-ce, que l'on n'y brûle jamais que du bois de Sapin, pour entretenir le feu éternel: que l'on n'y fait jamais parfum que de laurier: qu'il n'y a en ce temple que les images de deux Parques, c'est à dire Déesses fatales, vu que part tout ailleurs on en met trois: qu'il n'est pas permis à femme, qui qu'elle soit, d'approcher de l'oracle: que c'est de la machine à trois pieds qui y est: et autres telles matières, lesquelles convíent et attirent ceux qui ne sont pas du tout sans cervelle et sans entendement, à demander, désirer ouïr et discourir que cela veut dire. Et qu'il ne soit vrai, voyez seulement ces écriteaux ici, Connais toi-même: et, Rien trop: combien ils ont ému et excité de questions et de disputes doctes, et quelle multitude de beaux discours est procédée de telles inscriptions, ne plus ne moins que d'une graine: et je vous dis que ce dont nous enquérons maintenant n'est moins fertile pour en produire, que pièce des autres. Après que Ammonius eut dit cela, mon frère Lamprias parla ainsi: Toutefois le propos que nous en avons tous ouï dire, quant à cela, est fort simple, et fort court: car on dit que ces anciens Sages-là, que d'aucuns appellent Sophistes, n'étaient que cinq, quant à eux, c'est à savoir Chilon, Thales, Solon, Bias, et Pittacus: mais que depuis Cleobulus, le tyran des Lindiens, et après Periander tyran de Corinthe, qui n'avaient rien ne de vertu ne de sapience, par la grandeur de leur puissance, grand nombre d'amis, et par les biens-faits qu'ils faisaient à leurs adhèrents, forcèrent la réputation, et se poulsèrent, en despit qu'on en eût, en l'usurpation du nom de sages, et qu'ils firent à cette fin, semer ne sais quelles sentences et dits notables par toute la Grèce, ne plus ne moins que ceux des autres: dequoi ces autres premiers sages furent bien malcontents, mais toutefois ils ne voulurent point découvrir ne convaincre cette vanité, ni apertement en prendre querelle, pour cette réputation à l'encontre d'eux, et en debattre contre des hommes qui avaient de grands moyens, et beaucoup de puissance, mais que s'étant assemblés à part en ce lieu, et en ayant devisé ensemble, ils consacrèrent ici la lettre E, qui est la cinquieme en l'ordre de l'Alphabet, et qui signifie cinq entre les nombres, comme pour témoigner au Dieu de ce temple qu'ils n'étaient que cinq, et qu'ils rejetaient et excluaient de leur compagnie le sixiéme et le septiéme, pource qu'il ne leur appartenait pas d'y être. Et que cela ne soit point trop hors de propos, l'on le pourrait croire qui aurait entendu des anciens qui ont la superintendance du temple, comme ils appellent celui Éi qui est d'or, l'Éide Livie femme d'Auguste Caesar: et celui qui est de cuivre, celui des Atheniens: et Éi le premier qui est le plus ancien, et qui n'est quant à la matière que de bois, jusques aujourd'hui ils le nomment celui des Sages, comment n'ayant pas été dedié par un, mais par tous ensemble. A ce propos Ammonius se prit tout doucement à sourire, estimant que c'était l'opinion particulière de Lamprias, mais qu'il feignait l'avoir entendu d'ailleurs, à fin qu'il ne fut point tenu d'en rendre compte, ni de la soutenir. Et un autre des assistants alors dit, que cela ressemblait proprement à ce que quelque étranger Chaldeïen et Astrologue de profession, avait naguères <p 353r> babillé, Qu'il y avait sept lettres qui seules à par elles rendaient chacune leur voix propre, sept astres au ciel qui avaient leur propre mouvement séparé, et non point lié, et qu'entre les lettres voyelles E était la seconde, comme le Soleil après la Lune, et que tous les Grecs presque unanimement tenaient que Apollo et le Soleil étaient une même chose: mais cela, quand tout est dit, sent trop son calcul de devineur judiciaire, et sa harangue de charlatan. Au demeurant il me semble que Lamprias ne se donne pas garde, qu'il a suscité tous ceux qui ont la charge du temple à l'encontre de son propos, car il n'y a homme des Delphiens qui sache rien de ce qu'il a dit, ains alléguent eux la commune opinion, et qui va par la bouche de tout le monde, c'est qu'ils n'estiment pas ni que la vue, ni que le son, mais que le mot seul, ainsi qu'il est écrit, ait quelque secrète signifiance: car c'est ainsi comme les Delphiens l'estiment, et comme le grand prêtre Nicander même, qui était là présent, le disait, le formulaire et la façon que tienent ceux qui vienent pour se conseiller avec le Dieu Apollo, et est ordinairement la première parole que mettent en leurs interrogatoires ceux qui vienent à l'oracle, S'ils gagneront, S'ils se marieront, S'il leur sera utile de se mettre sur mer, ou bien de se mettre au labourage de la terre, ou de voyager hors de leur pays. Et en cela le Dieu qui est sage et savant se moque des Dialecticiens, lesquels maintiennent que de cette particule, Si, et de quelconque proposition qui viene après, il ne se peut rien du tout effectuer ni affirmer, entendant et recevant toutes les propositions qui sont soubmises et adjointes à ce mot Si, pour choses étant en être. Or tout ainsi que ce Si, nous est propre pour l'interroger comme Devin, aussi nous est-il commun à le prier comme Dieu. De manière qu'ils estiment que ce Si là n'ait pas moins d'efficace à souhaitter et prier, qu'à interroger: car nous voyons que ceux qui prient disent ordinairement, O si, à la mienne volonté! et Archilochus qui dit, O si toucher je te pouvais la main, Neobulé! Et dit que la second syllabe de ce mot Eithé, qui signifie, à la mienne volonté, est une adjonction superflue, pource que Éi signifie autant tout seul: ne plus ne moins que Thin est une particular de remplissage, comme en ce carme du poète Sophron [...], c'est à dire, désirant aussi d'avoir enfants: et en ce vers d'Homere, [...], c'est à dire, à fin qu'aussi ta force je déface. Et que en ce petit mot de Éi l'efficace de prier et de souhaitter était suffisamment déclarée. Après que Nicander eut dit ces paroles, je presuppose que vous connaissez un sien familier nommé Theon, celui-là demanda à Ammonius, s'il serait permis à la Dialectique, qui se voyait ainsi fouler aux pieds, de se défendre. Ammonius lui dit qu'il parlât hardiment, et déduisît tout ce qui pouvait servir à la défense d'icelle. Certainement, dit-il adonc, il y a plusieurs oracles, qui témoignent et montrent évidemment, que le Dieu Apollo est très expert en la Dialectique: car c'est à un même ouvrier de mouvoir et de soudre les doutes. Et puis ainsi comme Platon disait, que jadis ayant été donné aux Grecs un oracle, qu'ils eussent à doubler l'autel qui était au temple de Delos, ce qui est un chef d'oeuvre d'homme consommé en la science de la Geometrie, que ce n'était pas cela que Dieu commandait aux Grecs, ains qu'il leur enjoignait de s'adonner à l'étude de la Geometrie: aussi en donnant quelquefois des réponses et oracles ambigus et douteux, il augmente et recommande davantage la Dialectique, comme étant du tout nécessaire à ceux qui voudront bien entendre son parler. Or en la Dialectique cette conjonction, qui est propre et apte à continuer une oraison, a très grande force, comme celle qui forme celle proposition, qui est la plus capable de discours et de ratiocination. Car qui niera que telle ne soit la proposition conjonctive et copulative, attendu que les bêtes brutes mêmes ont bien quelque intelligence et connaissance de la subsistance des choses? mais la nature a donné à l'homme seul la notice de la conséquence, et le jugement de savoir discerner ce qui s'ensuit de <p 353v> chaque chose: car qu'il soit jour et qu'il face clair, les loups mêmes, les chiens et les coqs le sentent bien: mais de dire, s'il est jour, il est doncques force qu'il face clair, il n'y a creature qui le sache sinon l'homme, étant seul qui a intelligence du commencement et de la fin, de ce qui précéde et de ce qui achéve, et de la coherence et colligature de ces deux extrémités-là, les unes avec les autres, quelle habitude ou corrépondence, et quelle différence elles ont entre elles, et c'est de là dont prennent leur principale origine les demontrations. Or puis qu'il est ainsi, que toute la philosophie du monde consiste à bien entendre la vérité, et que la lumière qui éclaire la vérité, c'est la demontration, et que le principe de la demontration c'est cette coherence-là, et conjonction: à bon droit la puissance qui fait et qui contient cela, a été dediée et consacrée par les sages et savants hommes au Dieu qui par-dessus tous aime la vérité: et puis c'est un Dieu prophète et divin, et l'art divinatrice est de l'advenir par le moyen des choses qui sont ou présentes, ou passées: car ni il ne se fait rien sans cause, ni il ne se prevait rien sans raison précédente: ains pour autant que tout ce qui est suit et depend de ce qui a été et conséquemment tout ce qui sera a sa suite et dependence de ce qui est par une continuation de bout à autre, et du commencement jusques à la fin, qui peut voir ces causes naturellement ensemble, et les composer et conjoindre les unes avec les autres, celui-là sait et peut predire
Tout ce qui est, qui fut, et qui sera: comme dit Homere, qui a sagement mis en premier lieu ce qui est, et puis ce qui sera, et ce qui fut: car du présent depend la ratiocination, par l'efficace et vertu de la conjonction, parce que si telle chose est, telle chose doncques nécessairement a précédé: ou à l'opposite, si telle chose est, telle chose doncques sera. Car toute la science et l'artifice, de discourir et de ratiociner, comme nous avons dit, est de bien connaître la suite et la conséquence, mais le sentiment est ce qui donne l'anticipation au discours de la raison: parquoi encore qu'il soit à l'aventure peu honnête, je ne feindrai pas de dire, que cela est proprement le Tripied de la vérité, quand le discourant suppose la conséquence avec ce qui a précédé, et puis après y ajoutant la subsistance, vient à induire finablement la conclusion de la demontration. Or s'il est ainsi qu'Apollo Pythien se délecte de la Musique, comme l'on dit, et du chant des cygnes, et du son de la Cithre, est-ce de merveille, si pour l'affection qu'il porte semblablement à la Dialectique, il cherit et aime la partie de l'oraison, de laquelle il voit que plus souvent et plus volontiers usent les philosophes? Hercules devant qu'il eût délié les liens dont était attaché Prometheus, n'ayant pas encore communiqué avec Chiron et avec Atlas, qui étaient grands maîtres de dispute, ains étant encore jeune, et sentant encore fort son Boeotien, voulut premièrement détruire la Dialectique, et se moqua de ce petit mot Éi, mais puis après il semble qu'il voulut soustraire le Tripied même à Apollo, et contester avec lui de l'art de deviner, parce qu'avec l'âge et le temps il devint très subtil à disputer, et très clairvoyant à deviner. Après que Theon eut achevé son propos, Eustrophus Athenien, ce me semble, se prit à nous dire: Voyez vous comment Theon défend vaillamment l'art de la Dialectique? de sorte que peu s'en faut qu'il ne vête même la peau de lion de Hercules. Il n'est pas bien séant que nous autres, qui référons tous affaires, ensemble les natures et les principes de toutes choses, tant divines que humaines, au nombre, et qui le faisons autheur et dominateur de celles mêmement qui sont les plus belles, et les plus précieuses, demeurions tout quoi sans mot dire, ains est raisonnable que nous aussi de notre part offrions des primices des Mathematiques au dieu Apollo. Car nous disons que cette lettre E, d'elle-même, ni en puissance, ni en forme, ni en son nom, n'a rien de plus que les autres lettres: mais pensons qu'elle a été préférée à toutes autres, d'autant qu'elle est la note et la marque du nombre de cinq, qui est de très grande vertu et efficace à toutes choses, de <p 354v> sorte que les sages anciens appellaient nombrer Pembazin, comme qui dirait quinter pour compter: et adressait Eustrophus sa parole, en disant cela, à moi, non point en se jouant, ains à bon escient, pour autant que lors j'étais fort affectionné à l'étude des Mathematiques: mais en sorte toutefois que en toutes choses j'étais pour observer le precepte de Rien trop: mêmement étant en la secte de l'Academie. Parquoi je répondis que Eustrophus, à mon avis, sauvait très bien la difficulté par ce nombre: car comme ainsi soit, dis-je, que le nombre en général se divise en pair et en non-pair, l'unité est en puissance commune à l'un et à l'autre: de manière qu'étant ajoutée au pair, elle le rend non-pair, et ajoutée au non-pair, elle le rend pair, et fait deux le principe de nombre pair, et trois le premier des nombres non-pairs, desquels mêlés ensemble s'engendre le cinq, qui a bon droit est honoré, comme le premier composé des premiers: et de là est appelé mariage, pource que le nombre pair a quelque semblance avec la femelle, et le non-pair avec le mâle, d'autant qu'en divisant les nombres en partie égales, le pair se mespartisant et coupant tout net, laisse un chemin et une place entre ses parties, principe idoine à recevoir: mais au contraire le non-pair, si on lui en fait autant, il demeure toujours quelque chose entre-deux, propre à subdiviser, par où il appert qu'il est plus génératif que n'est pas l'autre: et puis quand on le vient à mêler, il demeure toujours le maître, et jamais ne se trouve vaincu: car quelque mêlange que l'on face des deux, jamais n'en vient nombre, pair, combien qu'on les mêle, ains de toutes mixtions en sortira toujours nombre non-pair: mais qui plus est, l'un et l'autre ajouté et composé avec soi-même, montre encore plus la différence qu'il y a entre eux deux: car jamais nombre pair assemblé avec pair ne produisit nombre non-pair, ne jamais ne sortit de son propre naturel, n'ayant pas la puissance d'en engendrer un autre, tant il est imparfait: mais les non-pairs mêlés avec les non-pairs en produisent plusieurs pairs, tant il a de force d'engendrer en toutes sortes: et ne serait pas bien à propos maintenant de discourir les autres proprietés, puissances et différences des nombres. Voilà doncques pourquoi les anciens philosophes Pythagoriques ont appelé le cinq mariage comme étant composé du premier mâle et du premier femelle: aussi l'a on quelque fois appelé la Nature, pource qu'étant multiplié par soi, il vient à se terminer en soi-même: car tout ainsi comme la nature prenant du froument en semence, et le répandant, produit entre deux plusieurs formes diverses et espèces de choses, par lesquelles elle passe pour parvenir à la fin de son oeuvre, mais après tout elle en fait naître du froument. Aussi les autres nombres: mais le cinq et le six, quand on les multiplie par eux-mêmes, se raménent et regenèrent eux-mêmes, car six fois six font trent et six, et cinq fois cinq, vingt et cinq, mais le six ne le fait qu'une fois, et en une manière seulement, quand on vient à l'esquarrir par soi-même: mais au cinq cela même advient aussi bien quand on le multiplie par soi-même, mais particulièrement il a cela de propre, que par addition de soi il se produit soi-même, ou bien le dix alternativement, et cela infiniment, tant que le nombre se peut étendre, ressemblant en cela au principe et première cause qui conduit et gouverne tout ce monde: car comme elle de soi-même conserve le monde, et réciproquement par le monde se parfait soi-même, ne plus ne moins que Heraclitus dit, Toutes choses se tournent en feu, et le feu en toutes choses: comme l'or en biens, et les biens en or: aussi le concours et assemblage du cinq avec soi-même ne peut amener et engendrer rien ni imparfait, ni étrange, ains a ses mutations limitées et certaines: car ou il s'engendre soi-même, ou il produit la dizaine, c'est à dire, ce qui lui est domestique et propre, ou bien ce qui est parfait. Or si quelqu'un maintenant me vient à demander, à quel propos cela? et qu'a-il affaire avec Apollo? Je lui répondrai <p 354v> que cela n'appartient pas à Apollo seulement, mais aussi à Bacchus, comme à celui qui n'a pas moins d'authorité et de puissance en la ville de Delphes qu'Apollo même: car nous entendons des Theologiens, qui partie en vers, et partie en prose, nous disent et chantent que ce Dieu est de sa nature incorruptible et immortel, mais que par je ne sais quelle sentence et raison fatale il se transmue et se change en plusieurs sortes. Quelquefois il s'allume en feu, rendant toutes choses de semblable nature, quelque fois il est de diverses formes, diverses passions, et puissances toutes différentes, et se fait, comme maintenant il est, Monde, s'appellant ainsi d'un nom très commun. Mais les sages et savants voulants celer et cacher ces secrets-là au commun peuple, appellent cette siene mutation en feu, Apollo, d'autant qu'elle ôte la pluralité des choses, et réduit tout à une seule: aussi l'appellent ils Phoebus à cause de sa pureté et netteté, sans aucune ordure ne pollution: et quant à sa transmutation en eaue, terre, étoiles, divers genres de plantes et d'animaux, par tel ordre et disposition que nous la voyons, ils donnent par cela sous paroles couvertes obscurément à entendre, comme un démembrement et une distraction, et l'appellent pour cela, Dionysius, Zagreus, Nyctelius, Isodaetes, et feignent en leurs compositions, qu'ils chantent ne sais quels trêpassements, et anéantissements, et puis des resurrections et renaissances, qui sont toutes fables et aenigmes proprement inventées pour signifier et représenter ces mutations-là. Suivant laquelle différence ils dedient à l'un certaine sorte de vers et de cantiques qu'ils appellent Dithyrambes, qui sont pleins de passions et de mutation, avec mouvement et agitation çà et là, comme dit Aeschylus,
Le Dithyrambe au langage bruyant
Est en tous lieux à Bacchus bien séant:
mais à l'autre le cantique de Paean, qui est une posée, sage et rassise façon de poésie et musique. Et puis en toutes leurs peintures, images et moulures, ils font celui-ci toujours jeune et jamais ne vieillissant, et l'autre à plusieurs faces et plusieurs visages. Et bref ils attribuent à l'un une constance toujours à soi semblable, une ordre reglée, une gravité serieuse, pure, sans mêlange de chose aucune différente, et à l'autre un jeu parmi une insolence, une gravité entremêlée de furie: ils le surnomment Inégal,
Bacchus Evius qui errantes
Incite à fureur les Bacchantes,
Qui veut être honoré de jeux
Et de services furieux,
touchants par cela bien à propos ce qui est propre à l'une et à l'autre mutation: mais pource que le temps de la révolution n'est pas égal ne semblable en l'une et en l'autre mutation, ains est plus long celui de la conversion qu'ils appellent Coros, comme qui dirait abondance et grand' chère: et plus court celui de la Disette, gardants encore en cela la proportion: ils usent du cantique de Paean durant tout le reste de l'année en leurs sacrifices: et quand ce vient sur le commencement de l'hiver, ils ressuscitent le Dithyrambe, et suppriment le Paean, trois mois durant reclamants celui-ci au lieu de celui-là, estimants qu'il y a telle proportion entre l'embrazement et la reparation du monde, comme il y a entre un et trois. Mais à l'aventure avons nous demeuré sur ce propos plus long temps qu'il n'appartenait, tant y a qu'il est bien certain qu'ils attribuent à ce Dieu le nombre de cinq, disants que tantôt par multiplication de soi il se ramène soi-même comme le feu, et tantôt après il fait la dizaine comme le monde. Et puis ce nombre n'a-il pas quelque communication avec la musique, qui est si agréable à ce Dieu que rien plus? car pour la plupart la musique est par manière de dire, occupée alentour des accords, lesquels ne sont que cinq en nombre, et non plus: ainsi que la raison et l'expérience le montre par nécessité, à qui <p 355r> en veut faire la preuve, avec des cordes ou des pertuis de flûte, au sentiment de l'ouïe sans autre raison: car tous ces accords prennent leur génération par proportions de nombre: et est la proportion de la quarte sesquitierce, et de la quinte sesquialtère, de l'octave double, d'une quinte sur double triple, et d'une double sur double, ou quinziéme quadruple: et quant à celui que les Musiciens y ajoutent, le nommants une quarte sur double, il n'est point raisonnable de le recevoir et admettre, comme sortant hors de moyen et mesure, en voulant gratifier au plaisir deraisonnable de l'oreille contre la proportion, comme contre l'ordonnance de la loi: laissant doncques à part les assiettes des cinq tetrachordes, et les cinq premiers tons, changemens de voix, ou notes, ou harmonies, s'il les faut ainsi appeler, pource qu'elles se changent en laschant ou roidissant plus ou moins les cordes, étant au demeurants sons, ou voix basses et hautes. Ne voyons nous pas que y ayants plusieurs, ou pour mieux dire, infinis intervalles, il n'y en a que cinq seulement que l'on puisse chanter, Diesis, Semitonium, Tonus, Triemitonium, Ditonus? et n'y a autre lieu de voix ne plus petit, ne plus grand, distingué de bas et de haut, qui se puisse exprimer en chantant. Et en passant plusieurs autres telles choses, dis-je, je citerai Platon, qui dit bien qu'il n'y a qu'un monde, mais que s'il y en avait plusieurs, et non pas un tout seul, il faudrait qu'il y en eût cinq en tout, et non point plus, Et bien qu'il n'y en eût qu'un seul, ainsi comme Aristote l'estime, si est-ce encore qu'il est comme composé et assemblé de cinq autres, dont l'un est celui de la terre, l'autre de l'eau, le troisiéme du feu, le quatriéme de l'air, le cinquiéme est le ciel, que les autres appellent la lumière, et aucuns Aether, et d'autres nomment encore cela même la quinte essence, à laquelle seule il est propre et naturel, entre tous les corps, de tourner en rond, non point par force, ni autrement à l'aventure. Voilà pourquoi ayant entendu que les plus belles et plus parfaites figures de corps reguliers qui soient en toute la nature, sont cinq en nombre, à savoir la Pyramide, le Cube, l'Octaëdre, l'Icosaëdre, et le Dodecaëdre, il a dextrement approprié et attribué chacune de ces nobles figures à chacun de ces premiers corps. Et y en a d'autres qui attribuent aussi les facultés des sens de nature, qui sont aussi en pareil nombre, à ces premiers corps-là: c'est à savoir, l'attouchement qui est dur et ferme, à la terre: le goût qui juge les qualités des saveurs par une certaine humidité, à l'eau: l'ouie à l'air, d'autant que l'air frappé se fait voix et son aux oreilles et à l'ouïe: des deux autres l'odorement a pour son object l'odeur, laquelle est comme une manière de parfum, qui s'engendre par la chaleur, et pour ce tient-il du feu la vue qui éclaire par je ne sais quelle affinité et consanguinité qu'elle a avec le ciel et la lumière, a une certaine température et complexion mêlée de l'un et de l'autre: et n'y a en toute la nature ni animal qui ait autre sentiment, ni en tout le monde autre substance qui soit simple et non composée, ains y a une merveilleuse distribution et convenance de ces cinq à ces cinq. Après avoir dit cela il s'arrêta, et ayant fait un peu de pause: O quelle faute, dis-je, Eustrophus, avons nous pensé faire, d'avoir presque laissé en arrière Homere, comme si ce n'était pas lui qui le premier a divisé le monde en cinq parties, ayant distribué les trois qui sont au milieu à trois Dieux, et laissé les deux extrémités en commun, sans les attribuer à pas un, à savoir le ciel et la terre, étant la terre le bout d'en bas, et le ciel le bout d'en haut: mais il faut rapporter notre propos, comme parle Euripide, car ceux qui magnifient le quaternaire ne nous enseignent pas mal à propos, que tout corps solide a pris sa naissance et génération par la raison d'icelui, pource qu'étant ainsi, que tout solide consiste en longueur, largeur et profondeur, devant la longueur est situé le point, comme l'unité entre les nombres, et la longueur sans la largeur s'appelle ligne, qui est longueur sans largeur: et le mouvement de la ligne en large est la superfice qui se compose des trois, puis y étant ajoutée la profondeur, <p 355v> l'augmentation va croissant par quatre, jusques à une parfaite solidité. Il est tout manifeste que le quaternaire ayant poussé nature jusques à là, et jusques à ce point, de former et parfaire un corps, en lui donnant double magnitude, avec ferme solidité, ne l'a pas laissé là destituée de ce qui est le principal et le plus grand: car ce qui est sans âme, est par manière de dire, orphelin, sans conduite et imparfait, ne servant à chose quelconque, s'il n'y a quelque âme qui en use: mais le mouvement et la disposition qui y met l'âme dedans, par le moyen du nombre de cinq, c'est ce qui apport la perfection et consommation à la nature: par où il appert qu'il a une essence plus excellent que le quatre, d'autant que le corps vif, et qui a âme, est de plus noble nature que celui qui n'en a point. Mais qui plus est, la beauté et puissance de ce nombre de cinq passant encore plus outre, n'a pas voulu souffrir que le corps animé s'étendît en infinies espèces, ains nous a donné cinq diverses sortes de corps animés et vivants: car il y a les Dieux, les Démons, et les demi-dieux: le quatriéme genre est celui des hommes, le cinquiéme et dernier est celui des bêtes brutes et irraisonnables. davantage si vous venez à diviser l'âme même selon la nature, la première et plus obscure partie ou puissance d'icelle est la faculté vegetative et nutritive, la seconde est la sensitive, et puis l'appétitive, après l'irascible où s'engendre le courroux: et quand elle est parvenue à celle qui discourt par la raison, elle s'arrête à cette cinquiéme partie, comme à la cime de toutes. Mais ayant ce nombre tant et de si grandes propriétés et facultés, sa génération est encore belle à considérer, non pas celle dont nous avons déjà parlé ci-devant, quand nous avons dit qu'il se compose du deux et du trois, mais celle qui se fait par la conjonction du principe avec le premier nombre quarré: car le principe et commencement de tous nombres est l'unité, et le premier quarré est le quaternaire, et de ces deux là, ne plus ne moins que de la forme, et de la matière venue à sa perfection, se procrée le cinq: et s'il est vrai ce que quelques-uns tienent, que l'unité soit quarrée, comme celle qui est la puissance d'elle-même, et qui se termine en soi-même, le cinq qui sera composé des deux premiers nombres quarrés, en devra être estimé si noble et si excellent, que nul autre ne le pourrait être davantage. Il y a encore une autre excellence plus grande que toutes les précédentes, mais j'ai peur que qui la dirait, ne foulât un petit l'honneur de notre Platon, comme lui-même disait, que le nom de la Lune foulait l'honneur d'Anaxagoras, d'autant qu'il s'attribuait l'invention d'avoir le premier déclaré la manière comme la Lune reçoit sa lumière du Soleil, laquelle opinion est très ancienne: n'a-il pas dit cela au dialogue intitulé Cratylus? Oui certes, répondit Eustrophus, mais pour cela je ne vois pas comment cela soit à propos d'Anaxagoras: et toutefois vous savez bien que au livre du Sophiste il met cinq principes et chefs principaux, Ce qui est, le même, l'Autre, le Mouvement pour le quatriéme, et le Repos pour le cinquiéme. Et puis au dialogue de Philebus il use encore d'une autre sorte de partition de ces principes, où il dit, que Un est l'infini, et l'Autre le fini, et que de la mêlange de ces deux-là se fait et accomplit toute génération, et la cause par laquelle ils se mêlent, il la met pour le quatriéme genre, et nous laisse à conjecturer le cinquiéme, par le moyen duquel ce qui est composé et mêlé se redivise et se sépare derechef: et quant à moi, je pense que ces principes-ci sont comme les figures et images de ceux-là, De ce qui est, ce qui se fait: Du mouvement, l'infini: le Fini du repos: du même, la cause mêlante: de l'Autre, la cause séparante. Ou bien si ce sont divers principes, et non pas les mêmes, ainsi comme ainsi, toujours y a-il cinq genres et cinq différences de principes. Quelqu'un doncques avant Platon s'étant de soi-même avisé de cela, ou l'ayant entendu de quelque autre, consecra deux E, au Dieu de ce temple, comme une marque et signifiance du nombre qui comprend tout l'univers. Et paraventure aussi qu'ayant entendu, que le bien apparait <p 356r> en cinq genres, dont le premier est Moyen, le second Proportion, le tiers Entendement, le quatriéme les Sciences, les arts, et vraies opinions qui sont en l'âme, et le cinquiéme la Volupté pure et simple, sans mêlange d'aucune fâcherie ne douleur, il s'arrêta-là en disant ce vers d'Orpheus,
Au sixiéme arrêtez votre chant.
Après ces propos qui s'adressaient à nous, je dirai encore un mot, dit-il, à Nicander,
Je chanterai aux hommes entendus:
car le sixiéme jour du mois que vous menez solennellement la prophètisse Pythie au Palais, la première sortition des trois que vous y faites, entre vous, est de cinq, car elle en jette trois, et toi deux: n'est-il pas ainsi? Oui certes, répondit Nicander: mais quant à la cause, nous ne l'oserions déclarer aux autres. Bien doncques, dis-je en riant, jusques à ce que Dieu permette à nous encore étant devenus saints, de connaître la vérité: cela sera adiousté aux louanges que l'on récite à la recommandation du cinq. Telle fin eut le discours des louanges qui furent données au nombre de cinq, par les Arithmeticiens et autres Mathematiciens, ainsi comme il me souvient. Et Ammonius comme celui qui mettait bonne partie de la philosophie és sciences Mathematiques, prit plaisir à ouïr tels propos, et dit: Il n'est jà besoin de vouloir trop exactement réfuter ce que ces jeunes gens ont allégué, sinon que chaque nombre nous donnerait assez matière et argument de le celebrer et louer, qui en voudrait prendre la peine: car, pour ne parler point des autres, tout un jour ne suffirait pas à vouloir par paroles exprimer toutes les vertus et propriétés de la sacrée septeine d'Apollo. Et puis nous ferions que les sages combattraient contre la commune loi, et contre toute l'antiquité, si deboutants le sept de la preeminence dont il est en possession, ils consacraient le cinq à Apollo, comme lui étant cette préférence mieux due. Parquoi mon avis est, que cette écriture ne signifie ni nombre, ni ordre, ni conjonction, ni autre particule d'oraison défectueuse quelconque, ains est une entière salutation et appellation du Dieu, laquelle en prononçant les paroles induit le lecteur à penser la grandeur de la puissance d'icelui, lequel semble saluer chacun de nous, quand nous entrons, par ces paroles, Connais toi-même: qui ne signifient rien moins que, Dieu te gard: et nous lui rendants la pareille, répondons, Éi, c'est à dire, Tu es: en lui baillant la vraie et nullement fausse appellation, et titre qui à lui seul appartient, d'être: car, à le bien prendre, nous n'avons aucune participation du vrai être, ce sera ne plus ne moins que qui voudrait empoigner l'eau, car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule par tout, tant plus il perdra ce qu'il voulait retenir et empoigner: ainsi étant toutes choses sujettes à passer d'un changement en un autre, la raison y cherchant une reelle subsistance se trouve deceue, ne pouvant rien appréhender de subsistant à la vérité et permanant, parce que tout ou vient en être et n'est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu'il soit né: car comme soûlait dire Heraclitus, On ne peut pas entrer deux fois en une même rivière, ni trouver une substance mortelle deux fois en un même état: car par soudaineté et légèreté de changement, tantôt elle dissipe, et tantôt elle rassemble, elle vient et puis s'en va, de manière que ce qui commence à naître, ne parvient jamais jusques à perfection d'être, pour autant que ce naître n'acheve jamais, ne jamais n'arrête comme étant à bout, ains depuis la semence va toujours se changeant et muant d'un en autre, comme de semence humaine se fait premièrement dedans le ventre de la mère un fruit sans forme, puis un enfant formé, puis étant hors du ventre, un enfant de mammelle, après il devient garçon, puis conséquemment <p 356v> un jouvenceau, après un homme fait, puis homme d'âge, à la fin decrepité vieillard: de manière que l'âge et génération subsequente va toujours défaisant et gâtant la précédente: et puis nous autres sottement craignons une sorte de mort, là où nous en avons déjà passé, et en passons tant d'autres: car non seulement, comme disait Heraclitus, la mort du feu est génération de l'air, et la mort de l'air, génération de l'eau: mais encore plus manifestement le pouvons nous voir en nous mêmes, la fleur d'âge se meurt et passe quand la vieillesse survient, et la jeunesse se termine en fleur d'âge d'homme fait, l'enfance en la jeunesse, et le premier âge meurt en l'enfance, et le jour d'hier meurt en celui d'aujourd'hui, et le jour d'hui mourra en celui de demain, et n'y a rien qui demeure ne qui soit toujours un, ains renaissons plusieurs alentour d'un fantasme ou d'une ombre et moule commun à toutes figures, la matière se laissant aller, tourner et virer alentour. Car qu'il ne soit ainsi, Si nous demeurons toujours mêmes, et uns, comment est-ce que nous nous éjouissons maintenant d'une chose, et puis après d'une autre? comment est-ce que nous aimons choses contraires, ou les haïssons, nous les louons ou nous les blâmons? comment usons nous d'autres et différents langages et comment avons nous différentes affections, ne retenants plus la même forme et figure de visage ni le même sentiment en la même pensée? Car il n'est pas vraisemblable que sans mutation nous prenions autres passions, et ce qui souffre mutation ne demeure pas un même, et s'il n'est pas un même, il n'est doncques pas aussi, ains quand et l'être tout un, change aussi l'être simplement, devenant toujours autre d'un autre: et par conséquent se trompent et mentent les sens de nature, prenants ce qui apparait pource qui est, à faute de bien savoir que c'est qui est. Mais qu'est-ce donc qui est véritablement? ce qui est éternel, c'est à dire, qui n'a jamais eu commencement de naissance, ni n'aura jamais fin de corruption, à qui le temps n'apporte jamais aucune mutation: car c'est chose mobile que le temps, et qui apparait comme en ombre, avec la matière coulante et fluante toujours, sans jamais demeurer stable ni permanente, comme le vaisseau percé, auquel sont contenues génération et corruption, à qui appartienent ces mots, devant et après, et a été ou sera, lesquels tout de prime face montrent évidemment, que ce n'est point chose qui soit: car ce serait grande sottise, et fausseté toute apparente, de dire, que cela soit qui n'est pas encore en être, ou qui déjà a cessé d'être: et quant à ces mots de présent, instant, maintenant, par lesquels il semble que principalement nous soutenions et fondions l'intelligence du temps, la raison le découvrant incontinent, le détruit tout sur le champ, car il se fend et s'escache tout aussi tôt en futur et en passé, comme le voulant voir nécessairement mesparti en deux. Autant en advient-il à la nature, qui est mesurée, comme au temps qui la mesure: car il n'y a non plus en elle rien qui demeure, ne qui soit subsistant, ains y sont toutes choses ou naissantes, ou mourantes, mêlées avec le temps: au moyen dequoi ce serait péché de dire de ce qui est, il fut ou il sera, car ces termes-là sont declinaisons, passages et vicissitudes de ce qui ne peut durer ni demeurer en être. Parquoi il faut conclure, que Dieu seul est, et est non point selon aucune mesure de temps, ains selon une eternité immuable, et immobile, non mesurée par temps, ni sujette à aucune declinaison, devant lequel rien n'est, ni ne sera après, ni plus nouveau ou plus récent, ains un réelement étant, qui par un seul maintenant emplit le toujours, et n'y a rien qui véritablement soit que lui seul, sans qu'on puisse dire, il a été, ou il sera, sans commencement et sans fin. C'est doncques ainsi, qu'il faut qu'en l'adorant nous le saluons, et révéremment l'appellions et le specifions, ou vraiment, ainsi comme quelques-uns des anciens l'ont appelé, toi qui es un: car Dieu n'est pas plusieurs, comme chacun de nous, qui sommes une confusion, et un amas composé d'infinies <p 357r> diversités et différences procèdantes de toutes sortes d'altérations, ains faut que ce qui est soit un, et que un soit ce qui est: car diversité est la différence d'être, sortant de ce qui est pour produire ce qui n'est pas. Et pourtant convient très bien à ce Dieu le premier de ses noms, et le second, et le troisiéme, car Apollo est comme une privation de pluralité, et une dénégation de multitude: et Iëios, comme étant un seul: et Phoebus, c'est à dire, pur et net: car ainsi appellaient les anciens ce qui est saint et monde sans macule, comme encore jusques au jourd'hui les Thessaliens à certains jours malencontreux. que leurs prêtres se tienent à part dehors des temples à l'écart, disent qu'ils Phoebonomisent, c'est à dire, qu'ils se purifient. Or un est pur et net, car pollution vient quand une chose est mêlée avec une autre, comme en un passage Homere parlant d'un ivoire teint de rouge, dit qu'il était pollu de teinture: et les teinturiers disent que les couleurs mêlées sont corrompues, et la mêlange ils l'appellent corruption: pourtant est-il nécessaire, que ce qui doit être sincere et incorruptible soit un, et tout simple, sans mixtion quelconque: au moyen dequoi ceux qui estiment qu'Apollo et le Soleil soit un même Dieu, sont bien dignes d'être caressés et estimés pour la gentillesse de leur esprit et bon jugement, attendu qu'ils mettent l'opinion et appréhension qu'ils ont de Dieu, en ce que plus ils honorent, que mieux ils savent, et que plus ils désirent. Or maintenant, tant que nous sommes en cette vie, comme si nous songions le plus beau songe que l'on pourrait songer de Dieu, excitons nous, et nous enhortons de passer plus outre, et monter plus haut à contempler ce qui est par-dessus nous, en adorant bien principalement son essence, mais honorant aussi son image, le Soleil, et la vertu qu'il lui a donnée de produire, représentant aucunement par sa splendeur, quelques umbres, apparences et simulachres de sa clemence, bonté et félicité, autant comme il est possible à une nature sensible d'en représenter une intelligible, et à une mouvante une stable et permanente. Et au demeurant, quant à je ne sais quelles saillies hors de soi et de son naturel, je ne sais quels changements, que l'on dit qu'il jette le feu, qu'il se démembre soi-même, et puis qu'il s'abbaisse ici bas, et s'étend en la terre, la mer, les vents, les astres, et étranges accidents des animaux et des plantes, on ne les saurait seulement ouïr sans impieté, ou il faudrait dire qu'il serait plus impertinent que le petit enfant que les Poètes feignent sur le bord de la mer jouer à amasser du sable, et puis après à le répandre lui-même, s'il jouait sans cesse à ce même jeu, de défaire le monde quand il serait fait, et de le refaire quand il serait défait: car au contraire, tout ce qui en quelque sorte que ce soit vient à naître en ce monde, c'est Dieu qui l'y entretient, et qui assure son essence, d'autant que l'infirmité et imbecillité de la nature corporelle tend toujours à corruption et definement. Et me semble que principalement contre ce propos-là a été directement opposé ce mot Éi, c'est à dire, Tu es, comme pour témoigner de Dieu, que jamais il n'y a en lui changement ni mutation quelconque, et que faire et souffrir, cela appartient plutôt à quelque autre Dieu, ou plutôt à quelque Démon ordonné pour avoir la superintendance de la nature sujette à naître et à mourir, comme il appert incontinent à la signifiance de leurs noms qui sont contraires, et s'entrecontredisent, parce que l'un s'appelle Apollo, et l'autre Pluto, comme qui dirait, non plusieurs et plusieurs: l'un Delius, c'est à dire clair: et l'autre Aidoneus, c'est à dire, ne voyant goutte: l'un Phoebus, c'est à dire, reluisant: et l'autre Scotius, c'est à dire, tenebreux. Auprès de l'un sont les Muses et la Memoire, et auprès de l'autre l'Oubliance et le Silence: l'un se surnomme Theorius et Phanaeus, c'est à dire, regardant et montrant: l'autre
De nuit qui n'a honte de déshonneur,
Et du Sommeil fait-néant le seigneur:
L'un est hai des hommes et des Dieux.<p 357v>
Et de l'autre Pindarus a dit non malplaisamment,
Condamné de point ne pouvoir
Jamais aucuns enfants avoir.
Et pourtant Euripides dit bien à propos,
Pleurs et regrets aux trêpassés convienent,
Mais point à gré, Apollo, ne te vienent.
Et devant lui encore Stesichorus,
Apollo veut et jouer et chanter,
Pluto gémir, pleurer et lamenter.
Et Sophocles leur attribue à chacun les instruments qui leur sont propres en ces vers,
L'épinette n'est point sortable,
ni la lyre, à chant lamentable.
Car l'aubois bien tard, et devant hier, par manière de dire, a commencé à oser faire entendre sa voix et son son és choses agréables et désirables: mais au premier temps il sonnait au deuil et convoi des trêpassés, et était employé à ce service-là, qui n'était ni guères honorable ni guères plaisant, depuis on l'a mêlé par tout: mais principalement ceux qui ont confondu et mêlé les honneurs des Dieux parmi ceux des Démons, ont mis l'aubois en réputation. Au demeurant il semble que ce mot Éi, est aucunement contraire à ce precepte, Connais toi-même: et en quelque chose aussi accordant et convenable: car l'une est parole d'admiration et d'adoration envers Dieu, comme étant éternel, et toujours en être: et l'autre est un avertissement et un recors à l'homme mortel, de l'imbecillité et debilité de sa nature.

FIN DES OEUVRES MORALES DE PLUTARQUE

Table de échange (non tout, mot * astérisqué non pas changé)

mesme mesprise tost estre beste fascheuse respand maistriser deschirer apprest brusler forest = même mêprise tôt être bête fâcheuse répand maîtriser déchirer apprêt brûler forêt etc.( minus s, es becomes ê,as becomes â)

à fin que = afin que
à par soy = à part soi(=himself)
à pleine teste = à pleine tête (=very loud)
aage = âge
accoustumé accoustumance = accoutumé accoutumance
accoustrer = accoutrer
adjoustant = ajoutant
addressoit = adressait
addoucir = adoucir
advertance = advertence
anchre = ancre
adveu = advenu
adventure = aventure (à l'adventure = perhaps)
adverty advis = averti avis(minus d)
advertissement = avertissement
alencontre = à l'encontre
allouette = alouette(=lark)
aiant aiaint = ayant
*ainçois (= ains = plutôt)
*ains ( = plutôt ,functions as "but" of "not...but" ,always after "ne" phrase .not equal to "ainsi")
arguce = argutie
eslongner = éloigner
en amoureuz = enamourés
amy = ami
aspre = âpre
arguce = argus
asseur = assur
assopir = assoupir
at(&) = et
au demourant = au demeurant (=in other points,eventually)
*au dit = audit = à ledit (=above mentioned)
au paravant = auparavant
au pris = auprès
auant = autant
*aucunefois (=sometimes)
avoit avoient = avait avaient
*attendu que (=considering that)
*bailler (=give)
bancquet = banquet
baston = bâton
beu = bu
bize = bise
blasmer = blâmer
bouttique = boutique
briefves = brèves
*caut (= cauteleux rusé)
cercher = chercher
cestuy-cy = cettui-ci (= celui-ci)
ceste cest = cette cet
ceu = çu
ceulx = ceux
chascun chasque = chacun chaque
cicoigne = cigogne
cognoistre cognoissance cognoissent = connaître connaissance
coisses = coiffes
cholere = colère
connaissent
contension =contention
contredicts = contredits
combatre = combattre
commancer = commencer
compaignie = compagnie
contraux = contrats
court (la) = cour (=yard)
criart = criard
cry = cri
cuider cuydans = cuidans (=believe)
*d'aventure (=by accident)
demourer = demeurer ?
décroistre = décroître
depleurer = déplorer
desborder = déborder
desbridee = débridee
descouvrir = découvrir
descruction = destruction
desfaict = défait
despendre = dépenser
desplaisir = déplaisir
destourner = détourner
*deult (=pains)
deust = dût
die = dise
Dieu te face sage = Dieu te fasse sage
*dilayer (=temporiser)
dist = dît
dittes = dites
domter = dompter
*deult (douloir,pains)
doulcement = doucement
*élourdir (=faire grand mal)
entre-lasser = entre-lacer
esjouit = éjouit(=réjouit)
eschaffault = échaffaud
eschet = échut
escorce = écorce
escouter = écouter
escript = ecrit
esquells esquelles = desquells desquelles
esprouver = éprouve
establ = établ
estourdy = étourdi
embesongnee = embesognee(=busy)
*empres (among)?
enfans = enfants
en fin = enfin
*entre-deux (=resolved)
enyvrer = enivrer
*envis (=against one's will)
*és (= en les)
escorgee = escourgee (whip)
eschauffé = échauffé
*espie (= espion)
estre este estoit estans estants seroit = être été était étant serait
espessir = épaissir
estrangers = étrangers
eust peu = eût pu
*exerciter (= exercer)
*exercitation (= exercise)
feit feirent face facions facent faict fust = fit firent fasse fassions fassent fait fut
fascheux = fâcheux
*fiance (= confiance)
*finer (= obtenir)
fiebvre = fièvre
foibles = faibles
fresche = fraîche
gaigner = gagner
garson = garçon
gibbier = gibier
grillon = gril
*grossir (=make rough)
guarir = guérir
hastiveté = hâtiveté
hault = haut
hocquer = hoquer
honneste = honnête
*icelle (= celle)
*il y en a (= il y a)
improuveu = imprévu
incogneu = inconnu
inimitiez = inimitiés
*jà = déjà
joye = joie
*jusques (= jusque)
*leans (= at home)?
lict = lit
liroit = lirait
loing = loin
lon = l'on
luicte = lutte
luy = lui
maladvisé = mal avisé(=careless)
meine = mène
meit meist meirent = mit mit mirent(passé simple de mettre)
mesmement = mêmement (=especially)
mestoyen = mitoyen
meure = mûre (=mulberry)
meurement = mûrement
mocquer = moquer
moien = moyen
monstrant = montrant
n'agueres = naguere (=lately)
neantmoins = neanmoins
ne plus ne moins que (= ni plus ni moins que)
nopce = noce
nuict = nuit
*obiicer (=objicer =jeter devant =critiquer)
*odorement (=odorat)
oster ostast = ôter ôtait
ottroyer = octroyer
oultre = outre
ouy = oui
oyes oyt = oies oit(ouir)
païs = pays
paistrir = pétrir
paistre = paître
platys = platins
*par ci-devant (=before this)
parolle = parole
pasmoyson = pâmoison
*peculiere (=particulier)
*pensement (=knowledge)
peult pourroit peu = peut pourrait pu
picque = pique (=lance)
plorer = pleurer (=cry)
poinct = point
poulciere = poussière
*pour autant que (although)
*pource que (= parce que)
pourquoy = pourquoi
plustost = plutôt
presbtre = prêtre
preste = prête
pris = prix
projecté = projeté
provocquer = provoquer
prouvoir = pourvoir
*quant-et-quant (=en même temps)
*quant et nous (=together with us)
*Qu'il ne soit ainsi(=However)
*quoye (= quiet)
*rebouscher (=weaken)
recepte = recette
recommancer = recommencer
recommendation = recommandation
refreschir = rafraîchir
reng rengée = rang rangée
*rengreger (=make worse)
repoulser = repousser
respondre response = répondre réponse
restraindre = restreindre
resveillant = réveillant
rezeaux = reseaux
rière ?
robbe = robe
*rouche (= herbe aquatique de grande taille,à feuilles et à tiges érigées)
ruze = ruse
saincteté = sainteté
saulse = sauce
sçedules = cédule
sçavoir sçay sçait sçavoient sçaurois sceust sçache= savoir sais sait savaient saurai(sauras) sût sache
*se tenir quoy (=do nothing)
seicheresse = sécheresse
*si (sometimes = aussi = same)
seuffrir = souffrir
soubs = sous
*soudre = resoudre
soul = sou
*soulas (=consolation)
souldard = soldat
soulde = solde
souspeçonnee = soupçonnee
sçeust sçeult = sût (imparfait subjonctif)
soubriant = souriant
suitte = suite
tanser = tancer (=reprocher)
taster = tâter
*tant soit peu (=even a little)
taschant tascher = tâchant tâcher
tiltre = titre?
toict = toit
traistre = traître
trasse = trace
trespas = trêpas (=death)
trencher = trancher
umbre = ombre
veoir = voir
vescut = vécut
vefve = veuf
vistements = vitement
*voirement (= vraiment)
vuide = vide
veit = voit
veult vouoient = veut voulaient
Voyla = Voilà
*voire (=besides)
vraysemblable = vraisemblable
..oit ..oist ..oient = ..ait(imparfait) aient
..ast = ..ât (imparfait subjonctif)
..ans = ants (present participle plural)
..ez = és (passé participle plural)
..creu creue = crû crue.

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2005 Tomokazu Hanafusa / mail

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