LES OEUVRES MORALES ET MELEES DE PLUTARQUE

Traduites de Grec en François, revues et corrigées en plusieurs passages par Maître Jaques Amyot





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LES OEUVRES MORALES ET mêlées de Plutarque, Traduites de Grec en François, revues et corrigées en plusieurs passages par Maître Jaques Amyot Conseiller du Roi et grand Aumosnier de France. DIVISEES EN DEUX TOMES, ET ENRICHIES en cette edition de Annotations en marge, avec deux Indices. Le premier des traités, Le second des choses mémorables mentionnées édites Oeuvres. A PARIS, Chez Barthelemy Macé, au mont S. Hilaire à l'Escu de Bretaigne. M.D.LXXXVII. Avec Privilege du Roi.<p a2r>

AU Roi TRESÄCHRESTIEN CHARLES IX. DE CE NOM.
SI vous prenez plaisir à porter Sceptres, et à seoir en Thrones Royaux, dit Salomon, aimez la sapience, afin que vous regniez éternellement: aimez la lumière de sapience, vous qui commandez aux peuples. C'est une belle instruction, Sire, et un sage avertissement pour ceux à qui Dieu a mis en main les rênes du gouvernement de ce monde, leur étant adressé par un Roi, auquel Dieu donna jadis tant de sagesse, que jamais auparavant n'en avait été de semblable, ni jamais plus, dit l'Escriture, n'en sera de pareil. Car certainement sapience est provision nécessaire à ceux qui veulent regner, sans laquelle les Rois, quelques grands, quelques riches et puissants qu'ils soient, ne sont pas munis de ce qu'il leur faut, pour exercer dignement et maintenir sûrement leur état, et avec laquelle ils ont moyen d'être honorés, et heureux en ce monde temporellement, et glorieux en l'autre éternellement, eux et ceux qui ont à vivre sous leur obéissance, suivant ce que dit la même sapience. «Le sage Roi est l'établissement, l'appui et assuré fondement de son peuple.» A quoi se rapporte aussi naïvement, ainsi que toute vérité s'accorde à toute vérité, le dire de Platon, Que les Royaumes seront heureux quand les Philosophes regneront, ou que les Rois philosopheront, c'est à dire, quand ils feront profession d'aimer la sapience: propos véritablement mémorable, digne d'être souvent recordé et profondement engravé és coeurs des Monarques et Rois, d'autant qu'en ce point-là principalement, à le bien prendre, gît et consiste la grandeur auguste de la Majesté Royale, et que c'est enquoi les Rois approchent plus près, et ressemblent mieux à la divinité, de pouvoir béatifier et rendre heureux, non une ville seulement, ou un pays particulier, ains tout un monde, par manière de dire, selon l'étendue de leur Empire, n'ayant la hautesse de leur état rien de meilleur que de vouloir, ni de plus grand que de pouvoir bien faire à une multitude innumerable de toutes sortes d'hommes. Or y ayant en notre âme deux principales puissances nécessairement concurrentes à toute louable et vertueuse action, l'entendement et la volonté, l'un pour comprendre ce qu'il faut faire, et l'autre pour l'executer, sapience est la perfection de toutes les deux, qui enlumine, sublime et affine le discours de la raison par la connaissance des choses, pour savoir discerner le vrai du faux, le bien du mal, et le droit du tort, afin de pouvoir bien juger: et qui rectifie, reigle et conduit la volonté pour lui faire aymer, elire et pourchasser l'un, hair, fuir, et eviter l'autre. Ces deux perfections certainement sont grâces singulières de Dieu, et dons speciaux du saint Esprit, mais plus nécessaire celle de la volonté, qui n'est autre chose que la crainte de Dieu, et conscience craintive, et tremblante de peur de l'offenser, tant et si souvent recommandée par toute la sainte écriture, que en plusieurs passages elle est honnorée du titre et nom vénérable de Sapience, <p a2v> disant le bon Job, «Sapience est la crainte du Seigneur Dieu: et l'intelligence, se garder de mal faire.» Mais si elle est requise à toutes sortes de gens qui désirent traverser la tourmente de cette vie sans mortel naufrage, beaucoup plus l'est-elle aux Princes souverains qu'à nuls autres, d'autant que les inferieurs et sujets, si d'aventure ils choppent quelque fois, trouvent assez qui les releve: mais les Rois qui ne reconnaissent aucun supérieur en ce monde, qui se disent être par-dessus les lois, et avoir plein pouvoir, puissance absolue, et authorité souveraine, s'ils ont enuie de fourvoyer, qui les redressera? s'ils s'oublient, qui les corrigera? s'ils se laissent aller à leurs appétits, qui les en retiendra? étant si difficile de tenir mesure et garder moyen en licence qui n'est point limitée, ainsi que témoigne ce proverbe ancien,
Celui auquel ce qu'il veut loit,
Veut toujours plus que ce qu'il doit.
Certainement il n'y aura rien que celui qui est terrible, ce dit le prophète Royal, qui ôte l'esprit et la vie aux Princes, qui transfere les Couronnes et Royaumes d'une gent à autre, pour les injustices, abus, et diverses tromperies, ainsi que dit le Sage, lequel menace effroiablement les mauvais Princes au livre de Sapience, en ces propres termes: «La puissance et authorité que vous avés, vous a été donnée de Dieu, lequel examinera voz oeuvres, et sondera voz coeurs: et pource qu'étants ministres de son regne vous n'avez pas bien jugé, vous n'avez pas gardé la loi de Justice, ni n'avez pas cheminé selon sa volonté, il vous apparaitra horriblement, et bientôt, parce qu'il se fera jugement très dur de ceux qui commandent: au petit se fera misericorde, mais les puissants seront tourmentz puissamment.» C'est la voix de Sapience et de vérité, Sire, qui dût continuellement sonner aux oreilles de tous Princes et Seigneurs, afin qu'ils se donnassent bien garde de tomber en ce jugement, dont les peut garentir et préserver cette heureuse sapience de la crainte de Dieu. Mais quel moyen y a-il de l'avoir? C'est lui seul qui la donne liberalement, et ne la plaint à personne qui la lui demande avec fermeté de vive foi. Et toutesfois encore y a-il des moyens qui nous aydent et nous disposent à l'obtenir, comme entre autres la lecture des saintes Lettres, qui semble être l'étude propre d'un Roi Treschrestien, suivant cette sentence écrite en la Loi de Moyse: «Après que le Roi sera assis en son trône Royal, il transcrira le livre de cette loi, dont il prendra l'original des mains des Prestres Levitiques, l'aura toujours auprès de soi, et y lira tous les jours de sa vie, afin qu'il en apprenne à craindre Dieu son Seigneur, à garder ses commandements, et les cérémonies contenues en sa loi.» Plus fructueuse ne plus salutaire étude ne pourrait-il faire, pourvu qu'il en prenne l'intelligence non du propre sens d'aucun particulier, mais de la tradition et consentement universel de l'Eglise. C'est de tels livres proprement que le Prince Chrestien doit apprendre cette généreuse et bienheureuse crainte inspirée de l'esprit de Dieu, qui lui reigle et dirige sa volonté, la gardant de se déborder, et vaguer en licence effrenée, lui enseignant de n'estimer pas que sa volonté absolue soit raison et justice, ainsi que le flatteur Anaxarchus donnait jadis impudemment à entendre au Roi Alexandre le grand, pour lui faire passer le regret qu'il avait de l'homicide par lui commis en la personne de Clytus, disant que Dicé et Themis, c'est à dire, droit et justice, estoyent les assesseurs et collateraux de Jupiter, pour signifier et donner à entendre aux hommes, que tout ce qui est dit ou fait par le Prince est juste, legitime et droiturier: ains au contraire lui donne à connaître, qu'il doit être sujet à la loi éternelle, Roine des mortels et immortels, comme dit Pindarus, qui est la droite raison, vérité et justice, propre volonté de Dieu seul, obéissant à laquelle il fera ne plus ne moins que la ligne et la reigle, laquelle étant premièrement droite de soi-même, dresse puis après toutes autres choses qui sont gauches et tortues, en s'appliquant à elles: parce que tout ainsi comme du chef sourdent et se derivent les nerfs, instruments du sentiment et du mouvement, et par iceux influe l'esprit animal en toutes les parties du corps humain, sans lequel il ne pourrait exercer aucune function naturelle de sentir ni de mouvoir: aussi voit-on ordinairement que par imitation et influence du désir de complaire, les sujets prennent les moeurs et conditions de leur Roi suivant ce que dit un poète,<p a3r>
Communement la sujette province,
Forme ses moeurs au moule de son Prince.
de manière que s'il fait profession de craindre Dieu, d'être sage et vertueux, il achemine par son exemple les principaux de ses sujets premièrement, et puis les autres de main en main, à devenir semblablement dévots envers Dieu, justes envers les hommes, et conséquemment bienheureux: comme au contraire aussi depuis qu'il est ignorant et vicieux, il épand la contagion du vice et de l'ignorance par toutes les provinces de son obéissance: ne plus ne moins qu'il est forcé que toutes les copies transcriptes d'un original défectueux ou dépravé retiennent les fautes du premier exemplaire. C'est pourquoi le grand Cyrus, celui qui premier établit l'Empire des Perses, soûlait dire «qu'il n'appartenait à nul de commander s'il n'était meilleur que ceux ausquels il commandait.» Cela mêmes voulait aussi montrer Osiris, qui fut jadis un sage Roi d'Aegypte, portant pour sa devise le sceptre, dessus lequel il y avait un oeil, pour signifier la sapience qui doit être en un Roi: n'appartenent pas à un qui forvoye, de redresser: qui ne voit goutte, de guider: qui ne sait rien, d'enseigner: et qui ne veut obéir à la raison, de commander. Ainsi que font les malavisés et pirement conseillés Princes, qui refusent de recevoir les remontrances de la raison, comme un maître qui leur commande, de peur qu'elle ne leur retranche ce qu'ils estiment le principal bien de leur grandeur, en les assujettissant à leur devoir, et les gardant de faire tout ce qui leur plaît: suivant ce que disait le tyran de Sicile Dionysius, que le plus doux contentement qu'il recevait de sa domination tyrannique était que tout ce qu'il voulait, incontinent se faisait. Car ce n'est pas vraie grandeur que de pouvoir tout ce que l'on veut, mais bien de vouloir tout ce qu'on doit. Telle donc est la partie de Sapience où les Rois doivent plus étudier, d'autant que servir à Dieu est regner, et qu'ayants appris à craindre Dieu, ils savent ne craindre rien au demeurant, ains fouler aux pieds et mêpriser tous les dangers et terreurs de ce monde: et au reste pour l'autre partie acquérir leur sert aussi grandement la connaissance de l'antiquité, la lecture des histoires et principalement les livres et discours de la Philosophie morale, traitant des qualités louables ou vituperables és moeurs des hommes, du gouvernement des états, de l'origine des Royaumes, comment ils prennent leurs commencements, qui les fait croître et les maintient en leur entier, pour quelles causes ils diminuent, et qui leur apporte finale decadence et totale ruine. Ce sont les livres que Demetrius Phalerien, grand personnage et fort estimé en matière d'état et de gouvernement, conseillait de lire sur tous autres au Roi d'Aegypte Ptolomeus: «Pour ce, disait-il, que tu y verras et apprendras beaucoup de fautes que tu commets en ton gouvernement, lesquelles tes familiers ne te veulent ou ne t'osent à l'aventure pas dire:» se trouvant toujours assez de gens à l'entour des Princes, qui leur preschent plutôt la grandeur de leur pouvoir, que l'obligation de leur devoir: là où ces maîtres muets-là ne cherchent point à complaire, ains sans flater représentent naivement, comme dedans un miroir quel est le bon Prince, quel est l'office d'un vrai Roi: comme entre les autres est le livre de Xenophon qu'il a écrit de la vie de Cyrus, là où il a avec un gentil pinceau depeint de naives couleurs sous le nom de Cyris, quel serait un Roi s'il s'en trouvait au monde de parfait. Tels livres d'autant qu'ils sont ornés de beau langage, enrichis d'exemples tirés de toute l'antiquité, et tissus de l'ingenieuse invention d'hommes savants qui ont visé à plaire ensemble et à profiter, entrent quelquefois avec plus de plaisir és oreilles délicates des Princes, que ne fait pas la sainte Escriture, qui pour sa simplicité, sans aucun ornement de langage, semble commander plutôt impérieusement, que de suader gracieusement. Et pourtant serait-il utile aux Princes de divertir quelquefois leur entendement à la lecture de tels écrits, qui tendent et conduisent à même fin que les livres saints, c'est à savoir de rendre les hommes vertueux, mais par divers moyens: ceux là pour la crainte de Dieu qui applique le loyer au mérite, et la peine au demérite: et ceux-ci par la glorieuse renommée immortelle qu'ils promettent aux Princes vertueux, dont ils doivent être plus désireux, que de la conservation de <p a3v> leur propre vie: et l'infamie perdurable aussi dont ils menassent les vicieux, de tant plus mêmement que l'on remarque jusques aux moindres choses, bonnes ou mauvaises qui sont és moeurs des Princes, parce que la hautesse de leur état expose et met leur vie en la vue de tout le monde. Si n'est pas l'étude d'un Roi de s'enfermer seul en une étude, avec force livres, comme ferait un homme privé, mais bien de tenir toujours auprès de lui gents de savoir et de vertu, prendre plaisir à en deviser et conferer souvent avec eux, mette en avant tels propos à sa table, et en ses privés passetemps, en ouïr volontiers lire et discourir: l'accoutumance lui en rend l'exercice peu à peu si agréable et si plaisant, qu'il trouve puis après tous autres propos fades, bas et indignes de son exaulcement, et si fait qu'en peu d'années il devient sans peine bien instruit et savant és choses dont il a plus affaire en son gouvernement, suivant la sentence de ce commun proverbe des Grecs,
Les Rois, savants deviennent quand ils ont
Toujours près d'eux des hommes qui le sont.
Succedés doncques, Sire, à cette véritablement royale condition du feu Roi François premier, votre grandpère, Prince de très auguste mémoire, comme vous avez fait à sa couronne, et à plusieurs autres belles et grandes qualités, tant du corps que de l'esprit, d'aimer et approcher de vous les personnes qui feront profession de lettres à bonnes enseignes, et qui auront vertu conjointe avec eminent savoir, aimés à discourir avec eux, et y employés tant de bonnes heures qui se perdent quelquefois inutilement. Car, nous l'avons vu par le moyen de telle conférence et communication devenu l'un des plus savants hommes en toute liberale science et honnête litterature qui fut de son regne en la France, et sans contredit le plus eloquent. Ce que nous pouvons raisonnablement avec le temps esperer et nous promettre de vous sur les arres de la connaissance de plusieurs belles choses que vous avez jà acquises, et mêmement sur le livre que vous mettez présentement par écrit en beaux et bons termes touchant l'art de la vénérie. Or ayant eu ce grand heur que d'être mis auprès de vous dés votre première enfance, que vous n'aviez guères que quatre ans, pour vous acheminer à la connaissance de Dieu et des lettres, je me mis à penser quels autheurs anciens seraient plus idoines et plus propres à votre état, pour vous proposer à lire quand vous seriez venu en âge d'y pouvoir prendre quelque goût. Et pource qu'il me sembla qu'après les Saintes Lettres la plus belle et la plus digne lecture que l'on saurait présenter à un jeune Prince, estoyent les Vies de Plutarque, je me mis à revoir ce que j'en avais commencé à traduire en notre langue par le commandement du feu grand Roi François, mon premier bienfaiteur, que Dieu absolve, et parachevai l'oeuvre entier étant en votre service il y a environ douze ou treize ans. Et en ayant été la traduction assez bien reçue par tout où la langue Françoise est entendue, tant en ce Royaume que dehors, mêmement endroit vous qui depuis que l'âge et l'usage vous eurent apporté la suffisance de lire, et quelque jugement naturel, ne vouliez lire en autre livre. Cela me donna dés lors envie de mettre aussi en votre langue ces autres Oeuvres morales et philosophiques qui ont pu jusques à nos jours échapper à l'envie du temps: étant encore stimulé à ce faire par un zele d'affection particulière, pource que comme l'on tient qu'il fut jadis precepteur de Trajan, le meilleur des Empereurs qui furent oncques à Rome, aussi Dieu m'avait fait la grâce de l'avoir été du premier Roi de la Chrestienté, que nature a doué d'autant de bonté que nul de ses prédécesseurs: combien que ce fut entreprise trop hardie, à dire la vérité, et presque temeraire, non seulement pour le peu de suffisance que je reconnais en moi, mais aussi pour l'obscurité du sujet en beaucoup de ses traités philosophiques, ausquels il n'est pas possible, ou pour le moins bien difficile, de pouvoir donner grâce et lumière en notre langue, et principalement pour la défectuosité, corruption et dépravation misérable qui se trouve presque par tout le texte original Grec. Toutesfois le désir de faire chose à quoi vous prinssiez plaisir, et qui fut profitable à vos sujets en public, m'a tenu en haleine et tellement excité, qu'à la fin j'en suis venu à bout tellement <p a4r> quellement, jusques à ce que par quelque bonne fortune un meilleur et plus entier exemplaire puisse tomber en mes mains, ou de quelque autre après moi. Je laisserai juger à la commune voix de ceux qui voudront prendre la peine de conferer et examiner ma traduction sur le texte Grec, avec quel succès je m'en serai acquité: mais bien puis-je dire en vérité, que ç'a été avec un labeur incroiable, pour suppleer, remplir ou corriger par conjecture fondée sur le long usage d'avoir tant et si longuement manié cet autheur par collation de plusieurs passages répondants l'un à l'autre, et de divers exemplaires vieux écrits à la main, infinis lieux qui y sont désespérement estropiés et mutilés: ce que nul ne peut estimer, quel tourment d'esprit et quelle croix d'entendement c'est, qui ne l'a essayé afin de pouvoir faire sortir l'oeuvre és mains des hommes, au moins en tel état, que l'on y peut prendre quelque plaisir et profit: ce que je pense avoir fait ayant étudié de le rendre le plus clair qu'il m'a été possible, en si profonde obscurité bien souvent, et si scabreuse et raboteuse asperité presque par tout ordinairement. Mais si la varieté est délectable, la beauté aimable, la bonté louable, l'utilité désirable, la rarité émerveillable, et la gravité vénérable, je ne sais point d'autheur profane, qui a tout prendre ensemble, soit à préférer, non pas à conferer, aux Oeuvres de Plutarque, mêmement qui les pourrait avoir toutes, et en leur entier. Au demeurant, si j'ai par cette traduction mienne aucunement enrichi ou poli votre langue, honoré votre regne, et bien mérité de vos sujets, et de tous ceux qui entendent le langage françois, louange en soit à Dieu qui m'en a fait la grâce: mais l'honneur et le gré du monde vous en sont deuz, Sire, d'autant que c'est pour vous que je l'ai entrepris, et à vous seul je le voue et dedie, avec l'humble service de tout le reste de ma vie, le faisant sortir en public, sous la protection de votre très noble nom, pour en quelque chose me montrer reconnaissant de tant de biens, de faveurs et d'honneurs que vous m'avez faits de votre grâce, et me faites journellement: et aussi pour témoigner à la posterité, et à ceux qui n'ont pas cet heur de vous connaître familierement, que notre Seigneur a mis en vous une singulière bonté de nature, encline d'elle-même à aimer, honorer et estimer toutes choses vertueuses, mêmement les lettres, et ceux qui avec vertu ont travaillé de les acquérir. Qui me fait estimer que si bien le commencement de votre regne a été fort turbulent et calamiteux, le progres en sera plus heureux, si Dieu plaît, et la fin glorieuse, pourvu que vous vous affectionniez toujours de plus en plus à aimer et pourchasser cette sainte Sapience discipline des Rois, en la demandant par chacun jour d'ardente affection à celui qui seul la peut donner, disant avec Salomon, «Donne moi la Sapience qui assiste à ton trône:» et avec le prophète Royal, «Perce ma chair de ta crainte, afin que je redoute tes jugements:» demeurant toujours en l'union et obéissance de la sainte Eglise Catholique, dont vous êtes le premier fils, et vous efforçant de retenir toujours par tous vertueux et religieux deportements le titre hereditaire de Roi très chrestient que vos glorieux ancestres vous ont acquis. A tant je finirai la présente par la dévote affectueuse oraison que fait le peuple fidele pour son bon Roi David, notre Seigneur vous vueille exaucer au jour de tribulation, le nom du Dieu de Jacob vous soit en protection, vous envoye secours de son saint mont, et de Sion vous défende: se souvienne de tous vos sacrifices, et ait pour agréable vos offrandes: vous vueille donner ce que votre cueur désire, et face ressortir tous vos conseils à bonne fin. Votre très humble, très obéissant et très obligé serviteur et sujet Jacques Amyot E. d'Auxerre, votre grand Aumosnier.<p a5r>

Les Traités contenus au premier Tome.
I. Comment il faut nourrir les enfants. feuillet 1
II. Comment il faut lire les Poètes. 8
III. Comment il faut ouïr. 24
IV. De la Vertu morale. 31
V. Du vice et de la vertu. 38
VI. Que la vertu se peut enseigner. 39
VII. Comment on pourra discerner le flatteur d'avec l'ami. 39
VIII. Comment il faut refréner la colère. 55
IX. De la Curiosité. 63
X. Du contentement ou repos de l'esprit. 67
XI. De la mauvaise honte. 76
XII. De l'amitié fraternelle. 81
XIII. Du trop parler. 89
XIV. De l'avarice et convoitise d'avoir. 97
XV. De l'amour et charité naturelle des peres envers leurs enfants. 100
XVI. De la pluralité d'amis. 103
XVII. De la Fortune. 105
XVIII. De l'envie et de la haine. 107
XIX. Comment on pourra recevoir utilité de ses ennemis. 109
XX. Comment on pourra apercevoir si l'on amende en l'exercice de la vertu. 113
XXI. De la Superstition. 119
XXII. Du Bannissement. 124
XXIII. Qu'il ne faut point emprunter à usure. 130
XXIV. Qu'il faut qu'un Philosophe converse avec les Princes. 133
XXV. Qu'il est requis qu'un Prince soit savant. 135
XXVI. Que le vice est suffisant pour rendre l'homme malheureux. 137
XXVII. Comment on se peut louer soi-même sans répréhension. 138
XXVIII. Quelles passions sont les pires, celles de l'âme, ou celles du corps. 144
XXIX. Les Preceptes de Mariage. 145
XXX. Le Banquet des sept Sages. 150
XXXI. Instruction pour ceux qui manient affaires d'état. 161
XXXII. Si l'homme d'âge se doit mêler d'affaires publiques. 178
XXXIII. Les dits notables des anciens Rois, Princes et grands Capitaines. 188
XXXIV. Les dits notables des Lacedaemoniens. 109
XXXV. Les vertueux faits des femmes. 229
XXXVI. Consolation envoyée à Appollonius sur la mort de son fils. 242
XXXVII. Consolation envoyée à sa femme, sur la mort de sa fille. 255
XXXVIII. Pourquoi la Justice divine diffère quelque-fois la punition des malefices. 258
XXXIX. Que les bêtes brutes usent de la raison. 269
XL. S'il est loisible de manger chair. Traité premier. 274
Traité second. 276
XLI. Que l'on ne saurait vivre joyeusement selon Epicurus. 277
XLII. Si ce mot commun est bien dit, Cache ta vie. 291
XLIII. Les Règles et preceptes de Santé. 292<p a5v>
XLIIII. De la Fortune des Romains. 301
XLV. De la Fortune ou vertu d'Alexandre. Traité premier. 307.Traité second. 311
XLVI. D'Isis et d'Osiris. 318
XLVII. Des Oracles qui ont cessé. 335
XLVIII. Que signifie ce mot Ei. 352

Les Traités du second Tome.
XLIX. Les Propos de Table. 359
L. Les Opinions des Philosophes. 439
LI. Les Demandes des choses Romaines. 460
LII. Les Demandes des choses Grecques. 478
LIII. Collation abregée d'aucunes histoires. 485
LIIII. Les Vies des dix Orateurs. 492
LV. De trois sortes de gouvernement. 503
LVI. Sommaire de la Comparaison d'Aristophanes et de Menander. 504
LVII. Estranges Accidents advenus pour l'amour. 505
LVIII. Quels Animaux sont les plus avisés. 507
LIX. Si les Atheniens ont été plus excellents en armes qu'en lettres. 523
LX. Lequel est plus utile, le feu, ou l'eau. 527
LXI. Du premier froid. 538
LXII. Les Causes naturelles. 534
LXIII. Les Questions Platoniques. 539
LXIIII. De la creation de l'Ame. 546
LXV. De la fatale Destinée.
LXVI. Que les Stoïques disent des choses plus étranges que les Poètes. 559
LXVII. Les contredits des philosophes Stoïques. 560
LXVIII. Des communes Conceptions contre les Stoïques. 573
LXIX. Contre l'Epicurien Colotes. 588
LXX. De l'Amour. 599
LXXI. De la face qui apparait au rond de la Lune. 613
LXXII. Pourquoi la prophètisse Pythie ne rend plus les oracles en vers. 627
LXXIII. De l'esprit familier de Socrates. 635
LXXIIII. De la malignité d'Herodote. 648
LXXV. De la Musique. 660<p 1r>

LES OEUVRES MORALES DE PLUTARQUE, Translatées de Grec en François.


I. COMMENT IL FAUT NOURRIR LES enfants.
POUR bien traiter de la nourriture des enfants de bonne maison, et de libre condition, comment, et par quelle discipline on les pourrait rendre honnêtes et bien conditionnés, à l'aventure vaudra-il mieux commencer un peu plus haut, à la génération d'iceux. En premier lieu doncques, je conseillerais à ceux qui désirent être peres d'enfants qui puissent un jour vivre parmi les hommes en honneur, de ne se mêler pas avec femmes les premières venues, j'entends comme avec courtisanes publiques, ou concubines privées: pource que c'est un reproche qui accompagne l'homme tout le long de sa vie, sans que jamais il le puisse effacer, quand on lui peut mettre devant le nés, qu'il n'est pas issu de bon père et de bonne mère, et est la marque qui plutôt se présente à la langue et à la main de ceux qui le veulent accuser ou injurier: au moyen dequoi a bien dit sagement le poète Euripide,
Quand une fois mal assis a été
Le fondement de la nativité,
Force est que ceux qui de tels parents sortent,
D'autrui péché la penitence portent.
Parquoi c'est un beau thresor pour pouvoir aller par tout la tête levée, et parler franchement, que d'être né de gens de bien: et en doivent bien faire grand compte ceux qui souhaittent avoir lignée entièrement legitime, où il n'y ait que redire. Car c'est chose qui ordinairement ravale et abaisse le coeur aux hommes, quand ils sentent quelque défectuosité, ou quelque tare en ceux dont ils ont prins naissance: et dit fort bien le poète,
Qui sent son père ou sa mère coulpable
D'aucune chose à l'homme reprochable,
Cela de coeur bas et petit le rend,
Combien qu'il l'eût de sa nature grand.
Comme au contraire, ceux qui se sentent nés de père et de mère qui sont gens de bien, et à qui l'on ne peut rien reprocher, en ont le coeur plus élevé, et en conçoivent plus de générosité. Auquel propos on dit que Diophantus le fils de Themistocles disait souventefois et à plusieurs, que ce qui lui plaisait, plaisait aussi au peuple <p 1v> d'Athenes: «Car ce que je veux (disait-il) ma mère le veut: et ce que ma mère veut, aussi fait Themistocles: et ce qui plaît à Themistocles, plaît aussi aux Atheniens.» Et en cela fait aussi grandement à louer la magnanimité des Lacedaemoniens, lesquels condamnèrent leur Roi Archidamus en une somme d'argent, pour l'amende de ce qu'il avait eu le coeur d'épouser une femme de petite stature, en y ajoutant la cause pour laquelle ils le condamneaient: «Pour autant (disaient-ils) qu'il a pensé de nous engendrer non des Rois, mais des Roitelets.» A ce premier avertissement est conjoint un autre, que ceux qui par avant nous ont écrit de semblable matière n'ont pas oublié: c'est, «Que ceux qui se veulent approcher de femmes pour engendrer, le doivent faire ou du tout à jeun, avant que d'avoir bu vin, ou pour le moins après en avoir pris bien sobrement.» Pource que ceux qui ont été engendrés de peres saouls et ivres deviennent ordinairement ivrongnes, suivant ce que Diogenes répondit un jour à un jeune homme débauché et désordonné: «Jeune fils mon ami, ton père t'a engendré étant ivre.» Cela suffise quant a la génération des enfants. Au reste, quant à la nourriture, ce que nous avons accoutumé de dire généralement en tous arts et toutes sciences, cela se peut encore dire et assurer de la vertu: c'est, «Que pour faire un homme parfaitement vertueux, il faut que trois choses y soient concurrentes, la nature, la raison, et l'usage.» J'appelle raison la doctrine des preceptes: et usage, l'exercitation. Le commencement nous vient de la nature, le progres et accroissement, des preceptes de la raison: et l'accomplissement, de l'usage et exercitation: et puis la cime de perfection, de tous les trois ensemble. S'il y a défectuosité en aucune de ces trois parties, il est forcé que la vertu soit aussi en cela défectueuse et diminuée: car la nature sans doctrine et nourriture est une chose aveugle, la doctrine sans nature est défectueuse, et l'usage sans les deux premières est chose imparfaite. Ne plus ne moins qu'au labourage, il faut premièrement que la terre soit bonne: secondement, que le laboureur soit homme entendu: et tiercement, que la semaece soit choisie et élevé: aussi la nature représente la terre, le maître qui enseigne resemble au laboureur, et les enseignements et exemples reviennent à la semence. Toutes lesquelles parties j'oserais bien pour certain assurer avoir été conjointes ensemble és âmes de ces grands personnages qui sont tant celebrés et renommés par tout le monde, comme Pythagoras, Socrates, Platon, et autres semblables qui ont acquis gloire immortelle. Or est bienheureux celui-là, et singulièrement aimé des Dieux, à qui le tout est octroyé ensemble: mais pourtant s'il y a quelqu'un qui pense, que ceux qui ne sont pas totalement bien nés, étant secourus par bonne nourriture et exercitation à la vertu, ne puissent aucunement reparer et recouvrer le défaut de leur nature: sache qu'il se trompe et se mesconte de beaucoup, ou pour mieux dire, de tout en tout: car paresse anéantit et corrompt la bonté de nature, et diligence de bonne nourriture en corrige la mauvaistié. Ceux qui sont nonchalants ne peuvent pas trouver les choses mêmes qui sont faciles: et au contraire, par soin et vigilance l'on vient à bout de trouver les plus difficiles. Et peut-on comprendre combien le labeur et la diligence on d'efficace et d'execution, en considérant plusieurs effets qui se sont en nature: car nous voyons que les gouttes d'eau qui tombent dessus une roche dure, la creusent: le fer et le cuivre se sont usant et consumant par le seul attouchement des mains de l'homme, et les roues des charriots et charrettes que l'on a courbées à grand' peine, ne sauraient plus retourner à leur première droiture, quelque chose que l'on y sût faire: comme aussi serait-il impossible de redresser les bâtons tortus que les joueurs portent en leurs mains dessus les echaffaud: tellement que ce qui est contre nature changé par force et labeur, devient plus fort que ce qui était selon nature. Mais ne voit-on qu'en cela seulement, combien peut le soin et la diligence? Certainement il y a un nombre <p 2r> infini d'autres choses, desquelles on le peut clairement apercevoir. Une bonne terre, à faute d'être bien cultivée, devient en friche: et de tant plus qu'elle est grasse et forte de soi-même, de tant plus se gâte-elle par négligence d'être bien labourée: au contraire vous en verrez une autre dure, âpre, et pierreuse plus qu'il ne serait de besoin, qui néanmoins, pour être bien cultivée, porte incontinent de beau et bon fruit. Qui sont les arbres qui ne naissent tortus, ou qui ne deviennent steriles et sauvages, si l'on n'y prend bien garde? à l'opposite aussi, pourvu que l'on y ait l'oeil, et que l'on y employe telle sollicitude comme il appartient, ils deviennent beaux et fertiles. Qui est le corps si robuste et si fort, qui par oisiveté et délicatesse n'aille perdant sa force, et ne tombe en mauvaise habitude? et qui est la complexion si débile et si faible qui par continuation d'exercice et de travail ne se fortifie à la fin grandement? Y a-il chevaux au monde, s'ils sont bien domptés et dressés de jeunesse, qui ne deviennent enfin obéissants à l'homme pour monter dessus? au contraire, si l'on les laisse sans dompter en leurs premiers ans, ne deviennent-ils pas farouches et revesches pour toute leur vie, sans que jamais on en puisse tirer service? et de cela ne se faut-il pas émerveiller, vu qu'avec soin et diligence l'on apprivoise, et rend-on domestiques les plus sauvages et les plus cruelles bêtes du monde. Pourtant répondit bien le Thessalien, à qui l'on demandait qui étaient les plus sots et les plus lourdauts entre les Thessaliens: «Ceux, dit-il, qui ne vont plus à la guerre.» Quel besoin doncques est-il de discourir plus longuement sur ce propos? car il est certain, que les moeurs et conditions sont qualités qui s'impriment par long trait de temps: et qui dira que les vertus morales s'acquirent aussi par accoutumance, à mon avis il ne se fourvoyera point. Parquoi je ferai fin au discours de cet article, en y ajoutant encore un exemple seulement. Lycurgus, celui qui établit les lois des Lacedaemoniens, prit un jour deux jeunes chiens nés de même père et de même mère, et les nourrit si diversement qu'il en rendit l'un gourmand et goulu, ne sachant faire autre chose que mal: et l'autre bon à la chasse, et à la queste: puis un jour que les Lacedaemoniens étaient tous assemblés sur la place, en conseil de ville, il leur parla en cette manière: «C'est chose de très grande importance, Seigneurs Lacedaemoniens, pour engendrer la vertu au coeur des hommes, que la nourriture, l'accoutumance, et la discipline, ainsi comme je vous ferai voir et toucher au doigt tout à cette heure.» En disant cela, il amena devant toute l'assistance les deux chiens, leur mettant au-devant un plat de soupe, et un liévre vif: l'un des chiens s'en courut incontinent après le liévre, et l'autre se jeta aussi tôt sur le plat de soupe. Les Lacedaemoniens n'entendaient point encore où il voulait venir, ne que cela voulait dire, jusques à ce qu'il leur dit: Ces deux chiens sont nés de même père et de même mère, mais ayants été nourris diversement, l'un est devenu gourmand, et l'autre chasseur. Cela doncques suffise quant à ce point de l'accoutumance, et de la diversité de nourriture. Il ensuit après de parler touchant la manière de les alimenter et nourrir après qu'ils sont nez. Je dis doncques, qu'il est besoin que les meres nourrissent de lait leurs enfants, et qu'elles mêmes leur donnent la mammelle: car elles les nourriront avec plus d'affection, plus de soin et de diligence, comme celles qui les aimeront plus du dedans, et comme l'on dit en commun proverbe, dés les tendres ongles: Là où les nourrisses et gouvernantes n'ont qu'une amour supposée et non naturelle, comme celles qui aiment pour un loyer mercenaire. La nature même nous montre que les meres sont tenues d'allaiter et nourrir elles mêmes ce qu'elles ont enfanté: car à cette fin a elle donné à toute sorte de bête qui fait des petits, la nourriture du lait: et la sage Providence divine a donné deux tetins à la femme, afin que si d'aventure elle vient à faire deux enfants jumeaux, elle ait deux fontaines de lait <p 2v> pour pouvoir fournir à les nourrir tous deux. Il y a davantage, qu'elles mêmes en auront plus de charité et plus d'amour envers leurs propres enfants, et non sans grande raison certes: car le avoir été nourris ensemble est comme un lien qui étreint, ou un tour qui roidit la bienveillance: tellement que nous voyons jusques aux bêtes brutes, qu'elles ont regret quand on les sépare de celles avec qui elles ont été nourries. Ainsi doncques faut-il que les meres propres, s'il est possible, essayent de nourrir leurs enfants elles mêmes: ou s'il ne leur est possible, pour aucune imbecillité ou indisposition de leurs personnes, comme il peut bien advenir: ou pource qu'elles ayent envie d'en porter d'autres: à tout le moins faut-il avoir l'oeil à choisir les nourrisses et gouvernantes, non pas prendre les premières qui se présenteront, ains les meilleures que faire se pourra, qui soient premièrement Grecques, quant aux moeurs. Car ne plus ne moins qu'il faut dés la naissance dresser et former les membres des petits enfants, à fin qu'ils croissent tout droits, et non tortus ne contrefaits: aussi faut-il dés le premier commencement accoutrer et former leurs moeurs, pource que ce premier âge est tendre et apte à recevoir toute sorte d'impression que l'on lui veut bailler, et s'imprime facilement ce que l'on veut en leurs âmes pendant qu'elles sont tendres, là où toute chose dure malaisément se peut amollir: car tout ainsi que les seaux et cachets s'impriment aisément en de la cire molle, aussi se moulent facilement és esprits des petits enfants toutes choses que l'on leur veut faire apprendre. A raison dequoi, il me semble que Platon admoneste prudemment les nourrisses, de ne conter pas indifféremment toutes sortes de fables aux petits enfants, de peur que leurs âmes dés ce commencement ne s'abbreuvent de follie et de mauvaise opinion: et aussi conseille sagement le poète Phocyllides, quand il dit,
Dés que l'homme est en sa première enfance,
montrer lui faut du bien la connaissance.
Et si ne faut pas oublier, que les autres jeunes enfants, que l'on met avec eux pour les servir, ou pour être nourris quand et eux, soient aussi devant toutes choses bien conditionnés, et puis Grecs de nation, et qui ayent la langue bien deliée pour bien prononcer: de peur que s'ils fréquentent avec des enfants barbares de langues, ou vicieux de moeurs, ils ne retiennent quelque tache de leurs vices: car les vieux proverbes ne parlent pas sans raison quand ils disent, «Si tu converses avec un boiteux, tu apprendras à clocher.» Mais quand ils seront arrivés à l'âge de devoir être mis sous la charge de paedagogues et de gouverneurs, c'est lors que peres et meres doivent plus avoir l'oeil à bien regarder, quels seront ceux à la conduitte desquels ils les commettront, de peur qu'à faute d'y avoir bien prins garde, ils ne mettent leurs enfants en mains de quelques esclaves barbares, ou escervellés et volages. Car c'est chose trop hors de tout propos ce que plusieurs font maintenant en cet endroit, car s'ils ont quelques bons esclaves, ils en font les uns laboureurs de leurs terres, les autres patrons de leurs navires, les autres facteurs, les autres receveurs, les autres banquiers pour manier et traffiquer leurs deniers: et s'ils en trouvent quelqu'un qui soit ivrongne, gourmand et inutile à tout bon service, ce sera celui auquel ils commettront leurs enfants: là où il faut qu'un gouverneur soit de nature tel, comme était Phoenix le gouverneur d'Achilles. Encore y a-il un autre point plus grand, et plus important que tous ceux que nous avons allégués, c'est qu'il leur faut chercher et choisir des maîtres et des precepteurs qui soient de bonne vie, où il n'y ait que reprendre, quant à leurs moeurs, et les plus savants et plus expérimentés que l'on pourra recouvrer: Car la source et la racine de toute bonté et toute preudhommie est, avoir été de jeunesse bien instruit. Et ne plus ne moins que les bons jardiniers fichent des paux auprès des jeunes plantes, pour les tenir droites: aussi les <p 3r> sages maîtres plantent de bons avertissements et de bons preceptes à l'entour des jeunes gents, afin que leurs meurs se dressent à la vertu. Et au contraire, il y a maintenant des peres qui mériteraient qu'on leur crachast, par manière de dire, au visage, lesquels par ignorance, ou à faute d'expérience, commettent leurs enfants à maîtres dignes d'être reprouvés, et qui à fausses enseignes font profession de ce qu'ils ne sont pas: et encore la faute et la moquerie plus grande qu'il y a en cela, n'est pas quand ils le font à faute de connaissance: mais le comble d'erreur gît en cela, que quelquefois ils connaissent l'insuffisance, voire la méchanceté de tels maîtres, mieux que ne font ceux qui les en advertissent, et néanmoins se fient en eux de la nourriture de leurs enfants: faisants tout ainsi comme si quelqu'un étant malade, pour gratifier à un sien ami, laissait le médecin savant qui le pourrait guérir, pour en prendre un qui par son ignorance le ferait mourir: ou si à l'appétit d'un sien ami il rejetait un pilote qu'il saurait très expert, pour en choisir un très insuffisant. O Jupiter et tous les Dieux, est-il bien possible qu'un homme ayant le nom de père aime mieux gratifier aux prières de ses amis, que bien faire instituer ses enfants? N'avait donques pas l'ancien Crates occasion de dire souvent, que s'il lui eût été possible, il eût volontiers monté au plus haut de la ville, pour crier à pleine tête: «O hommes, où vous precipitez vous, qui prenez toute la peine que vous pouvez pour amasser des biens, et ce pendant ne faites compte de vos enfants, à qui vous les devez laisser?» A quoi j'ajouterais volontiers, que ces peres-là font tout ainsi, que si quelqu'un avait grand soin de son soulier, et ne se souciait point de son pied. Encore y en a il qui sont si avaricieux, et si peu aimants le bien de leurs enfants, que pour payer moins de salaire ils leur choisissent des maîtres qui ne sont d'aucune valeur, cherchants ignorance à bon marché: auquel propos Aristippus se moqua un jour plaisamment et de bonne grâce d'un semblable père, qui n'avait ne sens ni entendement: car comme ce père lui demandast, combien il voulait avoir pour lui instruire et enseigner son fils, il lui répondit, Cent écus. Cent écus, dit le père, Ô Hercules, c'est beaucoup: comment? j'en pourrais acheter un bon esclave de ces cent écus. Il est vrai, répondit Aristippus, et en ce faisant tu auras deux esclaves, ton fils le premier, et puis celui que tu auras acheté. Et quel propos y a-il, que les nourrisses accoutument les enfants à prendre la viande qu'on leur baille, avec la main droite: et s'ils la prennent de la main gauche, qu'elles les en reprennent: et ne donner point d'ordre qu'ils oyent de bonnes et sages instructions? Mais aussi qu'en advient-il puis après à ces bons peres-là, quand ils ont mal nourri, et pis enseigné leurs enfants? Je le vous dirai. Quand ils sont parvenus à l'âge d'homme, ils ne veulent point ouïr parler de vivre règlement ni en gens de bien, ains se ruent en sales, vilaines et serviles voluptés: et lors tels peres se repentent trop tard à leur grand regret, d'avoir ainsi passé en nonchaloir la nourriture et instruction de leurs enfants: mais c'est pour néant, quand il ne sert plus de rien, et que les fautes que journellement commettent leurs enfants, les font languir de regret. Car les uns s'accompagnent de flatteurs et de plaisants poursuivants de repeues franches, hommes maudits et méchants, qui ne servent que de perdre, corrompre et gâter la jeunesse: les autres achetent à gros deniers des garçes folles, fieres, somptueuses et superflues en dépense, qui leur coûtent puis après infiniment à entretenir: les autres consument tout en dépense de bouche: les autres à jouer aux dés, et à faire masques et mommeries: aucuns y en a qui se jettent en d'autres vices plus hardis, faisants l'amour à des femmes mariées, et allants la nuit pour commettre adulteres, achetants un seul plaisir bien souvent avec leur mort: là où s'ils eussent été nourris par quelque philosophe, ils ne se fussent pas laissés aller à semblables choses, ains eussent à tout le moins entendu l'avertissement de Diogenes, lequel disait en paroles peu <p 3v> honnêtes, mais véritables toutefois: Entre en un bordeau, afin que tu connaisses, que le plaisir qui ne coûte guères ne diffère rien de celui que l'on achete bien cherement. Je conclurrai doncques en somme, et me semble que ma conclusion à bon droit devra être plutôt estimée un oracle, que non pas un avertissement, Que le commencement, le milieu, et la fin, en cette matière, gît en la bonne nourriture et bonne institution: et qu'il n'est rien qui tant serve à la vertu et à rendre l'homme bienheureux, comme fait cela. Car tous autres biens auprès de celui-là sont petits, et non dignes d'être si soigneusement recherchés ni requis. La Noblesse est belle chose, mais c'est un bien de nos ancestres. Richesse est chose précieuse, mais qui gît en la puissance de Fortune, qui l'ôte bien souvent à ceux qui la possedaient, et la donne à ceux qui point ne l'esperaient. C'est un but où tirent les coupe-bourses, les larrons domestiques, et les calomniateurs: et si y a des plus méchants hommes du monde qui bien souvent y ont part. Gloire est bien chose vénérable, mais incertaine et muable. Beauté est bien désirable, mais de peu de durée: Santé, chose précieuse, mais se change facilement. Force de corps est bien souhaittable, mais aisée à perdre, ou par maladie, ou par vieillesse: de manière que s'il y a quelqu'un qui se glorifie en la force de son corps, il se deçoit grandement: car qu'est-ce de la force corporelle de l'homme auprès de celle des autres animaux, j'entends comme des Elephans, des Taureaux, et des Lions? Et au contraire, le savoir est la seule qualité divine et immortelle en nous. Car il y a en toute la nature de l'homme deux parties principales, l'entendement, et la parole: dont l'entendement est comme le maître qui commande, et la parole comme le serviteur qui obéit: mais cet entendement n'est point esposé à la fortune: il ne se peut ôter, à qui l'a, par calomnie: il ne se peut corrompre par maladie, ni gâter par vieillesse, pource qu'il n'y a que l'entendement seul qui rajeunisse en vieillissant: et la longueur du temps, qui diminue toutes choses ajoute toujours savoir à l'entendement. La guerre, qui comme un torrent entraîne et dissipe toutes choses, ne saurait emporter le savoir. Et me semble que Stilpon le Megarien fit une réponse digne de mémoir, quand Demetrius ayant pris et saccagé la ville de Megare lui demanda, s'il avait rien perdu du sien: «Non, dit-il, car la guerre ne saurait piller la vertu.» A laquelle réponse s'accorde et se rapporte aussi celle de Socrates, lequel étant interrogé par Gorgias, ce me semble, quelle opinion il avoir du grand roi, s'il l'estimait pas bienheureux: «Je ne sais, répondit-il, comment il est pourvu de savoir et de vertu.» comme estimant que la vraie félicité consiste en ces deux choses, non pas és biens caduques de la fortune. Mais comme je conseille et admoneste les peres, qu'ils n'ayent rien plus cher, que de bien faire nourrir et instituer en bonnes meurs et bonnes lettres leurs enfants: aussi di-je, qu'il faut bien qu'ils ayent l'oeil à ce que ce soit une vraie, pure et sincere litterature: et au demeurant, les éloigner le plus qu'ils pourront de cette vanité, de vouloir apparait devant une commune, pource que plaire à une populace est ordinairement déplaire aux sages: dequoi Euripide mêmes porte témoignage de vérité en ces vers,
Langue je n'ai diserte et affilee
Pour haranguer devant une assemblée:
Mais en petit nombre de mes egaux,
C'est là où plus à deviser je vaux:
Car qui sait mieux au gré d'un peuple dire,
Est bien souvent entre sages le pire.
Quant à moi, je vois que ceux qui s'étudient de parler à l'appétit d'une commune ramassée, sont ou deviennent ordinairement hommes dissolus, et abandonnés à toutes sensuelles voluptés: ce qui n'est pas certainement sans apparence de raison: <p 4r> car si pour plaire aux autres ils mettent à nonchaloir l'honnêteté, par plus forte raison oublieront ils tout honneur et tout devoir, pour se donner plaisir et déduit à eux-mêmes, et suivront plutôt les attraits de leur concupiscence, que l'honnêteté de la tempérance. Mais au reste, qu'enseignerons nous de bon encore aux jeunes enfants, et à quoi leur conseillerons nous de s'adonner? C'est belle chose, que ne faire ne dire rien temerairement: et, Comme dit le Proverbe ancien, Ce qui est beau est difficile aussi. Les oraisons faites à l'imprévu sont pleines de grande nonchalance, et y a beaucoup de légèreté: car ceux qui parlent ainsi à l'étourdie ne savent là où il faut commencer, ni là où ils doivent achever: et ceux qui s'accoutument à parler ainsi de toutes choses promptement à la volée, outre les autres fautes qu'ils commettent, ils ne savent garder mesure ni moyen en leur propos, et tombent en une merveilleuse superfluité de langage: là où quand on a bien pensé à ce que l'on doit dire, on ne sort jamais hors des bornes de ce qu'il appartient de déduire. Pericles, ainsi comme nous avons entendu, bien souvent qu'il était expressément appelé par son nom, pour dire son avis de la matière qui se présentait, ne se voulait pas lever, disant pour son excuse, «Je n'y ai pas pensé.» Demosthenes semblablement grand imitateur de ses façons de faire au gouvernement, plusieurs fois, que le peuple d'Athenes l'appellait nommeement pour ouïr son conseil sur quelque affaire, leur répondait tout de même, «Je ne suis pas preparé.» Mais on pourrait dire à l'aventure, que cela serait un conte fait à plaisir, que l'on aurait reçu de main en main, sans aucun témoignage certain: lui-même en l'oraison qu'il fit à l'encontre de Midias, nous met devant les yeux l'utilité de la preméditation: car il y dit en un passage, Je confesse, Seigneurs Atheniens, et ne veux point dissimuler que je n'aie pris peine et travaillé à composer cette harangue, le plus qu'il m'a été possible: car je serais bien lâche, si ayant souffert et souffrant tel outrage, je ne pensais bien soigneusement à ce que j'en devrais dire pour en avoir la raison. Non que je veuille de tout point condamner la promptitude de parler à l'imprévu, mais bien l'accoutumance de l'exerciter à tout propos, et en matière qui ne le mérite pas: car il le faut faire quelquefois, pourvu que ce soit comme l'on use d'une médecine: bien dirai-je cela, que je ne voudrais point que les enfants, avant l'âge d'homme fait, s'accoutumassent à rien dire sans y avoir premièrement bien pensé: mais après que l'on a bien fondé la suffisance de parler, alors est-il bien raisonnable, quand l'occasion se présente, de lâcher la bride à la parole. Car tout ainsi comme ceux qui ont été longuement enferrés par les pieds, quand on vient à les délier, pour l'accoutumance d'avoir eu si longuement les fers aux pieds, ne peuvent marcher, ains choppent à tous coups: aussi ceux qui par long temps ont tenu leur langue serrée, si quelquefois il s'offre matière de la délier à l'imprévu, retiennent une même forme et un même style de parler: mais de souffrir les enfants haranguer promptement à l'imprévu, cela les accoutume à dire un infinité de choses impertinentes et vaines. L'on dit que quelquefois un mauvais peintre montra à Apelles un image qu'il venait de peindre, en lui disant: «Je la viens de peindre tout maintenant.» «Encore que tu ne me l'eusses point dit, répondit Apelles, j'eusse bien connu qu'elle a voirement été bientôt peinte: et m'ébahi comment tu n'en as peint beaucoup de telles.» Tout ainsi doncques (pour retourner à mon propos) comme je conseille d'eviter la façon de dire theatrale et pompeuse, tenant de la hautesse tragique: aussi admoneste-je de fuir la trop basse et trop vile façon de langage, pource que celle qui est si fort enflée surpasse le commun usage de parler: et celle qui est si mince et si sèche, est par trop craintive. Et comme il faut que le corps soit non seulement sain, mais davantage en bon point: aussi faut il que le langage soit non seulement sans vice ne maladie, mais aussi fort et robuste: pource que l'on loue seulement ce qui est seur, mais on admire <p 4v> ce qui est hardi et aventureux. Et ce que je dis du parler, autant en pense-je de la disposition du courage: car je ne voudrais que l'enfant fut présomptueux, ni aussi étonné, ne par trop craintif: pource que l'un se tourne à la fin en impudence, et l'autre en couardise servile: mais la maîtrise en cela, comme en toutes choses, est de bien savoir tenir le milieu. Et ce pendant que je suis encore sur le propos de l'institution des enfants aux lettres, avant que passer outre, je veux dire absolument ce qui m'en semble: c'est, que de ne savoir parler que d'une seule chose, à mon avis, est un grand signe d'ignorance, outre ce qu'à l'exercer on s'en ennuye facilement, et si pense qu'il est impossible de toujours y persévérer: ne plus ne moins que de chanter toujours une même chanson, on s'en saoule et s'en fâche bientôt: mais la diversité réjouit et délecte en cela, comme en toutes autres choses que l'on voit, ou que l'on oit. Et pourtant faut-il que l'enfant de bonne maison voie et apprenne de tous les arts liberaux et sciences humaines, en passant par-dessus, pour en avoir quelque goût seulement: car d'acquérir la perfection de toutes, il serait impossible: au demeurant qu'il employe son principal étude en la philosophie: et cette mienne opinion se peut mettre bien clairement devant les yeux par une similitude fort propre: car c'est tout autant comme qui diroit, «Il est bien honnête d'aller visitant plusieurs villes, mais expédient de s'arrêter et habituer en la meilleure.» Or tout ainsi, disait plaisamment le philosophe Bion, que les amoureux de Penelopé, qui poursuivaient de l'avoir en mariage, ne pouvants jouir de la maîtresse, se mêlèrent avec les chambrières: aussi ceux qui ne peuvent advenir à la Philosophie, se consument de travail après les autres sciences, Qui ne sont d'aucune valeur à comparaison d'elle. Et pourtant faut-il faire en sorte que la Philosophie soit comme le sort principal de toute autre étude, et de tout autre savoir. Il y a deux arts que les hommes ont inventés pour l'entretènement de la santé du corps, c'est à savoir, la médecine, et les exercices de la personne, dont l'une procure la santé, et l'autre la force, et la gaillarde disposition: mais la Philosophie est la seule médecine des infirmités et maladies de l'âme: car par elle et avec elle nous connaissons ce qui est honnête ou déshonnête, ce qui est juste ou injuste, et généralement ce qui est à fuir ou à élire: comme il se faut deporter envers les Dieux, envers ses père et mère, envers les vieilles gens, envers les lois, envers les étrangers, envers ses supérieurs, envers ses enfants, envers ses femmes, et envers ses serviteurs: pource qu'il faut adorer les Dieux, honorer ses parents, révérer les vieilles gens, obeïr aux lois, céder aux supérieurs, aimer ses amis, être modéré avec les femmes, aimer ses enfants, n'outrager point ses serviteurs: et, ce qui est le principal, ne se montrer point ni trop éjoui en prosperité, ni trop triste en adversité: ni dissolu en voluptés, ni furieux et transporté en colère. Ce que j'estime être les principaux fruits que l'on peut recueillir de la Philosophie: car se porter généreusement en une prosperité, c'est acte d'homme: s'y maintenir sans envie, signe de nature douce et traitable: surmonter les voluptés par raison, de sagesse: et tenir en bride la colère, n'est pas oeuvre que toute personne sache faire: mais la perfection, à mon jugement, est en ceux qui peuvent joindre cet étude de la Philosophie avec le gouvernement de la chose publique: et par ce moyen être jouissants des deux plus grands biens qui puissent être au monde, de profiter au public, en s'entremettant des affaires: et à soi-même, se mettant en toute tranquillité et repos d'esprit par le moyen de l'étude de Philosophie. Car il y a communément entre les hommes trois sortes de vie, l'une active, l'autre contemplative, et la tierce voluptueuse: desquelles cette derniere étant dissolue, serve et esclave des voluptés, est brutale, trop vile, et trop basse: la contemplative destituée de l'active, est inutile: et l'active ne communiquent point avec la contemplative, commet beaucoup de fautes, et n'a point d'ornement: au moyen dequoi, <p 5r> il faut essayer tant que l'on peut de s'entremettre du gouvernement de la chose publique, et quant et quant vaquer à l'étude de Philosophie, autant que le temps et les affaires les pourront permettre. Ainso gouverna jadis Pericles, ainsi Archytas le Tarentin, ainsi Dion le Syracusain, ainsi Epaminondas le Thebain, dont l'un et l'autre fut familier et disciple de Platon. Quant à l'institution doncques des enfants és lettres, il n'est, à mon avis, jà besoin de s'étendre à en dire d'advantage: seulement y ajouterai-je, que c'est chose utile, ou plutôt nécessaire, faire diligence de recueillir les oeuvres et les livres des Sages anciens, pourvu que ce soit à la façon des laboureurs: car comme les bons laboureurs font provision des instruments du labourage, non pour seulement les avoir en leur possession, mais pour en user: aussi faut-il estimer que les vrais outils de la science sont les livres, quand on les met en usage, qui est le moyen par lequel on la peut conserver. Mais aussi ne doit-on pas oublier la diligence de bien exerciter les corps des enfants, ains en les envoyant aux écoles des maîtres qui font profession de telles dextérités, les faut quant et quant adresser aux exercices de la personne: tant pour les rendre adroits que pour les faire forts, robustes, et dispos: pource que c'est un bon fondement de belle vieillesse, que la bonne disposition et robuste complexion des corps en jeunesse. Et comme en temps calme, quand on est sur la mer, on doit faire provision des choses nécessaires à l'encontre de la tourmente: aussi faut-il en jeunesse se garnir de tempérance, sobrieté et continence, et en faire reserve et munition de bonne heure, pour en mieux soutenir la vieillesse: vrai est qu'il faut tellement dispenser le travail du corps, que les enfants ne s'en dessèchent point, et ne s'en treuvent puis après las et recrus quand on les voudrait faire vaquer à l'étude des lettres: car comme dit Platon, le sommeil et la lassitude sont contraires à apprendre les sciences. Mais cela est peu de chose, je veux venir à ce qui est de plus grande importance que tout ce que j'ai dit auparavant: car je dis qu'il faut que l'on exerce les jeunes enfants aux exercices militaires, comme à lancer le dart, à tirer de l'arc, et à chasser: pource que tous les biens de ceux qui sont vaincus en guerre sont exposés en proie aux vaincueurs, et ne sont propres aux armes et à la guerre les corps nourris délicatement à l'ombre:
Mais le soudart de sèche corpulence
ayant acquis d'armes expérience,
C'est lui qui rompt des ennemis les rangs,
Et en tous lieux force ses concurrents.
Mais quelqu'un me pourra dire à l'aventure, Tu nous avais promis de nous donner exemples et preceptes, comment il faut nourrir les enfants de libre condition, et puis on voit que tu délaisses l'institution des pauvres et populaires, et ne donnes enseignements que pour les nobles, et pour les riches seulement. A cela il m'est bien aisé de répondre: car quant à moi je désirerais, que cette mienne instruction pût servir et être utile à tous: mais s'il y en a aucuns, à qui par faute de moyens mes preceptes ne puissent être profitables, qu'ils en accusent la fortune, non pas celui qui leur donne ces avertissements. Au reste il faut, que les pauvres s'évertuent, et tâchent de faire nourrir leurs enfants en la meilleur discipline qui soit: et si d'aventure ils n'y peuvent ateindre, au moins en la meilleure qu'ils pourront. j'ai bien voulu en passant ajouter ce mot à mon discours, pour au demeurant poursuivre les autres preceptes qui appartiennent à la droite instruction des jeunes gens. Je dis doncques notamment, que l'on doit attraire et amener les enfants à faire leur devoir par bonnes paroles et douces remontrances, non pas par coups de verges ni par les battre: pource qu'il semble que cette voie-là convient plutôt à des esclaves, que non pas à des personnes libres, pource qu'ils s'endurcissent aux coups, et deviennent comme hebetés, et ont le travail de l'étude puis après en horreur, partie <p 5v> pour la douleur des coups, et partie pour la honte. Les louanges et les blâmes sont plus utiles aux enfants nés en liberté, que toutes verges ne tous coups de fouet: l'un pour les tirer à bien faire, et l'autre pour les retirer de mal: et faut alternativement user tantôt de l'un, tantôt de l'autre: et maintenant leur user de répréhension, maintenant de louange. Car s'ils sont quelque-fois trop gais, il faut en les tensant leur faire un peu de honte, et puis tout soudain les remettre en les louant: comme font les bonnes nourrisses, qui donnent le tetin à leurs petits enfants après les avoir fait un peu crier: toutefois il y faut tenir mesure, et se garder bien de les trop haut-louer, autrement ils présument d'eux-mêmes, et ne veulent plus travailler depuis que l'on les a loués un peu trop. Au demeurant j'ai connu des peres, qui pour avoir trop aimé leurs enfants, les ont enfin haïs. Qu'est-ce à dire cela? Je l'esclarcirai par cet exemple. Je veux dire, que pour le grand désir qu'ils avaient que leurs enfants fussent les premiers en toutes choses, ils les contraignaient de travailler excessivement: de manière que pliants sous le faix, ils en tombaient en maladies, ou se fâchants d'être ainsi surchargés, ne recevaient pas volontiers ce qu'on leur donnait à apprendre. Ne plus ne moins que les herbes et les plantes se nourrissent mieux quand on les arrouse modereement, mais quand on leur donne trop d'eau, on les noye et suffoque: aussi faut-il donner aux enfants moyen de reprendre haleine en leurs continués travaux, faisant compte, que toute la vie de l'homme est divisée en labeur et en repos: à raison dequoi nature nous a donné non seulement le veiller, mais aussi le dormir: et non seulement la guerre, mais aussi la paix: non seulement la tourmente, mais aussi le beau temps: et ont été institués non seulement les jours ouvrables, mais aussi les jours de fête. En somme, le repos est comme la sauce du travail: ce qui se voit non seulement és choses qui ont sentiment et âme, mais encore en celles qui n'en ont point: car nous relaschons les cordes des arcs, des lyres, et des violes, afin que nous les puissions retendre puis après: et bref, le corps s'entretient par réplétion et par evacuation, aussi fait l'esprit par repos et travail. Il y a d'autres peres qui semblablement sont dignes de grande répréhension, lesquels depuis qu'une fois ils ont commis leurs enfants à des maîtres et precepteurs, ne daignent pas assister à les voir et ouïr eux-mêmes apprendre quelquefois: en quoi ils faillent bien lourdement, car au contraire ils deussent eux-mêmes éprouver souvent, et de peu en peu de jours, comment ils profitent, et non pas s'en reposer et rapporter du tout à la discrétion de quelques maîtres mercenaires: car par cette solicitude les maîtres mêmes auront tant plus grand soin de faire bien apprendre leurs écoliers, quand ils verront que souvent il leur en faudra rendre compte: à quoi se peut appliquer le bon mot que dit anciennement un sage écuyer, «Il n'y a rien qui engraisse tant le cheval, que l'oeil de son maître.» Mais sur toutes choses, il faut exercer et accoutumer la mémoire des enfants, pource que c'est, par manière de dire, le trésor de science: c'est pourquoi les anciens poètes ont feint, que Mnemosyné, c'est à dire Memoire, était la mère des Muses, nous voulants donner à entendre, qu'il n'y a rien qui tant serve à engendrer et conserver les lettres, et le savoir, que fait la mémoire: pourtant la faut-il diligemment et soigneusement exerciter en toutes sortes, soit que les enfants l'ayent ferme de nature, ou qu'ils l'ayent faible: car aux uns on corrigera par diligence le défaut, aux autres on augmentera le bien d'icelle: tellement que ceux-là en deviendront meilleurs que les autres, et ceux-ci meilleurs que eux-mêmes: car le poète Hesiode a sagement dit,
Si tu vas peu avecques peu mettant,
Et plusieurs fois ce peu la répétant:
En peu de jours tu verras cela croître,
Qui par avant bien petit soûlait être.
<p 6r> davantage les peres doivent savoir, que cette partie mémorative de l'âme ne sert pas seulement aux hommes à apprendre les lettres, mais aussi qu'elle vaut beaucoup aux affaires du monde: pource que la souvenance des choses passées fournit d'exemples pour prendre conseil à l'advenir. Au surplus il faut bien prendre garde à détourner les enfants de paroles sales et déshonnêtes: Car la parole, comme disait Democtitus, est l'ombre du fait: et les faut duire et accoutumer à être gracieux, affables à parler à tout le monde, et saluer volontiers un chacun: car il n'est rien si digne d'être hai, que celui qui ne veut pas que l'on l'abborde, et qui dedaigne de parler aux gens. Aussi se rendront les enfants plus amiables à ceux qui converseront autour d'eux, quand ils ne tiendront pas si roide, qu'ils ne veuillent du tout rien concéder és disputes et questions qui se pourront émouvoir entre eux: car c'est belle chose de savoir non seulement vaincre, mais aussi se laisser vaincre quelquefois, mêmement és choses où le vaincre est dommageable: car alors la victoire est véritablement Cadmiene, comme l'on dit en commun proverbe, c'est à dire, elle tourne à perte et dommage au vaincueur: de quoi j'ai le sage poète Euripide pour témoin en un passage où il dit,
Quand l'un des deux qui disputent ensemble
Entre en courroux, plus avisé me semble
celui qui mieux aime coi s'arrêter,
Que de parole ireuse contester.
Au reste ce dequoi plus on doit instruire les jeunes gens, et qui leur est de non moindre, voire j'ose bien dire de plus grande conséquence, que tout ce que nous avons dit jusques ici: c'est, qu'ils ne soient délicats ne superflus en chose quelconque, qu'ils tiennent leur langue, qu'ils maîtrisent leur colère, et qu'ils ayent leurs mains nettes. Mais voyons particulièrement combien emporte un chacun de ces quatre preceptes, car ils seront plus faciles à entendre en les mettant devant les yeux par exemples: comme, pour commencer au dernier, Il y a eu de grands personnages qui pour s'être laissés aller à prendre argent injustement, ont répandu tout l'honneur qu'ils avaient amassé au demeurant de leur vie: comme Gylippus Lacedaemonien, qui pour avoir descousu par dessous les sacs pleins d'argent qu'on lui avait baillés à porter, fut honteusement banni de Sparte. Et quant à ne se courroucer du tout point, c'est bien une vertu singulière: mais il n'y a que ceux qui sont parfaitement sages qui le puissent du tout faire, comme était Socrates, lequel ayant été fort outragé par un jeune homme insolent et temeraire, jusques à lui donner des coups de pied, et voyent que ceux qui se trouvaient lors autour de lui s'en courrouçaient amèrement, et en perdaient patience, et voulaient courir après: «Comment, leur dit-il, si un âne m'avait donné un coup de pied, voudriez vous que je lui en redonnasse un autre?» toutefois il n'en demeura pas impuni: car tout le monde lui reprocha tant cette insolence, et l'appella l'on si souvent et tant, le regimbeur et donneur de coups de pied, que finablement il s'en pendit et estrangla lui-même de regret. Et quand Aristophanes fit jouer la Comoedie qui s'appelle les Nues, en laquelle il répand sur Socrates toutes les sortes et manières d'injures qu'il est possible, comme quelqu'un des assistants à l'heure qu'on le farçait et gaudissait ainsi, lui demandast: «Ne te courrouces-tu point Socrates, de te voir ainsi publiquement blasonner?» «Non certainement, répondit-il, car il m'est avis, que je suis en ce Theatre, ne plus ne moins qu'en un grand festin, où l'on se gaudit joyeusement de moi.» Archytas le Tarentin et Platon en firent tout de même: car l'un étant de retour d'une guerre, où il avait été Capitaine général, trouva ses terres toutes en friche: et fit appeler son receveur, auquel il dit, «Se je n'étais en colère, je te battrais bien.» Et Platon aussi s'étant un jour courroucé à l'encontre d'un sien esclave méchant et <p 6v> gourmand, appella le fils de sa soeur Speusippus, et lui dit, Pren moi ce méchant ici, et me le va fouetter, car quant à moi je suis courroucé. Mais quelqu'un me dira que ce sont choses bien malaisées à faire et à imiter. Je le sais bien: toutefois il se faut étudier, à l'exemple de ces grands personnages-là, d'aller toujours retranchant quelque chose de la trop impatiente et furieuse colère: car nous ne sommes pas pour nous égaler ni accomparer à eux aux autres sciences et vertus non plus, et néanmoins comme étant leurs sacristains et leurs porte-torches, en manière de parler, ordonnés pour montrer aux homms les reliques de leur sapience, ne plus ne moins que si c'étaient des Dieux, nous essayons de les imiter, et suivre leurs pas, en tirant de leurs faits toute l'instruction qu'il nous est possible. Quant à refréner sa langue, pource que c'est le seul precepte des quatre que j'ai proposés qui nous reste à discourir, s'il y a aucun qui estime que ce soit chose petite et légère, il se fourvoye de grande torse du droit chemin: car c'est une grande sagesse, que se savoir taire en temps et lieu, et qui fait plus à estimer que parole quelconque: et me semble que pour cette cause les anciens ont institué les saintes cérémonies des mystères, à fin qu'étant accoutumés au silence par le moyen d'icelles, nous transportions la crainte apprise au service des Dieux à la fidélité de taire les secrets des hommes. Car on ne se repent jamais de s'être tu, mais bien se repent on souvent d'avoir parlé: et ce que l'on a tu pour un temps, on le peut bien dire puis après: mais ce que l'on a une fois dit, il est impossible de jamais plus le reprendre. j'ai souvenance d'avoir ouï raconter innumerables exemples d'hommes qui par l'intempérance de leur langue se sont precipités en infinies calamités entre lesquels j'en choisirai un ou deux, pour esclarcir la matière seulement. Ptolomeus Roi d'Egypte, surnommé Philadelphus, épousa sa propre soeur Arsinoé, and lors y eut un nommé Sotades qui lui dit, Tu fiches l'aiguillon en un pertuis qui n'est pas licite. Pour cette parole il fut mis en prison, là où il pourrit de misere par un long temps, et paya la peine due à son importun caquet: et pour avoir pensé faire rire les autres, il plora lui-même bien longuement. Autant en fit, et souffrit aussi presque tout de même, un autre nommé Theocritus, excepté que ce fut beaucoup plus aigrement. Car comme Alexandre eût écrit et commandé aux Grecs, qu'ils preparassent des robes de pourpre, pource qu'il voulait à son retour faire un solennel sacrifice aux Dieux, pour leur rendre grâces de ce qu'ils lui avaient octroyé la victoire sur les Barbares. Pour ce commandement les villes de la Grèce furent contraintes de contribuer quelque somme de deniers par tête: et lors ce Theocritus, «J'ai, dit-il, toujours été en doute de ce qu'Homere appellait la mort purpurée, mais à cette heure je l'entends bien.» cette parole lui acquit la haine et la malveillance d'Alexandre le grand. Une autre fois pour avoir par un trait de moquerie reproché au Roi Antigonus, qu'il était borgne, il le mit en un courroux mortel, qui lui coûta la vie: car ayant Eutropion maître cueux du Roi été élevé en quelque degré, et en quelque charge à la guerre, le Roi lui ordonna qu'il allât devers Theocritus pour lui rendre compte, et le recevoir aussi réciproquement de lui. Eutropion le lui fit entendre, et alla et vint par plusieurs fois vers lui pour cet effet, tant qu'à la fin Theocritus lui dit: «Je vois bien que tu me veux mettre tout crud sur table, pour me faire manger à ce Cyclops.» reprochant à l'un qu'il était borgne, et à l'autre qu'il était cuisinier. Et lors Eutropion lui répliqua sur le champ, Ce sera doncques sans tête: car je te ferai payer la peine que mérite cette tienne langue effrenée, et ce tien langage forcené. comme il fit, car il alla incontinent rapporter le tout au Roi, qui envoya aussi tôt trancher la tête à Theocritus. Outre les susdits preceptes, il fauit encore de jeunesse accoutumer les enfants à une chose qui est très sainte, c'est, qu'ils dient toujours vérité, pource que le mentir est un vice servil, digne d'être de tous hai, et non <p 7r> pardonnable aux esclaves mêmes, qui ont un peu d'honnêteté. Or quant à tout ce que j'ai discouru et conseillé par ci-devant, touchant l'honnêteté, modestie, et tempérance des jeunes enfants, je l'ai dit franchement et resoluement, sans en rien craindre ne douter: mais quant au point que je veux toucher maintenant, je n'en suis pas bien certain, ne bien resolu, ains en suis comme la balance qui est entre deux fers, et ne panche point plus d'un côté que d'autre: tellement que je fais grande doute, si je le doi mettre en avant, ou bien le détourner: mais pour le moins faut-il prendre la hardiesse de déclarer que c'est. La question est, Si l'on doit permettre à ceux qui aiment les enfants, de converser et hanter avec eux, ou bien les en reculer et chasser arrière, de sorte qu'ils n'en approchent, ni ne parlent aucunement à eux. Car quand je considère certains peres severes et austères de nature, qui pour la crainte qu'ils ont que leurs enfants ne soient violés, ne veulent aucunement souffrir, que ceux qui les aiment parlent en sorte quelconque à eux: je crains fort d'en établir et introduire la coutume: mais aussi quand de l'autre côté je viens à me proposer Socrates, Platon, Xenophon, Aeschines, Cebes, et toute la suite de ces grands personnages, qui jadis ont approuvé la façon d'aimer les enfants, et qui par ce chemin ont poussé de jeunes gens à apprendre les sciences, et à s'entremettre du gouvernement de la chose publique, et se former au moule de la vertu, je deviens alors tout autre, et encline à vouloir imiter et ensuivre ces grands hommes-là, lesquels ont Euripide pour témoin en un passage où il dit,
Amour n'est pas toujours celui du corps,
Un autre y a qui n'appéte rien, fors
L'âme qui soit vestue d'innocence,
De chasteté, justice, et continence.
Aussi ne faut-il pas laisser derrière un passage de Platon, là où il dit moitie en riant, moitié à bon esciant, qu'il faut que ceux qui ont fait quelques grandes prouesses en un jour de bataille, au retour ayent privilege de baiser tel qu'il leur plaira entre les beaux. Je dirai donc, qu'il faut chasser ceux qui ne désirent que la beauté du corps, et admettre ceux qui ne cherchent que la beauté des âmes: ainsi faut-il fuïr et défendre les sortes d'amour, qui se prattiquent à Thebes et en Elide, et ce que l'on appelle le ravissement en Candie, mais bien le faut-il recevoir tel comme il se prattique à Athenes, et en Lacedaemone: toutefois quant à cela, chacun suive en ce propos l'opinion qu'il en aura, et ce que bon lui semblera. Au reste ayant désormais assez discouru touchant l'honnêteté et bonne nourriture des enfants, je passerai maintenant à l'âge de l'adolescence, après que j'aurai seulement dit ce mot, Que j'ai souvent repris et blâmé ceux qui ont introduit une très mauvaise coutume de bailler bien des maîtres et gouverneurs aux petits enfants, et puis lâcher tout à un coup la bride à l'impetuosité de l'adolescence: là où, au contraire, il fallait avoir plus diligemment l'oeil, et faire plus soigneuse garde d'eux qu'il ne fallait pas des jeunes enfants: car qui ne sait que les fautes de l'enfance sont petites, légères, et faciles à rhabiller, comme de n'avoir pas bien obéi à leurs maîtres, ou avoir failli à faire ce qu'on leur avait ordonné: mais au contraire, les péchés des jeunes gens en leur adolescence, bien souvent sont enormes et infâmes, comme une ivrongnerie, une gourmandise, larcins de l'argent de leurs peres, jeux de dés, masques et mommeries, amours de filles, adulteres de femmes mariées. Pourtant était-il convenable de contenir et refréner leurs impetueuses cupidités par grand soin et grande vigilance: car cette fleur d'âge-là ordinairement s'épargne bien peu, et est fort chatouilleuse et endemenée à prendre tous ses plaisirs, tellement qu'elle a grand besoin d'une grande et forte bride: et ceux qui ne tirent à toute force à l'encontre pour la retenir, ne se donnent de garde, qu'ils laissent à leur esprit la bride lâche à toute licence de mal faire. C'est pourquoi il faut que les bons et sages peres, principalement <p 7v> en cet âge là, fassent le guet, et tiennent en bride leurs jeunes jouvenceaux, en les preschant, en les menassant, en les priant, en leur remontrant, en leur conseillant, en leur promettant, en leur mettant devant les yeux des exemples d'autres, qui pour avoir ainsi été débordés et abandonnés à toutes voluptés se sont abismés en grandes miseres et grièves calamités: et au contraire, d'autres qui pour avoir refréné leurs concupiscences ont acquis honneur et glorieuse renommée: «car ce sont comme les deux elements et fondements de la vertu, l'Espoir de prix, et la Crainte de peine:» pource que l'espérance les rend plus prompts à entreprendre toutes choses belles et louables, et la crainte les rend tardifs à en oser commettre de vilaines et reprochables. Bref il les faut bien soigneusement divertir de hanter toutes mauvaises compagnies: autremenmt ils rapporteront toujours quelque tache de la contagion de leur méchanceté. C'est ce que Pythagoras commandait expressément en ces preceptes énigmatiques sous paroles couvertes, lesquels je veux en passant exposer, pource qu'ils ne sont pas de petite efficace pour acquérir vertu: comme quand il disait, «Ne goûte point de ceux qui ont la queue noire:» c'est autant à dire comme, ne fréquente point avec hommes diffamés et denigrés pour leur méchante vie. «Ne passe point la balance:» c'est à dire, qu'il faut faire grand compte de la Justice, et se donner bien garde de la transgresser. «Ne te sied point sur le boisseau:» c'est à dire, qu'il faut fuir oisiveté pour se pourvoir des choses nécessaires à la vie de l'homme. «Ne touche pas à tous en la main:» c'est à dire, ne contracte pas légèrement avec toute personne. «Ne porter pas un anneau étroit: c'est à dire, qu'il faut vivre une vie libre, et ne se mettre pas soi-même aux ceps. «N'attizer pas le feu avec l'épée:» c'est à dire n'irriter pas un homme courroucé: car il n'est pas bon de le faire, ains faut céder à ceux qui sont en colère. «Ne manger pas son coeur:» c'est à dire, n'offenser pas son âme et son esprit en le consumant de cures et d'ennuis. «S'abstenir de febves:» c'est à dire, ne s'entremettre point du gouvernement de la chose publique, pource qu'anciennement on donnait les voix avec des febves, et ainsi procédait-on aux elections des Magistrats. «Ne jeter pas la viande en un pot à pisser:» c'est, qu'il ne faut pas mettre un bon propos en une méchante âme: car la parole est comme la nourriture de l'âme, laquelle devient pollue par la méchanceté des hommes. «Ne s'en retourner pas des confins:» c'est à dire quand on se sent près de la mort, et que l'on est arrivé aux extremes confins de cette vie, le porter patiemment, et ne s'en descourager point. Mais à tant je retournerai à mon propos. Il faut, comme j'ai dit auparavant, éloigner les enfants de la compagnie et fréquentation des méchants, specialement des flatteurs. Car je répéterai en cet endroit ce que j'ai dit souvent ailleurs, et à plusieurs peres: c'est qu'il n'est point de plus pestilent genre d'hommes, et qui gâte davantage ne plus promptement la jeunesse, que font les flatteurs, lesquels perdent et les peres et les enfants, rendants la vieillesse des uns, et la jeunesse des autres misérable, leurs présentants en leurs mauvais conseils un appât qui est inevitable, c'est la volupté, dont ils les emorchent. Les peres riches preschent leurs enfants de vivre sobrement ceux-ci les incitent à ivrongner: ceux-là les convient à être chastes, ceux-ci à être dissolus: ceux-là à épargner, ceux-ci à dépenser: ceux là, à travailler, ceux-ci à jouer et ne rien faire: disants, qu'est-ce que de notre vie? ce n'est qu'un point de temps: il faut vivre pendant que l'on a le moyen, et non pas languir. Qu'est-il besoin se soucier des menaces d'un père qui n'est qu'un vieil resueur, qui radotte, et a la mort entre les dents? un de ces matins nous le porterons en terre. Un autre viendra qui lui amenera quelque garce prise en plein bordeau, et lui donnera à entendre * qu'elle sera sa femme: Les autres lisent et lui produira sa femme. pour à quoi fournir, le jeune homme dérobera son père, et ravira en un coup ce que le bon homme aura épargné de longue main, pour l'entretènement de sa vieillesse. Bref, c'est une malheureuse génération. Ils font semblant <p 8r> d'être amis, et jamais ne disent une parole franche: ils caressent les riches, et mêprisent les pauvres. Il semble qu'ils ayent appris l'art de chanter sur la lyre pour seduire les jeunes gens: ils esclattent quand ceux qui les nourrissent font semblant de rire: hommes faux et supposés, et la bâtardise de la vie humaine, qui vivent au gré des riches, étant nés libres de condition, et se rendants serfs de volonté: qui pensent qu'on leur fait outrage, s'ils ne vivent en toute superfluité, et si on ne les nourrit plantureusement sans rien faire: tellement que les peres qui voudront faire bien nourrir leurs enfants, doivent nécessairement chasser d'auprès d'eux ces mauvaises bêtes-là: et aussi en faut-il éloigner leurs compagnons d'école, s'il y en a aucuns vicieux, car ceux-là seraient suffisants pour corrompre et gâter les meilleures natures du monde. Or sont bien les règles que j'ai jusques ici baillées, toutes bonnes, honnêtes et utiles: mais celle que je veux à cette heure déclarer est equitable et humaine: c'est, que je ne voudrais point que les peres fussent trop âpres et trop durs à leurs enfants, ains désirerais qu'ils laissassent aucunefois passer quelque faute à un jeune homme, se souvenants qu'ils ont autrefois été jeunes eux-mêmes. Et tout ainsi que les médecins mêlants et détrempants leurs drogues qui sont amères avec quelque jus doux, ont trouvé le moyen de faire passer l'utilité parmi le plaisir: aussi faut-il que les peres mêlent l'aigreur de leurs répréhensions avec la facilité de clemence: et que tantôt ils lâchent un petit la bride aux appetis de leurs enfants, et tantôt aussi ils leur serrent le bouton, et leur tiennent la bride roide, en supportant doucement et patiemment leurs fautes: ou bien s'ils ne peuvent faire qu'ils ne s'en courroucent, à tout le moins que leur courroux s'appaise incontinent. Car il vaut mieux qu'un père soit prompt à se courroucer à ses enfants, pourvu qu'il s'appaise aussi facilement, que tardif à se courroucer, et difficile aussi à pardonner: car quand un père est si severe qu'il ne veut rien oublier, ne jamais se reconcilier, c'est un grand signe qu'il hait ses enfants: pourtant fait-il bon quelquefois, ne faire pas semblant de voir aucunes de leurs fautes, et se servir en cet endroit de l'ouïe un peu dure et de la vue trouble qu'apporte la vieillesse ordinairement: de sorte qu'ils ne fassent pas semblant de voir ce qu'ils voient, ne d'ouïr ce qu'ils oyent. Nous supportons bien quelques imperfections de nos amis, trouverons-nous étrange de supporter celles de nos enfants? bien souvent que nos serviteurs ivrongnent, nous ne voulons pas trop âprement rechercher leur ivrongnerie. Tu as été quelquesfois étroit envers ton fils, sois lui aussi quelquefois large à lui donner. Tu t'es aucunefois courroucé à lui, une autrefois pardonne lui. Il t'a trompé par l'entremise de quelqu'un de tes domestiques mêmes, dissimule-le, et maîtrise ton ire. Il aura été en l'une de tes mestairies, ou il aura pris et vendu, peut être, une paire de boeufs: il viendra le matin te donner le bon jour sentant encore le vin, qu'il aura trop bu avec ses compagnons le jour de devant, fais semblant de l'ignorer: ou bien il sentira le perfum, ne lui en dis mot. ce sont les moyens de dompter doucement une jeunesse petillante. vrai est que ceux qui sont de leur nature sujets aux voluptés charnelles, et ne veulent pas prêter l'oreille quand on les reprend, il les faut marier, pource que c'est le plus certain arrêt, et le meilleur lien que l'on saurait bailler à la jeunesse: et quand on est venu à ce point-là, il leur faut chercher femmes qui ne soient ne trop plus nobles, ne trop plus riches qu'eux: car c'est un precepte ancien fort sage, Pren la selon toi: pource que ceux qui les prennent beaucoup plus grandes qu'eux, ne se donnent garde qu'ils se trouvent non maris de leurs femmes, mais esclaves de leurs biens. J'ajouterai encore quelques petits avertissements, et puis mettrai fin à mes preceptes. Car devant toutes choses il faut que les peres se gardent bien de commettre aucune faute, ni d'omettre aucune chose qui appartienne à leur droit, à fin qu'ils servent de vif exemple à leurs enfants, et qu'eux regardants à leur vie, comme dedans un clair miroir, s'abstiennent à leur exemple de <p 8v> faire et de dire chose qui soit honteuse: car ceux qui reprennent leurs enfants des fautes qu'ils commettent eux-mêmes, ne s'avisent pas, que sous le nom de leurs enfants il se condamnent eux-mêmes: et généralement tous ceux qui vivent mal ne se laissent pas la hardiesse d'oser seulement reprendre leurs esclaves, tant s'en faut qu'ils peussent franchement tancer leurs enfants. Mais, qui pis est, en vivant mal ils leur servent de maîtres et de conseillers de mal faire: car là où les vieillards sont déhontés, il est bien force que les jeunes gens soient de tout point effrontés: pourtant faut-il tâcher de faire tout ce que le devoir requiert, pour rendre les enfants sages, à l'imitation de celle nobles Dame Eurydicé, laquelle étant de nation Esclavonne, et par manière de dire triplement barbare, néanmoins pour avoir moyen de pouvoir instruire elle-même ses enfants, prit la peine d'apprendre les lettres, étant déjà bien avant en son âge. L'Epigramme qu'elle en fit, et qu'elle dedia aux Muses, témoigne assez comment elle était bonne mère, et combien elle aimait cherement ses enfants:
Eurydicé Hierapolitaine
A de ces vers aux Muses fait entraîne
Qui en son coeur lui firent concevoir
L'honnête amour d'apprendre et de savoir:
Si que jà mère, et ses fils hors d'enfance,
Pour acquérir des lettres connaissance,
Où sont compris des Sages les discours,
Elle donna travail à ses vieux jours.
Or de pouvoir observer toutes les règles et preceptes ensemble, que nous avons ci dessus déclarés, à l'aventure est-ce chose qui se peut plutôt souhaitter, que conseiller: mais d'en imiter et ensuivre la plus grande partie, encor qu'il y faille de l'heur et de la prosperité, si est-ce chose dont l'homme par nature peut bien être capable, et dequoi il peut bien venir à bout.

II. Comment il faut que les jeunes gens lisent LES POETES, ET fassent LEUR PROFIT DES POESIES. Ce traité n'est proprement utile qu'à ceux qui lisent les anciens Poètes Grecs ou Latins, pour se garder d'en prendre impression d'opinions dangereuses pour la religion ou pour les moeurs.
CE que le Poète Philoxenus disait, qu'entre les chairs celles étaient plus savoureuses qui étaient les moins chairs: et entre les poissons, ceux qui étaient les moins poissons: s'il est vrai ou non, Seigneur Marcus Sedatus, laissons-le decider et juger à ceux qui ont, comme disait Caton, le palais plus aigu et plus sensitif que le coeur. Mais que les bien fort jeunes personnes prennent plus de plaisir, qu'ils obeïssent plus volontiers, et qu'ils se laissent plus facilement mener aux discours de la Philosophie, qui tiennent moins du Philosophe, et qui semblent plutôt être dits en jouant qu'à bon esciant, c'est chose toute évidente et notoire: car nous voyons, qu'en lisant non seulement les fables d'Aesope, et les fictions des Poètes: mais aussi le livre de Heraclides intitulé Abaris, et de Lycon <p 9r> d'Ariston, là où sont les opinions que les Philosophes tiennent touchant l'âme, mêlées parmi des contes faits à plaisir, ils sont par manière de dire ravis d'aise et de joie. Pourtant faut-il bien avoir l'oeil à ce qu'ils soient non seulement honnêtes és voluptés du boire et du manger, mais encore plus les accoutumer à user sobrement du plaisir et de la délectation en ce qu'ils liront ou écouteront, comme d'une sauce appetissante, pour en tirer et faire mieux savourer ce qu'il y aura de salutaire et de profit: car les portes closes d'une ville ne la garderont pas d'être prise, si elle reçoit les ennemis par une seule qui soit demeurée ouverte: ni la continence és voluptés des autres sentiments ne préservera pas un jeune homme d'être dépravé, si par mégarde il se laisse aller aux plaisirs de l'ouie: ains d'autant qu'elle approche plus près du propre siege de l'entendement et de la raison, qui est le cerveau: d'autant blesse et gâte elle plus celui qui la reçoit, si l'on n'en fait bien soigneuse garde. Parquoi n'étant à l'aventure pas possible ni profitable avec, interdire de tout point la lecture des poètes à ceux qui sont jà de l'âge de tons fils Cleander, et du mien Soclarus, gardons les, je te prie, bien diligemment, comme ceux qui ont plus grand besoin de guide et de conduitte en leurs lectures, qu'ils n'ont pas en leurs allures. C'est la raison pour laquelle il m'a semblé, que je te devais envoyer par écrit ce que naguere je discouru touchant les écrits des poètes, afin que tu le lises, et que si tu treuves que les raisons y déduittes ne soient de moindre efficace et vertu que les pierres que l'on appelle Amethystes, que quelques-uns prennent, et se les attachent autour du col pour se garder d'enivrer en leurs banquets, où ils boivent d'autant, tu en faces part et les communiques à ton Cleander, et en preoccupes son naturel, qui pour n'être pesant ni endormi en chose quelconque, ains par tout esveillé, véhément et vif, en sera de tant plus facile à mener par tels avertissements:
Au chef du poulpe il y a quelque bien,
Et quelque chose aussi qui ne vaut rien.
C'est pource que la chair en est plaisante au goût, à qui la mange, mais elle fait songer de mauvais songes, et imprime en la fantasie des visions étranges et turbulentes, ainsi comme l'on dit: aussi y a il en la poésie beaucoup de plaisir, et bien de quoi repaître et entretenir l'entendement d'un jeune homme de bon esprit, mais il n'y a pas moins aussi de quoi le troubler et le faire vaciller, si son ouie n'est guidée et régie par sage conduite. Car on peut bien dire, non seulement de la terre d'Aegypte, mais aussi de la poésie,
Drogues y a pêle-mêle à foison,
De médecine, et aussi de poison,
Qu'elle produit à ceux-là qui s'en servent.
Leants caché est amour gracieux,
Desir, attrait, plaisir delicieux,
Et doux parler, qui bien souvent abuse
Des plus savants et des plus fins la ruse.
Car la manière dont elle trompe ne touche point à ceux qui sont trop grossiers et trop lourds: ainsi comme répondit un jour Simonides, quand on lui demanda pourquoi il ne trompait les Thessaliens aussi bien comme les autres Grecs: pour ce, dit-il, qu'ils sont trop sots et trop ignorants pour être trompés par moi. Et Gorgias le Leontin soûlait dire, que la Tragoedie était une sorte de tromperie, de laquelle celui qui avait trompé était plus juste, que celui qui n'avait point trompé: et celui qui en avait été trompé était plus sage, que celui qui ne l'avait point été. Comment ferons nous doncques? contraindrons nous les jeunes gens de monter sur le brigantin d'Epicurus, pour passer par devant et fuir la poésie, en leur plastrant et bouschant les oreilles avec de la cire non fondue, ne plus ne moins que fit jadis <p 9v> Ulysses à ceux d'Ithace? ou si plutôt environnants et attachants leur jugement avec les discours de la vraie raison, pour les engarder qu'ils ne branlent, et qu'ils n'enclinent par le moyen des allechements du plaisir, à ce qui leur pourrait nuyre, nous les redresserons et préserverons? Car Lycurgus le fils du fort Dryas n'eut pas l'entendement sain ne bon quand il fit par tout son Royaume couper et arracher les vignes, pour autant qu'il voyait que plusieurs se troublaient de vin et s'enivraient: là où il devait plutôt en approcher les Nymphes, qui sont les eaux des fontaines, et retenir en office un dieu fol et enragé, comme dit Platon, par un autre sage et sobre: car la mêlange de l'eau avec le vin lui ôte la puissance de nuyre, et non pas ensemble la force de profiter: aussi ne devons nous pas arracher ni détruire la poésie, qui est une partie des lettres et des muses: Mais là où les fables et fictions étranges et theatriques d'icelle, pour la grande et singulière délectation qu'elles donnent en les lisant, se voudraient présomptueusement élever, dilater et étendre jusques à imprimer quelque mauvaise opinion, alors mettants la main au-devant, nous les réprimerons et arrêterons: et là où la grâce sera conjointe avec quelque savoir, et la douceur attrayant du langage ne sera point sans quelque fruit, et quelque utilité, là nous y introduirons la raison de philosophie, et découvrirons le profit qui y sera. Car ainsi comme la Mandragore croissant auprès de la vigne, et transmettant par infusion sa force naturelle au vin qui en sort, cause puis après, à ceux qui en boivent, une plus douce et plus gracieuse envie de dormir: aussi la Poésie prenant les raisons et arguments de la philosophie, en les mêlant parmi des fables, en rend la science plus aisée et plus agréable à apprendre aux jeunes gens. Au moyen dequoi, ceux qui désirent à bon escient philosopher, ne doivent pas rejeter les oeuvres de poésie, mais plutôt chercher à philosopher dedans les écrits des poètes, en s'accoutumant à trier et séparer le profit d'avec le plaisir, et l'aimer: autrement, s'il n'y a de l'utilité, le trouver mauvais, et le rebuter: car aimer le profit qui en vient, est certes le commencement de bien apprendre, et comme dit Sophocles,
Qui bien commence en toute chose, il semble
Qu'après la fin au principe resemble.
En premier lieu doncques, le jeune homme que nous voudrons introduire à la lecture des Poètes, nous l'advertirons qu'il ne doit rien avoir si bien imprimé en son entendement, ne si à la main, que ce commun dire,
Communément Poètes sont menteurs.
Et mentent aucunefois volontairement, et aucunefois malgré eux: volontairement, pource que désirants plaire aux oreilles, ce que la plupart des lisants demandent, ils estiment la vérité plus austère pour le faire, que non pas le mensonge: car la vérité racontant la chose comme de fait elle a été, encor que l'issue en soit malplaisante, ne laisse pas pourtant de la dire: mais un conte qui est inventé à plaisir, se glisse facilement, et se détourne habilement de ce qui ennuye à ce qui chatouille d'aise et de plaisir: car il n'y a rime, ni carme, ni langage figuré, ni hautesse de style, ni translation bien prise, ni douce liaison de paroles bien coulantes, qui ait tant de grâce, ni tant de force d'attraire, et de retenir, comme a la disposition d'un conte fait à plaisir, bien entrelassé et bien déduit. Mais ne plus ne moins qu'en la peinture, la couleur a plus d'efficace pour émouvoir, que n'a le simple trait, à cause de je ne sais quelle resemblance d'homme qui deçoit notre jugement: aussi és poésies, le mensonge mêlé avec quelque vérisimilitude, excite plus, et plaît davantage, que ne saurait faire tout l'étude que l'on saurait employer à composer de beaux carmes, ni à bien polir son langage, sans mêlange de fables et de fictions poétiques: d'où vient que l'ancien Socrates, qui toute sa vie avait fait grande profession de combattre pour la défense de la vérité, s'étant un jour voulu mettre à la poésie, à cause de quelques <p 10r> illusions qu'il avait eues en songeant, ne se trouva point, à l'essai, propre ni ayant bonne grâce à inventer des menteries: au moyen dequoi il mit en vers quelques unes des fables d'Aesope, comme ni ayant point de poésie, là où il n'y a point de menterie. Car il y a bien des sacrifices où l'on ne danse point, et où l'on ne joue point des flûtes, mais nous ne savons point de poésie, où il n'y ait point de fiction et de menterie: pource que les vers d'Empedocles, les carmes de Parmenides, le livre de la morsure des bêtes venimeuses, et des remedes de Nicander, et les sentences de Theognis, ce sont oraisons qui ont emprunté de la poésie la hautesse du style, et la mesure des syllabes, ne plus ne moins qu'une monture, pour eviter la bassesse de la prose. Quand donques il y a és compositions poétiques quelque chose étrange et fâcheuse dite touchant les Dieux ou demi-dieux, ou touchant la vertu de quelque excellent personnage et de grand renom, celui qui reçoit cela comme une vérité, s'en va gâté et corrompu en son opinion: mais celui qui se souvient toujours, et se ramène devant les yeux les charmes et illusions, dont la poésie se sert ordinairement à controuver et inventer des fables, et qui lui peut dire à tout propos,
O trompeuse étant plus maculee
Que n'est la peau de l'Once tavelée,
pourquoi est-ce qu'en jouant tu fronces tes sourcils, et pourquoi en me trompant fais-tu semblant de m'enseigner? celui-là n'en souffrira jamais rien de mal, ni ne recevra en son entendement aucune mauvaise impression, ains se reprendra soi-même, quand il aura peur de Neptune, craignant qu'il n'ouvre et ne fende la terre jusques à découvrir les enfers, et reprendra aussi Apollo se courrouçant pour le premier homme du camp des Grecs,
Aegistus qui tua Agamemnon.
lui qui si haut ses louanges chantait,
lui qui propos semblables en contait,
Qui au festin lui-même était assis,
C'est celui seul qui l'a, non autre, occis.
Aussi réprimera-il les larmes d'Achilles trêpassé, et d'Agamemnon aux enfers, qui pour le désir de revivre, et le regret de cette vie, tendent leurs faibles et débiles mains: et si d'aventure il se trouve aucunefois troublé de passions, et surpris d'enchantement et ensorcellement, il ne feindra point de dire en soi-même,
Retourne t'en vitement sans séjour
Là sus où est la lumière du jour:
Et retien bien fermement en mémoire
Tout ce qui est dedans cette ombre noir,
Pour le conter ci-après à ta femme.
Homere a dit plaisamment ce mot-là, au lieu de son Odyssee où il décrit les enfers, comme étant un conte propre à faire devant les femmes, à cause de la fiction, Ce sont doncques semblables choses que les Poètes feignent volontairement, mais il y en a d'autres en plus grand nombre, qu'ils ne feignent et ne controuvent pas, ains pource qu'ils les pensent et les craient eux-mêmes ainsi, ils nous attachent la fausseté, comme ayant Homere dit de Jupiter,
Deux sorts de mort il mit en la balance,
L'un d'Achilles, l'autre de la vaillance
Du preux Hector, lesquels il sous-pesa
Par le milieu: mais d'Hector plus pesa
Le sort fatal, tirant sa destinee
Vers la maison aux ombres assignée,
Ainsi Phoebus adonc l'abandonna.
Aeschylus a ajouté à cette fiction toute une Tragoedie entière, laquelle il a intitulée, <p 10v> Le pois ou la balance des âmes: faisant assister à l'un des bassins de la balance de Jupiter, d'un côté Thetis, et de l'autre côté l'Aurore, lesquelles prient pour leurs fils qui combattent: et néanmoins il n'est homme qui ne voie clairement, que c'est chose feinte, et fable controuvée par Homere, pour donner plaisir, et apporter ébahissement au lecteur. Mais ce passage,
C'est Jupiter qui meut toute la guerre,
Dont les humains sont travaillés sur terre. Et cettui-ci,
Dieu sourdre fait de la guerre achoison
Quand ruiner il veut une maison:
Tous tels propos sont par eux affermés selon la créance et l'opinion qu'ils ont: en quoi ils sement parmi nous, et nous communiquent l'erreur et l'ignorance, en laquelle ils sont touchant la nature des Dieux. Semblablement les étranges merveilles des enfers, et les décritions qu'ils en font, desquelles par paroles effroiables ils nous peignent et impriment des appréhensions et imaginations de fleuves brulans, de lieux horribles, de tourments épouventables: il n'y a personne qui n'entende bien qu'il y a bien de la fable et de la fiction en cela, ne plus ne moins qu'és viandes que l'on ordonne aux malades, il y a quant-et-quant beaucoup de la force des drogues medicinales. Car ni Homere, ni Pindare, ni Sophocles, n'ont point écrit ces choses des enfers, pensants qu'elles fussent ainsi:
Là où les rivières dormantes
De la nuit aux eaux croupissantes,
Rendent un brouillas infini
De tenebres en l'air bruny.
Et, Vers le rocher tout blanc sur le rivage
De l'Ocean dressèrent leur voyage.
Et, C'est le reflux de l'abisme profond;
Par où l'on va des enfers au noir fond.
Et quant à ceux qui redoutent la mort, ou qui la regrettent et lamentent, comme chose pitoyable, ou la privation de sepulture, comme chose misérable, en telles paroles,
Ne m'abandonne ainsi sans sepulture,
En t'en allant, sans pleurer ma mort dure.
Et, L'âme prenant hors du corps sa volée,
En soupirant aux enfers est allée,
Pour le regret de laisser en douleur,
Avant son temps, de jeunesse la fleur.
Et, Ne me tuez avant que je sois mûre,
Me contraignant d'aller faire demeure
Entre les morts, sous la terre pesante:
La lumière est à voir trop plus plaisante.
Toutes telles paroles (di-je) sont de personnes passionnées, et jà prevenues d'erreur d'opinion: pourtant nous émeuvent et troublent elles davantage, quand elles nous trouvent pleins de la passion et de la faiblesse de coeur, dont elles procèdent. Au moyen dequoi, il se faut de bonne heure pourvoir et preparer à l'encontre, ayants toujours cette sentence qui nous sonne aux aureilles, La poésie ne se soucie pas guères de dire vérité: et si y a plus, que la vérité de telles choses est très difficile à trouver et à comprendre, voire à ceux mêmes qui ne travaillent à autre besogne, qu'à chercher l'intelligence et la connaissance de ce qui est, ainsi comme eux-mêmes le confessent: auquel propos il servira d'avoir toujours en main ces vers d'Empedocles,
Il n'y a oeil d'homme qui le sût voir,
ni de l'ouïr aureille n'a pouvoir,
<p 11r> Et n'est esprit humain qui pût étendre
Son pensement jusques à le comprendre.
Et ceux-ci de Xenophanes,
Il ne sera, et n'a oncques été
Homme qui sût avec certaineté
Que c'est des Dieux, ni de tout l'univers,
Dequoi je vais discourant en mes vers.
Semblablement aussi les paroles de Socrates en Platon, s'excusant avec serment, qu'il ne sait et n'entend rien de ces choses-là : car par ce moyen les jeunes hommes ajouteront moins de foi au dire des poètes touchant cela, en l'inquisition dequoi ils verront que les Philosophes mêmes se perdent et s'éblouissent. Encore arrêterons nous davantage la créance du jeune homme, que nous voudrons mettre à la lecture des Poètes, quand premier que d'y entrer nous lui figurerons et décrirons, que c'est de la Poésie: en lui faisant entendre, que c'est un art d'imiter, et une science répondante à la peinture: et lui alléguant non seulement ce commun dire que est en la bouche de tout le monde, Que la Poésie est peinture parlante, et la peinture une Poésie muette: mais aussi lui enseignant, que quand nous voyons un lezard bien peint, ou un singe, ou la face d'un Thersites, nous y prenons plaisir, et le louons à merveilles, non comme chose belle de soi, ains bien contrefaite après le naturel: car ce qui est laid de soi, ne peut être beau: mais l'art de bien faire resembler soit chose belle, ou chose laide, est toujours estimée: et au contraire, qui voulant portraire un laid corps ferait une belle image, ne ferait chose ni bien séante, ni semblable. Il se trouve des peintres qui prennent plaisir à peindre des choses étranges et montrueuses, comme Timomachus, qui peignit en un tableau, comme Medee tua ses propres enfants: et Theon, comme Orestes tua sa mère: Parrasius, la fureur et rage simulée d'Ulysses: et Chaerephanes qui contrefeit des lascifs et impudiques embrassements d'hommes et de femmes. Esquels arguments, et semblables, par accoutumance de souvent lui recorder, il faut faire que le jeune homme entende, que l'on ne loue pas le fait en soi, du quel on voit la représentation, mais l'artifice de celui qui l'a pu si ingenieusement, et si parfaitement représenter au vif. Pareillement aussi pource que la poésie représente quelquefois par imitation, de méchants actes, des passions mauvaises, et des moeurs vicieuses et reprochables, il faut que le jeune homme sache, que ce que l'on admire en cela, et que l'on trouve singulier, il ne le doit pas recevoir comme véritable, ni l'approuver comme bon, ains le louer seulement comme bien convenable et bien approprié à la personne, et à la matière sujette: car tout ainsi comme il nous fâche et nous déplait quand nous oyons ou le grongnement d'un pourceau, ou le cri que fait une roue mal ointe, ou le sifflement des vents, ou le mugissement de la mer: mais si quelque bouffon et plaisant le sait bien contrefaire, comme Parmeno jadis contrefaisait le cochon, et un Theodorus les grandes roues à puiser de l'eau des puits, nous y prenons plaisir. Semblablement aussi fuyons nous une personne malade ou pourrie d'ulceres, comme chose hydeuse à voir, et néanmoins quand nous venons à voir le Philoctetes d'Aristophon, et la Jocasta de Silanion, où l'un est décrit, comme tombant par pièces, et l'autre comme rendant l'esprit, nous en recevons délectation grande: aussi le jeune homme lisant ce que Thersites un plaisant, ou Sisyphus un amoureux débaucheur de filles, ou Batrachus un maquereau, va disant ou faisant, soit instruit et averti de louer l'art et la suffisance de celui qui les a bien su naïvement représenter, mais au demeurant de blâmer et detester les actions et conditions qu'il représente: car il y a grande différence entre représenter bien, et représenter chose bonne: pource que le représenter bien, c'est à dire, naïvement et proprement ainsi qu'il appartient: or les choses déshonnêtes sont propres et convenables aux personnes <p 11v> déshonnêtes. Et comme les souliers du boiteux Demonides, qui avait les pieds bots, lesquels ayant perdus, il priait aux Dieux qu'ils fussent bons à celui qui les lui avait dérobés, ils étaient bien mauvais de soi, mais bons et propres pour lui: Aussi ce propos
Si violer la justice et le droit
Il est licite à l'homme en quelque endroit,
C'est pour regner qu'il le se doit permettre,
Au demeurant rien de mal ne commettre. Et ceux-ci,
cherche d'avoir d'homme droit le renom,
Mais les effets et justes oeuvres non:
Ains va faisant tout ce, dont tu verras
Que recevoir du profit tu pourras. Et ceux-ci,
Si ne la prends, je pers tout un talent,
Auquel son doire on dit équivalent:
Et puis est-il possible que je vive,
Ayant failli à telle lucrative?
Pourrai-je bien dormir, après avoir
Refusé tant d'argent à recevoir?
Mon âme étant hors de ce monde ôtée,
N'en sera elle aux enfers tormentée,
Comme ayant trop mauditement mêpris
Contre ce saint talent d'argent non pris?
Ce sont tous méchants propos, et faux, mais qui conviennent bien à un Etheocles, à un Ixion, et à un vieillard usurier. Si doncques nous advertissions les jeunes gents, que les Poètes n'écrivent pas telles choses, comme s'ils les louoyent et les approuvaient, mais que sachants bien que ce sont mauvais et méchants langages, il les attribuent aussi à de mauvaises et méchantes personnes: en ce faisant ils ne recevront aucunes pernicieuses impressions des poètes, ains au contraire la suspicion qu'ils prendront de la personne qui parlera, leur fera incontinent trouver mauvaise la parole et la sentence, comme étant faite ou dite par une méchante et vicieuse personne. A quoi servira d'exemple ce que fait Paris en Homere, qui s'enfuyant de la bataille s'en va coucher dedans le lit avec la belle Helene: car n'ayant le poète nulle part ailleurs introduit homme qui aille de plein jour coucher avec sa femme, il montre assez clairement, qu'il juge et répute telle incontinence reprochable et honteuse. En quoi il faut aussi bien prendre garde, si le poète même en donne point quelque demontration, qu'il tienne lui-même tels langages pour mauvais, ainsi comme a fait Menander au prologue de sa Comedie qu'il appelle Thais:
Muse dis moi qui est cet effrontée,
Belle non moins que fine et assettée,
A ces amants faisant dix mille torts,
Leur demandant, et les chassant dehors,
Ne leur portant à nul affection,
Et leur usant à tous de fiction?
Desquels avertissements Homere entre autres use très sagement: car il reprend et blâme ordinairement les mauvais propos, avant que de les faire dire: et au contraire, il loue et recommande les bons, en cette manière,
Lors il lui tint un propos doux et sage. Et ailleurs,
En s'approchant, d'un parler lui usa
Si gracieux, que son ire appaisa.
Et en reprenant le mauvaus avant le coup, il semble qu'il proteste par manière de dire, et qu'il dénonce que l'on s'en donne de garde, et que l'on ne s'y arrête point, non <p 12r> plus qu'à chose de mauvais et dangereux exemple: comme quand il veut décrire les grosses paroles que dit Agamemnon au prêtre d'Apollo, abusant irrévéremment de sa dignité, il met devant,
Cela au fils d'Atreus point ne pleut,
Ains de despit que son gros cueur en eut,
Il renvoya le prêtre malement.
Ce malement signifie, qu'il le renvoya traité outrageusement, temerairement et superbement, outre toute honnêteté du devoir. Aussi fait il prononcer à Achilles des paroles outrageuses et temeraires,
Ivrongne aux yeux éhontés comme un chien,
Au coeur de cerf qui de valeur n'a rien.
y adjousant et subjoignant un même jugement qu'aux autres,
Achilles dit, de rechef furieux,
Au fils d'Atreus propos injurieux,
N'étant encor point son ire assouvie.
Car il est vraisemblable que rien ne peut être beau ni honnête, qui soit di âprement et en colère. Ce qu'il observe non seulement aux paroles, mais aussi aux faits,
Ainsi parla, puis au corps dépouillé
Du preux Hector fit un acte fouillé,
De peu d'honneur, l'étendant sur sa face
Tout de son long, auprès du lit et place
Où Patroclus vivant soûlait coucher.
Il use aussi fort à propos d'autres répréhensions, après les choses passées, donnant lui-même sa sentence touchant ce qui s'est dit ou fait peu devant, comme, pour exemple, après la narration de l'adultère de Mars, il fait que les Dieux disent,
Ce n'est vertu que faire oeuvre illicite,
Car le boiteux attrape enfin le vite.
Et en un autre passage, après l'audace présomptueuse de Hector, et sa brave vanteterie il dit:
Le haut parler d'Hector en se vantant,
Alla Juno contre lui irritant.
Et touchant le couple de flèche que délâcha Pandarus,
Ainsi Pallas avec son saint langage,
Persuada son esprit trop volage.
Telles sentences doncques, et telles opinins des poètes, qui sont couchées en paroles expresses, sont aisées à discerner et connaître à qui y veut un peu prendre garde: mais encores donnent ils d'autres instructions par les faits, ainsi comme l'on dit, que Euripides répondit un jour à quelques-uns qui blâmaient Ixion, en l'appellant malheureux et maudit des Dieux: Aussi ne l'ai-je jamais laissé, ce leur dit-il, sortit hors de l'eschaffaud, que je ne l'aie attaché et cloué bras et jambes à une roue. Il est bien vrai, qu'en Homere, il n'y a point de telle manière de doctrine, en termes expres, mais qui voudra considérer un peu de près les fables et fictions qui sont les plus blâmées en lui, il y trouvera au dedans une très utile instruction et speculation couverte, combien que quelques-uns les tordants à force, et les tirants, comme l'on dit, par les cheveux, en expositions allégoriques (ainsi que nous les appellons maintenant, là où les anciens les nommaient soupçons) vont disant, que la fiction de l'adultère de Mars avec Venus signifie, que quand la planète de Mars vient à être conjointe avec celle de Venus en quelques nativités, elle rend les personnes enclines à adulteres: mais quand le Soleil vient à se lever là dessus, leurs adulteres sont sujets à être découvers et pris sur le fait. Quant à l'embellissement de <p 12v> Juno, et à la fiction du tissu qu'elle emprunta de Venus, ils veulent que cela signifie une purgation et purification de l'air qui se fait quand on approche du feu: comme si le poète lui-même ne donnait pas les solutions et expositions de telles doutes: car en la fable de l'adultère de Venus son intention n'est autre, que de donner à entendre, que la Musique lascive, les chansons dissolues, et les propos que l'on tient sur des mauvais arguments, rendent les moeurs des personnes désordonnées, leurs vies lubriques et efféminées, les hommes sujets à leur plaisir, aux délices, aux voluptés, et aux amours de folles femmes,
Souvent changer de lits delicieux,
De baings aussi, et d'habits précieux.
Pourtant fait-il qu'Ulysses commande au Musicien qui chantait sur la lyre:
Change propos, et dis en ta chanson
Du grand cheval de Troie la façon.
Nous donnant la-dessous un bon enseignement, qu'il faut que les Chantres, Musiciens, et Poètes prennent les arguments de leurs compositions des hommes sages et vertueux: et en la fiction de Juno il a très bien voulu montrer, que l'amour et la grâce que les femmes gagnent sur les hommes par charmes, sorcelleries et enchantemens, avec fraudes et tromperies, non seulement est chose de peu de durée, mal assurée, et dont l'homme se lasse, et se fâche bientôt, mais aussi qui se tourne le plus souvent en courroux et âpre inimitié, aussi tôt que la volupté en est passée: car il fait que Jupiter en ce lieu-là menasse ainsi Juno, et lui use de telles paroles,
Tu connaitras alors, que profité
Rien ne t'aura du lit la volupté,
Que me tirant à part hors l'assemblée
Des Dieux par dol tu as eue à l'emblée.
Car le récit et la représentation des oeuvres vicieuses, pourvu qu'à la fin elle rende à ceux qui les ont faites la honte, le déshonneur et le dommage qu'ils méritent, elle ne nuit point, ains plutôt profite aux écoutants: pource que les Philosophes usent d'exemples pris des histoires, pour admonester et instruire les lisants par choses qui réelement sont, ou qui ont été: mais les Poetes inventent et controuvent les choses par lesquelles ils nous veulent enseigner. Qui plus est, tout ainsi comme Melanthius, fut ou en jeu, ou à bon esciant, disait que l'état d'Athenes demeurait sur ses pieds, et se maintenait par la division qui était entre les Orateurs, à cause qu'ils ne panchaient pas tous d'un côté, et ainsi par le discord qui regnait entre ceux qui maniaient les affaires, il se faisait toujours quelque contrepois à l'encontre de ce qui était dommageable à la chose publique: aussi les contrarietés qui se trouvent entre les dits des poètes, ôtants réciproquement la foi les uns aux autres, empêchent que ce qu'il y a de dangereux et de nuisible ne soit de si grand pois. Quand donques en approchant telles sentences l'une de l'autre, il nous apparaitra qu'il y aura contradiction évidente, alors il faudra encliner et favoriser à la meilleure: comme,
Souvent, mon fils, les habitants des cieux
Font tresbucher les hommes soucieux. Au contraire,
Il n'y a rien, pour sa faute escuser,
Si à la main que les Dieux accuser. Et ceux-ci,
Prend ton plaisir à des biens amasser,
Non à savoir ou vertu prochasser. Au contraire,
C'est chose trop grossière, que d'avoir
Planté de biens, et rien plus ne savoir. Et ailleurs,
A. Qu'est il besoin pour les Dieux que tu meures?
B. Il est meilleur. faire service aux Dieux
<p 13r> Ne m'a jamais semblé laborieux.
Toutes telles diversités et contrarietés de sentences ont leurs solutions prêtes à la main, si (comme nous avons dit peu devant) nous adressons le jugement des jeunes gens à adherer à la meilleure. Mais quand il se trouvera quelque propos dit méchamment, et que la réponse n'y sera pas toute prompte pour le confondre sur le champ, il le faudra lors réfuter et condamner par autres sentences contraires que les mêmes poètes auront écrittes ailleurs, sans autrement s'en offenser ni courroucer à eux, ains estimer que ce sont propos dits par jeu, ou seulement pour représenter le naturel de quelque personnage. à l'encontre doncques des fictions qui sont en Homere, quand il fait que les Dieux se jettent les uns les autres du haut en bas, ou qu'ils sont blessés en bataille par les hommes, ou qu'ils tancent les uns aux autres, et qu'ils on debats ensemble, tu pourras sur le champ opposer, si tu veux, ce qu'il dit,
Tu pouvais bien, si tu eusses voulu,
Tenir propos qui eussent mieux valu.
Et certainement tu parles, et entends bien mieux les matières ailleurs en ces passages,
Les Dieux vivants sans travail à leur aise. Et en cet autre,
Les Dieux seuls ont joyé perpetuelle. Et ailleurs,
Les Dieux pour eux ont retenu liesse,
Et resigné aux hommes la tristesse.
Car ce sont-là les vraies et certaines opinions que l'on doit avoir des Dieux, et toutes ces autres fictions-là ont été controuvées seulement pour donner plaisir aux lisans. Au cas pareil là où Euripides en un lieu dit,
Les dieux puissants, trop plus que nous ne sommes,
Vont abusant nous autres pauvres hommes
Par plusieurs tours de ruse trompeuse.
Il y faudra ajouter ce qu'il dit trop mieux, et plus véritablement en un autre passage,
Si quelque mal les Dieux aux hommes font,
Certainement vrais Dieux plus ils ne sont.
Et comme ainsi soit que Pindare dise fort aigrement et vindicativement en un lieu,
Il faut tout tenter et faire,
Pour son ennemi défaire:
Il lui faut opposer, voire-mais tu dis toi-même en un autre passage,
Toujours d'une douceur traîtresse
La fin est pleine de détresse.
Et Sophocles dit en un lieu,
Le gain toujours est chose délectable,
quoi que n'en soit le moyen véritable.
Mais nous avons entendu de lui en un autre passage,
Jamais ne fut de bon fruit rapporteur
Un parler vain et langage menteur.
Et à l'encontre de ces propos qui se lisent touchant l'avoir et la richesse,
Richesse prend ce qui est accessible,
Et ce qui est du tout inaccessible.
Et, Possible n'est que de ses amours puisse
Jouïr le pauvre, encor qu'il en jouisse.
Au contraire,
Langue diserte est cause qu'un visage
Laid et hideux nous semble beau et sage.
On lui peut mettre à l'encontre plusieurs autres bonnes sentences de Sophocles même:
<p 13v> L'homme qui n'est de biens mondains fourny
Ne laisse pas d'être d'honneur garny. Et cette-ci,
Pour mendier, l'homme pis ne vaut mie,
pourvu qu'il ait sagesse et preudhommie. Et d'autres,
Dequoi sert tant de vertus acquérir,
vu que cela qui fait l'homme florir
En tout bon heur, la richesse opulente,
Vient de malice, et ruse fraudulente?
Menander aussi véritablement en quelque endroit a un peu trop haut-loué et exalté la concupiscence de volupté, mêmement pour ceux qui de nature sont chauds, âpres, et d'eux-mêmes sujets à l'amour:
Tout ce qui est en ce monde vivant,
Et la chaleur du Soleil recevant.
Commune à tous, il est, il a été,
Et sera serf toujours à volupté.
Mais toutefois ailleurs il nous en détourne, et nous retire fort à l'honnêteté, refrénant l'insolence de l'impudicité, quand il dit,
La volupté de déshonnête vie,
Toujours enfin de reproche est suivie.
Ces derniers propos sont à demi contraires aux premiers, mais bien sont-ils meilleurs et plus utiles: ainsi cet approchement de propos contraires, en les considérant ainsi l'un devant l'autre, fera l'un des deux effets, car ou il attirera les jeunes gens à ce qui sera la meilleur, ou pour le moins il ôtera et diminuera de la foi aux pires: mais si d'aventure les poètes ne baillent eux-mêmes les réponses et solutions à quelques propos étranges qu'ils diront, il ne sera pas mauvais de leur opposer les sentences contraires d'autres hommes illustres, pour les mettre à l'épreuve de la balance à l'encontre des meilleurs: comme, pour exemple, le poète Alexis émeut à l'aventure quelques-uns par ces vers,
Si l'homme est sage, il doit de tous côtés
Aller faisant amas de voluptés,
Dont il y a trois espèces notables
A conserver la vie profitables:
La première est, manger: et la deuxiéme,
Boire: Venus vient après la troisiéme:
Outre cela, toute fruition
D'aise se doit nommer accession.
Mais il leur faut à l'opposite ramener en mémoire ce que le sage Socrates soûlait dire, «Que les hommes vicieux vivent pour manger et pour boire, mais que les gents de bien boivent et mangent pour vivre:» et semblablement à l'encontre du poète qui dit,
Contre un méchant méchanceté est bonne:
commandant par manière de dire, que l'on se rende semblable aux méchants: on peut opposer cette notable réponse de Diogenes, lequel interrogé, «Comment on se pourrait le mieux venger de son ennemi,» répondit, «En se rendant soi-même homme de bien et d'honneur.» Et faut aussi user de la prudence de Diogenes à l'encontre de Sophocles, lequel a empli un million d'hommes de desespoir par ces vers qu'il a écrits touchant la religion et confrairie des mystères de Ceres,
O très heureux les enfants des Confrères,
Qui ayants vu les secrets des mystères
Vont aux enfers. Il n'y a que ceux-là
Qui puissent être en vie pardela:
<p 14r> Les autres tous devallants y endurent
De griefs tourments, qui sans fin toujours durent.
Diogenes ayant ouï ce propos, demanda tout haut, Qu'est-ce que tus dis? le larron Pataecion étant decedé, aura-il plus heureuse condition de son être après cette vie, que n'aura Epaminondas, seulement pource qu'il aura été de la religion et de la confrairie des mystères? Car à Timotheus en plein Theatre, où il chantait un sien poème qu'il avait composé à la louange de Diane, et l'appellait par les surnoms que les Poètes ont accoutumé de lui bailler, Furieuse, Insensée, enragée, forsennée: Cynesias répondit sur le champ tout hautement, Que puisses-tu avoir une fille qui soit telle. Aussi fut-ce bien gentillement répondu à Bion à l'encontre de ces vers de Theognis,
L'homme ne peut faire ne dire rien,
Quand pauvreté l'estraint en son lien,
Et a sa langue au palais attachée:
Comment doncques babilles-tu tant, vu que tu es pauvre, et nous romps la tête de ton caquet? aussi ne faut-il pas omettre les occasions des paroles et sentences adjacentes ou mêlées parmi les propos que nous connaitrons mériter d'être corrigés: mais tout ainsi que les médecins disent que la mouche Cantharide est bien un mortel poison, et toutefois que les ailes et les pieds ont force d'aider au contraire, et de dissoudre sa mortelle puissance: aussi és dits des poètes un seul nom, ou un seul verbe, mis auprès de ce que l'on a peur qui nuise, rendra bien souvent plus débile et plus faible sa force de tirer le lecteur à mal: au moyen dequoi il s'y faut attacher, et plus amplement déclarer la signifiance desdicts mots: comme, pour exemple, aucuns font en ces vers ici,
C'est l'ordinaire aux humains malheureux,
Tondre leur chef, et larmoyer sur eux. Et en ceux-ci,
Chetifs humains sont à misere nés,
Et à tous maux par les Dieux destinez.
Car le poète ne dit pas absolument aux humains que les Dieux ayent predestiné de vivre en douleur et malheur, mais il le dit aux fouls et ecervelés, lesquels étant ordinairement cauteleux et misérables pour leurs méchancetés, il a accoutumé d'appeler Deilous et Oïzyrous. [...] Il y a encore un autre moyen de divertir et détourner les intelligences des propos poétiques en bonne part, lesquels on pourrait autrement prendre en mauvaise, par l'interpretation de la signifiance, en laquelle ils ont accoutumé de prendre les mots: à quoi il vaut mieux exerciter les jeunes écoliers, que non pas à l'intelligence de certaines paroles obscures, que nous appellons glottas, pource que cela est plein de grand savoir, et de délectation, comme de savoir pourquoi ce mot Rigedane aux poètes signifie male mort, [...] c'est pour autant que les Macedoniens appellent la mort Danos: et les Aeoliens appellent la victoire que l'on gagne par patience et par continuation de persévérance, Cammonie: [...] les Dryopiens appellent les Dieux, Popi. [...] Cela est utile, et du tout nécessaire, si nous voulons recevoir utilité, non pas dommage, de la lecture des poètes, savoir comment et en quelle signification ils usent des noms des Dieux, et aussi des appellations, c'est à dire, dictions qui signifient biens et maux, et que c'est qu'ils entendent quand ils nomment Psychen, c'est à dire, l'âme: [...] et Moeran, c'est à dire la destinée, [...] et si ce sont termes qui ne se prennent qu'en une signification, ou en plusieurs, en leurs écrits, comme beaucoup d'autres. [...] Car ce mot Oicos signifie aucunefois la maison où l'on demeure, comme quand il dit,
En la maison au comble haut levé:
Aucunefois il signifie le bien, et le revenu, comme là où il dit,
<p 14v> Journellement ma maison on me mange.
[...] Et ce mot Bios, c'est à dire vie, aucunefois se prend pour vivre, comme en ce vers,
lui voulant mal Neptune, par envie,
Diminua la pointe de sa vie.
Et aucunefois il signifie les facultés et les biens,
Et ce pendant d'autres mangent ma vie.
[...] Ce terme aussi Halyin, il le prend aucunefois pour être fâché et ennuyé, comme quand il dit,
Ainsi parla, mais elle mal contente
Se départit, en son coeur fort dolente.
Quelquefois il signifie se réjouir et se glorifier,
Te glorifies-tu
Pour un belistre Irus avoir battu?
[...] Et Thoazin aucunefois signifie, se mouvoir impetueusement, comme quand Euripides dit,
De l'Ocean se mouvant la baléne.
et signifie aussi se seoir et se reposer, comme quand Sophocles dit,
Mes beaux amis, quelle est l'occasion
De cette votre étrange session?
Que veulent dire alentour de vos têtes
Rameaux de ceux qui viennent aux requètes?
C'est aussi fait dextrement, que d'accommoder la signification et l'usage des paroles aux choses qui se présentent, ainsi comme les Grammairiens enseignent, que les mots prennent diverse signifiance selon la diversité de la matière sujette: comme,
La nef petite entre les autres prise,
Mais en la grand' charge ta marchandise.
[...] Car ce mot Aenin en ces vers signifie Epaenin, c'est à dire, louer: mais louer en ce lieu-là vaut autant à dire comme, refuser ou rejeter: ne plus ne moins qu'en une commune façon de parler nous avons accoutumé de dire, Cela va bien, ou, bon prou lui face, quand nous ne voulons point de quelque chose, ou que nous ne l'acceptons point: aussi disent aucuns, que Proserpine pour cette cause a été appelée Epaenen, pource que c'est une Déesse qui est à rejeter. Laquelle différence et diversité de signification des vocables il convient observer premièrement és plus grandes choses, et qui sont de plus grande conséquence, comme és noms des Dieux: et pour ce commencerons nous à enseigner aux jeunes gens, que les poetes usent des noms des Dieux, entendants aucunefois leur essence même, et aucunefois les forces et puissances que ces Dieux-là donnent, ou ausquelles ils president, appellants ces deux choses par un seul même mot: comme, pour exemple, quand Archilochus faisant sa prière dit,
Sire Vulcain écoute ma demande,
En m'ottroyant ce que je te demande
A deux genoux: et me donne les biens
Que quand tu veux tu peux donner aux tiens.
il est tout évident qu'il invoque là le Dieu propre. Mais là où parlant du mari de sa soeur, qui avait été noyé en la mer, il dit qu'il eût porté plus patiemment sa calamité,
Si Vulcain eût son chef et corps aimé
Dedants ses beaux vêtements consumé:
il entend du feu, et non pas de l'essence du Dieu. Pareillement Euripides disant en son jurement,
<p 15r> Par Jupiter les astres régissant,
Et Mars de sang épandu rougissant,
il est bien certain qu'il parle des Dieux: mais quand Sophocles dit,
Mars est aveugle, Ô Dames, et sans yeux,
Rompant tout comme un sanglier furieux,
il faut entendra là de la guerre: ne plus ne moins qu'il le faut prendre pour le fer en ce lieu d'Homere,
Dont Mars tranchant au long du clair Scamandre
A maintenant le noir sang fait épandre.
Comme ainsi soit doncques, qu'il y a plusieurs termes et vocables doubles, ayants plusieurs diverses significations: il faut entendre et retenir, que par ces mots Dios et Zenos, qui signifient Jupiter, les Poètes entendent aucunefois le Dieu en son essence, et quelquefois la fortune, et quelquefois la fatale destinée: car quand ils disent,
O Jupiter regnant sur le mont Ide:
Et aillieurs,
O Jupiter qui est plus que toi sage?
ils parlent en ces lieux-là, et autres semblables, du Dieu: mais quand en discourant des causes des choses qui se font, il vient à les nommer en disant,
D'hommes vaillants elle jeta grand nombre,
Avant leur temps, en la tenebreuse ombre
Des creux enfers. le vouloir tel était
De Jupiter qui cela permettait.
en ce lieu-là il entend par Jupiter la fatale destinée. Car il n'est pas vraisemblable que le poète pensast, que Dieu autrement machinât du mal aux hommes, mais bien veut-il en passant donner à entendre, que la nécessité des choses humaines est telle, qu'il est fatalement predestiné à toutes villes, toutes armées, et tous Capitaines, s'ils sont bien sages, que leurs affaires aussi nécessairement prospereront, et qu'ils viendront enfin au dessus de leurs ennemis: mais si au contraire, se laissants aller à leurs passions, et tombants en erreurs, ils viennent à avoir des différents, et à entrer en querelles les uns contre les autres, comme firent ceux-ci, il est forcé qu'il en sourde tout trouble, tout désordre, et que finablement l'issue n'en vaille rien.
Conseils qui sont à mal faire obstinés,
A porter fruits tels sont predestinés.
Et toutefois quand Hesiode fait, que Prometheus conseille à Epimetheus son frère,
Ne reçoi dons que Jupiter t'envoye
Du ciel en terre, ainçois les lui renvoye:
il use là du nom de Jupiter voulant, signifier la puissance de fortune: car il appelle tous les biens de fortune dons de Jupiter, comme richesse, mariages, états, et tous autres biens exterieurs, dont la possession est inutile à ceux qui n'en savent pas bien user: et pourtant estimait-il que Epimetheus étant homme de nulle valeur, et sans entendement, devait craindre et eviter toutes telles prosperités de la fortune, comme voyant bien qu'il était pour en recevoir honte, perte et dommage, plutôt qu'autrement. Et semblablement quand il dit,
N'ayes le coeur de jamais à personne
La pauvreté reprocher que Dieu donne.
il appelle là manifestement, don de Dieu, une chose fortuite, n'estimant pas que ce soit reproche, que l'on doive mettre devant le nez à un homme, qu'il soit par cas de fortune pauvre: mais bien que la pauvreté qui procède de paresse, de lâcheté, di'oisiveté, ou bien de folle dépense, et de superfluité, soit reprochable et honteuse. Car n'ayants pas encore lors ce mot de Fortune en usage, et néanmoins connaissants <p 15v> déjà bien que la puissance de celle cause variante, inconstamment et incertainement ne se pouvait pas eviter par discours d'entendement humain, ils exposaient cela, et le déclaraient comme ils pouvaient par les noms des Dieux, ne plus ne moins que nous en commun langage appellons quelquefois des affaires, des meurs, et natures de personnes, des propos, et des hommes mêmes, célestes et divins. Voila un expédient et moyen pour soudre et corriger plusieurs sentences, qui semblent de prime face impertinemment et importunément dites de Jupiter, comme sont celles-ci,
Jupiter a sur le sueil de sa porte
Deux tonneaux pleins de l'une et l'autre sorte
De sorts, dont l'un est rempli des heureux,
L'autre contient ceux qui sont malheureux. Et cette-ci,
Le haut tonnant ne voulut pas conduire
A bonne fin leurs serments, mais pour nuire
Autant aux uns qu'aux autres, leurs transmît
Signes du ciel, dont en erreur les mit.
De là sourdit aux Troiens et aux Grecs
Le mal qui tant leur causa de regrets:
Pource qu'ainsi à Jupiter plaisait,
Qui tellement fourvoyer les faisait.
Car tout cela se doit entendre de la Destinée fatale, ou de la fortune, les causes desquelles sont incomprehensibles à notre entendement, et ne sont du tout point en notre puissance. Mais là où il y a chose conforme à la raison et à la semblance de vérité, là estimons nous que proprement il entende Dieu quand il nomme Jupiter, comme en ces passages-ici,
Par les squadrons des autres il allait,
Mais rencontrer Ajax il ne voulait,
Car Jupiter a en haine celui,
Lesquel s'attache à un plus fort que lui.
Et ailleurs,
Jupiter est des grands cas soucieux,
Mais les petits il laisse aux demi-Dieux.
Aussi faut-il avoir bien soigneusement l'oeil aux autres dictions, qui se tournent et transfèrent à signifier plusieurs choses diverses, et qui se prennent diversement par les Poètes, comme est entre autres ce mot Areté, c'est à dire, vertu: [...] car pource que non seulement elle rend les hommes sages, prudents, justes et bons, tant en faits qu'en dits, mais aussi ordinairement leur acquiert honneur, gloire et authorité: à cette cause ils appellent souvent Areté glorieuse renommée et puissance, ne plus ne moins qu'ils appellent Elaea, c'est à dire, l'olive, [...] et Phegos la fouïne, du même nom que les arbres qui les portent: [...] et pourtant quand le jeune homme trouvera en lisant les poètes ces passages,
Les Dieux ont mis la sueur au-devant
De la vertu.
Et, Lors les Gregeois rompirent par vertu
Des ennemis le squadron combattu.
Et, S'il faut mourir, honorable est la mort
Quand par vertu du monde ainsi l'on sort.
qu'il pense incontinent que cela est dit de la meilleure, plus excellente, et plus divine habitude qui puisse être en nous, laquelle nous entendons que ce soit droitture de raison et de jugement, le cime de nature raisonnable, et une disposition de l'âme <p 16r> consentant et s'accordant avec soi-même. Mais quand au contraire il viendra à lire ces autres lieux ici,
C'est Jupiter qui fait la vertu croître,
Comme il lui plaît, és hommes, et decroître. Et celui-ci,
Gloire & vertu vont après la richesse.
qu'il ne demeure pas pour cela ébloui d'ébahissement de l'heur des riches, et s'en emerveillant comme s'ils avaient incontinent avec leur richesse la vertu achetée à prix d'argent, ni ne se persuade pas qu'il soit en la puissance de Fortune, augmenter, ou raccourcir et diminuer sa prudence, ains estime que le Poète aura là usé du nom de vertu pour signifier honneur, authorité, prosperité, ou quelque autre chose semblable: ne plus ne moins que ce mot [...], c'est à dire, malice, se prend aucunefois par eux en sa propre signification, pour la mauvaistié ou méchanceté de l'âme, comme quand Hesiode écrit,
De la malice on en trouve à foison.
aucunefois il se prend pour quelque autre mal ou malheur, comme quand Homere dit,
Les hommes tous vieillissent en malice.
Car celui s'abuserait grandement qui se persuaderait, que les Poètes prissent béatitude et l'entendissent precisément, comme font les Philosophes pour une habitude parfaite, et une possession entière de tous biens, ou bien pour une perfection de vie coulante heureusement selon nature, pource que bien souvent ils en abusent, en appellant l'homme opulent en biens, heureux, et en nommant puissance, honneur, et authorité, béatitude et félicité. Homere a bien usé proprement de ces termes en ces vers,
Pour posseder une grande chevance
Je n'ai point plus au coeur d'éjouissance.
aussi fait Menander, quand il dit,
De tout avoir j'ai chez moi grande somme,
Et pour cela chacun riche me nomme,
Mais bienheureux pas un seul ne m'appelle.
Et Euripides fait un grand trouble, et une grande confusion, quand il dit ainsi,
jà ne me soit donnée vie heureuse,
Pour être aussi ensemble douloureuse. Et en autre lieu,
pourquoi vas-tu honorant tyrannie,
Qui est heureuse injustice et benie?
Si ce n'est que l'on prenne les termes par translation, en autre signifiance qu'en leur propre. Mais à tant c'est assez parlé de ce propos. Au reste il ne faut pas recorder une fois seulement, mais plusieurs, aux jeunes gens, et leur remettre souvent devant les yeux, que la Poésie ayant pour son propre sujet l'imitation, use d'ornement et d'enrichissement, en décrivant les choses qui se présentent à elle, et les moeurs et naturels des personnes, mais toutefois elle n'abandonne point la semblance de vérité, pource que l'imitation délecte le lisant, d'autant qu'elle tient du vraisemblable: et pourtant l'imitation qui ne veut pas de tout point se départir de la vérité, exprime les signes de vice et de vertu, qui sont mêlés parmi les actions, comme fait celle d'Homere, laquelle ne s'arrêtant aucunement aux étranges opinions des Stoïques, qui disent qu'il ne peut avoir rien qui soit de mal conjoint avec la vertu, ni aussi de bien avec le vice, ains que du tout, en tout, et par tout l'ignorant faut et pèche toujours, et au contraire aussi, que le sage fait toujours et en toutes choses bien. Car ce sont les opinions des Stoïques, que l'on dispute par les écoles: mais aux affaires de ce monde, et en la vie des hommes, ainsi que dit Euripides,
possible n'est que le mal de tout point
<p 16v> D'avec le bien, non mêlé, soit déjoint:
ains y a toujours mêlange de l'un avec l'autre. Mais sans vérité la poésie use fort de varieté et de diversité: car les diverses mutations sont celles, qui donnent aux fables la force de passionner les lisans, et qui font les étrange evenements, et contre l'opinion de ceux qui les lisent, en quoi consiste le plus grand ébahissement, et dont procède le plus de plaisir: au contraire, ce qui est simple et uniforme n'apporte point de passion, et n'y a point de fiction: d'où vient que les Poètes ne font jamais que mêmes hommes gagnent toujours, ne qu'ils soient toujours heureux, ne que toujours ils fassent bien: qui plus est, quand ils feignent que les Dieux mêmes s'entremettent des affaires des hommes, ils ne les font pas sans passion, ni exempts d'erreur et de faute, de peur que ce qui passionne, et qui tient suspendus en admiration les coeurs des hommes en la poésie, ne demeure oisif et amorti, s'il n'y avait aucun danger, ni aucun adversaire. Cela étant ainsi, menons le jeune homme à lire les oeuvres des poètes: non étant prevenu de telles opinions touchant ces grands et magnifiques noms-là des anciens, comme s'ils avaient été sages, justes et vertueux Rois en toute perfection, et par manière de dire, la règle de toute vertu et de toute droitture: car autrement, il en rapportera grand dommage, s'il y va avec cette opinion de trouver tout bon ce qu'ils diront, et de l'admirer, et non pas d'en haïr aucuns, et approuver celui qui blâme ceux qui font ou qui disent de telles choses:
O Jupiter, Apollo, et Minerve,
Que nul des Grecs sa vie ne préserve,
ni des Troiens: mais que nous échappions
La mort, afin que tous seuls nous sappions
Les hautes tours et murailles de Troie.
Et, j'ai entendu la voix très pitoyable
De cassandra la fille misérable
Au Roi Priam, que my femme traîtresse
Clytaemnestra, en cruelle détresse
A fait mourir, pour une jalousie
D'elle et de moi, dont elle était saisie.
Et, De me mêler avec la concubine
A mon vieil père, afin que la mastine
En eût après en haine le vieillard.
Ce qui je crus, et fus lâche paillard.
Et, Jupiter père, il n'y a Dieu aux cieux
Qui soit autant que toi pernicieux.
Le jeune homme ne s'accoutume point à jamais louer aucun propos semblable, ni n'aille point cherchant aucunes couvertures pour l'escuser, ni ne s'étudie point à inventer des déguisements colorés pour masquer des choses infâmes et vilaines, à fin de montrer la subtilité et vivacité de son esprit: mais plutôt, qu'il estime que la Poésie est une imitation d'hommes, de moeurs, et de vies non entièrement parfaites, ou du tout irrépréhensibles, ains mêlées de passions, de fausses opinions, et d'ignorance, mais qui bien souvent par la dextérité et bonté de leur nature se reviennent à ce qui est le meilleur. Quand le jeune homme se sera ainsi preparé, et aura ainsi informé et instruit son entendement, de manière que les choses bien faites et bien dites lui emouveront le coeur, et l'affectionneront, et au contraire, les mauvaises lui déplairont, et le fâcheront: cette instruction de son jugement fera, que sans aucun danger il pourra lire et ouïr toutes sortes de livres poétiques. Mais celui qui admire tout, qui s'apprivoise à tout, et qui a déjà le jugement asservi par la magnificence de ces grands noms heroïques, ne plus ne moins que ceux des disciples de <p 17r> Platon qui contrefaisaient les hautes espaules de leur maître; et le begueyement d'Aristote, ne se donnera garde qu'il se laissera trop aisément aller à des choses mauvaises. De l'autre côté aussi ne faut-il pas faire comme les superstitieux, qui quand ils sont en un temple, craignent effroieement tout, et adorent tout, ains faut hardiment prononcer autant ce qui est dit importunément et méchamment, que ce qui l'est bien et sagement. Comme, pour exemple, Achilles voyant les gens de guerre tous les jours tomber malades, se fâchant de voir la guerre aller ainsi en longueur, lui principalement qui avait si grand renom et si grande réputation en la guerre, assemble le conseil: mais davantage étant homme savant en la médecine, et voyant après le neufiéme jour, qui est critique, c'est à dire, auquel se fait la judication de la convalescence, ou de la mort, que ce n'était point une maladie ordinaire, ni contractée des causes accoutumées et communes, il se dresse en pieds pour parler, non pas au commun peuple, ains pour donner conseil au Roi, en disant,
Fils d'Atreus, il sera nécessaire
De retourner, ce crois-je, sans rien faire.
Il dit cela sagement et modestement, et lui seyait bien de le dire: mais là où le devin dit, qu'il redoute le courroux du plus puissant de tous les Grecs, Achilles lui répond alors, non plus sagement ni modestement, en jurant, que nul, tant comme il serait vivant, ne lui mettrait la main sur le collet: et y ajoutant davantage, non pas si tu disais Agamemnon même: montrant en cela un mêpris et va contemnement de celui qui avait l'auctorité souveraine: et passant encore outre en fureur de colère, il met la main à l'épée, en volonté de le tuer: ce qui n'eût été ni sagement, pour son honneur, ni utilement fait à lui: et puis s'en repentant soudain,
Dants le fourreau son épée il remît,
Minerve au coeur ce bon conseil lui mit.
En quoi il fit bien et honnêtement, que n'ayant peu de tout point retrancher sa colère, au moins la modera-il, et la retint sous l'obéissance de la raison, avant que de commettre aucun exces, auquel il n'y eut point eu de remede. Pareillement aussi Agamemnon, en ce qu'il fait et qu'il dit en l'assemblée du conseil, est digne de moquerie: mais en ce qu'il ordonne touchant Chryseïs, est plus vénérable, et maintient plus sa majesté Royale. Car Achilles, cependant que l'on lui enléve la belle Chryseïde,
Loin de ses gens se retirant à part,
S'en va pleurer chaudement à l'esquart.
Mais Agamemnon conduisant lui-même la sienne jusques dedans la navire, la livrant et la renvoyant à son père, celle que naguere il avait dit, qu'il l'aimait plus cherement qu'il ne faisait sa propre femme épousée, il ne fit rien indigne de lui, ne qui sentît son homme passionné d'amour. Et au contraire, Phoenix étant maudit par son père, à cause de sa concubine, dit ces propos,
Je fus en train d'aller tuer mon père,
Mais quelque Dieu refréna ma colère,
Me remontrant comme ma renommee
En demeurrait à jamais diffamee
Entre les Grecs, par lesquels interdit
Nommé serais parricide maudit.
Aristarchus ayant en horreur telle abomination, ôta ces vers en Homere. Mais ils ne sont pas mal à propos en ce lieu là, pource que Phoenix en cet endroit là enseigne à Achilles, comme la colère est une violente passion, et comme il n'est chose que les hommes n'osent commettre quand ils sont enflammés de courroux, quand ils ne veulent pas user de raison, ni croire ceux qui les adoucissent. Car il introduit Meleager qui se courrouce à ses citoyens, et puis après se rappaise, reprenant en cela <p 17v> et blâmant sagement les passions, mais louant aussi ceux qui ne s'y laissent point aller, ains y resistent, et les maîtrisent, et s'en repentent, comme étant chose honnête et utile. Il est vrai qu'en ces passages là, la différence est toute évidente et manifeste, mais là où il y a quelque obscurité et incertitude de la sentence et intelligence des propos, il faut arrêter le jeune homme en cet endroit là, et lui enseigner à faire une telle distinction: Si Nausicaa voyant Ulysses homme étranger, s'échauffa de la même passion qu'avait fait Calypso envers lui, comme celle qui ne demandait que son plaisir, étant déjà en âge de marier, et dit forâtrement ces paroles à ses chambrières,
Plût or à Dieu qu'un tel mari me vînt,
Et qu'avec moi volontiers il se tînt.
son audace et son incontinence est à reprendre: mais si par les propos d'Ulysses ayant aperçu qu'il était homme de bon sens et de bon entendement, elle souhaitte plutôt être mariée avec lui, qu'avec un de son pays qui ne sût que baller, ou voguer sur la mer, en ce cas elle serait digne de louer. Au cas pareil quand Penelopé devise gracieusement et courtoisement avec les poursuivants qui la demandaient en mariage, et que eux à l'encontre lui donnent des habillements, joyaux d'or, et autres ornemens à parer les Dames, Ulysses s'en réjouissant,
Il leur tirait des dons de dessous l'aile,
Et en prenait son plaisir avec elle:
s'il s'éjouissait de ce que sa femme recevait des dons, et qu'il prenait plaisir au gaing qu'il y avait, il surpassait en maquerellage le Polyager qui est tant moqué et picqué par les Poètes comiques,
Polyager a bon heur qui lui rit,
C'est pour autant que chez lui il nourrit
Du ciel la chèvre, et par son influence
Il reçoit biens mondains en affluence.
Mais s'il le faisait pource qu'il esperait par ce moyen les avoir mieux sous sa main, et moins se doutant de ce qu'il leur gardait, en ce cas-là son éjouissance et son assurance étaient fondées en raison. Semblablement aussi au denombrement qu'il fait des biens que les Phaeaciens avaient exposés avec lui sur le rivage, et puis avaient fait voile, si véritablement en telle solitude, et en telle incertitude de l'état où il se trouve, il a peur de son argent et de ses biens,
Q'ils ne s'en soient ainsi allés d'emblée,
Pour lui avoir aucune chose emblée:
il est, à l'aventure, plus digne de commiseration, que de detestation, pour avarice. Mais si, comme aucuns pensent, n'étant pas assuré qu'il fut en l'Île d'Ithace, il estime que la conservation de ses biens et de son argent soit une certaine preuve et demontration de la légalité et sainteté des Phaeaciens, pource que autrement ils ne l'eussent pas ainsi transporté en terre étrange sans y avoir profit, et ne l'eussent pas laissé là en s'en allant sans toucher à rien du sien, il n'use pas en cela de mauvais indice, et est sa providence en ce fait digne de louange. Il y en a bien quelques-uns qui blâment même cette exposition de lui sur le rivage, s'il est vrai qu'elle fut faite par les Phaeaciens lui dormant, et dit-on que les Thyrreniens en gardent ne sais quelle histoire, par laquelle il appert que Ulysses de sa nature aimait fort à dormir, et que pour cette cause, bien souvent on ne pouvait pas parler à lui: mais si le sommeil n'était pas véritable, et que ayant honte de renvoyer les Phaeaciens qui l'avaient amené, sans les festoyer chez lui, et leur faire des présents, et ne pouvant faire qu'il ne fut découvert et connu par ces ennemis, s'ils demeuraient avec lui, il usa de ce pretexte pour couvrir et celer sa perplexité de ne savoir comment il devait faire, <p 18r> en faisant semblant de dormir, en ce cas ils l'approuvent. En donnant doncques de tels avertissements aux enfants, nous ne les laisserons point tomber en corruption de moeurs, ains plutôt leurs imprimerons un zele et un désir des choses meilleures, en leur louant ainsi les bonnes, et blâmant les mauvaises. Ce que principalement il convient faire és Tragoedies, là où bien souvent il y a des propos affettés, et paroles fines et malicieuses sus des actes vilains et déshonnêtes car ce que dit Sophocles en un passage n'est pas universellement vrai,
On ne saurait parler honnêtement
De ce qui est fait déshonnêtement.
Car lui-même bien souvent en de mauvaises natures, et en faits reprochables, a accoutumé de les pallier avec certains propos riants et raisons apparentes: et son compagnon Euripides, tout de même. Ne voyons nous pas qu'il fait, que Phaedra accuse Theseus de son forfait d'elle-même, disant que c'est à cause de ses méchancetés qu'elle est devenue amoureuse d'Hippolytus: et si donne une semblable audace à Helene en la Tragoedie des Troades contre la Roine Hecuba, disant que c'était celle qui avait plutôt mérité d'être punie, pource qu'elle avait enfanté Alexandre Paris son adultère? Le jeune homme doncques ne doit point prendre coutume de trouver telles inventions galantes ni de bon esprit, et de rire à telle subtilités et telles arguties de devis, ains de haïr autant ou plus les paroles d'intempérance et de dissolution, que les faits mêmes. Parquoi en tous propos il sera toujours bon d'en rechercher la cause, ne plus ne moins que faisait Caton quand il était encore jeune enfant, car il faisait tout ce que son Paedagogue lui commandait, mais il lui demandait toujours la cause et la raison de chaque commandement: mais aux Poètes il ne faut pas croire tout, comme l'on ferait ou à des Paedagogues, ou à des Legislateurs, si la matière sujette n'est fondée en raison, et elle sera fondée en raison lors qu'elle sera bonne et honnête: mais si elle est méchante, alors elle devra sembler folle et vaine. Or y a il des gents qui demandent et recherchent âprement et curieusement que c'est qu'a voulu dire Hesiode en ce vers,
Ne mets le pot au dessus de la tasse. Et Homere en ceux-ci,
Le chevalier de son char demonté,
Qui sur celui d'autre sera monté,
Combattre avec la forte javeline.
Et des autres choses qui sont bien de plus grande conséquence, ils en reçoivent la créance légèrement, sans rien enquérir ni examiner, comme sont ces propos ici,
Qui sent son père ou sa mère coulpable
De quelque tare, ou faute reprochable,
Cela de coeur bas et petit le rend,
Combien qu'il eût de sa nature grand. Et celui-ci,
celui qui a la fortune adversaire,
doit abbaisser son courage haulsaire.
Et autres telles sentences, lesquelles touchent aux moeurs, et troublent la vie des hommes, leur imprimants de mauvaus jugements, et des opinions lâches, qui n'ont rien de l'homme magnanime, si ce n'est que nous nous accoutumions à leur contredire à chaque point, en cette manière: pourquoi est-il besoin, que celui qui a fortune contraire abbaisse son courage, et non plutôt qu'il s'éleve contre elle, et se maintienne haut, et non sujet à être rabbaissé ni ravallé par les accidents de la fortune? Et à quelle cause, pour être né d'un père fol ou vicieux, faut-il que j'aie le coeur abattu, si je suis homme de bien et sage? Est-il plus raisonnable, que l'ignorance et faute de mon père me tienne bas et n'osant lever la tête, que ma propre valeur et vertu me hausse le courage? Car celui qui resiste faisant de telles oppositions à l'encontre, <p 18v> et ne donne pas le flanc, par manière de dire, à tout propos, comme à tout vent, ains estime que cette sentence de Heraclitus soit sagement dite,
Un homme mol s'étonne de tout ce qu'il oit dire.
celui-là, dis-je, reboutera et rejettera plusieurs propos des Poètes, qui ne seront ni profitables ni véritables. Ces observations done feront, que le jeune homme pourra ouïr et lire sans danger les Poètes. Mais pour autant que ne plus ne moins qu'en la vigne le fruit bien souvent est caché dessous les pampres et les branches, de sorte que l'on ne le voit point, à cause qu'il est tout couvert: aussi en la diction poétique, et parmi les fables et fictions des Poètes, il y a beaucoup d'avertissements utiles et profitables, que le jeune homme ne peut apercevoir de lui-même, et néanmoins il ne faut pas qu'il s'en écarte, ains qu'il s'attache fermement aux matières qui peuvent servir à le dresser à la vertu, et qui peuvent lui former ses moeurs. Il ne sera pas mauvais de discourir un peu sur ce propos en peu de paroles, touchant sommairement les choses en passant, laissant les longues narrations, confirmations, et la multitude d'exemples à ceux qui écrivent plus à l'ôtentation. premièrement doncques, le jeune homme connaissant les bonnes moeurs, et bonnes natures des hommes, et les mauvaises aussi, qu'il prenne bien garde aux paroles et aux faits que le Poète leur attribue au plus près de ce qui leur est convenable, comme Achilles dit à Agamemnon, encore qu'il le dise en colère,
Jamais à toi pareille récompense
Je n'ai, non pas quand des Grecs la puissance
Un jour aura la grande Troie prise.
Mais Thersites tensant le même Agamemnon dit,
Du cuivre à force il y a en ta tente,
Mainte captive en beauté excellente,
Dequoi les Grecs un présent te feront
Premier de tous, quand pris Troie ils auront. Et derechef Achilles,
Si Jupiter tant nos voeux favorise,
Que par nous soit Troie la grande prise. Et Thersites,
Que prisonnier j'amenerai lié,
moi, ou des Grecs quelqu'un autre allié.
Semblablement en la revue de l'armée que fait Agamemnon, passant au long de toutes les bandes, il tance Diomedes, lequel ne lui répond rien,
Du Roi portant à la voix révérence.
Mais Sthenelus, dont il ne faisait point de compte, lui réplique,
Fils d'Atreus ne dis parole vaine,
vu que tu sais la vérité certaine:
Nous nous vantons de valoir beaucoup mieux,
Que n'ont jamais fait tous nos peres vieux.
La différence qu'il y a entre ces personnages bien remarquée instruira et enseignera le jeune homme, que c'est chose honnête, que d'être humble et modeste: et au contraire, l'advertira de fuïr l'orgueil et l'outrecuidance, et le parler hautainement de soi, comme chose mauvaise. Aussi sera-il expédient et utile d'observer en ce passage, ce que fait Agamemnon, car il passe outre Sthenelus, sans s'arrêter à parler à lui: mais il ne met pas ainsi à nonchaloir Ulysses qui s'était senti picqué,
Ainsi parla et lui rendit réponse,
Quand il connut que choler lui fronce
La face, et l'autre après lui répliqua.
Car de répondre à tout le monde, c'est à faire à un poursuivant qui fait la cour, et non pas à un Prince qui retient sa dignité: mais aussi de mêpriser tout le monde <p 19r> c'est fait en homme superbe et fol. Aussi fait très bien Diomedes, lequel étant repris et tancé par le Roi, se tait, en la bataille: mais après la bataille, il parle hardiment à lui,
Tu m'as des Grecs le premier assailli,
Me reprochant d'avoir le coeur failli.
Ce sera aussi bien fait d'entendre et observer la différence qu'il y a entre un homme prudent, et un devin, qui ne veut qu'apparaitre et se montrer: Car Calchas ne choisit point le temps opportun, et ne se soucia point de charger publiquement devant tout le monde le Roi Agamemnon, disant que c'était lui, et non autre, qui leur amenait la pestilence. Mais Nestor, au contraire, voulant mettre en avant le propos de reconciliation avec Achilles, de peur qu'il ne semblât qu'il voulût devant tout le peuple accuser le Roi d'avoir failli, et de s'être trop laissé transporter à sa colère, il l'admoneste,
Donne à disner aux Seigneurs de grand âge,
Venir t'en peut tout honneur sans dommage:
L'avis adonc de plusieurs tu prendras,
Et au meilleur sagement te tiendras.
Puis, après le souper, il envoye ses ambassadeurs. L'une de ces deux diverses façons de faire est, dextrement r'habiller une faute: l'autre est, injurieusement accuser et faire honte à un homme. davantage il faut aussi noter la diversité qu'il y a entre les nations, qui est de telle sorte. Les Troiens courrent sus à leurs ennemis avec grands cris et fierté grande, et les Grecs avec un silence, craignants leurs capitaines: car craindre ses capitaines et ses supérieurs lors que l'on vient aux mains avec l'ennemi, est signe de vaillance, et ensemble de bonne discipline militaire. D'où vient que Platon conseille d'accoutumer les hommes à craindre plutôt les répréhensions et les choses laides et vilaines, que non pas les travaux ni les dangers: et Caton disait, qu'il aimait mieux ceux qui rougissaient, que ceux qui pâlissaient. Et quant aux promesses, il y a aussi des marques propres pour reconnaître les sages d'avec les folles: car Dolon promet.
Tout à travers du camp je passerai,
Tant qu'à la nef d'Agamemnon sera.
Au contraire, Diomedes ne promet rien de soi, mais il dit qu'il aura moins de peur quand il sera envoyé avec un autre. C'est doncques chose honnête et digne d'hommes Grecs, que la prevoyance: mais c'est chose mauvaise et barbaresque, que la fiere temérité: pourtant faut-il imiter l'une, et rejeter l'autre arrière. Il y aura bien aussi quelque proffitable speculation, en observant ce qui advint aux Troiens et à Hector lors qu'il s'apprêta pour combattre d'homme à homme contre Ajax. Aeschylus étant un jour à regarder l'ébattement des jeux Isthmiques, l'un des combattants à l'escrime des poings ayant reçu un grand coup de poing sur le visage, l'assemblée s'en écria tout haut: et lui se prit à dire, «Voyez ce que fait l'accoutumance et l'exercitation: ceux qui regardent crient, et celui qui a reçu le coup ne dit mot:» Aussi le Poète disant, que les Grecs se réjouirent grandement quand ils vîrent venir Ajax sur les rangs bien armé à blanc, mais
Tous les Troiens tremblaient de froide peur,
Et Hector eut un battement de coeur,
Qui est-ce qui avec plaisir ne remarque cette différence? celui qui va pour combattre n'a que le coeur qui lui saute, comme s'il allait pour luicter seulement, ou pour gagner le prix d'une course: mais tout le corps tremble et très saut à ses gens qui le regardent, pour la peur qu'ils ont du danger de leur Roi, et pour la bonne affection <p 19v> qu'ils lui portent. Il faut aussi remarquer ici la différence qu'il y a entre le plus vaillant et le plus lâche de tous les Grecs: car quant à Thersites,
Il haïssait le preux Achilles fort,
Et voulait mal à Ulysses de mort.
Mais Ajax ayant toujours cherement aimé Achilles, porte encore témoignage de sa vaillance en parlant à Hector,
De ce combat d'homme à homme, la preuve
Te montrera quels champions on treuve
En l'ost Grec, outre Achilles parangon
De la prouesse, ayant coeur de lion.
Cela est une particulière louange d'Achilles: mais ce qui suit après est dit à la louange de tous universellement, non sans utilité,
Nous sommes tels, que pour tête te faire
On nous verra plusieurs en avant traire.
Car il ne se fait ni seul ni plus vaillant que les autres pour le combattre, ains dit qu'il y en a plusieurs autres suffisants pour lui faire tête. Cela doncques suffira quant à la diversité des personnes, si nous n'y voulons d'aventure ajouter encore cela davantage, qu'il y eût en cette guerre plusieurs Troiens qui furent pris prisonniers vifs, et des Grecs pas un: et que plusieurs d'iceux se sont abbaissés jusques à se jeter aux pieds de leurs ennemis, comme Adrastus, les enfants d'Antimachus, Lycaon, Hector lui-même, qui pria Achilles pour sa sepulture: mais des autres nul, comme étant chose barbare de s'humilier en bataille devant son ennemi, et le supplier: et au contraire valeur Grecque, de vaincre en combattant, ou bien, mourir vertueusement. Or tout ainsi comme és pâturages l'abeille cherche pour sa nourriture la fleur, la chèvre laffeuille verte, le pourceau la racine, et les autres bêtes la semence et le fruit: aussi en la lecture des poèmes l'un en cueille la fleur de l'histoire, l'autre s'attache à la beauté de la diction, et à l'élégance et douceur du langage, ainsi comme Aristophanes parle d'Euripide,
Car la rondeur de son parler me plaît.
Les autres se prennent à ce qui peut servir à former ls meurs, ausquels ce présent traité s'adresse. Ramenons leur doncques en mémoire, que celui qui aime les fables remarque bien ce qu'il y a de subtilement et ingenieusement inventé: et semblablement, que celui qui est studieux d'éloquence y note diligemment ce qu'il y a d'écrit purement et artificiellement: et par ainsi qu'il n'est pas raisonnable, que celui qui aime l'honneur et la vertu, et qui ne prend pas les poètes en main par manière de jeu et d'ébattement pour passer son temps, mais pour en tirer utile instruction, écoute négligemment et sans fruit les sentences que l'on y treuve, à la recommandation de la prouesse, de la tempérance, et de la justice: comme sont celles ci,
Diomedes d'où vient cette faiblesse,
Que nous mettons en oubli la prouesse?
Approche toi de moi pour faire tête.
En cet endroit reproche déshonnête
Ce nous serait, si en notre présence
Hector prenait nos vaisseaux sans défense.
Car de voir le plus sage, et le plus prudent Capitaine des Grecs au danger de mourir, et d'être perdu avec toute l'armée, redouter et craindre non la mort, mais la honte et le reproche, cela sans point de doute devra rendre le jeune homme grandement affectionné à la vertu. Et cette-ci,
Minerve avait plaisir tout évident <p 20r>
D'un homme juste et ensemble prudent.
Le Poète fait une telle conclusion, que la Déesse Pallas ne prend plaisir à un homme ni pour être beau de corps, ni pour être riche, ni pour être fort et robuste, mais seulement pour être sage et juste: et en un autre passage quand elle dit, qu'elle ne le délaisse ni ne l'abandonne point, pource qu'il était
Sage, rassis, prudent et avisé,
le Poète nous donne clairement à entendre, que cela signifie, qu'il n'y a en nous que la vertu seule qui soit divine, et aimée des Dieux, s'il est ainsi que naturellement chaque chose se réjouit de son semblable. Et pource qu'il semble que ce soit une grande perfection à un homme, comme à la vérité elle l'est, pouvoir maîtriser sa colère, c'est encore une plus grande vertu de prevenir et pourvoir à ce que l'on ne tombe point en colère, et que l'on ne s'en laisse point surprendre. Il faut aussi advertir les lisants de cela bien soigneusement, et non point en passant, comme Achilles qui de sa nature n'était point endurant ne patient, commande à Priam qu'il se taise, et qu'il ne l'irrite point, en cette manière,
Garde vieillard d'irriter ma colère,
Car de moi-même assez je délibére
De te livrer ton fils: et puis après,
J'en ai du ciel commandement expres.
Mais garde toi que je ne te dechasse
Hors de ma tente, et que je ne trêpasse
Ce que mandé m'a Jupiter bruyant,
quoi que venu tu sois en suppliant.
Et puis après avoir lavé et enseveli le corps d'Hector, lui-même le met dedans le chariot, devant que le père le vît ainsi déchiré qu'il était,
De peur qu'étant le père vieil atteinct
D'âpre douleur, son courroux il ne tint,
Voyant le corps de son fils dechiré,
Et que cela n'est encore empiré
Le coeur selon d'Achilles, tellement
Que sans avoir egard au mandement
De Jupiter, de sa tranchante épée
Soudain la tête il ne lui eût coupée.
Car se connaître sujet à soi courroucer, et de nature âpre et courageux, mais en eviter les occasions et s'en garder, en prevenant de loin avec la raison, de sorte que non pas même malgré soi il ne tombât en celle passion, cela est acte de merveilleuse providence. Ainsi faut-il, que celui qui se sent aimer le vin, face à l'encontre de l'ivrongnerie, et semblablement à l'encontre de l'amour celui qui se sent de nature amoureuse, comme Agesilaus ne voulut pas se laisser baiser par un beau jeune fils, qui s'approcha de lui pour cet effet: et Cyrus n'osa pas seulement voir Panthea: là où, au contraire, les fols et malappris vont euxmêmes amassant la matière pour enflammer leurs passions, et se precipitent volontairement eux-mêmes dedans les vices dont ils se sentent tarés, et ausquels ils sont le plus enclins. Au contraire Ulysses non seulement arrête et retient sa colère, mais qui plus est, sentant par les paroles de Telemachus qu'il était un peu âpre, et qu'il haïssait les méchants, il l'adoucit, et le prepare de longue main, lui commandant de ne remuer rien, ains avoir patience,
Si de mêpris ils me font demontrance
En ma maison, passe tout en souffrance
Patiemment, quelque tort qu'on me face <p 20v>
Devant tes yeux, voire si en la place
Ils me traînaient par les pieds attaché,
Ou s'ils avaient sur moi leur arc lasché,
Endure tout, le voyant, sans mot dire.
Car tout ainsi, que l'on ne bride pas les chevaux cependant qu'ils courent, mais devant qu'ils aient commencé leur course, aussi méne-l'on au combat ceux qui sont courageux et malaisés à tenir, après les avoir preparés et domptés premièrement avec la raison. Il ne faut pas non plus passer négligemment par-dessus les dictions, non que je vueille que l'on se joue, comme fait Cleanthes, car il se moque bien souvent, en faisant semblant d'interpreter ces vers,
Jupiter père au mont Ida regnant,
Et, [...].
Car il veut que l'on lise ces deux mots d'un tenant, comme si ce n'en était qu'un seul qui signifiât les exhalations qui se lévent de la terre. Chrysippus aussi en beaucoup d'endroits est froid et maigre, non pource qu'il se joue, mais pource qu'il veut subtilizer impertinemment en forçant la signifiance des mots: comme quand il veut, que [...] signifie aigu en dispute, et transcendant en force d'éloquence. Il sera donc meilleur laisser ces petites arguties-là aux grammairiens, et considérer de près d'autres observations, où il y a plus de vérisimilitude, et plus d'utilité,
Mon vouloir même y était tout contraire,
Car j'ai appris à bien vivre et bien faire. Et cette-ci,
Car il savait être à chacun affable.
Car en déclarant que la prouesse était chose que l'on peut apprendre, et montrant qu'il estime, que l'être affable aux hommes, et parler gracieusement à tout le monde, se fait par science, et avec discours de raison, il enhorte les hommes en ce faisant à n'être point nonchallants d'eux-mêmes, ains à travailler pour apprendre les choses honnêtes, et hanter ceux qui les enseignent, comme étant la couardise, la sottise et l'incivilité faute de savoir, et vraie ignorance. A cela s'accorde et convient fort proprement ce qu'il dit de Jupiter et de Neptune,
Ils sont tous deux de même sang issus,
Et d'un pays tous deux: mais le dessus
Jupiter a, pour être né devant,
Et qu'il est plus que son frère savant.
Car en ce disant il montre, que le savoir et la prudence sont qualités plus divines et plus royales: en quoi il met la plus grande excellence de Jupiter, comme estimant que toutes les autres bonnes parties suivent celle-là: aussi faut-il accoutumer le jeune homme à écouter d'une oreille non endormie ces autres sentences ici,
Jamais pour rien ne dira menterie,
Car il a trop la sagesse cherie.
Et, Antilochus qui as toujours été
Par ci-devant si sage réputé,
Qu'as-tu commis, puis que si peu tu vaux?
Tu m'as fait honte, et gâté mes chevaux.
Et, Glaucus comment as tu une parole
dite (étant tel) si superbe et si folle?
Certainement j'eusse dit, qu'en bon sens
Tu emportais le prix entre cinq cens.
comme voulant inferer, que les sages ne mentent jamais en leurs propos, et ne se montrent jamais lâches quand ce vient à un bon affaire, ni ne reprennent autrui sans raison. Et quand il dit aussi que Pandarus par sa follie se laissa induire à rompre <p 21r> les trêves, il montre assez qu'il estime, que l'homme sage ne commet jamais injustice. Autant leur en peut on semblablement enseigner touchant la continence, en s'arrêtant à considérer ces passages-ci,
Antea femme à Proetus amoureuse
De lui, était ardemment désireuse
D'être par lui en secret ambrassée,
Mais point ne peut induire ta pensée
Bellerophon, car sage tu étais,
Et rien que bon en ton coeur ne mettois.
Et, auparavant Clytaemnestra pudique
Faisait toujours refus d'acte impudique,
Car sagement alors se conduisait,
Et de bon sens en sa vie elle usait.
En ces passages nous voyons que le Poète attribue la cause de continence et de pudicité à la sagesse. Et és enhortemens que font les Capitaines à leurs soudars au fort de la bataille,
Où est la honte, Ô lâches Lyciens,
Où fuyez vous si vites comme chiens?
Et, Mettez chacun la honte et la justice
Devant vos yeux vengeresse de vice,
Car autrement certes un grand reproche
Et vitupere encontre vous s'approche.
Il semble qu'il fait les temperants et continens preux et vaillans, pource qu'ils ont honte des choses laides, et pour autant qu'ils peuvent surmonter les voluptés et soutenir les dangers: ce qui émeut aussi Timotheus à dire sagement en preschant les Grecs de bien faire, en son poème qui est intitulé, les Perses,
Honte par vous soit crainte et révérée,
Force de coeur par elle est acérée.
Aeschylus aussi met en ligne de sagesse, le non appeter d'être vu, ni passionné de convoitise de gloire, et se soublever par les louanges d'une commune, écrivant de Amphiaraus en cette sorte,
Il ne veut point sembler juste, mais l'être,
Aimant vertu en pensée profonde,
Dont nous voyons ordinairement naître
Sages conseils, où tout honneur abonde.
car se contenter de soi-même, et de sa façon de vivre quand elle est très bonne, c'est fait en homme sage, et de bon entendement. Comme ainsi soit doncques qu'ils réduisent toutes choses bonnes et honnêtes à la sagesse, cela demontre que toute espèce de vertu s'acquiert par discipline et apprentissage. Or l'abeille trouve naturellement és plus aigres fleurs, et parmi les plus âpres espines, le plus parfait miel, et le plus utile: aussi les enfants, s'ils sont bien nourris en la lecture des Poètes, en tireront toujours quelque bonne et profitable doctrine, mêmes des passages où il y a de plus mauvaises et plus importunes suspicions: comme en premier lieu, pour exemple, il semble que le Roi Agamemnon se rende fort suspect de concussion et d'avarice, d'avoir exempté d'aller à la guerre ce riche homme qui lui donna la jument Aetha,
De peur d'aller à Troie la venteuse,
Mais demeurer loin de guerre douteuse,
Chez soi en paix et toute volupté,
Car il avait de tous biens à planté.
mais toutefois il fit bien et sagement, comme dit Aristote, ayant préféré une bonne <p 21v> jument à un tel homme: car il ne vaut pas un chien, non pas certainement un âne, l'homme qui est ainsi lâche de coeur, et ainsi efféminé par délices et par abondance de richesses. Au cas pareil, il semble que Thetis fait très déshonnêtement d'inciter son fils Achilles aux voluptés, et lui ramentevoir les plaisirs de ses amours: mais encore là peut on en passant considère la continence d'Achilles, que combien qu'il fut amoureux de Briseïde, étant retournée devers lui, et sachant que la fin de sa vie était prochaine, néanmoins il ne se haste point, ni ne convoite point de jouir ce pendant tant qu'il pourra de ses plaisirs, ni ne porte point le dueil de la mort de son ami en oisiveté, comme fait le commun des hommes, en omettant les choses que requérait son devoir, ains s'abstient de volupté pour le regret et la douleur qu'il en sentait, et néanmoins ce pendant ne laisse pas de mettre la main à l'oeuvre, et d'aller à la guerre. Semblablement Archilochus n'est pas estimé de ce, qu'étant triste et déplaisant pour la mort du mari de sa soeur, lequel avait été noyé en la mer, il veut combattre et vaincre sa douleur par boire et faire bonne chère: mais néanmoins il allégue une cause là où il y a quelque apparence de raison, car il dit,
Pour lamenter, son mal ne guerirai,
ni pour jouer ne l'empireray.
Car si celui-là à bon droit disait, qu'il n'empirerait rien pour jouer, faire banquets, et se donner du plaisir, comment gâterions nous quelque chose en nos affaires, pour philosopher, ou pour vaquer au gouvernement de la chose publique, ou pour aller au palais, ou pour hanter l'Academie, ou pour nous mêler du labourage? Au moyen dequoi, les corrections soudaines d'aucunes sentences poétiques qui se font en changeant quelques mots, ne sont pas mauvaises, desquelles ont usé Cleanthes et Antisthenes. Car l'un comme les Atheniens un jour se fussent fort scandalisés et mutinés en plein Theatre à raison de ce vers,
Qu'y a il laid sinon ce qui le semble?
les appaisa sur le champ en leur jetant à l'encontre cet autre vers,
Le laid est laid, quoi qu'il le semble ou non.
Et Cleanthes réforma ce vers parlant de la richesse,
A ses amis donner, et puis dépenser
Pour la santé au corps malade rendre. En le récrivant ainsi,
A des putains donner, et puis dépenser
Pour un malade encore empiré rendre.
Et Zenon aussi corrigeant ces vers de Sophocles,
Chez un tyran qui entre, il y devient
Serf, quoi que libre il soit quand il y vient: les récrivit ainsi,
Qui entre chez un tyran ne devient
Son serf, s'il est libre quand il y vient.
par l'homme libre il entend celui qui n'est point timide, ains magnanime, et qui n'a point le coeur-aisé à ravaler. Qui empêchera donc, que nous ne puissions aussi retirer les jeunes gens du pis au mieux, en usant de semblables emendations?
Ce qui est plus à l'homme souhaitable,
Est quand le trait de son soin délectable
Chet à l'endroit où plus il le demande. Mais plutôt,
Ce qui est plus à l'homme souhaitable,
Est quand le trait de son soin profitable
Chet à l'endroit duquel plus il amende.
Car appeter ce qui ne se doit pas vouloir, et l'obtenir et avoir, est chose misérable, et non pas souhaitable. Et,
Pas engendré ne t'a le père tien
<p 22r> Pour en ce monde avoir, sans mal, tout bien:
Il faut sentir aucunefois liesse,
Et quelquefois aussi de la tristesse.
Mais bien, dirons nous, faut-il sentir liesse, et avoir contentement, quand on peut avoir moyennement ce qui est nécessaire, pource que
Pas engendré ne t'a le père tien
Pour en ce monde avoir, sans mal, tout bien. Et cet autre,
Lás, c'est un mal envoyé des hauts Dieux,
Quand l'homme sait et voit devant ses yeux
Le bien, et fait néanmoins le contraire.
Mais bien est ce une faute brutale, desraisonnable, et misérable avec, que savoir et connaître ce qui est le meilleur, et néanmoins se laisser aller au pire par lâcheté de coeur, par paresse, ou par incontinence.
Les moeurs, non pas le parler, persuadent.
Mais bien sont-ce les moeurs et la parole ensemble qui persuadent, ou les moeurs par le moyen du parler, comme le cheval se manie avec la bride, et le pilote régit sa navire avec le timon: car la vertu n'a point de si gracieux ne si familier instrument, que la parole.
L'Affection tienne à aimer est-elle
Encline au mâle, ou plus à la femelle? réponse,
Où beauté est, ambidextre je suis.
Il valait mieux dire, Où continence est, l'homme est ambidextre véritablement, et n'encline ni en une part ni en l'autre: et au contraire, celui qui par la volupté et beauté est tiré tantôt ci tantôt là, est gaucher, inconstant et incontinent.
connaître Dieu l'homme prudent espeure. Mais plutôt,
connaître Dieu l'homme prudent assure.
Et au contraire il n'espeure sinon les fols, les ingrats, et qui n'ont point de jugement, pour autant qu'ils ont suspecte et qu'ils craignent la cause et le principe de tout bien, comme s'il nuisait et s'il faisait mal. Voila la manière comment l'on peut user de correction. Il y a une autre sorte d'amplification, quand on étend la sentence plus que les paroles ne portent: comme nous a bien enseigné Chrysippus qu'il faut transporter et appliquer une sentence qui sera utile, à autres espèces semblables, comme,
Jamais un boeuf même ne se perdrait,
Quand le voisin homme de bien voudrait.
Autant en faut-il entendre d'un chien, d'un âne, et de tous autres animaux, qui se peuvent perdre, et perir. Semblablement là où Euripide dit,
Qui est le serf qui n'a crainte de mort?
il faut penser qu'il en a autant voulu dire et du travail et de la maladie. Car tout ainsi comme les médecins trouvants une drogue convenable et propre à quelque certaine maladie, et par là connaissants sa force et vertu naturelle, la transfèrent puis après, et en usent à toute autre maladie qui a quelque chose de conforme et semblable à celle-là: aussi une sentence qui peut être commune, et dont l'utilité se peut appliquer à plusieurs diverses matières, il ne la faut pas laisser attacher et approprier à un tout seul sujet, ains la remuer et accommoder à toutes les choses qui seront semblables, en accoutumant les jeunes gens à pouvoir soudainement connaître celle communication, et à transferer promptement ce qu'il y a de propre, les exercitants et duisants par plusieurs exemples à être prompts à le remarquer, afin que quand ils viendront à lire en Menander ce verset,
Heureux qui a biens et entendement,
ils estiment, que cela est autant dit de l'honneur, de l'authorité, et de l'éloquence. <p 22v> Et la répréhension que fait Ulysses à Achilles lors qu'il était oisif entre des filles en l'Île de Scyros,
toi qui es fils du plus vaillant guerrier
Qui ceignit onc épée ne baudrier
En toute Grèce, à filer la filace
Esteindras tu la gloire de ta race?
Cela même se peut dire à un homme dissolu en voluptés, à un avaricieux, et à un nonchaland et paresseux, et à un ignorant. Tu ivrongnes étant fils du plus homme de bien de la Grèce: ou, tu joues au dés, ou aux cailles: ou, tu exerces un métier vil, tu prêtes à usure, n'ayant point le coeur assis en bon lieu, ni digne de la noblesse dont tu es issu.
Ne va disant, Pluto dieu de chevance,
Je ne saurais adorer la puissance
D'un dieu que peut le plus méchant du monde
Facilement acquérir.
Autant doncques en peut on dire de la gloire, de la beauté corporelle, d'un manteau de capitaine général, et d'une mytre de prêtre que nous voyons des plus méchants hommes du monde aucunefois obtenir.
Les enfants sont fort laids de couardise:
aussi sont ils certes d'intempérance, de superstition, d'envie, et de tous les autres vices et maladies de l'âme. Et ayant Homere très bien dit,
lâche Paris de visage très beau: Et semblablement,
Hector ayant le visage très beau:
il donne secrètement à entendre, que c'est chose qui tourne à blâme, et à déshonneur à celui qui n'a rien de meilleur que la beauté de la face: il faut appliquer cette répréhension à choses pareilles pour retrancher un peu les éles à ceux qui s'élevent et se glorifient pour choses de nulle valeur, enseignant aux jeunes hommes, que ce sont reproches que telles louanges, comme quand on dit excellent en richesse, excellent à tenir bonne table ou en serviteurs, ou en montures, et encores y pouvons nous bien ajouter, pour parler continuellement: car il faut chercher l'excellence et la préférence par-dessus les autres és choses honnêtes, et à être le premier et le plus grand és choses grandes: car la réputation provenant des choses basses et petites n'est point honorable, ni ne sent point son homme de bon coeur. cet exemple dernier que nous avons allégué, me fait souvenir de considérer de plus près les blâmes et les louanges qui sont principalement és poèmes d'Homere, car ils nous donnent une bien expresse instruction de n'estimer pas beaucoup les choses corporelles, ni celles qui dependent de la fortune: car premièrement és titres qu'ils se donnent en s'entresaluant, ou en s'entre appellant, ils ne se nomment point ni beaux, ni riches, ni robustes, ains usent de telles louanges,
Esprit divin, sage et ingenieux
Ulysses fils de Laërtes le vieux.
Et, Fils de Priam Hector qui en sagesse
De Jupiter égales la hautesse.
Et, Achilles fils de Peleus, lumière
De tous les Grecs, et la gloire première.
Et, O patroclus que tant le mien coeur aime!
Et à l'opposite, quand ils veulent aussi injurier quelqu'un, ils ne s'attachent point aux marques exterieures du corps, ni aux choses casuelles de la fortune, ains touchent les fautes et vices de l'âme, qu'ils blâment:
Homme éhonté, comme un chien sans vergongne,
<p 23r> Qui as le cueur d'un cerf, couard, ivrongne.
Et, Injurieux Ajax, qui es le pire
Des détracteurs, et ne vaux qu'à médire.
Et, présomptueux Idomeneus cesse
D'être arrogant, et haut parler sans cesse.
Et, Ajax hautain et superbe en paroles,
Qui en dis tant de vaines et de folles.
Bref, Ulysses voulant injurier Thersites, ne l'appelle point boiteux, ni bossu, ni chauve, ni tête pointue, ains lui reproche, qu'il est babillard, indiscret: et au contraire, la mère de Vulcain en le caressant lui dit,
Viença mon fils, vien mon pauvre boiteux.
Ainsi appert-il, que Homere se moque de ceux qui ont honte d'être boiteux ou aveugles, et qu'il estimait n'être point répréhensible ce qui n'est point déshonnête, ni déshonnête ce qui ne vient point de nous, ni par nous, mais qui procède de la fortune. Parquoi ces deux grandes utilités demeurent à ceux qui sont exercités à ouïr, et à lire les poètes: l'une c'est, qu'ils en deviennent plus modestes, apprenants à ne reprocher odieusement ni follement à personne sa fortune: l'autre est, qu'ils en sont plus magnanimes, apprenants à ne fléchir point à la fortune, et à ne se troubler point pour quelque meschef qui leur advienne, ains à porter doucement et patiemment les moqueries, traits de piqueure et risées que l'on leur en pourrait bailler, ayants toujours en mémoire prompte à la main ces vers de Philemon,
Rien n'est plus doux que se souffrir moquer
Patiemment, et ne point s'en piquer.
toutefois s'il y a aucun de tels moqueurs qui mérite que l'on le repique, il se faut attacher à ses vices et à ses fautes, ne plus ne moins que Adrastus Tragique répliqua à Alcmaeon, qui lui reprochait,
Alcm. Frère germain tu es d'une méchante,
Qui son mari tua de main sanglante.
Adrast. Mais toi tu as, parricide inhumain,
Ta mère propre occise de ta main.
Car ainsi comme ceux qui fouettent les habillements, ne touchent point aux corps: aussi ceux qui reprochent quelque infortune ou quelque tache ou défaut de la race à leur ennemi, adressent leur coup vainement et follement aux choses exterieures, et cependant ne touchent point à l'âme, et aux choses qui véritablement méritent d'être reprises, corrigées, et blâmées. Ausurplus ainsi comme ci dessus nous avons donné un enseignement, de mettre à l'encontre des mauvais propos et dangereuses paroles qui se rencontrent aucunefois és livres des poètes, les graves et bonnes sentences des grands et renommés personnages, tant en savoir, comme en gouvernement, pour divertir et empêcher que l'on n'ajoute soi à tels dits poétiques: aussi les propos que nous trouverons en eux bons, et honnêtes, et utiles, ils les faudra encore confirmer et fortifier par témoignages, et par demontrations tirées de la philosophie, en attribuant l'invention première de tels propos aux philosophes. Car c'est chose juste et profitable, que la foi soit ainsi fortifiée et authorisée, quand aux poésies qui se récitent sur l'eschafaud en un théâtre, ou qui se chantent sur la lyre, et que l'on fait apprendre aux enfants en une école, les Devises de Pythagoras s'accordent, et les enseignements de Platon, ou les Preceptes de Chilon, et que les Règles de Bias tendent à une même sentence, que ce que l'on fait lire aux jeunes enfants: au moyen dequoi, il ne faut pas leur dire en passant seulement, mais leur déclarer par le menu bien diligemment, qu'en ces passages,
Tu n'as mon fils été né sur la terre
<p 23v> Pour manier armes et faire guerre:
Mais va plutôt, tant que seras vivant,
Le fait d'amour et des noces suivant,
Et, Jupiter même a en haine celui,
Lequel s'attache à un plus fort que lui:
cela n'est point différent de ce precepte, Connais toi-même, ains tend à une même sentence: ne plus ne moins que ces sentences ici,
Fols sont ceux-là qui n'entendent au bout,
Combien plus est la moytié que le tout:
Mauvais conseil ne nuyt tant à personne,
Qu'il fait toujours à celui qui le donne:
tendent à même intelligence que font les discours de Platon en ses livres de Gorgias, et de la chose publique, c'est à savoir, qu'il est plus dangereux faire injustice que non pas la souffrir: et plus dommageable mal faire, que mal recevoir. Semblablement aussi faudra-il ajouter à ce dire d'Aeschylus,
Aies bon coeur, peine demesuree
Extremement, n'est de longue durée:
que c'est cela même qui tant est répété és livres d'Epicurus, et tant loué par ses sectateurs, que les grands travaux expédient et dépêchent promptement l'homme, et que les longs ne sont pas grands. De laquelle sentence Aeschylus a bien évidemment exprimé une partie, et l'autre lui est si adjacente, qu'elle est aisée à entendre: car si le grand et véhément travail ne dure pas, adonc celui qui dure n'est pas grand, ne difficile à supporter.
Vois-tu comment le haut tonnant précéde
Tous autres Dieux, et qu'à nul il ne cède,
Pource qu'en lui n'y a de menterie,
ni d'orgueil point, ni point de moquerie
Et de sot ris, et que seul point n'essaye
Jamais que c'est que de volupté gaie?
Ces vers de Thespis ne disent-ils pas une même chose que fait ce propos de Platon, La divinité est située loin de douleur et de volupté?
De la vertu seule procède gloire
vraie, et qui point ne sera transitoire:
Mais la richesse avec ceux même hante
Qui sont de moeurs et de vie méchante.
Ces carmes de Bacchilides, et ces autres ci semblables d'Euripides,
On doit avoir sur tout en révérence,
A mon avis, la sage tempérance,
Qui n'est jamais qu'avec les gens de bien. Et ceux-ci,
Efforcez vous d'avoir vertu la belle,
Pource que si vous acquérez sans elle
Des biens mondains, vous semblerez heureux,
Mais ce pendant vous serez malheureux.
ne contiennent-ils pas la preuve et la demontration de ce que disent les Philosophes touchant la richesse et les biens exterieurs, qu'ils sont inutiles, et ne portent aucun profit sans la vertu à ceux qui les possedent? Car le conjoindre ainsi et accommoder les passages des Poètes aux preceptes et arrêts des Philosophes, tire la poésie hors des fables, et lui ôte le masque, et donne efficace de persuader et profit à bon escient aux sentences utilement dites, et davantage ouvre l'esprit d'un jeune garçon, et l'encline aux discours et raisons de la Philosophie, en prenant déjà quelque <p 24r> goût, et en ayant ouï jà parler, non point y venant sans jugement, encore tout rempli de folles opinions qu'il aura toute sa vie ouïes de sa mère, ou de sa nourrice, et quelquefois aussi de son père, voire de son paedagogue: ausquels il aura ouï réputer très heureux, et, par manière de dire, adorer les riches hommes, et redouter effroiablement la mort avec horreur, ou le travail: et au contraire, estimer la vertu chose non désirable, et n'en faire compte, non plus que de rien, sans avoir des biens de ce monde, et sans authorité. Car quand les jeunes gens viennent de prime face à entendre les decisions et raisons des Philosophes toutes contraires à ces opinions-là, ils en demeurent tous étonnés, troublés et effarouchés, ne les pouvants recevoir ni endurer: non plus que ceux qui ont longuement demeuré en tenebres ne peuvent soudainement supporter ni endurer la lumière des rayons du Soleil, s'ils ne sont premièrement accoutumés petit à petit à quelque clarté bâtarde, dont la lueur soit moins vive, tant qu'ils la puissent regarder sans douleur: ainsi les faut-il peu à peu accoutumer du commencement à une vérité, qui soit un peu mêlée de fables. Car quand ils auront ouï premièrement, ou lu és livres des poètes ces sentences,
pleurer convient celui qui sort du ventre,
Pour tant de maux auquel naissant il entre,
Et convoyer au sepulchre le mort,
Qui des travaux de cette vie sort,
En faisant tous signes d'aise et de joie,
Et benissant de son départ la voie.
Et, Pain pour manger et eau pour boire, en somme,
Sont seulement nécessaires à l'homme.
Et, O tyrannie aimée des barbares!
Et, Le bien supréme, et le comble de l'heur
Des humains est sentir moins de douleur.
ils se troubleront et se fâcheront moins quand ils entendront dire chez les Philosophes, Que nous ne nous devons point soucier de la mort, Que nature a mis une borne aux richesses, Que la béatitude et le souverain bien de l'homme ne gît point en quantité grande d'argent, ni en maniement de grands affaires, ni en magistrats et en credit et authorité: ains en ne sentir point de douleur, en avoir les passions adoucies, et en une disposition de l'âme suivant en toutes choses ce qui est selon nature. Pour cette raison, et pour toutes celles que nous avons par avant alléguées et déduittes, le jeune homme a besoin d'être bien guidé en la lecture des poètes, afin que la poésie ne l'envoye point mal edifié mais plutôt preparé et rendu ami et familier à l'étude de philosophie.

III. Comment il faut ouïr. Ce sont preceptes que doivent observer ceux qui vont ouïr les leçons, harangues, et disputes publiques, pour savoir comment ils s'y doivent comporter. <p 24v> JE t'envoye, ami Nicander, un petit traité que j'ai recueilli et composé, Comment il faut ouïr: afin que tu saches écouter celui qui te suadera et remontrera par bonne raison, maintenant que tu es hors de la sujétion des maîtres qui te soûlaient commander, étant, par manière de dire, sorti hors de page, et ayant pris la robe virile: car cette licence effrenée de n'être sujet à personne, que les jeunes gens, à faute de bien entendre, appellent et estiment faussement liberté, les soumet à de plus rudes et de plus âpres maîtres, que n'étaient les precepteurs et les paedagogues qu'ils soûlaient avoir en leur enfance, c'est à savoir leurs cupidités et appétits désordonnés, qui sont lors comme déliés et déchainés. Et tout ainsi comme Herodote dit, que les femmes en dépouillant leur chemise dépouillent aussi la honte: aussi y a-il des jeunes gens qui en laissant la robe peurile, laissent quant et quant la crainte et la honte: et dévêtant l'habit qui les tenait en bonne et honnête contenance, ils se remplissent incontinent de toute dissolution. Mais toi qui as souvent entendu que c'est une même chose, suivre Dieu et obéir à la raison, dois estimer que le sortir hors d'enfance, et entrer au rang des hommes, n'est point une délivrance de sujétion, ains seulement une mutation de commandant: pource que la vie, au lieu d'un maître mercenaire loué ou bien acheté à prix d'argent, qui nous soûlait gouverner en notre enfance, prend alors une guide divine, qui est la raison, à laquelle ceux qui obéissent, doivent être réputés seuls francs et libres: car ceux-là seuls ayants appris à vouloir ce qu'il faut, vivent comme ils veulent, là où és actions et affections désordonnées, et non régies par la raison, la franchise de la volonté y est petite, faible, et débile, mêlée de beaucoup de repentance. Mais ainsi comme entre les nouveaux bourgeois, qui sont enrollés de nouveau pour jouir des droits et privileges de bourgeosie de quelque cité, ceux qui y sont étrangers, ou qui y viennent de loin habiter, blâment, reprennent, et trouvent mauvais la plupart de ce qui s'y fait: là où ceux qui y étaient habitants avant qu'en être faits bourgeois, ayants été nourris, et étant tous accoutumés aux lois et coutumes du pais, ne reçoivent point mal en gré les charges qui leur sont imposées, ains les prennent en patience: aussi faut-il que le jeune homme long temps durant soit à demi nourri en la philosophie, et accoutumé dés le commencement à mêler tout ce qu'il apprend, et tout ce qu'il oit avec propos de la philosophie, pour venir puis après déjà tout apprivoisé, et tout dompté, à l'étude d'icelle à bon escient, laquelle seule peut accoutrer et revêtir les jeunes gens d'un véritablement digne, viril et parfait ornement et vêtement de la raison. Aussi crois-je que tu seras bien aise d'entendre ce que Theophraste écrit touchant l'ouïe, que c'est celui de tous les cinq sens de nature qui donne plus et de plus grandes passions à l'âme, car il n'y a rien qui se voit, ne qui se goûte, ne qui se touche, qui cause de si grands ravissements hors de soi, si grands troubles, ne si grandes frayeurs, comme il en entre en l'âme par le moyen d'aucuns bruits, sons, et voix qui viennent à ferir l'ouïe: mais si elle est bien exposée et bien propre aux passions, encore l'est-elle plus à la raison: car il y a plusieurs endroits et parties du corps, qui donnent aux vices entrée pour se couler au dedans de l'âme, mais la vertu n'a qu'une seule prise sur les jeunes gens, qui est, les aureilles, pourvu qu'elles soient dés le commencement contregardées pures et nettes de toute flatterie, non amollies ni abruvées d'aucuns mauvais propos: et pourrant à bonne cause voulait Xenocrates que l'on mit aux enfants des aureillettes de fer pour leur couvrir et défendre les aureilles, plutôt qu'aux combattants à l'escrime des poings, pource que ceux-ci ne <p 25r> sont en danger que d'avoir les aureilles rompues et déchirées de coups seulement, et ceux là les moeurs gâtées et corrompues: non qu'il les voulût du tout priver de l'ouïe, ou les rendre totalement sourds, mais bien admonester de ne recevoir les mauvais propos, et s'en donner bien de garde, jusques à ce que d'autres bons y étant nourris de longue main par la philosophie, eussent saisi la place des moeurs, la plus mobile, et la plus aisée à mener, y étant logés par la raison comme gardes, pour la préserver et défendre. Aussi l'ancien Bias envoya la langue au Roi Amasis, qui lui avait mandé qu'il lui envoyât la pire et la meilleure partie de la chair d'une hostie, voulant dire que le parler était cause des très grands biens et de très grands maux: et ordinairement ceux qui baisent les bien petits enfants, touchent à leurs aureilles, et leur disent qu'ils en fassent autant, comme les admonestants couvertement en jeu, qu'il faut aimer ceux qui leur profitent par les aureilles: car il est tout certain que qui voudrait totalement priver un jeune homme d'ouïr, sans lui faire goûter aucunement la raison, non seulement il ne produirait de soi-même ne fruit ne fleur quelconque de vertu, mais au contraire il se tournerait au vice, mettant hors de son âme, ne plus ne moins que d'une terre non labourée et délaissée en friche, plusieurs rejetons et germes sauvages: car l'inclination aux voluptés, et la fuite du labeur, ne sont point en nous étrangères, ne n'y ont point été introduittes par mauvaises persuasions ains y sont naturelles et nées avec nous, qui sont les sources de vices et de maux infinis: et qui les laisserait aller à bride avallée, là où le naturel les inciterait, sans rien en retrancher par sages remontrances, et les détourner pour règler le défaut de nature, il n'y aurait bête farouche ne sauvage qui ne fut plus douce que l'homme. Parquoi puis qu'ainsi est, que l'ouïe porte aux jeunes gens si grand utilité avec non moindre péril, j'estime que ce soit sagement fait de discourir et deviser souvent, et avec soi-même et avec autrui, comment c'est qu'il faut ouïr, attendu mêmement que nous voyons, que la plupart des hommes en abuse, attendu qu'ils s'exercitent à parler devant que s'être accoutumés à écouter, et qu'ils pensent qu'il y ait une science de bien parler, et une exercitation pour l'apprendre: et quant à l'écouter, que ceux qui en usent sans art, comment que ce soit, en reçoivent du profit. Combien que au jeu de la paume on apprend tout ensemble et à recevoir l'esteuf, et à le renvoyer: mais en l'usage du parler il n'est pas ainsi, car le bien recevoir précéde le rejeter, ne plus ne moins que le concevoir et retenir la semence précéde l'enfanter. Or dit-on que les oeufs des oiseaux que l'on appelle vulgairement [...] c'est à dire éventés ou conceus du vent, sont germes imparfaits, et commencements de fruits qui n'ont pu avoir vie: aussi le parler des jeunes gens, qui ne savent écouter, et qui ne sont pas accoutumés à recevoir profit par l'ouïe, n'est véritablement que vent, et comme dit le Poète,
C'est une vaine inutile parole
Qui folement dessous les nues vole.
car ceux qui veulent recevoir aucune chose que l'on verse d'un vase en un autre, enclinent et tournent leurs vases la bouche devers ce que l'on y verse, afin que l'infusion se face bien dedans, et qu'il ne s'en répande rien au dehors, et eux ne savent pas se rendre attentifs, et par attention accommoder leur ouïe, afin que rien ne leur échappe de ce qui se dit utilement, ains, ce qui est digne des plus grande moquerie, s'ils se trouvent présents à ouïr raconter l'ordre de quelque festin, ou d'une montre, ou un songe, ou un debat et querelle que le récitant aura eu contre un autre, ils écoutent en grand silence, et s'arrêtent à ouïr diligemment: mais si quelqu'un les tire à part pour leur enseigner chose util, ou pour les enhorter à quelque point de leur devoir, ou pour les reprendre quand ils faillent, ou appaiser quand ils se courroucent, ils ne le peuvent endurer, et tâchent à réfuter par arguments, en contestant <p 25v> à l'encontre de ce que l'on leur dit, s'ils peuvent: et s'ils ne peuvent, ils s'enfuient pour aller ouïr quelques autres fols propos, comme de méchants vaisseaux pourris, remplissants leurs oreilles de toute autre chose, plutôt que de ce qui leur est nécessaire. Ceux doncques qui veulent bien dresser les chevaux, leur enseignent à avoir bonne bouche, et obeïr bien au mors: aussi ceux qui veulent bien instruire les enfants, les doivent rendre soupples et obéissants à la raison, en leur enseignant à beaucoup ouïr et à ne guères parler. Car Spintharus louant Epaminondas disait, qu'il n'avait jamais trouvé homme qui sût tant comme lui, ne qui parlât moins: aussi dit-on, que nature pour cette cause a donné à chacun de nous une langue seule, et deux oreilles: pource qu'il faut plus ouïr, que parler. Or est-ce par tout un grand et seur ornement à un jeune homme, que le silence: mais encore principalement, quand en écoutant parler un autre, il ne se trouble point, ni n'abbaye point à chaque propos, ains encore que le propos ne lui plaise guères, il a patience néanmoins, et attend jusques à ce que celui qui parle ait achevé, et encore après qu'il a achevé, il ne va pas soudainement lui jeter au-devant une contradiction, ains comme dit Aeschines, il laisse passer entre-deux quelque petite intervalle de temps, pour voir si celui qui a dit voudra point encore ajouter quelque chose à son dire, ou y changer, ou en ôter. Mais ceux qui tout soudain contredisent, n'étant écoutés ni n'écoutants, ains parlants toujours à l'encontre de ceux qui parlent, font une faut malséante et de mauvaise grâce: là où celui qui est accoutumé d'ouïr patiemment avec honnête contenance, en recueille mieux le propos qu'on lui tient s'il est utile et bon, et s'il est inutile ou faux, il a meilleur loisir de le discerner, et de le juger, et si se montre amateur de vérité, non de querelle, ni temeraire en contention et aigre: au moyen dequoi ne parlent point mal ceux qui disent, qu'il faut plutôt vider la folle opinion et presomption que les jeunes gens prennent d'eux-mêmes, qu'il ne faut l'air dequoi sont enflés les outres et peaux de chèvres, quand on y veut mettre dedans quelque chose de bon: car autrement étant pleins du vent d'outrecuidance, ils ne reçoivent rien de ce que l'on y cuide verser. Or l'envie conjointe avec une malveillance et malignité n'est bonne à oeuvre quelconque, ains est nuisante à toute chose honnête et louable: mais sur tout est-elle mauvaise assistante et conseillere de celui qui veut bien ouïr, rendant les propos qui lui seraient utiles, ennuyeux, malplaisants, et fâcheux à ouïr, pource que les envieux prennent plaisir à toute autre chose, plutôt qu'à ce qui est bien dit: et néanmoins celui qui est marri de voir à un autre richesse, authorité ou beauté, est seulement envieux, pource qu'il est marri de voir un autre avoir quelque bien: mais celui à qui il déplaît d'ouïr bien dire, est marri de son bien propre; car tout ainsi comme la clarté est le bien de ceux qui voyent, aussi la parole est le bien de ceux qui écoutent s'ils la veulent recevoir. Et quant aux autres espèces d'envie, ce sont certaines autres mauvaises et vicieuses passions et conditions de l'âme qui les engendrent: mais l'envie contre les biendisants procède d'une ambition importune, et une convoitise injuste d'honneur, qui altère tellement celui qui en est attainct, qu'elle ne le laisse pas seulement prêter l'oreille à ce qui se dit, ains lui trouble et lui distrait la pensée à considérer en un même temps sa suffisance, pour voir si elle est moindre que de celui qui parle, et à regarder la contenance des autres qui écoutent pour savoir s'ils y prennent plaisir, et s'ils ont en estime celui qui discourt: car si on le loue, il lui est avis qu'on lui donne autant de coups de bâton, et s'en courrouce à l'encontre des assistants, s'ils le trouvent biendisant: et néanmoins quant aux propos il les laisse-là, et rejette arrière les précédents, pource qu'il lui fait mal de s'en souvenir, et tremble, et ne sait qu'il fait de peur qu'il a des succedants, craignant qu'ils ne soient trouveés encore meilleurs que les premiers: au moyen de quoi il fait <p 26r> tout ce qu'il peut pour rompre le propos le plutôt qu'il est possible, mêmement quand il voit que le discourant parle le mieux: puis quand l'audience est faillie, il ne s'attache à pas un des discours qui auront été faits, ains va sondant et recueillent les voix et opinions des assistants: et s'il en trouve qui le louent, il s'ôte de là vitement, et s'en fuit arrière, comme s'il était fol: mais s'il y en a quelques-uns qui les blâment, ou qui les tordent en mauvaise part, ce seront ceux-là ausquels il courra, et avec lesquels il s'assemblera: et si d'aventure il n'y a personne qui les détorde, alors il lui comparera d'autres plus jeunes, qui auront mieux discouru (ce dira-il) et avec plus grande force d'éloquence, sur un même sujet: et ne cessera d'interpreter tout en mauvaise part, jusques à tant qu'ayant corrompu et gâté toute la harangue qui aura été faite, il se la rendra inutile, et sans aucun profit à lui-même. Et pourtant faut-il, en tel cas, que l'ambition soit d'accord avec le désir d'ouïr, afin que l'on écoute patiemment et doucement celui qui haranguera, ne plus ne moins que si l'on était convié au banquet de quelque saint sacrifice, en louant son éloquence, là où il aura bien dit, et prenant en gré la bonne volonté de celui qui aura mis en avant ce qu'il sait, et qui aura voulu persuader les autres par les arguments et raisons dont il s'est lui-même persuadé. Ainsi quand il lui sera bien succedé, il y faudra pour conclusion ajouter, que ce n'a point été par fortune ni par cas d'aventure qu'il lui sera advenu de bien dire, ains par soin, par diligence, et par art: et pour le moins faudra-il contrefaire ceux qui louent, et qui estiment fort quelque chose, et là où il aura failli, il faudra là arrêter son entendement à considérer dont et pour quelles causes sera venue la faute: car ainsi comme Xenophon dit, que les bons ménagers font leur profit de tout, et de leurs ennemis et de leurs amis: aussi ceux qui sont esveillés et attentifs à ouïr diligemment, reçoivent profit non seulement de ceux qui disent bien, mais aussi de ceux qui faillent à bien dire. Car une maigre invention, une impropre locution, un mauvais langage, une laide contenance, un éblouissement de sotte joie, quand on s'entend louer, et toutes autres telles impertinences, qui adviennent souvent à ceux qui font des harangues en public, nous apparoissent beaucoup plutôt en autrui, quand nous écoutons, qu'ils ne font en nous-mêmes quand nous haranguons: et pour ce faut-il transferer l'examen et la correction de celui qui aura harangué en nous-mêmes, en examinant si nous commettons point par mégarde de telles fautes en orant. Car il n'est rien au monde si facile que de reprendre son voisin, mais cette répréhension-là est vaine et inutile, si on ne la rapporte à une instruction de corriger ou eviter semblables erreurs en soi-même. Et ne faut pas en tel endroit oublier l'avertissement du sage Platon, quand on a vu quelqu'un faillant, de descendre toujours en soi-même, et dire à part soi, «Ne suis-je point tel?» Car tout ainsi que nous voyons nos yeux reluisants dedans les prunelles de ceux de nos prochains, aussi faut-il que en la manière de dire des autres nous nous représentions la nôtre, afin que nous ne soyons pas légers ni temeraires à reprendre les autres, et aussi que quand nous viendrons nous mêmes à haranguer, nous soyons plus soigneux de prendre garde à telles choses. A cet effet aussi servira grandement la comparaison, quand nous serons retirés à part de retour du lieu où aura été faite la harangue, que nous prendrons quelque point qui nous semblera n'avoir pas été bien ou suffisamment déduit, et nous essayerons, et tirerons en avant nous mêmes pour le remplir, ou pour le corriger, ou bien pour autrement le dire, ou qui plus est encore, pour tâcher à amener des raisons et arguments tous autres sur le même sujet, et les déduire tout autrement, ce que Platon même a autrefois fait sur l'oraison de Lysias. Car ce n'est pas chose difficile, ains très facile, que de contredire un oraison prononcée, mais en prononcer et dire une autre sur le même sujet, qui soit mieux faite, et meilleure, c'est cela qui est bien difficile à faire, comme <p 26v> dit un Lacedaemonien quand il entendit que Philippus Roi de Macedoine avait demoly et rasé la ville d'Olynthe, «Mais il n'en saurait, dit-il, faire une telle.» Quand doncques nous verrons, que en discourant sur un même sujet et argument, il n'y aura pas grande différence entre ce que nous dirons, et ce que l'autre par avant aura dit, alors nous retrancherons beaucoup de notre mêpris, et incontinent les ailes tomberont à notre presomption et amour de nous mêmes, quand nous viendrons à nous éprouver par telles comparaisons. Or est l'émerveiller et admirer contraire au mêpriser, signe d'une plus douce et plus equitable nature: mais il n'a pas besoin non plus de peu de soin, et à l'aventure de plus grand et plus reservé que le mêpriser: pource que ceux qui sont ainsi mêprisants et presomptueux, reçoivent moins de profit d'ouïr ceux qui haranguent, mais ceux qui sont simples et sujets à tout admirer, en reçoivent dommage, et ne démentent point ce que dit Heraclitus,
Un homme mol s'étonne de tout ce qu'il oit dire.
Pourtant faut-il simplement laisser échapper de la bouche les louanges du disant: mais quant à ajouter foi à ce qu'il aura dit, il y faut aller bien reserveement: et quant au langage et à la prononciation de ceux qui s'exercent à bien dire, il en faut être simple et gracieux spectateur et auditeur, mais bien âpre et severe examinateur et contrerolleur de ce qui aura été dit quand à l'usage et à la vérité, afin que ceux qui auront dit ne nous haïssent point, et ce qui aura été dit ne nous nuise point: car bien souvent nous ne nous donnons garde, que nous recevons des fausses et mauvaises doctrines, pour la foi que nous ajoutons, et la bonne affection que nous portons à ceux qui les mettent en avant. A ce propos les Seigneurs du conseil de Lacedaemone trouvants l'opinions bonne d'un personnage qui avait très mal vécu, la firent proposer par un autre de bonne vie et de bonne réputation: faisants en cela sagement et prudemment, d'accoutumer leur peuple à s'emouvoir plutôt par les moeurs, que par la parole du proposant. Mais en Philosophie il faut mettre à part la réputation de celui qui met en avant un propos, et examiner le propos à part, pour-ce que, comme l'on dit, en la guerre il y a beaucoup de fausses alarmes, aussi y a il en un auditoire: car la barbe blanche du disant, le geste, le grave sourcil, le parler de soi-même, et principalement les cris, les battemens de mains, les tressaillements des assistants à ouïr une harangue, étonnent quelquefois un auditeur qui n'est pas bien rusé, comme un torrent qui l'emporte malgré lui: et si y a encore quelque tromperie au stile, et au langage, quand il est doux et coulant, et qu'avec quelque gravité et hautesse artificielle il vient à discourir des choses. Car ainsi comme ceux qui chantent sous une flûte, font beaucoup de fautes dont les écoutants ne s'aperçoivent point: aussi un langage élégant et brave éblouit les aureilles de l'écoutant, qu'il ne puisse sainement juger de ce qu'il signifie: comme dit Melanthius interrogé qu'il lui semblait de la Tragoedie de Dionysius: «Je ne l'ai, dit-il, peu voir, tant elle était offusquée de langage.» Mais les devis, leçons et harangues de ces Sophistes faisants montre de leur éloquence, ont non seulement la couverture des paroles fardée qui cachent la sentence, mais qui plus est, ils adoucissent leurs voix par je ne sais quels amollissements, ne sais quels entonnements et accents de chansons qu'ils donnent à leur prononciation, qui ravissent les écoutants hors d'eux-mêmes, et les tirent là où ils veulent, en leur donnant une vaine volupté, et en recevant une plus vaine gloire: tellement qu'il leur advient proprement ce que répondit une fois Dionysius, lesquel ayant promis au théâtre à quelque joueur de Cithre qui avait excellentement joué devant lui, qu'il lui donnerait de grands présents, depuis il ne lui donna rien: «Car autant que tu m'as, ce dit-il, donné de plaisir en chantant, autant en as tu reçu de moi en esperant.» Toute telle contribution fournissent et payent les auditeurs qui écoutent de tels harangueurs: car ils sont admirés pour autant de <p 27r> temps comme ils demeurent en la chaire à haranguer: mais finie la harangue, aussi tôt est escoulé le plaisir des uns, et plutôt encore la gloire des autres: de manière que ceux-là ont dépendu en vain autant de temps, comme ils ont demeuré à écouter, et ceux-ci toute leur vie qu'ils ont employée pour apprendre à ainsi parler. A cette cause faut-il ôter ce qu'il y a de trop et de superflu au langage, et s'arrêter à chercher le fruit même, et suivre en cela l'exemple non des bouquetiere, qui font les bouquets et les chapeaux de fleurs, mais des abeilles: car ces femmes-là choisissants à l'oeil les belles et odorantes fleurs et herbes, en tissent et composent un ouvrage qui est bien souef à sentir, mais qui au demeurant ne porte point de fruit, et ne dure qu'un seul jour: mais les abeilles bien souvent volants à travers, et par-dessus des prairies pleines de roses, de violettes, et de hyacinthes, se poseront sur du très fort et très acre thym, et s'arrêteront dessus, preparants de quoi faire le roux miel, et y ayant cueilly quelque chose qui y puisse servir, s'en revolent à leur propre besogne: aussi faut-il que le sage auditeur, et qui a l'entendement pur et net de passion, laisse là le langage affetté et fardé, et semblablement aussi les propos qui tiendront du triacleur ou du bâteleur, qui se veut montrer, en jugeant que telles herbes sont propres pour Sophistes, qui ressemblent les mouches guêpes, qui ne servent de rien à faire le miel: mais que avec une profonde attention il descende au fond de la sentence, et de l'intention du disant, pour en retirer ce qu'il y aura d'utile et de profitable, se souvenant qu'il n'est pas là venu pour ouïr jouer des farces ou chanter des musiciens en un théâtre, mais en un école, et en un auditoire pour apprendre à emender et corriger sa vie par la raison: et pour cette cause faut il faire jugement et examen de la lecture et harangue par soi-même, et par la disposition en laquelle on se treuve, en considérant s'il y aura aucune des passions de l'âme que en soit detenue plus molle, ou si elle nous aura rendu quelque ennuy plus léger, si le courage. et l'assurance en est plus ferme, si l'on se sent plus enflammé envers l'honnêteté et la vertu. Car il n'est pas raisonnable que quand on se léve de la chaire d'un barbier, on se présent devant un miroir, et que l'on tâte sa tête pour voir s'il aura bien rongné les cheveux, et s'il aura bien accoutré la barbe: et qu'au sortir d'une leçon et d'une école l'on ne se retire pas incontinent à part pour considérer son âme, si ayant laissé quelque chose de ce qui lui pesait, et dont elle avait trop auparavant, elle en sera point devenue plus légère, plus aisée, et plus douce: car comme dit Ariston, «ni une étuve, ni un sermon ne sert de rien, s'il ne nettoye.» soit doncques le jeune homme joyeux, que le discours d'une leçon qu'il aura ouïe, lui ait profité: non que je veuille que le plaisir soit la fin finale qu'il se proposera pour l'aller ouïr, ne qu'il s'estime qu'il faille sortir de l'école d'un philosophe, en chantant à demi voix avec une chère gaie que se lise en la face, ou qu'il cherche à être parfumé de suaves senteurs, là où il aura besoin d'être graissé de cataplasmes, et frotté d'huiles et de fomentations plus medicinales que bien odorantes: mais bien qu'il ait à gré, si avec une parole poignante et picquante on lui nettoye et purifie son âme pleine de brouillas espais, et d'obscurité grande, ne plus ne moins qu'avec la fumée on nettoye les ruches des abeilles. Car si bien celui qui presche et qui harangue ne doit pas du tout être négligent de son stile, qu'il n'y ait quelque plaisir et quelque grâce: c'est néanmoins ce dequoi le jeune homme qui écoute se doit soucier le moins, aumoins du commencement: je ne dis pas que puis après il ne s'y puisse bien arrêter, ne plus ne moins que ceux qui boivent, après qu'ils ont estanché leur soif, alors ils tournent les coupes tout à l'entour, pour considérer et regarder l'ouvrage qui est dessus: aussi quand le jeune homme auditeur se sera rempli de doctrine, et qu'il aura repris haleine, on lui peut bien permettre de s'amuser à considérer le langage, s'il aura rien d'élégant et de gentil. Mais celui qui tout au commencement s'attache <p 27v> non aux choses, ni à la substance, ains va requérant que le langage soit pur, attique et rond, me semble faire tout ainsi, comme si étant empoisonné il ne voilait point boire de préservatif et d'antidote, si l'on ne lui baillait le breuvage dedans un vase fait et formé de le terre de Colie en Attique, ni vêtir une robe au coeur d'hiver, sinon que la laine fut des moutons de l'Attique, et aimait mieux demeurer sans se bouger ni rien faire, en une cappe simple et mince, comme est le style de l'oraison de Lysias. Ces erreurs-là sont cause qu'il se trouve grande indigence de sens et de bon entendement, et à l'opposite grande abondance de babil et de caquet és jeunes gens par les écoles: pour autant qu'ils n'observent, ni la vie, ni les actions, ni le deportement d'un Philosophe en l'administration et gouvernement de la chose publique, ains donnent toute la louange aux beaux termes, paroles élégantes, et au bien dire, sans savoir, ni vouloir enquérir pour le savoir, si ce qu'il dit est utile ou inutile, nécessaire, ou bien superflu. Après ces preceptes que nous avons baillés, comment on doit ouïr un Philosophe discourant, suit tout d'un tenant la règle et avertissement des questions que l'on doit proposer: car il faut que celui que l'on convie à souper, se contente de ce que l'on sert sur la table devant lui, sans demander autre chose, ni contreroller ou reprendre ce qui lui est présenté: mais celui qui est venu à un festin de devis et de discours, par manière de parler, si c'est sur certain argument choisi de longue main, il faut qu'il ne face autre chose qu'écouter patiemment sans mot dire: car ceux qui distraient le disant à autres sujets et autres arguments, et qui lui entrejettent des interrogations, ou lui font des oppositions à l'encontre de ce qu'il dit, sont fâcheux, importuns, qui ne peuvent jamais accorder en un auditoire, et outre ce qu'ils n'en reçoivent aucun profit, ils troublent le disant, et tout le discours de son oraison quant-et-quant. Mais si le disant prie de lui-même qu'on l'interroge, et qu'on lui propose telle question que l'on voudra, il faut alors lui demander toujours quelque chose qui soit nécessaire ou profitable: car Ulysses est moqué en Homere par les poursuivants de sa femme, pource que
Il ne querait que des bribes coupées,
Non des vaisseaux d'honneur, ou des espées.
car ils réputaient un signe de magnanimité, demander, tout ainsi que donner, quelque chose de grand prix: mais plus serait digne d'être moqué celui qui proposerait au discourant des questions frivoles et sans fruit quelconque, comme font aucunefois des jeunes gens qui ont envie de babiller, ou bien de montrer qu'ils sont savants en dialectique ou és mathematiques, et ont accoutumé de proposer au discourant, comment il faut diviser les choses indéfinies, ou que c'est que le mouvement selon la côté, et selon le diametre. Ausquels se peut dire la réponse que fit le médecin Philotimus à un qui étant phtisique et pourry dedans le corps, lui demandait quelque médecine pour guérir un petit ulcère qu'il avait au bout de l'ongle: car le médecin connaissant bien à sa couleur et à son haleine, qu'il était gâté au dedans, lui répondit: «Mon ami tu n'es pas en danger pour l'ulcère de ton ongle, il n'est pas temps d'en parler maintenant:» Aussi n'est-il pas heure maintenant de disputer de telles questions que tu me proposes, jeune fils mon ami, mais plutôt, comment tu te pourras délivrer de la folle opinion et presomption de toi-même qui te tient, ou de l'amour et de la sottie dont tu es empestré, pour te rendre en un état de vie saine, et sans vanité quelconque. Qui plus est, encore faut-il bien avoir l'oeil à regarder. en quoi le discourant a plus de suffisance ou naturelle ou acquise, pour lui faire les interrogations de ce en quoi il est le plus excellent, non pas forcer celui qui aura mieux étudié en la philosophie morale, de répondre à des questions de Physique ou des Mathematiques: ou celui qui sera mieux entendu en la naturelle et Physique, le tirer à juger des propositions conjointes, ou à soudre de faux syllogismes. Car tout <p 28r> ainsi comme qui voudrait fendre du bois avec une clef, ou ouvrir une porte avec une cognée, il ne ferait point d'injure à la clef, ni à la cognée, mais il se priverait soi-même de l'usage propre, et de ce que peut faire l'un et l'autre: aussi ceux qui demandent au discourant ce à quoi il n'est pas propre de nature, ou en quoi il ne s'est pas exercité, et qui ne veulent pas cueillir ne prendre ce qu'il a et qu'il peut fournir, ils ne font pas seulement cette perte-là, mais davantage acquirent la réputation de mauvaistié et de malignité. Il se faut aussi garder de demander beaucoup de questions et souvent, car cela est encore signe d'homme qui se veut montrer: mais prêter l'oreille attentivement avec douceur, quand quelque autre propose, est fait en homme studieux, et qui se sait bien accommoder à la compagnie, si d'aventure il n'y a quelque cas propre et particulier qui l'empêche, ou s'il n'y a quelque passion, ayant besoin d'être arrêtée, ou quelque imperfection requérant reméde qui nous presse: car comme dit Heraclitus, peut être vaudrait-il mieux ne cacher point son ignorance, ains la mettre en évidence pour la faire guérir. Mais si quelque colère ou quelque assaut de superstition, ou quelque violente querelle à l'encontre de nos domestiques et parents, ou quelque furieuse concupiscence d'amour,
Touchant du coeur les cordes plus cachées,
Qui ne devraient pour rien être touchées,
commande en notre entendement, il ne faut pas fuir en rompant le propos à en être repris, ains faut chercher à en ouïr discourir aux écoles mêmes: et après les leçons faillies prendre à part le philosophe, et lui conferer, et l'en interroger, non pas comme font plusieurs, qui sont bien aises d'ouïr aux philosophes parler des autres, et l'en estiment: et si d'aventure le philosophe laissant les autres, s'adresse à part à eux, pour leur remontrer franchement ce qu'ils ont de besoin, et qu'il les en face souvenir, ils s'en courroucent, et l'en estiment curieux et fâcheux: car ils pensent proprement qu'il faille ouïr les philosophes en leurs écoles par manière de passetemps, comme les joueurs de Tragoedies en un théâtre, et cuident que és choses exterieurs il n'y a point de différence entre les philosophes et eux: et ont bien raison de le cuider ainsi, quant aux Sophistes: car depuis qu'ils sont hors de leurs chaires où ils haranguent, et qu'ils laissent leurs livres, et leurs petites introductions, és autres actions et vraies parties de la vie humaine, on les trouve petits, et de moindre esprit que les plus bas et plus vulgaires hommes du monde: mais ils n'entendent pas aussi, que de ceux qui sont vraiment dignes de ce nom de philosophes, soit qu'ils se jouent, ou qu'ils fassent à bon escient un clin d'oeil, un signe de la tête, un visage renfrongné, et principalement les paroles qu'ils disent à part à chacun, portent toujours quelque utilité et quelque fruit à ceux qui ont la patience de les laiser dire, et de leur prêter l'oreille. Au demeurant quant aux louanges que l'on donne au bien disant, il est besoin d'y user de moyen et de prudence retenue, pource que ni le peu, ni le trop, en telle chose n'est louable ni honnête: car l'auditeur qui se maintient si dur et si roide, qu'il ne s'amollit ni ne s'émeut pour chose qu'il oye, est fâcheux et insupportable, étant rempli d'une presomptueuse opinion de soi-même qu'il cache leans, et secrètement en soi-même se vante qu'il dirait bien quelque chose de meilleur, que ce qu'il oit, ne remuant les sourcils en aucune manière, ni ne jetant aucune voix qui porte témoignage qu'il oye volontiers, ains par un silence, une gravité feinte, et une contenance affectée, va prochassant la réputation d'homme constant et de gravité grande, pensant que les louanges soient comme de l'argent, qu'autant comme l'on en donne à un autre, autant on en ôte à soi-même. Car il y en a plusieurs qui prennent mal et à contrepoil un dire de Pythagoras, qui disait, que de l'étude de la philosophie il lui était demeuré ce fruit, qu'il n'avait rien en admiration: et ceux-ci pensent que pour non louer ni honorer les autres, il les faille mêpriser, et veulent qu'on les estime vénérables <p 28v> par dedaigner tous les autres. Mais la raison philosophique ôte bien l'ébahissement et l'admiration qui procède de doute, ou d'ignorance, pource qu'elle sait et connait la cause d'une aucune chose, mais pour cela elle ne perd pas la facilité, la grandeur et l'humanité: car à ceux qui véritablement et certainement sont bons, c'est un très bel honneur que d'honorer ceux qui le méritent, et orner autrui est un ornement très digne qui vient d'une superabondance de gloire et d'honneur qui est en celui qui le donne: mais ceux qui sont chiches és louanges d'autrui, semblent être pauvres et affamés dés leurs propres: comme aussi au contraire, celui qui sans jugement à chaque mot et à chaque syllable presque s'eléve et s'écrie, est par trop léger et volage, et bien souvent déplaît à ceux mêmes qui font les harangues, mais bien fâche il toujours les autres assistants, en les faisant sourdre et lever contre leur volonté, comme les tirants quasi par force à ce faire, et à crier comme lui de honte qu'ils ont: et puis n'ayant recueilli aucun profit de l'oraison ouïe, pour avoir été trop étourdi et trop turbulent après ses louanges, il s'en retourne de l'auditoire avec l'une de ces trois réputations qu'il en rapporte, qu'il est moqueur ou qu'il est flatteur, ou qu'il est ignorant. Or faut-il quand on est en siege de justice pour juger un proces, ouïr les parties sans haine ni faveur, ains de sens rassis, pour rendre le droit à qui il appartient: mais és auditoires des gens de lettres, il n'y a ni loi ni serment qui nous empêche, que nous n'écoutions avec faveur et benevolence celui qui fait la harangue, ains au contraire, les anciens ont mis et colloqué les Graces auprès de Mercure, voulants par cela donner à entendre, que le parler requiert grâces, benevolence, et amitié: car il n'est pas possible que le disant soit si fort rejetable, ne si défaillant en toutes choses, qu'il n'y ait ni sens aucun digne de louange inventé par lui-même, ou renouvellé des anciens, ni le sujet de sa harangue, ni son but et intention, ni aumoins le lange et le stile, ou la disposition des parties de l'oraison: car, comme dit l'ancien proverbe,
parmi chardons et espineux halliers
Naissent les fleurs des tendres violiers.
Car si aucuns, pour montrer leur esprit, ont pris à louer le vomissement, autres la fiévre, et quelques-uns la marmite, et n'ont point eu faute de grâce, comme est il possible qu'une oraison composée par un personnage, qui quoi que ce soit semble, ou pour le moins est appelé philosophe, ne donne aux auditeurs gracieux et equitables quelque respit et quelque temps à propos pour la louer? Ceux qui sont en fleur d'âge, ce dit Platon, comment que ce soit donnent toujours des attaintes à celui qui est amoureux, et appellent ceux qui sont blancs de couleur, enfants des Dieux: ceux qui sont noirs, magnanimes: celui qui a le nez aquilin, Royal: celui qui est camus, gentil et plaisant et agréable: celui qui est pasle, en couvrant un peu cette mauvaise couleur, ils l'appelleront face de miel: car l'amour a cela, qu'il s'attache et se lie à tout ce qu'il trouve, comme fait le lierre. Mais celui qui prendra plaisir à ouïr, s'il est homme de lettres, sera bien plus inventif à trouver toujours dequoi louer un chacun de ceux qui monteront en chaire pour declamer. Car Platon, qui en l'oraison de Lysias ne louait point l'invention, et reprenait grandement la disposition, encore toutefois en louait-il le stile et l'elocution, pource que toutes les paroles y sont claires et rondement tournées. Aussi pourrait on avec raison reprendre le sujet dequoi a écrit Archilochus, la composition des vers de Parmenides, la bassesse de Phocylides, le trop de langage d'Euripides, l'inégalité de Sophocles: comme semblablement aussi des orateurs, l'un n'a point de nerfs à exprimer un naturel, l'autre est mol és affections, l'autre a faute de grâces, et néanmoins est loué pour quelque particulière force qu'il a d'emouvoir et de délecter: au moyen dequoi les auditeurs ne se saurait escuser, qu'ils n'aient toujours assez matière de gratifiers, s'ils veulent, <p 29r> à ceux qui font des leçons ou des harangues publiques: car il y en a, à qui il suffit, encore que l'on ne porte point témoignage de vive voix à leur louange, de leur montrer un bon oeil, un visage ouvert, une chère joyeuse, et une disposition et contenance amiable, et non point fâcheuse ne chagrine: ces choses-là sont toutes vulgaires et communes envers ceux mêmes qui ne disent du tout rien qui vaille: mais une assiette modeste, en son siege, sans apparence de dedaing, avec un port de la personne droit, sans pancher ne çà ne là, un oeil fiché sur celui qui parle, un geste d'homme qui écoute attentivement, et une composition de visage toute nette, sans demontration quelconque, non de mêpris ou d'être difficile à contenter seulement, mais aussi de toutes autres cures et de tous autres pensemens. Car en toutes choses la beauté se compose comme par une consonance, et convenance mesurée de plusieurs bienseances concurrentes ensemble en un même temps: mais la laideur s'engendre incontinent par la moindre du monde qui y défaille ou qui y soit de plus qu'il ne faut mal à propos: comme notamment en cet acte d'ouïr, non seulement un froncis de sourcil, ou une triste chère de visage, un regard de travers, une torse de corps, un croisement de cuisses l'une sur l'autre malhonnête, mais seulement un clin d'oeil ou de tête, un parler bas en l'oreille d'un autre, un ris, un bâillement, comme quand on a envie de dormir, un silence, et toute autre chose semblable, est répréhensible, et requiert que l'on y prenne bien soigneusement garde. Et ceux-ci cuident que tout l'affaire soit en celui qui dit, et rien en celui qui écoute: ains veulent que celui qui a à haranguer vienne bien preparé et ayant bien diligemment pensé à ce qu'il doit dire, et eux sans avoir rien propensé, et sans se soucier de leur devoir, se vont seoir là, tout ne plus ne moins que s'ils étaient venus pour souper à leur aise, pendant que les autres travailleraient: et toutefois encore celui qui va souper avec un autre a quelques choses à faire et à observer, s'il s'y veut porter honnêtement: par plus forte raison doncques, beaucoup plus en a l'auditeur: car il est à moitié de la parole avec celui qui dit, et lui doit ayder, non pas examiner rigoureusement les fautes du disant, et peser en severe balance chacun de ses mots, et chacun de ses propos, et lui cependant sans crainte d'être de rien recherché, faire mille insolences, mille impertinences et incongruités en écoutant. Mais tout ainsi comme en jouant à la paume, il faut que celui qui reçoit la balle se remue dextrement, auprès qu'il voit remuer celui qui lui renvoye: aussi au parler y a il quelque convenance de mouvement entre l'écoutant et le disant, si l'un et l'autre veut observer ce qu'il doit. Mais aussi ne faut-il pas inconsidérément user de toutes sortes d'acclamations à la louange du disant: car mêmes Epicurus est fâcheux quand il dit, que ses amis par leurs missives lui rompaient la tête à force de clameurs de louanges qu'ils lui donnaient: mais ceux aussi qui maintenant introduisent és auditoires des mots étranges, en voulant louer ceux qui haranguent, disant avec une clameur, Voilà divinement parlé: C'est quelque Dieu qui parle par sa bouche: Il n'est possible d'en approcher: comme si ce n'était pas assez de dire simplement, Voilà bien dit, ou sagement parlé: ou, Il a dit la pure vérité: qui sont les marques de louanges dont usaient anciennement Platon, Socrates, et Hyperides: ceux-là font une bien laide faute, et si font tort au disant, parce qu'ils font estimer qu'il appéte telles excessives et superbes louanges. Aussi sont fort fâcheux ceux qui avec serment, comme si c'était en jugement, portent témoignage à l'honneur des disants: et ne le font guères moins ceux qui faillent à accommoder leurs louanges aux qualités des personnages: comme quand à un philosophe enseignant et discourant, ils écrient, Subtilement: ou à un vieillard, Gentillement ou Joliement: en transferant et appliquant à des Philosophes les voix et paroles que l'on a accoutumé d'attribuer à ceux qui se jouent, ou qui s'exercent et se montrent en leurs declamations scholastiques, et donnants à une oraison sobre et <p 29v> pudique une louange de courtisane, qui est autant comme si à un champion victorieux, ils mettaient sur la tête une couronne de lis ou de roses, non pas de laurier ou d'olivier sauvage. Euripides le poète Tragique instruisait un jour les joueurs d'une danse, et leur enseignait à chanter une chanson faite en Musique harmonique: quelqu'un qui l'écoutait, s'en prit à rire: auquel il dit, Si tu n'étais homme sans jugement et ignorant, tu ne rirais pas, vu que je chante en harmonie Mixolydiene*: C'est à dire, pesante et grave. mais aussi un homme philosophe et exercité au maniement des affaires, pourrait à mon avis retrancher l'insolence d'un auditeur trop licencieux, en lui disant, Tu me sembles homme ecervellé, et mal appris: car autrement, cependant que j'enseigne, ou qui je presche, et que je discours touchant l'administration de la chose publique, ou de la nature des Dieux, ou de l'office d'un magistrat, tu ne danserais ni ne chanterais pas. Car, à vrai dire, regardez quel désordre c'est que quand un philosophe discourt en son école, que les assistants crient et bruient si haut et si fort au dedans, que ceux qui passent, ou qui écoutent au dehors, ne savent si c'est à la louange d'un joueur de flûtes, ou d'un joueur de Cithre, ou d'un baladin, que ce bruit se fait. davantage il ne faut pas écouter négligemment les répréhensions et corrections des philosophes sans pointure aucune de deplaisir: car ceux qui supportent si facilement et négligemment l'être repris et blâmés par les philosophes, qu'ils en rient quand ils les reprennent, et louent ceux qui leur disent leurs fautes, ne plus ne moins que les flatteurs et bouffons poursuivants de repeue franche louent eux qui les nourrissent, encore quand ils leur disent des injures: ceux-là, dis-je, sont de tout point éhontés et effrontés, donnants une mauvaise et déshonnête preuve et demontration de la force de leur coeur, que l'impudence. Car de supporter un trait de risée sans injure, dit en jeu plaisamment, et ne s'en point courroucer ni fâcher, cela n'est point ne faute de coeur ne faute d'entendement, ains est chose gentile et conforme à la coutume des Lacedaemoniens. Mais d'ouïr une vive touche, et une répréhension qui pour réformer les moeurs use de parole poignante, ne plus ne moins que d'une drogue et médecine mordante, sans en être resserré, ni plein de sueur et d'éblouissement pour la honte qui fait monter la chaleur au visage, ains en demeurer inflexible, se soustiant, et se moquant, c'est le fait d'un jeune homme de très lache nature, et qui n'a honte de rien, tant il est de longue main accoutumé et confirmé à mal faire: de sorte que son âme en a déjà fait un cal endurci, qui ne peut non plus qu'une chair dure, recevoir marque de macheure. Mais ceux là étant tels, il y en a d'autres de nature toute contraire: car si une fois seulement on les a repris, ils s'enfuient sans jamais tourner visage, et quittent là toute la philosophie, combien qu'ils aient un beau commencement de salut, que nature leur a baillé, qui est, avoir honte d'être repris, lequel ils perdent par leur trop lâche et trop molle délicatesse, ne pouvants endurer que l'on leur remontre leurs fautes, et ne recevants pas généreusement les corrections, ains détournants leurs aureilles à ouïr plutôt de douces et molles paroles de flatteurs ou de Sophistes, qui leur chantent des plaisanteries bien agréables à leurs aureilles, mais au demeurant sans fruit ni profit quelconque. Tout ainsi doncques comme celui qui après l'incision faite fuit le chirurgien, et ne peut endurer l'être lié, a reçu ce qui était douloureux en la médecine, et non pas ce qui était profitable: aussi celui qui ne donne pas à la parole du Philosophe, qui lui a ulceré et blecé sa bestise, le loisir d'appaiser la douleur, et faire reprendre la plaie, il s'en va avec morsure et douloureuse pointure de la philosophie, sans utilité quelconque: Car non seulement la plaie de Telephus, comme dit Euripides,
Se guérissait avec la limeure
Du fer de lance ayant fait la bleçeure:
mais aussi la morsure de la philosophie, qui poingt les coeurs des jeunes hommes, se guérit par la parole même qui l'a faite. Et pourtant faut-il, que celui qui se sent <p 30r> repris et blâmé, en souffre bien et resente quelque regret, mais non pas qu'il en demeure confus,ne qu'il s'en descourage: ains faut que quand la philosophie a commencé à le manier et toucher au vif, comme un sacrifice de purgation, après en avoir patiemment supporté les premières purifications et premiers rabrouements, il en espere au bout de cela voir quelque belle et douce consolation, au lieu du présent trouble et épouvantement. Car encore que la répréhension du philosophe à l'aventure se face à tort, il est néanmoins honnête de le laisser dire et avoir patience: et puis quand il aura achevé de parler, alors s'adresser à lui pour se justifier, et le prier de reserver cette franchise et vehemence de parler, à l'encontre de quelque autre faute qui aura au vrai été commise. davantage tout ainsi qu'en l'étude des lettres, en la musique, quand on apprend à jouer de la lyre, ou à luicter, les commencements sont fort laborieux, bien embrouillés, et pleins de difficulté: mais puis après, en continuant petit à petit, il s'engendre à la journée une familiarité et connaissance grande, ainsi qu'il se fait envers les hommes, laquelle rend toutes choses faciles, aisées à la main, et agréables, tant à faire, comme à dire. Ainsi est il de la philosophie, laquelle du commencement semble avoir ne sais quoi de maigre et d'étrange, tant és choses, comme és termes et paroles: mais pour cela il ne faut pas, à faute de coeur, s'étonner à l'entrée, ni lâchement se décourager, ains faut essayer tout, en persévérant, et désirant toujours de tirer outre, et passer en avant, en attendant que le temps améne celle familiere connaissance et accoutumance, qui rend à la fin doux tout ce qui de soi-même est beau et honnête: car elle viendra en peu de temps, apportant quand et elle une clarté et lumière grande à ce que l'on apprend, et engendrera un ardent amour de la vertu, sans lequel l'homme est bien lâche et misérable, qui se peut adonner et mettre à suivre autre vie, en se départant, à faute de coeur, de l'étude de la philosophie: bien peut il être à l'aventure, que les jeunes gens, non encore expérimentés, trouvent au commencement des difficultés qu'ils ne peuvent comprendre és choses, mais si est-ce pourtant que la plupart de l'obscurité et de l'ignorance leur vient d'eux-mêmes, et par façons de faire toutes diverses commettent une même faute. Car les uns, pour une révérence respectueuse qu'ils portent au disant, ou pource qu'ils le veulent épargner, ne l'osent interroger, et se faire entièrement déclarer son discours, et font signe de l'approuver par signe de la tête, comme s'ils l'entendaient bien: les autres à l'opposite, par une importune ambition et vaine émulation de montrer la promptitude de leur esprit contre d'autres, devant qu'ils l'ayent compris, disent qu'ils l'entendent, et ainsi jamais ne le conçoivent. Dont il advient à ces premiers honteux, et qui de vergongne n'osent demander ce qu'ils n'entendent pas, que quand ils s'en retournent de l'auditoire, ils se fâchent eux-mêmes et demeurent en doute et perplexité, et que finablement ils sont une autre fois contraints, avec plus grand vergongne de fâcher ceux qui ont jà discouru, en recourant après et leur demandant ce qu'ils ont dit: et à ces ambitieux, temeraires et presomptueux, qu'ils sont contraints de pallier, déguiser et couvrir l'ignorance qui demeure toujours avec eux. Parquoi rejetants arrière de nous toute telle lâcheté et vanité, mettons peine, comment que ce soit, d'apprendre, et comprendre en notre entendement les profitables discours que nous oyrons faire aux philosophes, et pour ce faire supportons doucement les risées des autres, qui seront, ou penseront être, plus vifs et plus aigus d'entendement, que nous: comme Cleanthes et Xenocrates étant un peu plus grossiers d'esprit que leurs compagnons d'école, ne fuyaient pas à apprendre pour cela, ni ne s'en descourageaient pas, ains se riaient et se moquaient les premiers d'eux-mêmes, disants qu'ils ressemblaient aux vases qui ont le goulet étroit, et aux tables de cuivre, pource qu'ils comprenaient difficilement ce qu'on leur enseignait, mais aussi qu'ils le retenaient sûrement et fermement: car il ne faut <p 30v> pas seulement, ce que dit Phocylides,
Souvent se doit laisser circonvénir
celui qui veut bon enfin devenir,
ains faut assi se laisser moquer, endurer des hontes, des piqueures, des traits de gaudisserie, pour repousser de tout son effort et combattre l'ignorance. Toutefois si ne faut-il pas aussi passer en nonchaloir la faute que font au contraire ceux qui, pour être d'appréhension tardive, en sont importuns, fâcheux et chargeans: car ils ne veulent pas quelque fois, quand ils sont à part en leur privé, se travailler pour entendre ce qu'ils ont ouï, ains donnent le travail au docteur qui lit, en lui demandant et l'enquérant souvent d'une même chose, ressemblants aux petits oiselets qui ne peuvent encore voler, et qui bâillent toujours attendants la becquée d'autrui, et voulants que l'on leur baille jà tout masché et tout prêt. Il y en a d'autres qui cherchants hors de propos la réputation d'être vifs d'entendement et attentifs à ouïr, rompent la tête aux docteurs lisans, à force de caqueter et de les interrompre, en leur demandant toujours quelque chose qui n'est point nécessaire, et cherchants des demontrations là où il n'en est point de besoin: et par ainsi,
Le chemin court de soi en devient long,
comme dit Sophocles, non seulement pour eux, mais aussi pour les autres assistants. Car en arrêtant ainsi à tous coups le philosophe enseignant, avec leurs vaines et superflues questions, ne plus ne moins que quand on va par les champs ensemble, ils empêchent la continuation de l'enseignement et de la doctrine, qui en est ainsi souvent rompue et arrêtée. Ceux là doncques, ainsi comme dit Hieronymus, font ne plus ne moins que les couards et chetifs chiens, qui mordent bien les peaux des bêtes sauvages, quand ils sont à la maison, et leur arrachent bien les poils, mais ils ne touchent point à elles aux champs. Au reste, je conseillerais à ces autres-là qui sont d'entendement tardif, que retenants les principaux points du discours, ils composent eux-mêmes à part le reste, et qu'ils exercent leur mémoires à trouver le demeurant: et que prenants en leur esprit les paroles d'autrui, ne plus ne moins qu'une semence et un principe, ils le nourrissent et l'accroissent, pource que l'esprit n'est pas comme un vaisseau qui ait besoin d'être rempli seulement, ains plutôt a besoin d'être échauffé par quelque matière qui lui engendre une émotion inventive, et une affection de trouver la vérité. Tout ainsi doncques comme si quelqu'un ayant affaire de feu en allait chercher chez ses voisins, et là y en trouvant un beau et grand, il s'y arrêtait pour toujours à se chauffer, sans plus se soucier d'en porter chez soi: aussi si quelqu'un allant devers un autre pour l'ouïr discourir, n'estime point qu'il faille allumer son feu ni son esprit propre, ains prenant plaisir à ouïr seulement, s'arrête à jouir de ce contentement, il tire des paroles de l'autre l'opinion seulement, ne plus ne moins que l'on fait une rougeur et une lueur de visage quand on s'approche du feu: mais quand à la moisissure et au reland du dedans de son âme, il ne l'échauffe ni ne l'esclarcit point par la philosophie. Si doncques il est besoin encore de quelque autre precepte pour achever l'office d'un bon auditeur, c'est qu'il faut qu'en se souvenant de celui que je viens de dire, il exerce son entendement à inventer de soi-même, aussi bien comme à comprendre ce qu'il entend des autres, à fin qu'il se forme au dedans de soi une habitude, non point sophistique, c'est à dire apparente, pour savoir réciter ce qu'il aura entendu d'ailleurs, mais interieure et de vrai philosophe, faisant son compte que le commencement de bien vivre, c'est être blâmé et moqué.<p 31r>

IV. De la Vertu Morale.
1. Notre intention est d'écrire et traiter de la Vertu que l'on appelle et que l'on estime Morale, en quoi principalement elle diffère de la contemplative, pource que elle a pour sa matière les passions de l'âme, et pour sa forme la raison: quelle substance elle a, et comment elle subsiste. A savoir si la partie de l'âme qui la reçoit, est nantie et ornée de raison qui lui soit propre à elle, ou si elle en emprunte l'usage et la participation d'ailleurs: et la recevant d'ailleurs, si c'est comme les choses qui sont mêlées avec d'autres meilleures, ou bien si c'est pource que ce qui est sous le gouvernement et sous la domination d'autrui, semble participer de la puissance de ce qui lui commande et qui le gouverne: car qu'il soit bien possible que la vertu subsiste et demeure en être sans aucune matière ni mêlange, j'estime qu'il soit assez manifeste. Mais premièrement je crois qu'il vaudra mieux réciter sommairement en passant, les opinions des autres Philosophes, non par manière de narration historiale seulement, ains plutôt afin que les opinions des autres exposées, la nôtre en soit plus claire à entendre, et plus certaine à tenir.

2. Menedemus doncques natif de la ville d'Eretrie, ôtait toute pluralité et toute différence de vertus, pource qu'il tenait qu'il n'y en avait qu'une toute seule, laquelle s'appellait de divers noms, disant que c'était une même chose qui s'appellait tempérance, force, justice, comme c'est tout un que homme, et mortel, ou animal raisonnable. Ariston natif de Chio tenait aussi, qu'en substance il n'y avait qu'une seule vertu, laquelle il appellait Santé, mais selon divers respects il y en avait plusieurs différentes l'une de l'autre, comme qui appellerait notre vue quand elle s'applique à regarder du blanc, Leucothée: et à regarder du noir, Melanthée: et ainsi des autres choses semblables. Car la vertu (disait-il) qui concerne ce qu'il faut faire ou laisser, s'appelle Prudence, et celle qui règle la concupiscence, et qui limite ce qui est modéré et opportun és voluptés, se nomme tempérance: et celle qui concerne les affaires, et contrats, que les hommes ont les uns avec les autres, est Justice, ne plus ne moins qu'un couteau est toujours le même, mais il coupe tantôt une chose et tantôt une autre: et le feu agit bien en diverses et différentes matières, mais c'est toujours par une même nature. Et semble que Zenon même le Citieïen panche un petit en cette opinion-là, quand il définit que la prudence qui distribue à chacun ce qui lui appartient, est la Justice: celle qui choisit ce qu'il faut élire ou fuir, tempérance: ce qu'il faut supporter et souffrir, Force: et ceux qui le défendent en telle opinion, disent que par la prudence il entendait la science. Mais Chrysippus estimant que chacune qualité a sa vertu propre, sans y penser introduisit en la Philosophie un exaim, comme disait Platon, et toute une ruchée par manière de dire, de vertus: car comme de fort se derive force, de juste justice, de clement clemence: aussi fait de gracieux grâce, de bon bonté, de grand grandeur, de beau beauté, et toutes autres telles galanteries, gentillesses, courtoisies, et joyeusetés, qu'il mettait au nombre des vertus, remplissant la Philosophie de nouveaux termes, sans qu'il en fut besoin. Mais tous ces Philosophes-là ont cela de commun entre eux, qu'ils tiennent que la vertu est une disposition et une puissance de la principale partie de l'âme, que est la raison, et supposent cela comme chose toute confessée, toute certaine et irrefragable: et n'estiment point qu'il y ait en l'âme de partie sensuelle et irraisonnable, qui soit de nature différente de la raison, ains pensent que ce soit toujours une même partie et substance de l'âme, celle qu'ils appellent principale, ou la raison et l'entendement, qui se tourne et se change en tout, tant <p 31v> és passions, comme és habitudes et dispositions, selon la mutation desquelles il devient ou vice ou vertu, et qui n'a en soi rien qui soit irraisonnable, mais que l'on l'appelle irraisonnable quand le mouvement de l'appétit est si puissant, qu'il demeure le maître, et pousse l'homme à quelque chose déshonnête, contre le jugement de la raison: car ils veulent que la passion même soit raison, mais mauvaise, prenant sa force et vehemence d'un faux et pervers jugement. Tous ceux-là me semblent avoir ignoré, que chacun de nous est véritablement double et composé, au moins n'ont-ils connu, que cette première composition de l'âme et du corps, qui est manifeste à tous, mais l'autre composition et mixtion de l'âme, ils ne l'ont point entendue: toutefois qu'il y ait encore quelque duplicité et mêlange en l'âme même, et quelque diversité de nature et différence entre la partie raisonnable et l'irraisonnable, comme si c'était presque un autre second corps par nécessité naturelle mêlé et attaché à la raison: il est bien vraisemblable, que Pythagoras ne ne l'a pas ignoré, à ce que l'on peut conjecturer par la diligence grande qu'il a employée en la Musique, l'appliquant à l'Ame pour l'adoucir, dompter et apprivoiser, comme s'apercevant bien, que toutes les parties d'icelle n'étaient pas obéissantes ne sujettes à doctrine, ni aux sciences, de manière que par la seule raison on les pût retirer de vice, et qu'elles avaient besoin de quelque autre manière d'apprivoisement et de persuasion, autrement qu'il serait impossible à la philosophie de venir à bout de sa rebellion. Mais bien est-il tout évident et tout certain, que Platon a très bien entendu, que l'âme ou la partie animée de ce monde, n'est point simple, ains est mêlée de la puissance du même, de l'autre, parce que d'une part elle se régit et tourne toujours par un même ordre, qui est le plus puissant mouvement, et de l'autre part elle est divisée en cercles, sphères, et mouvements à demi contraires au premier, vagabons et errans, en quoi est le principe des diversités des générations qui se font en la terre. Aussi l'âme de l'homme étant part et portion de celle de l'univers, et composée sur les nombres et proportions d'icelle, n'est point simple ni d'une seule nature, ains a une partie qui est spirituelle et intelligente, où est le discours de la raison, à laquelle appartient, selon nature, de commander et dominer en l'homme: l'autre est brutale, sensuelle, errante et désordonnée d'elle-même, si elle n'est régie et conduitte d'ailleurs. Et cette-ci derechef se sousdivise en deux autres parties, dont l'une s'appelle corporelle ou vegetative, l'autre irascible ou concupiscible, adhèrente tantôt à la partie corporelle, et tantôt à la spirituelle, et au discours de la raison, à qui elle donne force et vigueur. Or connait on la différence de l'une et de l'autre en ce principalement, que la partie intelligente resiste bien souvent à la concupiscible et irascible: et faut bien dire qu'elles soient diverses et différentes de la raison, attendu que bien souvent elles desobeïssent et repugnent à ce qui est très bon. Aristote a supposé ces principes là bien longuement plus que nul autre, comme il appert par ses écrits, mais depuis il attribua la partie irascible à la concupiscible, les confondant toutes deux en une, comme étant l'ire une convoitise et appétit de vengeance, mais toujours a il tenu, que la partie sensuelle et brutale était totalement distincte et divisée de l'intellectuelle et raisonnable, non qu'elle soit du tout privée de raison, comme l'est la vegetative et nutritive, qui est celle des plantes, parce que celle-là étant du tout sourde, ne peut ouïr la raison, et est un germe qui procède de la chair, et tient toujours au corps: mais la sensuelle ou concupiscible, encore qu'elle soit destituée de raison propre à elle, si est ce néanmoins, qu'elle est apte et idoine à ouïr et obéir à la partie intelligente et discourante, à se retourner vers elle, et à se ranger à ses preceptes, pourvu qu'elle ne soit point gâtée à fait, et corrompue par une volupté ignorante, et une habitude de vie dissolue. Et s'il y en a qui s'émerveillent et qui trouvent <p 32r> étrange, comment une partie peut être irraisonnable, et néanmoins obéissante à la raison: ceux-là ne me semblent pas bien comprendre la force et la puissance de la raison, combien elle est grande, et jusques où elle passe et pénétre à commander, conduire, et guider, non par dures ni violentes contraintes, mais par molles et douces inductions et persuasions, qui ont plus d'efficace que toutes les forces du monde. Qu'il soit ainsi, les esprits, les nerfs et les os sont parties irraisonnables du corps, mais aussi tôt qu'il y a en l'esprit un mouvement de volonté, comme ayant la raison tant soit peu secoué la bride, tous s'étendent, tous s'esveillent et se rendent prests à obeïr: si l'homme veut courir, les pieds sont dispos: s'il veut prendre ou jeter quelque chose, les mains sont incontinent prêtes à mettre en oeuvre. Le poète Homere même nous donne bien clairement à connaître la convenance et intelligence qu'il y a entre la raison, et les parties privées du discours de raison, par ces vers,
Ainsi baignait de larmes son visage
Penelopé, en plorant le veuvage
De son époux tout joignant d'elle assis:
Mais Ulysses en son esprit rassis
Se sentait bien attainct de pitié tendre,
Voyant ainsi tant de larmes épandre
Celle que plus il aimait cherement:
Et toutefois il tenait sagement
Ses pleurs cachés, et dessous les paupieres
Fermes étaient de ses yeux les lumières,
Sans plus siller, que si leur dureté
De roide fer ou de corne eût été.
tant il avait rendu obéissants au jugement de la raison et les esprits, et le sang, et les larmes. Cela même montrent aussi clairement les parties naturelles, qui se retirent, et par manière de dire, s'enfuient, sans se bouger ni emouvoir, quand nous approchons des belles personnes que la raison ou la loi nous défendent de toucher. Ce qui advient encore plus évidemment à ceux, qui étant devenus amoureux de quelques filles ou femmes, sans les connaître, reconnaissent puis après que ce sont ou leurs soeurs, ou leurs propres filles: car alors tout soudain la concupiscence cède et fait joug, quand la raison s'y est interposée, et le corps contient toutes ses parties honnêtement, en devoir d'obeïr au jugement de la raison. Et advient aussi bien souvent, que l'on mange quelques viandes de bon appétit sans savoir que c'est, mais aussi tôt que l'on s'aperçoit, ou que par autre on est averti, que c'est quelque viande impure, mauvaise et défendue, non seulement on s'en repent, et en est-on fâché en son entendement, mais aussi les facultés corporelles s'accordants avec l'opinion, on en prend des vomissements et des maux de coeur, qui renversent l'estomac sans dessus dessous. Et si ce n'était que j'aurais peur qu'il ne semblast, que j'allasse industrieusement ramasser de toutes parts des inductions plaisantes, pour aggreer aux jeunes gens, je m'élargirais à déduire les psalterions, les lyres, les épinettes, les flûtes, et autres tels instruments de musique, que l'on a inventés pour accorder et consoner avec les passions humaines, encore que ce soient choses sans âmes, elles ne laissent pas toutefois de s'éjouir ou se plaindre et lamenter avec eux, ains chantent, s'égayent, voire font l'amour quand et eux, représentants les affections, les volontés, et les moeurs de ceux qui en jouent. Auquel propos on dit, que Zenon même allant un jour au théâtre pour ouïr le musicien Amoebeus, qui chantait sur la lyre, dit à ses disciples: Allons-y, pour ouïr et apprendre quelle armonie et resonance rendent les entrailles des bêtes, les nerfs, les ossements, et les bois, quand on les sait disposer par nombres, par proportions, et par ordre. <p 32v> Mais laissant ces exemples-là, je leur demanderais volontiers, si quand les chevaux, les chiens, et les oiseaux, que nous nourrissons en nos maisons, par accoutumance, nourriture et enseignement, apprennent à rendre des voix intelligibles, et à faire des mouvements, des gestes, et des tours qui nous sont et plaisants et utiles: et semblablement quand ils lisent dedans Homere, que Achilles excitait à combattre et les hommes et les chevaux, ils s'ébahissent encore, et doutent si la partie qui se courrouce, qui appéte, qui se deult, qui s'éjouit en nous, peut bien obeïr à la raison, et pour être affectionneée et disposée par elle, attendu mêmement qu'elle n'est point logée dehors, ni divisée et distincte d'avec nous, et qu'il n'y a rien au dehors qui la forme, ne qui la moule, ou qui la taille par force à coups de marteau ni de ciseau, ains que elle est toujours attachée à elle, toujours conversant avec elle, nourrie et duitte par longue accoutumance. Voilà pourquoi les anciens l'ont bien proprement appelée Ethos, qui est à dire, les Moeurs, pour nous donner grossement à entendre, que les moeurs ne sont autre chose, qu'une qualité imprimée de longue main en celle partie de l'âme qui est irraisonnable, et est ainsi nommée parce qu'elle prend celle qualité de la demeure longue, et longue accoutumance, étant formée par la raison, laquelle n'en veut pas du tout ôter ni desraciner la passion, parce qu'il n'est ni possible, ni utile, ains seulement lui trace et limite quelques bornes, et lui établit quelque ordre, faisant en sorte que les vertus morales ne sont pas impassibilités, mais plutôt règlements et moderations des passions et affections de notre âme, ce qu'elle fait par le moyen de la prudence, laquelle réduit la puissance de la partie sensuelle et passible à une habitude honnête et louable. Parce que l'on tient que ces trois choses sont en notre âme, la puissance naturelle, la passion, et l'habitude. La puissance naturelle est le commencement, et par manière de dire, la matière de la passion, comme la puissance de se courroucer, la puissance de se vergongner, la puissance de s'assurer. La passion après est le mouvement actuel d'icelle puissance, comme le courroux, la vergongne, l'assurance. Et l'habitude est une fermeté établie en la partie irraisonnable par longue accoutumance, et une qualité confirmée, laquelle devient vice quand la passion est mal gouvernée, et vertu quand elle est bien conduitte et menée par la raison. Mais pour autant que l'on ne trouve pas que toute vertu soit une mediocrité, ni ne l'appelle-on pas toute morale, à fin de mieux en montrer et déclarer la différence, il faut commencer un peu de plus haut. Toutes les choses sont ou absolument et simplement en leur être, ou relativement au égard à nous. Absolument sont en leur être, comme la terre, le ciel, les étoiles, et la mer: relativement au regard de nous, comme bon, mauvais: proufitable, nuisible: plaisant déplaisant. La raison contemple l'un et l'autre, mais le premier genre des choses qui sont absolument appartient à science, et à contemplation, comme son object: le second, des choses qui sont relativement au égard à nous, appartient à consultation et action: et la vertu de celui-là est sapience, la vertu de cettui-ci, prudence: et y a différence entre prudence et sapience, d'autant que prudence consiste en une relation, et application de la partie contemplative de l'âme, à l'action et au régime de la sensuelle et passible selon raison, tellement que prudence a besoin de la fortune, là où sapience n'en a que faire, pour atteindre et parvenir à sa propre fin: ni aussi de consultation, parce qu'elle concerne les choses qui sont toujours unes et toujours de même sorte. Et comme le Geometrien ne consulte pas touchant le triangle, à savoir s'il a trois angles egaux à deux droits, ains le sait certainement: et la consultation se fait des choses qui sont et adviennent tantôt d'une sorte, et tantôt d'une autre, non pas de celles qui sont fermes et stables toujours en un être immuable: aussi l'entendement et âme speculative exerçant ses functions sur les choses premières et permanentes qui ont toujours une même nature, et qui ne reçoivent <p 33r> point de changement, est exempte de toute consultation. Mais la prudence descendant aux choses pleines de variation, de troubles et de confusion, il est forcé qu'elle se mêle souvent des choses fortuites et casuelles, et qu'elle use de consultation en choses si douteuses et si incertaines, et après avoir consulté, qu'elle vienne lors à mettre la main à l'oeuvre, et à l'action, assistée de la partie raisonnable, laquelle elle tire quand et soi aux actions, car elles ont besoin d'un instinct et esbranlement que fait l'habitude morale en chaque passion: mais cet instinct-là a besoin de raison qui le limite, à fin qu'il soit modéré, à fin qu'il ne passe point outre, ni ne demeure point deçà le milieu, parce que la partie brutale et passible a des mouvements qui sont les uns trop véhéments et trop soudains, les autres trop tardifs et plus lâches qu'il n'appartient. C'est pourquoi nos actions ne peuvent être bonnes qu'en une sorte, et mauvaises en plusieurs: comme l'on ne peut assener au but que par une sorte seulement, mais bien le peut on faillir en plusieurs, en donnant ou plus haut ou plus bas qu'il ne faut. L'office doncques de la raison active selon nature est, d'ôter et retrancher tous exces et toutes défectuosités aux passions, parce que quelquefois l'instinct et esbranlement, soit par infirmité, ou par délicatesse, ou par crainte, ou par paresse, se lâche et demeure court au devoir, et là se treuve la raison active, qui le réveille et l'excite. Et quelquefois aussi, au contraire, se laisse aller à la débordée, étant dissolu et désordonné, et la raison lui ôte ce qu'il a de trop véhément, reglant ainsi et moderant ce mouvement actif, elle imprime en la partie irraisonnable les vertus morales, qui sont mediocrités entre le peu et le trop. Car il ne faut pas estimer que toute vertu consiste en mediocrité, d'autant que la sapience et prudence, qui n'ont besoin aucun de la partie brutale et irraisonnable, gisent seulement au pur et sincere entendement et discours du pensement, non sujettes aux passions, n'étant autre chose qu'une cime et extrémité de raison affinée, contente de soi, parfaite, et n'ayant aucun besoin de la partie irraisonnable et sensuelle, en laquelle raison se forme et engendre la très divine et très heureuse science: mais la vertu morale tenant de la terre à cause du corps, a besoin des passions, comme d'outils et de ministres pour agir et faire ses operations, n'étant pas corruption ou abolition de la partie irraisonnable de l'âme, ains plutôt le règlement et l'embellissement d'icelle, et est bien extrémité quant à la qualité et à la perfection, mais non pas quant à la quantité, selon laquelle elle est mediocrité, ôtant d'un côté ce qui est excessif, et de l'autre ce qui est défectueux. Mais pource qu'il y a milieu et mediocrité de plusieurs sortes, il nous faut définir quel milieu et quelle mediocrité est la vertu morale. premièrement doncques, il y a un milieu qui est composé des deux extrémités, comme le gris ou le tanné, composé du blanc et du noir. Et ce qui contient ou qui est contenu est moyen et milieu entre ce qui contient et ce qui est contenu seulement, comme le monbre de huit entre le douze et le quatre. Ce qui ne participe et ne tient de nulle des extrémités s'appelle aussi moyen et milieu, comme ce qui est indifférent entre le bien et le mal, mais vertu ne peut être milieu ne moyen selon pas une de ces interpretations-là, parce qu'elle ne peut être composition ni mêlange de deux vices, ni ne peut contenir ce qui est moins, ni être contenu de ce qui est plus que le devoir, et si n'est point du tout exempté des passibles émotions sujettes au trop et au peu, et au plus et au moins. Mais plutôt elle est et s'appelle milieu et moyen, selon la mediocrité qui est aux sons et aux accords des voix, car il y a en la Musique une note et une voix qui s'appelle moyenne, pource qu'elle est au milieu de la basse et de la haute que l'on appelle Hypaté et Neté, se retirant de la hautesse de l'une qui est trop aigue, et de la bassesse de l'autre qui est trop grosse: aussi la vertu morale est un certain mouvement et puissance en la partie irraisonnable de l'âme qui tempere le relâchement ou roidissement, et le plus et moins qui y peuvent être, réduisant chacune passion à température moderée pour la garder de faillir. <p 33v> En premier lieu doncques ils disent, que la force ou prouesse et vaillance est le moyen et le milieu entre couardise et temérité, desquelles deux extrémités l'une est exces, et l'autre défaut de la passion d'ire. La liberalité est un moyen entre chicheté et prodigalité: Clemence entre indolence et cruauté: Justice moyen entre le distribuer plus et moins de ce qu'il faut és contrats et affaires des hommes, les uns avec les autres: tempérance milieu entre l'impassibilité insensible, et la dissolution débordée és voluptés: en quoi principalement et plus clairement se donne à connaître la différence qu'il y a de la partie brutale à la partie raisonnable de l'âme: et voit-on évidemment, qu'autre chose est la passion, et autre chose la raison, parce qu'autrement il n'y aurait point de différence entre la tempérance et la continence, et entre l'intempérance et l'incontinence és voluptés et cupidités, si c'était une même partie de l'âme qui jugeast, et qui convoitât: mais maintenant la tempérance est quand la raison gouverne et manie la partie sensuelle et passionnée, ne plus ne moins qu'un animal bien dompté et bien fait à la bride, le trouvant obéissant en toutes cupidités, et recevant volontairement le mors. Et la continence est quand la raison demeure bien la plus forte, et méne la concupiscence, mais c'est avec douleur et regret, parce qu'elle n'obéit pas volontiers, ains va de travers à coups de bâton, forcée par le mors de bride, faisant toute la resistance qu'elle peut à la raison, et lui donne beaucoup de travail et de trouble: comme Platon, pour le mieux donner à entendre par similitude, fait qu'il y a deux bêtes de voitture qui tirent le chariot de l'âme, dont la pire combat, étrive et regimbe contre la meilleure, et donne beaucoup d'affaire et de peine au cocher qui les conduit, étant contraint de tirer à l'encontre, et tenir roide, de peur que les rênes purpurées, comme dit Simonides, ne lui échappent des mains. Voila pourquoi ils ne tiennent point que continence soit vertu entière et parfaite, ains quelque chose moindre, parce que ce n'est point une mediocrité de consonante armonie et accord du pire avec le meilleur, ne qui resecque ce qu'il y a de trop en la passion: ni l'appétit n'obéit point volontairement de gré à gré à la raison de l'âme, ains lui fait de la peine, et en reçoit aussi, et finablement est rangé sous le joug par force, comme en une sédition civile, là où les deux parties discordantes se voulants mal, et se faisants la guerre l'une à l'autre, habitent dedans une même clôture de ville, comme dit Sophocles,
La cité est pleine d'encensements,
Pleine de chants, et de gémissements.
telle est l'âme du continent, pour le combat et le discord qu'il y a entre la raison et l'appétit. C'est pourquoi ils tiennent aussi, que l'incontinence n'est pas du tout vice, ains quelque chose de moins, mais que l'intempérance est le vice tout entier, pource qu'elle a l'affection mauvaise et la raison gâtée et corrompue, étant par l'une poussée à appéter ce qui est déshonnête, et par l'autre induite à mal juger et consentir à la cupidité déshonnête: de manière qu'elle perd tout sentiment des fautes et péchés qu'elle commet, là où l'incontinence retient bien le jugement sain et droit par la raison, mais par la vehemence de la passion plus puissante que la raison, elle est emportée comme son propre jugement: aussi est elle différente de l'intempérance, d'autant qu'en l'une la raison est vaincue par la passion, et en l'autre elle ne combat pas seulement. L'incontinent en combattant quelque peu, se laisse à la fin aller à sa concupiscence: l'intemperant en consentant, approuvant et louant, suit son appétit. L'intemperant est bien aise et se réjouit d'avoir péché, l'incontinent en a douleur et regret: l'intemperant va gaiement et affectueusement après sa villanie, l'incontinent enuis et mal volontiers abandonne l'honnêteté: et s'il y a différence entre leurs faits et actions, il n'y en a pas moins entre leurs paroles, car les propos de l'intemperant sont tels,
Grace il n'y a ni plaisir en ce monde,
<p 34r> Sinon avec dame Venus la blonde:
Puissent mes yeux par mort évanouir
Alors que plus je n'en pourray jouir.
Un autre dit, Boire, manger, et paillarder, c'est le principal: tout le reste je l'estime accessoire, quant à moi. celui-là est de tout son coeur enclin aux voluptés, et miné par dessous: aussi ne l'est pas moins celui qui dit,
Laisse moi perdre, il me plaît de perir.
Car il a le jugement avec l'appétit gâté et corrompu, depuis qu'il parle ainsi. Mais les propos et paroles de l'incontinent sont autres et différentes,
j'ai le sens bon, mais nature me force. Et cet autre,
Hélas hélas, c'est divine vengeance,
Que l'homme ayant du bien la connaissance,
N'en use pas, ains fait out le contraire. Et cet autre,
Là le courroux ne peut non plus durer
Ferme, que l'ancre en tourmente assurer
La nave étant fichée dans du sable,
Qui ne tient coup, et ne demeure stable.
Il ne dit pas mal, ni de mauvaise grâce, l'ancre fichée dedans le sable, pour signifier la faible tenue de la raison, qui ne demeure pas fichée et ferme, ains par la lâcheté, et molle délicatesse de l'âme, laisse aller son jugement: et n'est pas loin aussi de celle comparaison ce que dit un autre,
Comme une nave attachée au rivage,
Venu le vent rompt tout chable et cordage.
Car il appelle chable et cordage le jugement de la raison qui resiste à l'acte déshonnête, lequel vient à se rompre par l'impetuosité de la passion, comme d'un vent violent: car, à dire la vérité, l'intempérance est poussée par cupidités à pleines voiles dedans les voluptés et lui-même s'y dresse et s'y accommode: mais l'incontinent y va, par manière de dire, de travers, désirant s'en retirer, et repousser la passion qui l'attire, mais à la fin il se laisse couler et tomber en l'acte déshonnête, ainsi que Timon le donne à entendre par ces vers dont il picquait Anaxarchus,
D'Anaxarchus hardie et permanente
La force était comme un chien impudente,
Où que ce fut qu'il se voulût jeter:
Mais malheureux, comme j'oïs raconter,
Il se jugeait, pource que sa nature
A volupté encline outre mesure
(Dont la plupart de ces Sages ont peur)
Le retirait arrière de son coeur.
Car ni le sage n'est continent, mais temperant: ni le fol incontinent, mais intemperant, parce que le temperant se plaît et délecte des choses belles et honnêtes, et l'intemperant ne se fâche et déplaît pas des déshonnêtes: parquoi l'incontinence convient proprement et ressemble à une âme sophistique, qui a bien l'usage de la raison, mais si imbêcile, qu'elle ne peut pas persévérer et demeurer ferme en ce qu'elle a une fois jugé être le devoir. Voilà doncques les différences qu'il y a entre l'intempérance et l'incontinence, et aussi entre la tempérance et la continence: car le remors, le regret, et le contre-coeur n'ont point encore abandonné la continence, là où en l'âme temperante tout est applani: il n'y a rien emeu qui batte, tout y est sain: de sorte que qui verrait l'obéissance grande, et la tranquillité merveilleuse, dont la partie irraisonnable est unie et incorporée avec la raisonnable, il pourrait dire,
Alors le vent avait du tout cedé,
<p 34v> Et lui était le calme succedé
Sans nulle haleine, ayant des mers profondes
Dieu appaisé totalement les ondes.
ayant la raison assopy les excessifs, furieux et forcenés mouvements des cupidités et passions, et celles dont la nature a nécessairement besoin, les ayant rendues tellement soupples et obéissantes, amies et secondantes toutes les intentions et toutes les volontés de la raison, que ni elles ne courent devant, ni ne demeurent derrière, ni ne font désordre quelconque par aucune désobéissance,
Comme un poulain suit la jument qu'il tête.
Ce qui confirme le dire de Xenocrates touchant ceux qui prennent à bon escient l'étude de la philosophie, que seuls ils font volontairement ce que les autres font malgré eux par la crainte des lois, s'abstenants de satisfaire à leurs appétis désordonnés pour la doute des peines, comme les chiens pour la peur des coups de bâton, et le chat pour le bruit, ne regardants seulement qu'au danger de la peine. Or qu'il y ait en l'âme sentiment d'une telle fermeté et resistance à l'encontre des cupidités, comme s'il y avait quelque chose qui les combattist, et qui leur fît tête, il est bien évident: toutefois il y en a qui maintiennent, que la passion n'est point chose différente ni diverse de la raison, et que cela qui se sent n'est point un combat de deux diverses choses, ains changement d'une seule, qui est la raison, mais que nous ne nous apercevons pas de ce changement, à cause de sa soudaineté, ne considérants pas ce pendant, que c'est une même sujet de l'âme, laquelle de sa nature sait convoiter, et se repentir, se courroucer et avoir peur, qui tend à faire chose déshonnête attirée par la volupté, et à l'opposite aussi s'en retient par crainte de la peine: car il est certain, que cupidité, crainte, et autres semblables passions, sont opinions perverses, et mauvais jugements qui s'impriment non en diverses parties de l'âme, ains en celle qui est la principale, c'est à savoir le discours de la raison, de laquelle les passions sont inclinations, consentements, appétitions, mouvements, et operations bref qui se changent légèrement en peu d'heure, et dont l'impetuosité et vehemence violente est fort dangereuse, à cause de l'imbecillité et inconstance de la raison, ne plus ne moins que les courses des petits enfants. Mais le discours de cos oppositions-là premièrement est contraire à l'évidence notoire, et au sens commun, car il n'y a personne qui en soi-même ne sente une mutation de concupiscence en jugement, et à l'opposite aussi, de jugement en concupiscence: et voyons que l'amant ne cesse point d'aimer, encore qu'en son entendement il discoure et juge, qu'il se faille départir de l'amour, et lui resister, ni derechef aussi ne sort il point du discours et du jugement, quand il se lâche et se laisse aller à sa cupidité, ains lors que par la raison il combat à l'encontre de sa passion, il est encore actuellement en la passion: et semblablement à l'heure même qu'il se laisse vaincre de la passion, il vcait et connait par le discours de la raison, le péché qu'il commet: de manière que ni par la passion il ne perd point la raison, ni par la raison il n'est point délivré de la passion, ains branslant tantôt en un côté, et tantôt en l'autre, il demeure neutre, mitoyen et commun entre les deux. Mais ceux qui estiment, que la principale partie de l'âme soit maintenant la cupidité, maintenant le discours qui s'oppose à la cupidité, ressemblent proprement à ceux qui voudraient dire, que le veneur et la bête sauvage ne fussent pas deux, ains un tout seul corps qui se changeât tantôt en une bête, et tantôt en un veneur: car, et ceux là en chose toute évidente ne verraient goutte, et ceux-ci parlent contre leur propre sentiment, attendu qu'ils sentent réelement et de fait en eux-mêmes, non une mutation d'un en deux, mais un estrif et combat de deux l'un contre l'autre. Pourquoi doncques (disent-ils) ce qui délibére, et qui consulte en nous, n'est-il aussi bien double, ains est simple et seul? C'est bien allégué, répondrons nous, mais l'evenement <p 35r> et l'effet en est tout différent: car ce n'est pas la prudence de l'homme qui combat contre soi-même, ains se servant d'une même puissance, et faculté de ratiociner, elle touche divers arguments: ou plutôt, dirons nous, c'est un même discours employé en divers sujets et matières différentes: et pourtant n'y a-il point de douleur, ni de regret aux discours qui sont sans passion, ni ne sont point les consultants forcés de tenir une des parties contraires, contre leur propre volonté, si ce n'est que d'aventure il n'y ayt secrètement quelque passion attachée à l'une des parties, comme qui ajouterait sous main quelque chose à l'un des bassins de la balance: ce qui advient bien souvent, et lors ce n'est pas le discours de la ratiocination que se contrarie à soi-même, ains est quelque passion secrète qui repugne à la ratiocination, comme quelque ambition, quelque émulation, quelque faveur, quelque jalouzie, ou quelque crainte contrevenant au discours de la raison: et il semble que ce soient deux discours qui de paroles se combattent l'un contre l'autre, ainsi qu'il appert clairement par la sentence de ces vers d'Homere,
Honte ils avaient du combat rejeter
Le refusant, et peur de l'accepter. Et de ces autres,
Souffrir la mort est chose douloureuse,
Mais renommée on acquiert glorieuse:
Craindre la mort est une lâcheté,
Mais il y a à vivre volupté.
Voilà pourquoi au jugement des proces, les passions qui s'y coulent, sont ce qui les fait longuement durer: et au conseil des Princes et des Rois, ceux qui y parlent en faveur de quelque partie, ne le font pas, ni ne défendent pas l'une des sentences pour la raison, ains se laissent traverser à quelque passion contre le discours de l'utilité. C'est pourquoi és cités qui sont gouvernées par un Senat, les Magistrats qui seient en jugement ne permettent pas aux orateurs et advocats d'emouvoir les affections: car le discours de la raison n'étant empêché d'aucune passion, tend directement à ce qui est bon et juste: mais s'il s'y met quelque passion à la traverse, alors le plaisir ou déplaisir y engendre combat et dissention à l'encontre de ce que l'on juge être bon. Qu'il soit ainsi, pourquoi est-ce, qu'aux disputes de la philosophie on ne voit point que les uns soient amenés avec douleur et regret par les autres en leurs opinions? Ains Aristote même, Democritus et Chrysippus ont depuis reprouvé quelque avis qu'ils avaient approuvés, sans regret ne fâcherie quelconque, mais plutôt avec plaisir, pource qu'en la partie speculative de l'âme, il n'y a aucune contrarieté de passions, à cause que la partie irraisonnable de l'âme se repose, et demeure quoye sans curieusement s'ingérer de s'en entremêler. Ainsi les discours de la ratiocination, aussi tôt que la vérité lui apparait, encline volontiers en celle part, et abandonne le mensonge, d'autant qu'en la partie irraisonnable de l'âme se repose, et demeure quoye sans curieusement s'ingérer de s'en entremêler. Ainsl les dicours de la ratiocination, ausso tôt que la vérité lui apparait, encline volontiers en celle part, et abandonne le mensonge, d'autant qu'en lui est, non ailleurs, la faculté de croire ou décroire, là où les conseils et délibérations d'affaires, les jugements et arbitrages, pour la plupart étant pleins de passions, rendent le chemin mal aisé, et donnent bien de la peine à la raison, qui est arrêtée et empêchée par la partie irraisonnable de l'âme, qui lui resiste, en lui mettant au-devant quelque plaisir, ou quelque crainte, ou quelque douleur ou cupidité, de quoi le sentiment est le juge, touchant à l'une et à l'autre partie: car si bien l'une surmonte, elle ne défait pas pour cela l'autre, ains la tire à soi malgré elle par force, comme celui qui se tance et se reprend soi-même, pour être amoureux, use du discours de sa raison contre sa passion, étant tous les deux ensemble actuellement dedans son âme, ne plus ne moins que si avec la main il réprimait et repoussait l'autre partie enflammée d'une fiévre de passion, sentant les deux parties réelement se battants l'une contre l'autre dedans soi-même: là où és disputes et inquisitions non passionnées, telles que sont celles de l'âme speculative et contemplative, si les deux parties se trouvent <p 35v> égales, il ne se fait point de jugement, ains y a une irresolution, qui est comme une pause et un arrêt de l'entendement, ne pouvant passer outre, ains demeurant suspendu entre deux contraires opinions: et s'il advient qu'il encline en l'une des opinions, la plus forte dissout l'autre, sans qu'elle en devienne marrie, ni qu'elle en conteste obstineement contre l'opinion. Bref là où il y a un discours et une ratiocination qui semble contrarier à l'autre, ce n'est pas que l'on sente deux divers sujets, mais un seul en diverses appréhensions et imaginations. Mais quand la partie brutale combat à l'encontre de la raisonnable, étant telle qu'elle ne peut ni vaincre ni être vaincue, sans regret et douleur, incontinent cette bataille divise l'âme en deux, et rend cette diversité toute évidente et manifeste. Si ne connait-on pas seulement à ce combat, qu'il y a différence entre la source de la passion, et celle de la raison, mais aussi à ce qui s'en ensuit, parce que l'on peut aimer un gentil enfant et bien né à la vertu, et en aimer aussi un mauvais et dissolu. Et se peut faire que l'on use de courroux injustement à l'encontre de ses propres enfants, ou de ses peres et meres, et que l'on en use aussi justement pour ses enfants, et pour ses peres et meres, à l'encontre des ennemis et des tyrans: et comme là se sent manifestement le combat et la différence de la passion d'avec le discours de la raison, aussi là sent-on ici de l'obéissance et de la suite de la passion qui se laisse conduire et mener à la raison. Comme, pour exemple, il advient souvent qu'un homme de bien épouse une femme selon les lois, en intention de l'honorer et de vivre avec elle justement et honnêtement: mais puis après, la longue conversation par laps de temps y ayant imprimé la passion d'amour, il aperçait en son entendement, qu'il la cherit et l'aime plus tendrement qu'il n'avait proposé du commencement. Et les jeunes gens qui rencontrent des maîtres et precepteurs gentils, les suivent et les caressent du commencement pour l'utilité qu'ils en reçoivent, mais par trait de temps puis après, ils les aiment cordialement: et au lieu qu'ils leur étaient familiers et assidus disciples seulement, ils en deviennent amoureux. Autant en advient il envers les magistrats, envers les voisins, et envers les alliés: car du commencement nous hantons avecques eux civilement et par obligation de quelque honnêteté: mais puis après nous ne nous donnons garde, que nous les aimons cherement, venant la raison à persuader et y attirer la partie de l'âme qui est le sujet des passions. Et celui qui a dit le premier ce propos,
Il y a deux hontes, l'une louable,
L'autre fardeau qui les maisons accable,
ne montre il pas manifestement, qu'il avait en soi-même souvent expérimenté, que cette passion lui avait, par dilayer contre raison, et différer de jour à autre, ruiné ses affaires et fait perdre de belles occasions? Ausquelles preuves ces Stoïques ici se rendants pour l'évidence manifeste qu'il y a, appellent honte vergongne, et volupté joie, et peur circonspection: en quoi on ne les saurait pas justement reprendre de ces deguisemens là de noms honnêtes, pourvu qu'ils appellassent les mêmes passions, quand elles se rangent à la raison de ces honnêtes-là: et quand elles y repugnent et la forcent, de ces fâcheux ici. Mais quand étant convaincus par larmes qu'ils épandent, par tremblemens de leurs membres, par changement de couleur, ils appellent au lieu de douleur et de peur, je ne sais quelles morsures et contractions, et qu'ils disent au lieu de cupidité promptitude, pour cuider diminuer l'imperfection de leurs passions, il semble qu'ils inventent et mettent en avant des justifications plus apparentes que vraies, et sophistiques, non pas philosophiques, cuidants pour néant s'exempter et éloigner des choses par les changemens et déguisements des noms: et toutefois eux-mêmes appellent encore ces joyes là, ces promptitudes de volonté, ces circonspections retenues, Eupathies, c'est à dire, bonnes affections ou droites passions, et non pas impassibilités, usants en cet endroit des noms ainsi comme il appartient. <p 36r> Car il se fait alors une droitture de passions, quand le discours de la raison vient non à abolir et ôter du tout les passions, mais à les règler et bien ordonner en ceux qui sont sages: mais les vicieux et incontinens, que leur advient-il quand ils ont jugé qu'il leur faut aimer père et mère, et au lieu d'une amie ou d'un ami? Ils ne peuvent venir à bout de le faire: et au contraire, s'ils ont jugé qu'il leur faille aimer une courtisane ou un flatteur bouffon, ils les aiment incontinent. Or si c'était une même chose que la passion et le jugement, il faudrait que aussi tôt comme l'on aurait jugé, qu'il serait besoin d'aimer ou de haïr, que l'aimer ou le haïr s'en ensuivît incontinent: mais au contraire, tout au rebours advient, parce que la passion s'accorde bien avec quelques jugements, et à d'autres elle repugne: parquoi eux-mêmes forcez par la vérité des choses, disent bien que toute passion n'est pas jugement, ains seulement celle qui émeut l'appétition forte et véhémente, confessants par là, que ce sont choses diverses en nous, celle qui juge, et celle qui souffre, c'est à dire, qui reçoit les passions, comme ce qui remue, et ce qui est remué. Chrysippus mêmes en plusieurs passages définissant que c'est patience et continence, il dit, que ce sont habitudes aptes et idoines à suivre l'election de la raison: par où il montre évidemment, qu'il est contraint de confesser et avouer, que c'est autre chose en nous, ce qui suit en obtemperant, ou qui repugne en n'obtemperant pas, que ce qui est suivi, ou non suivi. Et quant à ce qu'ils tiennent que tous péchés sont egaux, et toutes fautes égales, il n'est pas maintenant temps ne lieu à propos pour le réfuter: mais bien dirai-je en passant, que en la plupart des choses ils se trouveront repugner et resister à la raison, contre l'apparence et évidence toute manifeste: car toute passion selon eux est faute, et tous ceux qui se devillent, ou qui craignent, ou qui appétent, faillent. Or y a il certainement de grandes différences entre les passions selon plus et moins: car qui dirait que la peur de Dolon fut égale à celle d'Ajax, qui regardait toujours derrière lui, et se retirait au petit pas d'entre les ennemis,
L'en des genoux avançant de peu l'autre,
comme dit Homere: et entre la douleur de Platon pour la mort de Socrates, et celle d'Alexandre pour la mort de Clytus, qui s'en voulut tuer lui-même? Car les douleurs et regrets croissent infiniment quand c'est contre toute apparence de raison, et l'accident est bien plus grief et plus angoisseux, quand il advient tout au rebours de l'espérance: comme, pour exemple, si un père qui s'attendait de voir son fils advancé en honneur et credit, entend dire qu'il est en prison, là où on lui donne la gehenne fort étroit, ainsi que Parmenion entendit de son fils Philotas. Et qui dirait que le courroux de Nicocreon à l'encontre de Anaxarchus ait été pareil à celui de Magas à l'encontre de Philemon, tous deux ayants été injuriés et outragés de paroles par eux? car Nicocreon fit piler et briser Anaxarchus avec des pilons de fer dedans un mortier: et Magas commanda au bourreau d'appliquer le tranchant de l'épée nue sur le col de Philemon, sans lui faire autre mal, et puis le laisser aller. C'est pourquoi Platon appelle l'ire et le courroux, les nerfs de l'âme, pour donner à entendre qu'ils se peuvent lâcher et roidir. Pour repousser ces objections là, et autres semblables, ils disent que ces tensions et roidissemens-là des passions ne se font pas par jugement, attendu qu'il y a faute en toutes, mais que ce sont certaines pointures d'aiguillons, et certaines contractions, et dilatations qui reçoivent plus ou moins par raison: et toutefois encore y a il différence, quant aux jugements, parce que les uns jugent que la pauvreté n'est pas mal, et les autres tiennent que c'est un bien grand mal, et les autres encores plus, jusques à se jeter du haut des rochers dedans la mer, pour en échapper. Les uns tiennent que la mort est mal, en ce qu'elle nous prive de la fruition du bien: les autres disent, qu'il y a sous la terre des maux éternels, et des punitions horribles. Et la santé aucuns l'aiment comme chose utile, et qui est selon nature: <p 36v> aux autres il semble, que c'est le souverain des biens, tellement que sans elle les richesses ne servent de rien, ni les enfants, ni les états, non pas
La Royauté, qui l'homme égale à Dieu.
voire jusques à dire, que les vertus mêmes ne servent de rien, et sont inutiles, si elles ne sont accompagnées de la santé: de sorte qu'il appert, que aux jugements mêmes on erre plus et moins: mais il n'est pas maintenant à propos de réfuter cela, seulement faut-il de là prendre ce qu'ils confessent eux-mêmes, qu'il y a une partie du jugement qui est irraisonnable, en laquelle ils tiennent que se forme la passion plus grande et plus véhémente, contestants de voix et de parole, et ce pendant confessants de fait la chose à ceux qui maintiennent, que la partie qui reçoit les passions de l'âme est différente de celle qui juge et qui discerne. Et Chrysippus en son livre qu'il a intitulé Anomologie, après qu'il a dit, que la colère est aveugle, et qu'elle nous empêche de voir bien souvent ce qui est tout évident, et qu'elle offusque et se met au-devant de ce que l'on sait parfaitement, un peu après il dit: «Car les passions qui surviennent chassent du tout hors le discours de la raison, et comme si l'on était d'autre avis, ils poussent l'homme à faire de contraires actions.» Puis il allégue le témoignage de Menander,
O moi chetif, hélas, en ce temps là
Que je choisy non ceci, mais cela!
En quel endroit de toute ma personne
était logé ce qui en moi raisonne?
Et passant encore plus outre: «Comme ainsi soit, dit-il, que l'animal raisonnable soit né pour en toutes choses user de la raison, et se gouverner par icelle, nous la rejetons néanmoins en arrière par une autre plus violente force.» confessant bien clairement en ces termes, ce qui advient du debat de la passion à l'encontre de la raison: car ce serait une moquerie, comme dit Platon, de dire qu'un fut meilleur et puis après pire que soi-même, ou qu'il fut maître et maîtrisé tout ensemble de soi-même, si ce n'était pource que naturellement un chacun de nous est double, et qu'il a en soi une partie meilleure et une autre pire: ainsi celui qui rend la pire partie sujette et obéissante à la meilleure, est continent, et meilleur que soi-même: mais celui qui souffre que la partie brutale et irraisonnable de son âme commande, et aille devant celle qui est plus noble et meilleure, celui là est incontinent, et pire que soi-même, faisant contre nature, d'autant que selon nature il est raisonnable que la raison, qui est divine, marche devant et commande à la partie sensuelle et brutale, qui prend sa naissance du corps même, et auquel elle ressemble, de sa proprieté participant, ou pour mieux dire étant pleine des passions du corps même, auquel elle est adjointe: ainsi que témoignent et déclarent tous ses mouvemens qui ne tendent qu'à toutes choses materielles et corporelles, et qui prennent leurs roidissemens ou relâchemens des mutations du corps. Voilà pourquoi les jeunes hommes sont prompts, hardis, et en leurs appétits bouillans, jusques à en être presque furieux, pour la quantité et chaleur de leur sang: et des vieux, au contraire, la source de concupiscence, qui est au foie, s'éteint, et devient faible et imbêcile, et à l'opposite la raison vient en force et vigueur, d'autant que la partie sensuelle et passionnée vient à s'amortir avec le corps: et c'est cela même qui dispose la nature des bêtes sauvages à diverses passions, car ce n'est point pour droites ou perverses, bonnes ou mauvaises opinions qu'elles aient, que les unes sont incitées à faire effort, et se mettre en défense contre quelque péril qui se présente, et les autres sont si éprises de peur et de frayeur, que l'on ne les saurait jamais assurer, ains les forces qui sont au sang, aux esprits et en tout le corps, font les diversités et différences des passions qui sourdent et germent de la chair, comme de leur source et racine. Mais en l'homme que le corps se meuve et souffre quand et les élans des passions, on l'aperçait évidemment par la couleur pasle en frayeur, <p 37r> par la rougeur de visage, par le tremblement des jambes, le battement du coeur en colère: et au contraire aussi, par les espanouissements et élargissements du visage, quand l'homme est en espérance de quelques voluptés: là où quand l'esprit et l'entendement se meut seul sans passion, alors le corps se repose et demeure quoi, n'ayant communication ni participation quelconque avec la partie qui entend et qui discourt: où s'il se met à penser quelque proposition de Mathematique ou d'autre science speculative, il n'y appelle pas seulement pour adjoint la partie irraisonnable, tellement que par là même il appert clairement, que ce sont deux parties différentes en facultés et en puissance. En somme, de toutes les choses qui sont au monde, comme eux-mêmes le disent, et comme il est aussi tout évident, les unes sont régies et gouvernées par habitude, les autres par nature: les unes par l'âme sensuelle et irraisonnable, les autres par celle qui est la raison et l'entendement: dequoi l'homme est en tout participant, et né avec toutes ces différences: car il est contenu par habitude, et nourri par nature, et use de raison et d'entendement: ainsi a-il sa part de ce qui est irraisonnable: et est née avec lui, non venue ni introduitte d'ailleurs, la source et cause primitive des passions, laquelle par conséquent lui est nécessaire: et pour ce ne la faut pas ôter ni déraciner du tout, ains seulement la cultiver, la régir et gouverner. Pourtant ne faut-il pas, que la raison face comme jadis fit Lycurgus le Roi de Thrace, qui fit couper les vignes pour autant que le vin enivrait: ni ne faut pas qu'elle retranche tout ce qu'il y peut avoir de profitable en la passion, avec ce qu'il y a de dommageable: ains faut qu'elle face comme le bon Dieu, qui nous a enseigné l'usage des bonnes plantes et arbres fruitiers, c'est de resequer ce qu'il y a de sauvage, et ôter ce qu'il y a de trop, et au demeurant cultiver ce qu'il y a d'utile: car ceux qui craignent de s'enivrer, ne répandent pas le vin en terre: ni ceux qui craignent la violence de la passion, ne l'ôtent pas du tout, ains la tempèrent: comme l'on dompte bien la fierté des boeufs et des chevaux, pour les garder de regimber et de sauter: aussi le discours de la raison se sert des passions quand elles sont bien domptées et bien duittes à la main, sans enerver ni du tout couper à la racine la partie de l'âme qui est née pour seconder et servir,
Le cheval est pour servir à la guerre:
Pour la charrue à labourer la terre
Il faut le boeuf: le Dauphin court volant
Jouxte la nef en pleine mer cinglant:
Au fier sanglier, qui de tuer menace,
Faut un levrier hardi qui le terrasse,
ce dit Pindare: Mais l'entretènement des passions est encore bien plus utile que toutes ces bêtes-là, quand elles secondent la raison, et servent à roidir les vertus, comme l'ire moderée sert à la vaillance, la haine des méchants sert à la justice, l'indignation à l'encontre de ceux qui indignement sont heureux, car leur coeur élevé de folle arrogance et insolence à cause de leur prosperité a besoin d'être réprimé, et n'y a personne qui voulût, encore qu'il se pût faire, séparer l'indulgence de la vraie amitié ou l'humanité de la misericorde, ni le participer aux joyes et aux douleurs de la vraie bienvueillance et dilection. Et s'il est ainsi, comme il est, que ceux qui voudraient chasser amour du tout à cause du fol amour, erreraient grandement, assi peu feraient bien ceux, qui pour l'avarice, qui est convoitise d'avoir, voudraient éteindre, et blâmeraient toute cupidité: et feraient ne plus ne moins, que ceux qui voudraient empêcher que l'on ne courût, pource que l'on choppe quelquefois en courant: et que l'on ne tirât jamais de l'arc, pource que l'on faut aucunefois à donner au blanc: et comme si quelqu'un ne voulait jamais ouïr chanter, pour autant que le discorder lui déplairait: car ainsi comme la musique ne fait pas l'armonie de l'accord, en ôtant le bas et le haut de la voix: ni la médecine ne ramène pas la santé és corps en ôtant le <p 37v> chaud et le froid, mais en les temperant et mêlant ensemble par bonne proportion, ainsi est-il quant à ce qui est louable és moeurs, quand par la raison il y a une mediocrité et moderation empreinte és facultés et mouvemens des passions, parce que l'excessive joie, l'excessive douleur et tristesse, ressemblent à la fiévre et inflammation du corps, non pas la joie ni la tristesse, simplement. Voilà pourquoi Homere dit sagement,
L'homme de bien n'a jamais trop de peur,
ni pour effroi ne change de couleur.
Car il n'ôte pas la peur simplement, mais l'excessive peur, afin que l'on ne pense pas que la vaillance soit une folie desesperée, ni que l'assurance soit temérité. Ainsi faut-il aux voluptés retrancher la trop véhémente cupidité, et és vengeances, la trop grande haine des méchants: et qui le fera ainsi, se trouvera non point indolent, mais temperant, et juste, non point cruel: là où si l'on ôte de tout point entièrement les passions, encore qu'il fut possible de le faire, on trouvera que la raison en plusieurs choses demeurera trop lâche et trop molle, sans action, ne plus ne moins qu'un vaisseau branlant en mer, quand le vent lui défaut. Ce que bien entendants les legislateurs és établissemens de leurs lois et polices, y mêlent des emulations et jalousies des citoyens, les uns sur les autres: et contre les ennemis ils aiguisent la force du courage, et la vertu militaire, avec des tabourins et trompettes, les autres avec des flûtes et semblables instrumens de musique. Car non seulement en la poésie, comme dit Platon, celui qui sera épris et ravi de l'inspiration des Muses, fera trouver tout autre ouvrier, quelque laborieux, exquis et diligent qu'il soit, digne d'être moqué: mais aussi és combats l'ardeur affectionnée et divinement inspirée est invincible, et n'y a homme qui la pût soutenir: c'est une fureur martiale que Homere dit que les Dieux inspirent aux hommes belliqueux,
Parlé qu'il eut, de grande force il enfla
Le coeur du Roi, que dedans il souffla. Et cet autre,
Il faut qu'il soit assisté d'un des Dieux,
Qu'il est si fort au combat furieux.
ajoutant au discours de la raison comme un aiguillon et une voitture de la passion qui la pousse, et qui la porte. Et nous voyons que ces Stoïques ici, qui rejettent tant les passions, incitent bien souvent les jeunes gens avec louanges, et bien souvent les tancent de bien severes paroles et aigres répréhensions, à l'un desquels est adjoint le plaisir, et à l'autre le déplaisir, parce que la répréhension apporte repentance et vergongne, dont l'une est comprise sous le genre de douleur, et l'autre sous le genre de crainte: aussi usent-ils de ceux-là principalement aux corrections et répréhensions. C'est pourquoi Diogenes, un jour que l'on louait hautement Platon, «Et que trouvez vous, dit-il de si grand et si digne en ce personnage, vu qu'en si long temps qu'il y a qu'il enseigne la philosophie, il n'a encore fâché personne?» car les sciences mathematiques ne sont pas si proprement les anses de la philosophie, comme soûlait dire Xenocrates, comme le sont les passions des jeunes gens, c'est à savoir la honte, la cupidité, la repentance, la volupté, la douleur, l'ambition, ausquelles passions la raison et la loi venants à toucher avec une touche discrette et salutaire, remet promptement et efficacement le jeune homme en la droite voie: tellement que le Paedagogue Laconien répondit très bien, quand il dit, qu'il ferait que l'enfant qu'on lui baillait à gouverner se réjouirait des choses honnêtes, et se fâcherait des déshonnêtes: qui est la plus belle et la plus magnifique fin, qui saurait être de la nourriture et education d'un enfant de bonne et noble maison.<p 38r>

V. Du vice et de la vertu.
IL SEMBLE que ce soient les habillements qui échauffent l'homme, et toutefois ce ne sont-ils pas qui l'échauffent, ne qui lui donnent la chaleur, parce que chacun d'iceux vêtements à part soi est froid: de manière que quand on est en fiévre et en chaud mal, on aime à changer souvent de draps et de couverture, pour se rafraîchir: mais l'habillement enveloppant le corps, et le tenant joint et serré, arrête et contient la chaleur au dedans, que l'homme rend de soi-même, et empêche qu'elle ne se répande parmi l'air. Cela même étant és choses humaines trompe beaucoup de gens, lesquels pensent s'ils sont logés en belles et grandes maisons, s'ils possedent grand nombre d'esclaves, et qu'ils amassent grosse somme d'or et d'argent, qu'ils en vivront joyeusement: là où le vivre doucement et joyeusement ne procède point du dehors de l'homme, ains au contraire l'homme despart et donne à toutes choses qui sont autour de lui joie et plaisir, quand son naturel et ses moeurs au dedans sont bien composés, parce que c'est la fontaine et source vive, dont tout ce contentement procède.
La maison est à voir plus honorable,
Où il y a toujours feu perdurable.
Aussi les richesses sont plus agréables, la gloire a plus de lustre et de splendeur, et l'authorité apporte plus de contentement si la joie interieure de l'âme y est conjointe, attendu que l'homme supporte et la pauvreté, et le bannissement de son pays, et la vieillesse plus patiemment et plus aisément, si de lui-même il a les moeurs douces, et le naturel debonnaire. Car tout ainsi comme les senteurs des espiceries et des parfums rendent les haillons mêmes tous déchirés, bien odorans: et au contraire, l'ulcère du Duc Anchise rendait une boue de très mauvaise odeur, ainsi que dit le poète Sophocle,
Son dos étant ulceré de tonnerre,
Boue d'odeur mauvaise dégouttait
Sur son habit qui de fin crespe était.
aussi avec la vertu toute façon de vivre est douce et aisée: au contraire, le vice rend les choses qui semblaient autrement grandes, honorables et magnifiques, fâcheuses, et déplaisantes, quand il est mêlé parmi, comme témoignent ces vers,
Tel au dehors en public semble heureux,
Qui, porte ouverte, au dedans malheureux
Se trouve: en tout sa femme est la maîtresse,
Elle commande, elle tance sans cesse:
Il a plusieurs causes de se douloir,
Je n'en ai point qui force mon vouloir.
Et toutefois, encore est-il plus aisé de se défaire d'une mauvaise femme, pourvu que l'on soit homme, et non pas esclave: mais il n'y a point de divorce avec son propre vice, ni moyen d'en être exempt, délivré de toutes fâcheries, pour demeurer en repos à part soi, en lui écrivant un petit libelle de repudiation, ains adhere toujours aux entrailles de celui qui s'en est une fois emparé, lui demeurant attaché jour et nuit,
Sans torche ardente en cendres le réduit,
Et à vieillesse avant temps le conduit.
C'est un fâcheux compagnon par les champs, parce qu'il est presomptueux, et ne fait que mentir: mauvais à la table, parce qu'il est friand et gourmand: ennuyeux au lit, pource que de souci, d'ennui, et de jalousie il rompt le sommeil, et engarde de dormir: car le sommeil est le repos du corps à ceux qui dorment: et à l'opposite, <p 38v> ce n'est que frayeur et trouble de l'âme pour les songes épouventables qu'ont ceux qui sont épris de superstition,
Si je m'endors quand mes ennuis me tiennent,
Je suis perdu des songes qui me viennent,
ce dit quelqu'un: autant en font les autres vices, comme l'envie, la peur, la colère, l'amour et l'incontinence. Car tant que le jour dure, le vice regardant au dehors, et se composant au gré des autres, a quelque honte, et couvre ses passions, ne se laissant pas du tout aller à ses appétits désordonnés, ains y resistant et contestant quelquefois: mais en dormant, étant échappé de la crainte des lois, et de l'opinion du monde, et se trouvant arrière de toute crainte et de toute honte, alors il remue toute cupidité, il réveille sa malignité, il déploye son intempérance, il s'efforce d'habiter charnellement avec sa propre mère, comme dit Platon, il mange des viandes abominables, et n'y a chose vilaine dont il s'abstienne, employant et executant sa mauvaise volonté en tout ce qui lui est possible, par illusions et imaginations de songes, qui se terminent, non en aucune volupté, ni jouissance de sa malheureuse cupidité, ains seulement à émouvoir, exciter, et irriter davantage ses passions et maladies secrètes. En quoi doncques gît et consiste le plaisir du vice, s'il est ainsi qu'il ne soit jamais sans ennui, sans peur, et sans souci, s'il n'est jamais content, s'il est toujours en trouble, et jamais en repos? Car il faut que la bonne complexion et saine disposition du corps donne lieu et naissance aux voluptés de la chair: et au regard de l'âme il n'y peut avoir joie certaine ni contentement, si tranquillité d'esprit, constance et assurance n'en ont posé le fondement, et n'y ont apporté un calme, sans aucune apparence de tempeste ni de tourmente: ains s'il y a quelque espérance qui lui rie, ou quelque délectation qui le chatouille, incontinent soin et solicitude perce, qui comme une nuée vient à brouiller et troubler toute la serenité du beau temps. Amasse force or, assemble de l'argent, edifie de belles galeries, emply toute une maison d'esclaves, et toute une ville de tes débiteurs: si tu n'applanis les passions de ton âme, si tu n'appaises ta cupidité insatiable, et que tu ne te délivres toi-même de toute crainte et toute solicitude, c'est tout autant comme si tu versais du vin à un qui aurait la fiévre, ou si tu donnoir du miel à un qui aurait un flon, ou la maladie qui s'appelle colère, et si tu apprêtais force viande et bien à manger, à qui aurait un grand flux de ventre, et une dysenterie telle, qu'il ne pourrait rien digerer, ni retenir viande aucune, et à qui la viande même apporterait corruption encore plus grande. Ne vois-tu pas que les malades ont à contre-coeur, et rejettent les plus délicates et plus exquises viandes qu'on leur saurait présenter, et qu'on s'efforce de leur faire prendre? puis quand la bonne température du corps leur est retournée, les esprits nets, le sang doux et la chaleur moderée et familiere, ils sont bien aises, et ont à plaisir de manger du pain tout sec avec un peu de fourmage, ou un peu de cresson. La raison apporte une telle disposition à l'âme: et seras alors content de ta fortune, quand tu auras bien appris que c'est que la vraie honnêteté, et que c'est que la bonté: tu auras pauvreté en délices, et seras véritablement Roi, n'aimant pas moins la vie privée et retirée loin de charges et d'affaires, que celle de ceux qui ont les grandes armées et les grands états à gouverner: et quand tu auras profité en la philosophie, tu vivras par tout sans déplaisir, et sauras vivre joyeusement en tout état. La richesse te réjouira, d'autant que tu auras plus de moyen de faire du bien à plusieurs: la pauvreté, d'autant que tu auras moins de souci: la gloire, d'autant que tu te verras honoré: la basse condition, d'autant que tu en seras moins enuié.<p 39r>

VI. Que la vertu se peut enseigner et apprendre.
NOUS mettons la vertu en dispute, et doutons si la prudence, la justice et la preudhommie se peuvent enseigner: et ce pendant nous admirons les oeuvres des orateurs, des mariniers, des architectes, des laboureurs, et autres infinis semblables: et de gens de bien il n'y aura que le nom tout simple, et que la parole toute nue seulement, comme si c'étaient Hippocentaures, Geants ou Cyclopes? et cependant d'action vertueuse où il n'y ait rien à redire, qui soit entière et parfaite, il ne s'en pourra point trouver, ni de moeurs tellement composées à tout devoir, qu'il n'y ait mêlange aucune de passion, ains si par fortune la nature d'elle-même en produit quelques unes qui soient belles et bonnes, elles sont incontinent offusquées et obscurcies par autres mixtions étrangères, ne plus ne moins qu'un fruit franc, qui serait alteré par adjonction de matière et nourriture sauvage? Les hommes apprennent à chanter, à baller, à lire et à écrire, à labourer la terre, à piquer chevaux: ils apprennent à se chauffer, à se vêtir, à donner à boire, à cuisiner, et n'y a rien de tout cela qu'ils sachent bien faire, s'ils ne l'ont appris: Et ce, pourquoi toutes ces choses et autres s'apprennent, qui est la preudhommie et la bonne vie, sera chose casuelle et fortuite, qui ne se pourra ni enseigner ni apprendre? O bonnes gens, pourquoi est-ce qu'en niant que la bonté se puisse enseigner, nous nions quant-et-quant qu'elle puisse être? car s'il est vrai que son apprentissage soit sa génération, en niant qu'elle se puisse apprendre, nous affermons aussi qu'elle ne peut doncques être. Et toutefois, comme dit Platon, pour être le manche d'une lyre disproportionné et demesuré d'avec le corps, jamais il n'y eût frère qui en fît la guerre à son frère, ni ami qui en prît querelle à son ami, ni ville qui en entrât en inimitié avec autre ville sa voisine, jusques à faire et à souffrir les maux et miseres extremes que telles guerres ont accoutumé d'apporter: et ne saurait on dire que pour occasion d'un accent, s'il faut prononcer Telchinas l'accent sur la première syllable, ou sur la seconde, il se soit emeu jamais sédition en aucune cité: ni debat en une maison entre le mari et la femme à raison de la trame et de l'estaim: et néanmoins jamais homme ne se mettra à vouloir tistre un drap, ou ourdir une toile, ni à manier un livre, ou une lyre, qu'il ne l'ait auparavant appris: non qu'il fut autrement pour en recevoir quelque dommage notable, quand il le ferait, ains seulement pource qu'il se ferait moquer de lui, parce qu'il vaut mieux, comme disait Heraclitus, cacher son ignorance: et ce pendant il présume de pouvoir bien gouverner et administrer une maison, un mariage, un magistrat, une chose publique, sans l'avoir appris? Diogenes voyant un jeune garçon qui mangeait gouluement, donna un soufflet à son paedagogue: et eut raison de ce faire, attribuant la faute plutôt à celui qui ne lui avait pas enseigné, qu'à celui qui ne l'avait pas appris. Ainsi on ne pourra mettre la main au plat honnêtement, ni prendre la coupe de bonne grâce, qui ne l'aura appris de jeunesse, ni se garder
D'être goulu, ou friand, ou gourmand,
ni d'esclatter de rire véhément,
ni mettre un pied en croix par-dessus l'autre,
comme dit Aristophanes: Et ce pendant il sera bien possible qu'une personne sache comment il se faut gouverner en mariage, au maniement des affaires de la chose publique, vivre parmi les hommes, exercer un magistrat, sans avoir premièrement appris comment il s'y faut comporter les uns envers les autres? Quelqu'un dit un jour, en disputant, à Aristippus, «Es tu doncques par tout? Je perdrois, répondit-il, le naulage que je paye au marinier, si j'étais par tout.» Ne pourrait on pas aussi <p 39v> dire, on pert doncques le salaire que l'on donne aux maîtres et paedagogues, si les enfants par apprentissage ne deviennent point meilleurs? Mais au contraire il se voit, que comme les nourrices forment et dressent les membres de leurs enfants avec les mains, aussi les gouverneurs et paedagogues les prenants au partir des nourrices, les adressent par accoutumance au chemin de la vertu. Auquel propos un Laconien répondit sagement à celui qui lui demandait, quel profit il faisait à l'enfant qu'il gouvernait: «Je fais, dit-il, que les choses bonnes et honnêtes lui plaisent.» Ils leur enseignent à ne se pancher pas en avant quand ils cheminent, ne toucher à la sauce que d'un doigt, de deux au pain et à la viande, se frotter ainsi, trousser ainsi sa robe. Que dirait on doncques à celui qui voudrait dire, qu'il y aurait art de médecine pour guérir une dartre, et un panaris, ou mal au bout du doigt, et qu'il n'y en aurait point à guérir une pleurésie, une fiévre chaude, ou une frenesie? ne serait-ce pas tout autant comme qui dirait, que raisonnablement il y aurait écoles, maîtres, et preceptes de petites et peuriles choses, mais que des grandes et parfaites il n'y aurait qu'une rotine, ou une rencontre fortuite et cas d'aventure seulement? Car ainsi que celui mériterait d'être moqué qui dirait, que nul ne doit mettre la main à la rame pour voguer, qu'il ne l'ait appris, mais bien au timon pour gouverner: aussi en serait digne celui qui maintiendrait, qu'il y eût apprentissage és autres sciences inferieures, et en la vertu qu'il n'en eût point: Voyez le commencement du 4. livre d'Herodote. et si ferait le contraire des Scythes, lesquels ainsi comme écrit Herodote, crévent les yeux à leurs esclaves, à fin qu'ils leur tournent et remuent leur lait: et celui-là donnant l'oeil de l'art et de la raison aux arts inferieurs l'ôterait à la vertu. Là où, au contraire, Iphicrates répondit à Callias fils de Chabrias qui lui demandait par une façon de mêpris, Qu'es-tu toi? Archer, Picquier, homme d'armes ou cheval léger? «Je ne suis pas un de tous ceux-là, mais bien celui qui leur commande à tous.» Digne doncques de moquerie et impertinent serait celui, qui dirait qu'il y aurait de l'art à tirer de l'arc, à escrimer, à ruer de la fonde, et à piquer chevaux, mais qu'à conduire une armée il n'y en aurait point, et que c'est chose qui se rencontre par cas d'aventure: et encore plus impertinent serait, qui voudrait dire, que la prudence ne se peut enseigner, sans laquelle tous les autres arts seraient de nulle utilité, et ne serviraient de rien. Et qu'il soit ainsi, que ce soit la guide qui méne, conduit, et rend utiles et honorables toutes les autres sciences et vertus, on le peut connaître à ce qu'il n'y aurait aucune grâce en un festin, encore qu'il y eût de bons et friands cuisiniers, de bons écuyers tranchans, et de bien adroits échansons, s'il n'y avait un bon ordre et belle disposition parmi eux.

VII. Comment on pourra discerner le FLATEUR D'AVEC L'ami.
PLATON écrit, que chacun pardonne à celui qui dit qu'il s'aime bien soi-même, ami Antiochus Philopappus, mais néanmoins que de cela il s'engendre dedans nous un vice, outre plusieurs autres, qui est très grand: c'est, que nul ne peut être juste et non favorable juge de soi-même: car l'amant est ordinairement aveugle à l'endroit de ce qu'il aime, si ce n'est qu'il ait appris et accoutumé de longue main à aimer et estimer plutôt les choses honnêtes, que ses propres, et celles qui sont nées avec lui cela donne au flatteur la large campagne qu'il y a entre flatterie et amitié, où il a un fort assis bien à propos pour nous endommager, qui s'appelle l'Amour de soi-même, moyennant <p 40r> laquelle chacun étant le premier et le plus grand flatteur de soi-même, n'est pas difficile à recevoir et admettre près de soi un flatteur étranger, lequel il pense et veut lui être témoin et confirmateur de l'opinion qu'il a de soi-même: car celui, auquel on reproche à bon droit, qu'il aime les flateurs, s'aime aussi bien fort soi-même, et pour l'affection qu'il se porte, veut et se persuade, que toutes choses soient en lui, desquelles la volonté n'est point illicite ni mauvaise, mais la persuasion en est dangereuse, et a besoin d'être bien retenue. Or si c'est chose divine que la vérité, et la source de tous biens aux Dieux et aux hommes, ainsi que dit Platon, il faut estimer, que le flatteur doncques est ennemi des Dieux, et principalement d'Apollo, pource qu'il est toujours contraire à cettui sien precepte, Connais toi-même: faisant que chacun de nous s'abuse en son propre fait, tellement qu'il ignore les biens et les maux qui sont en soi, lui donnant à entendre, que les maux sont à demi, et imparfaits, et les biens si accomplis, que l'on n'y saurait rien ajouter pour les emender. Si doncques le flatteur, comme la plupart des autres vices, s'attachait seulement ou principalement aux petites et basses personnes, à l'aventure ne serait il pas si mal faisant, ni si difficile à s'en garder, comme il est: mais pour autant que ne plus ne moins que les artisons s'engendrent et se mettent principalement és bois tendres et doux, aussi les gentilles, ambitieuses, et amiables natures, sont celles qui plutôt reçoivent et nourrissent le flatteur, qui s'attache à elle: et encore, tout ainsi comme Simonides soûlait dire, que l'entretenir escuirie ne suit point la lampe, ains les champs à bled: c'est à dire, que ce n'est point à faire à pauvres gens à entretenir grands chevaux, ains à ceux qui ont beaucoup de revenue: aussi voyons nous ordinairement, que la flatterie ne suit point les pauvres ou petites personnes, et qui n'ont aucune puissance, ains qu'elle est ordinairement la peste et la ruine des grandes maisons et des grands états, et que bien souvent elle renverse sans dessus dessous les Royaumes mêmes, et les principautés et grandes seigneuries: ce n'est pas peu de chose, ne qui requiere peu de soin et de solicitude, que de bien rechercher et considérer la nature d'icelle, à fin qu'étant bien découverte et entirement connue, elle n'endommage ni ne décrie point l'amitié. Les flateurs ressemblent aux pous, car les poux s'en vont incontinent d'avec les morts, et abandonnent leurs corps aussi tôt que le sang, duquel ils se soûlaient nourrir, en est éteint: aussi ne verrez vous jamais, que les flateurs s'approchent seulement de personne dont les affaires commencent à se mal porter, et dont le credit s'aille passant ou refroidissant: ains s'attachent toujours à gens d'authorité et de puissance grande, et les font encores plus grands qu'ils ne sont: mais soudain qu'il leur advient quelque changement de fortune, ils s'écoulent et se tirent arrière. Voilà pourquoi il ne faut pas entendre cette preuve-là qui est inutile, ou plutôt dommageable et dangereuse: car c'et une dure chose d'expérimenter en temps qui a besoin d'amis, ceux qui ne sont pas amis, mêmement quand l'on n'en a pas un vrai et loyal pour opposer à un faux et déloyal: à raison dequoi il faut avoir éprouvé l'ami, ne plus ne moins que la monnayé, avant que le besoin soit venu de l'employer, non pas de l'essayer au besoin et à la nécessité, pource qu'il ne faut pas l'éprouver à son dommage, ains au contraire trouver moyen de savoir que c'est, de peur d'en recevoir dommage: autrement il nous en prendra tout ainsi, comme à ceux qui pour connaître la force des poisons mortels, en font eux-mêmes l'essai les premiers: car ils en ont la connaissance, mais c'est aux dépens de leur vie, et avec leur mort. Et comme je ne loue pas ceux-là, aussi ne sais-je ceux qui estiment, que l'être ami soit seulement être honnête et profitable, et pour cette cause pensent que ceux dont la compagnie et fréquentation est plaisante et joyeuse, soient aussi tôt attaincts et convaincus d'être flateurs: car l'ami ne doit point être déplaisant, et tel qu'il n'ait rien que l'affection toute simple: ni n'est pas l'amitié vénérable pour <p 40v> être âpre ou austère, ains au contraire son honnêteté même et sa gravité est douce et désirable, et comme dit le poète,
Grace et Amour auprès d'elle demeurent.
Et si n'est pas seulement vrai ce que dit Euripide,
L'homme affligé grandement se soulage,
Quand il peut voir son ami au visage.
pource que l'amitié n'ajoute pas moins de grâce et de plaisir aux prosperités, qu'elle ôte de douleur et de fâcherie aux adversitez. Et tout ainsi comme Evenus disait, que la meilleure sauce du monde était le feu: aussi Dieu ayant mêlé l'amitié parmi la vie humaine, a rendu toutes choses joyeuses, douces et plaisantes, là où elle est présente et jouissante de partie du plaisir: car autrement, en quelle sorte se coulerait en grâce le flatteur par le moyen de volupté, s'il voyait que l'amitié de sa nature ne reçut et n'admît jamais aucun plaisir? cela ne se saurait dire ne maintenir. Mais ainsi comme les écus faux, et qui ne sont pas de bon aloi, représentent seulement le lustre et la spendeur de l'or: aussi le flatteur contrefaisant seulement la douceur et l'agréable façon de l'ami se montre toujours guai, joyeux, et plaisant, sans jamais resister ni contredire. Pourtant ne faut pas soupçonner universellement, que tous ceux qui louent autrui soient incontinent flateurs: car le louer quelquefois, en temps et lieu, ne convient pas moins à l'amitié, que le reprendre et le blâmer: et à l'opposite, il n'y a rien si contraire à l'amitié, ne si mal accointable, que l'être fâcheux, chagrin, toujours reprenant, et toujours se plaignant: là où quand on connait une benevolence prête à louer volontiers et largement les choses bien faites, on en porte plus patiemment et plus doucement une libre répréhension et correction és choses malfaites, d'autant que l'on le prend en bonne part, et croit-on que, «Qui loue volontiers, il blâme à regret.» C'est doncques chose bien fort malaisée, dira quelqu'un, que de discerner un flatteur d'avec un ami, puis qu'il n'y a différence entre eux, ni quant à donner plaisir, ni quant à donner louange: car au demeurant, quand aux menus services et entremises de faire plaisir, on voit bien souvent que la flatterie passe devant l'amitié. Nous répondrons, que c'est chose très difficile voirement de les discerner, si nous prenons le vrai flatteur qui sache bien avec artifice et dextérité grande mener le métier, et que nous n'estimions pas, comme fait le rude et commun populaire, que ces plaisants de table et poursuivants de repeues franches, qui n'ont jamais audience qu'après qu'on a lavé les mains à table, ce disait un ancien, soient flateurs, qui n'ont rien d'honnête, et dont la villanie se manifeste à un seul plat de viande et un verre de vin, avec toute truanderie et méchanceté: car il n'y aurait pas grande affaire à découvrir un tel truand escornifleur qu'était Melanthius, le plaisant d'Alexandre tyran de Pheres: lequel répondit un jour à ceux qui lui demandaient comment son maître Alexandre avait été tue: «d'un coup d'épée, dit-il, qui lui donnant au côté, a percé jusques à mon ventre:» ni ceux qui ne bougent jamais d'alentour des tables plantureuses et friandes, qui ne cherchent que le broût, comme l'on dit: de sorte qu'il n'y a feu, ni fer, ni cuivre, qui les pût arrêter ni engarder de se trouver là où l'on disne: ni de telles femmes qu'étaient jadis en Cypre celles que l'on surnommait les Colacides, c'est à dire, les flateresses, qui depuis, après qu'elles furent passées en la terre ferme de la Syrie, furent appelées Climacides, comme qui dirait échelieres, pour autant qu'elles se courbaient à quatre pieds, et faisaient échelles de leur dos aux femmes des Princes et des Rois, quand elles voulaient monter dedans leurs coches. De quel flatteur doncques est-il difficile, et néanmoins nécessaire, de se garder? De celui qui ne semble pas flater, et ne confesse pas être flatteur, que l'on ne trouve jamais alentour d'une cuisine, que l'on ne surprend jamais mesurant l'ombre, pour savoir combien il y a encore jusques au souper, que <p 41r> l'on ne voit jamais ivre couché par terre tout de son long, ains qui est le plus du temps sobre, qui est curieux d'entendre et rechercher toutes choses, qui veut se mêler d'affaires, qui pense qu'on lui doive communiquer des secrets: et bref qui est un Tragique, c'est à dire, serieux et grave, non pas Satyrique ni Comique, c'est à dire joyeux contrefaiseur d'amitié. Car tout ainsi que Platon écrit, que «c'est une extréme injustice, faire semblant d'être juste quand on ne l'est pas:» aussi faut il estimer, que la flatterie la pire qui soit, est celle qui est couverte, et qui ne se confesse pas être telle, qui ne se joue pas, ains fait à bon escient: tellement qu'elle fait bien souvent mescroire la vraie amitié même, d'autant qu'elle a ne sais quoi de commun avec elle, si l'on n'y prend garde de bien près. Il est vrai que Gobrias s'étant jeté dedans une petite chambre obscure près l'un des tyrants de Perse, qui s'appellaient Mages, comme qui dirait les Sages, et se trouvant aux prises bien à l'étroit avec lui, cria à Darius (qui y survint l'épée nue au poing, et qui doutait de frapper le Mage, de peur qu'il n'assenât quant et quant Gobrias) qu'il donnât hardiment, quand il devrait donner à travers tous les deux: mais nous, qui ne pouvons en sorte ne manière du monde trouver bon ce mot ancien, «Perisse l'ami quand et l'ennemi:» et qui cherchons à séparer le flatteur d'avec l'ami, avec lequel il est entrelassé par plusieurs grandes similitudes: nous, dis-je, devons grandement craindre, que nous ne chassions, avec ce qui est mauvais, ce qui est bon et utile, ou qu'en pardonnant à ce qui nous est agréable et familier, nous ne tombions en ce qui est nuisible et dommageable. Car tout ainsi qu'entre les grains et semences sauvages ou différentes d'espèce, celles qui sont de même forme en grandeur et grosseur que le froument, se trouvants mêlées parmi, sont bien malaisées à trier, et séparer d'ensemble avec le crible, d'autant qu'elles ne passent pas à travers les trous du crible, s'ils sont trop petits, non plus que les grains du froument, ou bien y passent ensemble, si les trous sont larges: aussi est l'amitié très difficile à cribler et discerner d'avec la flatterie, d'autant qu'elle se mêle en tous accidents, en tous mouvements, en tous affaires et en toute conversation avec elle: car pource que le flatteur voit qu'il n'y a rien si doux, ne qui donne plus de plaisir et de contentement à l'homme, que fait l'amitié, il s'insinue en grâce à force de donner plaisir, et est tout après à chercher moyen de plaire et de réjouir. Et d'autant que grâce et utilité accompagnent toujours l'amitié, suivant l'ancien proverbe qui dit, «Que l'ami est plus nécessaire que ne sont les éléments de l'eau et du feu:» pour cette cause le flatteur s'entremet à tout propos de faire service, et travaille à se montrer toujours homme d'affaires, diligent et prompt: et d'autant que ce qui lie et qui estreinct principalement l'amitié à son commencement, c'est la similitude de moeurs, d'études, d'exercices et d'inclinations: et bref, s'éjouir et recevoir plaisir ou déplaisir de mêmes choses, c'est ce qui assemble et conjoint les hommes en amitié les uns avec les autres, par une similitude et corrépondance de naturelles affections: le flatteur se compose comme une matière propre à recevoir toutes sortes d'impressions, s'étudiant à se conformer et s'accommoder à tout ce qu'il entreprend, de ressembler par imitation, étant soupple et dextre à se transmuer en toutes similitudes, tellement que l'on pourrait dire de lui,
Ce n'est le fils d'Achilles, mais lui-même.
Et ce qui est la plus grande ruse et plus fine malice qui soit en lui, c'est que voyant comme à la vérité, et selon le dire de tout le monde, la franchise de parler librement est la propre voix et parole de l'amitié: et que là où il n'y a celle liberté de parler franchement, il n'y a point d'amitié ni de générosité, il n'est pas celle-là qu'il ne contreface: ains comme les bons cuisiniers usent quelquefois de jus aigres, et de sauces âpres, pour diversifier, et engarder qu'on ne se saoule, et que l'on ne s'ennuye des douces: aussi les flateurs usent d'une certaine franchise de parler, qui n'est ni véritable ni profitable, ains qui par manière de dire guigne de l'oeil en se moquant, et sans <p 41v> nulle doute ne touche pas au vif, et ne fait que chatouiller par-dessus: C'est pourquoi le flatteur véritablement est très difficile à découvrir et surprendre, ne plus ne moins que les animaux qui de nature ont cet proprieté de muer de couleur, et de ressembler en teinture à tous lieux et tous corps où ils touchent: mais puis qu'ainsi est, qu'il deçoit les personnes, et se cache dessous tant de similitudes q'il a avec l'ami, c'est notre office en touchant les différences qu'il y a, de découvrir et dépouiller ce masque qui se vest et se pare des couleurs et habits d'autrui, ainsi que dit Platon, à faute d'en avoir de propres à lui. Or commençons doncques à entrer de ce pas en matière. Nous avons déjà dit, que le commencement de l'amitié en la plupart des hommes est une conformité de nature et d'inclination, qui aime tous mêmes exercices, et se délecte de mêmes et semblables occupations: suivant lequel propos on dit en commun proverbe,
Au vieillard plaît d'un vieillard le langage,
Et de l'enfant à l'enfant de bas âge:
La femme avec l'autre femme convient,
Et le malade au malade survient:
Le malheureux tout de même lamente
Avec celui que fortune tourmente.
Parquoi le flatteur entendant très bien, que c'est chose née avec nous que prendre plaisir à être avec nos semblables, à communiquer avec eux, et à les aimer, et essaye premièrement à s'approcher de chacun qu'il veut envelopper, à se loger près de lui et à l'accôtér, ne plus ne moins que l'on fait és pâturages une bête sauvage que l'on veut apprivoiser, se coulant petit à petit près de lui, et s'incorporant avec lui par mêmes affections, mêmes occupations à choses semblables, et même façon de vivre, jusques à ce que l'autre lui ait donné prise sur lui, et qu'il se soit rendu familier et privé, jusques à se laisser manier et toucher, blâmant les choses, les personnes et les moeurs qu'il verra que l'autre aura en haine, et louant ceux qu'il sentira lui plaire, non simplement, mais excessivement avec admiration et ébahissement, la confirmant par ce moyen en son amour ou en sa haine, comme n'ayant point reçu ces impressions-là par passion, mais par jugement. Comment donc, et par quelles différences le peut-on adverer, et convaincre qu'il n'est pas semblable, ne qu'il ne le devient pas, mais qu'il le contrefait? premièrement il faut considérer s'il y a égalité uniforme en ses intentions et actions, s'il continue de prendre plaisir à mêmes choses, et s'il les loue de même en tout temps, s'il dresse et compose sa vie à un même moule, ainsi comme il convient à homme libre amateur de semblables moeurs et semblables conditions à la sienne: car tel est le vrai ami: là où le flatteur au contraire, comme celui qui n'a pas un seul domicile en ses moeurs, et qui ne vit pas d'une vie qu'il ait eleue à son gré, mais qui se forme et compose au moule d'autrui, n'est jamais simple, uniforme, ne semblable à soi-même, ains variable et changeant toujours d'une forme en une autre, comme l'eau que l'on transvase, qui toujours coule, et s'accommode à la façon et figure des vases et lieux qui la reçoivent: de manière qu'il est en cela du tout contraire au singe, car le singe en cuidant contrefaire l'homme, en se remuant et dansant quand et lui, se prend: mais le flatteur à l'opposite attire et surprend les autres à la pipée, en les contrefaisant, non pas tout d'une sorte, mais l'un en dansant, l'autre en chantant, un autre en luictant et se pouldrant pour luicter comme lui, et un autre en se promenant avec lui. Car s'il s'attache à un qui aime la chasse et la vénérie, il sera toujours après lui, criant presque à haute voix les paroles que dit Phaedra en la Tragoedie du poète Euripide, qui se nomme Hippolyte,
Mon déduit est à pleine voix
Appeler chiens parmi les bois,<p 42r>
En suivant les cerfs à la trace,
Ainsi des Dieux j'aie la grâce:
et si ne lui chault pas de bête qui soit és forêts, car c'est le veneur même qu'il veut prendre et enfermer dedans ses toiles. Et si d'aventure il se met à chasser un jeune homme studieux, aimant les lettres, et désireux d'apprendre, au rebours il sera du tout après les livres, il laissera croître sa barbe longue jusques aux pieds, par manière de dire, se vêtira d'une robe d'étude à la Grecque, sans faire compte de sa personne, il aura toujours en la bouche les nombres, les angles droits et les triangles de Platon. Mais s'il lui vient par les mains quelque faitnéant homme riche, aimant à boire et à faire grand' chère,
Adonc le sage Ulysses vitement
Met bas le sien déchiré vêtement:
il jette arrière la robe longue d'étude, il vous fait raser sa barbe comme une moisson stérile, il ne parle plus que de flascons et bouteilles, de refrechissoirs pour boire froid, et dire mots plaisants pour rire, en se promenant, donner des attainctes et traits de moquerie à l'encontre de ceux qui se travaillent après l'étude de la philosophie. Ainsi que l'on dit qu'en la ville de Syracuse, quand Platon y arriva, et que Dionysius tout à coup fut épris d'un furieux amour de la philosophie, le château du tyran fut plein de poussière, pour la multitude d'étudiants qui tracaient les figures de la Geometrie: Mais depuis que Platon se fut courroucé à lui, et qui Dionysius eut abandonné la philosophie, se remettant de rechef à faire grand' chère, à l'amour, à forâtrer, et se laisser aller à toute dissolution, il sembla qu'ils eussent été ensorcellés et transformés par une Circé, tant ils furent incontient épris d'une haine des lettres, oubliance de toute honnêteté, et saisine de toute sottie. Auquel propos se rapporte le témoignage des façons de faire des grands flateurs, et de ceux qui ont gouverné les peuples: entre lesquels le plus grand qui fut onc a été Alcibiades, lequel étant à Athenes jouait, disait le mot, entretenait grands chevaux, et vivait en toute galanterie et toute joyeuseté: quand il était en Lacedaemone, il faisait sa barbe au rasoir, il portait une méchante cappe de gros bureau, se lavait en eau froide: puis quand il était en Thrace, il faisait la guerre, et buvait: depuis qu'il fut arrivé devers Tissaphernes en Asie, ce n'était que délices, superfluité et volupté, que toute sa vie gagnant ainsi et prenant un chacun, en se transformant et s'accommodant aux moeurs de tous ceux qu'il hantait. Mais ainsi ne faisait pas Epaminondas, ni Agesilaus, car combien qu'ils ayent hanté en plusieurs villes, avec plusieurs hommes, et plusieurs sortes de vie, ils ne changèrent jamais pourtant, ains reteindrent toujours, et par tout, ce qui était digne d'eux en habillements, en façon de vivre, en parole, et en tous leurs deportements. Et Platon, tout de même, était tel à Syracuse comme en l'Academie, et tel auprès de Dionysius comme auprès de Dion. Mais qui voudra prendre garde de près, il apercevra facilement les mutations et changemens du flatteur, comme du poulpe: et verra qu'il se transforme en plusieurs façons, blâmant tantôt une vie qu'il avait louée naguères, et approuvant une affaire, une façon de vivre, et une parole qu'il rejetait auparavant: car il ne le connaitra jamais constant en une chose, ne qui ait rien de peculier à soi, ne qui aime ou qui haïsse, qui s'attriste ou qui s'éjouisse d'une sienne propre affection, parce qu'il reçoit toujours, comme un miroir, les images des passions, des vies, des mouvemens et affections d'autrui: tellement que si vous venez à blâmer quelqu'un de vos amis devant lui, il dira incontinent, Vous avez demeuré longuement à le connaître, car quant à moi, il y a jà long temps q'il ne me plaisait point. Et si, au contraire, vous venez de rechef à changer d'opinion, et à le louer: Certainement, dira-il aussi tôt, j'en suis bien aise, et vous en remercie pour l'amour de lui. Si vous dites que vous voulez changer de façon de <p 42v> vivre, comme vous retirer du maniement des affaires de la chose publique, pour vivre en paix et en repos: Il y a jà long temps, dira-il, qu'il le fallait faire, et se tirer hors de ces troubles et enuies. Et si, au contraire, il vous prend envie de laisser le repos et vous entremettre d'affaires et de parler en public, il répondra incontinent: Vous entreprenez chose digne de vous, car à ne rien faire, encore qu'il y ait quelque aise, si est-ce vivre trop bassement et sans honneur. Parquoi il lui faut incontinent mettre devant le nés,
Tu es soudain tout autre devenu,
Que tu n'étais par ci-devant tenu.
Je n'ai que faire d'ami qui se change ainsi quand et moi, et qui s'encline en même part que moi, cela est le propre d'un ombre: j'ai plutôt besoin d'un ami, qui avec moi juge la vérité, et qui la dise franchement. Voilà l'une des manières qu'il y a pour éprouver et discerner le vrai d'avec le faux ami. Mais il faut observer une autre différence qu'il y a entre leurs similitudes, car le vrai ami n'imite point toutes les conditions ni ne loue point toutes les actions de celui qu'il aime, ains seulement tâche à imiter les meilleurs: et comme dit Sophocles,
Il veut aymer, non haïr, avec lui.
c'est à dire, qu'il veut bien faire et honnêtement vivre, non pas errer ne faillir quand et lui: si ce n'est d'aventure que pour la grande fréquentation et conversation ordinaire qu'il a avec lui, il ne se remplisse, malgré qu'il en ait, sans y penser, de quelque qualité et condition vicieuse, par la longue accoutumance, ne plus ne moins que par contagion se prend la chassie et le mal des yeux: ainsi comme l'on écrit, que les familiers de Platon contrefaisaient ses hautes espaules, et ceux d'Aristote son begueyement, ceux du Roi Alexandre son ply du col, l'âpreté de sa voix: car ainsi prennent la plupart des hommes l'impression de leurs moeurs et de leurs conditions. Mais le flatteur fait tout à la même sorte que le Chamaeleon, lequel se rend semblable, et prend toute couleur, fors que la blanche: aussi le flatteur és choses bonnes et importantes ne se pouvant rendre semblable, ne laisse rien de mauvais et de laid à imiter: comme les mauvais peintres ne pouvants par leur insuffisance en l'art contrefaire les beaux visages, en représentent quelque semblance en des rides, des lentilles, et des cicatrices: aussi lui se rend imitateur d'une intempérance, et d'une superstition, d'une soudaineté de colère, d'une aigreur envers ses serviteurs, et défiance envers ses domestiques et ses parents, pource qu'il est de sa nature toujours enclin à ce qui est le pire, et semble être bien loin de vouloir blâmer le vice, puis qu'il le prend à imiter. Car ceux qui cherchent amendement de vie et de moeurs sont suspects, et qui montrent de se fâcher et courroucer des fautes de leurs amis: ce qui mit en malegrâce de Dionysius Dion, Samien de Philippus, et Cleomenes de Ptolomeus, et fut à la fin cause de leur totale ruine: mais le flatteur veut être estimé ensemble autant loyal et fidele comme plaisant et agréable, de manière que pour la vehemence de son amitié, il ne s'offense pas même des choses mauvaises, ains est en tout et par tout de même inclination et de même affection: en sorte que des choses fortuites et casuelles, qui advienent sans notre volonté et conseil, il en veut avoir sa part, tellement que s'il vient à flater un qui soit maladif, il fait semblant d'être sujet à mêmes maladies: et dira que la vue lui baisse fort, et qu'il a l'ouie dure, s'il fréquente avec gens qui soient à demi aveugles ou à demi sourds: comme les flateurs de Dionysius qui ne voyait presque goutte, s'entrehurtaient les uns les autres, et faisaient tomber les plats de dessus la table, pour dire qu'ils avaient mauvaise vue. Les autres pénétrants encore davantage au dedans, mêlent leurs conformités jusques aux plus secrètes passions. Car s'ils peuvent sentir que ceux qu'ils flatent soient mal fortunés en femmes, ou qu'ils soient en quelque défiance de leurs propres enfants, ou de leurs <p 43r> domestiques, eux-mêmes ne s'épargneront pas: et commenceront à se plaindre de leurs femmes, de leurs propres enfants, de leurs parents, ou de leurs domestiques, et si en allégueront quelques occasions qui vaudraient mieux tues que dites: car cette semblance les rend plus affectionnés l'un à l'autre par compassion: ainsi les flatés cuidants avoir reçu d'eux comme un gage de loyauté, leur laissent aussi aller de leur bouche quelque chose de secret, et l'ayant ainsi laissé échapper, ils sont puis après contraints de se servir d'eux, et craignent de là en avant leur donner à connaître qu'ils se défient aucunement de leur foi, jusques là, que j'en ai connu un qui repudia sa femme, pource que celui qu'il flatait avait fait divorse avec la siene, et fut trouvé qu'il allait secrètement et envoyait devers elle: ce qui fut aperçu par la femme même de son ami: tant peu connaissait la nature du vrai flatteur celui qui estimait que ces vers iambiques ne convinssent pas plus à la décrition du cancre que du flatteur,
Tout son corps n'est autre chose que ventre,
Son oeil perçant par tout pénétre et entre,
Un animal qui marche de ses dents.
Car cette figuration est celle d'un escornifleur poursuivant de repeue franche, et de ces amis de fricassée et de nappe mise, comme dit Euopolis: mais quant à cela, remettons-le à son lieu propre pour en parler plus amplement. Et pour cette heure, ne laissons pas derrière une grande ruse du flatteur en ses imitations, c'est que s'il contrefait quelque bonne qualité qui soit en celui qu'il flate, il lui en cède toujours le dessus: car entre ceux qui sont vrais amis, il n'y a jamais émulation de jalousie, ni jamais envie, ains soit qu'ils se treuvent egaux en bien faisant ou inferieurs, ils le portent doucement et modereement. Mais le flatteur ayant toujours en mémoire et singulière recommandation le seconder, cède toujours en son imitation l'égalité, confessant être vaincu et demeurer toujours derrière, excepté és choses mauvaises: car és mauvaises il ne cède jamais la victoire à son ami, ains s'il est difficile, il dira de soi-même qu'il est melancholique: si l'autre est superstitieux, lui sera tout transporté et esperdu de la crainte des Dieux, si l'autre est amoureux, lui sera furieux d'amour: si l'autre dit, je ris à pleine bouche: lui, je cuide mourir de rire. Mais aux choses louables et honnêtes, au contraire, de lui il dira: le cours bien assez vite, mais vous, vous volez: Je suis, dira-il, assez bien à cheval, mais ce n'est rien auprès de ce Centaure ici: Je ne suis pas trop mauvais poète, et fais assez bien un carme, mais tonner n'est pas à faire à moi, c'est à ce Jupiter ici, en quoi il fait deux choses ensemble, l'une qu'il déclare l'entreprise de l'autre honnête en ce qu'il l'imite, et sa suffisance non pareille en ce qu'il confesse en être vaincu. Voilà doncques quant aux ressemblances, les marques de différence qu'il y a entre le flatteur et l'ami. Et pour autant que la délectation, ainsi que nous avons dit par avant, est aussi commune entre eux, pource que l'homme de bien ne prend pas moins de plaisir à ses amis, que l'homme de néant à ses flateurs: considérons un peu la différence qu'il y a en cela: le moyen de les distinguer sera, de remarquer la fin à laquelle l'un et l'autre dirige la délectation qu'il donne, ce qui se pourra plus claiement entendre par cet exemple. Une huile de perfum a bonne odeur, aussi a quelque drogue de médecine: mais il y a différence en ce, que l'huile de perfum se fait seulement pour donner le plaisir de la senteur, et rien plus: mais en la drogue medicinale, outre le plaisir de la douce odeur, il y a une force qui purge le corps, ou qui le rechauffe, ou qui fait naître la chair. davantage, les peintres bRaient des couleurs plaisantes et récréatives, et aussi y a il des drogues medicinales qui ont des couleurs et teintures qui sont belles et agréables à l'oeil: quelle différence doncques y a-il? Il est tout évident qu'il ne faut que regarder, pour les savoir discerner, à quelle fin l'usage d'icelle est destiné. <p 43v> Au cas pareil aussi, les grâces des amis, parmi l'honnêteté et l'utilité qu'elles ont, apportent je ne sais quoi qui délecte, ne plus ne moins qu'une fleur qui parait par-dessus: et quelquefois ils usent d'un jeu, d'un boire et manger ensemble, d'une risée, d'une facetie l'un avec l'autre, comme de sauces pour assaisonner des affaires de pois et de grande conséquence: auquel propos est dit,
Joyeusement ensemble ils s'entretiennent
De maints propos plaisants, qu'entre eux ils tiennent.
Et, Rien n'a jamais déjoint notre amitié,
ni nos plaisirs partis par la moytié.
Mais la seule besogne du flatteur, et le but où il vise, est de toujours inventer, apprêter et confire quelque jeu, quelque fait, et quelque parole à plaisir et pour donner plaisir: bref, pour comprendre le tout en peu de paroles, le flatteur estime qu'il faille tout faire pour être plaisant: et le vrai ami faisant toujours et par tout ce que le devoir requiert, bien souvent plaît, et quelquefois aussi déplaît: non que son intention soit de déplaire, comme aussi ne le fuit-il pas, s'il voit que meilleur soit de le faire. Ne plus ne moins que le médecin, s'il voit qu'il soit expédient, jettera du safran ou de la lavende dedans ses compositions de médecine, voire que bien souvent il baignera délicatement, et nourrira friandement son patient: et quelquefois aussi laissant ces douces odeurs là, il y ruera du Castorium, ou,
Du Polium, de qui la senteur forte,
Puante au nez est d'une étrange sorte.
ou bien il broiera de l'Hellebore, qu'il le contraindra de boire, ne se proposant pour sa fin ne là le plaire, ni ici le déplaire, ains conduisant son malade par diverses voies à un même but, c'est à savoir ce qui est expédient pour sa santé, aussi le vrai ami aucunefois par complaire et haut louer son ami, en le réjouissant le conduit à faire ce qu'il doit, comme celui qui dit en Homere,
ami Teucer de Telamon extrait,
Fleur des Grejois, tire ainsi de son trait. Et ailleurs,
Comment mettrois-je Ulysses en oubli,
Qui de vertu divine est ennobli?
A l'opposite aussi, là où il est besoin de correstion, il le vous tance avec une parole mordante, et une liberté authorisée d'une affection soigneuse de son bien,
Menelaus né de divin lignage,
Je t'advertis que tu n'es pas bien sage:
De ta folie aussi mal te prendra.
Quelquefois il conjoint le fait avec la parole, comme Menedemus faisant fermer sa porte au fils d'Asclepiades son ami, qui était débauché, et menait une vie dissolue, et ne le daignant pas saluer, le retira de son mauvais gouvernement: et Arcesilaus défendit l'entrée de son école à Battus, pource qu'en une Comoedie qu'il avait composée, il avait mis un vers qui poignait Cleanthes: mais depuis, en ayant fait satisfaction à Cleanthes, et s'en étant repenti, il lui pardonna, et le reçut en sa grâce comme devant. Car il faut contrister son ami en intention de lui profiter, non pas de rompre l'amitié, ains user de répréhension picquante, comme d'une médecine préservative, qui sauve la vie à son patient: ainsi fait le bon ami comme le savant musicien, qui pour accorder son instrument, tend aucunes de ses cordes, et en lâche les autres: aussi concède il aucunes choses et en refuse d'autres, changeant selon que l'honnêteté ou l'utilité le requirent: et est par ce moyen aucunefois agréable, et par tout utile: mais le flatteur ayant accoutumé de toujours sonner une seule note, qui est de complaire, et de faire et dire toutes choses au gré de celui qu'il flate, ne sait que c'est ni de resister de fait, ni de fâcher de parole, ains va <p 44r> toujours après ce que l'on veut, s'accordant toujours, et disant toujours ad idem. Or ainsi comme Xenophon écrit, qu'Agesilaus était bien aise de se sentir louer de ceux qui l'eussent bien voulu blâmer: aussi faut-il estimer que celui-là réjouit et complaît en ami, qui peut aussi quelquefois contrister et contredire: et avoir pour suspecte la conversation de ceux qui ne font jamais que donner plaisir, en accordant tout sans aucune pointure de répréhension, et de contradiction, et avoir toujours à main le dire d'un ancien Laconien, lequel oyant que l'on louait hautement le Roi Charilaus, Et comment serait-il bon, dit-il, quand il n'est pas âpre aux méchants? On dit que le tahon qui tourmente les taureaux, se fiche auprès de leurs aureilles, et aussi fait la tique aux chiens: tout ainsi le flatteur attachant les hommes ambitieux par les oreilles, à force de leur chanter leurs louanges, est bien malaisé à secouer et chasser depuis qu'il y est une fois fiché: et pourtant faut-il avoir le jugement bien esveillé en cet endroit, à observer diligemment si ces louanges seront attribuées à la chose, ou à la personne: elles seront attribuées à la chose s'il loue les absents plutôt que les présents, si luymême veut et désire en lui ce qu'il loue en autrui, et s'il ne nous loue pas seuls, mais tout autres pour semblables qualités: et s'il ne varie point en disant et faisant tantôt d'un tantôt d'autre, mais toujours d'une sorte. Et ce qui est le principal à considérer, c'est si nous mêmes en notre secret ne nous repentons point ou n'avons point de honte de ce dont il nous loue, et si nous ne voudrions point plutôt avoir fait et dit le contraire: car le jugement de notre conscience nous portant témoignage au contraire, empêchera que telles louanges ne nous affectionneront, ni ne nous atteindront point au vif, et conséquemment le flatteur ne nous en pourra surprendre. Mais je ne sais comment il advient, que la plupart des hommes ne reçoivent point les consolations que l'on leur baille en leurs adversités, ains plutôt se laissent mener à ceux qui pleurent et lamentent avecques eux: et quand ils ont offensé et failli, si quelqu'un les en reprend, et les en blâme si vivement qu'il leur en imprime au coeur un remors et une repentance, ils estiment celui-là leur accusateur et leur ennemi: et au contraire ils embrassent et réputent leur bienvueillant et ami celui, qui louera et magnifiera ce qu'ils auront fait. Or ceux qui louent et qui prisent avec un applaudissement de mains ce que l'on aura fait ou dit, soit à bon escient ou soit en jouant, ceux-là encore ne sont dommageables que pour le présent, et pour cela que l'on a à l'heure en main: mais ceux qui avec leurs louanges pénétrent jusques aux moeurs, et par leurs flatteries atteignent jusques à corrompre les conditions, ceux là font comme les mauvais esclaves et serfs, qui ne dérobent pas seulement du bled de leur maître, ce qui est en monceau au grenier, mais aussi ce qui est preparé pour la semence: car les conditions de l'homme sont la source de toutes ses actions, et les moeurs sont le principe et la fontaine, dont découle toute notre vie, laquelle ils détordent, en donnant au vice les noms des vertus. Thucydides écrit qu'és séditions et guerres civiles, l'on transferait le signification accoutumée des mots, aux actes que l'on faisait, pour les justifier: car une temérité desesperée était réputée vaillance aimant ses amis: une dilation providente, honnête couardise: une tempérance, couverture de lâcheté: une prudence circumspecte, générale paresse: aussi faut-il bien prende garde és flateurs là où l'on verra qu'ils appelleront prodigalité, liberalité: timidité, sûreté: tête écervelée, promptitude: chicheté mechanique, tempérance et frugalité: un qui sera sujet à folles amourettes, gracieux et homme de bonne compagnie: un colère ou superbe, vaillant et magnanime: et, au contraire, un de coeur bas et lâche, doux et humain: ainsi comme Platon écrit en quelque passage, que l'amoureux est flatteur de ce qu'il aime: car s'il est camus, il l'appellera agréable: s'il a nez aquilin, face royale: s'il est noiraut, viril: s'il est blanc, enfant des Dieux, et quant à <p 44v> ce nom [...], basané et couleur de miel, il dit que c'est une feinte d'amoureux, qui diminue pour apprendre à supporter plus aisément une couleur palle et morte de son ami: combien que celui qui se donne à entendre qu'il soit beau quand il est laid, ou grand quand il est petit, ne demeure pas longuement en son erreur: et si n'en reçoit perte sinon bien fort légère, et non pas irremédiable. Mais les louanges qui accoutument l'homme à cuider que vice soit vertu, tellement qu'il ne se déplaît pas en son mal, mais plutôt qu'il s'y plaît, et qui ôtent toute honte de pécher et de faillir, ce furent celles qui amenèrent la ruine des Siciliens, en donnant occasion aux flateurs d'appeler la cruauté de Dionysius et de Phalaris, haine des méchants et bonne justice: ce furent celles qui perdirent l'Aegypte, en appellant la lâcheté efféminée du Roi Ptolomaeus, sa furieuse superstition, ses lamentables chansons, ses sonnements de tabourins, et ses danses bacchanales, dévotion, religion et le service des Dieux: ce furent celles aussi qui cuidèrent gâter et corrompre du tout les moeurs et façons Romaines, qui par avant tenaient tant du grand, en surnommant les délices, les dissolutions, les jeux et fêtes d'Antonius, joyeusetés, gentillesses, et humanités, en déguisant et diminuant ainsi la faute d'Antonius, qui abusait excessivement de sa fortune, et grandeur de sa puissance. Que fut-ce autre chose qui attacha à Ptolomaeus la museliere à jouer des flûtes? Qui fit monter Neron sur l'eschafaud avec un masque sur le visage, et des brodequins aux jambes, qui était l'accoutrement des joueurs de farce, ne furent-ce pas les louanges des flateurs? Et la plupart des Rois ne sont ils pas attirés en toute vergongne et tout déshonneur par les flatteries de ceux qui les appellent Apollons, pour peu qu'ils sachent mionner, et Bacchus quand ils s'enivrent, et Hercules quand ils luictent, et qu'ils prennent plaisir à telles gallanteries de surnoms? Et pourtant se faut-il principalement donner de garde du flatteur en ses louanges: ce que lui-même n'ignore pas, mais étant caut et subtil à se garder de se rendre suspect, si d'aventure il rencontre quelque mignon glorieux, bien paré, ou bien quelque lourdaud qui ait un peu le cuir gros, et comme l'on dit vulgairement, qui soit un peu de grosse pâte, il se moque et gaudit d'eux à gorge déployée, comme fait Struthias en la comoedie, foullant aux pieds et ballant sur le ventre de la sottise de Bias, en manière de dire, par les louanges qu'il lui donne, sans que l'autre le sente, Tu as plus bu que ne fit oncques le Roi Alexandre le grand: et cependant il se pasme et fond à force de rire, en se tournant devers le Cyprien. Mais s'il a affaire à quelques habiles et galants hommes, qui aient l'oeil sur lui principalement en cet endroit, et qui soient au guet pour bien garder cette place et ce lieu-là, il ne leur adresse pas des louanges de droit fil, ains vient de loin tournant tout à l'entour, et puis fait ses approches petit à petit, sans faire bruit, tant qu'il vient à les manier, comme l'on fait une bête que l'on veut apprivoiser, et les tâter: car tantôt il viendra rapporter à son ami des louanges qu'il aura ouï dire à quelques-uns de lui, faisant comme les Rhetoriciens, qui quelques fois en leurs harangues parlent en tierce personne: j'ai pris grand plaisir, dira-il, naguères étant en la place, à ouïr certains étrangers, ou bien de bons vieillards, qui racontaient tous les biens du monde de vous, et vous louaient à merveilles. Tantôt il controuvera quelques légères fautes à l'encontre de lui, disant qu'il les aura entendues d'autres qui les disaient de lui, et qu'il s'en est venu en diligence incontinent vers lui, pour lui demander là où il aurait dit cela, ou fait une telle chose: l'autre lui niera, comme il est vraisemblable: et de là adonc il prendra son commencement pour entrer en ses louanges, Aussi m'ébahissois-je bien, comment vous eussiez médit de quelqu'un de vos familiers, vu que vous ne médites pas de vos ennemis mêmes: et comment vous eussiez attenté à usurper de l'autrui, vu que vous donnez si largement et si liberalement le votre. Les autres font comme les peintres, qui pour relever et faire plus <p 45r> apparaitre les choses luisantes et claires, les renforcent avec des obscures et ombrageuses qu'ils mettent auprès: car en blâmant, détractant, moquant, et injuriant les choses contraires, tacitement ils louent et approuvent les vices et imperfections qui sont en ceux qui flatent, et en les louant, ils les nourrissent: car ils vous blâmeront la tempérance, et abstinence, en l'appellant rusticité, s'ils se trouvent parmi des hommes luxurieux, avaricieux, gens de mauvais affaire, qui acquirent des biens par tous moyens déshonnêtes et méchants. La justice et bonne conscience, qui se contente du sien, sans rien vouloir avoir de l'autrui, ils l'appelleront lâcheté, et faute de coeur, de n'oser entreprendre. Et quand ils seront avec des paresseux, gens oisifs, qui fuient les affaires, ils n'auront point de honte de blâmer l'entremise du gouvernement de la chose publique, et de dire que c'est faire les affaires d'autrui à grand travail sans profit. Un désir d'être en magistrat ils l'appelleront vaine gloire, qui ne sert à rien. Pour flater un orateur, ils blâmeront en sa présence le Philosophe. parmi des femmes lascives et impudiques, ils seront les bienvenus en appellant les honnêtes qui n'aiment que leurs marits, sottes, malapprises, et sans grâce quelconque. Et y a encore une plus grande méchanceté, c'est que ces flateurs ne s'épargnent pas eux-mêmes: car ainsi comme les lutteurs baissent aucunefois leur corps pour renverser par terre leurs compagnons, aussi quelquefois par se blâmer eux-mêmes ils se coulent secrètement à louer autrui. Je suis, diront-ils, plus couard qu'un esclave sur la mer: je ne puis durer au travail: j'enrage de colère quand j'entends que l'on a médit de moi: mais à celui-ci, ce lui est tout un, il ne trouve rien de mauvais: c'est un homme tout autre que les autres, il ne se courrouce de rien, il porte tout patiemment. Et si d'aventure il se treuve quelqu'un qui ait grande opinion de sa suffisance et de son entendement, qui veuille faire de l'austère, et du roide et entier, disant à tout propos,
Diomedes ne me va trop prisant,
ni au contraire aussi trop mêprisant:
le flatteur bon ouvrier de son métier ne s'assaudra pas par cette voie, ains usera d'un autre artifice à l'endroit de celui-là. C'est qu'il viendra devers lui pour avoir conseil en ses propres affaires, comme de celui qu'il estime plus sage et mieux avisé que lui, et dira qu'il a bien d'autres avec lesquels il aura plus grande familiarité, mais néanmoins qu'il est contraint de l'importuner: car à qui aurons nous recours nous autres qui avons besoin de conseil, et à qui nous fierons nous? et puis après avoir ouï ce que l'autre lui aura dit, quoi que ce soit, il s'en ira disant qu'il aura eu un oracle, et non pas un conseil. Et si d'aventure il voit que l'autre s'attribue quelque suffisance en la connaissance des lettres, il lui apportera quelques sienes compositions, le priant de les lire, et de les corriger. Le Roi Mithridates aimait l'art de médecine, au moyen dequoi il y eut quelques-uns des ses familiers qui lui baillèrent de leurs membres à inciser, et brûler avec des cauteres: qui était le flater de fait, non pas de parole: car il semblait qu'ils lui portassent témoignae de sa suffisance, puis qu'ils se fiaient de leur vie à lui.
Les cas divins sont de beaucoup de formes:
Mais cette espèce de louanges dissimulées, ayant besoin de plus grande circonspection pour s'en garder, mérite d'être diligemment averée et éprouvée: et pourtant faudra-il que celui qui sera tenté par telle sorte de flatterie, tout expressément lui mette en avant des avis, où il n'y aura point d'apparence quand le flatteur lui demandera conseil, et des avertissements tout de même: et aussi des corrections sans propos, quand il lui apportera ses compositions à revoir et corriger: car quand il verra que le flatteur ne lui contredira en rien, ains lui consentira en tout et par tout, et recevra tout: et qui plus est encor, qu'à chaque point il s'écriera, hó Voilà bien dit! il n'est <p 45v> possible de mieux: il est tout manifeste qu'il fait comme dit le commun proverbe,
Le mot du guet il nous va demandant,
Mais autre chose il cherche ce pendant.
c'est qu'en nous louant, il nous veut enfler de vaine outrecuidance. davantage ainsi comme aucuns ont défini la peinture, être une poésie muette, aussi y a-il des louanges que donne une flatterie muette: car ne plus ne moins que les chasseurs deçoivent mieux les bêtes qu'ils chassent, quand il ne semble pas qu'ils chassent, mais bien qu'ils passent leur chemin, ou qu'ils gardent leurs troupeaux, ou qu'ils labourent la terre: aussi est-ce lors que les flateurs touchent mieux au vif en louant, quand il ne semble pas qu'ils louent, ains qu'ils fassent autre chose: car celui qui cède une chaire, ou un lieu à table, à un survenant, ou qui ayant accoutumé de haranguer devant le peuple, ou devant le Senat, s'il sent que l'un des riches veuille parler, entrerompt son parler pour se taire, et quitter la place et le rang de parler: celui-là, dis-je, en se taisant, déclare plus que s'il criait à haute voix, qu'il répute l'autre plus suffisant et plus prudent que lui. De là est que l'on voit cette manière de gens, qui font profession de flatterie, se saisir ordinairement des premiers sieges, tant és sermons, harangues publiques que l'on va ouïr, comme és théâtres, non qu'ils s'en réputent dignes, mais à fin qu'en les cedant aux plus riches, ils les flatent d'autant: et és assemblées et compagnies ils seront les premiers à entamer les propos, mais c'est pour puis après les quitter aux plus puissants, voire pour passer facilement à une opinion toute contraire à la leur première, si le contredisant sera homme puissant, ou riche ou personne d'authorité: c'est pourquoi il se faut de tant plus évertuer pour les convaincre, et averer qu'ils ne font point ces cessions et ces reculemens là pour révérence qu'ils portent ou à la suffisance plus grande, ou à la vertu, ou à l'âge, mais seulement aux biens, aux richesses, et au credit. Megabyzus un des plus grands seigneurs de la cour du Roi de Perse vint un jour visiter Apelles jusques en sa boutique, et s'étant assis auprès de lui à le regarder besogner, commcea à vouloir discourir de la ligne et des umbres. Apelles ne se peut tenir de lui dire: «Vois-tu, ces jeunes garçons qui bRaient l'ochre, pendant que tu ne disais mot te regardaient fort attentivement, et s'ébahissaient de voir tes beaux habits de pourpre, et tes chaines et joyaux d'or: mais depuis que tu as commencé à parler, ils se sont pris à rire, en se moquant de toi, d'autant que tu te mets à discourir des choses que tu n'as pas apprises.» Et Solon étant interrogé par le Roi de Lydie Croesus, quels hommes il avait veus qu'il réputât les plus heureux de ce monde, lui nomma Tellus, un simple citoyen d'Athenes, et un Cleobis, et Biton, qu'il dit avoir connus pour les mieux fortunés: mais les flateurs ne disent pas seulement, que les Rois, les riches hommes, et les personnes de grande authorité soient bien fortunés et heureux, mais aussi les déclarent les premiers hommes du monde en prudence, en science, et en vertu. Et puis il y en a qui ne peuvent pas seulement endurer les Stoïques, qui appellent le sage tel qu'ils le depeignent riche, beau, noble et Roi tout ensemble: là où les flateurs vous rendent le riche qu'ils flattent, orateur, poète, voire et s'il veut encore, peintre et bon joueur de flûtes, léger du pied, et roide de corps, se laissants tomber dessous lui en luictant, et demeurants derrière en courant: ainsi comme Crisson Himerien demeura derrière en courant à l'encontre d'Alexandre, dequoi Alexandre fut fort courroucé quand il le sut. Carneades soûlait dire, que les enfants des Rois et des riches n'apprenaient rien adroit, qu'à piquer et manier les chevaux, et rien autre chose, pource que le maître les flate aux écoles en les louant: à l'exercice de la lutte celui qui lutte avec eux se laisse volontairement tomber dessous eux: mais le cheval ne connaissant pas qui est fils d'un homme privé, ou d'un prince, qui est pauvre ou riche, jette par terre ceux qui ne se savent pas bien tenir. Parquoi le dire de Bion est sot <p 46r> et lourd, car il disait ainsi: Si à force de louer je pouvais rendre une terre bonne, grasse et fertile, je ne ferais point de faute en la louant, plutôt que de me travailler le coeur et le corps à la labourer et cultiver. celui doncques ne pèche point aussi qui loue un homme, si en le louant il le rend utile et fertile à celui qui le loue: car on lui peut renverser sa raison, en lui alléguant, que la terre ne devient pas pire pour être louée, là où ceux qui louent faussement, et outre le mérite et le devoir, un homme, l'emplissent de vent, et sont cause de sa ruine. Mais à tant avons nous assez discouru sur cet article des louanges: il suit après de traiter touchant la franchise de librement parler. Or était-il bien raisonnable, que comme Patroclus se vêtant des armes d'Achilles, et menant ses chevaux à la guerre, n'osa toucher à sa javeline, ains la laissa seule, aussi que le flatteur se masquant et déguisant des marques et enseignes d'un ami, laissât la seule franchise de parler librement, sans y toucher ne la contrefaire, comme étant le bâton propre, pesant, grand et fort, qu'il appartient de porter à l'amitié seule, et non à autre: mais pour autant qu'ils se donnent bien garde d'être découverts en riant, ni en beauvant, ni en gaudissant ou jouant, ils élevent jà leur piperie jusques à une montre de sourcil severe, et flattent avec un visage renfrongné, mêlants parmi leur flatterie ne sais quoi de répréhension et de correction, ne laissons point passer cela sans le toucher et examiner. Quant à moi, j'estime que comme en la comoedie de Menander, Hercules contrefait vient en avant avec une massue sur l'espaule qui n'est ni pesante, ni massive, ne forte, ains une vaine, feinte, légère, où il n'y a rien dedans: aussi que la liberté de parler dont usera le flatteur, se trouvera molle et légère, et qui n'aura point de coup à ceux qui l'éprouveront, ains qu'elle fera ne plus ne moins que les aureillers des femmes, qui au lieu qu'ils semblent repousser et resister aux têtes que l'on couche dessus, plient plutôt dessous et leur cèdent: aussi cette fausse liberté de parler, pleine de vent, s'eléve et s'enfle bien d'une enfleure vaine et trompeuse, afin que se resserrant et s'abbaissant elle reçoive et attire avec soi celui qui se laisse aller dessus: car la vrai et amie liberté de parler s'attache à ceux qui faillent et qui pèchent, apportant une douleur bienfaisante et salutaire, ne plus ne moins que le miel qui mord les parties ulcerées, mais il les nettoye, étant au demeurant profitable et douce, de laquelle nous parlerons à part en son lieu. Mais le flatteur montre premièrement d'être âpre, violent, et inexorable envers les autres: car à ses serviteurs il est fâcheux à servir, aigre à reprendre les fautes de ses domestiques et parents: il n'estime ni ne prise personne hors lui, ains mêprise tout le monde, ne pardonne à homme qui vive, accuse un chacun, s'étudiant à acquérir la réputation d'homme haïssant le vice, en provoquant les autres à courroux, comme celui qui pour rien ne laisserait volontairement à leur dire leur vérité, et qui ne ferait ni ne dirait jamais rien pour complaire à autrui: Et puis il fera semblant de ne voir ni ne connaître pas un des vrais et gros péchés, mais s'il y a d'aventure quelque légère et exterieure faute, il fera merveille de crier haut à bon escient, et de la reprendre avec une voix forte et une vehemence de parole: comme, pour exemple, s'il aperçait quelque chose qui traîne parmi la maison, si l'on est mal logé, si l'on a la barbe mal faite, ou un vêtement qui seie mal, ou un chien et un cheval qui ne soient pas traités comme il appartient. Mais au demeurant une oubliance de ses père et mère, faute de soin de ses propres enfants, ne faire cas ne compte de sa femme, mêpris de ses parents, ruine et perte de biens, toutes ces choses-là ne lui touchent en rien, ains est muet et couard en tout cela: ne plus ne moins que un maître du jeu de la lutte, qui laisse enivrer et paillarder son écolier et champion de lutte, et puis le tance s'il treuve faute à la burette à l'huile, et à l'étrille: ou comme un grammairien qui reprend son écolier s'il faut à avoir son écritoire et sa plume, et puis ne fait pas semblant de l'ouïr quand il commet une incongruité en parlant, ou qu'il use de quelque mot barbare: car le flatteur <p 46v> est tel, que d'un mauvais orateur et digne d'être moqué, il ne dira rien quant à sa harangue, mais bien le reprendra-il de sa voix, et l'accusera grièvement de ce qu'il se gâtera le gosier et la voix par boire trop froid: et si on lui baille à lire un Epigramme qui ne vaille rien, il s'attachera à blâmer le papier qui sera trop gros, ou bien l'écrivain qui aura été trop négligent ou ignorant. En cette sorte les flatteurs qui étaient alentour du Roi Ptolomeus, lequel semblait aimer les lettres, et être désireux de savoir, étendaient ordinairement leurs disputes jusques à la minuit, à debattre de la proprieté d'un mot, ou d'un verset, ou touchant une histoire: et ce pendant il n'y en avait pas un de tant qu'ils étaient, qui lui remontrât rien touchant la cruauté dont il usait, ni de l'insolence en laquelle il se débordait, ni quand il jouait du tabourin, ou qu'il faisait d'autres indignités sous couleur de religion. C'est tout ne plus ne moins, que si à un qui aurait quelque gross apostume, ou quelque ulcère fistuleux, on venait avec la lancette à lui raire les cheveux, ou à lui rongner les ongles: car ainsi les flateurs appliquent leur liberté de parler aux parties qui ne sont point dolentes, et qui ne font point de mal. Il y en a d'autres qui sont encore plus cauts et plus rusés que toux ceux-là, car ils usent de cette liberté de parler, et de reprendre et blâmer pour complaire: comme Agis natif de la ville d'Argos, voyant qu'Alexandre donnait de grands dons à ne sais quel plaisant, s'écria d'envie et de douleur qu'il en avait, «O le grand abus!» Alexandre l'ayant ouï se tourna devers lui en courroux, et lui demanda, que c'était qu'il voulait dire: «Je confesse, dit-il, qu'il me fait mal, et que j'ai grand despit de voir, que tous vous autres qui êtes nés de la semence de Jupiter, prenez plaisir d'avoir autour de vous des flateurs et des plaisants pour vous faire rire: car Hercules avait ainsi en sa compagnie les Cercopes, et Bacchus les Silenes: et autour de vous aussi, tout de mêmes, ces bouffons ici sont en credit.» Et un jour comme l'Empereur Tiberius Caesar fut entré au Senat, il y eut un des Senateurs flatteur, qui se dressa en pieds, et dit tout haut, «Qu'il fallait puis qu'ils étaient libres, qu'ils parlassent aussi librement, et qu'ils ne s'en feignissent point, ni ne teussent ce qu'ils savaient être utile.» Il fit dresser les oreilles à tout le monde par ces paroles, et se fit un grand silence: Tiberius même prestait l'oreille fort attentivement pour ouïr ce qu'il voudrait dire: et lors il se prit à dire, «écoute Caesar en quoi nous nous plaignons tous de toi, et n'y a personne qui te l'ose dire ouvertement: C'est que tu ne fais compte de toi, ains abandonnes ta personne, et affliges ton corps de soucis et de travaux que tu prends pour nous, sans te donner repos ne jour ne nuit.» Et comme il continuât une longue trainée de tels propos, on dit que l'orateur Cassius Severus dit, «La liberté de parler dont use cet homme, le fera mourir.» Telles flatteries sont légères, et ne nuisent pas beaucoup: mais celles-ci sont dangereuses, et corrompent les moeurs des malavisés, quand les flateurs accusent et blâment ceux qu'ils flatent des vices et crimes contraires à ceux dont ils sont entachés, comme Himerius un flatteur Athenien tançait et injuriait un vieil usurier le plus chiche et le plus avaricieux de toute la ville, l'appellant prodigue, négligent de son profit, et qu'il en mourrait de male faim lui et ses enfants: ou, au contraire, un prodigue dépensier qui consumera tout, ils lui reprocheront qu'il sera un taquin, mechanique, ainsi comme Titus Petronius faisait à Neron: ou si ce sont Princes et seigneurs qui traitent durement et cruellement leurs sujets, ils leur diront, qu'il fauldra ôter cette trop grande douceur, et cette importune grâce, et misericorde inutile. Tout pareil à ceux-là est celui qui fait semblant de redouter et se donner de garde d'un lourdaud et gros sot, comme si c'était quelque habile homme, caut et rusé et celui qui tance et reprend un envieux et médisant, qui prend ordinairement plaisir à détracter et médire de tout le monde, si d'aventure il lui échappe quelquefois de louer aucun excellent personnage: C'est un vice que vous avec de louer ainsi toute sorte de gens, <p 47r> voire jusques à ceux qui ne valent à chose qui soit: car quel homme est celui-ci que vous louez si fort? qu'a il jamais ne fait ne dit qui méritât d'être si hautement prisé? Mais c'est principalement aux amours que les flateurs ruent leurs grands coups, et qu'ils enflamment plus ceux qu'ils flatent: car s'ils voyent qu'ils aient quelque differént à l'encontre de leurs frères, ou qu'ils ne fassent compte de leurs parents, ou qu'ils soient en quelque soupçon et défiance de leurs femmes, ils ne les en reprennent ni ne les en corrigent point, ains au contraire augmentent leur mécontentement: C'est bien employé, car vous ne vous sentez pas vous mêmes: vous êtes cause de tout ceci, en montrant trop de les rechercher et caresser, et vous humiliant trop envers eux. Et si d'aventure il sourd quelque demangeaison d'amour, ou quelque courroux de jalousie envers quelque concubine ou quelque amie mariée, alors la flatterie se tirera en avant avec une liberté et franchise de parler tout ouverte, apportant du feu en la flamme: accusant et faisant le proces à l'amoureux, comme ayant fait et dit beaucoup de choses mal séantes à l'amour, mal gracieuses, et pour faire haïr plutôt qu'aimer une personne,
O homme ingrat de tant de doux baisers!
En cette sorte les familiers d'Antonius qui brûlait de l'amour de Cleopatre l'Aegyptienne, lui faisaient à croire, que c'était elle qui était amoureuse de lui, et le tançant l'appellaient homme sans affection et superbe: cette Dame, disaient-ils, laissant un si grand et si opulent Royaume, et tant de belles et plaisantes maisons, se consume le coeur et le corps à tracasser çà et là après ton camp, ayant pour tout honneur le titre de concubine d'Antonius.
Tu as un coeur bien dur et inflexible,
de la laisser ainsi se consumer d'ennui: et lui étant bien aise d'être ainsi convaincu de lui faire tort, et prenant plaisir à se voir ainsi accuser, plus qu'il n'eût fait à s'ouïr louer, ne se donna garde que ce qui semblait l'admonester de son devoir, le débauchait encore plus qu'il ne l'était. Car cette liberté simulée de parler franchement ressemble aux morsures des femmes impudiques, qui chatouillent et provoquent le plaisir parce qui semble devoir faire douleur. Et tout ainsi comme le vin pur, qui autrement est un certain remede contre la poison de la ciguë, si vous le mêlés avec le jus de la ciguë rend la force de la poison irremédiable, d'autant que par le moyen de sa chaleur il la porte promptement au coeur: aussi les méchants entendants très bien que la franchise de parler est un grand secours contre la flatterie, flatent par elle-même. Et pourtant semble-il que Bias ne répondit pas du tout bien à celui qui lui demandait, qui était la plus mauvaise bête de toutes: des sauvages, dit-il, c'est le Tyran, et des privées le flatteur: car il pouvait dire plus véritablemenmt, qu'entre les flateurs les privés sont ces poursuivants de repeues franches, et ces amis de table et d'étuves: mais celui qui étend sa curiosité, sa calomnie, et sa malignité, comme le poulpe fait ses branches, jusques és chambres secrètes et cabinets des femmes, celui-là, dis-je, est sauvage, farouche, et dangereux à approcher. Or l'un des moyens pour s'en donner de garde est, d'entendre et se souvenir toujours, que notre âme a deux parties, l'une qui est plus véritable, aimant l'honnêteté et la raison: l'autre irraisonnable de sa nature, aimant passion et mensonge. Le vrai ami assiste toujours et donne confort et conseil à la meilleure partie, comme le bon médecin qui vise toujours à augmenter et entretenir la santé: mais le flatteur se sied toujours auprès de celle qui est privée de raison et pleine de passion, la gratte et la chatouille continuellement, en la maniant de sorte qu'il la détourne du discours de la raison, lui inventant et preparant toujours quelques vicieuses et déshonnêtes voluptés. Tout ainsi comme entre les viandes que l'homme mange, il y en a qui ne servent ni à augmenter le sang ni les esprits, ni à ajouter force ne vigueur aucune aux nerfs ni aux mouelles, ains seulement <p 47v> excitent les parties naturelles, lâchent le ventre, et engendrent une chair mollace et demi pourrie: aussi qui y prendra de près garde on ne faudra jamais à voir, que tout le parler du flatteur n'ajoute rien de bon à l'homme prudent et sage, qui se gouverne par raison, ains facilite à un fol quelque volupté d'amour, ou lui enflamme une colère follement conceue, ou irrite une envie, ou l'emplit d'une odieuse et vaine présomption de soi-même, ou de douleur, en lamentant avec lui, ou lui rend la malignité qu'il aura en lui, ou une défiance, ou une timidité servile, toujours de plus en plus aigúë à mal penser, plus tremblante de peur, et plus soupçonneuse par quelques fausses accusations, ou faux indices et conjectures qu'il lui mettra en avant: car il est toujours rangé au long de quelque vice et maladie de l'âme, laquelle il nourrit et engraisse, et comparait incontinent qu'il y a quelque partie mal saine de ll'âme, ne plus ne moins que fait la bosse és parties enflammées et pourrissantes du corps. Êtes vous en courroux contre quelqu'un? Punissés, dira-il. Convoittez vous? Jouissez. Avez vous peur? fuyons nous en. soupçonnez vous? croiez le fermement. Et si d'aventure il est mal aisé à découvrir et surprendre en ces passions-là, parce qu'elles sont si violentes et si fortes, que bien souvent elles chassent de notre entendement tout usage de raison, il nous donnera aisément prise en d'autres qui seront moins véhémentes, là où nous le trouverons tout semblable. Car si l'homme se trouve en quelque doute d'avoir trop bu ou trop mangé, et pour cette occasion qu'il face difficulté d'entrer en un baing, où bien de banqueter, le vrai ami le retiendra, l'admonestant de se garder, et d'avoir soin de sa santé: mais le flatteur le tirera lui-même dedans le baing, et commandera qu'on apporte sur table quelque nouvelle viande, non pas offenser son corps par le trop adjeuner. Et s'il voit son homme mal affectionné à entreprendre quelque voyage par terre ou par mer, ou à faire chose que ce soit, il dira que le temps ne presse point, et qu'il n'y est pas propre, et que l'on le pourra bien remettre à un autre temps, ou bien y envoyer quelque autre. S'il voit qu'il ait promis à quelque sien familier de lui prêter ou donner de l'argent, et puis qu'il s'en repente, mais néanmoins qu'il ait honte de faillir de promesse en cet endroit: le flatteur s'ajoutant au pire plat de la balance, la fera pancher du côté de la bourse, et chassera la vergongne de refuser, lui conseillant d'épargner son argent, attendu la grande dépense qu'il fait, et le nombre de gens ausquels il a à fournir: de sorte que si nous ne nous méconnaissons nous mêmes, et que nous ne voulions ignorer que nous soyons ou convoiteux, ou déhontés, ou pusillanimes, jamais le flatteur ne nous pourra decevoir: car ce sera toujours celui qui défendra ces passions là, et qui parlera franchement en faveur d'elles, quand on les voudra outrepasser. Mais à tant est-ce assez parlé de cette matière. Venons maintenant aux services, et aux entremises de faire plaisir, car en tels offices le flatteur confond et obscurcit fort la différence qu'il y a entre lui et le vrai ami, se montrant toujours en apparence prompt et diligent en toutes occurrences, sans chercher occasion de restiver ou refuser: car le naturel du vrai ami, ne plus ne moins que la parole de la vérité, comme dit Euripides, est simple, naif, et sans fard ne feintise quelconque: mais celui du flatteur, étant certainement malsain en soi-même, a besoin de plusieurs exquises et rusées médecines pour s'entretenir. Ainsi doncques comme quand on s'entrerencontre par la ville, le vrai any quelque fois sans mot dire ni saluer, et aussi sans qu'on lui en dise, ni qu'on le resalue autrement que des yeux, passe outre, déclarant seulement avec un doux regard et un sous-ris la bienveillance et l'affection qu'il a imprimée dedans son coeur: et au contraire le flatteur court au-devant, et va après, et étend les bras pour embrasser de tout loin: et si d'aventure on l'a salué devant, pour l'avoir aperçu le premier, il en fait ses excuses avec tesmoins et avec grands serments. Bien souvent aussi aux affaires et negoces, les amis omettent plusieurs choses petites et légères, <p 48r> sans se montrer trop exactement serviable, ni trop curieux, et sans s'ingérer à toute sorte de service: mais le flatteur est en cela assidu, continuel, sans jamais se lasser, ne jamais donner lieu ne place à autre de faire aucun service, ains voulant être commandé, et étant marri si on ne lui commande, voire s'en desesperant, et appellant les Dieux à témoin, comme si on lui faisait grand tort. Ces signes là montrent à ceux qui ont bon entendement, une amitié qui n'est point vraie ne pudique, mais plutôt qui sent son amour de putain, ambrassant plus chaudement et plus volontiers que l'on ne demande: toutefois pour les examiner plus par le menu, il faut premièrement considérer és offres et promesses la différence qu'il y a entre l'ami et le flatteur: car ceux qui ont écrit par avant nous, disent bien, que cette sorte de promesse est promesse d'ami,
Si je le puis, et si faire se peut:
mais que cette-ci est l'offre d'un flatteur,
Demande moi tout ce que tu voudras.
Car les poètes comiques introduisent de tels prometteurs en leurs Comedies,
Nicomachus mettez moi à l'encontre
De ce soudard, qui si brave se montre,
Et vous verrez si à coup de bâton
Je ne le rend soupple comme un poupon,
Et ne lui fais toute la face molle,
Comme une esponge avec sa chaude chole.
davantage les amis ne s'ingèrent pas de donner confort et aide en aucun affaire, si premièrement ils n'ont été appelés au conseil de l'entreprise, et qu'ils ne l'ayent approuvée ou comme honnête, ou comme utile: mais le flatteur encore que devant que faire l'entreprise on lui demande son avis, et qu'on se remette en lui de l'approuver, ou reprouver, non seulement il désire céder et gratifier, mais il craint que l'on ne le soupçonne de vouloir reculer ou de fuir à mettre la main à l'oeuvre, et pour cette cause s'accommode à ce qu'il voit où l'autre encline, et qui plus est l'aiguillonne et l'incite encore à le faire: car il se trouve bien peu, ou point du tout, de riches hommes ou de Rois qui dient ces paroles,
Plût or à Dieu, qu'un mendiant sa vie,
Et pis encor qu'un pauvre qui mendie,
M'étant ami vinst devers moi sans peur,
Me déclarer ce qu'il a sur le coeur.
Mais au contraire ils font comme les composeurs de Tragoedies, qui veulent avoir une danse de leurs amis pour chanter avec eux, et un Theatre d'hommes qui leur applaudissent: d'ou vient que Meropé en une Tragoedie donne ces sages avertissements,
Prends pour ami ceux qui point ne flechissent
En leurs propos, mais ceux qui obéissent
A ton vouloir pour te gratifier,
Fais leur fermer ton huis, sans t'y fier.
Et les Seigneurs font tout au rebours, car ceux qui ne chalent et ne flechissent à leurs devis, ains y resistent, en leur remontrant ce qui est plus utile, ils les haïssent, et ne les daignent pas regarder: et, au contraire, les méchants hommes, de lâche coeur et trompeurs, qui savent bien leur complaire, non seulement ils leur ouvrent leurs huis, et les reçoivent en leurs maisons, mais les admettent jusques à la communication de leurs plus interieures affections, et leurs plus secrètes pensées: entre lesquels celui qui sera un peu plus simple dira, qu'il ne lui appartient pas, et qu'il ne l'estime pas digne d'être appelé en délibération de si grands affaires, et qu'il se sentira bien heureux de faire, comme simple ministre et serviteur, ce qui lui sera enjoint et commandé: <p 48v> mais celui qui sera plus fin, et plus malicieux,s'arrêtera bien à la consultation, oyant les doutes que l'on fera, froncera bien ses sourcils, fera signe des yeux et de la tête, mais il ne dira rien, sinon que si l'autre déclare ce qui lui en semble, il s'écriera incontinent, Ô Hercules, vous me l'avez ôté de la bouche, car si vous ne m'eussiez prevenu, je m'en allais dire le même. Et ainsi comme les Mathematiciens tiennent, que les superfices et les lignes ne se courbent ni ne s'étendent, et ne se meuvent point d'elles mêmes, d'autant qu'elles sont intellectuelles et incorporelles, mais qu'elles se plient, qu'elles s'étendent, et qu'elles se remuent quand et les corps, dont elles sont les extrémités: aussi vous trouverez toujours, que le flatteur ne dira jamais, ni n'assurera, ni ne sentira, ni ne se courroucera de lui-même, ains dira, assurera, sentira, et se courroucera toujours avec un autre: de sorte qu'en cela sera très facile à apercevoir la différence qu'il y a entre l'ami et le flatteur, et encore plus en la manière de faire service et bons offices pour l'ami: car le service ou office qui procédera de l'ami, aura comme un oeuf, le meilleur au fond du dedans, et rien de montre ni de parade en front: ains bien souvent comme le sage médecin guérit son patient sans qu'il en sache rien, aussi le bon ami porte quelque bonne parole qui lui profite, ou lui appointe quelque querelle, et fait ses affaires sans qu'il en sache rien. Tel a été le philosophe Arcesilaus, tant en autres offices, qu'en celui-ci qu'il fit à l'endroit d'un sien ami nommé Apelles, natif de l'Île de Chio: un jour qu'il était malade l'estent allé voir, et ayant connu qu'il était pauvre, il y retourna un peu après, portant en sa main vingt drachmes d'argent, qui sont environ trois francs et demi, et se séant auprès de lui qui était en son lit: Il n'y a rien ici, lui dit il, sinon les elements d'Empedocles,
L'eau, et le feu, la terre, et l'air mobile,
et si tu n'es pas bien couché à ton aise: et quant et quant en lui remuant son aureiller, secrètement il lui mit ce peu d'argent dessous. La vieille qui le servait, en refaisant son lit le trouva, dont elle fut bien ébahie, et le dit sur l'heur à Apelles: lequel en se sous-riant lui répondit, C'est un larcin d'Arcesilaus. Et pource qu'en la philosophie les enfants naissent semblables à leurs parents, Lacydes un des disciples d'Arcesilaus, assistait en jugement avec plusieurs autres à un sien ami nommé Cephisocrates accusé de crime de lèse-majesté: en plaidant laquelle cause l'accusateur requit qu'il eût à exhiber son anneau, lequel il avait tout bellement laissé tomber à terre, dequoi Lacydes s'étant aperçu, mit aussi tôt le pied dessus, et le cacha, pource que toute la preuve du fait, dont il était question, dependait de cet anneau: après la sentence donnée, Cephisocrates absous à pur et à plein, alla remercier et caresser les juges, de la bonne justice qu'ils lui avaient faite: entre lesquels il y en eut un qui avait vu le fait, qui lui dit, Remerciez en Lacydes, et lui conta comme le cas était allé, sans que Lacydes en eût dit mot à personne. Ainsi estime-je que les Dieux font beaucoup de biens et de grâces aux hommes, sans que les hommes le connaissent, ayants telle nature, qu'ils prennent plaisir et s'éjouissent de gratifier et bien faire. Au contraire, l'office que fait le flatteur n'a rien de juste, rien de véritable, rien de simple, ne de liberal: ains une sueur au visage, un courir çà et là, une face chagrine et pensive, tous signes qui donnent apparence et opinion d'oeuvre laborieuse, et faite avec une grand' peine et grand soin: ne plus ne noins qu'une peinture affettée, qui avec couleurs renforcées, avec plis rompus, et avec rides et angles chercherait de se montrer bien vivement apparente: de sorte qu'il ennuye et fâche à force de conter comment il a fait les allées et venuées, les soucis qu'il en a euz en lui mêmes, les malveillances qu'il en a encourus envers les autres, et puis dix mille autres empêchements, dangers et grands accidents qu'il récite: tellement que l'on pourrait dire, ceci ne méritait pas tant de travaux et de peines: car tout plaisir et tout bienfait que l'on reproche, devient odieux, desagréable, et du tout insupportable. Et en tous ceux que <p 49r> fait le flatteur, le reproche, et la honte, qui fait rougir, y sont conjoints, non seulement après qu'il les a faits, mais aussi à l'instant même qu'il les fait: là où le vrai ami, si d'aventure il échut, qu'il lui faille par force réciter le fait, il l'exposera nuement, mais de soi-même il ne dira jamais un mot: ainsi que firent jadis les Lacedaemoniens après qu'ils eurent envoyé du bled à ceux de la ville de Smyrne, qui en leur extréme nécessité leur en avaient demandé: car comme les Smyrneïens magnifiassent et louassent fort hautement cette liberalité envers eux, ils leur répondirent, «Ce n'est pas si grande chose qu'il la faille tant louer: car nous avons assemblé cela en faisant commandement, que tous, hommes et bêtes, s'abstinssent pour un jour de disner.» cette grâce et beneficence ainsi faite, non seulement est liberale, mais aussi plus agréable à ceux qui la reçoivent, d'autant qu'ils estiment qu'elle n'a pas porté grand dommage à ceux qui la leur ont faite. Or n'est-ce pas à la façon odieuse de faire service facheusement, ni à la promptitude de les offrir et promettre facilement, que le flatteur donne principalement à connaître sa nature, mais beaucoup plus en ce, que l'ami fait office en chose honnête, le flatteur en chose honteuse: et à diverse fin, l'un pour profiter, et l'autre pour complaire. Car l'ami ne requérra jamais, ainsi que disait Gorgias, que son any lui face plaisir en choses justes, et lui cependant lui en fera en choses injustes,
Car à tout bien il doit être conjoint
Avecques lui, mais à mal faire point.
Et pourtant le divertira-il plutôt des choses malséantes et malhonnêtes: et si d'aventure l'autre ne le veut croire, la réponse que fit Phocion à Antipater sera bien à propos en cet endroit, «Tu ne saurais m'avoir pour ami et pour flatteur ensemble:» c'est à dire, pour ami et pour non ami. Car il faut bien être du côté de son ami à faire, non pas à mesfaire, et à délibérer, non pas à conjurer: à porter témoignage de vérité, non pas à opprimer aucun par fausseté: voire jusques à lui aider à porter une adversité patiemment, non pas à rien commettre méchamment: car il ne faut pas seulement savoir aucune chose honteuse et reprochable de son ami, tant s'en faut qu'il soit loisible de la faire, et de pécher avec lui. Tout ainsi doncques comme les Lacedaemoniens ayants été défaits en bataille par Antipater, et traitants de paix avec lui, le priaient de leur commander tant qu'il voudrait de charges dommageables, mais de honteuses nulle: aussi le vrai ami est tel, que si d'aventure il survient à son ami quelque affaire qui requiere de se mettre en dépense, en danger ou en peine pour lui, il veut être le premier appelé, et en veut alaigrement porter sa part, sans alléguer excuse quelconque: mais 'il y a tant soit peu de honte et de déshonneur, il s'excusera, et priera qu'on le laisse en paix, et qu'on lui pardonne. Mais le flatteur fait tout au contraire, car és dangereuses et laborieuses entremises de faire plaisir, il se tire arrière: et si pour le sonder vous le touchés, il vous sonnera je ne sais quel son cas et bas de quelque excuse qu'il forgera: mais au contraire en services et offices déshonnêtes, vils, bas et honteux, «Je suis à vous, dira-il, faites de moi ce que vous voudrez: mettez moi sous voz pieds.» rien ne lui est indigne, ni ignominieux. Voyez le singe, il n'est pas propre à garder la maison des larrons comme le chien, ni à porter sur son dos comme le cheval, ni à labourer la terre comme le boeuf: et pourtant faut-il qu'il supporte toutes les nazardes, toutes les injures, et tous les jeux malfaisants du monde, servasnt d'un instrument de moquerie, et de faire rire les gens: ainsi est-il du flatteur, qui n'est bon ni à plaider en jugement pour son ami, ni à mettre la main à la bourse, ni à combattre, comme celui qui ne sait ne travailler, ne faire rien qui soit de bon: mais aux affaires qui se font sous l'aisselle, c'est à dire, à cachete, aux ministeres de sales et secrètes voluptés, il ne cherchera point d'excuse, il sera fidele courtier et ministre de quelques folles amourettes, pour <p 49v> tirer quelque garse de la main d'un maquereau, exquis à merveille pour mettre au net le compte de la dépense d'un festin, diligent, non paresseux, à faire apprêter un banquet, bien advenant à entretenir des concubines: si on lui commande de parler des grosses dents à un fâcheux beau-père, ou de chasser la femme épousée et legitime, il est sans honte et sans merci, tellement qu'il n'est pas malaisé à découvrir en cet endroit: car commandez lui ce que vous voudrez de vilain et de déshonnête, il est tout prêt de ne s'épargner point, pour complaire à celui qui lui commande. Encore y a il un autre grand moyen de le connaître, par la disposition qu'il aura envers les autres amis, là où l'on trouvera qu'il sera bien différent du vrai ami, lequel n'a rien plus agréable que d'aimer avec beaucoup d'autres, et aussi d'être aimé de plusieurs, et va toujours procurnt cela à son ami, qu'il soit aimé et honoré de plusieurs autres: car estimant que tous biens sont communs entre amis, il pense qu'il n'y doit avoir rien plus commun que les amis: mais le supposé, faux, et contrefait, comme celui qui connait très bien en soi-même, qu'il tient grand tort à l'amitié, en la contrefaisant ainsi qu'une fausse monnayé, et est bien de sa nature envieux, et exerce son envie à l'encontre de ses semblables, s'efforçant de les surpasser en gaudisserie, et en babil, mais il redoute et tremble devant celui qu'il sait être plus homme de bien que lui, ne comparoissant pas certes auprès de lui plus qu'un homme de pied auprès d'un chariot de Lydie, comme l'on dit en commun proverbe, ou comme dit Simonides,
Plus que du plomb noir auprès de fin or.
Se sentant donc léger, non naturel, ains falsifié, quand on le vient à conferer de près avec une vraie, solide, et grave amitié, qui endure le marteau, il ne la peut endurer, pource qu'il sait bien qu'il sera découvert pour tel qu'il est: au moyen dequoi, il fait ne plus ne moins qu'un mauvais peintre, qui avait fort mal peint des coqs, car il commandait à son vallet de chasser bien loin de sa peinture les coqs naturels: aussi cettui-ci chasse les vrais amis, et ne les souffre pas approcher: ou s'il ne le peut faire en public et ouvertement, il fera semblant de les caresser, honorer et admirer, comme gens de plus grande valeur que lui, mais sous main, et en derrière, il vous jettera et semera des calomnies: et si ses clandestins et secrets rapports poignants en derrière n'engendrent pas soudainement un ulcère, il retient en sa mémoire ce que disait anciennement Medius. Ce Medius était comme le maître et le chef du troupeau de tous les flateurs qui étaient en la cour d'Alexandre, bandé à l'encontre de tous les plus gens de bien de la cour: celui-là donnait un enseignement que l'on ne feignît point de piquer hardiment, et de mordre avec force calomnies: car encore, disait-il, que celui qui aura été mordu guérisse de la plaie, la cicatrice pour le moins en demeure. Par telles cicatrices de fausses accusations, ou pour les mieux appeler, par telles gangraines et tels chancres Alexandre étant rongé, fit mourir Callisthenes, Parmenion et Philotas, et s'abandonna à renverser et donner le croc en jambe, à leur volonté, à un Agnon, un Bagoas, un Agesias, et un Demetrius, étant vestu, paré, diapré et adoré par eux, comme une statue barbaresque: tant a le complaire grande force et efficace, mais je dis très grande, mêmement envers ceux qui en ce monde sont estimés les très grands: car d'autant qu'ils se persuadent, et qu'ils désirent les meilleures choses du monde être en eux, cela donne foi et hardiesse tout ensemble au flatteur: au contraire des places qui sont situées en hauts lieux, lesquelles en sont inaccessibles et impossibles à approcher à ceux qui les cuident surprendre d'emblée: là où un coeur élevé pour la hautesse de sa fortune, ou pour l'excellence de sa nature, en une âme où il n'y a point de sain jugement de raison, est facile à prendre, voire à fouler aux pieds, aux plus basses et plus viles personnes. C'est pourquoi dés l'entrée de ce discours nous avons admonesté, <p 50r> et encores admonestons en cet endroit les lisans, de chasser arrière d'eux l'amour et l'opinion de soi-même, car cette présomption-là nous flatant premièrement nous mêmes au dedans, nous rend plus tendres et plus faciles aux flateurs de dehors, comme y étant jà tous disposés: là où si obéissants au dieu Apollo, et reconnaissants combien en toutes choses fait à estimer son oracle, qui nous commande de nous connaître nous mêmes, nous allions rechercher notre nature, notre institution, et notre nourriture, quand nous y trouverions infinies défectuosités de ce qui y dût être, et tant de choses malement, ou temerairement mêlées, qui ne deussent pas être en nos actions, en nos propos, et en nos passions, nous ne nous abandonnerions pas ainsi facilement aux flateurs à nous fouler aux pieds, et faire ainsi, par manière de dire, littiere de nous à leur plaisir. Le Roi Alexandre soûlait dire, que deux choses principalement le détournaient d'ajouter foi à ceux qui le saluaient et l'appellaient Dieu: l'une était le dormir, et l'autre le jouir d'une femme: comme se sentant plus imparfait, et plus défectueux en ces deux points là, qu'en nuls autres. Mais si nous considérions, chacun en son privé, plusieurs choses laides, fâcheuses, imparfaites et mauvaises que nous avons, nous trouverions que nous aurions besoin, non d'un ami qui nous louast, et qui dît bien de nous: mais plutôt qui parlât à nous librement, qui nous reprît et blâmât des fautes que nous commettons en notre particulier. Car il y en a bien peu entre plusieurs, qui osent librement et franchement parler à leurs amis, et entre ces peu là encore y en a-il moins qui le sachent bien faire: car ils pensent que dire injure et blâmer soit librement parler, et néanmoins cette liberté de parler, comme toute autre médecine qui n'est pas donnée à propos, en temps et en lieu, a cela qu'elle offense, fâche, et trouble sans aucun profit, et qu'elle produit aucunement le même effet avec douleur que le flater fait avec plaisir: car les hommes reçoivent dommage, non seulement pour être loués, mais aussi pour être blâmés importunément, et hors de temps et de saison, et est cela qui les rend plus faciles à prendre, et leur fait plus montrer le côté aux flateurs, se laissants facilement aller et couler, ne plus ne moins que l'eau qui court toujours d'un haut en un fond et contre bas. Parquoi il faut que cette liberté de reprendre soit temperée d'une affection amiable et accompagnée d'un jugement de raison, comme d'une lumière retranchant ce qu'il y pourrait avoir de trop véhément et de trop crud, de peur que se voyants ainsi repris de toutes choses, et blâmés à tout propos, ils ne s'en fâchent et ne se despitent, de sorte qu'ils se jettent à l'ombre et à l'abri de quelque flatteur, et se tournent devers ce qui ne les fâchera point. Car il faut fuir, ami Philopappus, tout vice par le moyen de la vertu, et non pas par le vice contraire, comme aucuns font, qui pour fuir la honte sotte tombent en impudence, et pour eviter incivilité tombent en plaisanterie, et cuidants éloigner leurs noeurs bien loin de lâcheté et de couardise, ils s'approchent d'audace et de braverie: et y en a qui pour se justifier de n'être point superstitieux deviennent atheïstes, et pour ne sembler et être tenus pour lourdauts, se rendent fins et malicieux, faisant des moeurs comme d'un bois courbé d'un côté, à faute de le savoir bien redresser, ils le courbent de l'autre. Or est-ce une bien laide façon de montrer que l'on ne soit point flatteur, que de se rendre fâcheux sans profit, et une conversation bien rustique et ignorante de se faire aimer, que de se rendre malplaisant et ennuyeux, à fin de ne sembler point servir ne valeter en amitié, ne plus ne moins que le serf affranchy en une Comoedie, qui pense que la licence d'accuser autrui, soit jouissance de la liberté de parler de pair à pair. Puis que donc c'est chose laide que de tomber en flatterie, en cherchant de complaire, et aussi que de corrompre par immoderée liberté de parler toute la grâce de l'amitié, et le profit de remédier aux maux en cuidant eviter flatterie, et que l'on ne doit faire ne l'un ne l'autre, ains que comme <p 50v> en toute autre chose, il faut que la liberté de parler prenne sa perfection et bonté de la mediocrité, en n'en usant ne trop ne peu: il semble que le fil même et la deduction de ce propos requiert, que le sujet du reste de ce traité soit discourir de ce point là. Voyants doncques, que cette liberté de franchement parler et reprendre a plusieurs vices qui lui nuisent, essayons de les lui ôter l'un après l'autre: et premièrement délivrons la de l'amour de soi-même, nous donnants fort bien de garde qu'il ne semble que ce soit pour notre interest, comme pour aucun tort que nous ayons reçu, ou pour quelque despit que l'on nous ait fait, que nous tancions et reprochions: car ils n'estiment point que ce soit pour bien veillance que nous leur portions, mais pour un maltalent que nous ayons dedans le coeur, quand ils voyent que nous avons interest à ce que nous disons: ni ne réputent pas que ce soit un admonestment, ains une plainte: car la liberté de reprendre, soigneuse du bien de son ami, est vénérable, là où la plainte sent son homme qui s'aime soi-même, et qui est de coeur bas. De là est que l'on révére, honore et admire ceux qui parlent librement, et au contraire on accuse réciproquement et mêprise-l'on ceux qui se plaignent: ainsi comme nous voyons en Homere que le Roi Agamemnon ne peut supporter Achilles, qui avait assez modereement usé de cette franchise de parler endroit lui, là où il donne gagné, et supporte doucement Ulysses qui le poingt fort aigrement, et lui dit,
Que plût à Dieu (malheureux) que d'une autre
Tu fusses chef, non de l'armée notre.
se rendant à la parole aigre d'un homme sage, de bon conseil, et soigneux du bien public: car Ulysses n'avait aucune occasion particulière de courroux contre lui, et parlait franchement pour l'interest public de toute la Grèce, là où Achilles se courrouçait et tourmentait principalement pour son interest privé. Et lui-même, encore qu'il ne fut pas guères
doux en son ire, et de léger courroux,
ains tel qu'il eût bien accusé celui qui n'eût point été coulpable, endura néanmoins patiemment et sans mot dire, que Patroclus lui dît plusieurs paroles de telle sorte,
Coeur sans merci, Thetis n'est point ta mère,
ni Peleus ne fut oncques ton père:
Celle qui t'a enfanté c'est la Mer,
Et les Rochers qui la font escumer,
Puis que tu es à pitié inflexible.
Car ainsi comme Hyperides l'orateur disait aux Atheniens, qui se plaignaient de lui qu'il était trop âpre et trop rude, qu'ils considérassent non seulement s'il était âpre, mais s'il l'était sans rien prendre: aussi la répréhension d'un ami étant pure et nette de toute passion particulière, se fait révérer, et rougir de honte, de sorte que l'on n'oserait lever les yeux à l'encontre: tellement que s'il appert, que celui qui tance librement rejette loin les fautes que son ami aura commises à l'encontre de lui, et n'en face mention quelconque, mais qu'il argue et reprenne d'autres erreurs et fautes qu'il aura commises contre d'autres, sans se feindre ni l'épargner, la vehemence de cette franchise de parler est invincible, d'autant que la douceur et bienveillance du reprenant fortifient l'aigreur et l'austerité de la répréhension. Et pourtant, a il été bien dit anciennement, que quand on est en courroux ou en différent avec ses amis, c'est lors que plus on doit étudier à faire quelque chose qui leur soit ou profitable ou honorable: et ne sent pas moins que cela son affection amiable, quand on se voit soi-même contemné et mêprisé, parler franchement pour d'autres qui seront mêprisés aussi, et les ramentevoir. Comme fit Platon envers Dionysius du temps qu'il le mêprisait, et qu'il avait quelque mécontentement de lui. Il lui fit demander audience pour pouvoir à part parler à lui. Dionysius lui donna assignation, <p 51r> pensant qu'il lui dût faire quelque plainte pour lui-même, et lui en déduire les occasions: mais Platon lui parla en cette manière, «Si tu étais bien averti, seigneur Dionysius, qu'il y eût quelqu'un de tes malveillants, qui fut de propos délibéré venu en la Sicile pour te faire déplaisir, et qu'il ne differât à executer sa mauvaise volonté, que pource qu'il n'en aurait point de moyen, le laisserais-tu partir de la Sicile? et souffrirois-tu qu'il s'en allât sans peine quelconque?» «Je m'en garderais bien, Platon, répondit Dionysius: car il ne faut pas seulement châtier les faits de ses ennemis, mais aussi haïr et punir leur mauvaise intention.» «Si doncques, à l'opposite (ce dit Platon) quelque autre étant expressément venu pour amitié qu'il te porte, pour l'envie qu'il a de te faire quelque plaisir, et que tu ne lui en donnes point le temps ni l'opportunité, est-il raisonnable de ne lui en savoir point de gré, et n'en faire compte, ains le mêpriser?» Dionysius adonc lui demanda qui était celui-là: «c'est, lui répondit-il, Aeschines, homme aussi bien conditionné et aussi honnête, qu'il y en eût point en toute l'école et compagnie de Socrates, et qui pourrait aussi bien par son éloquence réformer les moeurs de ceux avec lesquels il hanterait: et ayant fait un si long voiage par mer pour cuider conferer et communiquer avec toi, est là demeuré sans que personne en face compte.» Ces paroles touchèrent si vivement Dionysius, qu'il remercia sur l'heure et embrassa Platon, louant grandement sa debonnaireté et magnanimité: et depuis traita honorablement et magnifiquement Aeschines. Secondement il faut repurger et nettoier la franchise de parler de toute parole injurieuse, de toute risée, de toute moquerie, et de tout plaisanterie, car ce sont de mauvaises sauces pour l'en cuider assaisonner: pource que tout ainsi comme quand le Chirurgien incise la chair d'un homme, il faut qu'il y use d'une grande dextérité, netteté, et propreté en son fait, mais non pas que la main lui danse, ne qu'il affecte aucun geste superflu pour montrer l'habilité de sa main: aussi la franchise de parler librement à son ami reçoit bien quelque rencontre bien à propos, pourvu que la grâce n'en gâte point la gravité, mais pour peu qu'il y ait de braverie, d'insolence, d'aigreur picquante ou d'injure, elle perd toute son authorité. Et pourtant un musicien jadis fort gentilment et de bonne grâce ferma la bouche au Roi Philippus, qui disputait et contestait à l'encontre de lui de la manière de toucher des chordes d'un instrument de musique, en lui disant, «Dieu te gard, Sire, d'un si grand mal, que d'entendre cela mieux que moi.» Et, au contraire, Epicharmus ne parla pas sagement, car comme le Roi Hieron, ayant peu de temps auparavant fait mourir aucuns de ses familiers, l'eût envoyé convier quelques jours après à souper avec lui: Mais naguères, dit-il, quand tu sacrifias, tu n'y appellas pas tes amis. Aussi mal fit Antiphon chez le tyran Dionysius, car s'étant ému propos entre eux, quel était le meilleur cuivre, il répondit promptement, celui duquel les Atheniens fondirent les statues à Armodius et Aristogiton. Ceux qui avaient conspiré contre le tyran Pisistratus, et ses enfants. Car ni l'aigreur et âpreté de telles paroles picquantes ne profite, ni la joyeuseté et plaisanterie ne délecte, ains est une espèce d'incontinence de langue mêlée avec une malignité, une volonté de faire injure, portant déclaration d'inimitié, de laquelle ceux qui usent ne servent à rien, et se prdent eux-mêmes, dansant, comme l'on dit en commun proverbe, la danse d'alentour du puis. Car Dionysius en fit mourir Antiphon, et Timagenes en fut privé de la familiarité d'Auguste Caesar, non qu'il eût jamais parlé trop franchement, pource qu'en toutes tables, en tous promenemens, où l'Empereur l'appellait, sans propos il alléguait toujours ces vers,
Il ne venait seulement que pour dire
Ce qui semblait les Grejois faire rire.
tournant la cause de la faveur qu'on lui faisait en argutie d'un trait de moquerie: car même les Poètes Comiques anciennement en leurs Comedies mettaient bien quelques remontrances serieuses appartenantes au gouvernement de la chose <p 51v> publique, mais pour autant qu'il y avait de la risée et de la gaudisserie parmi, comme une sauce de mauvais goût parmi de bonnes viandes, tout cela rendait inutile et vaine leur franchise de parler, et n'en demeurait sinon la réputation de malignité et de dangereuse et mauvaise langue à ceux qui les disaient, et nul profit à ceux qui les écoutaient. Ce sera doncques ailleurs qu'il faudra user de risée et de jeu envers ses amis: mais la franchise de parler en faisant remontrance, soit toute serieuse, et montrant toute bonne intention, et toute douce nature: mais si c'est touchant affaires de grand pois, la parole soit telle, et en affection, et en geste, et en vehemence de la voix, qu'elle se face croire, et qu'elle émeuve celui à qui elle sera adressée. Au demeurant le point de l'occasion en toutes choses étant oublié et omis, apporte grande nuisance, mais sur tout ôte-il toute l'utilité et l'efficace de la remontrance. Or est-il tout manifeste, qu'il se faut bien garder d'en user à table où l'on est ensemble pour faire bonne chère, car il amène en temps serein des nuées celui qui entre les joyeux et plaisants devis de table met en avant des propos qui font froncer les sourcils, et rider le visage, comme se voulant opposer au Dieu qui est à bon droit appelé Lyaeus, pour autant qu'il délie les fâcheux liens des soucis et ennuis, comme dit Pindare: et puis cette importunité porte quand et soi un grand péril, pource que nos âmes échauffées de vin sont fort faciles à s'allumer de colère, et advient souvent que quand après boire on se cuide mêler de faire remontrance, on engendre des inimitiés très grandes. Bref ce n'est point fait en homme généreux et de courage assuré, ains craintif et paoureux, de n'oser hors de table franchement parler, et après boire s'entremettre de librement remontrer, comme les chiens couards, qui ne grongnent jamais sinon tandis que l'on est à table: pourtant n'est-il jà besoin d'allonger ce propos davantage. Mais pour autant que plusieurs ne veulent ni n'osent redresser leurs amis quand ils faillent, pendant qu'ils sont en prosperité, et estiment que la remontrance ne doit approcher ni ne peut attaindre à la félicité: et puis quand ils ont bronché, ou qu'ils sont tombés, alors ils leur courent sus, et les foulent aux pieds, par manière de dire, les tenant sous leurs main prosternés en terre, en laissant aller tout à un coup leur liberté de tancer, comme un eau retenue par force contre nature: et sont bien aises de jouir de cette occasion de changement de fortune, pour l'arrogance de leurs amis, qui par avant les mêprisaient, et pour leur imbecillité aussi. Il ne sera pas impertinent d'en discourir un petit, et répondre à Euripides qui dit,
Quand l'on est bien, qu'a l'on besoin d'amis?
Car c'est principalement à ceux qui ont fortune à leur commandement, que les amis parlants librement sont nécessaires, pour leur rabattre un peu la hautaineté de coeur que la prosperité leur apporte, pource qu'il y en a bien peu qui en félicité retiennent le bon sens, et la plupart ont besoin de sagesse empruntée, et de raison venant d'ailleurs pour les abbaisser et affermir quand ils sont enflés ou esbranlés par les faveurs de la fortune: car quand la fortune vient à ôter la grandeur et l'authorité, alors les affaires mêmes apportent quand et eux un châtiment accompagné de repentance: et pourtant n'est-il lors point besoin d'ami qui remontre librement, ni de paroles graves et poignantes, ains en telles mutations certainement
L'homme affligé grandement se soulage,
Quand il peut voir son ami au visage,
qui le console, et qui le réconforte, comme Xenophon écrit qu'és batailles, au plus fort des dangers, quand on voyait la face riante et gaie de Clearchus, cela donnait plus grand courage à ceux qui combattaient: là où celui qui fait à un homme affligé de la fortune une remontrance âpre et mordante, c'est ne plus ne moins que qui appliquerait à un oeil travaillé et enflammé de fluxion une drogue propre à éclaircir la vue, car il ne le guérirait point, ni ne lui diminuerait aucunement sa douleur, <p 52r> mais il ajouterait courroux à son mal, et lui rengregerait son tourment. Quand l'homme est sain, ordinairement il n'est pas si hargneux, ni tant impatient qu'il ne veuille aucunement prêter l'oreille à un sien ami, qui le reprendra de ce qu'il sera trop sujet aux femmes, ou au vin, ou qui le blâmera de paresse, et de ce qu'il ne fera pas assez d'exercice, ou qu'il ira trop souvent aux étuves, ou qu'il mangera trop, et à heures indues: là où lors que l'on est malade, c'est chose insupportable, et qui engrege le mal, que d'ouïr, cette maladie vous est venue de trop boire, ou de paresse, ou de trop manger, ou de trop hanter les femmes. O la grande importunité! he deà mon ami, je fais mon testament, et les médecins me preparent une médecine de Castorium, ou de Scammonée, qui sont celles que l'on donne à l'extrémité, quand il n'y a plus d'autre espérance, et tu me viens ici amener des raisons de philosophie, et me faire des remontrances! ainsi est-il des affaires de ceux à qui la fortune court sus, car ils ne reçoivent point d'âpres remontrances, ni de graves sentences, ains ont besoin d'aide et de secours: comme les nourrices, quand leurs petits enfants sont tombés, ne courent pas les battre et injurier, ains vont premièrement les relever, et les laver, nettoyer et raccoutrer, et puis après elles les tancent, et les châtient. Auquel propos on récite que Demetrius le Phalerien étant banni de son pays, et s'étant retiré en la ville de Thebes, ne voit pas volontiers de prime face le philosophe Crates, qui l'alla visiter, d'autant qu'il s'attendait qu'il lui dût dire quelques paroles âpres, fâcheuses, et picquantes, en usant de la liberté de parler que usurpaient alors les Philosophes Cyniques: mais quand il l'eut ouï parler modestement, et discourir doucement de l'exil, qu'il n'apportait rien de misérable, ne pourquoi on se dût grièvement tourmenter, et que plutôt au contraire, il l'avait délivré de la charge et du maniement d'affaires fort muables et fort dangereux, et quant-et-quant l'admonester de remettre tout son réconfort en soi-même, et en sa bonne conscience, il en fut tout réjoui, et reprenant courage, il dit en se tournant devers ses amis, Maudits soient les affaires et les fâcheuses occupations qui m'ont engardé de connaître et prattiquer un tel homme.
Le doux parler d'un ami consolant
A l'homme plaît qui a le coeur dolent:
Mais remontrer à une tête folle,
C'est perdre temps, sa peine, et sa parole.
telle est la façon des amis généreux: mais les autres de coeur bas flatent leurs amis, pendant qu'ils ont la fortune propice, et comme dit Demosthenes, que toutes les vieilles rompures et denoueures s'émeuvent en notre corps soudain qu'il lui advient quelque nouveau mal, aussi eux s'attachent aux changemens de la fortune, comme s'ils en étaient bien aises, et qu'ils en eussent plaisir: car, encore que l'affligé eût aucunement besoin qu'on lui ramenât en mémoire sa faute, pour laquelle il serait tombé en cet inconvénient par avoir suivi mauvais conseil, il suffirait de lui dire,
Ce n'a jamais été de mon avis,
Je vous ai fait, contre, plusieurs devis.
En quelles occurrences doncques est-ce, que le vrai ami doit être véhément? et en quel temps doit-il renforcer la voix de sa remontrance? C'est quand l'occasion se présente, de retenir une volupté qui se déborde, de réprimer une colère qui sort hors des gonds, et de refréner une insolence qui se laisse trop aller, ou d'empêcher une avarice, ou d'arrêter quelque fol mouvement. Ainsi parla librement Solon à Croesus le voyant enflé et enorgueilly pour l'opinion d'une félicité incertaine qu'il avait, l'advertissant, qu'il fallait attendre quelle en serait la fin: ainsi Socrates rongna les ailes à Alcibiades, et lui fit venir les larmes vraies aux yeux, en le reprenant, et lui mettant sans dessus dessous l'entendement: telles étaient les remontrances de Cyrus à Cyaxares, et celles de Platon à Dion, lors qu'il était en la plus grande <p 52v> fleur de ses prosperités, et que les yeux de tous les humains étaient tournés sur lui, pour la grandeur et l'heureux succes de ses affaires, en l'admonestant de se donner garde de l'arrogance, comme de celle qui demeurait avec solitude, c'est à dire, qui enfin était abandonnée de tout le monde: aussi lui écrivit Speusippus, qu'il ne présumât point de soi, pourtant si jusques aux femmes et aux enfants on ne parlait que de lui: mais qu'il regardât de si bien orner la Sicile de religion et de pieté envers les Dieux, de justice et de bonnes lois envers les hommes, que l'école de l'Academie en demeurât à jamais honorée. A l'opposite, Euctus et Eulaeus deux familiers amis du Roi Perseus, lui ayants toujours compleu en toutes choses, tandis que la bonne fortune lui avait duré, et ayants toujours applaudi et consenti à toutes ses volontés, comme ses autres courtisans, après qu'il eut perdu la bataille près la ville de Pidne contre les Romains, ils se jetèrent sur lui à grosses paroles, à le reprendre amèrement, en lui reprochant les fautes qu'il avait faites, et les hommes qu'il avait mal traités, ou mêprisés, jusques à ce qu'ils l'irritèrent si fort, que transporté de douleur et de courroux, il les tua tous deux sur le champ à coups de poignard. Voilà le point de l'occasion, à le définir universellement: mais au demeurant, il ne faut pas rejeter celles qu'eux-mêmes nous présentent, si nous avons soin de leur bien, ains s'en servir et les embrasser promptement: car bien souvent une interrogation, ou une narration, ou un blâme de semblables choses en autres personnes, ou une louange, nous ouvrent la porte pour entrer en libre remontrance: comme l'on dit que Demaratus le Corinthien fit un jour, venant de Corinthe en Macedoine, du temps que Philippus était en querelle à l'encontre de sa femme et de son fils: Car l'ayant le Roi salué et embrassé, il lui demanda incontinent si les Grecs étaient bien d'accord les uns avec les autres. Demaratus, qui était son ami, et bien privé de lui, lui répondit, «vraiment il te sied bien, Sire, de t'enquérir de la concorde des Atheniens et des Peloponesiens, et ce pendant laisser ta maison ainsi pleine de division et de dissension domestique.» Aussi fit bien Diogenes, lequel étant allé au camp de Philippus lors qu'il venait pour faire la guerre aux Grecs, fut surpris et mené devant lui. Le Roi ne le connaissant pas, lui demanda, s'il était pas une espie: «Oui certainement, lui répondit-il, je suis espie voirement, qui suis venu pour espionner ton imprudence, et ta folie, vu que sans être contraint de personne, tu viens ici mettre sur le tablier, au hazard d'une heure, ton Royaume et ta propre vie avec.» Mais cela fut à l'aventure un peu trop véhément. Il y a un autre temps propre pour faire remontrance, qui est, quand ceux que nous voulons reprendre, ayants été reprochés par d'autres des fautes qu'ils commettent, en sont tous ravalés, retirés, et r'abaissés: de laquelle occasion l'homme de bon entendement se servirait bien à propos en reboutant en public, et repoussant ces injurieux-là, et puis après prenant à part son ami, et lui ramentevant, que quand nous ne devrons prendre garde à vivre correctement pour autre cause, encore le deussions nous faire, au moins afin que nos ennemis et malveillants n'eussent point d'occasion de se lever insolentement encontre nous. Car dequoi pourront ils ouvrir la bouche pour médire de toi, que te pourront ils reprocher, si tu veux jeter arrière et laisser ce que maintenant ils t'obeïssent? par ce moyen la pointure de ce qui offense est rejeteé sur celui qui a dit injure, et l'utilité de la remontrance attribuée à celui qui donne l'avertissement. Il y en a d'autres qui le font encore plus galantement, et en parlant d'autres admonestent leurs familiers: car ils accusent des étrangers en leur présence des fautes qu'il savent bien qu'eux commettent: comme notre maître Ammonius s'apercevant à sa leçon d'après disner, que quelques-uns de ses disciples et familiers avaient disné plus amplement qu'il n'était convenable à des étudiants, commanda à un sien serviteur affrancy qu'il lui fouetât son propre fils, «Il ne saurait, dit-il, disner sans vinaigre:» En disant cela il jeta l'oeil sur nous, de sorte que ceux <p 53r> qui en étaient coulpables, sentirent bien que cela s'adressait à eux. davantage il faut bien prendre garde de n'user pas de cette libre façon de remontrer devant plusieurs personnes, attendu ce qui en advint à Platon: car comme un jour Socrates se fut attaché un peu véhémentement à quelqu'un de ses familiers, devant tous ceux de la maison, en pleine table, Platon ne se peut tenir de lui dire, «Ne vaudrait-il pas mieux que cela eût été dit à part en privé?» Socrates lui répondit tout sur l'heure: «Mais toi-mêmes n'eusses tu pas mieux fait de me dire cela en privé?» Et Pythagoras, à ce que l'on dit, s'étant attaché de paroles fort âprement à un de sa connaissance en la présence de beaucoup de gens, le jeune homme eut si grant regret et si grand honte, qu'il se pendit. Depuis lequel jour jamais il n'advint à Pythagoras de tancer homme en présence d'un autre: car il faut que d'une péché, comme d'une maladie honteuse, la découverture et la correction soit secrète, non pas publique, et n'en faire pas une montre et un spectacle commun à la vue de tout un peuple, en y appellant des témoins et des spectateurs: car cela n'est pas fait en ami, mais en Sophiste, que ne quiert que l'apparence, et veut chercher sa gloire és fautes d'autrui, pour en faire ses montres devant les assistants: comme les Chirurgiens qui font les operations de leur art en plein théâtre, pour avoir plus de prattique: mais outre-ce qu'il y aurait infamie pour celui qui serait ainsi repris, laquelle ne doit être en nulle cure ne guerison, encore faut-il avoir égard au naturel du vice, lequel de soi-même est opiniâtre et contentieux à se défendre: car ce n'est pas simplement l'amour, comme dit Euripides,
Plus on reprend l'amour, et plus il presse.
Car quelque vice que ce soit, et quelque imperfection, si vous en arguez publiquement et devant tout le monde un homme, sans l'épargner ne lui rien celer, vous le rendrez à la fin eshonté. Tout ainsi doncques comme Platon commande, que les vieillards, qui veulent imprimer la honte aux jeunes enfants, aient eux-mêmes les premiers honte devant les enfants: aussi la remontrance d'un ami qui est elle-même honteuse, fait grande honte à son ami: et quand douteusement, avecques crainte, et peu à peu elle vient à approcher et toucher le faillant, elle sappe et mine petit à petit son vice, en remplissant de honte et de révérence celui, qu'elle-même doute d'aborder de honte: et pourtant sera-il toujours très bon, en telles répréhensions d'observer ce precepte,
Bas en l'oreille, à fin qu'autres ne l'oyent.
Encore est-il beaucoup moins convenable de découvrir la faute d'un mari devant sa femme, ou d'un père devant ses enfants, ou d'un amoureux devant ses amours, ou d'un maître devant ses disciples: car ils sortent hors d'eux-mêmes, et perdent patience, tant ils sont courroucés et marris de se voir reprendre devant ceux dont ils désirent être bien estimés. Et m'est avis, que ce ne fut pas tant le vin qui irrita mortellement Alexandre contre Clitus, comme ce qu'il lui sembla qu'en présence de beaucoup de gens il le regentait. Et Aristomenes precepteur de Ptolomeus, pource que en présence d'un ambassadeur il l'esveilla, qu'il sommeillait, et le fit être attentif à ce qui se disait, il donna prise sur lui à ses malveillants et flateurs de court, qui faisaient semblant d'être marris pour le Roi, et disaient, «Si après tant de travaux que vous supportex, et tant de veilles que vous endurés, le sommeil vous surprend quelquefois, nous vous en devons bien advertir à part en privé, non pas mettre la main sur votre personne en présence de tant de gens.» Le Roi emeu de ces paroles, lui envoya une coupe pleine de breuvage empoisonné, avec commandement de la boire toute. Aristophane même dit, que Cleon lui tournait cela à crime,
Qu'il médisait de la ville d'Athenes
Devant plusieurs de régions lointaines:
et par là tâchait à irriter les Atheniens à l'encontre de lui. Et pourtant se faut-il diligemment <p 53v> donner garde de cela, entre autres observations, que l'on ne face ces remontrances par manière d'ôtentation ne de vaine gloire, ains seulement en intention que elles soient utiles et profitables; mais outre cela, ce que Thucydides fait dire aux Corinthiens d'eux-mêmes, qu'à eux appartenait de reprendre les autres, n'étant pas mal dit, doit être en ceux qui se mêlent de reprendre et corriger les autres. Car comme Lysander répondit à un Megarien qui s'avançait de parler hautement et librement pour la liberté de la Grèce, en une assemblée de conseil des alliés et confederés, Ces propos-là, mon ami, auraient besoin d'une puissante cité: aussi pourrait on dire à tout homme qui se mêle de parler librement pour reprendre autrui, qu'il a besoin de moeurs bien réformées. Cela est très véritable de tous ceux qui s'entremettent de vouloir châtier et corriger les autres, ainsi que Platon disait, qu'il corrigeait Speusippus par l'exemple de sa vie. Et tout de même Xenocrates jetant son oeil sur Polemon qui était entré en son école en habit dissolu, de sa vue seule le changea et le réforma tout: là où un homme léger ou mal conditionné, qui se voudrait ingérer de reprendre les autres, oyrait incontinent qu'on lui mettrait devant le nés,
Tout ulceré il veut guérir les autres.
Ce néanmoins, pour autant que les affaires mêmes nous mènent bien souvent à reprendre les autres, qui ne valent pas mieux que nous, ni nous aussi guères mieux qu'eux, le plus honnête et le plus dextre moyen de le faire, en ce cas, est, quand celui qui remontre et reprend s'enveloppe lui-même, et se comprend aucunement en ce dont il accuse les autres: comme en Homere,
Diomedes, d'où nous vient ce desastre,
Que nous avons oublié à combattre? Et en un autre passage,
Nons ne valons tous pas un seul Hector.
Et Socrates arguait ainsi tout bellement les jeunes gens, comme n'étant pas lui-même délivré d'ignorance, ains ayant besoin d'être avec eux instruit de la vertu, et de rechercher la connaissance de la vérité: car on aime, et ajoute son foi à ceux que l'on estime être sujets à mêmes fautes, et vouloir corriger ses amis comme soi-même, là où celui qui espanouit ses ailes en rongnant celles d'autrui, comme étant homme net et sincere, sans aucune passion, si ce n'est qu'il soit beaucoup plus âgé que nous, et qu'il n'ait acquis une authorité de vertu et de gloire toute notoire et confessée de tous, ne gagne ni ne profite autre chose, sinon qu'il se fait réputer importun et fâcheux: pourtant n'est ce pas sans cause que le bon homme Phoenix, en priant Achilles, lui allégue ses infortunes, comment il avait un jour été près de tuer son père par une soudaine colère, mais que incontinent il s'en était repenti,
Pour n'encourir ce vilain impropere
Entre les Grecs, d'avoir tué mon père:
ains le fait à fin qu'il ne semble qu'il le reprenne bien à son aise, n'ayant jamais éprouvé quelle force a la passion de colère, et comme s'il n'eût jamais été sujet à faillir: car ces façons-là de reprendre nous entrent plus affectueusement dedans le coeur, et nous y rendons nous plus volontiers, quand il nous semble qu'on les nous fait par compassion, et non pas par mêpris. Mais pource que ni l'oeil enflammé ne reçoit une claire lumière, ni l'âme passionnée un parler franc, ni une répréhension toute crue, un des plus utiles secours et remedes que l'on y saurait trouver, serait d'y mêler parmi quelque peu de louanges, comme en ces passages d'Homere,
Vous n'avez plus à coeur l'honneur des armes,
quoi que soyez les plus vaillants gendarmes
De tout le camp: aussi jamais tancer
Je ne voudrais, pour le combat laisser,
Une que je susse avoir courage lâche:
<p 54r> Mais contre vous à bon droit je m'en fâche. Et ailleurs,
Où est ton arc, Pandarus, et où sont
Tes traits ailés qui l'honneur donné t'ont,
Qu'en ce pais nul n'est qui comparer
Se pût à toi, pour justement tirer?
Aussi certainement retienent et revocquent merveilleusement ceux qui se laissent aller, ces obliques manières de reprendre:
Où est le sage Oedipus à cet' heure?
Où font ces beaux énigmes leur demeure? Et cet autre,
cet Hercules qui tant a enduré,
Un tel propos a il bien proferé?
Car cela n'adoucit pas seulement l'âpreté de la répréhension et de la jussion, ains engendre une émulation envers soi-même, lui faisant avoir honte des choses laides et déshonnêtes, par la recordation des belles et honnêtes qu'il a autrefois faites, en prenant de soi-même exemple de mieux faire: car quand nous lui en comparons d'autres de ces citoyens ou de ses compagnons egaux en âge, ou même de ses parents, alors le vice, qui de soi-même est opiniâtre, revesche et contentieux, s'en ennuye et s'en courrouce, et répond souvent tout bas entre ses dents, Que ne vous en allez vous doncques à ceux là qui valent mieux que moi, et que vous ne me laissez en paix, sans me plus fâcher? Pourtant se faut-il bien garder, quand on reprend, ou que l'on remontre librement à quelqu'un, que l'on ne loue d'autres en sa présence, si d'aventure ce ne sont ses peres, comme fait Agamemnon,
Tydeus a engendré de son germe
Un fils qui n'a comme lui le coeur ferme.
et Ulysses, en la Tragoedie intitulée les Scyriens, parlant à Achilles,
toi qui és fils du plus vaillant guerrier
Qui ceignit onc épée ne baudrier
En toute Grèce, à filer la filace
Esteindras-tu la gloire de ta race?
Ce serait bien au demeurant chose fort malséante quand on se sentirait admonesté d'un ami, ou remontré franchement, vouloir user d'admonnestement et de remontrance au contraire envers lui: car cela enflamme soudain les courages, et engendre bien souvent grande contention: et en effet ce debat là ne sentirait pas sa réciprocation de remontrance contre remontrance, mais plutôt son coeur felon, qui ne pourrait supporter qu'on lui fît aucune remontrance: et pourtant est il beaucoup meilleur supporter patiemment un ami qui nous remontre, car s'il advient puis après qu'il faille lui-même, et qu'il ait besoin de remontrance, cela donne, par manière de dire, liberté à la liberté de remontrer: car en lui ramenant en mémoire, sans aucune pique ni aigreur du passé, que lui-même soûlait ne mettre pas en nonchaloir ses amis, quand ils s'oublaient, ains prenait bien la peine de les redresser, et les instruire et enseigner, il se rendra plus facilement, et recevra la correction, comme étant une pareille de bienveillance et de grâce, non pas de plainte ni de courroux. davantage Thucydides écrit, que celui est sage et bien avisé qui reçoit envie, et se fait envier pour de très grandes occasions: aussi faut-il dire, que le sage ami reçoit la male grâce que l'on acquiert à corriger les autres pour causes de grand pois et de bien grande importance: car si pour toutes choses, et contre tous il se fâche, et qu'il ne se porte pas envers ses familiers comme ami doucement, ains comme paedagogue et regent impérieusement, il se trouvera puis après mousse, et de nul effet, quand il cuidera remontrer et corriger és choses de bien grande conséquence, pour avoir usé de sa remontrance, ne plus ne moins que le médecin qui employrait une drogue de <p 54v> médecine forte et amère, mais nécessaire, et qui coûterait beaucoup, en plusieurs menues maladies et non nécessaires: parquoi il se gardera de faire ordinaire de corriger et de montrer d'être de trop près reprenant: et si d'aventure il a quelque sien ami hargneux, querellant facilement, et calumniant toutes choses, ce lui sera une anse pour le reprendre lui-même, quand il viendra à faillir en plus lourdes fautes. Le médecin Philotimus dit un jour à quelqu'un qui était suppuré, et plein d'apostumes dedans le corps, et lui montrait un panaris qu'il avait à la racine de l'ongle d'un de ses doigt, «Mon ami, ton mal n'est pas au bout de ton ongle.» Aussi le temps apportera à un sage ami occasion de dire à l'aute, qui reprendra à tous coups des choses petites et légères, comme qu'il sera un peu sujet à jouer, ou à faire bonne chère, ou quelques telles brouilleries: Mon ami, trouvons moyen seulement qu'il mette dehors sa garse, et qu'il ne joue plus aux dés, car au demeurant c'est un homme qui a de belles et grandes parties: car celui qui sent qu'on lui pardonne de légères fautes, endure patiemment que son ami prenne la liberté de le reprendre hardiment des lourdes et grosses: mais celui qui est pressant par tout, âpre et fâcheux, qui s'enquiert curieusement, et recherche tout, il n'est pas supportable à ses propres enfants mêmes, ni à ses frères, ains est intolérable jusques à ses serviteurs. Mais pource que, comme dit Euripides,
Les maux ne sont pas tous en la vieillesse:
aussi ne sont pas tous les vices en nos amis, et les faut observer diligemment, non seulement quand ils font mal, mais aussi quand ils font bien, et alors les louer affectueusement en premier lieu, et puis faire comme ceux qui trempent le fer, après qu'ils l'ont amolli et attendri par le feu, ils le baignent en quelque humeur froide, dont il prend sa dureté et sa trempe: aussi quand nous verrons que nos amis seront échauffés et détrempés des louanges que nous leur aurons données, il leur faut adonc bailler, comme la trempe, une libre réprimende et remontrance de leurs fautes. Alors sera-il temps de leur dire, Ces actes ci sont ils dignes d'être comparés à ceux-là? voyez vous la vertu quels fruits elle produit? Voilà que c'est que nous, qui sommes vos amis, demandons de vous. Ces offices ci sont propres à vous: vous êtes né pour cela: mais ces autres là,
Jetter les faut en un mont solitaire,
Ou en la mer qui ne cesse de braire.
Car tout ainsi comme le prudent médecin aimera toujours mieux guérir la maladie d'un sien patient par un dormir, ou par une manière de diete et de nourriture, que par un Castorium ou une Scammonée: aussi un ami honnête, un bon père, un maître gracieux sera toujours plus aise de louer, que de blâmer, pour réformer des moeurs: car il n'y a rien qui face que celui qui remontre offense moins, et qu'il profite plus, que sans se courroucer, doucement avec affection et bienveillance s'adresser à ceux qui faillent. Pourtant ne faut pas âprement les convaincre quand ils nient le fait, ni les empêcher quand ils y veulent répondre pour se justifier, ains plutôt leur subministrer aucunement quelques honnêtes couvertures et excuses: et quand on voit qu'ils se reculent de la cause qui pourrait être la pire de leur forfait, leur céder aussi plus gracieusement, comme fait Hector à son frère Paris,
O malheureux, ce ne t'est point d'honneur
Que tu as mis ce courroux en ton coeur.
Comme si sa retraite du combat d'homme à homme, contre Menelaus, n'eût pas été fuite ni lâcheté de coeur, mais seulement un despit: autant en dit le bon vieillard Nestor à Agamemnon,
Tu as cedé à ton coeur magnanime.
Car il est plus doux et plus gracieux à mon avis de dire, tu n'y pensais pas: ou, tu ne <p 55r> le savais pas: que de dire, c'est méchamment fait à toi: ou, cela est vilain et déshonnête: et ne conteste point à l'encontre de ton frère, est plus doux, que, ne porte envie à ton frère: et plus civil de dire, fui cette fmme qui te gâte, que, cesse de corrompre cette femme. Voilà le moyen dont doit user la franchise de parler d'un ami pour curer la maladie jà advenue, mais pour le prevenir, tout au contraire, car quand nous le voudrons détourner de commettre une faute, dont il sera tout prêt, ou nous opposer à quelque impetuosité de volonté désordonnée qu'il aura, ou le pousser et échauffer, là où nous le sentirons trop froid et trop mol, il faudra transferer le fait aux plus enormes et plus vilaines causes que nous pourrons, comme fait Ulysses pour aiguillonner Achilles en une Tragoedie de Sophocles: car il dit, Ce n'est pas pour le souper, Achilles, que tu te courrouces,
Mais tu as peur, comme déjà voyant
Les murs de Troie.
Et comme derechef Achilles se courrouçât encore de plus en plus pour ces paroles là, et dît que par despit il ne s'embarquerait point, et ne ferait point le voyage, Ulysses lui répond,
Je sais que c'est que tu fuis, ce n'est mie
Que tu ayes peur d'encourir infamie,
Mais c'est qu'Hector n'est guere loin d'ici:
Du courroucé fait-il bon faire ainsi.
Par ce moyen celui qui est vaillant et hardi, en lui mettant au-devant la crainte d'être tenu pour lâche et couard: celui qui est honnête, et chaste, d'être réputé paillard et dissolu: celui qui est liberal et magnifique, d'être estimé avaricieux et mechanique: on les incite à bien faire, et les divertit-on de mal faire: aussi faut-il être modérés quand ce sont choses faites, où il n'y a point de remede, tellement que la remontrance montre que le reprenant ait plus de déplaisir et de compassion de la faute de son ami, que non pas d'aigreur à le reprendre: mais où il est question de les garder qu'ils ne faillent, et de combattre contre leurs violentes passions, il faut là être véhéments, assidus, et inexorables, sans leur rien pardonner: car c'est là proprement le point de l'occasion, où se doit montrer l'amitié non feinte, et la franchise de remontrer véritable: car de blâmer les choses faites et passées, nous voyons que les ennemis mêmes en usent les uns contre les autres. Auquel propos Diogenes soûlait dire, que pour garder un homme d'être méchant, il faut qu'il ait ou de bons amis, ou de véhéments et âpres ennemis: car les uns l'enseignent à bien fiare, les autres le syndiquent s'ils le voyent mal faire. Or vaut il beaucoup mieux s'abstenir de mal faire en croyant au bon conseil de ses amis, que se repentir d'avoir mal fait pour s'en voir accusé et blâmé par ses ennemis. Parquoi ne fut-ce que pour cela, il faut user de grande prudence et de grande circonspection à faire remontrances et parler librement à ses amis, d'autant que c'est la plus grande et la plus forte médecine, dont puisse user l'amitié, et qui a plus besoin d'être donnée en temps et en lieu, et plus sagement temperée d'une mesure et mediocrité. Et pour autant, comme nous avons jà dit plusieurs fois, que toute remontrance et répréhension est douloureuse à celui qui la reçoit, il faut imiter en cela les bons médecins et chirurgiens: car quand ils ont incisé quelque membre, ils ne laissent pas la partie dolente en sa douleur et en son tourment, ains usent de quelques fomentations ou infusions lenitives: aussi celui qui aura fait la remontrance dextrement, après avoir donné le coup de la pointure ou morsure, ne s'en fuira pas incontinent, ains en changeant d'autres entretènements et d'autres propos gracieux, adoucira et réjouira celui qu'il aura contristé: ne plus ne moins que les tailleurs d'images et sculpteurs, quand ils ont rompu ou frappé trop avant quelque partie d'une statue, ils la polissent et la lustrent puis après, mais celui qui a été attainct <p 55v> au vif, et déchiré d'une remontrance, si on le laisse ainsi tout brusque, enflé et émeu de colère, il est puis après difficile à remettre et à réconforter. Pourtant faut-il, que ceux qui veulent reprendre et admonester leurs amis, observent diligemment ce point-là sur tous autres, de ne les abandonner pas incontinent après les avoir tancés, ni ne terminer pas tout court leurs propos et leurs devis par l'aigreur de la pointure et piqueure qu'ils leur auront donnée.

VIII. De la Mansuetude, Comment il faut refréner la colère, EN FORME DE DEVIS. Les personnages devisans, Sylla et Fundanus.
SYLLA. Il me semble, Seigneur Fundanus, que les peintres font sagement, de contempler à plusieurs fois, par intervalles de temps, leurs ouvrages, avant que les tenir pour achevés: pource qu'en éloignant ainsi leurs yeux d'iceux, et puis les ramenant souvent pour en juger, ils les rendent comme nouveaux juges, et plus aptes à toucher jusques aux moindres et pluparticulières fautes, lesquelles la continuation et accoutumance de voir ordinairement une chose, nous couvre et cache. Mais pour autant qu'il n'est pas possible qu'un homme s'éloigne de soi-même, et puis s'en rapproche par intervalles, ne qu'il interrompe la continuation de son sentiment, ains est ce qui fait que chacun est pire juge de soi-même que des autres: le second remede qu'il y aurait en cela, serait de revoir ses amis par intervalles, et aussi se bailler semblablement à visiter à eux, non seulement pour regarder si l'on est tôt envielli, ou si le corps se porte pis ou mieux que par avant, mais aussi pour considérer les moeurs et les façons de faire, à savoir si le temps y aurait point ajouté quelque chose de bon, ou ôté quelque chose de mauvais. Quant à moi donc, y ayant jà deux ans que je suis arrivé en cette ville de Rome, et cettui étant le cinquiéme mois que je demeure avec toi, je ne trouve pas étrange, vu la gentillesse et dextérité de ta nature, que aux bonnes parties qui jà étaient en toi, il y ait une accession et accroissement si grand: mais voyant comme celle vehemence et ardente impetuosité de colère qui était en toi, est maintenant adoucie et rendue obéissante à la raison, il me vient en pensée de dire ce qui est en Homere,
O Dieux, combien ton ire est amollie?
Mais cet amollissement et adoucissement-là ne procède pas ni d'une paresse, ni d'une resolution de la vigueur du corps, ains comme une terre bien labourée prend du labourage une égalité et profonde jauge qui profite à la fertilité: aussi à ta nature une prudence égale et profonde, utile à manier affaires, au lieu de l'impetuosité et soudaineté qu'elle avait auparavant: dont il appert que ce n'est point par un declinement de la vigueur corporelle qui se passe, à cause de l'âge, ni fortuitement, que ta colère se soit passée et fenée, ains par aucunes bonnes remontrances et raisons qu'elle ait été guérie: combien que, pour te dire la vérité, je ne le pouvais pas du commencement croire à Eros notre familier ami, qui m'en faisait le rapport, ayant doute et soupçon, qu'il ne prêtât ce témoignage à l'amitié qu'il te porte, de m'assurer que les bonnes parties, et qui doivent être en toutes gens de bien et d'honneur, fussent en toi, qui n'y étaient pas, encore que tu saches assés, qu'il n'est pas homme qui en faveur de personne, pour lui complaire, soit pour dire autrement qu'il en pense. Or maintenant le tiens-je pour totalement absous du crime de faux témoignage: et pource que le cheminer t'en donne le loisir, je te supplie de nous raconter <p 56r> la manière de la médecine dont tu as usé à rendre ta colère ainsi soupple, ainsi douce, sujette et obéissante entièrement à la raison. FUNDANUS. Mais ne regardes-tu pas toymême, cher ami Sylla, que à l'occasion de l'amitié et bienveillance que tu me portes, tu ne cuides voir en moi une chose pour l'autre: car quant à Eros, qui lui-même n'a pas toujours son courage et sa colère arrêtée au chable de l'ancre que dit Homere, ains quelquefois s'escarmouche assez âprement, pour la haine qu'il a contre les méchants, il est vraisemblable qu'il me trouve plus doux, ainsi comme és muances de la game, en la musique, telle note qui est la plus basse, en une octave, est la plus haute au regard d'une autre. SYLLA. Ce n'est ni l'un ni l'autre: mais fay ce que je te requier pour l'amour de moi. FUNDANUS. Puis que ainsi est Sylla, l'un des meilleurs avertissements du sage Musonius, dont il me souvienne, est, qu'il soûlait dire, «Qu'il faut que ceux qui se veulent sauver, ne fassent autre chose toute leur vie, que se curer et nettoyer.» Non pas qu'il faille jeter hors la raison avec la maladie, après qu'elle a achevé la cure et guarison, comme l'hellebore, ains faut que demeurant en l'âme, elle contregarde, et conserve le jugement: pource que la raison ne ressemble pas aux drogues medicinales, mais plutôt aux viandes salubres engendrant és âmes de ceux à qui elle est familiere une bonne complexion, et habitude avec la santé: là où les avertissements et remontrances que l'on fait aux passions, lors qu'elles sont en la force de leur enfleure et inflammation, produisent bien quelque effet, mais lentement et à grand' peine, ressemblants proprement aux odeurs, lesquelles font bien revenir sur l'heure ceux qui sont tombés du haut mal, mais elles ne guérissent pas pour cela la maladie: encore toutes les autres passions de l'âme sur le point même qu'elles sont en leur plus grande fureur, cèdent aucunement, et plient à la raison venant de dehors au secours, mais la colère ne fait pas seulement comme dit Melanthius,
Maux infinis, en mettant la raison,
Pour un temps, hors de sa propre maison:
mais elle la déloge du tout, et la ferme dehors: et comme font ceux qui se brûlent eux-mêmes dedans leur maison, elle remplit tout le dedans de trouble, de fumée, et de bruit, de manière qu'elle n'oit, ni ne voit rien de ce qui lui peut profiter. Et pourtant une navire étant en fortune et tourmente en haute mer abandonnée, recevrait plutôt un pilote de dehors, que ne recevrait l'homme qui est agité de courroux et de colère, la raison et remontrance d'un autre, si de longue main il n'a fait provision chez lui du secours de la raison: ains comme ceux qui s'attendent d'avoir le siege dedans une ville, amassent et serrent tout ce qui leur y peut servir, ne s'attendants point au secours de dehors: aussi faut-il apporter les remedes que l'on a de long temps auparavant amassés de la philosophie à l'encontre de la colère: étant bien certains, que quand l'occasion du besoin et de la nécessité s'y présentera, malaisément en pourront-ils faire entrer de dehors: car l'âme n'oit pas seulement ce qu'on lui dit au dehors pour le trouble qu'elle a au dedans, si elle n'a chez soi sa propre raison, comme un comite qui promptement reçoive et entende les commandemens et remontrances, qu'on lui fait, ou bien si elle l'oit, elle mêprise ce que l'on lui dit tout doucement et quoiement, et si on lui fait instance et qu'on la presse un peu plus âprement, elle s'aigrit et s'indigne: car la colère de sa nature étant superbe, audacieuse, et malaisée à manier par autrui, comme une grande et puissante tyrannie, doit avoir en soi-même quelque chose domestique et née avec elle qui la ruine. Or la continuation de courroux et accoutumance de se courroucer souvent, engendre en l'âme une mauvaise habitude que l'on appelle colère, laquelle finablement devient un feu d'ire soudaine, une amertume vindicative, et une aigreur intraitable à qui tout déplaît, quand le courage devient ulceré, s'offensant de <p 56v> peu de chose, chagrin, hargneux, comme une lame de fer tenue et faible, qui se perce à la moindre graveure du monde: mais le jugement qui s'oppose sur le champ promptement au courroux, et le supprime, ne remédie pas seulement au présent, ains fortifie et rend l'âme plus roide et plus ferme à l'advenir: car il m'est advenue à moi, après avoir fait deux ou trois fois tête à la colère, ce qui advint jadis aux Thebains, lesquels ayants une fois fait tête aux Lacedaemoniens qui par avant semblaient invincibles, jamais depuis ne furent vaincus d'eux en bataille: car depuis je pris courage de penser, que l'on en pouvait venir à bout par discours de raison, et si voyais que elle s'estanchait non seulement en répandant de l'eau froide sur celui qui est courroucé, ainsi comme l'écrit Aristote, mais aussi qu'elle s'éteint en lui approchant une peur, voire en lui présentant une soudaine joie, comme dit Homere, elle se dissout et se détrempe: tellement que je feis en moi-même cette resolution, que c'était une passion qui n'était pas du tout irremédiable à ceux qui y veulent pourvoir, pour autant mêmement qu'elle n'a pas toujours des commencements qui soient grands ne puissants: attendu que bien souvent un brocard, un trait de moquerie, une risée, un clin d'oeil, ou hochement de tête, et autres telles et semblables choses, mettent plusieurs en colère: comme Helene fâcha et courrouça sa niepce seulement en lui disant,
Fille Electra de moi pieça non vue: jusques à lui répondre,
Il est bien tard d'être maintenant sage,
ayant été par avant si volage,
Que de quitter l'hostel de ton mari.
Semblablement aussi Callisthenes irrita Alexandre pour lui avoir dit, quand on apporta la grande coupe à boire d'autant à tour de rôle, «Je ne veux pas, pour boire à la santé d'Alexandre, avoir besoin d'un Aesculapius:» c'est à dire, d'un médecin. Ainsi donc comme il est facile d'arrêter une flamme qui s'est prise à du poil de connin, ou à des feuilles sèches, ou à de la paille, mais si une fois elle s'attache à chosses solides et où il y ait du fond, elle embraze incontinent et consomme, comme dit Aeschylus,
Le haut labeur des maîtres charpentiers:
Aussi celui qui veut prendre garde à la colère du commencement, en voyant qu'elle commence à fumer et à s'allumer pour quelque parole ou quelque gaudisserie de néant, il n'a pas beaucoup à faire, ains bien souvent pour se taire seulement, ou pour n'en tenir compte, il l'appaise totalement: car qui ne donne nourriture et entretènement de bois au feu, il l'éteint: aussi qui ne donne sur le commencement nourriture à son ire, et qui ne se souffle soi-même, il l'evite ou la dissipe. Et pourtant ne me plaît point le philosophe Hieronymus, combien qu'au demeurant il donne beaucoup de beaux enseignements et bonnes instructions, en ce qu'il dit, que l'on ne sent point la colère quand elle s'engendre, mais quand elle est engendrée, tant elle est soudaine: car il n'y a nulle autre passion qui face une si manifeste naissance, ne si évidente croissance, quand elle s'amasse et se remue, comme fait la colère: ainsi comme Homere même en homme bien expérimenté le donne à entendre, quand il fait qu'Achilles est bien attaint de douleur à l'instant même qu'il entend la parole du Roi Agamemnon, en disant:
Ainsi dit-il, et une noire nue
D'aigre douleur le couvrit survenue:
mais qu'il se courrouce puis après à lui lentement et à tard, après être enflambé de plusieurs paroles ouïes et dites, lesquelles si quelqu'un se fut entremis de détourner et ôter, la querelle ne fut pas venue à si grand accroissement comme elle fit. Voilà pourquoi Socrates toutes les fois qu'il se sentait un peu plus âprement ému <p 57r> qu'il ne fallait à l'encontre de quelqu'un de ses amis, se rangeant avant la tourmente à l'abri de quelque escueil de mer, il rabbaissait sa voix, et montrait une face riante, et un regard plus doux, se maintenant ainsi droit sur ses pieds, sans tomber ni être renversé, penchant en l'opposite et s'opposant au contraire de sa passion: car le premier moyen d'abattre la colère, comme une domination tyrranique, c'est de ne lui obéir, ni ne la croire point, quand elle nous commande de crier haut, et regarder de mauvais oeil en travers, et se frapper soi-même, ains se tenir quoi, et ne renforcer pas sa passion, comme une maladie, à force de braire, et de crier haut, et de se demener, et tourmenter: car ce que font ordinairement les jeunes gens amoureux, comme d'aller en masque, danser, chanter à la porte de leur maîtresse, et la couronner de bouquets et de festons de fleurs, cela au moins apporte quelque gracieux et honnête allégement à leur passion,
Arrivé là je ne demandé mie
Qui, ne de qui était fille m'amie,
Ains la baisé: si cela est péché,
Je librement confesse avoir péché.
Et la permission que l'on donne à ceux qui sont en deuil de lamenter et de pleurer leur perte, avec les larmes qu'ils épandent jettent hors aussi une bonne partie de leur douleur: mais la passion de colère n'est pas ainsi, car elle s'enflamme et s'allume davantage par les actes que font ceux qui en sont épris. Et pourtant est-il bien meilleur de se tenir quoi, ou s'en fuir et se cacher, ou retirer en quelque port de sûreté, quand on sent comme un accés du haut mal qui nous veut prendre, de peur que nous n'en tombions, ou plutôt que nous n'en surtombions, car nous en tombons le plus souvent, et le plus âprement sur nos amis, d'autant que nous n'aimons pas toutes sortes de choses, ni ne portons pas envie à toutes sortes de gens, ni ne les craignons pas: mais il n'y a rien à quoi notre colère ne s'attache, il n'y a rien à quoi elle ne se prenne, car nous nous courrouceons et à nos amis, et à nos ennemis, et à nos enfants, et à nos peres et meres, voire et aux Dieux mêmes, et aux bêtes, et aux utensiles, qui n'ont ni âme ne vie, comme Thamyris
Rompant son cornet relié
A cercles d'or fin delié,
Et de sa lyre l'harmonie
De chordes tendue et garnie.
Et Pandarus qui se maudit luymême, s'il ne rompt son arc et ses flèches de ses propres mains, et ne les met dedans le feu: et Xerxes qui donna des poinçonnades et des coups de fouet à la mer, et écrivit des lettres missives à la montagne Athos, qui disaient, Athos merveilleux, qui de ta cime touches au ciel, garde toi bien d'avoir des rochers grands, et qui soient malaisés à quasser, pour empêcher mes ouvrages, autrement je te dénonce, que je te couperai toi-même, et te jetterai dedans la mer. Il y a plusieurs choses formidables et redoutables en la colère, mais aussi y en a il plusieurs ridicules et moquables. C'est pourquoi elle est et plus haïe, et plus mêprisée que nulle autre passion qui soit en l'âme, et pourtant serait-il expédient et utile de considérer l'un et l'autre diligemment. Quant à moi doncques, si j'ai bien ou mal fait, je ne sais, mais j'ai commencé par là à me guérir de la colère: comme faisaient anciennement les Lacedaemoniens, qui pour enseigner à leurs enfants à ne s'enivrer point, leur montraient leurs esclaves, les Ilots, ivres: aussi considérais-je les effets de l'ire és autres. premièrement ainsi comme Hippocrates écrit, que celle maladie est la plus mauvaise et la plus dangereuse, qui défigure le visage de l'homme, et le rend dissemblable à soi-même: aussi voyant que ceux qui sont épris de colère sortent plus d'eux-mêmes, et changent de face, de couleur, de contenance, d'allure, <p 57v> et de voix, j'en imprimé comme une forme en mon âme, et pensé en moi-même, que je serais bien déplaisant si jamais je me montrois ainsi épouventable, et ainsi transporté à mes amis, à ma femme, et à mes petites filles, étant non seulement hydeux à voir, et tout autre que de coutume, mais aussi ayant la voix âpre et rude, comme je m'étais rencontré à en voir aucuns de mes familiers si épris et troublés de colère, qu'ils ne pouvaient pas retenir ni leurs façons ordinaires, ni la forme de leur visage, ni leur grâce à parler, ni leur douceur en compagnie. On lit que Caïus Gracchus l'orateur, qui était de nature homme âpre, véhément et violent en sa façon de dire, avait une petite flûte accommodée, avec laquelle les musiciens ont accoutumé de conduire tout doucement la voix de haut en bas, et de bas en haut, par toutes les notes, pour enseigner à entonner, et ainsi comme il haranguait, il y avait l'un de ses serviteurs, qui étant debout derrière lui, comme il sortait un petit de ton en parlant, lui entonnait un ton plus doux et plus gracieux, en le retirant de son haut crier et braire, et lui ôtant l'âpreté et l'accent cholerique de sa voix,
Rendant tel son melodieux,
Que le flageolet gracieux,
D'un roseau accoutré de cire,
Fait aux bouviers suavement bruire,
Tant qu'il les endort par les champs.
et ainsi ramenait-il la vehemence cholerique de l'orateur. Quant à moi, si j'avais un vallet adroit, et homme de bon entendement, je ne trouverais point mauvais que quand il me verrait courroucé, il me présentât soudain un miroir, comme nous en voyons que le se font apporter quand ils sortent du baing, sans aucune utilité: là où ce serait chose fort profitable à plusieurs, de se voir ainsi troublés et hors de son naturel, pour leur faire à jamais haïr cette passion de courroux et de colère. On raconte par manière de jeu et de passetemps, que un Satyre admonesta un jour Minerve, que ce n'était point bien son cas que de jouer des flûtes, mais que sur le champ elle ne fit point autrement compte de son admonestement,
Point ne t'est bien cette forme séante,
Jette moi là toute flûte bouffante,
Et prends en main les armes, sans enfler
Si laidement tes joues à souffler.
mais depuis quand elle eut contemplé son visage dedans une rivière, elle s'offensa tant de ses grosses joues, qu'elle en jeta ses flûtes: et toutefois encore a cet art de jouer des flûtes ce réconfort de la laideur et deformité de visage, que le son en est doux et plaisant. Et puis Marsyas qui inventa la hanche, pour emboucher le aubois, et les fermoirs de la museliere que l'on attache alentour de la bouche, retint la violence du vent enclos à force, et cacha et accoutra un petit la deformité du visage:
D'or reluisant la bouche il orna, pleine
D'impetueuse et véhémente aleine,
Aussi fit il les joues de laniere
Double de cuir nouée par derrière:
mais la colère enflant et étendant le visage vilainement, jette encore une plus vilaine et plus mal plaisante voix,
Touchant du coeur les chordes plus cachées,
Qui ne devraient pour rien être touchées.
car on dit que la mer, quand elle est agitée de vents, et qu'elle jette hors de l'algue et de la mousse, qu'elle se purge: mais les paroles dissolues, amères et folles, que l'ire fait sortir hors de l'âme renversée sans dessus dessous, fouillent premièrement ceux qui les disent, et les remplissent d'infamie, pource que elles donnent à connaître, qu'ils les <p 58r> avaient de tout temps en leurs coeurs, et en étaient pleins, mais que la colère les a découverts: et pourtant payent ils, pour la plus légère chose qui soit, c'est à savoir la parole, la plus griéve et plus pesante amende, c'est qu'ils en sont tenus et réputés malings et médisants. Ce que voyant et observant quelquefois, je vins à faire ce discours tout doucement en moi-même, que c'est bonne chose en fièvre, mais encore meilleure en colère, d'avoir la langue douce, molle et unie: car celle des fébricitants, si elle n'est telle qu'elle doit être par nature, c'est signe, mais non pas cause, de mauvais disposition au dedans: mais celle de ceux qui sont courroucés étant orde, ou âpre, et débridée à proferer paroles indignes, met dehors injure, outrage et contumelie, mère d'inimitié irreconciliable, et qui montre une malignité latente et cachée. Car le vin ne produit rien de si désordonné, ne de si mauvais, comme la colère, encore cela s'attribue à risée et à jeu, mais ceci est détrempé avec fiel d'inimitié et de rancune. Et en buvant à la table celui qui se tait est ennuyeux à la compagnie et fâcheux: mais en la colère il n'y a rien si vénérable, si grave, ne si digne, que de se tenir quoi, comme Sappho admoneste,
L'ire en la poittrine cachée
Engarder sa langue attachée,
Qu'elle ne parle follement.
Si peut on non seulement recueillir cela, en prenant garde à ceux qui sont épris d'ire, mais aussi connaître et comprendre au demeurant, quelle est toute la nature de la colère, comment elle n'est ni généreuse, ni magnanime, ni ayant en soi rien de grand ni de viril, combien que au vulgaire il semble, que pour être tempestative, elle soit active, que ses menaces soient hardiesse, et son opiniâtreté soit force, et y en a qui pensent que sa cruauté soit disposition à faire grandes choses, que sa dureté implacable soit fermeté, et son être hargneuse soit haine des vices, en quoi ils s'abusent grandement, car tous ses actes, ses mouvements, et ses contenances arguent et montrent grande faiblesse et bassesse, non seulement parce que nous voyons que les petits enfants, quand ils sont courroucés déchirent tout et s'aigrissent à l'encontre des femmes, et veulent que l'on batte et châtie les chiens, les chevaux, et les mulets, comme Ctesiphon l'escrimeur voulait faire à coups de pied, et regimber à l'encontre de sa mule: mais aussi és meurtres et homicides que font faire les tyrans, en l'amertume et atrocité desquels on aperçait leur pusillanimité et faiblesse, et en ce qu'ils font souffrir aux autres ce qu'ils souffrent eux-mêmes: ne plus ne moins que les morsures des serpents venimeux, plus elles sont douloureuses et enflammées, plus elles font grande enfleure aux patients: car ainsi comme la tumeur et enfleure est indice de grand blessure en la chair, aussi és âmes qui plus sont molles, plus elles se laissent aller et succomber à la douleur, plus elles mettent hors grande colère procèdante de plus grande infirmité. Voilà pourquoi les femmes ordinairement sont plus aigres et plus colères que les hommes, et les malades que les sains, et les vieillards que ceux qui sont en fleur d'âge, et les bienfortunés que les infortunés: car l'avaricieux est fort colère à l'encontre de sa femme, le glorieux et ambitieux contre celui qui médit de lui: et les plus âpres de tous en leurs colères, ceux qui affectent les premières honneurs en une cité, et qui se font chefs de part, qui est un tourment honorable, comme dit Pindarus. Voilà comment de la part dolente de l'âme, et souffrant à cause de son imbecillité, sourt la colère, laquelle ne ressemble point à des nerfs de l'âme, comme disait quelqu'un des anciens, ains plutôt, ou à des extensions, ou des convulsions d'icelle, se dressent et sous-levant avec plus de vehemence quand elle a envie de se venger. Or les exemples des choses mauvaises ne sont pas plaisants à voir, ains sont nécessaires seulement: mais quant à moi, estimant que les exemples de ceux qui se <p 58v> sont doucement et benignement comportés és occasions de courroux, sont et très plaisants à ouïr, et très beaux à voir, je commence à mêpriser ceux qui disent,
Tu as fait tort à un homme, et un homme
Te faut souffrir. Et semblablement aussi,
Jette le moi, jette le moi par terre,
Et que du pied la gorge on me lui serre.
et autres telles paroles, qui servent à aiguiser la colère, par lesquelles aucuns tâchent à transporter la colère des cabinets des dames aux logis des hommes. Car la prouesse, s'accordant au demeurant en toutes autres choses avec la justice, me semble quereller et debattre avec elle de la douceur et mansuetude seulement, comme à elle plus justement appartenant: car il est bien quelquefois advenu, que les pires ont surmonté les meilleurs: mais en son âme propre dresser un trophée contre la colère, à laquelle, comme dit Heraclitus, il est bien difficile de pouvoir resister, à cause que ce qu'elle veut, elle l'achete se sa vie: cela est acte d'une grande et victorieuse puissance, qui sort du jugement de la raison, comme de nerfes et de muscles à l'encontre des passions. C'est pourquoi je m'étudie à lire et à recueillir les dits et faits, non seulement des gens de lettres et des Philosophes, qui n'ont point de fiel, ce disent les sages, mais des Princes, Capitaines et Rois: comme ce que dit un jour Antigonus à quelques-uns qui médisaient de lui tout auprès de sa tente, ne pensants pas qu'il les entendît, en soulevant la toille de sa tente avec son bâton, «Deà n'irez vous point, dit-il, plus loin médire de moi?» Et comme un nommé Arcadion natif d'Achaïe fît profession de médire par tout de Philippus, et d'admonester un chacun de fuir,
Jusques à tant que trouvé lieu on eût,
Où Philippus personne ne connût.
et depuis ne sais comment se fut rencontré en la Macedoine, les courtisants du Roi Philippus voulaient qu'il le fît chaster, et ne le laissât point échapper, puis qu'il le tenait entre ses mains: mais au contraire Philippus parla à lui humainement, et lui envoya jusques à son logis des présents: et quelque temps après commanda que l'on s'enquît quels propos il tenait de lui entre les Grecs: chacun lui rapporta qu'il faisait merveilles de le louer par tout: et Philippus leur répondit adonc, «Je suis doncques meilleur médecin de la médisance, que vous n'êtes.» Et une autrefois en l'assemblée des jeux Olympiques, comme les Grecs eussent médit de lui, ses familiers disaient qu'ils méritaient d'être bien âprement châtiés, de médire ainsi de celui qui leur faisait tant de bien: «Et que feraient ils donc, leur répondit-il, si nous leur faisions du mal?» Aussi furent bien honnêtes et gentils les tours que firent jadis Pisistratus à Thrasybulus, et Porsena à Mucius, et Magas à Philemon qui l'avait publiquement en plein théâtre farcé et moqué,
Magas, le Roi t'a fait écrire,
Mais tu ne sais pas ses lettres lire:
et depuis l'ayant entre ses mains, parce qu'une tourmente de mer le jeta en la ville de Paraetonium, dont il était gouverneur, il ne lui fit autre mal, sinon qu'il commanda à l'un de ses soudards, de lui toucher avec son épée nue dessus le col, et puis le laisser aller sain et sauf: et depuis il lui envoya des osselets et des boules à jouer, comme à un enfant qui n'avait point de jugement. Ptolomaeus se moquant d'un grammairien ignorant, lui demanda par jeu, qui était le père de Peleus: le grammairien lui répondit, Je voudrais que tu me disses premier qui était le père de Lagus. Ce trait de moquerie touchait au Roi Ptolomaeus, l'arguant d'être issu de petite lignée: de sorte que les familiers du Roi disaient, que cela était indigne, et ne devait point être supporté. Et il leur répondit, S'il est indigne d'un Roi, d'être moqué, aussi peu est-il digne de lui, de se moquer d'autrui.* * Il y a bresche de quelques lignes en cet endroit. <p 59r> Alexandre le grand fut par trop âpre et cruel: envers Callisthenes et envers Clitus: mais le Roi Porus ayant été pris en bataille son prisonnier, comme Alexandre lui demandât en quelle sorte il le traiterait: «En Roi,» lui répondit-il. Et comme il luydemandât de rechef, s'il voulait rien dire davantage: non, dit-il, car tout est compris sous ce mot-là, En Roi. Voilà pourquoi les Grecs, à mon avis, appellent le Roi des Dieux Milichius, c'est à dire, doux comme miel: et les Atheniens le nomment Maemactas, c'est à dire, secourable: car punir et tourmenter est office de diable et de furie, non pas acte céleste ne divin. Ainsi donc comme quelqu'un répondit touchant Philippus qui avait détruit la ville d'Olinthe, «Mais il n'en saurait pas edifier une telle:» aussi peut on bien dire à la colère, Tu peux bien renverser, demolir et détruire: mais relever, sauver, pardonner, et supporter, c'est à faire à la clemence, à la douceur, et nature moderée: c'est l'office d'un Camillus, d'un Metellus, d'un Aristides, et d'un Socrates: mais de pinser, mordre et serrer, c'est à faire à une formis, ou à une souris. Qui plus est, si je regarde à la vengeance, je trouve que le plus souvent, quand on y procède par colère, on n'en vient jamais à bout, et qu'elle se consume ordinairement en morsure de lévres, grincement de dents, en vaines courses çà et là, en injures et menaces qui ne servent de rien, ne plus ne moins que les petis enfants qui pour leur faiblesse en courant se laissent tomber avant que pouvoir parvenir où ils pretendent. Et pourtant répondit, ce me semble, bien à propos un Rodien à l'huissier d'un preteur Romain qui criait après lui, et le harceloit, «Je ne me soucie pas de chose que tu dies, mais de ce que pense celui-là qui se taist.» Et Sophocles ayant armé Neoptolemus et Eurypilus, les loua magnifiquement en disant d'eux,
D'injurieux langage point n'usèrent,
Ains au milieu des armes se ruèrent.
car il y a quelque nations barbares qui empoisonnent leurs armes, mais la vaillance n'a point besoin de colère, parce qu'elle est trempée de raison et de jugement, là où l'ire et la fureur sont fragiles, pourries, et aisées à briser: c'est pourquoi les Lacedaemoniens ôtent avec le son des flûtes la colère à leurs gens, quand ils vont combattre, et devant le combat ils sacrifient aux Muses, à celle fin que la raison leur demeure: et après qu'ils ont tourné leurs ennemis en fuite, ils ne les poursuivent plus; ains retiennent leur colère aisée à ramener et à manier, comme les espées qui sont de moyenne longueur: là où le courroux en a fait mourir infinis avant qu'ils peussent venir à bout d'executer leur vengeance, comme entre autres Cyrus et Pelopidas le Thebain. Agathocles même endurait patiemment de s'ouïr injurier par ceux qui étaient assiegés: et comme quelqu'un lui dît, «Potier où prendras tu l'argent pour payer tes gens?» En ce riant il répondit, «En cette ville, quand je l'auray prise.» Quelques autres se moquaient d'Antigonus de dessus les murailles, pource qu'il était laid: il leur répondit tout doucement: «Comment? je suis doncques bien trompé, car je pensais être beau fils.» Mais quand il eut pris la ville, il vendit à l'encan ceux qui s'étaient moqués de lui, en leur protestant, que si de là en avant ils se moquaient plus de lui, il s'en prendrait à leurs maîtres: aussi vois-je que les veneurs et les orateurs commettent de grandes fautes par colère, comme Aristote récite, que les amis de l'orateur Satyrus, en une cause qu'il avait à plaider en son nom, lui bouschèrent les oreilles avec de la cire, de peur que oyant ses adversaires, qui lui disaient des injures en leurs plaidoyers, il ne gâtât tout par sa colère. Et à nous mêmes, ne nous advient il pas souvent, que nous faillons à punir un esclave qui nous aura fait quelque faute, parce qu'il s'enfuit de peur, pour les menaces, ou pour les propos qu'il nous en aura ouï tenir? Parquoi nous devrons dire à notre colère, et nous nous en trouverions fort bien, ce que les nourrices on accoutumé de dire aux petits enfants, «Ne pleurez pas, et vous l'aurez:» aussi, ne te precipite pas, ne crie pas, ne te haste pas, et ce que tu <p 59v> veux se fera plutôt et mieux, qu'en la sorte que tu y vas: car le père voyant son enfant qui tâche à couper ou fendre quelque chose avec un petit couteau, le prend, et le coupe, ou le fend lui-même: aussi la raison ôtant à la colère la vengeance, punit celui qui le mérite plus sûrement, sans se mettre en danger, et plus utilement, et non pas soi-même, comme fait la colère bien souvent. Et comme ainsi soit, que toutes passions ont besoin d'accoutumance pour dompter et surmonter par exercitation ce qu'il y a de désobéissant et de rebelle à la raison, il n'y en a point où il se faille tant exerciter envers ses familiers et domestiques, comme la colère: d'autant que nous n'avons point ordinairement d'ambition, ni d'envie, ni de crainte envers eux, mais des courroux nous en avons plus que tous les jours, qui engendrent des hargnes et riottes, et nous font broncher et chopper quelquefois bien lourdement, à cause de la licence que nous nous donnons, ne se trouvant là personne qui nous arrête et qui nous soutienne, comme en un endroit fort glissant, pour nous engarder de tomber, nous nous y laissons facilement aller. Car il est bien malaisé là où l'on n'est point tenu de rendre compte à personne en telle passion, de se garder de faillir, si premièrement on n'a donné ordre à bien munir et remparer cette grande licence de douceur, benignité et clemence, et que l'on ne soit bien accoutumé à supporter beaucoup de paroles et de sa femme, et de ses familiers et amis, qui nous reprennent que nous sommes trop doux et trop mols: ce qui était principalement cause que je m'aigrissois le plus souvent à l'encontre de mes serviteurs, pensant qu'ils devinssent pires à faute d'être bien châtiés, mais je me suis à la fin aperçu bien tard, premièrement qu'il valait mieux par patience et indulgence rendre mes vallets pires, que de me détordre et gâter par âpreté et colère moi-même, en voulant redresser les autres. Secondement je voiois plusieurs, qui parce que l'on ne les châtiait point, bien souvent devenaient honteux d'être méchants, et prenaient le pardon qu'on leur donnait pour un commencement de mutation de mal en bien, plutôt qu'ils n'eussent fait la correction et certainement obeïssaient plus volontiers et plus affectueusement aux uns avec un clin d'oeil sans mot dire, qu'ils ne faisaient à d'autres avec soufflets et coups de bâton: tellement que je me suis finalement persuadé, que la raison était plus apte et plus digne de commander et de gouverner, que non pas la colère: car je n'estime pas qu'il soit totalement vrai ce que dit le poète,
Où est la peur, là mêmes est la honte.
mais au revers, je pense qu'en ceux qui sont honteux s'imprime la crainte qui les retient de mal faire: là où l'accoutumance ordinaire d'être battu sans merci, n'imprime pas une repentance du mal faire, mais une prevoyance de se garder d'y être surpris. Tiercement je considérais en moi-même, et me ramenois en mémoire, que celui qui nous enseigne à tirer de l'arc, ne nous défend pas de tirer, mais de faillir à tirer: aussi celui qui nous enseigne à châtier en temps et lieu modérément, opportunément, utilement, et ainsi qu'il appartient, ne nous empêche pas de chaster, je m'efforce d'en soubtraire et ôter entièrement toute colère, principalement par n'ôter pas à ceux qui sont châtiés le moyen de se justifier, et par les ouïr: car le temps apporte ce pendant à la passion un delay et une remise, qui la dissout: et ce pendant le jugement de la raison trouve et le moyen et la mesure de faire la punition convenablement: et puis on ne laisse point de lieu à celui qui est châtié de resister au châtiment, s'il est puni et châtié non pas en courroux et par colère, mais convaincu de l'avoir bien mérité, et qui serait encore plus laid, on ne trouvera point que le vallet châtié parle plus justement que le maître qui le châtie. Tout ainsi doncques, comme Phocion, après la mort d'Alexandre le grand voulant engarder les Atheniens de se soublever trop tôt avant le temps, et d'ajouter trop promptement foi aux nouvelles de sa mort: «Seigneurs Atheniens, dit-il, s'il est mort aujourd'hui, aussi le sera il <p 60r> demain, et d'ici à trois jours: aussi, si cettui-ci a failli aujourd'hui, autant aura-il failli demain, et d'ici à trois jours: et si n'y aura point d'inconvénient, quand il en sera puni un peu plus tard qu'il n'eût du être, mais bien y en aurait il, si pour s'être trop hasté il apparoissait à toujours, qu'il eût été châtié à tort, comme il est advenu souventefois. Car qui est celui de nous si âpre, qu'il batte ou fouette son vallet, pour avoir il y a cinq ou six jours brûlé le rôt, ou renversé la table, ou trop tard répondu et obéi? et toutefois ce sont les causes ordinaires pour lesquelles sur le champ, quand elles sont récentes, nous nous troublons, et nous courrouceons amèrement, sans vouloir presque pardonner: car ainsi comme les corps à travers un brouillas apparoissent plus grands, aussi font les fautes à travers la colère. Et pourtant faut-il sur l'heure conniver en telles fautes, et ne faire pas semblant de les apercevoir, et puis quand on est du tout hors de passions, sans aucun reste de perturbation, considérer le fait en soi mûrement, et de sens rassis: et si lors il nous semble mauvais, en faire la correction, et ne la laisser point aller ni échapper, comme on ferait la viande quand on n'a plus d'appétit. Car il n'y a rien qui tant soit cause de faire châtier en colère, comme de ne châtier pas quand la colère est passée, et être tout descousu, et faire comme les paresseux mariniers, qui durant le beau et bon temps demeurent en repos dans le port, et puis quand la tourmente se léve ils font voile, et se mettent en danger: aussi nous reprenants et blâmants la raison de n'être pas assez roide, ains trop lâche et trop molle, en matière de punition, nous nous hastons de l'executer alors que la colère est présente, qui est comme un vent impetueux: car naturellement celui qui a faim use de viande, mais de punition ne doit user sinon celui qui n'en a ne faim ne soif: ni ne faut se servir de la colère comme d'une sauce à la viande, pour nous mettre en appétit de châtier, ains lors que l'on en est le plus esquarté, et que l'on y est contraint nécessairement, y employant le jugement de la raison. Et ne faut pas faire comme Aristote écrit, que de son temps au pays de la Thoscane on fouettait les esclaves au son des flûtes et aubois, aussi prendre plaisir, et se saouler comme d'un agréable passetemps, de châtier les hommes, et puis après que la punition est faite s'en repentir: car l'un est à faire à une bête sauvage, et l'autre à une femme: ains faut que sans douleur et sans plaisir, au temps de raison et de jugement la justice face la punition, sans qu'il demeure derrière aucun reste de colère. Voire-mais on me pourra dire, que cela n'est pas proprement donner remede ni guarison à la colère, ains plutôt une precaution et fuite des fautes que l'on peut commettre en la colère: à cela je répond, que l'enfleure de la ratte n'est pas aussi cause efficiente de la fièvre, ains un accident accessoire: mais toutefois quand elle est amollie, elle allége grandement la fièvre, ainsi que dit Hieronymus: mais en considérant comme s'engendre proprement la colère, je vois que les uns par une cause, les autres par une autre y tombent, mais en tous il y a une opinion conjointe d'être mêprisé et contemné: pourtant faut il donner quelque aide à ceux qui veulent appaiser un courroux, en éloignant le plus que l'on pourra le fait de toute suspision de mêpris et de contemnement, ou de braverie et d'audace, et la rejetant ou sur la nécessité, ou inadvertence, ou accident, ou disgrâce et infortune, comme fait Sophocles,
Pas ne demeure aux affligés seigneur
L'entendement qu'ils avaient en bon heur,
Ains quelque grand qu'il fut, il diminue.
et Agamemnon quoi qu'il référât le ravissement de Briseïde à un fatal malheur,
Si est il prêt du sien en satisfaire,
Et grands présents pour payement en faire.
car le prier est signe d'homme qui ne mêprise point: et celui qui a offensé, s'il s'humilie, dissout toute l'opinion que l'on pouvait avoir de contemnement: mais il ne <p 60v> faut pas que celui qui se sent en colère attende cela, ains qu'il se serve de la réponse que fit Diogenes: Ceux là se moquent de toi, Diogenes: «Et je ne me sens point moqué moi,» répondit-il: aussi ne se doit il point persuader qu'on le mêprise, ains plutôt qu'il aurait matière de mêpriser l'autre, et estimer que la faute qu'il a commise est procédée ou d'infirmité, ou d'erreur, ou de hâtiveté, ou de paresse, ou de tacquinerie, ou de vieillesse, ou de jeunesse: et quant aux serviteurs ou aux amis, il les en faut décharger de tout point, car ils ne nous mêprisent pas pource qu'ils aient opinion que nous leur puissions rien faire, ou que nous ne soyons pas gens d'execution, ains les uns pource qu'ils nous estiment bons et debonnaires, les autres pource qu'ils nous aiment: et maintenant nous ne nous aigrissons pas seulement contre notre femme, contre nos serviteurs, et nos amis, comme étant mêprisés par eux, mais aussi nous attachons nous en courroux et aux hosteliers, et aux mariniers, et aux muletiers qui sont ivres, pensants être mêprisés par eux: et, qui plus est, nous nous courrouceons encore contre les chiens qui nous abbayent, et contre les ânes qui nous regimbent: comme celui qui ayant haulsé la main pour battre l'asnier, comme il se fut écrié qu'il était Athenien: «Et tu ne l'es pas toi,» dit-il à l'âne: en le frappant, et lui donnant force coups de bâton. Mais ce qui plus engendre de fréquentes et continuelles hargnes de colère en notre âme, qui s'y amassent petit à petit, c'est l'amour de nous mêmes, et une malaisance de moeurs, avec une mignardise, et une délicatesse, tout cela ensemble nous en produit un exaim comme d'abeilles, et une guépiere: et pourtant n'y a-il point de meilleur provision pour se comporter doucement et benignement envers sa femme, envers ses serviteurs, et envers ses familiers et amis, que la facilité de moeurs et la simplicité ronde, quand on se sait contenter de ce que l'on a présent à la main, et que l'on ne requiert point plusieurs choses, ne trop exquises.
Mais celui là qui jamais n'est content
Que son rôti ou bouilly le soit tant,
ni plus, ni moins, ni de moyenne sorte
Appareillé, si que louange en sorte
Hors de sa bouche, et qu'il en dise bien.
celui qui ne bevrait jamais s'il n'avait de la neige pour rafreschir son vin, qui ne mangerait jamais pain qui eût été acheté sur la place, ni ne mangerait jamais viande en pauvre vaisselle, comme de bois, ou de terre, qui ne coucherait jamais en lit, sinon qu'il fut mol, et enfondrant comme les undes de la mer quand elle est agitée jusques au fond, qui haste ses vallets servants à la table à coups de fouet et de bâton, et les fait courir avec sueur, criant après eux à pleine tête, comme s'ils portaient des cataplasmes à mettre sur une apostume fort enflammée, qui s'assujettit lui-même à une façon de vivre fort servile, hargneuse et querelleuse: celui-là, dis-je, ne se donne de garde que ne plus ne moins que par une toux continuelle, ou par fréquentes concussions, il contracte en son âme une disposition ulcereuse et catarreuse, qui à la fin lui cause une habitude de colère. Et pourtant faut-il par frugalité accoutumer son corps à se contenter facilement de peu: pource que ceux qui appetent peu, ne peuvent avoir faute de beaucoup: et n'y aura point de mal, commençant à la viande, se contenter sans dire mot de ce qu'il y aura, sans se courrouçer et tourmenter à la table, et en ce faisant donner un très facheux mets et à soi-même, et à toute la compagnie, qui est la colère:
Car présenter on ne nous saurait pas
Un plus fâcheux et plus mauvais repas,
que de voir battre vallets, tancer et injurier sa femme, pource que la viande sera brulée, ou qu'il y aura de la fumée en la sale, faute de sel sur table, ou que le pain sera trop dur. Arcesilaus donnait un jour à souper à quelques siens hostes étrangers, et à <p 61r> quelques-uns de ses amis, mais quand la viande fut apportée, il ne se trouva point de pain sur la table, parce que les serviteurs n'avaient pas eu le soin d'en acheter: pour laquelle faute, qui est celui de nous qui n'eût rompu les murailles à force de crier? mais lui ne s'en fit que rire: «Voyez, dit-il, s'il faut pas être sage pour bien dresser un banquet.» Et Socrates au sortir de l'exercice de la lutte ayant mené Euthydemus souper chez lui, Xantippé sa femme se print à le tancer et lui dire injure, tant que finablement elle renversa table et tout. Euthydemus se leva tout fâché pour s'en aller. Et Socrates lui dit, «Et comment, ne te souvient-il pas que devant hyer, ainsi que nous disnions chez toi, une poulle saulta sur la table, qui nous en fit tout autant, et nous ne nous en courrouçasmes pas pourtant?» car il faut recueillir ses amis avec une facilité, avec caresse, et avec un visage riant, non pas froncer ses sourcils, pour donner une frayeur et horreur à ses serviteurs. Et se faut semblablement accoutumer à se servir de tous vases et vaisselles indifféremment, et non pas s'astraindre à user de cettui-ci ou cettui-là sans autre, comme font aucuns, encore qu'il y ait grande compagnie, qui ont en particulière recommandation un certain gobelet ou une coupe ainsi en font-ils des burettes à huile, et des étrilles dont on se sert aux étuves: car ils mettent leur affection en quelqu'une entre toutes, et puis si elle vient à être rompue, ou esgarée et perdue, ils en sont extremement marris, et en battent leurs vallets. Parquoi ceux qui se sentent enclins à la colère, se doivent abstenir de faire provision de telles choses rares et exquises, comme de vases ou d'anneaux, et de pierres précieuses, pource que tels joyaux exquis et précieux, quand ils viennent à être perdus, mettent bien les hommes plus hors de sens, par colère, que si c'était chose de peu de prix, et que l'on pût facilement recouvrer: et pour ce dit-on, que l'Empereur Neron ayant une fois fait faire un pavillon à huit pans, beau, somptueux, et riche à merveilles, Senecque lui dit, Tu as montré en ce pavillon que tu es pauvre, pource que si une fois tu le perds, jamais plus tu n'en pourras recouvrer de pareil. Comme il advint, parce que la navire, en laquelle était ce pavillon, se perdit par naufrage: et Neron se souvenant de ce que lui en avait dit Senecque, porta la perte plus patiemment. Or l'aisance et facilité que l'on prend envers les choses, enseigne à être facile et aisé envers les serviteurs: et si l'on en devient aisé envers les serviteurs, il est certain qu'encore plus le devient on envers les amis et envers les sujets. Et nous voyons que les serfs nouvellement achetés s'enquirent de celui qui les a acquis, non pas s'il est superstitieux, ne s'il est envieux, mais s'il est colère: et bref ni les maris ne peuvent endurer la pudicité de leurs femmes, si elle est conjointe avec mauvaise tête et colère, ni les femmes les amours de leurs maris, ni les amis la conversation des uns avec les autres, tellement que ni le mariage, ni l'amitié ne sont point supportables avec la colère: mais sans colère l'ivresse même est légère à tolerer: car la ferule du dieu Bacchus, que est comme une canne, dont on donne sur la main aux enfants qui ont failli, est suffisante punition de l'ivrongne, pourvu que la colère ne s'y joigne point, qui rende Bacchus, au lieu de Lyaeus, et de Chorius, c'est à dire, chasseur d'ennuis, et balleur, Omestes et Maenoles, qui signifie cruel et furieux: encore quant à la fureur et manie, l'hellebore qui crait en l'îsle d'Anticyre la guérit, quand elle est seule: mais si une fois elle est mêlée avec la colère, elle produit des Tragoedies et cas si étranges, qu'ils semblement fables: et pourtant ne lui faut-il jamais donner lieu, non pas en jouant même, pource qu'elle tourne une caresse en inimitié: ni en devisant et conferant ensemble, pource que d'une conférence de lettres elle en fait une opiniâtre émulation et contention: ni en jugeant, pource qu'elle ajout insolence à l'authorité: ni en montrant aux enfants, pource qu'elle les met en desespoir, et leur fait haïr l'étude des lettres: ni en prosperité, pource qu'elle <p 61v> augmente l'envie qui accompagne la bonne fortune: ni en adversité, pource qu'elle ôte la misericorde, quand ceux qui sont tombés en mauvaise fortune se courroucent, et combattent à l'encontre de ceux qui ont compassion de leur malheur, comme fait Priam en Homere,
Allez vous en arrière de ma vue
Meschants truans, gens de nulle value
Puis que venez pour mon deuil consoler.
Au contraire, la facilité de moeurs donne secours aux uns, honore les autres, addoucit l'aigreur, et par sa douceur vient au dessus de toute rudesse et toute asperité de moeurs: comme fit Euclides à l'endroit de son frère, avec lequel étant entré en quelque contestation, comme son frère lui eût dit, «Je puisse mourir malement, si je ne me venge de toi:» Il lui répondit, «Mais je puisse mourir moi, si je ne te persuade gracieusement.» Il le gagna tout sur le champ, et lui changea la mauvaise volonté qu'il avait. Et Polemon, comme quelquefois un autre qui aimait fort les pierres précieuses, et était fort convoiteux d'avoir de beaux anneaux, le tançât et l'injuriât outrageusement, il ne lui répondit rien, mais il fit seulement semblant de regarder affectueusement l'un de ses anneaux, et de le bien considérer: l'autre en étant tout réjoui, lui dit incontinent, «Ne le regarde pas ainsi Polemon, mais à son jour, et il te semblera beaucoup plus beau.» Et Aristippus s'étant mis en colère à l'encontre d'Aeschines, comme quelqu'un qui les oyait contester lui eût dit, «Comment Aristippus, et où est votre amitié?» «Elle dort, répondit-il, mais je la réveillerai:» et s'approchant d'Aeschines, «Te semble-il que je sois si malheuruex, et si incurable, que je ne doive obtenir de toi un seul admonestement?» Et adonc Aeschines lui répondit, «Ce n'est point de merveille, si étant en toute autre chose de plus excellente nature que moi, tu as encore en ce point vu et connu devant moi ce qui était convenable de faire:» car comme dit le poète,
Non seulement la femme étant débile,
Mais un enfant de sa main imbêcile
Grattant tout doux le sanglier herissé,
Le tournera à son vouloir plissé,
Mieux qu'un lutteur, avec toute sa force,
Ne lui saurait donner la moindre entorse.
Mais nous apprivoisons les bêtes sauvages, et addoucissons des petits louveteaux, voire et portons quelquefois entre nos bras de petits lionceaux, et par une fureur de colère nous chassons arrière de nous et nos enfants, et nos amis, et familiers, et laschons à l'encontre de nos serviteurs domestiques et de nos citoyens la colère, comme une bête sauvage furieuse, en la déguisant à fausses enseignes d'un beau nom de haine des vices: mais c'est, à mon avis, comme des autres passions et perturbations de l'âme, comme de la timidité que nous surnommons prudence, de la prodigalité que nous appellons liberalité, de la superstition que nous disons religion, et ce pendant ne nous en pouvons sauver de pas une. Et néanmoins tout ainsi comme Zenon disait, que la semence de l'homme était une mixtion et composition extraite de toutes les puissances de l'âme: aussi pourrait-on, à mon avis, dire que la colère est une mêlange composée de toutes les passions de l'âme, car elle est tirée et extraite et de la douleur et de la volupté, et de l'insolence et audace: elle tient de l'envie, à ce qu'elle est bien aise de voir mal à autrui: elle a du meurtre et de la violence, car elle combat non pour se défendre et ne point souffrir, ains pour faire souffrir et ruiner autrui: et de la convoitise elle en a ce qui est le plus mal plaisant et le plus déshonnête, attendu que c'est une envie et appétit de faire mal à autrui. Et pourtant si d'aventure nous approchons de la maison d'un homme <p 62r> voluptueux et luxurieux, nous entendrons dés l'aube du jour une menétrière qui sonnera l'aubade, et verrons à la porte la lie du vin, comme disait quelqu'un, c'est à dire, les vomissemens de ceux qui y auront rendu leur gorge, des pièces de festons déchirés, et des pages et lacquais qui ivrongneront. Mais les marques et signes qui découvrent les hommes âpres et colères, vous les verrez imprimés sur les visages des serviteurs, des frisures et esgratigneures, et aux fers qu'ils auront aux pieds: Car au logis d'une personne sujet à l'ire et à la colère, il n'y a qu'une seule musique, se sont les lamentations et gémissements ou de dépensiers que l'on fouettera leans, ou de servantes que l'on y gehennera, de manière que vous aurez compassion des douleurs qu'il faut que souffre la colère és choses qu'elle convoite, et là où elle prend plaisir. Mais encore en ceux qui véritablement sont surpris de colère, comme il advient souvent pour la haine qu'ils portent aux vices et aux méchants, si faut-il en ôter ce qui est de trop et d'excessif, ensemble avec le trop de fiance et de créance que nous prenons en ceux qui conversent avec nous: car c'est l'une des causes qui plus engendre et augmente la colère, quand celui que nous avons tenu pour homme de bien se découvre méchant, et que nous avons estimé notre ami, tombe en quelque différent et querelle avec nous: car quant à moi, vous connaissez mon naturel, combien peu d'occasion il me faut à me faire aimer les hommes, et me fier en eux: et pourtant ne plus ne moins que ceux qui marchent sur solage faux et qui n'est pas ferme, tant plus je m'appuie par aimer sur quelqu'un, tant plus bronche-je lourdement, et tant plus suis-je marri, quand je me trouve deçeu. Et quant à l'inclination à l'aimer, il serait bien désormais mal aisé que j'en peusse retirer ce qui est de trop prompt et de trop volontaire: mais pour me garder de trop me fier, je pourrais à l'aventure me servir, comme d'une bride, de la prudence et circonspection retenue de Platon: car en recommandant le mathematicien Helicon il dit, qu'il le loue comme homme, c'est à dire, comme un animal qui de sa nature se mue et se change facilement: et de ceux qui avaient été bien nourris et bien institués à Athenes il dit encore, qu'il craint, qu'étant hommes et semence d'autres hommes, ils ne donnent à connaître la grande infirmité et imbecillité de la vie humaine: et Sophocles quand il dit,
Plus des humains les faits tu chercheras,
Plus mal que bien caché y trouveras,
il semble qu'il nous abbaisse, et nous rongne les ailes merveilleusement: toutefois cette difficulté à faire jugement des personnes, et malaisance à nous en contenter, nous rendra plus faciles en nos courroux: car toute chose soudaine et imprévue nous transporte promptement hors de nous-mêmes. Et faut aussi, comme Panaetius nous admoneste en quelque lieu, prattiquer la constances d'Anaxagoras: et comme lui quant on lui vint rapporter, que son fils était mort, répondit, Je savait bien que je l'avais engendré mortel: aussi à chaque faute qui nous aiguisera la colère, nous pourrons répondre, Je savais bien que je n'avais pas acheté un esclave qui fut sage comme un philosophe: Je savais bien que j'avais acquis un ami, qui pouvait bien faillir: Je savais bien que la femme que j'avais épousée était femme. Mais si quelqu'un davantage y voulait encore ajouter ce refrein de Platon, Ne suis-je point moi-même en quelque chose tel? et détournait ainsi la discussion de son jugement du dehors au dedans, et entrejetait un peu parmi le reprendre autrui, la crainte d'être repris lui-même, il ne serait à l'aventure pas si âpre à condamner les autres pour leurs vices, quand il verrait que lui-même aurait tant de besoin de pardon. Mais à l'opposite chacun de nous étant en colère, et punissant autrui, prononce des sentences d'un Aristides, ou d'un Caton, Ne dérobe plus, Ne ments plus, pourquoi es-tu si paresseux? et, qui est plus laid que tout, nous <p 62v> reprenons en colère ceux qui se courroucent et colèrent, et les fautes qui ont été commises par colère, nous les punissons nous mêmes en colère, non pas en la sorte que font les médecins,
Qui d'un drogue et médecine amère
Vont détrempant le fiel de la colère.
car nous l'augmentons, et la brouillons encore davantage. Quand doncques quelques-fois je me mets à par moi en ces discours, je tâche quant-et-quant à retrancher quelque chose de la curiosité: car de vouloir exquisement rechercher et découvrir toutes choses, pourquoi un vallet aura failli à faire ce qu'on lui aura commandé, ce qu'aura fait un ami, à quoi s'amusera un fils, ce qu'aura dit en l'aureille une femme, tout cela n'engendre que de continuelles riottes journellement, lesquelles enfin se terminent en une âpreté et malaisance de moeurs: car, comme dit quelque part Euripide,
Dieu met la main à toute chose grande,
Mais tout le reste à fortune il commande.
quant à moi, je ne cuide pas qu'il faille rien commettre à la fortune, ni moins encore passer en nonchaloir à un homme de bon sens, mais de quelques choses se fier et s'en rapporter à sa femme, de quelques autres à ses serviteurs, d'autres à ses amis, comme ayants sous eux des commis, des receveurs, et administrateurs, en se retenant à lui, et à la disposition de son jugement, les principales et de plus grande importance: car tout ainsi comme les petites lettres offensent et poignent plus les yeux, d'autant qu'elles les tendent plus, aussi les petits affaires émeuvent plus la colère, qui de là en prend une mauvaise accoutumance pour les plus grands. Puis, après tout, j'ai estimé que ce precepte d'Empedocles était grand et divin,
Maintiens-toi sobre, et net de tout péché.
Ce reste semble avoir été ajouté par quelque Chrestien, et n'est point du style de l'autheur, aussi louois-je grandement ces observations, comme étant honnêtes et bien séantes à homme faisant profession de sapience, vouer en ses prières de s'abstenir un an durant de femmes, et de vin, honorant ainsi Dieu de cette continence, ou bien de s'abstenir un temps certain et limité de toute vaine parole, prenant garde à soi de ne dire jamais ni en jeu, ni à bon escient, parole qui ne soit véritable: et premièrement je m'accoutumois à passer quelque peu de jours sans me courroucer pour quelque occasion que ce fut, comme de m'enivrer, ou de boire du vin, ne plus ne moins que si je sacrifiois à Dieu un sacrifice sans effusion de vin, ains seulement de miel: et puis m'essayant pour un mois ou pour deux, je gagnois ainsi petit à petit en avant du temps, m'exerçant de tout mon pouvoir à la patience, ou me contregardant avec tous bons et honnêtes propos, gracieux, doux et paisibles, pur et net de toutes mauvaises paroles, de méchantes actions, et d'une passion, qui pour un bien peu de plaisir, et icelui encore peu honnête, apporte de grands troubles, et finalement une repentance très vilaine. Dont avec la grâce de Dieu qui m'y aidait, à mon avis, l'expérience m'a donné évidemment à connaître, que cette mansuetude, clemence, benignité et debonnaireté, n'est à nul des familiers qui vivent et conversent ordinairement ensemble, si douce, si agréable, ne si plaisante, qu'elle est à ceux mêmes qui l'ont imprimée en leur âme.<p 63r>

IX. De la curiosité.
LE meilleur serait, à l'aventure, de ne se tenir du tout point en maison qui fut mal aérée, mal percée, obscure, froide, et mal saine: mais encore si pour l'avoir de long temps accoutumée aucun y voulait demeurer, il y pourrait en remuant les vues, en changeant la montée, en ouvrant quelques huis, et en fermant quelques autres, la rendre plus claire, mieux à propos exposée au vent, et plus salubre: car on a amendé des villes mêmes toutes entières, par semblables remuemens: comme l'on dit que Chaeron anciennement tourna la ville de ma naissance, Chaeronée, devers le Soleil levant, laquelle auparavant regardait vers le Ponant, et recevait le couchant du côté du mont de Parnasse: et le Philosophe naturel Empedocles ayant fait étouper une bouche et ouverture de montaigne, de laquelle il sortait un vent de Midi pesant et pestilent à toute la campagne d'au dessous, ôta l'occasion de la pestilence qui était par avant ordinaire en toute la contrée. Pour autant donc qu'il y a des passions de l'âme pestilentes et dommageables, comme celles qui lui apportent travail, tourmente, et obscurité, le meilleur serait les chasser de tout point, et les jeter entièrement par terre, pour se donner à soi-même une vue libre, une lumière claire, et un vent salubre, ou pour le moins les rechanger et rhabiller, en les changeant ou détournant autrement: comme pour exemple, sans en chercher plus loin, la curiosité est un désir de savoir les tares et imperfections d'autrui, qui est un vice ordinairement conjoint avec envie et malignité: car pourquoi est-ce, homme par trop envieux, que tu vois si clair és affaires d'autrui, et si peu és tiens propres? détourne un peu du dehors, et retourne au dedans ta curiosité, si tant est que tu prennes plaisir à savoir et entendre des maux, tu trouveras bien chez toymesms à quoi passer ton temps:
Autant que d'eau autour d'une île il passe,
Et qu'en un bois de feuilles il s'amasse,
autant trouveras-tu de péchés en ta vie, de passions en ton âme, et d'omissions en ton devoir. Car comme Zenophon dit, que chez les bons ménagers il y a lieu propre pour les utensiles destinés à l'usage des sacrifices, autre lieu pour la vaisselle de table, et qu'ailleurs sont situés les instruments du labourage, et ailleurs à part ceux qui sont nécessaires à la guerre: aussi trouveras-tu en toi des maux qui procèdent les uns d'envie, les autres de jalousie, les autres de lâcheté, et les autres de chicheté: amuse toi à les revisiter, à les considérer: étoupe et bousches toutes les advenues, et toutes les portes et fenestres qui regardent chez tes voisins, et en ouvre d'autres qui répondent à ta chambre, au cabinet de ta femme, au logis de tes serviteurs, là tu trouveras à quoi t'amuser avec profit et sans malignité, là tu trouveras des occupations profitables et salutaires, si tu aimes tant à enquérir et rechercher ce qui est caché, pourvu que chacun veuille dire à part soi,
Où ai-je été? qu'ai-je fait ou mesfait?
Qu'ai-je oublié que je deusse avoir fait?
Mais maintenant, ainsi comme les fables disent, que la fée Lamia ne fait que chanter quand elle est en sa maison étant aveugle, d'autant qu'elle a serré ses yeux en un vaisseau à part: mais quand elle sort dehors, elle se les remet, et voit alors: aussi chacun de nous au dehors, et pour contempler les autres, ajoute à la male intention la curiosité, comme un oeil, et en nos propres défauts, et en nos maux nous avons la barlue par ignorance à tout propos, à faute d'y employer les yeux et la clarté de la lumière. Voila pourquoi le curieux est plus utile à ses ennemis qu'il n'est pas à luymême, d'autant qu'il découvre, met en évidence, et leur montre, ce dont il <p 63v> se faut garder, et ce qu'ils doivent corriger, et ce pendant il ne voit pas la plupart de ce qui est chez lui, tant il est ébloui à regarder ce qui est au dehors: mais Ulysses homme sage ne voulut pas même parler à sa propre mère devant qu'il eût enquis et entendu du prophète, ce pourquoi il était descendu aux enfers, et après qu'il l'eut entendu, alors il se tourna à parler et à sa mère et aux autres, femmes, demandant qui était Tyro, qui était la belle Chloris, et pour quelle occasion Epicaste était morte,
S'étant pendue avec un las mortel
Aux soliveaux du haut de son hostel.
Mais, au contraire, nous mettants à non-chaloir, et ne nous souciants point de savoir ce qui nous touche, allons rechercher la genealogie des autres, que le grand père de notre voisin était venu de la Syrie, que sa nourrice était Thraciene, que un tel doit trois talents, et n'en a point encore payé les arrerages: et nous enquérons de telles choses, d'où revenait la femme d'un tel, et qu'était ce qu'un tel et un tel disaient à part en un coin. Au contraire, Socrates allait çà et là enquérant de quelles raisons usait Pythagoras pour persuader les hommes, et Aristippus en la solennité et assemblée des jeux Olympiques se rencontrant en la compagnie d'Ischomachus, lui demanda de quelles persuasions usait Socrates pour rendre les jeunes hommes si fort affectionnés à lui: et comme l'autre lui en eût communiqué quelque petit de semence et de montre, il en fut si passionné que son corps en devint incontinent tout fondu, pasle et défait, jusques à ce que s'en étant allé à Athenes avec cette ardente soif, il en puisa à la source même, et connut le personnage, oit ses discours, et sut que c'est de la Philosophie, de laquelle la fin est, connaître ses maux, et le moyen de s'en délivrer: mais il y en a qui pour rien ne veulent voir leur vie, comme leur étant un très malplaisant spectacle, ni replier et retourner leur raison comme une lumière sur eux-mêmes, ains leur âme étant pleine de toutes sortes de maux, et redoutant et craignant ce qu'elle sent au dedans d'elle-même, saute dehors, et va errant çà et là à rechercher les faits d'autrui, nourrissant et engraissant ainsi sa malignité: car ainsi que la poule, bien souvent qu'on lui aura mis à manger devant elle, s'en ira néanmoins gratter en un coin, là où elle aura peut être aperçu en un fumier quelque grain d'orge: semblement aussi les curieux, passants par-dessus les propos exposés à chacun, et les histoires dont chacun parle, et que l'on ne défend point d'enquérir, ni n'est on point marri quand on les demande, vont recueillant et amassant les maux secrets et cachés de toute la maison. Et toutefois la réponse de l'Aegyptien fut gentille et bien à propos à celui qui lui demandait, que c'était qu'il portait enveloppé: «c'est afin que tu ne le saches pas, qu'il est enveloppé.» Aussi toi curieux pourquoi vas-tu recherchant ce qui est caché? car si ce n'était quelque chose de mal on ne le cacherait pas: et si y a plus, que l'on n'a pas accoutumé d'entrer de plein vol en la maison d'autrui sans frapper à la porte, et maintenant on use de portier pour même occasion, mais anciennenement on avait des marteaux attachés aux portes dont on tabourait, pour advertir ceux de dedans, à fin qu'un étranger ne surprît point la maîtresse au milieu de la maison, ou la fille à marier, ou un serviteur que l'on fouetterait, ou des chambrières qui tanceraient, mais c'est là où plus volontiers le curieux se glisse: de manière qu'il ne verrait pas volontiers, encore qu'on l'en priast, une maison honnête et bien composée: mais ce pourquoi on use de clef, de verrou, et de porte, c'est ce qu'il appete découvrir, et le mettre en vue de tout le monde. Et toutefois, comme disait Ariston, les vents que nous haïssons le plus, ce sont ceux qui nous rebrassent nos habillements: mais le curieux ne rebrasse pas seulement les robes et les saies de ses voisins, mais il ouvre jusques aux parois, il ouvre tout arrière les portes, et pénétre même à travers le corps de la tendre pucelle, comme un vent, enquérant de ses jeux, ses danses et ses veilles, et les <p 64r> calumniant: et comme le poète comique se moquant de Cleon dit, que
Ses deux mains sont au pays d'Aetolie,
Et son esprit est en la Clopidie,
voulant dire qu'il ne faisait que demander, que prendre et dérober: aussi l'entendement du curieux est tout ensemble és palais des riches, et maisonnettes des pauvres, és cours des Rois, és chambres des nouveaux mariés: il furette toutes choses, et s'enquiert des affaires des passans, des seigneurs et capitaines, et quelquefois non sans danger: ains comme si quelqu'un par curiosité d'apprendre la qualité de l'Aconite, en goûtait, se trouverait mort avant qu'il en sût rien connaître: aussi ceux qui recherchent les maux des grands, se perdent eux-mêmes avant que d'en pouvoir rien savoir: car ceux qui ne se contentent pas de la lumière abondante des rayons du Soleil, qui s'épandent si clairement sur toutes choses, ains veulent à plein fond regarder le cercle même de son corps, en osant se promettre qu'ils pénétreront sa clarté, et entreront des yeux à force au beau milieu, ils s'aveuglent. Et pourtant Philippides le joueur de Comoedies répondit un jour bien sagement au Roi Lysimachus qui lui disoit, «Que veux tu que je te communique de mes biens, Philippides» «Ce qu'il vous plaira, Sire, dit-il, pourvu que ce ne soit point de vos secrets.» Car ce qu'il y a de plus beau et de plus plaisant en l'état des Rois se montre au dehors, exposé à la vue d'un chacun: comme sont leurs festins, leurs richesses, leurs fêtes, leurs liberalités et magnificences, mais s'il y a quelque chose de caché et secret, ne vous en approchés pas. La joie d'un Roi en prosperité ne se cache point, ni son rire quand il est en ses bonnes, ni quand il se prepare à faire quelque grâce et quelque liberalité: mais s'il y a quelque chose de secret, c'est cela qui est formidable, triste, non approchable, et où il n'y a pas matière de rire: car ce sera ou un amas de rancune couverte, ou un projet de quelque vengeance, ou une jalousie de femme, ou une défiance de quelques-uns de ses mignons, ou une suspicion de son fils. fui cette épaisse et noire nuée, tu verras bien quel tonnerre et quel éclaire elle jettera quand ce qui est maintenant caché viendra à se crever. Quel moyen doncques y a il de la fuir? c'est de detourner et tirer ailleurs la curiosité, mêmement à rechercher les choses qui sont et plus belles et plus honnêtes: recherche ce qui est au ciel, ce qui est en la terre, en l'air, en la mer. Tu demandes à voir ou de grandes ou de petites choses: si tu en aimes à voir de grandes, recherche le Soleil, enquiers toi là où il descend, de là où il monte: cherche la cause des mutations qui se font en la Lune, comme tu ferais les changements d'un homme: comment est-ce qu'elle a perdu une si grande lumière, d'où est-ce qu'elle l'a depuis recouvrée, et comment est-ce que,
premièrement de non point apparente
Elle se montre un petit éclairante,
Embellissant sa belle face ronde,
Et l'emplissant de lumière feconde:
Puis de rechef se va diminuant,
Et s'en retourne en son premier néant.
et cela sont des secrets de nature: mais elle n'est pas marrie quand on les recherche. Tu défies tu de pouvoir trouver les grandes choses? recherche les petites: Comment est-ce qu'entre les arbres les uns sont toujours verds, floris, revètus de leurs beaux habillements, et montrent leurs richesses en tout temps: les autres sont aucunefois semblables à ceux-là, mais puis après, ayants, comme un mauvais ménager, tout à un coup mis hors et dépendu tout leur bien, ils demeurent tout nuds et pauvres: et pourquoi est-ce que les uns produisent leurs fruits ronds, les autres longs, et les autres angulaires: car il n'y a mal ni danger quelconque à toutes ces enquêtes-là. Mais s'il est forcé que la curiosité s'applique toujours à rechercher choses mauvaises, comme <p 64v> un serpent venimeux se nourrit et se tient toujours en lieux pestilents, menons la à la lecture des histoires, et lui présentons abondance et affluence de tous maux: car là elle trouvera des ruines d'hommes, pertes de biens, corruptions de femmes, des serviteurs qui se sont élevés contre leurs maîtres, calomnie d'amis, empoisonnements, envies, jalousies, destructions de maisons, éversions de Royaumes et de seigneuries: saoule t'en, rempli t'en, prends y tant que tu voudras de plaisir, tu ne fâcheras, ni ne ennuyras personne de ceux avec qui tu converseras: mais il semble que la curiosité ne se délecte pas de maux qui soient déjà rances, et vieux, ains tous frais et tous recens, et qu'elle prenne plus de plaisir à voir toujours de nouvelles Tragoedies: car quant aux comoedies et spectacles de joyeuseté, elle ne s'y arrête pas volontiers. Et pourtant si quelqu'un raconte l'appareil d'une noce, ou d'un sacrifice, ou d'un montre, le curieux s'écoutera froidement, et négligemmment, et dira qu'il l'aura déjà entendu d'ailleurs, commandera à celui qui fait le conte, qu'il passe cela, ou qu'il l'abbrege: mais si quelqu'un assis bec à bec raconte comme une fille aura été despucellée, ou une femme violée, ou un proces qui se va commencer, ou une querelle dressée entre deux frères, alors il ne sommeille ne il ne vague pas,
Ains pour ouïr le conte il s'appareille,
En approchant soigneusement l'oreille. Et cette sentence,
Hélas que l'homme est prompt à écouter
Plus tôt le mal, que le bien raconter!
cela proprement est dit à la vérité touchant la curiosité: car ainsi comme les cornets et ventoses attirent du cuir ce qu'il y a de pire, aussi les aureilles des curieux attirent tous les plus mauvais propos qui soient: ou pour mieux dire, comme les villes et cités ont des portes maudites et malencontreuses, par lesquelles elles font sortir ceux que l'on méne executer à la mort, et par où elles jettent hors les ordures, et les hosties d'execration et de malediction, et jamais n'y entre, ni n'en sort chose qui soit nette, sainte, ni sacrée: aussi les aureilles du curieux sont de pareille nature, car il n'y passe rien qui soit gentil, ni bon, ni honnête, ains toujours y traversent et hantent paroles sanglantes, apportants quand et elles des contes execrables, pollus, et contaminés,
Larmes et pleurs sont en toute saison
Le Rossignol qu'on oit en ma maison.
Cela est la seule Muse, la seule Sirene des curieux: il n'y a rien qu'ils oyent plus volontiers, car curiosité est une convoitise d'ouïr les choses que l'on tient closes et cachées: or n'y a il personne qui cache un bien qu'il possede, vu que bien souvent on simule d'en avoir que l'on n'a pas: ainsi le curieux convoitant de savoir et entendre des maux, est entaché de cet malheureté, que les Grecs appellent Epichaere-kakia, qui signifie joie du mal d'autrui, passion que est soeur germaine de l'envie, d'autant qu'envie est douleur du bien d'autrui, et l'autre perversité, est joie du mal: toutes lesquelles deux passions procèdent d'une perverse racine et d'une autre passion sauvage et cruelle, qui est la malignité. Or est-il si fâcheux et si moleste à un chacun de découvrir les maux secrets qu'il a, que plusieurs ont mieux aimé se laisser mourir, que de déclarer aux médecins les maladies cachées qu'ils enduraient: car supposez que Erophilus ou Erasistratus, ou bien Aesculapius même du temps qu'il était encore homme, vint en votre maison vous demander, à un homme s'il aurait une fistule au fondement, ou si c'était une femme, si elle aurait point un chancre en la matrice, ayant en sa main les outils de chirurgie, et les drogues qui sont propres à la guarison de tels maux: qui est celui qui ne chassât bien au loin un tel médecin, qui sans attendre que l'on eût affaire de lui, et que l'on l'eût mandé, viendrait de gaieté de coeur, et de son propre mouvement, pour entendre les maux d'autrui, encore que la curiosité et le soin de bien particulièrement enquérir, soit salutaire en cet <p 65r> art là? là où les curieux recherchent en autrui ces mêmes maux là, et d'autres encore pires: il est vrai que ce n'est pas pour les guérir, mais seulement pour les découvrir: au moyen de quoi ils sont à bon droit haïs de tout le monde. Car nous haïssons les gabelleurs, et sommes marris contre eux, non quand ils font payer la gabelle pour les hardes que l'on fait entrer à découvert en la ville, mais quand ils viennent rechercher et fureter les besognes et hardes d'autrui, encore que l'authorité publique leur donne loi de ce faire, et qu'ils reçoivent dommage quand ils ne le font pas: mais au contraire, les curieux laissent perdre et abandonnent leurs affaires propres, pour vaquer à enquérir ceux d'autrui. Ils ne vont pas souvent aux champs, d'autant qu'ils ne peuvent supporter le requoi ni le silence de la solitude: mais si d'aventure après un long espace de temps, il leur advient d'y aller, ils jetteront plutôt l'oeil sur les vignes de leurs voisins que sur les leurs, et s'enquérront combien de boeufs seront morts à leur voisin, ou combien de muids de vin lui seront aigris, et soudain après qu'ils se seront emplis de telles curieuses demandes, ils s'en refuiront à la ville. Car le vrai et bon laboureur ne se souciera mêmes des nouvelles qui sans s'en enquérir lui viendront de la ville: car il dit,
Puis en marrant il me racontera
sous quelles lois paix faite se sera:
Car le méchant fait métier de s'enquérre,
Allant par tout, et de paix et de guerre.
8. Mais les curieux fuyants le labourage et l'agriculture, comme chose vaine et froide, qui ne produit point de grand cas, se jettent au milieu d'un Senat, d'un tribune où les harangues se font au peuple sur la place, au plus fréquent lieu du port où abordent les navires: Et bien, y a il rien de nouveau? Comment, n'as tu pas été ce matin sur la place? Penses-tu que la ville se soit changée en trois heures? Si quelqu'un d'aventure lui fait ouverture de tels propos, s'il est à cheval, mettant pied à terre, il l'ambrassera, il le baisera, et dressera les aureilles: mais si celui qu'il rencontrera en son chemin lui dit, qu'il n'y a rien de nouveau, il lui répondra lors, Que dis-tu? n'as tu pas passé par la place? n'as tu point été au palais? et n'as tu point parlé à ceux qui sont venus d'Italie? Voilà pourquoi j'estime, que les magistrats de la ville de Locres font bien: car si quelqu'un de leurs bourgeois revenant des champs en la ville, demande, Et bien, y a il rien de nouveau? ils le condamnent à l'amende: parce que comme les cuisiniers pour bien ruer en cuisine ne demandent autre chose, que qu'il y ait force gibier, et les pêcheurs force poisson: aussi les curieux ne souhaittent que qu'il y ait grande abondance de maux, et grand nombre d'affaires, grandes nouveautés, grands changements, à celle fin qu'ils aient toujours dequoi chasser, et que tuer. Aussi fit sagement le legislateur des Thuriens, quand il défendit de farcer ne moquer aucun és jeux publiques et comedies, sinon les adulteres et les curieux: car il semble que l'adultère soit une espèce de curiosité, de rechercher la volupté d'autrui, et une inquisition et recherche de ce que l'on garde caché, et que l'on ne veut pas être vu de tout le monde. Et la curiosité semble être un déliement, violement et découvrement des choses secrètes: or est il que communément ceux qui enquirent et savent beaucoup, parlent aussi beaucoup: c'est pourquoi Pythagoras ordonna aux jeunes gens cinq années de silence, qu'il appella Echemythie, c'est à dire, tenir sa langue. Mais il est du tout nécessaire, que medisance soit conjointe à curiosité, car ce qu'ils oyent volontiers: ils le redisent aussi volontiers: et ce qu'ils recueillent soigneusement des autres, ils le départent encore plus volontiers à d'autres. D'où vient qu'outre les autres maux que ce vice-là contient, encore a-il celui-là, qu'il est contraire à sa propre convoitise: car il convoite savoir beaucoup, et chacun le fuit et se donne garde de lui. Car on n'a pas à plaisir de faire rien qu'il voie, ne dire rien qu'il oye: ains s'il <p 65v> est question de consulter quelque affaire, on en remet la délibération, et en diffère l'on la conclusion, jusques à ce que celui-là tel s'en soit allé: et si l'on tient quelque propos de secret, ou que l'on face aucune chose de conséquence, et il y survient un curieux, on l'ôte incontinent, et la cache l'on, ne plus ne moins que de la viande qui est en prise, quand on voit passer un chat: de manière que le plus souvent ce que l'on dit, et que l'on fait devant les autres, on le tait et le cele devant celui-là seul. Voilà pourquoi conséquemment il est privé de toute foi, que nul ne se fie plus en lui, tellement que nous fions plutôt des lettres missives, ou notre cachet, à des serviteurs ou à des étrangers, que non pas à des parents, familiers et amis, qui aient ce vice d'être curieux. Bien autrement fit le sage Bellerophon, lequel ne voulut pas ouvrir les lettres qu'il portait, encore qu'il sût bien qu'elles étaient écrites contre lui, et s'abstint de toucher à la missive du Roi, tout ainsi qu'il n'avait pas voulu toucher à sa femme, par la même vertu de continence: car la curiosité est une incontinence, comme l'adultère: mais outre l'intempérance il y a une folie, et une resverie extreme: car c'est bien être insensé et hors du sens extremement, que laissant tant de femmes communes et publiques, vouloir pénétrer à grands frais et grande dépense jusques à une qui sera tenue sous la clef, et qui bien souvent sera laide. Tout autant en font les curieux: car mettants en arrière plusieurs belles et plaisantes choses à voir et à ouïr, et plusieurs honnêtes passetemps et exercices, ils se mettront à crocheter les lettres missives d'autrui, ils approcheront l'oreille contre les parois des maisons d'autrui, pour écouter ce qui se dit et se fait au dedans, ils iront oreiller ce que des vallets ou des chambrières caqueteront en un coin, quelquefois avec danger, mais toujours avec honte et déshonneur: pourtant serait-il très utile aux curieux, pour les divertir de ce vice-là, se résouvenir des choses qu'ils auraient auparavant sues et entendues: car si, comme Simonides soûlait dire, que quand par intervalles de temps il venait à ouvrir ses coffres, il trouvait toujours celui des salaires plein, et celui des grâces vide: aussi si quelqu'un après une espace de temps venait à ouvrir l'armoire ou l'arrière bouticque de la curiosité, et regardait au fond, la trouvant toute pleine de choses inutiles, malplaisantes et vaines, à l'aventure lui semblerait cet amas-là bien fâcheux, et que celui qui l'aurait fait, aurait eu bien peu d'affaires. Car voyez, si quelqu'un feuilletant les écrits des anciens, en allait elisant et triant ce qu'il y aurait de pire, et en composait un livre, comme des vers d'Homere défectueux, commençants par une syllabe brève, ou des incongruités que l'on rencontre és Tragoedies, ou des objections vilaines et déshonnêtes que fait Archilochus à l'encontre du sexe feminin, en se diffamant lui-même: celui-là ne serait-il pas digne de cette tragique malediction,
Maudit sois tu, qui vas faisant recueil,
Des maux de ceux qui gisent au cercueil?
mais sans cette malediction, c'est à lui un amas qui ne lui apporte ni honneur, ni profit, d'aller ainsi par tout recueillir les fautes d'autrui: comme on dit que Philippus fit un amas des plus méchants et plus incorrigibles hommes qui fussent de son temps, lesquels il logea ensemble dans une ville qu'il fit bâtir, et l'appella Poneropolis, c'est à dire, la ville des méchants: aussi les curieux en recueillant et amassant de tous côtés les fautes et imperfections, non des vers, ni des poèmes, mais des vies des hommes, font de leur mémoire un archive et registre fort malplaisant, et de fort mauvaise grâce, qu'ils portent toujours quand et eux. Et tout ainsi comme à Rome il y a des personnes qui ne se soucient point d'acheter de belles peintures ni de belles statues, non pas mêmes de beaux garçons, ni de belles filles de celles que l'on expose en vente, ains s'adonnent à acheter affectueusement des montres en nature, comme qui n'ont point de jambes, ou qui ont les bras tournés au contraire, qui ont trois yeux, <p 66r> ou la tête d'une austruche, prenants plaisir à les regarder, et à rechercher s'il y a point
De corps mêlé de diverses espèces,
montre avorté de l'un et l'autre sexes:
mais qui nous menerait ordinairement voir de tels spectacles, on s'en fâcherait incontinent, et feraient mal au coeur à les voir: Aussi ceux qui curieusement vont rechercher les imperfections des autres, les infamies des races, les fautes et erreurs advenues és maisons d'autrui, ils doivent r'appeler en leur mémoire comme les premières telles observations ne leur ont apporté ni plaisir aucun ni profit. Or l'un des plus grands moiens pour divertir cette vicieuse passion, c'est l'accoutumance, si commençans de loin nous nous exerceons et accoutumons à cette continence, car l'accroissement se fait par l'accoutumance, gagnant le mal toujours petit à petit en avant: mais comment il s'y faut accoutumer, nous le saurons et entendrons en parlant de l'exercitation. premièrement doncques nous commencerons aux plus petites et plus légères choses: car quelle difficulté y a-il en passant chemin de ne s'amuser point à lire les inscriptions des sepultures? ou quelle peine est-ce qu'en se promenant passer des yeux outre les écriteaux qui s'écrivent contre les murailles, en supposant une maxime, qu'il n'y a rien qui soit ni profitable ni plaisant? car ce sera quelqu'un qui fera mention d'un autre en bonne part, ou, celui-là est le meilleur ami que j'aie, et plusieurs autres écrits pleins de telle badinerie, lesquels semblent n'apporter point de mal pour les lire, mais ils en apportent secrètement beaucoup, d'autant qu'ils engendrent une coutume de rechercher ce que l'on ne doit pas enquérir: et comme les veneurs n'endurent pas que leurs chiens se dévoyent, ne qu'ils poursuivent toutes odeurs, ains les retiennent et retirent en arrière avec leurs traits, pour garder le nez et le sentiment pur et net, à ce qui est propre à leur office, à fin qu'ils soient plus ardents à suivre la trace,
Suivants avec le sentiment du nez
Les animaux qui seront détournés.
aussi faut-il ôter au curieux ses saillies et ses courses à vouloir tout écouter et tout regarder, et en le tenant de court, le tirer et détourner à voir et ouïr seulement ce qui est utile. Car ainsi comme les aigles et les lions en marchant reserrent leurs ongles au dedans, de peur qu'ils n'en usent et emoussent les pointes: aussi estimants que la curiosité a quelque partie du désir de beaucoup savoir et apprendre, gardons nous que nous ne l'employons et la rebouschons en choses mauvaises et viles. Secondement accoutumons nous en passant par devant la porte d'autrui, de ne regarder point dedans, et ne toucher point de l'oeil à chose qui y soit, comme étant l'oeil l'une des mains de la curiosité, ains ayons toujours devant les yeux le dire de Xenocrates, qui disait, qu'il n'y avait point de différence entre mettre les yeux ou les pieds en la maison d'autrui: car ce n'est chose ni juste, ni honnête, ni plaisant à voir.
Laid à voir est le dedans, étranger.
car qu'est-ce pour le plus ordinaire, sinon telles choses, des utensiles de ménage, qui seront l'un deçà l'autre delà, des chambrières assises, et rien d'importance ni de plaisir? mais cette torse de regard qui tord l'âme quant et quant, et ce détournement en est laid, et la coutume n'en vaut rien qui soit. Diogenes voyant un jour Dioxippus qui faisait son entrée sur un chariot triomphal en la ville, pour avoir gagné le prix és jeux Olympiques, et observant qu'il ne pouvait retirer ses yeux de contempler une belle jeune dame qui regardait l'entrée, ains la suivait toujours de l'oeil, et se retournait vers elle: voyez, dit-il, notre champion victorieux et triomphant qu'une jeune garse emmène par le collet. Aussi verriez vous que les curieux ordinairement sont sujets à tordre le col, et se retourner à tout ce qu'ils voyent et qu'ils oyent, après qu'ils ont fait par accoutumance une habitude de jeter les yeux par <p 66v> tout: car il ne faut pas, à mon avis, que le sentiment exterieur vague et rage à son plaisir, comme une chambrière dissolue et mal apprise, ains faut que quand il est envoyé par la raison devers les choses, après avoir communiqué et traité avec elles, qu'il s'en retourne incontinent devers sa maîtresse pour en faire son rapport, et puis derechef se rasseoir au dedans de l'âme, étant toujours attentif à ce que la raison lui commandera: mais maintenant il se fait ce que dit Sophocles,
Comme chevaux effrenés et sans bride,
Raison à force emportent qui les guide.
Les sentiments qui n'ont pas été bien instruits ne bien exercités, courants devant le commandement de la raison, tirent quant et eux bien souvent et precipitent l'entendement là où il ne faudrait point: pourtant est-ce chose fausse qui se dit communement, que Democritus le philosophe s'esteignit la vue en fichant et appuyant les yeux sur un miroir ardant, et recevant la réverbération de la lumière d'icelui, à fin qu'ils ne lui apportassent aucun destourbier en evoquant souvent la pensée au dehors, ains la laissant au dedans en la maison, pour vaquer au discours des choses intellectuelles, étant comme fenestres, répondantes sur le chemin, bouschées. Bien est-il vrai, que ceux qui besognent beaucoup de l'entendement, se servent bien peu du sentiment. C'est pourquoi ils bâtissaient anciennement les temples des Muses, lieux destinés à l'étude, qu'ils appellaient Musaées, le plus loin qu'ils pouvaient des villes, et appellaient la nuit, Euphroné, comme qui dirait la sage, estimants que la solitude, le repos, et le n'être point destourbé, servent beaucoup à la contemplation et invention des choses que l'on cherche de l'entendement. davantage il n'est pas non plus malaisé, ne difficile, quand il y a d'aventure quelques hommes qui tancent et s'injurient les uns les autres sur la place, de ne s'en approcher point, ni quand il se fait un concours de plusieurs personnes, pour quelque occasion, ne s'en bouger point, ains demeurer en sa place: et si tu ne t'y peux tenir, te lever et t'en aller ailleurs: car tu ne gagneras rien à te mêler parmi les curieux, et recevras grand profit en divertissant à force la curiosité, et la réprimant et contraignant par accoutumance d'obeïr à la raison. Et pour tendre et roidir encore plus l'exercitation, il sera bon quand il se jouera quelque jeu dedans le théâtre, qui retiendra fort les spectateurs, passer outre, et repousser tes amis qui te voudront mener voir un excellent balladin, ou un excellent joueur de comoedies, ni se retourner quand on oyra quelque clameur ou quelque bruit, procédant de la carrière où l'on fait au jeu de prix courir les chevaux: car ainsi comme Socrates conseillait de s'abstenir des viandes qui provoquent les hommes à manger quand ils n'ont point de faim, et les breuvages qui convient à boire, encore que l'on n'ait point de soif: aussi faut-il que nous fuyons, et nous gardions de voir ni d'ouïr chose, quelle qu'elle soit, qui nous arrête ou retienne quand il n'en est point de besoin. Le bon Cyrus ne voulait pas voir la belle Panthea, et comme Araspes l'un de ses mignons lui dît, que sa beauté était bien chose digne de voir: «Voilà pourquoi, dit-il, il vaut doncques mieux du tout s'abstenir de l'aller voir: car si maintenant à ta persuasion je l'allais voir, à l'aventure que ci-après elle-même m'induirait d'y aller, encore que je n'en eusse pas le loisir, et me seoir auprès d'elle pour contempler sa beauté, en laissant ce pendant aller plusieurs affaires de grand importance.» Semblablement Alexandre ne voulut point aller voir la femme de Darius, bien que l'on lui dît que c'était une fort belle jeune dame, ains allant visiter sa mère, qui était déjà vieille, s'abstint de voir l'autre qui était belle et jeune: mais nous, jetants les yeux jusques dedans les littieres des femmes, et nous pendants à leurs fenestres, ne cuidons pas commettre aucune faute, en laissant ainsi la curiosité glisser et couler à tout ce qu'elle veut. Aussi est il expédient pour s'exercer à la justice, laisser à prendre quelquefois ce que l'on pourrait bien justement faire, <p 67r> à fin de s'accoutumer à s'abstenir tant plus de prendre rien injustement. Semblablement aussi pour s'accoutumer à la tempérance, s'abstenir quelquefois d'habiter avec sa propre femme, afin que jamais on ne soit ému de la convoitise de celle d'autrui. Te servant donc de cette façon de faire encore contre la curiosité, parforce toi de ne faire pas semblant de voir ni d'ouïr quelque chose que t'appartienne: et si quelqu'un te veut faire quelque rapport de ta maison, de passer outre, et rejeter arrière quelques propos qui sembleraient avoir été dits de toi à ton desadvantage: car à faute de cela, la curiosité envelopa Oedipus en de très grands maux, parce que voulant savoir qui il était, comme n'étant pas de Corinthe, en allant à l'oracle pour lui demander, il rencontra Laius par le chemin, qu'il tua, et épousa sa propre mère, par le moyen de laquelle il obtint le Royaume de Thebes: et lors qu'il semblait être très heureux, encore se voulut-il chercher soi-même, combien que sa femme l'en détournât le plus qu'elle pouvait: et plus elle le priait de ne le faire pas, plus il en pressa un vieillard qui savait toute la vérité du fait, en le contraignant par toutes voies, tant que le discours de l'affaire l'ayant déjà mis sur le bord de la suspicion, comme le vieillard se fut écrié,
Hélas je suis sur le point dangereux
De déclarer un cas bien malheureux,
toutefois étant déjà surpris de sa passion de curiosité, et le coeur lui en battant, il répond,
Et moi aussi sur le point de l'entendre,
Mais toutefois il le me faut apprendre.
tant est aigre doux, et mal aisé à contenir le chattouillement de la curiosité, comme un ulcère, qui plus on le gratte et plus s'ensanglante lui-même: Mais celui qui est entièrement net et délivré de telle maladie, et qui est de nature paisible, quand il aura ignoré quelque mauvaise nouvelle, il dira,
O saint oubli de passée tristesse,
Tant tu es plein de très grande sagesse!
Et pourtant se faut-il petit à petit accoutumer à ceci, quand on nous apportera des lettres de ne les ouvrir pas vitement et à grande haste, comme font la plupart, que si les mains demeurent un peu trop à leur gré à délier la fiscelle, ils la maschent à belles dents: et s'il arrive un messager de quelque part, ne courir pas incontinent à lui, ni ne se lever à l'étourdie de sa place, soudain que quelqu'un viendra dire, j'ai quelque chose de nouveau à vous conter: mais bien eusses-tu quelque chose de bon et utile à me dire. Un jour que je declamois à Rome, Rusticus, celui que Domitian depuis fit mourir, pour l'envie qu'il portait à sa gloire, y était, qui m'écoutait: au milieu de la leçon il entra un soudard qui lui bailla une lettre missive de l'Empereur: il se fit là un silence, et moi-même feis une pause à mon dire, jusques à ce qu'il l'eût lue: mais lui ne voulut pas, ni n'ouvrit pas sa lettre devant que j'eusse achevé mon discours, et que l'assemblée de l'auditoire fut départie: dont toute la compagnie prisa et estima beaucoup la gravité du personnage. Mais quand on nourrit la curiosité de ce qui est bien loisible, on la rend à la fin si forte et si violente, que puis après on ne la peut pas facilement retenir, quand elle court aux choses défendues, pour la longue accoutumance. Ains telle sorte de gens ouvrent les lettres, ils s'ingèrent aux conseils secrets de leurs amis: ils veulent voir à découvert les choses saintes, qu'il n'est pas licite de voir: ils se vont enquérant des faits et dits secrets des Princes: et toutefois il n'y a rien qui rende tant odieux les tyrants que les mouches, c'est à dire, les espions, qui vont par tout espiant ce que se fait, et qui se dit, encore qu'ils soient contraints de tenir de telles gens auprès d'eux. Or le premier qui eut rière soi de telles mouches, que l'on appelle Otacoustes, comme qui dirait, <p 67v> les oreilles du prince, fut le jeune Darius, qui ne se fiait pas de soi-même, et avait tout le monde suspect: mais ceux que l'on appellait [...], comme qui dirait, courtiers ou rapporteurs, ce furent les tyrants de Sicile Denis, qui les mêlèrent parmi les bourgeois et le peuple de Syracuse: aussi quand vint la mutation de l'état, ce furent les premiers que les Syracusains massacrèrent. Car même la nation des Sycophantes, c'est à dire des calomniateurs, est de la confrairie des curieux, toutefois encore ces calomniateurs-là recherchent s'il y a aucun qui ait commis ou voulu commettre quelque malefice: mais les curieux découvrants les mesaventures fortuites de leurs voisins, les exposent en vue de tout le monde. Aussi dit-on que ce mot d'Aliterius, qui signifie méchant, a été premièrement ainsi denommé de la curiosité: car étant la famine bien grande à Athenes, ceux qui avaient du bled en leurs maisons, ne le portaient pas au marché, ains le moulaient secrètement la nuit en leurs maisons: et cette manière de curieux allaient cà et là, oreillant là où ils entendaient le bruit de moulins, et de là en furent ainsi appelés. Pareillement aussi dit-on, que le nom des Sycophantes est venu de semblable occasion: car ayant été prohibé et défendu par edict, d'emporter hors du pays des figues, ceux qui allaient espiant et découvrant ceux qui en emportaient, en furent de là appelés Sycophantes. Et pourtant ne sera-il point inutile, que les curieux pensent à cela, à fin qu'ils aient honte en eux-mêmes, d'être trouveés semblables en moeurs, et façons de faire, à ceux qui sont les plus hais, et les plus malvoulus du monde.

X. Du contentement ou repos de l'esprit. PLUTARQUE A PACCIUS S.
j'ai reçu ta lettre bien tard, par laquelle tu me pries de t'écrire quelque chose de la tranquillité de l'esprit, et quant et quant de quelques passages du Timaée de Platon, lesquels semblent avoir besoin de plus diligente exposition. Or est-il advenu qu'en même temps, notre commun ami Eros a eu occasion de naviguer en diligence à Rome pour quelques lettres qu'il reçut du très vertueux personnage Fundanus, par lesquelles il le pressait fort de partir incontinent pour se rendre devers lui: ainsi n'ayant pas du temps assez pour vaquer à loisir à ce que tu désirois, et ne pouvant souffrir que cet homme partant d'avec moi s'en allât les mains vides vers toi, j'ai recueilli sommairement des mémoires que j'ai de longue main compilés pour mon particulier, quelques sentences touchant la tranquillité de l'esprit, estimant que tu ne m'as point demandé ce discours-là pour avoir le plaisir de lire un traité écrit en beau langage, mais seulement pour t'en servir à ton besoin, sachant très bien que pour être en la bonne grâce des Princes, et avoir la réputation de bien dire, et être eloquent à plaider causes au palais, autant que pas un autre qui soit à Rome, tu ne fais pas néanmoins comme le Tragique Merops, ni ne te perds pas comme lui de vaine gloire à l'appétit de la tourbe populaire qui te juge pour cela bienheureux, ains retiens en mémoire ce que tu as bien souvent entendu de nous, que ni la chaussure Patricienne ne guérit pas de la goutte des pieds, ni l'anneau précieux, les panaris: ni le diademe, de la douleur de tête: car dequoi servent les grands biens à délivrer l'âme de toute fâcherie, et à rendre la vie de l'homme tranquille, ni les grands honneurs, ni <p 68r> le credit en court, s'il n'y a au dedans qui en sache user honnêtement, et si cela n'est toujours accompagné du contentement, qui ne souhaitte jamais ce qu'il n'a point? Et qu'est-ce autre chose cela, sinon la raison accoutumée et exercitée à refréner incontinent la partie irraisonnable de l'âme, qui sort aisément et souvent hors des gonds, et ne la laisse pas vaguer à son plaisir et se transporter à ses appétits? Ainsi donc comme Xenophon admoneste, que l'on se souvienne des Dieux, et que l'on les honore, principalement lors que l'on est en prosperité, afin que quand on sera en nécessité, on les puisse reclamer avec plus d'assurance, comme étant de longue main propices et amis: aussi faut-il que les hommes sages et de bon entendement, fassent de longue main provision des raisons qui peuvent servir à l'encontre des passions, à fin qu'étant ainsi de longue main preparées, elles en profitent davantage au besoin. Car ainsi comme les chiens qui sont âpres de nature, s'aigrissent et abboyent à toutes voix qu'ils entendent, et ne s'appaisent qu'au son de celle qui leur est familiere, et qu'ils ont accoutumé d'ouïr: aussi n'est-il pas aisé de ramener à la raison les passions de l'âme effarouchées, sinon que l'on ait des raisons propres et familieres à la main, qui les reprennent aussi tôt comme elles commencent à s'émouvoir. Or quant à ceux qui disent, que pour vivre tranquillement il ne se faut pas mêler ni entremettre de beaucoup de choses, ni en privé ni en public: En premier lieu je dis, qu'ils nous veulent vendre trop cherement cette tranquillité, nous la voulants faire acheter à prix d'oisiveté, qui est autant que s'ils admonnétaient un chacun comme étant malade, ainsi que fait Electra son frère Orestes,
Demeure quoi, misérable, en ton lit.
Mais ce serait une mauvaise médecine au corps, que pour le délivrer de douleur lui faire perdre le sentiment: et ne serait de rien meilleur médecin de l'âme celui qui pour lui ôter tout ennuy et toute fâcherie, la voudrait rendre paresseuse, molle, oubliante tout devoir envers ses amis, ses parents et son pays. Et puis cela n'est pas véritable, que ceux-là aient l'âme tranquille, qui ne s'entremettent pas de beaucoup de choses: car s'il était vrai, il faudrait doncques dire, que les femmes seraient plus reposées et plus tranquilles en leur esprit, que les hommes, attendu qu'elles ne bougent, pour la plupart, de la maison: mais maintenant il est bien vrai, comme dit le poète Hesiode, que
Le vent tranchant de la bise qui gele
Ne perce point le corps de la pucelle.
mais les ennuis, les soucis, les courroux et mécontentements, soit ou par jalousie, ou superstition, ou ambition, ou par tant de vaines opinions qu'à peine les pourrait on nombrer, se coulent bien aisément jusques dedans les cabinets des Dames. Et Laërtes qui vécut l'espace de vingt ans à part aux champs,
Seul et avec une vieille il était,
Qui son manger et son boire apprêtait:
il s'éloignait bien de son pays, de sa maison, et de son Royaume, mais il avait toujours douleur et tristesse en son coeur, qui toujours est accompagné de langueur oiseuse, et de morne silence. Mais il y a davantage, que le non s'employer aux affaires, est ce qui bien souvent met l'homme en mésaise et travail d'esprit, comme cettui qui décrit Homere,
Mais Achilles, de Peleus la race,
léger du pied, plein de divine grâce,
Tenait son coeur sans d'auprès se bouger
De ses vaisseaux, ni jamais se ranger
Avec les Grecs en bataille, ou assise
<p 68v> D'aucun conseil, ni d'aucune entreprise,
Ains de despit à part se consumait,
Et si rien plus que la guerre il n'aimait.
dequoi lui-même étant passionné et indigné en son coeur, dit puis après,
Pres de mes nerfs je me vois fait-néant,
Pois de la terre inutile séant:
tellement que Epicurus même n'est pas d'avis, qu'il faille demeurer à requoi, ains suivre l'inclination de son natural: les ambitieux et convoiteux d'honneur, en se mêlant d'affairs, et s'entremettant du gouvernement de la chose publique, disant qu'ils seraient autrement plus troublés, et plus travaillés de ne rien faire, parce qu'ils ne pourraient obtenir ce qu'ils désireraient: mais en cela il est homme de mauvais jugement, de semondre au gouvernement des affaires, non ceux qui sont les plus idoines à les manier, ains ceux qui moins peuvent reposer: car il ne faut pas mesurer ou déterminer la tranquillité ou le trouble de l'esprit à la multitude, ou au petit nombre des affaires, ains à l'honnêteté ou déshonnêteté: car comme nous avons déjà dit, il n'est pas moins ennuyeux, ne moins turbulént à l'esprit, omettre les choses honnêtes, que commettre les déshonnêtes. Et quant à ceux qui estiment qu'il y ait déterminément quelque speciale sorte de vie, qui soit sans aucune fâcherie, comme quelques-uns tiennent celle des laboureurs, d'autres celle des jeunes gens à marier, autres celle des Rois, Menander leur répond assez en ces vers,
O Phania, je pensais que les hommes
Riches, qui ont argent à grosses sommes,
Sans à usures en jamais emprunter,
Ne sussent point que c'est de lamenter
Toutes les nuicts: et en tournant à dextre
Sur un côté puis sur l'autre à senestre,
Dire souvent hélas! mais que leur oeil
Jouît toujours d'un gracieux sommeil.
mais depuis s'en étant approché, quand il aperçut que les riches souffraient autant de mésaise que les pauvres,
Ainsi donc est tristesse Soeur germaine
Toujours conjointe avecques vie humaine:
Les délicats qui vivent mollement,
Les gens d'honneur se portants noblement,
En ont leur part: et, sans que point en issent,
Les indigents, avec elle vieillissent.
Mais c'est tout ainsi comme ceux qui sont timides, et qui ont mal au coeur quand ils vont sur la mer: car ils estiment qu'ils se trouveront mieux, et seront moins malades, s'ils passent d'une barque en un brigantin, et d'un brigantin en une galere, mais il ne gagnent rien pour cela, d'autant qu'ils portent par tout quand et eux la colère et la peur, qui leur causent ce mal de coeur: aussi les changemens de sortes de vie, n'ôtent pas les ennuis et fâcheries qui troublent le repos de l'esprit, lesquels ennuis procèdent de faute d'expérience des affaires, faute de bon discours, faute de se savoir bien accommoder aux choses présentes: c'est ce qui travaille autant les riches que les pauvres: c'est ce qui fâche autant ceux qui sont mariés, que ceux qui sont à marier: c'est pourquoi ils fuient le palais et les plaids, et puis ils ne peuvent endurer ni supporter le repos: c'est pourquoi ils poursuivent d'être avancés, et avoir grand lieu és courts des Princes, et puis quand ils y sont parvenus, soudain ils s'en ennuyent:
Difficile est contenter un malade,
ce dit le poète Ion: car sa femme le fâche, il accuse le médecin, il se courrouce à son <p 69r> lit: un sien ami lui ennuyra, pource qu'il le sera venu visiter, un autre pource qu'il n'y sera pas venu, ou pource qu'il s'en ira: mais puis après quand la maladie vient à se dissoudre, et que une autre température et disposition du corps retourne, la santé revient qui rend toutes choses agréables et plaisantes: car celui qui auparavant et hier rejetait avec horreur des oeufs, de l'amidon, et du pain le plus blanc du monde, aujourd'hui mange du pain bis de ménage, avec des olives et du cresson, encore bien-aise, et de bon appétit: aussi le jugement de la raison venant à se former en l'entendement de l'homme, lui apporte pareille facilité et même changement en toute sorte de vie. On dit qu'Alexandre ayant ouï le philosophe Anaxarche disputer et soutenir, qu'il y avait des mondes innumerables, se prit à pleurer: et comme ses familiers lui demandassent, qu'il avait à larmoyer: «N'ai-je pas, dit-il, bien cause de pleurer, s'il y a nombre infini de mondes, vu que je n'ai pas encore peu me faire seigneur d'un seul?» Là où Crates n'ayant pour tout bien qu'une méchante cappe et une besace, ne fit jamais autre chose que jouer et rire toute sa vie, comme s'il eût toujours été de fête. Au contraire, Agamemnon se plaignait de ce qu'il avait à commander à tant de monde,
Tu vois le fils d'Atrée Agamemnon,
Que Jupiter fait dessus l'eschignon
Du col porter le faix pour tout le monde:
là où Diogenes, quand on le vendait pour esclave, étant couché tout de son long, se moquait du sergent qui le criait à vendre, et ne se voulait pas lever, quand il lui commandait, ains se jouait, et se moquait de lui, en lui disant: «Et si tu vendois un poisson, le voudrais-tu faire lever?» et Socrates devisait familierement de propos de philosophie en la prison: là où Phaëton étant monté jusques au ciel plorait encore de despit, que l'on ne lui voulait pas donner à régir et gouverner les chevaux et le chariot du Soleil son père. Tout ainsi donc, comme le solier se tord selon la torse et forme du pied, et non pas au contraire: aussi sont-ce les dispositions des personnes qui rendent les vies semblables à elles, car ce n'est pas l'accoutumance, comme quelqu'un a voulu dire, qui rend la bonne vie plaisante à ceux qui l'ont choisie: mais l'être sage et modéré, est ce qui rend la vie et bonne et plaisante tout ensemble. Et pourtant, puis que la source de toute tranquillité d'esprit est en nous, curons la et nettoyons diligemment, afin que les choses mêmes exterieures, et qui nous adviendront de dehors, nous semblent amies et familiers, quand nous en saurons bien user:
Point ne se faut courroucer aux affaires,
Il ne leur chaut de toutes nos colères:
Mais se savoir à tout evenement
Accommoder, est faire sagement.
Car Platon accomparait notre vie au jeu du tablier, là où il faut que le dé dise bien, et que le joueur use bien de ce qui sera échu au dé. Or de ces deux points là, l'evenement et le sort du dé n'est pas en notre puissance, mais le recevoir doucement et modereement ce qui plaît à la fortune nous envoyer, et disposer chaque chose en lieu où elle puisse ou beaucoup profiter, si elle est bonne, ou peu nuire, si elle est mauvaise, cela est de notre pouvoir et devoir, si nous sommes sages. Car les fols escervellés, qui n'entendent pas comment il se faut comporter en cette vie humaine, sortent arrogamment hors des gonds en prosperité, et se resserrent vilement en adversité: ainsi sont-ils troublés par toutes les deux extrémités, ou pour mieux dire par eux-mêmes en l'une et en l'autre extrémité, et principalement en ce que l'on appelle biens: ne plus ne moins que ceux qui sont maladifs en leurs personnes, ne peuvent supporter ni le chaud ni le froid. Theodorus, celui qui pour ses mauvaises opinions fut surnommé Atheos, c'est à dire, sans Dieu, disait qu'il baillait ses propos <p 69v> avec la main droite à ses auditeurs, mais qu'ils les prenaient avec la main gauche: aussi les ignorants qui ne savent pas comment il faut vivre, recevants à gauche bien souvent la fortune qui leur vient à droite, y commettent de vilaines fautes: mais les sages au contraire font comme les abeilles, qui tirent du thym le plus pénétrant et le plus sec miel: aussi des plus mauvais et plus fâcheux accidents, en tirent quelque chose de propre et utile pour eux. C'est doncques le premier point, auquel il se faut duire et exerciter: comme celui qui visant à donner d'une pierre à un chien, faillit le chien, et assena sa marastre, «Encore, dit-il, ne va il pas mal ainsi:» aussi pouvons nous transferer la fortune, en voulant et nous accommodant à ce qu'elle nous améne. Diogenes fut chassé de son pays en exil: encore n'alla il pas mal ainsi pour lui, car ce bannissement fut le commencement de son étude en philosophie. Zenon le Citieïen avait encore une navire marchande, et ayant nouvelles, qu'elle était périe, charge et tout coulée à bas en pleine mer: «Tu fait (dit-il) bien, Fortune, de me ranger à la robe longue, simple, et à l'étude de philosophie.» Qui nous empêche de les ensuivre en cela? Tu as été debouté de quelque office public et magistrat que tu exerçois: Bien de par Dieu, tu vivras aux champs, faisant profiter ton bien. Tu pourchassois d'entrer en la maison et au service de quelque prince, tu en as été esconduit: tu en vivras chez toi avec moins de peine, et avec moins de danger. Au contraire, Tu es entré en maniement d'affaires, où il y a grand labeur et grand souci: l'eau chaude du baing ne réconforte pas tant les membres lassés, comme dit Pindare,
L'eau chaude ne réconforte
Les membres las, de la sorte
Que la gloire, de se voir
Honneur et credit avoir,
Rend le labeur agréable,
Et la peine supportable.
T'est-il advenu quelque defaveur, ou quelque rebut par calomnie, ou par envie? c'est un bon vent en pouppe pour te remener droit à l'étude des lettres, et de la philosophie, comme fit Platon, quand il feut naufrage de la bonne grâce de Dionysius le tyran. Pourtant n'est-ce pas un moyen de petite importance, pour mettre son esprit en repos, que de considérer les grands, s'ils se sont point émus et troublés de pareil accident: comme, Ce qui te mécontente, est-ce que tu ne peux avoir enfants de ta femme? regarde combien il y a d'Empereurs Romains, dont nul n'a laissé l'Empire à son fils. Es tu fâché de te voir pauvre? Et à qui des Thebains amerais-tu mieux ressembler qu'à Epimanondas, et des Romains qu'à Fabricius? T'a l'on violé ta femme? N'as-tu donc pas lu cette inscription qui est en la ville de Delphes, au temple d'Apollo, sur l'offrande qu'il y donna,
De terre et mer Agis Roi couronné,
M'a pour offrande à ce temple donné.
et n'as tu pas entendu comme Alcibiades lui corrompit sa femme Timaea, et comme tout bas entre ses femmes elle-même appellait le fils qu'elle en eut, Alcibiades? mais pourtant, cela n'engarda point qu'Agis ne devint le plus grand et plus glorieux homme de toute la Grèce en son temps. ni semblablement la fille de Stilpon, pour être impudique, n'empêcha point qu'il ne vécut aussi joyeusement, comme autre philosophe qui fut de son temps: ains, comme un Metrocles philosophe Cynique lui eût reproché: «Cela, répondit-il, est-ce ma faute, ou la faute d'elle?» Metrocles répondit, «La faute en est à elle, et l'infortune en est à toi.» «Comment dis-tu cela», répliqua Stilpon, «les fautes ne sont-ce pas cheutes?» «Oui vraiment», répondit l'autre. «Et les cheutes», poursuivit Stilpon, «ne sont-ce malencontres?» Metrocles le confessa. «Et les malencontres ne sont-ce pas infortunes pour ceux à qui elles adviennent?» <p 70r> Par cette douce et philosophique progression de point en point, il lui montra et prouva, que tout son reproche et sa maledicence n'était autre chose que l'abboy d'un chien. Et au contraire, la plupart des hommes ne se fâche et ne s'irrite pas seulement pour les vices de leurs amis, ou de leurs domestiques et parents, mais aussi de leurs ennemis mêmes: car les convices, les courroux, les envies, les malignités, les jalousies, accompagnées de rancunes, sont taches de ceux qui les ont, mais toutefois elles fâchent et irritent ceux qui ne sont pas sages, ne plus ne moins que les soudaines colères des voisins, la fâcheuse conversation de nos familiers, et les malices des serviteurs en ce qu'on leur commet à faire, desquelles il me semble que tu t'émeus, et te troubles autant que de nulle autre chose, faisant en cela comme les médecins que décrit Sophocles,
Lavants l'amère humeur de la colère
Avec le jus de quelque drogue amère,
en t'aigrissant et te courrouçant à l'encontre de leurs passions et imperfections sans grand propos, à mon avis: car les negoces dont l'on a commis à ta foi le gouvernement, ne s'administrent pas coutumièrement par entremise de personnes, de moeurs simples et droites, comme par instruments aptes et idoines, ains le plus souvent scabreuses et tortues. Or de les redresser, ne pense pas que ce soit office ni entreprise autrement facile à faire: mais si en te servant d'eux, comme étant nés tels, ne plus ne moins que les chirurgiens se servent des tiredents, et des agraphes à joindre les lévres des plaies, tu te montres gracieux, et traitable autant que l'affaire le pourra comporter, certainement tu ne recevras pas tant de mécontentement et de déplaisir de la mauvaistié et piperie d'autrui, comme de contentement et de plaisir de ta propre disposition: et en estimant que tels ministres font ce qui leur est propre et naturel, ne plus ne moins que les chiens quand ils abboyent, tu te garderas d'amasser plusieurs ennuis et fâcheries, lesquelles ont accoutumé de couler, comme en une fosse et en un lieu bas, à telle pusillanimité, et imbecillité, qui se remplit des maux d'autrui. Car vu qu'il y a des Philosophes qui reprennent la pitié et compassion que l'on a des hommes misérables et calamiteux, comme étant bien bon de donner secours à leur misere et calamité, mais non pas de condouloir et compatir, ni même fléchir avec eux: et qui plus est encore, vu que les mêmes Philosophes ne veulent pas, si nous apercevons que nous péchions, et que nous soyons mal conditionnés en quelque vice, que pour cela nous nous en contristions ni nous en fâchions, ains que nous le corrigions et emendions, sans autrement nous en fâcher ne douloir: considéré combien il y a pu de raison de nous contrister et ennuyer, pource que tous ceux qui ont affaire à nous, ou qui nous hantent, ne sont pas si honnêtes ne si gens de bien comme ils devraient. Mais donnons nous garde, ami Paccius, que ce ne soit pas tant la haine de méchanceté en général, que l'amour de nous mêmes en particulier, qui nous face ainsi detester et redouter la malice de ceux qui ont affaire à nous: car l'être quelquefois trop véhémentement affectionné envers les affaires, et les appeter, et poursuivre plus chaudement qu'il ne faut, ou bien au contraire, être dégoûté, et les desestimer, engendrent en nous des soupçons et des impatiences et malaisances envers les personnes, qui nous donnent des appréhensions, qu'il nous semble que l'on nous a privés de ceci, ou que l'on nous a fait tomber en cela, mais celui qui s'est accoutumé de se comporter doucement et modereement envers les affaires, en est bien plus gracieux et plus aisé à negocier avec les personnes. Et pour ce reprenons de rechef le propos des affaires et des choses: car ainsi comme quand on a la fiévre, toutes choses que l'on prend semblent au goût desagréables et amères: mais quand nous voyons que les autres qui en prennent de mêmes, ne les trouvent point nauvaises, alors nous <p 70v> ne blâmons plus ni le breuvage, ni la viande, ains la maladie seulement: aussi cesserons nous d'accuser et porter impatiemment les affaires, quand nous en verrons d'autres qui les recevront gayement et joyeusement. Parquoi quand il nous adviendra quelque sinistre accident contre notre volonté, il sera bon pour maintenir notre esprit en tranquillité, de ne laisser pas en arrière nos bonnes et heureuses aventures, ains en les mêlant les unes avec les autres, effacer ou obscurcir les mauvaises par la conférence des bonnes. Mais à l'opposite, nous refaisons et réconfortons bien nos yeux offensés du regard des couleurs trop vives et trop brillantes, en les jetant sur des fleurs et sur de la verdure, et nous tendons notre pensée à choses douloureuses, et la contraignons de s'arrêter et demeurer en la cogitation des fortunes adverses et tristes, en l'arrachant à force, par manière de dire, de la souvenances des bonnes et prosperes, combien que l'on pourrait bien pertinemment transferer à cette matière le propos qui autrefois a été dit à l'encontre du curieux: «pourquoi est-ce, homme très envieux, que tu as les yeux si aigus à voir le mal d'autrui, et si ternis à voir le tien propre?» pourquoi est-ce aussi, beau sire, que tu regardes si ficheement, et rends toujours manifeste et récent ton mal, et jamais n'appliques ta pensée aux biens qui te sont présents? ains comme les ventoses et cornets attirent ce qu'il y a de pire en la chair, aussi amasses-tu à l'encontre de toymême ce qu'il y a de plus mauvais en toi: ressemblant proprement au marchand de Chio, lequel vendant aux autres grande quantité de bien bon vin, allait par tout cherchant et goûtant pour en trouver d'aigre pour son disner: aussi y eut il un serviteur, qui étant interrogé qu'il avait laissé son maître faisant: «ayant, dit-il, beaucoup de bien, il cherche du mal:» aussi la plupart des hommes passant par-dessus les choses bonnes et désirables qu'ils ont, s'attachent aux mauvaises et fâcheuses. Mais ainsi ne faisait pas Aristippus, ains était toujours dispos à se soublever et alléger en toute occurence qui se présentait, en se rangeant à la balance qui montait à mont: car ayant un jour perdu une belle terre, il s'adressa à l'un de ses familiers qui faisait le plus de mine de s'en condouloir et contrister avec lui. «Vien-ça, dit-il, n'as tu pas une petite metairie seule: et moi, n'ai-je pas encore trois autres belles terres?» L'autre lui avoua, que si. «pourquoi doncques n'est il raisonnable de se condouloir avec toi, plutôt qu'avec moi?» car c'est une fureur de se douloir de ce qui est perdu, et ne s'éjouir pas de ce qui est sauvé: ains faire comme les petits enfants, ausquels si l'on ôte un seul de beaucoup de leurs petits jouets, par despit ils quassent tous les autres, et puis pleurent et crient à pleine tête: au cas pareil, si la fortune nous trouble en quelque chose, nous rendons toutes les faveurs qu'elle nous fait d'ailleurs inutiles et vaines à force de nous plaindre et de nous tourmenter. Mais qu'est-ce que nous avons, me dira quelqu'un? et qu'est-ce que nous n'avons pas plutôt, faut-il dire? l'un a honneur, l'autre belle maison, l'autre femme honnête, l'autre un vrai ami. Antipater le philosophe natif de la ville de Tarse, étant proche de sa fin, et remémorant les biens et heurs qu'il avait eus en sa vie, n'oublia pas à y comprendre et compter l'heureuse navigation qu'il avait eue à venir de la Cilicie à Athenes: mais encore ne faut il pas omettre les choses qui nous sont communes avec plusieurs, ains les tenir en quelque compte, et nous éjouir de ce que nous vivons, que nous sommes sains et dispos, que nous voyons le Soleil, qu'il n'y a point de guerre, qu'il n'y a point de sédition, ains que la terre se laisse labourer, la mer naviguer à qui veut, sans danger: qu'il est loisible de parler, et de se taire, se mêler d'affaires, ou de se reposer: et si en aurons encore le repos de l'esprit plus assuré, ces choses-là nous étant présentes, si nous nous les figurons en notre pensée absentes, en nous ramenant en mémoire souvent, combien la santé est regrettée et souhaittée de ceux qui sont malades, et la paix de ceux qui sont affligés de guerres, combien il est désirable d'acquérir authorité si grande, et de tels amis à un <p 71r> homme étranger et inconnu en une telle ville: et au contraire, quel regret c'est de les perdre après qu'on les a acquis: parce qu'une chose ne peut pas être grande ni précieuse alors que nous la perdons, et de nulle valeur alors que nous la possedons et en jouissons, car le non être ne lui peut ajouter ne prix ne valeur: ni ne faut pas que nous possédions ces choses comme grandes, en tremblant toujours de peur de les perdre et d'en être privés, et ce pendant quand nous les avons les mettre en oubli et les mêpriser comme chose de peu d'importance, ains en user ce pendant qu'on les a, et prendre plaisir à en jouir, à celle fin que s'il advient qu'on les perde, qu'on en supporte la perte plus doucement. Mais le plus grand nombre des hommes est bien d'avis, comme disait Arcesilaus, qu'il faut suivre de l'oeil et de la pensée les poèmes, les tableaux, les peintures et statues d'autrui, pour les bien contempler par le menu de point en point, et de bout en bout: mais quant à leur vie et à leurs moeurs, où il y a beaucoup de choses bien laides à voir, ils les laissent là, en regardant toujours dehors les honneurs, les avancemens et fortunes des autres, comme font les adulteres les femmes d'autrui, en mêprisant ce pendant les leurs propres. Et toutefois c'est un point de grande importance, pour bien mettre son esprit à repos, de se considérer principalement soi-même, son état, et sa condition, ou pour le moins contempler ceux qui sont au dessous de soi, non pas comme font plusieurs qui se comparent toujours à ceux qui sont au dessus d'eux: comme, pour exemple, les serfs qui ont les fers aux pieds jugent bienheureux ceux qui sont déliés, et les serfs déliés, les libres: ceux qui sont libres, les citoyens: les simples citoyens, les riches: les riches bourgeois, les grands Princes et seigneurs: les Princes, les Rois: et les Rois finablement les Dieux, désirants par manière de dire pouvait tonner et éclairer: et par ce moyen étant ainsi toujours indigents de ce qui est au dessus d'eux, ils ne jouissent jamais du plaisir de ce qui est en eux:
Des grands thresors de Gyges je n'ai cure,
Et ne fut onc mon coeur de la piqueure
De convoitise attainct, ni envieux
De s'esgaler aux oeuvres des hauts Dieux:
De Royauté grande point je n'affecte,
Ma vue est trop pour cela imparfaite.
C'était un Thasien qui disait cela: mais un autre qui sera ou de Chio, ou de Galatie, ou de Bythinie, ne se contentera pas d'avoir sa part d'honneur, de credit et d'authorité en son pays, parmi ses citoyens, ains pleurera s'il ne porte l'habit de Senateur et Patrice: et s'il a loi de le porter, s'il n'est Praeteur Romain: et s'il est Praeteur, s'il n'est Consul: et s'il est Consul, s'il n'a été le premier proclamé: mais tout cela qu'est-ce, sinon amasser des occasions affectées d'ingratitude envers la fortune, en se punissant et se châtiant soi-même? Mais celui qui est sage, et qui a bon sens et bon entendement, s'il y a quelqu'un entre tant de milliers d'hommes que le Soleil regarde,
Et qui des fruits de la terre vivons
qui soit ou plus honoré ou plus riche que lui, pour cela il ne se retire pas incontinent à part plorant et se laissant aller, ains tire outre son chemin, en benissant et remerciant sa fortune, de ce qu'il vit plus honorablement et plus à son aise qu'un million de millions d'autres. Car il est bien vrai qu'en l'assemblée des jeux Olympiques on ne choisit pas ceux à qui l'on a à combattre pour gagner le prix: mais en la vie humaine les affaires sont tellement composés, qu'ils nous donnent moyen de nous vanter d'être au dessus de plusieurs, et d'être plutôt enviés que de porter envie à d'autres, si d'aventure l'on n'est si présomptueux, que de se parangonner à un Briareus, ou à un Hercules. Quand doncques tu auras beaucoup estimé, comme grand seigneur, un que tu verras être porté en une littiere à bras, baisse un petit tes yeux, et <p 71v> regarde ceux qui le portent sur leus espaules: et après que tu auras réputé bienheureux ce grand Roi Xerxes, pour avoir passé le détroit de l'Hellespont sur un pont de navires: considère aussi ceux à qui l'on faisait à coup de bâton couper et caver le mont Athos, et ceux à qui l'on coupa les aureilles et le nés, parce que la tourmente avait rompu ledit pont de vaisseaux: et quant-et-quant imagine en toi-même quel est leur pensement, et combien ils réputent ta vie et ta condition heureuse auprès de la leur. Socrates ayant ouï dire à quelqu'un de ses familiers, cette ville est merveilleusement chère, le vin de Chio coûte dix écus, la pourpre trente écus, la chopine de miel cinq drachmes: il le prit et le mena aux bouttiques où l'on vendait la farine, demi picotin pour un obole, a bon marché: et puis là où l'on vendait les olives, un picotin pour deux doubles, bon marché: puis en la friperie où l'on vendait les habits, un saie pour dix drachmes, bon marché: on vit donc à bon marché en cette ville. Aussi nous, quand nous entendrons quelqu'un qui dira, que notre état est petit, et notre fortune basse, d'autant que nous ne serons poins Consuls, nous ne serons point Gouverneurs de provinces, nous lui pourrons répondre: mais au contraire notre état est honnorable, et notre vie bienheureuse, d'autant que nous ne demandons point l'aumosne, nous ne sommes point portefais, nous ne gagnons point notre pain à flater. Toutefois pource que nous sommes venus à telle follie, pour la plupart, que nous accoutumons à vivre plutôt aux autres qu'à nous mêmes, et que notre nature est corrompue d'une si impuissante jalousie, et si grande envie, qu'elle ne se réjouit pas tant de ses biens propres, comme elle se contriste de ceux d'autrui: ne regarde pas seulement ce qu'il y a de reluisant et de renommé en ceux que tu admires, et que tu estimes tant heureux, mais en te baissant, et entre-ouvrant un petit, par manière de dire, le rideau, et le voile d'apparence et d'opinion, qui les couvre, entre au dedans, et tu y verras de grands travaux, et de grands ennuis et fâcheries. Au moyen de quoi Pittacus, ce personnage tant famé et renommé pour sa vaillance, sa sagesse, et sa justice, festoyait un jour quelques siens amis étrangers: sa femme qui survint sur le milieu du banquet, en étant courroucée renversa la table, avec tout ce qui était dessus: les étrangers en furent tous honteux, mais lui n'en fit autre chose que dire, «Il n'y a celui de nous qui n'ait en soi quelque défaut, mais quant à moi, je n'ai que ce seul point, de la mauvaise tête de ma femme, qui me garde d'être autrement en tout et par tout très heureux.»
Tel au dehors en public semble heureux,
Qui, porte ouverte, au dedans malheureux
Se treuve: en tout sa femme est la maîtresse,
Elle commande, elle tance sans cesse:
Il a plusieurs causes de se douloir,
Je n'en ai point qui force mon vouloir.
Il y a plusieurs telles hargnes secrètes en ceux qui sont riches, en ceux qui tiennent les grands lieux, voire aux Rois mêmes, que le vulgaire ne connait pas, pour autant que la pompe et le bombant les cache:
Fils d'Atreus heureux sans tare aucune,
Comblé de biens, enfant de la fortune.
Tout cela n'est que commémoration de béatitude exterieure, à cause des armes, des chevaux, et des gens de guerre qu'il avait autour de lui: amsi la voix de ses passions procédant du dedans dément cette vaine opinion-là,
Jupiter a ma douloureuse vie
A un destin misérable asservie. Et cet autre,
O que tu es, vieillard, bien fortuné,
A mon avis, toi, et quiconque né
<p 72r> En petit lieu, sans danger, et sans gloire,
As achevé la vie transitoire.
On peut donc par telles meditations espuiser un peu de la plaintive querimonie à l'encontre de la fortune, qui toujours ravale et desestime sa propre condition, en haut-louant et exaltant celle des autres. Mais ce qui nuyt autant que chose qui soit à cette tranquillité d'esprit, c'est quand on a les élans de la volonté demesurés, et disproportionnés à la puissance, comme quand on prend des voiles plus grandes que ne requiert la navire, et que l'on se promet en ses désirs et en ses espérances plus que l'on ne doit, et puis quand on voit à l'épreuve que l'on n'y peut parvenir, on s'en prend à la fortune, et en accuse l'on sa destinée, et non pas sa propre follie: car ni celui qui voudrait tirer une flèche avec une charrue, ni courir un liévre avec un boeuf, ne se pourrait dire malheureux, ne celui qui voudrait prendre les cerfs avec une seine ou avec un verveux, ne pourrait accuser la mauvaise fortune de lui être contraire, mais bien faut-il qu'il condamne sa propre temérité et follie de voulour attenter choses impossibles: duquel erreur la principale cause est le fol et aveuglé amour de soi-même, qui rend les hommes amateurs des premiers lieux, opiniâtres en toutes choses, et voulants tout pour eux insatiablement, sans jamais être contents: car non seulement ils veulent être riches ensemble et savants, dispos, robustes, et plaisants, les mignons des Rois, les gouverneurs des villes: mais encore s'ils n'ont les meilleurs chiens, les plus vites chevaux, les cailles, et les coqs les plus courageux au combat, ils ne peuvent avoir patience. Dionysius l'aîné ne se contentait pas d'être le plus grand et le plus puissant tyran qui fut de son temps, mais pour autant qu'il n'était pas meilleur poète que Philoxenus, et qu'il ne savait pas si bien discourir comme Platon, il s'en indigna et s'en irrita si aigrement, qu'il en jeta l'un dedans les carrières où l'on mettait les criminels et serfs de peine, et en envoya vendre l'autre comme esclave en l'îsle d'Aegine. Alexandre le grand n'était pas ainsi, car étant averti que Brisson le coureur, auquel il courait en carrière à qui gagnerait le prix de vitesse, s'était feint en sa course, il s'en courrouça bien âprement à lui: et pour ce fait sagement Homere, car ayant dit d'Achilles
Tel que des Grecs, sans autrui blasonner,
Nul ne se peut à lui parangonner,
il ajoute incontinent après,
Au fait de Mars: car quant à l'éloquence,
Il y en a de plus grande excellence.
Megabysus un grand seigneur de Perse alla un jour en la boutique d'Apelles, là où il peignait: et comme il s'entremit de parler de l'art de la penture, Apelles lui ferma la bouche dextrement en lui disant: «Tandis que tu as gardé silence, tu semblois être quelque chose de grand, à cause de tes chaines et carquants d'or, et de ta robe de pourpre: mais maintenant il n'est pas ces petits garçons là qui boyent l'ochre, qui ne se moquent de toi, voyant que tu ne sais ce que tu dis:» et néanmoins aucuns d'iceux estiment que les Philosophes Stoïques se jouent et se moquent quand ils leur entendent dire, que le Sage, selon leur opinion, est non seulement prudent, juste, et vaillant, mais aussi qu'ils l'appellent orateur, capitaine, poète, riche, et Roi même: et eux cependant veulent bien avoir toutes ces qualités-là, et s'ils ne les ont, ils en sont déplaisants. Et toutefois entre les Dieux l'un a sa puissance en une chose, l'autre en une autre: et pour ce est l'un surnommé Enyalius, c'est à dire, belliqueux: l'autre Mantôus, c'est à dire, prophètique: l'autre Cerdôus, c'est à dire, gagnant à traffiquer: et Juppiter renvoye Venus aux lits et chambres nuptiales, non pas à la guerre, comme ne lui appartenant pas de se mêler des armes: joint qu'il y a de ces qualités là que nous affectons et où nous pretendons, qui ne peuvent <p 72v> être ensemble, parce qu'elles sont contraires les unes aux autres: comme l'exercice d'éloquence, et les arts mathematiques ont besoin de repos et de loisir, et au contraire le credit au gouvernement, et la faveur des Princes, ne s'acquirent pas sans s'empêcher d'affaires, et sans assiduité grande à faire la cour: comme le manger beaucoup de chair et boire force vin rendent le corps fort et robuste, et l'âme imbêcile: et le soin continuel d'amasser argent, et de le conserver, augmente les richesses: et au contraire, le mêpris et contemnement des biens terriens est un grand entretien pour l'étude de la philosophie. Et pourtant toutes choses ne conviennent pas à tous, ains faut en obéissant à la sentence d'Apollo Pythique, apprendre à connaître soi-même, et puis user de soi, et s'adonner à ce à quoi l'on est né, et non pas forcer la nature, en la tirant par les cheveux, en manière de dire, tantôt à une imitation de vie, et tantôt à une autre.
Le cheval est pour servir à la guerre,
Pour la charrue à labourer la terre
Il faut le boeuf: le dauphin court volant
Jouxte la nef en pleine mer cinglant:
Le fier sanglier, qui de tuer menasse,
Hardi levrier trouve qui le terrasse:
mais celui qui se courrouce et se fâche, qu'il n'est tout ensemble lyon de montaigne se fiant à sa force, et un petit chien de Malthe nourri au giron d'une riche veuf, c'est un fol insensé: et de rien plus sage n'est celui qui veut ressembler à Empedocles, ou à Platon, ou à Democritus, écrivant de la nature du monde, et de la vérité des choses, et quant-et-quant entretenir et coucher avec une riche vieille, comme Euphorion: ou bien, boire et jouer avec Alexandre le grand, comme faisait un Medius: et qui se despite et déplaît de ce qu'il n'est estimé pour ses richesses, comme Ismenias: et pour sa vertu, comme Epaminondas: mais les coureurs ne se tourmentent pas de ce qu'ils n'ont les couronnes des lutteurs, ains se contentent et s'éjouissent des leurs. «Sparte t'est échue, mets peine de l'orner,» comme dit le commun proverbe: et suivant le dire de Solon,
Ce néanmoins changer notre bonté
Nous ne voudrions à leur méchanceté:
Car la vertu est ferme et perdurable,
Et la richesse incertaine et muable.
Straton le philosophe naturel entendant que son concurrent Menedemus avait beaucoup de fois plus d'auditeurs et de disciples que lui: Quelle merveille est-ce, dit-il, s'il y a plus de gens qui veulent être lavés que huilés, c'est à dire, qui aiment mieux vivre mollement à leur plaisir, comme leur maître Menedemus, que durement et austèrement, comme je les enseigne? Et Aristote écrivant à Antipater, «Il ne faut pas, dit-il, qu'Alexandre seul se magnifie de ce qu'il commande à grand nombre d'hommes: mais aussi, et non pas moins, ceux qui ont la créance et opinion telle qu'il faut des Dieux.» ceux qui exaltent ainsi leur état, ne seront jamais envieux de celui des autres. Et maintenant nous ne requérons pas que la vigne porte des figues, ni que l'olivier porte des raisins: mais nous si nous n'avons tous les avantages ensemble et des riches, et des doctes, et des guerriers, et des philosophes, et des flateurs et plaisants, et des hommes libres et francs, et des dépensiers et des épargnans, nous nous calomnions, et sommes ingrats envers nous mêmes, et mêprisons notre vie comme indigente et nécessiteuse. Mais outre cela, nous voyons que la nature même nous admonneste: car ainsi comme elle a preparé aux bêtes brutes divers moyens de se paître et nourrir, et n'a pas fait que toutes devorassent la chair, ou toutes vécussent de grains, et de semences, ne toutes fouillassent les racines: aussi a elle donné <p 73r> aux hommes plusieurs sortes de nourriture: les uns vivent de leur bestail, les autres du labourage, les autres de la volerie, les autres de la pêcherie. Et pourtant faut-il que chacun choisisse la manière qui est plus sortable à sa nature, et qu'il l'exerce et la suive, et ne convaincre pas le poète Hesiode d'avoir défectueusement parlé, et non pas assez dit,
Et le potier au potier porte envie,
Et le maçon au maçon.
Car non seulement nous sommes envieux de ceux qui sont de mêmes états et mêmes moeurs que nous: mais il y a jalouzie entre les riches et les savants, entre les riches et les nobles, entre les advocats et les retoriciens, voire jusques là, que des personnes libres et de noble maison auront envie sur un joueur de Comoedies qu'ils entendront être bien venus et en grand credit és courts des Princes et des Rois, les réputants heureux jusques à une pâmoison d'ébahissement, et jusques à s'en déplaire à eux-mêmes et s'en troubler grandement. Mais qu'il soit ainsi, que chacun de nous ait en soi-mêmes les thresors de contentement, et de mécontentement, et que les tonneaux de biens et des maux ne soient pas sur le sueil de l'huis de Jupiter, comme dit Homere, mais bien en l'âme de chacun de nous, les diverses passions le donnent assez à connaître: car les fols et malavisés négligent et laissent aller sans en jouir les biens qu'ils ont présents, tant ils ont toujours l'esprit tendu du soucy de l'advenir: et les sages remémorent si vivement ceux qu'ils ont déjà passés, qu'ils se les ramènent, et s'éjouissent comme s'ils étaient encore présents, car le présent ne se laissant toucher à nous que par un bien petit moment de temps, et fuyant aussi tôt notre sentiment, semble aux fols n'être point notre, et ne nous appartenir point: ains comme ce cordier-là que l'on peint en la décrition des enfers, laisse consumer à une âne paissant auprès de lui, autant de corde de genest, comme il en peut plier et tordre, aussi l'oubliance de plusieurs, ingrate et sans aucun sentiment, venant à recueillir et devorer quant et quant, et faire évanouir toute action honnête, tout office de vertu, tout agréable passe-temps, tout déduit, et toute amiable conversation, ne permet pas que la vie soit une et même, le passé demeurant enchainé avec le présent, ains divisant la journée d'hyer d'avec celle d'aujourd'hui, et celle d'aujourd'hui d'avec celle de demain, met tout ce qui a été avec ce qui ne fut oncques, en en faisant perir toute souvenance. Ceux qui aux écoles et disputes des Philosophes ôtent toutes augmentations, disants que la substance coule continuellement, font de paroles un chacun de nous à toute heure autre et autre que soi-même: mais ceux-ci, à faute qu'ils ne peuvent retenir en leur mémoire le passé, ni le comprendre et arrêter, ains le laissent toujours écouler, se rendent euxmêmes par effet et au vrai vides et vains à chaque jour présent, et dependants toujours du lendemain, comme si ce qu'ils firent ou qu'ils eurent l'année passée, ou naguere, ou même hyer, ne leur appartenait en rien, et du tout ne leur fut oncques advenu. Cela donc est l'une des choses qui trouble l'équanimité et tranquillité d'esprit, et ceci encore plus, c'est que comme les mouches ne se peuvent tenir contre les endroits des miroirs qui sont bien lissés, ains glissent, et au contraire elles s'attachement bien à ceux qui sont raboteux et scabreux, et où il y a des graveures: aussi les hommes glissants dessus les aventures qu'ils ont eues gayes, joyeuses et prosperes, s'attachent à la remémoration des adverses et malplaisantes: ou plutôt, ainsi que l'on dit qu'au territoire de la ville d'Olynthe y a un endroit qui est mortel aux escarbots, à raison dequoi il est aussi appelé Cantharolethron, pource que quand les escarbots y entrent une fois, jamais ils n'en peuvent sortir, ains tournent et virent tant là dedans, qu'ils y meurent: aussi se laissants une fois couler en la remémoration <p 73v> de leurs malheurs passés, jamais plus ils n'en veulent sortir, ni respirer: et au contraire, il faut faire comme quand on peint un tableau, là où on cache dessous les couleurs brusques et mornes, et met-on au dessus les gayes et claires: car d'effacer du tout les mesaventures, et s'en délivrer entièrement, il n'est pas possible, pource que l'armonie du monde est composée de choses contraires, ne plus ne moins que d'une lyre et d'un arc: et n'y a rien du tout és choses humaines qui soit tout pur et net, ains comme en la Musique il y a des voix hautes et basses, et des sons aigus, et d'autres graves: et en la grammaire des lettres que l'on appelle voyelles, et d'autres muettes et n'est pas grammairien ni musicien qui hait et fuit les unes et aime les autres, mais celui qui se sait servir de toutes, et les mêler ensemble selon son art: aussi les affaires et occurrences humaines, ayants des contrecarres les unes avec les autres, d'autant que comme dit Euripides,
Jamais le bien n'est séparé du mal,
ains y a ne sais quelle mêlange pour faire que tout aille bien, il ne faut pas se descourager, ni se laisser aller par les unes, quand elles adviennent, ains faut faire comme les harmoniques et musiciens, en rebouschant toujours la pointe des adverses par la recordation des prosperes, et embrassant toujours les bonnes avec les mauvaises fortunes, faire une composition de vie bien accordante et propre à un chacun: car il n'est pas ainsi comme disait Menander,
chacun de nous au jour de sa naissance
A d'un bon ange aussi tôt l'assistance,
Pour le guider tout le long de sa vie.
Mais plutôt, comme dit Empedocles, incontinent que nous venons sur terre, deux Démons et deux destins nous prennent et nous instituent:
La Chthonie est la Fée terrienne,
Heliopé tournant la vue sienne
Vers le Soleil, la Deris qui ses mains
Aime toujours teindre au sang des humains,
Harmonié à la face riante,
Callisto belle, et Aeschra mal plaisante,
Thoosa vite, et Dinaeé qui tout
Ce qu'entreprendre elle ose méne à bout,
Nemertes blanche et nette comme yvoir,
Et Asaphie aussi l'obscure et noire.
Tellement que notre nativité recevant les semences de toutes ces passions-là mêlées et confuses ensemble, et pour cette raison notre vie en étant fort inégale, l'homme de bon jugement et sage doit souhaitter et demander aux Dieux les meilleures, mais se disposer aussi à en attendre des autres, et à se servir de toutes, en ôtant de chacune ce qui y pourrait être de trop. Car non seulement celui qui se souciera le moins du demain, arrivera le plus joyeusement à demain, ainsi que soûlait dire Epicurus, mais aussi la richesse, la gloire, l'authorité et le credit réjouissent plus ceux qui moins redoutent leurs contraires: car le trop ardent désir que l'on a de chacune d'icelles, imprimant aussi une trop véhémente peur de les perdre, rend le plaisir de la jouissance faible et mal assuré, ne plus ne moins qu'une flamme qui est agitée du vent: mais celui à qui la raison donne tant de force, que de pouvoir dire, sans craindre ni trembler, à la Fortune,
Tu me peux bien ôter quelque plaisir,
Mais peu laisser aussi de déplaisir,
c'est celui qui plus joyeusement jouit des biens quand ils sont présents, pour son assurance, et pour ne redouter point la perte d'iceux, comme si c'était chose insupportable. <p 74r> Et en cela peut-on non seulement admirer, mais aussi imiter la disposition d'Anaxagoras en vertu, quand il entendit que son fils était trêpassé, il dit, «Je savais bien que je l'avais engendré mortel:» et dire à chaque occurrence de malheurs fortuits, Je savais bien que j'avais des richesses transitoires, et non permanentes: Je savais bien que ceux qui m'avaient conferé telle dignité, me la pouvaient ôter: Je savais bien que j'avoir une femme de bien, mais femme toutefois: et un ami qui était homme, c'est à dire, animal de nature muable, comme disait Platon. Car telles preparations, et dispositions, si d'aventure il nous arrive quelque cas contre notre volonté, et non pas contre notre attente, nous ôtent tous tels regrets: Je n'eusse jamais pensé, j'attendois bien autre chose: je n'eusse jamais cuidé que telle chose eût pu advenir: qui sont comme battemens de coeur, et hastements de pouls, et arrêtent soudain toute furieuse émotion et trouble d'impatience. C'est pourquoi Carneades aux grands affaires avait accoutumé de ramentevoir aux hommes, que ce qui advient contre l'espérance ou attente, glisse facilement en déplaisir et douleur. Le Royaume de Macdoine n'était qu'une petite partie de l'Empire Romain, mais le Roi Perseus l'ayant perdu, luymême regrettait sa fortune, et de tout le monde était jugé très malheureux, et très infortuné: au contraire, celui qui l'avait vaincu, Paulus Aemylius, ayant remis entre les mains d'un autre son armée, qui commandait à la terre et à la mer, était couronné de chapeaux de fleurs, et sacrifiait aux Dieux, étant à bon droit estimé de tout le monde bienheureux: d'autant que l'un savait bien qu'il avait reçeu une puissance, laquelle il lui faudrait rendre au bout de son terme: et l'autre en avait perdu une, qu'il ne s'attendait pas jamais de perdre. Le poète même Homere nous donne bien à entendre, quel est ce qui arrive contre toute attente et espérance, quand il fait qu'Ulysses pleure pour la mort de son chien, et néanmoins étant assis auprès de sa femme qui plorait, il ne pleur point, d'autant qu'il était là venu, ayant de longue main anticipé et dompté par le jugement de la raison son affection: et au contraire il était tombé à l'imprévu soudainement, contre son attente, en l'autre accident. Mais en somme, des choses qui nous adviennent contre notre volonté, les unes nous grièvent, et nous offensent par nature: les autres, et la plupart, par opinion et mauvaise accoutumance, nous apprenons à nous en fâcher. Et pour ce ne serait-il pas mauvais d'avoir toujours à main ce mot de Menander,
Il ne t'est rien de grief mal advenu,
Si tu ne feins t'être mesadvenu.
car comment, dit-il te peut-il appartenir s'il ne touche ni à ton corps ni à ton âme? comme pour exemple, la roture de ton père, l'adultère de ta femme, la perte de quelque honneur ou de quelque preeminence, tous lesquels inconvénients peuvent arriver à l'homme, que ni son corps ni son âme, pour leur présence, ne s'en porteront jà pis, ains seront en très bon état: et à l'encontre de ceux qui naturellement nous grièvent, comme sont les maladies, les travaux, la mort et perte d'amis, ou d'enfants, il faut opposer un autre mot du poète Euripide,
Hélas mais quoi, hélas cet' infortune
Est chose à l'homme ordinaire et commune.
car il n'y a raison ni remontrance qui retienne tant la sensualité, quand elle glisse et se laisse emporter à ses affections, que celle qui lui ramentait et réduit en mémoire la commune et naturelle nécessité, par le moyen de laquelle l'homme, à cause de son corps, étant mêlé et composé, expose cette seule anse à la fortune, par où elle le peut prendre, au demeurant seur et assuré en ce qui est le principal et le plus grand en lui. Demetrius ayant pris la ville de Megare demanda au philosophe Stilpon, si on lui avait point pillé quelque chose: Stilpon lui répondit, «Je n'ai vu personne <p 74v> qui emportât rien qui fut à moi:» aussi quand bien la fortune nous aurait pillé et ôté tout le reste, encor avons nous quelque chose en nous,
Qu'on ne saurait n'emporter ne piller.
Et pourtant ne faut-il pas du tout ravaler ni deprimer si fort la nature humaine, comme si elle n'avait rien de ferme ni de permanent, ou qui fut par-dessus la fortune: ains au contraire sachant que c'est la pire et plus petite partie de nous, fréle et vermoulue, par laquelle nous sommes sujets à la fortune, et que de la meilleure partie nous en sommes seigneurs et maîtres, en laquelle sont situées et fondées les meilleures qualités qui soient en nous, les bonnes opinions, les arts et sciences, les bons discours tendants à la vertu, lesquelles sont de substance incorruptible, et qui ne nous peut être dérobée: faut que nous maintenions assurés et invincibles à l'advenir, disants à l'encontre de la fortune ce que Socrates dit à l'encontre de ses accusateurs Anytus et Melitus, adressent sa parole aux Juges: «Anytus et Melitus me peuvent bien faire mourir, mais de me porter dommage ils ne peuvent.» Aussi la fortune me peut bien faire tomber en maladie, m'ôter mes biens, me mettre en male grâce d'un peuple ou d'un prince: mais elle ne peut rendre méchant, ne couard, ni lâche et vil de coeur, ni envieux celui qui est homme de bien, vaillant et magnanime, ne lui ôter la disposition rassise de prudence, de la présence de laquelle la vie de l'homme a toujours plus grand besoin que la navire n'a de la présence du pilote sur la mer: car le pilote ne saurait pas quand il lui plaît adoucir la tourmente, ni appaiser la violence du vent, ni gagner le port toutes les fois qu'il lui en serait bien besoin, ni constamment sans trembler attendre tout ce qui saurait advenir, ains court fortune, tant qu'il ne desespere point pouvoir user de son artifice,
Calant la voile tout à bas,
Tant que parait un peu le mas
Par dessus la mer tenebreuse:
et lors il se sied tremblant et branlant de frayeur: mais la disposition de l'homme prudent, outre ce qu'elle apporte serenité et tranquillité aux corps en dissipant, pour la plupart, les preparatifs des maladies par continence, sobre diète, exercices et travaux modérés, si encore du dehors il advient par fortune quelque commencement d'indisposition, comme s'il fallait à un vaisseau passer par-dessus un rocher caché sous l'eau, il le traverse avec un léger et habille trinquet, comme dit Asclepiades. Mais si d'aventure il arrivait quelque si grand inconvénient contre toute espérance, que puissance humaine n'en pût venir à bout, le port est prochain, et se peut on sauver à nage hors du corps, comme hors d'un esquif qui fait eau: car c'est la crainte de mourir, non pas le désir de vivre, qui tient le fol attaché et lié au corps, lequel il tient étroitement embrassé, comme fait Ulysses en Homere un figuier sauvage, de peur de tomber dedans le gouffre de Charybdis qui était au dessous,
Là où le vent ne le laisse amarer,
Et ne le souffre aussi pas demarer,
se déplaisant infiniment en l'un et redoutant effroieement l'autre. Mais celui qui a tant soit peu de connaissance de la nature de l'âme, et qui discourt et considère en soi-même, que la mort advenant, il se fait une mutation d'icelle en mieux, ou pour le moins non en pis, certainement celui est un grand entretien de repos et tranquillité en son âme de ne redouter point la mort: car qui peut, alors que la vertu et partie propre à l'homme est la plus forte, vivre joyeusement, et lors aussi que la contraire ennemie de la nature surmonte, s'en départir hardiment et sans crainte, en disant,
Quand je voudrai Dieu me délivrera:
que pourrions-nous imaginer qui pût advenir de fâcheux, de moleste, ni de turbulent à l'homme de telle resolution? Car celui qui peut dire, Je t'ai prevenu, Fortune, <p 75r> et t'ai bousché toutes tes advenues, j'ai étoupé toutes tes entrées: celui-là ne s'assure pas sur des barrières, ni sur des portes fermées à clefs, ni des murailles, ains sur des sentences philosophiques, et discours de raison, dont tous ceux qui le veulent sont capables, et ne les faut pas décroire, ni s'en défier, ains plutôt les admirer, et estimer avec un ravissement d'esprit affectionné, en faisant preuve et expérience de soi-même premièrement és choses moindres, pour puis après parvenir aux plus grandes, en ni fuyant et ne rejetant pas le soin et la diligence de bien cultiver et exerciter son âme. quoi faisant à l'aventure n'y trouvera l'on pas tant de difficulté, comme l'on pense: car la mignardise de notre âme s'arrêtant toujours à ce qui lui est plus aisé, et s'en refuyant incontinent de la cogitation des choses molestes et fâcheuses, aux agréables et plaisantes, fait qu'elle demeure tendre et non exercitée à l'encontre de la délicatesse et de la douleur. Mais celle qui s'apprend par accoutumance, et s'exercite à soutenir l'appréhension d'une maladie, d'une adversité, d'un bannissement, et qui se parforce de combattre par raison contre chacun de tels accidents, trouvera par expérience qu'il y a beaucoup de fausseté, de vanité, et d'imbecilllité és choses que par erreur d'opinion on estime penibles, douloureuses et effroiables, ainsi que la raison le demontre à qui veut s'arrêter à discourir particulièrement de chacune: et toutefois il y a encore plusieurs qui redoutent effroieement ce dire de Menander,
Homme vivant affermer ne saurait,
Tel cas jamais venir ne me pourrait,
ne sachant pas combien sert à s'exempter de tout ennuy et toute fâcherie, s'exerciter à pouvoir regarder à yeux ouverts à l'encontre de la fortune, et ne rendre point les appréhensions et imaginations en soi-même molles et efféminées, comme étant nourri à l'ombre, sous des espérances qui cèdent et plient toujours à leurs contraires, et ne se roidissent jamais à l'encontre de pas un: mais nous pouvons aussi dire à l'encontre de Menander, Il est vrai qu'homme vivant ne saurait dire, Cela jamais ne m'adviendra: mais aussi pouvons-nous dire, Tant que je vive, jamais je ne ferai cela: je ne mentirai jamais: jamais je ne tromperai: jamais je ne fausserai ma foi: je ne surprendrai jamais personne: car cela étant en notre puissance, n'est pas peu de moyen, ains grand acheminenent au repos de l'esprit: comme au contraire le remors de la conscience, Je sais que j'ai commis telle méchanceté, laisse, comme un ulcère en la chair, une repentance en l'âme qui toujours s'agrattigne et s'ensanglante elle-même. Car ainsi comme ceux qui tremblent de froid, ou brûlent de chaud en fiévre, en sont plus affligés et plus tourmentés que ceux qui souffrent les mêmes passions par causes exterieures de froideur d'hiver, ou de chaleur d'été: aussi les mesaventures fortuites et casuelles apportent des douleurs plus légers, comme venants du dehors. Mais quand on dit, Nul des autres n'en est à blâmer, j'en suis seul cause: ce que l'on a accoutumé de regretter et lamenter du fond du coeur, quand on se sent coulpable de quelque crime, cela rend la douleur d'autant plus griève, qu'elle est conjointe à honte et infamie. Et pourtant n'y a il ni maison plantureuse, ni quantité grande d'or et d'argent, ni dignité, et noblesse du sang, ni grandeur d'état et office, ni grâce ou vehemence de parler, qui apporte tant de serenité et de tranquillité calme à la vie de l'homme, que d'avoir l'âme pure et nette de tous méchants faits, volontés et conseils, et les moeurs qui sont la source, dont coulent toutes nos honnêtes et louables actions impollues, et non troublées ni infectées d'aucun vice: c'est ce qui leur donne un efficace gaie: et comme divinement inspirée, avec une grandeur et fermeté de courage, et avec un souvenance plus joyeuse et plus <p 75v> constante, que l'espérance que décrit Pindare, nourrice de la vieillesse: car ne plus ne moins que les baites où l'on met l'encens, ainsi que disait Carneades, encore après qu'elles sont vides retiennent la bonne odeur longuement: aussi les bonnes et honnêtes actions sortants de l'âme de l'homme sage, y laissent toujours une agréable et toujours fraîche recordation, par laquelle la joie et liesse arrousée florit en vigueur, et mêprise ceux qui lamentent et diffament cette vie, comme si c'était une gehenne et lieu de tourments, ou un confinement où les âmes fussent reléguées et bannies. Et ne puis qui je ne loue grandement le propos de Diogenes, lequel voyant quelquefois en Lacedaemone un étranger, qui se parait et ornait curieusement pour un jour de fête: «Comment, dit-il, l'homme de bien n'estime-il pas que toujours soient fêtes pour lui? Oui certainement, et fête fort célèbre et solennelle, si nous sommes sages.» Car ce monde est un temple très saint, et très dévot, dedans lequel l'homme est introduit à sa nativité, pour y contempler des statues non ouvrées et taillées de mains d'hommes, et qui n'ont aucun mouvement, mais celles que la divine pensée a faites sensibles, pour nous représenter les intelligibles, comme dit Platon, ayants en elles les principes empreints de vie et de mouvement, c'est à savoir, le Soleil, la Lune, les étoiles, et les rivières, jetants toujours eau fraîche dehors, et la terre qui envoye et fournit sans cesse aliments aux animaux et aux plantes. Ainsi faut il estimer, que la vie de l'homme soit comme une profession et entrée en une très parfaite religion: pourtant était-il convenable qu'elle faut remplie de grande tranquillité d'esprit et de continuelle joie: non pas comme fait le vulgaire de maintenant, qui attent la fête de Saturne, ou celle de Bacchus, ou celle de Minerve, pour se réjouir, et pour rire un ris acheté à prix d'argent, qu'ils payent à des baladins et à des badins et joueurs de farces pour les faire rire à force. Et puis en ces fêtes là nous demeurons assis honnêtement, sans nous tourmenter: car il n'y a personne qui face des regrets quand on le reçoit en la confrairie, ne qui se lamente en regardant les jeux Pythiques, ni qui jeune és fêtes de Saturne: et au contraire les fêtes que Dieu même a instituées, et que lui-même conduit et ordonne, ils les contaminent et déshonorent, les passants le plus souvent en pleurs, regret, et gémissement, ou pour le moins en soucis et ennuis fort laborieux. Ils prennent plaisir à ouïr les instruments de musique, qui sonnent plaisamment, et les oiseaux qui chantent doucement, et voyent volontiers les animaux qui se jouent, et qui sautent de gaieté de coeur, et au contraire ils s'offensent de ceux qui hurlent, ou qui buglent et fremissent, ou qui ont une hydeuse et triste mine à les voir: et ce pendant voyants tout le cours de leur propre vie, triste, morne, travaillé et opprimé des plus tristes passions, plus laborieux affaires, et de cures et soucis qui ne prennent jamais fin, non seulement ils ne se veulent pas donner à eux-mêmes quelque relâche, et quelque moyen de respirer, mais qui pis est, ils ne veulent pas recevoir les paroles et remontrances de leurs amis et parents qui les admonestent de ce faire, lesquelles s'ils voulaient ouïr et s'en servir, ils pourraient sans répréhension se comporter envers le présent, et se souvenir avec joie et plaisir du passé, et s'approcher hardiment et sans défiance, avec une gaie et joyeuse espérance de l'advenir.<p 76r>

XI. De la mauvaise honte.
ENTRE les plantes que la terre produit il y a aucunes qui non seulement de leur nature sont sauvages, et ne portent aucun fruit, mais qui pis est, en croissant nuisent aux bonnes et fructueuses plantes et semences, et toutefois les jardiniers et laboureurs jugent que ce sont signes de terre qui n'est pas mauvaise, mais bonne et grasse: aussi y a il des passions de l'âme qui ne sont pas bonnes quant à elles, mais ce sont comme fleurs et boutons d'une bonne nature, et qui se laisse bien cultiver par raison: entre lesquelles je compte celle que les Grecs appellent Dysopie, [...] c'est à dire, mauvaise honte, et qui porte dommage: laquelle n'est pas mauvais signe, quant à elle, mais elle est occasion de mal. Car ceux qui sont par trop honteux, et là où il ne le faut pas être, font bien souvent autant de fautes, comme ceux qui sont effrontés et impudents, excepté qu'ils sont marris et déplaisants quand ils faillent, et les autres en sont bien aises: car l'impudent ne se déplaît point d'avoir fait chose déshonnête, et le honteux se trouble facilement des choses mêmes qui semblent être déshonnêtes et ne le sont pas. Car à fin de n'equivocquer point, nous entendons par honteux, celui qui rougît de honte, par trop et à tout propos: et semble qu'il en ait pris son nom en la langue Grecque, Dysopetus, [...] pource que le visage lui change, et se laisse aller quand et le courage: car ainsi comme l'on définit Catesia, [...] c'est à dire silence norme, et tristesse qui fait regarder contre terre: aussi ont ils appelé celle honte qui cède et se laisse aller à toutes prières, jusques à n'oser pas regarder en face ceux qui lui demandent, Dysopie. Voilà pourquoi l'orateur Demosthenes disait, que l'effronté n'a pas des prunelles, mais des putains, aux yeux, se jouant en l'equivocque de ce nom Cora, [...] qui signifie une pucelle, et la prunelle de l'oeil: et au contraire le honteux montre à son visage, qu'il a le courage trop tendre et trop efféminé, et la faute qu'il fait en se laissant vaincre et emporter aux impudents, en se flatant soi-même, il la nomme vergongne. Or Caton disait, qu'il aimait mieux les jeunes hommes qui rougissaient, que ceux qui pâlissaient, ayant raison d'accoutumer et enseigner les jeunes gens à redouter plutôt d'être blâmés que d'être convaincus et la suspicion plutôt que le péril: mais toutefois encore faut-il ôter ce qu'il y a de trop en la timidité et crainte de reproche, pource qu'il y en a souventefois qui redoutants autant d'être accusés comme d'être châtiés, à faute de coeur laissent à faire le devoir, ne pouvants soutenir que l'on dise mal d'eux: ainsi ne faut-il pas négliger ni ceux-là qui sont ainsi faibles et si tendres de coeur, ni aussi louer ceux qui l'ont si dur et si roide, qu'ils ne fléchissent à rien, comme celui que décrit ce poète,
D'Anaxarchus hardie et véhémente
La force était comme un chien impudente,
Où que ce fut qu'il se voulût jeter:
mais il faut composer une mêlange temperée des deux extrémités, en ôtant de celle trop grande roideur l'impudent, et de cette trop molle douceur l'impuissance, mais de ces deux extrémités la cure n'en est pas bien aisée, ni le trop ne s'en peut pas retrancher sans danger: car ainsi comme le laboureur quand il veut essarter, et arracher quelque plante sauvage qui ne porte pointe de fruit, mettant à bon escient la marre tout du premier coup dedans la terre, il en coupe les racines, ou en approchant le feu il la brûle: mais quand il met la main à la vigne pour la tailler, ou à un pommier, ou un figuier, il y va bien retenu, craignant de couper, avec ce qui est superflu, quelque chose de ce qui est bon et sain: aussi le philosophe voulant ôter de l'âme d'un jeune homme l'envie, qui est une <p 76v> plante sauvage, dont on ne saurait faire rien qui vaille, ou une ardeur d'acquérir hors de saison, ou une luxure désordonnée, il ne craindra point de l'ensanglanter, le percer jusques au fond, et lui faire une profonde plaie: mais quand il viendra à approcher le tranchant de la parole de la tendre et délicate partie de l'âme, comme est celle où gît cette demesurée et excessive honte qui n'ose regarder les hommes en la face, il craindra que par mégarde il ne retranche quant-et-quant celle qui est bonne et louable: car les nourrices mêmes bien souvent en cuidant nettoyer et frotter la crasse des petits enfants, elles leur écorchent le cuir, et les offensent à bon escient. Voilà pourquoi il ne faut pas en voulant effacer à fait aux jeunes gens cette honte excessive, les rendre ou nonchalants de chose qu'on leur dise, ou trop roides et inflexibles, ains faut faire comme ceux qui demolissent les maisons prochaines aux temples, de peur de toucher à chose qui soit sacrée, ils laissant de bout les parties des edifices qui y touchent, et qui en sont les plus près, et les étayent, qu'elles ne tombent d'elles mêmes: aussi faut-il craindre qu'en voulant ôter le trop de honte, nous n'emportions la honte toute entière, et ce qui en approche, comme la modestie et la debonnaireté, sous lesquelles deux qualités la honte excessive se glissant et s'attachant, à celui qui y est sujet, le flatte, comme si cela lui procédait d'humanité, de courtoisie, et de bon sens commun, non pas d'une opiniâtre et inflexible dureté. Voilà pourquoi les philosophes Stoïques ont distingué de noms mêmes la honte excessive, la honte simple, et la vergongne: mais ces termes-là propres ne se peuvent trouver en la langue Françoise, comme en la Grecque, de peur qu'ils ne laissassent par l'equivoque et douteuse ambiguité du nom, moyen à cette passion de porter dommage aucun: et afin que nous peussions sans calomnie user des noms propres, ou bien les distinguer comme fait Homere en disant,
Honte qui porte aux humains grand dommage,
Ou qui leur est aussi grand advantage.
et n'est pas sans cause qu'il a mis devant, le porter dommage: car la honte est utile par le moyen de la raison, qui retranche ce qu'il y a de trop, et laisse ce qui est au milieu entre peu et trop. premièrement doncques il faut que celui qui se sent forcé de trop de honte, croie et se persuade, qu'il est detenu d'une passion nuisible et dommageable. Or n'y a il rien de nuisible et dommageable qui soit honnête, et ne se faut pas réjouir pour se sentir chatouiller les oreilles des louanges, en s'oyant appeler gentil, courtois et joli, au lieu de juste, grave et magnagnime, ni faire comme le Pegasus d'Euripides,
Qui se baissait plus que l'on ne vouloit
devant Bellerophon, c'est à dire, ne se laisser pas aller à tous demandans, ne s'abbaisser à leur appétit pour crainte d'entendre, c'est un homme dur, c'est un homme inexorable. On dit que le Roi d'Aegypte Bocchoris étant de sa nature âpre et rude,la Déesse Isis lui envoya un aspic, lequel s'entortillant à l'entour de sa tête lui faisait ombre, à fin qu'il jugeât justement: mais cette honte excessive étant toujours dessus ceux qui n'ont pas le coeur assez ferme et viril, et n'osant pas librement respirer ni regarder franchement entre deux yeux, divertit les juges de faire justice, clôt la bouche à ceux qui doivent conseiller, et les contraint de faire et dire beaucoup de choses qu'ils ne voudraient pas, et celui qui sera le plus desraisonnable et le plus importun, maîtrisera toujours et tyrannisera celui qui est ainsi honteux, forçant son trop de honte par son impudence: d'où vient que cette honte excessive, ne plus ne moins qu'un lieu bas qui reçoit toutes fluxions, ne pouvant repousser ni détourner aucune rencontre, ne jamais dire rien, se laissée fouler aux pieds, en manière de dire, par les plus vilains actes et plus déshonnêtes passions qui saient, car c'est un mauvais gardien de l'âge puerile: comme disait Brutus, qu'il ne lui semblait <p 77r> pas, que celui qui ne saurait rien refuser, eût honnêtement passé la fleur de sa jeunesse: aussi est-ce une mauvaise gouvernante du lit nuptial, et des chambres des femmes comme le reproche, en Euripide, à son adultère, celle qui se repent du fait,
Tu m'as seduitte, abusée,et perdue:
de manière que cette honte, outre ce que d'elle-même elle est vicieuse, venant encore à corrompre et solliciter l'impudicité, trahit et rend toutes forteresses faibles, ouvertes, faciles à ceux qui les veulent tenter et assaillir, lesquels par dons prennent les plus vilaines et plus vicieuses natures, mais par inductions, et par le moyen de cette excessive honte, ils viennent à bout bien souvent de celles qui sont gentiles et honnêtes. Je laisse doncques à parler des dommages que cette honte fait en matière d'argent. Ils prêtent, de honte de refuser, à ceux de la foi desquels ils se défirent: Ils approuvent et louent cette sentence dorée du temple d'Apollo, Qui répond paye: mais quand ce vient à l'éprouver aux affaires, ils ne s'en peuvent servir. Il ne serait pas facile de nombrer, combien d'hommes cette passion a fait mourir: car Creon même en la Tragoedie d'Euripide nommée Medée, après avoir dit,
Femme il vaut mieux que je te mécontente,
Te refusant à cette heure présente,
Que pour avoir été mol, ci-après,
En ton endroit, jeter mille regrets.
Il a dit une belle sentence pour les autres, mais luymême s'étant laissé aller à cette excessive honte, et ayant donné un jour de delay à sa requète, il fut cause de la ruine totale de sa maison. Il y en a eu d'autres, qui se doutant bien qu'on les voulait tuer ou empoisonner, ont encore eu honte de refuser d'aller où on les conviait: ainsi mourut Dion, sachant bien que Callippus l'espiait, et ayant honte de se défier et garder de lui, pour autant qu'il était son hoste et son ami: ainsi fut aussi massacré Antipater fils de Cassander, ayant convié Demetrius de souper en son logis, et le lendemain étant aussi convié par lui, il eut honte de se montrer défiant, en refusant d'y aller, attendu que l'autre s'était fié en lui, et ainsi fut assommé après le souper. Et Hercules qu'Alexandre avait eu de Barsine, Polyperchon avait fait marché à Cassander de le tuer pour la somme de soixante mille écus, et puis l'avait convié à venir souper en son logis: le jeune Prince eut peur, et se défia de telle semonce, alléguant pour son excuse, qu'il se trouvait tout mal: tellement que Polyperchon y alla lui-même, et lui dit: Sur toutes choses mon fils, étudiez vous à imiter la facilité et privauté de votre père envers et avec ses amis, si d'aventure vous ne me tenez pour suspect, comme si j'espiois de vous faire mourir. Le jeune homme eut honte de le refuser, et le suivit: et après qu'ils eurent soupé, il le fit estrangler. Ce n'est doncques pas un avertissement digne de moquerie, ni plein de sottise, comme aucuns pensent, ains prudent et sage, quand Hesiode dit,
Chez toi convie à souper ton ami,
Mais laisse à part chez lui ton ennemi.
n'aie point honte d'esconduire celui que tu sais qui te hait, et ne le rejette point à demi quand il montrera se fier en toi: car il te reconviera si une fois tu le convies, et te donnera à souper quand tu lui en donneras, si une fois tu abandonnes la defiance, garde de ton salut, comme amollissant ta bonne trempe par honte de n'oser refuser. Parquoi puis qu'il est ainsi, que cette passion est cause de plusieurs inconvénients, il faut tâcher à la forcer par exercitation, en commençant, comme l'on fait à tous autres exercices, premièrement par les choses qui ne sont pas trop difficiles, ni trop malaisées à regarder droit à l'encontre. Comme, pour exemple, s'il y a quelqu'un en un banquet qui boive à toi, quand tu auras déjà suffisamment bu, n'aie point de honte de le refuser, et ne te force point toymême, ains pose la coupe ou <p 77v> bien, si un autre te semond à jouer à trois dés, n'aie honte de n'y vouloir entendre, et ne crains point d'en être moqué, mais fay comme Xenophanes fit à Lasus Hermionien qui l'appellait couard, d'autant qu'il ne voulait pas jouer aux dés avec lui: «Oui, dit-il je suis couard voirement et timide és choses vilaines et déshonnêtes.» D'autre part, seras tu tombé entre les mains d'un babillard, qui t'arrêtera, t'embrassera, et ne te laissera point échapper, n'aie point de honte, mais romps lui tout court la broche, et t'en va ton chemin pour faire tes affaires: car tel refus et telles fuites et défaites, en choses dont on ne se saurait plaindre que bien légèrement de nous, nous exercent à n'avoir point de honte là où il n'en faut point, et nous accoutument à choses de plus grande importance. Auquel endroit il n'est pas mal à propos de nous souvenir de Demosthenes: car comme les Atheniens fussent en branle de secourir Harpalus, et meissent jà l'armet en tête contre Alexandre le grand, soudainement comparut Philoxenus, lieutenant du Roi sur la marine: de quoi le peuple d'Athenes fut si étonné, qu'il n'y en eut pas un qui dît plus un seul mot, tant ils avaient de peur: et lors Demosthenes, «Que feront ils, dit-il, quand ils verront le Soleil, vu qu'ils ne peuvent pas franchement regarder la lueur d'une petite lampe? car que feras tu en negoces de grande importance, si un Roi parle à toi, ou si un peuple te requiert de quelque chose qui ne soit pas raisonnable, vu que tu ne peux repousser, une coupe de vin qu'un tien familier buvant à toi te présente? ni t'échapper de la prise d'un babillard, ains te laisses proumener à ce jaseur, sans avoir la fermeté de lui oser dire, Nous nous reverrons une autrefois, car maintenant je n'ai pas loisir. Outre plus l'exercitation et accoutumance pour vaincre cette honte. ne sera point mauvaise ni inutile à l'encontre des louanges en choses petites et légères: comme en un festin d'un ami il y aura quelque sonneur de lut ou de lyre, qui en sonnera ou chanter mal, ou un joueur de comoedies, que l'on aura loué à grand prix d'argent, qui gâtera tout Menander, tant il aura mauvaise grâce à jouer, et néanmoins le vulgaire lui applaudira et le prisera grandement: il n'y aura, à mon avis, point de difficulté ni de peine à l'écouter, sans mot dire, et sans le louer servilement et en flatteur, contre ta propre opinion. Car si tu n'es maître de toi en cela, que feras-tu quand un tien ami te lira quelque ryme, et quelque mauvaise poésie qu'il aura composée, ou qu'il te montrera quelque harangue qu'il aura écrite? tu le loueras doncques hautement et follement, et feras bruit des mains, en lui applaudissant comme les jacquets: si ainsi est, comment doncques le reprendras tu quand il viendra à commettre quelque faute és affaires? comment l'admonestreras tu, s'il vient à s'oublier en l'administration de quelque magistrat, ou bien en ses deportements en mariage, ou au gouvernement de la chose publicque? car quant à moi, je ne me contente point encore de la réponse que fit Pericles à un sien ami, qui le requit de porter un témoignage faux pour lui, à laquelle fausseté il y avoir encore un parjurement adjoint: «Je suis, dit-il, ami de mes amis jusques aux autels.» comme s'il eût voulu dire, jusques à n'offenser point les Dieux, car il était approché trop près. Mais celui qui de loin s'est accoutumé à ne louer contre son avis celui qui harangue, ni à applaudir à celui qui chante, ni rire à celui qui dit une maigre rencontre, ne laissera jamais son familier passer, jusques à lui faire cette requète-là: ne n'y aura jamais homme qui dise à celui qui aura appris à n'avoir point de honte de refuser en telles petites choses, Parjure toi pour moi, porte faux témoignage pour moi, prononce une inique sentence pour l'amour de moi. Semblablement aussi se faut-il preparer contre les emprunteurs d'argent, en s'accoutumant premièrement és choses qui ne soient pas grandes ni difficiles à refuser. Il y eut quelqu'un jadis, qui estimant qu'il n'y eût rien si honnête que de demander et recevoir, demanda un jour en soupant au Roi de Macedoine Archelaus, une coupe d'or là où il <p 78r> buvait. Le Roi commanda à son page de la porter et donner à Euripides qui était à la table: et tournant son visage devers celui qui la lui avait demandée, lui dit, «Quant à toi tu es digne de demander et d'être refusé, parce que tu demandes: mais Euripides est digne qu'on lui donne, encore qu'il ne demande pas.» Disant en cela très bien, que le jugement de la raison doit être le directeur et le maître du donner et de la liberalité gratuite, non pas la honte de refuser: et au contraire, nous, bien souvent laissants en arrière des personnes honnêtes, nos parents ou amis, et qui ont besoin de notre secours, donnons à d'autres qui nous demandent continuellement et impudemment, non pour volonté que nous ayons de leur donner, mais pource que nous ne leur pouvons refuser: comme fit Antigonus le vieil après avoir longuement enduré l'importunité de Bias, «Donnez (dit-il) à Bias un talent, et par force:» combien qu'il eût aussi bonne grâce, et rencontrât aussi dextrement à se défaire de tels importuns, que fit oncques Roi ni Prince: car comme un belistre philosophe Cynique lui demandât une drachme, qui pouvait valoir trois sous et quatre: «Ce n'est, dit-il, pas un don de Roi:» et comme l'autre lui répliquast, «Donne moi doncques un talent, qui sont six cens écus:» Il lui répondit, «Ce n'est pas présent de Cynique.» Diogenes allait quelquefois se pourmenant par la rue d'Athenes appelée Ceramique, en la quelle il y avait plusieurs statues des anciens personnages de valeur, aux quelles il allait demandant l'aumosne: et comme quelques-uns s'en émerveillassent, il leur répondit, «J'apprends (dit-il) à être esconduit.» Il nous faut aussi premièrement étudier en choses légères, et nous exerciter à refuser en choses petites, à ceux qui nous demanderont ce dont ils ne sont pas pour user ainsi qu'il appartient, afin que nous puissions suffire à faire refus de choses de plus grande importance: car comme dit Demosthenes, celui qui a dépendu ce qu'il avait, autrement qu'il ne fallait, n'employera jamais à ce qu'il faut, ce qu'il n'a pas, si on lui donne. Or toutes et quantesfois que nous avons disette des choses honnêtes et abondance des superflues, cela témoigne qu'il y a bien de la faute en nous. Si n'est pas seulement cette honte excessive, mauvaise et inique dépensiere d'argent, mais aussi des choses serieuses et de grand conséquence, desquelles elle ne reçoit pas le conseil utile que lui donne la raison. Car souvent étant malades nous n'appellons pas le plus expert médecin, pour respect et faveur que nous portons à un notre familier: et elisons pour maîtres et precepteurs de nos enfants, non ceux qui sont les meilleurs, mais ceux qui nous en requirent: et bien souvent quand nous avons des procès, nous ne les faisons pas plaider par le plus suffisant advocat et le plus savant du barreau, ains par le fils de quelque notre parent ou ami, qui apprendra à tonner aux dépens de notre cause. Bref, nous voyons plusieurs de ceux qui font profession de philosophie, Epicuriens, ou Stoïciens, ou autres, qui ne se seront pas mis à suivre cette secte-là par leur jugement ou election, ains se seront adjoints à quelques-uns, de leurs parents ou amis de cette secte, qui les en auront importunés et requis. Or sus doncques exercitons nous de longue main à l'encontre de si lourdes fautes en choses vulgaires et légères, en nous accoutumant à ne nous servir point ni d'un barbier ni d'un peintre, à l'appétit de notre sotte honte, ni à loger en une mauvaise hostellerie, y en ayant auprès de meilleures, pource que l'hostellier nous aura souvent salués: ains, pour accoutumance, encore qu'il y ait peu de différence de l'un à l'autre choisissons toujours le meilleur: comme les philosophes Pythagoriens observaient toujours diligemment de ne mettre jamais la cuisse gauche dessus la droite, ni de prendre le nombre pair au lieu du non pair, et ainsi des autres choses égales et indifférentes: aussi se faut-il accoutumer quand on fait ou un sacrifice, ou unes noces, ou quelque autre grand banquet, de n'appeler pas celui qui nous salue et nous fait souvent la révérence, ou qui accourt de tout loin à nous, plutôt que celui que nous <p 78v> saurons qui est homme de bien, et qui nous aime: car celui qui est ainsi de longue main exercité et accoutumé, sera malaisé à surprendre, ou plutôt ne sera jamais assailly és choses de plus grande importance: mais quant à l'exercitation, ces advertissemens là suffisent Au demeurant, des utiles instructions que nous en pouvons recueillir, la première, à mon avis, est, que toutes les passions et maladies de l'âme sont ordinairement accompagnées des inconvénients, qu'il semble que nous tâchions plus à fuir par icelles: comme l'ambition et convoitise d'honneur communément est suivie de déshonneur, dissolution et volupté ordinairement accompagnée de douleur, délicatesse suivie de travail, opiniâtreté contentieuse suivie de perte et de condemnation: semblablement aussi autant en advient il à la honte excessive, laquelle fuyant le fumée de blâme se jette dedans le feu même d'infamie. Car ayant honte de refuser et contredire à ceux qui iniquement et importunément les poursuivent ils sont après contraints d'avoir honte de ceux qui justement les accusent: et pour avoir craint une plainte légère, bien souvent ils soutiennent une vergongne certaine: et ayants eu honte de contredire à un ami, qui leur demandait de l'argent, bientôt après ils sont contraints de rougir à bon escient pour être convaincus de n'en avoir point. Et ayants promis de secourir quelques-uns qui ont des proces, puis après ayants honte de faire contre leurs parties, ils sont contraints de se cacher et s'enfuir. Et y en a plusieurs que cette honte ayant forcés de faire quelque promesse desavantageuse du mariage ou de leur fille, ou de leur soeur, sont contrains puis après de faillir de promesse pour avoir changé d'avis. celui qui dît anciennement que tous les habitants de l'Asie servaient à un seul homme, pour ne savoir prononcer une seule syllable, qui est, Non, ne parlait pas à bon escient, ains se jouait: mais ces honteux ici pourraient sans parler en fronçant seulement les sourcils, ou baissant la tête, échapper plusieurs courvées qu'ils font outre leur gré et par importunité. Car comme dit Euripide,
Le silence est réponse pour les sages,
duquel il est besoin de plus user à l'endroit de tels importuns poursuivans: car quant à ceux qui sont raisonnables et honnêtes, on se peut avec raison excuser: et pourtant faut-il avoir à main plusieurs réponses et dits notables des grands et illustres personnages du temps passé, et s'en souvenir, pour les prattiquer à l'encontre de ces importuns là: comme est ce que dit jadis Phocion à Antipater, «Je ne te saurais être flatteur et ami tout ensemble:» et aux Atheniens qui lui applaudissaient, et le priaient de contribuer avec eux quelque argent pour faire une fête et un sacrifice: «J'aurais, dit-il, honte de desbourser avec vous, et ne rembourser pas ce que je dois à cettui ci:» en montrant l'usurier Callicles: car comme dit Thucydides, «Il n'est pas laid de confesser sa pauvreté, mais il est bien laid de ne la fuir pas de fait.» Mais celui qui par sa bestise ou fade délicatesse est si honteux, qu'il n'ose dire à celui qui lui demande de l'argent, ami je n'ai point d'argent en ma bourse: et néanmoins se laisse sortir de la bouche une promesse comme une arre,
Il est lié de fers sans fer forgés,
Qu'étroitement honte lui a chargez.
Mais Perseus, prestant de l'argent à un sien familier, alla jusques en la place en passer le contract à la bancque, se souvenant du precepte que nous donne le poète Hesiode,
En riant même avec ton propre frère,
D'y ajouter un témoin ne diffère.
Dequoi l'autre s'ébahissant, «Comment doncq, dit-il, Perseus, ainsi juridiquement?» «Oui, répondit Perseus, afin que je le retire de toi amiablement, et que je ne te le redemande pas juridiquement.» Car plusieurs au commencement ne cherchants pas de honte leur assurance, puis après sont contraints d'y procéder par la voie des lois <p 79r> avec inimitié. davantage Platon baillant des lettres de reommandation au tyran Dionysius en faveur de Helicon Cyzicenien, ajouta au bout de la lettre, «Je t'écris ce que dessus d'un hommne, c'est à dire d'un animal de nature muable.» Mais Xenocrates au contraire, encore qu'il fut bien de nature austère, toutefois il fut gagné et plié de honte, et recommanda par lettres à Polyperchon un homme qui ne valait rien, ainsi comme il le donna bien à connaître par effet: toutefois ce seigneur Macedonien lui fit bon recueil, et lui demanda s'il avait de rien affairé: l'autre lui demanda un talent de six cens écus, ce que Polyperchon lui bailla: mais il écrivit à Xenocrates que de là en avant il examinât plus diligemment ceux qu'il recommanderait. Et quant à Xenocrates encore fit-il cet erreur-là, parce qu'il ne connaissait pas le personnage: mais nous bien fort souvent connaissants que ce sont méchants qui nous requirent, néanmoins jetons des missives au vent, et qui plus est, de l'argent, nous faisants ce dommage à nous mêmes, non pas de gaieté de coeur, ni avec plaisir, comme ceux qui donnent à des putains, ou à des plaisants et flateurs, ains en étant bien marris et ennuyés de leur impudence, qui nous force et renverse sans dessus dessous tout le discours de notre raison: tellement, que s'il y a gens au monde contre lesquels nous puissions dire ces mots,
Bien je connais le mal que je vais faire,
c'est à l'encontre de ceux qui nous causent cette honte d'aller porter faux témoignage, d'aller prononcer une injuste sentence, d'aller faire election d'un personnage inutile, ou de prêter argent à homme que nous sommes certains qu'il ne le rendra pas. Et partant entre toutes les passions cette honte excessive est celle qui plus que nulle autre est accompagnée, en ce qu'elle fait, de repentance non suivante après, mais conjointe et présente: car il nous griève de donner, nous rougissions de témoigner, nous encourons infamie de cooperer: et ne fournissants pas ce que nous avions promis, nous sommes convaincus de ne le pouvoir bailler: car pour ne pouvoir contredire, nous promettons mêmes des choses qui nous sont impossibles, à ceux qui continuellement nous en pressent, comme de les recommander à ceux qui gouvernent en court, d'aller parler pour eux aux Princes, pour ne vouloir pas et n'avoir pas le coeur assez ferme de dire, «Le Roi ne me connait pas, adressez vous à d'autres plutôt:» comme Lysander ayant encouru la male grâce du Roi Agesilaus, combien que l'on estimât qu'il dût être le premier en credit à l'entour de lui pour la réputation de ses hauts faits, n'eut point de honte d'esconduire ceux qui s'adressaient à lui, en leur disant, qu'ils allassent à d'autres, et qu'ils essayassent ceux qui avaient meilleur credit à l'entour du Roi que lui. Car ce n'est pas honte que de ne pouvoir pas toutes choses, mais bien de les entreprendre ne pouvants pas, et n'étant pas idoines à les faire: et se promettre plus que l'on n'a de puissance, outre ce qu'il est laid, encore fait-il fort mal au coeur. Mais aussi faut-il volontairement faire plaisir à ceux qui nous requirent choses raisonnables, et à nous convenables: non par contrainte de honte, mais en cedant à l'equité, comme aussi à l'encontre des demandes dommageables ou desraisonables, il faut toujours avoir le dire de Zenon prompt à la main, lesquel rencontrant un jeune homme de ses familiers, qui se promenait à l'écart le long des murailles de la ville, et en ayant entendu la cause, que c'était pource qu'il fuyait un sien ami, qui le requérait de porter faux témoignage pour lui, «Que dis-tu sot que tu es, lui répondit-il: celui-là ne craint point, et n'a point de honte de te requérir de choses iniques et desraisonnables, et tu n'as pas le coeur de le refuser et rebouter pour choses justes et raisonnables?» Car celui qui dit,
Meschanceté est une arme séante,
Contre celui qui fait oeuvre méchante,
nous enseigne mal à nous venger de la méchanceté, en nous la faisant imiter: mais <p 79v> de repousser ceux qui nous molestent impudemment et effrontément, en ne nous laissant point vaincre à la honte, et ne concéder point choses desraisonnables et déshonnêtes à tels effrontés, pour être honteux de leur refuser, ce sont hommes sages et bien avisés qui le font ainsi. Or quant à ces déhontés importuns ici, il est bien aisé de resister à ceux qui sont petits, sans aucune authorité ne moyen: et y en a qui les esconduisent avec une risée, et quelque trait de moquerie, comme fit jadis Theocritus deux qui lui demandaient son étrille à emprunter, dedans une étuve, dont l'un était étranger et l'autre de sa connaissance, mais larron: il les renvoya tous deux joyeusement, en leur disant, «Quant à toi, je ne te connais point: et quant à toi, je te connais bien.» Et Lysimache la prêtresse de Minerve, surnommée Poliade, c'est à dire gardienne de la ville d'Athenes, à des muletiers qui avaient amené des victimes, et lui demandaient à boire: «ô mes amis, dit-elle, j'aurais peur que l'on n'en fît coutume.» Et Antigonus à un jeune homme qui était fils d'un gentil centenier, mais lui était lâche et couard, et néanmoins demandait à être avancé en la place de son feu père: «Jeune fils, dit-il, je récompense la prouesse, et non pas la noblesse, de mes soudards.» Mais encore que le poursuivant soit homme d'authorité et puissant, qui sont ordinairement plus malaisés à esconduire et à renvoyer, mêmement s'il est question de donner sa sentence en quelque jugement, ou sa voix en quelque election à l'aventure ne semblera-il pas facile ni nécessaire de faire ce que jadis fit Caton, étant encore jeune homme, à Catulus, lequel pour lors était au plus grand et plus honorable magistrat qui fut à Rome, car il était Censeur, et s'en alla devers Caton, lequel presidait cette année-là en la chambre du Tresor, à fin d'intercéder pour un financier qui avait été condamné en quelque amende par Caton: il le pressa et importuna tant de ses prières, que Caton à la fin fut contraint de lui dire: «Ce serait chose bien vilaine, Catulus, à toi qui es Censeur, que ne voulant pas sortir d'ici, je t'en feisse jeter dehors par les espaules à mes sergens.» Catulus ayant honte de cette parole, s'en sortit en colère. Mais considérez si la réponse d'Agesilaus et celle de Themistocles fut point plus gracieuse et plus douce: car Agesilaus, comme son père lui voulût faire juger quelque proces contre le droit et contre les lois: «Tu m'as, dit-il, mon père, montré dés ma jeunesse à obeïr aux lois, voila pourquoi je te veux encore obeïr maintenant, en ne jugeant rien qui soit contre les lois.» Et Themistocles répondit à Simonides qui le requérait de quelque chose injuste, «ni toi Simonides, ne serais pas bon poète, si tu chantais contre mesure: ni moi bon officier, si je jugeais contre les lois.» Et néanmoins ce n'est point à faute de bonne proportion du manche au corps de la lyre, comme disait Platon, que les villes contre villes, et les amis contre les amis entrants en différent, souffrent et font souffrir les uns aux autres de très grandes miseres et calamités, ains est plutôt pource qu'ils faillent en ce qui appartient aux lois, et à la justice: et toutefois il y en a qui observants exactement et exquisement au chant, à l'orthographe, aux mesures des syllabes, ce qui est de l'art, veulent que pour eux les autres soient nonchalants et oubliants du devoir en l'administration d'un magistrat, en leurs jugements, et en leurs actions. Et pourtant faut-il user de ce stile à l'encontre d'eux: Est-ce un advocat qui te vient importuner toi étant juge, ou un orateur toi étant du Senat? accorde lui ce qu'il te demande, sous condition, que lui tout à l'entrée de son oraison sera une belle incongruité, ou qu'il usera d'un mot barbare en sa narration: il ne le voudra jamais, pource que cela lui semblerait une trop grande villanie: car nous en voyons qui n'auraient pas le coeur de commettre une voyelle avec une voyelle en parlant. Ou bien, est-ce quelqu'un des nobles ou des gens d'honneur et d'authorité qui te presse? dis lui qu'il aille donc sautant et dansant pour l'amour de toi à travers la place, en faisant la moue, et tordant la gueule: et s'il te dit qu'il n'en fera rien, ce sera lors à toi à parler, et à lui demander <p 80r> lequel est plus vilain, ou faire une incongruité en parlant, et tordre la bouche, ou bien violer la loi, et fausser sa foi, et adjuger plus de bien au méchant qu'au bon, contre tout droit et raison. davantage comme Nicostratus l'Argien répondit au Roi Archidamus qui le sollicitait à lui livrer par trahison la ville de Cromnum, pour une bonne somme d'argent, et pour le mariage de telle Dame qu'il voudrait choisir en toute Lacedaemone, qu'il n'était point descendu de la race de Hercules, pource que lui allait par tout le monde tuant les méchants après les avoir vaincus: et lui s'étudiait de rendre ceux qui étaient gens de bien, méchants. Ainsi nous faudra-il parler à celui qui voudra être tenu pour homme de bien et d'honneur, et cependant nous viendra presser et forcer de faire choses indignes et de sa noblesse et de sa vertu. Mais si ce sont basses et communes gens, il faudra voir et considérer si tu le pourrais induire, s'il est avaricieux, à te prêter un talent sans cédule ni obligation: ou s'il est ambitieux, si tu lui pourrais persuader de te céder quelque preseance: ou s'il est convoiteux des honneurs publiques, te quitter sa brigue, mêmement lors qu'il y aura apparence qu'il soit pour emporter l'office qu'il pretend: car il serait à la vérité étrange, qu'eux en leurs vices et passions fussent si roides, si fermes, et si immuables, et que nous qui voulons être tenus pour gens de bien, amateurs du devoir et de la justice, ne peussions être maîtres de nous mêmes, ains laississions porter par terre notre vertu, et l'abandonnissions. Car si ceux qui nous fonthonte à force de nous presser, le font ou pour leur réputation, ou pour leur authorité, il n'y a point de propos de vouloir augmenter l'honneur, le credit et authorité d'autrui, en se déshonnorant, et se diffamant soi-même: comme ceux qui aux jeux de prix publiques faussent leur foi à distribuer les prix, ou qui aux elections des magistrats par faveur donnent à qui ne le mérite pas les honneurs de seoir aux palais, et les couronnes de victoire, en se privant eux-mêmes de bonne réputation et de saine conscience. Et si nous voyons que c'est pour le gain que c'est importun nous fait si pressante instance, comment ne nous vient-il incontinent en pensée, que c'est chose éloignée de toute raison de mettre en compromis sa réputation et sa vertu, afin que la bourse d'un je ne sais qui en soit plus pesante? Mais certes telles considérations se représentent bien à l'entendement de plusieurs, lesquels n'ignorent pas qu'ils font mal: comme ceux que l'on contraint de boire de grandes coupes devin toutes pleines, ils accomplissent à toute peine, en soupirant, et tournant les yeux en la tête, et changeant tout de visage, ce qui leur est commandé: mais cette mollesse de coeur ressemble à une faible température de corps, qui ne peut resister ni au froid ni au chaud: car soit qu'ils soient loués par ceux qui les poursuivent, ils sont incontinent détrempés et dissous par telles louanges: soit qu'ils craignent d'être accusés, repris et soupçonnés s'ils refusent, ils en meurent de peur: mais au contraire il se faut affermir à l'encontre de l'un et de l'autre, sans se laisser plier ni esbranler, ni à ceux qui font peur, ni à ceux qui flatent. Or Thucydides estimant qu'il soit impossible d'avoir grande puissance, et n'être point envié, dit, que celui qui est bien avisé choisir d'être sujet à l'envie pour faire de grandes choses: quant est à moi, j'estime qu'il n'est pas difficile d'échapper l'envie: mais d'eviter toutes plaintes, et se garder d'être moleste à pas un de ceux qui hantent auprès de nous, il me semble du tout impossible: et pourtant me semble aussi, que nous prendrons bon conseil quand nous choisirons plutôt d'être en la male grâce et inimitié des importuns, que de ceux qui justement nous accuseraient, si contre tout droit et justice nous faisions pour ces iniques poursuivans, comme étant fardées et déguisées, de peur qu'il ne nous prenne comme aux pourceaux, qui quand on les gratte, et qu'on les frotte and chattouille, se laissent faire tout ce qu'on veut, <p 80v> jusques à se veaultrer par terre: car il n'y a point de différence entre ceux qui baillent leurs jambes à se faire traîner, et ceux qui prêtent leurs oreilles à s'ouïr flater, sinon que ceux-ci se laissent renverser et jeter par terre plus vilainement, les uns en remettant les peines et punitions dues à des méchants, à fin qu'ils soient appelés humains, doux, pitoyables, et misericordieux: les autres au contraire, persuadez par ceux qui les louent de se soumettre à des inimitiés et accusations non nécessaires et dangereuses, en leur disant, qu'ils sont seuls hommes entiers, seuls qui ne se laissent point gagner par flatterie, voire qui se peuvent dire seuls avoir bouche et langue libre. C'est pourquoi Bion accomparait telles manières de gens à des vases à deux anses, qui se transportent aisément par les oreilles là où on veut: comme l'on raconte que le Sophiste Alexinus disait un jour tout plein de mal, en se promenant avec d'autres, de Stilpon philosophe Megarien: et comme quelqu'un de la compagnie lui dît, «Et comment, il disait l'autre jour tous les biens du monde de toi:» «Certainement aussi, répondit-il, est-ce un treshomme de bien et de fort gentil coeur.» Mais au contraire Menedemus étant averti, que ce même Alexinus disait souvent bien de lui: «Au contraire, dit-il, je dis toujours mal d'Alexinus: tellement qu'il faut nécessairement qu'il soit méchant homme, ou pource qu'il en loue un méchant, ou pource qu'il est blâmé d'un bon.» tant il était malaisé à fléchir, ou à prendre par telles voies, et tant il prattiquait bien cet enseignement d'Antisthenes surnommé Hercules, qui commanda à ses enfants, de ne savoir jamais gré ni grâce à personne qui les louast: ce qui n'était autre chose, que de ne se laisser point gagner à la honte, pour contreflater ceux qui les loueraient: car il suffit, ce que répondit Pindare à un qui lui disait, «Je te vois louant par tout et envers tous:» «et je t'en rends la grâce, dit-il, pourtant que je te fais dire vérité.» Ce doncques qui est souverainement utile à l'encontre de toutes autres passions, se doit aussi principalement employer à l'encontre de cette excessive honte, quand ils verront que contre leur volonté forcés de tel vice, ils auront commis quelque faute, et seront très buchés, de s'en souvenir, et l'imprimer bien fermement en leur mémoire, et conserver en leur pensée bien longuement les marques de la morsure, et les notes de leur repentance, en les répétant souvent. Car ainsi comme les viateurs passants chemin, quand ils ont choppé et bronché contre une pierre, et les pilotes ayants brisé leur vaisseau contre un rocher, s'ils s'en souviennent, ils redoutent effroieement non ces pierres ni ces roches-là seulement, mais aussi toutes celles qui leur ressemblent, tout le temps de leur vie: aussi ceux qui serrent en leur pensée attainte et piquée de repentance, les pertes et déshonneurs qu'ils ont reçus à cause de cette honte vicieuse, en iront après plus retenus en cas semblables, et ne se laisseront pas une autrefois facilement aller.<p 81r>

XII. De l'amitié fraternelle.
CEUX de la ville de Sparte appellent les anciennes devises et figures dediées et consacrées à l'honneur de Castor et Pollux, Docana, qui vaut autant à dire comme, les poutres des Rois: ce sont deux pièces de bois distantes également l'une de l'autre, conjointes par autres deux equidistantes aussi en travers: et semble que ce soit une devise bien propre et convenable à l'amitié fraternelle de ces deux Dieux, pour montrer l'union indivisble qui était entre eux: aussi vous offre-je, Seigneurs Nigrinus et Quintus, ce petit traité touchant l'amitié fraternelle, commun et convenable à vous deux, comme à ceux qui en êtes dignes: car faisants déjà de vous mêmes ce à quoi il vous admoneste, il ne semblera pas tant vous admonester de le faire, comme vous porter témoignage de l'avoir déjà fait: et la joie que vous sentirez de voir approuvé ce que vous faites, donnera encore à votre jugement une assurance plus ferme pour le faire continuer, comme étant vos actions approuvées et louées par des vertueux et honnêtes spectateurs. Or Aristarchus père de Theodectes se moquant du grand nombre des Sophistes contrefaisants les Sages qui étaient de son temps, disait que anciennement à peine y avait il eu sept Sages par le monde, mais de notre temps, disait-il, à peine pourrait on trouver autant d'hommes ignorans. Mais je pourrais avec vérité dire, que je vois de notre temps l'amitié aussi rare entre les frères, comme la haine l'était au temps passé: de laquelle encore le peu d'exemples qui s'en est anciennement trouvé, du consentement des vivants a été renvoyé aux Tragoedies et aux Theatres, comme chose étrange et fabuleuse: mais tous ceux qui sont aujourd'hui, quand ils rencontrent deux bons frères, ils s'en émerveillent autant comme ils feraient de voir ces Molionides là, qui semblaient avoir les corps collés ensemble: et trouvent aussi malaisé à croire et montrueux, que des frères usent en commun des biens, des amis, et des esclaves que leurs peres leur ont laissés, comme ils feraient que une seule âme regît les pieds, les mains, et les yeux de deux corps: combien que la nature n'ait pas logé loin l'exemple du deportement dont doivent user les frères les uns envers les autres, ains dedans le corps même, là où elle a formé la plupart des membres nécessaires doubles, frères et germains, comme deux mains, deux pieds, deux yeux, deux oreilles, deux nazeaux: nous montrant qu'elle les a ainsi distingués et divisés pour leur salut mutuel, et pour s'entre-aider réciproquement, non pas pour quereller ni combattre les uns contre les autres: et qu'ayant divisé la main en plusieurs doigts de longueurs inegaux, elle l'a rendue le plus apte, et le plus propre, et le plus artificiel outil qui soit: tellement que l'ancien Anaxagoras mettait la cause de toute la sapience et sagesse de l'homme en la main: mais toutefois le contraire de cela est véritable, car l'homme n'est pas le plus sage des animaux, pour autant qu'il a des mains: mais pource que de sa nature il est raisonnable et ingenieux, il a aussi de la nature obtenu des outils qui sont tels. Or est-il manifeste à chacun, que la nature a formé d'une même semence et d'un même principe deux, et trois, et plusieurs frères, non à fin qu'ils querellassent ou combattissent les uns aux autres, mais à fin qu'étant séparés les uns des autres, ils s'entre-aidassent mieux et plus commodément. Car ces hommes là à trois corps et à cent bras que nous peignent les poètes, si jamais il en a été de tels, étant collés et conjoints de toutes leurs parties, ne pouvaient rien faire hors d'eux-mêmes, ni à part les uns des autres: ce que les frères au contraire peuvent bien faire, demeurer en la maison, et aller dehors, se mêler des affaires publiques, et labourer la terre tout ensemble, les uns par les autres, pourvu qu'ils conservent bien le principe d'amitié et de bienveillance que la nature leur a baillé: sinon, ils ressembleront <p 81v> proprement aux pieds qui se donnent le croc en jambe l'un à l'autre pour se faire tomber, et aux doigts de la main qui s'entrelassent pour se tordre et se debaiter contre nature les uns les autres. Mais plutôt ainsi comme en un même corps le froid et le chauld, le sec et l'humide régis par une même nature, quand ils s'accordent et conviennent bien ensemble, engendrent une très bonne et très douce armonie et température, qui est la santé, sans laquelle ni tous les biens du monde,
ni la grandeur de majesté royale,
Quand aux humains à la divine égale,
ne sauraient donner ni plaisir ni profit à l'homme: mais si entre ces premières qualités là il se met un debat et une cupidité de s'accroître par-dessus les autres, elle corrompt très vilainement et confond sans dessus dessous le corps de l'animal: aussi par l'union et concorde des frères, toute la race et toute la maison s'en porte mieux, et en florit, et les amis mêmes et familiers, comme une belle danse qui va tout d'un bransle: car ils ne font, ni ne disent, ni ne pensent chose quelconque qui soit contraire les uns aux autres,
Mais en discord et partialité
Le plus méchant a lieu d'authorité.
ou un rapporteur de vallet à mauvaise langue, ou un flatteur qui se glissera de dehors au dedans, ou un voisin malin et envieux: car comme les maladies engendrent és corps qui ne reçoivent point ce qui leur est propre, des appétits de nourritures étranges, et qui leur sont nuisibles: aussi la calomnie ou suspicion à l'encontre de ses parents, attire de dehors des propos mauvais et méchants, qui coulent toujours là où ils sentent qu'il y a quelque défaut. Or le devin d'Arcadie, ainsi comme écrit Herodote, fut contraint de se faire un pied de bois, après qu'il se voit privé du sien naturel: mais un frère qui fait la guerre à son frère, et qui est contraint d'acquérir un ami étranger, ou de la place, en s'y promenant, ou du parc des exercices, en regardant ceux qui s'y exercent, me semble ne faire autre chose, que volontairement se couper un membre de sa propre chair tenant à lui, pour y en appliquer et attacher un étranger: car la nécessité même qui nous induit à rechercher et à recevoir amitié et conversation, nous enseigne d'honorer, entretenir et conserver ce qui est de notre parenté, comme ne pouvant vivre, ni n'étant point nés pour demeurer sans amis, sans fréquentation, solitaires, à part comme bêtes sauvages: et pourtant dit bien et sagement Menander,
Par bancqueter et bonne chère faire
Les uns avec les autres ordinaire,
cherchons-nous pas, mon père, à qui fier
Nous nous puissions? et n'est pas celui fier,
Pensant avoir trouvé des biens sans nombre,
Qui d'un ami a pu recouvrer l'ombre?
car ce sont ombres véritablement la plupart de nos amitiés, images et semblances de celle première que la nature imprime aux enfants envers leurs peres et meres, et aux frères envers leurs frères: et celui qui ne la révére et l'honore, comment pourra il faire à croire et persuader aux étrangers qu'il leur porte bienveillance? Et quel homme est celui-là qui appelle en ses caresses et par ses missives un sien compagnon son frère, et ne veut pas seulement aller par chemin quand et son propre frère? Car comme ce serait une folie d'orner la statue de son frère, et ce pendant battre et mutiler son propre corps naturel: aussi révérer et honorer le nom de frère en d'autres, et le frère propre le fuir et hair, ne serait pas fait en homme d'entendement sain, ne qui jamais eût compris en son coeur, que la nature soit la plus sainte et la plus sacrée chose du monde. A ce propos il me souvient qu'un jour à Rome je pris la charge <p 82r> de juger entre deux frères comme arbitre, desquels frères l'un semblait faire profession de philosophie, mais il était, comme il apparut, non seulement frère à fausses enseignes, mais aussi philosophe à faux titre, ne méritant pas ce nom: car comme je lui remontrasse et requisse qu'il se portât envers son frère comme philosophe envers un sien frère, et un frère ignorant des lettres: quant à ignorant, dit-il, je l'avoue bien pour véritable, mais quant à frère, je ne tiens pas pour chose grande ni vénérable d'être sorti de mêmes parties naturelles. Il appert voirement, dis-je, que tu ne fais pas grand compte d'être issu de mêmes parties naturelles, mais tous les autres, s'ils ne le sentent et pensent ainsi, pour le moins si disent et chantent ils, que la nature et la loi qui conserve la nature, ont donné le premier lieu de révérence et d'honneur, après les Dieux, au père et à la mère: et ne sauraient les hommes faire service qui soit plus agréable aux Dieux, que de payer gracieusement et affectueusement aux père et mère qui les ont engendrés, et à ceux qui les ont nourris et élevés, les usures des grâces vieilles et nouvelles qu'ils leur ont prêtées: comme au contraire, «il n'y a point de plus certain signe d'un Atheiste, que de mettre à nonchaloir, ou commettre quelque faut à l'encontre de son père et de sa mère. Et pourtant est-il défendu de faire mal aux autres, mais de ne se montrer pas à son père et à sa mère faisant et disant toutes choses, je ne dirai pas dont ils ne soient pour prendre déplaisir, mais dont ils ne soient pour recevoir du plaisir, on l'estime une impieté et un sacrilege.» Et quelle action, quelle grâce, ni quelle disposition des enfants envers leurs peres et meres leur pourrait être plus agréable, ni leur donner plus de contentement, que de voir une bienveillance, et une amitié assurée et certaine entre les frères? Ce que l'on peut facilement connaître par les signes contraires: car vu que les fils courroucent leurs peres et leurs meres, quand ils outragent ou traitent mal un esclave qu'ils aiment et qu'ils tiennent cher: et vu que les bonnes vieilles gens de cordiale et gentille affection, sont marris que l'on ne fait cas ou d'un chien, ou d'un cheval qui sera né en leur maison: et se fâchent quand ils vaient que leurs enfants se moquent, ou mêprisent les jeux, les récits, les spectacles, les lutteurs et autres combattants qu'eux ont autrefois beaucoup estimés: est-il vraisemblable qu'ils puissent porter patiemment de voir que leurs enfants s'entre-haïssent, qu'ils querellent toujours l'un à l'autre, qu'ils médisent l'un de l'autre, qu'en toutes entreprises et actions ils soient toujours appointés contraires, et tâchent à s'entre-supplanter l'un l'autre? Je crois qu'il n'y a homme qui le voulût dire. Doncques au contraire, aussi les frères qui s'entrayment et s'entrecherissent l'un l'autre, qui rejoignent en un lien de mêmes volontés, études, et affections, ce que la nature avait déjoint et séparé de corps, et qui ont tous devis, exercices, jeux, et esbats communs entre eux, certainement ils donnent à leurs peres et meres un doux et heureux contentement en leur vieillesse de cette grande amitié fraternelle: car jamais père n'aima tant les lettres, ni l'honneur, ni l'argent, comme il aime ses enfants: et pourtant ne voyent ils pas avec tant de plaisir leurs enfants ni bien disants, ni opulents, ni colloqués en grands offices et dignités, comme ils font s'entraymans. C'est pourquoi on lit que Apollonide, native de la ville de Cysique, et mère du Roi Eumenes, et de trois autres frères, Attalus, Philetaerus, et Atheneus, se réputait bienheureuse et rendait grâces aux Dieux, non pour ses richesses, ni pour sa principauté, mais pource qu'elle voyait ses trois enfants puisnés servir de garde-corps à leur frère aîné, et lui vivant librement et en toute assurance au milieu d'eux, ayants les espées aux côtés, et les javelines en leurs mains: comme au rebours aussi le Roi Xerxes ayant aperçu que son fils Ochus dressait embûche à ses frères pour les faire mourir, en mourut de déplaisir. Car les guerres sont bien grièves entre les frères, ce disait Euripide, mais plus qu'à nuls autres sont elles grièves aux peres et aux meres, pource que celui qui hait son frère, et ne le <p 82v> peut voir de bon oeil, ne saurait qu'il n'en soit courroucé contre celui qui l'a engendré, et celle qui l'a enfanté. Or Pisistratus se remaria en secondes noces, que ses enfants du premier lit étaient déjà tous hommes faits, et disait que les voyant ainsi beaux et bons, il désirait être père de plusieurs autres encore, qui leur ressemblassent: aussi les bons et loyaux enfants, non seulement pour l'amour de leurs peres et meres s'entre-aimeront plus les uns les autres, mais aussi en aimeront davantage leurs peres et meres, les uns pour les autres, disants et pensants toujours en eux-mêmes, qu'ils sont pour beaucoup de causes bien obligés à eux, mais principalement pour le regard de leurs frères, comme étant le plus précieux, et le plus doux et gracieux heritage qu'ils aient herité d'eux. C'est pourquoi Homere a bien fait, quand il introduit Telemachus comptant entre ses calamités ce, qu'il n'avait point de frère,
Car Jupiter la race de mon père
A terminé en moi seul, sans nul frère.
et au contraire Hesiode ne souhaitte et conseille pas bien, qu'un fils unique soit heritier universel des biens de son père, lui mêmement qui était disciple des Muses, lesquelles ont ainsi été appelées, pource qu'elles sont toujours ensemble, à cause de l'amour et bienveillance fraternelle qu'elles se portent l'une à l'autre. L'amitié fraternelle doncques est telle envers les peres et meres, que d'aimer son frère est demontration certaine d'aimer aussi son père et sa mère, et un exemple et enseignement à ses enfants de s'entre-aimer les uns les autres, autant que nulle autre chose: comme aussi au contraire, ils prennent le mauvais exemple de haïr leurs frères de l'original de leur père: car celui qui est envieilly en proces, en querelles et dissensions avec ses frères, et puis va prescher ses enfants de vivre amiablement ensemble, il fait ce qui se dit en un commun proverbe,
Tout ulceré il veut guérir les autres,
et ôte par ses faits toute efficace à sa parole. Si doncques le Thebain Eteocles ayant dit à son frère ce qui est en Euripide,
Je monterais en l'estoillé séjour
Du clair Soleil, où commence le jour,
Et descendrois dessous la terre basse,
Si je pouvais acquérir par audace
La Royauté souveraine des Dieux:
venait puis après à admonester ses enfants
De conserver entre eux égalité,
Laquelle joint cité avec cité,
Amis avec leurs amis secourables,
Confederés en ligues perdurables:
Et n'y a rien qui en fermeté sûre,
Qu'égalité, en ce monde demeure:
qui serait celui qui ne se moquerait de lui? Et quel serait trouvé et réputé Atreus, si après avoir donné à souper les propres enfants à son frère, il venait ainsi arraisonner et instruire ses enfants,
Quand le malheur sur quelqu'un prend son cours,
Communément il n'a d'amis secours,
Sinon de ceux qui sont de son lignage?
et pourtant faut il de tout point bannir et chasser la haine de ses frères, comme celle qui est mauvaise nourrice de la vieillesse des peres et meres, et pire encore de la jeunesse des enfants: et si donne mauvais bruit, et grand blâme envers les concitoyens, lesquels estiment et jugent à bonne cause, qu'ayants été nourris et élevés dés leur naissance ensemble, ils ne seraient pas devenus ennemis et malveillants, s'ils ne savaient <p 83r> de grandes méchancetés et grandes perversités les uns des autres: car il faut bien qu'il y ait de grandes et grièves causes pour dissoudre une si grande amitié et bienveillance, tellement que puis après ils se reconcilient malaisément. Car ainsi comme les corps qui ont une fois été joints ensemble, si la colle ou ligature vient à se lâcher, ils se peuvent bien de rechef rejoindre et recoller ensemble: mais depuis qu'un corps naturel vient à se rompre ou déchirer, il est mal aisé de trouver collure ni soudure qui le puisse jamais réunir aussi les amitiés mutuelles que la nécessité a conjointes entre les hommes, si d'aventure elles viennent quelquefois à se séparer, facilement elles se reprennent: mais les frères, si une fois ils sont éloignés et decheuts de ce qui est selon la nature, difficilement reviennent ils plus jamais ensemble: et s'ils y reviennent, la reconciliation attire une cicatrice orde et sale, toujours accompagnée de défiance et de soupçon. Or toute inimitié d'homme à homme s'imprimant aux coeurs, avec les passions qui plus travaillent et tourmentent, comme opiniâtreté, colère, envie, souvenance des maux passés, est chose fort douloureuse et turbulente: mais celle qui est de frère à frère, avec lequel il est forcé d'avoir communion de tous sacrifices, et de toutes choses saintes et religieuses, même sepulture, et quelquefois même maison, possessions, et heritages confinants les uns aux autres, a toujours devant ses yeux ce qui la tourmente, lui ramenant en mémoire sa folie et sa forcenerie, pour laquelle la face qui mieux lui ressemble, et qui lui devrait être la plus douce, lui est la plus hideuse à voir, et la voix la plus amiable et la plus familiere depuis son enfance, lui devient plus effroiable à ouïr: et voyants plusieurs autres frères qui n'ont qu'une maison, qu'une table, mêmes heritages, et serviteurs non départis, eux au contraire ont partagé leurs amis, leurs hostes, leurs familiers, bref toutes choses qui sont communes entre les autres frères, leur sont à eux ennemies et contraires: encore qu'à toute personne il soit facile à discourir en son entendement, que les amis, et les compagnons de table sont sujets à être ravageés, les familiers et les alliés se peuvent acquérir nouveaux, quand les premiers, ne plus ne moins que des outils ou des instruments, sont usés, mais d'acquérir un nouveau frère il n'est pas possible, non plus qu'une main coupée, ou un oeil arraché: et dit la Persienne sagement, quand on lui demanda pourquoi elle aimait mieux sauver la vie à son frère qu'à son fils: «Pour ce, dit-elle, que je puis bien avoir d'autres enfants, mais d'autres frères maintenant que mes père et mère sont morts, je ne puis.» Que faut-il donc faire, me pourra demander quelqu'un à un qui aura un mauvais frère? premièrement, il faut retenir en mémoire, que la mauvaistié se trouve en toutes sortes d'amitié qui sont entre les hommes, et que selon ce que dit Sophocles,
Plus des humains les faits tu chercheras,
Plus mal que bien toujours y trouveras.
Il n'y a ni amitié de parentelle, ni de societé, ni de compagnie, qui se puisse trouver sincere, saine et nette de tout vice. Mais le Lacedaemonien qui épousait une petite femme, disait, qu'entre les maux il faut toujours choisir les moindres: aussi pourrait on, à mon avis, sagement conseiller aux frères, de supporter plutôt les imperfections domestiques, et les maux de leur propre sang, que d'expérimenter ceux des étrangers: car en l'un n'y peut avoir répréhension aucune, d'autant que l'on y est contraint: et l'autre est répréhensible, d'autant qu'il est volontaire. Car ni le compagnon de table, ou de jeu, ni de l'âge, ni l'hoste
N'est point lié de fers sans fer forgés,
Qu'étroitement honte lui a chargés:
mais si est bien celui qui est de même sang, qui a été nourri avec nous, qui est né d'un même père et d'une même mère, auquel il semble que la vertu même permet <p 83v> et concède par connivence quelque chose, quand il dit à son frère péchant et faillant en quelque endroit,
L'occasion pourquoi sans offenser
Je ne te puis misérable laisser,
homme non seulement misérable, mais aussi mauvais et mal sage, c'est de peur qu'en n'y pensant pas, je ne semble punir aigrement et amèrement en toi quelque vice de père ou de mère instillé en toi par leur semence, en te haïssant. Car, comme disait Theophraste, il ne faut pas aimer les étrangers pour les éprouver, mais au contraire il les faut éprouver pour les aimer: mais là où la nature ne donne pas au jugement la précédence pour faire aimer, ni n'attend pas ce que l'on dit communément, qu'il faut avoir mangé une mine de sel avec celui que l'on veut aimer: ains dés notre nativité a fait naître quand et nous le principe et l'occasion d'amitié, là ne faut il pas que nous allions trop âprement ni trop exactement recherchant les fautes et imperfections. Mais maintenant tout au contraire, que diriez vous qu'il y en a qui supporteront et excuseront facilement, jusques à y prendre plaisir, les fautes des étrangers, et qui ne leur appartiennent de rien, avec lesquels ils auront pris quelque connaissance ou en un banquet, ou au jeu, ou aux exercices de la personne, et seront severes, voire inexorables à l'encontre de leurs propres frères? tellement qu'il y en a qui prennent plaisir à nourir des chiens mauvais, des chevaux: et plusieurs, des onces, des chats, des singes, des lions, et les aiment: et ce pendant ils ne peuvent pas endurer les courroux, les erreurs, ou les ambitions de leurs propres frères. Et d'autres, qui donneront à des paillardes et putains des maison et des terres toutes entières, combattront à bon escient contre leurs frères pour une mazure ou pour un coin de maison: et puis imposants à la malveillance qu'ils portent à leurs frères le nom de haine des méchants, ils s'en iront detestants et vituperants le vice en leurs frères, et aux autres ils ne s'en soucieront pas, ains hanteront et fréquenteront communément avec eux. Cela doncques soit comme le preambule de tout notre discours. Au reste pour entrer aux enseignements, je ne veux pas commencer, comme les autres font, au partage des biens paternels, mais à l'émulation mauvaise et jalousie répréhensible qui se leve entre les frères, vivants encore les peres et meres. Agesilaus jadis avait une coutume, qu'il envoyait à chacun Senateur de Lacedaemone, incontinent qu'il était creé, un boeuf, en témoignage de sa vertu: les Ephores qui étaient comme Syndiques d'un chacun, l'en condamnèrent à l'amende envers le public, avec adjonction de la cause, que c'était pource que par telles caresses et menées il allait pratiquant et gagnant à lui seul ceux qui devaient être communs à tous: aussi pourrait on conseiller à un fils d'honorer tellement père et mère, qu'il n'étudie pas à se les gagner, et acquérir leur bonne grâce pour lui seul, en détournant leur bienveillance des autres envers lui, par laquelle prattique plusieurs supplantent leurs frères, couvrants d'une couleur honnête en apparence, mais non juste en vérité, leur avarice et cupidité: cars ils privent leurs frères finement et cauteleusement du plus beau et du plus grand bien de leur heritage, qui est l'amour et bienveillance de peres et meres, espiants oportunément l'occasion que leurs frères sont ailleurs empêchés, ou qu'ils ne se doutent point de leurs menées et se rendants fort modestes, reglés, soupples et obéissants à leurs peres, mêmes és choses où ils vaient que leurs frères s'oublient et faillent, ou semblent faillir: là où il faut faire tout l'opposite, quand on sent qu'il y a quelque courroux et mécontentement du père, en se mettant et se coulant dessous la charge, comme pour soulager son frère, en lui aidant, et par caresses et secourables services remettre le mieux qu'on peut son frère en grâce: et quand il a inexcusablement failli, il en faut rejeter la coulpe ou sur le temps contraire, ou sur quelque autre occupation, ou bien sur sa nature même, <p 84r> comme étant plus utile et plus idoine à autre chose: et convient bien à cela le dire d'Agamemnon,
Ce n'a été ni par lourde paresse,
ni par défaut de sens et de sagesse,
Ains pour avoir sur moi l'oeil étendu,
Et le motif de mon coeur attendu.
Aussi peut dire un bon frère, à l'excuse de son frère, Il m'a voulu laisser faire ce devoir là. Les peres mêmes sont bien aises d'ouïr faire translations de noms, et ajoutent soi à leurs enfants, quand ils appellent la négligence et paresse de leurs frères, une simple bonté: la sottize, une bonne et droite conscience: une opiniâtreté querelleuse, courage qui ne veut point être mêprisé: de manière que celui qui y procède de telle sorte, en intention d'appaiser son père, il y gagne cela, qu'outre ce qu'il diminue la colère de son père à l'encontre de son frère, il augmente la bienveillance de son père envers lui. puis après, quand on a ainsi répondu et satisfait au père, il se faut alors adresser à part au frère, et lui toucher et remontrer vivement en grande liberté son péché et sa faute: car il ne faut ni être indulgent ou connivent envers son frère, ni aussi lui être trop dur, et le fouler aux pieds quand il a failli: car l'un est autant comme s'éjouir de sa faute, et l'autre faillir avec lui: mais user d'une répréhension et correction, qui témoigne le soin de son bien, et le déplaisir de sa faute: car celui qui aura été le plus affectionné advocat et intercesseur pour lui envers ses père et mère, sera le plus véhément accusateur en privé envers lui-même. Que s'il advient que le frère n'ayant rien offensé, soit néanmoins accusé envers le père, il est certainement très honnête en toute autre chose de plier et supporter toute colère et toute rudesse de père et de mère, mais néanmoins les justifications et défenses d'un frère envers eux, qui contre tout droit et raison et contre vérité serait accusé, ou à qui l'on ferait tort, sont irrépréhensibles et fondées en toute honnêteté: et ne faut point craindre en tel cas d'ouïr le reproche qui se lit en Sophocles,
Mauvais le fils qui si fort dégénére,
Que de plaider contre son propre père,
en parlant librement pour la défense de son frère, qu l'on voit iniquement condamné ou opprimé: car telle procédure rend la perte de cause plus agréable à ceux qui sont convaincus, que ne leur eût été la victoire et gaing de cause. Au demeurant, depuis que le père est decedé, il se faut encore plus affectionner à aimer ses frères, que non pas auparavant: premièrement à mener deuil, et à communiquer la charité du sang, en regrettant la mort du commun père, et en rejetant arrière toutes suspicions de vallets, et tous calomnieux rapports des familiers qui voudraient semer quelque altération entre eux: et plutôt croyant tout ce que l'on raconte de l'amour réciproque de Castor et Pollux, mêmement ce que l'on dit, que Pollux tua d'un coup de poing un qui lui venait rapporter en l'oreille quelque chose à l'encontre de son frère: puis quand ce vient au partage des biens patrimoniaux, ne s'entredénoncer pas la guerre l'un à l'autre, comme font plusieurs y venants tous preparés à cette intention,
écoute moi la fille de la Guerre, Dissension:
ains se donner bien garde de celle journée, comme celle qui est aux uns commencement de guerre mortelle et irreconciliable, et aux autres d'amitié et de concorde perdurable: et là faire leurs partages entre eux seuls, s'il est possible: si non, en la présence d'un ami commun à tous deux, homme de bien: qui assiste, comme dit Platon, aux lois de justice, en prenant et donnant ce qui sera plus agréable et plus convenable l'un à l'autre: et ainsi estimer que l'on partage seulement la procuration et l'administration des heritages, et laisser l'usage et la jouissance de tout sans départir en commun, <p 84v> là où il y en a qui s'entre-arrachent les uns aux autres les nourrices qui les ont nourris de mammelle, ou les enfants qui ont été élevés et nourris quand et eux, à toute force de les poursuivre, et s'en vont au partir de là ayants gagné le prix d'un esclave, et perdu ce qui était le plus précieux en la succession de leur père, l'amitié et la confiance de leur frère: et en aiconnu, qui sans y avoir aucun gain, par une opiniâtreté seulement, au partage de leurs biens paternels se sont portés ne plus ne moins, et de rien plus gracieusement, que si c'eût été butin et pillage de guerre: entr lesquels nommeement ont été Charicles et Antiochus de la ville d'Opunte, qui coupèrent par le milieu un vase d'argent et un habillement, et en emportèrent chacun sa part, divisants ainsi, comme par une malediction tragique,
Leur heritage au tranchant de l'épée.
Les autres vont contant après leurs partages, comme par subtils moyens, par finess et cautelle, ils ont circonvenu leurs frères, et ont beaucoup gagné, s'en glorifians, là où plutôt ils se devaient éjouir, plaire à eux-mêmes, et se magnifier, de ce que par gracieuseté, courtoisie et volontaire cession, ils seraient venus au dessus de leurs frères: et pourtant mérite bien Athenodorus que l'on face mention de lui en cet endroit, comme il n'y a celui en notre pays qui ne s'en souvienne bien. Il avait un frère plus ancien que lui, qui se nommait Xenon, lequel maniant comme curateur le bien entier d'eux deux, en dissipa une bonne partie, à la fin ayant pris une femme à force, et en étant condamné, il perdit tout son bien, lequel fut appliqué par confiscation au fisque de l'Empereur. Athenodorus pour lors était encore jeune adolescent sans aucun poil de barbe, et comme sa part des biens paternels lui eût été rendue par la justice, il n'abandonna point son frère, ains mettant tout en commun, en fit partage agec lui: et encore combien qu'en ce partage il connût que son frère le defraudait malicieusement de beaucoup, jamais il ne s'en courrouça à lui, ni ne s'en repentit, ains supporta gayement et doucement l'ingrate méchanceté de son frère, laquelle fut divulguée par toute la Grèce. Or Solon ayant prononcé cette sentence touchant le gouvernement de la chose publique, que l'égalité n'engendre point de sédition, semble avoir trop fâcheusement introduit la proportion Arithmetique, qui est populaire, au lieu de la belle Geometrique: mais en une famille et maison qui conseillerait aux frères, comme Platon admonnestait ses citoyens, sur tout, s'il était possible, d'ôter de la Republique ces mots de mien et tien, ou à tout le moins se contenter de l'égalité et tâcher à la conserver, certainement il asserrait un grand et beau fondement de paix, amitié et concorde entre les frères. Et qu'il se serve à ce propos d'exemples honnorables et illustres, comme est la réponse de Pittacus au Roi de Lydie, qui lui demandait s'il avait des biens: «Deux fois, dit-il, plus que je ne voudrais, étant mon frère mort, duquel j'ai herité.» Mais pource que le plus n'est pas ennemi du moins seulement en augmentation et diminution de richesses, ains comme dit Platon, universellement en inégalité y a toujours mouvement, et en égalité repos et séjour: aussi toute inégalité est bien dangereuse de mettre dissension et querelle entre les frères, et est toutefois impossible qu'ils soient en toutes choses egaux ni pareils, d'autant que ou la nature dés la naissance, ou depuis la fortune leur départent inégalement leurs grâces et faveurs d'où procèdent les envies, et jalousies entre-eux, maladies et pestes mortelles, non seulement aux familles et maisons, mais aussi aux villes et cités: il s'en faut donner de garde et promptement y remédier, quand elles commencent à s'y engendrer. On pourrait conseiller à celui qui aurait advantage sur ses frères qu'il leur communiquât tout ce qu'il aurait par-dessus eux, en les honorant par son credit et réputation, et les avançant par le moyen de ses amitiés: et si d'aventure il est plus eloquent qu'eux, leur offrant sa peine et suffisance, comme étant à eux autant comme à lui-même, et puis n'en <p 85r> montrant aucune enfleure d'arrogance ni de mêpris envers eux, ains plutôt en s'abbaissant et soumettant, rendre sa préférence et son advantage non sujet à l'envie, et égaler autant comme il lui est possible l'inégalité de la fortune par moderée opinion de soi-même: comme Lucullus ne voulut jamais entreprendre office ni magistrat devant son frère, encore qu'il fut plus âgé que lui, ains laissant passer son temps, attendit celui de son frère. Et Pollux ne voulut pas être Dieu même seul, ains plutôt demi-dieu avec son frère, et participer de la condition mortelle pour lui faire part de son immortalité: là où il est en toi, pourra l'on dire à celui que l'on prendra à admonester, sans aucunement diminuer rien des biens que tu as présentement, accomparer et égaler à toi ton frère, le faisant, par manière de dire, jouir de ta grandeur, de ta gloire, de ta vertu, et de ton bon heur: comme fit jadis Platon, qui mit les noms de ses frères, les introduisant parlants en ses plus nobles traités, pour les rendre renommés, à savoir Glaucon et Adimantus, és livres qu'il a écrit de la Republique, et Antiphon le plus jeune, en son dialogue de Parmenides. davantage, ainsi comme il y a ordinairement de grandes inégalités entre les natures ou les aventures des frères, aussi est-il presque impossible que l'un soit en tout et par tout supérieur à ses frères: car il est bien vrai que les Éléments que l'on dit être creés d'une même matière, ont des qualités et forces toutes contraires, mais on ne voit jamais que de deux frères nés d'un même père et d'une même mère, l'un fut comme le sage que feignent les Stoïques, beau, gracieux, liberal, honorable, riche, eloquent, studieux, savant, et humain tout ensemble: et l'autre laid, mausade, sale, chiche, nécessiteux, mal emparlé, ignorant et inhumain aussi tout ensemble: ains y a bien souvent en ceux qui sont les plus rebutés et moins estimés quelque scintille de grâce, de valeur et d'aptitude et inclination à quelque chose de bon: car, comme dit le commun proverbe,
parmi chardons et espineux halliers
Naissent les fleurs des tendres violiers.
celui doncques qui sentira avoir l'avantage en autres choses, s'il n'amoindrit ni ne cache point les telles-quelles parties de vertu qui seront en son frère, ni ne le deboute point comme en un jeu de prix de tous les premiers honneurs, ains lui cède réciproquement en quelques-uns, et le déclare plus excellent et plus habile que lui en plusieurs choses, retirant toujours toute occasion et matière d'envie, comme le bois du feu, il l'éteindra à la fin, ou plutôt il empêchera du tout qu'elle ne s'engendre et concrée. Mais encore celui qui s'aidera toujours de son frère, és choses mêmement desquelles il saura être plus excellent que lui, et usera de son conseil, comme s'il est rhetoricien, à plaider des causes: s'il est entendu en matière d'état, à savoir comment il se doit porter en son magistrat: s'il est homme qui ait beaucoup d'amis, en affaires: bref qu'en nulle chose de conséquence, et qui peut apporter réputation, ne laisse son frère derrière, ains le fait son parsonnier et compagnon en toutes choses grandes et honorables, que se sert de lui quand il est présent, l'attendant quand il est absent, et généralement qui lui donne à entendre qu'il ne serait pas homme de moindre execution que lui, mais qu'il fait moins de compte d'acquérir réputation, et de s'avancer en credit, que lui, en ne s'ôtant rien à soi-même, il ajoute beaucoup à son frère. Ce sont les preceptes et advertissemens que l'on pourrait donner à celui qui serait plus excellent que son frère: et quant à celui qui serait inferieur, il faut qu'il pense en lui-même, que son frère n'est pas un, ni seul, ou plus riche, ou plus savant, ou plus renommé que lui, ains qu'il est lui-même vaincu d'un nombre infini d'autres,
Tant qu'il y a d'hommes mangeants le fruit
Que la grandeur de la terre produit.
<p 85v> Mais s'il est tel qu'il aille par tout portant envie à tout le monde, ou bien s'il est si mal né, qu'entre tant d'hommes qui sont heureux, il n'y en ait pas un qui le fâche, que celui qu'il dût le plus aimer, et qui lui tient de plus près d'obligation du sang, il peut bien dire qu'il est malheureux en toute extrémité, et qu'il ne laisse moyen à homme qui vive de le passer en malheureté. Si comme donc Metellus disait que les Romains devaient bien rendre grâce aux Dieux de ce que Scipion étant si grand personnage était né dedans Rome, et non pas en une autre cité, aussi que chacun souhaitte et face prière aux Dieux, que lui principalement surmonte tous autres en prosperité, ou, si non, au moins que ce soit un sien frère qui ait cette tant désirée puissance et authorité: mais il y en a qui sont si mal nés à toute honnêteté, qu'ils s'éjouissent et se glorifient bien d'avoir des amis colloqués en grands honneurs, et d'avoir des princes ou des grands seigneurs et riches pour hostes, mais ils estiment que la splendeur de leurs frères soit leur obscurité: et se plaisent bien d'ouïr raconter les prosperités de leurs peres, les victoires et conduittes d'armées de leurs ayeux, ausquelles ils n'eurent oncques part, ni n'en reçurent oncques honneur ni profit, mais de grandes successions qui seront échues à leurs frères, ou d'états magnifiques, ou de mariages honorables, il en sont marris, et leur semble que cela les ravale. Et toutefois il fallait en premier lieu ne porter envie à personne, ou si non, à tout le moins tourner son envie au dehors, et deriver cette malignité, d'être marri du bien d'autrui, à l'encontre des étrangers, comme ceux qui embrouillent leurs ennemis en séditions intestines, et les chassent hors de chez eux.
D'autres Troiens et de leurs alliés
Grand nombre y a parmi votre bataille,
Pour éprouver de mon glaive la taille:
Des Grecs aussi en notre ost Argien,
Sur qui pourras faire épreuve du tien.
comme dit Diomedes à Glaucus: c'est là où tu peux exercer ton envie et ta jalousie. Mais il faut qu'un frère ne soit pas comme le bassin d'une balance qui fait le contraire de son compagnon, quand l'un se haulse, l'autre se baisse: ains faut qu'il face comme les petits nombres, qui par multiplication d'eux même produisent les grands, et en se multipliant ainsi l'augmenter, et s'augmenter aussi de biens: car entre les doigts de la main, celui qui ne tient pas la plume en écrivant, et qui ne touche pas les chordes de l'instrument en jouant, pource qu'il n'est pas propre ne dispos à ce faire, n'en vaut pas pire pour cela, ains ils se meuvent tous ensemble, et s'entre-aident les uns les autres en quelque sorte, comme ayants expressément pour cette cause été faits inegaux à l'entour du plus grand et du plus fort, pour être plus apte à prendre, et à retenir. Ainsi Craterus étant frère propre d'Antigonus Roi regnant, et périlaus de Cassander, se mirent à conduire des armées sous leurs frères, ou bien se teindrent en leurs maisons: mais je ne sais quels Antiochus Seleucus, et ailleurs Grypus et Cyzicenus, n'ayants pas appris à se contenter du second lieu, ains appetants les marques de dignité Royalle, la pourpre, et le diadéme, se remplirent eux-mêmes, et les uns les autres de maux infinis, et en combletent quant-et-quant toute l'Asie. Mais pour autant que les envies et jalousies s'impriment le plus souvent és natures et moeurs de personnes ambitieuses, le plus expédient serait aux frères, pour obvier à tel inconvénient, de n'aspirer pas à acquérir honneur, ni authorité et credit par mêmes moyens, ains l'un par un moyen et l'autre par un autre: car les combats des bêtes sauvages s'émeuvent ordinairement entre celles qui se nourrissent de même pâture, et entre les combatants des jeux de prix ceux-là seuls se nomment adversaires les uns des autres qui travaillent à même sorte de jeu: là où les escrimeurs des poings aux escrimeurs à outrance sont amis, et les lutteurs aux coureurs de carrière, <p 86r> et s'entre-aident et s'entrefavorisent les uns aux autres. Et pourtant des deux fils de Tyndarus, l'un Polynices gagnait toujours le prix à l'escrime des poings, et Castor l'emportait à la course. Voilà pourquoi Homere a bien fait, que Teucer était excellent à tirer de l'arc, là où son frère était des meilleurs combatants à coups de main,
Et le couvrait de son luisant écu.
Comme entre ceux qui se mêlent des affaires publiques, ceux qui manient les armes ne portent pas communément envie à ceux qui haranguent devant le peuple, ni entre ceux qui parlent en public, les advocats aux lecteurs de philosophie, ni entre ceux qui pensent les malades, les médecins aux chirurgiens, ains s'entredonnent la main, et s'entreportent témoignage les uns aux autres: mais vouloir et chercher d'acquérir honneur et réputation d'un même art, et par une même valeur et suffisance, c'est autant entre ceux qui ne sont pas parfaits, comme étant amoureux d'une même maîtresse, vouloir être mieux venu, et avoir plus davantage l'un que l'autre. Ceux doncques qui cheminent par diverses voies evitent les occasions d'envie, et s'entre-aident les uns les autres, comme Demosthenes et Chares, et semblablement Aeschines et Eubulus, Hyperides et Leosthenes, dont les uns proposaient les decrets, et haranguaient devant le peuple, les autres conduisaient les armées, et faisaient les affaires. Et pourtant faut-il que les frères qui ne seront pas pour s'entrecommuniquer, sans envie, leur gloire et leur credit, aient leurs cupidités et leurs ambitions bien tournées à contrepoil, et bien éloignées les unes des autres, s'ils veulent recevoir plaisir, et non pas déplaisir de la prosperité et de l'heureux succès les uns des autres: mais par-dessus tout cela, il se faut bien donner garde des parents et alliés, et quelques fois des femmes mêmes, qui à la convoitise d'honneur ajoutent de mauvais et malicieux propos: Votre frère fait merveille, il emporte tout, on ne parle que de lui, tout le monde lui fait la cour: là où personne ne vient vers vous, et n'avez honneur ne demi. Le frère qui sera sage, répondra à ces mauvais langages là, j'ai un frère qui a la vogue de credit, et du credit et authorité qu'il a, la plus grande part en est miene, et à mon commandement. Car Socrates disait, qu'il aimait mieux avoir Darius pour ami que ses Dariques: mais un frère qui a bon jugement ne se pensera pas avoir moins de bien, d'avoir son frère constitué en grand état, ou riche, ou avancé en credit et réputation, par le mérite de son éloquence, que si lui-même avait l'état, la richesse, le savoir et l'éloquence. Voilà comment il faut essayer à radouber le mieux qu'il est possible telles inégalités: mais il y a d'autres différences qui naissent incontinent avec eux, au moins ceux qui ne sont pas bien appris quant aux âges: car à bon droit les plus vieux voulants toujours commander aux plus jeunes, leur presider, et avoir plus et d'honneur et d'authorité et de puissance en tout et par tout, sont fâcheux et ennuyeux: et de l'autre côté aussi les plus jeunes secouants la bride et s'enorgueillissants s'accoutument à ne faire compte, et à mêpriser leurs frères plus âgés: de là advient que les jeunes, comme enviés et rabbaissés toujours par leurs aînés, fuient et haïssent leurs corrections et admonitions, et les aînés désirants garder et retenir toujours leur précédence par-dessus eux, redoutent l'accroissement de leurs puisnés, comme étant la ruine d'eux-mêmes. Tout ainsi doncques comme l'on dit, qu'en un bienfait il faut que celui qui le reçoit l'estime plus grand qu'il n'est, et celui qui le donne plus petit: aussi qui pourrait persuader à l'aîné de ne réputer pas que le temps dont il précéde son frère soit beaucoup, et au puisné que ce soit peu de choses, il les délivrerait tous deux, l'un de desdaing et de mêpris, et l'autre d'irrévérence et de négligence. Et pource qu'il est convenable à l'aîné d'avoir soin, enseigner, reprendre et admonester, et au puisné honorer, suivre et imiter: je voudrais que la solicitude de l'aîné tint plutôt du compagnon que du père, et de la suasion <p 86v> plutôt que du commandement, et qu'il fut plus prompt à s'éjouir pour le devoir fait, et à le louer, que non pas à le reprendre et blâmer, pour l'avoir oublié, et face l'un non seulement plus volontairement, mais aussi plus humainement que l'autre: et aussi qu'au zele du puisné il y eût plus de l'imitation, que de la jalousie et contention, pource que l'imitation presuppose la bonne estime et admiration, et la jalousie et contention n'est jamais sans envie, qui fait que les hommes aiment ceux qui tâchent à les ressembler, et au contraire ils rebutent et depriment ceux qui étrivent et s'efforcent de s'égaler à eux: et parmi l'honneur qu'il est bien séant que le puisné rende à son aîné, l'obéissance est celle qui mérite plus de louange, et qui engendre une plus forte et plus cordiale bienveillance, accompagnée d'une révérence et d'un contentement, qui est cause que l'aîné réciproquement lui cède et lui defere. Dont il advint que Caton ayant dés son enfance honoré et reveré son frère Caepion par obéissance, observance et silence devant lui, à la fin gagna tant quand ils furent hommes faits, et le remplit de si grand respect et révérence envers lui, qu'il ne faisait ni ne disait rien qu'il ne lui dît. Auquel propos on raconte que Caepion un jour ayant signé et seellé de son cachet quelques tablettes de témoignage, Caton son frère survenant après ne les voulut point signer ni seeller: quoi entendant Caepion redemanda incontinent les tablettes, et arracha son cachet avant que demander pour quelle occasion son frère ne lui avait pas cru, ains avait eu le témoignage pour suspect. Aussi semble-il que les frères d'Epicurus lui portèrent grand respect et révérence, pour l'amour et bienveillance qu'il avait montré envers eux: ce qui apparut tant en toutes autres choses, qu'en ce qu'ils épousèrent fort chaudement toutes ses inventions et opinions en la philosophie: car encore qu'ils se soient trompés d'opinion, d'avoir toujours dit et tenu dés leur enfance, que jamais homme n'avait été si savant en philosophie que leur frère Epicurus: si est-ce chose merveilleuse comment ou lui les ait pu ansi affectionner, ou eux se soient ainsi disposés et affectionnés envers lui. Entre les plus modernes philosophes mêmes, Apollonius le Peripatetique a convaincu de menterie celui qui a dit le premier, que l'honneur et la gloire ne recevaient point de compagnon, ayant rendu son frère puisné Sotion plus honoré et plus renommé que lui-même. Et quant à moi, combien que la fortune m'ait fait beaucoup de faveurs, qui méritent bien que je lui en rende grandes grâces, il n'en a pas une dont je me sente tant obligé à elle, comme l'amour et la bienveillance que m'a porté et me porte en toutes choses mon frère Timon, ce que nul ne peut nier, qui ait tant soit peu hanté ou fréquenté avec nous, et moins que tous autres, vous qui nous avez été familiers. Il y a d'autres hargnes, dont il se faut donner garde, entre les frères qui sont de pareil âge, ou bien peu éloignés l'un de l'autre, lesquelles passions sont petites, mais continuelles et en grand nombre, au moyen dequoi elles apportent une mauvaise accoutumance de se fâcher, aigrir et courroucer de toutes choses, laquelle enfin se termine en haines et inimitiés irreconciliables: car ayants commencé à quereller les uns contre les autres dés les jeux d'enfance pour la nourriture, ou pour les combats de quelques petites bêtes, comme de cailles ou de cocqs, et puis pour la lutte des petits garçons, ou pour la chasse de leurs chiens, ou la comparaison de leurs chevaux, ils ne peuvant plus retenir ni refréner, quand il sont devenus grands, leur opiniâtreté et leur ambition en choses de grande conséquence. Comme les plus grands et plus puissants hommes d'entre les Grecs de notre temps, s'étant premièrement bandés les uns contre les autres pour les faveurs qu'ils portaient à des baladins et joueurs de cithres, et puis faisants à l'envi à qui aurait de plus beaux viviers, de plus belles baignoueres, et de plus belles allées et galeries, de plus belles salles, et lieux de plaisance au territoire de Edepsus, en les comparant les unes aux autres <p 87r> opiniâtrement, en coupant les canaux, et divertissant les conduits des fontaines; ils se sont tellement aigris les uns contre les autres, qu'ils s'en sont perdus: car le tyran les leur a tous ôtés, et ont été bannis de leur pays, pauvres, vagabonds par le monde, et à peine que je ne dis, tous autres qu'ils n'étaient auparavant, excepté qu'ils sont demeurés les mêmes qu'ils étaient à s'entrehaïr. Voila pourquoi il faut bien dés le commencement resister à la jalousie et opiniâtreté qui se glisse entre les frères és premières et petites choses, en s'accoutumant à céder l'un à l'autre réciproquement, et à se laisser vaincre, et à s'éjouir plutôt de leur complaire, que non pas de les vaincre: car ce n'a point été d'autres victoires que les anciens ont entendu, quand ils ont appelé la victoire Cadmiene, que celle d'entre les frères au-devant de Thebes, qui fut une très vilaine et très méchante victoire. Mais quoi, les affaires mêmes n'apportent-ils pas plusieurs occasions de dissensions et de debats entre les frères, à ceux encore qui sont les plus doux et les plus gracieux? Oui certes, mais c'est aussi là où il faut laisser les affaires se combattre tous seuls, sans y ajouter aucune passion d'opiniâtreté, ni de colère, comme un hameçon qui les accroche et attache à debattre, ains faut que comme en une balance ils regardent par ensemble de quel côté panchera le droit et l'equité, et que le plutôt qu'il leur sera possible, ils remettent le jugement et l'arbitrage de leur différent à quelques bons personnages, pour les vider et purger tout au net devant qu'ils percent si avant, comme une tache ou une teincture, que l'on ne la puisse plus effacer ni laver: et puis imiter les philosophes Pythagoriens, lesquels n'étant alliés ni parents, ains seulement participants de même école et même discipline, si d'aventure ils s'étaient quelques fois transportés de colère, jusques à dire injure l'un à l'autre, devant que le soleil fut couché touchants en la main l'un de l'autre et s'entr'embrassans, faisaient l'appointement: car comme quand il advient une fiévre sur une bosse en l'aine, il n'y a pour cela danger quelconque, mais si la bosse nettoyée et passée la fiévre persévére, c'est un maladie qui a son principe et sa cause d'ailleurs plus profonde: aussi le différent qui est entre deux frères, quand il cesse avec l'affaire, procédait de l'affaire: mais si le différent demeure après l'affaire vuidé, l'affaire n'était que pretexte, et y avait au dedans une suspecte et mauvaise racine cachée. Auquel propos il fait bon entendre la façon de procéder à la decision du différent de deux frères de nation barbare, non pour une part ou portion de quelque petite terre, ou pour un nombre d'esclaves, ou de moutons: mais pour l'Empire des Perses: car après la mort de Darius aucuns des Perses voulaient que Ariamenes succedât à la couronne, comme étant le fils aîné du feu Roi: les autres voulaient que ce fut Xerxes, tant pource qu'il était fils de Atossa fille du grand Cyrus, que pource qu'il était né de Darius étant jà Roi couronné. Ariamenes doncques descendit du pais de la Medie, non point en armes, comme pour faire la guerre, ains tout simplement avec son train, comme pour pousuivre son droit en justice. Xerxes par avant sa venue faisait toutes choses qui appartenaient à un Roi, mais quand son frère fut arrivé, volontairement il s'ôta le diadéme ou frontal, et posa le chapeau Royal, que les Rois ont accoutumé de porter à la pointe droite, et lui alla au-devant, l'embrassa, et lui envoya des présents, avec commandement à ceux qui les lui portoyent de lui dire, «Xerxes ton frère t'honnore maintenant de ces présents ici: mais si par la sentence et le jugement des Princes et Seigneurs de Perse il est déclaré Roi, il veut que tu sois la seconde personne de Perse après lui.» Ariamenes fit réponse: «Je reçois de bon coeur les présents de mon frère, et pense que le Royaume des Perses m'appartienne, mais quant à mes frères, je leur garderai l'honneur qui leur est du après moi, et à Xerxes le premier de tous.» Quand fut échu le jour du jugement, les Perses de commun consentement déclarèrent juge de cette grande cause Artabanus, qui était frère du defunct Darius. Xerxes ne voulait point être jugé par lui seul, <p 87v> parce qu'il se fiait plus à la multitude des Seigneurs, mais sa mère Atossa l'en reprit: «pourquoi, dit-elle, mon fils, refuses-tu Artabanus ton oncle, le plus homme de bien qui soit en Perse, pour ton juge? et pourquoi as-tu tant de crainte de l'issue de ce jugement-là où le second lieu même est encore honorable, d'être appelé et jugé le frère du Roi de Perse?» Xerxes doncques se laissa persuader à sa mère: et le proces étant jugé, Artabanus prononcea que le Royaume appartenait à Xerxes: parquoi Ariamenes incontinent se levant de son siege alla faire hommage à son frère, et le prenant par la main droite le mena seoir dedans le siege Royal, et de là en avant fut toujours le plus grand auprès de lui, et se montra si bien affectionné en son endroit, que en la bataille navale de Salamine il mourut en combattant vaillamment pour son service. cet exemple donc soit comme un patron original de vraie benignité et magnanimité, où il n'y a rien à reprendre. Et quant à Antiochus on pourrait bien justement reprendre en lui une trop grande convoitise de regner, mais aussi fait-il bien à émerveiller, que l'amitié fraternelle ne fut pas du tout éteinte en son ambition. Il faisait la guerre pour le Royaume, à son frère Seleucus qui était son aîné, et avait sa mère qui lui favorisait: mais au plus fort de leur guerre Seleucus ayant donné une bataille aux Galates, la perdit, et ne se trouvant nulle part, on fut long temps que l'on le tint pour mort: et son armée toute taillée en pièces par les Barbares: ce que ayant entendu Antiochus posa la robe de pourpre, et se vêtit de noir, et fermant son palais Royal, mena deuil de son frère, comme s'il eût été perdu: mais après étant averti comme il était sain et sauf, et qu'il remettait sus une autre armée, sortant de son logis en public il alla sacrifier aux Dieux en action de grâces, et commanda aux villes qui étaient sous lui de faire semblablement sacrifices, et porter chapeaux de fleurs en signe de réjouissance publique. Et les Atheniens ayants sans propos inventé et controuvé la fable, touchant la querelle d'entre Neptune et Minerve, y ont entremêlé une correction qui n'est pas trop hors de propos: car ils suppriment toujours le deuxiesme jour du mois de Juin, auquel ils disent qu'advint ce debat et cette noise entre Neptune et Minerve. Qui nous empêchera donques aussi, s'il advient que nous ayons eu debat ou différent à l'encontre de nos alliés et parents, que nous ne condamnions ce jour-là de perpetuelle oubliance, et ne le réputions entre les journées maudites et malencontreuses, non pas oublier tant d'autres bonnes et joyeuses, desquelles nous avons vécu, et avons été nourris ensemble, à l'occasion d'une seule? car ce n'est point en vain, ne pour néant, que nature nous a donné la mansuetude et la modestie, fille de patience, où il faut que nous en usions, principalement envers nos alliés et nos parents. Si ne se montre pas l'amour et affection cordiale envers eux seulement, en leur pardonnant quand ils ont failli, mais aussi en leur demandant pardon quand on les a offensés: pourtant ne les faut-il pas négliger quand ils sont courroucés, ni se roidir à l'encontre d'eux quand ils se viennent justifier ou excuser, ains plutôt les prevenir et aller au-devant de leurs courroux, en s'excusant si on les a offensés, et leur pardonnant devant qu'ils s'excusent: pourtant est Euclides le disciple de Socrates fort renommé és écoles des philosophes, pource que ayant ouï une parole indigne et bestiale de son frère, qui lui avait dit, Je mourrois de male mort si je ne me vengeois de toi: «mais moi, dit-il, si je n'appaisois ta colère, et ne te persuadois que tu m'aimasses comme tu faisais auparavant.» Mais l'effet et non pas la parole du Roi Eumenes ne se peut aucunement surpasser ni en patience, ni en douceur et bonté: car Perseus le Roi de Macedoine, étant son ennemi, avait attiltré des meurtriers pour le tuer, lesquels étaient en embûche à l'épier auprès de la ville de Delphes, ayants entendu qu'il venait de la marine vers la ville, pour se conseiller à l'oracle d'Apollo: et l'assaillants par derrière, lui jetèrent de grosses pierres, qui l'assenèrent sur la tête et sur <p 88r> le col: dont il fut tellement étourdi, qu'il en tomba par terre tout pasmé, de manière que l'on pensa qu'il fut mort, et en courut le bruit par tout, tant que quelques-uns de ses serviteurs et amis mêmes coururent jusques en la ville de Pergame en porter la nouvelle, comme de chose à laquelle ils avaient été présents: parquoi Attalus le plus âgé de ses frères homme de bien, et qui s'était toujours plus fidelement et plus loyaument que nul autre porté envers son frère, fut non seulement déclaré Roi, et couronné du diadesme Royal, mais qui plus est, il épousa la Roine Stratonice femme de son frère, et coucha avec elle: mais depuis quand les nouvelles arrivèrent qu'Eumenes était vivant, et qu'il s'en venait, posant le diadesme, et reprenant la javeline, comme il avait accoutumé de porter à la garde de son frère, il lui alla au-devant avec les autres gardes, et le Roi le reçeut humainement, salua et embrassa la Roine avec grand honneur et grandes caresses: et ayant vécu longuement depuis sans plainte ni suspicion quelconque, finablement venant à mourir il consigna et laissa son Royaume et sa femme à son frère Attalus. Mais que fit Attalus après sa mort? il ne voulut jamais faire nourrir aucun de ses enfants que Stratonice sa femme lui porta, et si en eut plusieurs, ains nourrit et éleva le fils de son frère defunct, jusques à ce qu'il fut en âge d'homme, et lors lui-même lui mit sur la tête le diadesme Royal, et l'appella Roi. Mais Cambyses au contraire, pour un songe qu'il avait songé, craignant que son frère ne vint à être Roi de l'Asie, sans autre raison ne preuve aucune le fit mourir: à l'occasion dequoi la succession de l'empire sortit de la race de Cyrus après sa mort, et vint à regner celle de Darius, prince qui sut communiquer le gouvernement de ses affaires et son authorité, non seulement à ses frères, mais aussi à ses amis. Il faut bien aussi se souvenir d'un autre point, et l'observer soigneusement quand on est tombé en quelque différent avec les frères, c'est de hanter lors, et parler, et fréquenter plus souvent que jamais avec leurs amis, et à l'opposite fuir leurs malveillants et ennemis, sans les vouloir ouïr ni recevoir, suivant en cela pour le moins la façon de faire des Candiots, lesquels entrants souvent en combustion les uns contre les autres, et se faisants la guerre, quand il leur survenait des ennemis de dehors ils se r'alliaient incontinent ensemble, et se bandaient tous contre eux: et cela s'appellait Syncretisme. Mais il y en a qui, comme l'eau coule toujours contrebas, aussi s'abbaissent à ceux qui se baissent et qui se divisent, ruinants par les soufflements toute parenté et toute amitié, haïssants l'un et l'autre, et s'attachants plus à celui qui se lâche par imbecillité. Car les amis simples, et ne pensants point en mal, comme sont les jeunes, aiment ce que leurs amis aiment, mais les plus pervers et plus malins ennemis font semblant d'être marris et courroucés aussi contre le frère qui a courroux et debat à l'encontre de son frère. Comme donc la poule en Aesope répond au regnard, qui faisait semblant d'avoir ouï dire qu'elle était malade, et lui demandait par amitié, comment elle se portait: «Je me porterai bien, dit elle, mais que tu sois arrière d'ici.» Aussi faut-il répondre à un tel homme malin, qui viendra mettre en avant et ouvrir le propos du debat avec le frère, pour sonder et sapper par dessous, à fin d'entendre quelque secret: «Je n'ai rien à démêler avec mon frère, ni lui avec moi, pourvu que je ne prête point l'oreille aux rapporteurs, ni lui aussi.» Mais maintenant je ne sais comment quand nous sommes chassieux, ou que nous avons mal aux yeux, nous divertissons notre vue des corps qui font réverbération, et des couleurs trop vives: et quand nous avons quelque colère, ou plainte, ou suspicion contre nos frères, nous prenons plaisir à ouïr ceux qui nous y embrouillent encore davantage, et leur adherons lors qu'il était plus besoin de fuir leurs ennemis et malveillants, et se cacher d'eux: et au contraire s'approcher, hanter et converser avec leurs alliés, leurs domestiques et amis, et mêmes entrer dedans leurs maisons pour s'aller librement plaindre jusques à leurs femmes: et néanmoins <p 88v> on dit communément, que les frères cheminants ensemble ne doivent pas seulement mettre une pierre entre eux, et est on marri quand un chien vient courir à travers d'eux, et craint on beaucoup d'autres choses semblables, desquelles nulle ne saurait séparer ne diviser la concorde des frères: et ce pendant il ne voyent pas, qu'ils admettent au milieu d'eux, et reçoivent à travers, des hommes de nature canine, qui ne font qu'abboyer, pour irriter les uns contre les autres. A cette cause venant à propos pour la suite du discours, Theophrastus disait fort bien, que si toutes choses doivent être communes entre amis, suivant l'ancien proverbe, encore plus le doivent être les amis: car les familiarités, conversations et fréquentations séparées à part, détournent et divertissent les uns d'avec les autres: car à choisir d'autres familiers et amis suit incontinent par conséquence, prendre plaisir à d'autres compagnies, en estimer d'autres, et se laisser mener et gouverner à d'autres, parce que les amitiés forment les naturels des personnes, et n'y a point de plus certain signe de différentes humeurs et naturels des personnes, que le chois et election de différents amis: tellement que ni le boire et maner, ni le jouer, ni passer les jours tous entiers ensemble, n'ont pas tant d'efficace à contenir la concorde et bienveillance des frères, comme le haïr et l'aimer de mêmes personnes, et prendre plaisir à mêmes compagnies, et au contraire aussi, d'en abhorrir et fuir de mêmes: car quand les frères ont des amis communs, ils n'endurent jamais qu'il naisse entre-eux des piques ni des querelles, ains si d'aventure il survient ou quelque soudaine colère, ou quelque plainte, elle est incontinent appaisée par le moyen des amis communs, qui les prennent sur eux, et les font évanouir en néant, s'ils sont bien affectionnés envers l'un et l'autre des frères, et que leur bienveillance panche autant d'un côté comme d'autre. Car ainsi comme l'étain soude et rejoint le cuivre qui est cassé, en touchant aux deux extrémités des pièces rompues, pource qu'il s'accorde aussi bien avec l'un des frères comme avec l'autre, pour bien résouder et confirmer la mutuelle bienveillance: mais ceux qui sont inegaux, et ne se peuvent mêler autant avec l'un comme avec l'autre bout, font une séparation et disjonction, et non pas une conjonction, comme certains tons en la musique. Et pourtant pourrait on à bon droit douter, et demander si Hesiode a bien ou mal dit,
Ne fais égal le compagnon au frère.
car le compagnon qui sera sage et commun ami, plus il sera incorporé avec tous les deux, plus ferme neud et lien sera il de l'amitié fraternelle: mais Hesiode a entendu et craint cela des ordinaires et vulgaires hommes, qui sont coutumièrement sujets à être jaloux, et à s'aimer soi-même, ce qui est bien raisonnable d'eviter, encore que l'on porte égale bienveillance à l'ami, qu'au frère: ce néanmoins en cas de concurrence, de reserver toujours le premier lieu au frère, soit à le préférer en election de magistrat ou maniement d'affaires d'état, soit à le convier à quelque festin ou assemblée solonnelle, ou à le recommander aux princes et seigneurs, et autres telles choses semblables, que le commun des hommes répute grandes et honnorables, il faut en tout cela rendre la dignité et l'honneur à l'obligation du sang et à la nature: car l'avantage en telles choses n'apporterait pas tant de réputation et de gloire à l'ami, que le rebut apporterait de deréputation et de déshonneur au frère. Et quant à cette sentence là nous en avons ailleurs traité plus amplement: mais un autre mot sententieux de Menander, qui est très sagement dit,
Qui aime bien, ne veut qu'on le mêprise,
nous remet en mémoire et nous enseigne d'avoir soin de nos frères, et ne nous fier pas tant à l'obligation de la nature, que nous les mêprisions: car le cheval est une bête de nature aimant l'homme, et le chien son maître, mais toutefois si vous faillez <p 89r> à les penser, et en avoir le soin tel que vois devez, ils perdent celle cordiale affection, et s'étrangent de vous: et le corps est de naissance très conjoint à l'âme: mais si elle le néglige et le mêprise, il ne veut plus lui aider, et gâte ou empêche ses actions. Or le soin et la solicitude honnête que l'on doit avoir des frères, et encore plus des beaux peres et des gendres d'iceux, est de se montrer toujours bienveillants, et bien affectionnés en leur endroit prompts à faire pour eux en toutes occasions, saluer et caresser leurs serviteurs favorits, remercier les médecins qui les auront pensés en leurs maladies, leurs amis fideles qui les auront volontairement et utilement accompagnés en quelque voyage, et en quelque expédition de guerre: et quant à la femme épousée du frère, la tenir et révérer comme une relique très sainte, pour l'amour de son mari, la louer, se plaindre avec elle de son mari, s'il n'en fait compte tel qu'il doit, l'appaiser quand elle est courroucée, et si d'aventure elle commet quelque légère faute, la reconcilier avec son mari, et le prier de lui pardonner, et aussi s'il y a quelque chose particulière en quoi il soit en différent avec son frère, s'en plaindre à elle, et tâcher de l'appointer avec lui. être à bon escient marri de ce que son frère ne se marie point, ou s'il est marié, de ce qu'il n'a point d'enfants, en l'en solicitant, et le tançant, tant que l'on le conduise par toutes vois à se marier, et se lier par legitimes alliances: et quand il a eu des enfants, montrer encore plus manifestement sa bienveillance, tant envers lui qu'envers sa femme, en l'honorant plus que jamais, et aimant ses enfants comme les siens propres: mais se montrant encore plus indulgent et plus doux envers ceux de son frère, afin que s'il advient qu'ils fassent quelque faute, comme font les jeunes gens, qu'ils ne s'en fuient point, et ne se retirent point, pour crainte du père ou de la mère, en quelque mauvaise et débauchée compagnie, ains qu'ils aient un recours et une retraite, où ils soient admonestés amiablement, et où ils treuvent intercesseur pour faire leur appointement. Voilà comment Platon ramena son nepveu Speusippus, qui était fort débauché, et fort dissolu, sans lui dire ne faire mal quelconque, ains se montrant doux et gracieux à le recueillir, là où il fuyait ses père et mère qui criaient toujours après lui, et le tançaient incessamment: quoi faisant il engendra en son coeur une grande révérence envers lui, et grand zele de l'imiter, et de s'employer à l'étude de la philosophie, combien, que plusieurs de ses amis le blâmassent de ce qu'il ne reprenait et ne corrigeait autrement ce jeune homme: mais lui leur répondit, qu'il le reprenait assez, en lui donnant à connaître par sa vie et par ses deportements la différence qu'il y a entre le vice et la vertu, et entre les choses honnêtes et déshonnêtes. Le père d'Alevas Roi de Thessalie le rebutait et le rudoyait, pource qu'il était haut à la main et superbe, et au contraire son oncle frère de son père le soutenait et l'avançait: et comme un jour les Thessaliens envoyassent les buletins à l'oracle d'Apollo en Delphes, pour savoir qui serait Roi, l'oncle au desceu du père mit un buletin pour Alevas: la prophètisse Pythie prononça, que c'était Alevas qui devait être Roi: au contraire le père insistait, qu'il n'avait point mis de buletin pour lui: et semblait à tout le monde qu'il y devait donc avoir eu erreur à écrire ces buletins et ces noms: et pourtant renvoya l'on de rechef à l'oracle, là où la Pythie répondit,
J'entends et dis le roux fils d'Archedice.
et en cette manière Alevas étant déclaré Roi de Thessalie par l'oracle d'Apollo, moyennant cette faveur que lui fit le frère de son père, fut quant à lui beaucoup plus excellent prince que tous les autres qui avaient été en la maison devant lui, et si éleva son pays et sa nation en grande gloire et grande réputation. Ainsi faut-il en s'éjouissant et se glorifiant de l'avancement, des honneurs, charges et offices honorables des enfants de son frère, les pousser et encourager à la vertu, et quand ils font bien, les louer bien hautement: car à l'aventure serait il odieux de grandement <p 89v> louer le sien propre, mais celui de son frère, il est digne et honorable, non point procédant de l'amour de soi-même, ains de l'honnêteté, et tenant à vrai dire de la divinité. [...] signifie divin, et oncle. Si me semble que le nom même nous convie à aimer cherement nos nepveux: et si faut que nous nous proposions à imiter les grands personnages, qui ont été sanctifiés et deifiés par le passé: car Hercules ayant engendré soixante et huict enfants, aima aussi cherement Iolaus celui de son frère, que pas un des siens propres: c'est pourquoi encore maintenant on le met dessus un même autel que son oncle Hercules, et le prie l'on quand et lui, l'appellant le côtéillier d'Hercules: et son frère Iphicles ayant été tué en une bataille, qui fut donnée près de Lacedaemone, il en fut si déplaisant, qu'il partit de tout le Peloponese. Et Leucothea, so soeur étant trêpassée, nourrit et éleva son enfant, et le deifia quand et elle: d'où vient que les Dames Romaines encore aujourd'hui en la fête de Leucothea, qu'ils appellent Matuta, portent entre leurs bras et cherissent, non leurs propres enfants, ains ceux de leurs soeurs.

XIII. Du trop parler.
1. C'EST une cure bien fâcheuse et bien malaisée à la philosophie, qu'entreprendre de guérir le vice de ceux qui parlent trop, pource que la médecine dont elle use est la parole reçue des écoutants, et ces grands parleurs n'écoutent jamais personne, car ils parlent toujours: et est le premier vice de ceux qui ne se peuvent taire, qu'ils ne veulent écouter personne, tellement que c'est une surdité volontaire de gens qui semblent se plaindre de la nature, de ce qu'elle ne leur a donné qu'une langue, vu qu'elle leur a donné deux oreilles. Si donc Euripides est loué d'avoir bien dit à un malavisé auditeur auquel il parlait,
On ne saurait sage conseil donner
A homme fol, ne bien l'arraisonner,
Non plus qu'emplir se pourrait un vaisseau
Qui par tout coule, et ne retient point eau.
plus justement pourrait-on dire à un babillard ou d'un babillard, on ne saurait emplir celui qui ne reçoit point les sages et bons avertissements qu'on lui verse, ou pour mieux dire, que l'on répand alentour des oreilles de celui qui parle toujours à ceux qui point ne l'écoutent, et n'écoute jamais ceux qui parlent à lui: car s'il écoute tant soit peu, ce n'est que comme un reflux de babil, qui prend haleine pour rebabiller puis après encore davantage. Il y avait en la ville d'Olympe un portique, que l'on appellait Heptaphonos, pource qu'une même voix y retentissait par diverses reflexions plusieurs fois: mais si la moindre parole touche tant soit peu à un babillard, incontinent il resonnera par tout,
Touchant du coeur les chordes plus cachées,
Qui ne devraient pour rien être touchées:
tellement que l'on dirait, que les pertuis et conduits de l'ouie en eux ne répondent point au dedans du cerveau, mais à la langue: au moyen dequoi les paroles demeurent en l'entendement des autres: mais des babillards ils s'écoulent incontinent, et puis ils s'en vont comme vaisseaux percés, vides de sens et pleins de bruit.

2. Toutefois afin que nous ne laissions à éprouver aucun moyen de leur profiter, nous pourrons commencer par dire à chacun de ces grands parleurs,<p 90r>
Ami tais toi, car taciturnité
Porte avec soi mainte commodité,
et entre les autres deux premières et principales, c'est à savoir, écouter, et être écouté, desquelles ces importuns parleurs ne peuvent jamais obtenir ne l'une ne l'autre, ains sont frustrés de leur désir en toutes les deux. Les autres passions et maladies de l'âme, comme l'avarice, l'ambition, l'amour, ont à tout le moins aucunefois jouissance de ce qu'elles désirent, mais c'est ce qui plus tourmente ces grands babillards, qu'ils cherchent par tout qui les veuille ouïr, et n'en peuvent trouver: car soit ou que l'on devise assis, ou que l'on se promene en compagnie, chacun s'enfuit grand' erre si tôt que l'on voit approcher quelqu'un de ces grands causeurs: vous diriez proprement que l'on a sonné la retraite, si vite chacun se retire. Et ainsi comme quand en une assemblée il se fait soudainement un grand silence, et que personne ne parle, on dit que Mercure y est entré: aussi quand un babillard entre en un banquet ou une compagnie de gens qui s'entreconnaissent, chacun se tait, craignant de lui donner occasion de parler: ou si de lui-même il commence le premier à entre-ouvrir les lévres, chacun se léve et s'en va, devant que l'orage soit venue, comme font les gens de marine, qui se retirent à l'abri, se doutant de tourmente, pour avoir ouï un peu bruire la bise sur le haut de quelque écueuil de mer. Dont il advient qu'ils ne peuvent avoir à boire et à manger avec eux personne qui y vienne volontairement: ni loger avec eux quand on va par les champs, ou que l'on voyage par mer, s'ils n'y sont contraints: car cet importun est toujours après, tantôt les tirant par la robe, tantôt par la barbe, tantôt les frappant du coude, de manière que les pieds font là bien besoin comme disait Archilochus, ou plutôt le sage Aristote, lequel répondit à un tel importun causeur, qui le fâchait et lui rompait la tête, en lui faisant des plus étranges contes du monde, et lui répétait souvent, «Mais n'est-ce pas une merveilleuse chose, Aristote?» «Non pas cela, dit-il, mais c'est bien chose merveilleuse, qu'un homme ayant des pieds puisse endurer ton babil.» Et à un autre semblable qui lui disait, après un long procès qu'il lui avait fait: «Je t'ai bien rompu la tête, Philosophe, de mon parler:» «Non as, répondit il, point autrement: car je n'y ai point pensé.» Pource que si l'on est quelquefois contraint de les laisser babiller, l'âme ce pendant se retire en soi, et fait à par elle quelque discours, ne leur laissant que les oreilles seulement, sur lesquelles ils épandent leur babil par dehors: ainsi ne peuvent ils trouver qui les veuille ouïr, et encore moins qui les veuille croire. Car comme l'on tient que la semence de ceux qui se mêlent trop souvent avec les femmes, n'a pas la force d'engendrer: aussi le parler de ces grands babillards est stérile, et ne porte point de fruit. Et toutefois il n'y a partie en tout notre corps que la nature ait si sûrement remparée, que la langue, au-devant de laquelle elle a assis le rempart des dents, afin que si d'aventure elle ne veut obéir à la raison, qui lui tient au dedans la bride roide, et qu'elle ne se retire en arrière, nous puissions refréner son intempérance avec sanglante morsure: car comme dit Euripide,
Enfin toute langue effrenée
Se trouvera malfortunée.
Et me semble que ceux qui disent, que maison sans porte, et bourse sans fermeture, ne servent de rien à leurs maîtres: *Voyez Pline, livr. 4. chap. 13.* et ce pendant ne mettent ne porte ne serrure à leur bouche, ains la laissent toujours couler au dehors, comme fait celle de la mer de Pont: ceux-là, dis-je, me semblent estimer, que la parole soit la plus vile chose du monde. C'est pourquoi on ne les crait jamais, et toutefois c'est le but auquel toute parole tend, pource que sa fin proprement est faire foi aux écoutants: et ces grands parleurs ne sont jamais crus, encore qu'ils disent vérité: comme le froment enfermé dedans quelque vaisseau humide croît bien quant à la mesure, mais quant à la bonté <p 90v> de l'usage, il empire: ainsi est-il de la parole du babillard, car il l'augmente bien en mentant, mais il lui ôte toute force de persuasion.

4. davantage c'est chose dont toute personne honnête, et qui a honte des choses infâmes et vilaines, se doit bien soigneusement contregarder, que de s'enivrer: car comme disent aucuns, colère est bien du même rang que la manie et fureur: mais ivresse loge et demeure toujours avec elle, ou pour mieux dire, c'est la fureur même, moindre quant à la durée du temps, mais plus griève quant à la cause, d'autant qu'elle est volontaire, et que nous l'encourons de nous mêmes, sans que rien nous y contraigne. Or n'y a il rien en l'ivresse que tant l'on blâme et reprenne, que l'intempérance du trop parler: car comme dit le poète,
Le vin peut tant que le sage il destrave,
Il fait chanter l'homme tant soit il grave,
Rire, gaudir, et chanter, et baller,
Et ce, que taire il devrait, déceler.
Ce dernier est bien le pire et le plus dangereux, auprès de chanter et de baller: et peut être que le poète taisiblement a voulu soudre la question que demandent les philosophes, quelle différence il y a entre avoir bu, et être ivre: car de l'un on est plus gai de coutume, et de l'autre on parle trop: d'où vient que l'on dit en commun proverbe, «Ce qui est en la pensée du sobre, est en la bouche de l'ivre.» Et pourtant répondit sagement le philosophe Bias à un babillard qui se moquait de lui, pource qu'étant en un festin il ne parlait point, et disait que ce n'était qu'un lourdaud: «Comment serait-il possible, dit-il qu'un fol se tût à la table?» Il y eut quelquefois à Athenes un des citoyens qui festoya les ambassadeurs du Roi de Perse, et pource qu'il sentait bien que ces seigneurs y prendraient plaisir, il convia au festin les philosophes qui pour lors étaient en la ville: et comme tous les autres commençassent à deviser avec eux, et chacun à tenir sa partie, Zenon qui y était se tut tout quoi sans dire un seul mot: parquoi ces seigneurs Persiens se prirent à le caresser et à boire à lui, disants: «Et de vous seigneur Zenon, que dirons nous au Roi notre maître?» «Non autre chose, répondit-il, sinon, que vous avez vu un vieillard à Athenes qui se sait bien taire à la table.» tant le silence est une profonde sapience, et chose sobre, et pleine de hauts secrets, comme au contraire l'ivresse est chose pleine de tumulte, vide de sens et de raison. Les philosophes mêmes définissants l'ivresse disent, que c'est un trop parler à table: de sorte qu'ils ne reprennent pas le bien boire, pourvu que l'on y garde modestie et silence: mais le trop et follement parler fait, que le boire est ivresse: ainsi l'ivre parle follement à table, et le babillard par tout, au marché, au théâtre, en se promenant, en séant à table, de jour et de nuit. S'il va visiter un malade, il lui fait plus de mal que sa maladie même: s'il est dedans une navire, il fâche plus les passagers que ne fait la marée: s'il veut louer quelqu'un, il lui est plus ennuyeux que s'il le mêprisait: et aime l'on mieux avoir quelquefois en sa compagnie des hommes mauvais, moyennant qu'ils soient discrets en parler, que d'autres qui parlent trop, combien qu'ils soient au reste gens de bien. Le bon vieillard Nestor en une Tragoedie de Sophocles parlant à Ajax, lequel était un peu avantageux en paroles, pour le modérer lui dit gracieusement,
Je ne te veux blâmer, Ajax, combien
Que parles mal, pource que tu fais bien.
Nous ne disons pas ainsi du babillard, car l'importunité de son parler ôte toute la grâce de son bien faire.

5.Lysias jadis,à la request de quelque'un qui avait un proces, lui composa une harangue, et la lui bailla: la partie l'ayant plusieurs fois lue et relue, s'en vint enfin vers Lysias tout découragé, et lui dit: la première fois que je l'ai lue, elle m'a semblé excellente: mais la seconde et la tierce, elle m'a semblé maigre, <p 91r> et n'y ai point trouvé de nerfs. Lors Lysias lui répliqua: Comment, ne sais tu pas bien qu'il ne te la faudra prononcer qu'une fois devant les juges? et toutefois on voit manifestement la douceur grande et force d'éloquence qui est és écrits de Lysias, car j'ose bien dire et maintenir, que les Muses aux blonds cheveux lui ont été favorables. Entre les choses singulières que l'on dit du prince des poètes, celle-là est très véritable, que Homere est seul au monde qui n'a jamais saoulé ni dégoûté les hommes, se montrant aux lecteurs toujours tout autre, et florissant toujours en nouvelle grâce: aussi a-il bien montré combien il craignait et fuyait ce dégoût, et cette fâcherie qui suit de près toute longue traînée de paroles, en ce que lui-même a écrit,
Ce que l'on a clairement déjà dit
Est odieux quand puis on le redit.
Voilà pourquoi il méne les auditeurs d'un conte en autre, et par la nouveauté empêche que les oreilles ne se lassent et ne se saoulent jamais d'ouïr: et ceux-ci au contraire rompent la tête de mêmes redites, comme ceux qui souillent les tablettes de ratures.

6.Et pourtant mettons leur ceci premièrement devant les yeux, tout ainsi que ceux qui par force de boire du vin outre mesure et sans eau, sont cause que ce qui nous a été donné pour nous réjouir et pour faire bonne chère, aux uns se tourne en fâcherie, aux autres en violence: aussi ceux qui hors de saison et à tous propos usent du parler, qui est la plus délectable et la plus amiable conférence que les hommes sauraient avoir ensemble, le rendent fâcheux et importun, déplaisants à ceux à qui ils cuident plaire, moqués de ceux dont ils cuident être estimés, et malvoulus de ceux desquels ils pensent être aimés. Ainsi donc comme à bon droit celui serait estimé peu courtois, qui avec le tissu de Venus, auquel sont toutes les sortes de gracieux attraits, rebuterait et chasserait tous ceux qui s'approcheraient de lui: aussi celui qui par son parler se fait fuir et haïr, se peut bien tenir pour homme de mauvaise grâce et mal instruit et appris.

7.Or quant aux autres passions et maladies de l'âme, les unes sont dangereuses, les autres odieuses, les autres sujettes à moqueries: mais tous ces maux adviennent ensemble aux babillards: ils sont moqués, car chacun en fait des contes: ils sont haïs, car ils apportent toujours quelques mauvaises nouvelles: ils sont en danger, pource qu'ils ne peuvent taire leur secret. Voilà pourquoi Anacharsis, ayant un jour été festoyé chez Solon, fut estimé sage, parce qu'on le voit en dormant tenir sa main droite sur sa bouche, et sa gauche sur les parties naturelles, ayant bonne opinion de penser, que la langue a besoin de plus forte bride que non pas la nature: car il ne serait pas facile de nombrer autant de personnes qui se soient ruinés par intempérance de luxure, comme il y a eu de puissantes cités, et de grands états détruits et renversés par avoir éventé quelque secret. Sylla étant au siege devant Athenes, et n'ayant pas loisir d'y tenir le camp longuement, pour autant que d'autres affaires le pressaient, et que d'un côté Mithridates avait envahi, occupé et ravi toute l'Asie, et d'autre côté la ligue de Marius se remettait sus, et recouvrait grande puissance dedans Rome, il y eut quelques vieillards en la boutique d'un barbier, qui en caquetant ensemble dirent, qu'un certain quartier de la ville, que l'on nommait Heptachalcon, n'était pas bien gardé, et qu'il y avait danger que la ville ne fut prise par cet endrait-là Ce qu'entendants certains espions qui étaient dedans la ville, l'allèrent rapporter à Sylla, lequel incontinent sur la minuit approcha son armée de ce côté-là, par où il entra dedans, et peu s'en fallut qu'il ne la razât toute, mais au moins l'emplit-il de meurtre, et fut la rue que l'on appellait Ceramique tout arrosée de sang, étant Sylla plus indigné contre ceux de la ville pour certaines paroles injurieuses, que pour autre offense qu'ils lui eussent faite: car pour se moquer de Sylla et de sa femme Metella, ils venaient sur la muraille et disaient, Sylla est une mûre aspergée de farine:

* SYLLAE s'appellent les personnes de couleur brune, comme écrit Sextus Pompeius, et tel était Sylla: et parmi il jettait hors de son cuir de la fleur comme farine. Aussi mourut-il de la maladie pediculaire.*

et un tas d'autres telles moqueries: <p 91v> et par ainsi pour la plus légère chose du monde, comme dit Platon, c'est à savoir pour des paroles, ils payèrent une très griève et très cruelle amende. Le trop parler d'un seul homme engarda que Rome ne fut délivrée de la tyrannie de Neron: car il n'y avait qu'une nuit entre deux, et était tout apprêté pour le tuer le lendemain: or celui qui avait entrepris l'execution, allant au Theatre voit à la porte un pauvre prisonnier de ceux qui étaient condamnés à être jetés devant les bêtes sauvages, que l'on allait mener à Neron, et l'oyant lamenter sa misérable fortune, il s'approcha de lui, et lui dit tout bas en l'oreille, «Prie Dieu, pauvre homme, que tu puisses échapper ce jour seulement, et demain tu me remercieras.» Le prisonnier ravit incontinent cette parole couverte: et pensant, à mon avis, ce que l'on dit communément,
Fol est celui qui laisse le certain,
Pour suivre après ce qui est incertain,
préféra la manière de sauver sa vie sûre à la juste, et pour ce alla découvrir à Neron ce que l'autre lui avait couvertement dit: ainsi le malheureux fut incontinent saisi au corps: et aussi tôt la gehenne, le feu, les escourgées furent prêtes pour faire confesser par force à ce malheureux, ce que jà de lui-même il avait sans contrainte découvert.
8. Mais Zenon le philosophe, pour peur que contre sa volonté son corps forcé de l'horreur des tourments ne décelât quelque chose de son secret, cracha sa langue, qu'il tronçonna lui-même avec ses propres dents, au visage du tyran. La constance aussi et patient de Leaena l'amie d'Armodius et Aristogiton a été rémunérée d'une très belle récompense: elle participait d'espérance, autant que pouvait une femme, à la conspiration que ces deux amoureux avaient conjurée à l'encontre des tyrants d'Athenes: car elle avait bu en la belle coupe de l'amour, et par icelui s'était vouée à taire ces secrets. Après donc que ces deux amants, ayants failli à leur entreprise, eurent été mis à mort, elle fut gehennée et mise à la torture, pour lui faire déclarer les autres complices de la conjuration, qui n'étaient point encores découverts, mais elle fut si constante, qu'elle n'en décela jamais un, et montra que ces deux jeunes hommes n'avaient rien fait indigne d'eux de s'être enamourés d'elle: et depuis en mémoire de ce fait, les Atheniens firent faire une Lionne de bronze, laquelle n'avait point de langue, et la firent asseoir et poser à l'entrée du château: voulants donner à entendre le coeur invincible d'elle, par la générosité de la bête, et la persévérance en taciturnité secrète, parce qu'ils ne lui avaient point fait de langue. Jamais parole dite ne servit tant comme plusieurs tues ont profité, d'autant que l'on peut bien toujours dire ce que l'on a tu, mais non pas taire ce que l'on a dit, pource qu'il est déjà sorti et répandu par tout. C'est pourquoi nous apprenons des homme à parler, et des Dieux à nous taire: car és sacrifices et saintes cérémonies du service des Dieux, il est commandé de se taire et de garder silence: et aussi le poète Homere fait Ulysses, duquel l'éloquence était si douce, taciturne et peu parlant: aussi fait il sa femme, son fils, et sa nourrice, laquelle il introduit ainsi parlant,
Il sortirait aussi tôt d'une souche,
Ou d'un fer dur, qu'il ferait de ma bouche.
Et lui-même séant auprès de sa femme, avant qu'il se fut donné à connaître,
Bien avait il au coeur grande pitié,
De voir pleurer sa loyalle moitié:
Mais ses deux yeux jamais ne remua,
Non plus qu'un roc, ne sa face mua.
tant fut sa bouche pleine en toute de sorte patience: et la raison eut tellement toutes les parties de son corps obéissantes à son commandement, qu'elle commandait aux yeux de ne pleurer point, à la langue de ne parler point, au coeur de ne trembler <p 92r> point, et de ne soupirer point:
A l'ancre était son courage arrêté,
Dissimulant en toute fermeté.
tellement que la raison maîtrisait jusques aux occultes mouvements interieurs, qui ne sont point capables de ratiocination, tenant et le sang et les esprits mêmes sous sa main, et en son obéissance. Ses gens aussi, pour la plupart, étaient semblables: car c'est bien un signe d'extreme constance et fidélité envers leur seigneur, de se laisser déchirer au géant Cyclops, et froisser contre la terre, plutôt que de dire un tout seul mot contre Ulysses, et déclarer l'apprêt de celle grosse pièce de bois qu'il avait brûlée par le bout pour lui crever l'oeil, et plutôt endurer d'être devorés tous vifs, que de découvrir aucune chose du secret d'Ulysses. Parquoi Pittacus fit bien quand le Roi d'Aegypte lui envoya un mouton, lui mandant qu'il lui en mit à part la pire et la meilleure chair, il lui envoya la langue comme l'instrument des plus grands biens et des plus grands maux qui se fassent par le monde:

9. et Ino en Euripide parlant librement de soi-même dit,
Je sais parler quand il faut, et me taire.
Car certainement ceux qui sont noblement et royalement nourris, apprennent premièrement à se taire, et puis après à parler: et pour ce Antigonus le grand, un jour que son fils lui demandait quand le camp délogerait, «As-tu peur, dit-il, que toi seul n'entendes pas la trompette?» il ne se fiait pas d'une parole secrète à celui, auquel devait venir la succession de son empire, lui enseignant à être par cela plus reservé et plus retenu en telles choses. Et le vieil Metellus à un autre qui lui demandait quelque secret semblable, «Si je savais, dit-il, que ma chemise sût mon secret, je la dépouillerais pour la mettre au feu.» Eumenes fut averti que Craterus venait contre lui, il le tint secret, sans le découvrir à pas un de ses amis, feignant, et leur donnant à entendre que c'était Neoptolemus, pource que ses gens de guerre mêprisaient celui-ci, et avaient la réputation de l'autre en estime grande, et la vertu en amour, de manière que personne n'en sût rien que lui seul: ainsi lui donnèrent ils la bataille, qu'ils gagnèrent, et le tuèrent sur le champ, sans le connaître, sinon après qu'il fut mort. Voilà comment la ruse de taciturnité gagna cette bataille, en celant un si grand, et si formidable ennemi, tellement que ses plus privés amis admirèrent plus sa prudence de l'avoir tu, qu'ils ne se plaignirent de sa défiance de ne leur avoir dit. Et encore que l'on se plaigne, si vaut il mieux, que toi sauf, l'on se mécontente que tu te sois défié, que toi perdu, tu te condamnes toi-même de t'être trop fié.

10. Et davantage, comment oseras-tu franchement blâmer et reprendre celui qui n'aura pas tenu secret ce que tu lui auras révélé? car s'il ne fallait pas qu'il fut su, pourquoi l'as-tu dit à un autre? et si mettant ton secret hors de toi-même, tu le veux garder en un autre, tu as donc plus de fiance en un autre, qu'en toi-même: et s'il est semblable à toi, tu es perdu à bon droit: s'il est meilleur, tu es échappé contre toute raison, ayant trouvé une personne qui te soit plus féale que toi-même. Mais c'est mon ami, diras-tu: aussi sera un autre le sien, à qui il se fiera aussi: et celui-là encore à un autre: ainsi prend la parole accroissement et multiplication par une suite enfilée d'incontinence de langue: car ainsi comme l'unité ne sort point hors de ses bornes, ains demeure toujours en soi-même une, à raison dequoi on l'appelle Monas, qui est à dire seule, mais le nombre binaire est indéfini, et le commencement de divorce: d'autant qu'il sort incontinent de soi-même en doublant l'unité, et se tourne en pluralité: aussi une parole quand elle demeure enclose en celui qui premier la sait, elle est véritablement secrète, mais depuis qu'elle sort dehors, et vient jusques à un autre, elle commence à avoir nom de bruit commun: car, comme dit le Poète, les paroles ont ailes. Et ainsi comme il n'est <p 92v> pas aisé de reprendre ne retenir un oiseau, quand on l'a une fois laissé échapper des mains: aussi ne saurait-on retenir ne ravoir une parole, depuis qu'elle est jetée hors de la bouche, car elle s'en vole battant ses légères ailes, et s'épand des uns aux autres: bien peut-on retenir et alentir le cours d'une navire, que l'impetuosité des vents emporte, avec ancres et rouleaux de cordages, mais depuis que la parole est issue de la bouche, comme de son port, il n'y a plus ne rade où elle se pût retirer, ni ancre qui la sût arrêter, ains s'en volant avec un merveilleux bruit et grand son, enfin elle va rompre contre quelque rocher, et abîmer en quelque gouffre de danger celui qui l'a laissée aller.
On brûlerait toute la grand' forêt
Qui à l'entour du haut mont d'Ida est
D'un peu de feu, et en bien peu d'espace
Ainsi sera semé en toute place
Ce qu'auras dit à un seul en secret,
Si tu n'es bien en ton parler discret.

11. Le Senat Romain fut une fois par plusieurs jours en conseil bien étroit sur quelque matière secrète, et étant la chose d'autant plus enquise et soupçonnée, que moins elle était apparente et connue, une Dame Romaine sage au demeurant, mais femme pourtant, importuna son mari, et le pria très instamment de lui dire quelle était cette matière secrète, avec grands serments et grandes execrations, qu'elle ne le révélerait jamais à personne, et quant-et-quant larmes à commandement, disant qu'elle était bien malheureuse de ce que son mari n'avait autrement fiance en elle. Le Romain voulant éprouver sa folie: «Tu me contrains, dit-il, m'amie, et suis forcé de te découvrir une chose horrible et épouventable: c'est que les prêtres nous ont rapporté, que l'on a vu voler en l'air une alouette avec un armet doré, et une pique: et pour ce nous sommes en peine de savoir si ce prodige est bon ou mauvais pour la chose publique, et en conferons avec les devins qui savent que signifie le vol des oiseaux: mais garde toi bien de le dire.» Après qu'il lui eut dit cela, il s'en alla au palais: et sa femme incontinent tirant à part la première de ses chambrières qu'elle rencontre, commence à battre son estomac, et arracher ses cheveux, criant, «Hélas mon pauvre mari, ma pauvre patrie, hélas que ferons nous?» enseignant et conviant sa chambrière à lui demander, Qu'y a-il? après que doncques la servante lui eut demandé, et elle lui eut le tout conté, y ajoutant le commun refrein de tous les babillards, «Mais donnez vous bien garde de le dire, tenez-le bien secret:» à grand' peine fut la servante départie d'avec sa maîtresse, qu'elle s'en alla décliquer tout ce qu'elle lui avait dit, à une sienne compagne qu'elle trouva la moins embesognée, et elle d'autre côté à un sien ami, qui l'était venu voir, de sorte que ce bruit fut semé et su par tout le palais, avant que celui qui l'avait controuvé y fut arrivé. Ainsi quelqu'un de ses familiers le rencontrant, «Comment, dit-il, ne faites vous que d'arriver maintenant de votre maison?» «Non, répondit-il.» «Vous n'avez doncques rien ouï de nouveau.» «Comment, dit-il, est-il survenu quelque chose nouvelle?» «l'on a vu, répondit l'autre, une alouette volant avec un armet doré, et une pique: et doivent les Consuls tenir conseil sur cela.» Lors le Romain en se souriant, vraiment, dit-il à part soi, ma femme tu n'as pas beaucoup attendu, quand la parole que je t'ai naguere dite a été devant moi au palais: et de là s'en alla parler aux Consuls pour les ôter de trouble. Et pour châtier sa femme, incontinent qu'il fut de retour en sa maison: «Ma femme, dit-il, tu m'as détruit: car il s'est trouvé que le secret du conseil a été découvert et publié de ma maison: et pourtant ta langue effrenée est cause qu'il me faut abandonner mon pays et m'en aller en exil.» Et comme elle le voulût nier, et dît pour sa défense, N'y a il pas trois cents Senateurs qui l'ont <p 93r> ouï comme toi? Quels trois cents, dit-il, c'était une bourde que j'avais controuvée pour t'éprouver. Ce Senateur fut homme sage, et bien avisé, qui pour essayer sa femme, comme un vaisseau mal relié, ne versa pas du vin ni de l'huile dedans, ains seulement de l'eau. Mais Fulvius, l'un des familiers de Caesar Auguste, étant jà sur l'âge, après avoir ouï les regret et complaintes de l'Empereur, lamentant la solitude de sa maison, et qu'après le trêpas des deux fils de sa fille, et la relégation de Posthumius qui lui restait seul, et pour quelque imputation avait été confiné, il était contraint de laisser le fils de sa femme son successeur à l'Empire: combien qu'il eût compassion, et qu'il fut entre-deux de révoquer le fils de sa fille de son confinement. Fulvius ayant entendu ces propos, les alla rapporter à sa femme, et elle à Livia femme d'Auguste, laquelle s'en attacha bien âprement à Caesar, s'il était ainsi qu'il eût de long temps proposé de rappeller son arrière fils, pourquoi il ne le faisait, ains la mettait en inimitié et en guerre avec celui qui lui devrait succéder à l'Empire. Le lendemain matin, comme Fulvius lui fut venu donner le bon jour, ainsi qu'il avait de coutume, et qu'il lui eût dit, «Dieu te gard Caesar:» il ne lui fit que répondre, «Dieu te fasse sage Fulvius.» Fulvius entendant incontinent que cela voulait dire, se retira tout aussi tôt en sa maison, et là faisant appeler sa femme: «Caesar, dit-il, a bien su que je n'ai pas tu son secret, et pour cette cause j'ai resolu de me faire mourir moi-même.» Tu feras justice, dit-elle, vu qu'ayant si longuement vécu avec moi, et par ci-devant ayant assez expérimenté l'incontinence de ma langue, tu ne t'en es pas donné garde: mais laisse que je me tue la première: et prenant une épée, elle-même s'en tua devant son mari. Parquoi le joueur de comoedies Philippides fit sagement, quand il répondit au Roi Lysimachus, qui le caressait, et lui disait, «Que veux-tu que je te communique de mes biens?» «Ce que tu voudras, Sire, pourvu que ce ne soit point de tes secrets.» Il y a plus, que la curiosité, vice non moindre, est ordinairement jointe au parler beaucoup: car ils désirent entendre et ouïr beaucoup de nouvelles, à fin qu'ils en puissent conter beaucoup, mêmement des plus secrètes. Voila pourquoi ils vont par tout furetant et fleurant, s'ils pourront point éventer quelque chose bien cachée, ajoutant comme une vieille surcharge de matières odieuses à leur babil. Ce qui fait qu'ils sont puis après semblables aux petits enfants, qui ne veulent lâcher, et si ne peuvent tenir la glace qu'ils ont en la main: ou, pour mieux dire, ils mettent en leur sein et embrassent des secrets qui sont comme des serpents, lesquels ils ne peuvent longuement retenir, ains sont devorés et rongés par iceux. On dit que les poissons qui s'appellent aiguilles de mer, et les vipères, crévent et se déchirent quand elles enfantent leurs petits: aussi les secrètes paroles, en sortant de la bouche de ceux qui ne les peuvent contenir, perdent et ruinent ceux qui les ont révélées. Le Roi Seleucus, surnommé Callinicos, qui est autant à dire comme victorieux, en une bataille qu'il eut contre les Galates, perdit tous ses gens, et toute son armée: parquoi laissant son diadéme ou bandeau Royal, et sa cotte d'armes, il se mit à fuir sur un cheval, avec trois ou quatre autres, par chemins écartés et détournés, tant et si longuement que les chevaux ni les hommes n'en pouvaient plus: à la fin il arriva en la petite maisonnette d'un paysan, où il trouva de cas d'aventure le maître, et lui demanda du pain et de l'eau: ce que le paysan lui bailla, et non seulement cela, mais de tout ce qu'il peut finer aux champs abondamment, en lui faisant la meilleure chère dont il se pouvait aviser: à la fin il connut que c'était le Roi, et fut si joyeux de ce que la fortune l'avait adressé en sa maison, se trouvant en telle nécessité, qu'il ne sut contenir sa joie, ni seconder le Roi, lequel ne demandait que d'être inconnu, et de se dissimuler, et contrefaire: si le conduisit jusques à l'adresse du chemin, là où en prenant congé il lui dit, A dieu Sire Seleucus. Le Roi lui tendant la main, et <p 93v> le tirant à lui, comme s'il l'eût voulu baiser, fit signe secrètement à l'un de ses gens, qu'il lui coupât la tête de son épée:
Lors en parlant la tête lui trancha,
Et son clair sang sur la poudre épancha.
là où s'il eût pu contenir sa langue pour un peu de temps, que le Roi puis après eut meilleure fortune, et redevint grand et puissant, il lui eut à mon avis su meilleur gré, et fait plus de bien pour sa taciturnité, que pour sa courtoisie, et toute sa bonne chère: et toutefois celui-ci encore avait quelque couleur pour défendre son incontinence de langue, à savoir son espérance, et la bonne chère qu'il avait faite au Roi.

13. Mais la plupart de ses babillards se perdent eux-mêmes, sans avoir aucune couverture ni couleur de raison: comme il advint, qu'en la boutique d'un barbier aucuns devisaient de la tyrannie de Dionysius, qu'elle était bien assurée, et aussi malaisée à ruiner que le diamant à rompre: «Je m'émerveille, dit le barbier en souriant, comment vous dites cela de Dionysius, sur la gorge duquel je passe le rasoir si souvent.» Ces paroles étant rapportées à Dionysius, il fit mettre le barbier en croix. Si n'est pas sans occasion que les barbiers sont ordinairement grands babillards: car coutumièrement les plus grands truands et fait-néants d'une ville, et les plus grands causeurs s'assemblent et se viennent asseoir en la boutique d'un barbier, et de cette accoutumance de les ouïr caqueter ils apprennent à trop parler. Parquoi le Roi Archelaus répondit plaisamment à un sien barbier, qui était grand babillard, après qu'il lui eut accoutré son linge à l'entour de lui, et lui eut demandé, «Comment vous plaît-il que je face votre barbe, Sire?» «Sans dire mot, lui répondit le Roi.» Un autre fut le premier qui vint dire les nouvelles de celle grande déconfiture, que les Atheniens reçurent en la Sicile: il avait son ouvroir de barberie sur le port que l'on appelle Pirée, en la ville d'Athenes, là où il entendit ces mauvaises nouvelles par un esclave qui s'en était fui de là: et prenant aussi tôt sa course, en abandonnant boutique et tout, s'en vint tout battant à la ville, ayant grande peur que quelqu'un ne lui otât cet honneur, d'avoir le premier apporté la nouvelle de cette malheureuse défaite à la ville, et qu'il n'y arrivât trop tard. Soudain qu'il fut su par la ville, le peuple en fut bien étonné, comme l'on peut penser, et non pas sans cause: si fut aussi tôt tenue une assemblée de ville, en laquelle le peuple commanda que l'on sût qui avait apporté cette nouvelle. Le barbier fut amené: on l'interrogea, et il ne sut pas seulement dire le nom de celui de qui il l'avait entendue: mais bien assurait-il, l'avoir ouï dire à un certain qu'il ne connaissait point, et duquel il ne savait pas le nom. Le peuple commença à se mutiner, et à crier, «Qu'il ait la gehenne, Qu'on lui baille les grils à ce méchant: Il a menti, il a controuvé ceci: Qui est l'autre qui l'ait ouï comme lui? Qui est celui qui le croit? Qu'on apporte une roue.» Le barbier est étendu dessus. Et sur ces entrefaites voici arriver ceux qui apportaient certaines nouvelles de la déconfiture, en étants eux-mêmes échappés de vitesse: ainsi chacun se départit de l'assemblée, et se retira chez soi pour pleurer sa privée perte, laissant ce pauvre malheureux étendu sur cette roue, là où il fut jusques au soir bien tard, que le bourreau le vint délier: et lors encore lui demanda il, s'ils avaient aussi ouï dire,comment leur capitaine général Nicias avait été tué. tant ce vice de trop parler, par accoutumance devient inexpugnable et incorrigible.

14. Et néanmoins tout ainsi que ceux qui prennent médecine d'amère saveur, ou bien de mauvaise senteur haïssent puis après les gobelets où ils les ont bues: aussi ceux qui apportent mauvaises nouvelles sont coutumièrement mal voulus de ceux à qui ils les apportent: et pourtant Sophocles subtilement distingue l'un de l'autre:
LE MESSAGER,
Est-ce en ton coeur, ou bien en ton ouïe,<p 94r>
Qu'offensé t'a cette parole ouïe?
CREON,
pourquoi vas tu enquérant là où c'est
Que ton parler me touche et me déplaît?
LE MESSAGER,
Pource qu'ainsi que du fait la pensée,
Aussi du dire est l'oreille offensée.
Voilà pourquoi ceux qui nous dénoncent nos maux, nous sont aussi odieux, comme ceux qui les nous font: et néanmoins on ne saurait arrêter ne retenir une langue depuis qu'elle est une fois débordée. Advint un jour à Lacedaemone, que le temple de Juno qu'ils appellaient Chalceoecos fut pillé, et ne trouva l'on rien dedans qu'une bouteille vide: tout le peuple y accourut, et fut on en grand ébahissement et grand pensement que voulait dire cette bouteille. Si y eut quelqu'un des assistants qui se prit à dire. Si vous voulez je vous déclarerai ce qui me vient en l'entendement touchant cette bouteille: j'ai fantasie que les sacrileges ayants projeté d'executer une si périlleuse entreprise, avaient premièrement bu du jus de cigúë, et puis avaient apporté du vin, à fin qu'ils n'étaient pris sur le fait, ils se peussent sauver de mourir en buvant du vin, lequel aurait puissance d'étreindre ou de résoudre la froideur du poison de la cigúë: ou bien, s'ils étaient surpris, qu'ils peussent aisément mourir, et sans grande passion, avant que d'être gehennés et tourmentés. Il n'eut pas plutôt dit cela, que l'assistance pensa, que l'invention d'une si subtile ruse, et de si profonde cogitation, ne venait point de conjecture, ains qu'il fallait qu'il le sût bien d'ailleurs: et ainsi l'environnants, l'un deçà, l'autre delà, ils commencèrent à l'interroger, Qui est tu? D'où est tu? Qui te connait? Comment sais tu ce que tu dis? bref ils le manièrent si bien, qu'ils lui firent confesser et avouer, qu'il était l'un de ceux qui avaient commis le sacrilege. Et ceux qui avaient occis Ibycus, ne furent ils pas aussi pris de même? Ils étaient au théâtre, là où ils regardaient le passetemps des jeux: et voyants une volée de grues ils dirent les uns aux autres, voici ceux qui vengeront la mort d'Ibycus. Or y avait il long temps que l'on ne l'avait point vu, et qu'on le cherchait par tout: au moyen dequoi ceux qui étaient assis au plus près d'eux, ayants bien noté cette parole, l'allèrent aussi tôt rapporter aux officiers de la justice: ainsi furent ils saisis aux corps, et à la fin punis, non par les grues, mais par leur importun babil, comme par une Furie qui les força de déceler le meurtre qu'ils avaient commis. Car ainsi comme en notre corps les parties offensées et dolentes attirent toujours à soi, et toutes humeurs corrompues des parties voisines y fluent: aussi la langue d'un babillard ayant toujours fièvre et inflammation, tire toujours à soi et assemble quelque chose de secret et de caché: à raison dequoi il la faut bien remparer, et lui mettre toujours au-devant le boulevard de la raison, qui comme une levée empêche le flux et la glissante inconstance d'icelle, afin que nous ne soyons plus indiscrettes bêtes que les oies, lesquelles pour passer de la Cilicie par-dessus le mont de Taurus, qui est plein d'aigles, prennent en leur bec une grosse pierre, comme mettants une serrure ou un frein à leur cri, pour pouvoir passer la nuit sans crier, et sans être aperçues des aigles.

15. Or si l'on demandait quelle personne est la plus pernicieuse et la plus méchante du monde, je crois qu'il n'y a homme qui ne dît, passant toutes les autres, que c'est un traître: et néanmoins Euthycrates, comme dit Demosthenes, couvrit sa maison du bois qu'il eut de Macedoine: Philocrates vécut opulemment d'une gross somme d'or et d'argent qu'il eut du Roi Philippus, et en acheta des concubines, et des poissons delicieux: à Euphorbus et Philager, qui trahirent Eretrie, le Roi donna plusieurs belles terres: mais le babillard est un traître gratuit et volontaire qui ne demande point de loyer, <p 94v> et qui n'attend pas qu'on le sollicite, ains se va présenter de lui-même, et ne trahit pas aux ennemis des chevaux, ou des murailles, ains révèle les secrets, soit en proces, ou en séditions civiles, ou en menées de gouvernement, sans que personne lui en sache gré, car encore pense il être bien tenu à ceux qui le veulent ouïr: parquoi ce qu'on dit à un prodigue, qui follement dépend et dissipe le sien, tu n'es pas liberal, c'est un vice duquel tu es entaché, tu prends plaisir à donner: cette même répréhension convient très bien à un babillard, tu n'es point mon ami pour me venir découvrir cela, tu est entaché de ce vice, tu aimes à caqueter, et à babiller. Si ne faut pas estimer, que nous entendions dire cela pour accuser et blâmer seulement le vice de trop parler: mais aussi pour le guérir, et y remédier: car nous surmontons les vices et passions de l'âme par jugement, et par exercitation, mais le jugement, c'est à dire, la connaissance, précéde, pource que nul ne s'exerce à fuir, et par manière de dire, arracher les vices de son âme, s'il ne les a en haine. Or commençons nous à haïr les vices, quand par raison nous entendons la honte et le dommage qui en vient, comme nous connaissons maintenant que ces grands parleurs voulants être aimés se font haïr, cuidants plaisanter déplaisent, pensants être bien estimés sont moqués: qu'ils dépendent, et ne gagnent rien: qu'ils nuisent à leurs amis, aident à leurs ennemis, et se ruinent eux-mêmes. Parquoi, la première recette et ordonnance de médecine pour corriger ce vice, soit la considération et déclaration des malheurs, inconvénients et infamies qui en adviennent.

17. La seconde soit la cogitation du contraire, c'est à savoir écouter, retenir, et avoir toujours à main les louanges et recommandations du silence, la majesté, la mystique gravité, la sainteté de la taciturnité, en nous représentant toujours en notre entendement, combien plus on a en admiration, combien plus on aime, combien plus on répute sages ceux qui parlent rondement et peu, et qui en peu de paroles embrassent beaucoup de substance, que l'on ne fait pas ces grands causeurs, qui babillent, à langue débridée. Ce sont ceux que Platon estime tant, et qu'il compare à ceux qui savent bien tirer et lancer le dard, desquels le parler est rond, pressé et troussé, sans que rien traîne: car ainsi comme les Biscains font du fer l'acier, en l'affinant par l'enfouir dedans la terre, et y faisant consommer et repurger ce qu'il y a de plus gross et plus terrestre substance: ainsi la parole des Laconiens n'a point d'écorce, ains toute superfluité ôtée, elle est acérée et trempée de certaine efficace et vivacité: car Lycurgus adressait et exerçait ses citoyens dés leur enfance à cette force et vehemence de parler amassé et renforcé par leur faire observer silence, et celle grâce de répondre avec une gravité sentencieuse, et une argutie bien tournée en leurs rencontres, laquelle ne provient d'ailleurs que de beaucoup de taciturnité. Et pourtant sera il expédient de mettre toujours devant les yeux de ces grands parleurs tels mots aigus et courts, lesquels ont ensemble et grâce et gravité: comme celui-ci que les Lacedaemoniens mandèrent un jour à Philippus de Macedoine, «Dionysius est à Corinthe.» Et une autre fois comme il leur eût écrit, «Si j'entre dedans la Laconie, je vous ruinerai de fond en comble: ils lui récrivirent, Si.» Et comme un autre Roi Demetrius se courrouçât et criât tout haut, «Comment, les Lacedaemoniens ont ils envoyé un seul ambassadeur devers moi?» l'Ambassadeur sans s'étonner lui répondit, «Un vers un.» Aussi étaient ceux qui parlent peu jadis en grande estime empres les anciens: Voilà pourquoi les Amphictyons, qui étaient les députés pour le conseil général de toute la Grèce, ne firent point écrire sur les portes du temple d'Apollo Pythien, l'Odyssée ou l'Iliade d'Homere, ou bien les Cantiques de Pindare: mais bien y ont ils fait écrire ces brèves sentences, «Connais toi-même: Rien trop: Qui répond paye:» tant ils ont prisé un parler simple et rond, contenant sous peu de paroles une sentence bonne et bien tournée. Mais Apollo lui-même, n'est il pas grand amateur de <p 95r> brèveté, et succint en ses oracles? C'est pourquoi on l'appelle Loxias, qui est à dire oblique, pour autant qu'il aime mieux parler peu, que clairement. Et ceux qui sans parler donnent à entendre leurs conceptions par signes et devises, ne sont ils pas estimés et loués en diverses sortes? comme jadis fut Heraclitus, lequel étant prié par ses citoyens de leur faire quelque harangue et remontrance, touchant l'union et concorde civile, monta en la chaire aux harangues, et prit en sa main un verre d'eau fraîche, puis jetant dessus un peu de farine, et la remuant avec un brin de pouliot, la but, et s'en alla: leur voulant donner à entendre, que se contenter de peu, et de ce que l'on trouve le premier, sans convoitter choses superflues, est ce qui conserve et entretient les cités en paix et en concorde. Scylurus un Roi des Tartares laissa quatre vingts enfants, et peu avant que mourir commanda qu'on lui apportât un faisceau de dards, qu'il bailla à tous ses enfants, les uns après les autres, leur commandant, qu'ils s'efforçassent de rompre le faisceau tout entier, et après qu'ils eurent bien essayé, et n'en peurent venir à bout, lui-même les tira du faisceau les uns après les autres, et les rompit tous, sans peine quelconque: leur voulant par là donner à connaître, que leur union et concorde serait invincible, mais la discorde les rendrait faibles, et serait cause qu'ils ne dureraient guères.

18. Qui doncques lirait et remémorerait souvent telles choses, à l'aventure ne prendrait il pas grand plaisir à tant caqueter. Et quant à moi, un serviteur Romain me fait grand' honte, quand je considère en moi même, combien il y a de sagesse à bien aviser ce que l'on dit, et soi constamment maintenir en ce que l'on a proposé. Publius Piso l'orateur, voulant pourvoir à ce que ses gens ne lui rompissent point la tête de leur babil, commanda à ses serviteurs, qu'ils lui répondissent seulement à ce qu'il leur demanderait, et non autre chose: et quelque jour voulant festoyer l'Empereur Clodius, commanda que l'on l'allât convier, et fit apprêter un magnifique festin, comme il est à penser. Quand l'heure du souper fut venue, et les autres conviés tous arrivés, il ne restait plus que l'Empereur: Si renvoya Piso par plusieurs fois celui de ses serviteurs qui avait accoutumé de le convier, pour savoir s'il voulait pas venir: mais quand il fut si tard, qu'il n'y eut plus d'apparence qu'il dût venir, Comment, dit Pison à ce serviteur, ne l'as tu pas été semondre? Oui, répondit-il. Et pourquoi donc n'est il venu? Pource qu'il m'a dit qu'il ne viendrait pas. Et pourquoi donc ne me l'as tu dit incontinent? Pour ce, répond le serviteur, que tu ne me l'as pas demandé. Celui là était serviteur Romain: mais un Athenien contera à son maître, en labourant la terre, les articles du traité de la paix: tant l'accoutumance a d'efficace et de pouvoir, de laquelle il nous faut maintenant parler,

19. pource qu'il n'y a mors ni bride dont on peut arrêter la langue d'un babillard, et la faut dompter, et lui ôter ce vice par accoutumance. premièrement doncques, quand en une compagnie l'on demandera quelque chose, accoutume toi à te taire jusques à ce que tu voies que personne des autres ne se mette en avant pour en répondre: car comme dit Sophocles,
Bien conseiller et bien courir n'ont pas
Un même but, ni un même compas:
aussi n'ont pas la voix et la réponse, car là celui gagne le prix de la course qui peut passer devant: mais ici, si un autre a suffisamment répondu, il suffira bien en louant et approuvant son dire, acquérir la réputation d'homme courtois et gracieux: et s'il n'a bien ou suffisamment répondu, alors ne sera il point odieux ni importun de lui remontrer doucement ce qu'il pourrait avoir ignoré, et suppléer ce qui pourrait être défectueux en sa réponse. Mais sur tout nous devons nous bien donner garde, quand la demande sera adressée à un autre, de ne le prevenir, et anticiper sa réponse: car à l'aventure n'est il point honnête, ni en cela, ni en autre chose, offrir et promettre <p 95v> de soi-même, sans en être requis, ce que l'on demande, à un autre, en le repoussant mêmement, pource qu'il semble que nous faisons outrage à l'un, comme ne pouvant fournir ce qu'on lui demande: et à l'autre, comme non sachant s'adresser à qui lui pourrait bailler ce qu'il cherche. Il y a plus, que celle precipitée,celerité et temérité de répondre semble être pleine d'arrogance et de présomption, pource qu'il semble que celui qui previent ainsi la réponse de l'interrogé, veuille dire, Qu'as tu que faire de lui? Et qu'en sait il lui? Et,là où je serai,il n'en faut demander à personne qu'à moi. Combien que souventefois nous faisons des demandes à quelques-uns, non que nous ayons grande envie d'ouïr leurs réponse, mais seulement pource que nous les voulons entretenir, et provoquer à deviser et discourir, comme fait Socrates à Theaetetus, et à Charmides. Le prevenir donc la réponse d'un autre, détourner les oreilles, divertir les yeux et la pensée, pour le tirer à soi, c'est autant comme si nous courions au-devant pour baiser vitement les premiers celui qu'un autre voudrait baiser, attendu que encore que celui à qui on propose la question n'y sût ou ne voulût répondre, si serait il bien séant, après avoir fait un peu de pause, se présenter avec toute modestie et révérence, en accommodant son dire au plus près de ce que l'on pense que veut celui qui fait la demande, à faire la réponse, comme au nom d'un autre: car si ceux à qui la question est adressée faillent à bien répondre, avec grande raison on leur pardonne, et les excuse l'on: mais celui qui de soi-même s'ingère de répondre, et ôte la parole à un autre, il est à bon droit odieux, encore qu'il dise bien: et s'il faut à bien dire, il fait que chacun se rit et se moque de lui.

20. Le second point auquel il le faut diligemment duire et exercer, c'est aux réponses particulières, à quoi celui qui se sent entaché du vice de trop parler doit bien prendre garde, afin que ceux qui le voudraient provoquer à parler pour avoir à gaudir et rire, connaissent qu'il répond pertinemment et à bon escient: car il y en a qui sans besoin, seulement pour avoir leur passetemps, forgent quelques demandes à plaisir, lesquelles ils proposent à cette manière de gens pour emouvoir leur babil: pourtant y faut il bien avoir l'oeil, et n'être pas étourdi, ne soudain à courir aux paroles, donnant à connaître que l'on soit bien aise d'avoir occasion de parler, mais considérer mûrement la nature de celui qui propose la demande. Encore se faudrait il accoutumer à se tenir quoi, et faire quelque intervalle de silence entre la demande et la réponse, pendant lequel silence, celui qui a proposé la question y peut ajouter quelque chose, si bon lui semble: et celui qui est interrogé peut penser à ce qu'il a à répondre, et non pas à l'étourdie se ruer incontinent en langage, et presser tellement l'interrogant, qu'on ne lui donne pas presque loisir de parachever sa demande, en sorte que bien souvent l'on réponde toute autre chose que ce que l'on aura demandé: combien que la religieuse du temple d'Apollo souventefois répond ses oracles sur l'heure, avant qu'elle en soit requise: car ainsi que dit le Poète, ce Dieu là
Oit le muet qui a la bouche close,
Et sait qu'on pense avant qu'on le propose:
mais celui qui veut sagement répondre, doit attendre qu'il ait conçu la pensée, et entièrement connu l'intention de celui qui l'interroge, de peur qu'il n'advienne ce que dit le commun proverbe,
Je demandais une faucille,
Ils me répondaient d'une étrille.
encore que sans cet inconvénient-là, toujours faut il refréner et restreindre celle importune hâtiveté et appétit désordonné de parler, afin que nous ne fassions penser que ce soit comme une apostume ou une fluxion d'humeurs, de longue main amassée sur notre langue, et que la demande que l'on nous propose nous face grand <p 96r> plaisir de nous en décharger. Socrates avait accoutumé de restreindre et réprimer ainsi sa soif, après qu'il avait exercé son corps, et qu'il s'était échauffé à la lutte, ou à la course, et autres tels exercices, il ne se permettait point de boire, qu'il n'eût répandu le premier seau d'eau, qu'il avait tiré du puits, à fin qu'il accoutumât son sensuel appétit à attendre le temps opportun de la raison.

21.Il faut doncques noter qu'il y a trois sortes de réponses que l'on fait aux interrogatoires, l'une nécessaire, l'autre civile, la tierce superflue: comme pour exemple, si quelqu'un demandait, Socrates est il leans? celui qui répondrait envis et mal volontiers, dirait: Il n'y est pas. Et s'il voulait encore davantage laconiser, et accourcir son dire, il ôterait ce,pas, et répondrait simplement, Non: comme les Lacedaemoniens firent quelquefois à Philippus qui leur avait écrit, s'ils le voulaient recevoir en leur ville: Ils lui récrivirent en grosse lettre sur un papier, NON. Mais celui qui voudrait répondre un petit plus courtoisement, dirait: Il n'y est pas, car il est allé jusques à la place du change: et qui voudrait faire encore meilleur mesure, y pourrait ajouter, là où il attend quelques étrangers: mais un superflu babillard, mêmement s'il a lu Antimachus le Colophonien, dira: Il n'est pas leans, car il est allé jusques à la place du change, attendant quelques étrangers du pays d'Ionie, desquels Alcibiades lui a écrit, qui maintenant est en la ville de Milet, et demeure avec Tissaphernes, l'un des Lieutenants du grand Roi de Perse, lequel auparavant était ami des Lacedaemoniens, mais maintenant pour l'amour d'Alcibiades s'est tourné du parti des Atheniens: car Alcibiades désirant retourner en son pays, a tant fait qu'il a retourné Tissaphernes de notre côté. Bref, il vous déduira tout le huitième livre des histoires de Thucydide, et vous noyera de langage, tant que vous ne vous donnerez garde, qu'il y aura eu sédition en la ville de Milet, et qu'Alcibiades sera encore une autrefois banni. C'est doncques en quoi principalement il faut ficher le pied, et arrêter le babil: tellement que le centre et la circonférence de la réponse soit, ce que veut et a besoin de savoir celui qui fait la demande. Carneades n'ayant pas encore grand nom, disputait un jour au lieu député aux exercices, et pource qu'il criait à pleine tête, le maître ou concierge du lieu lui envoya dire qu'il moderât un peu sa voix, car il l'avait hautaine et forte. Carneades lui répliqua, «Donne moi donc le ton et la mesure que je dois tenir:» et l'autre ne rencontra pas mal, lui répondant, «Le ton et la mesure est l'ouie de celui qui dispute avec toi.» Autant en peut on dire en ce cas, car la mesure que doit garder celui qui répond, c'est le vouloir de celui qui interroge.

22. davantage, ainsi comme Socrates commandait, que l'on evitât les viandes qui provoquent à manger ceux qui n'ont point de faim, et à boire ceux qui n'ont point de soif: aussi faut-il qu'un babillard craigne et fuie les propos qui plus lui plaisent, et desquels il aura accoutumé de parler excessivement, et aller au-devant quand il les sentira couler: comme pour exemple, gens de guerre sont ordinairement grands conteurs de batailles et de faits d'armes: et pour ce le poète fait souvent conter à Hector ses vaillances et prouesses. Et ordinairement ceux qui auront gagné quelque gros et difficule procès, qui auront, contre l'opinion et espérance d'un chacun, obtenu quelque grâce d'un Prince ou d'un Roi, ont ce vice comme une maladie ordinaire, à laquelle ils sont sujets, de souventefois remémorer par quel moyen ils seront entrés, comme ils auront été introduits, comment ils auront plaidé, parlé et convaincu leurs adverses parties ou leurs accusateurs, et comment ils auront été loués: car la joie est encore plus grande babillarde, que celle vieille Agrypnie, que les poètes introduisent en leurs Comoedies, se réveillant toujours elle-même, et se montrant toute fraîche à recommencer ses contes: Voilà pourquoi ils retombent en ses discours à tout propos: car non seulement cela est vrai que l'on dit en commun proverbe, <p 96v>
Chacun a la main, s'il peult,
Toujours au lieu qui lui deult.
mais aussi la joie attire à soi la voix, et mène là toujours sa langue, pour plus appuyer et fortifier sa mémoire. Ainsi voyons nous que les amoureux passent la plupart de leur temps à remémorer quelques paroles qui leur renouvellent et rafraîchissent la mémoire de leurs amours: de manière que s'ils ne peuvent trouver personne à qui ils en puissent conter, ils en deviseront plutôt avec des choses qui n'ont ne sens ni âme, comme celui qui dit,
O très doux lit, Ô lampe très heureuse,
Bacchis te tient pour Déesse amoureuse.
Combien que, à dire vrai, le babillard est comme l'on dit, la ligne blanche ou le trait blanc en paroles c'est à dire, que sans discrétion indifféremment il parle de toutes choses: si est-ce pourtant, qu'il est plus affectionné aux unes qu'aux autres, et de celles-là il se doit retirer et abstenir, pource que à raison du plaisir qu'il y prend, et du contentement qu'il en reçait, il se pourrait laisser emmener bien au loin. même inclination ont ils à deviser des choses où ils se sentent les plus expérimentés, et plus excellents que les autres: car étant chacun convoiteux d'honneur, et s'aimant soi-même, il employe la meilleure part du jour en cela, où il a quelque avancement, tâchant à se rendre toujours de plus en plus excellent, comme en histoires celui qui aura beaucoup lu, un grammairien à parler des règles de la grammaire, un qui aura beaucoup vu et hanté en beaucoup de pays, à faire toujours de nouveaux contes: Voilà pourquoi il s'en faut donner garde, car le babil y étant accoutumé, y court, comme fait chaque bête de proie à son gibier. En quoi l'on peut connaître l'excellente nature qu'avait le Roi Cyrus, lequel ne provoquait jamais ses egaux d'âge à exercice auquel il se sentît le plus fort, mais toujours à ceux où il était moins exercité qu'eux, à fin qu'il ne leur causât déplaisir, en emportant le prix devant eux, et que lui eût le profit d'apprendre ce qu'il savoir moins bien faire qu'eux. Mais un babillard au contraire, si quelque propos vient en avant, duquel il puisse apprendre quelque chose qu'il ne savait pas auparavant, il le repousse et le rejette, ne pouvant souffrir qu'on lui donne loyer pour se taire un petit, ains tournant tout alentour, ne cessera jusques à ce qu'il ait fait tomber le devis sur quelques vieux contes qu'il aura repassés mille fois. Comme l'un de nos citoyens, auquel il était advenu de lire deux ou trois livres d'Ephorus, rompait les oreilles à tout le monde, et n'y avait compagnie ni festin qu'il ne fît départir à force de conter la bataille de Leuctres, et ce qui en ensuivit, de sorte qu'il en fut surnommé Epaminondas:

23. toutefois c'est le moindre vice du babil, et faut tâcher de mettre toujours ces grands causeurs en tels propos, car par ce moyen leur langage sera moins fâcheux et importun, quand il débordera en termes de litterature. Outre cela il sera bon aussi accoutumer telle sorte de gens à écrire quelque chose à part: comme Antipater le Stoïque, ne pouvant, ainsi qu'il est plus vraisemblable, ou ne voulant contester en dispute tête à tête à l'encontre de Carneades, qui avec un impetueux torrent d'éloquence réfutait la secte des Stoïques, répondait par écrit audit Carneades, et emplissait les livres de contredits, tellement qu'il en fut surnommé Calamoboas, qui est autant à dire comme, grand criard par écrit: car ainsi celle façon de combattre à l'ombre, et de deviser à part en secret, retirant ces grands causeurs tous les jours peu à peu de la fréquence et multitude du peuple, les pourra à la fin rendre plus compagnables et plus tolérables à hanter: comme les chiens, après qu'ils ont consumé leur colère sur les bâtons ou sur les pierres qu'on leur a jetés, en sont moins aigres et moins âpres aux hommes. Mais sur tout il leur serait expédient et profitable, de hanter toujours auprès de plus grands personnages en authorité et en âge, que eux: car la <p 97r> honte et crainte qu'ils auraient de leur dignité et gravité, les conduirait par accoutumance à se taire: et parmi ces exercices que nous avons ci-devant déclarés, il faudra toujours mêler et entrelacer cette advertence, quand nous voudrons dire quelque chose, et que quelques paroles nous couleront en la bouche, Quel propos est-ce ci qui me vient sur la langue,et qui me presse de sortir? pourquoi a ma langue envie de le mettre dehors? Quel bien peut-il advenir de le dire? Quel mal adviendrait-il de le taire? Pource que la parole n'est pas comme une pesante charge, de laquelle nous devions tâcher de nous décharger: car elle demeure encore aussi bien après qu'elle est dite. Mais les hommes parlent, ou pour soi, quand ils ont besoin de quelque chose, ou pour profiter à d'autres, ou pour se donner du plaisir les uns aux autres, et se récréer de joyeux devis, comme de sel, pour adoucir le travail des affaires, ou bien pour rendre plus savoureux le repos auquel ils seront. Si donc le propos n'est ni profitable à celui qui le dit, ni nécessaire à celui qui l'écoute, et s'il n'y a ni grâce ni plaisir, quel besoin est-il qu'il soit dit? Car on peut aussi bien parler comme faire en vain et sans besoin. Mais sur tout et après tout, il faut toujours avoir à main et souvent remémorer ce sage mot de Simonides, On se repent souvent d'avoir parlé: de s'être tu, jamais: et penser que l'exercitation est chose de si grande efficace et de telle force, qu'elle vient à chef de tout, attendu mêmement que les hommes mettent grande peine et grande sollicitude, et endurent de la douleur pour chasser la toux, et le hoquet: et la taciturnité n'a pas seulement cette belle et bonne proprieté que dit Hippocrates, qu'elle n'engendre point la soif, mais aussi n'apporte-elle point de déplaisir ni de douleur, et n'est-on point tenu d'en rendre compte.

XIV. De l'avarice et convoitise d'avoir.
HIPPOMACHUS maître des exercices du corps, oyant quelques-uns qui lui louaient un homme grand et de haute stature, qui avait les mains longues, comme étant bien propre pour l'escrime des poings: Oui bien, dit-il, si la couronne, le prix du vainqueur, était pendue en haut lieu, où il la fallût prendre avec la main. Cela même peut on dire à ceux qui estiment tant, et réputent si grand heur, que d'avoir force belles terres, force grandes maisons, et grosses sommes de deniers comptants: Oui bien, s'il fallait acheter la félicité qui fut à vendre: et toutefois vous en verrez plusieurs qui aiment mieux être riches et malheureux, que bienheureux en donnant de leur argent: mais le repos de l'esprit vide de tout ennui, la magnanimité, la constance, l'assurance, la suffisance ne s'achete point à prix d'argent. Pour être riche on n'apprend pas à ne se passionner point des richesses, ni pour posseder beaucoup de choses superflues, on n'acquiert pas le contentement de ne les point désirer. De quel autre mal doncques est-ce que nous délivre la richesse, si elle ne nous délivre point de l'avarice? Par boire on remédie à la cupidité de boire, par manger on guérit l'appétit de manger: et celui qui dit,
A Hipponax donnez un vêtement,
Car de froidure il gele durement,
qui lui en jetterait sur lui plusieurs, il s'en fâcherait et les rejetterait: là où il n'y a quantité d'or ni d'argent qui puisse éteindre l'ardeur du désir d'avoir, ni l'avarice e cesse ni ne diminue point pour posseder beaucoup de biens. Et peut-on dire <p 97v> à la richesse ce que l'on dirait à un médecin ignorant et trompeur, Ta médecine augmente la maladie: car depuis qu'elle prend un homme, au lieu qu'il n'avait besoin que de pain, de maison, et de couverture moyenne, et de peu de viande, la première venue, elle le remplit d'une impatiente cupidité d'or, d'argent, d'ivoyre, d'esmeraudes, de chevaux et de chiens, transportant le désir naturel des choses nécessaires en un appétit désordonné de choses périlleuses, rares, et malaisées à recouvrer: car jamais homme n'est pauvre des choses qui suffisent à la nature, ni jamais il n'emprunte argent à usure pour acheter de la farine, ou du fourmage, ou du pain, ou des olives: mais l'un s'endette pour bâtir une maison magnifique, l'autre pour acheter un champ d'oliviers qui joint à sa terre, ou bien des terres à froument, ou des vignes, ou des mules de Galatie,
Ou des chevaux attelés au tirage
D'un haut bruyant tout vide carriage,
Au 15. de l'Iliade. s'est precipité en une fondrière de contracts, d'usures, et d'hypoteques: et puis comme ceux qui boivent après qu'ils n'ont plus de soif, ou qui mangent après qu'ils n'ont plus de faim, ils revomissent tout ce qu'ils ont bu ayants soif, et tout ce qu'ils ont mangé ayants faim: aussi ceux qui appétent les choses inutiles et superflues, ne retienent pas celles mêmes qui sont nécessaires. Voilà quels sont ceux-là. Mais ceux qui ne dépendent rien et ont beaucoup, et si désirent encore davantage, font bien encore plus à émerveiller, qui voudra remémorer ce que soûlait dire Aristippus, que celui qui mange beaucoup, qui bait beaucoup, et jamais ne s'emplit, s'en va aux médecins, et leur demande quelle maladie c'est, et quelle indisposition, et le moyen qu'il doit tenir pour s'en délivrer: mais si un qui a cinq beaux lits en demande dix, et qui a dix tables en achete encore autre dix, et qui a beaucoup de terres et possessions, et beaucoup d'argent, et n'en est de rien plus plein, ains s'étend encore à en prochasser d'autres, et veille après, et de tout ne se remplit jamais, celui-là ne pense pas avoir besoin de médecin qui le guérisse, ne qui lui montre de quelle cause cela lui advient. Et toutefois on pourrait penser, que de ceux qui ont soif, celui qui n'a point bu sera délivré de sa soif après qu'il aura bu: mais celui qui bait toujours, et jamais ne cesse d'avoir soif, nous n'estimons pas qu'il ait besoin de se remplir, mais plutôt de se vider et purger, et lui ordonnons qu'il vomisse, comme n'étant pas travaillé d'aucun défaut, mais plutôt de quelque chaleur ou acrimonie contre nature qui est en lui. Aussi entre ceux qui acquirent, le nécessiteux et indigent cessera de se travailler pour acquérir, si tôt qu'il aura acheté une maison, ou qu'il aura trouvé un thresor, et que quelque ami l'aura secouru d'aucune somme de deniers dont il se sera acquitté envers l'usurier: mais celui qui en a plus qu'il ne lui en faut, et en appéte encore davantage, ce ne sera point l'or ni l'argent qui le guérira, ni les chevaux, ni les moutons, ni les boeufs, il a besoin de se vider et de se purger: car ce n'est point pauvreté que sa maladie, ains avarice et cupidité insatiable pour un faux jugement et une perverse opinion qu'il a prise: laquelle si elle ne lui est arrachée de l'âme, comme ce que l'on avale de travers, il ne cessera jamais de souhaitter choses superflues, c'est à dire de convoitter ce dont il n'a que faire. Quand le médecin entrant en la chambre d'un patient, qu'il trouve couché de son long dedans un lit gémissant, et ne voulant ni boire ni manger, il lui touche et tâte le poux, il l'interroge, et trouve qu'il n'a point de fièvre, C'est maladie de l'âme, dit-il: et s'en va. Aussi quand nous verrons un homme qui sèche sur le pied d'ardeur d'acquérir, qui pleure quand il lui faut dépenser un denier, qui n'épargne, ni ne pardonne à peine ni à indignité quelconque, pourvu qu'il en vienne du profit, encore qu'il ait force maisons, force terres, force troupeaux de bêtes, grand nombre d'esclaves et d'habillements, que dirons-nous quelle malade a cet homme-là, sinon une <p 98r> pauvreté de l'âme? Car quant à la pauvreté de biens, un ami, comme dit Menander, en peut guérir, en lui faisant du bien: mais celle de l'âme tout tant qu'il y a d'hommes au monde, ou qui y ont jamais été, ne la rempliRaient pas: et pourtant a bien dit Solon d'eux,
Les hommes n'ont fin quelconque ne terme,
A leur désir d'enrichir, qui soit ferme.
Car à ceux qui sont sages, et ont sain jugement, nature leur a défini certaines bornes de richesses, qui sont tracées sur un certain centre, et sur la circonférence de leur nécessité: mais cela est propre et peculier à l'avarice, car c'est une cupidité qui repugne à son assouvissement, là où toutes autres cupidités y aident: car jamais gourmand ne s'abstint d'un bon morceau pour gourmandise, ni ivrongne de bon vin pour ivrongnerie, comme les avaricieux s'abstiennent de toucher à l'argent, pour leur avarice et convoitise d'argent: et toutefois comment ne serait-ce une passion furieuse et misérable, si quelqu'un s'abstenait de se couvrir d'un vêtement pource qu'il tremblerait de froid, et de toucher à du pain pource qu'il mourrait de faim, et aussi de mettre la main à ses biens, pource qu'il les aimeroit? Ce sont proprement les maux que décrit Thrasonides en une Comoedie,
Elle est chez moi, et est en ma puissance
Quand il me plaît en prendre jouissance,
Et si le veux autant comme saurait
celui qui plus follement aimerait,
Et toutefois je n'en fais jamais rien:
Ains en fermant et seellant tout très bien,
Je compte à ceux qui ménent mon usure,
A mes facteurs, je travaille et procure
D'en amasser d'autre, à mes créanciers,
Toujours je plaide à mes serfs et censiers.
O Apollon, connus tu amour doncques
Plus que le mien malheureux et fol oncques?
Sophocles enquis par quelqu'un de ses familiers, s'il pouvait bien encore avoir compagnie de femme: Dieu m'en gard, dit il, mon ami, j'en suis désormais libre, étant échappé de la servitude de tels furieux et forsennés maîtres, par le benefice de la vieillesse. aussi est-ce chose honnête en voluptés, d'en quitter les désirs quand et la puissance, encore qu'Alcaeus dise, que jamais ni homme ni femme ne s'en peurent guarentir. Mais cela n'est pas en l'avarice, car comme une rude et mauvaise maîtresse, elle contraint d'acquérir, et défend de jouir: elle en excite l'appétit, et en ôte le plaisir. Stratonicus anciennement se moquait de la superfluité des Rodiens, disant qu'ils bâtissaient comme s'ils eussent été immortels, et ruoyent en cuisine comme s'ils eussent eu bien peu de temps à vivre: mais les avaricieux acquirent comme magnifiques, et dépendent comme mechaniques: ils endurent les travaux d'acquérir, et n'ont pas le plaisir d'en jouir. L'orateur Demades vint un jour voir Phocion, et le trouva à table où il disnait: et voyant comme il se traitait petitement et austèrement, il lui dit: Je m'ébahis, Phocion, comme te pouvant passer d'un si maigre disner, tu prends la peine de t'entremettre des affaires publiques. Car quant à Demades, il s'en mêlait pour avoir dequoi fournir à son ventre: et pensant que la ville d'Athenes ne lui était pas suffisant revenu pour entretenir son intempérance et dissolution, encore tirait-il vivres de la Macedoine: et pourtant Antipater un jour le voyant jà tout vieux et cassé, dit plaisamment, qu'il ne lui était demeuré que le ventre et la langue, comme d'un mouton qui a été mangé en un sacrifice. Mais de toi misérable qui est-ce qui ne s'émerveilleroit? comment, vu que tu peux ainsi vivre <p 98v> mechaniquement et inhumainement, sans donner rien à personne, sans te montrer honnête ni liberal à tes amis, ni magnificque envers le public, tu t'affliges ainsi durement, tu veilles les nuicts toutes entières, tu travailles comme un mercenaire pour de l'argent, tu caresses un chacun pour être institue heritier, tu te soumets à tout le monde pour gagner, et si as une si orde tacquinerie de chicheté en toi, qu'elle te pourrait dispenser de rien faire. L'on dit qu'un Bizantin ayant surpris un adultère sur le fait avec sa femme qui était fort laide, s'écria, «O misérable, quelle nécessité te contraignoit? car le douaire a forcé Sapragoras: mais toi malheureux tu brouilles la chaudiere, et attizes le feu dessous.» Il est nécessaire que les Rois amassent, les gouverneurs des Rois, ceux qui veulent tenir les premiers lieux, et avoir les grands états és grosses cités, à tous ceux-là il est forcé de faire amas de deniers, d'autant que pour parvenir à leur ambition, ou pour la pompe, ou leur vaine gloire, ils font des festins, ils donnent à leurs satellites, ils envoyent des présents, ils entretiennent des armées, ils achetent des esclaves pour escrimer à outrance: mais toi tu te donnes tant d'affaires, tu te tourmentes tu te tourneboulles comme une toupie, pour vivre la vie d'une huître ou d'une coquille, tant tu es tacquin et mechanique: tu supportes tous travaux, et ne prends plaisir quelconque, non plus que l'âne des étuves, qui porte toujours le bois et le serment pour chauffer les étuves, et demeure toujours cendreux et enfumé, sans jamais être baigné, lavé, chauffé, ni nettoyé. Et quant à ces reproches-là, c'est à l'encontre de celle misérable avarice tacquine d'âne ou de formis: car il y en a une autre sorte bestiale et farouche, qui calomnie, qui suppose de faux testaments, qui trompe, qui se fourre par tout, et se mêle de tout, qui compte sur ses doigts combien il y a de ses amis encore vivans, et puis ne reçoit fruition quelconque de tous les biens qu'elle amasse de tous côtés par tant d'artifices. Tout ainsi doncques comme nous avons en haine et abomination les vipères, les mouches cantharides, et les tarantules, plus que les ours ni les lions, d'autant qu'elles tuent et font mourir les hommes, sans qu'elles s'en servent après qu'elles les ont tués: aussi sont plus dignes d'être haïs ceux qui sont méchants par avarice et tacquinerie, que ceux qui le sont par intempérance et dissolution, car ils ôtent aux autres ce dont ils ne voudraient ni ne sauraient user eux-mêmes: d'où vient que ceux-là font trêves de violence quand ils se voyent en abondance de toutes choses, pour fournir à leurs désordonnés appétits, comme répondit Demosthenes à ceux qui estimaient que Demades voulût désormais cesser d'être méchant: «C'est, dit-il, pource qu'il est saoul maintenant, comme les lions ne chassent plus la proie quand ils sont pleins:» mais ceux qui s'entremettent du gouvernement de la chose publique, non pour aucune intention qui soit ni utile ni plaisante, ceux-là n'ont jamais trêve d'amasser et d'acquérir, ni surseance de mal faire: car ils sont toujours vides, et ne seraient pas contents quand ils auraient tout. Mais, pourra dire quelqu'un, ils amassent et gardent pour leurs enfants ou pour leurs heritiers. Comment est-il vraisemblable cela, vu qu'ils ne leur voudraient pas rien donner, tant qu'ils sont en vie? Ils sont doncques comme les rats et souris qui sont és miniers où l'on fouille l'or, car ils mangent la mine d'or, et n'en peut-on rien tirer, sinon après qu'ils sont morts, et que l'on en fait anatomie. Mais pourquoi est-ce qu'ils veulent ainsi garder beaucoup d'argent et de grandes facultés à leurs enfants, ou à leurs successeurs et heritiers? à fin, je crois, que ces enfants et ces heritiers-là les gardent aussi encore à d'autres, et ainsi de main en main, comme les canaux par où l'on fait venir l'eau en une tuillerie, qui ne retiennent rien de l'eau coulante pour eux, ains la transmettent et envoyent toute, chacun à son prochain voisin, jusques à ce qu'il vient de dehors un calomniateur, ou tyran, qui détruisant ce depositaire gardien, et le quassant derive et détourne le cours de cet richesse ailleurs: <p 99r> ou bien jusques à ce qu'il en vient un, le plus méchant de toute la race, qui mange tout ce que les autres auront amassé et gardé. Car non seulement,
Toujours en tout, des esclaves mal nez
Les enfants sont pis conditionnés,
comme disait Euripides: mais aussi des chiches avaricieux, sont dissolus et désordonnés: ainsi que dit un jour Diogenes en se moquant, Qu'il valait mieux être le mouton que le fils d'un Megarien: car en ce qu'il semble qu'ils les instruisent, ils les gâtent et corrompent, en leur entant leur chicheté et avarice mechanique, comme s'ils bâtissaient en eux une forte place pour sûrement garder leur hoirie et succession. Car quels avertissements et enseignemens sont-ce qu'ils leur donnent? gagnez, épargnez, et pensez que l'on fera autant de cas de vous, comme vous aurez de bien vaillant: mais cela n'est pas instruire un enfant, ains l'estressir et le coudre comme une bouge ou une bourse, à fin qu'il puisse bien contenir ce que l'on jette dedans: excepté qu'il y a différence, parce que la bourse devient salle, et orde, et malsentant, quand on a mis de l'argent dedans: mais les enfants des avaricieux, avant qu'ils ayent reçu de leurs peres et meres la richesse, sont jà tous remplis de convoitise d'icelle, laquelle ils ont apprise d'eux, aussi leur rendent ils digne salaire de leur écolage, en ce qu'ils ne les aiment pas tant, pource qu'ils sont certains d'amender beaucoup d'eux, qu'ils les haïssent, pource qu'ils ne le tiennent pas encore: car ayants été ainsi nourris, qu'ils n'ont appris à rien estimer sinon les biens et la richesse, et ne se constituer autre fruit à leur vie, sinon le beaucoup amasser, et beaucoup posseder, ils réputent que la vie de leurs peres et meres empêche la leur, et qu'autant de temps qu'il s'ajoute à la vieillesse d'eux, autant s'en ôte il à leur jeunesse. C'est pourquoi pendant que leurs peres vivent, encore dérobent-ils secrètement un peu de la volupté, et jouissent aucunement du plaisir de donner, leur semblant que c'est de l'autrui qu'ils donnent à leurs amis, et qu'ils dépendent à leurs plaisirs, quand ils peuvent tirer quelque chose de dessous l'aile à leurs peres, et allants ouïr les leçons ils apprennent quelque chose: Mais quand après le trêpas de leurs peres ils viennent à avoir les clefs et les cachets, ils prennent toute une autre façon de vivre, un visage refrongné, qui ne rit jamais, austère, malgracieux et malaccointable. Il n'est plus question de s'huiler, de jouer à la paume, de luicter, d'aller ouïr les philosophes au parc de l'Academie, ou en celui de Lyceum, mais d'interroger des serviteurs, de regarder des papiers, de disputer avec des receveurs et des créanciers, être si après à la besogne et au soin des affaires, que l'on en perd le disner, et n'entre l'on aux bains pour s'étuver avant souper qu'il ne soit nuit toute noire: les exercices de la personne ausquels il avait été nourri, se baigner en la rivière de Dirce, tout cela est mis en arrière: voir que si quelq'un lui dit, Voulez vous pas aller ouïr la harangue d'un tel philosophe? Comment y irois-je, répondra-il: je n'ai pas le loisir, depuis que mon père est mort. O misérable, que t'a-il laissé qui vaille ce qu'il t'a ôté, c'est à savoir le repos, et la liberté? Mais ce n'est pas tant lui, comme c'est sa richesse répandue alentour de toi, que te domine, et te tient le pied sur la gorge, comme celle femme que disait Hesiode,
Que l'homme ardant sans torche ne tison,
Avant le temps le rent vieil et grison,
apportant commes des rides et des cheveux blancs à ton âme avant qu'il en soit temps, les soucis, les travaux et ennuis de l'avarice, qui suffoquent et amortissent toute la gentillesse, la gaieté, l'honnêteté et courtoisie qui y dût entre. Mais quoi, dira quelqu'un, n'en voyez-vous pas aucuns qui usent largement et liberalement de leurs biens? mais nous lui répondrons, n'oyez vous pas Aristote qui dit, que les uns n'en usent point, et les autres en abusent, là où il ne faut ni l'un ni l'autre: car la richesse ne fait <p 99v> à ceux-là ni profit ni honneur, et à ceux-ci elle apporte honte et dommage. Mais considérons un petit quel est l'usage de ces richesses que l'on estime tant, n'est-ce pas pour avoir les choses qui sont nécessaires à la nature? ceux doncques qui sont bien riches n'ont rien davantage que ceux qui ont dequoi mediocrement: et est la richesse, comme disait Theophraste, telle que l'on ne la dût pas dérober à la vérité, ni en faire si grand cas, s'il est ainsi que Callias le plus riche homme d'Athenes, et Ismenias le plus opulent de Thebes, usaient des mêmes choses que faisaient Socrates et Epaminondas. Car ainsi comme Agathon renvoya les flûtes au festin des Dames, estimant qu'à celui des hommes suffisaient les propos et devis des assistants: ainsi pourriez vous rejeter et les lits de pourpre, et les tables somptueuses, et toutes autres choses superflues, voyant que les riches usent des mêmes choses que font les pauvres,
Le labourage on ne délaisserait,
Et la charrue aussi ne cesserait:
mais bien les orfevres, les graveurs, les parfumiers et les cuisiniers seraient chassés, quand on ferait un sobre et honnête bannissement de toutes choses inutiles: et s'il est ainsi que les choses requises à la nature soient communes et aux riches et à ceux qui ne sont pas riches, et que la richesse se magnifie et se vante des choses seulement superflues, et qu'a bon droit on a loué Scopas le Thessalien, de ce qu'étant requis de donner quelques utensiles de sa maison, comme lui étant superflues et inutiles, il répondit, «Et c'est en quoi on nous répute bienheureux et bienfortunés, qu'en ces choses-là superflues, non pas és autres qui sont nécessaires.» s'il est ainsi, dis-je, voyez que ce ne soit la pompe, l'apparence et les jeux de bâtellerie que l'on loue, en faisant tant de cas des richesses, et non pas la nécessité de la vie. La procession et solennité des Bacchanales qui se fait en notre pays, se faisait anciennement fort simplement et joyeusement: on y portait une cruchée de vin, un cep de vigne, et puis quelqu'un y traînait un bouc, un autre y portait une corbeille pleine de figures sèches, puis après tout on y portait un Phallus, qui est la semblance de la nature d'un homme: mais maintenant tout cela y est obscurcy et négligé, tant on y porte de vaisselle d'or et d'argent, d'habits somptueux, tant de chariots traînés par beaux roussins, tant de masques: et ainsi ce qui est utile et nécessaire en la richesse, est offusqué et comblé parce qui y est superflu et inutile. Mais nous autres pour la plupart ressemblons à Telemachus, lequel par faute d'expérience, ou bien plutôt à faute de jugement, ayant vu la maison de Nestor, où il y avait de lits, des tables, des habillements de la tapisserie, de bon vin, ne jugea point bienheureux le maître de cette maison qui avait si bonne provision de choses utiles et nécessaires: mais chez Menelaus ayant vu force ivoire, force or et argent, il en fut tout ravi en ecstase d'admiration, et dit,
Tel au dedans est le Palais doré,
De Jupiter au haut ciel azuré,
Tant ici a d'infinie opulence,
ravi je suis de la seule évidence.
Mais Socrates ou bien Diogenes eussent dit, Tant ici a de choses malheureuses, inutiles, folles et vaines, je me ris d'en avoir l'évidence. Que dis tu pauvre sot, là où tu devais ôter à ta femme la pourpre, et tous ses joyaux et affiquets, à fin qu'elle ne fut plus convoiteuse des délices et superfluités étrangères, tu vais au contraire embellir et orner ta maison, comme un théâtre ou un échafaud à jouer des jeux, pour ceux qui y entrent. Voilà en quoi gît la béatitude et félicité de la richesse, à en faire montre devant ceux qui la regardent, et en vont faire leurs contes, où ce n'est rien du tout. Mais il n'est pas ainsi de la tempérance, de la philosophie, de la créance et connaissance des Dieux, telle qu'il appartient, encore qu'elle soit inconnue à tous <p 100r> autres, elle a toujours sa lumière, et sa splendeur propre dont elle éclaire l'âme, toujours accompagnée d'une joie qui jamais ne l'abandonne de jouir de son bien, soit que quelqu'un le sache, ou qu'il soit inconnu aux Dieux et à tous les hommes. Voilà que c'est de la vertu, de la vérité et beauté des sciences, comme de la Geometrie, et de l'Astrologie, à quoi il ne faut pas comparer les bagues, carquants et colliers de la richesse qui ne sont que spectacles, et parements de femmelettes, S'il n'y a personne qui la contemple et qui la regarde, la richesse à la vérité est aveugle, et ne rend clarté aucune. Car si l'homme riche mange à part avec sa femme et quelques-uns de ses familiers, il ne se travaillera d'avoir des mets exquis, table friande, ni vaisselle dorée, ains se servira de la première trouvée: sa femme ne sera point parée de joyaux d'or ni de robe de pourpre, ains en son simple accoutrement auprès de lui. Mais quand il fait un festin, c'est à dire, quand le théâtre, la pompe, le spectacle s'assemble, c'est à dire, que les jeux de la richesse se jouent, alors on tire des navires les beaux flascons, on met en avant les riches tables, on accoutre les lampes d'argent, on fait escurer les coupes, on change les échansons, on revêt tout le monde, on remue toutes choses, l'or, l'argent, les pierres précieuses, bref on déclare simplement que l'on est riche: mais encore qu'il soupât seul, il aurait besoin de tempérance et de contentement.

XV. De l'amour et charité naturelle des peres et MERES ENVERS LEURS enfantS.
CE qui fit que les Grecs premièrement se remirent de leurs différents à des juges étrangers, et introduisirent en leurs pays des jugements forains, fut la défiance qu'ils eurent de la justice les uns des autres, comme étant la justice chose nécessaire à la vie humaine, mais qui ne croissait point chez eux: N'est-il point ainsi de quelques questions de philosophie, lesquelles iceux philosophes, pour la diversité d'opinions qui est entre eux, evocquent à la nature des bêtes brutes, comme à une ville étrangère, et en remettent la decision et le jugement à leurs passions et affections naturelles, comme n'étant point sujettes à faveur, ni à corruption ne concussion? Ou bien, est-ce point un commun reproche à la malice des hommes, qu'il faille que nous étant en différent des plus grandes et plus nécessaires choses de la vie humaine, allions chercher au naturel des chevaux, des chiens et des oiseaux, comment nous nous devons marier, comment nous devons engendrer, et comment nous devons nourrir et élever nos enfants? et comme si la nature n'en avait imprimé aucun indice en nous mêmes, alléguer les moeurs et les affections des bêtes brutes, et les produire en témoignage, pour montrer le débordement et derèglement de la vie des hommes, qui dés le commencement et à la première entrée se sont embrouillés et confondus: car la nature retient et garde mieux en icelles bêtes brutes ce qui lui est propre, simple et entier, sans le corrompre ni altérer d'aucune mêlange étrangère: là où au contraire, il semble que les hommes en ont fait comme les parfumiers font de l'huile, par accoutumance et par le discours de leurs raisons, ils y ont mêlé tant d'opinions et tant d'avis ajoutés de dehors, qu'elle en est devenue variable et particulière à chacun, et n'a point retenu ce qui lui était propre et peculier. Et ne devons pas trouver étrange si les bêtes brutes suivent mieux et de plus près la nature, que ne font pas les raisonnables, car les plantes mêmes la suivent encore mieux que les bêtes, quoi que nature ne leur ait donné ni <p 100v> imagination, ni affection ou inclination aucune: aussi n'ont elles désir ni appétition quelconque, qui bransle ni sorte hors de leur naturel, ains demeurent, et sont arrêtées, comme si elles étaient attachées aux ceps en quelque prison, cheminants toujours par un même chemin, à savoir celui auquel nature les conduit. Et quant aux bêtes brutes, elles n'ont pas ni beaucoup de discours de raison qui addoucit les moeurs, ni beaucoup de subtilité d'entendement, ni fort grand désir de liberté, mais bien ont elles des instincts, inclinations et appétitions non régies par raison, suivant lesquelles elles s'en vont quelquefois au haut et au loin, et courent çà et là, mais non pas toutefois fort loin: ne plus ne moins que la navire qui est à l'ancre, à la rade, bransle bien, mais elle ne court pas fortune: aussi elles ne s'éloignent pas guères de la nature, et pourtant montrent elles la droite voie, comme cheminants sous le mors et la bride, là où la raison maîtresse, et qui fait à son plaisir, en l'homme trouvant tantôt une diversion, tantôt une autre, et toujours quelque nouvelleté, n'y laisse aucune apparente ne manifeste trace de la nature. Voyez premièrement les mariages des bêtes, comment elles suivent en cela la nature. En premier lieu, elles ne se soucient point des lois, qui punissent ceux qui ne se marient point, our qui se marient trop tard, comme font les citoyens de Lycurgus et de Solon, ni ne craignent point les infamies de ceux qui n'ont point d'enfants, ni ne poursuivent aussi point les honneurs et prerogatives de ceux qui en ont trois: comme plusieurs Romains se marient, prennent femmes et engendrent des enfants, non à fin qu'ils aient des heritiers, mais à fin qu'eux-mêmes puissent être institués heritiers: et plus le mâle se mêle avec sa femelle, non point en tout temps, d'autant que la fin de cette conjonction et mixtion n'est point la volupté, ains la génération des enfants: à l'occasion de quoi sur la prime vere, lors que les gracieux vents aptes à engendrer soupirent, et que la tempérance de l'air est fort à propos pour les femelles grosses, la femelle s'approche du mâle toute privée, et poussée de son propre désir, se rendant agréable à sa partie, tant pour la douce senteur de sa chair, que pour le propre et peculier ornement de son corps, étant tout plein de rosée et de verdure, toute nette et pure, puis quand elle s'aperçait d'être enceinte, elle se retire honnêtement, et s'en va penser et pourvoir à ce qui est nécessaire, tant pour son accouchement, que pour la nourriture et traitement du petit qu'elle fera: et certes il n'est pas possible de bien exprimer dignement, et déduire suffisamment les choses qu'elles font, sinon que tout se fait avec une grande amour et dilection envers leurs petits, en prevoyance, en patience, et en tolérance de tous labeurs. Mais nous appellons l'abeille sage, et la celebrons comme celle qui produit le roux miel, en flatant ainsi la douceur d'icelui miel, qui nous aggrée, et nous chatouille sur la langue, et ce pendant nous laissons derrière la sapience et l'artifice des autres animaux, tant en l'enfantement de leurs petits, qu'en la nourriture d'iceux: comme tout premièrement l'oiseau de mer, que l'on nomme Alcyone, laquelle se sentant pleine compose son nid, amassant les arrêtes du poisson que l'on appelle l'aiguille de mer, et les entre-lassant l'une parmi l'autre, et tissant en long les unes avec les autres en forme ronde et longue, comme est un verveux de pêcheur, et l'ayant bien diligemment lié et fortifié par la liaison et fermeté de ces arrêtes, elle le va exposer au battement du flot de la mer, à fin qu'étant battu tout bellement, et pressé, la tissure de la superfice en soit plus dure et plus solide, comme il se fait, car il devient si ferme, que l'on ne le saurait fendre avec fer ni avec pierre: et qui est encore plus émerveillable, l'ouverture et embouscheure dudit nid est si proportionneement composée à la mesure du corps de l'Alcyone, que nul autre ni plus grand ni plus petit oiseau n'y peut entrer, non pas la mer même, comme l'on dit, ni la moindre chose du monde. Mais cette charité se montre encore davantage és chiens de mer, lesquels font leurs petits tous vifs au dedans de leur ventre, et leur donnent moyen d'en sortir, et d'aller <p 101r> courir pour trouver à se paître, et puis derechef les reçoivent, les enveloppent et mettent coucher dedans leurs matrices. Et l'ourse qui est l'une des plus sauvages et plus farouches bêtes du monde, enfante ses petis sans forme ne figure de membres quelsconques, mais elle forme avec sa langue, ne plus ne moins qu'avec un ciseau ou autre outil, les tayes, tellement qu'elle n'enfante pas seulement ses petis hors de son ventre, mais elle les taille et leur donne la forme. Et le lion que décrit Homere,
Lequel menant ses petits chercher proie
Par la forêt, rencontre emmy sa voie
Quelques veneurs, et alors furieux
Il couvre tout des paupiers ses yeux,
ne vous est il pas avis, qu'il semble qu'il veuille faire composition avec les veneurs, pour sauver la vie à ses petits? L'amour et charité envers les petits rend hardis les animaux qui de leur nature sont couards, et diligents ceux qui sont paresseux, et épargnants ceux qui d'eux-mêmes sont goulus. Et comme l'oiseau que décrit Homere,
Qui en son nid porte à sa geniture
Ce peu qu'il peut recouvrer de pâture,
Et est content soi-même mal traiter,
Pour ses petits grassement sustenter.
Car de sa disette il nourrit ses petits, et retient avec son bec, en le ferrant, la becquée qu'il porte, laquelle touche presque à son gisier, de peur que contra sa volonté il ne l'avale:
Comme la chiene autour de la portee
Tendrette court aigrement irritée,
En abboyant si fort à l'étranger,
Qu'elle voudrait ce semble le manger.
prenant la crainte qu'elle a que l'on ne face mal à ses petits, comme un redoublement de courage. Et les perdrix, quand on les poursuit avec leurs petits perdriaus, elles les laissent voler devant, et s'en fuir, et affinent tellement les chasseurs, qu'ils s'arrêtent à elles, se traînants auprès d'eux, jusques à ce qu'étant tout sur le point d'être prises, elles s'en courent un petit, et puis s'arrêtent de rechef, et s'exposent en si belle prise, qui le chasseur se persuade et prend espérance qu'il ne leur faudra pas à ce coup, tant que se mettants ainsi en danger pour sauver leur petits, elles attirent les chasseurs bien loin arrière d'eux. Et les poules que nous avons tous les jours devant les yeux, avec quelle diligence et sollicitude traitent elles leurs poulcins, étendant leurs ailes pour en laisser entrer les uns dessous, et recevants les autres qui leur montent de tous côtés sur les espaules, avec un son de voix qui témoigne leur joie et leur amour envers leurs petits? et s'il se présente un chien ou un serpent à elles seules, elles en ont grande peur et s'enfuient: mais si elles ont les petits, elles se mettent en défense, et combattent plus âprement que leur puissance ne porte. Et pensons nous que la nature ait imprimé ces affections et passions en ces animaux-là, pour soin qu'elle eût de la posterité des gelines, ou des chiens, ou des ours, et non pour faire honte aux hommes, et nous piquer quand nous venons à discourir en nous mêmes, que ces choses-là sont exemples pour ceux qui les suivent, et reproches pour ceux qui n'ont aucun ressentiment d'affection, par lesquels ils accusent la nature humaine, comme si elle seule ne s'affectionnait point gratuitement, et ne savoir aimer sinon ce dont elle tire quelque profit? On estime beaucoup és théâtres celui qui dit le premier,
Qui est celui qui soit tant debonnaire,
Qu'il puisse aimer un autre sans salaire?
cela fait selon Epicurus, que le père aime le fils, la mère son enfant, les enfants leurs <p 101v> progeniteurs qui les ont engendrés: mais si les animaux pouvaient parler et entendre la parole, et que l'on assemblât en un commun théâtre les boeufs, les chevaux, les chiens, et les oiseaux, on confesserait tout hautement au contraire, que ni les chienes n'aiment leurs petits chiens pour aucun salaire, ni les juments leurs poulains, ni les poules leurs petits poulsins, ains les aiment gratuitement, et naturellement, et reconnaitra l'on en toutes leurs passions et affections, que cela est bien et véritablement dit. Or serait-il certainement trop infâme de dire, que les générations et conceptions, enfantements, et nourritures des petits, és bêtes soient actes de nature, et offices gratuits, et au contraire és hommes prests, salaires et arres données pour en tirer après du profit. Mais ce propos n'est ni véritable ni digne d'être écouté, car la nature, ainsi comme és plantes sauvages, telles que sont les vignes agrestes, les caprifiques, les olivastres, engendre ne sais quels commencements cruds et imparfaits de bons et francs fruits: aussi a elle donné aux bêtes brutes une charité envers leurs petits qui est imparfaite, et ne pouvant s'étendre jusques à la justice, ni passer plus outre que l'utilité et le besoin: mais au contraire l'homme étant animal raisonnable, né à civile societé, pour observer les lois et la justice, que la nature a mis en ce monde pour servir et honorer les Dieux, fonder et régir les cités, et pour y exercer tous offices de benignité et bonté, elle lui en a baillé de belles, généreuses et fructueuses semences, qui sont l'amour, la charité et dilection envers les enfants, suivants les premières erres des principes qu'elle en avait imprimées en la structure et fabrication des corps humains: car la nature en tout et par tout est exquise, aimant ses enfants, à qui rien ne défaut de nécessaire, et à qui on ne saurait aussi rien ôter comme superflu, et qui n'a rien, comme soûlait dire Erasistratus, de vain ni de frivole. Car premièrement quant à la génération de l'homme, on ne saurait assez dignement exprimer sa prudence: et à l'aventure aussi ne serait-il pas fort honnête de toucher trop diligemment les parties secrètes, en les appellant par les propres noms, ains vaut mieux en les laissant à part ucachées, imaginer en son entendement la dextérité, bienseance, et propre disposition de ces naturelles parties-là, tant pour engendrer que pour concevoir: la seule confection, département et distribution du lait, est suffisante pour clairement montrer sa providence et sa diligence, car ce qui demeure de sang superflu après l'usage auquel il est destiné, flottant par le corps de la femme au reste du temps, se répand çà et là, e l'appesantit fort pour la faiblesse et petitesse des esprits: mais à certaines révolutions de jours, chaque mois, nature a accoutumé et appris de lui ouvrir certains égouts et conduits par où il se vide et écoule: en quoi faisant il purge et allége le reste du corps, et rend la matrice, comme une bonne terre, apte et disposée à recevoir la charrue et la semence en son temps: mais après qu'elle a retenu la semence qui y a pris racine, alors elle se resserre, pource que le nombril, ainsi que dit Democritus, est comme une ancre et un cable au fruit conceu, qui l'arrête ferme, et le garde de vaguer par la matrice de la mère, alors nature bousche et étouppe les canaux et ruisseaux des purgations menstruales, et prenant le sang qui y coulait, s'en sert pour nourrir et arroser l'enfant, qui commence déjà à se mouler, et à prendre forme et consistance, jusques à ce qu'étant demeuré certain nombre de jours nécessaires à la croissance qu'il prend au dedans, il a besoin de sortir de ce lieu-là, pour être nourri autrement et en une autre place. Alors doncques, divertissant le sang plus dextrement que ne saurait faire nul jardinier ni fontenier son eau, et l'employant à autre usage, elle a comme des cisternes ou fonteines toutes prêtes à recevoir la liqueur du sang qui y decoule, non pas sans y rien cooperer, ni sans l'altérer, car en le recevant elles ont quant-et-quant la force de le cuire et digerer, adoucir et transmuer par une douce et gracieuse chaleur de l'esprit naturel, et tendreur délicate et feminine, pource que <p 102r> le tetin au dedans a une telle température et disposition. Si ne se fait pas une soudaine effluxion du lait, ne n'y a pas des tuyaux qui les versent et répandent tout à coup: mais le tetin s'abboutissant en une chair pleine de petits canaux, et qui le coule et passe tout doucement par plusieurs petits pertuis, il exhibe un petit bout fort aisé à la couche du petit poupin, qu'il prend fort grand plaisir à toucher et envelopper de ses lévres. Mais pour néant, et sans aucun fruit, aurait la nature usé de si grande provoyance, si grand ordre, et telle diligence à preparer ces outils, pour engendrer, nourrir et élever l'homme, si quant-et-quant elle n'eût imprimé és coeurs des meres une charité, amour et dilection soigneuse envers les fruits qu'elles ont mis sur terre: car,
Des animaux respirants et marchans
Dessus la terre, és villes et aux champs,
Nul n'y en a si malheureux que l'homme.
Qui dira cela du petit enfant qui ne fait que naître et sortir du ventre de la mère, il ne faudra point à dire vérité: car il n'y a rien si imparfait, si indigent de toutes choses, si nud, si difforme, ne si ord et salle à voir, que l'homme, qui le verrait au sortir à sa naissance, attendu qu'il est seul presque à qui la nature n'a pas seulement concedé une pure et nette entrée en la lumière de cette vie. Car il y entre tout souillé de sang, plein de toute ordure, ressemblant plutôt à une creature récentement massacrée et écorchée, que nouvellement née. Il n'y a personne qui le pût toucher, recueillir, caresser, ni embrasser, sinon celle qui par nature l'aime. Et pourtant nature a fait descendre à bas, sous le ventre, les têtes de tous autres animaux, mais à la femme elle les a attachées à la poitrine, en assiette propre pour pouvoir baiser, embrasser et caresser son enfant, en l'alaittant: voulant par là nous donner à entendre, que l'enfanter, nourrir et élever, n'ont pas pour leur but aucune utilité, mais la charité et la dilection. Et qu'il soit ainsi, proposez vous en votre entendement les femmes du temps passé, qui premières conceurent, enfantèrent, et vîrent un enfant venant de naître sur la terre: il n'avait point encore de loi qui leur commandât de nourrir leurs petits, ni aucune espérance de plaisir réciproque, ou prêt de nourriture que les petits leur deussent rendre et rembourser un jour à l'advenir: plutôt dirais-je, qu'elles devraient avoir été rudes à leurs enfants, pour la souvenance fraîche de tant de maux, tant de périls, et de travaux qu'elles auraient endurés à cause d'eux.
Quand les tranchées âpres et douloureux
Viennent saisir en travail dangereux
La femme grosse, alors sa délivrance
Se fait avec angoisseuse souffrance.
Les femmes disent que ce n'a pas été Homere qui a écrit ces vers-là, mais quelque Homeride, c'est à dire, quelque femme qui avait autrefois essayé le travail d'enfanter, et qui sentait encore en ses flancs la mêlange de celle âpre, amère et perceante douleur: et néanmoins et l'amour et la charité naturelle,la plie et la mène tellement, qu'étant encore toute échauffée de sa douleur, et toute tremblante de l'angoisse de son travail, elle n'abandonne pas son enfant, ni ne le refuit pas, ains, se retourne vers lui, lui rit, le recueille et l'embrasse, sans qu'elle en reçoive aucun plaisir ni aucune utilité, ains le recueillant en peine et en labeur, l'enveloppe de langes et de petits drappeaux, pour le tenir chaudement, n'étant pas plutôt sortie du labeur du jour, qu'elle entre en celui de la nuit: et de tous ces travaux-là quel loyer, ne quel profit en recevaient-elles ces femmes-là du temps jadis, non plus que celles du présent, attendu que les espérances en sont si longues et si incertaines? celui qui a labouré la vigne en l'équinoxe du printemps, la vendange en celui de l'automne, qui a semé le blé quand les Pleïades se couchent, il le moissonne quand elles se levent: les vaches, les juments, les gelines portent des fruits, dont on peut incontinent <p 102v> en peu de temps tirer du profit: là où de l'homme la nourriture en est laborieuse, la croissance tardive et lente, et la vertu longue à venir, de manière que plusieurs peres meurent avant que de la voir en leurs enfants. Neocles ne voit jamais la victoire de Salamine, que gagna son fils Themistocles: ne Miltiades ne voit oncques celle que son fils Cimon gagna sur la rivière de Eurymedon: Xantippus n'oit jamais son fils Pericles orer devant le peuple, ni jamais Ariston ne voit son fils Platon tenant école de Philosophie: les peres d'Euripides et de Sophocles n'eurent oncques la connaissance des victoires qu'il emportèrent, en faisant réciter leurs Tragoedies: ils ne les ouirent jamais que gazouiller, et appellers les lettres en leurs premiers ans, ou bien s'ils ont vécu d'advantage, ils ont vu en tristesse leurs amours, leurs dépenses à faire masques et festins, et autres semblables fautes: tellement que l'on remémore et remarque avec louange ce mot qu'en dit Evenus en un sien epigramme,
Voyez combien de douleurs et miseres
Donnent toujours les enfants à leurs peres.
Et néanmoins pour tout cela ils ne laissent jamais à nourrir et élever des enfants: et plus encore ceux qui en ont moins de besoin: car ce serait une moquerie de penser que les riches sacrifient aux Dieux, et fassent de grandes réjouissances, quand il leur naît un enfant, pource qu'ils auront que les nourrira en leur vieillesse, et les ensevelira après leur mort: si d'aventure ils n'élevent des enfants, pource qu'ils ne treuvent pas qui veuillent être leurs heritiers. Les arenes de la mer, les petits grains de la pouldre, ni les plumes des oiseaux, ne sont point en si grand nombre, que sont ces prochasseurs de successions. Danaus avait cinquante filles, mais s'il n'en eût point eu, il eut eu des heritiers davantage, et bien d'autre sorte: car les enfants ne savent nul gré à leurs peres, ni ne les servent ou honorent pas pour cela, d'autant qu'ils attendent leur succession, comme chose qui leur est due: et au contraire, vous oyez dire à ces poursuivants qui tâchent à s'insinuer en grâce des riches qui n'ont point d'enfants, pour se faire instituer heritiers, des propos et paroles semblables à celles-ci des poètes comiques,
Étuvez vous peuple premièrement,
Et pour un jour n'allez en jugement. Et puis,
Tenés, prenez ces trois oboles-là Mangés, humez et avalez cela.
Et ce que Euripide dit, que
Les biens mondains font aux hommes avoir
Nombre d'amis, grand credit et pouvoir:
Cela n'est pas simplement et universellement véritable, sinon endroit ceux qui n'ont point d'enfants. A ceux là les riches mêmes donnent à souper, les Seigneurs les caressent, les orateurs et advocats plaident pour eux seuls gratis, C'est une puissante chose que un homme riche, quand on ne sait point qu'il ait aucun heritier: et y a eu souvent plusieurs, qui auparavant avaient infinis amis, et étaient honorés de plusieurs, qui tout aussi tôt qu'un fils leur est né, ont perdu tous leur amis, tout leur credit et leur suite tous ensemble. Ce n'est doncques point à cause des enfants que les hommes sont en authorité, et n'est point aussi pour cela que les peres les aiment, ains toute cette force là qui les fait aimer depend de la nature, non moins és hommes que aux animaux: mais quelquefois cet amour-là naturelle et plusieurs autres bonnes qualités sont aux hommes offusquées par la mauvaistié du vice qui vient à pulluler auprès, ne plus ne moins que des espines et brossailes bien souvent naissent parmi la bonne semence: autrement il faudrait dire, que les hommes ne s'aimeraient pas, d'autant que plusieurs se tuent et se precipitent eux-mêmes. Oedipus
De doigts sanglants ses paupieres leva,
<p 103r> Et ses deux yeux lui-même se creva.
Hegesias orant fit que plusieurs des auditeurs qui l'avaient ouï s'absteindrent tant de manger, qu'ils se firent mourir de faim. Il y a plusieurs sortes de tels accidents qui adviennent par permission divine, lesquels tous sont comme les autres maladies et passions de l'âme qui transportent l'homme hors de son naturel, ainsi comme ils témoignent à l'encontre d'eux-mêmes: car si une truie ayant fait un petit cochon vient à le manger, ou si une chienne ayant fait un petit chien vient par fortune à le déchirer, il s'en desespèrent et s'en tourmentent grandement, ils en font sacrifices aux Dieux pour divertir les sinistres presages: et réputent cela un prodige et un montre, comme étant chose commune à toutes sortes de creatures, et à quoi nature même le convie, que d'aimer leur geniture. Ce néanmoins, ainsi comme dedans les mines, l'or, encore qu'il soit mêlé et enveloppé de force terre, reluit et se fait voir de loin: aussi nature és plus dépravées moeurs et passions fait voir la charité envers les petits: car ce qui fait que les pauvres ne nourrissent et n'élevent pas quelquefois leurs enfants, c'est qu'ils craignent, qu'étant nourris et élevés moins honnêtement qu'il n'appartient, ils ne deviennent lourdauts et mal appris, destitués de toutes parties requises à personnes d'honneur: et cuidants que pauvreté soit le dernier et plus grand mal de l'homme, ils ne peuvent avoir le coeur de la laisser à leurs enfants, estimants que ce soit un très grand et fâcheux mal.

XVI. De la pluralité d'amis. Qu'il n'est pas possible, ni expédient, d'avoir plusieurs amis.
SOCRATES demanda un jour à Memnon le Thessalien, qui s'estimait fort suffisant homme és lettres, et, comme dit Empedocles, Avoir attainct au comble de sagesse, Que c'était que vertu. L'autre lui répondit audacieusement et promptement, Qu'il y avait vertu d'enfant et de vieillard, et d'homme et de femme, et de magistrat et de privé, et de maître et de vallet. Voilà qui va bien, répliqua Socrates, nous ne te demandions qu'une vertu, et tu nous en remues tout un exaim, comme d'abeilles. ne conjecturant pas mal, que cet homme ne connaissait pas une vertu, qui en nommait plusieurs. Mais ne pourrait-on point user de semblable moquerie en notre endroit, pource que n'ayant pas encore acquis une seule amitié certaine, nous avons peur que sans y penser nous ne tombions en pluralité d'amis: car il semble que c'est presque tout ainsi que si un manchot ou un aveugle avait peur de devenir un Briareus qui avait cens mains, ou un Argus qui avait des yeux par tout le corps: et toutefois nous louons infiniment le jeune homme qui dit un une comoedie de Menander, qu'il estime un merveilleusement grand bien et grand heur à un homme,
Pensant avait trouvé des biens sans nombre,
Quand d'un ami a pu recouvrer l'ombre.
Mais une des causes, entre plusiers autres, qui nous empêche d'acquérir une amitié certaine, c'est que nous convoytons en avoir plusiers: ne plus ne moins que les putains et folles femmes qui se prêtent souvent à plusieurs hommes, n'en peuvent arrêter ni retenir pas un, pource que les premiers se sentants mêprisés s'en retirent: ou plutôt, ainsi comme le nourrisson de la belle Hypsiphile étant assis dedans un pré,<p 103v>
Allait cueillant de main tendrette
Mainte fleurette sur fleurette,
Ne pouvant son coeur enfantin
Rassasier de tel butin:
aussi chacun de nous, pour le désir de nouveauté, et l'inconstance de se saouler incontinent d'une chose, se laisse emporter au nouveau venu et plus freschement connu, qui nous tourne comme il lui plaît, nous faisant entreprendre plusieurs commencements ensemble d'amitié et de familiarité, lesquels ne viennent jamais à perfection, d'autant que pour l'amour d'un nouveau que nous poursuivons, nous laissons aller celui que nous tenons. premièrement doncques commençants à la publique renommée de la vie des hommes, ne plus ne moins qu'à la Déesse Vesta, que l'on dit en commun proverbe, qui nous a été laissée de main en main touchant les constants et parfaits amis, prenons la longue et ancienne suite des temps pour témoin, et ensemble pour conseiller de cette matière: car de toute ancienneté de mémoire vous trouvez ces couples d'amis renommées, Theseus et Pirithous, Achilles et Patroclus, Orestes et Pylades, Pythias et Damon, Epaminondas et Pelopidas. Car l'amitié est bien, par manière de dire, bête de compagnie, mais non pas de troupe, ne qui veuille être en foule, comme les étourneaux ou les gais: car estimer l'ami un autre soi-même, et l'apeller [...] ou [...], comme qui dirait [...], c'est à dire autre, ce n'est autre chose que mesurer l'amitié au nombre de deux: car on ne peut acquérir ne plusieurs esclaves ni plusieurs amis de peu de monnayé: et quelle est la monnayé d'amitié? c'est benevolence et plaisir conjoint avec vertu, chose si rare, qu'il n'y en a point de plus en toute la nature, de manière qu'il n'est possible ni d'aimer ni d'être aimé en perfection de plusieurs: ains comme les rivières divisées en plusieurs canaux et plusieurs ruisseau, en demeurent basses et faibles: aussi notre âme, qui est fort née à aimer, son affection étant départie en plusieurs, s'en affoiblit, et revient presques à néant. C'est pourquoi les animaux qui ne font qu'un petit, en ont l'amour plus véhémente: et Homere voulant signifier un enfant bien aimé, l'appelle [...] et [...], c'est à dire unique, et engendré par des père et mère qui n'ont que celui-là, sans esperer d'en avoir jamais plus d'autre. Quant est à moi, je ne voudrais point que l'ami fut seul, mais bien qu'entre tous autres il fut uniquement et tendrement aimé, comme l'enfant que le père a engendré sur la fin de ses jours, et qu'il eût mangé avec nous le minot de sel que l'on dit communément, non pas faire comme plusieurs, qui appellent amis pour avoir bu seulement une fois ensemble, ou avour joué à la paume, ou aux dés, ou avoir logé en un même logis, amassants ainsi des amitiés des hostelleries, ou des jeux de lutte, ou des promenemens par les places des villes. Et quand ils voyent les matins és maisons des riches et puissants hommes, grande tourbe et foule de gens qui leur vont donner le bon jour, leur baiser les mains, et les accompagner au sortir de leurs logis, ils les réputent alors bienheureux, comme ayants beaucoup d'amis: combien qu'il voyent encore plus grand nombre de mouches en leurs cuisines: mais ni elles ni demeurent point, si la viande y défaut: ni eux, s'ils n'y sentent plus de profit: pource que la vraie et parfaite amitié requiert trois choses, la vertu comme honnête, la conversation comme plaisante, et l'utilité comme nécessaire: car il faut recevoir l'ami après l'avoir bien éprouvé, s'éjouir de sa compagnie, et se servir de lui à son besoin, toutes lesquelles choses sont contraires à pluralité d'amis, mêmement celle qui est la principale, c'est le jugement de l'épreuve. Qu'il ne soit ainsi, voyez s'il est possible de concerter en peu de temps des baladins, et les accoutumer à baller tous d'un branle ensemble, ou des forçats à voguer tous d'une cadence, ou des serviteurs à qui nous nous voulons fier du gouvernement de nos biens, ou de l'institution de nos enfants: <p 104r> tant s'en faut que l'on puisse éprouver plusieurs amis qui soient pour se mettre en pourpoint quant et nous, pour combattre toute fortune, et dont chacun soit prêt et appareillé,
Te faire part de sa bonne fortune,
Et de bon coeur porter ton infortune.
Car ni les navires ne se varent point en la mer à tant de tempestes et de tourmentes, ni on ne fiche point tant de paux alentour des heritages que l'on veut enfermer de palissade, ni ne clôt-on point les ports de jetées et de moles contre tant ni contre tels dangers, comme l'amitié nous promet de refuse et de secours, quand elle est bien éprouvée, et sûrement expérimentée. Les autres amis qui ne sont pas à l'épreuve de la fortune, ne font que couler, et ceux qui les perdent (ne plus ne moins qu'une fausse monnayé averée à la touche) gagnent beaucoup,
Ceux qui de tels amis perdent, en rient,
Et qui en ont, de les perdre aux Dieux prient.
Ce qui n'est pas facile, ains fort fâcheux à faire, de fuir et deposer une amitié qui ennuye: ne plus ne moins qu'une viande qui fait mal à l'estomac, et qui fâche, on ne la peut retenir qu'elle ne face déplaisir, et qu'elle n'engendre quelque corruption, ni aussi la rendre telle comme elle y est entrée, ains toute souillée, mêlée parmi d'autres humeurs, et toute alterée: aussi un mauvais ami, ou il demeure nous fâchant et étant lui-même fâché, ou il sort par force avec inimitié et malveillance, ne plus ne moins que la colère sort de l'estomac quand on vomit. Pourtant ne faut-il pas légèrement recevoir, ni s'attacher d'affection facilement aux premiers qui se présentent, ni aimer incontinent ceux qui nous poursuivent d'amitié, ains plutôt faut que nous mêmes poursuivions ceux qui sont dignes d'être aimés: car il ne faut pas du tout elire ce qui se prend facilement, pource que nous passons par-dessus la ronce et le gratteron qui s'attache à nous, et la rejetons, là où nous allons chercher l'olive et la vigne: aussi n'est-il pas toujours expédient d'admettre en notre familiarité celui qui aisément nous embrasse, ains au contraire nous faut affectueusement embrasser ceux que nous éprouverons utiles, et qui méritent que l'on en face compte, ainsi comme répondit jadis le peintre Zeuxis à quelques-uns qui l'accusaient de ce qu'il était long à faire ses peintures: «Je confesse, dit-il, que je demeure voirement long temps à peindre, mais aussi est-ce pour long temps:» aussi celui garde une amitié et familiarité longuement, qui a demeuré long temps à l'éprouver. Or s'il n'est pas possible à l'homme d'éprouver beaucoup d'amis sera-il facile de converser ensemble avec plusieurs, ou s'il sera du tout impossible? et néanmoins toute la jouissance et la fruition de l'amitié gît en la conversation, et le plus doux fruit consiste en s'entrefréquenter, et hanter ensemble:
Jamais ne faut resolution prendre,
Sans l'avoir fait à ses amis entendre,
comme dit Homere: et en un austre passage, Menelaus parlant d'Ulysses dit,
Rien n'a jamais nos plaisirs séparés
Tant que tous deux mort nous a atterrez.
Mais la pluralité d'amis dont nous parlons fait tout le contraire: car l'amitié nous serre, nous unit, et nous étreint par fréquentes et continuelles conversations, caresses et offices d'amitié,
Ne plus ne moins que la présure tendre
Fait le lait frais se cailler et se prendre,
comme dit Empedocles, car elle désire faire une telle union et incorporation: là où la pluralité d'amis nous sépare, nous distrait et divertit en nous rappellant, et nous transferant de l'un à l'autre, ne permettant pas que la commixtion et le collement <p 104v> de la bienveillance se face par la familiere conversation épandue et figée, en manière de dire, à l'entour: et cela quant-et-quant nous apporte une inégalité et difficulté grande aux offices et services, qui sont convenables entre amis: car ce qui est aisé à l'amitie, devient malaisé par cette pluralité,
En même humeur tout homme ne consent,
Autrement l'un, autrement l'autre sent.
d'autant que nos natures ne panchent pas toutes à mêmes inclinations, ni ne sommes pas toujours environnés de semblables aventures, outre ce que les occasions des temps, ne plus ne moins que les vents, seront propres à quelques actions, et contraires aux autres. Et quand bien encore tous les amis désireraient ensemble, mêmes services de nous, si serait-il trop difficile de pouvoir satisfaire et suffire à tous ceux qui voudraient ou consulter de quelque affaire, ou traiter quelque negoce publique, ou briguer quelque magistrat, ou recevoir et festoyer quelque hoste étranger en leur maison: mais si en un même temps ils viennent à tomber en affaires tous différent, et en toutes diverses affections, et nous requirent tous ensemble, celui qui veut naviger, de voyager quand et lui: celui qui est accusé, de lui assister en jugement: celui qui accuse, de le seconder: celui qui achete ou qui vend, de lui aider à ménager: celui qui se marie, à sacrifier: celui qui fait des funerailles, à mener deuil:
La cité est pleine d'encensements,
De chants de joie, et de gémissements.
Certes qui a tant d'amis, assister à tous il est du tout impossible: et ne gratifier à nul, il n'y aurait point d'apparence: et en gratifiant à un en offenser plusieurs, il serait aussi trop fâcheux. Car,
Qui aime bien, ne veut qu'on le mêprise:
et toutefois encore support-l'on plus patiemment les négligences et oubliances des amis, et reçait-on avec moins de courroux de telles réponses et excuses d'eux, Je t'ai oublié: ou, il ne m'en est pas souvenu. Mais celui qui dit, Je ne vous ai pas assisté en votre cause, d'autant que j'assistais à un autre mien ami, qui avait aussi un autre proces: ou, Je ne vous ai pas été visiter en votre fièvre, pource que j'étais empêché au festin que faisait un tel à ses amis: alléguant pour excuser sa négligence envers son ami, sa diligence envers d'autres, il ne satisfait pas à la plainte, mais il augmente la jalousie. Mais la plupart des hommes ne regarde seulement qu'à ce, que la pluralité des amitiés leur peut apporter commodité du dehors, et ne se soucie pas de ce qu'elle leur doit imprimer au dedans, ne se souvenant pas qu'il faut, que celui qui se sert de plusieurs à son besoin, secoure aussi réciproquement ces plusieurs-là, quand il en auront affaire. Tout ainsi doncques comme si Briareus avec ses cent mains eût emply cinquante ventres, n'eût eu rien davantage que nous qui avec deux mains en fournissons un: aussi en la commodité de se servir de plusieurs amis y a-il l'incommodité, qu'il se faut aussi employer pour plusieurs, se passionner, se travailler et se tourmenter avec eux. Car il ne faut pas ajouter foi au poète Euripide en ce qu'il dit,
L'affection d'amitié engendree
Entre mortels doit être moderée,
Non de leur coeur la mouelle percer,
Ains être aisée à prendre et à laisser,
pour la roidir et lâcher, ne plus ne moins que la scote d'une voile de navire, selon que le besoin le requérrait. Mais au contraire, Euripide, il faudrait transporter votre dire aux inimitiés, et admonester que les querelles entre les hommes fussent moderées, et qu'elles ne pénétrassent pas jusques à la mouelle de l'âme: ains que les haines fussent aisées à appaiser, et aussi les courroux, les plaintes et doleances, et les <p 105r> soupçons et défiances: et plutôt donner ce sage admonnestment de Pythagoras, «Ne touche pas à plusieurs en la main.» c'est à dire, ne fais pas plusieurs amis, et n'affecte pas celle amitié populaire commune à tous, et exposée à un chacun: laquelle entre en un coeur avec beaucoup de passions, dont celles-ci l'être en esmoy pour son ami, se condouloir avec lui, se mettre en peine et exposer en danger pour lui, ne sont pas difficiles à supporter à hommes libres et de gentile coeur: mais le dire du sage Chilon est véritable, lequel répondant à un qui se vantait de n'avoir aucun ennemi, «Il semble doncques, répondit il, que tu n'ayes aussi point d'ami.» Car les inimitiés suivent incontinent de près les amitiés, et sont entrelassées avec elles. Ce n'est point tour d'ami de ne se ressentir pas d'une injure faite à son ami, ou d'une honte à lui procurée, et de n'épouser point ses querelles: car les ennemis ont incontinent pour suspect l'ami de leurs ennemis, et le haïssent: et, au contraire, les amis bien souvent portent envie à leurs amis, et ont quelque jalousie de leur prosperité, et les distraient çà et là. Et comme l'oracle qui fut répondu à Timesias, touchant la nouvelle colonie qu'il voulait aller peupler, l'appelle,
C'est un exaim d'abeilles que tu mènes,
Qui deviendront tôt guêpes inhumaines:
aussi ceux qui cherchent un exaim, ou toute une ruchée, par manière de dire, d'amis, ne se donnent de garde, qu'ils tombent en une guépiere d'ennemis: mais il y a cette différence, que la souvenance vindicative du mal de l'ennemi péze beaucoup plus, que ne fait la mémoire du bien de l'ami. Et qu'il ne soit vrai, voyez comment Alexandre accoutra les familiers et amis de Philotas et de Parmenion, et Dionysius ceux de Dion, Neron ceux de Plautus, et Tibere ceux de Sejanus, qu'ils firent tous mourir après les avoir bien tourmentés à la gehenne. Tout ainsi comme les riches joyaux de sa fille et son précieux voile ne servirent de rien à Creon, mais le feu qui s'y prit et alluma soudainement, le brûla lui-même quand il accourut, et la prit entre ses bras, tellement qu'il en mourut quand et elle: aussi il y en a qui n'ayants reçu aucun bien de la prosperité de leurs amis, sont enveloppés en la ruine de leur adversité, et perissent quand et eux: ce qui advient principalement aux gens de lettres, et personnes d'honneur et de valeur, comme Theseus qui fut avec son ami Pirithous emprisonné et puni,
Se trouva pris, et les deux pieds chargez
D'autres liens que de cuivre forgez.
Et Thucydide écrit, qu'en la grande pestilence qui fut à Athenes, les plus gens de bien, et qui plus faisaient profession de la vertu, furent ceux qui plus moururent avec leurs amis malades de peste, d'autant qu'ils ne s'épargnaient point, et allaient visiter et traiter ceux qui leur appartenaient. Et pourtant ne faut-il pas ainsi mettre la vertu en abandon, en la liant et attachant à toutes heures à d'autres, ains la reserver pour une communication réciproque à ceux qui en sont dignes, c'est à dire à ceux qui peuvent autant aimer et autant contribuer à la communauté: car cela est l'une des plus grandes contrarietés et oppositions qu'il y ait contre la pluralité d'amis, que l'amitié est comme une génération que se fait par conformité et similitude. Car vu que les creatures mêmes qui n'ont point d'usage de raison, qui les veut faire mêler avec celles qui ne sont pas de leur espèce, il faut que ce soit à force, et par contrainte, d'autant qu'elles se couchent sur leurs genoux, et s'enfuient arrière l'une de l'autre: là où au contraire, elles ont plaisir de se mêler avec leurs semblables, recevants volontiers, et avec toute douceur et facilité, celle communion: Comment est-il possible qu'il s'engendre une bonne amitié entre gens qui sont de moeurs toutes différentes, conditions toutes diverses, et façons de vivre tendantes à toutes autres fins? Car les accords de la musique, soit en voix ou en instruments, ont bien leurs consonances <p 105v> par contrarieté de sons, se formant ne sais quoi de similitude et convenance du haut et du bas: mais en cette consonance et armonie de l'amitié il n'y doit avoir du tout rien de dissemblable, ni d'inégal, ni de couvert et obscur, ains doit être composée de toutes choses pareilles, de même volonté, même opinion, même conseil, et toute même affection, comme si ce n'était qu'une seule âme distribuée et départie en plusieurs corps. Et qui est l'homme ou si laborieux, ou si facile à transmuer en toutes façons, et à prendre tous visages, qui pût se former à tous patrons, et s'accommoder à tant de natures? Et non pas se moquer du poète Theognis qui nous commande,
Aies le sens du poulpe, lequel tint
Sa molle peau, puis d'un puis d'autre tint,
Prenant couleur telle comme la roche
Et la pierre est de laquelle il s'approche:
et toutefois encore les changements du poulpe ne profondent point au dedans, ains se font seulement en la superfice du cuir, qui en se reserrant, ou relaschant, reçoit les defluxions des couleurs des corps dont il approche, là où les amitiés requirent, que les moeurs soient entièrement conformes, les passions, les propos, les études, et vacations, et les inclinations. Or serait-ce à faire à quelque Proteus, qui ne serait pas trop heureux, ni trop homme de bien avec, ains qui par enchantement se transformerait souvent, et en même instant, d'une figure en une autre, pource qu'il faudrait qu'avec ceux de ses amis qui seraient doctes et studieux il s'occupât à étudier et à lire, avec les lutteurs qu'il se poudrât pour se preparer à la lutte, qu'il chassât avec les chasseurs, qu'il s'enivrât avec les buveurs, et qu'il briguât les offices avec les ambitieux, sans avoir aucune mansion de naturel propre à lui. Et tout ainsi comme les Philosophes naturels tiennent, que la substance sans figure ne couleur quelconque, qu'ils appellent la matière première, est sujette à toutes formes, et se tourne en toutes façons, de manière que tantôt elle brûle, tantôt elle devient liquide, maintenant elle se tient rare, et puis elle s'épaissit: aussi faudra-il qu'à cette pluralité d'amis il y ait une âme sujette qui soit de plusieurs conditions, de plusieurs affections, soupple et facile à changer d'une sorte en une autre. Et au contraire, l'amitié demande une nature ferme et constante, qui demeure toujours en un même lieu et en une même façon de faire. Voilà pourquoi c'est chose rare et difficule à rencontrer, qu'un certain ami.

XVII. De la Fortune. C'est un bref Discours contre ce commun dire, Il n'y a qu'heur et malheur en ce monde.
TOUS faits humains dependent de Fortune, Non de conseil, ni de prudence aucune, ce dit un vieux quolibet. Comment n'y a il doncques point de justice, non plus és affaires des hommes, ni d'equité, ni de tempérance, ni de modestie? Et a-ce été de fortune et par fortune qu'Aristides a mieux aimé demeurer en sa pauvreté, combien qu'il fut en sa puissance se faire seigneur de beaucoup de biens: et que Scipion ayant pris de force Carthage, ne toucha, ni ne vit oncques rien de tout le pillage? Et fut-ce de fortune et par fortune que Philocrates ayant pris grosse somme d'or du Roi Philippus acheta des putains et de précieux poissons? et que Lasthenes et Euthycrates <p 106r> trahirent la cité d'Olynthe, mesurants le souverain bien de l'homme à la volupté de leur ventre, et autres voluptés encores plus infâmes? Et fut-ce fortuitement qu'Alexandre fils de Philippus s'abstint lui-même de toucher aux femmes captives prises en la guerre, et châtia ceux qui les voulurent forcer? Et au contraire aussi, fut-ce par fortune, qu'Alexandre fils de Priam, à sa male destinée et malencontre coucha avec la femme de son hoste, qui l'avait reçu chez lui, et l'ayant ravie emplit des miseres et calamités de la guerre l'Europe et l'Asie? Si toutes ces choses-là ont été faites par fortune, qui empêchera que l'on ne dise, que les chats, les boucs, et les singes sont aussi par fortune friands, luxurieux, et malfaisans? Mais au contraire aussi, s'il est certain qu'il y ait au monde de la justice, de la tempérance, et de la vaillance, comment serait il raisonnable de dire, qu'il n'y eût point de prudence? Et s'il y a de la prudence, comment pourrait on soutenir qu'il n'y eût point de conseil? car la tempérance, comme aucuns disent, est une sorte de prudence, et la justice a besoin d'être assistée de prudence: ou, pour mieux dire, nous appellons la sagesse et prudence, qui rend les hommes bons és voluptés, continence et tempérance: et és dangers et travaux, patience et vaillance: et és contrats et maniement des affaires, légalité et justice. Parquoi si nous voulons que les effets de conseil et de sagesse soient attribués à la fortune, il faudra donc que ceux de la justice, et ceux de la tempérance, et ceux de la vaillance lui appartiennent aussi: voire que le dérober, le couper bourses, et le paillarder procédera de la fortune: et bref, quittons tout le discours de notre raison, et nous laissons du tout aller à la fortune, qui nous pousse, et nous chasse comme de la poussière, ou de la balle çà et là, à son plaisir. S'il n'y a doncques point de prudence, aussi n'y a il point de conseil aux affaires, ni de délibération, ni d'inquisition de ce qui est utile: et resvait doncques bien Sophocles quand il disait,
On trouve tout par soin et diligence,
Et tout perit enfin par négligence.
Et un autre passage, où il divise les affaires des hommes, il dit,
Ce qui se peut enseigner, je l'appren,
Ce qui trouver, à le chercher me pren:
Et ce qu'il faut que de-la-sus descende,
En ma prière aux Dieux je le demande.
Car qu'est-ce qui se peut apprendre, et qu'est-ce qui se peut trouver par les hommes, s'il est ainsi que tout se face en ce monde par la fortune? quel Senat de ville, et quel conseil de Prince n'est ruiné et détruit, s'il est ainsi que toutes choses soient en la sujétion et puissance de fortune? laquelle nous injurions, en l'appellant aveugle, nous soumettants comme aveugles nous mêmes à elle: et bien le sommes nous certainement, si nous arrachants les yeux de la prudence, nous prenons une guide aveugle pour nous guider et conduire par la main ou cours de cette vie. C'est tout autant comme si quelqu'un disait, c'est fortune que tout le fait des voyans, non pas de la vue ni des yeux éclairans, comme dit Platon: ou, c'est fortune que tout le fait des oyans, non pas une naturelle puissance de recevoir par l'oreille et le cerveau le coup de l'air frappé. Mais ce serait à l'aventure bien fait, pourra dire quelqu'un, craindre de soumettre le sentiment à la fortune: voire-mais la nature nous a donné la vue, l'ouïe, le goût, l'odorement, et autres parties du corps, avec toutes leurs facultés et puissances, pour ministres de la sagesse et prudence: c'est l'entendement qui voit et qui oit, tout le reste est sourd et aveugle. Et tout ainsi que s'il n'y avait point de soleil, nous serions en une nuit perpetuelle, non obstants tous les autres astres et estoiles, comme dit Heraclitus: aussi non obstants tous les naturels sentiments, si l'homme n'avait l'entendement et le discours de la raison, il ne différerait en rien des bêtes brutes en sa vie: mais maintenant ce n'est point par fortune, ni par <p 106v> cas d'aventure que nous le dominons et en sommes les maîtres: car Prometheus, c'est à dire le discours de la raison, en est cause, qui nous a donné en récompense,
Pour nous porter des ânes et chevaux,
Des puissants boeufs pour aiser nos travaux,
ainsi que dit le poète Aeschylus. Car au demeurant la fortune, ou la nature, a été à leur naissance plus favorable à plusieurs bêtes brutes, qu'elle n'a été à l'hommme, pource que les unes sont armées de cornes, et de dents, et d'aiguillons,
Le Herisson est armé sur l'eschine
Horriblement de mainte aigúë espine,
ce dit Empedocles: les autres sont vestues et chaussées d'écailles, de poil, d'ongles, et de cornes dures: l'homme seul, comme dit Platon, est abandonné de la nature tout nud, sans armes, sans chaussure, et sans vesture:
Mais par un don tout cela s'addoucit,
c'est par le don de la raison, du soin, et de la provoyance.
Force de corps est en l'homme débile,
Mais son esprit a le sens si habile,
Qu'il dompte tous les plus fins animaux
Qui soient en mer, en terre, monts et vaux.
C'est un animal bien vite, et bien léger à la course, que le cheval, mais c'est pour l'homme qu'il court: le chien est courageux et âpre au combat, mais c'est pour garder l'homme: le poisson a beaucoup de chair, et le pourceau aussi, mais c'est pour servir de nourriture et de viande à l'homme. Qu'est-il plus grand, ni plus épouventable à voir qu'un Elephant? mais à la fin encore sert il de jouet à l'homme, et de spectacle de jeux et de fête: on lui fait apprendre à danser et à baller, et à faire la révérence. Si n'est pas en vain, sans utilité, que nous alléguons ces exemples là, ains afin que par iceux nous connaissions jusques où la prudence éleve l'homme, au dessus de qui elle le met, et avec quoi il surmonte et surpasse tout,
Car pour luicter ou escrimer des poings,
Ne pour courir du pied encore moins,
Sommes nous gens où n'y ait que redire.
ains en toutes ces forces-là nous sommes plus malheureusement nés que les bêtes, mais par expérience, mémoire, ruse et artific, nous nous en servons d'aucunes: nous chastrons les goffres des abeilles, nous tirons les pis des femelles, bref nous les pillons et saccageons quand nous les prenons: tellement qu'en tout cela il n'y a rien qu'on puisse attribuer à la fortune, ains procède le tout de bon sens et de provoyance. davantage les ouvrages des charpentiers sont faits humains, si sont ceux des tailleurs de pierre, des maçons et des statuaires, en tous lesquels nous ne voyons rien qui soit fait casuellement ni fortuitement, au moins qui soit bien fait: et si d'aventure quelquefois à un bon ouvrier, tailleur de pierre ou maçon, il se rencontre quelque fortune, c'est en chose petite et légère, mais les plus grands de leurs ouvrages, et le plus grand nombre, sont achevés respectivement par leurs arts. Ce que donne à entendre un certain poète par ces vers,
Marchez avant vous tourbe manouvrière
Qui adorez Minerve la guerrière,
Mere des arts, fille de Jupiter,
Avecques vos paniers à pain porter.
Car les mestiers et les arts ont pour leur patronne Minerve, qui s'appelle autrement Ergané, comme qui dirait, ouvrière et artisane, non pas la fortune. Bien récite l'on de quelque certain peintre, qui peignant un cheval avait bien rencontré au demeurant, tant au portrait comme à la couleur, excepté que celle enfleure d'escume qui <p 107r> se concrée à l'entour du mors quand il le ronge, et qui tombe de la bouche en soufflant, ne lui plaisait point ainsi comme il l'avait peinte, de sorte qu'il l'effacea par plusieurs fois, et à la fin de despit jeta son esponge sur le tableau tout ainsi qu'elle était pleine de toutes sortes de teintures: cet esponge venant à donner à l'endroit de la bouche de cheval, y imprima et représenta merveilleusement bien ce qu'il fallait. Je ne sache point que l'on raconte autre chose artificielle advenir par cas de fortune. Les ouvriers usent par tout de règles, de lignes, de mesures, et de nombres, à fin qu'en tous leurs ouvrages il ne se trouve rien qui soit fait temerairement et à l'aventure: et l'on dit que les arts sont comme de petites prudences, ou plutôt des ruisseaux et lambeaux d'icelle, départies par les nécessités de la vie humaine: ainsi comme les fables nous donnent couvertement à entendre, que depuis que Prometheus eût divisé le feu, une estincelle envola deçà, une autre delà: aussi les parties et fragments de la prudence départie et découpée en plusieurs, sont devenues arts. C'est doncques chose merveilleuse, comment les arts n'ont rien de commun avec la fortune, pour attaindre et parvenir à leur propre fin: et que celle qui est la plus grande et la plus parfaite de toutes, celle qui est le comble et le cime de toute la louange et réputation de bonté que l'on saurait donner à un homme, ne soit du tout rien. Et toutefois à tendre ou lâcher les chordes d'un instrument, il y a une sagesse qui s'appelle musique: et à accoutrer les viandes y en a une autre, que nous nommons l'art de cuisiner: et à laver les draps et vêtements, une autre qui se nomme le métier de foulon: et puis nous enseignons aux enfants à se vêtir et à se chausser, et à prendre la viande qu'on leur baille avec la main droite, et avec la main gauche tenir leur pain, comme n'étant pas jusques à ces petites choses-là dependantes de la fortune, ains ayants besoin d'advertence et de sollicitude. Et puis les choses qui sont les plus grandes, principales et plus nécessaires pour rendre l'homme bienheureux, n'useront pas de la prudence, et ne participeront pas de provoyance et du jugement de la raison? Et toutefois on ne voit point qu'il y ait personne si dépourvue de jugement, que ayant détrempé de la terre avec de l'eau, la laisse là, attendant que fortuitement et casuellement il s'en face des briques: ni que ayant acheté de la laine et du cuir, il se seie dessus, priant la fortune de lui en faire des vêtements et des souliers: ni que ayant amassé grosse somme d'or et d'argent, et grand nombre d'esclaves, ni pour avoir plusieurs portes fermées sur soi, ni pour montrer des lits somptueusement et richement parés, ou des tables précieuses, s'il n'a quant-et-quant la prudence pour en bien user, qu'il estime que cela soit sa souveraine félicité, ne que cela lui apporte une vie heureuse sans douleur, et qui jamais ne se puisse changer. Il y eut quelquefois un, qui contestant avec le Capitaine Iphicrates, pour le cuider convaincre de n'être rien, lui demanda qui il était, «Car tu n'es ne picquier, ni archer, ni rondelier:» «Non, répondit Iphicrates, mais je suis celui qui commande à tout cela, et qui les mets tous en besogne.» Aussi Prudence n'est point or, ni argent, ni gloire, ni richesse, ni santé, ni force, ni beauté: Qu'est-ce donc? c'est ce qui sait bien user et se servir de tout cela, et par qui chacune de ces choses est plaisante, honorable et profitable: et au contraire, sans elle, déplaisante, nuisible et dommageable, détruisant et déshonorant celui qui les possede. Certainement c'est dequoi sagement nous admoneste le poète Hesiode, quand il fait que Prometheus conseille à son frère Empimetheus,
Ne recevoir présent que lui envoye
Le Dieu de ciel, ainçois qu'il le renvoye.
entendant les biens exterieurs, et de la fortune: comme s'il eût voulu dire, Ne joue point de la flûte, si tu n'entends rien en la musique: ne lis point, si tu ne sais les lettres; ne monte point à cheval, si tu ne sais bien t'y tenir: aussi tout de même, ne prochasse point d'office et de magistrat, si tu es un fol: ne cherche point d'être riche, <p 107v> si tu es avaricieux: ne te marie point, si tu aimes autre femme. Car avoir des biens que l'on ne mérite point, donne occasion aux malavisés, ce dit Demosthene, de faire beaucoup de folies: et l'être-heureux aussi plus que de raison, est occasion de devenir malheureux à ceux qui ne sont pas sages.

XVIII. De l'envie et de la haine.
IL semble qu'il n'y ait point de différence entre haine et envie, ains que ce soit tout un: car le vice, à parler en général, a plusieurs crochets, par le moyen desquels se remuant çà et là, il donne aux passions qui dependent de lui plusieurs prises et attaches, pour s'entrelasser les unes avec les autres, et comme des maladies compatissent aux inflammations les unes des autres, car autant est fâché de la prosperité d'autrui le malveillant, comme l'envieux. Voilà pourquoi nous estimons que benevolence soit contraire à l'une et à l'autre, d'autant que c'est un vouloir-bien à son prochain: et que ce soit tout un le haïr que le porter envie, d'autant qu'ils ont intention contraire à l'aimer. Mais pour autant que les similitudes ne font pas tant un, comme les différences font autre et différent, recherchons et examinons ces différences là, en commençant à la source même et origine d'icelles passions. La haine donques s'engendre en nos coeurs de l'imagination et appréhension que nous avons, que celui que nous haïssons soit méchant, ou généralement envers tous, ou particulièrement envers nous: car communément ceux qui pensent avoir reçeu tort de quelqu'un sont disposés à le haïr, et autrement on hait et void-on malvolontiers ceux que l'on sait être méchants et coutumiers d'outrager autrui, et porte l'on envie seulement à ceux que l'on connait être heureux: et pourtant semble il que l'envie soit indéterminée, ne plus ne moins que le mal des yeux qui s'offense de toute clarté et lueur: mais la haine est déterminée, étant toujours fondée et appuyée sur certains sujets au regard d'elle. Secondement le haïr s'étend jusques aux bêtes brutes, comme il y en a qui naturellement haïssent les chats et les mouches cantharides, les serpents, et les crapauds: et Germanicus ne pouvait souffrir ni le chant ni la vue d'un coq: et les Sages des Perses, qu'ils appellaient Magi, tuaient les rats et les souris, tant pource qu'ils les haïssaient eux, comme aussi pource qu'ils disaient que leur Dieu les avait en horreur, car tous les Arabes et les Aethiopiens généralement les abominent: là où l'envier convient seulement à l'homme contre l'homme, et n'y a point d'apparence de dire qu'il s'imprime envie entre les animaux sauvages des unes contre les autres, d'autant qu'ils n'ont point d'imagination, ni d'appréhension, si un autre est heureux ou malheureux, ni ne sont point touchés de sentiment d'honneur ou déshonneur, qui est ce qui plus et principalement aigrit l'envie, là où ils se haïssent les uns les autres, se portent inimitiés, et s'entrefont la guerre les uns aux autres, comme déloyaux, et ausquels il n'ont point de fiance, comme les dragons et les aigles se guerraient, les chat-huants et les corneilles, les mauvis et les chardonnerets: tellement que l'on dit qu'encore quand on les a tués, leur sang ne se peut mêler ensemble, et qui plus est, si vous en mêlés, encore s'écoulera il à part, en se séparant l'un d'avec l'autre. Et est vraisemblable que la haine qui est entre le lion et le coq procède de la peur, comme aussi entre l'Elephant et le pourceau, car volontiers ce que les animaux craignent, ils le haïssent: de manière qu'encore en cela se peut assigner différence <p 108r> entre la haine et l'envie, d'autant que la nature des animaux en reçoit bien l'une, et non pas l'autre. Et puis on ne peut être envieux du bien d'autrui justement, car pour être heureux l'on ne fait point de tort à personne, et néanmoins c'est pour cela que l'on est envié, là où au contraire plusieurs sont haïs justement, comme ceux que nous appellons [...] dignes de la haine publique, et ceux qui ne les fuient, ne les detestent, et ne les abominent: dequoi on peut prendre pour signe, qu'il y en a qui confessent bien en haïr plusieurs, mais ils disent qu'ils ne portent envie à personne, car la haine des méchants est une qualité d'homme de bien. Auquel propos on récite que Charillus, nepveu de Lycurgus, et Roi de Lacedaemone, était homme fort doux et debonnaire: dequoi quelques-uns le louans, son compagnon en la Royauté leur répondit, «Et comment serait il bon, quand il n'est pas mauvais aux méchants?» Et Homere décrivant la laideur et deformité du corps de Thersites, la depeint et figure par plusieurs parties de sa personne, et par plusieurs circonlocutions, mais la malice de ses moeurs, et perversité de sa nature, fort brèvement, et en une seule sorte,
Haï était de Pelides bien fort,
Et Ulysses lui voulait mal de mort.
comme étant une extréme méchanceté d'être ainsi haï de plus gens de bien. Et puis on nie fort et ferme que l'on soit envieux, et quand on en est convaincu manifestement, alors on pretend mille couvertures et excuses, disant que l'on est courroucé à celui à qui on porte envie, ou que l'on le craint, ou bien que l'on le hait, mettant au-devant de cette passion d'envie tout autre nom, pour la cuider cacher & couvrir, comme étant celle passion la seule maladie de l'âme que l'on doit dissimuler. Il est doncques force que ces deux passions soient nourries, entretenus et augmentées, comme des plantes, de mêmes moyens, attendu mêmement que elles succèdent l'une à l'autre: toutefois nous haïssons plus ceux que nous voyons plus s'advancer en méchanceté, et portons envie à ceux qui passent plus avant en vertu: et pourtant Themistocles étant encore jeune homme, disait, «qu'il n'avait encore rien fait de notable, parce que personne ne lui portait envie.» Car ainsi comme les mouches cantharides s'attachent principalement au plus beau bled, et aux roses plus espanouies, aussi l'envie se prend ordinairement aux plus gens de bien, et aux personnages qui ont plus de gloire ou plus de vertu: au contraire, les méchancetés extremes augmentent la haine contre les méchants. Qu'il soit vrai, les Atheniens eurent en telle haine et abomination les malheureux qui par calomnie firent mourir Socrates, qu'ils ne leur daignaient pas allumer du feu, ni leur répondre quand ils leur demandaient quelque chose, ni se laver aux étuves quant et eux, ains commandaient aux serviteurs qui versaient l'eau, de jeter toute celle où ils s'étaient lavés, comme étant pollue et contaminée, de peur d'avoir rien commun avec eux, jusques à tant que ne pouvants plus supporter celle grande haine publique qu'on leur portait, ils se pendirent et estranglèrent eux-mêmes: là où bien souvent l'excellence de vertu, et de gloire et honneur éteint l'envie: car il n'est pas vraisemblable qu'aucun portât envie à Cyrus ni à Alexandre, depuis qu'ils se furent faits seigneurs et maîtres du monde: ains comme le Soleil, quand il est droit à plomb dessus le sommet de quelque chose que ce soit, il ne laisse point d'ombre, ou s'il en laisse, elle est fort courte et petite, pource qu'il épand sa lumière par tout: aussi quand les prosperités d'un homme sont parvenus à une très grand hauteur, et qu'elles sont au dessus de l'envie, alors elle se retire et se restreint, se voyant toute éclairée et enluminée: là où au contraire, la grandeur de la fortune ou puissance des malvoulus, ne relâche et diminue point la malveillance que leurs haineux et malveillants leur portent: qu'il soit ainsi, Alexandre, n'eut pas un envieux, mais plusieurs ennemis et <p 108v> malveillants, par lesquels à la fin il fut tué proditoirement. Semblablement aussi les adversités sont bien cesser les envies, mais les inimitiés non: car les hommes haïssent toujours leurs ennemis, encore qu'ils soient ravalés par calamités, là où il n'y a personne qui porte envie à un malheureux, ains est véritable un mot que dit l'un des Sophistes de notre temps, «Que les hommes envieux sont bien aises d'avoir pitié.» Tellement que c'est une des plus grandes différences qu'il y ait entre ces deux passions, que la haine ne se départ jamais de ceux, sur lesquels elle est une fois ancrée, ni en bonne, ni en mauvaise fortune, là où l'envie s'évanouit fort en l'extrémité de l'un et de l'autre. davantage encore pourrons nous mieux découvrir cette différence par les contraires: car on cesse les haines, inimitiés, et malveillances quand on est persuadé que l'on n'a reçu aucun tort, ou que l'on prend opinion que ceux que l'on haïssait comme méchants, sont devenus gens de bien, ou pour le troisiéme, quand on a reçu d'eux quelque plaisir: car la grâce d'un plaisir suivant, faite à propos, comme dit Thucydides, encore qu'elle soit moindre, si elle est faite en temps opportun, dissout bien souvent une plus griève injure précédente. Et de ces trois causes-là, la première n'efface point l'envie, car encore qu'ils soient dés le commencement persuadés de n'avoir point reçu de tort, ils ne laissent pas de porter envie: et les deux autres l'irritent et l'aigrissent encore davantage, car ils portent encore plus d'envie à ceux qu'ils estiment gens de bien: car encores qu'ils reçoivent du bien et plaisir des autres bienheureux, ils en sont marris, et ne laissent pas de leur porter envie, et pour leur félicité, et pour leur bonne volonté, d'autant que l'un procède de vertu, et l'autre de bonne fortune, et l'une et l'autre est bonne chose. Parquoi il faut conclure, que l'envie est une passion diverse de la haine, puis qu'il est ainsi que l'une s'irrite et s'aigrit de ce dont l'autre addoucit. davantage considérons un peu la fin, le but et l'intention de l'une et de l'autre, car l'intention de malveillant et haineux est de malfaire à celui qu'il hait: et définit on ainsi cette passion, que c'est une disposition et volonté qui épie l'occasion de faire mal à autrui: mais cela au moins n'est point en l'envie, car il y en a plusieurs qui portent envie à auxuns de leurs parents et de leurs compagnons, lesquels néanmoins ils ne voudraient pas voir perir ni tomber en griève calamité, mais seulement ils sont marris de les voir en prosperité, et empêchent s'ils peuvent, leur gloire et leur splendeur: toutefois ils ne leur voudraient pas procurer, ni souhaitter des maux irremédiables, ni des miseres extrémes, ains se contentent seulement de resequer et abbaisser leur hauteur, comme d'une maison ce qui découvre de trop loin.<p 109r>

XIX. Comment on pourra recevoir utilité DE SES ENNEMIS.
1. JE vois que tu as élu, Seigneur Cornelius Pulcher, la plus douce voie qui soit en l'entremise du gouvernement des affaires publiques: en laquelle étant grandement utile au public, tu te montres très gracieux et très courtois en privé à ceux qui vont parler à toi. Mais pour autant que l'on peut bien trouver un pays où il n'y ait point de bête venimeuse, ainsi comme l'on écrit de Candie: mais de gouvernement et de maniement d'affaires qui ne porte point d'envie, ni de jalousie et d'émulation, qui sont passions fort promptes à engendrer inimitiés, jusques ici il n'en a point été: pource que, quand il n'y aurait autre chose, les amitiés mêmes nous embrouillent et enveloppent en des inimitiés, ce que le sage Chilon ayant très bien entendu, demanda à un qui se vantait de n'avoir point d'ennemis, s'il n'avait point aussi d'amis. Il me semble qu'un homme d'état et de gouvernement, entre autres choses qu'il doit bien avoir étudiées, doit aussi savoir que c'est que des ennemis, et diligemment écouter ce que dit Xenophon, «Que l'homme prudent et sage sait tirer profit et utilité de ses ennemis.» Et pourtant ayant recueilli en un petit traité ce qu'il me vint naguere en pensée de dire en discourant sur cette matière, je te l'ai envoyé aux mêmes termes: ayant eu l'oeil, le plus qu'il m'a été possible, à ne répéter rien de ce que j'avais par avant écrit és preceptes du gouvernement de la chose publique, pource qu'il me semble que je t'en vois souvent le livre en la main.

2. Les premiers anciens se contentaient de n'être point blessés ni offensés des bêtes farouches et sauvages, et était cela la fin de tous les combats qu'ils avaient contre elles: mais ceux qui sont venus depuis, ayants appris à en user, non seulement se gardent bien d'en recevoir du dommage, mais qui plus est, en savent tirer du profit, se nourrissants de leurs chairs, se vêtants de leur laine et de leur poil, se médecinants de leur fiel et de leur présure, et s'armants de leurs cuirs: tellement que désormais il est à craindre que venants les bêtes à défaillir à l'homme, sa vie n'en deviennne sauvage, pauvre et nécessiteuse. Puis que doncques il est ainsi, que les autres hommes se contentent, et leur suffit de n'être point offensés par leurs ennemis, et que Xenophone écrit, que les sages reçoivent profit de leurs adversaires, il n'est pas raisonnable que nous le décroyons, mais il nous faut chercher l'art et le science de pouvoir atteindre à ce bien là, au moins à ceux, à qui il est impossible de vivre sans ennemis. Le laboureur ne peut pas domestiquer toute sorte d'arbres, ni le veneur apprivoiser toutes espèces de bêtes: et pourtant ont-ils cherché d'autres moyens et d'autres usages de se valoir les uns des plantes steriles, et les autres des animaux sauvages. L'eau de la mer est salée et mauvaise à boire, mais elle nourrit les poissons, et est voiture propre à porter ce que l'on veut, et à aller par tout. Le Satyre voulut baiser et embrasser le feu la première fois qu'il le voit: mais Prometheus lui cria, «Boucquin, tu pleureras la barbe de ton menton, car il brûle quand on y touche:» mais il baille lumière et chaleur, et un instrument servant à tout artifice, pourvu que l'on en sache bien user. Aussi considérons si l'ennemi, qui est au reste malfaisant, et bien difficile à accointer et manier, aurait point quelque endroit par lequel on le pût aucunement toucher, si l'on s'en pourrait point servir à aucune chose, et en tirer quelque profit: car il y a bien d'autres choses et beaucoup, qui sont fort odieuses, fâcheuses et ennuyeuses à ceux à qui elles arrivent, mais néanmoins vous voyez que les maladies du corps ont servi à quelques <p 109v> uns d'occasion de vivre en loisir, hors d'affaires et en repos: et les travaux qui se sont par fortune présentés à d'autres, les ont si bien exercités, qu'ils en sont devenus plus robustes et plus forts. Qui plus est, l'être banni hors de son pays, et avoir perdu tous ses biens, ont donné le moyen à quelques autres de s'adonner à l'étude et à la philosophie, comme firent jadis Diogenes et Crates: et Zenon même ayant entendue que sa navire s'était brisée et périe en mer, ne fit que dire, «Tu fais bien, Fortune, de me réduire à la robe d'étude.» Car ainsi comme les plus sains animaux, et qui ont les estomacs plus robustes, digèrent les serpents et les scorpions qu'ils avalent: voire qu'il y en a quelques-uns qui se nourrissent de pierres et d'écailles et coquilles, lesquelles ils cuisent et convertissent en aliment, pour la force et véhémente chaleur de leurs esprits: là où ces délicats, fluets et maladifs ont envie de vomir, quand ils prennent seulement du pain et du vin: aussi les fols gâtent et corrompent les amitiés, là où les sages savent user opportunément, et tirer des commodités mêmes des inimitiés.
3 En premier lieu doncques, il me semble que ce qui est en l'inimitié le plus dommageable pourra devenir le plus profitable, qui y voudra bien prendre garde. Et qu'est-ce que cela? c'est que ton ennemi veille continuellement à épier toutes tes actions, et fait le guet à l'entour de ta vie, cherchant par tout quelque moyen de te surprendre à découvert, pour avoir prise sur toi, ne voyant pas seulement à travers les chênes, comme faisait Lynceus, ou à travers les pierres et les tuiles, mais aussi à travers un ami, à travers un serviteur domestique, et à travers tous ceux avec qui tu auras familiere conversation, pour découvrir, autant qu'il lui sera possible, ce que tu feras, sondant et fouillant tout ce que tu délibéreras, et que tu proposeras de faire. Car il advient souvent que nos amis tombent malades, voire qu'ils meurent, que nous n'en savons rien, pendant que nous differons de jour à jour à les aller visiter, ou que nous n'en tenons compte: mais de nos ennemis, nous en recherchons curieusement jusques aux songes. Les maladies, les dettes, les mauvais ménages avec leurs propres femmes sont plutôt inconnus de ceux à qui ils touchent, que non pas de l'ennemi: mais principalement s'attache-il aux fautes, et est ce que plus il recherche à la trace. Et tout ainsi que les vautours volent à la senteur des corps pourris et corrompus, et n'ont aucun sentiment de ceux qui sont sains et entiers: aussi les parties de notre vie qui sont mal saines, mauvaises et gâtées, sont celles qui plus émeuvent notre ennemi: c'est là que sautent incontinent ceux qui nous haïssent, c'est ce qu'ils harassent et qu'ils déchirent. Et c'est cela qui plus nous profite, en nous contraignant de vivre règlement, et prendre bien garde à nous, sans dire ne faire rien négligemment, à l'étourdie, ni imprudemment, ains conserver toujours notre vie comme en étroite diète irrépréhensible: car cette reservée caution réprimant les violentes passions des notre âme, et contenant la raison au logis, engendre une accoutumance, une intention et volonté de vivre honnêtement et correctement. Car ainsi comme les cités qui par guerres ordinaires avec leurs proches voisins, et continuelles expéditions d'armes, ont appris à être sages, aiment les justes ordonnances, et le bon gouvernement: aussi ceux qui par quelques inimitiés ont été contraints de vivre sobrement, et se garder de méprendre par négligence, et par paresse, et faire toutes choses utilement et à bonne fin, ceux-là ne se donnent de garde, que la longue accoutumance, petit à petit, sans qu'ils s'en aperçoivent, leur apporte une habitude de ne pouvoir plus pécher, et embellit leurs moeurs d'innocence, pour peu que la raison y mettre la main: car ceux qui ont toujours devant les yeux cette sentence,
Le Roi Priam et ses enfants à Troie
Certainement en meneraient grand joie,
cela les divertit et détourne bien des choses dont les ennemis ont accoutumé de se <p 110r> réjouir et de se moquer. Et puis nous voyons bien souvent les chantres et musiciens és théâtres, et toute autre telle manière de gens qui servent à faire des jeux, tous languissants, nonchallants, et non point délibérés, ni faisants tout leur effort de montrer ce qu'ils savent quand ils jouent à par eux: mais quand il y a émulation et contention à l'envi contre d'autres, à qui sera le mieux, alors non seulement ils se preparent eux-mêmes plus attentivement, mais aussi leurs instruments, tâtants les chordes plus diligemment, les accordants, et entonnants leurs flûtes. celui donc qui sait qu'il a son ennemi pour emulateur de sa vie, concurrent d'honneur et de gloire, prend de plus près garde à soi, considère circonspectement toutes choses, et ordonne mieux ses moeurs et sa vie. Car cela est une des propriétés du vice, avoir plutôt honte des ennemis que des amis, quand on pèche. Et pourtant Scipion Nasica, comme quelques-uns dissent et estimassent que les affaires des Romains étaient désormais en toute sûreté, étant les Carthaginois qui leur soûlaient faire tête du tout ruinés, et les Acheïens subjugués: mais au contraire, dit-il, c'est à cette heure que nous sommes en plus grand danger, ayants tant fait que nous avons ôté tous ceux que nous devions révérer, et tous ceux que nous pouvions craindre.»

4. Ajoutez y davantage une réponse de Diogenes fort sage, et digne d'un homme d'état, à quelqu'un qui lui demanda, «Comment me pourrai-je bien venger de mon ennemi?» «En te rendant, dit-il, toi-même vertueux et homme de bien.» Si l'on voit les chevaux de son ennemi prisés et loués, ou ses chiens bien estimés, on en est marri: si l'on voit ses terres bien labourées, son jardin bien en ordre et bien verdoyant, on en soupire: Que pense-tu donc qu'il fera, quand il verra que tu te montrera toi-même homme juste, sage, bon, en paroles bien avisé, en faits net et entier, et honnête en ton vivre?
Cueillant le fruit du sillon de prudence
Profond empreint dedans sa conscience,
Duquel on voit germer incessamment
Sages conseils, pleins de tout ornement.
Le poète Pindare dit, que ceux qui sont vaincus, ont la langue liée de silence, mais non pas simplement, ne tous, ains ceux qui se sentent vaincus par leurs ennemis en diligence, en bonté, en magnanimité, en humanité, en bienfaits: c'est cela qui empêche la langue, qui ferme la bouche, qui serre le gosier, et fait taire les hommes, comme dit Demosthenes: mais toi ne ressemble pas aux mauvais, car il est en toi de ce faire. Si tu veux faire grand déplaisir à celui qui te hait, ne l'appelle pas bougre, ni paillard, ni ruffian, ni bouffon, ni chiche ou avaricieux, mais donne ordre que tu sois toi-même homme de bien, chaste, véritable, porte toi courtoisement et justement envers ceux qui auront affaire à toi: et si d'aventure il t'échappe de lui dire quelque injure, donne toi bien garde d'approcher puis après aucunement des vices que tu lui reproches en l'injuriant: entre au dedans de ta conscience, considère s'il y a rien de pourri, de gâté et de vicié en ton âme, de peur que l'on ne puisse rendre le change à ton vice, en lui répondant le reproche pris d'une Tragoedie,
Tout ulceré il veut guérir les autres.
Au contraire, si ton ennemi t'injurie, en t'appellant ignorant, augmente ton labeur, et prends plus de peine à étudier: s'il t'appelle couard, excite la vigueur de ton courage, et te montre plus homme: s'il t'appelle luxurieux ou paillard, efface de ton âme s'il y a aucune trace cachée de volupté: car il n'est rien si laid qu'une injure qui se retourne contre celui qui la dit, ne qui déplaise et griève plus. Comme il semble que la réverbération d'une lumière offense plus les yeux malades, aussi font les blâmes qui sont rétorqués et renvoyés par la vérité contre le blasonneur: car ainsi comme l'on dit, que le vent Cecias, la galerne, tire à soi les nues, aussi la mauvaise vie <p 110v> tire à soi les injures.

5. Et pourtant Platon, toutes les fois qu'il s'était trouvé présent à voir faire à d'autres hommes quelque chose de malhonnête, en se retirant à part, il soûlait dire en soi-même, «Ne ressemble-je point en quelque chose à cela?» aussi celui qui a injurié et blâmé la vie d'un autre, si tout aussi tôt il s'en va regarder et examiner la sienne propre, et la réformer et raccoutrer, en se redressant et retournant en mieux, il recevra quelque utilité de son injurier, qui autrement semble être, et est véritablement, vain et inutile. On ne se saurait garder de rire s'il y a un homme chauve ou bossu qui reproche à d'autres ces imperfections-là du corps: aussi est ce à la vérité chose digne de moquerie, blâmer ou injurier un autre de ce dont on peut être moqué et injurié soi-même. Comme répondit Leon le Byzantin à un bossu qui se moquait de lui à cause qu'il avait mauvaise vue, «Tu me reproches, dit-il, une imperfection de nature, et tu portes la vengeance divine sur ton dos.» Parquoi tu ne reprendras jamais un adultère étant toi-même un putier, ni un prodigue étant chiche: comme Alcmaeon reprocha à Adrastus,
Frère germain tu es d'une méchante,
Qui son mari tua de main sanglante:
que lui répond Adrastus? il ne lui reproche point le crime d'autrui, ains le sien propre,
Et toi tu as, parricide inhumain,
Ta propre mère occise de ta main.
Et Domitius reprocha un jour publiquement à Crassus, «N'est-il pas vrai, que t'étant morte une lamproie que tu nourrissais par délices en un vivier, tu en pleuras» Et Crassus lui répliqua sur le champ, «N'est-il pas vrai, que ayant porté trois femmes tiennes en terre, jamais tu n'en pleuras?» Il ne faut pas, comme le vulgaire pense, que pour injurier autrui on soit aigu à rencontrer, ni que l'on ait la voix forte, ou que l'on soit éhonté, ains tel que l'on ne puisse être injurié ni taxé d'aucun vice: car il semble qu'Apollo n'adresse à personne tant cettui sien commandement, «Connais toi-même,» qu'à celui qui veut blâmer ou injurier autrui, de peur qu'il ne leur advienne qu'en disant à autrui ce qu'ils veulent, ils oyent qu'autrui leur dise ce qu'ils ne veulent pas: pource qu'il advient ordinairement, ce dit Sophocles, que
Qui laisse aller sa langue injurieuse
À reprocher qualité vicieuse
De son bon gré vainement à autrui,
Le même il oit puis après malgré lui.

6. Voilà ce qu'il y a d'utile et de profitable à injurier autrui: mais il n'y en a pas moins à être injurié, repris et blâmé de ses ennemis: et pourtant ne fut-ce pas mal dit à Diogenes, que pour sauver un homme il faut qu'il ait ou de bons amis, ou d'âpres ennemis: pource que ceux-là par bonnes remontrances, et ceux-ci par outrageuses injures, le retireront de mal faire. Et pource que maintenant l'amitié a la voix fort grêle et faible à remontrer franchement à son ami, et qu'au contraire la flatterie d'icelle est grande babillarde à louer, et muette à reprendre, il nous reste d'ouïr la vérité de nos faits par la bouche de nos ennemis, ne plus ne moins que Telephus, à faute de médecin ami, fut contraint de soumettre son ulcère au fer de la lance de son ennemi: aussi ceux qui n'ont point de bienveillants qui les osent reprendre librement de leurs fautes, il est forcé qu'ils endurent patiemment la parole de leur malveillant ennemi, qui les châtie et reprenne de leur vice, ne prenant pas tant garde à l'intention de celui qui le dit, qu'au fait duquel il médit. Car ainsi comme celui qui avait entrepris de tuer Prometheus le Thessalien, lui donna de l'épée si grand coup sur son apostume, qu'il la lui coupa en deux, et lui sauva par ce moyen la vie, l'apostume étant crevée: aussi bien souvent une injure dite par courroux, ou par malveillance, est cause de guérir un mal inconnu, ou duquel on ne faisait compte. Mais <p 111r> la plupart de ceux qui se sentent injuriés, ne regardent pas si le vice qu'on leur obiice est en eux, mais s'il y en a point quelque autre en celui qui le leur obiice: et comme les lutteurs ne secouent pas la poussière dont ils sont saupoudrés, si ne font-ils pas eux les injures dont ils sont diffamés, ains s'entrepoudrent l'un l'autre, et puis en se saboulant s'entresouillent et s'entresalissent l'un l'autre: là où il faudrait que celui qui se sent injurié de son ennemi, tâchât d'ôter plutôt le vice dont il serait diffamé, que non pas la tache de sa robe qu'on lui aurait montrée. Et encore que l'on eût dit injure qui ne fut pas véritable, si faudrait-il néanmoins rechercher l'occasion dont pourrait être procédé un tel opprobre, se donner de garde et craindre, qu'en n'y pensant pas, on eût commis aucun péché semblable, ou approchant de celui que l'on aurait obiicé. Comme Lacydes le Roi des Argiens, pource qu'il portait sa perruque curieusement accoutrée d'une certaine sorte, et que son allure était trop molle et délicate, fut soupçonné d'être impudique: si fut bien Pompeius, pource que quelquefois il grattait sa tête d'un doigt seulement, combien qu'il fut fort éloigné d'être lascif ni efféminé. Et Crassus fut accusé de converser charnellement avec l'une des religieuses vestales, pource qu'il avait envie de recouvrer d'elle un beau lieu de plaisance qu'elle avait, et pour cette cause parlait souvent à elle à part, et lui faisait la cour: et une autre vestale, nommée Posthumia, pource qu'elle riait trop facilement, et parlait un peu trop librement avec les hommes, fut tellement mécrue de forfaire à son honneur, que son proces criminel lui en fut fait, par lequel elle fut absoute: «Mais le souverain Pontife Spurius Minucius, en lui prononçant sa sentence d'absolution l'admonesta, de n'user plus désormais de paroles moins honnêtes que sa vie.» Themistocles semblablement, encore qu'il en fut innocent, vint en soupçon d'avoir été traître à la Grèce, d'autant qu'il avait amitié avec Pausanias, qu'il lui écrivait souvent, et envoyait souvent devers lui.

7. Quand doncques on aura dit quelque chose qui ne sera pas véritable, il ne le faudra pas mêpriser ni contemner, pource que l'on saura bien qu'il sera faux, ains faudra examiner et enquérir, que c'est que nous aurons dit ou fait, ou nous, ou quelqu'un de deux que nous aimons, ou avec qui nous hantons, qui ait pu bailler aucune vérisimilitude à la calomnie controuvée, car si les inconvénients de fortune adversaire enseignent aux autres ce qui leur est utile, comme Merope dit un une Tragoedie,
Fortune ayant pour son salaire pris
Ce qui m'était de plus cher et grand prix,
M'a enseigné d'être ci-après sage:
qui nous empêchera d'user d'un maître que ne coûte rien, c'est un ennemi, pour apprendre ce qui nous peut grandement profiter, et que nous ne savons pas: car un ennemi sent beaucoup de choses plus promptement que ne fait un ami, pour autant que l'amant, ainsi que dit Platon, est aveugle à l'endroit de ce qu'il aime, là où en celui qui nous hait, outre la curiosité qu'il a de rechercher nos imperfections, il y a encore l'envie de les dire et publier. Il y eut un des ennemis de Hieron, qui en querellant lui reprocha qu'il avait l'haleine puante: parquoi si tôt qu'il fut arrivé en son logis, il en tança sa femme, lui disant: «Et comment, pourquoi ne m'en avez vous averti?» Elle, qui était simple et chaste, lui répondit, «Je pensais que tous hommes sentissent ainsi.» Voilà comment nous savons plutôt les choses qui sont grossières, corporelles, et notoires à tout le monde, par nos ennemis, que par nos familiers et amis.

8. Outre cela il n'est pas possible de contenir sa langue, qui n'est pas petite partie de la vertu, et la rendre toujours obéissante et sujette à la raison, sans avoir de tout point dompté et asservi par exercitation, par labeur et longue accoutumance, les plus mauvaises passions de l'âme, comme la colère: car une parole qui échappe contre la volonté, que l'on voudrait bien retenir, comme dit Homere,<p 111v>
Un mot volé hors du pourpris des dents.
et les propos qui sortent de la bouche d'eux-mêmes fortuitement, adviennent le plus souvent, et principalement aux esprits qui ne sont pas bien matés et bien exercités, qui glissent et s'écoulent par une impuissance de colère, un entendement non rassis, et une trop licencieuse façon de vivre: et puis pour une parole, qui est la plus légère chose du monde, ainsi que dit le divin Platon, et les Dieux et les hommes leur font payer une très griève et très pesante peine: là où le silence non seulement n'altère point, comme dit Hippocrates, mais aussi n'est point sujet à rendre compte, ni à payer amende, mais qui plus est en tolérance d'injures, y a ne sais quoi de la gravité de Socrates, ou plutôt de la magnanimité d'Hercules, s'il est vrai ce que dit le poète,
Il ne faisait de paroles hargneuses
Non plus de cas que de mouches fâcheuses.
Il n'y a doncques rien plus grave ne plus beau, que d'ouïr un ennemi injurieux, disant injure, sans aucunement s'en passionner,
Ainsi qu'au long d'un haut bruyant rocher
Sans s'émouvoir navigue le nocher.
Mais encore est ce plus grand exercice de patience, s'accoutumer à ouïr sans mot dire son ennemi médire et injurier, car y étant accoutumé vous supporterez facilement le courroux de votre femme qui tancera, et endurerez sans vous troubler les paroles d'un ami, ou bien d'un frère, un peu trop âpres et trop aigres: et s'il advient que père ou mère vous tancent ou vous battent, vous le souffrirez aisément, sans vous en altérer ni courroucer. Car Socrates s'accoutumait à supporter en sa maison sa femme Xantippe, qui était colère, et avait mauvaise tête, afin que plus aisément et patiemment il conversât avec les autres: mais il vaut beaucoup mieux exerciter et accoutumer sa colère à demeurer quoye, et à ne se point émouvoir, ni perdre patience en s'oyant outrager par les brocards, injures, reproches, outrages, courroux et malignités des ennemis et étrangers, que non pas de ses domestiques.

9. Voilà comment on peut montrer mansuétude et patience és inimitiés, mais simplicité, magnanimité et bonté, se peuvent mieux faire voir és amitiés: Car il n'est pas tant honnête faire bien à ses amis, comme déshonnête de ne les secourir pas quand ils en ont besoin. Laisser à prendre vengeance de son ennemi, quand l'occasion s'en présente, c'est humanité, mais avoir compassion de lui, quand il est tombé en adversité, le secourir quand il nous en requiert, montrer une bonne volonté envers ses enfants, et affection de secourir sa maison étant en affliction, celui qui n'aime cette benignité, et ne loue cette bonté,
A le coeur de noire teinture,
Battu d'acier à trempe dure,
Ou bien forgé de diamant.
Caesar commanda que les statues érigées à l'honneur de Pompeius, ayants été abattues, fussent redressées: dequoi Ciceron le louant, lui dit, «En relevant les images de Pompeius, Caesar, tu as affermi les tiennes.» Et pourtant ne faut-il point être chiche de louange et d'honneur à l'endroit de son ennemi, quand il a fait choses qui justement le mérite, car cela rapporte plus grande louange à celui qui la donne: et s'il advient aussi au contraire qu'on le blâme, l'accusation en a bien plus de foi, comme procédant non de la haine de la personne, mais de la réprobation de son fait. Mais ce qui est encore plus utile et plus beau que tout cela, c'est que celui qui se sera accoutumé à louer ses ennemis bienfaisants, et à n'être point marri ni déplaisant quand quelque prosperité leur adviendra, plus il le fera, et plus il s'éloignera de ce vilain vice de porter envie à la bonne fortune de ses amis, ni à ses familiers acquérants honneur. Et y a il <p 112r> exercitation au monde qui pût apporter une plus profitable habitude à nos âmes, ou une disposition meilleure, que celle qui lui ôte cette perverse émulation de jalousie, et cette inclination à l'envie? Car tout ainsi comme en une cité il y a plusieurs choses nécessaires, mais mauvaises pourtant, lesquelles depuis qu'elles ont une fois pris pied et force de loi par coutume, il est bien malaisé de les ôter, encore qu'elles fassent du dommage: aussi l'inimité introduisant en notre coeur quand et elle la haine, l'envie, la jalousie, l'aise du mal d'autrui, et la souvenance des offenses passées, elle les y laisse encore après qu'elle en est sortie: et outre ces vices-là, la finesse encore, la tromperie, l'embûche, l'aguet et surprise, qui ne semblent pas être mauvaises, ni injustes contre l'ennemi, depuis qu'elles y sont une fois imprimées, y demeurent fichées, sans que jamais l'on s'en puisse défaire, de sorte que l'on vient à en user contre les amis mêmes, si l'on ne s'en donne de garde contre les ennemis. Si doncques Pythagoras faisait sagement de s'accoutumer jusques aux bêtes brutes à s'abstenir de cruauté et d'injustice, en prisant les oiseleurs et preneurs d'oiseaux de les laisser aller après qu'ils les avaient pris, et achetant les traits de rets des pêcheurs, et puis leur commandant de les rejeter en la mer, et interdisant de tuer aucune bête privée: Il est certainement beaucoup plus vénérable et plus digne és querelles, debats et contentions que l'on a contre les hommes, qu'un généreux ennemi, juste, et non point traître, réprime les méchantes, malicieuses, lâches et cauteleuses passions de l'âme, et les mette sous les pieds, afin que puis après és affaires qu'il aura à démêler et traiter avec ses amis, elles ne bougent et s'abstiennent de faire aucun tour de finesse et de tromperie. Scaurus était ennemi et accusateur de Domitius, et y eut un des serviteurs dudit Domitius, qui avant le jugement du procès s'en alla devers lui, disant qu'il lui voulait découvrir quelque chose qu'il ne savait pas, laquelle lui servirait en son plaidoyer contre son maître: Scaurus ne le voulut point ouïr parler, ains le fit prendre, et le renvoya lié et garroté à son maître. Caton le jeune accusait Muraena, d'avoir corrompu et acheté les voix du peuple, pour parvenir au consulat, et allait recueillant çà et là les preuves, et selon la coutume des Romains, il y avait de la part de l'accusé des gardes qui le suivaient partout, regardants et observants ce qu'il faisait pour l'instruction de son procès: ces observateurs lui demandaient bien souvent s'il rechercherait rien ce jour-là, et s'il negocierait rien appartenant son accusation: s'il disait que non, ils lui ajoutaient telle foi, qu'ils s'en allaient. Or est bien cela un indice très grand de l'opinion que l'on avait de sa justice: mais encore plus grand et plus beau témoignage est il de ce, que si nous nous accoutumons à user de la justice envers les ennemis mêmes, jamais nous ne nous porterons injustement, finement, ni cauteleusement envers nos amis.

10. Mais pource qu'il faut que toutes alouettes, comme dit Simonides, aient la houppe sur la tête, et que la vie de tous hommes porte je ne sais quoi de jalousie, d'envie, d'émulation, et de contention entre amis de vaine cervelle, ce dit Pindare: ce ne serait pas peu de fruit, ni légère utilité, si l'on apprenait à faire les vidanges de telles passions sur ses ennemis, pour en divertir les égouts, par manière de dire, et les cloaques, le plus loin que l'on pourrait des familiers et amis. Dequoi il semble que s'avisa anciennement un sage homme d'état nommé Demus en l'Île de Chio, lequel en une sédition civile étant de la partie qui était demeurée supérieure, conseilla à ceux de son parti de ne chasser pas de la ville tous leurs adversaires, ains y en laisser quelques-uns: «de peur, dit-il, que nous ne commancions à exercer nos querelles contre les nôtres mêmes, quand nous n'aurons plus d'ennemis à qui quereller:» aussi quand nous dépendrons et employerons ces vicieuses passions-là contre nos ennemis, elles fâcheront moins nos amis. Car il ne faut pas que le potier porte envie au potier, comme dit Hesiode, ni le chantre au <p 112v> chantre, ni que le voisin ait jalousie de son voisin, le cousin du cousin, ni le frère du frère, s'efforçant de devenir riche et de bien faire ses besognes: mais s'il n'y a moyen autre de se défaire totalement de contentions, envies, jalousies et emulations, accoutume toi au moins à être marri de l'heureux success de tes ennemis, aiguise et acére la pointe de ton émulation contre ceux-là: car ainsi comme les bons jardiniers ont opinion qu'ils rendent les roses et les violettes meilleur en semant auprès des aulx et des oignons, pource que tout ce qu'il y peut avoir de forte et de puante odeur au suc dont elles sont nourries, se purge en ceux-là: aussi l'ennemi recevant et tirant à soi toute l'envie et la malignité, nous rendra plus traitables et plus gracieux envers nos amis en leurs prosperités: pourtant sera ce contre eux qu'il faudra étriver et combattre de l'honneur, des offices et magistrats, et des justes moyens de faire ses besognes et acquérir des biens, non seulement étant marris de les en voir avoir davantage que nous, mais aussi observants en quoi et par quels moyens ils en ont plus, pour s'évertuer par sollicitude, par travail, par épargne, et par entendre bien à soi, de les surpasser, comme Themistocles disait, que la victoire de Miltiades, qu'il avait gagnée en la plaine de Marathon, ne le laissait point reposer. Car celui qui pense que son ennemi le surmonte en dignités et charges publiques, en plaidoyers de grandes causes, et en maniement d'affaires, ou en credit et authorité envers les princes et seigneurs, et au lieu de s'évertuer à entreprendre quelque chose, et à étriver encontre lui, se va tapir et se ranger d'envie à perdre courage entièrement, il montre qu'il est saisi d'une envie oiseuse et paresseuse seulement: mais celui qui ne sera pas aveugle à l'endroit de celui qu'il haïra, ains considérera et regardera de juste oeil toute sa vie, ses moeurs, ses propos, et ses faits, il verra que la plupart des choses ausquelles il porte envie ont été acquises, de ceux qui les ont par diligence, prudence, et toutes vertueuses actions, et tendant tout son esprit à cela, il exercera et aiguisera son ambition et son désir d'honneur, et au contraire rejetera arrière de son coeur toute fêtardise et langueur.

11. Et si d'aventure nos ennemis auront acquis en court, ou envers le peuple, au maniement des affaires quelque authorité et credit indigne, par flatterie ou par tromperie, ou par plaiderie, ou par concussion d'argent prise salement, cela ne nous fâchera point, ains au contraire nous réjouira, quand nous viendrons à opposer à l'encontre notre liberté, la purité et netteté de notre vie, et notre innocence, à laquelle on ne saurait rien reprocher: car tout tant d'or qu'il y a dessus et dessous la terre, ce dit Platon, n'est pas comparable à la vertu, et faut toujours avoir à main la sentence de Solon,
Plusieurs méchants deviennent riches gens,
En plusieurs bons demeurent indigens,
Mais toutefois changer notre bonté
Nous ne voudrions à leur méchanceté:
Car la vertu est toujours perdurable,
Et la richesse incertaine et muable,
Aussi peu certes voudrions nous échanger les acclamations d'une multitude populaire, en un théâtre, saoulée à nos dépens, ni les honneurs et faveurs de seoir les premiers à table chez les favorits, ou les amis, ou les lieutenants, et gouverneurs des Rois, car rien n'est désirable ni honnête qui procède de cause déshonnête: mais celui qui aime, comme dit Platon, est toujours aveugle à l'endroit de ce qu'il aime, et remarquons plutôt les fautes et impertinences que font nos ennemis: mais il ne faut pas ni que le plaisir de les voir faillir demeure oiseux, ni le déplaisir de les voir bien faire, inutile: ains faire compte et recueillir des deux, qu'en nous gardant de l'un, nous deviendrons meilleurs: et en imitant l'autre, pour le moins nous ne serons pas pires qu'eux.<p 113r>

XX. Comment l'on pourra apercevoir si l'on amende
ET PROFITE EN L'EXERCICE DE LA VERTU.
IL n'est pas possible que l'on se connaisse, ni que l'on se sente profiter en vertu, si ce profit et amendement n'améne à la journée quelque diminution de vice et de follie, et si le vice nous aggravant tout à l'entour de pesanteur égale nous retient toujours à bas,
Comme le plomb tire à fond le filé:
ne plus ne moins qu'en l'art de la musique, ou de la grammaire, on ne saurait jamais combien on avancerait si l'on ne voyait qu'en étudiant on vidât et espuisât toujours quelque partie de l'ignorance de ce que traitent ces arts là et que l'on sût toujours aussi peu que devant: ni la cure que le médecin employe à penser un malade ne lui baillerait aucun sentiment de différence, si elle n'apportait quelque meilleur portement, et quelque allégement par la diminution de la maladie s'en allant peu à peu, jusques à ce que la disposition contraire fut entièrement restituée, et le corps retourné de tout point en sa santé et sa force première. Mais tout ainsi comme en ces choses là on n'y amende point, si ceux qui y amendent n'en aperçoivent l'amendement et le changement par la diminution de ce qui leur pesait, se sentants aller au contraire, ne plus ne moins qu'en une balance, à mesure que l'un des plats monte, l'autre descend: aussi en ceux qui font profession de la philosophie, il ne faut point concéder, qu'il y ait amendement, ni sentiment aucun d'amendement, si l'âme ne se dépouille peu à peu, et ne se purge toujours de sa follie, et qu'il faille que elle soit toujours saisie d'un souverain mal, jusques à ce qu'elle ait attainct le souverain et parfait bien: car par ce moyen il s'ensuivrait, si en un instant et en un moment d'heure le sage passait d'une extréme méchanceté en une supréme disposition de vertu, qu'il aurait tout à coup en un moment fui le vice entièrement, duquel il n'aurait pu en long temps ôter de soi la moindre partie. Combien que vous savez que ceux qui tiennent telles opinions extravagantes, se donnent à eux-mêmes beaucoup d'affaires, et se trouvent en de grandes perplexités quand on leur allégue le passé, si nul d'eux n'a point connu quand il est devenu sage, et s'il ignore ou doute que cet accroissement se soit fait par espace de long temps, en ôtant de l'un et ajoutant à l'autre, comme un arriver tout bellement à la vertu, sans que l'on s'en aperçoive: et s'il se faisait une si grande et si soudaine mutation, que celui qui était au matin très vicieux se trouvât au soir très vertueux, et s'il était jamais advenu à aucun tel changement, que s'étant endormi fol, il se fut esveillé sage, et qu'il eût ainsi parlé aux follies et tromperies qu'il avait hyer, et qu'il aurait aujourd'hui chassée de son âme,
Allez vous-en arrière de moi songes,
Vous n'estiez rien que decevants mensonges.
serait il possible que quelqu'un n'eût senti une si grande et soudaine mutation qui se serait faite dedans lui-même, et une sapience qui tout à coup lui aurait ainsi illuminé et éclairé l'âme? quant à moi, il me semble qu'un homme qui aurait été transmué par les Dieux, à sa requète, de femme en homme, comme l'on dit de Caeneus, ignorerait plutôt cette metamorphose et transmutation, que non pas étant rendu temperant, prudent et vaillant, de dissolu, fol, et couard qu'il était auparavant, et étant transporté d'une vie bestiale en une céleste et divine, il en ignorât le point de l'instant auquel se serait fait un tel changement. Mais il a bien été dit anciennement, qu'il fallait accommoder la pierre à la règle, et non pas la règle à la pierre: <p 113v> et ceux-ci ne voulants pas accommoder leurs opinions aux choses, ains à toute force contraindre les choses, contre toute nature, de se conformer et accorder à leurs opinions, et suppositions, ont rempli la philosophie de grandes perplexités, mêmement de cette ci qui est très grande, comprenant tous hommes ensemble sous le vice, excepté un seul, celui qui est parfait: laquelle sauvage supposition a fait, que ce mot de amendement leur semble un aenigme, et une fiction bien peu distante d'extréme resverie, et que ceux qui par le moyen de cet amendement, sont délivrés de toutes passions ensemble et de tous vices, ils les tiennent pour aussi malheureux, que ceux qui ne sont exemptés d'aucun des plus enormes vices du monde: et toutefois ils se réfutent et se condamnent eux-mêmes, car és disputes de leurs écoles ils mettent l'injustice d'Aristides pareille à celle de Phalaris, et la timidité de Brasidas à celle de Dolon, et l'ingratitude de Melitus en rien qui soit différent de celle de Platon: et toutefois en leur vie, et en maniement d'affaires, ils fuient et declinent ceux là comme gens de mauvais affaire: et se servent de ceux-ci, et se fient à eux de leurs plus importants negoces, comme à personnes d'honneur et de valeur. Mais nous qui voyons qu'en tout genre de mal, principalement au désordre et debauchement de l'âme, il y a toujours plus et moins, et que c'est en quoi différent les amendements, selon que la raison petit à petit enlumine, purge et nettoye l'âme, en diminuant la méchanceté, comme l'ombre et l'obscurité, estimons qu'il n'est point hors de raison d'assurer que l'on en sent la mutation, bien qu'elle sorte comme d'un fond obscur, mais elle conte et estime combien elle va droit en avant, ne plus ne moins que ceux qui courent avec voiles par l'infinie étendue de la mer, en observant ensemble la longueur du temps, et la force du vent qui les pousse, viennent à mesurer le chemin qu'ils ont fait, combien il est vraisemblable, qu'en tant de temps, et étant portés par une telle puissance de vent, ils en aient passé: aussi en la philosophie on peut prendre conjecture de l'amendement et avancement, que l'on aura gagné par l'assiduité et la continuation de toujours marcher, sans souvent s'arrêter au milieu du chemin, et puis recommencer ou sauter, ains toujours aller unièment, et également tirer en avant, et passer outre avec la guide de la raison: car ce precepte là Si tu vas peu avecques peu mettant,
Et plusieurs fois ce peu-là répétant,
n'a pas seulement lieu, et n'est pas seulement bien dit, pour augmenter les sommes de deniers, mais aussi pour toutes autres choses, et mêmes pour accroissement de la vertu, parce que la raison en prend une accoutumance, qui est de grande force et efficace: là où les intermissions inégales, et mousses, ou tiedes affections de ceux qui se mettent à la philosophie, ne font pas seulement des pauses et des arrêts de l'amendement, comme quand on se repose par le chemin, mais qui pis est, des relâchement et reculements en arrière, pource que le vice qui est toujours au guet, leur vient courir sus, aussi tôt comme il sent qu'ils se lâchent un peu en oisiveté, et les fait rebourser chemin. Car les mathematiciens appellent les planetes stationaires, et disent qu'elles s'arrêtent quand elles cessent d'aller en avant: mais à profiter en philosophie, c'est à dire, en correction de moeurs et de vie, il n'y peut avoir intervalle d'amendement, ni pause et cessation aucune, pource que la nature étant en un perpetuel mouvement, veut toujours qu'on la pousse en la meilleure part, ou autrement elle se laisse emporter, comme une balance, en la pire. Si doncques suivant l'oracle qui fut répondu par Apollo à ceux de Cirrha, que s'ils voulaient vivre en pais les uns avec les autres, ill fallait qu'ils feissent la guerre sans cesse jours et nuicts au dehors: aussi si tu sens en toi-même que tu ayes combattu jour et nuit continuellement contre le vice, ou non guères souvent abandonné ta garnison, ni reçeu ordinairement <p 114r> de lui des heraults et messagers, qui sont les voluptés, les négligences, et les amusemens à traiter de paix, il est vraisemblable, que tu peux lors assurément et hardiment passer outre. Mais encore qu'il y eût des interruptions de vivre philosophiquement, pourvu que les derniers fussent toujours plus rares, et les reprises plus longues que les premières, ce serait un signe qui ne serait pas mauvais, d'autant qu'il témoignerait que par labeur et exercitation la paresse s'en irait peu à peu chassée: comme le contraire aussi serait mauvais signe, qu'il y eût plusieurs intermissions, et près l'une de l'autre, pource que cela montrerait que la chaleur de l'affection première s'en irait peu à peu anéantissant et refroidissant. Car tout ainsi comme la première boutée que fait le germe du roseau, ayant force de pousser grande, produit une longue tige droite, égale et unie du commencement, pource que'elle ne trouve rien qui l'arrête, ne qui la repousse: et puis après, comme si elle se lassait au haut par une défaillance de courte haleine, elle est souvent retenue par plusieurs noeuds, non guères distants l'un de l'autre, comme si l'esprit qui pousse contremont trouvait quelque empêchement qui le rabattît, et qui le fît trembler: aussi tous ceux presque qui d'entrée font de grands élans en l'étude de philosophie, et puis un après trouvent souvent des empêchements et des divertissements, ceux-là, sans sentir aucune différence de mutation en mieux, à la fin se lassent, quittent tout, et demeurent tout court, là où aux autres des ailes leur naissent, et pour le fruit qu'ils sentent donnent à travers toutes excuses, et fendent tous empêchements, comme une presse de gens qui leur voudraient empêcher le passage par force, et bonne affection de venir à chef de leur entreprise. Tout ainsi doncques comme s'éjouir de voir une belle creature présente n'est pas signe d'amour commençant, pource que cela est commun à toutes gens, mais bien sentir un regret, et être marri quand on en est séparé: aussi y en a il plusieurs qui prennent plaisir à la philosophie, et qui semblent s'attacher fort gaillardement à l'étude, mais s'il advient qu'ils soient un peu retirés de là par autres negoces et affaires, cette première affection qu'ils avaient prise s'evanouit, et ne s'en soucient guères: mais celui qui est attaint au vif de la pointure d'amour de la philosophie, semblera modéré et non trop échauffé en le fréquentant à l'étude, et conferant avec lui de la philosophie, mais quand il en sera distrait et retiré arrière, on le verra brûlant, impatient, et se fâchant de tous autres affaires, et de toutes autres occupations, jusques à oublier ses propres amis, tant il aura un passionné désir de la philosophie. Car il ne faut pas se délecter des lettres et de la philosophie, comme l'on fait des senteurs et des parfums, en les trouvant beaux et bons tant comme ils sont présents, et puis quand on les a ôtés, ne les regretter plus, et ne s'en soucier point, ains faut qu'elles impriment en nos âmes une passion semblable à la soif, et à la faim, quand on nous en distrait, si nous y voulons profiter à bon escient, et y apercevoir amendement, quelque occasion que ce soit qui nous en distraye, ou mariage, ou richesse, ou amitié, ou quelque voyage de guerre qui surviene: car d'autant que plus grand sera le fruit que l'on en aura appris, d'autant sera plus grief le regret de ce que l'on en aura laissé. A ce premier signe d'amendement joint un autre très ancien, qui est tout un ou bien près de là, c'est celui que décrit Hesiode quand on ne trouve plus la voie trop âpre ni roide, ains facile, plaine et unie, comme étant applanie par l'exercitation, et que la lumière y commence à reluire clairement au lieu des perplexités, fourvoyemens en tenebres, et des repentances desquelles encourent bien souvent ceux qui se mettent à la philosophie du commencement, ne plus ne moins que ceux qui laissent un pays qu'ils connaissent bien, et ne voyent pas encore celui auquel ils tendent. Car ayants abandonné les choses communes, et qui les étaient familieres, devant qu'avoir connu les meilleurs, et en avoir joui, en cet intervalle du milieu ils sont fort travaillés, tellement qu'aucuns retournent <p 114v> arrière: comme l'on dit que Sextius gentil-homme Romain, ayant abandonné les honneurs, offices, et magistrats de la ville de Rome, pour l'amour de la philosophie, et puis se trouvant en l'étude d'icelle tourmenté, et ne pouvant mordre en ses discours et raisons du commencement, fut près de se jeter d'une fuste dedans la mer. Semblable chose récite l'on de Diogenes le Sinopien, quand il commença de se donner à la philosophie, c'était un jour de fête solennelle que les Atheniens faisaient des festins publiques, des jeux és Theatres, des assemblées les uns avec les autres, des danses et des masques toute la nuit: et lui en un coin de la place, s'étant enveloppé comme pour y dormir, tomba en des imaginations qui lui mettaient le cerveau sans dessus-dessous, et lui affoiblissaient fort le cueur, en discourant que, sans aucune nécessité qui le contraignist, il s'était allé volontairement jeter en une vie laborieuse, étrange et sauvage, s'étant segregé de tout le monde, et privé de tous biens. Sur ces entrefaites il aperçut une petite souris qui venait ronger les miettes qui lui étaient tombées de son gros pain, et qu'alors il reprit coeur, et dit en soi-même, comme se reprenant, et blâmant sa faiblesse de courage: «Que dis-tu Diogenes? Voilà une creature qui vit encore et fait grand' chère de ton relief, et toi, lâche que tu es, as regret à ta vie, te lamentes de ce que tu n'es pas saoul et ivre comme ceux-là couché en lits mols, délicats, et richement parez.» Quand donc telles tentations de divertissements ne reviennent pas souvent, et que la raison s'élue incontinent à l'encontre, que les rembarre, et au retour comme de la chasse de ses ennemis dissout aisément tout le nuage de desespoir et de languissant ennui, qui s'était concreé en l'entendement, alors se peut on assurer qu'il y a certain profit et amendement. Mais pour autant que les occasions qui esbranlent les hommes qui s'adonnent à la philosophie, et quelquefois les font retourner en arrière, non seulement naissent et prennent force en eux-mêmes à cause de leur infirmité: mais aussi les poursuites et instances que leur en font leurs amis à bon escient, les attaches que leur en donnent leurs adversaires par manière de risée et de moquerie, attendrissent, amollissent et ployent leurs coeurs, voire jusqus à en avoir dechassé de tout point quelques-uns hors de la philosophie, ce ne sera pas un mauvais signe d'avancement si l'on supporte cela doucement, sans s'émouvoir, ni se chattouiller, de leur ouïr raconter par nom et par surnom aucuns de leurs compagnons qui sont parvenus en grand credit et à grands biens aux cours de quelques Princes, ou qui ont eu de gros mariages des femmes qu'ils auront épousées, et qui sont allés avec une grande et honorable compagnie de gens en la place et au palais, pour quelque office, ou bien pour plaider quelque noble cause de grande conséquence: car celui qui ne s'émeut ni ne s'étonne ou lâche point pour ouïr toutes ces emorches là donne certainement à connaître qu'il est pris et arrêté comme il faut de la philosophie, car il n'est pas possible de se garder de convoitter ce que les autres adorent, sinon à ceux qui n'admirent rien que la vertu: car de braver et faire tête à des hommes, il échut à aucuns par colère, et à d'autres par folie, mais de mêpriser et rejeter ce que les autres estiment jusques à admiration, il n'est homme qui le sût faire sans une grande, vraie et constante magnanimité: d'où vient que se comparants aux autres en cela, ils s'en glorifient, comme fait Solon quand il dit,
Plusieurs méchants deviennent riches gens,
Et plusieurs bons demeurent indigens,
Mais toutefois changer notre bonté
Nous ne voudrions à leur méchanceté:
Car la vertu est ferme et perdurable,
Et la richesse incertaine et muable.
et Diogenes comparait son passage de la ville d'Athenes en celle de Corinthe, et de <p 115r> celle de Corinthe à celle de Thebes, aux mutations de séjour que faisait le grand Roi de Perse, lequel passait la saison du printemps à Suse, celle de l'hiver en Babylone, et l'été en la Medie. Et Agesilaus oyant nommer le Roi de Perse, le grand Roi: «pourquoi, dit-il, est-il plus grand que moi, si ce n'est qu'il soit plus juste?» et Aristote écrivant à Antipater touchant Alexandre le grand, lui mande: «Q'il ne lui appartenait pas à lui seul de s'estimer grand, pource qu'il dominait beaucoup de pays: mais aussi à quiconque avait droite et saine opinion des Dieux.» Et Zenon voyant que Treophrastus était en grand estime, pource qu'il avait beaucoup d'auditeurs, dit: «Son auditoire est plus grand que le mien, mais le mien est mieux d'accord.» Quand doncques tu auras ainsi établi et fondé en ton coeur l'affection qu'il faut porter à la vertu, auprès des choses exterieures, et versé hors de ton âme toutes envies, toutes jalousies, et tout ce qui chattouille, ou qui rebute plusieurs de ceux qui commencent à philosopher, cela te sera un grand indice et argument de profiter et avancer en la philosophie: aussi n'en sera-ce pas un petit, que la mutation des propos autres que l'on ne soûlait tenir: car tous ceux qui commencent à étudier en philosophie, à parler universellement, cherchent plus ceux qui ont de la gloire et de l'apparence, les uns se juchant en haut, comme les coqs et les poules, à la splendeur et hauteur des choses naturelles, pource qu'ils sont légers et ambitieux de leur inclination naturelle: les autres prenants plaisir ainsi comme les jeunes leurons, ce dit Platon, à tirer et déchirer toujours quelque chose, s'en vont droit aux disputes, aux questions et arguts de la Dialectique, et la plupart en prennent provision pour passer outre, jusques à la Sophistique. Il y en a qui vont çà et là faisants amas des beaux dits, notables sentences et belles histoires des anciens, comme Anacharsis disait qu'il ne voyait point que les Grecs usassent de leurs deniers monnayés à autre usage qu'a jeter et compter: aussi ne font ceux-là autre chose que compter et mesurer leurs beaux propos sans en tirer autre commodité ne profit. Et comme Autiphanes, l'un des familiers de Platon en se jouant disait, qu'il y avait une ville là où les paroles se gelaient en l'air incontinent qu'elles étaient prononcées, et puis quand elles venaient à se fondre l'été, les habitants entendaient ce qu'ils avaient devisé et parlé l'hiver: aussi la plupart, disait-il, de ceux qui viennent ouïr jeunes les discours de Platon, à peine les entendent-ils jusques bien tard, quand ils sont devenus tous vieux: aussi leur en prend-il de même envers toute la philosophie, jusques à ce que le jugement ayant pris une fermeté de resolution saine et rassise, vient à donner dedans les discours qui peuvent imprimner en l'âme une affection morale, et une passion d'amour, et à chercher ces propos-là, dont les traces tendent plutôt au dedans que non pas au dehors comme dit la fable d'Aesope. Car ainsi comme Sophocles disait en se jouant, qu'il voulait changer la hautesse de l'invention d'Aeschylus, puis sa fâcheuse et laborieuse disposition, et en tiers lieu l'espèce de son elocution et de sa diction, qui est très bonne, et pleine de douces affections: aussi les étudiants en Philosophie, quand ils sentiront qu'ils ne s'arrêteront plus aux choses artificiellement et ingenieusement écrittes par ôtentation, ains passeront aux morales, et qui touchent au vif les affections, c'est lors qu'ils commenceront à profiter véritablement et à bon escient. Considere donc non seulement en lisant les oeuvres des poètes, ou en les oyant lire, premièrement si tu ne t'attacheras point plutôt aux paroles qu'a la sentence, et ne te jetteras point plutôt à ce qui est subtil et aigu, qu'à ce qui est utile, profitable et charnu: mais aussi en versant dedans les écrits des poètes, et en prenant en main quelque histoire, observe bien si tu laisses point échapper aucune sentence bien dite, pour réformer les moeurs ou alléger quelque passion: car comme Simonides dit, que l'abeille hante les fleurs pour en tirer le roux miel, là où les autres en aiment seulement la couleur et la senteur, et n'en veulent, ni n'en prennent autre chose: aussi là où les autres <p 115v> versent en la lecture des poètes pour plaisir seulement, et par manière de jeu, celui qui trouve quelque chose digne d'être notée, et en fait un recueil, semble déjà reconnaître de premier front le bien, par une familiarité et amitié de longue main prise avec lui, comme son domestique: car ceux qui lisent les oeuvres de Platon et de Xenophon, pour la beauté du stile seulement, sans y chercher autre chose que la purité du langage naïvement Attique, comme s'ils allient recueillant ce peu de rosée et de bourre qui vient dessus les fleurs, que diriez vous de ceux-là, sinon qu'ils aiment des drogues medicinales la belle couleur, ou la douce senteur seulement, mais au demeurant la proprieté de purger le corps, ou d'appaiser une douleur qu'elles ont, ils ne la connaissent point, et ne s'en veulent point servir? Au demeurant ceux qui passent encore plus avant en ce profit, non seulement tirent utilité des écrits et des paroles, mais aussi des spectacles et des choses qu'ils voient, et en tirent ce qui leur est propre et commode: comme l'on écrit d'Aeschylus, et de plusieurs autres semblables: car Aeschylus étant un jour présent à voir és jeux Isthmiques un combat de deux champions combattants à l'escrime des poings, comme l'un deux eût reçu un grand coup bien assené, tout le théâtre s'écria: lui, poussant du coude un nommé Ion natif de Chio, «Vois-tu, dit-il combien peut l'accoutumance et exercitation? le frappé ne dit mot, et les regardants crient.» Et Brasidas ayant trouvé une souris parmi des figues sèches, qui le mordit au doigt, il la secoua en terre, et puis dit en luymême, «O Hercules, voyez-vous comment il n'y rien si petit ne si faible, que s'il oze se défendre, ne trouve moyen de sauver sa vie!» Et Diogenes ayant vu un qui buvait dedans le creux de sa main, jeta le gobelet qu'il portait en sa besace: tant l'accoutumance et l'exercitation, qui bien l'a continuée, et y a été diligent, rend les personnes promptes à remarquer et à recevoir de tous côtés choses qui servent à la vertu: ce qui se fait encore plus quand ils mêlent les paroles avecques les actions, non seulement en la sorte que dit Thucydides, apprenants et s'exercitants entre les périls, mais aussi contre les voluptés, contre les querelles et altercations és jugements, és défenses des causes, és magistrats, comme donnants preuve des opinions qu'ils tiennent, ou plutôt par leurs deportemens enseignants quelles opinions on doit tenir. Car ceux qui apprennent encore, et néanmoins s'entremettent d'affaires, et qui ne font qu'épier s'ils pourront dérober quelque chose de la philosophie pour l'aller incontinent prescher, comme charlatants, ou au milieu d'un place, ou en une assemblée de jeunes gens, ou à la table d'un Prince, il ne faut non plus estimer que ces manières de gens-là fassent actes de philosophes, que ceux qui vendent les drogues medicinales et les simples fassent actes de médecins: ou pour mieux dire, ce contrefaiseur-là de philosophe ressemble proprement à l'oiseau que décrit Homere, qui porte incontinent en sa bouche, tout ce qu'il prendre, à ses disciples, comme à des petits qui sont encore dedans le nid sans plumes,
Et ce pendant il meurt de faim lui-même:
ne prenant rien de ce qu'il apporte pour s'en valoir et nourrir, ou ne digerant rien de ce qu'il prend. Et pourtant faut-il bien prendre garde si nous faisons un discours que ce soit quant à nous, pour en user en nous mêmes: et quant aux autres, que ce ne soit point pour une vaine gloire, ni pour ambition de nous montrer, mais en intention d'apprendre ou d'enseigner quelque bonne chose: et sur tout faut aussi bien observer, si toute opiniâtreté, et toute contentieuse animosité en dispute, est en nous amortie, et si nous avons désormais desisté d'inventer ambitieusement des raisons pour confondre nos adversaires, ne plus ne moins que les champions de l'escrime des poings, à qui on lie de grosses courrois alentour des bras, et des boules dedans les mains, prenants plus de plaisir à assener un bon coup, et à ruer par terre notre compagnon, que non pas à apprendre ni enseigner: car la douceur et debonnaireté <p 116r> en cela, de ne vouloir jamais attacher une conférence avec intention de vaincre en combattant, ni la rompre en courroux, ni par manière de dire, fouler aux pieds l'adversaire quand on l'a vaincu, ou être déplaisant quand on a été vaincu, ce sont signes d'homme qui a suffisamment jà profité: ce que montra bien un jour Aristippus ayant été pressé de si près en quelque dispute, qu'il ne sut que répondre sur le champ a un sophiste audacieux, mais au demeurant homme ecervelleé et sans jugement: car le voyant fort joyeux et fort enflé de vaine gloire, pour l'avoir ainsi rangé à ne savoir que dire, «Je m'en vois, lui dit-il, vaincu pour ce coup, mais je dormirai plus suavement que toi qui as vaincu.» Nous pouvons encore nous éprouver et sonder nous mêmes quand nous haranguons publiquement, si ne pour voir en l'audience plus de gens que nous n'en avions attendu, nous ne restivons point de peur, ni au contraire nous ne laschons point notre courage pour y en avoir moins que nous n'avions esperé, ni là où il est besoin de haranguer devant un peuple ou devant un magistrat, nous perdons l'occasion de ce faire pour n'avoir pas bien premédité et mis par écrit ce que nous devrons dire, comme l'on récite de Demosthenes et d'Alcibiades: car Alcibiades étant très ingenieux et prompt à inventer les choses, était craintif à les dire, et se troublait quand il venait à les exposer, car bien souvent au milieu de son dire il cherchait le mot propre à exprimer sa conception, ou quelque parole qui lui était échappée de la mémoire, que le faisait demeurer tout court en parlant. Et Homere ne feignit point de mettre hors le premier de ses vers défectueux en mesure, tant il avait d'assurance de la perfection et bonté des autres, pour la suffisance en l'art poétique: tant plus est-il vraisemblable que ceux qui n'ont rien devant les yeux, où ils aspirent, que la vertu et le devoir seulement, se servent de l'occasion du temps, et de l'occurrence des affaires, sans se soucier que l'on applaudisse à leur beau parler, ne qu'on les siffle, ou qu'on leur face bruit pour le trouver mauvais: si ne faut pas prendre garde aux paroles seulement, mais aussi aux actions, s'il y a plus de profit que de parade, et plus de vérité que d'apparence et d'ôtentation. Car si le vrai amour de fille ou de femme ne demande point de témoins, ains jouit de son contentement à part soi, encore que secrètement et sans le su de personne il accomplisse son désir, combien plus est-il croiable que celui qui est amoureux de l'honnêteté et du devoir, hantant familierement par ses actions avec la vertu, et en jouissant, sente sans en mot dire un grand et haut contentement en soi-même, ne demandant autres auditeurs ni autres spectateurs que sa conscience propre? comme celui qui appellait sa chambrière en sa maison, et criait tout haut, «Dionysia regarde comment je ne suis plus glorieux ne superbe:» aussi celui qui a fait quelque chose honnête et vertueuse, et puis la va conter et la porte montrer par tout, il est tout évident que celui-là regarde encore dehors, et est tiré de la convoitise de vaine gloire, et n'a point encore vu à nud et au vrai la vertu, ains seulement en dormant et en songe en a pensé entrevoir quelque ombre et quelque image, puis qu'il expose ainsi en vue ce qu'il a fait, comme un tableau de peinture. celui doncques qui profitera, non seulement quand il aura donné quelque chose à un sien ami, ou fait quelque bien à un sien familier, n'en dira rien: mais aussi quand il aura donné sa voix ou sa balotte juste entre plusieurs autres injustes, ou quand il aura fermement resisté en face au propos déshonnête de quelque homme riche, ou de quelque seigneur et magistrat, ou qu'il aura refusé quelques présents, voire jusques à là, s'il a eu soif la nuit, et qu'il se soit gardé de boire, ou qu'il ait rebouté le baiser de quelque belle fille ou femme qui l'en ait pressé, comme fit Agesilaus, il le retiendra en soi-même, et n'en dira jamais rien: car celui-là qui se contente de se prouver à soi-même, non par mêpris des autres, mais pour l'aise et le contentement qu'il en a en sa conscience, étant suffisant témoin et spectateur des choses bien et louablement faites, montre que la <p 116v> raison est logée chez lui, et y a pris pied et racine, et comme dit Democritus, qu'il s'accoutume à prendre plaisir de soi-même: ainsi comme les laboureurs voyent plus volontiers les espics qui panchent et se courbent contre la terre, que ceux qui pour leur légèreté sont hauts et droits, d'autant qu'ils les estiment vides de grain, et qu'il n'y a presque rien dedans: aussi entre les jeunes gens qui se donne à la philosophie, ceux qui sont les plus vides et qui ont moins de pois, ceux-là ont du commencement l'assurance, la contenance, le port, le visage plein de mêpris et de contemnement de toutes choses: et puis quand ils se commencent à remplir, et à amasser du fruit des discours de la raison, ils ôtent alors cette mine superbe, et cette vanité d'apparence exterieure. Ne plus ne moins que les vaisseaux où l'on met quelque liqueur, à mesure que la liqueur y entre, l'air vain en sort: aussi à mesure que les hommes se remplissent de biens certains et véritables, la vanité leur cède, et toute hypocrisie s'en va, l'enfleure en devient plus molle, et cessants de s'attribuer beaucoup pour la grande barbe et la robe longue, ils transfèrent l'exercitation des choses exterieures au dedans de l'âme, usants d'amertume et de morsure de répréhension, principalement encontre eux-mêmes, et au demeurant devisent et parlent avec les autres plus gracieusement: et quant au nom de philosophie, et à la réputation de philosophes, ils ne l'usurpent plus comme ils faisaient auparavant, ains si d'aventure quelque gentil jeune homme est appelé par un autre de ce nom-là, il répondra en souriant tout doucement, et rougissant de honte,
Je ne suis pas un des célestes Dieux,
pourquoi pareil me faites vous à eux? Car ainsi que dit Aeschylus,
La jeune femme à qui l'oeil estincelle,
Me fait juger qu'elle n'est plus pucelle:
mais le jeune homme qui a commencé à goûter le profit en l'exercice de la philosophie, ces accidents que décrit Sappho le suivent,
Quand je te vois,
Soudainement je m'aperçoi,
Que toute voix défaut en moi,
Que ma langue n'a plus en soi
Rien de langage.
Une rougeur de feu volage
Me court sous le cuir au visage.
Vous prendriez plaisir à voir sa contenance rassise, son regard doux, et désireriez de l'ouïr parler. Car ainsi comme ceux qui sont profés en la confrairie des mystères, s'assemblants du commencement en foule et en tumulte, s'entre-heurtent et poussent les uns les autres, mais quand on vient à faire le service divin, et à montrer les choses sacrées, ils sont alors attentifs, avec crainte et avec silence: aussi au commencement de l'étude de philosophie et à l'entrée de la porte, vous y verrez beaucoup de bruit, de tumulte, d'insolence et de caquet, pource que la plupart se jette dedans brusquement et violentement, pour l'envie qu'ils ont d'en acquérir réputation et honneur: mais celui qui est une fois entré dedans, et qui a vu celle grande lumière, comme si le repositoire des choses saintes lui était ouvert, alors prenant une toute autre contenance, un silence et un ébahissement, il devient humble, souple, et modeste, suivant la raison comme Dieu: et me semble que l'on leur peut bien appliquer et accommoder ce que Menedemus en jouant disait, C'est que plusieurs venaient aux écoles à Athenes, qui du commencement étaient sages, puis devenaient amateurs de sagesse, car cela signifie ce mot de Philosophe: et puis de Philosophes devenaient Sophistes, et à la fin par succession de temps se trouvaient Idiots, c'est à dire, gens de tout ignorans: car d'autant que plus ils approchent de la <p 117r> raison, d'autant diminuent-ils plus de l'opinion de soi-même, et de la présomption. Or entre ceux qui ont besoin du secours du médecin, les uns qui n'ont mal qu'aux dents, ou au doigt, eux-mêmes vont devers ceux qui les pensent, et ceux qui ont fièvres les appellent à la maison, et les prient de leur vouloir être en aide: mais ceux qui sont tombés en une fureur de melancholie, ou en une frenesie, et alienation d'entendement, ne les veulent pas quelquefois recevoir, encore qu'ils viennent d'eux-mêmes, ains les fuient et les chassent, étant si fort malades, qu'ils ne sentent pas leur mal: aussi entre ceux qui pèchent et qui faillent, ceux-là sont incurables et incorrigibles, qui se courroucent amèrement, et haïssent mortellement ceux qui leur remontrent et qui les reprennent: et ceux qui les endurent, et qui les reçoivent sont en meilleur état et plus beau chemin de recouvrer guarison: mais ceux qui se baillent eux-mêmes à ceux qui les reprennent, qui confessent leur erreur, et qui découvrent eux-mêmes leur pauvreté, n'étant pas bien aises qu'on ne sache rien, ni contents d'être secrets, ains l'avouent, et prient ceux qui les en reprennent, et qui les admonestent de leur y donner remede, cela n'est pas un des pires signes de profit et amendement, suivant ce que soûlait dire Diogenes, «Que celui qui se veut sauver et devenir homme de bien, il a besoin d'avoir ou un bon ami, ou une âpre ennemi, afin que ou par amour de remontrance, ou par force de justice, il se châtie de ses vices.» Mais tant que l'on fait gloire de montrer au dehors une souillure de robe, ou une tache de vêtement, ou un soulier rompu, et que par une façon d'humilité présomptueuse on se moque de soi-même, de ce que l'on sera d'aventure, ou petit, ou courbé et bossu, pensant faire une gallanterie, et ce pendant on couvre et cache les ordures de sa vie, et villanies de ses moeurs, les envies, les malignités, l'avarice, les voluptés, comme des ulceres et apostumes, ne souffrant pas que personne y touche, non pas qu'on les voie seulement, pource qu'on craint d'en être repris, certainement on a fait peu de profit, ou plutôt à vrai dire, rien du tout. Mais celui qui donne à travers, et qui peut ou qui veut principalement se penser soi-même, et se faire douloir, et sentir regret quand il a failli, ou sinon, à tout le moins qui endure patiemment qu'un autre par ses répréhensions et remontrances le nettoye et le purge, celui-là certainement semble haïr la méchanceté, et avoir envie de s'en défaire: je ne veux pas dire qu'il ne faille avoir honte, et fuir d'être estimé et tenu pour méchant, mais celui qui a en haine la substance de la méchanceté, plus que non pas l'infamie, celui-là ne feindra point de faire dire mal de soi, et d'en dire lui-même, pourvu qu'il voie qu'il soit pour en devenir meilleur. A quoi l'on peut appliquer une gentille parole que dit un jour Diogenes, à un jeune homme, lequel s'étant aperçu que Diogenes l'avait vu en une taverne, s'en était vitement fui plus au dedans de la taverne: «Tant plus, lui dit-il, que tu fuis au dedans, tant plus avant és-tu en la taverne:» aussi peut on dire des vicieux, que tant plus ils nient leur vice, tant plus se fourrent-ils avant au dedans du vice, comme les pauvres qui contrefont les riches, en son de tant plus pauvres pour leur vanité. Mais celui qui profite véritablement, a pour exemple ce grand personnage Hippocrates, lequel publia lui-même, et écrivit ce qu'il avait ignoré touchant les coûtures de la tête de l'homme en l'anatomie, faisant ce compte que ce serait bien chose hors de toute raison, que ce grand personnage-là ait bien voulu publiquement prescher sa faute, de peur que les autres ne tombassent en pareil erreur, et que celui qui se veut sauver soi-même ne pût endurer qu'on le reprist, ne confesser son ignorance et sa mauvaistié. Au demeurant les règles et preceptes que donnent Bion et Pyrron en cet endroit, ne sont pas, à mon avis, signes d'amendement, mais plutôt de quelque autre plus grande et plus parfaite habitude de l'âme. Car Bion disait à ses familiers et disciples, qu'ils estimassent avoir profité alors quand ils auraient acquis tant de constance, <p 117v> qu'ils entendraient aussi patiemment ceux qui les outrageraient et injurieraient, que ceux qui leur diraient,
ami passant certes tu n'as point chère
D'être homme fol, ni de mauvais affaire:
A dieu te dis, priant la Deité
De te donner toute prosperité.
Et Pyrron, ainsi comme on trouve par écrit, étant dedans une navire, en une dangereuse tourmente de mer, montra à quelques-uns de ses disciples qui étaient avec lui, un petit cochon qui mangeait fort gouluement de l'orge que l'on avait répandu parmi la navire, leur disant qu'il fallait par la raison et l'exercice de la philosophie acquérir une constance ainsi impassible, pour ne s'émouvoir ni ne se troubler point d'aucuns accidents de la fortune. Or voyez donc encore plus, quelle était la règle de Zenon, car il voulait que chacun print garde à ses songes, pour connaître s'il profitait ou non, si l'on prenait point plaisir en songeant à quelque chose déshonnête, ou s'il était point avis que l'on endurast, ou que l'on fît rien qui fut vilain, ou qui fut injuste, voulant que l'on vît, comme en un calme du tout tranquille, sans aucune agitation, au fond clair et net, la partie imaginative et passive de l'âme totalement applanie et régie par la raison: ce que Platon auparavant, à mon avis ayant entendu, nous a représenté et figuré ce que fait la partie imaginative et sensitive en une âme de nature tyrannique la nuit en dormant, comme elle s'efforce quelquefois d'avoir compagnie charnelle avec sa propre mère, et comme il lui prend des appétits de manger des choses étranges, et comme lors elle se laisse aller à toutes ses sensualitez et concupiscences de chose que la loi, de honte ou par crainte, empêche et réprime de jour. Tout ainsi doncques comme les bêtes de selle ou de voiture qui sont bien apprises, encore que celui qui leur commande leur lâche la bride, ne se détournent point pour cela, ni ne sortent point de leur chemin, ains tirent toujours avant comme elles ont accoutumé, ordonnément, sans se détraquer ni laisser leur train ordinaire: aussi ceux à qui la partie sensuelle de l'âme est rendue se obéissante, si privée et si bien disciplinée par la raison, que non pas en songe même, ni en maladie, elle ne laisse ses appétits se déborder, jusques à commettre choses qui soient reprises et punies par les lois, elle retient et conserve en mémoir sa bonne discipline et accoutumance, laquelle donne force et grande efficace à la diligence de prendre garde à soi. Car si elle a accoutumé par exercitation de resister aux passions et tentations, de tenir le corps et les parties d'icelui sous bride en sa sujétion, tellement qu'elle engarde les yeux de jeter des larmes par pitié, le coeur de tressaillir de peur, les parties naturelles de se mouvoir et donner fâcherie auprès de belles personnes, comment ne serait-il plus vraisemblable, que l'accoutumance et exercitation prenant à dompter cette sensuelle partie de l'âme, ne la polisse, unisse, et réforme, réprimant et contenant ses imaginations et ses mouvements, jusques aux songes mêmes? Comme l'on raconte du philosophe Stilpon, qu'il lui fut avis une nuit en songeant, que Neptune se courrouçait à lui de ce qu'il ne lui avait pas sacrifié un boeuf, comme avaient accoutumé de faire les autres prêtres par avant lui: Et que lui ne s'étant point étonné de cette vision, lui répondit, «Que dis-tu, Sire Neptune? te viens-tu ici plaindre, comme un enfant qui pleure de ce qu'on ni lui a pas donné assez grand' part, de ce que je ne me suis pas endebté d'argent pris à usure, pour emplir toute cette ville de la senteur de rôti, ains t'ai fait un sacrifice mediocre de ce que j'ai peu avoir de ma maison?» et qu'il lui fut avis que Neptune se prit à rire de cette réponse, et qu'en lui tendant la main il lui promît, que cette année-là il enverrait grand foison de loches de mer aux Megariens, pour l'amour de lui. Ceux doncques à qui en dormant il ne monte <p 118v> point au cerveau d'illusions qui ne soient douces, claires, sans douleur, non point épouventables, ni âpres ou malignes et tortueuses, l'on dit que ce sont certaines reflexions de lumière qui rejallissent de l'amendement en la philosophie: là où les furieux appétits, les frayeurs, les fuites lâches, les aises excessives d'enfants, les regrets et lamentations, à cause des visions et illusions pitoyables et étranges, sont comme les brisements des flots de la mer, qui se rompent contre le rivage, et les undes de l'âme, laquelle n'a pas encore chez soi sa perfection rassise: ains se va à la journée formant par bonnes lois et sages enseignements, desquels se trouvant le plus éloignée quand elle dort, alors elle se laisse de rechef aller, et envelopper aux passions. Or si cela appartient à ce profit et avancement duquel nous parlons, ou bien à une autre habitude, ayant jà acquis plus grande force et plus ferme constance, non sujette à être esbranlée és lettres, je te le laisserai considérer en toi-même. Comme ainsi soit doncques, que la totale impassibilité, pour ainsi parler, c'est à dire, l'état de l'âme si parfait qu'elle soit vide de toutes passions, est chose grande et divine, et qu'en un relâchement et adoucissement des passions, consiste ce profit et amendement que nous traitons, il faut en comparant chacune d'icelles passions à soi-mêmes, et puis les unes aux autres, juger de la différence qu'il y a entre les deux. Nous confererons chacune passion à soi-même, en observant si nos cupidités sont plus douces et moins violentes qu'elles n'étaient auparavant, autant de nos peurs, autant de nos colères: si nous ôtons soudain avec la raison ce qui les soûlait allumer et enflammer: si nous conferons les unes avec les autres, en considérant si nous avons maintenant plus de honte que de crainte, si nous sentons en nous émulation et non envie, si nous convoittons plus l'honneur que les biens, et bref si nous péchons plus en l'extrémité de l'armonie Doriene, qui est grave et dévote, ou en la Lydiene, qui est gaillarde et joyeuse, comme les chantres, tenants plus du lourd et du rude, en notre manière de vivre, que du mignon et délicat: si nous sommes plus lents en nos actions ou plus étourdis: si nous admirons plus outre le devoir, les propos des hommes, et eux-mêmes, ou si nous les mêprisons: pource que tout ainsi comme c'est un bon signe, quand les maladies se divertissent és parties du corps, qui ne sont pas les nobles, ni les principales: aussi semble il que quand le vice de ceux qui sont en état de profit et d'amendement se change en passions plus douces, c'est commencement de s'effacer petit à petit. Or les Ephores des Lacedaemoniens, qui étaient comme les contrerolleurs de tout l'état de Lacedaemone, demandèrent au Musicien Phrynis, qui avait ajouté deux chordes de nouveau à la lyre, s'il voulait qu'ils coupassent de celles du haut, ou de celles du bas: mais quant à nous, nous avons besoin d'être retranchez et par haut et par bas, si nous voulons réduire nos actions au milieu en une mediocrité: et ce profit et acheminement à la perfection est, ce qui relâche les extrémités, et emousse les points des passions,
En quoi les fols sont par trop véhéments,
ce dit le poète Sophocles. Or avons nous déjà dit auparavant, qu'il nous faut appliquer le jugement aux choses, et ne laisser pas les paroles demeurer toutes nues en l'air: ains faire qu'elles deviennent effets, et que cela est le propre du profit et amendement que nous cherchons, dequoi l'un des premiers indices sera l'affection de vouloir ensuivre et imiter ce que l'on entendra louer, et être prompts et délibérés à executer ce que l'on aura en estime et que l'on prisera, comme aussi au contraire, ne vouloir pas seulement ouïr parler de ce que l'on blâmera et mêprisera. Car il est bien vraisemblable, que tous les Atheniens louaient et prisaient la hardiesse et prouesse de Miltiades: mais Themistocles, qui disait, que la victoire et le trophée de Miltiades ne le laissait pas dormir, ains l'esveillait la nuit, il est tout évident qu'il ne le louait et prisait pas seulement, ains qu'il le désirait imiter et en faire autant: ainsi <p 118v> faut il estimer, que l'amendement n'est pas encore grand, quand il imprime en nous une affection de louer, priser et estimer seulement ce que les gens de bien font, sans aucune émotion et incitation à les vouloir par effet imiter. Car l'amour même charnel, s'il n'y a un peu de jalousie mêlé parmi, n'est point actif, ni la louange de vertu n'est ardente ni produisante effets, si elle ne poingt au vif, et n'aiguillonne le coeur d'un zele, au lieu d'envie, de vouloir ressembler aux gens de bien, et de désirer remplir ce qu'il s'en faut que nous n'arrivions à leur perfection: car il ne faut pas que le coeur de celui qui philosophe à bon escient, soit renversé sans-dessus-dessous par les paroles seulement, comme disait Alcibiades, jusques à faire sortir les larmes des yeux: ains faut que celui qui profite véritablement, se comparant soi-même aux oeuvres et actions de l'homme de bien, parfait en la vertu, sente tout ensemble en son coeur déplaisir de ce qu'il se verra court et défectueux, et plaisir de l'espérance et du désir qu'il aura de se rendre bientôt égal à lui, étant rempli d'une bonne affection et volonté non oisive, selon la similitude de Simonides,
Comme un poulain suit la jument qu'il tête,
désirant en manière de dire s'unir du tout et incorporer par imitation à celui qu'il estime homme de bien. Car cela est une affection peculiere et propre à celui qui profite véritablement, de ceux dont il estime les oeuvres aimer et cherir les conditions et les moeurs, et avec une bienveillance rendant toujours honneur de paroles à leur vertu, essayer de s'y conformer, et se rendre semblable à eux: mais où il y a ne sais quoi d'envie, d'estrif et de contestation à l'encontre des plus excellents, sachez que cela procède d'un coeur ulceré de la jalousie de quelque authorité et puissance, et non pas d'amour ou d'honneur qu'il porte à la vertu. Quand doncques nous commencerons à aimer les gens de bien en telle sorte, que non seulement nous estimerons bienheureux l'homme temperant, comme dit Platon, et bienheureux ceux qui sont ordinaires auditeurs des beaux discours, qui journellement procèdent de sa bouche: mais aussi que nous aimerons et admirerons sa contenance, son port, sa marche, son regard, son rire: et que nous voudrons volontiers, par manière de dire, nous conjoindre et coller à lui, alors pourrons nous certainement assurer, que nous profitons en la vertu. Et encore plus si nous ne les admirons pas seulement en leurs prosperités, ains comme les amoureux treuvent bien séante une langue grasse, ou une palle couleur en ceux qu'ils aiment pour leur beauté, de sorte que Panthea par ses larmes et son triste silence, toute affligée qu'elle était, et espleurée pour le dueil de la mort de son mari, saisit Araspes de son amour: aussi nous ne refuirons point de peur ni le bannissement d'Aristides, ni la prison d'Anaxagoras, ni la pauvreté de Socrates, ni la condamnation de Phocion, ains réputerons avec tout cela leur vertu aimable et désirable, et courrons droit à elle pour l'embrasser par imitation, ayants toujours en la bouche, à chacun de leurs accidents, ce beau mot d'Euripides,
Que tout sied bien à un coeur généreux.
Car il ne faut pas craindre que rien de bon et d'honnête pût jamais plus divertir cette inspiration divine de si véhémente affection, que non seulement elle ne se fâche point des choses qui semblent aux hommes les plus misérables et plus calamiteuses, ains au contraire elle les admire et les désire imiter. Et puis ceux qui ont jà reçu telle impression en leur coeur, prennent une autre façon de faire que quand ils vont commencer quelque entreprise, ou qu'ils entrent en l'administration de quelque office et magistrat, ou quand il leur survient quelque sinistre accident, ils se représentent alors devant leurs yeux ceux qui sont ou qui autrefois ont été gens de bien, et discourent ainsi en eux-mêmes, Qu'est-ce qu'eût fait Platon en cet endroit? Qu'est-ce qu'eût dit Epaminondas? Quel se fut ici montré Lycurgus ou Agesilaus? <p 119r> en s'accoutrant, et se réformant à leurs moeurs, ne plus ne moins que devant un miroir, en rhabillant quelque parole qu'ils auront trop peu généreusement proferée, ou en resistant à quelque passion. ceux qui savent les noms de ces demi-dieux que l'on appelle Dactyles Ideiens, en usent comme de préservatifs à l'encontre des soudaines frayeurs, en les nommant par leurs noms, les uns après les autres: mais le souvenir et le penser aux grands et vertueux personnages soudain se représentant, et embrassant ceux qui sont en voie de perfection, en toutes passions et toutes perplexitez où ils se puissent trouver, les maintient droits, et les engarde de tomber: et pourtant te soit encore cela un signe d'homme qui va profitant en la vertu. Et outre cela ne se troubler pas trop fort, ni ne rougir pas de honte, n'essayer point à se cacher, ou à rhabiller sa contenance ou quelque autre chose dessus sa personne, quand il se présente soudainement à l'imprévu quelque grand et sage personnage, ains s'assurer, et aller droit à lui le visage ouvert, sent sa conscience bien assurée, comme Alexandre voyant un messager qui accourait à lui avec une face riante, et lui tendait la main de tout loin, lui dit: «Quelle bonne nouvelle me saurais-tu plus apporter mon bel ami, si tu ne me venais dire, qu'Homere fut ressuscité?» estimant qu'a ses faits et gestes ne se pouvait plus ajouter aucune grandeur, sinon l'être consacrés à l'immortalité par les écrits de quelque noble esprit. Mais un jeune homme qui va tous les jours de mieux en mieux composant ses moeurs, n'aime rien plus que se montrer tel qu'il est aux hommes de bien et d'honneur, et de leur faire voir entièrement sa maison, sa table, sa femme, ses enfants, son étude, ses propos ou prononcés, ou mis par écrit: de sorte qu'il a regret toutes les fois qu'il lui souvient ou de son père ou de son maître trêpassés, de ce qu'ils ne l'ont vu en l'état et la disposition qu'il est, et ne souhaiterait, ni ne requérrait rien tant aux Dieux, que qu'ils peussent de rechef retourner en vie, pour être spectateurs de sa vie et de ses actions: comme au contraire aussi, ceux qui ont été paresseux de bien faire, et son corrompus en leurs moeurs, ne peuvent voir sans frayeur et sans tremblement ceux qui leur appartiennent, non pas en songe seulement. Ajoutez encore, si bon vous semble, à ce que nous avons dit, de ne réputer plus aucune faute ni aucun péché petit, ains s'en donner de garde soigneusement, et les fuir tous. Car tout ainsi que ceux qui desespèrent de pouvoir jamais devenir riches, ne font aucun compte de petite dépense, pource qu'ils pensent que de petite épargne ajoutée à peu de chose ne se peut pas faire grand amas: et au contraire, l'espérance qui se voit approchée bien près du but de la richesse, augmente sa convoitise d'avoir de tant plus qu'elle s'en sent plus prochaine: aussi au fait de la vertu, celui qui ne se laisse pas beaucoup aller à tels langages, «Et bien que sera ce quand il s'en faudra cela? et, Pour cette heure je ferai ainsi, une autrefois je ferai mieux:» ains est toujours au guet, se mécontentant fort et se courrouçant, si jusques aux moindres fautes le vice se coulant par dessous y suggere aucune couleur d'excuse et aucun pardon, celui la montre manifestement qu'il a maison nette, et qu'il n'y veut plus endurer la moindre ordure du monde: mais n'estimer et n'avouer rien de grand en infamie, nous rend faciles et paresseux aux choses petites. Car ceux qui bâtissent une haye ou une palissade, ou bien une clôture de maçonnerie, mettent en oeuvre toute sorte de bois qui leur vient en main, et toute pierre qu'ils rencontrent au-devant d'eux, voire jusques à une coulomne quarrée qui sera tombée de dessus un sepulchre: ainsi font les méchants qui assemblent l'un sur l'autre, et amassant en un monceau toute sorte de gaing, et toutes espèces d'actions les premières venues: mais ceux qui profitent en la vertu, qui ont déjà planté et asis les fondement doré de bonne vie, comme d'un saint temple ou d'un palais Royal, ni reçoivent rien à bâtir dessus temerairement, ains y ajoutent et y appliquent toutes choses avec le plomb et la règle de la raison. C'est pourquoi <p 119v> nous estimons que Polycletus faiseur d'images soûlait dire, que le plus fort à faire et les plus difficile de leur besogne était, quand la terre était venue jusques à l'ongle, c'est à dire, que la difficulté plus grand de la perfection gît à la fin.

XXI. De la Superstition. Ce traité est dangereux à lire, et contient une doctrine fausse: car il est certain, que la Superstition est moins mauvaise, et approche plus près du milieu de la vraie Religion, que ne fait l'Impieté et Atheisme.
L'IGNORANCE et faute de bien savoir que c'est que des Dieux, s'étant dés le commencement mespartie en deux branches: l'une se rencontrant avec des moeurs dures, comme en un pays rude, y engendra l'Impieté: l'autre avec des moeurs tendres, comme en pays mol, y imprima la Superstition. Or est il que tout erreur de jugement, mêmement en telle matière, est chose mauvaise, mais avec celui de la superstition, il y a une passion conjointe, qui est bien pire, pource que toute passion est comme une deception qui nous tient en fièvre: et tout ainsi comme les desbaitements de membres mis hors de leurs lieux, qui se font avec blesseur sanglante, sont les plus dangereux, aussi sont les distorsions de l'âme conjointes avec passion. Comme, pour exemple, si quelqu'un pense, que de petits corps indivisibles que l'on appelle Atomes, et le vide, soient les principes de l'univers, c'est une fausse opinion qu'il a, mais elle ne lui engendre point d'ulcère, elle ne lui donne point de fièvre, ni ne lui cause point de douleur qui le tourmente: et au contraire, si quelqu'un estime que la richesse soit le bien souverain de l'homme, cette fausseté d'opinion a une rouille et verm qui lui ronge l'âme, qui le transporte hors de soi, et ne le laisse point reposer, elle le poingt de furieux aiguillons, elle le precipite, par manière de dire, du haut des rochers, lui serre la gorge, et lui ôte toute liberté de franchement parler: ou bien, si quelques-uns ont opinion, que le vice et la vertu soient substances corporelles, et materielles, c'est à l'aventure une trop grosse et trop lourde ignorance, mais non pas digne d'être lamentée ni déplorée. Mais si ce sont de tels jugements, et de telles opinions,
O misérable et chétive vertu,
Or rien que vent et langage n'est tu,
Et comme étant une réele essence
Je t'exerçais en toute révérence,
Laissant le train d'injustice tenir,
Qui à tous biens fait l'homme parvenir,
Et rejetant intempérance arrière,
Celle qui est de tous plaisirs la mère:
ce sont celles dont on doit avoir pitié ensemble, et s'en courroucer, d'autant qu'elles engendrent plusieurs maladies, et plusieurs passions, comme des vers et des tignes, dedans les âmes où elles pénétrent: aussi pour venir à celles dont à présent il est question, l'impieté de l'atheiste est un faux et mauvais jugement qui lui fait croire qu'il n'y a point de nature souverainement heureuse et incorruptible, et le conduit par cette mécréance, à n'en sentir point aussi de passion: car sa fin, de n'estimer point qu'il y ait de Dieu, c'est de ne le craindre point aussi: mais la Superstition, ainsi <p 120r> comme la proprieté du nom Grec qui signifie crainte des Dieux, le donne clairement à connaître, est une opinion passionnée et une imagination, laquelle imprime en l'entendement de l'homme une frayeur qui abat et atterre l'homme, estimant bien qu'il y ait des Dieux, mais qui soient malfaisans, nuisibles et dommageables aux hommes, de manière que l'atheiste ne s'émeut aucunement envers la Deité, là où le superstitieux se mouvant et affectionnant envers elle autrement qu'il ne faut, se destort et fourvoye: ainsi l'ignorance fait à l'un décroire la nature qui est cause de tout bien, et à l'autre croire qu'elle soit cause de mal: tellement que l'impieté vient à être un faux jugement de Dieu, et la superstition une passion procédant d'un faux jugement. Or est-il bien vrai, que toutes les maladies et passions de l'âme sont laides et mauvaises, mais toutefois si y a il en quelques unes je ne sais quoi d'élevé et de haut, procédant de légèreté: et n'y en a pas une en manière de parler, qui soit destituée d'un mouvement actif, ains est le commun blâme que l'on donne à toutes passions, qu'avec leurs aiguillons actifs, elles pressent et violentent si fort la raison, qu'elles la forcent, excepté la peur seule, laquelle n'étant pas moins, destituée de raison que d'assurance, a un étourdissement et alienation de bon sens, oiseuse, morte, sans exploict ni effet quelconque. C'est pourqoy elle est par les Grecs appelée quelquefois Deima, qui signifie lien, et quelquefois Tarbos, c'est à dire, trouble, pource qu'elle tient l'âme liée sans pouvoir rien faire, et toute perturbée: [...]. [...]. mais entre toutes les sortes de peur, la plus confuse et la plus esperdue est celle de la superstition. celui qui ne navigue point ne craint point la mer, ni celui qui ne suit point les armes ne doute point la guerre, ni les voleurs et épieurs de chemins celui qui ne bouge de sa maison, ni le calomniateur celui qui n'a rien, ni l'envie celui qui n'a point d'états, ni le tremblement de terre celui qui habite en la Gaule, ni le tonnerre celui qui demeure en Aethiopie: mais celui qui craint les Dieux, craint toutes choses, la terre, la mer, l'air, le ciel, les tenebres, la lumière, le bruit, le silence, les songes. Les serfs oublient la dureté de leurs maîtres quand ils dorment: le sommeil allége les ennuis de ceux qui sont en prison, les fers aux pieds: les inflammations des plaies, les ulcère malings, qui mangement cruellement les membres tous vifs, les angoisseuses douleurs donnent quelque relâche aux patients ce pendant qu'ils sont endormis, ainsi que dit le poète Tragique,
O gracieux dormir, allégement
Doux aux travaux des malades, comment
Tu m'est venu au besoin secourable,
A ma douleur relâche désirable!
La superstition ne permet pas aux superstitieux de pouvoir dire cela, car elle seule ne fait point de trêves avec le sommeil, ni ne permet point à l'âme de pouvoir au moins aucunefois respirer, ni se rassurer, en rejetant arrière d'elles ces mauvaises et fâcheuses opinions qu'elle a de Dieu: ains comme si le dormir des superstitieux était un enfer, et le lieu des damnés, elle leur suscite des imaginations horribles, et des visions terribles et montrueuses des diables et des furies qui tourmentent la misérable âme, et la chassent hors de son repos par ses propres songes, desquels elle se flagelle et s'afflige elle-même, comme si elle le faisait par les étranges et cruels commandements de quelque autre: mais encore le pis est puis après, que quand ils sont esveillez et levés, ils ne mêprisent pas ce qu'ils ont songé, ni ne s'en moquent pas, et ne s'aperçoivent pas, qu'il n'y a rien de véritable en toutes ces visions qui les ont tourmentés: ains étant sortis de l'ombre de ces fausses illusions, où il n'y a mal quelconque, ils se deçoivent eux-mêmes à bon escient, et se tourmentent, et dépendent infiniment en des magiciens, diseurs de bonne aventure, triacleurs et hommes abuseurs et affronteurs, qui leur vont disant, Si d'aventure tu crains quelque <p 120v> vision nocturne, ou que tu aies été travaillé de Proserpine terrestre, appelle la vieille qui te pétrit le pain, et te plonge dedans la mer, et te tiens assis contre terre tout le long d'un jour.
O Grecs ayants trouvé des maux barbares,
par cette superstition se souiller de fange, se vautrer en la bourbe, chômer les sabbats, se jeter en terre vilainement la face contre bas, se tenir assis en public sur la terre, faire d'étrange et extravagantes adorations! Anciennement quand un joueur de cithre commençait à sonner, on lui commandait qu'il chantât de bouche juste, au moins ceux qui voulaient entretenir la musique legitime, à fin qu'il ne dît rien de de déshonnête: mais il est bien plus raisonnable que nous prions les Dieux de bouche droite et juste, et non pas en visitant les entrailles des hosties immolées, prendre garde si la langue en est pure et droite, et ce pendant détordre la nôtre, et l'infecter de noms pérégrins, étrangers, et la contaminer de mots barbaresques, en offensant les Dieux, et violant la dignité de la religion reçue et authorisée en notre pays. Mais le poète Comique a dit plaisamment en quelque passage, parlant de ceux qui dorent et argentent les chalits de leurs lits, pourquoi te rends tu cher le dormir, qui est le seul bien que les Dieux nous donnent gratuitement? aussi pourrait on dire à bon droit au superstitieux, que les Dieux nous ont donné le sommeil pour une oubliance et un repos de nos maux, pourquoi en fais tu une gehenne perpetuelle et douloureuse de ta malheureuse âme, qui ne peut refuir ni avoir recours à un autre sommeil? Heraclitus disait, que les hommes pendant qu'ils veillent n'ont qu'un monde commun à tous, mais quand ils dorment, que chacun d'eux s'en va au sien propre: mais le superstitieux n'a point de monde commun, car ni quand il veille il n'use point de sage discours qui l'assure, ni quand il dort il n'est jamais sans quelque chose qui le tourmente: car la raison sommeille, et la peur veille toujours, et jamais ne s'en peut sauver ni s'en défaire. Le Tyran Polycrates était redouté en Samos, Periander à Corinthe, mais nul ne les craignait plus depuis qu'il venait en une ville franche, étant régie par gouvernement populaire: là où celui qui redout l'empire des Dieux, comme une tyrannie severe et inexorable, où se retirera il? où s'enfuira-il? Quelle terre trouvera-il où il n'y ait point de Dieu? quelle mer? En quelle partie du monde pourras-tu devaller, pauvre homme, ni te cacher pour t'assurer que tu sois hors de la puissance des Dieux? Il y a loi pour les pauvres esclaves qui sont si durement traitez de leur maître, qu'ils n'espèrent pas jamais en pouvoir obtenir liberté, qu'ils peuvent requérir d'être vendus à un autre, et changer de maître qui leur soit plus doux et plus gracieux: mais la superstition ne nous donne point moyen de changer de Dieux, et ne saurait on trouver espèce de Dieux que le superstitieux ne craigne, attendu qu'il craint les Dieux tutelaires du pays, et les Dieux de la naissance: Il redoute les Dieux salutaires et sauveurs, il tremble de frayeur quand il pense à ceux à qui nous demandons richesse, abondance de biens, concorde paix, heureux succes de nos dits et de nos faits. Et puis ceux-ci estiment qu'être serf soit une calamité grande, en disant,
C'est grand malheur à homme et femme d'être
Serfs, mêmement de misérable maître.
et combien plus griève et plujs misérable servitude estimez vous que souffrent ceux qui ne s'en peuvent fuir, qui ne peuvent evader, ni se départir et retirer? le serf a les autels, ausquels il peut recourir, et y a beaucoup de temples, de la franchise desquels on n'ozerait enlever les voleurs mêmes: les ennemis qui s'enfuient après une défaite, s'ils peuvent embrasser une statue des Dieux, ou se jeter dedans une eglise, ils sont assurés de leur vie: mais le superstitieux, ce que plus il fremit, que plus il craint et redoute, c'est ce en quoi mettent leur espérance ceux qui ont peur de plus cruelles <p 121r> peines que l'on face souffrir aux hommes. Ne vous donnez pas peine de tirer par force un superstitieux des temples des Dieux, c'est là où plus aigrement il est affligé et tourmenté. Qu'est-il besoin de dire davantage? la mort est fin de la vie à tous hommes, mais non pas de la superstition, car elle étend ses bornes et limites au dela de l'extrémité de la vie, faisant sa peur plus longue que sa vie, et attachant à la mort une imagination de maux immortels: et lors qu'elle achéve tous ses ennuis et travaux, elle se persuade qu'elle en doive commencer d'autres qui jamais n'acheveront: les profondes portes de je ne sais quel Pluto dieu des enfers s'ouvrent, des fleuves de feu cruel, et les creuses baricaves de la rivière de Styx se découvrent, et se déplaient des tenebres pleines de plusieurs apparitions d'âmes et d'esprits, représentants des figures horribles à voir et des voix piteuses à ouïr: des juges, et des bourreaux, des abismes et des cavernes creuses, pleines de toutes sortes de gehennes et de tourments. Ainsi la misérable superstition, pour craindre par trop, sans propos, ce qu'elle imagine être mauvais, ne se donne garde qu'elle se sous-met à tous les maux du monde: et pour ne savoir eviter de se passionner de la crainte des Dieux, elle se forge l'attente de maux inevitables encore après sa mort. L'impieté de l'atheïste n'a rien de tout cela: il est bien vrai que son ignorance est bien malheureuse, et que c'est une grande calamité à l'âme que de mal voir, ou du tout être aveugle, en si grandes et si dignes choses, ayant le principal et le plus clair de ses yeux éteint, qui est la connaissance de Dieu, mais au moins cette crainte passionnée, cet ulcère de conscience, cette combustion d'esprit, et cette servile abjection, n'est point conjointe à son opinion. Platon écrit que la musique a été donnée aux hommes par les Dieux, pour les rendre modestes, gracieux, et bien conditionnés, non pas pour délices ni pour une volupté, ni un chatouillement d'oreilles, pource qu'il advient aucunefois, à faute des Muses et des Graces, grande confusion et désordre és accords et consonances de l'âme, qui se débauche quelquefois outrageusement par intempérance, ou par nonchalance, et la musique survenant là-dessus les ramène et les remet derechef tout doucement en leur ordre et en leur lieu: car, comme dit le poète Pindare,
Ceux qui ne sont point des élus
Du grand Jupiter bienvoulus,
Trouvent la voix melodieuse
Des Muses mêmes odieuse.
Voire et s'en aigrissent et courroucent: comme l'on dit que les Tigres, si on leur sonne des tabourins alentour d'elles, en entrent en fureur, et s'en tourmentent tant, que finablement elles s'en déchirent elles mêmes. Il y a doncques moins de mal en ceux qui par surdité, ou autre dureté et debilitation de l'ouïe, n'ont aucune passion ne sentiment de la musique. C'était un grand malheur à Tiresias de ne voir point ses enfants ni ses familiers, mais bien plus grief et plus grand fut-ce à Athamas et à Agavé de penser, en les voyant, voir des lions, ou des cerfs: et quand Hercules devint enragé, il lui eût mieux valu ne voir, ni ne sentir point ses enfants, que de faire à ceux qu'il aimait plus au monde, ce qu'il eût su executer à l'encontre de ses plus mortels ennemis. Ne te semble-il pas maintenant, qu'il y ait une semblable différence entre les atheïstes et les superstitieux? les atheïstes ne voyent point les Dieux du tout, les superstitieux les voyent autrement qu'il ne faut: les atheïstes se persuadent qu'il n'y en a point nullement: les superstitieux estiment effroiable ce qui est bénin, cruel comme un tyran ce qui est doux comme un père, nous portant dommage ce qui a tout soin de notre bien et profit, âpre et farouche en courroux ce qui est sans colère: et puis ils ajoutent foi à des fondeurs de bronze, à des tailleurs de pierre, et à des imagiers et mouleurs en cire, qui leur représentent les Dieux avec semblance de corps humains, et les forment, les accoutrent, et les adorent <p 121v> tels: et ce pendant ils mêprisent les philosophes, et les graves hommes de gouvernement, qui preuvent et montrent que la majesté de Dieu est accompagnée de bonté, de magnanimité, de benevolence et de soin de notre bien, tellement qu'il en demeure aux uns une privation de tout sentiment, et une mécréance des causes d'où procèdent tous biens, et aux autres une défiance et une crainte de ce qui ne fait que profiter et aider. Et en somme, l'impieté de l'atheïste est, ne sentir aucune passion envers la divinité, à faute d'entendre et de connaître ce qui est souverainement bon: et la superstition est un amas de diverses passions soupçonnant que ce qui est bon de nature soit mauvais: car les superstitieux craignent les Dieux, et néanmoins recourent à eux: Ils les flatent, et leur disent injures: Ils les prient et les accusent. C'est chose commune aux hommes de n'être jamais heureux en toutes choses, car comme dit Pindare parlant des Dieux,
Ceux-là ne sont ni à vieillesse,
ni à maladive faiblesse,
ni à autres maux asservis,
Toujours en liesse ravis,
Pour ne craindre point le passage
D'Acheron au bruyant rivage.
Mais les passions et affaires des hommes sont entremêlés de divers accidents et aventures, qui tournent tantôt en une sorte, et tantôt en une autre. Voyons doncques quel est l'atheïste premièrement és choses qui adviennent outre son gré, et considérons un peu son affection et disposition en telles occurrences. S'il est au demeurant homme modeste et temperé, il supportera sa fortune patiemment sans mot dire, et cherchera aide et confort de là où il pourra: mais s'il est véhément de nature, et qu'il porte impatiemment son malheur, il rejettera et fondera toutes ses plaintes et lamentations sur la fortune et casuelle aventure, et criera qu'il n'y a rien qui soit gouverné par justice ni par providence és choses humaines, ains que tout y va temerairement et confusément en perdition. Mais la façon du superstitieux n'est pas telle, car l'accident à lui survenu sera le moindre de ses maux, ains demeurant assis sans pourvoir à rien, se bâtira sur sa douleur d'autres afflictions grandes et grièves, et dont il ne se pourra défaire, et se remplira lui-même de peurs, de frayeurs, de soupçons, et de troubles et perturbations, s'attachant en toutes ses plaintes et lamentations à la providence divine: car il n'accuse de ses malheurs ni l'homme, ni la fortune, ni l'occasion, ni soi-même, ains attribue le tout à Dieu, et dit que c'est de là que lui descend et lui court sus une influence céleste de tout malheur, preschant qu'il n'est pas homme malheureux, mais haï et malvoulu des Dieux, et qu'il est méritoirement puni, affligé, et tourmenté par la providence divine. Si l'atheïste devient malade, il discourt en lui-même, et se ramène en mémoire s'il a point trop mangé, ou trop bu, ou s'il a point fait quelque autre désordre en son vivre, s'il a point travaillé excessivement ou s'il a point changé d'air qui lui fut familier en autre fort étrange et trop différent du sien naturel. Et si d'aventure il lui est survenu quelque desastre en matière de gouvernement de la chose publique, qu'il ait encouru quelque disgrâce et mauvaise réputation envers le peuple, ou s'il a été calomnié envers le prince, il en va rechercher la cause en luymême, et és choses qui sont alentour de lui,
Où ai-je été, qu'ai-je fait, ou mesfait?
Qu'ai-je oublié que je deusse avoir fait?
Mais le superstitieux dira, que toute maladie de son corps, perte de biens, mort d'enfants, toute adversité et toute malencontre en affaires de gouvernement, seront autant de coups de l'ire des Dieux, et d'assaults de la justice divine, tellement qu'il n'osera pas se secourir soi-même, ni détourner son malheur, ou bien remédier à son <p 122r> inconvénient, non pas même s'y opposer, de peur qu'il ne semble se vouloir attacher à combattre contre les Dieux, ou leur resister quand ils le veulent châtier: en sorte que s'il est malade, il chassera hors de sa chambre le médecin qui le viendra visiter: s'il est en deuil, il sera fermer sa porte au philosophe qui le viendra consoler et réconforter: Laisse moi mon ami, dira-il, payer la peine que j'ai méritée, méchant, malheureux et maudit homme, haï des Dieux et demi-dieux, que je suis. On peut bien a un homme qui ne crait point et ne se persuade point qu'il y ait de Dieu, qui au demeurant est outré de douleur, et se tourmente desespereement, lui essuyer la larme de l'oeil, lui faire touzer ses cheveux, lui ôter sa robe de deuil. Mais le superstitieux, comment lui parlerez-vous? comment lui donnerez-vous secours? Il sera en sa douleur dehors de sa maison, affublé d'un sac, ou ceint sur les reins de quelques méchants haillons tous déchirés, souvent il se vautrera tout nud dedans la fange, il confessera et déclarera je ne sais quels péchés et fautes qu'il aura commises, comme qu'il aura bu ou mangé ceci ou cela, ou qu'il aura été quelque part où Dieu lui défendait d'aller: et s'il est le mieux qu'il saurait être pour superstitieux, et que sa superstition soit douce, pour le moins sera-il en sa maison assis avec force sacrifices que l'on fera autour de lui, force aspersions: et les vieilles qui lui viendront attacher, et pendre au col, ne plus ne moins qu'a un pau fiché, comme disait Bion, tous les brevets, et sorcelleries et sottises qu'elles auront en main. On lit que Teribasus quand les Perses le voulurent prendre prisonnier, mit le main à son cimeterre qui était fort et roide, et se défendit vaillamment: mais si tôt qu'ils lui crièrent et protestèrent, que c'était par commission et commandement du Roi qu'ils le voulaient prendre, il jeta incontinent son épée, et bailla ses deux mains à lier. N'est-ce pas chose du tout semblable à ce que nous disons? Les autres combattent à l'encontre des adversités, et repoussent les afflictions, faisant tout ce qui est en eux pour les evader, et pour détourner ce qu'ils ne voudraient pas voir advenir: Mais le superstitieux ne veut écouter personne, ains dit en lui-même à part soi: Ô misérable, tout ce malheur te vient de la providence divine, et par le commandement de Dieu. Il rejette toute espérance, il s'abbandonne lui-même, il fuit et repousse ceux qui le veulent secourir. Il y a beaucoup de maux qui d'eux-mêmes sont mediocres, que les superstitieux rendent mortels. L'ancien Roi Midas étant troublé et fâché pour quelques songes qu'il avait songés, à la fin se desespera, tellement qu'il se fit volontairement mourir, en buvant du sang de taureau: et Aristodemus Roi des Messeniens, en la guerre qu'il eut contre les Messeniens, étant advenu que les chiens hurlèrent comme des loups, et que alentour de son autel domestique il était cru de l'herbe qui s'appelle chiendent, et que ses devins lui dirent qu'ils redoutaient fort ces signes-là, il en conceut en son coeur une si grande tristesse, et en entra en si grand desespoir, qu'il se défit lui-même. Et eût à l'aventure mieux valu que Nicias se fut ainsi délivré de sa superstition, comme firent Midas et Aristodemus, que pour la crainte de l'ombre de l'eclipse de la lune, attendre que l'ennemi le vint envelopper et enceindre tout à l'entour, et au bout du jeu tomber vif entre les mains de ses ennemis, qui le firent mourir honteusement avec quarante mille hommes Atheniens, qui furent ou mis à l'épée, ou pris prisonniers: car l'opposition de la terre se rencontrant diametralement entre la Lune et le Soleil n'était pas à craindre ni à redouter en temps où il était besoin se servir de ses pieds, mais bien étaient dangereuses les tenebres de la superstition, de troubler et confondre le jugement de celui qui y était tombé, en temps mêmement qui avait plus besoin de bon sens et de bon entendement.
Déjà la mer commence à se froncer
De pers sillons, et à se courroucer:
Déjà la nue alentour environne <p 122v>
Le haut des monts de venteuse couronne,
En se levant tout' droite contre mont.
Cela est un signe de tempeste: ce que voyant le bon pilote, prie bien aux Dieux de lui faire la grâce d'en échapper, et invoque à son aide ceux que l'on appelle Salutaires: mais cependant, en faisant ses prières, il prend en main le timon, il baisse l'antenne, et tâche en amenant la maîtresse voile, à se jeter hors de la mer tenebreuse. Hesiode commande, avant que le laboureur commence à labourer ou semer,
Faire ses voeux à Jupiter terrestre,
Et à Ceres la Déesse champestre:
mais c'est an ayant la main sur le manche de la charrue. Et Homere fait que Ajax, étant sur le point de combattre tête à tête contre Hector, admoneste les Grecs de faire prière aux Dieux pour lui: mais que cependant qu'ils prient, lui s'arme très bien de toutes pièces. Et Agamemnon après avoir recommandé aux soudards Grecs,
chacun sa lance aiguise et tiene prête,
Et son écu ainsi qu'il faut apprête: alors il requiert à Jupiter,
O Jupiter donne moi cette grâce,
Que de Priam la cité je terrace.
Car Dieu est espérance de vertu, non pas excuse de lâcheté. Mais les Juifs étant la solennité de leurs grands sabbats, combien que les ennemis plantassent les échelles et gagnaissent leurs murailles, demeurèrent assis en robe de deuil en leurs maisons, et ne s'en levèrent jamais de leurs sieges, ains demeurèrent liez et enveloppez en leur superstition comme dedans une seine. Voilà quelle est la superstition és occurrences des temps et affaires qui ne succèdent pas à gré, ains au rebours de notre volonté, c'est à dire en adversité: mais elle n'est de rien meilleure que l'atheïsme és succes qui adviennent à souhait et en prosperité. Il n'est rien si joyeux entre les hommes, que les solennitez des fêtes, et les festins qui se font és sacrifices près des temples, les confrairies où l'on est purifié de ses péchés, et ceremonies du service des Dieux, où l'on les prie et les adore. Or considérez quel est l'atheïste en ces endroits-là: il se rira d'un ris furieux, et, comme l'on dit communement, Sardonien, de voir les choses que l'on y fait: et quelquefois dira tout bas en l'oreille de ses plus familiers qui seront à l'entour de lui, Ceux-là sont bien hors du sens et enragés, qui estiment que telles choses soient agréables aux Dieux: au reste il n'aura mal du monde. Mais le superstitieux voudrait bien, et ne peut, se réjouir, ni prendre plaisir, et est son âme comme la ville que décrit Sophocles,
Pleine de chants, parfums, encensements,
Pleine de pleurs, et de gémissements.
Il pâlit de peur, et a sur sa tête un chapeau de fleurs: il sacrifie, et tremble de crainte: il fait sa prière d'une voix tremblante: il met de l'encens dedans le feu, et la main lui branle: et bref, il rend le dire de Pythagoras inepte et vain, lequel soûlait dire, «Que nous sommes lors plus gens de bien, quand nous allons devers les Dieux:» car c'est alors que les superstitieux sont plus misérables, et plus malheureux, quand ils entrent dedans les temples et sanctuaires des Dieux, comme si c'étaient des cavernes d'ours, ou des trous de dragons, ou des creux de montres marins. C'est pourquoi je m'émerveille de ceux qui appellent la mécréance et le péché des Atheistes, impieté, et non pas la superstition. Et toutefois Anaxagoras fut accusé d'impieté pour autant qu'il avait dit, que le Soleil était une pierre, et jamais homme n'appella les Cimmeriens impieux, pource qu'ils estiment qu'il n'y ait point totalement de Soleil. Que me dis-tu? celui qui estimera qu'il n'y ait point de Dieux sera tenu pour impieux et excommunié, et celui qui estime qu'il y en ait de tels comme le superstitieux les juge, n'a-il pas des opinions beaucoup plus impieuses et plus méchantes? Quant <p 123r> à moi j'aimerais mieux que les hommes dissent de moi, que Plutarque ne fut jamais ni n'est point aucunement, que s'ils disaient, Plutarque est un homme inconstant, variable, colère, et vindicatif pour la moindre occasion du monde, despit et chagrin. Si vous conviez les autres à souper, et que vous le laissiez: si étant empêché, vous ne venez au-devant de lui à la porte: si vous faillez à le saluer, il vous mangera le corps, en vous mordant à belles dents, il prendra un votre petit enfant, et le vous gehennera, il aura quelque mauvaise bête sauvage qu'il envoyera dedans vos terres, et gâtera tous vos fruits. Le musicien Timotheus chantait un jour en plein théâtre à Athenes les louanges de Diane, en l'appellant, comme font les poètes, furieuse, forsennée, transportée, enragée. Et Cinesias un autre joueur d'instruments se levant d'entre les spectateurs, lui dit tout haut, Que plût aux Dieux que tu eusses une telle fille: et néanmoins les superstitieux estiment de semblables choses, voire encore pires, de Diane, A la miene volonté que tu entrasses, soit que tu vinsses de faire pendre quelqu'un, ou de tyranniser femmes grosses en travail d'enfant, ou d'en faire avorter, encore toute souillée de sang, ou des carrefours, tirant après toi tes purifications, accompagnée du malin esprit. Et si n'ont de rien meilleur sentiment, ni plus honnête jugement d'Apollo, de Juno, ni de Venus, pource qu'ils les craignent et redoutent tous. Et néanmoins, quelle injure plus outrageuse avait dite Niobe de Latone, que cela que la superstition persuade aux fols d'elle? c'est à savoir, qu'elle étant irritée des paroles outrageuses que Niobe lui avait dites, lui fit tuer à coups de flèches six fils et six filles, jà tous étant en âge de marier, tant elle était insatiable des maux d'autrui, et irreconciliable. Car quand bien il serait ainsi, que celle Déesse eût de la colère, qu'elle haïst les méchants, et qu'elle fut marrie d'ouïr mal dire de soi, et qu'elle ne se fut pas plutôt moquée de la sottise et ignorance humaine, ains s'en fut courroucée, plutôt eût elle du descocher ses flèches sur ceux qui vont faussement mettant en avant qu'elle soit si amèrement vindicative, et qui vont disant et écrivant telles choses d'elle. Nous abominons et detestons la cruauté d'Hecuba, comme étant barbare et bestiale, quand elle dit au dernier livre de l'Iliade,
Je mangerais volontiers sa fressure
A belle dents, sans lâcher la morsure:
et les superstitieux estiment que la Déesse de Syrie, si quelqu'un mange des anchois ou des mandoles, qu'elle lui mange le gras des jambes, elle lui emplit le corps d'ulceres, et lui fait pourrir le foie. Comment si c'est méchamment fait de médire des Dieux, ne sera-ce pas aussi méchamment fait d'en mal penser et mal estimer? vu mêmement que c'est l'opinion de l'injuriant, qui fait réputer sa parole injurieuse: car nous ne detestons l'injure que pour autant qu'elle est signe d'une maligne volonté, et réputons nos ennemis ceux qui disent mal de nous, comme gens ausquels il ne nous faut pas fier, et qui ont envie de nous mal faire. Voyez quel jugement les superstitieux ont des Dieux, quand ils les estiment étourdis, déloyaux, muables, vindicatifs, cruels, chagrins, et colères: dont il s'ensuit nécessairement qu'ils les haïssent, et qu'ils les craingnent, et ne peut être autrement, puis qu'ils se persuadent que les plus grands maux qu'ils aient oncques endurés par le passé, et qu'ils soient encore pour endurer à l'advenir, leur sont arrivés par eux: et s'il est ainsi qu'ils les haïssent et qu'ils les craignent, ils sont doncques leurs ennemis: et si ne faut pas trouver étrange cela, vu qu'ils les prient, qu'ils les adorent, qu'ils leur sacrifient, et qu'ils ne bougent ordinairement des Eglises: car nous voyons que l'on fait la révérence aux tyrans, on les salue, on leur fait la cour, on erige en leur honneur des statues d'or ou d'argent, mais ce pendant on ne laisse pas à les haïr de mort secrètement, bien qu'on sacrifie en apparence pour eux. Hermolaus faisait la cour à Alexandre, Pausanias <p 123v> était l'un des garde-corps de Philippus, et Chaereas de Caius, mais chacun de ceux là en allant après eux disait en soi-même,
Certainement si j'avais la puissance,
De toi tyran je ferais la vengeance.
Ainsi l'atheïste pense qu'il n'y ait point de Dieux, et le superstitieux veut qu'il n'y en ait point, mais il le crait partant malgré lui, d'autant qu'il a peur de mourir: mais s'il pouvait, comme Tantalus, sortir de dessous cette grosse pierre qui lui pend sur la tête, aussi lui se décharger de cette peur qui ne le presse pas moins, il aimerait bien cherement, et trouverait bienheureuse la disposition et condition de l'atheïste, comme un franchise et liberté. Or maintenant l'atheïste ne tient rien du monde de la superstition, et au contraire le superstitieux de volonté étant atheïste, est plus couard et plus faible que de pouvoir croire et se persuader des Dieux ce qu'il voudrait bien. Et puis l'atheïste ne donne jamais cause ni occasion de naître à la superstition, là où la superstition donne commencement à l'atheïsme, et puis quand il est né, encore lui donne elle excuse, non pas vraie ni honnête, mais au moins qui lui sert de quelque couleur et couverture: car les sages hommes anciens voyants qu'il n'y avait rien que l'on sût reprendre au ciel, ni négligence, ou désordre et confusion quelconque au mouvement des astres, ni aux saisons de l'année, ni à leurs révolutions, ni au cours du soleil alentour de la terre, qui est la cause du jour et de la nuit, ou à la nourriture des animaux, et génération des fruits annuels de la terre, pour ces considérations et autres semblables, ils ont à bon droit condamné de tout point l'impieté des atheïstes. Mais les faits et oeuvres de la superstition, ses passions dignes de moquerie, ses paroles et ses mouvements, ses charmes et sorcelleries, ses courses çà et là, ses battemens de tabourins, ses impures purifications, ses ordes et salles sanctifications, ses barbares et illicites corrections, déchirements et lacérations du corps, toutes ces choses-là donnent occasion à aucuns de dire, qu'il est meilleur qu'il n'y ait du tout point de Dieux, que qu'il y en ait qui reçoivent ou approuvent tous ces abus-là, ne qui y prennent plaisir, ne qui soient si outrageux, que se courroucent de si peu de chose, ne si malaisés à appaiser. N'eût-il pas été meilleur pour ces Gaulois ou Tartares-là du temps jadis, de n'avoir jamais eu aucun pensement ni imagination, ni lecture ou connaissance des Dieux, que de penser qu'il y en eût qui se délectassent de sang humain répandu, ni de croire que le plus saint et le plus parfait sacrifice fut de couper la gorge à des hommes? N'eût-il pas mieux valu pour les Carthaginois, qu'ayants eu Critias ou Diagoras pour legislateurs dés le commencement, ils eussent estimé qu'il n'y eût eu ne Dieux ne diables au monde, que de sacrifier à Saturne ce qu'ils lui sacrifiaient? non pas comme dit Empedocles reprenant ceux qui immolent des animaux aux Dieux,
Le père même entre ses mains levant
Son propre fils en autre corps vivant,
Changé de forme aux célestes l'immole,
Faisant ses voeus, tant il a tête folle:
mais sachans, connaissants et voyans, eux-mêmes immolaient leurs propres enfants, et ceux qui n'en avaient point en achetaient des pauvres, comme si c'eussent été des agneaux, ou des chevreaux, et fallait que la mère propre qui les avait vendus assistât au sacrifice, sans montrer apparence quelconque de s'émouvoir à pitié, et sans pleurer ne soupirer, autrement elle perdait le prix et l'argent de son fils, et néanmoins son enfant ne laissait pas pour cela d'être sacrifié: davantage à l'entour de la statue à qui se faisait ce sacrifice, tout était plein de joueurs de flûtes, de aubois, et de tabourins, afin que l'on n'ouît point le cri de l'enfant. Or si des diables ou des géants, ayants chassé les Dieux, avaient usurpé l'empire et la seigneurie de ce monde, de <p 124r> quels autres sacrifices se réjouiraient ils, ne quelles autres offrandes pourraient ils demander aux hommes? Amestris la mère du Roi Xerxes enfouit en terre douze hommes vivans, dont elle faisait offrande à Pluton, pour cuider allonger sa vie: combien que Platon dise, que ce Dieu Pluton étant humain, sage et riche, et retenant les âmes par douces paroles, et gracieuses remontrances, en a été appelé par les Grecs, Ades, qui vaut autant à dire comme plaisant. Et Xenophanes voyant que les Aegyptiens se battaient et frappaient leurs poitrines en leurs fêtes, et se lamentaient és jours de leurs solennités, les admonesta bien pertinemment: «Mes amis, si ceux-ci dont vous solennisez les fêtes sont Dieux, ne les lamentez point: et s'ils sont hommes, ne leur sacrifiez point.» Mais il n'y a rien si plein de toutes sortes d'erreurs, il n'y a maladie si mêlée de diverses passions, et contraires opinions et repugnantes les unes aux autres, comme est celle de la superstition: pourtant la faut il fuir, mais que ce soit sûrement et utilement, non pas comme ceux qui fuient la surprise des brigants ou des bêtes cruelles et sauvages, ou le feu, qui sont si esperdus et si transportés de frayeur, qu'ils ne savent qu'ils font, ne là où ils vont, et en fuyant ainsi follement et indiscrettement, se vont jeter en des destours, où ils rencontrent des abismes de baricaves et des precipices de roches coupées. Aussi y en a il qui fuyants la superstition, se vont ruer et precipiter en la rude et pierreuse impieté de l'atheïsme, en sautant par-dessus la vrai Religion, qui est assise au milieu entre les deux.

XXII. Du Bannissement, ou de l'exil. ENTRE les propos, ne plus ne moins qu'entre les amis, les meilleurs et les plus certains sont ceux qui nous assistent en nos adversités, non point inutilement, mais pour nous aider et secourir: car il y en a beaucoup qui se présentent, et qui parlent à nous quand il nous est advenu quelque malencontre, mais c'est sans profit, ou plutôt avec dommage: ne plus ne moins que ceux qui ne sont pas assez exercités à plonger, en cuidant secourir ceux qui se noyent, étant embrassez par eux, sont eux-mêmes tirés à fond. Or faut-il que les propos et raisons qui viennent des amis et de ceux qui veulent profiter, soient à la consolation de l'affligé, non pas à la justification de ce qui afflige: car nous n'avons pas besoin de personnes qui pleurent ne qui lamentent avec nous en nos tribulations, comme fait ordinairement l'assemblée du chorus és Tragoedies, ains avons besoin d'hommes qui parlent à nous franchement, et qui nous remontrent, que se contrister, affliger, et abbaisser soi-même, non seulement est inutile en toute chose, et procède de vanité et de folie: mais là où les affaires mêmes, qui les sait bien prendre et manier avec raison, et les découvrir tels qu'ils sont, nous donnent occasion de dire,
Tu n'as dequoi aucunement te plaindre,
Si tu ne veus le simuler et feindre.
Ce serait à nous trop grand simplesse si nous ne demandions au moins à notre chair, que c'est qu'elle a, et à notre âme, si pour le malheur advenu elle en est devenue pire, ains qu'il nous fallût avoir des étrangers, qui nous enseignassent notre mal et douleur, en plorant et se lamentant avec nous. Et pourtant quand nous sommes à part seuls, nous devons examiner notre coeur sur tous et chacun des mauvais accidents, comme si c'étaient fardeaux: car le corps est aggravé seulement par <p 124v> la pesanteur du fardeau qu'on lui charge, mais l'âme bien souvent d'elle-même ajoute la pesanteur aux affaires. La pierre de sa nature est dure, la glace de sa nature est froide, et n'apporte pas de dehors casuellement, l'une la dureté, ni l'autre la froideur glacée: mais les bannissemens, les rebuts, et pertes d'honneurs, comme au contraire aussi les honneurs, les magistrats et les preeminences, qui ont puissance de nous réjouir ou attrister, selon la mesure, non de leur propre nature, mais de notre jugement, un chacun se les rend ou pesans, ou légers, et faciles à porter: et au contraire, d'où vient que Polynices répond ainsi à la demande qui lui est faite par sa mère,
quoi donc, est il un grand mal arrivé,
A qui se void de son pays privé? Polynices,
Oui très grand, et en expérience
Plus qu'exprimer ne saurait éloquence.
Mais au contraire Alcman, ainsi comme dit celui qui a fait cet Epigramme,
Sardis était jadis la demeurance
De mes parents, là où je pris naissance,
Et fus nourri, appelé Macelas,
A la façon du pays, où Celsas:
robe et joyaux de fin or je portoye,
Et le plaisant tabourin je battoye;
Mais maintenant Alcman je suis nommé,
L'un des bourgeois de Sparte renommé,
ayant appris les Muses de la Grèce,
Qui m'ont rendu en gloire et alaigresse
Plus triomphant que ne fut onc Gyges,
ni le tyran qui eut nom Dascyles.
Car l'opinion rend une même chose à l'un utile, comme bonne monnayé qui a cours, et à l'autre inutile: mais supposons que l'exil et bannissement soit chose griève à supporter, comme plusieurs le disent et le chantent: aussi y a il entre les choses que l'on mange quelques unes qui sont amères ou aigres, et qui poignent le sentiment, mais en les mêlant parmi quelques unes des douces et gracieuses, nous leur ôtons ce qu'elles ont de desagréable à la nature: aussi y a il des couleurs qui offensent la vue, tellement qu'elle s'en éblouit et s'en trouble, tant elles sont esclattantes, âpres et brillantes. Si doncques pour remédier à la dureté malaisée de telles couleurs, nous avons inventé d'y mêler de l'ombre, ou bien nous détournons nos yeux à regarder quelque couleur verdoyante et délectable: le même pourrons nous aussi semblablement faire des sinistres accidents de la fortune, en mêlant parmi les bonnes et désirables qualités qui sont en toi maintenant, abondance de biens, nombre d'amis, repos d'affaires, n'avoir besoin de chose quelconque nécessaire à la vie humaine. Je ne pense pas qu'il y ait Sardianien qui n'aymât mieux, et ne fut plus content, d'avoir les biens que tu as, voire en exil, et hors de sa maison, en pays étranger, que comme les huîtres, qui sont collés et attachés à leurs coquilles, n'avoir autre bien que de jouir en paix, sans fâcherie, de ce qu'il a en sa maison. Ne plus ne moins doncques, qu'en certaine Comoedie il y a quelqu'un qui admoneste son ami étant tombé en adversité, d'avoir bon courage, et de combattre la fortune: et l'autre lui demande, «En quelle manière?» Il lui répond, «En philosophe,» c'est à dire, en homme sage, armé de patience. Aussi nous maintenant en cette adversité combattons-la de patience, ainsi qu'il appartient à homme sage: car comment est-ce que nous nous défendons de la pluie? comment est-ce que nous nous vengeons de la bise? En cherchant le feu, en nous mettant dedans une étuve, en faisant provision de robe et de couverture: nous ne demeurons pas assis à nous mouiller à loisir <p 125r> quand il pleut, ni ne plorons pas sans nous mettre au couvert et à l'abri: aussi en ce qui s'offre présentement, as tu moyen, plus que nul autre, de refaire et réchauffer cette partie de ta vie, qui semble un peu refrodie, attendu que tu n'as besoin quelconque de tous autres secours, pourvu que tu en veuilles user par raison. Car les ventoses que les médecins appliquent, tirants du corps humain ce qu'il y a de plus mauvais sang, allégent et conservent au reste le demeurant: mais les hommes chagrins de nature, hargneux et sujets à se plaindre continuellement, à force de ramasser tousjous en leur entendement ce qu'il y a de plus mauvais en leur fortune, et de le remémorer souvent, en s'attachant ordinairement à leurs ennuis, se rendent inutile cela même qui est utile, et au temps qu'il peut le plus profiter: car les deux tonneaux qu'Homere dit être au ciel pleins des destinées des hommes, l'un des bonnes, et l'autre des mauvaises, ce n'est pas Jupiter qui séant en son throne les distribue, et qui envoye aux uns des aventures douces, et toujours mêlées de quelque bien, et aux autres, par manière de dire, des ruisseaux continuels de pures miseres et maux: mais entre nous ceux qui sont sages, et qui ont bon entendement, espuisent de leurs bonnes aventures ce qu'il y peut avoir de mauvais mêlé parmi, et par ce moyen rendent la vie plus joyeuse et plus aisée à avaler, en manière de dire: là où au contraire vous diriés, que la plupart des hommes passent leurs fortunes par une couloire, aux trous de laquelle s'attachent et s'arrêtent les mauvaises, et les bonnes s'écoulent à travers. Pourtant faut, encore que nous soyons tombés en quelque inconvénient, qui à la vérité soit mauvais et fâcheux, induire par-dessus quelque réjouissance et quelque gaieté de ce que nous avons d'ailleurs et qui nous demeure de bien, en rabotant et polissant, s'il faut ainsi parler, ce qui est rude et âpre, parce qui est doux et gracieux: mais quant aux accidents qui de leur nature n'ont rien de mauvais, et où tout ce qui nous travaille est entièrement feint et controuvé par une vaine opinion et folle imagination, il faut faire comme nous faisons aux petits enfants qui craignent les masques, nous les leur approchons de près, et les manions devant eux, tant que nous les accoutumons à n'en faire plus de compte: aussi en y touchant de près, et y arrêtant le discours de notre entendement à le bien considérer, et découvrir ce qu'il y a de fausse apparence, de vanité et de feinte Tragoedie, comme est l'accident qui de présent t'est arrivé, d'être banni de ton pays, selon l'erreur de la commune opinion. Car par nature il n'y a point de pays distingué non plus que de maison, ni d'heritage, ni de boutique de serrurier ou de chirurgien, comme disait Ariston: ains est chacune de ses choses-là ou plutôt s'appelle et s'estime propre à celui qui y habite et qui s'en sert: car l'homme ainsi que disait Platon, n'est pas une plante terrestre qui ait ses racines fichées en terre, ne qui soit immobile, ains est céleste, la tête en étant la racine, de laquelle le corps s'éleve droit contremont devers le ciel. Voilà pourquoi Hercules disait en une Tragoedie,
quoi qu'on me face Argien ou Thebain,
Point ne me vante être de lieu certain,
Toute cité de Grèce est ma patrie.
Mais Socrates disait encore mieux, qu'il ne pensait être ni d'Athenes, ni de la Grèce, mais du monde, comme qui dirait Rhodien ou Corinthien, d'autant qu'il ne se serait enfermé dedans les limites des promontoires de Sunium ou de Taenarus, ou des montagnes Ceraunienes.
Vois tu ce haut infini firmament,
Qui en son sein liquide fermement
Tient la rondeur de la terre embrassée?
Ce sont les bornes de notre pays, et n'y a nul qui au dedans d'icelles se doive estimer banni, ni pélerin ou étranger: là où il y a même feu, une même eau, un même <p 125v> air, mêmes magistrats, mêmes gouverneurs, et mêmes presidents, le Soleil, la Lune, l'étoile du jour, mêmes lois pour tous, sous un même ordre, et sous une même conduitte, le solstice d'hiver, le solstice d'été, l'equinocce, les Pleiades, l'étoile d'Arcturus, la saison de semer, la saison de planter, un même Roi et même prince de tout ce qui est, Dieu, ayant en sa main le commencement, le milieu, et la fin de tout l'univers, marchant droitement et se promenant par tout, selon nature, toujours accompagné de droiture et de justice, qui venge ceux qui transgressent aucun point de la loi divine, de laquelle nous autres usons envers tous autres hommes, comme envers nos citoyens. Mais que tu n'habite point en la ville de Sardis cela n'est rien: car aussi tous les Atheniens n'habitent pas au bourg de Colyttus, ni tous les Corinthiens en la rue de Cranium, ni tous les Laconiens en la villette de Pittane. Est-ce à dire que tous les Atheniens qui passèrent de la ville de Melite en celle de Dromide fussent tous étrangers, ou bien sans pays, attendu que là ils solennizent encore le mois de leur transmigration, et y font un solennel sacrifice qu'ils appellent Metagitnia, en mémoire de leur transition à autre voisinage, qu'ils reçurent fort aisément, enjoye, et avec contentement? Je crois que tu ne le voudrais pas dire. Quelle partie doncques de la terre habitable, ou bien de l'universelle, est loin l'une de l'autre, vu que les Mathematiciens preuvent et demontrent par raison, que le total d'icelle ne tient lieu que d'un point qui n'a nulle dimension au regard du firmament? Mais nous, comme des formis chassez hors de leur formilliere, ou des abeilles jetées hors de leur ruche, nous desconfortons et nous trouvons tous étranges, parce que nous ne savons pas nous attribuer et estimer propres à nous toutes choses, comme elles le sont, combien que nous nous moquions ordinairement de la sottise de ceux qui disent, que la Lune d'Athenes soit meilleure que celle de Corinthe: et cependant nous sommes en même erreur de jugement, quand étant hors du lieu de notre demeurance nous méconnaissons la terre, la mer, l'air, et le ciel, comme étant autres et tous différents que ceux que nous avons accoutumés: Car la nature nous laisse aller par le monde tous libres et déliés: mais nous mêmes nous lions, nous emprisonnons et emmurons, en nous estraignant et réduisant à peu de petite et étroite place. Et puis nous nous moquons des Rois de Perse, de ce qu'ils ne boivent jamais autre eau que de celle de la rivière de Choaspes, par cette manière de faire se rendent toute la terre habitable au demeurant stérile d'eau pour eux: et quand nous sommes remuez de lieu à autre, regrettant ou la rivière de Cephisus, ou celle d'Evrotas, ou la montagne de Taugetus, ou de Parnassus, nous nous rendons tout le demeurant de la terre inhabitable, comme un desert où il n'y ait point de ville pour nous. Et au contraire, quelques Aegyptiens par une colère ou trop grande dureté de leur Roi, s'étant transportés en Aethiopie, comme leurs parents et amis les priassent et admonestassent de s'en retourner vers leurs femmes et leurs enfants, en découvrant leurs parties naturelles, un peu bien effrontément, ils répondirent, qu'ils n'auraient point de faute de femmes ni d'enfants, tant qu'ils auraient ces outils là quand et eux: mais on peut bien plus honnêtement et plus gravement dire, que celui auquel en lieu qu'il soit ne défaut commodité des choses qui lui sont nécessaires pour sa vie, là ne pourrait on dire que celui la soit hors de son pays, sans ville, ni sans feu, ne lieu, ne qu'il y soit étranger, pourvu qu'il ait l'oeil et l'entendement à cela qui le gouverne, et lui serve comme d'une ancre, à fin qu'il se puisse servir de tout port, et de tout haute où il abordera: car quand on a perdu ses biens, il n'est pas facile soudainement en ramasser d'autres: mais toute ville est le pays de celui qui s'en sait bien servir, et qui a des racines qui puissent vivre et se nourrir par tout, et prendre pied en tout lieu, telles que les avait Themistocles, ou Demetrius le Phalerien, lequel après avoir été banni d'Athenes, se trouva le premier homme de la cour du Roi <p 126r> Ptolomaeus en Alexandrie: là où non seulement il eu abondance de tous biens pour lui, mais qui plus est, envoya des présents aux Atheniens: et Themistocles étant nourri et entretenu par la liberalité du Roi de Perse en état de Prince, dit, ainsi que l'on raconte, à sa femme et à ses enfants, «Nous étions perdus, si nous n'eussions été perdus.» Pourtant Diogenes surnommé le Chien, répondit pertinemment à un qui lui reprochait que les Sinopiens l'avaient banni du pays de Pont: «Et moi, dit-il, je les ai confinés dedans le pays de Pont, à la charge qu'ils ne partent jamais des rivages et des falaises de la mer majour, qui est Pont Euxine.» Et Stratonicus étant en l'îsle de Seriphe, qui est fort petite, demanda à son hoste, pour quel crime on punissait de bannissement les malfaiteurs en leur pays: et comme il lui eût répondu, que c'était pour crime de faux: «Et que ne fais-tu donc quelque fausseté, lui répliqua il, afin que tu sortes de cette étroite prison?» là où, ce disait un poète Comique, «on cueille les figues avec des fondes,» et là où l'on a à foison de toutes nécessitez. Car si tu veux bien considérer la vérité sans vaine opinion, celui qui a une ville affectée, est étranger et pélerin de toutes les autres: Car il n'est pas honnête ni raisonnable, qu'abandonnant la sienne propre, il aille habiter celles des autres. «Sparte t'est échue en ton sort, honore la:» quoi qu'elle soit ou de peu de renom, ou mal saine: et encore quelle soit travaillée de séditions civiles, ou d'autres turbulents affaires: mais celui à qui la fortune a ôté celle qui lui était propre, à celui-là elle abandonne celle qui lui plaira. Ce beau precepte des Pythagoriens serait bien sage et bien utile à prattiquer en cet endroit, «Choisi la voie qui est la meilleur, l'accoutumance te la rendra agréable et plaisante:» choisi la meilleure et la plus plaisante ville, le temps te la rendra ton pays, qui ne te distraira point de tes affaires, ne te fâchera point, ne te commandera point: contribue, va en ambassade à Rome, reçois le capitaine en ta maison, prends une telle charge. celui qui ramenera bien tout cela en sa mémoire, pourvu qu'il ait entendement, et qu'il ne soit point aveuglé de vanité, il élira et souhaittera d'être banni, voire quand bien ce serait à la charge d'aller habiter en la petite Île de Gyare, ou en celle de Cinare stérile, et où les arbres et plantes ne peuvent croître, sans y avoir regret et sans se plaindre, ne dire les paroles que disent les femmes en Simonides,
Le bruit tonnant de la mer tourmentee
A l'environ me ceint épouventée:
ains plutôt discourant à part soi, ce que jadis Philippus le Roi de Macedoine dit, étant tombé de son long à la renverse, au lieu où s'exerçait la lutte, et se retournant comme il eut vu la forme et figure de son corps imprimée en la poussière, «ô Hercules, dit-il, combien peu de terre il nous faut par nature, et néanmoins nous convoitons tout le monde habitable.» Je pense que tu as vu quelque fois l'Île de Naxe, ou bien celle de Thurie qui n'est pas loin d'ici, c'était le domicile d'Orion anciennement, et l'autre avait jadis pour ses habitants Ephialtes et Otus. Et Alcmaeon fit sa demeurance sur la vase que le fleuve d'Achelous avait nouvellement amassée, après qu'elle fut un peu affermie et deseichée, fuyant, comme disent les poètes, la poursuite des furies: mais quant à moi, je me doute que pour fuir les magistrats et offices d'une Republique, les séditions, brigues et calomnies furiales, que l'on y endure, il eût choisi un bien plus petit lieu pour son habitation, moyennant qu'il y eût pu vivre en sûreté et en repos, loin de tous affaires. Et Tiberius Caesar vécut les sept ans derniers de sa vie, jusques à sa mort, en la petite Îlette de Caprées: tellement que le temple et throne Imperial de la terre habitable, restreint au coeur d'un seule homme, par manière de dire, fut tant de temps en ce seul lieu là, sans en sortir nulle part ailleurs: mais quand à celui-là, les soucis, cures et ennuis de l'empire lui étant répandus sur la tête, et accourants à lui de tous côtés, ne lui laissaient pas nettement <p 126v> et sans tourmente, jouir de son repos insulaire: mais celui qui peut, entrant en une petite île, se délivrer de grands travaux, celui là est misérable s'il ne dit souvent à part soi en lui-même, et ne chante maintefois ces vers de Pindare,
Petit nombre de beaux Cypres
Aime, et laisse les grands forêts
Qui sont en Crete, à l'entour d'Ide:
j'ai peu de champ ras et tout vide
D'arbres, si peu est spacieux,
Mais aussi de deuil soucieux
Est mon âme du tout exempte,
Et procès point ne la tourmente:
aussi ne seras tu point sujet à brigues et séditions civiles, ni à mandements de gouverneurs, ni à charges et administrations en affaires publiques, dont on ne se saurait excuser. Et vu qu'il semble que Callimachus ait bien rencontré, disant qu'il ne faut pas mesurer la sapience au cordeau Persien, à savoir-mon, si mesurants la félicité aux cordes et aux lieues Persiennes, nous nous devrons plaindre et lamenter comme malheureux, quand nous habiterons une petite îlette, qui n'aura que deux cents stades de tour, et non pas quatre journées de navigation comme la Sicile? car de dequoi sert le pays grand et large à la félicité, et à rendre un homme heureux? n'entends-tu pas Tantalus, qui en une Tragoedie dit ainsi, -de Berecynthe
Les plaines ont de long douze journées,
Qui tous les ans par moi sont engrainées?
Et puis un peu après il dit,
Mon âme étant du haut ciel devallee
En cette basse et terrestre vallée,
Me parle ainsi, Garde toi d'adorer
Par trop ce monde, et de t'en amourer.
Et Nausithous abandonnant Hespérie aux larges campagnes, pource qu'elle était trop voisine des Cyclopes, et s'en allant demeurer en une île arrière des autres hommes, sans avoir conversation quelconque avec eux, loin des humains au milieu de la mer, prepara une très douce vie à ses citoyens. Au temps jadis les enfants de Minos habitèrent premièrement les Îles Cyclades, et depuis ceux de Codrus et de Neleus les teindrent, desquelles les fols bannis maintenant estiment être grièvement punis quand on les y confine: et toutefois quelle île y a il destinée aux confinements des bannis qui ne soit plus large que la possession et le champ de Scillontie, dedans lequel Xenophon après le tant renommé voyage de Perse passa heureusement sa vieillesse: et l'Academie, qui n'était qu'un petit verger, qui ne coûta d'achapt que trois mille drachmes, 300 écus. était l'habitation de Platon, de Xenocrates et de Polemon, qui là tenaient leurs écoles, et y demeuraient tout le temps de leur vie, excepté un seul jour tous les ans, auquel Xenocrates descendait jusques à la ville pour voir le passetemps des jeux, aux fêtes de Bacchus, quand on jouait de nouvelles Tragoedies, pour honorer la fête, comme l'on disait: et Theophrastus natif de Chio, reproche même à Aristote, que pour vivre en la cour de Philippe et d'Alexandre, il aimait mieux demeurer sur la bouche de la rivière de Borborus, que non pas en l'Academie: car Borborus est une petite rivière, qui passe au long de la ville de Pella en Macedoine. Et le poète Homere par expres nous recommande les îles, en les celebrant et honorant de divines louanges,
Il arriva à Lemnos la belle île,
Où du divin Thoas était la ville. Et,
<p 127r> Ce que les Dieux l'heureux séjour Lesbos
Contient dedans tout son pourpris enclos.
Et, Après qu'il eut la haute Scyros prise,
Ville de Mars aux armes bien apprise.
Et, Les habitants des Eschinades saintes
Dulichios, îles toutes enceinctes
De haut mer d'Elide vis à vis.
Aussi dit-on que des hommes illustres le plus dévot Aeolus habitait en une île, le plus sage Ulysses en un autre, le plus vaillant Ajax, le plus courtois aux passants et étrangers Alcinous: et Zenon le philosophe ayant nouvelles qu'une navire, qui lui était de tous ses biens demeurée seule, était périe en mer, avec toute la marchandise qui était dedans, «Tu fais (dit-il) bien, Fortune, de me ranger et réduire à la robe d'étude et à la vie philosophique.» Aussi pense-je qu'un homme qui ne serait pas du tout étourdi de vaine gloire, ni transporté d'ambition populaire, ne pourrait justement se plaindre de la fortune, quand il serait rangé en une île, ains l'en remercierait de ce qu'elle lui aurait ôté toute angoisse d'esprit, tout rompement de tête, toute sujétion d'aller errant çà et là par le monde, de s'exposer aux périls de la mer, et aux crieries et rabrouements d'une multitude de peuple, et l'aurait réduit à une vie stable, tranquille, pleine de repos, n'étant distrait d'aucune superflue occupation, ains vivant proprement et véritablement à soi: car qui est l'île qui n'a une maison, un promenoir, une étuve, des poissons, des liévres, qui veut prendre son passe-temps à les pêcher, et chasser? Qui plus est, tu peux souvent jouir à coeur saoul du repos et loisir dont les autres sont affamés, car ailleurs les calomniateurs, et les curieux recherchants toutes nos actions, et nous espians, soit que nous jouons aux dés, ou que nous nous tenions cachés chez nous, nous tirent par force de nos maisons de plaisance, et de nos jardins, pour aller répondre et comparoir en justice, ou bien nous entraînent par force en court: là où à celui qui est confiné en une île, il n'y a personne qui lui aille rompre la tête, personne qui lui aille demander, personne qui lui emprunt, nul ne le prie de venir répondre pour lui, nul de lui aider à conduire sa brigue. Il n'y a seulement que les meilleurs de ses amis, et de ses plus affectionnés parents, qui pour l'amour qu'ils lui portent, et pour désir de le voir, montent sur mer pour l'aller visiter: tout le reste du temps et de la vie lui demeure franc et quitte, sans qu'on lui puisse violer ni troubler, à qui sait et qui veut user de son repos. Mais celui qui loue ou répute heureux ceux qui vont courant par le monde hors de leurs maisons, et qui passent la plupart de leur vie, ou par les hostelleries, ou dedans les navires de passage, il resemble proprement à celui qui jugerait les planètes et étoiles errantes plus heureuses, que non pas les autres fixes: et toutefois chacune planète tourne toujours en son ciel propre, comme en une île, gardant toujours l'ordre de sa révolution: Car, comme disait Heraclitus, le Soleil même ne outrepassera jamais ses bornes, autrement les Furies, qui servent et secondent la justice, le rencontreront. Mais toutes ces raisons là, et autres semblables, mon bon ami, alléguons les et les chantons à ceux, qui étant relégués ou confinés en une île, ne peuvent prattiquer ni hanter en autre lieu quelconque,
Ceux qui des flots de l'escumeuse mer
Contre leur gré se vaient enfermer:
mais à toi, à qui un seul lieu n'est pas donné et assigné pour habiter, ains un seul est défendu, l'exclusion d'une seule ville est l'ouverture de toutes les autres. Et si quelqu'un nous obiice, Voire mais nous ne tenons plus de magistrats, nous n'allons plus au Senat, nous ne presidons plus aux jeux publiques: Nous lui opposerons, aussi ne sommes nous plus en brigues, aussi ne dépendons nous plus, aussi ne sommes <p 127v> nous plus sujets à aller faire la cour aux portes des Gouverneurs, et ne nous chault maintenant à qui par sort soit échu le gouvernement de notre province, s'il est colère, s'il est fâcheux: ains comme Archilochus ne faisant compte des fertiles terres à bleds et à vignes, qui sont en l'îsle de Thasos, la diffamée, pource qu'elle est âpre et bossue, disant,
Comme le dos d'un âne elle est pointue,
De sauvageaux couverte et revètue.
Aussi nous, jetants nos yeux et les fichants sur cela seulement qui est le plus vil en un exil, nous ne nous arrêtons pas à considérer le repos, le loisir et la liberté qui nous en provient. Et toutefois on béatifie et répute bienheureux les Rois de Perse de ce qu'ils passent leur hiver en Babylone, leur été en la Medie, et la plus douce partie du printemps en Suse: et celui qui est hors de son pays peut durant la sollenité des mystères demeurer en la ville d'Eleusine, durant les Bacchanales se festoyer en Argos, quand on joue les jeux Pythiques s'en aller en la ville de Delphes, quand on célébre les Jeux Isthmiens passer à Corinthe, s'il est homme qui prenne plaisir à voir diversité de spectacles, sinon se tenir quoi, se promener, lire, reposer et dormir, sans que personne vienne interrompre son sommeil: et ce que soûlait dire Diogenes, Aristote disne quand il plaît à Philippus, et Diogenes quand il plaît à Diogenes, sans qu'il y ait affaire, ni magistrat, ni Gouverneur et Capitaine qui interrompe sa façon ordinaire de vivre. C'est pourquoi vous trouverez peu des plus sages et plus prudents hommes qui aient été ensevelis en leurs pays, ains la plupart, sans que nécessité quelconque les y forceât ni contraignist, ont volontairement levé l'ancre, et s'en sont allez surgir en autrui port, pour y passer leur vie: et sont les uns allez d'Athenes ailleurs, et les autres venus d'ailleurs à Athenes: car qui a oncques dit une telle louange de son pays comme a fait Euripide?
premièrement un peuple nous ne sommes
Venu d'ailleurs ici étranges hommes,
Ains de tout temps au pays même nés:
Tous autres gens ont été promenés,
Comme osselets que çà et là l'on jette,
Chassez puis d'une et puis d'une autre assiette.
Et s'il nous faut davantage exalter,
Nous avons l'air que nous pouvons vanter
D'être si bien temperé, qu'en froidure
ni en chaleur point d'exces il n'endure:
Et si la Grèce ou l'Asie produit
gibier aucun délicat, ou bon fruit,
Au doux appât de cet air se vient rendre,
Tant qu'il nous est facile de le prendre.
Et toutefois celui qui avait écrit toutes ces belles louanges-là de son pays, s'en alla en Macedoine, et vécut en la cour du Roi Archelaus.
Aeschylus fils d'Euphorion natif
D'Athenes est sous ce tombeau captif,
Inhumé près Gele la fromenteuse.
Car lui aussi se partit de son pays, et s'en alla habiter en Sicile, comme aussi fit Simonides devant lui. Et ce titre, C'est l'histoire d'Herodote Halicarnassien, il y a plusieurs qui le corrigent et écrivent, d'Herodote Thurien, pource qu'il s'alla tenir en la ville de Thuries, et fut participant de celle colonie. Mais le divin esprit et céleste Homere en la science des Muses,
Decorateur de la guerre Troienne,
<p 128r> qui a fait que tant de cités se debattent à qui l'aura, et s'attribuent sa naissance, sinon qu'il n'en loue pas une seule? et puis nous voyons que par tout on fait tant et de si grands honneurs à Jupiter hospital. Et si quelqu'un me dit, que tous ces personnages-là ont été ambitieux, et qu'ils cherchaient gloire et honneur, retire toi devers les sages et aux écoles de sapience à Athenes, ramène en ta mémoire ceux qui ont été anciennement renommés en l'école du Lyceum, en l'Academie, en la Stoïque, au Palladium, en l'Odeum qui était l'école de la musique: si tu aimes et as en estime la Peripatetique par-dessus toutes les autres, Aristote, qui en a été le prince, était natif de la ville de Stagires en Macedoine, Theophraste natif d'Eressu, Straton de Lampsaque, Glycon de Troade, Ariston de Chio, Critolaus de Phasele: si tu admires plus la Stoïque, Cleanthes était d'Asses, Zenon Citieïen, Chrysippus de Soles, Diogenes de Babylone, Antipater de Tarse: et Archedemus, qui était natif d'Athenes, s'en alla demeurer entre les Parthes, et laissa en Babylone une succession de philosophie Stoïque. Qui a-ce doncques été qui les a tous chassez de leur pais? nul: ains ont été eux-mêmes qui ont par tout cherché leur repos, duquel malaisément peuvent jouir en leur maison ceux qui ont quelque authorité ou quelque réputation: tellement qu'ils nous ont bien enseigné leurs autres sciences en leurs livres, mais ce point de vivre en repos, ils le nous ont montré par effet et par leur exemple. Car encore à présent les plus illustres et les meilleurs Philosophes vivent en pays étranges et hors de leurs maisons, non qu'ils y aient été transportés par autrui, mais parce que il s'y sont transportés d'eux-mêmes, en fuyant les empêchements, destourbiers et occupations que nous apportent nos pays. Qu'il soit ainsi, la plupart des plus belles et des plus approuvées et louées compositions que les anciens aient faites, ce a été moyennant l'exil où ils étaient, que les Muses leur ont inspiré le savoir de les faire. Thucydides Athenien écrivit la guerre des Peloponesiens, et des Atheniens en la Thrace en un lieu qui s'appellait la forêt fossoyée, Xenophone écrivit son histoire au lieu de Scillonte qui est en la province d'Elide, Philistus en Epire, Timaeus qui était natif de Taurominium en Sicile, à Athenes: Androtion Athenien, à Megares: Bacchylides le poète, au Peloponese. Tous ceux-là et plusieurs autres encore, pour être sortis de leurs pays, ne se sont pas descouragés, ni ne se sont pas desesperés, ains ont montré la vivacité de leurs bons esprits, ayants pris de la fortune leur bannissement, comme une occasion propre à ce faire, pour laquelle maintenant encore après leur mort ils sont renommés, par tout: là où, au contraire, il n'est demeuré aucune mémoire maintenant de ceux qui par leurs brigues et menées les ont chassez. Et pourtant mérite d'être moqué celui qui estime qu'il y ait quelque note d'infamie, conjointe et adhèrente au banissement. Comment dis-tu cela? Doncques Diogenes est infâme, lequel Alexandre le grand voyant assis au soleil s'approcha de lui, et lui demanda, s'il avait besoin d'aucune chose: l'autre lui répondit, que non, sinon qu'il s'otât un petit de devant son soleil: tellement qu'Alexandre ébahi de cette grandeur et hautesse de courage, dit alors à ceux-là qui étaient autour de lui, Si je n'étais Alexandre, je serais Diogenes. Doncques Camillus était infâme pour avoir été chassé de Rome, de laquelle maintenant il est appelé le second fondateur: et Themistocles pour être banni ne perdit pas la gloire qu'il avait acquise entre les Grecs, mais au contraire y ajouta celle qu'il avait acquise entre les Barbares: et n'y a homme qui soit de si bas coeur et si peu soucieux d'honneur, qu'il n'aimât mieux être Themistocles tout banni, que non pas Leobates celui qui l'accusa et qui le fit bannir: et Ciceron qui fut dechassé, que non pas Clodius qui le chassa: ou Timotheus qui fut contraint d'abandonner son pays, que Aristophon son accusateur qui le lui fit abandonner. Mais pour autant que l'authorité d'Euripides en émeut plusieurs, ausquels <p 128v> il semble qu'il a allégué de bien puissants arguments à la condamnation et diffamation du bannissement, voyons que c'est qu'il en dit, en demandant et répondant. JOCASTA,
quoi donc, est-il si grand mal arrivé
A qui se sent de son pays privé?
POLYNICES,
Oui très grand, et en expérience,
Plus qu'exprimer ne saurait éloquence.
JOCASTA,
Comment cela? qu'est-ce qui griève plus
Ceux-là qui sont de leurs pays exclus?
POLYNICES,
Ce qui plus griève, est que le banni n'ose
Pas librement parler de toute chose.
JOCASTA,
celui est serf qui n'ose franchement
Se déclarer de tout son pensement.
POLYNICES,
On est contraint d'endurer sous feintise,
Des plus puissants l'ignorance et sottise.
cette sentence n'est ni bonne, ni véritable: car premièrement ce n'est point un serf qui n'ose franchement déclarer tout ce qu'il pense, ains plutôt un homme sage et prudent, qui tient sa langue en temps et affaires qui recquirent taciturnité et silence, ainsi comme lui-même le dit ailleurs plus sagement et mieux,
Taire où il faut, et où il lait parler.
Et puis on n'est