Traduites de Grec en François, revues et corrigées en plusieurs passages par Maître Jaques Amyot
Modernisé et Corrigé (autant que possibe par Tomokazu Hanafusa) Version
(table de échange représentatif et glose ajoutés à la fin ) de
Texte soigneusement saisi par Jean Shaw, Toronto. Relecture partielle
(R. Wooldridge). Saisie subventionnée par le Conseil de recherche en
sciences humaines du Canada.
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de 1575 .<p...> dans la text signifie la numéro de page de cette
édition.
LES OEUVRES MORALES ET mêlées de Plutarque, Traduites de Grec en
François, revues et corrigées en plusieurs passages par Maître Jaques
Amyot Conseiller du Roi et grand Aumosnier de France. DIVISEES EN DEUX
TOMES, ET ENRICHIES en cette edition de Annotations en marge, avec deux
Indices. Le premier des traités, Le second des choses mémorables
mentionnées édites Oeuvres. A PARIS, Chez Barthelemy Macé, au mont S.
Hilaire à l'Escu de Bretaigne. M.D.LXXXVII. Avec Privilege du Roi.<p
a2r>
AU Roi TRESÄCHRESTIEN CHARLES IX. DE CE NOM.
SI vous prenez plaisir à porter Sceptres, et à seoir en Thrones Royaux,
dit Salomon, aimez la sapience, afin que vous regniez éternellement:
aimez la lumière de sapience, vous qui commandez aux peuples. C'est une
belle instruction, Sire, et un sage avertissement pour ceux à qui Dieu
a mis en main les rênes du gouvernement de ce monde, leur étant adressé
par un Roi, auquel Dieu donna jadis tant de sagesse, que jamais
auparavant n'en avait été de semblable, ni jamais plus, dit
l'Escriture, n'en sera de pareil. Car certainement sapience est
provision nécessaire à ceux qui veulent regner, sans laquelle les Rois,
quelques grands, quelques riches et puissants qu'ils soient, ne sont
pas munis de ce qu'il leur faut, pour exercer dignement et maintenir
sûrement leur état, et avec laquelle ils ont moyen d'être honorés, et
heureux en ce monde temporellement, et glorieux en l'autre
éternellement, eux et ceux qui ont à vivre sous leur obéissance,
suivant ce que dit la même sapience. «Le sage Roi est l'établissement,
l'appui et assuré fondement de son peuple.» A quoi se rapporte aussi
naïvement, ainsi que toute vérité s'accorde à toute vérité, le dire de
Platon, Que les Royaumes seront heureux quand les Philosophes
regneront, ou que les Rois philosopheront, c'est à dire, quand ils
feront profession d'aimer la sapience: propos véritablement mémorable,
digne d'être souvent recordé et profondement engravé és coeurs des
Monarques et Rois, d'autant qu'en ce point-là principalement, à le bien
prendre, gît et consiste la grandeur auguste de la Majesté Royale, et
que c'est enquoi les Rois approchent plus près, et ressemblent mieux à
la divinité, de pouvoir béatifier et rendre heureux, non une ville
seulement, ou un pays particulier, ains tout un monde, par manière de
dire, selon l'étendue de leur Empire, n'ayant la hautesse de leur état
rien de meilleur que de vouloir, ni de plus grand que de pouvoir bien
faire à une multitude innumerable de toutes sortes d'hommes. Or y ayant
en notre âme deux principales puissances nécessairement concurrentes à
toute louable et vertueuse action, l'entendement et la volonté, l'un
pour comprendre ce qu'il faut faire, et l'autre pour l'executer,
sapience est la perfection de toutes les deux, qui enlumine, sublime et
affine le discours de la raison par la connaissance des choses, pour
savoir discerner le vrai du faux, le bien du mal, et le droit du tort,
afin de pouvoir bien juger: et qui rectifie, reigle et conduit la
volonté pour lui faire aymer, elire et pourchasser l'un, hair, fuir, et
eviter l'autre. Ces deux perfections certainement sont grâces
singulières de Dieu, et dons speciaux du saint Esprit, mais plus
nécessaire celle de la volonté, qui n'est autre chose que la crainte de
Dieu, et conscience craintive, et tremblante de peur de l'offenser,
tant et si souvent recommandée par toute la sainte écriture, que en
plusieurs passages elle est honnorée du titre et nom vénérable de
Sapience, <p a2v> disant le bon Job, «Sapience est la crainte du
Seigneur Dieu: et l'intelligence, se garder de mal faire.» Mais si elle
est requise à toutes sortes de gens qui désirent traverser la tourmente
de cette vie sans mortel naufrage, beaucoup plus l'est-elle aux Princes
souverains qu'à nuls autres, d'autant que les inferieurs et sujets, si
d'aventure ils choppent quelque fois, trouvent assez qui les releve:
mais les Rois qui ne reconnaissent aucun supérieur en ce monde, qui se
disent être par-dessus les lois, et avoir plein pouvoir, puissance
absolue, et authorité souveraine, s'ils ont enuie de fourvoyer, qui les
redressera? s'ils s'oublient, qui les corrigera? s'ils se laissent
aller à leurs appétits, qui les en retiendra? étant si difficile de
tenir mesure et garder moyen en licence qui n'est point limitée, ainsi
que témoigne ce proverbe ancien,
Celui auquel ce qu'il veut loit,
Veut toujours plus que ce qu'il doit.
Certainement il n'y aura rien que celui qui est terrible, ce dit le
prophète Royal, qui ôte l'esprit et la vie aux Princes, qui transfere
les Couronnes et Royaumes d'une gent à autre, pour les injustices,
abus, et diverses tromperies, ainsi que dit le Sage, lequel menace
effroiablement les mauvais Princes au livre de Sapience, en ces propres
termes: «La puissance et authorité que vous avés, vous a été donnée de
Dieu, lequel examinera voz oeuvres, et sondera voz coeurs: et pource
qu'étants ministres de son regne vous n'avez pas bien jugé, vous n'avez
pas gardé la loi de Justice, ni n'avez pas cheminé selon sa volonté, il
vous apparaitra horriblement, et bientôt, parce qu'il se fera jugement
très dur de ceux qui commandent: au petit se fera misericorde, mais les
puissants seront tourmentz puissamment.» C'est la voix de Sapience et
de vérité, Sire, qui dût continuellement sonner aux oreilles de tous
Princes et Seigneurs, afin qu'ils se donnassent bien garde de tomber en
ce jugement, dont les peut garentir et préserver cette heureuse
sapience de la crainte de Dieu. Mais quel moyen y a-il de l'avoir?
C'est lui seul qui la donne liberalement, et ne la plaint à personne
qui la lui demande avec fermeté de vive foi. Et toutesfois encore y
a-il des moyens qui nous aydent et nous disposent à l'obtenir, comme
entre autres la lecture des saintes Lettres, qui semble être l'étude
propre d'un Roi Treschrestien, suivant cette sentence écrite en la Loi
de Moyse: «Après que le Roi sera assis en son trône Royal, il
transcrira le livre de cette loi, dont il prendra l'original des mains
des Prestres Levitiques, l'aura toujours auprès de soi, et y lira tous
les jours de sa vie, afin qu'il en apprenne à craindre Dieu son
Seigneur, à garder ses commandements, et les cérémonies contenues en sa
loi.» Plus fructueuse ne plus salutaire étude ne pourrait-il faire,
pourvu qu'il en prenne l'intelligence non du propre sens d'aucun
particulier, mais de la tradition et consentement universel de
l'Eglise. C'est de tels livres proprement que le Prince Chrestien doit
apprendre cette généreuse et bienheureuse crainte inspirée de l'esprit
de Dieu, qui lui reigle et dirige sa volonté, la gardant de se
déborder, et vaguer en licence effrenée, lui enseignant de n'estimer
pas que sa volonté absolue soit raison et justice, ainsi que le
flatteur Anaxarchus donnait jadis impudemment à entendre au Roi
Alexandre le grand, pour lui faire passer le regret qu'il avait de
l'homicide par lui commis en la personne de Clytus, disant que Dicé et
Themis, c'est à dire, droit et justice, estoyent les assesseurs et
collateraux de Jupiter, pour signifier et donner à entendre aux hommes,
que tout ce qui est dit ou fait par le Prince est juste, legitime et
droiturier: ains au contraire lui donne à connaître, qu'il doit être
sujet à la loi éternelle, Roine des mortels et immortels, comme dit
Pindarus, qui est la droite raison, vérité et justice, propre volonté
de Dieu seul, obéissant à laquelle il fera ne plus ne moins que la
ligne et la reigle, laquelle étant premièrement droite de soi-même,
dresse puis après toutes autres choses qui sont gauches et tortues, en
s'appliquant à elles: parce que tout ainsi comme du chef sourdent et se
derivent les nerfs, instruments du sentiment et du mouvement, et par
iceux influe l'esprit animal en toutes les parties du corps humain,
sans lequel il ne pourrait exercer aucune function naturelle de sentir
ni de mouvoir: aussi voit-on ordinairement que par imitation et
influence du désir de complaire, les sujets prennent les moeurs et
conditions de leur Roi suivant ce que dit un poète,<p a3r>
Communement la sujette province,
Forme ses moeurs au moule de son Prince.
de manière que s'il fait profession de craindre Dieu, d'être sage et
vertueux, il achemine par son exemple les principaux de ses sujets
premièrement, et puis les autres de main en main, à devenir
semblablement dévots envers Dieu, justes envers les hommes, et
conséquemment bienheureux: comme au contraire aussi depuis qu'il est
ignorant et vicieux, il épand la contagion du vice et de l'ignorance
par toutes les provinces de son obéissance: ne plus ne moins qu'il est
forcé que toutes les copies transcriptes d'un original défectueux ou
dépravé retiennent les fautes du premier exemplaire. C'est pourquoi le
grand Cyrus, celui qui premier établit l'Empire des Perses, soûlait
dire «qu'il n'appartenait à nul de commander s'il n'était meilleur que
ceux ausquels il commandait.» Cela mêmes voulait aussi montrer Osiris,
qui fut jadis un sage Roi d'Aegypte, portant pour sa devise le sceptre,
dessus lequel il y avait un oeil, pour signifier la sapience qui doit
être en un Roi: n'appartenent pas à un qui forvoye, de redresser: qui
ne voit goutte, de guider: qui ne sait rien, d'enseigner: et qui ne
veut obéir à la raison, de commander. Ainsi que font les malavisés et
pirement conseillés Princes, qui refusent de recevoir les remontrances
de la raison, comme un maître qui leur commande, de peur qu'elle ne
leur retranche ce qu'ils estiment le principal bien de leur grandeur,
en les assujettissant à leur devoir, et les gardant de faire tout ce
qui leur plaît: suivant ce que disait le tyran de Sicile Dionysius, que
le plus doux contentement qu'il recevait de sa domination tyrannique
était que tout ce qu'il voulait, incontinent se faisait. Car ce n'est
pas vraie grandeur que de pouvoir tout ce que l'on veut, mais bien de
vouloir tout ce qu'on doit. Telle donc est la partie de Sapience où les
Rois doivent plus étudier, d'autant que servir à Dieu est regner, et
qu'ayants appris à craindre Dieu, ils savent ne craindre rien au
demeurant, ains fouler aux pieds et mêpriser tous les dangers et
terreurs de ce monde: et au reste pour l'autre partie acquérir leur
sert aussi grandement la connaissance de l'antiquité, la lecture des
histoires et principalement les livres et discours de la Philosophie
morale, traitant des qualités louables ou vituperables és moeurs des
hommes, du gouvernement des états, de l'origine des Royaumes, comment
ils prennent leurs commencements, qui les fait croître et les maintient
en leur entier, pour quelles causes ils diminuent, et qui leur apporte
finale decadence et totale ruine. Ce sont les livres que Demetrius
Phalerien, grand personnage et fort estimé en matière d'état et de
gouvernement, conseillait de lire sur tous autres au Roi d'Aegypte
Ptolomeus: «Pour ce, disait-il, que tu y verras et apprendras beaucoup
de fautes que tu commets en ton gouvernement, lesquelles tes familiers
ne te veulent ou ne t'osent à l'aventure pas dire:» se trouvant
toujours assez de gens à l'entour des Princes, qui leur preschent
plutôt la grandeur de leur pouvoir, que l'obligation de leur devoir: là
où ces maîtres muets-là ne cherchent point à complaire, ains sans
flater représentent naivement, comme dedans un miroir quel est le bon
Prince, quel est l'office d'un vrai Roi: comme entre les autres est le
livre de Xenophon qu'il a écrit de la vie de Cyrus, là où il a avec un
gentil pinceau depeint de naives couleurs sous le nom de Cyris, quel
serait un Roi s'il s'en trouvait au monde de parfait. Tels livres
d'autant qu'ils sont ornés de beau langage, enrichis d'exemples tirés
de toute l'antiquité, et tissus de l'ingenieuse invention d'hommes
savants qui ont visé à plaire ensemble et à profiter, entrent
quelquefois avec plus de plaisir és oreilles délicates des Princes, que
ne fait pas la sainte Escriture, qui pour sa simplicité, sans aucun
ornement de langage, semble commander plutôt impérieusement, que de
suader gracieusement. Et pourtant serait-il utile aux Princes de
divertir quelquefois leur entendement à la lecture de tels écrits, qui
tendent et conduisent à même fin que les livres saints, c'est à savoir
de rendre les hommes vertueux, mais par divers moyens: ceux là pour la
crainte de Dieu qui applique le loyer au mérite, et la peine au
demérite: et ceux-ci par la glorieuse renommée immortelle qu'ils
promettent aux Princes vertueux, dont ils doivent être plus désireux,
que de la conservation de <p a3v> leur propre vie: et l'infamie
perdurable aussi dont ils menassent les vicieux, de tant plus mêmement
que l'on remarque jusques aux moindres choses, bonnes ou mauvaises qui
sont és moeurs des Princes, parce que la hautesse de leur état expose
et met leur vie en la vue de tout le monde. Si n'est pas l'étude d'un
Roi de s'enfermer seul en une étude, avec force livres, comme ferait un
homme privé, mais bien de tenir toujours auprès de lui gents de savoir
et de vertu, prendre plaisir à en deviser et conferer souvent avec eux,
mette en avant tels propos à sa table, et en ses privés passetemps, en
ouïr volontiers lire et discourir: l'accoutumance lui en rend
l'exercice peu à peu si agréable et si plaisant, qu'il trouve puis
après tous autres propos fades, bas et indignes de son exaulcement, et
si fait qu'en peu d'années il devient sans peine bien instruit et
savant és choses dont il a plus affaire en son gouvernement, suivant la
sentence de ce commun proverbe des Grecs,
Les Rois, savants deviennent quand ils ont
Toujours près d'eux des hommes qui le sont.
Succedés doncques, Sire, à cette véritablement royale condition du feu
Roi François premier, votre grandpère, Prince de très auguste mémoire,
comme vous avez fait à sa couronne, et à plusieurs autres belles et
grandes qualités, tant du corps que de l'esprit, d'aimer et approcher
de vous les personnes qui feront profession de lettres à bonnes
enseignes, et qui auront vertu conjointe avec eminent savoir, aimés à
discourir avec eux, et y employés tant de bonnes heures qui se perdent
quelquefois inutilement. Car, nous l'avons vu par le moyen de telle
conférence et communication devenu l'un des plus savants hommes en
toute liberale science et honnête litterature qui fut de son regne en
la France, et sans contredit le plus eloquent. Ce que nous pouvons
raisonnablement avec le temps esperer et nous promettre de vous sur les
arres de la connaissance de plusieurs belles choses que vous avez jà
acquises, et mêmement sur le livre que vous mettez présentement par
écrit en beaux et bons termes touchant l'art de la vénérie. Or ayant eu
ce grand heur que d'être mis auprès de vous dés votre première enfance,
que vous n'aviez guères que quatre ans, pour vous acheminer à la
connaissance de Dieu et des lettres, je me mis à penser quels autheurs
anciens seraient plus idoines et plus propres à votre état, pour vous
proposer à lire quand vous seriez venu en âge d'y pouvoir prendre
quelque goût. Et pource qu'il me sembla qu'après les Saintes Lettres la
plus belle et la plus digne lecture que l'on saurait présenter à un
jeune Prince, estoyent les Vies de Plutarque, je me mis à revoir ce que
j'en avais commencé à traduire en notre langue par le commandement du
feu grand Roi François, mon premier bienfaiteur, que Dieu absolve, et
parachevai l'oeuvre entier étant en votre service il y a environ douze
ou treize ans. Et en ayant été la traduction assez bien reçue par tout
où la langue Françoise est entendue, tant en ce Royaume que dehors,
mêmement endroit vous qui depuis que l'âge et l'usage vous eurent
apporté la suffisance de lire, et quelque jugement naturel, ne vouliez
lire en autre livre. Cela me donna dés lors envie de mettre aussi en
votre langue ces autres Oeuvres morales et philosophiques qui ont pu
jusques à nos jours échapper à l'envie du temps: étant encore stimulé à
ce faire par un zele d'affection particulière, pource que comme l'on
tient qu'il fut jadis precepteur de Trajan, le meilleur des Empereurs
qui furent oncques à Rome, aussi Dieu m'avait fait la grâce de l'avoir
été du premier Roi de la Chrestienté, que nature a doué d'autant de
bonté que nul de ses prédécesseurs: combien que ce fut entreprise trop
hardie, à dire la vérité, et presque temeraire, non seulement pour le
peu de suffisance que je reconnais en moi, mais aussi pour l'obscurité
du sujet en beaucoup de ses traités philosophiques, ausquels il n'est
pas possible, ou pour le moins bien difficile, de pouvoir donner grâce
et lumière en notre langue, et principalement pour la défectuosité,
corruption et dépravation misérable qui se trouve presque par tout le
texte original Grec. Toutesfois le désir de faire chose à quoi vous
prinssiez plaisir, et qui fut profitable à vos sujets en public, m'a
tenu en haleine et tellement excité, qu'à la fin j'en suis venu à bout
tellement <p a4r> quellement, jusques à ce que par quelque bonne
fortune un meilleur et plus entier exemplaire puisse tomber en mes
mains, ou de quelque autre après moi. Je laisserai juger à la commune
voix de ceux qui voudront prendre la peine de conferer et examiner ma
traduction sur le texte Grec, avec quel succès je m'en serai acquité:
mais bien puis-je dire en vérité, que ç'a été avec un labeur
incroiable, pour suppleer, remplir ou corriger par conjecture fondée
sur le long usage d'avoir tant et si longuement manié cet autheur par
collation de plusieurs passages répondants l'un à l'autre, et de divers
exemplaires vieux écrits à la main, infinis lieux qui y sont
désespérement estropiés et mutilés: ce que nul ne peut estimer, quel
tourment d'esprit et quelle croix d'entendement c'est, qui ne l'a
essayé afin de pouvoir faire sortir l'oeuvre és mains des hommes, au
moins en tel état, que l'on y peut prendre quelque plaisir et profit:
ce que je pense avoir fait ayant étudié de le rendre le plus clair
qu'il m'a été possible, en si profonde obscurité bien souvent, et si
scabreuse et raboteuse asperité presque par tout ordinairement. Mais si
la varieté est délectable, la beauté aimable, la bonté louable,
l'utilité désirable, la rarité émerveillable, et la gravité vénérable,
je ne sais point d'autheur profane, qui a tout prendre ensemble, soit à
préférer, non pas à conferer, aux Oeuvres de Plutarque, mêmement qui
les pourrait avoir toutes, et en leur entier. Au demeurant, si j'ai par
cette traduction mienne aucunement enrichi ou poli votre langue, honoré
votre regne, et bien mérité de vos sujets, et de tous ceux qui
entendent le langage françois, louange en soit à Dieu qui m'en a fait
la grâce: mais l'honneur et le gré du monde vous en sont deuz, Sire,
d'autant que c'est pour vous que je l'ai entrepris, et à vous seul je
le voue et dedie, avec l'humble service de tout le reste de ma vie, le
faisant sortir en public, sous la protection de votre très noble nom,
pour en quelque chose me montrer reconnaissant de tant de biens, de
faveurs et d'honneurs que vous m'avez faits de votre grâce, et me
faites journellement: et aussi pour témoigner à la posterité, et à ceux
qui n'ont pas cet heur de vous connaître familierement, que notre
Seigneur a mis en vous une singulière bonté de nature, encline
d'elle-même à aimer, honorer et estimer toutes choses vertueuses,
mêmement les lettres, et ceux qui avec vertu ont travaillé de les
acquérir. Qui me fait estimer que si bien le commencement de votre
regne a été fort turbulent et calamiteux, le progres en sera plus
heureux, si Dieu plaît, et la fin glorieuse, pourvu que vous vous
affectionniez toujours de plus en plus à aimer et pourchasser cette
sainte Sapience discipline des Rois, en la demandant par chacun jour
d'ardente affection à celui qui seul la peut donner, disant avec
Salomon, «Donne moi la Sapience qui assiste à ton trône:» et avec le
prophète Royal, «Perce ma chair de ta crainte, afin que je redoute tes
jugements:» demeurant toujours en l'union et obéissance de la sainte
Eglise Catholique, dont vous êtes le premier fils, et vous efforçant de
retenir toujours par tous vertueux et religieux deportements le titre
hereditaire de Roi très chrestient que vos glorieux ancestres vous ont
acquis. A tant je finirai la présente par la dévote affectueuse oraison
que fait le peuple fidele pour son bon Roi David, notre Seigneur vous
vueille exaucer au jour de tribulation, le nom du Dieu de Jacob vous
soit en protection, vous envoye secours de son saint mont, et de Sion
vous défende: se souvienne de tous vos sacrifices, et ait pour agréable
vos offrandes: vous vueille donner ce que votre cueur désire, et face
ressortir tous vos conseils à bonne fin. Votre très humble, très
obéissant et très obligé serviteur et sujet Jacques Amyot E. d'Auxerre,
votre grand Aumosnier.<p a5r>
Les Traités contenus au premier Tome.
I. Comment il faut nourrir les enfants. feuillet 1
II. Comment il faut lire les Poètes. 8
III. Comment il faut ouïr. 24
IV. De la Vertu morale. 31
V. Du vice et de la vertu. 38
VI. Que la vertu se peut enseigner. 39
VII. Comment on pourra discerner le flatteur d'avec l'ami. 39
VIII. Comment il faut refréner la colère. 55
IX. De la Curiosité. 63
X. Du contentement ou repos de l'esprit. 67
XI. De la mauvaise honte. 76
XII. De l'amitié fraternelle. 81
XIII. Du trop parler. 89
XIV. De l'avarice et convoitise d'avoir. 97
XV. De l'amour et charité naturelle des peres envers leurs enfants. 100
XVI. De la pluralité d'amis. 103
XVII. De la Fortune. 105
XVIII. De l'envie et de la haine. 107
XIX. Comment on pourra recevoir utilité de ses ennemis. 109
XX. Comment on pourra apercevoir si l'on amende en l'exercice de la vertu. 113
XXI. De la Superstition. 119
XXII. Du Bannissement. 124
XXIII. Qu'il ne faut point emprunter à usure. 130
XXIV. Qu'il faut qu'un Philosophe converse avec les Princes. 133
XXV. Qu'il est requis qu'un Prince soit savant. 135
XXVI. Que le vice est suffisant pour rendre l'homme malheureux. 137
XXVII. Comment on se peut louer soi-même sans répréhension. 138
XXVIII. Quelles passions sont les pires, celles de l'âme, ou celles du corps. 144
XXIX. Les Preceptes de Mariage. 145
XXX. Le Banquet des sept Sages. 150
XXXI. Instruction pour ceux qui manient affaires d'état. 161
XXXII. Si l'homme d'âge se doit mêler d'affaires publiques. 178
XXXIII. Les dits notables des anciens Rois, Princes et grands Capitaines. 188
XXXIV. Les dits notables des Lacedaemoniens. 109
XXXV. Les vertueux faits des femmes. 229
XXXVI. Consolation envoyée à Appollonius sur la mort de son fils. 242
XXXVII. Consolation envoyée à sa femme, sur la mort de sa fille. 255
XXXVIII. Pourquoi la Justice divine diffère quelque-fois la punition des malefices. 258
XXXIX. Que les bêtes brutes usent de la raison. 269
XL. S'il est loisible de manger chair. Traité premier. 274
Traité second. 276
XLI. Que l'on ne saurait vivre joyeusement selon Epicurus. 277
XLII. Si ce mot commun est bien dit, Cache ta vie. 291
XLIII. Les Règles et preceptes de Santé. 292<p a5v>
XLIIII. De la Fortune des Romains. 301
XLV. De la Fortune ou vertu d'Alexandre. Traité premier. 307.Traité second. 311
XLVI. D'Isis et d'Osiris. 318
XLVII. Des Oracles qui ont cessé. 335
XLVIII. Que signifie ce mot Ei. 352
Les Traités du second Tome.
XLIX. Les Propos de Table. 359
L. Les Opinions des Philosophes. 439
LI. Les Demandes des choses Romaines. 460
LII. Les Demandes des choses Grecques. 478
LIII. Collation abregée d'aucunes histoires. 485
LIIII. Les Vies des dix Orateurs. 492
LV. De trois sortes de gouvernement. 503
LVI. Sommaire de la Comparaison d'Aristophanes et de Menander. 504
LVII. Estranges Accidents advenus pour l'amour. 505
LVIII. Quels Animaux sont les plus avisés. 507
LIX. Si les Atheniens ont été plus excellents en armes qu'en lettres. 523
LX. Lequel est plus utile, le feu, ou l'eau. 527
LXI. Du premier froid. 538
LXII. Les Causes naturelles. 534
LXIII. Les Questions Platoniques. 539
LXIIII. De la creation de l'Ame. 546
LXV. De la fatale Destinée.
LXVI. Que les Stoïques disent des choses plus étranges que les Poètes. 559
LXVII. Les contredits des philosophes Stoïques. 560
LXVIII. Des communes Conceptions contre les Stoïques. 573
LXIX. Contre l'Epicurien Colotes. 588
LXX. De l'Amour. 599
LXXI. De la face qui apparait au rond de la Lune. 613
LXXII. Pourquoi la prophètisse Pythie ne rend plus les oracles en vers. 627
LXXIII. De l'esprit familier de Socrates. 635
LXXIIII. De la malignité d'Herodote. 648
LXXV. De la Musique. 660<p 1r>
LES OEUVRES MORALES DE PLUTARQUE, Translatées de Grec en François.
I. COMMENT IL FAUT NOURRIR LES enfants.
POUR bien traiter de la nourriture des enfants de bonne maison, et de
libre condition, comment, et par quelle discipline on les pourrait
rendre honnêtes et bien conditionnés, à l'aventure vaudra-il mieux
commencer un peu plus haut, à la génération d'iceux. En premier lieu
doncques, je conseillerais à ceux qui désirent être peres d'enfants qui
puissent un jour vivre parmi les hommes en honneur, de ne se mêler pas
avec femmes les premières venues, j'entends comme avec courtisanes
publiques, ou concubines privées: pource que c'est un reproche qui
accompagne l'homme tout le long de sa vie, sans que jamais il le puisse
effacer, quand on lui peut mettre devant le nés, qu'il n'est pas issu
de bon père et de bonne mère, et est la marque qui plutôt se présente à
la langue et à la main de ceux qui le veulent accuser ou injurier: au
moyen dequoi a bien dit sagement le poète Euripide,
Quand une fois mal assis a été
Le fondement de la nativité,
Force est que ceux qui de tels parents sortent,
D'autrui péché la penitence portent.
Parquoi c'est un beau thresor pour pouvoir aller par tout la tête
levée, et parler franchement, que d'être né de gens de bien: et en
doivent bien faire grand compte ceux qui souhaittent avoir lignée
entièrement legitime, où il n'y ait que redire. Car c'est chose qui
ordinairement ravale et abaisse le coeur aux hommes, quand ils sentent
quelque défectuosité, ou quelque tare en ceux dont ils ont prins
naissance: et dit fort bien le poète,
Qui sent son père ou sa mère coulpable
D'aucune chose à l'homme reprochable,
Cela de coeur bas et petit le rend,
Combien qu'il l'eût de sa nature grand.
Comme au contraire, ceux qui se sentent nés de père et de mère qui sont
gens de bien, et à qui l'on ne peut rien reprocher, en ont le coeur
plus élevé, et en conçoivent plus de générosité. Auquel propos on dit
que Diophantus le fils de Themistocles disait souventefois et à
plusieurs, que ce qui lui plaisait, plaisait aussi au peuple <p
1v> d'Athenes: «Car ce que je veux (disait-il) ma mère le veut: et
ce que ma mère veut, aussi fait Themistocles: et ce qui plaît à
Themistocles, plaît aussi aux Atheniens.» Et en cela fait aussi
grandement à louer la magnanimité des Lacedaemoniens, lesquels
condamnèrent leur Roi Archidamus en une somme d'argent, pour l'amende
de ce qu'il avait eu le coeur d'épouser une femme de petite stature, en
y ajoutant la cause pour laquelle ils le condamneaient: «Pour autant
(disaient-ils) qu'il a pensé de nous engendrer non des Rois, mais des
Roitelets.» A ce premier avertissement est conjoint un autre, que ceux
qui par avant nous ont écrit de semblable matière n'ont pas oublié:
c'est, «Que ceux qui se veulent approcher de femmes pour engendrer, le
doivent faire ou du tout à jeun, avant que d'avoir bu vin, ou pour le
moins après en avoir pris bien sobrement.» Pource que ceux qui ont été
engendrés de peres saouls et ivres deviennent ordinairement ivrongnes,
suivant ce que Diogenes répondit un jour à un jeune homme débauché et
désordonné: «Jeune fils mon ami, ton père t'a engendré étant ivre.»
Cela suffise quant a la génération des enfants. Au reste, quant à la
nourriture, ce que nous avons accoutumé de dire généralement en tous
arts et toutes sciences, cela se peut encore dire et assurer de la
vertu: c'est, «Que pour faire un homme parfaitement vertueux, il faut
que trois choses y soient concurrentes, la nature, la raison, et
l'usage.» J'appelle raison la doctrine des preceptes: et usage,
l'exercitation. Le commencement nous vient de la nature, le progres et
accroissement, des preceptes de la raison: et l'accomplissement, de
l'usage et exercitation: et puis la cime de perfection, de tous les
trois ensemble. S'il y a défectuosité en aucune de ces trois parties,
il est forcé que la vertu soit aussi en cela défectueuse et diminuée:
car la nature sans doctrine et nourriture est une chose aveugle, la
doctrine sans nature est défectueuse, et l'usage sans les deux
premières est chose imparfaite. Ne plus ne moins qu'au labourage, il
faut premièrement que la terre soit bonne: secondement, que le
laboureur soit homme entendu: et tiercement, que la semaece soit
choisie et élevé: aussi la nature représente la terre, le maître qui
enseigne resemble au laboureur, et les enseignements et exemples
reviennent à la semence. Toutes lesquelles parties j'oserais bien pour
certain assurer avoir été conjointes ensemble és âmes de ces grands
personnages qui sont tant celebrés et renommés par tout le monde, comme
Pythagoras, Socrates, Platon, et autres semblables qui ont acquis
gloire immortelle. Or est bienheureux celui-là, et singulièrement aimé
des Dieux, à qui le tout est octroyé ensemble: mais pourtant s'il y a
quelqu'un qui pense, que ceux qui ne sont pas totalement bien nés,
étant secourus par bonne nourriture et exercitation à la vertu, ne
puissent aucunement reparer et recouvrer le défaut de leur nature:
sache qu'il se trompe et se mesconte de beaucoup, ou pour mieux dire,
de tout en tout: car paresse anéantit et corrompt la bonté de nature,
et diligence de bonne nourriture en corrige la mauvaistié. Ceux qui
sont nonchalants ne peuvent pas trouver les choses mêmes qui sont
faciles: et au contraire, par soin et vigilance l'on vient à bout de
trouver les plus difficiles. Et peut-on comprendre combien le labeur et
la diligence on d'efficace et d'execution, en considérant plusieurs
effets qui se sont en nature: car nous voyons que les gouttes d'eau qui
tombent dessus une roche dure, la creusent: le fer et le cuivre se sont
usant et consumant par le seul attouchement des mains de l'homme, et
les roues des charriots et charrettes que l'on a courbées à grand'
peine, ne sauraient plus retourner à leur première droiture, quelque
chose que l'on y sût faire: comme aussi serait-il impossible de
redresser les bâtons tortus que les joueurs portent en leurs mains
dessus les echaffaud: tellement que ce qui est contre nature changé par
force et labeur, devient plus fort que ce qui était selon nature. Mais
ne voit-on qu'en cela seulement, combien peut le soin et la diligence?
Certainement il y a un nombre <p 2r> infini d'autres choses,
desquelles on le peut clairement apercevoir. Une bonne terre, à faute
d'être bien cultivée, devient en friche: et de tant plus qu'elle est
grasse et forte de soi-même, de tant plus se gâte-elle par négligence
d'être bien labourée: au contraire vous en verrez une autre dure, âpre,
et pierreuse plus qu'il ne serait de besoin, qui néanmoins, pour être
bien cultivée, porte incontinent de beau et bon fruit. Qui sont les
arbres qui ne naissent tortus, ou qui ne deviennent steriles et
sauvages, si l'on n'y prend bien garde? à l'opposite aussi, pourvu que
l'on y ait l'oeil, et que l'on y employe telle sollicitude comme il
appartient, ils deviennent beaux et fertiles. Qui est le corps si
robuste et si fort, qui par oisiveté et délicatesse n'aille perdant sa
force, et ne tombe en mauvaise habitude? et qui est la complexion si
débile et si faible qui par continuation d'exercice et de travail ne se
fortifie à la fin grandement? Y a-il chevaux au monde, s'ils sont bien
domptés et dressés de jeunesse, qui ne deviennent enfin obéissants à
l'homme pour monter dessus? au contraire, si l'on les laisse sans
dompter en leurs premiers ans, ne deviennent-ils pas farouches et
revesches pour toute leur vie, sans que jamais on en puisse tirer
service? et de cela ne se faut-il pas émerveiller, vu qu'avec soin et
diligence l'on apprivoise, et rend-on domestiques les plus sauvages et
les plus cruelles bêtes du monde. Pourtant répondit bien le Thessalien,
à qui l'on demandait qui étaient les plus sots et les plus lourdauts
entre les Thessaliens: «Ceux, dit-il, qui ne vont plus à la guerre.»
Quel besoin doncques est-il de discourir plus longuement sur ce propos?
car il est certain, que les moeurs et conditions sont qualités qui
s'impriment par long trait de temps: et qui dira que les vertus morales
s'acquirent aussi par accoutumance, à mon avis il ne se fourvoyera
point. Parquoi je ferai fin au discours de cet article, en y ajoutant
encore un exemple seulement. Lycurgus, celui qui établit les lois des
Lacedaemoniens, prit un jour deux jeunes chiens nés de même père et de
même mère, et les nourrit si diversement qu'il en rendit l'un gourmand
et goulu, ne sachant faire autre chose que mal: et l'autre bon à la
chasse, et à la queste: puis un jour que les Lacedaemoniens étaient
tous assemblés sur la place, en conseil de ville, il leur parla en
cette manière: «C'est chose de très grande importance, Seigneurs
Lacedaemoniens, pour engendrer la vertu au coeur des hommes, que la
nourriture, l'accoutumance, et la discipline, ainsi comme je vous ferai
voir et toucher au doigt tout à cette heure.» En disant cela, il amena
devant toute l'assistance les deux chiens, leur mettant au-devant un
plat de soupe, et un liévre vif: l'un des chiens s'en courut
incontinent après le liévre, et l'autre se jeta aussi tôt sur le plat
de soupe. Les Lacedaemoniens n'entendaient point encore où il voulait
venir, ne que cela voulait dire, jusques à ce qu'il leur dit: Ces deux
chiens sont nés de même père et de même mère, mais ayants été nourris
diversement, l'un est devenu gourmand, et l'autre chasseur. Cela
doncques suffise quant à ce point de l'accoutumance, et de la diversité
de nourriture. Il ensuit après de parler touchant la manière de les
alimenter et nourrir après qu'ils sont nez. Je dis doncques, qu'il est
besoin que les meres nourrissent de lait leurs enfants, et qu'elles
mêmes leur donnent la mammelle: car elles les nourriront avec plus
d'affection, plus de soin et de diligence, comme celles qui les
aimeront plus du dedans, et comme l'on dit en commun proverbe, dés les
tendres ongles: Là où les nourrisses et gouvernantes n'ont qu'une amour
supposée et non naturelle, comme celles qui aiment pour un loyer
mercenaire. La nature même nous montre que les meres sont tenues
d'allaiter et nourrir elles mêmes ce qu'elles ont enfanté: car à cette
fin a elle donné à toute sorte de bête qui fait des petits, la
nourriture du lait: et la sage Providence divine a donné deux tetins à
la femme, afin que si d'aventure elle vient à faire deux enfants
jumeaux, elle ait deux fontaines de lait <p 2v> pour pouvoir
fournir à les nourrir tous deux. Il y a davantage, qu'elles mêmes en
auront plus de charité et plus d'amour envers leurs propres enfants, et
non sans grande raison certes: car le avoir été nourris ensemble est
comme un lien qui étreint, ou un tour qui roidit la bienveillance:
tellement que nous voyons jusques aux bêtes brutes, qu'elles ont regret
quand on les sépare de celles avec qui elles ont été nourries. Ainsi
doncques faut-il que les meres propres, s'il est possible, essayent de
nourrir leurs enfants elles mêmes: ou s'il ne leur est possible, pour
aucune imbecillité ou indisposition de leurs personnes, comme il peut
bien advenir: ou pource qu'elles ayent envie d'en porter d'autres: à
tout le moins faut-il avoir l'oeil à choisir les nourrisses et
gouvernantes, non pas prendre les premières qui se présenteront, ains
les meilleures que faire se pourra, qui soient premièrement Grecques,
quant aux moeurs. Car ne plus ne moins qu'il faut dés la naissance
dresser et former les membres des petits enfants, à fin qu'ils
croissent tout droits, et non tortus ne contrefaits: aussi faut-il dés
le premier commencement accoutrer et former leurs moeurs, pource que ce
premier âge est tendre et apte à recevoir toute sorte d'impression que
l'on lui veut bailler, et s'imprime facilement ce que l'on veut en
leurs âmes pendant qu'elles sont tendres, là où toute chose dure
malaisément se peut amollir: car tout ainsi que les seaux et cachets
s'impriment aisément en de la cire molle, aussi se moulent facilement
és esprits des petits enfants toutes choses que l'on leur veut faire
apprendre. A raison dequoi, il me semble que Platon admoneste
prudemment les nourrisses, de ne conter pas indifféremment toutes
sortes de fables aux petits enfants, de peur que leurs âmes dés ce
commencement ne s'abbreuvent de follie et de mauvaise opinion: et aussi
conseille sagement le poète Phocyllides, quand il dit,
Dés que l'homme est en sa première enfance,
montrer lui faut du bien la connaissance.
Et si ne faut pas oublier, que les autres jeunes enfants, que l'on met
avec eux pour les servir, ou pour être nourris quand et eux, soient
aussi devant toutes choses bien conditionnés, et puis Grecs de nation,
et qui ayent la langue bien deliée pour bien prononcer: de peur que
s'ils fréquentent avec des enfants barbares de langues, ou vicieux de
moeurs, ils ne retiennent quelque tache de leurs vices: car les vieux
proverbes ne parlent pas sans raison quand ils disent, «Si tu converses
avec un boiteux, tu apprendras à clocher.» Mais quand ils seront
arrivés à l'âge de devoir être mis sous la charge de paedagogues et de
gouverneurs, c'est lors que peres et meres doivent plus avoir l'oeil à
bien regarder, quels seront ceux à la conduitte desquels ils les
commettront, de peur qu'à faute d'y avoir bien prins garde, ils ne
mettent leurs enfants en mains de quelques esclaves barbares, ou
escervellés et volages. Car c'est chose trop hors de tout propos ce que
plusieurs font maintenant en cet endroit, car s'ils ont quelques bons
esclaves, ils en font les uns laboureurs de leurs terres, les autres
patrons de leurs navires, les autres facteurs, les autres receveurs,
les autres banquiers pour manier et traffiquer leurs deniers: et s'ils
en trouvent quelqu'un qui soit ivrongne, gourmand et inutile à tout bon
service, ce sera celui auquel ils commettront leurs enfants: là où il
faut qu'un gouverneur soit de nature tel, comme était Phoenix le
gouverneur d'Achilles. Encore y a-il un autre point plus grand, et plus
important que tous ceux que nous avons allégués, c'est qu'il leur faut
chercher et choisir des maîtres et des precepteurs qui soient de bonne
vie, où il n'y ait que reprendre, quant à leurs moeurs, et les plus
savants et plus expérimentés que l'on pourra recouvrer: Car la source
et la racine de toute bonté et toute preudhommie est, avoir été de
jeunesse bien instruit. Et ne plus ne moins que les bons jardiniers
fichent des paux auprès des jeunes plantes, pour les tenir droites:
aussi les <p 3r> sages maîtres plantent de bons avertissements et
de bons preceptes à l'entour des jeunes gents, afin que leurs meurs se
dressent à la vertu. Et au contraire, il y a maintenant des peres qui
mériteraient qu'on leur crachast, par manière de dire, au visage,
lesquels par ignorance, ou à faute d'expérience, commettent leurs
enfants à maîtres dignes d'être reprouvés, et qui à fausses enseignes
font profession de ce qu'ils ne sont pas: et encore la faute et la
moquerie plus grande qu'il y a en cela, n'est pas quand ils le font à
faute de connaissance: mais le comble d'erreur gît en cela, que
quelquefois ils connaissent l'insuffisance, voire la méchanceté de tels
maîtres, mieux que ne font ceux qui les en advertissent, et néanmoins
se fient en eux de la nourriture de leurs enfants: faisants tout ainsi
comme si quelqu'un étant malade, pour gratifier à un sien ami, laissait
le médecin savant qui le pourrait guérir, pour en prendre un qui par
son ignorance le ferait mourir: ou si à l'appétit d'un sien ami il
rejetait un pilote qu'il saurait très expert, pour en choisir un très
insuffisant. O Jupiter et tous les Dieux, est-il bien possible qu'un
homme ayant le nom de père aime mieux gratifier aux prières de ses
amis, que bien faire instituer ses enfants? N'avait donques pas
l'ancien Crates occasion de dire souvent, que s'il lui eût été
possible, il eût volontiers monté au plus haut de la ville, pour crier
à pleine tête: «O hommes, où vous precipitez vous, qui prenez toute la
peine que vous pouvez pour amasser des biens, et ce pendant ne faites
compte de vos enfants, à qui vous les devez laisser?» A quoi
j'ajouterais volontiers, que ces peres-là font tout ainsi, que si
quelqu'un avait grand soin de son soulier, et ne se souciait point de
son pied. Encore y en a il qui sont si avaricieux, et si peu aimants le
bien de leurs enfants, que pour payer moins de salaire ils leur
choisissent des maîtres qui ne sont d'aucune valeur, cherchants
ignorance à bon marché: auquel propos Aristippus se moqua un jour
plaisamment et de bonne grâce d'un semblable père, qui n'avait ne sens
ni entendement: car comme ce père lui demandast, combien il voulait
avoir pour lui instruire et enseigner son fils, il lui répondit, Cent
écus. Cent écus, dit le père, Ô Hercules, c'est beaucoup: comment? j'en
pourrais acheter un bon esclave de ces cent écus. Il est vrai, répondit
Aristippus, et en ce faisant tu auras deux esclaves, ton fils le
premier, et puis celui que tu auras acheté. Et quel propos y a-il, que
les nourrisses accoutument les enfants à prendre la viande qu'on leur
baille, avec la main droite: et s'ils la prennent de la main gauche,
qu'elles les en reprennent: et ne donner point d'ordre qu'ils oyent de
bonnes et sages instructions? Mais aussi qu'en advient-il puis après à
ces bons peres-là, quand ils ont mal nourri, et pis enseigné leurs
enfants? Je le vous dirai. Quand ils sont parvenus à l'âge d'homme, ils
ne veulent point ouïr parler de vivre règlement ni en gens de bien,
ains se ruent en sales, vilaines et serviles voluptés: et lors tels
peres se repentent trop tard à leur grand regret, d'avoir ainsi passé
en nonchaloir la nourriture et instruction de leurs enfants: mais c'est
pour néant, quand il ne sert plus de rien, et que les fautes que
journellement commettent leurs enfants, les font languir de regret. Car
les uns s'accompagnent de flatteurs et de plaisants poursuivants de
repeues franches, hommes maudits et méchants, qui ne servent que de
perdre, corrompre et gâter la jeunesse: les autres achetent à gros
deniers des garçes folles, fieres, somptueuses et superflues en
dépense, qui leur coûtent puis après infiniment à entretenir: les
autres consument tout en dépense de bouche: les autres à jouer aux dés,
et à faire masques et mommeries: aucuns y en a qui se jettent en
d'autres vices plus hardis, faisants l'amour à des femmes mariées, et
allants la nuit pour commettre adulteres, achetants un seul plaisir
bien souvent avec leur mort: là où s'ils eussent été nourris par
quelque philosophe, ils ne se fussent pas laissés aller à semblables
choses, ains eussent à tout le moins entendu l'avertissement de
Diogenes, lequel disait en paroles peu <p 3v> honnêtes, mais
véritables toutefois: Entre en un bordeau, afin que tu connaisses, que
le plaisir qui ne coûte guères ne diffère rien de celui que l'on achete
bien cherement. Je conclurrai doncques en somme, et me semble que ma
conclusion à bon droit devra être plutôt estimée un oracle, que non pas
un avertissement, Que le commencement, le milieu, et la fin, en cette
matière, gît en la bonne nourriture et bonne institution: et qu'il
n'est rien qui tant serve à la vertu et à rendre l'homme bienheureux,
comme fait cela. Car tous autres biens auprès de celui-là sont petits,
et non dignes d'être si soigneusement recherchés ni requis. La Noblesse
est belle chose, mais c'est un bien de nos ancestres. Richesse est
chose précieuse, mais qui gît en la puissance de Fortune, qui l'ôte
bien souvent à ceux qui la possedaient, et la donne à ceux qui point ne
l'esperaient. C'est un but où tirent les coupe-bourses, les larrons
domestiques, et les calomniateurs: et si y a des plus méchants hommes
du monde qui bien souvent y ont part. Gloire est bien chose vénérable,
mais incertaine et muable. Beauté est bien désirable, mais de peu de
durée: Santé, chose précieuse, mais se change facilement. Force de
corps est bien souhaittable, mais aisée à perdre, ou par maladie, ou
par vieillesse: de manière que s'il y a quelqu'un qui se glorifie en la
force de son corps, il se deçoit grandement: car qu'est-ce de la force
corporelle de l'homme auprès de celle des autres animaux, j'entends
comme des Elephans, des Taureaux, et des Lions? Et au contraire, le
savoir est la seule qualité divine et immortelle en nous. Car il y a en
toute la nature de l'homme deux parties principales, l'entendement, et
la parole: dont l'entendement est comme le maître qui commande, et la
parole comme le serviteur qui obéit: mais cet entendement n'est point
esposé à la fortune: il ne se peut ôter, à qui l'a, par calomnie: il ne
se peut corrompre par maladie, ni gâter par vieillesse, pource qu'il
n'y a que l'entendement seul qui rajeunisse en vieillissant: et la
longueur du temps, qui diminue toutes choses ajoute toujours savoir à
l'entendement. La guerre, qui comme un torrent entraîne et dissipe
toutes choses, ne saurait emporter le savoir. Et me semble que Stilpon
le Megarien fit une réponse digne de mémoir, quand Demetrius ayant pris
et saccagé la ville de Megare lui demanda, s'il avait rien perdu du
sien: «Non, dit-il, car la guerre ne saurait piller la vertu.» A
laquelle réponse s'accorde et se rapporte aussi celle de Socrates,
lequel étant interrogé par Gorgias, ce me semble, quelle opinion il
avoir du grand roi, s'il l'estimait pas bienheureux: «Je ne sais,
répondit-il, comment il est pourvu de savoir et de vertu.» comme
estimant que la vraie félicité consiste en ces deux choses, non pas és
biens caduques de la fortune. Mais comme je conseille et admoneste les
peres, qu'ils n'ayent rien plus cher, que de bien faire nourrir et
instituer en bonnes meurs et bonnes lettres leurs enfants: aussi di-je,
qu'il faut bien qu'ils ayent l'oeil à ce que ce soit une vraie, pure et
sincere litterature: et au demeurant, les éloigner le plus qu'ils
pourront de cette vanité, de vouloir apparait devant une commune,
pource que plaire à une populace est ordinairement déplaire aux sages:
dequoi Euripide mêmes porte témoignage de vérité en ces vers,
Langue je n'ai diserte et affilee
Pour haranguer devant une assemblée:
Mais en petit nombre de mes egaux,
C'est là où plus à deviser je vaux:
Car qui sait mieux au gré d'un peuple dire,
Est bien souvent entre sages le pire.
Quant à moi, je vois que ceux qui s'étudient de parler à l'appétit
d'une commune ramassée, sont ou deviennent ordinairement hommes
dissolus, et abandonnés à toutes sensuelles voluptés: ce qui n'est pas
certainement sans apparence de raison: <p 4r> car si pour plaire
aux autres ils mettent à nonchaloir l'honnêteté, par plus forte raison
oublieront ils tout honneur et tout devoir, pour se donner plaisir et
déduit à eux-mêmes, et suivront plutôt les attraits de leur
concupiscence, que l'honnêteté de la tempérance. Mais au reste,
qu'enseignerons nous de bon encore aux jeunes enfants, et à quoi leur
conseillerons nous de s'adonner? C'est belle chose, que ne faire ne
dire rien temerairement: et, Comme dit le Proverbe ancien, Ce qui est
beau est difficile aussi. Les oraisons faites à l'imprévu sont pleines
de grande nonchalance, et y a beaucoup de légèreté: car ceux qui
parlent ainsi à l'étourdie ne savent là où il faut commencer, ni là où
ils doivent achever: et ceux qui s'accoutument à parler ainsi de toutes
choses promptement à la volée, outre les autres fautes qu'ils
commettent, ils ne savent garder mesure ni moyen en leur propos, et
tombent en une merveilleuse superfluité de langage: là où quand on a
bien pensé à ce que l'on doit dire, on ne sort jamais hors des bornes
de ce qu'il appartient de déduire. Pericles, ainsi comme nous avons
entendu, bien souvent qu'il était expressément appelé par son nom, pour
dire son avis de la matière qui se présentait, ne se voulait pas lever,
disant pour son excuse, «Je n'y ai pas pensé.» Demosthenes
semblablement grand imitateur de ses façons de faire au gouvernement,
plusieurs fois, que le peuple d'Athenes l'appellait nommeement pour
ouïr son conseil sur quelque affaire, leur répondait tout de même, «Je
ne suis pas preparé.» Mais on pourrait dire à l'aventure, que cela
serait un conte fait à plaisir, que l'on aurait reçu de main en main,
sans aucun témoignage certain: lui-même en l'oraison qu'il fit à
l'encontre de Midias, nous met devant les yeux l'utilité de la
preméditation: car il y dit en un passage, Je confesse, Seigneurs
Atheniens, et ne veux point dissimuler que je n'aie pris peine et
travaillé à composer cette harangue, le plus qu'il m'a été possible:
car je serais bien lâche, si ayant souffert et souffrant tel outrage,
je ne pensais bien soigneusement à ce que j'en devrais dire pour en
avoir la raison. Non que je veuille de tout point condamner la
promptitude de parler à l'imprévu, mais bien l'accoutumance de
l'exerciter à tout propos, et en matière qui ne le mérite pas: car il
le faut faire quelquefois, pourvu que ce soit comme l'on use d'une
médecine: bien dirai-je cela, que je ne voudrais point que les enfants,
avant l'âge d'homme fait, s'accoutumassent à rien dire sans y avoir
premièrement bien pensé: mais après que l'on a bien fondé la suffisance
de parler, alors est-il bien raisonnable, quand l'occasion se présente,
de lâcher la bride à la parole. Car tout ainsi comme ceux qui ont été
longuement enferrés par les pieds, quand on vient à les délier, pour
l'accoutumance d'avoir eu si longuement les fers aux pieds, ne peuvent
marcher, ains choppent à tous coups: aussi ceux qui par long temps ont
tenu leur langue serrée, si quelquefois il s'offre matière de la délier
à l'imprévu, retiennent une même forme et un même style de parler: mais
de souffrir les enfants haranguer promptement à l'imprévu, cela les
accoutume à dire un infinité de choses impertinentes et vaines. L'on
dit que quelquefois un mauvais peintre montra à Apelles un image qu'il
venait de peindre, en lui disant: «Je la viens de peindre tout
maintenant.» «Encore que tu ne me l'eusses point dit, répondit Apelles,
j'eusse bien connu qu'elle a voirement été bientôt peinte: et m'ébahi
comment tu n'en as peint beaucoup de telles.» Tout ainsi doncques (pour
retourner à mon propos) comme je conseille d'eviter la façon de dire
theatrale et pompeuse, tenant de la hautesse tragique: aussi
admoneste-je de fuir la trop basse et trop vile façon de langage,
pource que celle qui est si fort enflée surpasse le commun usage de
parler: et celle qui est si mince et si sèche, est par trop craintive.
Et comme il faut que le corps soit non seulement sain, mais davantage
en bon point: aussi faut il que le langage soit non seulement sans vice
ne maladie, mais aussi fort et robuste: pource que l'on loue seulement
ce qui est seur, mais on admire <p 4v> ce qui est hardi et
aventureux. Et ce que je dis du parler, autant en pense-je de la
disposition du courage: car je ne voudrais que l'enfant fut
présomptueux, ni aussi étonné, ne par trop craintif: pource que l'un se
tourne à la fin en impudence, et l'autre en couardise servile: mais la
maîtrise en cela, comme en toutes choses, est de bien savoir tenir le
milieu. Et ce pendant que je suis encore sur le propos de l'institution
des enfants aux lettres, avant que passer outre, je veux dire
absolument ce qui m'en semble: c'est, que de ne savoir parler que d'une
seule chose, à mon avis, est un grand signe d'ignorance, outre ce qu'à
l'exercer on s'en ennuye facilement, et si pense qu'il est impossible
de toujours y persévérer: ne plus ne moins que de chanter toujours une
même chanson, on s'en saoule et s'en fâche bientôt: mais la diversité
réjouit et délecte en cela, comme en toutes autres choses que l'on
voit, ou que l'on oit. Et pourtant faut-il que l'enfant de bonne maison
voie et apprenne de tous les arts liberaux et sciences humaines, en
passant par-dessus, pour en avoir quelque goût seulement: car
d'acquérir la perfection de toutes, il serait impossible: au demeurant
qu'il employe son principal étude en la philosophie: et cette mienne
opinion se peut mettre bien clairement devant les yeux par une
similitude fort propre: car c'est tout autant comme qui diroit, «Il est
bien honnête d'aller visitant plusieurs villes, mais expédient de
s'arrêter et habituer en la meilleure.» Or tout ainsi, disait
plaisamment le philosophe Bion, que les amoureux de Penelopé, qui
poursuivaient de l'avoir en mariage, ne pouvants jouir de la maîtresse,
se mêlèrent avec les chambrières: aussi ceux qui ne peuvent advenir à
la Philosophie, se consument de travail après les autres sciences, Qui
ne sont d'aucune valeur à comparaison d'elle. Et pourtant faut-il faire
en sorte que la Philosophie soit comme le sort principal de toute autre
étude, et de tout autre savoir. Il y a deux arts que les hommes ont
inventés pour l'entretènement de la santé du corps, c'est à savoir, la
médecine, et les exercices de la personne, dont l'une procure la santé,
et l'autre la force, et la gaillarde disposition: mais la Philosophie
est la seule médecine des infirmités et maladies de l'âme: car par elle
et avec elle nous connaissons ce qui est honnête ou déshonnête, ce qui
est juste ou injuste, et généralement ce qui est à fuir ou à élire:
comme il se faut deporter envers les Dieux, envers ses père et mère,
envers les vieilles gens, envers les lois, envers les étrangers, envers
ses supérieurs, envers ses enfants, envers ses femmes, et envers ses
serviteurs: pource qu'il faut adorer les Dieux, honorer ses parents,
révérer les vieilles gens, obeïr aux lois, céder aux supérieurs, aimer
ses amis, être modéré avec les femmes, aimer ses enfants, n'outrager
point ses serviteurs: et, ce qui est le principal, ne se montrer point
ni trop éjoui en prosperité, ni trop triste en adversité: ni dissolu en
voluptés, ni furieux et transporté en colère. Ce que j'estime être les
principaux fruits que l'on peut recueillir de la Philosophie: car se
porter généreusement en une prosperité, c'est acte d'homme: s'y
maintenir sans envie, signe de nature douce et traitable: surmonter les
voluptés par raison, de sagesse: et tenir en bride la colère, n'est pas
oeuvre que toute personne sache faire: mais la perfection, à mon
jugement, est en ceux qui peuvent joindre cet étude de la Philosophie
avec le gouvernement de la chose publique: et par ce moyen être
jouissants des deux plus grands biens qui puissent être au monde, de
profiter au public, en s'entremettant des affaires: et à soi-même, se
mettant en toute tranquillité et repos d'esprit par le moyen de l'étude
de Philosophie. Car il y a communément entre les hommes trois sortes de
vie, l'une active, l'autre contemplative, et la tierce voluptueuse:
desquelles cette derniere étant dissolue, serve et esclave des
voluptés, est brutale, trop vile, et trop basse: la contemplative
destituée de l'active, est inutile: et l'active ne communiquent point
avec la contemplative, commet beaucoup de fautes, et n'a point
d'ornement: au moyen dequoi, <p 5r> il faut essayer tant que l'on
peut de s'entremettre du gouvernement de la chose publique, et quant et
quant vaquer à l'étude de Philosophie, autant que le temps et les
affaires les pourront permettre. Ainso gouverna jadis Pericles, ainsi
Archytas le Tarentin, ainsi Dion le Syracusain, ainsi Epaminondas le
Thebain, dont l'un et l'autre fut familier et disciple de Platon. Quant
à l'institution doncques des enfants és lettres, il n'est, à mon avis,
jà besoin de s'étendre à en dire d'advantage: seulement y ajouterai-je,
que c'est chose utile, ou plutôt nécessaire, faire diligence de
recueillir les oeuvres et les livres des Sages anciens, pourvu que ce
soit à la façon des laboureurs: car comme les bons laboureurs font
provision des instruments du labourage, non pour seulement les avoir en
leur possession, mais pour en user: aussi faut-il estimer que les vrais
outils de la science sont les livres, quand on les met en usage, qui
est le moyen par lequel on la peut conserver. Mais aussi ne doit-on pas
oublier la diligence de bien exerciter les corps des enfants, ains en
les envoyant aux écoles des maîtres qui font profession de telles
dextérités, les faut quant et quant adresser aux exercices de la
personne: tant pour les rendre adroits que pour les faire forts,
robustes, et dispos: pource que c'est un bon fondement de belle
vieillesse, que la bonne disposition et robuste complexion des corps en
jeunesse. Et comme en temps calme, quand on est sur la mer, on doit
faire provision des choses nécessaires à l'encontre de la tourmente:
aussi faut-il en jeunesse se garnir de tempérance, sobrieté et
continence, et en faire reserve et munition de bonne heure, pour en
mieux soutenir la vieillesse: vrai est qu'il faut tellement dispenser
le travail du corps, que les enfants ne s'en dessèchent point, et ne
s'en treuvent puis après las et recrus quand on les voudrait faire
vaquer à l'étude des lettres: car comme dit Platon, le sommeil et la
lassitude sont contraires à apprendre les sciences. Mais cela est peu
de chose, je veux venir à ce qui est de plus grande importance que tout
ce que j'ai dit auparavant: car je dis qu'il faut que l'on exerce les
jeunes enfants aux exercices militaires, comme à lancer le dart, à
tirer de l'arc, et à chasser: pource que tous les biens de ceux qui
sont vaincus en guerre sont exposés en proie aux vaincueurs, et ne sont
propres aux armes et à la guerre les corps nourris délicatement à
l'ombre:
Mais le soudart de sèche corpulence
ayant acquis d'armes expérience,
C'est lui qui rompt des ennemis les rangs,
Et en tous lieux force ses concurrents.
Mais quelqu'un me pourra dire à l'aventure, Tu nous avais promis de
nous donner exemples et preceptes, comment il faut nourrir les enfants
de libre condition, et puis on voit que tu délaisses l'institution des
pauvres et populaires, et ne donnes enseignements que pour les nobles,
et pour les riches seulement. A cela il m'est bien aisé de répondre:
car quant à moi je désirerais, que cette mienne instruction pût servir
et être utile à tous: mais s'il y en a aucuns, à qui par faute de
moyens mes preceptes ne puissent être profitables, qu'ils en accusent
la fortune, non pas celui qui leur donne ces avertissements. Au reste
il faut, que les pauvres s'évertuent, et tâchent de faire nourrir leurs
enfants en la meilleur discipline qui soit: et si d'aventure ils n'y
peuvent ateindre, au moins en la meilleure qu'ils pourront. j'ai bien
voulu en passant ajouter ce mot à mon discours, pour au demeurant
poursuivre les autres preceptes qui appartiennent à la droite
instruction des jeunes gens. Je dis doncques notamment, que l'on doit
attraire et amener les enfants à faire leur devoir par bonnes paroles
et douces remontrances, non pas par coups de verges ni par les battre:
pource qu'il semble que cette voie-là convient plutôt à des esclaves,
que non pas à des personnes libres, pource qu'ils s'endurcissent aux
coups, et deviennent comme hebetés, et ont le travail de l'étude puis
après en horreur, partie <p 5v> pour la douleur des coups, et
partie pour la honte. Les louanges et les blâmes sont plus utiles aux
enfants nés en liberté, que toutes verges ne tous coups de fouet: l'un
pour les tirer à bien faire, et l'autre pour les retirer de mal: et
faut alternativement user tantôt de l'un, tantôt de l'autre: et
maintenant leur user de répréhension, maintenant de louange. Car s'ils
sont quelque-fois trop gais, il faut en les tensant leur faire un peu
de honte, et puis tout soudain les remettre en les louant: comme font
les bonnes nourrisses, qui donnent le tetin à leurs petits enfants
après les avoir fait un peu crier: toutefois il y faut tenir mesure, et
se garder bien de les trop haut-louer, autrement ils présument
d'eux-mêmes, et ne veulent plus travailler depuis que l'on les a loués
un peu trop. Au demeurant j'ai connu des peres, qui pour avoir trop
aimé leurs enfants, les ont enfin haïs. Qu'est-ce à dire cela? Je
l'esclarcirai par cet exemple. Je veux dire, que pour le grand désir
qu'ils avaient que leurs enfants fussent les premiers en toutes choses,
ils les contraignaient de travailler excessivement: de manière que
pliants sous le faix, ils en tombaient en maladies, ou se fâchants
d'être ainsi surchargés, ne recevaient pas volontiers ce qu'on leur
donnait à apprendre. Ne plus ne moins que les herbes et les plantes se
nourrissent mieux quand on les arrouse modereement, mais quand on leur
donne trop d'eau, on les noye et suffoque: aussi faut-il donner aux
enfants moyen de reprendre haleine en leurs continués travaux, faisant
compte, que toute la vie de l'homme est divisée en labeur et en repos:
à raison dequoi nature nous a donné non seulement le veiller, mais
aussi le dormir: et non seulement la guerre, mais aussi la paix: non
seulement la tourmente, mais aussi le beau temps: et ont été institués
non seulement les jours ouvrables, mais aussi les jours de fête. En
somme, le repos est comme la sauce du travail: ce qui se voit non
seulement és choses qui ont sentiment et âme, mais encore en celles qui
n'en ont point: car nous relaschons les cordes des arcs, des lyres, et
des violes, afin que nous les puissions retendre puis après: et bref,
le corps s'entretient par réplétion et par evacuation, aussi fait
l'esprit par repos et travail. Il y a d'autres peres qui semblablement
sont dignes de grande répréhension, lesquels depuis qu'une fois ils ont
commis leurs enfants à des maîtres et precepteurs, ne daignent pas
assister à les voir et ouïr eux-mêmes apprendre quelquefois: en quoi
ils faillent bien lourdement, car au contraire ils deussent eux-mêmes
éprouver souvent, et de peu en peu de jours, comment ils profitent, et
non pas s'en reposer et rapporter du tout à la discrétion de quelques
maîtres mercenaires: car par cette solicitude les maîtres mêmes auront
tant plus grand soin de faire bien apprendre leurs écoliers, quand ils
verront que souvent il leur en faudra rendre compte: à quoi se peut
appliquer le bon mot que dit anciennement un sage écuyer, «Il n'y a
rien qui engraisse tant le cheval, que l'oeil de son maître.» Mais sur
toutes choses, il faut exercer et accoutumer la mémoire des enfants,
pource que c'est, par manière de dire, le trésor de science: c'est
pourquoi les anciens poètes ont feint, que Mnemosyné, c'est à dire
Memoire, était la mère des Muses, nous voulants donner à entendre,
qu'il n'y a rien qui tant serve à engendrer et conserver les lettres,
et le savoir, que fait la mémoire: pourtant la faut-il diligemment et
soigneusement exerciter en toutes sortes, soit que les enfants l'ayent
ferme de nature, ou qu'ils l'ayent faible: car aux uns on corrigera par
diligence le défaut, aux autres on augmentera le bien d'icelle:
tellement que ceux-là en deviendront meilleurs que les autres, et
ceux-ci meilleurs que eux-mêmes: car le poète Hesiode a sagement dit,
Si tu vas peu avecques peu mettant,
Et plusieurs fois ce peu la répétant:
En peu de jours tu verras cela croître,
Qui par avant bien petit soûlait être.
<p 6r> davantage les peres doivent savoir, que cette partie
mémorative de l'âme ne sert pas seulement aux hommes à apprendre les
lettres, mais aussi qu'elle vaut beaucoup aux affaires du monde: pource
que la souvenance des choses passées fournit d'exemples pour prendre
conseil à l'advenir. Au surplus il faut bien prendre garde à détourner
les enfants de paroles sales et déshonnêtes: Car la parole, comme
disait Democtitus, est l'ombre du fait: et les faut duire et accoutumer
à être gracieux, affables à parler à tout le monde, et saluer
volontiers un chacun: car il n'est rien si digne d'être hai, que celui
qui ne veut pas que l'on l'abborde, et qui dedaigne de parler aux gens.
Aussi se rendront les enfants plus amiables à ceux qui converseront
autour d'eux, quand ils ne tiendront pas si roide, qu'ils ne veuillent
du tout rien concéder és disputes et questions qui se pourront émouvoir
entre eux: car c'est belle chose de savoir non seulement vaincre, mais
aussi se laisser vaincre quelquefois, mêmement és choses où le vaincre
est dommageable: car alors la victoire est véritablement Cadmiene,
comme l'on dit en commun proverbe, c'est à dire, elle tourne à perte et
dommage au vaincueur: de quoi j'ai le sage poète Euripide pour témoin
en un passage où il dit,
Quand l'un des deux qui disputent ensemble
Entre en courroux, plus avisé me semble
celui qui mieux aime coi s'arrêter,
Que de parole ireuse contester.
Au reste ce dequoi plus on doit instruire les jeunes gens, et qui leur
est de non moindre, voire j'ose bien dire de plus grande conséquence,
que tout ce que nous avons dit jusques ici: c'est, qu'ils ne soient
délicats ne superflus en chose quelconque, qu'ils tiennent leur langue,
qu'ils maîtrisent leur colère, et qu'ils ayent leurs mains nettes. Mais
voyons particulièrement combien emporte un chacun de ces quatre
preceptes, car ils seront plus faciles à entendre en les mettant devant
les yeux par exemples: comme, pour commencer au dernier, Il y a eu de
grands personnages qui pour s'être laissés aller à prendre argent
injustement, ont répandu tout l'honneur qu'ils avaient amassé au
demeurant de leur vie: comme Gylippus Lacedaemonien, qui pour avoir
descousu par dessous les sacs pleins d'argent qu'on lui avait baillés à
porter, fut honteusement banni de Sparte. Et quant à ne se courroucer
du tout point, c'est bien une vertu singulière: mais il n'y a que ceux
qui sont parfaitement sages qui le puissent du tout faire, comme était
Socrates, lequel ayant été fort outragé par un jeune homme insolent et
temeraire, jusques à lui donner des coups de pied, et voyent que ceux
qui se trouvaient lors autour de lui s'en courrouçaient amèrement, et
en perdaient patience, et voulaient courir après: «Comment, leur
dit-il, si un âne m'avait donné un coup de pied, voudriez vous que je
lui en redonnasse un autre?» toutefois il n'en demeura pas impuni: car
tout le monde lui reprocha tant cette insolence, et l'appella l'on si
souvent et tant, le regimbeur et donneur de coups de pied, que
finablement il s'en pendit et estrangla lui-même de regret. Et quand
Aristophanes fit jouer la Comoedie qui s'appelle les Nues, en laquelle
il répand sur Socrates toutes les sortes et manières d'injures qu'il
est possible, comme quelqu'un des assistants à l'heure qu'on le farçait
et gaudissait ainsi, lui demandast: «Ne te courrouces-tu point
Socrates, de te voir ainsi publiquement blasonner?» «Non certainement,
répondit-il, car il m'est avis, que je suis en ce Theatre, ne plus ne
moins qu'en un grand festin, où l'on se gaudit joyeusement de moi.»
Archytas le Tarentin et Platon en firent tout de même: car l'un étant
de retour d'une guerre, où il avait été Capitaine général, trouva ses
terres toutes en friche: et fit appeler son receveur, auquel il dit,
«Se je n'étais en colère, je te battrais bien.» Et Platon aussi s'étant
un jour courroucé à l'encontre d'un sien esclave méchant et <p
6v> gourmand, appella le fils de sa soeur Speusippus, et lui dit,
Pren moi ce méchant ici, et me le va fouetter, car quant à moi je suis
courroucé. Mais quelqu'un me dira que ce sont choses bien malaisées à
faire et à imiter. Je le sais bien: toutefois il se faut étudier, à
l'exemple de ces grands personnages-là, d'aller toujours retranchant
quelque chose de la trop impatiente et furieuse colère: car nous ne
sommes pas pour nous égaler ni accomparer à eux aux autres sciences et
vertus non plus, et néanmoins comme étant leurs sacristains et leurs
porte-torches, en manière de parler, ordonnés pour montrer aux homms
les reliques de leur sapience, ne plus ne moins que si c'étaient des
Dieux, nous essayons de les imiter, et suivre leurs pas, en tirant de
leurs faits toute l'instruction qu'il nous est possible. Quant à
refréner sa langue, pource que c'est le seul precepte des quatre que
j'ai proposés qui nous reste à discourir, s'il y a aucun qui estime que
ce soit chose petite et légère, il se fourvoye de grande torse du droit
chemin: car c'est une grande sagesse, que se savoir taire en temps et
lieu, et qui fait plus à estimer que parole quelconque: et me semble
que pour cette cause les anciens ont institué les saintes cérémonies
des mystères, à fin qu'étant accoutumés au silence par le moyen
d'icelles, nous transportions la crainte apprise au service des Dieux à
la fidélité de taire les secrets des hommes. Car on ne se repent jamais
de s'être tu, mais bien se repent on souvent d'avoir parlé: et ce que
l'on a tu pour un temps, on le peut bien dire puis après: mais ce que
l'on a une fois dit, il est impossible de jamais plus le reprendre.
j'ai souvenance d'avoir ouï raconter innumerables exemples d'hommes qui
par l'intempérance de leur langue se sont precipités en infinies
calamités entre lesquels j'en choisirai un ou deux, pour esclarcir la
matière seulement. Ptolomeus Roi d'Egypte, surnommé Philadelphus,
épousa sa propre soeur Arsinoé, and lors y eut un nommé Sotades qui lui
dit, Tu fiches l'aiguillon en un pertuis qui n'est pas licite. Pour
cette parole il fut mis en prison, là où il pourrit de misere par un
long temps, et paya la peine due à son importun caquet: et pour avoir
pensé faire rire les autres, il plora lui-même bien longuement. Autant
en fit, et souffrit aussi presque tout de même, un autre nommé
Theocritus, excepté que ce fut beaucoup plus aigrement. Car comme
Alexandre eût écrit et commandé aux Grecs, qu'ils preparassent des
robes de pourpre, pource qu'il voulait à son retour faire un solennel
sacrifice aux Dieux, pour leur rendre grâces de ce qu'ils lui avaient
octroyé la victoire sur les Barbares. Pour ce commandement les villes
de la Grèce furent contraintes de contribuer quelque somme de deniers
par tête: et lors ce Theocritus, «J'ai, dit-il, toujours été en doute
de ce qu'Homere appellait la mort purpurée, mais à cette heure je
l'entends bien.» cette parole lui acquit la haine et la malveillance
d'Alexandre le grand. Une autre fois pour avoir par un trait de
moquerie reproché au Roi Antigonus, qu'il était borgne, il le mit en un
courroux mortel, qui lui coûta la vie: car ayant Eutropion maître cueux
du Roi été élevé en quelque degré, et en quelque charge à la guerre, le
Roi lui ordonna qu'il allât devers Theocritus pour lui rendre compte,
et le recevoir aussi réciproquement de lui. Eutropion le lui fit
entendre, et alla et vint par plusieurs fois vers lui pour cet effet,
tant qu'à la fin Theocritus lui dit: «Je vois bien que tu me veux
mettre tout crud sur table, pour me faire manger à ce Cyclops.»
reprochant à l'un qu'il était borgne, et à l'autre qu'il était
cuisinier. Et lors Eutropion lui répliqua sur le champ, Ce sera
doncques sans tête: car je te ferai payer la peine que mérite cette
tienne langue effrenée, et ce tien langage forcené. comme il fit, car
il alla incontinent rapporter le tout au Roi, qui envoya aussi tôt
trancher la tête à Theocritus. Outre les susdits preceptes, il fauit
encore de jeunesse accoutumer les enfants à une chose qui est très
sainte, c'est, qu'ils dient toujours vérité, pource que le mentir est
un vice servil, digne d'être de tous hai, et non <p 7r>
pardonnable aux esclaves mêmes, qui ont un peu d'honnêteté. Or quant à
tout ce que j'ai discouru et conseillé par ci-devant, touchant
l'honnêteté, modestie, et tempérance des jeunes enfants, je l'ai dit
franchement et resoluement, sans en rien craindre ne douter: mais quant
au point que je veux toucher maintenant, je n'en suis pas bien certain,
ne bien resolu, ains en suis comme la balance qui est entre deux fers,
et ne panche point plus d'un côté que d'autre: tellement que je fais
grande doute, si je le doi mettre en avant, ou bien le détourner: mais
pour le moins faut-il prendre la hardiesse de déclarer que c'est. La
question est, Si l'on doit permettre à ceux qui aiment les enfants, de
converser et hanter avec eux, ou bien les en reculer et chasser
arrière, de sorte qu'ils n'en approchent, ni ne parlent aucunement à
eux. Car quand je considère certains peres severes et austères de
nature, qui pour la crainte qu'ils ont que leurs enfants ne soient
violés, ne veulent aucunement souffrir, que ceux qui les aiment parlent
en sorte quelconque à eux: je crains fort d'en établir et introduire la
coutume: mais aussi quand de l'autre côté je viens à me proposer
Socrates, Platon, Xenophon, Aeschines, Cebes, et toute la suite de ces
grands personnages, qui jadis ont approuvé la façon d'aimer les
enfants, et qui par ce chemin ont poussé de jeunes gens à apprendre les
sciences, et à s'entremettre du gouvernement de la chose publique, et
se former au moule de la vertu, je deviens alors tout autre, et encline
à vouloir imiter et ensuivre ces grands hommes-là, lesquels ont
Euripide pour témoin en un passage où il dit,
Amour n'est pas toujours celui du corps,
Un autre y a qui n'appéte rien, fors
L'âme qui soit vestue d'innocence,
De chasteté, justice, et continence.
Aussi ne faut-il pas laisser derrière un passage de Platon, là où il
dit moitie en riant, moitié à bon esciant, qu'il faut que ceux qui ont
fait quelques grandes prouesses en un jour de bataille, au retour ayent
privilege de baiser tel qu'il leur plaira entre les beaux. Je dirai
donc, qu'il faut chasser ceux qui ne désirent que la beauté du corps,
et admettre ceux qui ne cherchent que la beauté des âmes: ainsi faut-il
fuïr et défendre les sortes d'amour, qui se prattiquent à Thebes et en
Elide, et ce que l'on appelle le ravissement en Candie, mais bien le
faut-il recevoir tel comme il se prattique à Athenes, et en
Lacedaemone: toutefois quant à cela, chacun suive en ce propos
l'opinion qu'il en aura, et ce que bon lui semblera. Au reste ayant
désormais assez discouru touchant l'honnêteté et bonne nourriture des
enfants, je passerai maintenant à l'âge de l'adolescence, après que
j'aurai seulement dit ce mot, Que j'ai souvent repris et blâmé ceux qui
ont introduit une très mauvaise coutume de bailler bien des maîtres et
gouverneurs aux petits enfants, et puis lâcher tout à un coup la bride
à l'impetuosité de l'adolescence: là où, au contraire, il fallait avoir
plus diligemment l'oeil, et faire plus soigneuse garde d'eux qu'il ne
fallait pas des jeunes enfants: car qui ne sait que les fautes de
l'enfance sont petites, légères, et faciles à rhabiller, comme de
n'avoir pas bien obéi à leurs maîtres, ou avoir failli à faire ce qu'on
leur avait ordonné: mais au contraire, les péchés des jeunes gens en
leur adolescence, bien souvent sont enormes et infâmes, comme une
ivrongnerie, une gourmandise, larcins de l'argent de leurs peres, jeux
de dés, masques et mommeries, amours de filles, adulteres de femmes
mariées. Pourtant était-il convenable de contenir et refréner leurs
impetueuses cupidités par grand soin et grande vigilance: car cette
fleur d'âge-là ordinairement s'épargne bien peu, et est fort
chatouilleuse et endemenée à prendre tous ses plaisirs, tellement
qu'elle a grand besoin d'une grande et forte bride: et ceux qui ne
tirent à toute force à l'encontre pour la retenir, ne se donnent de
garde, qu'ils laissent à leur esprit la bride lâche à toute licence de
mal faire. C'est pourquoi il faut que les bons et sages peres,
principalement <p 7v> en cet âge là, fassent le guet, et tiennent
en bride leurs jeunes jouvenceaux, en les preschant, en les menassant,
en les priant, en leur remontrant, en leur conseillant, en leur
promettant, en leur mettant devant les yeux des exemples d'autres, qui
pour avoir ainsi été débordés et abandonnés à toutes voluptés se sont
abismés en grandes miseres et grièves calamités: et au contraire,
d'autres qui pour avoir refréné leurs concupiscences ont acquis honneur
et glorieuse renommée: «car ce sont comme les deux elements et
fondements de la vertu, l'Espoir de prix, et la Crainte de peine:»
pource que l'espérance les rend plus prompts à entreprendre toutes
choses belles et louables, et la crainte les rend tardifs à en oser
commettre de vilaines et reprochables. Bref il les faut bien
soigneusement divertir de hanter toutes mauvaises compagnies:
autremenmt ils rapporteront toujours quelque tache de la contagion de
leur méchanceté. C'est ce que Pythagoras commandait expressément en ces
preceptes énigmatiques sous paroles couvertes, lesquels je veux en
passant exposer, pource qu'ils ne sont pas de petite efficace pour
acquérir vertu: comme quand il disait, «Ne goûte point de ceux qui ont
la queue noire:» c'est autant à dire comme, ne fréquente point avec
hommes diffamés et denigrés pour leur méchante vie. «Ne passe point la
balance:» c'est à dire, qu'il faut faire grand compte de la Justice, et
se donner bien garde de la transgresser. «Ne te sied point sur le
boisseau:» c'est à dire, qu'il faut fuir oisiveté pour se pourvoir des
choses nécessaires à la vie de l'homme. «Ne touche pas à tous en la
main:» c'est à dire, ne contracte pas légèrement avec toute personne.
«Ne porter pas un anneau étroit: c'est à dire, qu'il faut vivre une vie
libre, et ne se mettre pas soi-même aux ceps. «N'attizer pas le feu
avec l'épée:» c'est à dire n'irriter pas un homme courroucé: car il
n'est pas bon de le faire, ains faut céder à ceux qui sont en colère.
«Ne manger pas son coeur:» c'est à dire, n'offenser pas son âme et son
esprit en le consumant de cures et d'ennuis. «S'abstenir de febves:»
c'est à dire, ne s'entremettre point du gouvernement de la chose
publique, pource qu'anciennement on donnait les voix avec des febves,
et ainsi procédait-on aux elections des Magistrats. «Ne jeter pas la
viande en un pot à pisser:» c'est, qu'il ne faut pas mettre un bon
propos en une méchante âme: car la parole est comme la nourriture de
l'âme, laquelle devient pollue par la méchanceté des hommes. «Ne s'en
retourner pas des confins:» c'est à dire quand on se sent près de la
mort, et que l'on est arrivé aux extremes confins de cette vie, le
porter patiemment, et ne s'en descourager point. Mais à tant je
retournerai à mon propos. Il faut, comme j'ai dit auparavant, éloigner
les enfants de la compagnie et fréquentation des méchants, specialement
des flatteurs. Car je répéterai en cet endroit ce que j'ai dit souvent
ailleurs, et à plusieurs peres: c'est qu'il n'est point de plus
pestilent genre d'hommes, et qui gâte davantage ne plus promptement la
jeunesse, que font les flatteurs, lesquels perdent et les peres et les
enfants, rendants la vieillesse des uns, et la jeunesse des autres
misérable, leurs présentants en leurs mauvais conseils un appât qui est
inevitable, c'est la volupté, dont ils les emorchent. Les peres riches
preschent leurs enfants de vivre sobrement ceux-ci les incitent à
ivrongner: ceux-là les convient à être chastes, ceux-ci à être
dissolus: ceux-là à épargner, ceux-ci à dépenser: ceux là, à
travailler, ceux-ci à jouer et ne rien faire: disants, qu'est-ce que de
notre vie? ce n'est qu'un point de temps: il faut vivre pendant que
l'on a le moyen, et non pas languir. Qu'est-il besoin se soucier des
menaces d'un père qui n'est qu'un vieil resueur, qui radotte, et a la
mort entre les dents? un de ces matins nous le porterons en terre. Un
autre viendra qui lui amenera quelque garce prise en plein bordeau, et
lui donnera à entendre * qu'elle sera sa femme: Les autres lisent et
lui produira sa femme. pour à quoi fournir, le jeune homme dérobera son
père, et ravira en un coup ce que le bon homme aura épargné de longue
main, pour l'entretènement de sa vieillesse. Bref, c'est une
malheureuse génération. Ils font semblant <p 8r> d'être amis, et
jamais ne disent une parole franche: ils caressent les riches, et
mêprisent les pauvres. Il semble qu'ils ayent appris l'art de chanter
sur la lyre pour seduire les jeunes gens: ils esclattent quand ceux qui
les nourrissent font semblant de rire: hommes faux et supposés, et la
bâtardise de la vie humaine, qui vivent au gré des riches, étant nés
libres de condition, et se rendants serfs de volonté: qui pensent qu'on
leur fait outrage, s'ils ne vivent en toute superfluité, et si on ne
les nourrit plantureusement sans rien faire: tellement que les peres
qui voudront faire bien nourrir leurs enfants, doivent nécessairement
chasser d'auprès d'eux ces mauvaises bêtes-là: et aussi en faut-il
éloigner leurs compagnons d'école, s'il y en a aucuns vicieux, car
ceux-là seraient suffisants pour corrompre et gâter les meilleures
natures du monde. Or sont bien les règles que j'ai jusques ici
baillées, toutes bonnes, honnêtes et utiles: mais celle que je veux à
cette heure déclarer est equitable et humaine: c'est, que je ne
voudrais point que les peres fussent trop âpres et trop durs à leurs
enfants, ains désirerais qu'ils laissassent aucunefois passer quelque
faute à un jeune homme, se souvenants qu'ils ont autrefois été jeunes
eux-mêmes. Et tout ainsi que les médecins mêlants et détrempants leurs
drogues qui sont amères avec quelque jus doux, ont trouvé le moyen de
faire passer l'utilité parmi le plaisir: aussi faut-il que les peres
mêlent l'aigreur de leurs répréhensions avec la facilité de clemence:
et que tantôt ils lâchent un petit la bride aux appetis de leurs
enfants, et tantôt aussi ils leur serrent le bouton, et leur tiennent
la bride roide, en supportant doucement et patiemment leurs fautes: ou
bien s'ils ne peuvent faire qu'ils ne s'en courroucent, à tout le moins
que leur courroux s'appaise incontinent. Car il vaut mieux qu'un père
soit prompt à se courroucer à ses enfants, pourvu qu'il s'appaise aussi
facilement, que tardif à se courroucer, et difficile aussi à pardonner:
car quand un père est si severe qu'il ne veut rien oublier, ne jamais
se reconcilier, c'est un grand signe qu'il hait ses enfants: pourtant
fait-il bon quelquefois, ne faire pas semblant de voir aucunes de leurs
fautes, et se servir en cet endroit de l'ouïe un peu dure et de la vue
trouble qu'apporte la vieillesse ordinairement: de sorte qu'ils ne
fassent pas semblant de voir ce qu'ils voient, ne d'ouïr ce qu'ils
oyent. Nous supportons bien quelques imperfections de nos amis,
trouverons-nous étrange de supporter celles de nos enfants? bien
souvent que nos serviteurs ivrongnent, nous ne voulons pas trop
âprement rechercher leur ivrongnerie. Tu as été quelquesfois étroit
envers ton fils, sois lui aussi quelquefois large à lui donner. Tu t'es
aucunefois courroucé à lui, une autrefois pardonne lui. Il t'a trompé
par l'entremise de quelqu'un de tes domestiques mêmes, dissimule-le, et
maîtrise ton ire. Il aura été en l'une de tes mestairies, ou il aura
pris et vendu, peut être, une paire de boeufs: il viendra le matin te
donner le bon jour sentant encore le vin, qu'il aura trop bu avec ses
compagnons le jour de devant, fais semblant de l'ignorer: ou bien il
sentira le perfum, ne lui en dis mot. ce sont les moyens de dompter
doucement une jeunesse petillante. vrai est que ceux qui sont de leur
nature sujets aux voluptés charnelles, et ne veulent pas prêter
l'oreille quand on les reprend, il les faut marier, pource que c'est le
plus certain arrêt, et le meilleur lien que l'on saurait bailler à la
jeunesse: et quand on est venu à ce point-là, il leur faut chercher
femmes qui ne soient ne trop plus nobles, ne trop plus riches qu'eux:
car c'est un precepte ancien fort sage, Pren la selon toi: pource que
ceux qui les prennent beaucoup plus grandes qu'eux, ne se donnent garde
qu'ils se trouvent non maris de leurs femmes, mais esclaves de leurs
biens. J'ajouterai encore quelques petits avertissements, et puis
mettrai fin à mes preceptes. Car devant toutes choses il faut que les
peres se gardent bien de commettre aucune faute, ni d'omettre aucune
chose qui appartienne à leur droit, à fin qu'ils servent de vif exemple
à leurs enfants, et qu'eux regardants à leur vie, comme dedans un clair
miroir, s'abstiennent à leur exemple de <p 8v> faire et de dire
chose qui soit honteuse: car ceux qui reprennent leurs enfants des
fautes qu'ils commettent eux-mêmes, ne s'avisent pas, que sous le nom
de leurs enfants il se condamnent eux-mêmes: et généralement tous ceux
qui vivent mal ne se laissent pas la hardiesse d'oser seulement
reprendre leurs esclaves, tant s'en faut qu'ils peussent franchement
tancer leurs enfants. Mais, qui pis est, en vivant mal ils leur servent
de maîtres et de conseillers de mal faire: car là où les vieillards
sont déhontés, il est bien force que les jeunes gens soient de tout
point effrontés: pourtant faut-il tâcher de faire tout ce que le devoir
requiert, pour rendre les enfants sages, à l'imitation de celle nobles
Dame Eurydicé, laquelle étant de nation Esclavonne, et par manière de
dire triplement barbare, néanmoins pour avoir moyen de pouvoir
instruire elle-même ses enfants, prit la peine d'apprendre les lettres,
étant déjà bien avant en son âge. L'Epigramme qu'elle en fit, et
qu'elle dedia aux Muses, témoigne assez comment elle était bonne mère,
et combien elle aimait cherement ses enfants:
Eurydicé Hierapolitaine
A de ces vers aux Muses fait entraîne
Qui en son coeur lui firent concevoir
L'honnête amour d'apprendre et de savoir:
Si que jà mère, et ses fils hors d'enfance,
Pour acquérir des lettres connaissance,
Où sont compris des Sages les discours,
Elle donna travail à ses vieux jours.
Or de pouvoir observer toutes les règles et preceptes ensemble, que
nous avons ci dessus déclarés, à l'aventure est-ce chose qui se peut
plutôt souhaitter, que conseiller: mais d'en imiter et ensuivre la plus
grande partie, encor qu'il y faille de l'heur et de la prosperité, si
est-ce chose dont l'homme par nature peut bien être capable, et dequoi
il peut bien venir à bout.
II. Comment il faut que les jeunes gens lisent LES POETES, ET fassent
LEUR PROFIT DES POESIES. Ce traité n'est proprement utile qu'à ceux qui
lisent les anciens Poètes Grecs ou Latins, pour se garder d'en prendre
impression d'opinions dangereuses pour la religion ou pour les moeurs.
CE que le Poète Philoxenus disait, qu'entre les chairs celles étaient
plus savoureuses qui étaient les moins chairs: et entre les poissons,
ceux qui étaient les moins poissons: s'il est vrai ou non, Seigneur
Marcus Sedatus, laissons-le decider et juger à ceux qui ont, comme
disait Caton, le palais plus aigu et plus sensitif que le coeur. Mais
que les bien fort jeunes personnes prennent plus de plaisir, qu'ils
obeïssent plus volontiers, et qu'ils se laissent plus facilement mener
aux discours de la Philosophie, qui tiennent moins du Philosophe, et
qui semblent plutôt être dits en jouant qu'à bon esciant, c'est chose
toute évidente et notoire: car nous voyons, qu'en lisant non seulement
les fables d'Aesope, et les fictions des Poètes: mais aussi le livre de
Heraclides intitulé Abaris, et de Lycon <p 9r> d'Ariston, là où
sont les opinions que les Philosophes tiennent touchant l'âme, mêlées
parmi des contes faits à plaisir, ils sont par manière de dire ravis
d'aise et de joie. Pourtant faut-il bien avoir l'oeil à ce qu'ils
soient non seulement honnêtes és voluptés du boire et du manger, mais
encore plus les accoutumer à user sobrement du plaisir et de la
délectation en ce qu'ils liront ou écouteront, comme d'une sauce
appetissante, pour en tirer et faire mieux savourer ce qu'il y aura de
salutaire et de profit: car les portes closes d'une ville ne la
garderont pas d'être prise, si elle reçoit les ennemis par une seule
qui soit demeurée ouverte: ni la continence és voluptés des autres
sentiments ne préservera pas un jeune homme d'être dépravé, si par
mégarde il se laisse aller aux plaisirs de l'ouie: ains d'autant
qu'elle approche plus près du propre siege de l'entendement et de la
raison, qui est le cerveau: d'autant blesse et gâte elle plus celui qui
la reçoit, si l'on n'en fait bien soigneuse garde. Parquoi n'étant à
l'aventure pas possible ni profitable avec, interdire de tout point la
lecture des poètes à ceux qui sont jà de l'âge de tons fils Cleander,
et du mien Soclarus, gardons les, je te prie, bien diligemment, comme
ceux qui ont plus grand besoin de guide et de conduitte en leurs
lectures, qu'ils n'ont pas en leurs allures. C'est la raison pour
laquelle il m'a semblé, que je te devais envoyer par écrit ce que
naguere je discouru touchant les écrits des poètes, afin que tu le
lises, et que si tu treuves que les raisons y déduittes ne soient de
moindre efficace et vertu que les pierres que l'on appelle Amethystes,
que quelques-uns prennent, et se les attachent autour du col pour se
garder d'enivrer en leurs banquets, où ils boivent d'autant, tu en
faces part et les communiques à ton Cleander, et en preoccupes son
naturel, qui pour n'être pesant ni endormi en chose quelconque, ains
par tout esveillé, véhément et vif, en sera de tant plus facile à mener
par tels avertissements:
Au chef du poulpe il y a quelque bien,
Et quelque chose aussi qui ne vaut rien.
C'est pource que la chair en est plaisante au goût, à qui la mange,
mais elle fait songer de mauvais songes, et imprime en la fantasie des
visions étranges et turbulentes, ainsi comme l'on dit: aussi y a il en
la poésie beaucoup de plaisir, et bien de quoi repaître et entretenir
l'entendement d'un jeune homme de bon esprit, mais il n'y a pas moins
aussi de quoi le troubler et le faire vaciller, si son ouie n'est
guidée et régie par sage conduite. Car on peut bien dire, non seulement
de la terre d'Aegypte, mais aussi de la poésie,
Drogues y a pêle-mêle à foison,
De médecine, et aussi de poison,
Qu'elle produit à ceux-là qui s'en servent.
Leants caché est amour gracieux,
Desir, attrait, plaisir delicieux,
Et doux parler, qui bien souvent abuse
Des plus savants et des plus fins la ruse.
Car la manière dont elle trompe ne touche point à ceux qui sont trop
grossiers et trop lourds: ainsi comme répondit un jour Simonides, quand
on lui demanda pourquoi il ne trompait les Thessaliens aussi bien comme
les autres Grecs: pour ce, dit-il, qu'ils sont trop sots et trop
ignorants pour être trompés par moi. Et Gorgias le Leontin soûlait
dire, que la Tragoedie était une sorte de tromperie, de laquelle celui
qui avait trompé était plus juste, que celui qui n'avait point trompé:
et celui qui en avait été trompé était plus sage, que celui qui ne
l'avait point été. Comment ferons nous doncques? contraindrons nous les
jeunes gens de monter sur le brigantin d'Epicurus, pour passer par
devant et fuir la poésie, en leur plastrant et bouschant les oreilles
avec de la cire non fondue, ne plus ne moins que fit jadis <p 9v>
Ulysses à ceux d'Ithace? ou si plutôt environnants et attachants leur
jugement avec les discours de la vraie raison, pour les engarder qu'ils
ne branlent, et qu'ils n'enclinent par le moyen des allechements du
plaisir, à ce qui leur pourrait nuyre, nous les redresserons et
préserverons? Car Lycurgus le fils du fort Dryas n'eut pas
l'entendement sain ne bon quand il fit par tout son Royaume couper et
arracher les vignes, pour autant qu'il voyait que plusieurs se
troublaient de vin et s'enivraient: là où il devait plutôt en approcher
les Nymphes, qui sont les eaux des fontaines, et retenir en office un
dieu fol et enragé, comme dit Platon, par un autre sage et sobre: car
la mêlange de l'eau avec le vin lui ôte la puissance de nuyre, et non
pas ensemble la force de profiter: aussi ne devons nous pas arracher ni
détruire la poésie, qui est une partie des lettres et des muses: Mais
là où les fables et fictions étranges et theatriques d'icelle, pour la
grande et singulière délectation qu'elles donnent en les lisant, se
voudraient présomptueusement élever, dilater et étendre jusques à
imprimer quelque mauvaise opinion, alors mettants la main au-devant,
nous les réprimerons et arrêterons: et là où la grâce sera conjointe
avec quelque savoir, et la douceur attrayant du langage ne sera point
sans quelque fruit, et quelque utilité, là nous y introduirons la
raison de philosophie, et découvrirons le profit qui y sera. Car ainsi
comme la Mandragore croissant auprès de la vigne, et transmettant par
infusion sa force naturelle au vin qui en sort, cause puis après, à
ceux qui en boivent, une plus douce et plus gracieuse envie de dormir:
aussi la Poésie prenant les raisons et arguments de la philosophie, en
les mêlant parmi des fables, en rend la science plus aisée et plus
agréable à apprendre aux jeunes gens. Au moyen dequoi, ceux qui
désirent à bon escient philosopher, ne doivent pas rejeter les oeuvres
de poésie, mais plutôt chercher à philosopher dedans les écrits des
poètes, en s'accoutumant à trier et séparer le profit d'avec le
plaisir, et l'aimer: autrement, s'il n'y a de l'utilité, le trouver
mauvais, et le rebuter: car aimer le profit qui en vient, est certes le
commencement de bien apprendre, et comme dit Sophocles,
Qui bien commence en toute chose, il semble
Qu'après la fin au principe resemble.
En premier lieu doncques, le jeune homme que nous voudrons introduire à
la lecture des Poètes, nous l'advertirons qu'il ne doit rien avoir si
bien imprimé en son entendement, ne si à la main, que ce commun dire,
Communément Poètes sont menteurs.
Et mentent aucunefois volontairement, et aucunefois malgré eux:
volontairement, pource que désirants plaire aux oreilles, ce que la
plupart des lisants demandent, ils estiment la vérité plus austère pour
le faire, que non pas le mensonge: car la vérité racontant la chose
comme de fait elle a été, encor que l'issue en soit malplaisante, ne
laisse pas pourtant de la dire: mais un conte qui est inventé à
plaisir, se glisse facilement, et se détourne habilement de ce qui
ennuye à ce qui chatouille d'aise et de plaisir: car il n'y a rime, ni
carme, ni langage figuré, ni hautesse de style, ni translation bien
prise, ni douce liaison de paroles bien coulantes, qui ait tant de
grâce, ni tant de force d'attraire, et de retenir, comme a la
disposition d'un conte fait à plaisir, bien entrelassé et bien déduit.
Mais ne plus ne moins qu'en la peinture, la couleur a plus d'efficace
pour émouvoir, que n'a le simple trait, à cause de je ne sais quelle
resemblance d'homme qui deçoit notre jugement: aussi és poésies, le
mensonge mêlé avec quelque vérisimilitude, excite plus, et plaît
davantage, que ne saurait faire tout l'étude que l'on saurait employer
à composer de beaux carmes, ni à bien polir son langage, sans mêlange
de fables et de fictions poétiques: d'où vient que l'ancien Socrates,
qui toute sa vie avait fait grande profession de combattre pour la
défense de la vérité, s'étant un jour voulu mettre à la poésie, à cause
de quelques <p 10r> illusions qu'il avait eues en songeant, ne se
trouva point, à l'essai, propre ni ayant bonne grâce à inventer des
menteries: au moyen dequoi il mit en vers quelques unes des fables
d'Aesope, comme ni ayant point de poésie, là où il n'y a point de
menterie. Car il y a bien des sacrifices où l'on ne danse point, et où
l'on ne joue point des flûtes, mais nous ne savons point de poésie, où
il n'y ait point de fiction et de menterie: pource que les vers
d'Empedocles, les carmes de Parmenides, le livre de la morsure des
bêtes venimeuses, et des remedes de Nicander, et les sentences de
Theognis, ce sont oraisons qui ont emprunté de la poésie la hautesse du
style, et la mesure des syllabes, ne plus ne moins qu'une monture, pour
eviter la bassesse de la prose. Quand donques il y a és compositions
poétiques quelque chose étrange et fâcheuse dite touchant les Dieux ou
demi-dieux, ou touchant la vertu de quelque excellent personnage et de
grand renom, celui qui reçoit cela comme une vérité, s'en va gâté et
corrompu en son opinion: mais celui qui se souvient toujours, et se
ramène devant les yeux les charmes et illusions, dont la poésie se sert
ordinairement à controuver et inventer des fables, et qui lui peut dire
à tout propos,
O trompeuse étant plus maculee
Que n'est la peau de l'Once tavelée,
pourquoi est-ce qu'en jouant tu fronces tes sourcils, et pourquoi en me
trompant fais-tu semblant de m'enseigner? celui-là n'en souffrira
jamais rien de mal, ni ne recevra en son entendement aucune mauvaise
impression, ains se reprendra soi-même, quand il aura peur de Neptune,
craignant qu'il n'ouvre et ne fende la terre jusques à découvrir les
enfers, et reprendra aussi Apollo se courrouçant pour le premier homme
du camp des Grecs,
Aegistus qui tua Agamemnon.
lui qui si haut ses louanges chantait,
lui qui propos semblables en contait,
Qui au festin lui-même était assis,
C'est celui seul qui l'a, non autre, occis.
Aussi réprimera-il les larmes d'Achilles trêpassé, et d'Agamemnon aux
enfers, qui pour le désir de revivre, et le regret de cette vie,
tendent leurs faibles et débiles mains: et si d'aventure il se trouve
aucunefois troublé de passions, et surpris d'enchantement et
ensorcellement, il ne feindra point de dire en soi-même,
Retourne t'en vitement sans séjour
Là sus où est la lumière du jour:
Et retien bien fermement en mémoire
Tout ce qui est dedans cette ombre noir,
Pour le conter ci-après à ta femme.
Homere a dit plaisamment ce mot-là, au lieu de son Odyssee où il décrit
les enfers, comme étant un conte propre à faire devant les femmes, à
cause de la fiction, Ce sont doncques semblables choses que les Poètes
feignent volontairement, mais il y en a d'autres en plus grand nombre,
qu'ils ne feignent et ne controuvent pas, ains pource qu'ils les
pensent et les craient eux-mêmes ainsi, ils nous attachent la fausseté,
comme ayant Homere dit de Jupiter,
Deux sorts de mort il mit en la balance,
L'un d'Achilles, l'autre de la vaillance
Du preux Hector, lesquels il sous-pesa
Par le milieu: mais d'Hector plus pesa
Le sort fatal, tirant sa destinee
Vers la maison aux ombres assignée,
Ainsi Phoebus adonc l'abandonna.
Aeschylus a ajouté à cette fiction toute une Tragoedie entière,
laquelle il a intitulée, <p 10v> Le pois ou la balance des âmes:
faisant assister à l'un des bassins de la balance de Jupiter, d'un côté
Thetis, et de l'autre côté l'Aurore, lesquelles prient pour leurs fils
qui combattent: et néanmoins il n'est homme qui ne voie clairement, que
c'est chose feinte, et fable controuvée par Homere, pour donner
plaisir, et apporter ébahissement au lecteur. Mais ce passage,
C'est Jupiter qui meut toute la guerre,
Dont les humains sont travaillés sur terre. Et cettui-ci,
Dieu sourdre fait de la guerre achoison
Quand ruiner il veut une maison:
Tous tels propos sont par eux affermés selon la créance et l'opinion
qu'ils ont: en quoi ils sement parmi nous, et nous communiquent
l'erreur et l'ignorance, en laquelle ils sont touchant la nature des
Dieux. Semblablement les étranges merveilles des enfers, et les
décritions qu'ils en font, desquelles par paroles effroiables ils nous
peignent et impriment des appréhensions et imaginations de fleuves
brulans, de lieux horribles, de tourments épouventables: il n'y a
personne qui n'entende bien qu'il y a bien de la fable et de la fiction
en cela, ne plus ne moins qu'és viandes que l'on ordonne aux malades,
il y a quant-et-quant beaucoup de la force des drogues medicinales. Car
ni Homere, ni Pindare, ni Sophocles, n'ont point écrit ces choses des
enfers, pensants qu'elles fussent ainsi:
Là où les rivières dormantes
De la nuit aux eaux croupissantes,
Rendent un brouillas infini
De tenebres en l'air bruny.
Et, Vers le rocher tout blanc sur le rivage
De l'Ocean dressèrent leur voyage.
Et, C'est le reflux de l'abisme profond;
Par où l'on va des enfers au noir fond.
Et quant à ceux qui redoutent la mort, ou qui la regrettent et
lamentent, comme chose pitoyable, ou la privation de sepulture, comme
chose misérable, en telles paroles,
Ne m'abandonne ainsi sans sepulture,
En t'en allant, sans pleurer ma mort dure.
Et, L'âme prenant hors du corps sa volée,
En soupirant aux enfers est allée,
Pour le regret de laisser en douleur,
Avant son temps, de jeunesse la fleur.
Et, Ne me tuez avant que je sois mûre,
Me contraignant d'aller faire demeure
Entre les morts, sous la terre pesante:
La lumière est à voir trop plus plaisante.
Toutes telles paroles (di-je) sont de personnes passionnées, et jà
prevenues d'erreur d'opinion: pourtant nous émeuvent et troublent elles
davantage, quand elles nous trouvent pleins de la passion et de la
faiblesse de coeur, dont elles procèdent. Au moyen dequoi, il se faut
de bonne heure pourvoir et preparer à l'encontre, ayants toujours cette
sentence qui nous sonne aux aureilles, La poésie ne se soucie pas
guères de dire vérité: et si y a plus, que la vérité de telles choses
est très difficile à trouver et à comprendre, voire à ceux mêmes qui ne
travaillent à autre besogne, qu'à chercher l'intelligence et la
connaissance de ce qui est, ainsi comme eux-mêmes le confessent: auquel
propos il servira d'avoir toujours en main ces vers d'Empedocles,
Il n'y a oeil d'homme qui le sût voir,
ni de l'ouïr aureille n'a pouvoir,
<p 11r> Et n'est esprit humain qui pût étendre
Son pensement jusques à le comprendre.
Et ceux-ci de Xenophanes,
Il ne sera, et n'a oncques été
Homme qui sût avec certaineté
Que c'est des Dieux, ni de tout l'univers,
Dequoi je vais discourant en mes vers.
Semblablement aussi les paroles de Socrates en Platon, s'excusant avec
serment, qu'il ne sait et n'entend rien de ces choses-là : car par ce
moyen les jeunes hommes ajouteront moins de foi au dire des poètes
touchant cela, en l'inquisition dequoi ils verront que les Philosophes
mêmes se perdent et s'éblouissent. Encore arrêterons nous davantage la
créance du jeune homme, que nous voudrons mettre à la lecture des
Poètes, quand premier que d'y entrer nous lui figurerons et décrirons,
que c'est de la Poésie: en lui faisant entendre, que c'est un art
d'imiter, et une science répondante à la peinture: et lui alléguant non
seulement ce commun dire que est en la bouche de tout le monde, Que la
Poésie est peinture parlante, et la peinture une Poésie muette: mais
aussi lui enseignant, que quand nous voyons un lezard bien peint, ou un
singe, ou la face d'un Thersites, nous y prenons plaisir, et le louons
à merveilles, non comme chose belle de soi, ains bien contrefaite après
le naturel: car ce qui est laid de soi, ne peut être beau: mais l'art
de bien faire resembler soit chose belle, ou chose laide, est toujours
estimée: et au contraire, qui voulant portraire un laid corps ferait
une belle image, ne ferait chose ni bien séante, ni semblable. Il se
trouve des peintres qui prennent plaisir à peindre des choses étranges
et montrueuses, comme Timomachus, qui peignit en un tableau, comme
Medee tua ses propres enfants: et Theon, comme Orestes tua sa mère:
Parrasius, la fureur et rage simulée d'Ulysses: et Chaerephanes qui
contrefeit des lascifs et impudiques embrassements d'hommes et de
femmes. Esquels arguments, et semblables, par accoutumance de souvent
lui recorder, il faut faire que le jeune homme entende, que l'on ne
loue pas le fait en soi, du quel on voit la représentation, mais
l'artifice de celui qui l'a pu si ingenieusement, et si parfaitement
représenter au vif. Pareillement aussi pource que la poésie représente
quelquefois par imitation, de méchants actes, des passions mauvaises,
et des moeurs vicieuses et reprochables, il faut que le jeune homme
sache, que ce que l'on admire en cela, et que l'on trouve singulier, il
ne le doit pas recevoir comme véritable, ni l'approuver comme bon, ains
le louer seulement comme bien convenable et bien approprié à la
personne, et à la matière sujette: car tout ainsi comme il nous fâche
et nous déplait quand nous oyons ou le grongnement d'un pourceau, ou le
cri que fait une roue mal ointe, ou le sifflement des vents, ou le
mugissement de la mer: mais si quelque bouffon et plaisant le sait bien
contrefaire, comme Parmeno jadis contrefaisait le cochon, et un
Theodorus les grandes roues à puiser de l'eau des puits, nous y prenons
plaisir. Semblablement aussi fuyons nous une personne malade ou pourrie
d'ulceres, comme chose hydeuse à voir, et néanmoins quand nous venons à
voir le Philoctetes d'Aristophon, et la Jocasta de Silanion, où l'un
est décrit, comme tombant par pièces, et l'autre comme rendant
l'esprit, nous en recevons délectation grande: aussi le jeune homme
lisant ce que Thersites un plaisant, ou Sisyphus un amoureux débaucheur
de filles, ou Batrachus un maquereau, va disant ou faisant, soit
instruit et averti de louer l'art et la suffisance de celui qui les a
bien su naïvement représenter, mais au demeurant de blâmer et detester
les actions et conditions qu'il représente: car il y a grande
différence entre représenter bien, et représenter chose bonne: pource
que le représenter bien, c'est à dire, naïvement et proprement ainsi
qu'il appartient: or les choses déshonnêtes sont propres et convenables
aux personnes <p 11v> déshonnêtes. Et comme les souliers du
boiteux Demonides, qui avait les pieds bots, lesquels ayant perdus, il
priait aux Dieux qu'ils fussent bons à celui qui les lui avait dérobés,
ils étaient bien mauvais de soi, mais bons et propres pour lui: Aussi
ce propos
Si violer la justice et le droit
Il est licite à l'homme en quelque endroit,
C'est pour regner qu'il le se doit permettre,
Au demeurant rien de mal ne commettre. Et ceux-ci,
cherche d'avoir d'homme droit le renom,
Mais les effets et justes oeuvres non:
Ains va faisant tout ce, dont tu verras
Que recevoir du profit tu pourras. Et ceux-ci,
Si ne la prends, je pers tout un talent,
Auquel son doire on dit équivalent:
Et puis est-il possible que je vive,
Ayant failli à telle lucrative?
Pourrai-je bien dormir, après avoir
Refusé tant d'argent à recevoir?
Mon âme étant hors de ce monde ôtée,
N'en sera elle aux enfers tormentée,
Comme ayant trop mauditement mêpris
Contre ce saint talent d'argent non pris?
Ce sont tous méchants propos, et faux, mais qui conviennent bien à un
Etheocles, à un Ixion, et à un vieillard usurier. Si doncques nous
advertissions les jeunes gents, que les Poètes n'écrivent pas telles
choses, comme s'ils les louoyent et les approuvaient, mais que sachants
bien que ce sont mauvais et méchants langages, il les attribuent aussi
à de mauvaises et méchantes personnes: en ce faisant ils ne recevront
aucunes pernicieuses impressions des poètes, ains au contraire la
suspicion qu'ils prendront de la personne qui parlera, leur fera
incontinent trouver mauvaise la parole et la sentence, comme étant
faite ou dite par une méchante et vicieuse personne. A quoi servira
d'exemple ce que fait Paris en Homere, qui s'enfuyant de la bataille
s'en va coucher dedans le lit avec la belle Helene: car n'ayant le
poète nulle part ailleurs introduit homme qui aille de plein jour
coucher avec sa femme, il montre assez clairement, qu'il juge et répute
telle incontinence reprochable et honteuse. En quoi il faut aussi bien
prendre garde, si le poète même en donne point quelque demontration,
qu'il tienne lui-même tels langages pour mauvais, ainsi comme a fait
Menander au prologue de sa Comedie qu'il appelle Thais:
Muse dis moi qui est cet effrontée,
Belle non moins que fine et assettée,
A ces amants faisant dix mille torts,
Leur demandant, et les chassant dehors,
Ne leur portant à nul affection,
Et leur usant à tous de fiction?
Desquels avertissements Homere entre autres use très sagement: car il
reprend et blâme ordinairement les mauvais propos, avant que de les
faire dire: et au contraire, il loue et recommande les bons, en cette
manière,
Lors il lui tint un propos doux et sage. Et ailleurs,
En s'approchant, d'un parler lui usa
Si gracieux, que son ire appaisa.
Et en reprenant le mauvaus avant le coup, il semble qu'il proteste par
manière de dire, et qu'il dénonce que l'on s'en donne de garde, et que
l'on ne s'y arrête point, non <p 12r> plus qu'à chose de mauvais
et dangereux exemple: comme quand il veut décrire les grosses paroles
que dit Agamemnon au prêtre d'Apollo, abusant irrévéremment de sa
dignité, il met devant,
Cela au fils d'Atreus point ne pleut,
Ains de despit que son gros cueur en eut,
Il renvoya le prêtre malement.
Ce malement signifie, qu'il le renvoya traité outrageusement,
temerairement et superbement, outre toute honnêteté du devoir. Aussi
fait il prononcer à Achilles des paroles outrageuses et temeraires,
Ivrongne aux yeux éhontés comme un chien,
Au coeur de cerf qui de valeur n'a rien.
y adjousant et subjoignant un même jugement qu'aux autres,
Achilles dit, de rechef furieux,
Au fils d'Atreus propos injurieux,
N'étant encor point son ire assouvie.
Car il est vraisemblable que rien ne peut être beau ni honnête, qui
soit di âprement et en colère. Ce qu'il observe non seulement aux
paroles, mais aussi aux faits,
Ainsi parla, puis au corps dépouillé
Du preux Hector fit un acte fouillé,
De peu d'honneur, l'étendant sur sa face
Tout de son long, auprès du lit et place
Où Patroclus vivant soûlait coucher.
Il use aussi fort à propos d'autres répréhensions, après les choses
passées, donnant lui-même sa sentence touchant ce qui s'est dit ou fait
peu devant, comme, pour exemple, après la narration de l'adultère de
Mars, il fait que les Dieux disent,
Ce n'est vertu que faire oeuvre illicite,
Car le boiteux attrape enfin le vite.
Et en un autre passage, après l'audace présomptueuse de Hector, et sa brave vanteterie il dit:
Le haut parler d'Hector en se vantant,
Alla Juno contre lui irritant.
Et touchant le couple de flèche que délâcha Pandarus,
Ainsi Pallas avec son saint langage,
Persuada son esprit trop volage.
Telles sentences doncques, et telles opinins des poètes, qui sont
couchées en paroles expresses, sont aisées à discerner et connaître à
qui y veut un peu prendre garde: mais encores donnent ils d'autres
instructions par les faits, ainsi comme l'on dit, que Euripides
répondit un jour à quelques-uns qui blâmaient Ixion, en l'appellant
malheureux et maudit des Dieux: Aussi ne l'ai-je jamais laissé, ce leur
dit-il, sortit hors de l'eschaffaud, que je ne l'aie attaché et cloué
bras et jambes à une roue. Il est bien vrai, qu'en Homere, il n'y a
point de telle manière de doctrine, en termes expres, mais qui voudra
considérer un peu de près les fables et fictions qui sont les plus
blâmées en lui, il y trouvera au dedans une très utile instruction et
speculation couverte, combien que quelques-uns les tordants à force, et
les tirants, comme l'on dit, par les cheveux, en expositions
allégoriques (ainsi que nous les appellons maintenant, là où les
anciens les nommaient soupçons) vont disant, que la fiction de
l'adultère de Mars avec Venus signifie, que quand la planète de Mars
vient à être conjointe avec celle de Venus en quelques nativités, elle
rend les personnes enclines à adulteres: mais quand le Soleil vient à
se lever là dessus, leurs adulteres sont sujets à être découvers et
pris sur le fait. Quant à l'embellissement de <p 12v> Juno, et à
la fiction du tissu qu'elle emprunta de Venus, ils veulent que cela
signifie une purgation et purification de l'air qui se fait quand on
approche du feu: comme si le poète lui-même ne donnait pas les
solutions et expositions de telles doutes: car en la fable de
l'adultère de Venus son intention n'est autre, que de donner à
entendre, que la Musique lascive, les chansons dissolues, et les propos
que l'on tient sur des mauvais arguments, rendent les moeurs des
personnes désordonnées, leurs vies lubriques et efféminées, les hommes
sujets à leur plaisir, aux délices, aux voluptés, et aux amours de
folles femmes,
Souvent changer de lits delicieux,
De baings aussi, et d'habits précieux.
Pourtant fait-il qu'Ulysses commande au Musicien qui chantait sur la lyre:
Change propos, et dis en ta chanson
Du grand cheval de Troie la façon.
Nous donnant la-dessous un bon enseignement, qu'il faut que les
Chantres, Musiciens, et Poètes prennent les arguments de leurs
compositions des hommes sages et vertueux: et en la fiction de Juno il
a très bien voulu montrer, que l'amour et la grâce que les femmes
gagnent sur les hommes par charmes, sorcelleries et enchantemens, avec
fraudes et tromperies, non seulement est chose de peu de durée, mal
assurée, et dont l'homme se lasse, et se fâche bientôt, mais aussi qui
se tourne le plus souvent en courroux et âpre inimitié, aussi tôt que
la volupté en est passée: car il fait que Jupiter en ce lieu-là menasse
ainsi Juno, et lui use de telles paroles,
Tu connaitras alors, que profité
Rien ne t'aura du lit la volupté,
Que me tirant à part hors l'assemblée
Des Dieux par dol tu as eue à l'emblée.
Car le récit et la représentation des oeuvres vicieuses, pourvu qu'à la
fin elle rende à ceux qui les ont faites la honte, le déshonneur et le
dommage qu'ils méritent, elle ne nuit point, ains plutôt profite aux
écoutants: pource que les Philosophes usent d'exemples pris des
histoires, pour admonester et instruire les lisants par choses qui
réelement sont, ou qui ont été: mais les Poetes inventent et
controuvent les choses par lesquelles ils nous veulent enseigner. Qui
plus est, tout ainsi comme Melanthius, fut ou en jeu, ou à bon esciant,
disait que l'état d'Athenes demeurait sur ses pieds, et se maintenait
par la division qui était entre les Orateurs, à cause qu'ils ne
panchaient pas tous d'un côté, et ainsi par le discord qui regnait
entre ceux qui maniaient les affaires, il se faisait toujours quelque
contrepois à l'encontre de ce qui était dommageable à la chose
publique: aussi les contrarietés qui se trouvent entre les dits des
poètes, ôtants réciproquement la foi les uns aux autres, empêchent que
ce qu'il y a de dangereux et de nuisible ne soit de si grand pois.
Quand donques en approchant telles sentences l'une de l'autre, il nous
apparaitra qu'il y aura contradiction évidente, alors il faudra
encliner et favoriser à la meilleure: comme,
Souvent, mon fils, les habitants des cieux
Font tresbucher les hommes soucieux. Au contraire,
Il n'y a rien, pour sa faute escuser,
Si à la main que les Dieux accuser. Et ceux-ci,
Prend ton plaisir à des biens amasser,
Non à savoir ou vertu prochasser. Au contraire,
C'est chose trop grossière, que d'avoir
Planté de biens, et rien plus ne savoir. Et ailleurs,
A. Qu'est il besoin pour les Dieux que tu meures?
B. Il est meilleur. faire service aux Dieux
<p 13r> Ne m'a jamais semblé laborieux.
Toutes telles diversités et contrarietés de sentences ont leurs
solutions prêtes à la main, si (comme nous avons dit peu devant) nous
adressons le jugement des jeunes gens à adherer à la meilleure. Mais
quand il se trouvera quelque propos dit méchamment, et que la réponse
n'y sera pas toute prompte pour le confondre sur le champ, il le faudra
lors réfuter et condamner par autres sentences contraires que les mêmes
poètes auront écrittes ailleurs, sans autrement s'en offenser ni
courroucer à eux, ains estimer que ce sont propos dits par jeu, ou
seulement pour représenter le naturel de quelque personnage. à
l'encontre doncques des fictions qui sont en Homere, quand il fait que
les Dieux se jettent les uns les autres du haut en bas, ou qu'ils sont
blessés en bataille par les hommes, ou qu'ils tancent les uns aux
autres, et qu'ils on debats ensemble, tu pourras sur le champ opposer,
si tu veux, ce qu'il dit,
Tu pouvais bien, si tu eusses voulu,
Tenir propos qui eussent mieux valu.
Et certainement tu parles, et entends bien mieux les matières ailleurs en ces passages,
Les Dieux vivants sans travail à leur aise. Et en cet autre,
Les Dieux seuls ont joyé perpetuelle. Et ailleurs,
Les Dieux pour eux ont retenu liesse,
Et resigné aux hommes la tristesse.
Car ce sont-là les vraies et certaines opinions que l'on doit avoir des
Dieux, et toutes ces autres fictions-là ont été controuvées seulement
pour donner plaisir aux lisans. Au cas pareil là où Euripides en un
lieu dit,
Les dieux puissants, trop plus que nous ne sommes,
Vont abusant nous autres pauvres hommes
Par plusieurs tours de ruse trompeuse.
Il y faudra ajouter ce qu'il dit trop mieux, et plus véritablement en un autre passage,
Si quelque mal les Dieux aux hommes font,
Certainement vrais Dieux plus ils ne sont.
Et comme ainsi soit que Pindare dise fort aigrement et vindicativement en un lieu,
Il faut tout tenter et faire,
Pour son ennemi défaire:
Il lui faut opposer, voire-mais tu dis toi-même en un autre passage,
Toujours d'une douceur traîtresse
La fin est pleine de détresse.
Et Sophocles dit en un lieu,
Le gain toujours est chose délectable,
quoi que n'en soit le moyen véritable.
Mais nous avons entendu de lui en un autre passage,
Jamais ne fut de bon fruit rapporteur
Un parler vain et langage menteur.
Et à l'encontre de ces propos qui se lisent touchant l'avoir et la richesse,
Richesse prend ce qui est accessible,
Et ce qui est du tout inaccessible.
Et, Possible n'est que de ses amours puisse
Jouïr le pauvre, encor qu'il en jouisse.
Au contraire,
Langue diserte est cause qu'un visage
Laid et hideux nous semble beau et sage.
On lui peut mettre à l'encontre plusieurs autres bonnes sentences de Sophocles même:
<p 13v> L'homme qui n'est de biens mondains fourny
Ne laisse pas d'être d'honneur garny. Et cette-ci,
Pour mendier, l'homme pis ne vaut mie,
pourvu qu'il ait sagesse et preudhommie. Et d'autres,
Dequoi sert tant de vertus acquérir,
vu que cela qui fait l'homme florir
En tout bon heur, la richesse opulente,
Vient de malice, et ruse fraudulente?
Menander aussi véritablement en quelque endroit a un peu trop haut-loué
et exalté la concupiscence de volupté, mêmement pour ceux qui de nature
sont chauds, âpres, et d'eux-mêmes sujets à l'amour:
Tout ce qui est en ce monde vivant,
Et la chaleur du Soleil recevant.
Commune à tous, il est, il a été,
Et sera serf toujours à volupté.
Mais toutefois ailleurs il nous en détourne, et nous retire fort à
l'honnêteté, refrénant l'insolence de l'impudicité, quand il dit,
La volupté de déshonnête vie,
Toujours enfin de reproche est suivie.
Ces derniers propos sont à demi contraires aux premiers, mais bien
sont-ils meilleurs et plus utiles: ainsi cet approchement de propos
contraires, en les considérant ainsi l'un devant l'autre, fera l'un des
deux effets, car ou il attirera les jeunes gens à ce qui sera la
meilleur, ou pour le moins il ôtera et diminuera de la foi aux pires:
mais si d'aventure les poètes ne baillent eux-mêmes les réponses et
solutions à quelques propos étranges qu'ils diront, il ne sera pas
mauvais de leur opposer les sentences contraires d'autres hommes
illustres, pour les mettre à l'épreuve de la balance à l'encontre des
meilleurs: comme, pour exemple, le poète Alexis émeut à l'aventure
quelques-uns par ces vers,
Si l'homme est sage, il doit de tous côtés
Aller faisant amas de voluptés,
Dont il y a trois espèces notables
A conserver la vie profitables:
La première est, manger: et la deuxiéme,
Boire: Venus vient après la troisiéme:
Outre cela, toute fruition
D'aise se doit nommer accession.
Mais il leur faut à l'opposite ramener en mémoire ce que le sage
Socrates soûlait dire, «Que les hommes vicieux vivent pour manger et
pour boire, mais que les gents de bien boivent et mangent pour vivre:»
et semblablement à l'encontre du poète qui dit,
Contre un méchant méchanceté est bonne:
commandant par manière de dire, que l'on se rende semblable aux
méchants: on peut opposer cette notable réponse de Diogenes, lequel
interrogé, «Comment on se pourrait le mieux venger de son ennemi,»
répondit, «En se rendant soi-même homme de bien et d'honneur.» Et faut
aussi user de la prudence de Diogenes à l'encontre de Sophocles, lequel
a empli un million d'hommes de desespoir par ces vers qu'il a écrits
touchant la religion et confrairie des mystères de Ceres,
O très heureux les enfants des Confrères,
Qui ayants vu les secrets des mystères
Vont aux enfers. Il n'y a que ceux-là
Qui puissent être en vie pardela:
<p 14r> Les autres tous devallants y endurent
De griefs tourments, qui sans fin toujours durent.
Diogenes ayant ouï ce propos, demanda tout haut, Qu'est-ce que tus dis?
le larron Pataecion étant decedé, aura-il plus heureuse condition de
son être après cette vie, que n'aura Epaminondas, seulement pource
qu'il aura été de la religion et de la confrairie des mystères? Car à
Timotheus en plein Theatre, où il chantait un sien poème qu'il avait
composé à la louange de Diane, et l'appellait par les surnoms que les
Poètes ont accoutumé de lui bailler, Furieuse, Insensée, enragée,
forsennée: Cynesias répondit sur le champ tout hautement, Que
puisses-tu avoir une fille qui soit telle. Aussi fut-ce bien
gentillement répondu à Bion à l'encontre de ces vers de Theognis,
L'homme ne peut faire ne dire rien,
Quand pauvreté l'estraint en son lien,
Et a sa langue au palais attachée:
Comment doncques babilles-tu tant, vu que tu es pauvre, et nous romps
la tête de ton caquet? aussi ne faut-il pas omettre les occasions des
paroles et sentences adjacentes ou mêlées parmi les propos que nous
connaitrons mériter d'être corrigés: mais tout ainsi que les médecins
disent que la mouche Cantharide est bien un mortel poison, et toutefois
que les ailes et les pieds ont force d'aider au contraire, et de
dissoudre sa mortelle puissance: aussi és dits des poètes un seul nom,
ou un seul verbe, mis auprès de ce que l'on a peur qui nuise, rendra
bien souvent plus débile et plus faible sa force de tirer le lecteur à
mal: au moyen dequoi il s'y faut attacher, et plus amplement déclarer
la signifiance desdicts mots: comme, pour exemple, aucuns font en ces
vers ici,
C'est l'ordinaire aux humains malheureux,
Tondre leur chef, et larmoyer sur eux. Et en ceux-ci,
Chetifs humains sont à misere nés,
Et à tous maux par les Dieux destinez.
Car le poète ne dit pas absolument aux humains que les Dieux ayent
predestiné de vivre en douleur et malheur, mais il le dit aux fouls et
ecervelés, lesquels étant ordinairement cauteleux et misérables pour
leurs méchancetés, il a accoutumé d'appeler Deilous et Oïzyrous. [...]
Il y a encore un autre moyen de divertir et détourner les intelligences
des propos poétiques en bonne part, lesquels on pourrait autrement
prendre en mauvaise, par l'interpretation de la signifiance, en
laquelle ils ont accoutumé de prendre les mots: à quoi il vaut mieux
exerciter les jeunes écoliers, que non pas à l'intelligence de
certaines paroles obscures, que nous appellons glottas, pource que cela
est plein de grand savoir, et de délectation, comme de savoir pourquoi
ce mot Rigedane aux poètes signifie male mort, [...] c'est pour autant
que les Macedoniens appellent la mort Danos: et les Aeoliens appellent
la victoire que l'on gagne par patience et par continuation de
persévérance, Cammonie: [...] les Dryopiens appellent les Dieux, Popi.
[...] Cela est utile, et du tout nécessaire, si nous voulons recevoir
utilité, non pas dommage, de la lecture des poètes, savoir comment et
en quelle signification ils usent des noms des Dieux, et aussi des
appellations, c'est à dire, dictions qui signifient biens et maux, et
que c'est qu'ils entendent quand ils nomment Psychen, c'est à dire,
l'âme: [...] et Moeran, c'est à dire la destinée, [...] et si ce sont
termes qui ne se prennent qu'en une signification, ou en plusieurs, en
leurs écrits, comme beaucoup d'autres. [...] Car ce mot Oicos signifie
aucunefois la maison où l'on demeure, comme quand il dit,
En la maison au comble haut levé:
Aucunefois il signifie le bien, et le revenu, comme là où il dit,
<p 14v> Journellement ma maison on me mange.
[...] Et ce mot Bios, c'est à dire vie, aucunefois se prend pour vivre, comme en ce vers,
lui voulant mal Neptune, par envie,
Diminua la pointe de sa vie.
Et aucunefois il signifie les facultés et les biens,
Et ce pendant d'autres mangent ma vie.
[...] Ce terme aussi Halyin, il le prend aucunefois pour être fâché et ennuyé, comme quand il dit,
Ainsi parla, mais elle mal contente
Se départit, en son coeur fort dolente.
Quelquefois il signifie se réjouir et se glorifier,
Te glorifies-tu
Pour un belistre Irus avoir battu?
[...] Et Thoazin aucunefois signifie, se mouvoir impetueusement, comme quand Euripides dit,
De l'Ocean se mouvant la baléne.
et signifie aussi se seoir et se reposer, comme quand Sophocles dit,
Mes beaux amis, quelle est l'occasion
De cette votre étrange session?
Que veulent dire alentour de vos têtes
Rameaux de ceux qui viennent aux requètes?
C'est aussi fait dextrement, que d'accommoder la signification et
l'usage des paroles aux choses qui se présentent, ainsi comme les
Grammairiens enseignent, que les mots prennent diverse signifiance
selon la diversité de la matière sujette: comme,
La nef petite entre les autres prise,
Mais en la grand' charge ta marchandise.
[...] Car ce mot Aenin en ces vers signifie Epaenin, c'est à dire,
louer: mais louer en ce lieu-là vaut autant à dire comme, refuser ou
rejeter: ne plus ne moins qu'en une commune façon de parler nous avons
accoutumé de dire, Cela va bien, ou, bon prou lui face, quand nous ne
voulons point de quelque chose, ou que nous ne l'acceptons point: aussi
disent aucuns, que Proserpine pour cette cause a été appelée Epaenen,
pource que c'est une Déesse qui est à rejeter. Laquelle différence et
diversité de signification des vocables il convient observer
premièrement és plus grandes choses, et qui sont de plus grande
conséquence, comme és noms des Dieux: et pour ce commencerons nous à
enseigner aux jeunes gens, que les poetes usent des noms des Dieux,
entendants aucunefois leur essence même, et aucunefois les forces et
puissances que ces Dieux-là donnent, ou ausquelles ils president,
appellants ces deux choses par un seul même mot: comme, pour exemple,
quand Archilochus faisant sa prière dit,
Sire Vulcain écoute ma demande,
En m'ottroyant ce que je te demande
A deux genoux: et me donne les biens
Que quand tu veux tu peux donner aux tiens.
il est tout évident qu'il invoque là le Dieu propre. Mais là où parlant
du mari de sa soeur, qui avait été noyé en la mer, il dit qu'il eût
porté plus patiemment sa calamité,
Si Vulcain eût son chef et corps aimé
Dedants ses beaux vêtements consumé:
il entend du feu, et non pas de l'essence du Dieu. Pareillement Euripides disant en son jurement,
<p 15r> Par Jupiter les astres régissant,
Et Mars de sang épandu rougissant,
il est bien certain qu'il parle des Dieux: mais quand Sophocles dit,
Mars est aveugle, Ô Dames, et sans yeux,
Rompant tout comme un sanglier furieux,
il faut entendra là de la guerre: ne plus ne moins qu'il le faut prendre pour le fer en ce lieu d'Homere,
Dont Mars tranchant au long du clair Scamandre
A maintenant le noir sang fait épandre.
Comme ainsi soit doncques, qu'il y a plusieurs termes et vocables
doubles, ayants plusieurs diverses significations: il faut entendre et
retenir, que par ces mots Dios et Zenos, qui signifient Jupiter, les
Poètes entendent aucunefois le Dieu en son essence, et quelquefois la
fortune, et quelquefois la fatale destinée: car quand ils disent,
O Jupiter regnant sur le mont Ide:
Et aillieurs,
O Jupiter qui est plus que toi sage?
ils parlent en ces lieux-là, et autres semblables, du Dieu: mais quand
en discourant des causes des choses qui se font, il vient à les nommer
en disant,
D'hommes vaillants elle jeta grand nombre,
Avant leur temps, en la tenebreuse ombre
Des creux enfers. le vouloir tel était
De Jupiter qui cela permettait.
en ce lieu-là il entend par Jupiter la fatale destinée. Car il n'est
pas vraisemblable que le poète pensast, que Dieu autrement machinât du
mal aux hommes, mais bien veut-il en passant donner à entendre, que la
nécessité des choses humaines est telle, qu'il est fatalement
predestiné à toutes villes, toutes armées, et tous Capitaines, s'ils
sont bien sages, que leurs affaires aussi nécessairement prospereront,
et qu'ils viendront enfin au dessus de leurs ennemis: mais si au
contraire, se laissants aller à leurs passions, et tombants en erreurs,
ils viennent à avoir des différents, et à entrer en querelles les uns
contre les autres, comme firent ceux-ci, il est forcé qu'il en sourde
tout trouble, tout désordre, et que finablement l'issue n'en vaille
rien.
Conseils qui sont à mal faire obstinés,
A porter fruits tels sont predestinés.
Et toutefois quand Hesiode fait, que Prometheus conseille à Epimetheus son frère,
Ne reçoi dons que Jupiter t'envoye
Du ciel en terre, ainçois les lui renvoye:
il use là du nom de Jupiter voulant, signifier la puissance de fortune:
car il appelle tous les biens de fortune dons de Jupiter, comme
richesse, mariages, états, et tous autres biens exterieurs, dont la
possession est inutile à ceux qui n'en savent pas bien user: et
pourtant estimait-il que Epimetheus étant homme de nulle valeur, et
sans entendement, devait craindre et eviter toutes telles prosperités
de la fortune, comme voyant bien qu'il était pour en recevoir honte,
perte et dommage, plutôt qu'autrement. Et semblablement quand il dit,
N'ayes le coeur de jamais à personne
La pauvreté reprocher que Dieu donne.
il appelle là manifestement, don de Dieu, une chose fortuite,
n'estimant pas que ce soit reproche, que l'on doive mettre devant le
nez à un homme, qu'il soit par cas de fortune pauvre: mais bien que la
pauvreté qui procède de paresse, de lâcheté, di'oisiveté, ou bien de
folle dépense, et de superfluité, soit reprochable et honteuse. Car
n'ayants pas encore lors ce mot de Fortune en usage, et néanmoins
connaissants <p 15v> déjà bien que la puissance de celle cause
variante, inconstamment et incertainement ne se pouvait pas eviter par
discours d'entendement humain, ils exposaient cela, et le déclaraient
comme ils pouvaient par les noms des Dieux, ne plus ne moins que nous
en commun langage appellons quelquefois des affaires, des meurs, et
natures de personnes, des propos, et des hommes mêmes, célestes et
divins. Voila un expédient et moyen pour soudre et corriger plusieurs
sentences, qui semblent de prime face impertinemment et importunément
dites de Jupiter, comme sont celles-ci,
Jupiter a sur le sueil de sa porte
Deux tonneaux pleins de l'une et l'autre sorte
De sorts, dont l'un est rempli des heureux,
L'autre contient ceux qui sont malheureux. Et cette-ci,
Le haut tonnant ne voulut pas conduire
A bonne fin leurs serments, mais pour nuire
Autant aux uns qu'aux autres, leurs transmît
Signes du ciel, dont en erreur les mit.
De là sourdit aux Troiens et aux Grecs
Le mal qui tant leur causa de regrets:
Pource qu'ainsi à Jupiter plaisait,
Qui tellement fourvoyer les faisait.
Car tout cela se doit entendre de la Destinée fatale, ou de la fortune,
les causes desquelles sont incomprehensibles à notre entendement, et ne
sont du tout point en notre puissance. Mais là où il y a chose conforme
à la raison et à la semblance de vérité, là estimons nous que
proprement il entende Dieu quand il nomme Jupiter, comme en ces
passages-ici,
Par les squadrons des autres il allait,
Mais rencontrer Ajax il ne voulait,
Car Jupiter a en haine celui,
Lesquel s'attache à un plus fort que lui.
Et ailleurs,
Jupiter est des grands cas soucieux,
Mais les petits il laisse aux demi-Dieux.
Aussi faut-il avoir bien soigneusement l'oeil aux autres dictions, qui
se tournent et transfèrent à signifier plusieurs choses diverses, et
qui se prennent diversement par les Poètes, comme est entre autres ce
mot Areté, c'est à dire, vertu: [...] car pource que non seulement elle
rend les hommes sages, prudents, justes et bons, tant en faits qu'en
dits, mais aussi ordinairement leur acquiert honneur, gloire et
authorité: à cette cause ils appellent souvent Areté glorieuse renommée
et puissance, ne plus ne moins qu'ils appellent Elaea, c'est à dire,
l'olive, [...] et Phegos la fouïne, du même nom que les arbres qui les
portent: [...] et pourtant quand le jeune homme trouvera en lisant les
poètes ces passages,
Les Dieux ont mis la sueur au-devant
De la vertu.
Et, Lors les Gregeois rompirent par vertu
Des ennemis le squadron combattu.
Et, S'il faut mourir, honorable est la mort
Quand par vertu du monde ainsi l'on sort.
qu'il pense incontinent que cela est dit de la meilleure, plus
excellente, et plus divine habitude qui puisse être en nous, laquelle
nous entendons que ce soit droitture de raison et de jugement, le cime
de nature raisonnable, et une disposition de l'âme <p 16r>
consentant et s'accordant avec soi-même. Mais quand au contraire il
viendra à lire ces autres lieux ici,
C'est Jupiter qui fait la vertu croître,
Comme il lui plaît, és hommes, et decroître. Et celui-ci,
Gloire & vertu vont après la richesse.
qu'il ne demeure pas pour cela ébloui d'ébahissement de l'heur des
riches, et s'en emerveillant comme s'ils avaient incontinent avec leur
richesse la vertu achetée à prix d'argent, ni ne se persuade pas qu'il
soit en la puissance de Fortune, augmenter, ou raccourcir et diminuer
sa prudence, ains estime que le Poète aura là usé du nom de vertu pour
signifier honneur, authorité, prosperité, ou quelque autre chose
semblable: ne plus ne moins que ce mot [...], c'est à dire, malice, se
prend aucunefois par eux en sa propre signification, pour la mauvaistié
ou méchanceté de l'âme, comme quand Hesiode écrit,
De la malice on en trouve à foison.
aucunefois il se prend pour quelque autre mal ou malheur, comme quand Homere dit,
Les hommes tous vieillissent en malice.
Car celui s'abuserait grandement qui se persuaderait, que les Poètes
prissent béatitude et l'entendissent precisément, comme font les
Philosophes pour une habitude parfaite, et une possession entière de
tous biens, ou bien pour une perfection de vie coulante heureusement
selon nature, pource que bien souvent ils en abusent, en appellant
l'homme opulent en biens, heureux, et en nommant puissance, honneur, et
authorité, béatitude et félicité. Homere a bien usé proprement de ces
termes en ces vers,
Pour posseder une grande chevance
Je n'ai point plus au coeur d'éjouissance.
aussi fait Menander, quand il dit,
De tout avoir j'ai chez moi grande somme,
Et pour cela chacun riche me nomme,
Mais bienheureux pas un seul ne m'appelle.
Et Euripides fait un grand trouble, et une grande confusion, quand il dit ainsi,
jà ne me soit donnée vie heureuse,
Pour être aussi ensemble douloureuse. Et en autre lieu,
pourquoi vas-tu honorant tyrannie,
Qui est heureuse injustice et benie?
Si ce n'est que l'on prenne les termes par translation, en autre
signifiance qu'en leur propre. Mais à tant c'est assez parlé de ce
propos. Au reste il ne faut pas recorder une fois seulement, mais
plusieurs, aux jeunes gens, et leur remettre souvent devant les yeux,
que la Poésie ayant pour son propre sujet l'imitation, use d'ornement
et d'enrichissement, en décrivant les choses qui se présentent à elle,
et les moeurs et naturels des personnes, mais toutefois elle
n'abandonne point la semblance de vérité, pource que l'imitation
délecte le lisant, d'autant qu'elle tient du vraisemblable: et pourtant
l'imitation qui ne veut pas de tout point se départir de la vérité,
exprime les signes de vice et de vertu, qui sont mêlés parmi les
actions, comme fait celle d'Homere, laquelle ne s'arrêtant aucunement
aux étranges opinions des Stoïques, qui disent qu'il ne peut avoir rien
qui soit de mal conjoint avec la vertu, ni aussi de bien avec le vice,
ains que du tout, en tout, et par tout l'ignorant faut et pèche
toujours, et au contraire aussi, que le sage fait toujours et en toutes
choses bien. Car ce sont les opinions des Stoïques, que l'on dispute
par les écoles: mais aux affaires de ce monde, et en la vie des hommes,
ainsi que dit Euripides,
possible n'est que le mal de tout point
<p 16v> D'avec le bien, non mêlé, soit déjoint:
ains y a toujours mêlange de l'un avec l'autre. Mais sans vérité la
poésie use fort de varieté et de diversité: car les diverses mutations
sont celles, qui donnent aux fables la force de passionner les lisans,
et qui font les étrange evenements, et contre l'opinion de ceux qui les
lisent, en quoi consiste le plus grand ébahissement, et dont procède le
plus de plaisir: au contraire, ce qui est simple et uniforme n'apporte
point de passion, et n'y a point de fiction: d'où vient que les Poètes
ne font jamais que mêmes hommes gagnent toujours, ne qu'ils soient
toujours heureux, ne que toujours ils fassent bien: qui plus est, quand
ils feignent que les Dieux mêmes s'entremettent des affaires des
hommes, ils ne les font pas sans passion, ni exempts d'erreur et de
faute, de peur que ce qui passionne, et qui tient suspendus en
admiration les coeurs des hommes en la poésie, ne demeure oisif et
amorti, s'il n'y avait aucun danger, ni aucun adversaire. Cela étant
ainsi, menons le jeune homme à lire les oeuvres des poètes: non étant
prevenu de telles opinions touchant ces grands et magnifiques noms-là
des anciens, comme s'ils avaient été sages, justes et vertueux Rois en
toute perfection, et par manière de dire, la règle de toute vertu et de
toute droitture: car autrement, il en rapportera grand dommage, s'il y
va avec cette opinion de trouver tout bon ce qu'ils diront, et de
l'admirer, et non pas d'en haïr aucuns, et approuver celui qui blâme
ceux qui font ou qui disent de telles choses:
O Jupiter, Apollo, et Minerve,
Que nul des Grecs sa vie ne préserve,
ni des Troiens: mais que nous échappions
La mort, afin que tous seuls nous sappions
Les hautes tours et murailles de Troie.
Et, j'ai entendu la voix très pitoyable
De cassandra la fille misérable
Au Roi Priam, que my femme traîtresse
Clytaemnestra, en cruelle détresse
A fait mourir, pour une jalousie
D'elle et de moi, dont elle était saisie.
Et, De me mêler avec la concubine
A mon vieil père, afin que la mastine
En eût après en haine le vieillard.
Ce qui je crus, et fus lâche paillard.
Et, Jupiter père, il n'y a Dieu aux cieux
Qui soit autant que toi pernicieux.
Le jeune homme ne s'accoutume point à jamais louer aucun propos
semblable, ni n'aille point cherchant aucunes couvertures pour
l'escuser, ni ne s'étudie point à inventer des déguisements colorés
pour masquer des choses infâmes et vilaines, à fin de montrer la
subtilité et vivacité de son esprit: mais plutôt, qu'il estime que la
Poésie est une imitation d'hommes, de moeurs, et de vies non
entièrement parfaites, ou du tout irrépréhensibles, ains mêlées de
passions, de fausses opinions, et d'ignorance, mais qui bien souvent
par la dextérité et bonté de leur nature se reviennent à ce qui est le
meilleur. Quand le jeune homme se sera ainsi preparé, et aura ainsi
informé et instruit son entendement, de manière que les choses bien
faites et bien dites lui emouveront le coeur, et l'affectionneront, et
au contraire, les mauvaises lui déplairont, et le fâcheront: cette
instruction de son jugement fera, que sans aucun danger il pourra lire
et ouïr toutes sortes de livres poétiques. Mais celui qui admire tout,
qui s'apprivoise à tout, et qui a déjà le jugement asservi par la
magnificence de ces grands noms heroïques, ne plus ne moins que ceux
des disciples de <p 17r> Platon qui contrefaisaient les hautes
espaules de leur maître; et le begueyement d'Aristote, ne se donnera
garde qu'il se laissera trop aisément aller à des choses mauvaises. De
l'autre côté aussi ne faut-il pas faire comme les superstitieux, qui
quand ils sont en un temple, craignent effroieement tout, et adorent
tout, ains faut hardiment prononcer autant ce qui est dit importunément
et méchamment, que ce qui l'est bien et sagement. Comme, pour exemple,
Achilles voyant les gens de guerre tous les jours tomber malades, se
fâchant de voir la guerre aller ainsi en longueur, lui principalement
qui avait si grand renom et si grande réputation en la guerre, assemble
le conseil: mais davantage étant homme savant en la médecine, et voyant
après le neufiéme jour, qui est critique, c'est à dire, auquel se fait
la judication de la convalescence, ou de la mort, que ce n'était point
une maladie ordinaire, ni contractée des causes accoutumées et
communes, il se dresse en pieds pour parler, non pas au commun peuple,
ains pour donner conseil au Roi, en disant,
Fils d'Atreus, il sera nécessaire
De retourner, ce crois-je, sans rien faire.
Il dit cela sagement et modestement, et lui seyait bien de le dire:
mais là où le devin dit, qu'il redoute le courroux du plus puissant de
tous les Grecs, Achilles lui répond alors, non plus sagement ni
modestement, en jurant, que nul, tant comme il serait vivant, ne lui
mettrait la main sur le collet: et y ajoutant davantage, non pas si tu
disais Agamemnon même: montrant en cela un mêpris et va contemnement de
celui qui avait l'auctorité souveraine: et passant encore outre en
fureur de colère, il met la main à l'épée, en volonté de le tuer: ce
qui n'eût été ni sagement, pour son honneur, ni utilement fait à lui:
et puis s'en repentant soudain,
Dants le fourreau son épée il remît,
Minerve au coeur ce bon conseil lui mit.
En quoi il fit bien et honnêtement, que n'ayant peu de tout point
retrancher sa colère, au moins la modera-il, et la retint sous
l'obéissance de la raison, avant que de commettre aucun exces, auquel
il n'y eut point eu de remede. Pareillement aussi Agamemnon, en ce
qu'il fait et qu'il dit en l'assemblée du conseil, est digne de
moquerie: mais en ce qu'il ordonne touchant Chryseïs, est plus
vénérable, et maintient plus sa majesté Royale. Car Achilles, cependant
que l'on lui enléve la belle Chryseïde,
Loin de ses gens se retirant à part,
S'en va pleurer chaudement à l'esquart.
Mais Agamemnon conduisant lui-même la sienne jusques dedans la navire,
la livrant et la renvoyant à son père, celle que naguere il avait dit,
qu'il l'aimait plus cherement qu'il ne faisait sa propre femme épousée,
il ne fit rien indigne de lui, ne qui sentît son homme passionné
d'amour. Et au contraire, Phoenix étant maudit par son père, à cause de
sa concubine, dit ces propos,
Je fus en train d'aller tuer mon père,
Mais quelque Dieu refréna ma colère,
Me remontrant comme ma renommee
En demeurrait à jamais diffamee
Entre les Grecs, par lesquels interdit
Nommé serais parricide maudit.
Aristarchus ayant en horreur telle abomination, ôta ces vers en Homere.
Mais ils ne sont pas mal à propos en ce lieu là, pource que Phoenix en
cet endroit là enseigne à Achilles, comme la colère est une violente
passion, et comme il n'est chose que les hommes n'osent commettre quand
ils sont enflammés de courroux, quand ils ne veulent pas user de
raison, ni croire ceux qui les adoucissent. Car il introduit Meleager
qui se courrouce à ses citoyens, et puis après se rappaise, reprenant
en cela <p 17v> et blâmant sagement les passions, mais louant
aussi ceux qui ne s'y laissent point aller, ains y resistent, et les
maîtrisent, et s'en repentent, comme étant chose honnête et utile. Il
est vrai qu'en ces passages là, la différence est toute évidente et
manifeste, mais là où il y a quelque obscurité et incertitude de la
sentence et intelligence des propos, il faut arrêter le jeune homme en
cet endroit là, et lui enseigner à faire une telle distinction: Si
Nausicaa voyant Ulysses homme étranger, s'échauffa de la même passion
qu'avait fait Calypso envers lui, comme celle qui ne demandait que son
plaisir, étant déjà en âge de marier, et dit forâtrement ces paroles à
ses chambrières,
Plût or à Dieu qu'un tel mari me vînt,
Et qu'avec moi volontiers il se tînt.
son audace et son incontinence est à reprendre: mais si par les propos
d'Ulysses ayant aperçu qu'il était homme de bon sens et de bon
entendement, elle souhaitte plutôt être mariée avec lui, qu'avec un de
son pays qui ne sût que baller, ou voguer sur la mer, en ce cas elle
serait digne de louer. Au cas pareil quand Penelopé devise
gracieusement et courtoisement avec les poursuivants qui la demandaient
en mariage, et que eux à l'encontre lui donnent des habillements,
joyaux d'or, et autres ornemens à parer les Dames, Ulysses s'en
réjouissant,
Il leur tirait des dons de dessous l'aile,
Et en prenait son plaisir avec elle:
s'il s'éjouissait de ce que sa femme recevait des dons, et qu'il
prenait plaisir au gaing qu'il y avait, il surpassait en maquerellage
le Polyager qui est tant moqué et picqué par les Poètes comiques,
Polyager a bon heur qui lui rit,
C'est pour autant que chez lui il nourrit
Du ciel la chèvre, et par son influence
Il reçoit biens mondains en affluence.
Mais s'il le faisait pource qu'il esperait par ce moyen les avoir mieux
sous sa main, et moins se doutant de ce qu'il leur gardait, en ce
cas-là son éjouissance et son assurance étaient fondées en raison.
Semblablement aussi au denombrement qu'il fait des biens que les
Phaeaciens avaient exposés avec lui sur le rivage, et puis avaient fait
voile, si véritablement en telle solitude, et en telle incertitude de
l'état où il se trouve, il a peur de son argent et de ses biens,
Q'ils ne s'en soient ainsi allés d'emblée,
Pour lui avoir aucune chose emblée:
il est, à l'aventure, plus digne de commiseration, que de detestation,
pour avarice. Mais si, comme aucuns pensent, n'étant pas assuré qu'il
fut en l'Île d'Ithace, il estime que la conservation de ses biens et de
son argent soit une certaine preuve et demontration de la légalité et
sainteté des Phaeaciens, pource que autrement ils ne l'eussent pas
ainsi transporté en terre étrange sans y avoir profit, et ne l'eussent
pas laissé là en s'en allant sans toucher à rien du sien, il n'use pas
en cela de mauvais indice, et est sa providence en ce fait digne de
louange. Il y en a bien quelques-uns qui blâment même cette exposition
de lui sur le rivage, s'il est vrai qu'elle fut faite par les
Phaeaciens lui dormant, et dit-on que les Thyrreniens en gardent ne
sais quelle histoire, par laquelle il appert que Ulysses de sa nature
aimait fort à dormir, et que pour cette cause, bien souvent on ne
pouvait pas parler à lui: mais si le sommeil n'était pas véritable, et
que ayant honte de renvoyer les Phaeaciens qui l'avaient amené, sans
les festoyer chez lui, et leur faire des présents, et ne pouvant faire
qu'il ne fut découvert et connu par ces ennemis, s'ils demeuraient avec
lui, il usa de ce pretexte pour couvrir et celer sa perplexité de ne
savoir comment il devait faire, <p 18r> en faisant semblant de
dormir, en ce cas ils l'approuvent. En donnant doncques de tels
avertissements aux enfants, nous ne les laisserons point tomber en
corruption de moeurs, ains plutôt leurs imprimerons un zele et un désir
des choses meilleures, en leur louant ainsi les bonnes, et blâmant les
mauvaises. Ce que principalement il convient faire és Tragoedies, là où
bien souvent il y a des propos affettés, et paroles fines et
malicieuses sus des actes vilains et déshonnêtes car ce que dit
Sophocles en un passage n'est pas universellement vrai,
On ne saurait parler honnêtement
De ce qui est fait déshonnêtement.
Car lui-même bien souvent en de mauvaises natures, et en faits
reprochables, a accoutumé de les pallier avec certains propos riants et
raisons apparentes: et son compagnon Euripides, tout de même. Ne voyons
nous pas qu'il fait, que Phaedra accuse Theseus de son forfait
d'elle-même, disant que c'est à cause de ses méchancetés qu'elle est
devenue amoureuse d'Hippolytus: et si donne une semblable audace à
Helene en la Tragoedie des Troades contre la Roine Hecuba, disant que
c'était celle qui avait plutôt mérité d'être punie, pource qu'elle
avait enfanté Alexandre Paris son adultère? Le jeune homme doncques ne
doit point prendre coutume de trouver telles inventions galantes ni de
bon esprit, et de rire à telle subtilités et telles arguties de devis,
ains de haïr autant ou plus les paroles d'intempérance et de
dissolution, que les faits mêmes. Parquoi en tous propos il sera
toujours bon d'en rechercher la cause, ne plus ne moins que faisait
Caton quand il était encore jeune enfant, car il faisait tout ce que
son Paedagogue lui commandait, mais il lui demandait toujours la cause
et la raison de chaque commandement: mais aux Poètes il ne faut pas
croire tout, comme l'on ferait ou à des Paedagogues, ou à des
Legislateurs, si la matière sujette n'est fondée en raison, et elle
sera fondée en raison lors qu'elle sera bonne et honnête: mais si elle
est méchante, alors elle devra sembler folle et vaine. Or y a il des
gents qui demandent et recherchent âprement et curieusement que c'est
qu'a voulu dire Hesiode en ce vers,
Ne mets le pot au dessus de la tasse. Et Homere en ceux-ci,
Le chevalier de son char demonté,
Qui sur celui d'autre sera monté,
Combattre avec la forte javeline.
Et des autres choses qui sont bien de plus grande conséquence, ils en
reçoivent la créance légèrement, sans rien enquérir ni examiner, comme
sont ces propos ici,
Qui sent son père ou sa mère coulpable
De quelque tare, ou faute reprochable,
Cela de coeur bas et petit le rend,
Combien qu'il eût de sa nature grand. Et celui-ci,
celui qui a la fortune adversaire,
doit abbaisser son courage haulsaire.
Et autres telles sentences, lesquelles touchent aux moeurs, et
troublent la vie des hommes, leur imprimants de mauvaus jugements, et
des opinions lâches, qui n'ont rien de l'homme magnanime, si ce n'est
que nous nous accoutumions à leur contredire à chaque point, en cette
manière: pourquoi est-il besoin, que celui qui a fortune contraire
abbaisse son courage, et non plutôt qu'il s'éleve contre elle, et se
maintienne haut, et non sujet à être rabbaissé ni ravallé par les
accidents de la fortune? Et à quelle cause, pour être né d'un père fol
ou vicieux, faut-il que j'aie le coeur abattu, si je suis homme de bien
et sage? Est-il plus raisonnable, que l'ignorance et faute de mon père
me tienne bas et n'osant lever la tête, que ma propre valeur et vertu
me hausse le courage? Car celui qui resiste faisant de telles
oppositions à l'encontre, <p 18v> et ne donne pas le flanc, par
manière de dire, à tout propos, comme à tout vent, ains estime que
cette sentence de Heraclitus soit sagement dite,
Un homme mol s'étonne de tout ce qu'il oit dire.
celui-là, dis-je, reboutera et rejettera plusieurs propos des Poètes,
qui ne seront ni profitables ni véritables. Ces observations done
feront, que le jeune homme pourra ouïr et lire sans danger les Poètes.
Mais pour autant que ne plus ne moins qu'en la vigne le fruit bien
souvent est caché dessous les pampres et les branches, de sorte que
l'on ne le voit point, à cause qu'il est tout couvert: aussi en la
diction poétique, et parmi les fables et fictions des Poètes, il y a
beaucoup d'avertissements utiles et profitables, que le jeune homme ne
peut apercevoir de lui-même, et néanmoins il ne faut pas qu'il s'en
écarte, ains qu'il s'attache fermement aux matières qui peuvent servir
à le dresser à la vertu, et qui peuvent lui former ses moeurs. Il ne
sera pas mauvais de discourir un peu sur ce propos en peu de paroles,
touchant sommairement les choses en passant, laissant les longues
narrations, confirmations, et la multitude d'exemples à ceux qui
écrivent plus à l'ôtentation. premièrement doncques, le jeune homme
connaissant les bonnes moeurs, et bonnes natures des hommes, et les
mauvaises aussi, qu'il prenne bien garde aux paroles et aux faits que
le Poète leur attribue au plus près de ce qui leur est convenable,
comme Achilles dit à Agamemnon, encore qu'il le dise en colère,
Jamais à toi pareille récompense
Je n'ai, non pas quand des Grecs la puissance
Un jour aura la grande Troie prise.
Mais Thersites tensant le même Agamemnon dit,
Du cuivre à force il y a en ta tente,
Mainte captive en beauté excellente,
Dequoi les Grecs un présent te feront
Premier de tous, quand pris Troie ils auront. Et derechef Achilles,
Si Jupiter tant nos voeux favorise,
Que par nous soit Troie la grande prise. Et Thersites,
Que prisonnier j'amenerai lié,
moi, ou des Grecs quelqu'un autre allié.
Semblablement en la revue de l'armée que fait Agamemnon, passant au
long de toutes les bandes, il tance Diomedes, lequel ne lui répond rien,
Du Roi portant à la voix révérence.
Mais Sthenelus, dont il ne faisait point de compte, lui réplique,
Fils d'Atreus ne dis parole vaine,
vu que tu sais la vérité certaine:
Nous nous vantons de valoir beaucoup mieux,
Que n'ont jamais fait tous nos peres vieux.
La différence qu'il y a entre ces personnages bien remarquée instruira
et enseignera le jeune homme, que c'est chose honnête, que d'être
humble et modeste: et au contraire, l'advertira de fuïr l'orgueil et
l'outrecuidance, et le parler hautainement de soi, comme chose
mauvaise. Aussi sera-il expédient et utile d'observer en ce passage, ce
que fait Agamemnon, car il passe outre Sthenelus, sans s'arrêter à
parler à lui: mais il ne met pas ainsi à nonchaloir Ulysses qui s'était
senti picqué,
Ainsi parla et lui rendit réponse,
Quand il connut que choler lui fronce
La face, et l'autre après lui répliqua.
Car de répondre à tout le monde, c'est à faire à un poursuivant qui
fait la cour, et non pas à un Prince qui retient sa dignité: mais aussi
de mêpriser tout le monde <p 19r> c'est fait en homme superbe et
fol. Aussi fait très bien Diomedes, lequel étant repris et tancé par le
Roi, se tait, en la bataille: mais après la bataille, il parle
hardiment à lui,
Tu m'as des Grecs le premier assailli,
Me reprochant d'avoir le coeur failli.
Ce sera aussi bien fait d'entendre et observer la différence qu'il y a
entre un homme prudent, et un devin, qui ne veut qu'apparaitre et se
montrer: Car Calchas ne choisit point le temps opportun, et ne se
soucia point de charger publiquement devant tout le monde le Roi
Agamemnon, disant que c'était lui, et non autre, qui leur amenait la
pestilence. Mais Nestor, au contraire, voulant mettre en avant le
propos de reconciliation avec Achilles, de peur qu'il ne semblât qu'il
voulût devant tout le peuple accuser le Roi d'avoir failli, et de
s'être trop laissé transporter à sa colère, il l'admoneste,
Donne à disner aux Seigneurs de grand âge,
Venir t'en peut tout honneur sans dommage:
L'avis adonc de plusieurs tu prendras,
Et au meilleur sagement te tiendras.
Puis, après le souper, il envoye ses ambassadeurs. L'une de ces deux
diverses façons de faire est, dextrement r'habiller une faute: l'autre
est, injurieusement accuser et faire honte à un homme. davantage il
faut aussi noter la diversité qu'il y a entre les nations, qui est de
telle sorte. Les Troiens courrent sus à leurs ennemis avec grands cris
et fierté grande, et les Grecs avec un silence, craignants leurs
capitaines: car craindre ses capitaines et ses supérieurs lors que l'on
vient aux mains avec l'ennemi, est signe de vaillance, et ensemble de
bonne discipline militaire. D'où vient que Platon conseille
d'accoutumer les hommes à craindre plutôt les répréhensions et les
choses laides et vilaines, que non pas les travaux ni les dangers: et
Caton disait, qu'il aimait mieux ceux qui rougissaient, que ceux qui
pâlissaient. Et quant aux promesses, il y a aussi des marques propres
pour reconnaître les sages d'avec les folles: car Dolon promet.
Tout à travers du camp je passerai,
Tant qu'à la nef d'Agamemnon sera.
Au contraire, Diomedes ne promet rien de soi, mais il dit qu'il aura
moins de peur quand il sera envoyé avec un autre. C'est doncques chose
honnête et digne d'hommes Grecs, que la prevoyance: mais c'est chose
mauvaise et barbaresque, que la fiere temérité: pourtant faut-il imiter
l'une, et rejeter l'autre arrière. Il y aura bien aussi quelque
proffitable speculation, en observant ce qui advint aux Troiens et à
Hector lors qu'il s'apprêta pour combattre d'homme à homme contre Ajax.
Aeschylus étant un jour à regarder l'ébattement des jeux Isthmiques,
l'un des combattants à l'escrime des poings ayant reçu un grand coup de
poing sur le visage, l'assemblée s'en écria tout haut: et lui se prit à
dire, «Voyez ce que fait l'accoutumance et l'exercitation: ceux qui
regardent crient, et celui qui a reçu le coup ne dit mot:» Aussi le
Poète disant, que les Grecs se réjouirent grandement quand ils vîrent
venir Ajax sur les rangs bien armé à blanc, mais
Tous les Troiens tremblaient de froide peur,
Et Hector eut un battement de coeur,
Qui est-ce qui avec plaisir ne remarque cette différence? celui qui va
pour combattre n'a que le coeur qui lui saute, comme s'il allait pour
luicter seulement, ou pour gagner le prix d'une course: mais tout le
corps tremble et très saut à ses gens qui le regardent, pour la peur
qu'ils ont du danger de leur Roi, et pour la bonne affection <p
19v> qu'ils lui portent. Il faut aussi remarquer ici la différence
qu'il y a entre le plus vaillant et le plus lâche de tous les Grecs:
car quant à Thersites,
Il haïssait le preux Achilles fort,
Et voulait mal à Ulysses de mort.
Mais Ajax ayant toujours cherement aimé Achilles, porte encore témoignage de sa vaillance en parlant à Hector,
De ce combat d'homme à homme, la preuve
Te montrera quels champions on treuve
En l'ost Grec, outre Achilles parangon
De la prouesse, ayant coeur de lion.
Cela est une particulière louange d'Achilles: mais ce qui suit après
est dit à la louange de tous universellement, non sans utilité,
Nous sommes tels, que pour tête te faire
On nous verra plusieurs en avant traire.
Car il ne se fait ni seul ni plus vaillant que les autres pour le
combattre, ains dit qu'il y en a plusieurs autres suffisants pour lui
faire tête. Cela doncques suffira quant à la diversité des personnes,
si nous n'y voulons d'aventure ajouter encore cela davantage, qu'il y
eût en cette guerre plusieurs Troiens qui furent pris prisonniers vifs,
et des Grecs pas un: et que plusieurs d'iceux se sont abbaissés jusques
à se jeter aux pieds de leurs ennemis, comme Adrastus, les enfants
d'Antimachus, Lycaon, Hector lui-même, qui pria Achilles pour sa
sepulture: mais des autres nul, comme étant chose barbare de s'humilier
en bataille devant son ennemi, et le supplier: et au contraire valeur
Grecque, de vaincre en combattant, ou bien, mourir vertueusement. Or
tout ainsi comme és pâturages l'abeille cherche pour sa nourriture la
fleur, la chèvre laffeuille verte, le pourceau la racine, et les autres
bêtes la semence et le fruit: aussi en la lecture des poèmes l'un en
cueille la fleur de l'histoire, l'autre s'attache à la beauté de la
diction, et à l'élégance et douceur du langage, ainsi comme
Aristophanes parle d'Euripide,
Car la rondeur de son parler me plaît.
Les autres se prennent à ce qui peut servir à former ls meurs, ausquels
ce présent traité s'adresse. Ramenons leur doncques en mémoire, que
celui qui aime les fables remarque bien ce qu'il y a de subtilement et
ingenieusement inventé: et semblablement, que celui qui est studieux
d'éloquence y note diligemment ce qu'il y a d'écrit purement et
artificiellement: et par ainsi qu'il n'est pas raisonnable, que celui
qui aime l'honneur et la vertu, et qui ne prend pas les poètes en main
par manière de jeu et d'ébattement pour passer son temps, mais pour en
tirer utile instruction, écoute négligemment et sans fruit les
sentences que l'on y treuve, à la recommandation de la prouesse, de la
tempérance, et de la justice: comme sont celles ci,
Diomedes d'où vient cette faiblesse,
Que nous mettons en oubli la prouesse?
Approche toi de moi pour faire tête.
En cet endroit reproche déshonnête
Ce nous serait, si en notre présence
Hector prenait nos vaisseaux sans défense.
Car de voir le plus sage, et le plus prudent Capitaine des Grecs au
danger de mourir, et d'être perdu avec toute l'armée, redouter et
craindre non la mort, mais la honte et le reproche, cela sans point de
doute devra rendre le jeune homme grandement affectionné à la vertu. Et
cette-ci,
Minerve avait plaisir tout évident <p 20r>
D'un homme juste et ensemble prudent.
Le Poète fait une telle conclusion, que la Déesse Pallas ne prend
plaisir à un homme ni pour être beau de corps, ni pour être riche, ni
pour être fort et robuste, mais seulement pour être sage et juste: et
en un autre passage quand elle dit, qu'elle ne le délaisse ni ne
l'abandonne point, pource qu'il était
Sage, rassis, prudent et avisé,
le Poète nous donne clairement à entendre, que cela signifie, qu'il n'y
a en nous que la vertu seule qui soit divine, et aimée des Dieux, s'il
est ainsi que naturellement chaque chose se réjouit de son semblable.
Et pource qu'il semble que ce soit une grande perfection à un homme,
comme à la vérité elle l'est, pouvoir maîtriser sa colère, c'est encore
une plus grande vertu de prevenir et pourvoir à ce que l'on ne tombe
point en colère, et que l'on ne s'en laisse point surprendre. Il faut
aussi advertir les lisants de cela bien soigneusement, et non point en
passant, comme Achilles qui de sa nature n'était point endurant ne
patient, commande à Priam qu'il se taise, et qu'il ne l'irrite point,
en cette manière,
Garde vieillard d'irriter ma colère,
Car de moi-même assez je délibére
De te livrer ton fils: et puis après,
J'en ai du ciel commandement expres.
Mais garde toi que je ne te dechasse
Hors de ma tente, et que je ne trêpasse
Ce que mandé m'a Jupiter bruyant,
quoi que venu tu sois en suppliant.
Et puis après avoir lavé et enseveli le corps d'Hector, lui-même le met
dedans le chariot, devant que le père le vît ainsi déchiré qu'il était,
De peur qu'étant le père vieil atteinct
D'âpre douleur, son courroux il ne tint,
Voyant le corps de son fils dechiré,
Et que cela n'est encore empiré
Le coeur selon d'Achilles, tellement
Que sans avoir egard au mandement
De Jupiter, de sa tranchante épée
Soudain la tête il ne lui eût coupée.
Car se connaître sujet à soi courroucer, et de nature âpre et
courageux, mais en eviter les occasions et s'en garder, en prevenant de
loin avec la raison, de sorte que non pas même malgré soi il ne tombât
en celle passion, cela est acte de merveilleuse providence. Ainsi
faut-il, que celui qui se sent aimer le vin, face à l'encontre de
l'ivrongnerie, et semblablement à l'encontre de l'amour celui qui se
sent de nature amoureuse, comme Agesilaus ne voulut pas se laisser
baiser par un beau jeune fils, qui s'approcha de lui pour cet effet: et
Cyrus n'osa pas seulement voir Panthea: là où, au contraire, les fols
et malappris vont euxmêmes amassant la matière pour enflammer leurs
passions, et se precipitent volontairement eux-mêmes dedans les vices
dont ils se sentent tarés, et ausquels ils sont le plus enclins. Au
contraire Ulysses non seulement arrête et retient sa colère, mais qui
plus est, sentant par les paroles de Telemachus qu'il était un peu
âpre, et qu'il haïssait les méchants, il l'adoucit, et le prepare de
longue main, lui commandant de ne remuer rien, ains avoir patience,
Si de mêpris ils me font demontrance
En ma maison, passe tout en souffrance
Patiemment, quelque tort qu'on me face <p 20v>
Devant tes yeux, voire si en la place
Ils me traînaient par les pieds attaché,
Ou s'ils avaient sur moi leur arc lasché,
Endure tout, le voyant, sans mot dire.
Car tout ainsi, que l'on ne bride pas les chevaux cependant qu'ils
courent, mais devant qu'ils aient commencé leur course, aussi méne-l'on
au combat ceux qui sont courageux et malaisés à tenir, après les avoir
preparés et domptés premièrement avec la raison. Il ne faut pas non
plus passer négligemment par-dessus les dictions, non que je vueille
que l'on se joue, comme fait Cleanthes, car il se moque bien souvent,
en faisant semblant d'interpreter ces vers,
Jupiter père au mont Ida regnant,
Et, [...].
Car il veut que l'on lise ces deux mots d'un tenant, comme si ce n'en
était qu'un seul qui signifiât les exhalations qui se lévent de la
terre. Chrysippus aussi en beaucoup d'endroits est froid et maigre, non
pource qu'il se joue, mais pource qu'il veut subtilizer impertinemment
en forçant la signifiance des mots: comme quand il veut, que [...]
signifie aigu en dispute, et transcendant en force d'éloquence. Il sera
donc meilleur laisser ces petites arguties-là aux grammairiens, et
considérer de près d'autres observations, où il y a plus de
vérisimilitude, et plus d'utilité,
Mon vouloir même y était tout contraire,
Car j'ai appris à bien vivre et bien faire. Et cette-ci,
Car il savait être à chacun affable.
Car en déclarant que la prouesse était chose que l'on peut apprendre,
et montrant qu'il estime, que l'être affable aux hommes, et parler
gracieusement à tout le monde, se fait par science, et avec discours de
raison, il enhorte les hommes en ce faisant à n'être point nonchallants
d'eux-mêmes, ains à travailler pour apprendre les choses honnêtes, et
hanter ceux qui les enseignent, comme étant la couardise, la sottise et
l'incivilité faute de savoir, et vraie ignorance. A cela s'accorde et
convient fort proprement ce qu'il dit de Jupiter et de Neptune,
Ils sont tous deux de même sang issus,
Et d'un pays tous deux: mais le dessus
Jupiter a, pour être né devant,
Et qu'il est plus que son frère savant.
Car en ce disant il montre, que le savoir et la prudence sont qualités
plus divines et plus royales: en quoi il met la plus grande excellence
de Jupiter, comme estimant que toutes les autres bonnes parties suivent
celle-là: aussi faut-il accoutumer le jeune homme à écouter d'une
oreille non endormie ces autres sentences ici,
Jamais pour rien ne dira menterie,
Car il a trop la sagesse cherie.
Et, Antilochus qui as toujours été
Par ci-devant si sage réputé,
Qu'as-tu commis, puis que si peu tu vaux?
Tu m'as fait honte, et gâté mes chevaux.
Et, Glaucus comment as tu une parole
dite (étant tel) si superbe et si folle?
Certainement j'eusse dit, qu'en bon sens
Tu emportais le prix entre cinq cens.
comme voulant inferer, que les sages ne mentent jamais en leurs propos,
et ne se montrent jamais lâches quand ce vient à un bon affaire, ni ne
reprennent autrui sans raison. Et quand il dit aussi que Pandarus par
sa follie se laissa induire à rompre <p 21r> les trêves, il
montre assez qu'il estime, que l'homme sage ne commet jamais injustice.
Autant leur en peut on semblablement enseigner touchant la continence,
en s'arrêtant à considérer ces passages-ci,
Antea femme à Proetus amoureuse
De lui, était ardemment désireuse
D'être par lui en secret ambrassée,
Mais point ne peut induire ta pensée
Bellerophon, car sage tu étais,
Et rien que bon en ton coeur ne mettois.
Et, auparavant Clytaemnestra pudique
Faisait toujours refus d'acte impudique,
Car sagement alors se conduisait,
Et de bon sens en sa vie elle usait.
En ces passages nous voyons que le Poète attribue la cause de
continence et de pudicité à la sagesse. Et és enhortemens que font les
Capitaines à leurs soudars au fort de la bataille,
Où est la honte, Ô lâches Lyciens,
Où fuyez vous si vites comme chiens?
Et, Mettez chacun la honte et la justice
Devant vos yeux vengeresse de vice,
Car autrement certes un grand reproche
Et vitupere encontre vous s'approche.
Il semble qu'il fait les temperants et continens preux et vaillans,
pource qu'ils ont honte des choses laides, et pour autant qu'ils
peuvent surmonter les voluptés et soutenir les dangers: ce qui émeut
aussi Timotheus à dire sagement en preschant les Grecs de bien faire,
en son poème qui est intitulé, les Perses,
Honte par vous soit crainte et révérée,
Force de coeur par elle est acérée.
Aeschylus aussi met en ligne de sagesse, le non appeter d'être vu, ni
passionné de convoitise de gloire, et se soublever par les louanges
d'une commune, écrivant de Amphiaraus en cette sorte,
Il ne veut point sembler juste, mais l'être,
Aimant vertu en pensée profonde,
Dont nous voyons ordinairement naître
Sages conseils, où tout honneur abonde.
car se contenter de soi-même, et de sa façon de vivre quand elle est
très bonne, c'est fait en homme sage, et de bon entendement. Comme
ainsi soit doncques qu'ils réduisent toutes choses bonnes et honnêtes à
la sagesse, cela demontre que toute espèce de vertu s'acquiert par
discipline et apprentissage. Or l'abeille trouve naturellement és plus
aigres fleurs, et parmi les plus âpres espines, le plus parfait miel,
et le plus utile: aussi les enfants, s'ils sont bien nourris en la
lecture des Poètes, en tireront toujours quelque bonne et profitable
doctrine, mêmes des passages où il y a de plus mauvaises et plus
importunes suspicions: comme en premier lieu, pour exemple, il semble
que le Roi Agamemnon se rende fort suspect de concussion et d'avarice,
d'avoir exempté d'aller à la guerre ce riche homme qui lui donna la
jument Aetha,
De peur d'aller à Troie la venteuse,
Mais demeurer loin de guerre douteuse,
Chez soi en paix et toute volupté,
Car il avait de tous biens à planté.
mais toutefois il fit bien et sagement, comme dit Aristote, ayant
préféré une bonne <p 21v> jument à un tel homme: car il ne vaut
pas un chien, non pas certainement un âne, l'homme qui est ainsi lâche
de coeur, et ainsi efféminé par délices et par abondance de richesses.
Au cas pareil, il semble que Thetis fait très déshonnêtement d'inciter
son fils Achilles aux voluptés, et lui ramentevoir les plaisirs de ses
amours: mais encore là peut on en passant considère la continence
d'Achilles, que combien qu'il fut amoureux de Briseïde, étant retournée
devers lui, et sachant que la fin de sa vie était prochaine, néanmoins
il ne se haste point, ni ne convoite point de jouir ce pendant tant
qu'il pourra de ses plaisirs, ni ne porte point le dueil de la mort de
son ami en oisiveté, comme fait le commun des hommes, en omettant les
choses que requérait son devoir, ains s'abstient de volupté pour le
regret et la douleur qu'il en sentait, et néanmoins ce pendant ne
laisse pas de mettre la main à l'oeuvre, et d'aller à la guerre.
Semblablement Archilochus n'est pas estimé de ce, qu'étant triste et
déplaisant pour la mort du mari de sa soeur, lequel avait été noyé en
la mer, il veut combattre et vaincre sa douleur par boire et faire
bonne chère: mais néanmoins il allégue une cause là où il y a quelque
apparence de raison, car il dit,
Pour lamenter, son mal ne guerirai,
ni pour jouer ne l'empireray.
Car si celui-là à bon droit disait, qu'il n'empirerait rien pour jouer,
faire banquets, et se donner du plaisir, comment gâterions nous quelque
chose en nos affaires, pour philosopher, ou pour vaquer au gouvernement
de la chose publique, ou pour aller au palais, ou pour hanter
l'Academie, ou pour nous mêler du labourage? Au moyen dequoi, les
corrections soudaines d'aucunes sentences poétiques qui se font en
changeant quelques mots, ne sont pas mauvaises, desquelles ont usé
Cleanthes et Antisthenes. Car l'un comme les Atheniens un jour se
fussent fort scandalisés et mutinés en plein Theatre à raison de ce
vers,
Qu'y a il laid sinon ce qui le semble?
les appaisa sur le champ en leur jetant à l'encontre cet autre vers,
Le laid est laid, quoi qu'il le semble ou non.
Et Cleanthes réforma ce vers parlant de la richesse,
A ses amis donner, et puis dépenser
Pour la santé au corps malade rendre. En le récrivant ainsi,
A des putains donner, et puis dépenser
Pour un malade encore empiré rendre.
Et Zenon aussi corrigeant ces vers de Sophocles,
Chez un tyran qui entre, il y devient
Serf, quoi que libre il soit quand il y vient: les récrivit ainsi,
Qui entre chez un tyran ne devient
Son serf, s'il est libre quand il y vient.
par l'homme libre il entend celui qui n'est point timide, ains
magnanime, et qui n'a point le coeur-aisé à ravaler. Qui empêchera
donc, que nous ne puissions aussi retirer les jeunes gens du pis au
mieux, en usant de semblables emendations?
Ce qui est plus à l'homme souhaitable,
Est quand le trait de son soin délectable
Chet à l'endroit où plus il le demande. Mais plutôt,
Ce qui est plus à l'homme souhaitable,
Est quand le trait de son soin profitable
Chet à l'endroit duquel plus il amende.
Car appeter ce qui ne se doit pas vouloir, et l'obtenir et avoir, est chose misérable, et non pas souhaitable. Et,
Pas engendré ne t'a le père tien
<p 22r> Pour en ce monde avoir, sans mal, tout bien:
Il faut sentir aucunefois liesse,
Et quelquefois aussi de la tristesse.
Mais bien, dirons nous, faut-il sentir liesse, et avoir contentement,
quand on peut avoir moyennement ce qui est nécessaire, pource que
Pas engendré ne t'a le père tien
Pour en ce monde avoir, sans mal, tout bien. Et cet autre,
Lás, c'est un mal envoyé des hauts Dieux,
Quand l'homme sait et voit devant ses yeux
Le bien, et fait néanmoins le contraire.
Mais bien est ce une faute brutale, desraisonnable, et misérable avec,
que savoir et connaître ce qui est le meilleur, et néanmoins se laisser
aller au pire par lâcheté de coeur, par paresse, ou par incontinence.
Les moeurs, non pas le parler, persuadent.
Mais bien sont-ce les moeurs et la parole ensemble qui persuadent, ou
les moeurs par le moyen du parler, comme le cheval se manie avec la
bride, et le pilote régit sa navire avec le timon: car la vertu n'a
point de si gracieux ne si familier instrument, que la parole.
L'Affection tienne à aimer est-elle
Encline au mâle, ou plus à la femelle? réponse,
Où beauté est, ambidextre je suis.
Il valait mieux dire, Où continence est, l'homme est ambidextre
véritablement, et n'encline ni en une part ni en l'autre: et au
contraire, celui qui par la volupté et beauté est tiré tantôt ci tantôt
là, est gaucher, inconstant et incontinent.
connaître Dieu l'homme prudent espeure. Mais plutôt,
connaître Dieu l'homme prudent assure.
Et au contraire il n'espeure sinon les fols, les ingrats, et qui n'ont
point de jugement, pour autant qu'ils ont suspecte et qu'ils craignent
la cause et le principe de tout bien, comme s'il nuisait et s'il
faisait mal. Voila la manière comment l'on peut user de correction. Il
y a une autre sorte d'amplification, quand on étend la sentence plus
que les paroles ne portent: comme nous a bien enseigné Chrysippus qu'il
faut transporter et appliquer une sentence qui sera utile, à autres
espèces semblables, comme,
Jamais un boeuf même ne se perdrait,
Quand le voisin homme de bien voudrait.
Autant en faut-il entendre d'un chien, d'un âne, et de tous autres
animaux, qui se peuvent perdre, et perir. Semblablement là où Euripide
dit,
Qui est le serf qui n'a crainte de mort?
il faut penser qu'il en a autant voulu dire et du travail et de la
maladie. Car tout ainsi comme les médecins trouvants une drogue
convenable et propre à quelque certaine maladie, et par là connaissants
sa force et vertu naturelle, la transfèrent puis après, et en usent à
toute autre maladie qui a quelque chose de conforme et semblable à
celle-là: aussi une sentence qui peut être commune, et dont l'utilité
se peut appliquer à plusieurs diverses matières, il ne la faut pas
laisser attacher et approprier à un tout seul sujet, ains la remuer et
accommoder à toutes les choses qui seront semblables, en accoutumant
les jeunes gens à pouvoir soudainement connaître celle communication,
et à transferer promptement ce qu'il y a de propre, les exercitants et
duisants par plusieurs exemples à être prompts à le remarquer, afin que
quand ils viendront à lire en Menander ce verset,
Heureux qui a biens et entendement,
ils estiment, que cela est autant dit de l'honneur, de l'authorité, et
de l'éloquence. <p 22v> Et la répréhension que fait Ulysses à
Achilles lors qu'il était oisif entre des filles en l'Île de Scyros,
toi qui es fils du plus vaillant guerrier
Qui ceignit onc épée ne baudrier
En toute Grèce, à filer la filace
Esteindras tu la gloire de ta race?
Cela même se peut dire à un homme dissolu en voluptés, à un avaricieux,
et à un nonchaland et paresseux, et à un ignorant. Tu ivrongnes étant
fils du plus homme de bien de la Grèce: ou, tu joues au dés, ou aux
cailles: ou, tu exerces un métier vil, tu prêtes à usure, n'ayant point
le coeur assis en bon lieu, ni digne de la noblesse dont tu es issu.
Ne va disant, Pluto dieu de chevance,
Je ne saurais adorer la puissance
D'un dieu que peut le plus méchant du monde
Facilement acquérir.
Autant doncques en peut on dire de la gloire, de la beauté corporelle,
d'un manteau de capitaine général, et d'une mytre de prêtre que nous
voyons des plus méchants hommes du monde aucunefois obtenir.
Les enfants sont fort laids de couardise:
aussi sont ils certes d'intempérance, de superstition, d'envie, et de
tous les autres vices et maladies de l'âme. Et ayant Homere très bien
dit,
lâche Paris de visage très beau: Et semblablement,
Hector ayant le visage très beau:
il donne secrètement à entendre, que c'est chose qui tourne à blâme, et
à déshonneur à celui qui n'a rien de meilleur que la beauté de la face:
il faut appliquer cette répréhension à choses pareilles pour retrancher
un peu les éles à ceux qui s'élevent et se glorifient pour choses de
nulle valeur, enseignant aux jeunes hommes, que ce sont reproches que
telles louanges, comme quand on dit excellent en richesse, excellent à
tenir bonne table ou en serviteurs, ou en montures, et encores y
pouvons nous bien ajouter, pour parler continuellement: car il faut
chercher l'excellence et la préférence par-dessus les autres és choses
honnêtes, et à être le premier et le plus grand és choses grandes: car
la réputation provenant des choses basses et petites n'est point
honorable, ni ne sent point son homme de bon coeur. cet exemple dernier
que nous avons allégué, me fait souvenir de considérer de plus près les
blâmes et les louanges qui sont principalement és poèmes d'Homere, car
ils nous donnent une bien expresse instruction de n'estimer pas
beaucoup les choses corporelles, ni celles qui dependent de la fortune:
car premièrement és titres qu'ils se donnent en s'entresaluant, ou en
s'entre appellant, ils ne se nomment point ni beaux, ni riches, ni
robustes, ains usent de telles louanges,
Esprit divin, sage et ingenieux
Ulysses fils de Laërtes le vieux.
Et, Fils de Priam Hector qui en sagesse
De Jupiter égales la hautesse.
Et, Achilles fils de Peleus, lumière
De tous les Grecs, et la gloire première.
Et, O patroclus que tant le mien coeur aime!
Et à l'opposite, quand ils veulent aussi injurier quelqu'un, ils ne
s'attachent point aux marques exterieures du corps, ni aux choses
casuelles de la fortune, ains touchent les fautes et vices de l'âme,
qu'ils blâment:
Homme éhonté, comme un chien sans vergongne,
<p 23r> Qui as le cueur d'un cerf, couard, ivrongne.
Et, Injurieux Ajax, qui es le pire
Des détracteurs, et ne vaux qu'à médire.
Et, présomptueux Idomeneus cesse
D'être arrogant, et haut parler sans cesse.
Et, Ajax hautain et superbe en paroles,
Qui en dis tant de vaines et de folles.
Bref, Ulysses voulant injurier Thersites, ne l'appelle point boiteux,
ni bossu, ni chauve, ni tête pointue, ains lui reproche, qu'il est
babillard, indiscret: et au contraire, la mère de Vulcain en le
caressant lui dit,
Viença mon fils, vien mon pauvre boiteux.
Ainsi appert-il, que Homere se moque de ceux qui ont honte d'être
boiteux ou aveugles, et qu'il estimait n'être point répréhensible ce
qui n'est point déshonnête, ni déshonnête ce qui ne vient point de
nous, ni par nous, mais qui procède de la fortune. Parquoi ces deux
grandes utilités demeurent à ceux qui sont exercités à ouïr, et à lire
les poètes: l'une c'est, qu'ils en deviennent plus modestes, apprenants
à ne reprocher odieusement ni follement à personne sa fortune: l'autre
est, qu'ils en sont plus magnanimes, apprenants à ne fléchir point à la
fortune, et à ne se troubler point pour quelque meschef qui leur
advienne, ains à porter doucement et patiemment les moqueries, traits
de piqueure et risées que l'on leur en pourrait bailler, ayants
toujours en mémoire prompte à la main ces vers de Philemon,
Rien n'est plus doux que se souffrir moquer
Patiemment, et ne point s'en piquer.
toutefois s'il y a aucun de tels moqueurs qui mérite que l'on le
repique, il se faut attacher à ses vices et à ses fautes, ne plus ne
moins que Adrastus Tragique répliqua à Alcmaeon, qui lui reprochait,
Alcm. Frère germain tu es d'une méchante,
Qui son mari tua de main sanglante.
Adrast. Mais toi tu as, parricide inhumain,
Ta mère propre occise de ta main.
Car ainsi comme ceux qui fouettent les habillements, ne touchent point
aux corps: aussi ceux qui reprochent quelque infortune ou quelque tache
ou défaut de la race à leur ennemi, adressent leur coup vainement et
follement aux choses exterieures, et cependant ne touchent point à
l'âme, et aux choses qui véritablement méritent d'être reprises,
corrigées, et blâmées. Ausurplus ainsi comme ci dessus nous avons donné
un enseignement, de mettre à l'encontre des mauvais propos et
dangereuses paroles qui se rencontrent aucunefois és livres des poètes,
les graves et bonnes sentences des grands et renommés personnages, tant
en savoir, comme en gouvernement, pour divertir et empêcher que l'on
n'ajoute soi à tels dits poétiques: aussi les propos que nous
trouverons en eux bons, et honnêtes, et utiles, ils les faudra encore
confirmer et fortifier par témoignages, et par demontrations tirées de
la philosophie, en attribuant l'invention première de tels propos aux
philosophes. Car c'est chose juste et profitable, que la foi soit ainsi
fortifiée et authorisée, quand aux poésies qui se récitent sur
l'eschafaud en un théâtre, ou qui se chantent sur la lyre, et que l'on
fait apprendre aux enfants en une école, les Devises de Pythagoras
s'accordent, et les enseignements de Platon, ou les Preceptes de
Chilon, et que les Règles de Bias tendent à une même sentence, que ce
que l'on fait lire aux jeunes enfants: au moyen dequoi, il ne faut pas
leur dire en passant seulement, mais leur déclarer par le menu bien
diligemment, qu'en ces passages,
Tu n'as mon fils été né sur la terre
<p 23v> Pour manier armes et faire guerre:
Mais va plutôt, tant que seras vivant,
Le fait d'amour et des noces suivant,
Et, Jupiter même a en haine celui,
Lequel s'attache à un plus fort que lui:
cela n'est point différent de ce precepte, Connais toi-même, ains tend
à une même sentence: ne plus ne moins que ces sentences ici,
Fols sont ceux-là qui n'entendent au bout,
Combien plus est la moytié que le tout:
Mauvais conseil ne nuyt tant à personne,
Qu'il fait toujours à celui qui le donne:
tendent à même intelligence que font les discours de Platon en ses
livres de Gorgias, et de la chose publique, c'est à savoir, qu'il est
plus dangereux faire injustice que non pas la souffrir: et plus
dommageable mal faire, que mal recevoir. Semblablement aussi faudra-il
ajouter à ce dire d'Aeschylus,
Aies bon coeur, peine demesuree
Extremement, n'est de longue durée:
que c'est cela même qui tant est répété és livres d'Epicurus, et tant
loué par ses sectateurs, que les grands travaux expédient et dépêchent
promptement l'homme, et que les longs ne sont pas grands. De laquelle
sentence Aeschylus a bien évidemment exprimé une partie, et l'autre lui
est si adjacente, qu'elle est aisée à entendre: car si le grand et
véhément travail ne dure pas, adonc celui qui dure n'est pas grand, ne
difficile à supporter.
Vois-tu comment le haut tonnant précéde
Tous autres Dieux, et qu'à nul il ne cède,
Pource qu'en lui n'y a de menterie,
ni d'orgueil point, ni point de moquerie
Et de sot ris, et que seul point n'essaye
Jamais que c'est que de volupté gaie?
Ces vers de Thespis ne disent-ils pas une même chose que fait ce propos
de Platon, La divinité est située loin de douleur et de volupté?
De la vertu seule procède gloire
vraie, et qui point ne sera transitoire:
Mais la richesse avec ceux même hante
Qui sont de moeurs et de vie méchante.
Ces carmes de Bacchilides, et ces autres ci semblables d'Euripides,
On doit avoir sur tout en révérence,
A mon avis, la sage tempérance,
Qui n'est jamais qu'avec les gens de bien. Et ceux-ci,
Efforcez vous d'avoir vertu la belle,
Pource que si vous acquérez sans elle
Des biens mondains, vous semblerez heureux,
Mais ce pendant vous serez malheureux.
ne contiennent-ils pas la preuve et la demontration de ce que disent
les Philosophes touchant la richesse et les biens exterieurs, qu'ils
sont inutiles, et ne portent aucun profit sans la vertu à ceux qui les
possedent? Car le conjoindre ainsi et accommoder les passages des
Poètes aux preceptes et arrêts des Philosophes, tire la poésie hors des
fables, et lui ôte le masque, et donne efficace de persuader et profit
à bon escient aux sentences utilement dites, et davantage ouvre
l'esprit d'un jeune garçon, et l'encline aux discours et raisons de la
Philosophie, en prenant déjà quelque <p 24r> goût, et en ayant
ouï jà parler, non point y venant sans jugement, encore tout rempli de
folles opinions qu'il aura toute sa vie ouïes de sa mère, ou de sa
nourrice, et quelquefois aussi de son père, voire de son paedagogue:
ausquels il aura ouï réputer très heureux, et, par manière de dire,
adorer les riches hommes, et redouter effroiablement la mort avec
horreur, ou le travail: et au contraire, estimer la vertu chose non
désirable, et n'en faire compte, non plus que de rien, sans avoir des
biens de ce monde, et sans authorité. Car quand les jeunes gens
viennent de prime face à entendre les decisions et raisons des
Philosophes toutes contraires à ces opinions-là, ils en demeurent tous
étonnés, troublés et effarouchés, ne les pouvants recevoir ni endurer:
non plus que ceux qui ont longuement demeuré en tenebres ne peuvent
soudainement supporter ni endurer la lumière des rayons du Soleil,
s'ils ne sont premièrement accoutumés petit à petit à quelque clarté
bâtarde, dont la lueur soit moins vive, tant qu'ils la puissent
regarder sans douleur: ainsi les faut-il peu à peu accoutumer du
commencement à une vérité, qui soit un peu mêlée de fables. Car quand
ils auront ouï premièrement, ou lu és livres des poètes ces sentences,
pleurer convient celui qui sort du ventre,
Pour tant de maux auquel naissant il entre,
Et convoyer au sepulchre le mort,
Qui des travaux de cette vie sort,
En faisant tous signes d'aise et de joie,
Et benissant de son départ la voie.
Et, Pain pour manger et eau pour boire, en somme,
Sont seulement nécessaires à l'homme.
Et, O tyrannie aimée des barbares!
Et, Le bien supréme, et le comble de l'heur
Des humains est sentir moins de douleur.
ils se troubleront et se fâcheront moins quand ils entendront dire chez
les Philosophes, Que nous ne nous devons point soucier de la mort, Que
nature a mis une borne aux richesses, Que la béatitude et le souverain
bien de l'homme ne gît point en quantité grande d'argent, ni en
maniement de grands affaires, ni en magistrats et en credit et
authorité: ains en ne sentir point de douleur, en avoir les passions
adoucies, et en une disposition de l'âme suivant en toutes choses ce
qui est selon nature. Pour cette raison, et pour toutes celles que nous
avons par avant alléguées et déduittes, le jeune homme a besoin d'être
bien guidé en la lecture des poètes, afin que la poésie ne l'envoye
point mal edifié mais plutôt preparé et rendu ami et familier à l'étude
de philosophie.
III. Comment il faut ouïr. Ce sont preceptes que doivent observer ceux
qui vont ouïr les leçons, harangues, et disputes publiques, pour savoir
comment ils s'y doivent comporter. <p 24v> JE t'envoye, ami
Nicander, un petit traité que j'ai recueilli et composé, Comment il
faut ouïr: afin que tu saches écouter celui qui te suadera et
remontrera par bonne raison, maintenant que tu es hors de la sujétion
des maîtres qui te soûlaient commander, étant, par manière de dire,
sorti hors de page, et ayant pris la robe virile: car cette licence
effrenée de n'être sujet à personne, que les jeunes gens, à faute de
bien entendre, appellent et estiment faussement liberté, les soumet à
de plus rudes et de plus âpres maîtres, que n'étaient les precepteurs
et les paedagogues qu'ils soûlaient avoir en leur enfance, c'est à
savoir leurs cupidités et appétits désordonnés, qui sont lors comme
déliés et déchainés. Et tout ainsi comme Herodote dit, que les femmes
en dépouillant leur chemise dépouillent aussi la honte: aussi y a-il
des jeunes gens qui en laissant la robe peurile, laissent quant et
quant la crainte et la honte: et dévêtant l'habit qui les tenait en
bonne et honnête contenance, ils se remplissent incontinent de toute
dissolution. Mais toi qui as souvent entendu que c'est une même chose,
suivre Dieu et obéir à la raison, dois estimer que le sortir hors
d'enfance, et entrer au rang des hommes, n'est point une délivrance de
sujétion, ains seulement une mutation de commandant: pource que la vie,
au lieu d'un maître mercenaire loué ou bien acheté à prix d'argent, qui
nous soûlait gouverner en notre enfance, prend alors une guide divine,
qui est la raison, à laquelle ceux qui obéissent, doivent être réputés
seuls francs et libres: car ceux-là seuls ayants appris à vouloir ce
qu'il faut, vivent comme ils veulent, là où és actions et affections
désordonnées, et non régies par la raison, la franchise de la volonté y
est petite, faible, et débile, mêlée de beaucoup de repentance. Mais
ainsi comme entre les nouveaux bourgeois, qui sont enrollés de nouveau
pour jouir des droits et privileges de bourgeosie de quelque cité, ceux
qui y sont étrangers, ou qui y viennent de loin habiter, blâment,
reprennent, et trouvent mauvais la plupart de ce qui s'y fait: là où
ceux qui y étaient habitants avant qu'en être faits bourgeois, ayants
été nourris, et étant tous accoutumés aux lois et coutumes du pais, ne
reçoivent point mal en gré les charges qui leur sont imposées, ains les
prennent en patience: aussi faut-il que le jeune homme long temps
durant soit à demi nourri en la philosophie, et accoutumé dés le
commencement à mêler tout ce qu'il apprend, et tout ce qu'il oit avec
propos de la philosophie, pour venir puis après déjà tout apprivoisé,
et tout dompté, à l'étude d'icelle à bon escient, laquelle seule peut
accoutrer et revêtir les jeunes gens d'un véritablement digne, viril et
parfait ornement et vêtement de la raison. Aussi crois-je que tu seras
bien aise d'entendre ce que Theophraste écrit touchant l'ouïe, que
c'est celui de tous les cinq sens de nature qui donne plus et de plus
grandes passions à l'âme, car il n'y a rien qui se voit, ne qui se
goûte, ne qui se touche, qui cause de si grands ravissements hors de
soi, si grands troubles, ne si grandes frayeurs, comme il en entre en
l'âme par le moyen d'aucuns bruits, sons, et voix qui viennent à ferir
l'ouïe: mais si elle est bien exposée et bien propre aux passions,
encore l'est-elle plus à la raison: car il y a plusieurs endroits et
parties du corps, qui donnent aux vices entrée pour se couler au dedans
de l'âme, mais la vertu n'a qu'une seule prise sur les jeunes gens, qui
est, les aureilles, pourvu qu'elles soient dés le commencement
contregardées pures et nettes de toute flatterie, non amollies ni
abruvées d'aucuns mauvais propos: et pourrant à bonne cause voulait
Xenocrates que l'on mit aux enfants des aureillettes de fer pour leur
couvrir et défendre les aureilles, plutôt qu'aux combattants à
l'escrime des poings, pource que ceux-ci ne <p 25r> sont en
danger que d'avoir les aureilles rompues et déchirées de coups
seulement, et ceux là les moeurs gâtées et corrompues: non qu'il les
voulût du tout priver de l'ouïe, ou les rendre totalement sourds, mais
bien admonester de ne recevoir les mauvais propos, et s'en donner bien
de garde, jusques à ce que d'autres bons y étant nourris de longue main
par la philosophie, eussent saisi la place des moeurs, la plus mobile,
et la plus aisée à mener, y étant logés par la raison comme gardes,
pour la préserver et défendre. Aussi l'ancien Bias envoya la langue au
Roi Amasis, qui lui avait mandé qu'il lui envoyât la pire et la
meilleure partie de la chair d'une hostie, voulant dire que le parler
était cause des très grands biens et de très grands maux: et
ordinairement ceux qui baisent les bien petits enfants, touchent à
leurs aureilles, et leur disent qu'ils en fassent autant, comme les
admonestants couvertement en jeu, qu'il faut aimer ceux qui leur
profitent par les aureilles: car il est tout certain que qui voudrait
totalement priver un jeune homme d'ouïr, sans lui faire goûter
aucunement la raison, non seulement il ne produirait de soi-même ne
fruit ne fleur quelconque de vertu, mais au contraire il se tournerait
au vice, mettant hors de son âme, ne plus ne moins que d'une terre non
labourée et délaissée en friche, plusieurs rejetons et germes sauvages:
car l'inclination aux voluptés, et la fuite du labeur, ne sont point en
nous étrangères, ne n'y ont point été introduittes par mauvaises
persuasions ains y sont naturelles et nées avec nous, qui sont les
sources de vices et de maux infinis: et qui les laisserait aller à
bride avallée, là où le naturel les inciterait, sans rien en retrancher
par sages remontrances, et les détourner pour règler le défaut de
nature, il n'y aurait bête farouche ne sauvage qui ne fut plus douce
que l'homme. Parquoi puis qu'ainsi est, que l'ouïe porte aux jeunes
gens si grand utilité avec non moindre péril, j'estime que ce soit
sagement fait de discourir et deviser souvent, et avec soi-même et avec
autrui, comment c'est qu'il faut ouïr, attendu mêmement que nous
voyons, que la plupart des hommes en abuse, attendu qu'ils s'exercitent
à parler devant que s'être accoutumés à écouter, et qu'ils pensent
qu'il y ait une science de bien parler, et une exercitation pour
l'apprendre: et quant à l'écouter, que ceux qui en usent sans art,
comment que ce soit, en reçoivent du profit. Combien que au jeu de la
paume on apprend tout ensemble et à recevoir l'esteuf, et à le
renvoyer: mais en l'usage du parler il n'est pas ainsi, car le bien
recevoir précéde le rejeter, ne plus ne moins que le concevoir et
retenir la semence précéde l'enfanter. Or dit-on que les oeufs des
oiseaux que l'on appelle vulgairement [...] c'est à dire éventés ou
conceus du vent, sont germes imparfaits, et commencements de fruits qui
n'ont pu avoir vie: aussi le parler des jeunes gens, qui ne savent
écouter, et qui ne sont pas accoutumés à recevoir profit par l'ouïe,
n'est véritablement que vent, et comme dit le Poète,
C'est une vaine inutile parole
Qui folement dessous les nues vole.
car ceux qui veulent recevoir aucune chose que l'on verse d'un vase en
un autre, enclinent et tournent leurs vases la bouche devers ce que
l'on y verse, afin que l'infusion se face bien dedans, et qu'il ne s'en
répande rien au dehors, et eux ne savent pas se rendre attentifs, et
par attention accommoder leur ouïe, afin que rien ne leur échappe de ce
qui se dit utilement, ains, ce qui est digne des plus grande moquerie,
s'ils se trouvent présents à ouïr raconter l'ordre de quelque festin,
ou d'une montre, ou un songe, ou un debat et querelle que le récitant
aura eu contre un autre, ils écoutent en grand silence, et s'arrêtent à
ouïr diligemment: mais si quelqu'un les tire à part pour leur enseigner
chose util, ou pour les enhorter à quelque point de leur devoir, ou
pour les reprendre quand ils faillent, ou appaiser quand ils se
courroucent, ils ne le peuvent endurer, et tâchent à réfuter par
arguments, en contestant <p 25v> à l'encontre de ce que l'on leur
dit, s'ils peuvent: et s'ils ne peuvent, ils s'enfuient pour aller ouïr
quelques autres fols propos, comme de méchants vaisseaux pourris,
remplissants leurs oreilles de toute autre chose, plutôt que de ce qui
leur est nécessaire. Ceux doncques qui veulent bien dresser les
chevaux, leur enseignent à avoir bonne bouche, et obeïr bien au mors:
aussi ceux qui veulent bien instruire les enfants, les doivent rendre
soupples et obéissants à la raison, en leur enseignant à beaucoup ouïr
et à ne guères parler. Car Spintharus louant Epaminondas disait, qu'il
n'avait jamais trouvé homme qui sût tant comme lui, ne qui parlât
moins: aussi dit-on, que nature pour cette cause a donné à chacun de
nous une langue seule, et deux oreilles: pource qu'il faut plus ouïr,
que parler. Or est-ce par tout un grand et seur ornement à un jeune
homme, que le silence: mais encore principalement, quand en écoutant
parler un autre, il ne se trouble point, ni n'abbaye point à chaque
propos, ains encore que le propos ne lui plaise guères, il a patience
néanmoins, et attend jusques à ce que celui qui parle ait achevé, et
encore après qu'il a achevé, il ne va pas soudainement lui jeter
au-devant une contradiction, ains comme dit Aeschines, il laisse passer
entre-deux quelque petite intervalle de temps, pour voir si celui qui a
dit voudra point encore ajouter quelque chose à son dire, ou y changer,
ou en ôter. Mais ceux qui tout soudain contredisent, n'étant écoutés ni
n'écoutants, ains parlants toujours à l'encontre de ceux qui parlent,
font une faut malséante et de mauvaise grâce: là où celui qui est
accoutumé d'ouïr patiemment avec honnête contenance, en recueille mieux
le propos qu'on lui tient s'il est utile et bon, et s'il est inutile ou
faux, il a meilleur loisir de le discerner, et de le juger, et si se
montre amateur de vérité, non de querelle, ni temeraire en contention
et aigre: au moyen dequoi ne parlent point mal ceux qui disent, qu'il
faut plutôt vider la folle opinion et presomption que les jeunes gens
prennent d'eux-mêmes, qu'il ne faut l'air dequoi sont enflés les outres
et peaux de chèvres, quand on y veut mettre dedans quelque chose de
bon: car autrement étant pleins du vent d'outrecuidance, ils ne
reçoivent rien de ce que l'on y cuide verser. Or l'envie conjointe avec
une malveillance et malignité n'est bonne à oeuvre quelconque, ains est
nuisante à toute chose honnête et louable: mais sur tout est-elle
mauvaise assistante et conseillere de celui qui veut bien ouïr, rendant
les propos qui lui seraient utiles, ennuyeux, malplaisants, et fâcheux
à ouïr, pource que les envieux prennent plaisir à toute autre chose,
plutôt qu'à ce qui est bien dit: et néanmoins celui qui est marri de
voir à un autre richesse, authorité ou beauté, est seulement envieux,
pource qu'il est marri de voir un autre avoir quelque bien: mais celui
à qui il déplaît d'ouïr bien dire, est marri de son bien propre; car
tout ainsi comme la clarté est le bien de ceux qui voyent, aussi la
parole est le bien de ceux qui écoutent s'ils la veulent recevoir. Et
quant aux autres espèces d'envie, ce sont certaines autres mauvaises et
vicieuses passions et conditions de l'âme qui les engendrent: mais
l'envie contre les biendisants procède d'une ambition importune, et une
convoitise injuste d'honneur, qui altère tellement celui qui en est
attainct, qu'elle ne le laisse pas seulement prêter l'oreille à ce qui
se dit, ains lui trouble et lui distrait la pensée à considérer en un
même temps sa suffisance, pour voir si elle est moindre que de celui
qui parle, et à regarder la contenance des autres qui écoutent pour
savoir s'ils y prennent plaisir, et s'ils ont en estime celui qui
discourt: car si on le loue, il lui est avis qu'on lui donne autant de
coups de bâton, et s'en courrouce à l'encontre des assistants, s'ils le
trouvent biendisant: et néanmoins quant aux propos il les laisse-là, et
rejette arrière les précédents, pource qu'il lui fait mal de s'en
souvenir, et tremble, et ne sait qu'il fait de peur qu'il a des
succedants, craignant qu'ils ne soient trouveés encore meilleurs que
les premiers: au moyen de quoi il fait <p 26r> tout ce qu'il peut
pour rompre le propos le plutôt qu'il est possible, mêmement quand il
voit que le discourant parle le mieux: puis quand l'audience est
faillie, il ne s'attache à pas un des discours qui auront été faits,
ains va sondant et recueillent les voix et opinions des assistants: et
s'il en trouve qui le louent, il s'ôte de là vitement, et s'en fuit
arrière, comme s'il était fol: mais s'il y en a quelques-uns qui les
blâment, ou qui les tordent en mauvaise part, ce seront ceux-là
ausquels il courra, et avec lesquels il s'assemblera: et si d'aventure
il n'y a personne qui les détorde, alors il lui comparera d'autres plus
jeunes, qui auront mieux discouru (ce dira-il) et avec plus grande
force d'éloquence, sur un même sujet: et ne cessera d'interpreter tout
en mauvaise part, jusques à tant qu'ayant corrompu et gâté toute la
harangue qui aura été faite, il se la rendra inutile, et sans aucun
profit à lui-même. Et pourtant faut-il, en tel cas, que l'ambition soit
d'accord avec le désir d'ouïr, afin que l'on écoute patiemment et
doucement celui qui haranguera, ne plus ne moins que si l'on était
convié au banquet de quelque saint sacrifice, en louant son éloquence,
là où il aura bien dit, et prenant en gré la bonne volonté de celui qui
aura mis en avant ce qu'il sait, et qui aura voulu persuader les autres
par les arguments et raisons dont il s'est lui-même persuadé. Ainsi
quand il lui sera bien succedé, il y faudra pour conclusion ajouter,
que ce n'a point été par fortune ni par cas d'aventure qu'il lui sera
advenu de bien dire, ains par soin, par diligence, et par art: et pour
le moins faudra-il contrefaire ceux qui louent, et qui estiment fort
quelque chose, et là où il aura failli, il faudra là arrêter son
entendement à considérer dont et pour quelles causes sera venue la
faute: car ainsi comme Xenophon dit, que les bons ménagers font leur
profit de tout, et de leurs ennemis et de leurs amis: aussi ceux qui
sont esveillés et attentifs à ouïr diligemment, reçoivent profit non
seulement de ceux qui disent bien, mais aussi de ceux qui faillent à
bien dire. Car une maigre invention, une impropre locution, un mauvais
langage, une laide contenance, un éblouissement de sotte joie, quand on
s'entend louer, et toutes autres telles impertinences, qui adviennent
souvent à ceux qui font des harangues en public, nous apparoissent
beaucoup plutôt en autrui, quand nous écoutons, qu'ils ne font en
nous-mêmes quand nous haranguons: et pour ce faut-il transferer
l'examen et la correction de celui qui aura harangué en nous-mêmes, en
examinant si nous commettons point par mégarde de telles fautes en
orant. Car il n'est rien au monde si facile que de reprendre son
voisin, mais cette répréhension-là est vaine et inutile, si on ne la
rapporte à une instruction de corriger ou eviter semblables erreurs en
soi-même. Et ne faut pas en tel endroit oublier l'avertissement du sage
Platon, quand on a vu quelqu'un faillant, de descendre toujours en
soi-même, et dire à part soi, «Ne suis-je point tel?» Car tout ainsi
que nous voyons nos yeux reluisants dedans les prunelles de ceux de nos
prochains, aussi faut-il que en la manière de dire des autres nous nous
représentions la nôtre, afin que nous ne soyons pas légers ni
temeraires à reprendre les autres, et aussi que quand nous viendrons
nous mêmes à haranguer, nous soyons plus soigneux de prendre garde à
telles choses. A cet effet aussi servira grandement la comparaison,
quand nous serons retirés à part de retour du lieu où aura été faite la
harangue, que nous prendrons quelque point qui nous semblera n'avoir
pas été bien ou suffisamment déduit, et nous essayerons, et tirerons en
avant nous mêmes pour le remplir, ou pour le corriger, ou bien pour
autrement le dire, ou qui plus est encore, pour tâcher à amener des
raisons et arguments tous autres sur le même sujet, et les déduire tout
autrement, ce que Platon même a autrefois fait sur l'oraison de Lysias.
Car ce n'est pas chose difficile, ains très facile, que de contredire
un oraison prononcée, mais en prononcer et dire une autre sur le même
sujet, qui soit mieux faite, et meilleure, c'est cela qui est bien
difficile à faire, comme <p 26v> dit un Lacedaemonien quand il
entendit que Philippus Roi de Macedoine avait demoly et rasé la ville
d'Olynthe, «Mais il n'en saurait, dit-il, faire une telle.» Quand
doncques nous verrons, que en discourant sur un même sujet et argument,
il n'y aura pas grande différence entre ce que nous dirons, et ce que
l'autre par avant aura dit, alors nous retrancherons beaucoup de notre
mêpris, et incontinent les ailes tomberont à notre presomption et amour
de nous mêmes, quand nous viendrons à nous éprouver par telles
comparaisons. Or est l'émerveiller et admirer contraire au mêpriser,
signe d'une plus douce et plus equitable nature: mais il n'a pas besoin
non plus de peu de soin, et à l'aventure de plus grand et plus reservé
que le mêpriser: pource que ceux qui sont ainsi mêprisants et
presomptueux, reçoivent moins de profit d'ouïr ceux qui haranguent,
mais ceux qui sont simples et sujets à tout admirer, en reçoivent
dommage, et ne démentent point ce que dit Heraclitus,
Un homme mol s'étonne de tout ce qu'il oit dire.
Pourtant faut-il simplement laisser échapper de la bouche les louanges
du disant: mais quant à ajouter foi à ce qu'il aura dit, il y faut
aller bien reserveement: et quant au langage et à la prononciation de
ceux qui s'exercent à bien dire, il en faut être simple et gracieux
spectateur et auditeur, mais bien âpre et severe examinateur et
contrerolleur de ce qui aura été dit quand à l'usage et à la vérité,
afin que ceux qui auront dit ne nous haïssent point, et ce qui aura été
dit ne nous nuise point: car bien souvent nous ne nous donnons garde,
que nous recevons des fausses et mauvaises doctrines, pour la foi que
nous ajoutons, et la bonne affection que nous portons à ceux qui les
mettent en avant. A ce propos les Seigneurs du conseil de Lacedaemone
trouvants l'opinions bonne d'un personnage qui avait très mal vécu, la
firent proposer par un autre de bonne vie et de bonne réputation:
faisants en cela sagement et prudemment, d'accoutumer leur peuple à
s'emouvoir plutôt par les moeurs, que par la parole du proposant. Mais
en Philosophie il faut mettre à part la réputation de celui qui met en
avant un propos, et examiner le propos à part, pour-ce que, comme l'on
dit, en la guerre il y a beaucoup de fausses alarmes, aussi y a il en
un auditoire: car la barbe blanche du disant, le geste, le grave
sourcil, le parler de soi-même, et principalement les cris, les
battemens de mains, les tressaillements des assistants à ouïr une
harangue, étonnent quelquefois un auditeur qui n'est pas bien rusé,
comme un torrent qui l'emporte malgré lui: et si y a encore quelque
tromperie au stile, et au langage, quand il est doux et coulant, et
qu'avec quelque gravité et hautesse artificielle il vient à discourir
des choses. Car ainsi comme ceux qui chantent sous une flûte, font
beaucoup de fautes dont les écoutants ne s'aperçoivent point: aussi un
langage élégant et brave éblouit les aureilles de l'écoutant, qu'il ne
puisse sainement juger de ce qu'il signifie: comme dit Melanthius
interrogé qu'il lui semblait de la Tragoedie de Dionysius: «Je ne l'ai,
dit-il, peu voir, tant elle était offusquée de langage.» Mais les
devis, leçons et harangues de ces Sophistes faisants montre de leur
éloquence, ont non seulement la couverture des paroles fardée qui
cachent la sentence, mais qui plus est, ils adoucissent leurs voix par
je ne sais quels amollissements, ne sais quels entonnements et accents
de chansons qu'ils donnent à leur prononciation, qui ravissent les
écoutants hors d'eux-mêmes, et les tirent là où ils veulent, en leur
donnant une vaine volupté, et en recevant une plus vaine gloire:
tellement qu'il leur advient proprement ce que répondit une fois
Dionysius, lesquel ayant promis au théâtre à quelque joueur de Cithre
qui avait excellentement joué devant lui, qu'il lui donnerait de grands
présents, depuis il ne lui donna rien: «Car autant que tu m'as, ce
dit-il, donné de plaisir en chantant, autant en as tu reçu de moi en
esperant.» Toute telle contribution fournissent et payent les auditeurs
qui écoutent de tels harangueurs: car ils sont admirés pour autant de
<p 27r> temps comme ils demeurent en la chaire à haranguer: mais
finie la harangue, aussi tôt est escoulé le plaisir des uns, et plutôt
encore la gloire des autres: de manière que ceux-là ont dépendu en vain
autant de temps, comme ils ont demeuré à écouter, et ceux-ci toute leur
vie qu'ils ont employée pour apprendre à ainsi parler. A cette cause
faut-il ôter ce qu'il y a de trop et de superflu au langage, et
s'arrêter à chercher le fruit même, et suivre en cela l'exemple non des
bouquetiere, qui font les bouquets et les chapeaux de fleurs, mais des
abeilles: car ces femmes-là choisissants à l'oeil les belles et
odorantes fleurs et herbes, en tissent et composent un ouvrage qui est
bien souef à sentir, mais qui au demeurant ne porte point de fruit, et
ne dure qu'un seul jour: mais les abeilles bien souvent volants à
travers, et par-dessus des prairies pleines de roses, de violettes, et
de hyacinthes, se poseront sur du très fort et très acre thym, et
s'arrêteront dessus, preparants de quoi faire le roux miel, et y ayant
cueilly quelque chose qui y puisse servir, s'en revolent à leur propre
besogne: aussi faut-il que le sage auditeur, et qui a l'entendement pur
et net de passion, laisse là le langage affetté et fardé, et
semblablement aussi les propos qui tiendront du triacleur ou du
bâteleur, qui se veut montrer, en jugeant que telles herbes sont
propres pour Sophistes, qui ressemblent les mouches guêpes, qui ne
servent de rien à faire le miel: mais que avec une profonde attention
il descende au fond de la sentence, et de l'intention du disant, pour
en retirer ce qu'il y aura d'utile et de profitable, se souvenant qu'il
n'est pas là venu pour ouïr jouer des farces ou chanter des musiciens
en un théâtre, mais en un école, et en un auditoire pour apprendre à
emender et corriger sa vie par la raison: et pour cette cause faut il
faire jugement et examen de la lecture et harangue par soi-même, et par
la disposition en laquelle on se treuve, en considérant s'il y aura
aucune des passions de l'âme que en soit detenue plus molle, ou si elle
nous aura rendu quelque ennuy plus léger, si le courage. et l'assurance
en est plus ferme, si l'on se sent plus enflammé envers l'honnêteté et
la vertu. Car il n'est pas raisonnable que quand on se léve de la
chaire d'un barbier, on se présent devant un miroir, et que l'on tâte
sa tête pour voir s'il aura bien rongné les cheveux, et s'il aura bien
accoutré la barbe: et qu'au sortir d'une leçon et d'une école l'on ne
se retire pas incontinent à part pour considérer son âme, si ayant
laissé quelque chose de ce qui lui pesait, et dont elle avait trop
auparavant, elle en sera point devenue plus légère, plus aisée, et plus
douce: car comme dit Ariston, «ni une étuve, ni un sermon ne sert de
rien, s'il ne nettoye.» soit doncques le jeune homme joyeux, que le
discours d'une leçon qu'il aura ouïe, lui ait profité: non que je
veuille que le plaisir soit la fin finale qu'il se proposera pour
l'aller ouïr, ne qu'il s'estime qu'il faille sortir de l'école d'un
philosophe, en chantant à demi voix avec une chère gaie que se lise en
la face, ou qu'il cherche à être parfumé de suaves senteurs, là où il
aura besoin d'être graissé de cataplasmes, et frotté d'huiles et de
fomentations plus medicinales que bien odorantes: mais bien qu'il ait à
gré, si avec une parole poignante et picquante on lui nettoye et
purifie son âme pleine de brouillas espais, et d'obscurité grande, ne
plus ne moins qu'avec la fumée on nettoye les ruches des abeilles. Car
si bien celui qui presche et qui harangue ne doit pas du tout être
négligent de son stile, qu'il n'y ait quelque plaisir et quelque grâce:
c'est néanmoins ce dequoi le jeune homme qui écoute se doit soucier le
moins, aumoins du commencement: je ne dis pas que puis après il ne s'y
puisse bien arrêter, ne plus ne moins que ceux qui boivent, après
qu'ils ont estanché leur soif, alors ils tournent les coupes tout à
l'entour, pour considérer et regarder l'ouvrage qui est dessus: aussi
quand le jeune homme auditeur se sera rempli de doctrine, et qu'il aura
repris haleine, on lui peut bien permettre de s'amuser à considérer le
langage, s'il aura rien d'élégant et de gentil. Mais celui qui tout au
commencement s'attache <p 27v> non aux choses, ni à la substance,
ains va requérant que le langage soit pur, attique et rond, me semble
faire tout ainsi, comme si étant empoisonné il ne voilait point boire
de préservatif et d'antidote, si l'on ne lui baillait le breuvage
dedans un vase fait et formé de le terre de Colie en Attique, ni vêtir
une robe au coeur d'hiver, sinon que la laine fut des moutons de
l'Attique, et aimait mieux demeurer sans se bouger ni rien faire, en
une cappe simple et mince, comme est le style de l'oraison de Lysias.
Ces erreurs-là sont cause qu'il se trouve grande indigence de sens et
de bon entendement, et à l'opposite grande abondance de babil et de
caquet és jeunes gens par les écoles: pour autant qu'ils n'observent,
ni la vie, ni les actions, ni le deportement d'un Philosophe en
l'administration et gouvernement de la chose publique, ains donnent
toute la louange aux beaux termes, paroles élégantes, et au bien dire,
sans savoir, ni vouloir enquérir pour le savoir, si ce qu'il dit est
utile ou inutile, nécessaire, ou bien superflu. Après ces preceptes que
nous avons baillés, comment on doit ouïr un Philosophe discourant, suit
tout d'un tenant la règle et avertissement des questions que l'on doit
proposer: car il faut que celui que l'on convie à souper, se contente
de ce que l'on sert sur la table devant lui, sans demander autre chose,
ni contreroller ou reprendre ce qui lui est présenté: mais celui qui
est venu à un festin de devis et de discours, par manière de parler, si
c'est sur certain argument choisi de longue main, il faut qu'il ne face
autre chose qu'écouter patiemment sans mot dire: car ceux qui
distraient le disant à autres sujets et autres arguments, et qui lui
entrejettent des interrogations, ou lui font des oppositions à
l'encontre de ce qu'il dit, sont fâcheux, importuns, qui ne peuvent
jamais accorder en un auditoire, et outre ce qu'ils n'en reçoivent
aucun profit, ils troublent le disant, et tout le discours de son
oraison quant-et-quant. Mais si le disant prie de lui-même qu'on
l'interroge, et qu'on lui propose telle question que l'on voudra, il
faut alors lui demander toujours quelque chose qui soit nécessaire ou
profitable: car Ulysses est moqué en Homere par les poursuivants de sa
femme, pource que
Il ne querait que des bribes coupées,
Non des vaisseaux d'honneur, ou des espées.
car ils réputaient un signe de magnanimité, demander, tout ainsi que
donner, quelque chose de grand prix: mais plus serait digne d'être
moqué celui qui proposerait au discourant des questions frivoles et
sans fruit quelconque, comme font aucunefois des jeunes gens qui ont
envie de babiller, ou bien de montrer qu'ils sont savants en
dialectique ou és mathematiques, et ont accoutumé de proposer au
discourant, comment il faut diviser les choses indéfinies, ou que c'est
que le mouvement selon la côté, et selon le diametre. Ausquels se peut
dire la réponse que fit le médecin Philotimus à un qui étant phtisique
et pourry dedans le corps, lui demandait quelque médecine pour guérir
un petit ulcère qu'il avait au bout de l'ongle: car le médecin
connaissant bien à sa couleur et à son haleine, qu'il était gâté au
dedans, lui répondit: «Mon ami tu n'es pas en danger pour l'ulcère de
ton ongle, il n'est pas temps d'en parler maintenant:» Aussi n'est-il
pas heure maintenant de disputer de telles questions que tu me
proposes, jeune fils mon ami, mais plutôt, comment tu te pourras
délivrer de la folle opinion et presomption de toi-même qui te tient,
ou de l'amour et de la sottie dont tu es empestré, pour te rendre en un
état de vie saine, et sans vanité quelconque. Qui plus est, encore
faut-il bien avoir l'oeil à regarder. en quoi le discourant a plus de
suffisance ou naturelle ou acquise, pour lui faire les interrogations
de ce en quoi il est le plus excellent, non pas forcer celui qui aura
mieux étudié en la philosophie morale, de répondre à des questions de
Physique ou des Mathematiques: ou celui qui sera mieux entendu en la
naturelle et Physique, le tirer à juger des propositions conjointes, ou
à soudre de faux syllogismes. Car tout <p 28r> ainsi comme qui
voudrait fendre du bois avec une clef, ou ouvrir une porte avec une
cognée, il ne ferait point d'injure à la clef, ni à la cognée, mais il
se priverait soi-même de l'usage propre, et de ce que peut faire l'un
et l'autre: aussi ceux qui demandent au discourant ce à quoi il n'est
pas propre de nature, ou en quoi il ne s'est pas exercité, et qui ne
veulent pas cueillir ne prendre ce qu'il a et qu'il peut fournir, ils
ne font pas seulement cette perte-là, mais davantage acquirent la
réputation de mauvaistié et de malignité. Il se faut aussi garder de
demander beaucoup de questions et souvent, car cela est encore signe
d'homme qui se veut montrer: mais prêter l'oreille attentivement avec
douceur, quand quelque autre propose, est fait en homme studieux, et
qui se sait bien accommoder à la compagnie, si d'aventure il n'y a
quelque cas propre et particulier qui l'empêche, ou s'il n'y a quelque
passion, ayant besoin d'être arrêtée, ou quelque imperfection requérant
reméde qui nous presse: car comme dit Heraclitus, peut être vaudrait-il
mieux ne cacher point son ignorance, ains la mettre en évidence pour la
faire guérir. Mais si quelque colère ou quelque assaut de superstition,
ou quelque violente querelle à l'encontre de nos domestiques et
parents, ou quelque furieuse concupiscence d'amour,
Touchant du coeur les cordes plus cachées,
Qui ne devraient pour rien être touchées,
commande en notre entendement, il ne faut pas fuir en rompant le propos
à en être repris, ains faut chercher à en ouïr discourir aux écoles
mêmes: et après les leçons faillies prendre à part le philosophe, et
lui conferer, et l'en interroger, non pas comme font plusieurs, qui
sont bien aises d'ouïr aux philosophes parler des autres, et l'en
estiment: et si d'aventure le philosophe laissant les autres, s'adresse
à part à eux, pour leur remontrer franchement ce qu'ils ont de besoin,
et qu'il les en face souvenir, ils s'en courroucent, et l'en estiment
curieux et fâcheux: car ils pensent proprement qu'il faille ouïr les
philosophes en leurs écoles par manière de passetemps, comme les
joueurs de Tragoedies en un théâtre, et cuident que és choses
exterieurs il n'y a point de différence entre les philosophes et eux:
et ont bien raison de le cuider ainsi, quant aux Sophistes: car depuis
qu'ils sont hors de leurs chaires où ils haranguent, et qu'ils laissent
leurs livres, et leurs petites introductions, és autres actions et
vraies parties de la vie humaine, on les trouve petits, et de moindre
esprit que les plus bas et plus vulgaires hommes du monde: mais ils
n'entendent pas aussi, que de ceux qui sont vraiment dignes de ce nom
de philosophes, soit qu'ils se jouent, ou qu'ils fassent à bon escient
un clin d'oeil, un signe de la tête, un visage renfrongné, et
principalement les paroles qu'ils disent à part à chacun, portent
toujours quelque utilité et quelque fruit à ceux qui ont la patience de
les laiser dire, et de leur prêter l'oreille. Au demeurant quant aux
louanges que l'on donne au bien disant, il est besoin d'y user de moyen
et de prudence retenue, pource que ni le peu, ni le trop, en telle
chose n'est louable ni honnête: car l'auditeur qui se maintient si dur
et si roide, qu'il ne s'amollit ni ne s'émeut pour chose qu'il oye, est
fâcheux et insupportable, étant rempli d'une presomptueuse opinion de
soi-même qu'il cache leans, et secrètement en soi-même se vante qu'il
dirait bien quelque chose de meilleur, que ce qu'il oit, ne remuant les
sourcils en aucune manière, ni ne jetant aucune voix qui porte
témoignage qu'il oye volontiers, ains par un silence, une gravité
feinte, et une contenance affectée, va prochassant la réputation
d'homme constant et de gravité grande, pensant que les louanges soient
comme de l'argent, qu'autant comme l'on en donne à un autre, autant on
en ôte à soi-même. Car il y en a plusieurs qui prennent mal et à
contrepoil un dire de Pythagoras, qui disait, que de l'étude de la
philosophie il lui était demeuré ce fruit, qu'il n'avait rien en
admiration: et ceux-ci pensent que pour non louer ni honorer les
autres, il les faille mêpriser, et veulent qu'on les estime vénérables
<p 28v> par dedaigner tous les autres. Mais la raison
philosophique ôte bien l'ébahissement et l'admiration qui procède de
doute, ou d'ignorance, pource qu'elle sait et connait la cause d'une
aucune chose, mais pour cela elle ne perd pas la facilité, la grandeur
et l'humanité: car à ceux qui véritablement et certainement sont bons,
c'est un très bel honneur que d'honorer ceux qui le méritent, et orner
autrui est un ornement très digne qui vient d'une superabondance de
gloire et d'honneur qui est en celui qui le donne: mais ceux qui sont
chiches és louanges d'autrui, semblent être pauvres et affamés dés
leurs propres: comme aussi au contraire, celui qui sans jugement à
chaque mot et à chaque syllable presque s'eléve et s'écrie, est par
trop léger et volage, et bien souvent déplaît à ceux mêmes qui font les
harangues, mais bien fâche il toujours les autres assistants, en les
faisant sourdre et lever contre leur volonté, comme les tirants quasi
par force à ce faire, et à crier comme lui de honte qu'ils ont: et puis
n'ayant recueilli aucun profit de l'oraison ouïe, pour avoir été trop
étourdi et trop turbulent après ses louanges, il s'en retourne de
l'auditoire avec l'une de ces trois réputations qu'il en rapporte,
qu'il est moqueur ou qu'il est flatteur, ou qu'il est ignorant. Or
faut-il quand on est en siege de justice pour juger un proces, ouïr les
parties sans haine ni faveur, ains de sens rassis, pour rendre le droit
à qui il appartient: mais és auditoires des gens de lettres, il n'y a
ni loi ni serment qui nous empêche, que nous n'écoutions avec faveur et
benevolence celui qui fait la harangue, ains au contraire, les anciens
ont mis et colloqué les Graces auprès de Mercure, voulants par cela
donner à entendre, que le parler requiert grâces, benevolence, et
amitié: car il n'est pas possible que le disant soit si fort rejetable,
ne si défaillant en toutes choses, qu'il n'y ait ni sens aucun digne de
louange inventé par lui-même, ou renouvellé des anciens, ni le sujet de
sa harangue, ni son but et intention, ni aumoins le lange et le stile,
ou la disposition des parties de l'oraison: car, comme dit l'ancien
proverbe,
parmi chardons et espineux halliers
Naissent les fleurs des tendres violiers.
Car si aucuns, pour montrer leur esprit, ont pris à louer le
vomissement, autres la fiévre, et quelques-uns la marmite, et n'ont
point eu faute de grâce, comme est il possible qu'une oraison composée
par un personnage, qui quoi que ce soit semble, ou pour le moins est
appelé philosophe, ne donne aux auditeurs gracieux et equitables
quelque respit et quelque temps à propos pour la louer? Ceux qui sont
en fleur d'âge, ce dit Platon, comment que ce soit donnent toujours des
attaintes à celui qui est amoureux, et appellent ceux qui sont blancs
de couleur, enfants des Dieux: ceux qui sont noirs, magnanimes: celui
qui a le nez aquilin, Royal: celui qui est camus, gentil et plaisant et
agréable: celui qui est pasle, en couvrant un peu cette mauvaise
couleur, ils l'appelleront face de miel: car l'amour a cela, qu'il
s'attache et se lie à tout ce qu'il trouve, comme fait le lierre. Mais
celui qui prendra plaisir à ouïr, s'il est homme de lettres, sera bien
plus inventif à trouver toujours dequoi louer un chacun de ceux qui
monteront en chaire pour declamer. Car Platon, qui en l'oraison de
Lysias ne louait point l'invention, et reprenait grandement la
disposition, encore toutefois en louait-il le stile et l'elocution,
pource que toutes les paroles y sont claires et rondement tournées.
Aussi pourrait on avec raison reprendre le sujet dequoi a écrit
Archilochus, la composition des vers de Parmenides, la bassesse de
Phocylides, le trop de langage d'Euripides, l'inégalité de Sophocles:
comme semblablement aussi des orateurs, l'un n'a point de nerfs à
exprimer un naturel, l'autre est mol és affections, l'autre a faute de
grâces, et néanmoins est loué pour quelque particulière force qu'il a
d'emouvoir et de délecter: au moyen dequoi les auditeurs ne se saurait
escuser, qu'ils n'aient toujours assez matière de gratifiers, s'ils
veulent, <p 29r> à ceux qui font des leçons ou des harangues
publiques: car il y en a, à qui il suffit, encore que l'on ne porte
point témoignage de vive voix à leur louange, de leur montrer un bon
oeil, un visage ouvert, une chère joyeuse, et une disposition et
contenance amiable, et non point fâcheuse ne chagrine: ces choses-là
sont toutes vulgaires et communes envers ceux mêmes qui ne disent du
tout rien qui vaille: mais une assiette modeste, en son siege, sans
apparence de dedaing, avec un port de la personne droit, sans pancher
ne çà ne là, un oeil fiché sur celui qui parle, un geste d'homme qui
écoute attentivement, et une composition de visage toute nette, sans
demontration quelconque, non de mêpris ou d'être difficile à contenter
seulement, mais aussi de toutes autres cures et de tous autres
pensemens. Car en toutes choses la beauté se compose comme par une
consonance, et convenance mesurée de plusieurs bienseances concurrentes
ensemble en un même temps: mais la laideur s'engendre incontinent par
la moindre du monde qui y défaille ou qui y soit de plus qu'il ne faut
mal à propos: comme notamment en cet acte d'ouïr, non seulement un
froncis de sourcil, ou une triste chère de visage, un regard de
travers, une torse de corps, un croisement de cuisses l'une sur l'autre
malhonnête, mais seulement un clin d'oeil ou de tête, un parler bas en
l'oreille d'un autre, un ris, un bâillement, comme quand on a envie de
dormir, un silence, et toute autre chose semblable, est répréhensible,
et requiert que l'on y prenne bien soigneusement garde. Et ceux-ci
cuident que tout l'affaire soit en celui qui dit, et rien en celui qui
écoute: ains veulent que celui qui a à haranguer vienne bien preparé et
ayant bien diligemment pensé à ce qu'il doit dire, et eux sans avoir
rien propensé, et sans se soucier de leur devoir, se vont seoir là,
tout ne plus ne moins que s'ils étaient venus pour souper à leur aise,
pendant que les autres travailleraient: et toutefois encore celui qui
va souper avec un autre a quelques choses à faire et à observer, s'il
s'y veut porter honnêtement: par plus forte raison doncques, beaucoup
plus en a l'auditeur: car il est à moitié de la parole avec celui qui
dit, et lui doit ayder, non pas examiner rigoureusement les fautes du
disant, et peser en severe balance chacun de ses mots, et chacun de ses
propos, et lui cependant sans crainte d'être de rien recherché, faire
mille insolences, mille impertinences et incongruités en écoutant. Mais
tout ainsi comme en jouant à la paume, il faut que celui qui reçoit la
balle se remue dextrement, auprès qu'il voit remuer celui qui lui
renvoye: aussi au parler y a il quelque convenance de mouvement entre
l'écoutant et le disant, si l'un et l'autre veut observer ce qu'il
doit. Mais aussi ne faut-il pas inconsidérément user de toutes sortes
d'acclamations à la louange du disant: car mêmes Epicurus est fâcheux
quand il dit, que ses amis par leurs missives lui rompaient la tête à
force de clameurs de louanges qu'ils lui donnaient: mais ceux aussi qui
maintenant introduisent és auditoires des mots étranges, en voulant
louer ceux qui haranguent, disant avec une clameur, Voilà divinement
parlé: C'est quelque Dieu qui parle par sa bouche: Il n'est possible
d'en approcher: comme si ce n'était pas assez de dire simplement, Voilà
bien dit, ou sagement parlé: ou, Il a dit la pure vérité: qui sont les
marques de louanges dont usaient anciennement Platon, Socrates, et
Hyperides: ceux-là font une bien laide faute, et si font tort au
disant, parce qu'ils font estimer qu'il appéte telles excessives et
superbes louanges. Aussi sont fort fâcheux ceux qui avec serment, comme
si c'était en jugement, portent témoignage à l'honneur des disants: et
ne le font guères moins ceux qui faillent à accommoder leurs louanges
aux qualités des personnages: comme quand à un philosophe enseignant et
discourant, ils écrient, Subtilement: ou à un vieillard, Gentillement
ou Joliement: en transferant et appliquant à des Philosophes les voix
et paroles que l'on a accoutumé d'attribuer à ceux qui se jouent, ou
qui s'exercent et se montrent en leurs declamations scholastiques, et
donnants à une oraison sobre et <p 29v> pudique une louange de
courtisane, qui est autant comme si à un champion victorieux, ils
mettaient sur la tête une couronne de lis ou de roses, non pas de
laurier ou d'olivier sauvage. Euripides le poète Tragique instruisait
un jour les joueurs d'une danse, et leur enseignait à chanter une
chanson faite en Musique harmonique: quelqu'un qui l'écoutait, s'en
prit à rire: auquel il dit, Si tu n'étais homme sans jugement et
ignorant, tu ne rirais pas, vu que je chante en harmonie Mixolydiene*:
C'est à dire, pesante et grave. mais aussi un homme philosophe et
exercité au maniement des affaires, pourrait à mon avis retrancher
l'insolence d'un auditeur trop licencieux, en lui disant, Tu me sembles
homme ecervellé, et mal appris: car autrement, cependant que
j'enseigne, ou qui je presche, et que je discours touchant
l'administration de la chose publique, ou de la nature des Dieux, ou de
l'office d'un magistrat, tu ne danserais ni ne chanterais pas. Car, à
vrai dire, regardez quel désordre c'est que quand un philosophe
discourt en son école, que les assistants crient et bruient si haut et
si fort au dedans, que ceux qui passent, ou qui écoutent au dehors, ne
savent si c'est à la louange d'un joueur de flûtes, ou d'un joueur de
Cithre, ou d'un baladin, que ce bruit se fait. davantage il ne faut pas
écouter négligemment les répréhensions et corrections des philosophes
sans pointure aucune de deplaisir: car ceux qui supportent si
facilement et négligemment l'être repris et blâmés par les philosophes,
qu'ils en rient quand ils les reprennent, et louent ceux qui leur
disent leurs fautes, ne plus ne moins que les flatteurs et bouffons
poursuivants de repeue franche louent eux qui les nourrissent, encore
quand ils leur disent des injures: ceux-là, dis-je, sont de tout point
éhontés et effrontés, donnants une mauvaise et déshonnête preuve et
demontration de la force de leur coeur, que l'impudence. Car de
supporter un trait de risée sans injure, dit en jeu plaisamment, et ne
s'en point courroucer ni fâcher, cela n'est point ne faute de coeur ne
faute d'entendement, ains est chose gentile et conforme à la coutume
des Lacedaemoniens. Mais d'ouïr une vive touche, et une répréhension
qui pour réformer les moeurs use de parole poignante, ne plus ne moins
que d'une drogue et médecine mordante, sans en être resserré, ni plein
de sueur et d'éblouissement pour la honte qui fait monter la chaleur au
visage, ains en demeurer inflexible, se soustiant, et se moquant, c'est
le fait d'un jeune homme de très lache nature, et qui n'a honte de
rien, tant il est de longue main accoutumé et confirmé à mal faire: de
sorte que son âme en a déjà fait un cal endurci, qui ne peut non plus
qu'une chair dure, recevoir marque de macheure. Mais ceux là étant
tels, il y en a d'autres de nature toute contraire: car si une fois
seulement on les a repris, ils s'enfuient sans jamais tourner visage,
et quittent là toute la philosophie, combien qu'ils aient un beau
commencement de salut, que nature leur a baillé, qui est, avoir honte
d'être repris, lequel ils perdent par leur trop lâche et trop molle
délicatesse, ne pouvants endurer que l'on leur remontre leurs fautes,
et ne recevants pas généreusement les corrections, ains détournants
leurs aureilles à ouïr plutôt de douces et molles paroles de flatteurs
ou de Sophistes, qui leur chantent des plaisanteries bien agréables à
leurs aureilles, mais au demeurant sans fruit ni profit quelconque.
Tout ainsi doncques comme celui qui après l'incision faite fuit le
chirurgien, et ne peut endurer l'être lié, a reçu ce qui était
douloureux en la médecine, et non pas ce qui était profitable: aussi
celui qui ne donne pas à la parole du Philosophe, qui lui a ulceré et
blecé sa bestise, le loisir d'appaiser la douleur, et faire reprendre
la plaie, il s'en va avec morsure et douloureuse pointure de la
philosophie, sans utilité quelconque: Car non seulement la plaie de
Telephus, comme dit Euripides,
Se guérissait avec la limeure
Du fer de lance ayant fait la bleçeure:
mais aussi la morsure de la philosophie, qui poingt les coeurs des
jeunes hommes, se guérit par la parole même qui l'a faite. Et pourtant
faut-il, que celui qui se sent <p 30r> repris et blâmé, en
souffre bien et resente quelque regret, mais non pas qu'il en demeure
confus,ne qu'il s'en descourage: ains faut que quand la philosophie a
commencé à le manier et toucher au vif, comme un sacrifice de
purgation, après en avoir patiemment supporté les premières
purifications et premiers rabrouements, il en espere au bout de cela
voir quelque belle et douce consolation, au lieu du présent trouble et
épouvantement. Car encore que la répréhension du philosophe à
l'aventure se face à tort, il est néanmoins honnête de le laisser dire
et avoir patience: et puis quand il aura achevé de parler, alors
s'adresser à lui pour se justifier, et le prier de reserver cette
franchise et vehemence de parler, à l'encontre de quelque autre faute
qui aura au vrai été commise. davantage tout ainsi qu'en l'étude des
lettres, en la musique, quand on apprend à jouer de la lyre, ou à
luicter, les commencements sont fort laborieux, bien embrouillés, et
pleins de difficulté: mais puis après, en continuant petit à petit, il
s'engendre à la journée une familiarité et connaissance grande, ainsi
qu'il se fait envers les hommes, laquelle rend toutes choses faciles,
aisées à la main, et agréables, tant à faire, comme à dire. Ainsi est
il de la philosophie, laquelle du commencement semble avoir ne sais
quoi de maigre et d'étrange, tant és choses, comme és termes et
paroles: mais pour cela il ne faut pas, à faute de coeur, s'étonner à
l'entrée, ni lâchement se décourager, ains faut essayer tout, en
persévérant, et désirant toujours de tirer outre, et passer en avant,
en attendant que le temps améne celle familiere connaissance et
accoutumance, qui rend à la fin doux tout ce qui de soi-même est beau
et honnête: car elle viendra en peu de temps, apportant quand et elle
une clarté et lumière grande à ce que l'on apprend, et engendrera un
ardent amour de la vertu, sans lequel l'homme est bien lâche et
misérable, qui se peut adonner et mettre à suivre autre vie, en se
départant, à faute de coeur, de l'étude de la philosophie: bien peut il
être à l'aventure, que les jeunes gens, non encore expérimentés,
trouvent au commencement des difficultés qu'ils ne peuvent comprendre
és choses, mais si est-ce pourtant que la plupart de l'obscurité et de
l'ignorance leur vient d'eux-mêmes, et par façons de faire toutes
diverses commettent une même faute. Car les uns, pour une révérence
respectueuse qu'ils portent au disant, ou pource qu'ils le veulent
épargner, ne l'osent interroger, et se faire entièrement déclarer son
discours, et font signe de l'approuver par signe de la tête, comme
s'ils l'entendaient bien: les autres à l'opposite, par une importune
ambition et vaine émulation de montrer la promptitude de leur esprit
contre d'autres, devant qu'ils l'ayent compris, disent qu'ils
l'entendent, et ainsi jamais ne le conçoivent. Dont il advient à ces
premiers honteux, et qui de vergongne n'osent demander ce qu'ils
n'entendent pas, que quand ils s'en retournent de l'auditoire, ils se
fâchent eux-mêmes et demeurent en doute et perplexité, et que
finablement ils sont une autre fois contraints, avec plus grand
vergongne de fâcher ceux qui ont jà discouru, en recourant après et
leur demandant ce qu'ils ont dit: et à ces ambitieux, temeraires et
presomptueux, qu'ils sont contraints de pallier, déguiser et couvrir
l'ignorance qui demeure toujours avec eux. Parquoi rejetants arrière de
nous toute telle lâcheté et vanité, mettons peine, comment que ce soit,
d'apprendre, et comprendre en notre entendement les profitables
discours que nous oyrons faire aux philosophes, et pour ce faire
supportons doucement les risées des autres, qui seront, ou penseront
être, plus vifs et plus aigus d'entendement, que nous: comme Cleanthes
et Xenocrates étant un peu plus grossiers d'esprit que leurs compagnons
d'école, ne fuyaient pas à apprendre pour cela, ni ne s'en
descourageaient pas, ains se riaient et se moquaient les premiers
d'eux-mêmes, disants qu'ils ressemblaient aux vases qui ont le goulet
étroit, et aux tables de cuivre, pource qu'ils comprenaient
difficilement ce qu'on leur enseignait, mais aussi qu'ils le retenaient
sûrement et fermement: car il ne faut <p 30v> pas seulement, ce
que dit Phocylides,
Souvent se doit laisser circonvénir
celui qui veut bon enfin devenir,
ains faut assi se laisser moquer, endurer des hontes, des piqueures,
des traits de gaudisserie, pour repousser de tout son effort et
combattre l'ignorance. Toutefois si ne faut-il pas aussi passer en
nonchaloir la faute que font au contraire ceux qui, pour être
d'appréhension tardive, en sont importuns, fâcheux et chargeans: car
ils ne veulent pas quelque fois, quand ils sont à part en leur privé,
se travailler pour entendre ce qu'ils ont ouï, ains donnent le travail
au docteur qui lit, en lui demandant et l'enquérant souvent d'une même
chose, ressemblants aux petits oiselets qui ne peuvent encore voler, et
qui bâillent toujours attendants la becquée d'autrui, et voulants que
l'on leur baille jà tout masché et tout prêt. Il y en a d'autres qui
cherchants hors de propos la réputation d'être vifs d'entendement et
attentifs à ouïr, rompent la tête aux docteurs lisans, à force de
caqueter et de les interrompre, en leur demandant toujours quelque
chose qui n'est point nécessaire, et cherchants des demontrations là où
il n'en est point de besoin: et par ainsi,
Le chemin court de soi en devient long,
comme dit Sophocles, non seulement pour eux, mais aussi pour les autres
assistants. Car en arrêtant ainsi à tous coups le philosophe
enseignant, avec leurs vaines et superflues questions, ne plus ne moins
que quand on va par les champs ensemble, ils empêchent la continuation
de l'enseignement et de la doctrine, qui en est ainsi souvent rompue et
arrêtée. Ceux là doncques, ainsi comme dit Hieronymus, font ne plus ne
moins que les couards et chetifs chiens, qui mordent bien les peaux des
bêtes sauvages, quand ils sont à la maison, et leur arrachent bien les
poils, mais ils ne touchent point à elles aux champs. Au reste, je
conseillerais à ces autres-là qui sont d'entendement tardif, que
retenants les principaux points du discours, ils composent eux-mêmes à
part le reste, et qu'ils exercent leur mémoires à trouver le demeurant:
et que prenants en leur esprit les paroles d'autrui, ne plus ne moins
qu'une semence et un principe, ils le nourrissent et l'accroissent,
pource que l'esprit n'est pas comme un vaisseau qui ait besoin d'être
rempli seulement, ains plutôt a besoin d'être échauffé par quelque
matière qui lui engendre une émotion inventive, et une affection de
trouver la vérité. Tout ainsi doncques comme si quelqu'un ayant affaire
de feu en allait chercher chez ses voisins, et là y en trouvant un beau
et grand, il s'y arrêtait pour toujours à se chauffer, sans plus se
soucier d'en porter chez soi: aussi si quelqu'un allant devers un autre
pour l'ouïr discourir, n'estime point qu'il faille allumer son feu ni
son esprit propre, ains prenant plaisir à ouïr seulement, s'arrête à
jouir de ce contentement, il tire des paroles de l'autre l'opinion
seulement, ne plus ne moins que l'on fait une rougeur et une lueur de
visage quand on s'approche du feu: mais quand à la moisissure et au
reland du dedans de son âme, il ne l'échauffe ni ne l'esclarcit point
par la philosophie. Si doncques il est besoin encore de quelque autre
precepte pour achever l'office d'un bon auditeur, c'est qu'il faut
qu'en se souvenant de celui que je viens de dire, il exerce son
entendement à inventer de soi-même, aussi bien comme à comprendre ce
qu'il entend des autres, à fin qu'il se forme au dedans de soi une
habitude, non point sophistique, c'est à dire apparente, pour savoir
réciter ce qu'il aura entendu d'ailleurs, mais interieure et de vrai
philosophe, faisant son compte que le commencement de bien vivre, c'est
être blâmé et moqué.<p 31r>
IV. De la Vertu Morale.
1. Notre intention est d'écrire et traiter de la Vertu que l'on appelle
et que l'on estime Morale, en quoi principalement elle diffère de la
contemplative, pource que elle a pour sa matière les passions de l'âme,
et pour sa forme la raison: quelle substance elle a, et comment elle
subsiste. A savoir si la partie de l'âme qui la reçoit, est nantie et
ornée de raison qui lui soit propre à elle, ou si elle en emprunte
l'usage et la participation d'ailleurs: et la recevant d'ailleurs, si
c'est comme les choses qui sont mêlées avec d'autres meilleures, ou
bien si c'est pource que ce qui est sous le gouvernement et sous la
domination d'autrui, semble participer de la puissance de ce qui lui
commande et qui le gouverne: car qu'il soit bien possible que la vertu
subsiste et demeure en être sans aucune matière ni mêlange, j'estime
qu'il soit assez manifeste. Mais premièrement je crois qu'il vaudra
mieux réciter sommairement en passant, les opinions des autres
Philosophes, non par manière de narration historiale seulement, ains
plutôt afin que les opinions des autres exposées, la nôtre en soit plus
claire à entendre, et plus certaine à tenir.
2. Menedemus doncques natif de la ville d'Eretrie, ôtait toute
pluralité et toute différence de vertus, pource qu'il tenait qu'il n'y
en avait qu'une toute seule, laquelle s'appellait de divers noms,
disant que c'était une même chose qui s'appellait tempérance, force,
justice, comme c'est tout un que homme, et mortel, ou animal
raisonnable. Ariston natif de Chio tenait aussi, qu'en substance il n'y
avait qu'une seule vertu, laquelle il appellait Santé, mais selon
divers respects il y en avait plusieurs différentes l'une de l'autre,
comme qui appellerait notre vue quand elle s'applique à regarder du
blanc, Leucothée: et à regarder du noir, Melanthée: et ainsi des autres
choses semblables. Car la vertu (disait-il) qui concerne ce qu'il faut
faire ou laisser, s'appelle Prudence, et celle qui règle la
concupiscence, et qui limite ce qui est modéré et opportun és voluptés,
se nomme tempérance: et celle qui concerne les affaires, et contrats,
que les hommes ont les uns avec les autres, est Justice, ne plus ne
moins qu'un couteau est toujours le même, mais il coupe tantôt une
chose et tantôt une autre: et le feu agit bien en diverses et
différentes matières, mais c'est toujours par une même nature. Et
semble que Zenon même le Citieïen panche un petit en cette opinion-là,
quand il définit que la prudence qui distribue à chacun ce qui lui
appartient, est la Justice: celle qui choisit ce qu'il faut élire ou
fuir, tempérance: ce qu'il faut supporter et souffrir, Force: et ceux
qui le défendent en telle opinion, disent que par la prudence il
entendait la science. Mais Chrysippus estimant que chacune qualité a sa
vertu propre, sans y penser introduisit en la Philosophie un exaim,
comme disait Platon, et toute une ruchée par manière de dire, de
vertus: car comme de fort se derive force, de juste justice, de clement
clemence: aussi fait de gracieux grâce, de bon bonté, de grand
grandeur, de beau beauté, et toutes autres telles galanteries,
gentillesses, courtoisies, et joyeusetés, qu'il mettait au nombre des
vertus, remplissant la Philosophie de nouveaux termes, sans qu'il en
fut besoin. Mais tous ces Philosophes-là ont cela de commun entre eux,
qu'ils tiennent que la vertu est une disposition et une puissance de la
principale partie de l'âme, que est la raison, et supposent cela comme
chose toute confessée, toute certaine et irrefragable: et n'estiment
point qu'il y ait en l'âme de partie sensuelle et irraisonnable, qui
soit de nature différente de la raison, ains pensent que ce soit
toujours une même partie et substance de l'âme, celle qu'ils appellent
principale, ou la raison et l'entendement, qui se tourne et se change
en tout, tant <p 31v> és passions, comme és habitudes et
dispositions, selon la mutation desquelles il devient ou vice ou vertu,
et qui n'a en soi rien qui soit irraisonnable, mais que l'on l'appelle
irraisonnable quand le mouvement de l'appétit est si puissant, qu'il
demeure le maître, et pousse l'homme à quelque chose déshonnête, contre
le jugement de la raison: car ils veulent que la passion même soit
raison, mais mauvaise, prenant sa force et vehemence d'un faux et
pervers jugement. Tous ceux-là me semblent avoir ignoré, que chacun de
nous est véritablement double et composé, au moins n'ont-ils connu, que
cette première composition de l'âme et du corps, qui est manifeste à
tous, mais l'autre composition et mixtion de l'âme, ils ne l'ont point
entendue: toutefois qu'il y ait encore quelque duplicité et mêlange en
l'âme même, et quelque diversité de nature et différence entre la
partie raisonnable et l'irraisonnable, comme si c'était presque un
autre second corps par nécessité naturelle mêlé et attaché à la raison:
il est bien vraisemblable, que Pythagoras ne ne l'a pas ignoré, à ce
que l'on peut conjecturer par la diligence grande qu'il a employée en
la Musique, l'appliquant à l'Ame pour l'adoucir, dompter et
apprivoiser, comme s'apercevant bien, que toutes les parties d'icelle
n'étaient pas obéissantes ne sujettes à doctrine, ni aux sciences, de
manière que par la seule raison on les pût retirer de vice, et qu'elles
avaient besoin de quelque autre manière d'apprivoisement et de
persuasion, autrement qu'il serait impossible à la philosophie de venir
à bout de sa rebellion. Mais bien est-il tout évident et tout certain,
que Platon a très bien entendu, que l'âme ou la partie animée de ce
monde, n'est point simple, ains est mêlée de la puissance du même, de
l'autre, parce que d'une part elle se régit et tourne toujours par un
même ordre, qui est le plus puissant mouvement, et de l'autre part elle
est divisée en cercles, sphères, et mouvements à demi contraires au
premier, vagabons et errans, en quoi est le principe des diversités des
générations qui se font en la terre. Aussi l'âme de l'homme étant part
et portion de celle de l'univers, et composée sur les nombres et
proportions d'icelle, n'est point simple ni d'une seule nature, ains a
une partie qui est spirituelle et intelligente, où est le discours de
la raison, à laquelle appartient, selon nature, de commander et dominer
en l'homme: l'autre est brutale, sensuelle, errante et désordonnée
d'elle-même, si elle n'est régie et conduitte d'ailleurs. Et cette-ci
derechef se sousdivise en deux autres parties, dont l'une s'appelle
corporelle ou vegetative, l'autre irascible ou concupiscible, adhèrente
tantôt à la partie corporelle, et tantôt à la spirituelle, et au
discours de la raison, à qui elle donne force et vigueur. Or connait on
la différence de l'une et de l'autre en ce principalement, que la
partie intelligente resiste bien souvent à la concupiscible et
irascible: et faut bien dire qu'elles soient diverses et différentes de
la raison, attendu que bien souvent elles desobeïssent et repugnent à
ce qui est très bon. Aristote a supposé ces principes là bien
longuement plus que nul autre, comme il appert par ses écrits, mais
depuis il attribua la partie irascible à la concupiscible, les
confondant toutes deux en une, comme étant l'ire une convoitise et
appétit de vengeance, mais toujours a il tenu, que la partie sensuelle
et brutale était totalement distincte et divisée de l'intellectuelle et
raisonnable, non qu'elle soit du tout privée de raison, comme l'est la
vegetative et nutritive, qui est celle des plantes, parce que celle-là
étant du tout sourde, ne peut ouïr la raison, et est un germe qui
procède de la chair, et tient toujours au corps: mais la sensuelle ou
concupiscible, encore qu'elle soit destituée de raison propre à elle,
si est ce néanmoins, qu'elle est apte et idoine à ouïr et obéir à la
partie intelligente et discourante, à se retourner vers elle, et à se
ranger à ses preceptes, pourvu qu'elle ne soit point gâtée à fait, et
corrompue par une volupté ignorante, et une habitude de vie dissolue.
Et s'il y en a qui s'émerveillent et qui trouvent <p 32r>
étrange, comment une partie peut être irraisonnable, et néanmoins
obéissante à la raison: ceux-là ne me semblent pas bien comprendre la
force et la puissance de la raison, combien elle est grande, et jusques
où elle passe et pénétre à commander, conduire, et guider, non par
dures ni violentes contraintes, mais par molles et douces inductions et
persuasions, qui ont plus d'efficace que toutes les forces du monde.
Qu'il soit ainsi, les esprits, les nerfs et les os sont parties
irraisonnables du corps, mais aussi tôt qu'il y a en l'esprit un
mouvement de volonté, comme ayant la raison tant soit peu secoué la
bride, tous s'étendent, tous s'esveillent et se rendent prests à obeïr:
si l'homme veut courir, les pieds sont dispos: s'il veut prendre ou
jeter quelque chose, les mains sont incontinent prêtes à mettre en
oeuvre. Le poète Homere même nous donne bien clairement à connaître la
convenance et intelligence qu'il y a entre la raison, et les parties
privées du discours de raison, par ces vers,
Ainsi baignait de larmes son visage
Penelopé, en plorant le veuvage
De son époux tout joignant d'elle assis:
Mais Ulysses en son esprit rassis
Se sentait bien attainct de pitié tendre,
Voyant ainsi tant de larmes épandre
Celle que plus il aimait cherement:
Et toutefois il tenait sagement
Ses pleurs cachés, et dessous les paupieres
Fermes étaient de ses yeux les lumières,
Sans plus siller, que si leur dureté
De roide fer ou de corne eût été.
tant il avait rendu obéissants au jugement de la raison et les esprits,
et le sang, et les larmes. Cela même montrent aussi clairement les
parties naturelles, qui se retirent, et par manière de dire,
s'enfuient, sans se bouger ni emouvoir, quand nous approchons des
belles personnes que la raison ou la loi nous défendent de toucher. Ce
qui advient encore plus évidemment à ceux, qui étant devenus amoureux
de quelques filles ou femmes, sans les connaître, reconnaissent puis
après que ce sont ou leurs soeurs, ou leurs propres filles: car alors
tout soudain la concupiscence cède et fait joug, quand la raison s'y
est interposée, et le corps contient toutes ses parties honnêtement, en
devoir d'obeïr au jugement de la raison. Et advient aussi bien souvent,
que l'on mange quelques viandes de bon appétit sans savoir que c'est,
mais aussi tôt que l'on s'aperçoit, ou que par autre on est averti, que
c'est quelque viande impure, mauvaise et défendue, non seulement on
s'en repent, et en est-on fâché en son entendement, mais aussi les
facultés corporelles s'accordants avec l'opinion, on en prend des
vomissements et des maux de coeur, qui renversent l'estomac sans dessus
dessous. Et si ce n'était que j'aurais peur qu'il ne semblast, que
j'allasse industrieusement ramasser de toutes parts des inductions
plaisantes, pour aggreer aux jeunes gens, je m'élargirais à déduire les
psalterions, les lyres, les épinettes, les flûtes, et autres tels
instruments de musique, que l'on a inventés pour accorder et consoner
avec les passions humaines, encore que ce soient choses sans âmes,
elles ne laissent pas toutefois de s'éjouir ou se plaindre et lamenter
avec eux, ains chantent, s'égayent, voire font l'amour quand et eux,
représentants les affections, les volontés, et les moeurs de ceux qui
en jouent. Auquel propos on dit, que Zenon même allant un jour au
théâtre pour ouïr le musicien Amoebeus, qui chantait sur la lyre, dit à
ses disciples: Allons-y, pour ouïr et apprendre quelle armonie et
resonance rendent les entrailles des bêtes, les nerfs, les ossements,
et les bois, quand on les sait disposer par nombres, par proportions,
et par ordre. <p 32v> Mais laissant ces exemples-là, je leur
demanderais volontiers, si quand les chevaux, les chiens, et les
oiseaux, que nous nourrissons en nos maisons, par accoutumance,
nourriture et enseignement, apprennent à rendre des voix intelligibles,
et à faire des mouvements, des gestes, et des tours qui nous sont et
plaisants et utiles: et semblablement quand ils lisent dedans Homere,
que Achilles excitait à combattre et les hommes et les chevaux, ils
s'ébahissent encore, et doutent si la partie qui se courrouce, qui
appéte, qui se deult, qui s'éjouit en nous, peut bien obeïr à la
raison, et pour être affectionneée et disposée par elle, attendu
mêmement qu'elle n'est point logée dehors, ni divisée et distincte
d'avec nous, et qu'il n'y a rien au dehors qui la forme, ne qui la
moule, ou qui la taille par force à coups de marteau ni de ciseau, ains
que elle est toujours attachée à elle, toujours conversant avec elle,
nourrie et duitte par longue accoutumance. Voilà pourquoi les anciens
l'ont bien proprement appelée Ethos, qui est à dire, les Moeurs, pour
nous donner grossement à entendre, que les moeurs ne sont autre chose,
qu'une qualité imprimée de longue main en celle partie de l'âme qui est
irraisonnable, et est ainsi nommée parce qu'elle prend celle qualité de
la demeure longue, et longue accoutumance, étant formée par la raison,
laquelle n'en veut pas du tout ôter ni desraciner la passion, parce
qu'il n'est ni possible, ni utile, ains seulement lui trace et limite
quelques bornes, et lui établit quelque ordre, faisant en sorte que les
vertus morales ne sont pas impassibilités, mais plutôt règlements et
moderations des passions et affections de notre âme, ce qu'elle fait
par le moyen de la prudence, laquelle réduit la puissance de la partie
sensuelle et passible à une habitude honnête et louable. Parce que l'on
tient que ces trois choses sont en notre âme, la puissance naturelle,
la passion, et l'habitude. La puissance naturelle est le commencement,
et par manière de dire, la matière de la passion, comme la puissance de
se courroucer, la puissance de se vergongner, la puissance de
s'assurer. La passion après est le mouvement actuel d'icelle puissance,
comme le courroux, la vergongne, l'assurance. Et l'habitude est une
fermeté établie en la partie irraisonnable par longue accoutumance, et
une qualité confirmée, laquelle devient vice quand la passion est mal
gouvernée, et vertu quand elle est bien conduitte et menée par la
raison. Mais pour autant que l'on ne trouve pas que toute vertu soit
une mediocrité, ni ne l'appelle-on pas toute morale, à fin de mieux en
montrer et déclarer la différence, il faut commencer un peu de plus
haut. Toutes les choses sont ou absolument et simplement en leur être,
ou relativement au égard à nous. Absolument sont en leur être, comme la
terre, le ciel, les étoiles, et la mer: relativement au regard de nous,
comme bon, mauvais: proufitable, nuisible: plaisant déplaisant. La
raison contemple l'un et l'autre, mais le premier genre des choses qui
sont absolument appartient à science, et à contemplation, comme son
object: le second, des choses qui sont relativement au égard à nous,
appartient à consultation et action: et la vertu de celui-là est
sapience, la vertu de cettui-ci, prudence: et y a différence entre
prudence et sapience, d'autant que prudence consiste en une relation,
et application de la partie contemplative de l'âme, à l'action et au
régime de la sensuelle et passible selon raison, tellement que prudence
a besoin de la fortune, là où sapience n'en a que faire, pour atteindre
et parvenir à sa propre fin: ni aussi de consultation, parce qu'elle
concerne les choses qui sont toujours unes et toujours de même sorte.
Et comme le Geometrien ne consulte pas touchant le triangle, à savoir
s'il a trois angles egaux à deux droits, ains le sait certainement: et
la consultation se fait des choses qui sont et adviennent tantôt d'une
sorte, et tantôt d'une autre, non pas de celles qui sont fermes et
stables toujours en un être immuable: aussi l'entendement et âme
speculative exerçant ses functions sur les choses premières et
permanentes qui ont toujours une même nature, et qui ne reçoivent <p
33r> point de changement, est exempte de toute consultation. Mais la
prudence descendant aux choses pleines de variation, de troubles et de
confusion, il est forcé qu'elle se mêle souvent des choses fortuites et
casuelles, et qu'elle use de consultation en choses si douteuses et si
incertaines, et après avoir consulté, qu'elle vienne lors à mettre la
main à l'oeuvre, et à l'action, assistée de la partie raisonnable,
laquelle elle tire quand et soi aux actions, car elles ont besoin d'un
instinct et esbranlement que fait l'habitude morale en chaque passion:
mais cet instinct-là a besoin de raison qui le limite, à fin qu'il soit
modéré, à fin qu'il ne passe point outre, ni ne demeure point deçà le
milieu, parce que la partie brutale et passible a des mouvements qui
sont les uns trop véhéments et trop soudains, les autres trop tardifs
et plus lâches qu'il n'appartient. C'est pourquoi nos actions ne
peuvent être bonnes qu'en une sorte, et mauvaises en plusieurs: comme
l'on ne peut assener au but que par une sorte seulement, mais bien le
peut on faillir en plusieurs, en donnant ou plus haut ou plus bas qu'il
ne faut. L'office doncques de la raison active selon nature est, d'ôter
et retrancher tous exces et toutes défectuosités aux passions, parce
que quelquefois l'instinct et esbranlement, soit par infirmité, ou par
délicatesse, ou par crainte, ou par paresse, se lâche et demeure court
au devoir, et là se treuve la raison active, qui le réveille et
l'excite. Et quelquefois aussi, au contraire, se laisse aller à la
débordée, étant dissolu et désordonné, et la raison lui ôte ce qu'il a
de trop véhément, reglant ainsi et moderant ce mouvement actif, elle
imprime en la partie irraisonnable les vertus morales, qui sont
mediocrités entre le peu et le trop. Car il ne faut pas estimer que
toute vertu consiste en mediocrité, d'autant que la sapience et
prudence, qui n'ont besoin aucun de la partie brutale et irraisonnable,
gisent seulement au pur et sincere entendement et discours du
pensement, non sujettes aux passions, n'étant autre chose qu'une cime
et extrémité de raison affinée, contente de soi, parfaite, et n'ayant
aucun besoin de la partie irraisonnable et sensuelle, en laquelle
raison se forme et engendre la très divine et très heureuse science:
mais la vertu morale tenant de la terre à cause du corps, a besoin des
passions, comme d'outils et de ministres pour agir et faire ses
operations, n'étant pas corruption ou abolition de la partie
irraisonnable de l'âme, ains plutôt le règlement et l'embellissement
d'icelle, et est bien extrémité quant à la qualité et à la perfection,
mais non pas quant à la quantité, selon laquelle elle est mediocrité,
ôtant d'un côté ce qui est excessif, et de l'autre ce qui est
défectueux. Mais pource qu'il y a milieu et mediocrité de plusieurs
sortes, il nous faut définir quel milieu et quelle mediocrité est la
vertu morale. premièrement doncques, il y a un milieu qui est composé
des deux extrémités, comme le gris ou le tanné, composé du blanc et du
noir. Et ce qui contient ou qui est contenu est moyen et milieu entre
ce qui contient et ce qui est contenu seulement, comme le monbre de
huit entre le douze et le quatre. Ce qui ne participe et ne tient de
nulle des extrémités s'appelle aussi moyen et milieu, comme ce qui est
indifférent entre le bien et le mal, mais vertu ne peut être milieu ne
moyen selon pas une de ces interpretations-là, parce qu'elle ne peut
être composition ni mêlange de deux vices, ni ne peut contenir ce qui
est moins, ni être contenu de ce qui est plus que le devoir, et si
n'est point du tout exempté des passibles émotions sujettes au trop et
au peu, et au plus et au moins. Mais plutôt elle est et s'appelle
milieu et moyen, selon la mediocrité qui est aux sons et aux accords
des voix, car il y a en la Musique une note et une voix qui s'appelle
moyenne, pource qu'elle est au milieu de la basse et de la haute que
l'on appelle Hypaté et Neté, se retirant de la hautesse de l'une qui
est trop aigue, et de la bassesse de l'autre qui est trop grosse: aussi
la vertu morale est un certain mouvement et puissance en la partie
irraisonnable de l'âme qui tempere le relâchement ou roidissement, et
le plus et moins qui y peuvent être, réduisant chacune passion à
température moderée pour la garder de faillir. <p 33v> En premier
lieu doncques ils disent, que la force ou prouesse et vaillance est le
moyen et le milieu entre couardise et temérité, desquelles deux
extrémités l'une est exces, et l'autre défaut de la passion d'ire. La
liberalité est un moyen entre chicheté et prodigalité: Clemence entre
indolence et cruauté: Justice moyen entre le distribuer plus et moins
de ce qu'il faut és contrats et affaires des hommes, les uns avec les
autres: tempérance milieu entre l'impassibilité insensible, et la
dissolution débordée és voluptés: en quoi principalement et plus
clairement se donne à connaître la différence qu'il y a de la partie
brutale à la partie raisonnable de l'âme: et voit-on évidemment,
qu'autre chose est la passion, et autre chose la raison, parce
qu'autrement il n'y aurait point de différence entre la tempérance et
la continence, et entre l'intempérance et l'incontinence és voluptés et
cupidités, si c'était une même partie de l'âme qui jugeast, et qui
convoitât: mais maintenant la tempérance est quand la raison gouverne
et manie la partie sensuelle et passionnée, ne plus ne moins qu'un
animal bien dompté et bien fait à la bride, le trouvant obéissant en
toutes cupidités, et recevant volontairement le mors. Et la continence
est quand la raison demeure bien la plus forte, et méne la
concupiscence, mais c'est avec douleur et regret, parce qu'elle n'obéit
pas volontiers, ains va de travers à coups de bâton, forcée par le mors
de bride, faisant toute la resistance qu'elle peut à la raison, et lui
donne beaucoup de travail et de trouble: comme Platon, pour le mieux
donner à entendre par similitude, fait qu'il y a deux bêtes de voitture
qui tirent le chariot de l'âme, dont la pire combat, étrive et regimbe
contre la meilleure, et donne beaucoup d'affaire et de peine au cocher
qui les conduit, étant contraint de tirer à l'encontre, et tenir roide,
de peur que les rênes purpurées, comme dit Simonides, ne lui échappent
des mains. Voila pourquoi ils ne tiennent point que continence soit
vertu entière et parfaite, ains quelque chose moindre, parce que ce
n'est point une mediocrité de consonante armonie et accord du pire avec
le meilleur, ne qui resecque ce qu'il y a de trop en la passion: ni
l'appétit n'obéit point volontairement de gré à gré à la raison de
l'âme, ains lui fait de la peine, et en reçoit aussi, et finablement
est rangé sous le joug par force, comme en une sédition civile, là où
les deux parties discordantes se voulants mal, et se faisants la guerre
l'une à l'autre, habitent dedans une même clôture de ville, comme dit
Sophocles,
La cité est pleine d'encensements,
Pleine de chants, et de gémissements.
telle est l'âme du continent, pour le combat et le discord qu'il y a
entre la raison et l'appétit. C'est pourquoi ils tiennent aussi, que
l'incontinence n'est pas du tout vice, ains quelque chose de moins,
mais que l'intempérance est le vice tout entier, pource qu'elle a
l'affection mauvaise et la raison gâtée et corrompue, étant par l'une
poussée à appéter ce qui est déshonnête, et par l'autre induite à mal
juger et consentir à la cupidité déshonnête: de manière qu'elle perd
tout sentiment des fautes et péchés qu'elle commet, là où
l'incontinence retient bien le jugement sain et droit par la raison,
mais par la vehemence de la passion plus puissante que la raison, elle
est emportée comme son propre jugement: aussi est elle différente de
l'intempérance, d'autant qu'en l'une la raison est vaincue par la
passion, et en l'autre elle ne combat pas seulement. L'incontinent en
combattant quelque peu, se laisse à la fin aller à sa concupiscence:
l'intemperant en consentant, approuvant et louant, suit son appétit.
L'intemperant est bien aise et se réjouit d'avoir péché, l'incontinent
en a douleur et regret: l'intemperant va gaiement et affectueusement
après sa villanie, l'incontinent enuis et mal volontiers abandonne
l'honnêteté: et s'il y a différence entre leurs faits et actions, il
n'y en a pas moins entre leurs paroles, car les propos de l'intemperant
sont tels,
Grace il n'y a ni plaisir en ce monde,
<p 34r> Sinon avec dame Venus la blonde:
Puissent mes yeux par mort évanouir
Alors que plus je n'en pourray jouir.
Un autre dit, Boire, manger, et paillarder, c'est le principal: tout le
reste je l'estime accessoire, quant à moi. celui-là est de tout son
coeur enclin aux voluptés, et miné par dessous: aussi ne l'est pas
moins celui qui dit,
Laisse moi perdre, il me plaît de perir.
Car il a le jugement avec l'appétit gâté et corrompu, depuis qu'il
parle ainsi. Mais les propos et paroles de l'incontinent sont autres et
différentes,
j'ai le sens bon, mais nature me force. Et cet autre,
Hélas hélas, c'est divine vengeance,
Que l'homme ayant du bien la connaissance,
N'en use pas, ains fait out le contraire. Et cet autre,
Là le courroux ne peut non plus durer
Ferme, que l'ancre en tourmente assurer
La nave étant fichée dans du sable,
Qui ne tient coup, et ne demeure stable.
Il ne dit pas mal, ni de mauvaise grâce, l'ancre fichée dedans le
sable, pour signifier la faible tenue de la raison, qui ne demeure pas
fichée et ferme, ains par la lâcheté, et molle délicatesse de l'âme,
laisse aller son jugement: et n'est pas loin aussi de celle comparaison
ce que dit un autre,
Comme une nave attachée au rivage,
Venu le vent rompt tout chable et cordage.
Car il appelle chable et cordage le jugement de la raison qui resiste à
l'acte déshonnête, lequel vient à se rompre par l'impetuosité de la
passion, comme d'un vent violent: car, à dire la vérité, l'intempérance
est poussée par cupidités à pleines voiles dedans les voluptés et
lui-même s'y dresse et s'y accommode: mais l'incontinent y va, par
manière de dire, de travers, désirant s'en retirer, et repousser la
passion qui l'attire, mais à la fin il se laisse couler et tomber en
l'acte déshonnête, ainsi que Timon le donne à entendre par ces vers
dont il picquait Anaxarchus,
D'Anaxarchus hardie et permanente
La force était comme un chien impudente,
Où que ce fut qu'il se voulût jeter:
Mais malheureux, comme j'oïs raconter,
Il se jugeait, pource que sa nature
A volupté encline outre mesure
(Dont la plupart de ces Sages ont peur)
Le retirait arrière de son coeur.
Car ni le sage n'est continent, mais temperant: ni le fol incontinent,
mais intemperant, parce que le temperant se plaît et délecte des choses
belles et honnêtes, et l'intemperant ne se fâche et déplaît pas des
déshonnêtes: parquoi l'incontinence convient proprement et ressemble à
une âme sophistique, qui a bien l'usage de la raison, mais si imbêcile,
qu'elle ne peut pas persévérer et demeurer ferme en ce qu'elle a une
fois jugé être le devoir. Voilà doncques les différences qu'il y a
entre l'intempérance et l'incontinence, et aussi entre la tempérance et
la continence: car le remors, le regret, et le contre-coeur n'ont point
encore abandonné la continence, là où en l'âme temperante tout est
applani: il n'y a rien emeu qui batte, tout y est sain: de sorte que
qui verrait l'obéissance grande, et la tranquillité merveilleuse, dont
la partie irraisonnable est unie et incorporée avec la raisonnable, il
pourrait dire,
Alors le vent avait du tout cedé,
<p 34v> Et lui était le calme succedé
Sans nulle haleine, ayant des mers profondes
Dieu appaisé totalement les ondes.
ayant la raison assopy les excessifs, furieux et forcenés mouvements
des cupidités et passions, et celles dont la nature a nécessairement
besoin, les ayant rendues tellement soupples et obéissantes, amies et
secondantes toutes les intentions et toutes les volontés de la raison,
que ni elles ne courent devant, ni ne demeurent derrière, ni ne font
désordre quelconque par aucune désobéissance,
Comme un poulain suit la jument qu'il tête.
Ce qui confirme le dire de Xenocrates touchant ceux qui prennent à bon
escient l'étude de la philosophie, que seuls ils font volontairement ce
que les autres font malgré eux par la crainte des lois, s'abstenants de
satisfaire à leurs appétis désordonnés pour la doute des peines, comme
les chiens pour la peur des coups de bâton, et le chat pour le bruit,
ne regardants seulement qu'au danger de la peine. Or qu'il y ait en
l'âme sentiment d'une telle fermeté et resistance à l'encontre des
cupidités, comme s'il y avait quelque chose qui les combattist, et qui
leur fît tête, il est bien évident: toutefois il y en a qui
maintiennent, que la passion n'est point chose différente ni diverse de
la raison, et que cela qui se sent n'est point un combat de deux
diverses choses, ains changement d'une seule, qui est la raison, mais
que nous ne nous apercevons pas de ce changement, à cause de sa
soudaineté, ne considérants pas ce pendant, que c'est une même sujet de
l'âme, laquelle de sa nature sait convoiter, et se repentir, se
courroucer et avoir peur, qui tend à faire chose déshonnête attirée par
la volupté, et à l'opposite aussi s'en retient par crainte de la peine:
car il est certain, que cupidité, crainte, et autres semblables
passions, sont opinions perverses, et mauvais jugements qui s'impriment
non en diverses parties de l'âme, ains en celle qui est la principale,
c'est à savoir le discours de la raison, de laquelle les passions sont
inclinations, consentements, appétitions, mouvements, et operations
bref qui se changent légèrement en peu d'heure, et dont l'impetuosité
et vehemence violente est fort dangereuse, à cause de l'imbecillité et
inconstance de la raison, ne plus ne moins que les courses des petits
enfants. Mais le discours de cos oppositions-là premièrement est
contraire à l'évidence notoire, et au sens commun, car il n'y a
personne qui en soi-même ne sente une mutation de concupiscence en
jugement, et à l'opposite aussi, de jugement en concupiscence: et
voyons que l'amant ne cesse point d'aimer, encore qu'en son entendement
il discoure et juge, qu'il se faille départir de l'amour, et lui
resister, ni derechef aussi ne sort il point du discours et du
jugement, quand il se lâche et se laisse aller à sa cupidité, ains lors
que par la raison il combat à l'encontre de sa passion, il est encore
actuellement en la passion: et semblablement à l'heure même qu'il se
laisse vaincre de la passion, il vcait et connait par le discours de la
raison, le péché qu'il commet: de manière que ni par la passion il ne
perd point la raison, ni par la raison il n'est point délivré de la
passion, ains branslant tantôt en un côté, et tantôt en l'autre, il
demeure neutre, mitoyen et commun entre les deux. Mais ceux qui
estiment, que la principale partie de l'âme soit maintenant la
cupidité, maintenant le discours qui s'oppose à la cupidité,
ressemblent proprement à ceux qui voudraient dire, que le veneur et la
bête sauvage ne fussent pas deux, ains un tout seul corps qui se
changeât tantôt en une bête, et tantôt en un veneur: car, et ceux là en
chose toute évidente ne verraient goutte, et ceux-ci parlent contre
leur propre sentiment, attendu qu'ils sentent réelement et de fait en
eux-mêmes, non une mutation d'un en deux, mais un estrif et combat de
deux l'un contre l'autre. Pourquoi doncques (disent-ils) ce qui
délibére, et qui consulte en nous, n'est-il aussi bien double, ains est
simple et seul? C'est bien allégué, répondrons nous, mais l'evenement
<p 35r> et l'effet en est tout différent: car ce n'est pas la
prudence de l'homme qui combat contre soi-même, ains se servant d'une
même puissance, et faculté de ratiociner, elle touche divers arguments:
ou plutôt, dirons nous, c'est un même discours employé en divers sujets
et matières différentes: et pourtant n'y a-il point de douleur, ni de
regret aux discours qui sont sans passion, ni ne sont point les
consultants forcés de tenir une des parties contraires, contre leur
propre volonté, si ce n'est que d'aventure il n'y ayt secrètement
quelque passion attachée à l'une des parties, comme qui ajouterait sous
main quelque chose à l'un des bassins de la balance: ce qui advient
bien souvent, et lors ce n'est pas le discours de la ratiocination que
se contrarie à soi-même, ains est quelque passion secrète qui repugne à
la ratiocination, comme quelque ambition, quelque émulation, quelque
faveur, quelque jalouzie, ou quelque crainte contrevenant au discours
de la raison: et il semble que ce soient deux discours qui de paroles
se combattent l'un contre l'autre, ainsi qu'il appert clairement par la
sentence de ces vers d'Homere,
Honte ils avaient du combat rejeter
Le refusant, et peur de l'accepter. Et de ces autres,
Souffrir la mort est chose douloureuse,
Mais renommée on acquiert glorieuse:
Craindre la mort est une lâcheté,
Mais il y a à vivre volupté.
Voilà pourquoi au jugement des proces, les passions qui s'y coulent,
sont ce qui les fait longuement durer: et au conseil des Princes et des
Rois, ceux qui y parlent en faveur de quelque partie, ne le font pas,
ni ne défendent pas l'une des sentences pour la raison, ains se
laissent traverser à quelque passion contre le discours de l'utilité.
C'est pourquoi és cités qui sont gouvernées par un Senat, les
Magistrats qui seient en jugement ne permettent pas aux orateurs et
advocats d'emouvoir les affections: car le discours de la raison
n'étant empêché d'aucune passion, tend directement à ce qui est bon et
juste: mais s'il s'y met quelque passion à la traverse, alors le
plaisir ou déplaisir y engendre combat et dissention à l'encontre de ce
que l'on juge être bon. Qu'il soit ainsi, pourquoi est-ce, qu'aux
disputes de la philosophie on ne voit point que les uns soient amenés
avec douleur et regret par les autres en leurs opinions? Ains Aristote
même, Democritus et Chrysippus ont depuis reprouvé quelque avis qu'ils
avaient approuvés, sans regret ne fâcherie quelconque, mais plutôt avec
plaisir, pource qu'en la partie speculative de l'âme, il n'y a aucune
contrarieté de passions, à cause que la partie irraisonnable de l'âme
se repose, et demeure quoye sans curieusement s'ingérer de s'en
entremêler. Ainsi les discours de la ratiocination, aussi tôt que la
vérité lui apparait, encline volontiers en celle part, et abandonne le
mensonge, d'autant qu'en la partie irraisonnable de l'âme se repose, et
demeure quoye sans curieusement s'ingérer de s'en entremêler. Ainsl les
dicours de la ratiocination, ausso tôt que la vérité lui apparait,
encline volontiers en celle part, et abandonne le mensonge, d'autant
qu'en lui est, non ailleurs, la faculté de croire ou décroire, là où
les conseils et délibérations d'affaires, les jugements et arbitrages,
pour la plupart étant pleins de passions, rendent le chemin mal aisé,
et donnent bien de la peine à la raison, qui est arrêtée et empêchée
par la partie irraisonnable de l'âme, qui lui resiste, en lui mettant
au-devant quelque plaisir, ou quelque crainte, ou quelque douleur ou
cupidité, de quoi le sentiment est le juge, touchant à l'une et à
l'autre partie: car si bien l'une surmonte, elle ne défait pas pour
cela l'autre, ains la tire à soi malgré elle par force, comme celui qui
se tance et se reprend soi-même, pour être amoureux, use du discours de
sa raison contre sa passion, étant tous les deux ensemble actuellement
dedans son âme, ne plus ne moins que si avec la main il réprimait et
repoussait l'autre partie enflammée d'une fiévre de passion, sentant
les deux parties réelement se battants l'une contre l'autre dedans
soi-même: là où és disputes et inquisitions non passionnées, telles que
sont celles de l'âme speculative et contemplative, si les deux parties
se trouvent <p 35v> égales, il ne se fait point de jugement, ains
y a une irresolution, qui est comme une pause et un arrêt de
l'entendement, ne pouvant passer outre, ains demeurant suspendu entre
deux contraires opinions: et s'il advient qu'il encline en l'une des
opinions, la plus forte dissout l'autre, sans qu'elle en devienne
marrie, ni qu'elle en conteste obstineement contre l'opinion. Bref là
où il y a un discours et une ratiocination qui semble contrarier à
l'autre, ce n'est pas que l'on sente deux divers sujets, mais un seul
en diverses appréhensions et imaginations. Mais quand la partie brutale
combat à l'encontre de la raisonnable, étant telle qu'elle ne peut ni
vaincre ni être vaincue, sans regret et douleur, incontinent cette
bataille divise l'âme en deux, et rend cette diversité toute évidente
et manifeste. Si ne connait-on pas seulement à ce combat, qu'il y a
différence entre la source de la passion, et celle de la raison, mais
aussi à ce qui s'en ensuit, parce que l'on peut aimer un gentil enfant
et bien né à la vertu, et en aimer aussi un mauvais et dissolu. Et se
peut faire que l'on use de courroux injustement à l'encontre de ses
propres enfants, ou de ses peres et meres, et que l'on en use aussi
justement pour ses enfants, et pour ses peres et meres, à l'encontre
des ennemis et des tyrans: et comme là se sent manifestement le combat
et la différence de la passion d'avec le discours de la raison, aussi
là sent-on ici de l'obéissance et de la suite de la passion qui se
laisse conduire et mener à la raison. Comme, pour exemple, il advient
souvent qu'un homme de bien épouse une femme selon les lois, en
intention de l'honorer et de vivre avec elle justement et honnêtement:
mais puis après, la longue conversation par laps de temps y ayant
imprimé la passion d'amour, il aperçait en son entendement, qu'il la
cherit et l'aime plus tendrement qu'il n'avait proposé du commencement.
Et les jeunes gens qui rencontrent des maîtres et precepteurs gentils,
les suivent et les caressent du commencement pour l'utilité qu'ils en
reçoivent, mais par trait de temps puis après, ils les aiment
cordialement: et au lieu qu'ils leur étaient familiers et assidus
disciples seulement, ils en deviennent amoureux. Autant en advient il
envers les magistrats, envers les voisins, et envers les alliés: car du
commencement nous hantons avecques eux civilement et par obligation de
quelque honnêteté: mais puis après nous ne nous donnons garde, que nous
les aimons cherement, venant la raison à persuader et y attirer la
partie de l'âme qui est le sujet des passions. Et celui qui a dit le
premier ce propos,
Il y a deux hontes, l'une louable,
L'autre fardeau qui les maisons accable,
ne montre il pas manifestement, qu'il avait en soi-même souvent
expérimenté, que cette passion lui avait, par dilayer contre raison, et
différer de jour à autre, ruiné ses affaires et fait perdre de belles
occasions? Ausquelles preuves ces Stoïques ici se rendants pour
l'évidence manifeste qu'il y a, appellent honte vergongne, et volupté
joie, et peur circonspection: en quoi on ne les saurait pas justement
reprendre de ces deguisemens là de noms honnêtes, pourvu qu'ils
appellassent les mêmes passions, quand elles se rangent à la raison de
ces honnêtes-là: et quand elles y repugnent et la forcent, de ces
fâcheux ici. Mais quand étant convaincus par larmes qu'ils épandent,
par tremblemens de leurs membres, par changement de couleur, ils
appellent au lieu de douleur et de peur, je ne sais quelles morsures et
contractions, et qu'ils disent au lieu de cupidité promptitude, pour
cuider diminuer l'imperfection de leurs passions, il semble qu'ils
inventent et mettent en avant des justifications plus apparentes que
vraies, et sophistiques, non pas philosophiques, cuidants pour néant
s'exempter et éloigner des choses par les changemens et déguisements
des noms: et toutefois eux-mêmes appellent encore ces joyes là, ces
promptitudes de volonté, ces circonspections retenues, Eupathies, c'est
à dire, bonnes affections ou droites passions, et non pas
impassibilités, usants en cet endroit des noms ainsi comme il
appartient. <p 36r> Car il se fait alors une droitture de
passions, quand le discours de la raison vient non à abolir et ôter du
tout les passions, mais à les règler et bien ordonner en ceux qui sont
sages: mais les vicieux et incontinens, que leur advient-il quand ils
ont jugé qu'il leur faut aimer père et mère, et au lieu d'une amie ou
d'un ami? Ils ne peuvent venir à bout de le faire: et au contraire,
s'ils ont jugé qu'il leur faille aimer une courtisane ou un flatteur
bouffon, ils les aiment incontinent. Or si c'était une même chose que
la passion et le jugement, il faudrait que aussi tôt comme l'on aurait
jugé, qu'il serait besoin d'aimer ou de haïr, que l'aimer ou le haïr
s'en ensuivît incontinent: mais au contraire, tout au rebours advient,
parce que la passion s'accorde bien avec quelques jugements, et à
d'autres elle repugne: parquoi eux-mêmes forcez par la vérité des
choses, disent bien que toute passion n'est pas jugement, ains
seulement celle qui émeut l'appétition forte et véhémente, confessants
par là, que ce sont choses diverses en nous, celle qui juge, et celle
qui souffre, c'est à dire, qui reçoit les passions, comme ce qui remue,
et ce qui est remué. Chrysippus mêmes en plusieurs passages définissant
que c'est patience et continence, il dit, que ce sont habitudes aptes
et idoines à suivre l'election de la raison: par où il montre
évidemment, qu'il est contraint de confesser et avouer, que c'est autre
chose en nous, ce qui suit en obtemperant, ou qui repugne en
n'obtemperant pas, que ce qui est suivi, ou non suivi. Et quant à ce
qu'ils tiennent que tous péchés sont egaux, et toutes fautes égales, il
n'est pas maintenant temps ne lieu à propos pour le réfuter: mais bien
dirai-je en passant, que en la plupart des choses ils se trouveront
repugner et resister à la raison, contre l'apparence et évidence toute
manifeste: car toute passion selon eux est faute, et tous ceux qui se
devillent, ou qui craignent, ou qui appétent, faillent. Or y a il
certainement de grandes différences entre les passions selon plus et
moins: car qui dirait que la peur de Dolon fut égale à celle d'Ajax,
qui regardait toujours derrière lui, et se retirait au petit pas
d'entre les ennemis,
L'en des genoux avançant de peu l'autre,
comme dit Homere: et entre la douleur de Platon pour la mort de
Socrates, et celle d'Alexandre pour la mort de Clytus, qui s'en voulut
tuer lui-même? Car les douleurs et regrets croissent infiniment quand
c'est contre toute apparence de raison, et l'accident est bien plus
grief et plus angoisseux, quand il advient tout au rebours de
l'espérance: comme, pour exemple, si un père qui s'attendait de voir
son fils advancé en honneur et credit, entend dire qu'il est en prison,
là où on lui donne la gehenne fort étroit, ainsi que Parmenion entendit
de son fils Philotas. Et qui dirait que le courroux de Nicocreon à
l'encontre de Anaxarchus ait été pareil à celui de Magas à l'encontre
de Philemon, tous deux ayants été injuriés et outragés de paroles par
eux? car Nicocreon fit piler et briser Anaxarchus avec des pilons de
fer dedans un mortier: et Magas commanda au bourreau d'appliquer le
tranchant de l'épée nue sur le col de Philemon, sans lui faire autre
mal, et puis le laisser aller. C'est pourquoi Platon appelle l'ire et
le courroux, les nerfs de l'âme, pour donner à entendre qu'ils se
peuvent lâcher et roidir. Pour repousser ces objections là, et autres
semblables, ils disent que ces tensions et roidissemens-là des passions
ne se font pas par jugement, attendu qu'il y a faute en toutes, mais
que ce sont certaines pointures d'aiguillons, et certaines
contractions, et dilatations qui reçoivent plus ou moins par raison: et
toutefois encore y a il différence, quant aux jugements, parce que les
uns jugent que la pauvreté n'est pas mal, et les autres tiennent que
c'est un bien grand mal, et les autres encores plus, jusques à se jeter
du haut des rochers dedans la mer, pour en échapper. Les uns tiennent
que la mort est mal, en ce qu'elle nous prive de la fruition du bien:
les autres disent, qu'il y a sous la terre des maux éternels, et des
punitions horribles. Et la santé aucuns l'aiment comme chose utile, et
qui est selon nature: <p 36v> aux autres il semble, que c'est le
souverain des biens, tellement que sans elle les richesses ne servent
de rien, ni les enfants, ni les états, non pas
La Royauté, qui l'homme égale à Dieu.
voire jusques à dire, que les vertus mêmes ne servent de rien, et sont
inutiles, si elles ne sont accompagnées de la santé: de sorte qu'il
appert, que aux jugements mêmes on erre plus et moins: mais il n'est
pas maintenant à propos de réfuter cela, seulement faut-il de là
prendre ce qu'ils confessent eux-mêmes, qu'il y a une partie du
jugement qui est irraisonnable, en laquelle ils tiennent que se forme
la passion plus grande et plus véhémente, contestants de voix et de
parole, et ce pendant confessants de fait la chose à ceux qui
maintiennent, que la partie qui reçoit les passions de l'âme est
différente de celle qui juge et qui discerne. Et Chrysippus en son
livre qu'il a intitulé Anomologie, après qu'il a dit, que la colère est
aveugle, et qu'elle nous empêche de voir bien souvent ce qui est tout
évident, et qu'elle offusque et se met au-devant de ce que l'on sait
parfaitement, un peu après il dit: «Car les passions qui surviennent
chassent du tout hors le discours de la raison, et comme si l'on était
d'autre avis, ils poussent l'homme à faire de contraires actions.» Puis
il allégue le témoignage de Menander,
O moi chetif, hélas, en ce temps là
Que je choisy non ceci, mais cela!
En quel endroit de toute ma personne
était logé ce qui en moi raisonne?
Et passant encore plus outre: «Comme ainsi soit, dit-il, que l'animal
raisonnable soit né pour en toutes choses user de la raison, et se
gouverner par icelle, nous la rejetons néanmoins en arrière par une
autre plus violente force.» confessant bien clairement en ces termes,
ce qui advient du debat de la passion à l'encontre de la raison: car ce
serait une moquerie, comme dit Platon, de dire qu'un fut meilleur et
puis après pire que soi-même, ou qu'il fut maître et maîtrisé tout
ensemble de soi-même, si ce n'était pource que naturellement un chacun
de nous est double, et qu'il a en soi une partie meilleure et une autre
pire: ainsi celui qui rend la pire partie sujette et obéissante à la
meilleure, est continent, et meilleur que soi-même: mais celui qui
souffre que la partie brutale et irraisonnable de son âme commande, et
aille devant celle qui est plus noble et meilleure, celui là est
incontinent, et pire que soi-même, faisant contre nature, d'autant que
selon nature il est raisonnable que la raison, qui est divine, marche
devant et commande à la partie sensuelle et brutale, qui prend sa
naissance du corps même, et auquel elle ressemble, de sa proprieté
participant, ou pour mieux dire étant pleine des passions du corps
même, auquel elle est adjointe: ainsi que témoignent et déclarent tous
ses mouvemens qui ne tendent qu'à toutes choses materielles et
corporelles, et qui prennent leurs roidissemens ou relâchemens des
mutations du corps. Voilà pourquoi les jeunes hommes sont prompts,
hardis, et en leurs appétits bouillans, jusques à en être presque
furieux, pour la quantité et chaleur de leur sang: et des vieux, au
contraire, la source de concupiscence, qui est au foie, s'éteint, et
devient faible et imbêcile, et à l'opposite la raison vient en force et
vigueur, d'autant que la partie sensuelle et passionnée vient à
s'amortir avec le corps: et c'est cela même qui dispose la nature des
bêtes sauvages à diverses passions, car ce n'est point pour droites ou
perverses, bonnes ou mauvaises opinions qu'elles aient, que les unes
sont incitées à faire effort, et se mettre en défense contre quelque
péril qui se présente, et les autres sont si éprises de peur et de
frayeur, que l'on ne les saurait jamais assurer, ains les forces qui
sont au sang, aux esprits et en tout le corps, font les diversités et
différences des passions qui sourdent et germent de la chair, comme de
leur source et racine. Mais en l'homme que le corps se meuve et souffre
quand et les élans des passions, on l'aperçait évidemment par la
couleur pasle en frayeur, <p 37r> par la rougeur de visage, par
le tremblement des jambes, le battement du coeur en colère: et au
contraire aussi, par les espanouissements et élargissements du visage,
quand l'homme est en espérance de quelques voluptés: là où quand
l'esprit et l'entendement se meut seul sans passion, alors le corps se
repose et demeure quoi, n'ayant communication ni participation
quelconque avec la partie qui entend et qui discourt: où s'il se met à
penser quelque proposition de Mathematique ou d'autre science
speculative, il n'y appelle pas seulement pour adjoint la partie
irraisonnable, tellement que par là même il appert clairement, que ce
sont deux parties différentes en facultés et en puissance. En somme, de
toutes les choses qui sont au monde, comme eux-mêmes le disent, et
comme il est aussi tout évident, les unes sont régies et gouvernées par
habitude, les autres par nature: les unes par l'âme sensuelle et
irraisonnable, les autres par celle qui est la raison et l'entendement:
dequoi l'homme est en tout participant, et né avec toutes ces
différences: car il est contenu par habitude, et nourri par nature, et
use de raison et d'entendement: ainsi a-il sa part de ce qui est
irraisonnable: et est née avec lui, non venue ni introduitte
d'ailleurs, la source et cause primitive des passions, laquelle par
conséquent lui est nécessaire: et pour ce ne la faut pas ôter ni
déraciner du tout, ains seulement la cultiver, la régir et gouverner.
Pourtant ne faut-il pas, que la raison face comme jadis fit Lycurgus le
Roi de Thrace, qui fit couper les vignes pour autant que le vin
enivrait: ni ne faut pas qu'elle retranche tout ce qu'il y peut avoir
de profitable en la passion, avec ce qu'il y a de dommageable: ains
faut qu'elle face comme le bon Dieu, qui nous a enseigné l'usage des
bonnes plantes et arbres fruitiers, c'est de resequer ce qu'il y a de
sauvage, et ôter ce qu'il y a de trop, et au demeurant cultiver ce
qu'il y a d'utile: car ceux qui craignent de s'enivrer, ne répandent
pas le vin en terre: ni ceux qui craignent la violence de la passion,
ne l'ôtent pas du tout, ains la tempèrent: comme l'on dompte bien la
fierté des boeufs et des chevaux, pour les garder de regimber et de
sauter: aussi le discours de la raison se sert des passions quand elles
sont bien domptées et bien duittes à la main, sans enerver ni du tout
couper à la racine la partie de l'âme qui est née pour seconder et
servir,
Le cheval est pour servir à la guerre:
Pour la charrue à labourer la terre
Il faut le boeuf: le Dauphin court volant
Jouxte la nef en pleine mer cinglant:
Au fier sanglier, qui de tuer menace,
Faut un levrier hardi qui le terrasse,
ce dit Pindare: Mais l'entretènement des passions est encore bien plus
utile que toutes ces bêtes-là, quand elles secondent la raison, et
servent à roidir les vertus, comme l'ire moderée sert à la vaillance,
la haine des méchants sert à la justice, l'indignation à l'encontre de
ceux qui indignement sont heureux, car leur coeur élevé de folle
arrogance et insolence à cause de leur prosperité a besoin d'être
réprimé, et n'y a personne qui voulût, encore qu'il se pût faire,
séparer l'indulgence de la vraie amitié ou l'humanité de la
misericorde, ni le participer aux joyes et aux douleurs de la vraie
bienvueillance et dilection. Et s'il est ainsi, comme il est, que ceux
qui voudraient chasser amour du tout à cause du fol amour, erreraient
grandement, assi peu feraient bien ceux, qui pour l'avarice, qui est
convoitise d'avoir, voudraient éteindre, et blâmeraient toute cupidité:
et feraient ne plus ne moins, que ceux qui voudraient empêcher que l'on
ne courût, pource que l'on choppe quelquefois en courant: et que l'on
ne tirât jamais de l'arc, pource que l'on faut aucunefois à donner au
blanc: et comme si quelqu'un ne voulait jamais ouïr chanter, pour
autant que le discorder lui déplairait: car ainsi comme la musique ne
fait pas l'armonie de l'accord, en ôtant le bas et le haut de la voix:
ni la médecine ne ramène pas la santé és corps en ôtant le <p
37v> chaud et le froid, mais en les temperant et mêlant ensemble par
bonne proportion, ainsi est-il quant à ce qui est louable és moeurs,
quand par la raison il y a une mediocrité et moderation empreinte és
facultés et mouvemens des passions, parce que l'excessive joie,
l'excessive douleur et tristesse, ressemblent à la fiévre et
inflammation du corps, non pas la joie ni la tristesse, simplement.
Voilà pourquoi Homere dit sagement,
L'homme de bien n'a jamais trop de peur,
ni pour effroi ne change de couleur.
Car il n'ôte pas la peur simplement, mais l'excessive peur, afin que
l'on ne pense pas que la vaillance soit une folie desesperée, ni que
l'assurance soit temérité. Ainsi faut-il aux voluptés retrancher la
trop véhémente cupidité, et és vengeances, la trop grande haine des
méchants: et qui le fera ainsi, se trouvera non point indolent, mais
temperant, et juste, non point cruel: là où si l'on ôte de tout point
entièrement les passions, encore qu'il fut possible de le faire, on
trouvera que la raison en plusieurs choses demeurera trop lâche et trop
molle, sans action, ne plus ne moins qu'un vaisseau branlant en mer,
quand le vent lui défaut. Ce que bien entendants les legislateurs és
établissemens de leurs lois et polices, y mêlent des emulations et
jalousies des citoyens, les uns sur les autres: et contre les ennemis
ils aiguisent la force du courage, et la vertu militaire, avec des
tabourins et trompettes, les autres avec des flûtes et semblables
instrumens de musique. Car non seulement en la poésie, comme dit
Platon, celui qui sera épris et ravi de l'inspiration des Muses, fera
trouver tout autre ouvrier, quelque laborieux, exquis et diligent qu'il
soit, digne d'être moqué: mais aussi és combats l'ardeur affectionnée
et divinement inspirée est invincible, et n'y a homme qui la pût
soutenir: c'est une fureur martiale que Homere dit que les Dieux
inspirent aux hommes belliqueux,
Parlé qu'il eut, de grande force il enfla
Le coeur du Roi, que dedans il souffla. Et cet autre,
Il faut qu'il soit assisté d'un des Dieux,
Qu'il est si fort au combat furieux.
ajoutant au discours de la raison comme un aiguillon et une voitture de
la passion qui la pousse, et qui la porte. Et nous voyons que ces
Stoïques ici, qui rejettent tant les passions, incitent bien souvent
les jeunes gens avec louanges, et bien souvent les tancent de bien
severes paroles et aigres répréhensions, à l'un desquels est adjoint le
plaisir, et à l'autre le déplaisir, parce que la répréhension apporte
repentance et vergongne, dont l'une est comprise sous le genre de
douleur, et l'autre sous le genre de crainte: aussi usent-ils de
ceux-là principalement aux corrections et répréhensions. C'est pourquoi
Diogenes, un jour que l'on louait hautement Platon, «Et que trouvez
vous, dit-il de si grand et si digne en ce personnage, vu qu'en si long
temps qu'il y a qu'il enseigne la philosophie, il n'a encore fâché
personne?» car les sciences mathematiques ne sont pas si proprement les
anses de la philosophie, comme soûlait dire Xenocrates, comme le sont
les passions des jeunes gens, c'est à savoir la honte, la cupidité, la
repentance, la volupté, la douleur, l'ambition, ausquelles passions la
raison et la loi venants à toucher avec une touche discrette et
salutaire, remet promptement et efficacement le jeune homme en la
droite voie: tellement que le Paedagogue Laconien répondit très bien,
quand il dit, qu'il ferait que l'enfant qu'on lui baillait à gouverner
se réjouirait des choses honnêtes, et se fâcherait des déshonnêtes: qui
est la plus belle et la plus magnifique fin, qui saurait être de la
nourriture et education d'un enfant de bonne et noble maison.<p
38r>
V. Du vice et de la vertu.
IL SEMBLE que ce soient les habillements qui échauffent l'homme, et
toutefois ce ne sont-ils pas qui l'échauffent, ne qui lui donnent la
chaleur, parce que chacun d'iceux vêtements à part soi est froid: de
manière que quand on est en fiévre et en chaud mal, on aime à changer
souvent de draps et de couverture, pour se rafraîchir: mais
l'habillement enveloppant le corps, et le tenant joint et serré, arrête
et contient la chaleur au dedans, que l'homme rend de soi-même, et
empêche qu'elle ne se répande parmi l'air. Cela même étant és choses
humaines trompe beaucoup de gens, lesquels pensent s'ils sont logés en
belles et grandes maisons, s'ils possedent grand nombre d'esclaves, et
qu'ils amassent grosse somme d'or et d'argent, qu'ils en vivront
joyeusement: là où le vivre doucement et joyeusement ne procède point
du dehors de l'homme, ains au contraire l'homme despart et donne à
toutes choses qui sont autour de lui joie et plaisir, quand son naturel
et ses moeurs au dedans sont bien composés, parce que c'est la fontaine
et source vive, dont tout ce contentement procède.
La maison est à voir plus honorable,
Où il y a toujours feu perdurable.
Aussi les richesses sont plus agréables, la gloire a plus de lustre et
de splendeur, et l'authorité apporte plus de contentement si la joie
interieure de l'âme y est conjointe, attendu que l'homme supporte et la
pauvreté, et le bannissement de son pays, et la vieillesse plus
patiemment et plus aisément, si de lui-même il a les moeurs douces, et
le naturel debonnaire. Car tout ainsi comme les senteurs des espiceries
et des parfums rendent les haillons mêmes tous déchirés, bien odorans:
et au contraire, l'ulcère du Duc Anchise rendait une boue de très
mauvaise odeur, ainsi que dit le poète Sophocle,
Son dos étant ulceré de tonnerre,
Boue d'odeur mauvaise dégouttait
Sur son habit qui de fin crespe était.
aussi avec la vertu toute façon de vivre est douce et aisée: au
contraire, le vice rend les choses qui semblaient autrement grandes,
honorables et magnifiques, fâcheuses, et déplaisantes, quand il est
mêlé parmi, comme témoignent ces vers,
Tel au dehors en public semble heureux,
Qui, porte ouverte, au dedans malheureux
Se trouve: en tout sa femme est la maîtresse,
Elle commande, elle tance sans cesse:
Il a plusieurs causes de se douloir,
Je n'en ai point qui force mon vouloir.
Et toutefois, encore est-il plus aisé de se défaire d'une mauvaise
femme, pourvu que l'on soit homme, et non pas esclave: mais il n'y a
point de divorce avec son propre vice, ni moyen d'en être exempt,
délivré de toutes fâcheries, pour demeurer en repos à part soi, en lui
écrivant un petit libelle de repudiation, ains adhere toujours aux
entrailles de celui qui s'en est une fois emparé, lui demeurant attaché
jour et nuit,
Sans torche ardente en cendres le réduit,
Et à vieillesse avant temps le conduit.
C'est un fâcheux compagnon par les champs, parce qu'il est
presomptueux, et ne fait que mentir: mauvais à la table, parce qu'il
est friand et gourmand: ennuyeux au lit, pource que de souci, d'ennui,
et de jalousie il rompt le sommeil, et engarde de dormir: car le
sommeil est le repos du corps à ceux qui dorment: et à l'opposite,
<p 38v> ce n'est que frayeur et trouble de l'âme pour les songes
épouventables qu'ont ceux qui sont épris de superstition,
Si je m'endors quand mes ennuis me tiennent,
Je suis perdu des songes qui me viennent,
ce dit quelqu'un: autant en font les autres vices, comme l'envie, la
peur, la colère, l'amour et l'incontinence. Car tant que le jour dure,
le vice regardant au dehors, et se composant au gré des autres, a
quelque honte, et couvre ses passions, ne se laissant pas du tout aller
à ses appétits désordonnés, ains y resistant et contestant quelquefois:
mais en dormant, étant échappé de la crainte des lois, et de l'opinion
du monde, et se trouvant arrière de toute crainte et de toute honte,
alors il remue toute cupidité, il réveille sa malignité, il déploye son
intempérance, il s'efforce d'habiter charnellement avec sa propre mère,
comme dit Platon, il mange des viandes abominables, et n'y a chose
vilaine dont il s'abstienne, employant et executant sa mauvaise volonté
en tout ce qui lui est possible, par illusions et imaginations de
songes, qui se terminent, non en aucune volupté, ni jouissance de sa
malheureuse cupidité, ains seulement à émouvoir, exciter, et irriter
davantage ses passions et maladies secrètes. En quoi doncques gît et
consiste le plaisir du vice, s'il est ainsi qu'il ne soit jamais sans
ennui, sans peur, et sans souci, s'il n'est jamais content, s'il est
toujours en trouble, et jamais en repos? Car il faut que la bonne
complexion et saine disposition du corps donne lieu et naissance aux
voluptés de la chair: et au regard de l'âme il n'y peut avoir joie
certaine ni contentement, si tranquillité d'esprit, constance et
assurance n'en ont posé le fondement, et n'y ont apporté un calme, sans
aucune apparence de tempeste ni de tourmente: ains s'il y a quelque
espérance qui lui rie, ou quelque délectation qui le chatouille,
incontinent soin et solicitude perce, qui comme une nuée vient à
brouiller et troubler toute la serenité du beau temps. Amasse force or,
assemble de l'argent, edifie de belles galeries, emply toute une maison
d'esclaves, et toute une ville de tes débiteurs: si tu n'applanis les
passions de ton âme, si tu n'appaises ta cupidité insatiable, et que tu
ne te délivres toi-même de toute crainte et toute solicitude, c'est
tout autant comme si tu versais du vin à un qui aurait la fiévre, ou si
tu donnoir du miel à un qui aurait un flon, ou la maladie qui s'appelle
colère, et si tu apprêtais force viande et bien à manger, à qui aurait
un grand flux de ventre, et une dysenterie telle, qu'il ne pourrait
rien digerer, ni retenir viande aucune, et à qui la viande même
apporterait corruption encore plus grande. Ne vois-tu pas que les
malades ont à contre-coeur, et rejettent les plus délicates et plus
exquises viandes qu'on leur saurait présenter, et qu'on s'efforce de
leur faire prendre? puis quand la bonne température du corps leur est
retournée, les esprits nets, le sang doux et la chaleur moderée et
familiere, ils sont bien aises, et ont à plaisir de manger du pain tout
sec avec un peu de fourmage, ou un peu de cresson. La raison apporte
une telle disposition à l'âme: et seras alors content de ta fortune,
quand tu auras bien appris que c'est que la vraie honnêteté, et que
c'est que la bonté: tu auras pauvreté en délices, et seras
véritablement Roi, n'aimant pas moins la vie privée et retirée loin de
charges et d'affaires, que celle de ceux qui ont les grandes armées et
les grands états à gouverner: et quand tu auras profité en la
philosophie, tu vivras par tout sans déplaisir, et sauras vivre
joyeusement en tout état. La richesse te réjouira, d'autant que tu
auras plus de moyen de faire du bien à plusieurs: la pauvreté, d'autant
que tu auras moins de souci: la gloire, d'autant que tu te verras
honoré: la basse condition, d'autant que tu en seras moins enuié.<p
39r>
VI. Que la vertu se peut enseigner et apprendre.
NOUS mettons la vertu en dispute, et doutons si la prudence, la justice
et la preudhommie se peuvent enseigner: et ce pendant nous admirons les
oeuvres des orateurs, des mariniers, des architectes, des laboureurs,
et autres infinis semblables: et de gens de bien il n'y aura que le nom
tout simple, et que la parole toute nue seulement, comme si c'étaient
Hippocentaures, Geants ou Cyclopes? et cependant d'action vertueuse où
il n'y ait rien à redire, qui soit entière et parfaite, il ne s'en
pourra point trouver, ni de moeurs tellement composées à tout devoir,
qu'il n'y ait mêlange aucune de passion, ains si par fortune la nature
d'elle-même en produit quelques unes qui soient belles et bonnes, elles
sont incontinent offusquées et obscurcies par autres mixtions
étrangères, ne plus ne moins qu'un fruit franc, qui serait alteré par
adjonction de matière et nourriture sauvage? Les hommes apprennent à
chanter, à baller, à lire et à écrire, à labourer la terre, à piquer
chevaux: ils apprennent à se chauffer, à se vêtir, à donner à boire, à
cuisiner, et n'y a rien de tout cela qu'ils sachent bien faire, s'ils
ne l'ont appris: Et ce, pourquoi toutes ces choses et autres
s'apprennent, qui est la preudhommie et la bonne vie, sera chose
casuelle et fortuite, qui ne se pourra ni enseigner ni apprendre? O
bonnes gens, pourquoi est-ce qu'en niant que la bonté se puisse
enseigner, nous nions quant-et-quant qu'elle puisse être? car s'il est
vrai que son apprentissage soit sa génération, en niant qu'elle se
puisse apprendre, nous affermons aussi qu'elle ne peut doncques être.
Et toutefois, comme dit Platon, pour être le manche d'une lyre
disproportionné et demesuré d'avec le corps, jamais il n'y eût frère
qui en fît la guerre à son frère, ni ami qui en prît querelle à son
ami, ni ville qui en entrât en inimitié avec autre ville sa voisine,
jusques à faire et à souffrir les maux et miseres extremes que telles
guerres ont accoutumé d'apporter: et ne saurait on dire que pour
occasion d'un accent, s'il faut prononcer Telchinas l'accent sur la
première syllable, ou sur la seconde, il se soit emeu jamais sédition
en aucune cité: ni debat en une maison entre le mari et la femme à
raison de la trame et de l'estaim: et néanmoins jamais homme ne se
mettra à vouloir tistre un drap, ou ourdir une toile, ni à manier un
livre, ou une lyre, qu'il ne l'ait auparavant appris: non qu'il fut
autrement pour en recevoir quelque dommage notable, quand il le ferait,
ains seulement pource qu'il se ferait moquer de lui, parce qu'il vaut
mieux, comme disait Heraclitus, cacher son ignorance: et ce pendant il
présume de pouvoir bien gouverner et administrer une maison, un
mariage, un magistrat, une chose publique, sans l'avoir appris?
Diogenes voyant un jeune garçon qui mangeait gouluement, donna un
soufflet à son paedagogue: et eut raison de ce faire, attribuant la
faute plutôt à celui qui ne lui avait pas enseigné, qu'à celui qui ne
l'avait pas appris. Ainsi on ne pourra mettre la main au plat
honnêtement, ni prendre la coupe de bonne grâce, qui ne l'aura appris
de jeunesse, ni se garder
D'être goulu, ou friand, ou gourmand,
ni d'esclatter de rire véhément,
ni mettre un pied en croix par-dessus l'autre,
comme dit Aristophanes: Et ce pendant il sera bien possible qu'une
personne sache comment il se faut gouverner en mariage, au maniement
des affaires de la chose publique, vivre parmi les hommes, exercer un
magistrat, sans avoir premièrement appris comment il s'y faut comporter
les uns envers les autres? Quelqu'un dit un jour, en disputant, à
Aristippus, «Es tu doncques par tout? Je perdrois, répondit-il, le
naulage que je paye au marinier, si j'étais par tout.» Ne pourrait on
pas aussi <p 39v> dire, on pert doncques le salaire que l'on
donne aux maîtres et paedagogues, si les enfants par apprentissage ne
deviennent point meilleurs? Mais au contraire il se voit, que comme les
nourrices forment et dressent les membres de leurs enfants avec les
mains, aussi les gouverneurs et paedagogues les prenants au partir des
nourrices, les adressent par accoutumance au chemin de la vertu. Auquel
propos un Laconien répondit sagement à celui qui lui demandait, quel
profit il faisait à l'enfant qu'il gouvernait: «Je fais, dit-il, que
les choses bonnes et honnêtes lui plaisent.» Ils leur enseignent à ne
se pancher pas en avant quand ils cheminent, ne toucher à la sauce que
d'un doigt, de deux au pain et à la viande, se frotter ainsi, trousser
ainsi sa robe. Que dirait on doncques à celui qui voudrait dire, qu'il
y aurait art de médecine pour guérir une dartre, et un panaris, ou mal
au bout du doigt, et qu'il n'y en aurait point à guérir une pleurésie,
une fiévre chaude, ou une frenesie? ne serait-ce pas tout autant comme
qui dirait, que raisonnablement il y aurait écoles, maîtres, et
preceptes de petites et peuriles choses, mais que des grandes et
parfaites il n'y aurait qu'une rotine, ou une rencontre fortuite et cas
d'aventure seulement? Car ainsi que celui mériterait d'être moqué qui
dirait, que nul ne doit mettre la main à la rame pour voguer, qu'il ne
l'ait appris, mais bien au timon pour gouverner: aussi en serait digne
celui qui maintiendrait, qu'il y eût apprentissage és autres sciences
inferieures, et en la vertu qu'il n'en eût point: Voyez le commencement
du 4. livre d'Herodote. et si ferait le contraire des Scythes, lesquels
ainsi comme écrit Herodote, crévent les yeux à leurs esclaves, à fin
qu'ils leur tournent et remuent leur lait: et celui-là donnant l'oeil
de l'art et de la raison aux arts inferieurs l'ôterait à la vertu. Là
où, au contraire, Iphicrates répondit à Callias fils de Chabrias qui
lui demandait par une façon de mêpris, Qu'es-tu toi? Archer, Picquier,
homme d'armes ou cheval léger? «Je ne suis pas un de tous ceux-là, mais
bien celui qui leur commande à tous.» Digne doncques de moquerie et
impertinent serait celui, qui dirait qu'il y aurait de l'art à tirer de
l'arc, à escrimer, à ruer de la fonde, et à piquer chevaux, mais qu'à
conduire une armée il n'y en aurait point, et que c'est chose qui se
rencontre par cas d'aventure: et encore plus impertinent serait, qui
voudrait dire, que la prudence ne se peut enseigner, sans laquelle tous
les autres arts seraient de nulle utilité, et ne serviraient de rien.
Et qu'il soit ainsi, que ce soit la guide qui méne, conduit, et rend
utiles et honorables toutes les autres sciences et vertus, on le peut
connaître à ce qu'il n'y aurait aucune grâce en un festin, encore qu'il
y eût de bons et friands cuisiniers, de bons écuyers tranchans, et de
bien adroits échansons, s'il n'y avait un bon ordre et belle
disposition parmi eux.
VII. Comment on pourra discerner le FLATEUR D'AVEC L'ami.
PLATON écrit, que chacun pardonne à celui qui dit qu'il
s'aime bien soi-même, ami Antiochus Philopappus, mais néanmoins que de
cela il s'engendre dedans nous un vice, outre plusieurs autres, qui est
très grand: c'est, que nul ne peut être juste et non favorable juge de
soi-même: car l'amant est ordinairement aveugle à l'endroit de ce qu'il
aime, si ce n'est qu'il ait appris et accoutumé de longue main à aimer
et estimer plutôt les choses honnêtes, que ses propres, et celles qui
sont nées avec lui cela donne au flatteur la large campagne qu'il y a
entre flatterie et amitié, où il a un fort assis bien à propos pour
nous endommager, qui s'appelle l'Amour de soi-même, moyennant <p
40r> laquelle chacun étant le premier et le plus grand flatteur de
soi-même, n'est pas difficile à recevoir et admettre près de soi un
flatteur étranger, lequel il pense et veut lui être témoin et
confirmateur de l'opinion qu'il a de soi-même: car celui, auquel on
reproche à bon droit, qu'il aime les flateurs, s'aime aussi bien fort
soi-même, et pour l'affection qu'il se porte, veut et se persuade, que
toutes choses soient en lui, desquelles la volonté n'est point illicite
ni mauvaise, mais la persuasion en est dangereuse, et a besoin d'être
bien retenue. Or si c'est chose divine que la vérité, et la source de
tous biens aux Dieux et aux hommes, ainsi que dit Platon, il faut
estimer, que le flatteur doncques est ennemi des Dieux, et
principalement d'Apollo, pource qu'il est toujours contraire à cettui
sien precepte, Connais toi-même: faisant que chacun de nous s'abuse en
son propre fait, tellement qu'il ignore les biens et les maux qui sont
en soi, lui donnant à entendre, que les maux sont à demi, et
imparfaits, et les biens si accomplis, que l'on n'y saurait rien
ajouter pour les emender. Si doncques le flatteur, comme la plupart des
autres vices, s'attachait seulement ou principalement aux petites et
basses personnes, à l'aventure ne serait il pas si mal faisant, ni si
difficile à s'en garder, comme il est: mais pour autant que ne plus ne
moins que les artisons s'engendrent et se mettent principalement és
bois tendres et doux, aussi les gentilles, ambitieuses, et amiables
natures, sont celles qui plutôt reçoivent et nourrissent le flatteur,
qui s'attache à elle: et encore, tout ainsi comme Simonides soûlait
dire, que l'entretenir escuirie ne suit point la lampe, ains les champs
à bled: c'est à dire, que ce n'est point à faire à pauvres gens à
entretenir grands chevaux, ains à ceux qui ont beaucoup de revenue:
aussi voyons nous ordinairement, que la flatterie ne suit point les
pauvres ou petites personnes, et qui n'ont aucune puissance, ains
qu'elle est ordinairement la peste et la ruine des grandes maisons et
des grands états, et que bien souvent elle renverse sans dessus dessous
les Royaumes mêmes, et les principautés et grandes seigneuries: ce
n'est pas peu de chose, ne qui requiere peu de soin et de solicitude,
que de bien rechercher et considérer la nature d'icelle, à fin qu'étant
bien découverte et entirement connue, elle n'endommage ni ne décrie
point l'amitié. Les flateurs ressemblent aux pous, car les poux s'en
vont incontinent d'avec les morts, et abandonnent leurs corps aussi tôt
que le sang, duquel ils se soûlaient nourrir, en est éteint: aussi ne
verrez vous jamais, que les flateurs s'approchent seulement de personne
dont les affaires commencent à se mal porter, et dont le credit s'aille
passant ou refroidissant: ains s'attachent toujours à gens d'authorité
et de puissance grande, et les font encores plus grands qu'ils ne sont:
mais soudain qu'il leur advient quelque changement de fortune, ils
s'écoulent et se tirent arrière. Voilà pourquoi il ne faut pas entendre
cette preuve-là qui est inutile, ou plutôt dommageable et dangereuse:
car c'et une dure chose d'expérimenter en temps qui a besoin d'amis,
ceux qui ne sont pas amis, mêmement quand l'on n'en a pas un vrai et
loyal pour opposer à un faux et déloyal: à raison dequoi il faut avoir
éprouvé l'ami, ne plus ne moins que la monnayé, avant que le besoin
soit venu de l'employer, non pas de l'essayer au besoin et à la
nécessité, pource qu'il ne faut pas l'éprouver à son dommage, ains au
contraire trouver moyen de savoir que c'est, de peur d'en recevoir
dommage: autrement il nous en prendra tout ainsi, comme à ceux qui pour
connaître la force des poisons mortels, en font eux-mêmes l'essai les
premiers: car ils en ont la connaissance, mais c'est aux dépens de leur
vie, et avec leur mort. Et comme je ne loue pas ceux-là, aussi ne
sais-je ceux qui estiment, que l'être ami soit seulement être honnête
et profitable, et pour cette cause pensent que ceux dont la compagnie
et fréquentation est plaisante et joyeuse, soient aussi tôt attaincts
et convaincus d'être flateurs: car l'ami ne doit point être déplaisant,
et tel qu'il n'ait rien que l'affection toute simple: ni n'est pas
l'amitié vénérable pour <p 40v> être âpre ou austère, ains au
contraire son honnêteté même et sa gravité est douce et désirable, et
comme dit le poète,
Grace et Amour auprès d'elle demeurent.
Et si n'est pas seulement vrai ce que dit Euripide,
L'homme affligé grandement se soulage,
Quand il peut voir son ami au visage.
pource que l'amitié n'ajoute pas moins de grâce et de plaisir aux
prosperités, qu'elle ôte de douleur et de fâcherie aux adversitez. Et
tout ainsi comme Evenus disait, que la meilleure sauce du monde était
le feu: aussi Dieu ayant mêlé l'amitié parmi la vie humaine, a rendu
toutes choses joyeuses, douces et plaisantes, là où elle est présente
et jouissante de partie du plaisir: car autrement, en quelle sorte se
coulerait en grâce le flatteur par le moyen de volupté, s'il voyait que
l'amitié de sa nature ne reçut et n'admît jamais aucun plaisir? cela ne
se saurait dire ne maintenir. Mais ainsi comme les écus faux, et qui ne
sont pas de bon aloi, représentent seulement le lustre et la spendeur
de l'or: aussi le flatteur contrefaisant seulement la douceur et
l'agréable façon de l'ami se montre toujours guai, joyeux, et plaisant,
sans jamais resister ni contredire. Pourtant ne faut pas soupçonner
universellement, que tous ceux qui louent autrui soient incontinent
flateurs: car le louer quelquefois, en temps et lieu, ne convient pas
moins à l'amitié, que le reprendre et le blâmer: et à l'opposite, il
n'y a rien si contraire à l'amitié, ne si mal accointable, que l'être
fâcheux, chagrin, toujours reprenant, et toujours se plaignant: là où
quand on connait une benevolence prête à louer volontiers et largement
les choses bien faites, on en porte plus patiemment et plus doucement
une libre répréhension et correction és choses malfaites, d'autant que
l'on le prend en bonne part, et croit-on que, «Qui loue volontiers, il
blâme à regret.» C'est doncques chose bien fort malaisée, dira
quelqu'un, que de discerner un flatteur d'avec un ami, puis qu'il n'y a
différence entre eux, ni quant à donner plaisir, ni quant à donner
louange: car au demeurant, quand aux menus services et entremises de
faire plaisir, on voit bien souvent que la flatterie passe devant
l'amitié. Nous répondrons, que c'est chose très difficile voirement de
les discerner, si nous prenons le vrai flatteur qui sache bien avec
artifice et dextérité grande mener le métier, et que nous n'estimions
pas, comme fait le rude et commun populaire, que ces plaisants de table
et poursuivants de repeues franches, qui n'ont jamais audience qu'après
qu'on a lavé les mains à table, ce disait un ancien, soient flateurs,
qui n'ont rien d'honnête, et dont la villanie se manifeste à un seul
plat de viande et un verre de vin, avec toute truanderie et méchanceté:
car il n'y aurait pas grande affaire à découvrir un tel truand
escornifleur qu'était Melanthius, le plaisant d'Alexandre tyran de
Pheres: lequel répondit un jour à ceux qui lui demandaient comment son
maître Alexandre avait été tue: «d'un coup d'épée, dit-il, qui lui
donnant au côté, a percé jusques à mon ventre:» ni ceux qui ne bougent
jamais d'alentour des tables plantureuses et friandes, qui ne cherchent
que le broût, comme l'on dit: de sorte qu'il n'y a feu, ni fer, ni
cuivre, qui les pût arrêter ni engarder de se trouver là où l'on disne:
ni de telles femmes qu'étaient jadis en Cypre celles que l'on
surnommait les Colacides, c'est à dire, les flateresses, qui depuis,
après qu'elles furent passées en la terre ferme de la Syrie, furent
appelées Climacides, comme qui dirait échelieres, pour autant qu'elles
se courbaient à quatre pieds, et faisaient échelles de leur dos aux
femmes des Princes et des Rois, quand elles voulaient monter dedans
leurs coches. De quel flatteur doncques est-il difficile, et néanmoins
nécessaire, de se garder? De celui qui ne semble pas flater, et ne
confesse pas être flatteur, que l'on ne trouve jamais alentour d'une
cuisine, que l'on ne surprend jamais mesurant l'ombre, pour savoir
combien il y a encore jusques au souper, que <p 41r> l'on ne voit
jamais ivre couché par terre tout de son long, ains qui est le plus du
temps sobre, qui est curieux d'entendre et rechercher toutes choses,
qui veut se mêler d'affaires, qui pense qu'on lui doive communiquer des
secrets: et bref qui est un Tragique, c'est à dire, serieux et grave,
non pas Satyrique ni Comique, c'est à dire joyeux contrefaiseur
d'amitié. Car tout ainsi que Platon écrit, que «c'est une extréme
injustice, faire semblant d'être juste quand on ne l'est pas:» aussi
faut il estimer, que la flatterie la pire qui soit, est celle qui est
couverte, et qui ne se confesse pas être telle, qui ne se joue pas,
ains fait à bon escient: tellement qu'elle fait bien souvent mescroire
la vraie amitié même, d'autant qu'elle a ne sais quoi de commun avec
elle, si l'on n'y prend garde de bien près. Il est vrai que Gobrias
s'étant jeté dedans une petite chambre obscure près l'un des tyrants de
Perse, qui s'appellaient Mages, comme qui dirait les Sages, et se
trouvant aux prises bien à l'étroit avec lui, cria à Darius (qui y
survint l'épée nue au poing, et qui doutait de frapper le Mage, de peur
qu'il n'assenât quant et quant Gobrias) qu'il donnât hardiment, quand
il devrait donner à travers tous les deux: mais nous, qui ne pouvons en
sorte ne manière du monde trouver bon ce mot ancien, «Perisse l'ami
quand et l'ennemi:» et qui cherchons à séparer le flatteur d'avec
l'ami, avec lequel il est entrelassé par plusieurs grandes similitudes:
nous, dis-je, devons grandement craindre, que nous ne chassions, avec
ce qui est mauvais, ce qui est bon et utile, ou qu'en pardonnant à ce
qui nous est agréable et familier, nous ne tombions en ce qui est
nuisible et dommageable. Car tout ainsi qu'entre les grains et semences
sauvages ou différentes d'espèce, celles qui sont de même forme en
grandeur et grosseur que le froument, se trouvants mêlées parmi, sont
bien malaisées à trier, et séparer d'ensemble avec le crible, d'autant
qu'elles ne passent pas à travers les trous du crible, s'ils sont trop
petits, non plus que les grains du froument, ou bien y passent
ensemble, si les trous sont larges: aussi est l'amitié très difficile à
cribler et discerner d'avec la flatterie, d'autant qu'elle se mêle en
tous accidents, en tous mouvements, en tous affaires et en toute
conversation avec elle: car pource que le flatteur voit qu'il n'y a
rien si doux, ne qui donne plus de plaisir et de contentement à
l'homme, que fait l'amitié, il s'insinue en grâce à force de donner
plaisir, et est tout après à chercher moyen de plaire et de réjouir. Et
d'autant que grâce et utilité accompagnent toujours l'amitié, suivant
l'ancien proverbe qui dit, «Que l'ami est plus nécessaire que ne sont
les éléments de l'eau et du feu:» pour cette cause le flatteur
s'entremet à tout propos de faire service, et travaille à se montrer
toujours homme d'affaires, diligent et prompt: et d'autant que ce qui
lie et qui estreinct principalement l'amitié à son commencement, c'est
la similitude de moeurs, d'études, d'exercices et d'inclinations: et
bref, s'éjouir et recevoir plaisir ou déplaisir de mêmes choses, c'est
ce qui assemble et conjoint les hommes en amitié les uns avec les
autres, par une similitude et corrépondance de naturelles affections:
le flatteur se compose comme une matière propre à recevoir toutes
sortes d'impressions, s'étudiant à se conformer et s'accommoder à tout
ce qu'il entreprend, de ressembler par imitation, étant soupple et
dextre à se transmuer en toutes similitudes, tellement que l'on
pourrait dire de lui,
Ce n'est le fils d'Achilles, mais lui-même.
Et ce qui est la plus grande ruse et plus fine malice qui soit en lui,
c'est que voyant comme à la vérité, et selon le dire de tout le monde,
la franchise de parler librement est la propre voix et parole de
l'amitié: et que là où il n'y a celle liberté de parler franchement, il
n'y a point d'amitié ni de générosité, il n'est pas celle-là qu'il ne
contreface: ains comme les bons cuisiniers usent quelquefois de jus
aigres, et de sauces âpres, pour diversifier, et engarder qu'on ne se
saoule, et que l'on ne s'ennuye des douces: aussi les flateurs usent
d'une certaine franchise de parler, qui n'est ni véritable ni
profitable, ains qui par manière de dire guigne de l'oeil en se
moquant, et sans <p 41v> nulle doute ne touche pas au vif, et ne
fait que chatouiller par-dessus: C'est pourquoi le flatteur
véritablement est très difficile à découvrir et surprendre, ne plus ne
moins que les animaux qui de nature ont cet proprieté de muer de
couleur, et de ressembler en teinture à tous lieux et tous corps où ils
touchent: mais puis qu'ainsi est, qu'il deçoit les personnes, et se
cache dessous tant de similitudes q'il a avec l'ami, c'est notre office
en touchant les différences qu'il y a, de découvrir et dépouiller ce
masque qui se vest et se pare des couleurs et habits d'autrui, ainsi
que dit Platon, à faute d'en avoir de propres à lui. Or commençons
doncques à entrer de ce pas en matière. Nous avons déjà dit, que le
commencement de l'amitié en la plupart des hommes est une conformité de
nature et d'inclination, qui aime tous mêmes exercices, et se délecte
de mêmes et semblables occupations: suivant lequel propos on dit en
commun proverbe,
Au vieillard plaît d'un vieillard le langage,
Et de l'enfant à l'enfant de bas âge:
La femme avec l'autre femme convient,
Et le malade au malade survient:
Le malheureux tout de même lamente
Avec celui que fortune tourmente.
Parquoi le flatteur entendant très bien, que c'est chose née avec nous
que prendre plaisir à être avec nos semblables, à communiquer avec eux,
et à les aimer, et essaye premièrement à s'approcher de chacun qu'il
veut envelopper, à se loger près de lui et à l'accôtér, ne plus ne
moins que l'on fait és pâturages une bête sauvage que l'on veut
apprivoiser, se coulant petit à petit près de lui, et s'incorporant
avec lui par mêmes affections, mêmes occupations à choses semblables,
et même façon de vivre, jusques à ce que l'autre lui ait donné prise
sur lui, et qu'il se soit rendu familier et privé, jusques à se laisser
manier et toucher, blâmant les choses, les personnes et les moeurs
qu'il verra que l'autre aura en haine, et louant ceux qu'il sentira lui
plaire, non simplement, mais excessivement avec admiration et
ébahissement, la confirmant par ce moyen en son amour ou en sa haine,
comme n'ayant point reçu ces impressions-là par passion, mais par
jugement. Comment donc, et par quelles différences le peut-on adverer,
et convaincre qu'il n'est pas semblable, ne qu'il ne le devient pas,
mais qu'il le contrefait? premièrement il faut considérer s'il y a
égalité uniforme en ses intentions et actions, s'il continue de prendre
plaisir à mêmes choses, et s'il les loue de même en tout temps, s'il
dresse et compose sa vie à un même moule, ainsi comme il convient à
homme libre amateur de semblables moeurs et semblables conditions à la
sienne: car tel est le vrai ami: là où le flatteur au contraire, comme
celui qui n'a pas un seul domicile en ses moeurs, et qui ne vit pas
d'une vie qu'il ait eleue à son gré, mais qui se forme et compose au
moule d'autrui, n'est jamais simple, uniforme, ne semblable à soi-même,
ains variable et changeant toujours d'une forme en une autre, comme
l'eau que l'on transvase, qui toujours coule, et s'accommode à la façon
et figure des vases et lieux qui la reçoivent: de manière qu'il est en
cela du tout contraire au singe, car le singe en cuidant contrefaire
l'homme, en se remuant et dansant quand et lui, se prend: mais le
flatteur à l'opposite attire et surprend les autres à la pipée, en les
contrefaisant, non pas tout d'une sorte, mais l'un en dansant, l'autre
en chantant, un autre en luictant et se pouldrant pour luicter comme
lui, et un autre en se promenant avec lui. Car s'il s'attache à un qui
aime la chasse et la vénérie, il sera toujours après lui, criant
presque à haute voix les paroles que dit Phaedra en la Tragoedie du
poète Euripide, qui se nomme Hippolyte,
Mon déduit est à pleine voix
Appeler chiens parmi les bois,<p 42r>
En suivant les cerfs à la trace,
Ainsi des Dieux j'aie la grâce:
et si ne lui chault pas de bête qui soit és forêts, car c'est le veneur
même qu'il veut prendre et enfermer dedans ses toiles. Et si d'aventure
il se met à chasser un jeune homme studieux, aimant les lettres, et
désireux d'apprendre, au rebours il sera du tout après les livres, il
laissera croître sa barbe longue jusques aux pieds, par manière de
dire, se vêtira d'une robe d'étude à la Grecque, sans faire compte de
sa personne, il aura toujours en la bouche les nombres, les angles
droits et les triangles de Platon. Mais s'il lui vient par les mains
quelque faitnéant homme riche, aimant à boire et à faire grand' chère,
Adonc le sage Ulysses vitement
Met bas le sien déchiré vêtement:
il jette arrière la robe longue d'étude, il vous fait raser sa barbe
comme une moisson stérile, il ne parle plus que de flascons et
bouteilles, de refrechissoirs pour boire froid, et dire mots plaisants
pour rire, en se promenant, donner des attainctes et traits de moquerie
à l'encontre de ceux qui se travaillent après l'étude de la
philosophie. Ainsi que l'on dit qu'en la ville de Syracuse, quand
Platon y arriva, et que Dionysius tout à coup fut épris d'un furieux
amour de la philosophie, le château du tyran fut plein de poussière,
pour la multitude d'étudiants qui tracaient les figures de la
Geometrie: Mais depuis que Platon se fut courroucé à lui, et qui
Dionysius eut abandonné la philosophie, se remettant de rechef à faire
grand' chère, à l'amour, à forâtrer, et se laisser aller à toute
dissolution, il sembla qu'ils eussent été ensorcellés et transformés
par une Circé, tant ils furent incontient épris d'une haine des
lettres, oubliance de toute honnêteté, et saisine de toute sottie.
Auquel propos se rapporte le témoignage des façons de faire des grands
flateurs, et de ceux qui ont gouverné les peuples: entre lesquels le
plus grand qui fut onc a été Alcibiades, lequel étant à Athenes jouait,
disait le mot, entretenait grands chevaux, et vivait en toute
galanterie et toute joyeuseté: quand il était en Lacedaemone, il
faisait sa barbe au rasoir, il portait une méchante cappe de gros
bureau, se lavait en eau froide: puis quand il était en Thrace, il
faisait la guerre, et buvait: depuis qu'il fut arrivé devers
Tissaphernes en Asie, ce n'était que délices, superfluité et volupté,
que toute sa vie gagnant ainsi et prenant un chacun, en se transformant
et s'accommodant aux moeurs de tous ceux qu'il hantait. Mais ainsi ne
faisait pas Epaminondas, ni Agesilaus, car combien qu'ils ayent hanté
en plusieurs villes, avec plusieurs hommes, et plusieurs sortes de vie,
ils ne changèrent jamais pourtant, ains reteindrent toujours, et par
tout, ce qui était digne d'eux en habillements, en façon de vivre, en
parole, et en tous leurs deportements. Et Platon, tout de même, était
tel à Syracuse comme en l'Academie, et tel auprès de Dionysius comme
auprès de Dion. Mais qui voudra prendre garde de près, il apercevra
facilement les mutations et changemens du flatteur, comme du poulpe: et
verra qu'il se transforme en plusieurs façons, blâmant tantôt une vie
qu'il avait louée naguères, et approuvant une affaire, une façon de
vivre, et une parole qu'il rejetait auparavant: car il ne le connaitra
jamais constant en une chose, ne qui ait rien de peculier à soi, ne qui
aime ou qui haïsse, qui s'attriste ou qui s'éjouisse d'une sienne
propre affection, parce qu'il reçoit toujours, comme un miroir, les
images des passions, des vies, des mouvemens et affections d'autrui:
tellement que si vous venez à blâmer quelqu'un de vos amis devant lui,
il dira incontinent, Vous avez demeuré longuement à le connaître, car
quant à moi, il y a jà long temps q'il ne me plaisait point. Et si, au
contraire, vous venez de rechef à changer d'opinion, et à le louer:
Certainement, dira-il aussi tôt, j'en suis bien aise, et vous en
remercie pour l'amour de lui. Si vous dites que vous voulez changer de
façon de <p 42v> vivre, comme vous retirer du maniement des
affaires de la chose publique, pour vivre en paix et en repos: Il y a
jà long temps, dira-il, qu'il le fallait faire, et se tirer hors de ces
troubles et enuies. Et si, au contraire, il vous prend envie de laisser
le repos et vous entremettre d'affaires et de parler en public, il
répondra incontinent: Vous entreprenez chose digne de vous, car à ne
rien faire, encore qu'il y ait quelque aise, si est-ce vivre trop
bassement et sans honneur. Parquoi il lui faut incontinent mettre
devant le nés,
Tu es soudain tout autre devenu,
Que tu n'étais par ci-devant tenu.
Je n'ai que faire d'ami qui se change ainsi quand et moi, et qui
s'encline en même part que moi, cela est le propre d'un ombre:
j'ai plutôt besoin d'un ami, qui avec moi juge la vérité, et qui
la dise franchement. Voilà l'une des manières qu'il y a pour éprouver
et discerner le vrai d'avec le faux ami. Mais il faut observer une
autre différence qu'il y a entre leurs similitudes, car le vrai ami
n'imite point toutes les conditions ni ne loue point toutes les actions
de celui qu'il aime, ains seulement tâche à imiter les meilleurs: et
comme dit Sophocles,
Il veut aymer, non haïr, avec lui.
c'est à dire, qu'il veut bien faire et honnêtement vivre, non pas errer
ne faillir quand et lui: si ce n'est d'aventure que pour la grande
fréquentation et conversation ordinaire qu'il a avec lui, il ne se
remplisse, malgré qu'il en ait, sans y penser, de quelque qualité et
condition vicieuse, par la longue accoutumance, ne plus ne moins que
par contagion se prend la chassie et le mal des yeux: ainsi comme l'on
écrit, que les familiers de Platon contrefaisaient ses hautes espaules,
et ceux d'Aristote son begueyement, ceux du Roi Alexandre son ply du
col, l'âpreté de sa voix: car ainsi prennent la plupart des hommes
l'impression de leurs moeurs et de leurs conditions. Mais le flatteur
fait tout à la même sorte que le Chamaeleon, lequel se rend semblable,
et prend toute couleur, fors que la blanche: aussi le flatteur és
choses bonnes et importantes ne se pouvant rendre semblable, ne laisse
rien de mauvais et de laid à imiter: comme les mauvais peintres ne
pouvants par leur insuffisance en l'art contrefaire les beaux visages,
en représentent quelque semblance en des rides, des lentilles, et des
cicatrices: aussi lui se rend imitateur d'une intempérance, et d'une
superstition, d'une soudaineté de colère, d'une aigreur envers ses
serviteurs, et défiance envers ses domestiques et ses parents, pource
qu'il est de sa nature toujours enclin à ce qui est le pire, et semble
être bien loin de vouloir blâmer le vice, puis qu'il le prend à imiter.
Car ceux qui cherchent amendement de vie et de moeurs sont suspects, et
qui montrent de se fâcher et courroucer des fautes de leurs amis: ce
qui mit en malegrâce de Dionysius Dion, Samien de Philippus, et
Cleomenes de Ptolomeus, et fut à la fin cause de leur totale ruine:
mais le flatteur veut être estimé ensemble autant loyal et fidele comme
plaisant et agréable, de manière que pour la vehemence de son amitié,
il ne s'offense pas même des choses mauvaises, ains est en tout et par
tout de même inclination et de même affection: en sorte que des choses
fortuites et casuelles, qui advienent sans notre volonté et conseil, il
en veut avoir sa part, tellement que s'il vient à flater un qui soit
maladif, il fait semblant d'être sujet à mêmes maladies: et dira que la
vue lui baisse fort, et qu'il a l'ouie dure, s'il fréquente avec gens
qui soient à demi aveugles ou à demi sourds: comme les flateurs de
Dionysius qui ne voyait presque goutte, s'entrehurtaient les uns les
autres, et faisaient tomber les plats de dessus la table, pour dire
qu'ils avaient mauvaise vue. Les autres pénétrants encore davantage au
dedans, mêlent leurs conformités jusques aux plus secrètes passions.
Car s'ils peuvent sentir que ceux qu'ils flatent soient mal fortunés en
femmes, ou qu'ils soient en quelque défiance de leurs propres enfants,
ou de leurs <p 43r> domestiques, eux-mêmes ne s'épargneront pas:
et commenceront à se plaindre de leurs femmes, de leurs propres
enfants, de leurs parents, ou de leurs domestiques, et si en
allégueront quelques occasions qui vaudraient mieux tues que dites: car
cette semblance les rend plus affectionnés l'un à l'autre par
compassion: ainsi les flatés cuidants avoir reçu d'eux comme un gage de
loyauté, leur laissent aussi aller de leur bouche quelque chose de
secret, et l'ayant ainsi laissé échapper, ils sont puis après
contraints de se servir d'eux, et craignent de là en avant leur donner
à connaître qu'ils se défient aucunement de leur foi, jusques là, que
j'en ai connu un qui repudia sa femme, pource que celui qu'il flatait
avait fait divorse avec la siene, et fut trouvé qu'il allait
secrètement et envoyait devers elle: ce qui fut aperçu par la femme
même de son ami: tant peu connaissait la nature du vrai flatteur celui
qui estimait que ces vers iambiques ne convinssent pas plus à la
décrition du cancre que du flatteur,
Tout son corps n'est autre chose que ventre,
Son oeil perçant par tout pénétre et entre,
Un animal qui marche de ses dents.
Car cette figuration est celle d'un escornifleur poursuivant de repeue
franche, et de ces amis de fricassée et de nappe mise, comme dit
Euopolis: mais quant à cela, remettons-le à son lieu propre pour en
parler plus amplement. Et pour cette heure, ne laissons pas derrière
une grande ruse du flatteur en ses imitations, c'est que s'il
contrefait quelque bonne qualité qui soit en celui qu'il flate, il lui
en cède toujours le dessus: car entre ceux qui sont vrais amis, il n'y
a jamais émulation de jalousie, ni jamais envie, ains soit qu'ils se
treuvent egaux en bien faisant ou inferieurs, ils le portent doucement
et modereement. Mais le flatteur ayant toujours en mémoire et
singulière recommandation le seconder, cède toujours en son imitation
l'égalité, confessant être vaincu et demeurer toujours derrière,
excepté és choses mauvaises: car és mauvaises il ne cède jamais la
victoire à son ami, ains s'il est difficile, il dira de soi-même qu'il
est melancholique: si l'autre est superstitieux, lui sera tout
transporté et esperdu de la crainte des Dieux, si l'autre est amoureux,
lui sera furieux d'amour: si l'autre dit, je ris à pleine bouche: lui,
je cuide mourir de rire. Mais aux choses louables et honnêtes, au
contraire, de lui il dira: le cours bien assez vite, mais vous, vous
volez: Je suis, dira-il, assez bien à cheval, mais ce n'est rien auprès
de ce Centaure ici: Je ne suis pas trop mauvais poète, et fais assez
bien un carme, mais tonner n'est pas à faire à moi, c'est à ce Jupiter
ici, en quoi il fait deux choses ensemble, l'une qu'il déclare
l'entreprise de l'autre honnête en ce qu'il l'imite, et sa suffisance
non pareille en ce qu'il confesse en être vaincu. Voilà doncques quant
aux ressemblances, les marques de différence qu'il y a entre le
flatteur et l'ami. Et pour autant que la délectation, ainsi que nous
avons dit par avant, est aussi commune entre eux, pource que l'homme de
bien ne prend pas moins de plaisir à ses amis, que l'homme de néant à
ses flateurs: considérons un peu la différence qu'il y a en cela: le
moyen de les distinguer sera, de remarquer la fin à laquelle l'un et
l'autre dirige la délectation qu'il donne, ce qui se pourra plus
claiement entendre par cet exemple. Une huile de perfum a bonne odeur,
aussi a quelque drogue de médecine: mais il y a différence en ce, que
l'huile de perfum se fait seulement pour donner le plaisir de la
senteur, et rien plus: mais en la drogue medicinale, outre le plaisir
de la douce odeur, il y a une force qui purge le corps, ou qui le
rechauffe, ou qui fait naître la chair. davantage, les peintres bRaient
des couleurs plaisantes et récréatives, et aussi y a il des drogues
medicinales qui ont des couleurs et teintures qui sont belles et
agréables à l'oeil: quelle différence doncques y a-il? Il est tout
évident qu'il ne faut que regarder, pour les savoir discerner, à quelle
fin l'usage d'icelle est destiné. <p 43v> Au cas pareil aussi,
les grâces des amis, parmi l'honnêteté et l'utilité qu'elles ont,
apportent je ne sais quoi qui délecte, ne plus ne moins qu'une fleur
qui parait par-dessus: et quelquefois ils usent d'un jeu, d'un boire et
manger ensemble, d'une risée, d'une facetie l'un avec l'autre, comme de
sauces pour assaisonner des affaires de pois et de grande conséquence:
auquel propos est dit,
Joyeusement ensemble ils s'entretiennent
De maints propos plaisants, qu'entre eux ils tiennent.
Et, Rien n'a jamais déjoint notre amitié,
ni nos plaisirs partis par la moytié.
Mais la seule besogne du flatteur, et le but où il vise, est de
toujours inventer, apprêter et confire quelque jeu, quelque fait, et
quelque parole à plaisir et pour donner plaisir: bref, pour comprendre
le tout en peu de paroles, le flatteur estime qu'il faille tout faire
pour être plaisant: et le vrai ami faisant toujours et par tout ce que
le devoir requiert, bien souvent plaît, et quelquefois aussi déplaît:
non que son intention soit de déplaire, comme aussi ne le fuit-il pas,
s'il voit que meilleur soit de le faire. Ne plus ne moins que le
médecin, s'il voit qu'il soit expédient, jettera du safran ou de la
lavende dedans ses compositions de médecine, voire que bien souvent il
baignera délicatement, et nourrira friandement son patient: et
quelquefois aussi laissant ces douces odeurs là, il y ruera du
Castorium, ou,
Du Polium, de qui la senteur forte,
Puante au nez est d'une étrange sorte.
ou bien il broiera de l'Hellebore, qu'il le contraindra de boire, ne se
proposant pour sa fin ne là le plaire, ni ici le déplaire, ains
conduisant son malade par diverses voies à un même but, c'est à savoir
ce qui est expédient pour sa santé, aussi le vrai ami aucunefois par
complaire et haut louer son ami, en le réjouissant le conduit à faire
ce qu'il doit, comme celui qui dit en Homere,
ami Teucer de Telamon extrait,
Fleur des Grejois, tire ainsi de son trait. Et ailleurs,
Comment mettrois-je Ulysses en oubli,
Qui de vertu divine est ennobli?
A l'opposite aussi, là où il est besoin de correstion, il le vous tance
avec une parole mordante, et une liberté authorisée d'une affection
soigneuse de son bien,
Menelaus né de divin lignage,
Je t'advertis que tu n'es pas bien sage:
De ta folie aussi mal te prendra.
Quelquefois il conjoint le fait avec la parole, comme Menedemus faisant
fermer sa porte au fils d'Asclepiades son ami, qui était débauché, et
menait une vie dissolue, et ne le daignant pas saluer, le retira de son
mauvais gouvernement: et Arcesilaus défendit l'entrée de son école à
Battus, pource qu'en une Comoedie qu'il avait composée, il avait mis un
vers qui poignait Cleanthes: mais depuis, en ayant fait satisfaction à
Cleanthes, et s'en étant repenti, il lui pardonna, et le reçut en sa
grâce comme devant. Car il faut contrister son ami en intention de lui
profiter, non pas de rompre l'amitié, ains user de répréhension
picquante, comme d'une médecine préservative, qui sauve la vie à son
patient: ainsi fait le bon ami comme le savant musicien, qui pour
accorder son instrument, tend aucunes de ses cordes, et en lâche les
autres: aussi concède il aucunes choses et en refuse d'autres,
changeant selon que l'honnêteté ou l'utilité le requirent: et est par
ce moyen aucunefois agréable, et par tout utile: mais le flatteur ayant
accoutumé de toujours sonner une seule note, qui est de complaire, et
de faire et dire toutes choses au gré de celui qu'il flate, ne sait que
c'est ni de resister de fait, ni de fâcher de parole, ains va <p
44r> toujours après ce que l'on veut, s'accordant toujours, et
disant toujours ad idem. Or ainsi comme Xenophon écrit, qu'Agesilaus
était bien aise de se sentir louer de ceux qui l'eussent bien voulu
blâmer: aussi faut-il estimer que celui-là réjouit et complaît en ami,
qui peut aussi quelquefois contrister et contredire: et avoir pour
suspecte la conversation de ceux qui ne font jamais que donner plaisir,
en accordant tout sans aucune pointure de répréhension, et de
contradiction, et avoir toujours à main le dire d'un ancien Laconien,
lequel oyant que l'on louait hautement le Roi Charilaus, Et comment
serait-il bon, dit-il, quand il n'est pas âpre aux méchants? On dit que
le tahon qui tourmente les taureaux, se fiche auprès de leurs
aureilles, et aussi fait la tique aux chiens: tout ainsi le flatteur
attachant les hommes ambitieux par les oreilles, à force de leur
chanter leurs louanges, est bien malaisé à secouer et chasser depuis
qu'il y est une fois fiché: et pourtant faut-il avoir le jugement bien
esveillé en cet endroit, à observer diligemment si ces louanges seront
attribuées à la chose, ou à la personne: elles seront attribuées à la
chose s'il loue les absents plutôt que les présents, si luymême veut et
désire en lui ce qu'il loue en autrui, et s'il ne nous loue pas seuls,
mais tout autres pour semblables qualités: et s'il ne varie point en
disant et faisant tantôt d'un tantôt d'autre, mais toujours d'une
sorte. Et ce qui est le principal à considérer, c'est si nous mêmes en
notre secret ne nous repentons point ou n'avons point de honte de ce
dont il nous loue, et si nous ne voudrions point plutôt avoir fait et
dit le contraire: car le jugement de notre conscience nous portant
témoignage au contraire, empêchera que telles louanges ne nous
affectionneront, ni ne nous atteindront point au vif, et conséquemment
le flatteur ne nous en pourra surprendre. Mais je ne sais comment il
advient, que la plupart des hommes ne reçoivent point les consolations
que l'on leur baille en leurs adversités, ains plutôt se laissent mener
à ceux qui pleurent et lamentent avecques eux: et quand ils ont offensé
et failli, si quelqu'un les en reprend, et les en blâme si vivement
qu'il leur en imprime au coeur un remors et une repentance, ils
estiment celui-là leur accusateur et leur ennemi: et au contraire ils
embrassent et réputent leur bienvueillant et ami celui, qui louera et
magnifiera ce qu'ils auront fait. Or ceux qui louent et qui prisent
avec un applaudissement de mains ce que l'on aura fait ou dit, soit à
bon escient ou soit en jouant, ceux-là encore ne sont dommageables que
pour le présent, et pour cela que l'on a à l'heure en main: mais ceux
qui avec leurs louanges pénétrent jusques aux moeurs, et par leurs
flatteries atteignent jusques à corrompre les conditions, ceux là font
comme les mauvais esclaves et serfs, qui ne dérobent pas seulement du
bled de leur maître, ce qui est en monceau au grenier, mais aussi ce
qui est preparé pour la semence: car les conditions de l'homme sont la
source de toutes ses actions, et les moeurs sont le principe et la
fontaine, dont découle toute notre vie, laquelle ils détordent, en
donnant au vice les noms des vertus. Thucydides écrit qu'és séditions
et guerres civiles, l'on transferait le signification accoutumée des
mots, aux actes que l'on faisait, pour les justifier: car une temérité
desesperée était réputée vaillance aimant ses amis: une dilation
providente, honnête couardise: une tempérance, couverture de lâcheté:
une prudence circumspecte, générale paresse: aussi faut-il bien prende
garde és flateurs là où l'on verra qu'ils appelleront prodigalité,
liberalité: timidité, sûreté: tête écervelée, promptitude: chicheté
mechanique, tempérance et frugalité: un qui sera sujet à folles
amourettes, gracieux et homme de bonne compagnie: un colère ou superbe,
vaillant et magnanime: et, au contraire, un de coeur bas et lâche, doux
et humain: ainsi comme Platon écrit en quelque passage, que l'amoureux
est flatteur de ce qu'il aime: car s'il est camus, il l'appellera
agréable: s'il a nez aquilin, face royale: s'il est noiraut, viril:
s'il est blanc, enfant des Dieux, et quant à <p 44v> ce nom
[...], basané et couleur de miel, il dit que c'est une feinte
d'amoureux, qui diminue pour apprendre à supporter plus aisément une
couleur palle et morte de son ami: combien que celui qui se donne à
entendre qu'il soit beau quand il est laid, ou grand quand il est
petit, ne demeure pas longuement en son erreur: et si n'en reçoit perte
sinon bien fort légère, et non pas irremédiable. Mais les louanges qui
accoutument l'homme à cuider que vice soit vertu, tellement qu'il ne se
déplaît pas en son mal, mais plutôt qu'il s'y plaît, et qui ôtent toute
honte de pécher et de faillir, ce furent celles qui amenèrent la ruine
des Siciliens, en donnant occasion aux flateurs d'appeler la cruauté de
Dionysius et de Phalaris, haine des méchants et bonne justice: ce
furent celles qui perdirent l'Aegypte, en appellant la lâcheté
efféminée du Roi Ptolomaeus, sa furieuse superstition, ses lamentables
chansons, ses sonnements de tabourins, et ses danses bacchanales,
dévotion, religion et le service des Dieux: ce furent celles aussi qui
cuidèrent gâter et corrompre du tout les moeurs et façons Romaines, qui
par avant tenaient tant du grand, en surnommant les délices, les
dissolutions, les jeux et fêtes d'Antonius, joyeusetés, gentillesses,
et humanités, en déguisant et diminuant ainsi la faute d'Antonius, qui
abusait excessivement de sa fortune, et grandeur de sa puissance. Que
fut-ce autre chose qui attacha à Ptolomaeus la museliere à jouer des
flûtes? Qui fit monter Neron sur l'eschafaud avec un masque sur le
visage, et des brodequins aux jambes, qui était l'accoutrement des
joueurs de farce, ne furent-ce pas les louanges des flateurs? Et la
plupart des Rois ne sont ils pas attirés en toute vergongne et tout
déshonneur par les flatteries de ceux qui les appellent Apollons, pour
peu qu'ils sachent mionner, et Bacchus quand ils s'enivrent, et
Hercules quand ils luictent, et qu'ils prennent plaisir à telles
gallanteries de surnoms? Et pourtant se faut-il principalement donner
de garde du flatteur en ses louanges: ce que lui-même n'ignore pas,
mais étant caut et subtil à se garder de se rendre suspect, si
d'aventure il rencontre quelque mignon glorieux, bien paré, ou bien
quelque lourdaud qui ait un peu le cuir gros, et comme l'on dit
vulgairement, qui soit un peu de grosse pâte, il se moque et gaudit
d'eux à gorge déployée, comme fait Struthias en la comoedie, foullant
aux pieds et ballant sur le ventre de la sottise de Bias, en manière de
dire, par les louanges qu'il lui donne, sans que l'autre le sente, Tu
as plus bu que ne fit oncques le Roi Alexandre le grand: et cependant
il se pasme et fond à force de rire, en se tournant devers le Cyprien.
Mais s'il a affaire à quelques habiles et galants hommes, qui aient
l'oeil sur lui principalement en cet endroit, et qui soient au guet
pour bien garder cette place et ce lieu-là, il ne leur adresse pas des
louanges de droit fil, ains vient de loin tournant tout à l'entour, et
puis fait ses approches petit à petit, sans faire bruit, tant qu'il
vient à les manier, comme l'on fait une bête que l'on veut apprivoiser,
et les tâter: car tantôt il viendra rapporter à son ami des louanges
qu'il aura ouï dire à quelques-uns de lui, faisant comme les
Rhetoriciens, qui quelques fois en leurs harangues parlent en tierce
personne: j'ai pris grand plaisir, dira-il, naguères étant en la place,
à ouïr certains étrangers, ou bien de bons vieillards, qui racontaient
tous les biens du monde de vous, et vous louaient à merveilles. Tantôt
il controuvera quelques légères fautes à l'encontre de lui, disant
qu'il les aura entendues d'autres qui les disaient de lui, et qu'il
s'en est venu en diligence incontinent vers lui, pour lui demander là
où il aurait dit cela, ou fait une telle chose: l'autre lui niera,
comme il est vraisemblable: et de là adonc il prendra son commencement
pour entrer en ses louanges, Aussi m'ébahissois-je bien, comment vous
eussiez médit de quelqu'un de vos familiers, vu que vous ne médites pas
de vos ennemis mêmes: et comment vous eussiez attenté à usurper de
l'autrui, vu que vous donnez si largement et si liberalement le votre.
Les autres font comme les peintres, qui pour relever et faire plus
<p 45r> apparaitre les choses luisantes et claires, les
renforcent avec des obscures et ombrageuses qu'ils mettent auprès: car
en blâmant, détractant, moquant, et injuriant les choses contraires,
tacitement ils louent et approuvent les vices et imperfections qui sont
en ceux qui flatent, et en les louant, ils les nourrissent: car ils
vous blâmeront la tempérance, et abstinence, en l'appellant rusticité,
s'ils se trouvent parmi des hommes luxurieux, avaricieux, gens de
mauvais affaire, qui acquirent des biens par tous moyens déshonnêtes et
méchants. La justice et bonne conscience, qui se contente du sien, sans
rien vouloir avoir de l'autrui, ils l'appelleront lâcheté, et faute de
coeur, de n'oser entreprendre. Et quand ils seront avec des paresseux,
gens oisifs, qui fuient les affaires, ils n'auront point de honte de
blâmer l'entremise du gouvernement de la chose publique, et de dire que
c'est faire les affaires d'autrui à grand travail sans profit. Un désir
d'être en magistrat ils l'appelleront vaine gloire, qui ne sert à rien.
Pour flater un orateur, ils blâmeront en sa présence le Philosophe.
parmi des femmes lascives et impudiques, ils seront les bienvenus en
appellant les honnêtes qui n'aiment que leurs marits, sottes,
malapprises, et sans grâce quelconque. Et y a encore une plus grande
méchanceté, c'est que ces flateurs ne s'épargnent pas eux-mêmes: car
ainsi comme les lutteurs baissent aucunefois leur corps pour renverser
par terre leurs compagnons, aussi quelquefois par se blâmer eux-mêmes
ils se coulent secrètement à louer autrui. Je suis, diront-ils, plus
couard qu'un esclave sur la mer: je ne puis durer au travail: j'enrage
de colère quand j'entends que l'on a médit de moi: mais à celui-ci, ce
lui est tout un, il ne trouve rien de mauvais: c'est un homme tout
autre que les autres, il ne se courrouce de rien, il porte tout
patiemment. Et si d'aventure il se treuve quelqu'un qui ait grande
opinion de sa suffisance et de son entendement, qui veuille faire de
l'austère, et du roide et entier, disant à tout propos,
Diomedes ne me va trop prisant,
ni au contraire aussi trop mêprisant:
le flatteur bon ouvrier de son métier ne s'assaudra pas par cette voie,
ains usera d'un autre artifice à l'endroit de celui-là. C'est qu'il
viendra devers lui pour avoir conseil en ses propres affaires, comme de
celui qu'il estime plus sage et mieux avisé que lui, et dira qu'il a
bien d'autres avec lesquels il aura plus grande familiarité, mais
néanmoins qu'il est contraint de l'importuner: car à qui aurons nous
recours nous autres qui avons besoin de conseil, et à qui nous fierons
nous? et puis après avoir ouï ce que l'autre lui aura dit, quoi que ce
soit, il s'en ira disant qu'il aura eu un oracle, et non pas un
conseil. Et si d'aventure il voit que l'autre s'attribue quelque
suffisance en la connaissance des lettres, il lui apportera quelques
sienes compositions, le priant de les lire, et de les corriger. Le Roi
Mithridates aimait l'art de médecine, au moyen dequoi il y eut
quelques-uns des ses familiers qui lui baillèrent de leurs membres à
inciser, et brûler avec des cauteres: qui était le flater de fait, non
pas de parole: car il semblait qu'ils lui portassent témoignae de sa
suffisance, puis qu'ils se fiaient de leur vie à lui.
Les cas divins sont de beaucoup de formes:
Mais cette espèce de louanges dissimulées, ayant besoin de plus grande
circonspection pour s'en garder, mérite d'être diligemment averée et
éprouvée: et pourtant faudra-il que celui qui sera tenté par telle
sorte de flatterie, tout expressément lui mette en avant des avis, où
il n'y aura point d'apparence quand le flatteur lui demandera conseil,
et des avertissements tout de même: et aussi des corrections sans
propos, quand il lui apportera ses compositions à revoir et corriger:
car quand il verra que le flatteur ne lui contredira en rien, ains lui
consentira en tout et par tout, et recevra tout: et qui plus est encor,
qu'à chaque point il s'écriera, hó Voilà bien dit! il n'est <p
45v> possible de mieux: il est tout manifeste qu'il fait comme dit
le commun proverbe,
Le mot du guet il nous va demandant,
Mais autre chose il cherche ce pendant.
c'est qu'en nous louant, il nous veut enfler de vaine outrecuidance.
davantage ainsi comme aucuns ont défini la peinture, être une poésie
muette, aussi y a-il des louanges que donne une flatterie muette: car
ne plus ne moins que les chasseurs deçoivent mieux les bêtes qu'ils
chassent, quand il ne semble pas qu'ils chassent, mais bien qu'ils
passent leur chemin, ou qu'ils gardent leurs troupeaux, ou qu'ils
labourent la terre: aussi est-ce lors que les flateurs touchent mieux
au vif en louant, quand il ne semble pas qu'ils louent, ains qu'ils
fassent autre chose: car celui qui cède une chaire, ou un lieu à table,
à un survenant, ou qui ayant accoutumé de haranguer devant le peuple,
ou devant le Senat, s'il sent que l'un des riches veuille parler,
entrerompt son parler pour se taire, et quitter la place et le rang de
parler: celui-là, dis-je, en se taisant, déclare plus que s'il criait à
haute voix, qu'il répute l'autre plus suffisant et plus prudent que
lui. De là est que l'on voit cette manière de gens, qui font profession
de flatterie, se saisir ordinairement des premiers sieges, tant és
sermons, harangues publiques que l'on va ouïr, comme és théâtres, non
qu'ils s'en réputent dignes, mais à fin qu'en les cedant aux plus
riches, ils les flatent d'autant: et és assemblées et compagnies ils
seront les premiers à entamer les propos, mais c'est pour puis après
les quitter aux plus puissants, voire pour passer facilement à une
opinion toute contraire à la leur première, si le contredisant sera
homme puissant, ou riche ou personne d'authorité: c'est pourquoi il se
faut de tant plus évertuer pour les convaincre, et averer qu'ils ne
font point ces cessions et ces reculemens là pour révérence qu'ils
portent ou à la suffisance plus grande, ou à la vertu, ou à l'âge, mais
seulement aux biens, aux richesses, et au credit. Megabyzus un des plus
grands seigneurs de la cour du Roi de Perse vint un jour visiter
Apelles jusques en sa boutique, et s'étant assis auprès de lui à le
regarder besogner, commcea à vouloir discourir de la ligne et des
umbres. Apelles ne se peut tenir de lui dire: «Vois-tu, ces jeunes
garçons qui bRaient l'ochre, pendant que tu ne disais mot te
regardaient fort attentivement, et s'ébahissaient de voir tes beaux
habits de pourpre, et tes chaines et joyaux d'or: mais depuis que tu as
commencé à parler, ils se sont pris à rire, en se moquant de toi,
d'autant que tu te mets à discourir des choses que tu n'as pas
apprises.» Et Solon étant interrogé par le Roi de Lydie Croesus, quels
hommes il avait veus qu'il réputât les plus heureux de ce monde, lui
nomma Tellus, un simple citoyen d'Athenes, et un Cleobis, et Biton,
qu'il dit avoir connus pour les mieux fortunés: mais les flateurs ne
disent pas seulement, que les Rois, les riches hommes, et les personnes
de grande authorité soient bien fortunés et heureux, mais aussi les
déclarent les premiers hommes du monde en prudence, en science, et en
vertu. Et puis il y en a qui ne peuvent pas seulement endurer les
Stoïques, qui appellent le sage tel qu'ils le depeignent riche, beau,
noble et Roi tout ensemble: là où les flateurs vous rendent le riche
qu'ils flattent, orateur, poète, voire et s'il veut encore, peintre et
bon joueur de flûtes, léger du pied, et roide de corps, se laissants
tomber dessous lui en luictant, et demeurants derrière en courant:
ainsi comme Crisson Himerien demeura derrière en courant à l'encontre
d'Alexandre, dequoi Alexandre fut fort courroucé quand il le sut.
Carneades soûlait dire, que les enfants des Rois et des riches
n'apprenaient rien adroit, qu'à piquer et manier les chevaux, et rien
autre chose, pource que le maître les flate aux écoles en les louant: à
l'exercice de la lutte celui qui lutte avec eux se laisse
volontairement tomber dessous eux: mais le cheval ne connaissant pas
qui est fils d'un homme privé, ou d'un prince, qui est pauvre ou riche,
jette par terre ceux qui ne se savent pas bien tenir. Parquoi le dire
de Bion est sot <p 46r> et lourd, car il disait ainsi: Si à force
de louer je pouvais rendre une terre bonne, grasse et fertile, je ne
ferais point de faute en la louant, plutôt que de me travailler le
coeur et le corps à la labourer et cultiver. celui doncques ne pèche
point aussi qui loue un homme, si en le louant il le rend utile et
fertile à celui qui le loue: car on lui peut renverser sa raison, en
lui alléguant, que la terre ne devient pas pire pour être louée, là où
ceux qui louent faussement, et outre le mérite et le devoir, un homme,
l'emplissent de vent, et sont cause de sa ruine. Mais à tant avons nous
assez discouru sur cet article des louanges: il suit après de traiter
touchant la franchise de librement parler. Or était-il bien
raisonnable, que comme Patroclus se vêtant des armes d'Achilles, et
menant ses chevaux à la guerre, n'osa toucher à sa javeline, ains la
laissa seule, aussi que le flatteur se masquant et déguisant des
marques et enseignes d'un ami, laissât la seule franchise de parler
librement, sans y toucher ne la contrefaire, comme étant le bâton
propre, pesant, grand et fort, qu'il appartient de porter à l'amitié
seule, et non à autre: mais pour autant qu'ils se donnent bien garde
d'être découverts en riant, ni en beauvant, ni en gaudissant ou jouant,
ils élevent jà leur piperie jusques à une montre de sourcil severe, et
flattent avec un visage renfrongné, mêlants parmi leur flatterie ne
sais quoi de répréhension et de correction, ne laissons point passer
cela sans le toucher et examiner. Quant à moi, j'estime que comme en la
comoedie de Menander, Hercules contrefait vient en avant avec une
massue sur l'espaule qui n'est ni pesante, ni massive, ne forte, ains
une vaine, feinte, légère, où il n'y a rien dedans: aussi que la
liberté de parler dont usera le flatteur, se trouvera molle et légère,
et qui n'aura point de coup à ceux qui l'éprouveront, ains qu'elle fera
ne plus ne moins que les aureillers des femmes, qui au lieu qu'ils
semblent repousser et resister aux têtes que l'on couche dessus, plient
plutôt dessous et leur cèdent: aussi cette fausse liberté de parler,
pleine de vent, s'eléve et s'enfle bien d'une enfleure vaine et
trompeuse, afin que se resserrant et s'abbaissant elle reçoive et
attire avec soi celui qui se laisse aller dessus: car la vrai et amie
liberté de parler s'attache à ceux qui faillent et qui pèchent,
apportant une douleur bienfaisante et salutaire, ne plus ne moins que
le miel qui mord les parties ulcerées, mais il les nettoye, étant au
demeurant profitable et douce, de laquelle nous parlerons à part en son
lieu. Mais le flatteur montre premièrement d'être âpre, violent, et
inexorable envers les autres: car à ses serviteurs il est fâcheux à
servir, aigre à reprendre les fautes de ses domestiques et parents: il
n'estime ni ne prise personne hors lui, ains mêprise tout le monde, ne
pardonne à homme qui vive, accuse un chacun, s'étudiant à acquérir la
réputation d'homme haïssant le vice, en provoquant les autres à
courroux, comme celui qui pour rien ne laisserait volontairement à leur
dire leur vérité, et qui ne ferait ni ne dirait jamais rien pour
complaire à autrui: Et puis il fera semblant de ne voir ni ne connaître
pas un des vrais et gros péchés, mais s'il y a d'aventure quelque
légère et exterieure faute, il fera merveille de crier haut à bon
escient, et de la reprendre avec une voix forte et une vehemence de
parole: comme, pour exemple, s'il aperçait quelque chose qui traîne
parmi la maison, si l'on est mal logé, si l'on a la barbe mal faite, ou
un vêtement qui seie mal, ou un chien et un cheval qui ne soient pas
traités comme il appartient. Mais au demeurant une oubliance de ses
père et mère, faute de soin de ses propres enfants, ne faire cas ne
compte de sa femme, mêpris de ses parents, ruine et perte de biens,
toutes ces choses-là ne lui touchent en rien, ains est muet et couard
en tout cela: ne plus ne moins que un maître du jeu de la lutte, qui
laisse enivrer et paillarder son écolier et champion de lutte, et puis
le tance s'il treuve faute à la burette à l'huile, et à l'étrille: ou
comme un grammairien qui reprend son écolier s'il faut à avoir son
écritoire et sa plume, et puis ne fait pas semblant de l'ouïr quand il
commet une incongruité en parlant, ou qu'il use de quelque mot barbare:
car le flatteur <p 46v> est tel, que d'un mauvais orateur et
digne d'être moqué, il ne dira rien quant à sa harangue, mais bien le
reprendra-il de sa voix, et l'accusera grièvement de ce qu'il se gâtera
le gosier et la voix par boire trop froid: et si on lui baille à lire
un Epigramme qui ne vaille rien, il s'attachera à blâmer le papier qui
sera trop gros, ou bien l'écrivain qui aura été trop négligent ou
ignorant. En cette sorte les flatteurs qui étaient alentour du Roi
Ptolomeus, lequel semblait aimer les lettres, et être désireux de
savoir, étendaient ordinairement leurs disputes jusques à la minuit, à
debattre de la proprieté d'un mot, ou d'un verset, ou touchant une
histoire: et ce pendant il n'y en avait pas un de tant qu'ils étaient,
qui lui remontrât rien touchant la cruauté dont il usait, ni de
l'insolence en laquelle il se débordait, ni quand il jouait du
tabourin, ou qu'il faisait d'autres indignités sous couleur de
religion. C'est tout ne plus ne moins, que si à un qui aurait quelque
gross apostume, ou quelque ulcère fistuleux, on venait avec la lancette
à lui raire les cheveux, ou à lui rongner les ongles: car ainsi les
flateurs appliquent leur liberté de parler aux parties qui ne sont
point dolentes, et qui ne font point de mal. Il y en a d'autres qui
sont encore plus cauts et plus rusés que toux ceux-là, car ils usent de
cette liberté de parler, et de reprendre et blâmer pour complaire:
comme Agis natif de la ville d'Argos, voyant qu'Alexandre donnait de
grands dons à ne sais quel plaisant, s'écria d'envie et de douleur
qu'il en avait, «O le grand abus!» Alexandre l'ayant ouï se tourna
devers lui en courroux, et lui demanda, que c'était qu'il voulait dire:
«Je confesse, dit-il, qu'il me fait mal, et que j'ai grand despit
de voir, que tous vous autres qui êtes nés de la semence de Jupiter,
prenez plaisir d'avoir autour de vous des flateurs et des plaisants
pour vous faire rire: car Hercules avait ainsi en sa compagnie les
Cercopes, et Bacchus les Silenes: et autour de vous aussi, tout de
mêmes, ces bouffons ici sont en credit.» Et un jour comme l'Empereur
Tiberius Caesar fut entré au Senat, il y eut un des Senateurs flatteur,
qui se dressa en pieds, et dit tout haut, «Qu'il fallait puis qu'ils
étaient libres, qu'ils parlassent aussi librement, et qu'ils ne s'en
feignissent point, ni ne teussent ce qu'ils savaient être utile.» Il
fit dresser les oreilles à tout le monde par ces paroles, et se fit un
grand silence: Tiberius même prestait l'oreille fort attentivement pour
ouïr ce qu'il voudrait dire: et lors il se prit à dire, «écoute Caesar
en quoi nous nous plaignons tous de toi, et n'y a personne qui te l'ose
dire ouvertement: C'est que tu ne fais compte de toi, ains abandonnes
ta personne, et affliges ton corps de soucis et de travaux que tu
prends pour nous, sans te donner repos ne jour ne nuit.» Et comme il
continuât une longue trainée de tels propos, on dit que l'orateur
Cassius Severus dit, «La liberté de parler dont use cet homme, le fera
mourir.» Telles flatteries sont légères, et ne nuisent pas beaucoup:
mais celles-ci sont dangereuses, et corrompent les moeurs des
malavisés, quand les flateurs accusent et blâment ceux qu'ils flatent
des vices et crimes contraires à ceux dont ils sont entachés, comme
Himerius un flatteur Athenien tançait et injuriait un vieil usurier le
plus chiche et le plus avaricieux de toute la ville, l'appellant
prodigue, négligent de son profit, et qu'il en mourrait de male faim
lui et ses enfants: ou, au contraire, un prodigue dépensier qui
consumera tout, ils lui reprocheront qu'il sera un taquin, mechanique,
ainsi comme Titus Petronius faisait à Neron: ou si ce sont Princes et
seigneurs qui traitent durement et cruellement leurs sujets, ils leur
diront, qu'il fauldra ôter cette trop grande douceur, et cette
importune grâce, et misericorde inutile. Tout pareil à ceux-là est
celui qui fait semblant de redouter et se donner de garde d'un lourdaud
et gros sot, comme si c'était quelque habile homme, caut et rusé et
celui qui tance et reprend un envieux et médisant, qui prend
ordinairement plaisir à détracter et médire de tout le monde, si
d'aventure il lui échappe quelquefois de louer aucun excellent
personnage: C'est un vice que vous avec de louer ainsi toute sorte de
gens, <p 47r> voire jusques à ceux qui ne valent à chose qui
soit: car quel homme est celui-ci que vous louez si fort? qu'a il
jamais ne fait ne dit qui méritât d'être si hautement prisé? Mais c'est
principalement aux amours que les flateurs ruent leurs grands coups, et
qu'ils enflamment plus ceux qu'ils flatent: car s'ils voyent qu'ils
aient quelque differént à l'encontre de leurs frères, ou qu'ils ne
fassent compte de leurs parents, ou qu'ils soient en quelque soupçon et
défiance de leurs femmes, ils ne les en reprennent ni ne les en
corrigent point, ains au contraire augmentent leur mécontentement:
C'est bien employé, car vous ne vous sentez pas vous mêmes: vous êtes
cause de tout ceci, en montrant trop de les rechercher et caresser, et
vous humiliant trop envers eux. Et si d'aventure il sourd quelque
demangeaison d'amour, ou quelque courroux de jalousie envers quelque
concubine ou quelque amie mariée, alors la flatterie se tirera en avant
avec une liberté et franchise de parler tout ouverte, apportant du feu
en la flamme: accusant et faisant le proces à l'amoureux, comme ayant
fait et dit beaucoup de choses mal séantes à l'amour, mal gracieuses,
et pour faire haïr plutôt qu'aimer une personne,
O homme ingrat de tant de doux baisers!
En cette sorte les familiers d'Antonius qui brûlait de l'amour de
Cleopatre l'Aegyptienne, lui faisaient à croire, que c'était elle qui
était amoureuse de lui, et le tançant l'appellaient homme sans
affection et superbe: cette Dame, disaient-ils, laissant un si grand et
si opulent Royaume, et tant de belles et plaisantes maisons, se consume
le coeur et le corps à tracasser çà et là après ton camp, ayant pour
tout honneur le titre de concubine d'Antonius.
Tu as un coeur bien dur et inflexible,
de la laisser ainsi se consumer d'ennui: et lui étant bien aise d'être
ainsi convaincu de lui faire tort, et prenant plaisir à se voir ainsi
accuser, plus qu'il n'eût fait à s'ouïr louer, ne se donna garde que ce
qui semblait l'admonester de son devoir, le débauchait encore plus
qu'il ne l'était. Car cette liberté simulée de parler franchement
ressemble aux morsures des femmes impudiques, qui chatouillent et
provoquent le plaisir parce qui semble devoir faire douleur. Et tout
ainsi comme le vin pur, qui autrement est un certain remede contre la
poison de la ciguë, si vous le mêlés avec le jus de la ciguë rend la
force de la poison irremédiable, d'autant que par le moyen de sa
chaleur il la porte promptement au coeur: aussi les méchants entendants
très bien que la franchise de parler est un grand secours contre la
flatterie, flatent par elle-même. Et pourtant semble-il que Bias ne
répondit pas du tout bien à celui qui lui demandait, qui était la plus
mauvaise bête de toutes: des sauvages, dit-il, c'est le Tyran, et des
privées le flatteur: car il pouvait dire plus véritablemenmt, qu'entre
les flateurs les privés sont ces poursuivants de repeues franches, et
ces amis de table et d'étuves: mais celui qui étend sa curiosité, sa
calomnie, et sa malignité, comme le poulpe fait ses branches, jusques
és chambres secrètes et cabinets des femmes, celui-là, dis-je, est
sauvage, farouche, et dangereux à approcher. Or l'un des moyens pour
s'en donner de garde est, d'entendre et se souvenir toujours, que notre
âme a deux parties, l'une qui est plus véritable, aimant l'honnêteté et
la raison: l'autre irraisonnable de sa nature, aimant passion et
mensonge. Le vrai ami assiste toujours et donne confort et conseil à la
meilleure partie, comme le bon médecin qui vise toujours à augmenter et
entretenir la santé: mais le flatteur se sied toujours auprès de celle
qui est privée de raison et pleine de passion, la gratte et la
chatouille continuellement, en la maniant de sorte qu'il la détourne du
discours de la raison, lui inventant et preparant toujours quelques
vicieuses et déshonnêtes voluptés. Tout ainsi comme entre les viandes
que l'homme mange, il y en a qui ne servent ni à augmenter le sang ni
les esprits, ni à ajouter force ne vigueur aucune aux nerfs ni aux
mouelles, ains seulement <p 47v> excitent les parties naturelles,
lâchent le ventre, et engendrent une chair mollace et demi pourrie:
aussi qui y prendra de près garde on ne faudra jamais à voir, que tout
le parler du flatteur n'ajoute rien de bon à l'homme prudent et sage,
qui se gouverne par raison, ains facilite à un fol quelque volupté
d'amour, ou lui enflamme une colère follement conceue, ou irrite une
envie, ou l'emplit d'une odieuse et vaine présomption de soi-même, ou
de douleur, en lamentant avec lui, ou lui rend la malignité qu'il aura
en lui, ou une défiance, ou une timidité servile, toujours de plus en
plus aigúë à mal penser, plus tremblante de peur, et plus soupçonneuse
par quelques fausses accusations, ou faux indices et conjectures qu'il
lui mettra en avant: car il est toujours rangé au long de quelque vice
et maladie de l'âme, laquelle il nourrit et engraisse, et comparait
incontinent qu'il y a quelque partie mal saine de ll'âme, ne plus ne
moins que fait la bosse és parties enflammées et pourrissantes du
corps. Êtes vous en courroux contre quelqu'un? Punissés, dira-il.
Convoittez vous? Jouissez. Avez vous peur? fuyons nous en. soupçonnez
vous? croiez le fermement. Et si d'aventure il est mal aisé à découvrir
et surprendre en ces passions-là, parce qu'elles sont si violentes et
si fortes, que bien souvent elles chassent de notre entendement tout
usage de raison, il nous donnera aisément prise en d'autres qui seront
moins véhémentes, là où nous le trouverons tout semblable. Car si
l'homme se trouve en quelque doute d'avoir trop bu ou trop mangé, et
pour cette occasion qu'il face difficulté d'entrer en un baing, où bien
de banqueter, le vrai ami le retiendra, l'admonestant de se garder, et
d'avoir soin de sa santé: mais le flatteur le tirera lui-même dedans le
baing, et commandera qu'on apporte sur table quelque nouvelle viande,
non pas offenser son corps par le trop adjeuner. Et s'il voit son homme
mal affectionné à entreprendre quelque voyage par terre ou par mer, ou
à faire chose que ce soit, il dira que le temps ne presse point, et
qu'il n'y est pas propre, et que l'on le pourra bien remettre à un
autre temps, ou bien y envoyer quelque autre. S'il voit qu'il ait
promis à quelque sien familier de lui prêter ou donner de l'argent, et
puis qu'il s'en repente, mais néanmoins qu'il ait honte de faillir de
promesse en cet endroit: le flatteur s'ajoutant au pire plat de la
balance, la fera pancher du côté de la bourse, et chassera la vergongne
de refuser, lui conseillant d'épargner son argent, attendu la grande
dépense qu'il fait, et le nombre de gens ausquels il a à fournir: de
sorte que si nous ne nous méconnaissons nous mêmes, et que nous ne
voulions ignorer que nous soyons ou convoiteux, ou déhontés, ou
pusillanimes, jamais le flatteur ne nous pourra decevoir: car ce sera
toujours celui qui défendra ces passions là, et qui parlera franchement
en faveur d'elles, quand on les voudra outrepasser. Mais à tant est-ce
assez parlé de cette matière. Venons maintenant aux services, et aux
entremises de faire plaisir, car en tels offices le flatteur confond et
obscurcit fort la différence qu'il y a entre lui et le vrai ami, se
montrant toujours en apparence prompt et diligent en toutes
occurrences, sans chercher occasion de restiver ou refuser: car le
naturel du vrai ami, ne plus ne moins que la parole de la vérité, comme
dit Euripides, est simple, naif, et sans fard ne feintise quelconque:
mais celui du flatteur, étant certainement malsain en soi-même, a
besoin de plusieurs exquises et rusées médecines pour s'entretenir.
Ainsi doncques comme quand on s'entrerencontre par la ville, le vrai
any quelque fois sans mot dire ni saluer, et aussi sans qu'on lui en
dise, ni qu'on le resalue autrement que des yeux, passe outre,
déclarant seulement avec un doux regard et un sous-ris la bienveillance
et l'affection qu'il a imprimée dedans son coeur: et au contraire le
flatteur court au-devant, et va après, et étend les bras pour embrasser
de tout loin: et si d'aventure on l'a salué devant, pour l'avoir aperçu
le premier, il en fait ses excuses avec tesmoins et avec grands
serments. Bien souvent aussi aux affaires et negoces, les amis omettent
plusieurs choses petites et légères, <p 48r> sans se montrer trop
exactement serviable, ni trop curieux, et sans s'ingérer à toute sorte
de service: mais le flatteur est en cela assidu, continuel, sans jamais
se lasser, ne jamais donner lieu ne place à autre de faire aucun
service, ains voulant être commandé, et étant marri si on ne lui
commande, voire s'en desesperant, et appellant les Dieux à témoin,
comme si on lui faisait grand tort. Ces signes là montrent à ceux qui
ont bon entendement, une amitié qui n'est point vraie ne pudique, mais
plutôt qui sent son amour de putain, ambrassant plus chaudement et plus
volontiers que l'on ne demande: toutefois pour les examiner plus par le
menu, il faut premièrement considérer és offres et promesses la
différence qu'il y a entre l'ami et le flatteur: car ceux qui ont écrit
par avant nous, disent bien, que cette sorte de promesse est promesse
d'ami,
Si je le puis, et si faire se peut:
mais que cette-ci est l'offre d'un flatteur,
Demande moi tout ce que tu voudras.
Car les poètes comiques introduisent de tels prometteurs en leurs Comedies,
Nicomachus mettez moi à l'encontre
De ce soudard, qui si brave se montre,
Et vous verrez si à coup de bâton
Je ne le rend soupple comme un poupon,
Et ne lui fais toute la face molle,
Comme une esponge avec sa chaude chole.
davantage les amis ne s'ingèrent pas de donner confort et aide en aucun
affaire, si premièrement ils n'ont été appelés au conseil de
l'entreprise, et qu'ils ne l'ayent approuvée ou comme honnête, ou comme
utile: mais le flatteur encore que devant que faire l'entreprise on lui
demande son avis, et qu'on se remette en lui de l'approuver, ou
reprouver, non seulement il désire céder et gratifier, mais il craint
que l'on ne le soupçonne de vouloir reculer ou de fuir à mettre la main
à l'oeuvre, et pour cette cause s'accommode à ce qu'il voit où l'autre
encline, et qui plus est l'aiguillonne et l'incite encore à le faire:
car il se trouve bien peu, ou point du tout, de riches hommes ou de
Rois qui dient ces paroles,
Plût or à Dieu, qu'un mendiant sa vie,
Et pis encor qu'un pauvre qui mendie,
M'étant ami vinst devers moi sans peur,
Me déclarer ce qu'il a sur le coeur.
Mais au contraire ils font comme les composeurs de Tragoedies, qui
veulent avoir une danse de leurs amis pour chanter avec eux, et un
Theatre d'hommes qui leur applaudissent: d'ou vient que Meropé en une
Tragoedie donne ces sages avertissements,
Prends pour ami ceux qui point ne flechissent
En leurs propos, mais ceux qui obéissent
A ton vouloir pour te gratifier,
Fais leur fermer ton huis, sans t'y fier.
Et les Seigneurs font tout au rebours, car ceux qui ne chalent et ne
flechissent à leurs devis, ains y resistent, en leur remontrant ce qui
est plus utile, ils les haïssent, et ne les daignent pas regarder: et,
au contraire, les méchants hommes, de lâche coeur et trompeurs, qui
savent bien leur complaire, non seulement ils leur ouvrent leurs huis,
et les reçoivent en leurs maisons, mais les admettent jusques à la
communication de leurs plus interieures affections, et leurs plus
secrètes pensées: entre lesquels celui qui sera un peu plus simple
dira, qu'il ne lui appartient pas, et qu'il ne l'estime pas digne
d'être appelé en délibération de si grands affaires, et qu'il se
sentira bien heureux de faire, comme simple ministre et serviteur, ce
qui lui sera enjoint et commandé: <p 48v> mais celui qui sera
plus fin, et plus malicieux,s'arrêtera bien à la consultation, oyant
les doutes que l'on fera, froncera bien ses sourcils, fera signe des
yeux et de la tête, mais il ne dira rien, sinon que si l'autre déclare
ce qui lui en semble, il s'écriera incontinent, Ô Hercules, vous me
l'avez ôté de la bouche, car si vous ne m'eussiez prevenu, je m'en
allais dire le même. Et ainsi comme les Mathematiciens tiennent, que
les superfices et les lignes ne se courbent ni ne s'étendent, et ne se
meuvent point d'elles mêmes, d'autant qu'elles sont intellectuelles et
incorporelles, mais qu'elles se plient, qu'elles s'étendent, et
qu'elles se remuent quand et les corps, dont elles sont les extrémités:
aussi vous trouverez toujours, que le flatteur ne dira jamais, ni
n'assurera, ni ne sentira, ni ne se courroucera de lui-même, ains dira,
assurera, sentira, et se courroucera toujours avec un autre: de sorte
qu'en cela sera très facile à apercevoir la différence qu'il y a entre
l'ami et le flatteur, et encore plus en la manière de faire service et
bons offices pour l'ami: car le service ou office qui procédera de
l'ami, aura comme un oeuf, le meilleur au fond du dedans, et rien de
montre ni de parade en front: ains bien souvent comme le sage médecin
guérit son patient sans qu'il en sache rien, aussi le bon ami porte
quelque bonne parole qui lui profite, ou lui appointe quelque querelle,
et fait ses affaires sans qu'il en sache rien. Tel a été le philosophe
Arcesilaus, tant en autres offices, qu'en celui-ci qu'il fit à
l'endroit d'un sien ami nommé Apelles, natif de l'Île de Chio: un jour
qu'il était malade l'estent allé voir, et ayant connu qu'il était
pauvre, il y retourna un peu après, portant en sa main vingt drachmes
d'argent, qui sont environ trois francs et demi, et se séant auprès de
lui qui était en son lit: Il n'y a rien ici, lui dit il, sinon les
elements d'Empedocles,
L'eau, et le feu, la terre, et l'air mobile,
et si tu n'es pas bien couché à ton aise: et quant et quant en lui
remuant son aureiller, secrètement il lui mit ce peu d'argent dessous.
La vieille qui le servait, en refaisant son lit le trouva, dont elle
fut bien ébahie, et le dit sur l'heur à Apelles: lequel en se
sous-riant lui répondit, C'est un larcin d'Arcesilaus. Et pource qu'en
la philosophie les enfants naissent semblables à leurs parents, Lacydes
un des disciples d'Arcesilaus, assistait en jugement avec plusieurs
autres à un sien ami nommé Cephisocrates accusé de crime de
lèse-majesté: en plaidant laquelle cause l'accusateur requit qu'il eût
à exhiber son anneau, lequel il avait tout bellement laissé tomber à
terre, dequoi Lacydes s'étant aperçu, mit aussi tôt le pied dessus, et
le cacha, pource que toute la preuve du fait, dont il était question,
dependait de cet anneau: après la sentence donnée, Cephisocrates absous
à pur et à plein, alla remercier et caresser les juges, de la bonne
justice qu'ils lui avaient faite: entre lesquels il y en eut un qui
avait vu le fait, qui lui dit, Remerciez en Lacydes, et lui conta comme
le cas était allé, sans que Lacydes en eût dit mot à personne. Ainsi
estime-je que les Dieux font beaucoup de biens et de grâces aux hommes,
sans que les hommes le connaissent, ayants telle nature, qu'ils
prennent plaisir et s'éjouissent de gratifier et bien faire. Au
contraire, l'office que fait le flatteur n'a rien de juste, rien de
véritable, rien de simple, ne de liberal: ains une sueur au visage, un
courir çà et là, une face chagrine et pensive, tous signes qui donnent
apparence et opinion d'oeuvre laborieuse, et faite avec une grand'
peine et grand soin: ne plus ne noins qu'une peinture affettée, qui
avec couleurs renforcées, avec plis rompus, et avec rides et angles
chercherait de se montrer bien vivement apparente: de sorte qu'il
ennuye et fâche à force de conter comment il a fait les allées et
venuées, les soucis qu'il en a euz en lui mêmes, les malveillances
qu'il en a encourus envers les autres, et puis dix mille autres
empêchements, dangers et grands accidents qu'il récite: tellement que
l'on pourrait dire, ceci ne méritait pas tant de travaux et de peines:
car tout plaisir et tout bienfait que l'on reproche, devient odieux,
desagréable, et du tout insupportable. Et en tous ceux que <p
49r> fait le flatteur, le reproche, et la honte, qui fait rougir, y
sont conjoints, non seulement après qu'il les a faits, mais aussi à
l'instant même qu'il les fait: là où le vrai ami, si d'aventure il
échut, qu'il lui faille par force réciter le fait, il l'exposera
nuement, mais de soi-même il ne dira jamais un mot: ainsi que firent
jadis les Lacedaemoniens après qu'ils eurent envoyé du bled à ceux de
la ville de Smyrne, qui en leur extréme nécessité leur en avaient
demandé: car comme les Smyrneïens magnifiassent et louassent fort
hautement cette liberalité envers eux, ils leur répondirent, «Ce n'est
pas si grande chose qu'il la faille tant louer: car nous avons assemblé
cela en faisant commandement, que tous, hommes et bêtes, s'abstinssent
pour un jour de disner.» cette grâce et beneficence ainsi faite, non
seulement est liberale, mais aussi plus agréable à ceux qui la
reçoivent, d'autant qu'ils estiment qu'elle n'a pas porté grand dommage
à ceux qui la leur ont faite. Or n'est-ce pas à la façon odieuse de
faire service facheusement, ni à la promptitude de les offrir et
promettre facilement, que le flatteur donne principalement à connaître
sa nature, mais beaucoup plus en ce, que l'ami fait office en chose
honnête, le flatteur en chose honteuse: et à diverse fin, l'un pour
profiter, et l'autre pour complaire. Car l'ami ne requérra jamais,
ainsi que disait Gorgias, que son any lui face plaisir en choses
justes, et lui cependant lui en fera en choses injustes,
Car à tout bien il doit être conjoint
Avecques lui, mais à mal faire point.
Et pourtant le divertira-il plutôt des choses malséantes et
malhonnêtes: et si d'aventure l'autre ne le veut croire, la réponse que
fit Phocion à Antipater sera bien à propos en cet endroit, «Tu ne
saurais m'avoir pour ami et pour flatteur ensemble:» c'est à dire, pour
ami et pour non ami. Car il faut bien être du côté de son ami à faire,
non pas à mesfaire, et à délibérer, non pas à conjurer: à porter
témoignage de vérité, non pas à opprimer aucun par fausseté: voire
jusques à lui aider à porter une adversité patiemment, non pas à rien
commettre méchamment: car il ne faut pas seulement savoir aucune chose
honteuse et reprochable de son ami, tant s'en faut qu'il soit loisible
de la faire, et de pécher avec lui. Tout ainsi doncques comme les
Lacedaemoniens ayants été défaits en bataille par Antipater, et
traitants de paix avec lui, le priaient de leur commander tant qu'il
voudrait de charges dommageables, mais de honteuses nulle: aussi le
vrai ami est tel, que si d'aventure il survient à son ami quelque
affaire qui requiere de se mettre en dépense, en danger ou en peine
pour lui, il veut être le premier appelé, et en veut alaigrement porter
sa part, sans alléguer excuse quelconque: mais 'il y a tant soit peu de
honte et de déshonneur, il s'excusera, et priera qu'on le laisse en
paix, et qu'on lui pardonne. Mais le flatteur fait tout au contraire,
car és dangereuses et laborieuses entremises de faire plaisir, il se
tire arrière: et si pour le sonder vous le touchés, il vous sonnera je
ne sais quel son cas et bas de quelque excuse qu'il forgera: mais au
contraire en services et offices déshonnêtes, vils, bas et honteux, «Je
suis à vous, dira-il, faites de moi ce que vous voudrez: mettez moi
sous voz pieds.» rien ne lui est indigne, ni ignominieux. Voyez le
singe, il n'est pas propre à garder la maison des larrons comme le
chien, ni à porter sur son dos comme le cheval, ni à labourer la terre
comme le boeuf: et pourtant faut-il qu'il supporte toutes les nazardes,
toutes les injures, et tous les jeux malfaisants du monde, servasnt
d'un instrument de moquerie, et de faire rire les gens: ainsi est-il du
flatteur, qui n'est bon ni à plaider en jugement pour son ami, ni à
mettre la main à la bourse, ni à combattre, comme celui qui ne sait ne
travailler, ne faire rien qui soit de bon: mais aux affaires qui se
font sous l'aisselle, c'est à dire, à cachete, aux ministeres de sales
et secrètes voluptés, il ne cherchera point d'excuse, il sera fidele
courtier et ministre de quelques folles amourettes, pour <p 49v>
tirer quelque garse de la main d'un maquereau, exquis à merveille pour
mettre au net le compte de la dépense d'un festin, diligent, non
paresseux, à faire apprêter un banquet, bien advenant à entretenir des
concubines: si on lui commande de parler des grosses dents à un fâcheux
beau-père, ou de chasser la femme épousée et legitime, il est sans
honte et sans merci, tellement qu'il n'est pas malaisé à découvrir en
cet endroit: car commandez lui ce que vous voudrez de vilain et de
déshonnête, il est tout prêt de ne s'épargner point, pour complaire à
celui qui lui commande. Encore y a il un autre grand moyen de le
connaître, par la disposition qu'il aura envers les autres amis, là où
l'on trouvera qu'il sera bien différent du vrai ami, lequel n'a rien
plus agréable que d'aimer avec beaucoup d'autres, et aussi d'être aimé
de plusieurs, et va toujours procurnt cela à son ami, qu'il soit aimé
et honoré de plusieurs autres: car estimant que tous biens sont communs
entre amis, il pense qu'il n'y doit avoir rien plus commun que les
amis: mais le supposé, faux, et contrefait, comme celui qui connait
très bien en soi-même, qu'il tient grand tort à l'amitié, en la
contrefaisant ainsi qu'une fausse monnayé, et est bien de sa nature
envieux, et exerce son envie à l'encontre de ses semblables,
s'efforçant de les surpasser en gaudisserie, et en babil, mais il
redoute et tremble devant celui qu'il sait être plus homme de bien que
lui, ne comparoissant pas certes auprès de lui plus qu'un homme de pied
auprès d'un chariot de Lydie, comme l'on dit en commun proverbe, ou
comme dit Simonides,
Plus que du plomb noir auprès de fin or.
Se sentant donc léger, non naturel, ains falsifié, quand on le vient à
conferer de près avec une vraie, solide, et grave amitié, qui endure le
marteau, il ne la peut endurer, pource qu'il sait bien qu'il sera
découvert pour tel qu'il est: au moyen dequoi, il fait ne plus ne moins
qu'un mauvais peintre, qui avait fort mal peint des coqs, car il
commandait à son vallet de chasser bien loin de sa peinture les coqs
naturels: aussi cettui-ci chasse les vrais amis, et ne les souffre pas
approcher: ou s'il ne le peut faire en public et ouvertement, il fera
semblant de les caresser, honorer et admirer, comme gens de plus grande
valeur que lui, mais sous main, et en derrière, il vous jettera et
semera des calomnies: et si ses clandestins et secrets rapports
poignants en derrière n'engendrent pas soudainement un ulcère, il
retient en sa mémoire ce que disait anciennement Medius. Ce Medius
était comme le maître et le chef du troupeau de tous les flateurs qui
étaient en la cour d'Alexandre, bandé à l'encontre de tous les plus
gens de bien de la cour: celui-là donnait un enseignement que l'on ne
feignît point de piquer hardiment, et de mordre avec force calomnies:
car encore, disait-il, que celui qui aura été mordu guérisse de la
plaie, la cicatrice pour le moins en demeure. Par telles cicatrices de
fausses accusations, ou pour les mieux appeler, par telles gangraines
et tels chancres Alexandre étant rongé, fit mourir Callisthenes,
Parmenion et Philotas, et s'abandonna à renverser et donner le croc en
jambe, à leur volonté, à un Agnon, un Bagoas, un Agesias, et un
Demetrius, étant vestu, paré, diapré et adoré par eux, comme une statue
barbaresque: tant a le complaire grande force et efficace, mais je dis
très grande, mêmement envers ceux qui en ce monde sont estimés les très
grands: car d'autant qu'ils se persuadent, et qu'ils désirent les
meilleures choses du monde être en eux, cela donne foi et hardiesse
tout ensemble au flatteur: au contraire des places qui sont situées en
hauts lieux, lesquelles en sont inaccessibles et impossibles à
approcher à ceux qui les cuident surprendre d'emblée: là où un coeur
élevé pour la hautesse de sa fortune, ou pour l'excellence de sa
nature, en une âme où il n'y a point de sain jugement de raison, est
facile à prendre, voire à fouler aux pieds, aux plus basses et plus
viles personnes. C'est pourquoi dés l'entrée de ce discours nous avons
admonesté, <p 50r> et encores admonestons en cet endroit les
lisans, de chasser arrière d'eux l'amour et l'opinion de soi-même, car
cette présomption-là nous flatant premièrement nous mêmes au dedans,
nous rend plus tendres et plus faciles aux flateurs de dehors, comme y
étant jà tous disposés: là où si obéissants au dieu Apollo, et
reconnaissants combien en toutes choses fait à estimer son oracle, qui
nous commande de nous connaître nous mêmes, nous allions rechercher
notre nature, notre institution, et notre nourriture, quand nous y
trouverions infinies défectuosités de ce qui y dût être, et tant de
choses malement, ou temerairement mêlées, qui ne deussent pas être en
nos actions, en nos propos, et en nos passions, nous ne nous
abandonnerions pas ainsi facilement aux flateurs à nous fouler aux
pieds, et faire ainsi, par manière de dire, littiere de nous à leur
plaisir. Le Roi Alexandre soûlait dire, que deux choses principalement
le détournaient d'ajouter foi à ceux qui le saluaient et l'appellaient
Dieu: l'une était le dormir, et l'autre le jouir d'une femme: comme se
sentant plus imparfait, et plus défectueux en ces deux points là, qu'en
nuls autres. Mais si nous considérions, chacun en son privé, plusieurs
choses laides, fâcheuses, imparfaites et mauvaises que nous avons, nous
trouverions que nous aurions besoin, non d'un ami qui nous louast, et
qui dît bien de nous: mais plutôt qui parlât à nous librement, qui nous
reprît et blâmât des fautes que nous commettons en notre particulier.
Car il y en a bien peu entre plusieurs, qui osent librement et
franchement parler à leurs amis, et entre ces peu là encore y en a-il
moins qui le sachent bien faire: car ils pensent que dire injure et
blâmer soit librement parler, et néanmoins cette liberté de parler,
comme toute autre médecine qui n'est pas donnée à propos, en temps et
en lieu, a cela qu'elle offense, fâche, et trouble sans aucun profit,
et qu'elle produit aucunement le même effet avec douleur que le flater
fait avec plaisir: car les hommes reçoivent dommage, non seulement pour
être loués, mais aussi pour être blâmés importunément, et hors de temps
et de saison, et est cela qui les rend plus faciles à prendre, et leur
fait plus montrer le côté aux flateurs, se laissants facilement aller
et couler, ne plus ne moins que l'eau qui court toujours d'un haut en
un fond et contre bas. Parquoi il faut que cette liberté de reprendre
soit temperée d'une affection amiable et accompagnée d'un jugement de
raison, comme d'une lumière retranchant ce qu'il y pourrait avoir de
trop véhément et de trop crud, de peur que se voyants ainsi repris de
toutes choses, et blâmés à tout propos, ils ne s'en fâchent et ne se
despitent, de sorte qu'ils se jettent à l'ombre et à l'abri de quelque
flatteur, et se tournent devers ce qui ne les fâchera point. Car il
faut fuir, ami Philopappus, tout vice par le moyen de la vertu, et non
pas par le vice contraire, comme aucuns font, qui pour fuir la honte
sotte tombent en impudence, et pour eviter incivilité tombent en
plaisanterie, et cuidants éloigner leurs noeurs bien loin de lâcheté et
de couardise, ils s'approchent d'audace et de braverie: et y en a qui
pour se justifier de n'être point superstitieux deviennent atheïstes,
et pour ne sembler et être tenus pour lourdauts, se rendent fins et
malicieux, faisant des moeurs comme d'un bois courbé d'un côté, à faute
de le savoir bien redresser, ils le courbent de l'autre. Or est-ce une
bien laide façon de montrer que l'on ne soit point flatteur, que de se
rendre fâcheux sans profit, et une conversation bien rustique et
ignorante de se faire aimer, que de se rendre malplaisant et ennuyeux,
à fin de ne sembler point servir ne valeter en amitié, ne plus ne moins
que le serf affranchy en une Comoedie, qui pense que la licence
d'accuser autrui, soit jouissance de la liberté de parler de pair à
pair. Puis que donc c'est chose laide que de tomber en flatterie, en
cherchant de complaire, et aussi que de corrompre par immoderée liberté
de parler toute la grâce de l'amitié, et le profit de remédier aux maux
en cuidant eviter flatterie, et que l'on ne doit faire ne l'un ne
l'autre, ains que comme <p 50v> en toute autre chose, il faut que
la liberté de parler prenne sa perfection et bonté de la mediocrité, en
n'en usant ne trop ne peu: il semble que le fil même et la deduction de
ce propos requiert, que le sujet du reste de ce traité soit discourir
de ce point là. Voyants doncques, que cette liberté de franchement
parler et reprendre a plusieurs vices qui lui nuisent, essayons de les
lui ôter l'un après l'autre: et premièrement délivrons la de l'amour de
soi-même, nous donnants fort bien de garde qu'il ne semble que ce soit
pour notre interest, comme pour aucun tort que nous ayons reçu, ou pour
quelque despit que l'on nous ait fait, que nous tancions et
reprochions: car ils n'estiment point que ce soit pour bien veillance
que nous leur portions, mais pour un maltalent que nous ayons dedans le
coeur, quand ils voyent que nous avons interest à ce que nous disons:
ni ne réputent pas que ce soit un admonestment, ains une plainte: car
la liberté de reprendre, soigneuse du bien de son ami, est vénérable,
là où la plainte sent son homme qui s'aime soi-même, et qui est de
coeur bas. De là est que l'on révére, honore et admire ceux qui parlent
librement, et au contraire on accuse réciproquement et mêprise-l'on
ceux qui se plaignent: ainsi comme nous voyons en Homere que le Roi
Agamemnon ne peut supporter Achilles, qui avait assez modereement usé
de cette franchise de parler endroit lui, là où il donne gagné, et
supporte doucement Ulysses qui le poingt fort aigrement, et lui dit,
Que plût à Dieu (malheureux) que d'une autre
Tu fusses chef, non de l'armée notre.
se rendant à la parole aigre d'un homme sage, de bon conseil, et
soigneux du bien public: car Ulysses n'avait aucune occasion
particulière de courroux contre lui, et parlait franchement pour
l'interest public de toute la Grèce, là où Achilles se courrouçait et
tourmentait principalement pour son interest privé. Et lui-même, encore
qu'il ne fut pas guères
doux en son ire, et de léger courroux,
ains tel qu'il eût bien accusé celui qui n'eût point été coulpable,
endura néanmoins patiemment et sans mot dire, que Patroclus lui dît
plusieurs paroles de telle sorte,
Coeur sans merci, Thetis n'est point ta mère,
ni Peleus ne fut oncques ton père:
Celle qui t'a enfanté c'est la Mer,
Et les Rochers qui la font escumer,
Puis que tu es à pitié inflexible.
Car ainsi comme Hyperides l'orateur disait aux Atheniens, qui se
plaignaient de lui qu'il était trop âpre et trop rude, qu'ils
considérassent non seulement s'il était âpre, mais s'il l'était sans
rien prendre: aussi la répréhension d'un ami étant pure et nette de
toute passion particulière, se fait révérer, et rougir de honte, de
sorte que l'on n'oserait lever les yeux à l'encontre: tellement que
s'il appert, que celui qui tance librement rejette loin les fautes que
son ami aura commises à l'encontre de lui, et n'en face mention
quelconque, mais qu'il argue et reprenne d'autres erreurs et fautes
qu'il aura commises contre d'autres, sans se feindre ni l'épargner, la
vehemence de cette franchise de parler est invincible, d'autant que la
douceur et bienveillance du reprenant fortifient l'aigreur et
l'austerité de la répréhension. Et pourtant, a il été bien dit
anciennement, que quand on est en courroux ou en différent avec ses
amis, c'est lors que plus on doit étudier à faire quelque chose qui
leur soit ou profitable ou honorable: et ne sent pas moins que cela son
affection amiable, quand on se voit soi-même contemné et mêprisé,
parler franchement pour d'autres qui seront mêprisés aussi, et les
ramentevoir. Comme fit Platon envers Dionysius du temps qu'il le
mêprisait, et qu'il avait quelque mécontentement de lui. Il lui fit
demander audience pour pouvoir à part parler à lui. Dionysius lui donna
assignation, <p 51r> pensant qu'il lui dût faire quelque plainte
pour lui-même, et lui en déduire les occasions: mais Platon lui parla
en cette manière, «Si tu étais bien averti, seigneur Dionysius, qu'il y
eût quelqu'un de tes malveillants, qui fut de propos délibéré venu en
la Sicile pour te faire déplaisir, et qu'il ne differât à executer sa
mauvaise volonté, que pource qu'il n'en aurait point de moyen, le
laisserais-tu partir de la Sicile? et souffrirois-tu qu'il s'en allât
sans peine quelconque?» «Je m'en garderais bien, Platon, répondit
Dionysius: car il ne faut pas seulement châtier les faits de ses
ennemis, mais aussi haïr et punir leur mauvaise intention.» «Si
doncques, à l'opposite (ce dit Platon) quelque autre étant expressément
venu pour amitié qu'il te porte, pour l'envie qu'il a de te faire
quelque plaisir, et que tu ne lui en donnes point le temps ni
l'opportunité, est-il raisonnable de ne lui en savoir point de gré, et
n'en faire compte, ains le mêpriser?» Dionysius adonc lui demanda qui
était celui-là: «c'est, lui répondit-il, Aeschines, homme aussi bien
conditionné et aussi honnête, qu'il y en eût point en toute l'école et
compagnie de Socrates, et qui pourrait aussi bien par son éloquence
réformer les moeurs de ceux avec lesquels il hanterait: et ayant fait
un si long voiage par mer pour cuider conferer et communiquer avec toi,
est là demeuré sans que personne en face compte.» Ces paroles
touchèrent si vivement Dionysius, qu'il remercia sur l'heure et
embrassa Platon, louant grandement sa debonnaireté et magnanimité: et
depuis traita honorablement et magnifiquement Aeschines. Secondement il
faut repurger et nettoier la franchise de parler de toute parole
injurieuse, de toute risée, de toute moquerie, et de tout plaisanterie,
car ce sont de mauvaises sauces pour l'en cuider assaisonner: pource
que tout ainsi comme quand le Chirurgien incise la chair d'un homme, il
faut qu'il y use d'une grande dextérité, netteté, et propreté en son
fait, mais non pas que la main lui danse, ne qu'il affecte aucun geste
superflu pour montrer l'habilité de sa main: aussi la franchise de
parler librement à son ami reçoit bien quelque rencontre bien à propos,
pourvu que la grâce n'en gâte point la gravité, mais pour peu qu'il y
ait de braverie, d'insolence, d'aigreur picquante ou d'injure, elle
perd toute son authorité. Et pourtant un musicien jadis fort gentilment
et de bonne grâce ferma la bouche au Roi Philippus, qui disputait et
contestait à l'encontre de lui de la manière de toucher des chordes
d'un instrument de musique, en lui disant, «Dieu te gard, Sire, d'un si
grand mal, que d'entendre cela mieux que moi.» Et, au contraire,
Epicharmus ne parla pas sagement, car comme le Roi Hieron, ayant peu de
temps auparavant fait mourir aucuns de ses familiers, l'eût envoyé
convier quelques jours après à souper avec lui: Mais naguères, dit-il,
quand tu sacrifias, tu n'y appellas pas tes amis. Aussi mal fit
Antiphon chez le tyran Dionysius, car s'étant ému propos entre eux,
quel était le meilleur cuivre, il répondit promptement, celui duquel
les Atheniens fondirent les statues à Armodius et Aristogiton. Ceux qui
avaient conspiré contre le tyran Pisistratus, et ses enfants. Car ni
l'aigreur et âpreté de telles paroles picquantes ne profite, ni la
joyeuseté et plaisanterie ne délecte, ains est une espèce
d'incontinence de langue mêlée avec une malignité, une volonté de faire
injure, portant déclaration d'inimitié, de laquelle ceux qui usent ne
servent à rien, et se prdent eux-mêmes, dansant, comme l'on dit en
commun proverbe, la danse d'alentour du puis. Car Dionysius en fit
mourir Antiphon, et Timagenes en fut privé de la familiarité d'Auguste
Caesar, non qu'il eût jamais parlé trop franchement, pource qu'en
toutes tables, en tous promenemens, où l'Empereur l'appellait, sans
propos il alléguait toujours ces vers,
Il ne venait seulement que pour dire
Ce qui semblait les Grejois faire rire.
tournant la cause de la faveur qu'on lui faisait en argutie d'un trait
de moquerie: car même les Poètes Comiques anciennement en leurs
Comedies mettaient bien quelques remontrances serieuses appartenantes
au gouvernement de la chose <p 51v> publique, mais pour autant
qu'il y avait de la risée et de la gaudisserie parmi, comme une sauce
de mauvais goût parmi de bonnes viandes, tout cela rendait inutile et
vaine leur franchise de parler, et n'en demeurait sinon la réputation
de malignité et de dangereuse et mauvaise langue à ceux qui les
disaient, et nul profit à ceux qui les écoutaient. Ce sera doncques
ailleurs qu'il faudra user de risée et de jeu envers ses amis: mais la
franchise de parler en faisant remontrance, soit toute serieuse, et
montrant toute bonne intention, et toute douce nature: mais si c'est
touchant affaires de grand pois, la parole soit telle, et en affection,
et en geste, et en vehemence de la voix, qu'elle se face croire, et
qu'elle émeuve celui à qui elle sera adressée. Au demeurant le point de
l'occasion en toutes choses étant oublié et omis, apporte grande
nuisance, mais sur tout ôte-il toute l'utilité et l'efficace de la
remontrance. Or est-il tout manifeste, qu'il se faut bien garder d'en
user à table où l'on est ensemble pour faire bonne chère, car il amène
en temps serein des nuées celui qui entre les joyeux et plaisants devis
de table met en avant des propos qui font froncer les sourcils, et
rider le visage, comme se voulant opposer au Dieu qui est à bon droit
appelé Lyaeus, pour autant qu'il délie les fâcheux liens des soucis et
ennuis, comme dit Pindare: et puis cette importunité porte quand et soi
un grand péril, pource que nos âmes échauffées de vin sont fort faciles
à s'allumer de colère, et advient souvent que quand après boire on se
cuide mêler de faire remontrance, on engendre des inimitiés très
grandes. Bref ce n'est point fait en homme généreux et de courage
assuré, ains craintif et paoureux, de n'oser hors de table franchement
parler, et après boire s'entremettre de librement remontrer, comme les
chiens couards, qui ne grongnent jamais sinon tandis que l'on est à
table: pourtant n'est-il jà besoin d'allonger ce propos davantage. Mais
pour autant que plusieurs ne veulent ni n'osent redresser leurs amis
quand ils faillent, pendant qu'ils sont en prosperité, et estiment que
la remontrance ne doit approcher ni ne peut attaindre à la félicité: et
puis quand ils ont bronché, ou qu'ils sont tombés, alors ils leur
courent sus, et les foulent aux pieds, par manière de dire, les tenant
sous leurs main prosternés en terre, en laissant aller tout à un coup
leur liberté de tancer, comme un eau retenue par force contre nature:
et sont bien aises de jouir de cette occasion de changement de fortune,
pour l'arrogance de leurs amis, qui par avant les mêprisaient, et pour
leur imbecillité aussi. Il ne sera pas impertinent d'en discourir un
petit, et répondre à Euripides qui dit,
Quand l'on est bien, qu'a l'on besoin d'amis?
Car c'est principalement à ceux qui ont fortune à leur commandement,
que les amis parlants librement sont nécessaires, pour leur rabattre un
peu la hautaineté de coeur que la prosperité leur apporte, pource qu'il
y en a bien peu qui en félicité retiennent le bon sens, et la plupart
ont besoin de sagesse empruntée, et de raison venant d'ailleurs pour
les abbaisser et affermir quand ils sont enflés ou esbranlés par les
faveurs de la fortune: car quand la fortune vient à ôter la grandeur et
l'authorité, alors les affaires mêmes apportent quand et eux un
châtiment accompagné de repentance: et pourtant n'est-il lors point
besoin d'ami qui remontre librement, ni de paroles graves et
poignantes, ains en telles mutations certainement
L'homme affligé grandement se soulage,
Quand il peut voir son ami au visage,
qui le console, et qui le réconforte, comme Xenophon écrit qu'és
batailles, au plus fort des dangers, quand on voyait la face riante et
gaie de Clearchus, cela donnait plus grand courage à ceux qui
combattaient: là où celui qui fait à un homme affligé de la fortune une
remontrance âpre et mordante, c'est ne plus ne moins que qui
appliquerait à un oeil travaillé et enflammé de fluxion une drogue
propre à éclaircir la vue, car il ne le guérirait point, ni ne lui
diminuerait aucunement sa douleur, <p 52r> mais il ajouterait
courroux à son mal, et lui rengregerait son tourment. Quand l'homme est
sain, ordinairement il n'est pas si hargneux, ni tant impatient qu'il
ne veuille aucunement prêter l'oreille à un sien ami, qui le reprendra
de ce qu'il sera trop sujet aux femmes, ou au vin, ou qui le blâmera de
paresse, et de ce qu'il ne fera pas assez d'exercice, ou qu'il ira trop
souvent aux étuves, ou qu'il mangera trop, et à heures indues: là où
lors que l'on est malade, c'est chose insupportable, et qui engrege le
mal, que d'ouïr, cette maladie vous est venue de trop boire, ou de
paresse, ou de trop manger, ou de trop hanter les femmes. O la grande
importunité! he deà mon ami, je fais mon testament, et les médecins me
preparent une médecine de Castorium, ou de Scammonée, qui sont celles
que l'on donne à l'extrémité, quand il n'y a plus d'autre espérance, et
tu me viens ici amener des raisons de philosophie, et me faire des
remontrances! ainsi est-il des affaires de ceux à qui la fortune court
sus, car ils ne reçoivent point d'âpres remontrances, ni de graves
sentences, ains ont besoin d'aide et de secours: comme les nourrices,
quand leurs petits enfants sont tombés, ne courent pas les battre et
injurier, ains vont premièrement les relever, et les laver, nettoyer et
raccoutrer, et puis après elles les tancent, et les châtient. Auquel
propos on récite que Demetrius le Phalerien étant banni de son pays, et
s'étant retiré en la ville de Thebes, ne voit pas volontiers de prime
face le philosophe Crates, qui l'alla visiter, d'autant qu'il
s'attendait qu'il lui dût dire quelques paroles âpres, fâcheuses, et
picquantes, en usant de la liberté de parler que usurpaient alors les
Philosophes Cyniques: mais quand il l'eut ouï parler modestement, et
discourir doucement de l'exil, qu'il n'apportait rien de misérable, ne
pourquoi on se dût grièvement tourmenter, et que plutôt au contraire,
il l'avait délivré de la charge et du maniement d'affaires fort muables
et fort dangereux, et quant-et-quant l'admonester de remettre tout son
réconfort en soi-même, et en sa bonne conscience, il en fut tout
réjoui, et reprenant courage, il dit en se tournant devers ses amis,
Maudits soient les affaires et les fâcheuses occupations qui m'ont
engardé de connaître et prattiquer un tel homme.
Le doux parler d'un ami consolant
A l'homme plaît qui a le coeur dolent:
Mais remontrer à une tête folle,
C'est perdre temps, sa peine, et sa parole.
telle est la façon des amis généreux: mais les autres de coeur bas
flatent leurs amis, pendant qu'ils ont la fortune propice, et comme dit
Demosthenes, que toutes les vieilles rompures et denoueures s'émeuvent
en notre corps soudain qu'il lui advient quelque nouveau mal, aussi eux
s'attachent aux changemens de la fortune, comme s'ils en étaient bien
aises, et qu'ils en eussent plaisir: car, encore que l'affligé eût
aucunement besoin qu'on lui ramenât en mémoire sa faute, pour laquelle
il serait tombé en cet inconvénient par avoir suivi mauvais conseil, il
suffirait de lui dire,
Ce n'a jamais été de mon avis,
Je vous ai fait, contre, plusieurs devis.
En quelles occurrences doncques est-ce, que le vrai ami doit être
véhément? et en quel temps doit-il renforcer la voix de sa remontrance?
C'est quand l'occasion se présente, de retenir une volupté qui se
déborde, de réprimer une colère qui sort hors des gonds, et de refréner
une insolence qui se laisse trop aller, ou d'empêcher une avarice, ou
d'arrêter quelque fol mouvement. Ainsi parla librement Solon à Croesus
le voyant enflé et enorgueilly pour l'opinion d'une félicité incertaine
qu'il avait, l'advertissant, qu'il fallait attendre quelle en serait la
fin: ainsi Socrates rongna les ailes à Alcibiades, et lui fit venir les
larmes vraies aux yeux, en le reprenant, et lui mettant sans dessus
dessous l'entendement: telles étaient les remontrances de Cyrus à
Cyaxares, et celles de Platon à Dion, lors qu'il était en la plus
grande <p 52v> fleur de ses prosperités, et que les yeux de tous
les humains étaient tournés sur lui, pour la grandeur et l'heureux
succes de ses affaires, en l'admonestant de se donner garde de
l'arrogance, comme de celle qui demeurait avec solitude, c'est à dire,
qui enfin était abandonnée de tout le monde: aussi lui écrivit
Speusippus, qu'il ne présumât point de soi, pourtant si jusques aux
femmes et aux enfants on ne parlait que de lui: mais qu'il regardât de
si bien orner la Sicile de religion et de pieté envers les Dieux, de
justice et de bonnes lois envers les hommes, que l'école de l'Academie
en demeurât à jamais honorée. A l'opposite, Euctus et Eulaeus deux
familiers amis du Roi Perseus, lui ayants toujours compleu en toutes
choses, tandis que la bonne fortune lui avait duré, et ayants toujours
applaudi et consenti à toutes ses volontés, comme ses autres
courtisans, après qu'il eut perdu la bataille près la ville de Pidne
contre les Romains, ils se jetèrent sur lui à grosses paroles, à le
reprendre amèrement, en lui reprochant les fautes qu'il avait faites,
et les hommes qu'il avait mal traités, ou mêprisés, jusques à ce qu'ils
l'irritèrent si fort, que transporté de douleur et de courroux, il les
tua tous deux sur le champ à coups de poignard. Voilà le point de
l'occasion, à le définir universellement: mais au demeurant, il ne faut
pas rejeter celles qu'eux-mêmes nous présentent, si nous avons soin de
leur bien, ains s'en servir et les embrasser promptement: car bien
souvent une interrogation, ou une narration, ou un blâme de semblables
choses en autres personnes, ou une louange, nous ouvrent la porte pour
entrer en libre remontrance: comme l'on dit que Demaratus le Corinthien
fit un jour, venant de Corinthe en Macedoine, du temps que Philippus
était en querelle à l'encontre de sa femme et de son fils: Car l'ayant
le Roi salué et embrassé, il lui demanda incontinent si les Grecs
étaient bien d'accord les uns avec les autres. Demaratus, qui était son
ami, et bien privé de lui, lui répondit, «vraiment il te sied bien,
Sire, de t'enquérir de la concorde des Atheniens et des Peloponesiens,
et ce pendant laisser ta maison ainsi pleine de division et de
dissension domestique.» Aussi fit bien Diogenes, lequel étant allé au
camp de Philippus lors qu'il venait pour faire la guerre aux Grecs, fut
surpris et mené devant lui. Le Roi ne le connaissant pas, lui demanda,
s'il était pas une espie: «Oui certainement, lui répondit-il, je suis
espie voirement, qui suis venu pour espionner ton imprudence, et ta
folie, vu que sans être contraint de personne, tu viens ici mettre sur
le tablier, au hazard d'une heure, ton Royaume et ta propre vie avec.»
Mais cela fut à l'aventure un peu trop véhément. Il y a un autre temps
propre pour faire remontrance, qui est, quand ceux que nous voulons
reprendre, ayants été reprochés par d'autres des fautes qu'ils
commettent, en sont tous ravalés, retirés, et r'abaissés: de laquelle
occasion l'homme de bon entendement se servirait bien à propos en
reboutant en public, et repoussant ces injurieux-là, et puis après
prenant à part son ami, et lui ramentevant, que quand nous ne devrons
prendre garde à vivre correctement pour autre cause, encore le
deussions nous faire, au moins afin que nos ennemis et malveillants
n'eussent point d'occasion de se lever insolentement encontre nous. Car
dequoi pourront ils ouvrir la bouche pour médire de toi, que te
pourront ils reprocher, si tu veux jeter arrière et laisser ce que
maintenant ils t'obeïssent? par ce moyen la pointure de ce qui offense
est rejeteé sur celui qui a dit injure, et l'utilité de la remontrance
attribuée à celui qui donne l'avertissement. Il y en a d'autres qui le
font encore plus galantement, et en parlant d'autres admonestent leurs
familiers: car ils accusent des étrangers en leur présence des fautes
qu'il savent bien qu'eux commettent: comme notre maître Ammonius
s'apercevant à sa leçon d'après disner, que quelques-uns de ses
disciples et familiers avaient disné plus amplement qu'il n'était
convenable à des étudiants, commanda à un sien serviteur affrancy qu'il
lui fouetât son propre fils, «Il ne saurait, dit-il, disner sans
vinaigre:» En disant cela il jeta l'oeil sur nous, de sorte que ceux
<p 53r> qui en étaient coulpables, sentirent bien que cela
s'adressait à eux. davantage il faut bien prendre garde de n'user pas
de cette libre façon de remontrer devant plusieurs personnes, attendu
ce qui en advint à Platon: car comme un jour Socrates se fut attaché un
peu véhémentement à quelqu'un de ses familiers, devant tous ceux de la
maison, en pleine table, Platon ne se peut tenir de lui dire, «Ne
vaudrait-il pas mieux que cela eût été dit à part en privé?» Socrates
lui répondit tout sur l'heure: «Mais toi-mêmes n'eusses tu pas mieux
fait de me dire cela en privé?» Et Pythagoras, à ce que l'on dit,
s'étant attaché de paroles fort âprement à un de sa connaissance en la
présence de beaucoup de gens, le jeune homme eut si grant regret et si
grand honte, qu'il se pendit. Depuis lequel jour jamais il n'advint à
Pythagoras de tancer homme en présence d'un autre: car il faut que
d'une péché, comme d'une maladie honteuse, la découverture et la
correction soit secrète, non pas publique, et n'en faire pas une montre
et un spectacle commun à la vue de tout un peuple, en y appellant des
témoins et des spectateurs: car cela n'est pas fait en ami, mais en
Sophiste, que ne quiert que l'apparence, et veut chercher sa gloire és
fautes d'autrui, pour en faire ses montres devant les assistants: comme
les Chirurgiens qui font les operations de leur art en plein théâtre,
pour avoir plus de prattique: mais outre-ce qu'il y aurait infamie pour
celui qui serait ainsi repris, laquelle ne doit être en nulle cure ne
guerison, encore faut-il avoir égard au naturel du vice, lequel de
soi-même est opiniâtre et contentieux à se défendre: car ce n'est pas
simplement l'amour, comme dit Euripides,
Plus on reprend l'amour, et plus il presse.
Car quelque vice que ce soit, et quelque imperfection, si vous en
arguez publiquement et devant tout le monde un homme, sans l'épargner
ne lui rien celer, vous le rendrez à la fin eshonté. Tout ainsi
doncques comme Platon commande, que les vieillards, qui veulent
imprimer la honte aux jeunes enfants, aient eux-mêmes les premiers
honte devant les enfants: aussi la remontrance d'un ami qui est
elle-même honteuse, fait grande honte à son ami: et quand douteusement,
avecques crainte, et peu à peu elle vient à approcher et toucher le
faillant, elle sappe et mine petit à petit son vice, en remplissant de
honte et de révérence celui, qu'elle-même doute d'aborder de honte: et
pourtant sera-il toujours très bon, en telles répréhensions d'observer
ce precepte,
Bas en l'oreille, à fin qu'autres ne l'oyent.
Encore est-il beaucoup moins convenable de découvrir la faute d'un mari
devant sa femme, ou d'un père devant ses enfants, ou d'un amoureux
devant ses amours, ou d'un maître devant ses disciples: car ils sortent
hors d'eux-mêmes, et perdent patience, tant ils sont courroucés et
marris de se voir reprendre devant ceux dont ils désirent être bien
estimés. Et m'est avis, que ce ne fut pas tant le vin qui irrita
mortellement Alexandre contre Clitus, comme ce qu'il lui sembla qu'en
présence de beaucoup de gens il le regentait. Et Aristomenes precepteur
de Ptolomeus, pource que en présence d'un ambassadeur il l'esveilla,
qu'il sommeillait, et le fit être attentif à ce qui se disait, il donna
prise sur lui à ses malveillants et flateurs de court, qui faisaient
semblant d'être marris pour le Roi, et disaient, «Si après tant de
travaux que vous supportex, et tant de veilles que vous endurés, le
sommeil vous surprend quelquefois, nous vous en devons bien advertir à
part en privé, non pas mettre la main sur votre personne en présence de
tant de gens.» Le Roi emeu de ces paroles, lui envoya une coupe pleine
de breuvage empoisonné, avec commandement de la boire toute.
Aristophane même dit, que Cleon lui tournait cela à crime,
Qu'il médisait de la ville d'Athenes
Devant plusieurs de régions lointaines:
et par là tâchait à irriter les Atheniens à l'encontre de lui. Et
pourtant se faut-il diligemment <p 53v> donner garde de cela,
entre autres observations, que l'on ne face ces remontrances par
manière d'ôtentation ne de vaine gloire, ains seulement en intention
que elles soient utiles et profitables; mais outre cela, ce que
Thucydides fait dire aux Corinthiens d'eux-mêmes, qu'à eux appartenait
de reprendre les autres, n'étant pas mal dit, doit être en ceux qui se
mêlent de reprendre et corriger les autres. Car comme Lysander répondit
à un Megarien qui s'avançait de parler hautement et librement pour la
liberté de la Grèce, en une assemblée de conseil des alliés et
confederés, Ces propos-là, mon ami, auraient besoin d'une puissante
cité: aussi pourrait on dire à tout homme qui se mêle de parler
librement pour reprendre autrui, qu'il a besoin de moeurs bien
réformées. Cela est très véritable de tous ceux qui s'entremettent de
vouloir châtier et corriger les autres, ainsi que Platon disait, qu'il
corrigeait Speusippus par l'exemple de sa vie. Et tout de même
Xenocrates jetant son oeil sur Polemon qui était entré en son école en
habit dissolu, de sa vue seule le changea et le réforma tout: là où un
homme léger ou mal conditionné, qui se voudrait ingérer de reprendre
les autres, oyrait incontinent qu'on lui mettrait devant le nés,
Tout ulceré il veut guérir les autres.
Ce néanmoins, pour autant que les affaires mêmes nous mènent bien
souvent à reprendre les autres, qui ne valent pas mieux que nous, ni
nous aussi guères mieux qu'eux, le plus honnête et le plus dextre moyen
de le faire, en ce cas, est, quand celui qui remontre et reprend
s'enveloppe lui-même, et se comprend aucunement en ce dont il accuse
les autres: comme en Homere,
Diomedes, d'où nous vient ce desastre,
Que nous avons oublié à combattre? Et en un autre passage,
Nons ne valons tous pas un seul Hector.
Et Socrates arguait ainsi tout bellement les jeunes gens, comme n'étant
pas lui-même délivré d'ignorance, ains ayant besoin d'être avec eux
instruit de la vertu, et de rechercher la connaissance de la vérité:
car on aime, et ajoute son foi à ceux que l'on estime être sujets à
mêmes fautes, et vouloir corriger ses amis comme soi-même, là où celui
qui espanouit ses ailes en rongnant celles d'autrui, comme étant homme
net et sincere, sans aucune passion, si ce n'est qu'il soit beaucoup
plus âgé que nous, et qu'il n'ait acquis une authorité de vertu et de
gloire toute notoire et confessée de tous, ne gagne ni ne profite autre
chose, sinon qu'il se fait réputer importun et fâcheux: pourtant n'est
ce pas sans cause que le bon homme Phoenix, en priant Achilles, lui
allégue ses infortunes, comment il avait un jour été près de tuer son
père par une soudaine colère, mais que incontinent il s'en était
repenti,
Pour n'encourir ce vilain impropere
Entre les Grecs, d'avoir tué mon père:
ains le fait à fin qu'il ne semble qu'il le reprenne bien à son aise,
n'ayant jamais éprouvé quelle force a la passion de colère, et comme
s'il n'eût jamais été sujet à faillir: car ces façons-là de reprendre
nous entrent plus affectueusement dedans le coeur, et nous y rendons
nous plus volontiers, quand il nous semble qu'on les nous fait par
compassion, et non pas par mêpris. Mais pource que ni l'oeil enflammé
ne reçoit une claire lumière, ni l'âme passionnée un parler franc, ni
une répréhension toute crue, un des plus utiles secours et remedes que
l'on y saurait trouver, serait d'y mêler parmi quelque peu de louanges,
comme en ces passages d'Homere,
Vous n'avez plus à coeur l'honneur des armes,
quoi que soyez les plus vaillants gendarmes
De tout le camp: aussi jamais tancer
Je ne voudrais, pour le combat laisser,
Une que je susse avoir courage lâche:
<p 54r> Mais contre vous à bon droit je m'en fâche. Et ailleurs,
Où est ton arc, Pandarus, et où sont
Tes traits ailés qui l'honneur donné t'ont,
Qu'en ce pais nul n'est qui comparer
Se pût à toi, pour justement tirer?
Aussi certainement retienent et revocquent merveilleusement ceux qui se laissent aller, ces obliques manières de reprendre:
Où est le sage Oedipus à cet' heure?
Où font ces beaux énigmes leur demeure? Et cet autre,
cet Hercules qui tant a enduré,
Un tel propos a il bien proferé?
Car cela n'adoucit pas seulement l'âpreté de la répréhension et de la
jussion, ains engendre une émulation envers soi-même, lui faisant avoir
honte des choses laides et déshonnêtes, par la recordation des belles
et honnêtes qu'il a autrefois faites, en prenant de soi-même exemple de
mieux faire: car quand nous lui en comparons d'autres de ces citoyens
ou de ses compagnons egaux en âge, ou même de ses parents, alors le
vice, qui de soi-même est opiniâtre, revesche et contentieux, s'en
ennuye et s'en courrouce, et répond souvent tout bas entre ses dents,
Que ne vous en allez vous doncques à ceux là qui valent mieux que moi,
et que vous ne me laissez en paix, sans me plus fâcher? Pourtant se
faut-il bien garder, quand on reprend, ou que l'on remontre librement à
quelqu'un, que l'on ne loue d'autres en sa présence, si d'aventure ce
ne sont ses peres, comme fait Agamemnon,
Tydeus a engendré de son germe
Un fils qui n'a comme lui le coeur ferme.
et Ulysses, en la Tragoedie intitulée les Scyriens, parlant à Achilles,
toi qui és fils du plus vaillant guerrier
Qui ceignit onc épée ne baudrier
En toute Grèce, à filer la filace
Esteindras-tu la gloire de ta race?
Ce serait bien au demeurant chose fort malséante quand on se sentirait
admonesté d'un ami, ou remontré franchement, vouloir user
d'admonnestement et de remontrance au contraire envers lui: car cela
enflamme soudain les courages, et engendre bien souvent grande
contention: et en effet ce debat là ne sentirait pas sa réciprocation
de remontrance contre remontrance, mais plutôt son coeur felon, qui ne
pourrait supporter qu'on lui fît aucune remontrance: et pourtant est il
beaucoup meilleur supporter patiemment un ami qui nous remontre, car
s'il advient puis après qu'il faille lui-même, et qu'il ait besoin de
remontrance, cela donne, par manière de dire, liberté à la liberté de
remontrer: car en lui ramenant en mémoire, sans aucune pique ni aigreur
du passé, que lui-même soûlait ne mettre pas en nonchaloir ses amis,
quand ils s'oublaient, ains prenait bien la peine de les redresser, et
les instruire et enseigner, il se rendra plus facilement, et recevra la
correction, comme étant une pareille de bienveillance et de grâce, non
pas de plainte ni de courroux. davantage Thucydides écrit, que celui
est sage et bien avisé qui reçoit envie, et se fait envier pour de très
grandes occasions: aussi faut-il dire, que le sage ami reçoit la male
grâce que l'on acquiert à corriger les autres pour causes de grand pois
et de bien grande importance: car si pour toutes choses, et contre tous
il se fâche, et qu'il ne se porte pas envers ses familiers comme ami
doucement, ains comme paedagogue et regent impérieusement, il se
trouvera puis après mousse, et de nul effet, quand il cuidera remontrer
et corriger és choses de bien grande conséquence, pour avoir usé de sa
remontrance, ne plus ne moins que le médecin qui employrait une drogue
de <p 54v> médecine forte et amère, mais nécessaire, et qui
coûterait beaucoup, en plusieurs menues maladies et non nécessaires:
parquoi il se gardera de faire ordinaire de corriger et de montrer
d'être de trop près reprenant: et si d'aventure il a quelque sien ami
hargneux, querellant facilement, et calumniant toutes choses, ce lui
sera une anse pour le reprendre lui-même, quand il viendra à faillir en
plus lourdes fautes. Le médecin Philotimus dit un jour à quelqu'un qui
était suppuré, et plein d'apostumes dedans le corps, et lui montrait un
panaris qu'il avait à la racine de l'ongle d'un de ses doigt, «Mon ami,
ton mal n'est pas au bout de ton ongle.» Aussi le temps apportera à un
sage ami occasion de dire à l'aute, qui reprendra à tous coups des
choses petites et légères, comme qu'il sera un peu sujet à jouer, ou à
faire bonne chère, ou quelques telles brouilleries: Mon ami, trouvons
moyen seulement qu'il mette dehors sa garse, et qu'il ne joue plus aux
dés, car au demeurant c'est un homme qui a de belles et grandes
parties: car celui qui sent qu'on lui pardonne de légères fautes,
endure patiemment que son ami prenne la liberté de le reprendre
hardiment des lourdes et grosses: mais celui qui est pressant par tout,
âpre et fâcheux, qui s'enquiert curieusement, et recherche tout, il
n'est pas supportable à ses propres enfants mêmes, ni à ses frères,
ains est intolérable jusques à ses serviteurs. Mais pource que, comme
dit Euripides,
Les maux ne sont pas tous en la vieillesse:
aussi ne sont pas tous les vices en nos amis, et les faut observer
diligemment, non seulement quand ils font mal, mais aussi quand ils
font bien, et alors les louer affectueusement en premier lieu, et puis
faire comme ceux qui trempent le fer, après qu'ils l'ont amolli et
attendri par le feu, ils le baignent en quelque humeur froide, dont il
prend sa dureté et sa trempe: aussi quand nous verrons que nos amis
seront échauffés et détrempés des louanges que nous leur aurons
données, il leur faut adonc bailler, comme la trempe, une libre
réprimende et remontrance de leurs fautes. Alors sera-il temps de leur
dire, Ces actes ci sont ils dignes d'être comparés à ceux-là? voyez
vous la vertu quels fruits elle produit? Voilà que c'est que nous, qui
sommes vos amis, demandons de vous. Ces offices ci sont propres à vous:
vous êtes né pour cela: mais ces autres là,
Jetter les faut en un mont solitaire,
Ou en la mer qui ne cesse de braire.
Car tout ainsi comme le prudent médecin aimera toujours mieux guérir la
maladie d'un sien patient par un dormir, ou par une manière de diete et
de nourriture, que par un Castorium ou une Scammonée: aussi un ami
honnête, un bon père, un maître gracieux sera toujours plus aise de
louer, que de blâmer, pour réformer des moeurs: car il n'y a rien qui
face que celui qui remontre offense moins, et qu'il profite plus, que
sans se courroucer, doucement avec affection et bienveillance
s'adresser à ceux qui faillent. Pourtant ne faut pas âprement les
convaincre quand ils nient le fait, ni les empêcher quand ils y veulent
répondre pour se justifier, ains plutôt leur subministrer aucunement
quelques honnêtes couvertures et excuses: et quand on voit qu'ils se
reculent de la cause qui pourrait être la pire de leur forfait, leur
céder aussi plus gracieusement, comme fait Hector à son frère Paris,
O malheureux, ce ne t'est point d'honneur
Que tu as mis ce courroux en ton coeur.
Comme si sa retraite du combat d'homme à homme, contre Menelaus, n'eût
pas été fuite ni lâcheté de coeur, mais seulement un despit: autant en
dit le bon vieillard Nestor à Agamemnon,
Tu as cedé à ton coeur magnanime.
Car il est plus doux et plus gracieux à mon avis de dire, tu n'y
pensais pas: ou, tu ne <p 55r> le savais pas: que de dire, c'est
méchamment fait à toi: ou, cela est vilain et déshonnête: et ne
conteste point à l'encontre de ton frère, est plus doux, que, ne porte
envie à ton frère: et plus civil de dire, fui cette fmme qui te gâte,
que, cesse de corrompre cette femme. Voilà le moyen dont doit user la
franchise de parler d'un ami pour curer la maladie jà advenue, mais
pour le prevenir, tout au contraire, car quand nous le voudrons
détourner de commettre une faute, dont il sera tout prêt, ou nous
opposer à quelque impetuosité de volonté désordonnée qu'il aura, ou le
pousser et échauffer, là où nous le sentirons trop froid et trop mol,
il faudra transferer le fait aux plus enormes et plus vilaines causes
que nous pourrons, comme fait Ulysses pour aiguillonner Achilles en une
Tragoedie de Sophocles: car il dit, Ce n'est pas pour le souper,
Achilles, que tu te courrouces,
Mais tu as peur, comme déjà voyant
Les murs de Troie.
Et comme derechef Achilles se courrouçât encore de plus en plus pour
ces paroles là, et dît que par despit il ne s'embarquerait point, et ne
ferait point le voyage, Ulysses lui répond,
Je sais que c'est que tu fuis, ce n'est mie
Que tu ayes peur d'encourir infamie,
Mais c'est qu'Hector n'est guere loin d'ici:
Du courroucé fait-il bon faire ainsi.
Par ce moyen celui qui est vaillant et hardi, en lui mettant au-devant
la crainte d'être tenu pour lâche et couard: celui qui est honnête, et
chaste, d'être réputé paillard et dissolu: celui qui est liberal et
magnifique, d'être estimé avaricieux et mechanique: on les incite à
bien faire, et les divertit-on de mal faire: aussi faut-il être modérés
quand ce sont choses faites, où il n'y a point de remede, tellement que
la remontrance montre que le reprenant ait plus de déplaisir et de
compassion de la faute de son ami, que non pas d'aigreur à le
reprendre: mais où il est question de les garder qu'ils ne faillent, et
de combattre contre leurs violentes passions, il faut là être
véhéments, assidus, et inexorables, sans leur rien pardonner: car c'est
là proprement le point de l'occasion, où se doit montrer l'amitié non
feinte, et la franchise de remontrer véritable: car de blâmer les
choses faites et passées, nous voyons que les ennemis mêmes en usent
les uns contre les autres. Auquel propos Diogenes soûlait dire, que
pour garder un homme d'être méchant, il faut qu'il ait ou de bons amis,
ou de véhéments et âpres ennemis: car les uns l'enseignent à bien
fiare, les autres le syndiquent s'ils le voyent mal faire. Or vaut il
beaucoup mieux s'abstenir de mal faire en croyant au bon conseil de ses
amis, que se repentir d'avoir mal fait pour s'en voir accusé et blâmé
par ses ennemis. Parquoi ne fut-ce que pour cela, il faut user de
grande prudence et de grande circonspection à faire remontrances et
parler librement à ses amis, d'autant que c'est la plus grande et la
plus forte médecine, dont puisse user l'amitié, et qui a plus besoin
d'être donnée en temps et en lieu, et plus sagement temperée d'une
mesure et mediocrité. Et pour autant, comme nous avons jà dit plusieurs
fois, que toute remontrance et répréhension est douloureuse à celui qui
la reçoit, il faut imiter en cela les bons médecins et chirurgiens: car
quand ils ont incisé quelque membre, ils ne laissent pas la partie
dolente en sa douleur et en son tourment, ains usent de quelques
fomentations ou infusions lenitives: aussi celui qui aura fait la
remontrance dextrement, après avoir donné le coup de la pointure ou
morsure, ne s'en fuira pas incontinent, ains en changeant d'autres
entretènements et d'autres propos gracieux, adoucira et réjouira celui
qu'il aura contristé: ne plus ne moins que les tailleurs d'images et
sculpteurs, quand ils ont rompu ou frappé trop avant quelque partie
d'une statue, ils la polissent et la lustrent puis après, mais celui
qui a été attainct <p 55v> au vif, et déchiré d'une remontrance,
si on le laisse ainsi tout brusque, enflé et émeu de colère, il est
puis après difficile à remettre et à réconforter. Pourtant faut-il, que
ceux qui veulent reprendre et admonester leurs amis, observent
diligemment ce point-là sur tous autres, de ne les abandonner pas
incontinent après les avoir tancés, ni ne terminer pas tout court leurs
propos et leurs devis par l'aigreur de la pointure et piqueure qu'ils
leur auront donnée.
VIII. De la Mansuetude, Comment il faut refréner la colère, EN FORME DE DEVIS. Les personnages devisans, Sylla et Fundanus.
SYLLA. Il me semble, Seigneur Fundanus, que les peintres font sagement,
de contempler à plusieurs fois, par intervalles de temps, leurs
ouvrages, avant que les tenir pour achevés: pource qu'en éloignant
ainsi leurs yeux d'iceux, et puis les ramenant souvent pour en juger,
ils les rendent comme nouveaux juges, et plus aptes à toucher jusques
aux moindres et pluparticulières fautes, lesquelles la continuation et
accoutumance de voir ordinairement une chose, nous couvre et cache.
Mais pour autant qu'il n'est pas possible qu'un homme s'éloigne de
soi-même, et puis s'en rapproche par intervalles, ne qu'il interrompe
la continuation de son sentiment, ains est ce qui fait que chacun est
pire juge de soi-même que des autres: le second remede qu'il y aurait
en cela, serait de revoir ses amis par intervalles, et aussi se bailler
semblablement à visiter à eux, non seulement pour regarder si l'on est
tôt envielli, ou si le corps se porte pis ou mieux que par avant, mais
aussi pour considérer les moeurs et les façons de faire, à savoir si le
temps y aurait point ajouté quelque chose de bon, ou ôté quelque chose
de mauvais. Quant à moi donc, y ayant jà deux ans que je suis arrivé en
cette ville de Rome, et cettui étant le cinquiéme mois que je demeure
avec toi, je ne trouve pas étrange, vu la gentillesse et dextérité de
ta nature, que aux bonnes parties qui jà étaient en toi, il y ait une
accession et accroissement si grand: mais voyant comme celle vehemence
et ardente impetuosité de colère qui était en toi, est maintenant
adoucie et rendue obéissante à la raison, il me vient en pensée de dire
ce qui est en Homere,
O Dieux, combien ton ire est amollie?
Mais cet amollissement et adoucissement-là ne procède pas ni d'une
paresse, ni d'une resolution de la vigueur du corps, ains comme une
terre bien labourée prend du labourage une égalité et profonde jauge
qui profite à la fertilité: aussi à ta nature une prudence égale et
profonde, utile à manier affaires, au lieu de l'impetuosité et
soudaineté qu'elle avait auparavant: dont il appert que ce n'est point
par un declinement de la vigueur corporelle qui se passe, à cause de
l'âge, ni fortuitement, que ta colère se soit passée et fenée, ains par
aucunes bonnes remontrances et raisons qu'elle ait été guérie: combien
que, pour te dire la vérité, je ne le pouvais pas du commencement
croire à Eros notre familier ami, qui m'en faisait le rapport, ayant
doute et soupçon, qu'il ne prêtât ce témoignage à l'amitié qu'il te
porte, de m'assurer que les bonnes parties, et qui doivent être en
toutes gens de bien et d'honneur, fussent en toi, qui n'y étaient pas,
encore que tu saches assés, qu'il n'est pas homme qui en faveur de
personne, pour lui complaire, soit pour dire autrement qu'il en pense.
Or maintenant le tiens-je pour totalement absous du crime de faux
témoignage: et pource que le cheminer t'en donne le loisir, je te
supplie de nous raconter <p 56r> la manière de la médecine dont
tu as usé à rendre ta colère ainsi soupple, ainsi douce, sujette et
obéissante entièrement à la raison. FUNDANUS. Mais ne regardes-tu pas
toymême, cher ami Sylla, que à l'occasion de l'amitié et bienveillance
que tu me portes, tu ne cuides voir en moi une chose pour l'autre: car
quant à Eros, qui lui-même n'a pas toujours son courage et sa colère
arrêtée au chable de l'ancre que dit Homere, ains quelquefois
s'escarmouche assez âprement, pour la haine qu'il a contre les
méchants, il est vraisemblable qu'il me trouve plus doux, ainsi comme
és muances de la game, en la musique, telle note qui est la plus basse,
en une octave, est la plus haute au regard d'une autre. SYLLA. Ce n'est
ni l'un ni l'autre: mais fay ce que je te requier pour l'amour de moi.
FUNDANUS. Puis que ainsi est Sylla, l'un des meilleurs avertissements
du sage Musonius, dont il me souvienne, est, qu'il soûlait dire, «Qu'il
faut que ceux qui se veulent sauver, ne fassent autre chose toute leur
vie, que se curer et nettoyer.» Non pas qu'il faille jeter hors la
raison avec la maladie, après qu'elle a achevé la cure et guarison,
comme l'hellebore, ains faut que demeurant en l'âme, elle contregarde,
et conserve le jugement: pource que la raison ne ressemble pas aux
drogues medicinales, mais plutôt aux viandes salubres engendrant és
âmes de ceux à qui elle est familiere une bonne complexion, et habitude
avec la santé: là où les avertissements et remontrances que l'on fait
aux passions, lors qu'elles sont en la force de leur enfleure et
inflammation, produisent bien quelque effet, mais lentement et à grand'
peine, ressemblants proprement aux odeurs, lesquelles font bien revenir
sur l'heure ceux qui sont tombés du haut mal, mais elles ne guérissent
pas pour cela la maladie: encore toutes les autres passions de l'âme
sur le point même qu'elles sont en leur plus grande fureur, cèdent
aucunement, et plient à la raison venant de dehors au secours, mais la
colère ne fait pas seulement comme dit Melanthius,
Maux infinis, en mettant la raison,
Pour un temps, hors de sa propre maison:
mais elle la déloge du tout, et la ferme dehors: et comme font ceux qui
se brûlent eux-mêmes dedans leur maison, elle remplit tout le dedans de
trouble, de fumée, et de bruit, de manière qu'elle n'oit, ni ne voit
rien de ce qui lui peut profiter. Et pourtant une navire étant en
fortune et tourmente en haute mer abandonnée, recevrait plutôt un
pilote de dehors, que ne recevrait l'homme qui est agité de courroux et
de colère, la raison et remontrance d'un autre, si de longue main il
n'a fait provision chez lui du secours de la raison: ains comme ceux
qui s'attendent d'avoir le siege dedans une ville, amassent et serrent
tout ce qui leur y peut servir, ne s'attendants point au secours de
dehors: aussi faut-il apporter les remedes que l'on a de long temps
auparavant amassés de la philosophie à l'encontre de la colère: étant
bien certains, que quand l'occasion du besoin et de la nécessité s'y
présentera, malaisément en pourront-ils faire entrer de dehors: car
l'âme n'oit pas seulement ce qu'on lui dit au dehors pour le trouble
qu'elle a au dedans, si elle n'a chez soi sa propre raison, comme un
comite qui promptement reçoive et entende les commandemens et
remontrances, qu'on lui fait, ou bien si elle l'oit, elle mêprise ce
que l'on lui dit tout doucement et quoiement, et si on lui fait
instance et qu'on la presse un peu plus âprement, elle s'aigrit et
s'indigne: car la colère de sa nature étant superbe, audacieuse, et
malaisée à manier par autrui, comme une grande et puissante tyrannie,
doit avoir en soi-même quelque chose domestique et née avec elle qui la
ruine. Or la continuation de courroux et accoutumance de se courroucer
souvent, engendre en l'âme une mauvaise habitude que l'on appelle
colère, laquelle finablement devient un feu d'ire soudaine, une
amertume vindicative, et une aigreur intraitable à qui tout déplaît,
quand le courage devient ulceré, s'offensant de <p 56v> peu de
chose, chagrin, hargneux, comme une lame de fer tenue et faible, qui se
perce à la moindre graveure du monde: mais le jugement qui s'oppose sur
le champ promptement au courroux, et le supprime, ne remédie pas
seulement au présent, ains fortifie et rend l'âme plus roide et plus
ferme à l'advenir: car il m'est advenue à moi, après avoir fait deux ou
trois fois tête à la colère, ce qui advint jadis aux Thebains, lesquels
ayants une fois fait tête aux Lacedaemoniens qui par avant semblaient
invincibles, jamais depuis ne furent vaincus d'eux en bataille: car
depuis je pris courage de penser, que l'on en pouvait venir à bout par
discours de raison, et si voyais que elle s'estanchait non seulement en
répandant de l'eau froide sur celui qui est courroucé, ainsi comme
l'écrit Aristote, mais aussi qu'elle s'éteint en lui approchant une
peur, voire en lui présentant une soudaine joie, comme dit Homere, elle
se dissout et se détrempe: tellement que je feis en moi-même cette
resolution, que c'était une passion qui n'était pas du tout
irremédiable à ceux qui y veulent pourvoir, pour autant mêmement
qu'elle n'a pas toujours des commencements qui soient grands ne
puissants: attendu que bien souvent un brocard, un trait de moquerie,
une risée, un clin d'oeil, ou hochement de tête, et autres telles et
semblables choses, mettent plusieurs en colère: comme Helene fâcha et
courrouça sa niepce seulement en lui disant,
Fille Electra de moi pieça non vue: jusques à lui répondre,
Il est bien tard d'être maintenant sage,
ayant été par avant si volage,
Que de quitter l'hostel de ton mari.
Semblablement aussi Callisthenes irrita Alexandre pour lui avoir dit,
quand on apporta la grande coupe à boire d'autant à tour de rôle, «Je
ne veux pas, pour boire à la santé d'Alexandre, avoir besoin d'un
Aesculapius:» c'est à dire, d'un médecin. Ainsi donc comme il est
facile d'arrêter une flamme qui s'est prise à du poil de connin, ou à
des feuilles sèches, ou à de la paille, mais si une fois elle s'attache
à chosses solides et où il y ait du fond, elle embraze incontinent et
consomme, comme dit Aeschylus,
Le haut labeur des maîtres charpentiers:
Aussi celui qui veut prendre garde à la colère du commencement, en
voyant qu'elle commence à fumer et à s'allumer pour quelque parole ou
quelque gaudisserie de néant, il n'a pas beaucoup à faire, ains bien
souvent pour se taire seulement, ou pour n'en tenir compte, il
l'appaise totalement: car qui ne donne nourriture et entretènement de
bois au feu, il l'éteint: aussi qui ne donne sur le commencement
nourriture à son ire, et qui ne se souffle soi-même, il l'evite ou la
dissipe. Et pourtant ne me plaît point le philosophe Hieronymus,
combien qu'au demeurant il donne beaucoup de beaux enseignements et
bonnes instructions, en ce qu'il dit, que l'on ne sent point la colère
quand elle s'engendre, mais quand elle est engendrée, tant elle est
soudaine: car il n'y a nulle autre passion qui face une si manifeste
naissance, ne si évidente croissance, quand elle s'amasse et se remue,
comme fait la colère: ainsi comme Homere même en homme bien expérimenté
le donne à entendre, quand il fait qu'Achilles est bien attaint de
douleur à l'instant même qu'il entend la parole du Roi Agamemnon, en
disant:
Ainsi dit-il, et une noire nue
D'aigre douleur le couvrit survenue:
mais qu'il se courrouce puis après à lui lentement et à tard, après
être enflambé de plusieurs paroles ouïes et dites, lesquelles si
quelqu'un se fut entremis de détourner et ôter, la querelle ne fut pas
venue à si grand accroissement comme elle fit. Voilà pourquoi Socrates
toutes les fois qu'il se sentait un peu plus âprement ému <p 57r>
qu'il ne fallait à l'encontre de quelqu'un de ses amis, se rangeant
avant la tourmente à l'abri de quelque escueil de mer, il rabbaissait
sa voix, et montrait une face riante, et un regard plus doux, se
maintenant ainsi droit sur ses pieds, sans tomber ni être renversé,
penchant en l'opposite et s'opposant au contraire de sa passion: car le
premier moyen d'abattre la colère, comme une domination tyrranique,
c'est de ne lui obéir, ni ne la croire point, quand elle nous commande
de crier haut, et regarder de mauvais oeil en travers, et se frapper
soi-même, ains se tenir quoi, et ne renforcer pas sa passion, comme une
maladie, à force de braire, et de crier haut, et de se demener, et
tourmenter: car ce que font ordinairement les jeunes gens amoureux,
comme d'aller en masque, danser, chanter à la porte de leur maîtresse,
et la couronner de bouquets et de festons de fleurs, cela au moins
apporte quelque gracieux et honnête allégement à leur passion,
Arrivé là je ne demandé mie
Qui, ne de qui était fille m'amie,
Ains la baisé: si cela est péché,
Je librement confesse avoir péché.
Et la permission que l'on donne à ceux qui sont en deuil de lamenter et
de pleurer leur perte, avec les larmes qu'ils épandent jettent hors
aussi une bonne partie de leur douleur: mais la passion de colère n'est
pas ainsi, car elle s'enflamme et s'allume davantage par les actes que
font ceux qui en sont épris. Et pourtant est-il bien meilleur de se
tenir quoi, ou s'en fuir et se cacher, ou retirer en quelque port de
sûreté, quand on sent comme un accés du haut mal qui nous veut prendre,
de peur que nous n'en tombions, ou plutôt que nous n'en surtombions,
car nous en tombons le plus souvent, et le plus âprement sur nos amis,
d'autant que nous n'aimons pas toutes sortes de choses, ni ne portons
pas envie à toutes sortes de gens, ni ne les craignons pas: mais il n'y
a rien à quoi notre colère ne s'attache, il n'y a rien à quoi elle ne
se prenne, car nous nous courrouceons et à nos amis, et à nos ennemis,
et à nos enfants, et à nos peres et meres, voire et aux Dieux mêmes, et
aux bêtes, et aux utensiles, qui n'ont ni âme ne vie, comme Thamyris
Rompant son cornet relié
A cercles d'or fin delié,
Et de sa lyre l'harmonie
De chordes tendue et garnie.
Et Pandarus qui se maudit luymême, s'il ne rompt son arc et ses flèches
de ses propres mains, et ne les met dedans le feu: et Xerxes qui donna
des poinçonnades et des coups de fouet à la mer, et écrivit des lettres
missives à la montagne Athos, qui disaient, Athos merveilleux, qui de
ta cime touches au ciel, garde toi bien d'avoir des rochers grands, et
qui soient malaisés à quasser, pour empêcher mes ouvrages, autrement je
te dénonce, que je te couperai toi-même, et te jetterai dedans la mer.
Il y a plusieurs choses formidables et redoutables en la colère, mais
aussi y en a il plusieurs ridicules et moquables. C'est pourquoi elle
est et plus haïe, et plus mêprisée que nulle autre passion qui soit en
l'âme, et pourtant serait-il expédient et utile de considérer l'un et
l'autre diligemment. Quant à moi doncques, si j'ai bien ou mal
fait, je ne sais, mais j'ai commencé par là à me guérir de la colère:
comme faisaient anciennement les Lacedaemoniens, qui pour enseigner à
leurs enfants à ne s'enivrer point, leur montraient leurs esclaves, les
Ilots, ivres: aussi considérais-je les effets de l'ire és autres.
premièrement ainsi comme Hippocrates écrit, que celle maladie est la
plus mauvaise et la plus dangereuse, qui défigure le visage de l'homme,
et le rend dissemblable à soi-même: aussi voyant que ceux qui sont
épris de colère sortent plus d'eux-mêmes, et changent de face, de
couleur, de contenance, d'allure, <p 57v> et de voix, j'en
imprimé comme une forme en mon âme, et pensé en moi-même, que je serais
bien déplaisant si jamais je me montrois ainsi épouventable, et ainsi
transporté à mes amis, à ma femme, et à mes petites filles, étant non
seulement hydeux à voir, et tout autre que de coutume, mais aussi ayant
la voix âpre et rude, comme je m'étais rencontré à en voir aucuns de
mes familiers si épris et troublés de colère, qu'ils ne pouvaient pas
retenir ni leurs façons ordinaires, ni la forme de leur visage, ni leur
grâce à parler, ni leur douceur en compagnie. On lit que Caïus Gracchus
l'orateur, qui était de nature homme âpre, véhément et violent en sa
façon de dire, avait une petite flûte accommodée, avec laquelle les
musiciens ont accoutumé de conduire tout doucement la voix de haut en
bas, et de bas en haut, par toutes les notes, pour enseigner à
entonner, et ainsi comme il haranguait, il y avait l'un de ses
serviteurs, qui étant debout derrière lui, comme il sortait un petit de
ton en parlant, lui entonnait un ton plus doux et plus gracieux, en le
retirant de son haut crier et braire, et lui ôtant l'âpreté et l'accent
cholerique de sa voix,
Rendant tel son melodieux,
Que le flageolet gracieux,
D'un roseau accoutré de cire,
Fait aux bouviers suavement bruire,
Tant qu'il les endort par les champs.
et ainsi ramenait-il la vehemence cholerique de l'orateur. Quant à moi,
si j'avais un vallet adroit, et homme de bon entendement, je ne
trouverais point mauvais que quand il me verrait courroucé, il me
présentât soudain un miroir, comme nous en voyons que le se font
apporter quand ils sortent du baing, sans aucune utilité: là où ce
serait chose fort profitable à plusieurs, de se voir ainsi troublés et
hors de son naturel, pour leur faire à jamais haïr cette passion de
courroux et de colère. On raconte par manière de jeu et de passetemps,
que un Satyre admonesta un jour Minerve, que ce n'était point bien son
cas que de jouer des flûtes, mais que sur le champ elle ne fit point
autrement compte de son admonestement,
Point ne t'est bien cette forme séante,
Jette moi là toute flûte bouffante,
Et prends en main les armes, sans enfler
Si laidement tes joues à souffler.
mais depuis quand elle eut contemplé son visage dedans une rivière,
elle s'offensa tant de ses grosses joues, qu'elle en jeta ses flûtes:
et toutefois encore a cet art de jouer des flûtes ce réconfort de la
laideur et deformité de visage, que le son en est doux et plaisant. Et
puis Marsyas qui inventa la hanche, pour emboucher le aubois, et les
fermoirs de la museliere que l'on attache alentour de la bouche, retint
la violence du vent enclos à force, et cacha et accoutra un petit la
deformité du visage:
D'or reluisant la bouche il orna, pleine
D'impetueuse et véhémente aleine,
Aussi fit il les joues de laniere
Double de cuir nouée par derrière:
mais la colère enflant et étendant le visage vilainement, jette encore une plus vilaine et plus mal plaisante voix,
Touchant du coeur les chordes plus cachées,
Qui ne devraient pour rien être touchées.
car on dit que la mer, quand elle est agitée de vents, et qu'elle jette
hors de l'algue et de la mousse, qu'elle se purge: mais les paroles
dissolues, amères et folles, que l'ire fait sortir hors de l'âme
renversée sans dessus dessous, fouillent premièrement ceux qui les
disent, et les remplissent d'infamie, pource que elles donnent à
connaître, qu'ils les <p 58r> avaient de tout temps en leurs
coeurs, et en étaient pleins, mais que la colère les a découverts: et
pourtant payent ils, pour la plus légère chose qui soit, c'est à savoir
la parole, la plus griéve et plus pesante amende, c'est qu'ils en sont
tenus et réputés malings et médisants. Ce que voyant et observant
quelquefois, je vins à faire ce discours tout doucement en moi-même,
que c'est bonne chose en fièvre, mais encore meilleure en colère,
d'avoir la langue douce, molle et unie: car celle des fébricitants, si
elle n'est telle qu'elle doit être par nature, c'est signe, mais non
pas cause, de mauvais disposition au dedans: mais celle de ceux qui
sont courroucés étant orde, ou âpre, et débridée à proferer paroles
indignes, met dehors injure, outrage et contumelie, mère d'inimitié
irreconciliable, et qui montre une malignité latente et cachée. Car le
vin ne produit rien de si désordonné, ne de si mauvais, comme la
colère, encore cela s'attribue à risée et à jeu, mais ceci est détrempé
avec fiel d'inimitié et de rancune. Et en buvant à la table celui qui
se tait est ennuyeux à la compagnie et fâcheux: mais en la colère il
n'y a rien si vénérable, si grave, ne si digne, que de se tenir quoi,
comme Sappho admoneste,
L'ire en la poittrine cachée
Engarder sa langue attachée,
Qu'elle ne parle follement.
Si peut on non seulement recueillir cela, en prenant garde à ceux qui
sont épris d'ire, mais aussi connaître et comprendre au demeurant,
quelle est toute la nature de la colère, comment elle n'est ni
généreuse, ni magnanime, ni ayant en soi rien de grand ni de viril,
combien que au vulgaire il semble, que pour être tempestative, elle
soit active, que ses menaces soient hardiesse, et son opiniâtreté soit
force, et y en a qui pensent que sa cruauté soit disposition à faire
grandes choses, que sa dureté implacable soit fermeté, et son être
hargneuse soit haine des vices, en quoi ils s'abusent grandement, car
tous ses actes, ses mouvements, et ses contenances arguent et montrent
grande faiblesse et bassesse, non seulement parce que nous voyons que
les petits enfants, quand ils sont courroucés déchirent tout et
s'aigrissent à l'encontre des femmes, et veulent que l'on batte et
châtie les chiens, les chevaux, et les mulets, comme Ctesiphon
l'escrimeur voulait faire à coups de pied, et regimber à l'encontre de
sa mule: mais aussi és meurtres et homicides que font faire les tyrans,
en l'amertume et atrocité desquels on aperçait leur pusillanimité et
faiblesse, et en ce qu'ils font souffrir aux autres ce qu'ils souffrent
eux-mêmes: ne plus ne moins que les morsures des serpents venimeux,
plus elles sont douloureuses et enflammées, plus elles font grande
enfleure aux patients: car ainsi comme la tumeur et enfleure est indice
de grand blessure en la chair, aussi és âmes qui plus sont molles, plus
elles se laissent aller et succomber à la douleur, plus elles mettent
hors grande colère procèdante de plus grande infirmité. Voilà pourquoi
les femmes ordinairement sont plus aigres et plus colères que les
hommes, et les malades que les sains, et les vieillards que ceux qui
sont en fleur d'âge, et les bienfortunés que les infortunés: car
l'avaricieux est fort colère à l'encontre de sa femme, le glorieux et
ambitieux contre celui qui médit de lui: et les plus âpres de tous en
leurs colères, ceux qui affectent les premières honneurs en une cité,
et qui se font chefs de part, qui est un tourment honorable, comme dit
Pindarus. Voilà comment de la part dolente de l'âme, et souffrant à
cause de son imbecillité, sourt la colère, laquelle ne ressemble point
à des nerfs de l'âme, comme disait quelqu'un des anciens, ains plutôt,
ou à des extensions, ou des convulsions d'icelle, se dressent et
sous-levant avec plus de vehemence quand elle a envie de se venger. Or
les exemples des choses mauvaises ne sont pas plaisants à voir, ains
sont nécessaires seulement: mais quant à moi, estimant que les exemples
de ceux qui se <p 58v> sont doucement et benignement comportés és
occasions de courroux, sont et très plaisants à ouïr, et très beaux à
voir, je commence à mêpriser ceux qui disent,
Tu as fait tort à un homme, et un homme
Te faut souffrir. Et semblablement aussi,
Jette le moi, jette le moi par terre,
Et que du pied la gorge on me lui serre.
et autres telles paroles, qui servent à aiguiser la colère, par
lesquelles aucuns tâchent à transporter la colère des cabinets des
dames aux logis des hommes. Car la prouesse, s'accordant au demeurant
en toutes autres choses avec la justice, me semble quereller et
debattre avec elle de la douceur et mansuetude seulement, comme à elle
plus justement appartenant: car il est bien quelquefois advenu, que les
pires ont surmonté les meilleurs: mais en son âme propre dresser un
trophée contre la colère, à laquelle, comme dit Heraclitus, il est bien
difficile de pouvoir resister, à cause que ce qu'elle veut, elle
l'achete se sa vie: cela est acte d'une grande et victorieuse
puissance, qui sort du jugement de la raison, comme de nerfes et de
muscles à l'encontre des passions. C'est pourquoi je m'étudie à lire et
à recueillir les dits et faits, non seulement des gens de lettres et
des Philosophes, qui n'ont point de fiel, ce disent les sages, mais des
Princes, Capitaines et Rois: comme ce que dit un jour Antigonus à
quelques-uns qui médisaient de lui tout auprès de sa tente, ne pensants
pas qu'il les entendît, en soulevant la toille de sa tente avec son
bâton, «Deà n'irez vous point, dit-il, plus loin médire de moi?» Et
comme un nommé Arcadion natif d'Achaïe fît profession de médire par
tout de Philippus, et d'admonester un chacun de fuir,
Jusques à tant que trouvé lieu on eût,
Où Philippus personne ne connût.
et depuis ne sais comment se fut rencontré en la Macedoine, les
courtisants du Roi Philippus voulaient qu'il le fît chaster, et ne le
laissât point échapper, puis qu'il le tenait entre ses mains: mais au
contraire Philippus parla à lui humainement, et lui envoya jusques à
son logis des présents: et quelque temps après commanda que l'on
s'enquît quels propos il tenait de lui entre les Grecs: chacun lui
rapporta qu'il faisait merveilles de le louer par tout: et Philippus
leur répondit adonc, «Je suis doncques meilleur médecin de la
médisance, que vous n'êtes.» Et une autrefois en l'assemblée des jeux
Olympiques, comme les Grecs eussent médit de lui, ses familiers
disaient qu'ils méritaient d'être bien âprement châtiés, de médire
ainsi de celui qui leur faisait tant de bien: «Et que feraient ils
donc, leur répondit-il, si nous leur faisions du mal?» Aussi furent
bien honnêtes et gentils les tours que firent jadis Pisistratus à
Thrasybulus, et Porsena à Mucius, et Magas à Philemon qui l'avait
publiquement en plein théâtre farcé et moqué,
Magas, le Roi t'a fait écrire,
Mais tu ne sais pas ses lettres lire:
et depuis l'ayant entre ses mains, parce qu'une tourmente de mer le
jeta en la ville de Paraetonium, dont il était gouverneur, il ne lui
fit autre mal, sinon qu'il commanda à l'un de ses soudards, de lui
toucher avec son épée nue dessus le col, et puis le laisser aller sain
et sauf: et depuis il lui envoya des osselets et des boules à jouer,
comme à un enfant qui n'avait point de jugement. Ptolomaeus se moquant
d'un grammairien ignorant, lui demanda par jeu, qui était le père de
Peleus: le grammairien lui répondit, Je voudrais que tu me disses
premier qui était le père de Lagus. Ce trait de moquerie touchait au
Roi Ptolomaeus, l'arguant d'être issu de petite lignée: de sorte que
les familiers du Roi disaient, que cela était indigne, et ne devait
point être supporté. Et il leur répondit, S'il est indigne d'un Roi,
d'être moqué, aussi peu est-il digne de lui, de se moquer d'autrui.* *
Il y a bresche de quelques lignes en cet endroit. <p 59r>
Alexandre le grand fut par trop âpre et cruel: envers Callisthenes et
envers Clitus: mais le Roi Porus ayant été pris en bataille son
prisonnier, comme Alexandre lui demandât en quelle sorte il le
traiterait: «En Roi,» lui répondit-il. Et comme il luydemandât de
rechef, s'il voulait rien dire davantage: non, dit-il, car tout est
compris sous ce mot-là, En Roi. Voilà pourquoi les Grecs, à mon avis,
appellent le Roi des Dieux Milichius, c'est à dire, doux comme miel: et
les Atheniens le nomment Maemactas, c'est à dire, secourable: car punir
et tourmenter est office de diable et de furie, non pas acte céleste ne
divin. Ainsi donc comme quelqu'un répondit touchant Philippus qui avait
détruit la ville d'Olinthe, «Mais il n'en saurait pas edifier une
telle:» aussi peut on bien dire à la colère, Tu peux bien renverser,
demolir et détruire: mais relever, sauver, pardonner, et supporter,
c'est à faire à la clemence, à la douceur, et nature moderée: c'est
l'office d'un Camillus, d'un Metellus, d'un Aristides, et d'un
Socrates: mais de pinser, mordre et serrer, c'est à faire à une formis,
ou à une souris. Qui plus est, si je regarde à la vengeance, je trouve
que le plus souvent, quand on y procède par colère, on n'en vient
jamais à bout, et qu'elle se consume ordinairement en morsure de
lévres, grincement de dents, en vaines courses çà et là, en injures et
menaces qui ne servent de rien, ne plus ne moins que les petis enfants
qui pour leur faiblesse en courant se laissent tomber avant que pouvoir
parvenir où ils pretendent. Et pourtant répondit, ce me semble, bien à
propos un Rodien à l'huissier d'un preteur Romain qui criait après lui,
et le harceloit, «Je ne me soucie pas de chose que tu dies, mais de ce
que pense celui-là qui se taist.» Et Sophocles ayant armé Neoptolemus
et Eurypilus, les loua magnifiquement en disant d'eux,
D'injurieux langage point n'usèrent,
Ains au milieu des armes se ruèrent.
car il y a quelque nations barbares qui empoisonnent leurs armes, mais
la vaillance n'a point besoin de colère, parce qu'elle est trempée de
raison et de jugement, là où l'ire et la fureur sont fragiles,
pourries, et aisées à briser: c'est pourquoi les Lacedaemoniens ôtent
avec le son des flûtes la colère à leurs gens, quand ils vont
combattre, et devant le combat ils sacrifient aux Muses, à celle fin
que la raison leur demeure: et après qu'ils ont tourné leurs ennemis en
fuite, ils ne les poursuivent plus; ains retiennent leur colère aisée à
ramener et à manier, comme les espées qui sont de moyenne longueur: là
où le courroux en a fait mourir infinis avant qu'ils peussent venir à
bout d'executer leur vengeance, comme entre autres Cyrus et Pelopidas
le Thebain. Agathocles même endurait patiemment de s'ouïr injurier par
ceux qui étaient assiegés: et comme quelqu'un lui dît, «Potier où
prendras tu l'argent pour payer tes gens?» En ce riant il répondit, «En
cette ville, quand je l'auray prise.» Quelques autres se moquaient
d'Antigonus de dessus les murailles, pource qu'il était laid: il leur
répondit tout doucement: «Comment? je suis doncques bien trompé, car je
pensais être beau fils.» Mais quand il eut pris la ville, il vendit à
l'encan ceux qui s'étaient moqués de lui, en leur protestant, que si de
là en avant ils se moquaient plus de lui, il s'en prendrait à leurs
maîtres: aussi vois-je que les veneurs et les orateurs commettent de
grandes fautes par colère, comme Aristote récite, que les amis de
l'orateur Satyrus, en une cause qu'il avait à plaider en son nom, lui
bouschèrent les oreilles avec de la cire, de peur que oyant ses
adversaires, qui lui disaient des injures en leurs plaidoyers, il ne
gâtât tout par sa colère. Et à nous mêmes, ne nous advient il pas
souvent, que nous faillons à punir un esclave qui nous aura fait
quelque faute, parce qu'il s'enfuit de peur, pour les menaces, ou pour
les propos qu'il nous en aura ouï tenir? Parquoi nous devrons dire à
notre colère, et nous nous en trouverions fort bien, ce que les
nourrices on accoutumé de dire aux petits enfants, «Ne pleurez pas, et
vous l'aurez:» aussi, ne te precipite pas, ne crie pas, ne te haste
pas, et ce que tu <p 59v> veux se fera plutôt et mieux, qu'en la
sorte que tu y vas: car le père voyant son enfant qui tâche à couper ou
fendre quelque chose avec un petit couteau, le prend, et le coupe, ou
le fend lui-même: aussi la raison ôtant à la colère la vengeance, punit
celui qui le mérite plus sûrement, sans se mettre en danger, et plus
utilement, et non pas soi-même, comme fait la colère bien souvent. Et
comme ainsi soit, que toutes passions ont besoin d'accoutumance pour
dompter et surmonter par exercitation ce qu'il y a de désobéissant et
de rebelle à la raison, il n'y en a point où il se faille tant
exerciter envers ses familiers et domestiques, comme la colère:
d'autant que nous n'avons point ordinairement d'ambition, ni d'envie,
ni de crainte envers eux, mais des courroux nous en avons plus que tous
les jours, qui engendrent des hargnes et riottes, et nous font broncher
et chopper quelquefois bien lourdement, à cause de la licence que nous
nous donnons, ne se trouvant là personne qui nous arrête et qui nous
soutienne, comme en un endroit fort glissant, pour nous engarder de
tomber, nous nous y laissons facilement aller. Car il est bien malaisé
là où l'on n'est point tenu de rendre compte à personne en telle
passion, de se garder de faillir, si premièrement on n'a donné ordre à
bien munir et remparer cette grande licence de douceur, benignité et
clemence, et que l'on ne soit bien accoutumé à supporter beaucoup de
paroles et de sa femme, et de ses familiers et amis, qui nous
reprennent que nous sommes trop doux et trop mols: ce qui était
principalement cause que je m'aigrissois le plus souvent à l'encontre
de mes serviteurs, pensant qu'ils devinssent pires à faute d'être bien
châtiés, mais je me suis à la fin aperçu bien tard, premièrement qu'il
valait mieux par patience et indulgence rendre mes vallets pires, que
de me détordre et gâter par âpreté et colère moi-même, en voulant
redresser les autres. Secondement je voiois plusieurs, qui parce que
l'on ne les châtiait point, bien souvent devenaient honteux d'être
méchants, et prenaient le pardon qu'on leur donnait pour un
commencement de mutation de mal en bien, plutôt qu'ils n'eussent fait
la correction et certainement obeïssaient plus volontiers et plus
affectueusement aux uns avec un clin d'oeil sans mot dire, qu'ils ne
faisaient à d'autres avec soufflets et coups de bâton: tellement que je
me suis finalement persuadé, que la raison était plus apte et plus
digne de commander et de gouverner, que non pas la colère: car je
n'estime pas qu'il soit totalement vrai ce que dit le poète,
Où est la peur, là mêmes est la honte.
mais au revers, je pense qu'en ceux qui sont honteux s'imprime la
crainte qui les retient de mal faire: là où l'accoutumance ordinaire
d'être battu sans merci, n'imprime pas une repentance du mal faire,
mais une prevoyance de se garder d'y être surpris. Tiercement je
considérais en moi-même, et me ramenois en mémoire, que celui qui nous
enseigne à tirer de l'arc, ne nous défend pas de tirer, mais de faillir
à tirer: aussi celui qui nous enseigne à châtier en temps et lieu
modérément, opportunément, utilement, et ainsi qu'il appartient, ne
nous empêche pas de chaster, je m'efforce d'en soubtraire et ôter
entièrement toute colère, principalement par n'ôter pas à ceux qui sont
châtiés le moyen de se justifier, et par les ouïr: car le temps apporte
ce pendant à la passion un delay et une remise, qui la dissout: et ce
pendant le jugement de la raison trouve et le moyen et la mesure de
faire la punition convenablement: et puis on ne laisse point de lieu à
celui qui est châtié de resister au châtiment, s'il est puni et châtié
non pas en courroux et par colère, mais convaincu de l'avoir bien
mérité, et qui serait encore plus laid, on ne trouvera point que le
vallet châtié parle plus justement que le maître qui le châtie. Tout
ainsi doncques, comme Phocion, après la mort d'Alexandre le grand
voulant engarder les Atheniens de se soublever trop tôt avant le temps,
et d'ajouter trop promptement foi aux nouvelles de sa mort: «Seigneurs
Atheniens, dit-il, s'il est mort aujourd'hui, aussi le sera il <p
60r> demain, et d'ici à trois jours: aussi, si cettui-ci a failli
aujourd'hui, autant aura-il failli demain, et d'ici à trois jours: et
si n'y aura point d'inconvénient, quand il en sera puni un peu plus
tard qu'il n'eût du être, mais bien y en aurait il, si pour s'être trop
hasté il apparoissait à toujours, qu'il eût été châtié à tort, comme il
est advenu souventefois. Car qui est celui de nous si âpre, qu'il batte
ou fouette son vallet, pour avoir il y a cinq ou six jours brûlé le
rôt, ou renversé la table, ou trop tard répondu et obéi? et toutefois
ce sont les causes ordinaires pour lesquelles sur le champ, quand elles
sont récentes, nous nous troublons, et nous courrouceons amèrement,
sans vouloir presque pardonner: car ainsi comme les corps à travers un
brouillas apparoissent plus grands, aussi font les fautes à travers la
colère. Et pourtant faut-il sur l'heure conniver en telles fautes, et
ne faire pas semblant de les apercevoir, et puis quand on est du tout
hors de passions, sans aucun reste de perturbation, considérer le fait
en soi mûrement, et de sens rassis: et si lors il nous semble mauvais,
en faire la correction, et ne la laisser point aller ni échapper, comme
on ferait la viande quand on n'a plus d'appétit. Car il n'y a rien qui
tant soit cause de faire châtier en colère, comme de ne châtier pas
quand la colère est passée, et être tout descousu, et faire comme les
paresseux mariniers, qui durant le beau et bon temps demeurent en repos
dans le port, et puis quand la tourmente se léve ils font voile, et se
mettent en danger: aussi nous reprenants et blâmants la raison de
n'être pas assez roide, ains trop lâche et trop molle, en matière de
punition, nous nous hastons de l'executer alors que la colère est
présente, qui est comme un vent impetueux: car naturellement celui qui
a faim use de viande, mais de punition ne doit user sinon celui qui
n'en a ne faim ne soif: ni ne faut se servir de la colère comme d'une
sauce à la viande, pour nous mettre en appétit de châtier, ains lors
que l'on en est le plus esquarté, et que l'on y est contraint
nécessairement, y employant le jugement de la raison. Et ne faut pas
faire comme Aristote écrit, que de son temps au pays de la Thoscane on
fouettait les esclaves au son des flûtes et aubois, aussi prendre
plaisir, et se saouler comme d'un agréable passetemps, de châtier les
hommes, et puis après que la punition est faite s'en repentir: car l'un
est à faire à une bête sauvage, et l'autre à une femme: ains faut que
sans douleur et sans plaisir, au temps de raison et de jugement la
justice face la punition, sans qu'il demeure derrière aucun reste de
colère. Voire-mais on me pourra dire, que cela n'est pas proprement
donner remede ni guarison à la colère, ains plutôt une precaution et
fuite des fautes que l'on peut commettre en la colère: à cela je
répond, que l'enfleure de la ratte n'est pas aussi cause efficiente de
la fièvre, ains un accident accessoire: mais toutefois quand elle est
amollie, elle allége grandement la fièvre, ainsi que dit Hieronymus:
mais en considérant comme s'engendre proprement la colère, je vois que
les uns par une cause, les autres par une autre y tombent, mais en tous
il y a une opinion conjointe d'être mêprisé et contemné: pourtant faut
il donner quelque aide à ceux qui veulent appaiser un courroux, en
éloignant le plus que l'on pourra le fait de toute suspision de mêpris
et de contemnement, ou de braverie et d'audace, et la rejetant ou sur
la nécessité, ou inadvertence, ou accident, ou disgrâce et infortune,
comme fait Sophocles,
Pas ne demeure aux affligés seigneur
L'entendement qu'ils avaient en bon heur,
Ains quelque grand qu'il fut, il diminue.
et Agamemnon quoi qu'il référât le ravissement de Briseïde à un fatal malheur,
Si est il prêt du sien en satisfaire,
Et grands présents pour payement en faire.
car le prier est signe d'homme qui ne mêprise point: et celui qui a
offensé, s'il s'humilie, dissout toute l'opinion que l'on pouvait avoir
de contemnement: mais il ne <p 60v> faut pas que celui qui se
sent en colère attende cela, ains qu'il se serve de la réponse que fit
Diogenes: Ceux là se moquent de toi, Diogenes: «Et je ne me sens point
moqué moi,» répondit-il: aussi ne se doit il point persuader qu'on le
mêprise, ains plutôt qu'il aurait matière de mêpriser l'autre, et
estimer que la faute qu'il a commise est procédée ou d'infirmité, ou
d'erreur, ou de hâtiveté, ou de paresse, ou de tacquinerie, ou de
vieillesse, ou de jeunesse: et quant aux serviteurs ou aux amis, il les
en faut décharger de tout point, car ils ne nous mêprisent pas pource
qu'ils aient opinion que nous leur puissions rien faire, ou que nous ne
soyons pas gens d'execution, ains les uns pource qu'ils nous estiment
bons et debonnaires, les autres pource qu'ils nous aiment: et
maintenant nous ne nous aigrissons pas seulement contre notre femme,
contre nos serviteurs, et nos amis, comme étant mêprisés par eux, mais
aussi nous attachons nous en courroux et aux hosteliers, et aux
mariniers, et aux muletiers qui sont ivres, pensants être mêprisés par
eux: et, qui plus est, nous nous courrouceons encore contre les chiens
qui nous abbayent, et contre les ânes qui nous regimbent: comme celui
qui ayant haulsé la main pour battre l'asnier, comme il se fut écrié
qu'il était Athenien: «Et tu ne l'es pas toi,» dit-il à l'âne: en le
frappant, et lui donnant force coups de bâton. Mais ce qui plus
engendre de fréquentes et continuelles hargnes de colère en notre âme,
qui s'y amassent petit à petit, c'est l'amour de nous mêmes, et une
malaisance de moeurs, avec une mignardise, et une délicatesse, tout
cela ensemble nous en produit un exaim comme d'abeilles, et une
guépiere: et pourtant n'y a-il point de meilleur provision pour se
comporter doucement et benignement envers sa femme, envers ses
serviteurs, et envers ses familiers et amis, que la facilité de moeurs
et la simplicité ronde, quand on se sait contenter de ce que l'on a
présent à la main, et que l'on ne requiert point plusieurs choses, ne
trop exquises.
Mais celui là qui jamais n'est content
Que son rôti ou bouilly le soit tant,
ni plus, ni moins, ni de moyenne sorte
Appareillé, si que louange en sorte
Hors de sa bouche, et qu'il en dise bien.
celui qui ne bevrait jamais s'il n'avait de la neige pour rafreschir
son vin, qui ne mangerait jamais pain qui eût été acheté sur la place,
ni ne mangerait jamais viande en pauvre vaisselle, comme de bois, ou de
terre, qui ne coucherait jamais en lit, sinon qu'il fut mol, et
enfondrant comme les undes de la mer quand elle est agitée jusques au
fond, qui haste ses vallets servants à la table à coups de fouet et de
bâton, et les fait courir avec sueur, criant après eux à pleine tête,
comme s'ils portaient des cataplasmes à mettre sur une apostume fort
enflammée, qui s'assujettit lui-même à une façon de vivre fort servile,
hargneuse et querelleuse: celui-là, dis-je, ne se donne de garde que ne
plus ne moins que par une toux continuelle, ou par fréquentes
concussions, il contracte en son âme une disposition ulcereuse et
catarreuse, qui à la fin lui cause une habitude de colère. Et pourtant
faut-il par frugalité accoutumer son corps à se contenter facilement de
peu: pource que ceux qui appetent peu, ne peuvent avoir faute de
beaucoup: et n'y aura point de mal, commençant à la viande, se
contenter sans dire mot de ce qu'il y aura, sans se courrouçer et
tourmenter à la table, et en ce faisant donner un très facheux mets et
à soi-même, et à toute la compagnie, qui est la colère:
Car présenter on ne nous saurait pas
Un plus fâcheux et plus mauvais repas,
que de voir battre vallets, tancer et injurier sa femme, pource que la
viande sera brulée, ou qu'il y aura de la fumée en la sale, faute de
sel sur table, ou que le pain sera trop dur. Arcesilaus donnait un jour
à souper à quelques siens hostes étrangers, et à <p 61r>
quelques-uns de ses amis, mais quand la viande fut apportée, il ne se
trouva point de pain sur la table, parce que les serviteurs n'avaient
pas eu le soin d'en acheter: pour laquelle faute, qui est celui de nous
qui n'eût rompu les murailles à force de crier? mais lui ne s'en fit
que rire: «Voyez, dit-il, s'il faut pas être sage pour bien dresser un
banquet.» Et Socrates au sortir de l'exercice de la lutte ayant mené
Euthydemus souper chez lui, Xantippé sa femme se print à le tancer et
lui dire injure, tant que finablement elle renversa table et tout.
Euthydemus se leva tout fâché pour s'en aller. Et Socrates lui dit, «Et
comment, ne te souvient-il pas que devant hyer, ainsi que nous disnions
chez toi, une poulle saulta sur la table, qui nous en fit tout autant,
et nous ne nous en courrouçasmes pas pourtant?» car il faut recueillir
ses amis avec une facilité, avec caresse, et avec un visage riant, non
pas froncer ses sourcils, pour donner une frayeur et horreur à ses
serviteurs. Et se faut semblablement accoutumer à se servir de tous
vases et vaisselles indifféremment, et non pas s'astraindre à user de
cettui-ci ou cettui-là sans autre, comme font aucuns, encore qu'il y
ait grande compagnie, qui ont en particulière recommandation un certain
gobelet ou une coupe ainsi en font-ils des burettes à huile, et des
étrilles dont on se sert aux étuves: car ils mettent leur affection en
quelqu'une entre toutes, et puis si elle vient à être rompue, ou
esgarée et perdue, ils en sont extremement marris, et en battent leurs
vallets. Parquoi ceux qui se sentent enclins à la colère, se doivent
abstenir de faire provision de telles choses rares et exquises, comme
de vases ou d'anneaux, et de pierres précieuses, pource que tels joyaux
exquis et précieux, quand ils viennent à être perdus, mettent bien les
hommes plus hors de sens, par colère, que si c'était chose de peu de
prix, et que l'on pût facilement recouvrer: et pour ce dit-on, que
l'Empereur Neron ayant une fois fait faire un pavillon à huit pans,
beau, somptueux, et riche à merveilles, Senecque lui dit, Tu as montré
en ce pavillon que tu es pauvre, pource que si une fois tu le perds,
jamais plus tu n'en pourras recouvrer de pareil. Comme il advint, parce
que la navire, en laquelle était ce pavillon, se perdit par naufrage:
et Neron se souvenant de ce que lui en avait dit Senecque, porta la
perte plus patiemment. Or l'aisance et facilité que l'on prend envers
les choses, enseigne à être facile et aisé envers les serviteurs: et si
l'on en devient aisé envers les serviteurs, il est certain qu'encore
plus le devient on envers les amis et envers les sujets. Et nous voyons
que les serfs nouvellement achetés s'enquirent de celui qui les a
acquis, non pas s'il est superstitieux, ne s'il est envieux, mais s'il
est colère: et bref ni les maris ne peuvent endurer la pudicité de
leurs femmes, si elle est conjointe avec mauvaise tête et colère, ni
les femmes les amours de leurs maris, ni les amis la conversation des
uns avec les autres, tellement que ni le mariage, ni l'amitié ne sont
point supportables avec la colère: mais sans colère l'ivresse même est
légère à tolerer: car la ferule du dieu Bacchus, que est comme une
canne, dont on donne sur la main aux enfants qui ont failli, est
suffisante punition de l'ivrongne, pourvu que la colère ne s'y joigne
point, qui rende Bacchus, au lieu de Lyaeus, et de Chorius, c'est à
dire, chasseur d'ennuis, et balleur, Omestes et Maenoles, qui signifie
cruel et furieux: encore quant à la fureur et manie, l'hellebore qui
crait en l'îsle d'Anticyre la guérit, quand elle est seule: mais si une
fois elle est mêlée avec la colère, elle produit des Tragoedies et cas
si étranges, qu'ils semblement fables: et pourtant ne lui faut-il
jamais donner lieu, non pas en jouant même, pource qu'elle tourne une
caresse en inimitié: ni en devisant et conferant ensemble, pource que
d'une conférence de lettres elle en fait une opiniâtre émulation et
contention: ni en jugeant, pource qu'elle ajout insolence à
l'authorité: ni en montrant aux enfants, pource qu'elle les met en
desespoir, et leur fait haïr l'étude des lettres: ni en prosperité,
pource qu'elle <p 61v> augmente l'envie qui accompagne la bonne
fortune: ni en adversité, pource qu'elle ôte la misericorde, quand ceux
qui sont tombés en mauvaise fortune se courroucent, et combattent à
l'encontre de ceux qui ont compassion de leur malheur, comme fait Priam
en Homere,
Allez vous en arrière de ma vue
Meschants truans, gens de nulle value
Puis que venez pour mon deuil consoler.
Au contraire, la facilité de moeurs donne secours aux uns, honore les
autres, addoucit l'aigreur, et par sa douceur vient au dessus de toute
rudesse et toute asperité de moeurs: comme fit Euclides à l'endroit de
son frère, avec lequel étant entré en quelque contestation, comme son
frère lui eût dit, «Je puisse mourir malement, si je ne me venge de
toi:» Il lui répondit, «Mais je puisse mourir moi, si je ne te persuade
gracieusement.» Il le gagna tout sur le champ, et lui changea la
mauvaise volonté qu'il avait. Et Polemon, comme quelquefois un autre
qui aimait fort les pierres précieuses, et était fort convoiteux
d'avoir de beaux anneaux, le tançât et l'injuriât outrageusement, il ne
lui répondit rien, mais il fit seulement semblant de regarder
affectueusement l'un de ses anneaux, et de le bien considérer: l'autre
en étant tout réjoui, lui dit incontinent, «Ne le regarde pas ainsi
Polemon, mais à son jour, et il te semblera beaucoup plus beau.» Et
Aristippus s'étant mis en colère à l'encontre d'Aeschines, comme
quelqu'un qui les oyait contester lui eût dit, «Comment Aristippus, et
où est votre amitié?» «Elle dort, répondit-il, mais je la réveillerai:»
et s'approchant d'Aeschines, «Te semble-il que je sois si malheuruex,
et si incurable, que je ne doive obtenir de toi un seul admonestement?»
Et adonc Aeschines lui répondit, «Ce n'est point de merveille, si étant
en toute autre chose de plus excellente nature que moi, tu as encore en
ce point vu et connu devant moi ce qui était convenable de faire:» car
comme dit le poète,
Non seulement la femme étant débile,
Mais un enfant de sa main imbêcile
Grattant tout doux le sanglier herissé,
Le tournera à son vouloir plissé,
Mieux qu'un lutteur, avec toute sa force,
Ne lui saurait donner la moindre entorse.
Mais nous apprivoisons les bêtes sauvages, et addoucissons des petits
louveteaux, voire et portons quelquefois entre nos bras de petits
lionceaux, et par une fureur de colère nous chassons arrière de nous et
nos enfants, et nos amis, et familiers, et laschons à l'encontre de nos
serviteurs domestiques et de nos citoyens la colère, comme une bête
sauvage furieuse, en la déguisant à fausses enseignes d'un beau nom de
haine des vices: mais c'est, à mon avis, comme des autres passions et
perturbations de l'âme, comme de la timidité que nous surnommons
prudence, de la prodigalité que nous appellons liberalité, de la
superstition que nous disons religion, et ce pendant ne nous en pouvons
sauver de pas une. Et néanmoins tout ainsi comme Zenon disait, que la
semence de l'homme était une mixtion et composition extraite de toutes
les puissances de l'âme: aussi pourrait-on, à mon avis, dire que la
colère est une mêlange composée de toutes les passions de l'âme, car
elle est tirée et extraite et de la douleur et de la volupté, et de
l'insolence et audace: elle tient de l'envie, à ce qu'elle est bien
aise de voir mal à autrui: elle a du meurtre et de la violence, car
elle combat non pour se défendre et ne point souffrir, ains pour faire
souffrir et ruiner autrui: et de la convoitise elle en a ce qui est le
plus mal plaisant et le plus déshonnête, attendu que c'est une envie et
appétit de faire mal à autrui. Et pourtant si d'aventure nous
approchons de la maison d'un homme <p 62r> voluptueux et
luxurieux, nous entendrons dés l'aube du jour une menétrière qui
sonnera l'aubade, et verrons à la porte la lie du vin, comme disait
quelqu'un, c'est à dire, les vomissemens de ceux qui y auront rendu
leur gorge, des pièces de festons déchirés, et des pages et lacquais
qui ivrongneront. Mais les marques et signes qui découvrent les hommes
âpres et colères, vous les verrez imprimés sur les visages des
serviteurs, des frisures et esgratigneures, et aux fers qu'ils auront
aux pieds: Car au logis d'une personne sujet à l'ire et à la colère, il
n'y a qu'une seule musique, se sont les lamentations et gémissements ou
de dépensiers que l'on fouettera leans, ou de servantes que l'on y
gehennera, de manière que vous aurez compassion des douleurs qu'il faut
que souffre la colère és choses qu'elle convoite, et là où elle prend
plaisir. Mais encore en ceux qui véritablement sont surpris de colère,
comme il advient souvent pour la haine qu'ils portent aux vices et aux
méchants, si faut-il en ôter ce qui est de trop et d'excessif, ensemble
avec le trop de fiance et de créance que nous prenons en ceux qui
conversent avec nous: car c'est l'une des causes qui plus engendre et
augmente la colère, quand celui que nous avons tenu pour homme de bien
se découvre méchant, et que nous avons estimé notre ami, tombe en
quelque différent et querelle avec nous: car quant à moi, vous
connaissez mon naturel, combien peu d'occasion il me faut à me faire
aimer les hommes, et me fier en eux: et pourtant ne plus ne moins que
ceux qui marchent sur solage faux et qui n'est pas ferme, tant plus je
m'appuie par aimer sur quelqu'un, tant plus bronche-je lourdement, et
tant plus suis-je marri, quand je me trouve deçeu. Et quant à
l'inclination à l'aimer, il serait bien désormais mal aisé que j'en
peusse retirer ce qui est de trop prompt et de trop volontaire: mais
pour me garder de trop me fier, je pourrais à l'aventure me servir,
comme d'une bride, de la prudence et circonspection retenue de Platon:
car en recommandant le mathematicien Helicon il dit, qu'il le loue
comme homme, c'est à dire, comme un animal qui de sa nature se mue et
se change facilement: et de ceux qui avaient été bien nourris et bien
institués à Athenes il dit encore, qu'il craint, qu'étant hommes et
semence d'autres hommes, ils ne donnent à connaître la grande infirmité
et imbecillité de la vie humaine: et Sophocles quand il dit,
Plus des humains les faits tu chercheras,
Plus mal que bien caché y trouveras,
il semble qu'il nous abbaisse, et nous rongne les ailes
merveilleusement: toutefois cette difficulté à faire jugement des
personnes, et malaisance à nous en contenter, nous rendra plus faciles
en nos courroux: car toute chose soudaine et imprévue nous transporte
promptement hors de nous-mêmes. Et faut aussi, comme Panaetius nous
admoneste en quelque lieu, prattiquer la constances d'Anaxagoras: et
comme lui quant on lui vint rapporter, que son fils était mort,
répondit, Je savait bien que je l'avais engendré mortel: aussi à chaque
faute qui nous aiguisera la colère, nous pourrons répondre, Je savais
bien que je n'avais pas acheté un esclave qui fut sage comme un
philosophe: Je savais bien que j'avais acquis un ami, qui pouvait bien
faillir: Je savais bien que la femme que j'avais épousée était femme.
Mais si quelqu'un davantage y voulait encore ajouter ce refrein de
Platon, Ne suis-je point moi-même en quelque chose tel? et détournait
ainsi la discussion de son jugement du dehors au dedans, et entrejetait
un peu parmi le reprendre autrui, la crainte d'être repris lui-même, il
ne serait à l'aventure pas si âpre à condamner les autres pour leurs
vices, quand il verrait que lui-même aurait tant de besoin de pardon.
Mais à l'opposite chacun de nous étant en colère, et punissant autrui,
prononce des sentences d'un Aristides, ou d'un Caton, Ne dérobe plus,
Ne ments plus, pourquoi es-tu si paresseux? et, qui est plus laid que
tout, nous <p 62v> reprenons en colère ceux qui se courroucent et
colèrent, et les fautes qui ont été commises par colère, nous les
punissons nous mêmes en colère, non pas en la sorte que font les
médecins,
Qui d'un drogue et médecine amère
Vont détrempant le fiel de la colère.
car nous l'augmentons, et la brouillons encore davantage. Quand
doncques quelques-fois je me mets à par moi en ces discours, je tâche
quant-et-quant à retrancher quelque chose de la curiosité: car de
vouloir exquisement rechercher et découvrir toutes choses, pourquoi un
vallet aura failli à faire ce qu'on lui aura commandé, ce qu'aura fait
un ami, à quoi s'amusera un fils, ce qu'aura dit en l'aureille une
femme, tout cela n'engendre que de continuelles riottes journellement,
lesquelles enfin se terminent en une âpreté et malaisance de moeurs:
car, comme dit quelque part Euripide,
Dieu met la main à toute chose grande,
Mais tout le reste à fortune il commande.
quant à moi, je ne cuide pas qu'il faille rien commettre à la fortune,
ni moins encore passer en nonchaloir à un homme de bon sens, mais de
quelques choses se fier et s'en rapporter à sa femme, de quelques
autres à ses serviteurs, d'autres à ses amis, comme ayants sous eux des
commis, des receveurs, et administrateurs, en se retenant à lui, et à
la disposition de son jugement, les principales et de plus grande
importance: car tout ainsi comme les petites lettres offensent et
poignent plus les yeux, d'autant qu'elles les tendent plus, aussi les
petits affaires émeuvent plus la colère, qui de là en prend une
mauvaise accoutumance pour les plus grands. Puis, après tout,
j'ai estimé que ce precepte d'Empedocles était grand et divin,
Maintiens-toi sobre, et net de tout péché.
Ce reste semble avoir été ajouté par quelque Chrestien, et n'est point
du style de l'autheur, aussi louois-je grandement ces observations,
comme étant honnêtes et bien séantes à homme faisant profession de
sapience, vouer en ses prières de s'abstenir un an durant de femmes, et
de vin, honorant ainsi Dieu de cette continence, ou bien de s'abstenir
un temps certain et limité de toute vaine parole, prenant garde à soi
de ne dire jamais ni en jeu, ni à bon escient, parole qui ne soit
véritable: et premièrement je m'accoutumois à passer quelque peu de
jours sans me courroucer pour quelque occasion que ce fut, comme de
m'enivrer, ou de boire du vin, ne plus ne moins que si je sacrifiois à
Dieu un sacrifice sans effusion de vin, ains seulement de miel: et puis
m'essayant pour un mois ou pour deux, je gagnois ainsi petit à petit en
avant du temps, m'exerçant de tout mon pouvoir à la patience, ou me
contregardant avec tous bons et honnêtes propos, gracieux, doux et
paisibles, pur et net de toutes mauvaises paroles, de méchantes
actions, et d'une passion, qui pour un bien peu de plaisir, et icelui
encore peu honnête, apporte de grands troubles, et finalement une
repentance très vilaine. Dont avec la grâce de Dieu qui m'y aidait, à
mon avis, l'expérience m'a donné évidemment à connaître, que cette
mansuetude, clemence, benignité et debonnaireté, n'est à nul des
familiers qui vivent et conversent ordinairement ensemble, si douce, si
agréable, ne si plaisante, qu'elle est à ceux mêmes qui l'ont imprimée
en leur âme.<p 63r>
IX. De la curiosité.
LE meilleur serait, à l'aventure, de ne se tenir du tout point en
maison qui fut mal aérée, mal percée, obscure, froide, et mal saine:
mais encore si pour l'avoir de long temps accoutumée aucun y voulait
demeurer, il y pourrait en remuant les vues, en changeant la montée, en
ouvrant quelques huis, et en fermant quelques autres, la rendre plus
claire, mieux à propos exposée au vent, et plus salubre: car on a
amendé des villes mêmes toutes entières, par semblables remuemens:
comme l'on dit que Chaeron anciennement tourna la ville de ma
naissance, Chaeronée, devers le Soleil levant, laquelle auparavant
regardait vers le Ponant, et recevait le couchant du côté du mont de
Parnasse: et le Philosophe naturel Empedocles ayant fait étouper une
bouche et ouverture de montaigne, de laquelle il sortait un vent de
Midi pesant et pestilent à toute la campagne d'au dessous, ôta
l'occasion de la pestilence qui était par avant ordinaire en toute la
contrée. Pour autant donc qu'il y a des passions de l'âme pestilentes
et dommageables, comme celles qui lui apportent travail, tourmente, et
obscurité, le meilleur serait les chasser de tout point, et les jeter
entièrement par terre, pour se donner à soi-même une vue libre, une
lumière claire, et un vent salubre, ou pour le moins les rechanger et
rhabiller, en les changeant ou détournant autrement: comme pour
exemple, sans en chercher plus loin, la curiosité est un désir de
savoir les tares et imperfections d'autrui, qui est un vice
ordinairement conjoint avec envie et malignité: car pourquoi est-ce,
homme par trop envieux, que tu vois si clair és affaires d'autrui, et
si peu és tiens propres? détourne un peu du dehors, et retourne au
dedans ta curiosité, si tant est que tu prennes plaisir à savoir et
entendre des maux, tu trouveras bien chez toymesms à quoi passer ton
temps:
Autant que d'eau autour d'une île il passe,
Et qu'en un bois de feuilles il s'amasse,
autant trouveras-tu de péchés en ta vie, de passions en ton âme, et
d'omissions en ton devoir. Car comme Zenophon dit, que chez les bons
ménagers il y a lieu propre pour les utensiles destinés à l'usage des
sacrifices, autre lieu pour la vaisselle de table, et qu'ailleurs sont
situés les instruments du labourage, et ailleurs à part ceux qui sont
nécessaires à la guerre: aussi trouveras-tu en toi des maux qui
procèdent les uns d'envie, les autres de jalousie, les autres de
lâcheté, et les autres de chicheté: amuse toi à les revisiter, à les
considérer: étoupe et bousches toutes les advenues, et toutes les
portes et fenestres qui regardent chez tes voisins, et en ouvre
d'autres qui répondent à ta chambre, au cabinet de ta femme, au logis
de tes serviteurs, là tu trouveras à quoi t'amuser avec profit et sans
malignité, là tu trouveras des occupations profitables et salutaires,
si tu aimes tant à enquérir et rechercher ce qui est caché, pourvu que
chacun veuille dire à part soi,
Où ai-je été? qu'ai-je fait ou mesfait?
Qu'ai-je oublié que je deusse avoir fait?
Mais maintenant, ainsi comme les fables disent, que la fée Lamia ne
fait que chanter quand elle est en sa maison étant aveugle, d'autant
qu'elle a serré ses yeux en un vaisseau à part: mais quand elle sort
dehors, elle se les remet, et voit alors: aussi chacun de nous au
dehors, et pour contempler les autres, ajoute à la male intention la
curiosité, comme un oeil, et en nos propres défauts, et en nos maux
nous avons la barlue par ignorance à tout propos, à faute d'y employer
les yeux et la clarté de la lumière. Voila pourquoi le curieux est plus
utile à ses ennemis qu'il n'est pas à luymême, d'autant qu'il découvre,
met en évidence, et leur montre, ce dont il <p 63v> se faut
garder, et ce qu'ils doivent corriger, et ce pendant il ne voit pas la
plupart de ce qui est chez lui, tant il est ébloui à regarder ce qui
est au dehors: mais Ulysses homme sage ne voulut pas même parler à sa
propre mère devant qu'il eût enquis et entendu du prophète, ce pourquoi
il était descendu aux enfers, et après qu'il l'eut entendu, alors il se
tourna à parler et à sa mère et aux autres, femmes, demandant qui était
Tyro, qui était la belle Chloris, et pour quelle occasion Epicaste
était morte,
S'étant pendue avec un las mortel
Aux soliveaux du haut de son hostel.
Mais, au contraire, nous mettants à non-chaloir, et ne nous souciants
point de savoir ce qui nous touche, allons rechercher la genealogie des
autres, que le grand père de notre voisin était venu de la Syrie, que
sa nourrice était Thraciene, que un tel doit trois talents, et n'en a
point encore payé les arrerages: et nous enquérons de telles choses,
d'où revenait la femme d'un tel, et qu'était ce qu'un tel et un tel
disaient à part en un coin. Au contraire, Socrates allait çà et là
enquérant de quelles raisons usait Pythagoras pour persuader les
hommes, et Aristippus en la solennité et assemblée des jeux Olympiques
se rencontrant en la compagnie d'Ischomachus, lui demanda de quelles
persuasions usait Socrates pour rendre les jeunes hommes si fort
affectionnés à lui: et comme l'autre lui en eût communiqué quelque
petit de semence et de montre, il en fut si passionné que son corps en
devint incontinent tout fondu, pasle et défait, jusques à ce que s'en
étant allé à Athenes avec cette ardente soif, il en puisa à la source
même, et connut le personnage, oit ses discours, et sut que c'est de la
Philosophie, de laquelle la fin est, connaître ses maux, et le moyen de
s'en délivrer: mais il y en a qui pour rien ne veulent voir leur vie,
comme leur étant un très malplaisant spectacle, ni replier et retourner
leur raison comme une lumière sur eux-mêmes, ains leur âme étant pleine
de toutes sortes de maux, et redoutant et craignant ce qu'elle sent au
dedans d'elle-même, saute dehors, et va errant çà et là à rechercher
les faits d'autrui, nourrissant et engraissant ainsi sa malignité: car
ainsi que la poule, bien souvent qu'on lui aura mis à manger devant
elle, s'en ira néanmoins gratter en un coin, là où elle aura peut être
aperçu en un fumier quelque grain d'orge: semblement aussi les curieux,
passants par-dessus les propos exposés à chacun, et les histoires dont
chacun parle, et que l'on ne défend point d'enquérir, ni n'est on point
marri quand on les demande, vont recueillant et amassant les maux
secrets et cachés de toute la maison. Et toutefois la réponse de
l'Aegyptien fut gentille et bien à propos à celui qui lui demandait,
que c'était qu'il portait enveloppé: «c'est afin que tu ne le saches
pas, qu'il est enveloppé.» Aussi toi curieux pourquoi vas-tu
recherchant ce qui est caché? car si ce n'était quelque chose de mal on
ne le cacherait pas: et si y a plus, que l'on n'a pas accoutumé
d'entrer de plein vol en la maison d'autrui sans frapper à la porte, et
maintenant on use de portier pour même occasion, mais anciennenement on
avait des marteaux attachés aux portes dont on tabourait, pour advertir
ceux de dedans, à fin qu'un étranger ne surprît point la maîtresse au
milieu de la maison, ou la fille à marier, ou un serviteur que l'on
fouetterait, ou des chambrières qui tanceraient, mais c'est là où plus
volontiers le curieux se glisse: de manière qu'il ne verrait pas
volontiers, encore qu'on l'en priast, une maison honnête et bien
composée: mais ce pourquoi on use de clef, de verrou, et de porte,
c'est ce qu'il appete découvrir, et le mettre en vue de tout le monde.
Et toutefois, comme disait Ariston, les vents que nous haïssons le
plus, ce sont ceux qui nous rebrassent nos habillements: mais le
curieux ne rebrasse pas seulement les robes et les saies de ses
voisins, mais il ouvre jusques aux parois, il ouvre tout arrière les
portes, et pénétre même à travers le corps de la tendre pucelle, comme
un vent, enquérant de ses jeux, ses danses et ses veilles, et les <p
64r> calumniant: et comme le poète comique se moquant de Cleon dit,
que
Ses deux mains sont au pays d'Aetolie,
Et son esprit est en la Clopidie,
voulant dire qu'il ne faisait que demander, que prendre et dérober:
aussi l'entendement du curieux est tout ensemble és palais des riches,
et maisonnettes des pauvres, és cours des Rois, és chambres des
nouveaux mariés: il furette toutes choses, et s'enquiert des affaires
des passans, des seigneurs et capitaines, et quelquefois non sans
danger: ains comme si quelqu'un par curiosité d'apprendre la qualité de
l'Aconite, en goûtait, se trouverait mort avant qu'il en sût rien
connaître: aussi ceux qui recherchent les maux des grands, se perdent
eux-mêmes avant que d'en pouvoir rien savoir: car ceux qui ne se
contentent pas de la lumière abondante des rayons du Soleil, qui
s'épandent si clairement sur toutes choses, ains veulent à plein fond
regarder le cercle même de son corps, en osant se promettre qu'ils
pénétreront sa clarté, et entreront des yeux à force au beau milieu,
ils s'aveuglent. Et pourtant Philippides le joueur de Comoedies
répondit un jour bien sagement au Roi Lysimachus qui lui disoit, «Que
veux tu que je te communique de mes biens, Philippides» «Ce qu'il vous
plaira, Sire, dit-il, pourvu que ce ne soit point de vos secrets.» Car
ce qu'il y a de plus beau et de plus plaisant en l'état des Rois se
montre au dehors, exposé à la vue d'un chacun: comme sont leurs
festins, leurs richesses, leurs fêtes, leurs liberalités et
magnificences, mais s'il y a quelque chose de caché et secret, ne vous
en approchés pas. La joie d'un Roi en prosperité ne se cache point, ni
son rire quand il est en ses bonnes, ni quand il se prepare à faire
quelque grâce et quelque liberalité: mais s'il y a quelque chose de
secret, c'est cela qui est formidable, triste, non approchable, et où
il n'y a pas matière de rire: car ce sera ou un amas de rancune
couverte, ou un projet de quelque vengeance, ou une jalousie de femme,
ou une défiance de quelques-uns de ses mignons, ou une suspicion de son
fils. fui cette épaisse et noire nuée, tu verras bien quel tonnerre et
quel éclaire elle jettera quand ce qui est maintenant caché viendra à
se crever. Quel moyen doncques y a il de la fuir? c'est de detourner et
tirer ailleurs la curiosité, mêmement à rechercher les choses qui sont
et plus belles et plus honnêtes: recherche ce qui est au ciel, ce qui
est en la terre, en l'air, en la mer. Tu demandes à voir ou de grandes
ou de petites choses: si tu en aimes à voir de grandes, recherche le
Soleil, enquiers toi là où il descend, de là où il monte: cherche la
cause des mutations qui se font en la Lune, comme tu ferais les
changements d'un homme: comment est-ce qu'elle a perdu une si grande
lumière, d'où est-ce qu'elle l'a depuis recouvrée, et comment est-ce
que,
premièrement de non point apparente
Elle se montre un petit éclairante,
Embellissant sa belle face ronde,
Et l'emplissant de lumière feconde:
Puis de rechef se va diminuant,
Et s'en retourne en son premier néant.
et cela sont des secrets de nature: mais elle n'est pas marrie quand on
les recherche. Tu défies tu de pouvoir trouver les grandes choses?
recherche les petites: Comment est-ce qu'entre les arbres les uns sont
toujours verds, floris, revètus de leurs beaux habillements, et
montrent leurs richesses en tout temps: les autres sont aucunefois
semblables à ceux-là, mais puis après, ayants, comme un mauvais
ménager, tout à un coup mis hors et dépendu tout leur bien, ils
demeurent tout nuds et pauvres: et pourquoi est-ce que les uns
produisent leurs fruits ronds, les autres longs, et les autres
angulaires: car il n'y a mal ni danger quelconque à toutes ces
enquêtes-là. Mais s'il est forcé que la curiosité s'applique toujours à
rechercher choses mauvaises, comme <p 64v> un serpent venimeux se
nourrit et se tient toujours en lieux pestilents, menons la à la
lecture des histoires, et lui présentons abondance et affluence de tous
maux: car là elle trouvera des ruines d'hommes, pertes de biens,
corruptions de femmes, des serviteurs qui se sont élevés contre leurs
maîtres, calomnie d'amis, empoisonnements, envies, jalousies,
destructions de maisons, éversions de Royaumes et de seigneuries:
saoule t'en, rempli t'en, prends y tant que tu voudras de plaisir, tu
ne fâcheras, ni ne ennuyras personne de ceux avec qui tu converseras:
mais il semble que la curiosité ne se délecte pas de maux qui soient
déjà rances, et vieux, ains tous frais et tous recens, et qu'elle
prenne plus de plaisir à voir toujours de nouvelles Tragoedies: car
quant aux comoedies et spectacles de joyeuseté, elle ne s'y arrête pas
volontiers. Et pourtant si quelqu'un raconte l'appareil d'une noce, ou
d'un sacrifice, ou d'un montre, le curieux s'écoutera froidement, et
négligemmment, et dira qu'il l'aura déjà entendu d'ailleurs, commandera
à celui qui fait le conte, qu'il passe cela, ou qu'il l'abbrege: mais
si quelqu'un assis bec à bec raconte comme une fille aura été
despucellée, ou une femme violée, ou un proces qui se va commencer, ou
une querelle dressée entre deux frères, alors il ne sommeille ne il ne
vague pas,
Ains pour ouïr le conte il s'appareille,
En approchant soigneusement l'oreille. Et cette sentence,
Hélas que l'homme est prompt à écouter
Plus tôt le mal, que le bien raconter!
cela proprement est dit à la vérité touchant la curiosité: car ainsi
comme les cornets et ventoses attirent du cuir ce qu'il y a de pire,
aussi les aureilles des curieux attirent tous les plus mauvais propos
qui soient: ou pour mieux dire, comme les villes et cités ont des
portes maudites et malencontreuses, par lesquelles elles font sortir
ceux que l'on méne executer à la mort, et par où elles jettent hors les
ordures, et les hosties d'execration et de malediction, et jamais n'y
entre, ni n'en sort chose qui soit nette, sainte, ni sacrée: aussi les
aureilles du curieux sont de pareille nature, car il n'y passe rien qui
soit gentil, ni bon, ni honnête, ains toujours y traversent et hantent
paroles sanglantes, apportants quand et elles des contes execrables,
pollus, et contaminés,
Larmes et pleurs sont en toute saison
Le Rossignol qu'on oit en ma maison.
Cela est la seule Muse, la seule Sirene des curieux: il n'y a rien
qu'ils oyent plus volontiers, car curiosité est une convoitise d'ouïr
les choses que l'on tient closes et cachées: or n'y a il personne qui
cache un bien qu'il possede, vu que bien souvent on simule d'en avoir
que l'on n'a pas: ainsi le curieux convoitant de savoir et entendre des
maux, est entaché de cet malheureté, que les Grecs appellent
Epichaere-kakia, qui signifie joie du mal d'autrui, passion que est
soeur germaine de l'envie, d'autant qu'envie est douleur du bien
d'autrui, et l'autre perversité, est joie du mal: toutes lesquelles
deux passions procèdent d'une perverse racine et d'une autre passion
sauvage et cruelle, qui est la malignité. Or est-il si fâcheux et si
moleste à un chacun de découvrir les maux secrets qu'il a, que
plusieurs ont mieux aimé se laisser mourir, que de déclarer aux
médecins les maladies cachées qu'ils enduraient: car supposez que
Erophilus ou Erasistratus, ou bien Aesculapius même du temps qu'il
était encore homme, vint en votre maison vous demander, à un homme s'il
aurait une fistule au fondement, ou si c'était une femme, si elle
aurait point un chancre en la matrice, ayant en sa main les outils de
chirurgie, et les drogues qui sont propres à la guarison de tels maux:
qui est celui qui ne chassât bien au loin un tel médecin, qui sans
attendre que l'on eût affaire de lui, et que l'on l'eût mandé,
viendrait de gaieté de coeur, et de son propre mouvement, pour entendre
les maux d'autrui, encore que la curiosité et le soin de bien
particulièrement enquérir, soit salutaire en cet <p 65r> art là?
là où les curieux recherchent en autrui ces mêmes maux là, et d'autres
encore pires: il est vrai que ce n'est pas pour les guérir, mais
seulement pour les découvrir: au moyen de quoi ils sont à bon droit
haïs de tout le monde. Car nous haïssons les gabelleurs, et sommes
marris contre eux, non quand ils font payer la gabelle pour les hardes
que l'on fait entrer à découvert en la ville, mais quand ils viennent
rechercher et fureter les besognes et hardes d'autrui, encore que
l'authorité publique leur donne loi de ce faire, et qu'ils reçoivent
dommage quand ils ne le font pas: mais au contraire, les curieux
laissent perdre et abandonnent leurs affaires propres, pour vaquer à
enquérir ceux d'autrui. Ils ne vont pas souvent aux champs, d'autant
qu'ils ne peuvent supporter le requoi ni le silence de la solitude:
mais si d'aventure après un long espace de temps, il leur advient d'y
aller, ils jetteront plutôt l'oeil sur les vignes de leurs voisins que
sur les leurs, et s'enquérront combien de boeufs seront morts à leur
voisin, ou combien de muids de vin lui seront aigris, et soudain après
qu'ils se seront emplis de telles curieuses demandes, ils s'en
refuiront à la ville. Car le vrai et bon laboureur ne se souciera mêmes
des nouvelles qui sans s'en enquérir lui viendront de la ville: car il
dit,
Puis en marrant il me racontera
sous quelles lois paix faite se sera:
Car le méchant fait métier de s'enquérre,
Allant par tout, et de paix et de guerre.
8. Mais les curieux fuyants le labourage et l'agriculture, comme chose
vaine et froide, qui ne produit point de grand cas, se jettent au
milieu d'un Senat, d'un tribune où les harangues se font au peuple sur
la place, au plus fréquent lieu du port où abordent les navires: Et
bien, y a il rien de nouveau? Comment, n'as tu pas été ce matin sur la
place? Penses-tu que la ville se soit changée en trois heures? Si
quelqu'un d'aventure lui fait ouverture de tels propos, s'il est à
cheval, mettant pied à terre, il l'ambrassera, il le baisera, et
dressera les aureilles: mais si celui qu'il rencontrera en son chemin
lui dit, qu'il n'y a rien de nouveau, il lui répondra lors, Que dis-tu?
n'as tu pas passé par la place? n'as tu point été au palais? et n'as tu
point parlé à ceux qui sont venus d'Italie? Voilà pourquoi j'estime,
que les magistrats de la ville de Locres font bien: car si quelqu'un de
leurs bourgeois revenant des champs en la ville, demande, Et bien, y a
il rien de nouveau? ils le condamnent à l'amende: parce que comme les
cuisiniers pour bien ruer en cuisine ne demandent autre chose, que
qu'il y ait force gibier, et les pêcheurs force poisson: aussi les
curieux ne souhaittent que qu'il y ait grande abondance de maux, et
grand nombre d'affaires, grandes nouveautés, grands changements, à
celle fin qu'ils aient toujours dequoi chasser, et que tuer. Aussi fit
sagement le legislateur des Thuriens, quand il défendit de farcer ne
moquer aucun és jeux publiques et comedies, sinon les adulteres et les
curieux: car il semble que l'adultère soit une espèce de curiosité, de
rechercher la volupté d'autrui, et une inquisition et recherche de ce
que l'on garde caché, et que l'on ne veut pas être vu de tout le monde.
Et la curiosité semble être un déliement, violement et découvrement des
choses secrètes: or est il que communément ceux qui enquirent et savent
beaucoup, parlent aussi beaucoup: c'est pourquoi Pythagoras ordonna aux
jeunes gens cinq années de silence, qu'il appella Echemythie, c'est à
dire, tenir sa langue. Mais il est du tout nécessaire, que medisance
soit conjointe à curiosité, car ce qu'ils oyent volontiers: ils le
redisent aussi volontiers: et ce qu'ils recueillent soigneusement des
autres, ils le départent encore plus volontiers à d'autres. D'où vient
qu'outre les autres maux que ce vice-là contient, encore a-il celui-là,
qu'il est contraire à sa propre convoitise: car il convoite savoir
beaucoup, et chacun le fuit et se donne garde de lui. Car on n'a pas à
plaisir de faire rien qu'il voie, ne dire rien qu'il oye: ains s'il
<p 65v> est question de consulter quelque affaire, on en remet la
délibération, et en diffère l'on la conclusion, jusques à ce que
celui-là tel s'en soit allé: et si l'on tient quelque propos de secret,
ou que l'on face aucune chose de conséquence, et il y survient un
curieux, on l'ôte incontinent, et la cache l'on, ne plus ne moins que
de la viande qui est en prise, quand on voit passer un chat: de manière
que le plus souvent ce que l'on dit, et que l'on fait devant les
autres, on le tait et le cele devant celui-là seul. Voilà pourquoi
conséquemment il est privé de toute foi, que nul ne se fie plus en lui,
tellement que nous fions plutôt des lettres missives, ou notre cachet,
à des serviteurs ou à des étrangers, que non pas à des parents,
familiers et amis, qui aient ce vice d'être curieux. Bien autrement fit
le sage Bellerophon, lequel ne voulut pas ouvrir les lettres qu'il
portait, encore qu'il sût bien qu'elles étaient écrites contre lui, et
s'abstint de toucher à la missive du Roi, tout ainsi qu'il n'avait pas
voulu toucher à sa femme, par la même vertu de continence: car la
curiosité est une incontinence, comme l'adultère: mais outre
l'intempérance il y a une folie, et une resverie extreme: car c'est
bien être insensé et hors du sens extremement, que laissant tant de
femmes communes et publiques, vouloir pénétrer à grands frais et grande
dépense jusques à une qui sera tenue sous la clef, et qui bien souvent
sera laide. Tout autant en font les curieux: car mettants en arrière
plusieurs belles et plaisantes choses à voir et à ouïr, et plusieurs
honnêtes passetemps et exercices, ils se mettront à crocheter les
lettres missives d'autrui, ils approcheront l'oreille contre les parois
des maisons d'autrui, pour écouter ce qui se dit et se fait au dedans,
ils iront oreiller ce que des vallets ou des chambrières caqueteront en
un coin, quelquefois avec danger, mais toujours avec honte et
déshonneur: pourtant serait-il très utile aux curieux, pour les
divertir de ce vice-là, se résouvenir des choses qu'ils auraient
auparavant sues et entendues: car si, comme Simonides soûlait dire, que
quand par intervalles de temps il venait à ouvrir ses coffres, il
trouvait toujours celui des salaires plein, et celui des grâces vide:
aussi si quelqu'un après une espace de temps venait à ouvrir l'armoire
ou l'arrière bouticque de la curiosité, et regardait au fond, la
trouvant toute pleine de choses inutiles, malplaisantes et vaines, à
l'aventure lui semblerait cet amas-là bien fâcheux, et que celui qui
l'aurait fait, aurait eu bien peu d'affaires. Car voyez, si quelqu'un
feuilletant les écrits des anciens, en allait elisant et triant ce
qu'il y aurait de pire, et en composait un livre, comme des vers
d'Homere défectueux, commençants par une syllabe brève, ou des
incongruités que l'on rencontre és Tragoedies, ou des objections
vilaines et déshonnêtes que fait Archilochus à l'encontre du sexe
feminin, en se diffamant lui-même: celui-là ne serait-il pas digne de
cette tragique malediction,
Maudit sois tu, qui vas faisant recueil,
Des maux de ceux qui gisent au cercueil?
mais sans cette malediction, c'est à lui un amas qui ne lui apporte ni
honneur, ni profit, d'aller ainsi par tout recueillir les fautes
d'autrui: comme on dit que Philippus fit un amas des plus méchants et
plus incorrigibles hommes qui fussent de son temps, lesquels il logea
ensemble dans une ville qu'il fit bâtir, et l'appella Poneropolis,
c'est à dire, la ville des méchants: aussi les curieux en recueillant
et amassant de tous côtés les fautes et imperfections, non des vers, ni
des poèmes, mais des vies des hommes, font de leur mémoire un archive
et registre fort malplaisant, et de fort mauvaise grâce, qu'ils portent
toujours quand et eux. Et tout ainsi comme à Rome il y a des personnes
qui ne se soucient point d'acheter de belles peintures ni de belles
statues, non pas mêmes de beaux garçons, ni de belles filles de celles
que l'on expose en vente, ains s'adonnent à acheter affectueusement des
montres en nature, comme qui n'ont point de jambes, ou qui ont les bras
tournés au contraire, qui ont trois yeux, <p 66r> ou la tête
d'une austruche, prenants plaisir à les regarder, et à rechercher s'il
y a point
De corps mêlé de diverses espèces,
montre avorté de l'un et l'autre sexes:
mais qui nous menerait ordinairement voir de tels spectacles, on s'en
fâcherait incontinent, et feraient mal au coeur à les voir: Aussi ceux
qui curieusement vont rechercher les imperfections des autres, les
infamies des races, les fautes et erreurs advenues és maisons d'autrui,
ils doivent r'appeler en leur mémoire comme les premières telles
observations ne leur ont apporté ni plaisir aucun ni profit. Or l'un
des plus grands moiens pour divertir cette vicieuse passion, c'est
l'accoutumance, si commençans de loin nous nous exerceons et
accoutumons à cette continence, car l'accroissement se fait par
l'accoutumance, gagnant le mal toujours petit à petit en avant: mais
comment il s'y faut accoutumer, nous le saurons et entendrons en
parlant de l'exercitation. premièrement doncques nous commencerons aux
plus petites et plus légères choses: car quelle difficulté y a-il en
passant chemin de ne s'amuser point à lire les inscriptions des
sepultures? ou quelle peine est-ce qu'en se promenant passer des yeux
outre les écriteaux qui s'écrivent contre les murailles, en supposant
une maxime, qu'il n'y a rien qui soit ni profitable ni plaisant? car ce
sera quelqu'un qui fera mention d'un autre en bonne part, ou, celui-là
est le meilleur ami que j'aie, et plusieurs autres écrits pleins de
telle badinerie, lesquels semblent n'apporter point de mal pour les
lire, mais ils en apportent secrètement beaucoup, d'autant qu'ils
engendrent une coutume de rechercher ce que l'on ne doit pas enquérir:
et comme les veneurs n'endurent pas que leurs chiens se dévoyent, ne
qu'ils poursuivent toutes odeurs, ains les retiennent et retirent en
arrière avec leurs traits, pour garder le nez et le sentiment pur et
net, à ce qui est propre à leur office, à fin qu'ils soient plus
ardents à suivre la trace,
Suivants avec le sentiment du nez
Les animaux qui seront détournés.
aussi faut-il ôter au curieux ses saillies et ses courses à vouloir
tout écouter et tout regarder, et en le tenant de court, le tirer et
détourner à voir et ouïr seulement ce qui est utile. Car ainsi comme
les aigles et les lions en marchant reserrent leurs ongles au dedans,
de peur qu'ils n'en usent et emoussent les pointes: aussi estimants que
la curiosité a quelque partie du désir de beaucoup savoir et apprendre,
gardons nous que nous ne l'employons et la rebouschons en choses
mauvaises et viles. Secondement accoutumons nous en passant par devant
la porte d'autrui, de ne regarder point dedans, et ne toucher point de
l'oeil à chose qui y soit, comme étant l'oeil l'une des mains de la
curiosité, ains ayons toujours devant les yeux le dire de Xenocrates,
qui disait, qu'il n'y avait point de différence entre mettre les yeux
ou les pieds en la maison d'autrui: car ce n'est chose ni juste, ni
honnête, ni plaisant à voir.
Laid à voir est le dedans, étranger.
car qu'est-ce pour le plus ordinaire, sinon telles choses, des
utensiles de ménage, qui seront l'un deçà l'autre delà, des chambrières
assises, et rien d'importance ni de plaisir? mais cette torse de regard
qui tord l'âme quant et quant, et ce détournement en est laid, et la
coutume n'en vaut rien qui soit. Diogenes voyant un jour Dioxippus qui
faisait son entrée sur un chariot triomphal en la ville, pour avoir
gagné le prix és jeux Olympiques, et observant qu'il ne pouvait retirer
ses yeux de contempler une belle jeune dame qui regardait l'entrée,
ains la suivait toujours de l'oeil, et se retournait vers elle: voyez,
dit-il, notre champion victorieux et triomphant qu'une jeune garse
emmène par le collet. Aussi verriez vous que les curieux ordinairement
sont sujets à tordre le col, et se retourner à tout ce qu'ils voyent et
qu'ils oyent, après qu'ils ont fait par accoutumance une habitude de
jeter les yeux par <p 66v> tout: car il ne faut pas, à mon avis,
que le sentiment exterieur vague et rage à son plaisir, comme une
chambrière dissolue et mal apprise, ains faut que quand il est envoyé
par la raison devers les choses, après avoir communiqué et traité avec
elles, qu'il s'en retourne incontinent devers sa maîtresse pour en
faire son rapport, et puis derechef se rasseoir au dedans de l'âme,
étant toujours attentif à ce que la raison lui commandera: mais
maintenant il se fait ce que dit Sophocles,
Comme chevaux effrenés et sans bride,
Raison à force emportent qui les guide.
Les sentiments qui n'ont pas été bien instruits ne bien exercités,
courants devant le commandement de la raison, tirent quant et eux bien
souvent et precipitent l'entendement là où il ne faudrait point:
pourtant est-ce chose fausse qui se dit communement, que Democritus le
philosophe s'esteignit la vue en fichant et appuyant les yeux sur un
miroir ardant, et recevant la réverbération de la lumière d'icelui, à
fin qu'ils ne lui apportassent aucun destourbier en evoquant souvent la
pensée au dehors, ains la laissant au dedans en la maison, pour vaquer
au discours des choses intellectuelles, étant comme fenestres,
répondantes sur le chemin, bouschées. Bien est-il vrai, que ceux qui
besognent beaucoup de l'entendement, se servent bien peu du sentiment.
C'est pourquoi ils bâtissaient anciennement les temples des Muses,
lieux destinés à l'étude, qu'ils appellaient Musaées, le plus loin
qu'ils pouvaient des villes, et appellaient la nuit, Euphroné, comme
qui dirait la sage, estimants que la solitude, le repos, et le n'être
point destourbé, servent beaucoup à la contemplation et invention des
choses que l'on cherche de l'entendement. davantage il n'est pas non
plus malaisé, ne difficile, quand il y a d'aventure quelques hommes qui
tancent et s'injurient les uns les autres sur la place, de ne s'en
approcher point, ni quand il se fait un concours de plusieurs
personnes, pour quelque occasion, ne s'en bouger point, ains demeurer
en sa place: et si tu ne t'y peux tenir, te lever et t'en aller
ailleurs: car tu ne gagneras rien à te mêler parmi les curieux, et
recevras grand profit en divertissant à force la curiosité, et la
réprimant et contraignant par accoutumance d'obeïr à la raison. Et pour
tendre et roidir encore plus l'exercitation, il sera bon quand il se
jouera quelque jeu dedans le théâtre, qui retiendra fort les
spectateurs, passer outre, et repousser tes amis qui te voudront mener
voir un excellent balladin, ou un excellent joueur de comoedies, ni se
retourner quand on oyra quelque clameur ou quelque bruit, procédant de
la carrière où l'on fait au jeu de prix courir les chevaux: car ainsi
comme Socrates conseillait de s'abstenir des viandes qui provoquent les
hommes à manger quand ils n'ont point de faim, et les breuvages qui
convient à boire, encore que l'on n'ait point de soif: aussi faut-il
que nous fuyons, et nous gardions de voir ni d'ouïr chose, quelle
qu'elle soit, qui nous arrête ou retienne quand il n'en est point de
besoin. Le bon Cyrus ne voulait pas voir la belle Panthea, et comme
Araspes l'un de ses mignons lui dît, que sa beauté était bien chose
digne de voir: «Voilà pourquoi, dit-il, il vaut doncques mieux du tout
s'abstenir de l'aller voir: car si maintenant à ta persuasion je
l'allais voir, à l'aventure que ci-après elle-même m'induirait d'y
aller, encore que je n'en eusse pas le loisir, et me seoir auprès
d'elle pour contempler sa beauté, en laissant ce pendant aller
plusieurs affaires de grand importance.» Semblablement Alexandre ne
voulut point aller voir la femme de Darius, bien que l'on lui dît que
c'était une fort belle jeune dame, ains allant visiter sa mère, qui
était déjà vieille, s'abstint de voir l'autre qui était belle et jeune:
mais nous, jetants les yeux jusques dedans les littieres des femmes, et
nous pendants à leurs fenestres, ne cuidons pas commettre aucune faute,
en laissant ainsi la curiosité glisser et couler à tout ce qu'elle
veut. Aussi est il expédient pour s'exercer à la justice, laisser à
prendre quelquefois ce que l'on pourrait bien justement faire, <p
67r> à fin de s'accoutumer à s'abstenir tant plus de prendre rien
injustement. Semblablement aussi pour s'accoutumer à la tempérance,
s'abstenir quelquefois d'habiter avec sa propre femme, afin que jamais
on ne soit ému de la convoitise de celle d'autrui. Te servant donc de
cette façon de faire encore contre la curiosité, parforce toi de ne
faire pas semblant de voir ni d'ouïr quelque chose que t'appartienne:
et si quelqu'un te veut faire quelque rapport de ta maison, de passer
outre, et rejeter arrière quelques propos qui sembleraient avoir été
dits de toi à ton desadvantage: car à faute de cela, la curiosité
envelopa Oedipus en de très grands maux, parce que voulant savoir qui
il était, comme n'étant pas de Corinthe, en allant à l'oracle pour lui
demander, il rencontra Laius par le chemin, qu'il tua, et épousa sa
propre mère, par le moyen de laquelle il obtint le Royaume de Thebes:
et lors qu'il semblait être très heureux, encore se voulut-il chercher
soi-même, combien que sa femme l'en détournât le plus qu'elle pouvait:
et plus elle le priait de ne le faire pas, plus il en pressa un
vieillard qui savait toute la vérité du fait, en le contraignant par
toutes voies, tant que le discours de l'affaire l'ayant déjà mis sur le
bord de la suspicion, comme le vieillard se fut écrié,
Hélas je suis sur le point dangereux
De déclarer un cas bien malheureux,
toutefois étant déjà surpris de sa passion de curiosité, et le coeur lui en battant, il répond,
Et moi aussi sur le point de l'entendre,
Mais toutefois il le me faut apprendre.
tant est aigre doux, et mal aisé à contenir le chattouillement de la
curiosité, comme un ulcère, qui plus on le gratte et plus s'ensanglante
lui-même: Mais celui qui est entièrement net et délivré de telle
maladie, et qui est de nature paisible, quand il aura ignoré quelque
mauvaise nouvelle, il dira,
O saint oubli de passée tristesse,
Tant tu es plein de très grande sagesse!
Et pourtant se faut-il petit à petit accoutumer à ceci, quand on nous
apportera des lettres de ne les ouvrir pas vitement et à grande haste,
comme font la plupart, que si les mains demeurent un peu trop à leur
gré à délier la fiscelle, ils la maschent à belles dents: et s'il
arrive un messager de quelque part, ne courir pas incontinent à lui, ni
ne se lever à l'étourdie de sa place, soudain que quelqu'un viendra
dire, j'ai quelque chose de nouveau à vous conter: mais bien eusses-tu
quelque chose de bon et utile à me dire. Un jour que je declamois à
Rome, Rusticus, celui que Domitian depuis fit mourir, pour l'envie
qu'il portait à sa gloire, y était, qui m'écoutait: au milieu de la
leçon il entra un soudard qui lui bailla une lettre missive de
l'Empereur: il se fit là un silence, et moi-même feis une pause à mon
dire, jusques à ce qu'il l'eût lue: mais lui ne voulut pas, ni n'ouvrit
pas sa lettre devant que j'eusse achevé mon discours, et que
l'assemblée de l'auditoire fut départie: dont toute la compagnie prisa
et estima beaucoup la gravité du personnage. Mais quand on nourrit la
curiosité de ce qui est bien loisible, on la rend à la fin si forte et
si violente, que puis après on ne la peut pas facilement retenir, quand
elle court aux choses défendues, pour la longue accoutumance. Ains
telle sorte de gens ouvrent les lettres, ils s'ingèrent aux conseils
secrets de leurs amis: ils veulent voir à découvert les choses saintes,
qu'il n'est pas licite de voir: ils se vont enquérant des faits et dits
secrets des Princes: et toutefois il n'y a rien qui rende tant odieux
les tyrants que les mouches, c'est à dire, les espions, qui vont par
tout espiant ce que se fait, et qui se dit, encore qu'ils soient
contraints de tenir de telles gens auprès d'eux. Or le premier qui eut
rière soi de telles mouches, que l'on appelle Otacoustes, comme qui
dirait, <p 67v> les oreilles du prince, fut le jeune Darius, qui
ne se fiait pas de soi-même, et avait tout le monde suspect: mais ceux
que l'on appellait [...], comme qui dirait, courtiers ou rapporteurs,
ce furent les tyrants de Sicile Denis, qui les mêlèrent parmi les
bourgeois et le peuple de Syracuse: aussi quand vint la mutation de
l'état, ce furent les premiers que les Syracusains massacrèrent. Car
même la nation des Sycophantes, c'est à dire des calomniateurs, est de
la confrairie des curieux, toutefois encore ces calomniateurs-là
recherchent s'il y a aucun qui ait commis ou voulu commettre quelque
malefice: mais les curieux découvrants les mesaventures fortuites de
leurs voisins, les exposent en vue de tout le monde. Aussi dit-on que
ce mot d'Aliterius, qui signifie méchant, a été premièrement ainsi
denommé de la curiosité: car étant la famine bien grande à Athenes,
ceux qui avaient du bled en leurs maisons, ne le portaient pas au
marché, ains le moulaient secrètement la nuit en leurs maisons: et
cette manière de curieux allaient cà et là, oreillant là où ils
entendaient le bruit de moulins, et de là en furent ainsi appelés.
Pareillement aussi dit-on, que le nom des Sycophantes est venu de
semblable occasion: car ayant été prohibé et défendu par edict,
d'emporter hors du pays des figues, ceux qui allaient espiant et
découvrant ceux qui en emportaient, en furent de là appelés
Sycophantes. Et pourtant ne sera-il point inutile, que les curieux
pensent à cela, à fin qu'ils aient honte en eux-mêmes, d'être trouveés
semblables en moeurs, et façons de faire, à ceux qui sont les plus
hais, et les plus malvoulus du monde.
X. Du contentement ou repos de l'esprit. PLUTARQUE A PACCIUS S.
j'ai reçu ta lettre bien tard, par laquelle tu me pries de t'écrire
quelque chose de la tranquillité de l'esprit, et quant et quant de
quelques passages du Timaée de Platon, lesquels semblent avoir besoin
de plus diligente exposition. Or est-il advenu qu'en même temps, notre
commun ami Eros a eu occasion de naviguer en diligence à Rome pour
quelques lettres qu'il reçut du très vertueux personnage Fundanus, par
lesquelles il le pressait fort de partir incontinent pour se rendre
devers lui: ainsi n'ayant pas du temps assez pour vaquer à loisir à ce
que tu désirois, et ne pouvant souffrir que cet homme partant d'avec
moi s'en allât les mains vides vers toi, j'ai recueilli sommairement
des mémoires que j'ai de longue main compilés pour mon particulier,
quelques sentences touchant la tranquillité de l'esprit, estimant que
tu ne m'as point demandé ce discours-là pour avoir le plaisir de lire
un traité écrit en beau langage, mais seulement pour t'en servir à ton
besoin, sachant très bien que pour être en la bonne grâce des Princes,
et avoir la réputation de bien dire, et être eloquent à plaider causes
au palais, autant que pas un autre qui soit à Rome, tu ne fais pas
néanmoins comme le Tragique Merops, ni ne te perds pas comme lui de
vaine gloire à l'appétit de la tourbe populaire qui te juge pour cela
bienheureux, ains retiens en mémoire ce que tu as bien souvent entendu
de nous, que ni la chaussure Patricienne ne guérit pas de la goutte des
pieds, ni l'anneau précieux, les panaris: ni le diademe, de la douleur
de tête: car dequoi servent les grands biens à délivrer l'âme de toute
fâcherie, et à rendre la vie de l'homme tranquille, ni les grands
honneurs, ni <p 68r> le credit en court, s'il n'y a au dedans qui
en sache user honnêtement, et si cela n'est toujours accompagné du
contentement, qui ne souhaitte jamais ce qu'il n'a point? Et qu'est-ce
autre chose cela, sinon la raison accoutumée et exercitée à refréner
incontinent la partie irraisonnable de l'âme, qui sort aisément et
souvent hors des gonds, et ne la laisse pas vaguer à son plaisir et se
transporter à ses appétits? Ainsi donc comme Xenophon admoneste, que
l'on se souvienne des Dieux, et que l'on les honore, principalement
lors que l'on est en prosperité, afin que quand on sera en nécessité,
on les puisse reclamer avec plus d'assurance, comme étant de longue
main propices et amis: aussi faut-il que les hommes sages et de bon
entendement, fassent de longue main provision des raisons qui peuvent
servir à l'encontre des passions, à fin qu'étant ainsi de longue main
preparées, elles en profitent davantage au besoin. Car ainsi comme les
chiens qui sont âpres de nature, s'aigrissent et abboyent à toutes voix
qu'ils entendent, et ne s'appaisent qu'au son de celle qui leur est
familiere, et qu'ils ont accoutumé d'ouïr: aussi n'est-il pas aisé de
ramener à la raison les passions de l'âme effarouchées, sinon que l'on
ait des raisons propres et familieres à la main, qui les reprennent
aussi tôt comme elles commencent à s'émouvoir. Or quant à ceux qui
disent, que pour vivre tranquillement il ne se faut pas mêler ni
entremettre de beaucoup de choses, ni en privé ni en public: En premier
lieu je dis, qu'ils nous veulent vendre trop cherement cette
tranquillité, nous la voulants faire acheter à prix d'oisiveté, qui est
autant que s'ils admonnétaient un chacun comme étant malade, ainsi que
fait Electra son frère Orestes,
Demeure quoi, misérable, en ton lit.
Mais ce serait une mauvaise médecine au corps, que pour le délivrer de
douleur lui faire perdre le sentiment: et ne serait de rien meilleur
médecin de l'âme celui qui pour lui ôter tout ennuy et toute fâcherie,
la voudrait rendre paresseuse, molle, oubliante tout devoir envers ses
amis, ses parents et son pays. Et puis cela n'est pas véritable, que
ceux-là aient l'âme tranquille, qui ne s'entremettent pas de beaucoup
de choses: car s'il était vrai, il faudrait doncques dire, que les
femmes seraient plus reposées et plus tranquilles en leur esprit, que
les hommes, attendu qu'elles ne bougent, pour la plupart, de la maison:
mais maintenant il est bien vrai, comme dit le poète Hesiode, que
Le vent tranchant de la bise qui gele
Ne perce point le corps de la pucelle.
mais les ennuis, les soucis, les courroux et mécontentements, soit ou
par jalousie, ou superstition, ou ambition, ou par tant de vaines
opinions qu'à peine les pourrait on nombrer, se coulent bien aisément
jusques dedans les cabinets des Dames. Et Laërtes qui vécut l'espace de
vingt ans à part aux champs,
Seul et avec une vieille il était,
Qui son manger et son boire apprêtait:
il s'éloignait bien de son pays, de sa maison, et de son Royaume, mais
il avait toujours douleur et tristesse en son coeur, qui toujours est
accompagné de langueur oiseuse, et de morne silence. Mais il y a
davantage, que le non s'employer aux affaires, est ce qui bien souvent
met l'homme en mésaise et travail d'esprit, comme cettui qui décrit
Homere,
Mais Achilles, de Peleus la race,
léger du pied, plein de divine grâce,
Tenait son coeur sans d'auprès se bouger
De ses vaisseaux, ni jamais se ranger
Avec les Grecs en bataille, ou assise
<p 68v> D'aucun conseil, ni d'aucune entreprise,
Ains de despit à part se consumait,
Et si rien plus que la guerre il n'aimait.
dequoi lui-même étant passionné et indigné en son coeur, dit puis après,
Pres de mes nerfs je me vois fait-néant,
Pois de la terre inutile séant:
tellement que Epicurus même n'est pas d'avis, qu'il faille demeurer à
requoi, ains suivre l'inclination de son natural: les ambitieux et
convoiteux d'honneur, en se mêlant d'affairs, et s'entremettant du
gouvernement de la chose publique, disant qu'ils seraient autrement
plus troublés, et plus travaillés de ne rien faire, parce qu'ils ne
pourraient obtenir ce qu'ils désireraient: mais en cela il est homme de
mauvais jugement, de semondre au gouvernement des affaires, non ceux
qui sont les plus idoines à les manier, ains ceux qui moins peuvent
reposer: car il ne faut pas mesurer ou déterminer la tranquillité ou le
trouble de l'esprit à la multitude, ou au petit nombre des affaires,
ains à l'honnêteté ou déshonnêteté: car comme nous avons déjà dit, il
n'est pas moins ennuyeux, ne moins turbulént à l'esprit, omettre les
choses honnêtes, que commettre les déshonnêtes. Et quant à ceux qui
estiment qu'il y ait déterminément quelque speciale sorte de vie, qui
soit sans aucune fâcherie, comme quelques-uns tiennent celle des
laboureurs, d'autres celle des jeunes gens à marier, autres celle des
Rois, Menander leur répond assez en ces vers,
O Phania, je pensais que les hommes
Riches, qui ont argent à grosses sommes,
Sans à usures en jamais emprunter,
Ne sussent point que c'est de lamenter
Toutes les nuicts: et en tournant à dextre
Sur un côté puis sur l'autre à senestre,
Dire souvent hélas! mais que leur oeil
Jouît toujours d'un gracieux sommeil.
mais depuis s'en étant approché, quand il aperçut que les riches souffraient autant de mésaise que les pauvres,
Ainsi donc est tristesse Soeur germaine
Toujours conjointe avecques vie humaine:
Les délicats qui vivent mollement,
Les gens d'honneur se portants noblement,
En ont leur part: et, sans que point en issent,
Les indigents, avec elle vieillissent.
Mais c'est tout ainsi comme ceux qui sont timides, et qui ont mal au
coeur quand ils vont sur la mer: car ils estiment qu'ils se trouveront
mieux, et seront moins malades, s'ils passent d'une barque en un
brigantin, et d'un brigantin en une galere, mais il ne gagnent rien
pour cela, d'autant qu'ils portent par tout quand et eux la colère et
la peur, qui leur causent ce mal de coeur: aussi les changemens de
sortes de vie, n'ôtent pas les ennuis et fâcheries qui troublent le
repos de l'esprit, lesquels ennuis procèdent de faute d'expérience des
affaires, faute de bon discours, faute de se savoir bien accommoder aux
choses présentes: c'est ce qui travaille autant les riches que les
pauvres: c'est ce qui fâche autant ceux qui sont mariés, que ceux qui
sont à marier: c'est pourquoi ils fuient le palais et les plaids, et
puis ils ne peuvent endurer ni supporter le repos: c'est pourquoi ils
poursuivent d'être avancés, et avoir grand lieu és courts des Princes,
et puis quand ils y sont parvenus, soudain ils s'en ennuyent:
Difficile est contenter un malade,
ce dit le poète Ion: car sa femme le fâche, il accuse le médecin, il se
courrouce à son <p 69r> lit: un sien ami lui ennuyra, pource
qu'il le sera venu visiter, un autre pource qu'il n'y sera pas venu, ou
pource qu'il s'en ira: mais puis après quand la maladie vient à se
dissoudre, et que une autre température et disposition du corps
retourne, la santé revient qui rend toutes choses agréables et
plaisantes: car celui qui auparavant et hier rejetait avec horreur des
oeufs, de l'amidon, et du pain le plus blanc du monde, aujourd'hui
mange du pain bis de ménage, avec des olives et du cresson, encore
bien-aise, et de bon appétit: aussi le jugement de la raison venant à
se former en l'entendement de l'homme, lui apporte pareille facilité et
même changement en toute sorte de vie. On dit qu'Alexandre ayant ouï le
philosophe Anaxarche disputer et soutenir, qu'il y avait des mondes
innumerables, se prit à pleurer: et comme ses familiers lui
demandassent, qu'il avait à larmoyer: «N'ai-je pas, dit-il, bien cause
de pleurer, s'il y a nombre infini de mondes, vu que je n'ai pas encore
peu me faire seigneur d'un seul?» Là où Crates n'ayant pour tout bien
qu'une méchante cappe et une besace, ne fit jamais autre chose que
jouer et rire toute sa vie, comme s'il eût toujours été de fête. Au
contraire, Agamemnon se plaignait de ce qu'il avait à commander à tant
de monde,
Tu vois le fils d'Atrée Agamemnon,
Que Jupiter fait dessus l'eschignon
Du col porter le faix pour tout le monde:
là où Diogenes, quand on le vendait pour esclave, étant couché tout de
son long, se moquait du sergent qui le criait à vendre, et ne se
voulait pas lever, quand il lui commandait, ains se jouait, et se
moquait de lui, en lui disant: «Et si tu vendois un poisson, le
voudrais-tu faire lever?» et Socrates devisait familierement de propos
de philosophie en la prison: là où Phaëton étant monté jusques au ciel
plorait encore de despit, que l'on ne lui voulait pas donner à régir et
gouverner les chevaux et le chariot du Soleil son père. Tout ainsi
donc, comme le solier se tord selon la torse et forme du pied, et non
pas au contraire: aussi sont-ce les dispositions des personnes qui
rendent les vies semblables à elles, car ce n'est pas l'accoutumance,
comme quelqu'un a voulu dire, qui rend la bonne vie plaisante à ceux
qui l'ont choisie: mais l'être sage et modéré, est ce qui rend la vie
et bonne et plaisante tout ensemble. Et pourtant, puis que la source de
toute tranquillité d'esprit est en nous, curons la et nettoyons
diligemment, afin que les choses mêmes exterieures, et qui nous
adviendront de dehors, nous semblent amies et familiers, quand nous en
saurons bien user:
Point ne se faut courroucer aux affaires,
Il ne leur chaut de toutes nos colères:
Mais se savoir à tout evenement
Accommoder, est faire sagement.
Car Platon accomparait notre vie au jeu du tablier, là où il faut que
le dé dise bien, et que le joueur use bien de ce qui sera échu au dé.
Or de ces deux points là, l'evenement et le sort du dé n'est pas en
notre puissance, mais le recevoir doucement et modereement ce qui plaît
à la fortune nous envoyer, et disposer chaque chose en lieu où elle
puisse ou beaucoup profiter, si elle est bonne, ou peu nuire, si elle
est mauvaise, cela est de notre pouvoir et devoir, si nous sommes
sages. Car les fols escervellés, qui n'entendent pas comment il se faut
comporter en cette vie humaine, sortent arrogamment hors des gonds en
prosperité, et se resserrent vilement en adversité: ainsi sont-ils
troublés par toutes les deux extrémités, ou pour mieux dire par
eux-mêmes en l'une et en l'autre extrémité, et principalement en ce que
l'on appelle biens: ne plus ne moins que ceux qui sont maladifs en
leurs personnes, ne peuvent supporter ni le chaud ni le froid.
Theodorus, celui qui pour ses mauvaises opinions fut surnommé Atheos,
c'est à dire, sans Dieu, disait qu'il baillait ses propos <p 69v>
avec la main droite à ses auditeurs, mais qu'ils les prenaient avec la
main gauche: aussi les ignorants qui ne savent pas comment il faut
vivre, recevants à gauche bien souvent la fortune qui leur vient à
droite, y commettent de vilaines fautes: mais les sages au contraire
font comme les abeilles, qui tirent du thym le plus pénétrant et le
plus sec miel: aussi des plus mauvais et plus fâcheux accidents, en
tirent quelque chose de propre et utile pour eux. C'est doncques le
premier point, auquel il se faut duire et exerciter: comme celui qui
visant à donner d'une pierre à un chien, faillit le chien, et assena sa
marastre, «Encore, dit-il, ne va il pas mal ainsi:» aussi pouvons nous
transferer la fortune, en voulant et nous accommodant à ce qu'elle nous
améne. Diogenes fut chassé de son pays en exil: encore n'alla il pas
mal ainsi pour lui, car ce bannissement fut le commencement de son
étude en philosophie. Zenon le Citieïen avait encore une navire
marchande, et ayant nouvelles, qu'elle était périe, charge et tout
coulée à bas en pleine mer: «Tu fait (dit-il) bien, Fortune, de me
ranger à la robe longue, simple, et à l'étude de philosophie.» Qui nous
empêche de les ensuivre en cela? Tu as été debouté de quelque office
public et magistrat que tu exerçois: Bien de par Dieu, tu vivras aux
champs, faisant profiter ton bien. Tu pourchassois d'entrer en la
maison et au service de quelque prince, tu en as été esconduit: tu en
vivras chez toi avec moins de peine, et avec moins de danger. Au
contraire, Tu es entré en maniement d'affaires, où il y a grand labeur
et grand souci: l'eau chaude du baing ne réconforte pas tant les
membres lassés, comme dit Pindare,
L'eau chaude ne réconforte
Les membres las, de la sorte
Que la gloire, de se voir
Honneur et credit avoir,
Rend le labeur agréable,
Et la peine supportable.
T'est-il advenu quelque defaveur, ou quelque rebut par calomnie, ou par
envie? c'est un bon vent en pouppe pour te remener droit à l'étude des
lettres, et de la philosophie, comme fit Platon, quand il feut naufrage
de la bonne grâce de Dionysius le tyran. Pourtant n'est-ce pas un moyen
de petite importance, pour mettre son esprit en repos, que de
considérer les grands, s'ils se sont point émus et troublés de pareil
accident: comme, Ce qui te mécontente, est-ce que tu ne peux avoir
enfants de ta femme? regarde combien il y a d'Empereurs Romains, dont
nul n'a laissé l'Empire à son fils. Es tu fâché de te voir pauvre? Et à
qui des Thebains amerais-tu mieux ressembler qu'à Epimanondas, et des
Romains qu'à Fabricius? T'a l'on violé ta femme? N'as-tu donc pas lu
cette inscription qui est en la ville de Delphes, au temple d'Apollo,
sur l'offrande qu'il y donna,
De terre et mer Agis Roi couronné,
M'a pour offrande à ce temple donné.
et n'as tu pas entendu comme Alcibiades lui corrompit sa femme Timaea,
et comme tout bas entre ses femmes elle-même appellait le fils qu'elle
en eut, Alcibiades? mais pourtant, cela n'engarda point qu'Agis ne
devint le plus grand et plus glorieux homme de toute la Grèce en son
temps. ni semblablement la fille de Stilpon, pour être impudique,
n'empêcha point qu'il ne vécut aussi joyeusement, comme autre
philosophe qui fut de son temps: ains, comme un Metrocles philosophe
Cynique lui eût reproché: «Cela, répondit-il, est-ce ma faute, ou la
faute d'elle?» Metrocles répondit, «La faute en est à elle, et
l'infortune en est à toi.» «Comment dis-tu cela», répliqua Stilpon,
«les fautes ne sont-ce pas cheutes?» «Oui vraiment», répondit l'autre.
«Et les cheutes», poursuivit Stilpon, «ne sont-ce malencontres?»
Metrocles le confessa. «Et les malencontres ne sont-ce pas infortunes
pour ceux à qui elles adviennent?» <p 70r> Par cette douce et
philosophique progression de point en point, il lui montra et prouva,
que tout son reproche et sa maledicence n'était autre chose que l'abboy
d'un chien. Et au contraire, la plupart des hommes ne se fâche et ne
s'irrite pas seulement pour les vices de leurs amis, ou de leurs
domestiques et parents, mais aussi de leurs ennemis mêmes: car les
convices, les courroux, les envies, les malignités, les jalousies,
accompagnées de rancunes, sont taches de ceux qui les ont, mais
toutefois elles fâchent et irritent ceux qui ne sont pas sages, ne plus
ne moins que les soudaines colères des voisins, la fâcheuse
conversation de nos familiers, et les malices des serviteurs en ce
qu'on leur commet à faire, desquelles il me semble que tu t'émeus, et
te troubles autant que de nulle autre chose, faisant en cela comme les
médecins que décrit Sophocles,
Lavants l'amère humeur de la colère
Avec le jus de quelque drogue amère,
en t'aigrissant et te courrouçant à l'encontre de leurs passions et
imperfections sans grand propos, à mon avis: car les negoces dont l'on
a commis à ta foi le gouvernement, ne s'administrent pas coutumièrement
par entremise de personnes, de moeurs simples et droites, comme par
instruments aptes et idoines, ains le plus souvent scabreuses et
tortues. Or de les redresser, ne pense pas que ce soit office ni
entreprise autrement facile à faire: mais si en te servant d'eux, comme
étant nés tels, ne plus ne moins que les chirurgiens se servent des
tiredents, et des agraphes à joindre les lévres des plaies, tu te
montres gracieux, et traitable autant que l'affaire le pourra
comporter, certainement tu ne recevras pas tant de mécontentement et de
déplaisir de la mauvaistié et piperie d'autrui, comme de contentement
et de plaisir de ta propre disposition: et en estimant que tels
ministres font ce qui leur est propre et naturel, ne plus ne moins que
les chiens quand ils abboyent, tu te garderas d'amasser plusieurs
ennuis et fâcheries, lesquelles ont accoutumé de couler, comme en une
fosse et en un lieu bas, à telle pusillanimité, et imbecillité, qui se
remplit des maux d'autrui. Car vu qu'il y a des Philosophes qui
reprennent la pitié et compassion que l'on a des hommes misérables et
calamiteux, comme étant bien bon de donner secours à leur misere et
calamité, mais non pas de condouloir et compatir, ni même fléchir avec
eux: et qui plus est encore, vu que les mêmes Philosophes ne veulent
pas, si nous apercevons que nous péchions, et que nous soyons mal
conditionnés en quelque vice, que pour cela nous nous en contristions
ni nous en fâchions, ains que nous le corrigions et emendions, sans
autrement nous en fâcher ne douloir: considéré combien il y a pu de
raison de nous contrister et ennuyer, pource que tous ceux qui ont
affaire à nous, ou qui nous hantent, ne sont pas si honnêtes ne si gens
de bien comme ils devraient. Mais donnons nous garde, ami Paccius, que
ce ne soit pas tant la haine de méchanceté en général, que l'amour de
nous mêmes en particulier, qui nous face ainsi detester et redouter la
malice de ceux qui ont affaire à nous: car l'être quelquefois trop
véhémentement affectionné envers les affaires, et les appeter, et
poursuivre plus chaudement qu'il ne faut, ou bien au contraire, être
dégoûté, et les desestimer, engendrent en nous des soupçons et des
impatiences et malaisances envers les personnes, qui nous donnent des
appréhensions, qu'il nous semble que l'on nous a privés de ceci, ou que
l'on nous a fait tomber en cela, mais celui qui s'est accoutumé de se
comporter doucement et modereement envers les affaires, en est bien
plus gracieux et plus aisé à negocier avec les personnes. Et pour ce
reprenons de rechef le propos des affaires et des choses: car ainsi
comme quand on a la fiévre, toutes choses que l'on prend semblent au
goût desagréables et amères: mais quand nous voyons que les autres qui
en prennent de mêmes, ne les trouvent point nauvaises, alors nous <p
70v> ne blâmons plus ni le breuvage, ni la viande, ains la maladie
seulement: aussi cesserons nous d'accuser et porter impatiemment les
affaires, quand nous en verrons d'autres qui les recevront gayement et
joyeusement. Parquoi quand il nous adviendra quelque sinistre accident
contre notre volonté, il sera bon pour maintenir notre esprit en
tranquillité, de ne laisser pas en arrière nos bonnes et heureuses
aventures, ains en les mêlant les unes avec les autres, effacer ou
obscurcir les mauvaises par la conférence des bonnes. Mais à
l'opposite, nous refaisons et réconfortons bien nos yeux offensés du
regard des couleurs trop vives et trop brillantes, en les jetant sur
des fleurs et sur de la verdure, et nous tendons notre pensée à choses
douloureuses, et la contraignons de s'arrêter et demeurer en la
cogitation des fortunes adverses et tristes, en l'arrachant à force,
par manière de dire, de la souvenances des bonnes et prosperes, combien
que l'on pourrait bien pertinemment transferer à cette matière le
propos qui autrefois a été dit à l'encontre du curieux: «pourquoi
est-ce, homme très envieux, que tu as les yeux si aigus à voir le mal
d'autrui, et si ternis à voir le tien propre?» pourquoi est-ce aussi,
beau sire, que tu regardes si ficheement, et rends toujours manifeste
et récent ton mal, et jamais n'appliques ta pensée aux biens qui te
sont présents? ains comme les ventoses et cornets attirent ce qu'il y a
de pire en la chair, aussi amasses-tu à l'encontre de toymême ce qu'il
y a de plus mauvais en toi: ressemblant proprement au marchand de Chio,
lequel vendant aux autres grande quantité de bien bon vin, allait par
tout cherchant et goûtant pour en trouver d'aigre pour son disner:
aussi y eut il un serviteur, qui étant interrogé qu'il avait laissé son
maître faisant: «ayant, dit-il, beaucoup de bien, il cherche du mal:»
aussi la plupart des hommes passant par-dessus les choses bonnes et
désirables qu'ils ont, s'attachent aux mauvaises et fâcheuses. Mais
ainsi ne faisait pas Aristippus, ains était toujours dispos à se
soublever et alléger en toute occurence qui se présentait, en se
rangeant à la balance qui montait à mont: car ayant un jour perdu une
belle terre, il s'adressa à l'un de ses familiers qui faisait le plus
de mine de s'en condouloir et contrister avec lui. «Vien-ça, dit-il,
n'as tu pas une petite metairie seule: et moi, n'ai-je pas encore trois
autres belles terres?» L'autre lui avoua, que si. «pourquoi doncques
n'est il raisonnable de se condouloir avec toi, plutôt qu'avec moi?»
car c'est une fureur de se douloir de ce qui est perdu, et ne s'éjouir
pas de ce qui est sauvé: ains faire comme les petits enfants, ausquels
si l'on ôte un seul de beaucoup de leurs petits jouets, par despit ils
quassent tous les autres, et puis pleurent et crient à pleine tête: au
cas pareil, si la fortune nous trouble en quelque chose, nous rendons
toutes les faveurs qu'elle nous fait d'ailleurs inutiles et vaines à
force de nous plaindre et de nous tourmenter. Mais qu'est-ce que nous
avons, me dira quelqu'un? et qu'est-ce que nous n'avons pas plutôt,
faut-il dire? l'un a honneur, l'autre belle maison, l'autre femme
honnête, l'autre un vrai ami. Antipater le philosophe natif de la ville
de Tarse, étant proche de sa fin, et remémorant les biens et heurs
qu'il avait eus en sa vie, n'oublia pas à y comprendre et compter
l'heureuse navigation qu'il avait eue à venir de la Cilicie à Athenes:
mais encore ne faut il pas omettre les choses qui nous sont communes
avec plusieurs, ains les tenir en quelque compte, et nous éjouir de ce
que nous vivons, que nous sommes sains et dispos, que nous voyons le
Soleil, qu'il n'y a point de guerre, qu'il n'y a point de sédition,
ains que la terre se laisse labourer, la mer naviguer à qui veut, sans
danger: qu'il est loisible de parler, et de se taire, se mêler
d'affaires, ou de se reposer: et si en aurons encore le repos de
l'esprit plus assuré, ces choses-là nous étant présentes, si nous nous
les figurons en notre pensée absentes, en nous ramenant en mémoire
souvent, combien la santé est regrettée et souhaittée de ceux qui sont
malades, et la paix de ceux qui sont affligés de guerres, combien il
est désirable d'acquérir authorité si grande, et de tels amis à un
<p 71r> homme étranger et inconnu en une telle ville: et au
contraire, quel regret c'est de les perdre après qu'on les a acquis:
parce qu'une chose ne peut pas être grande ni précieuse alors que nous
la perdons, et de nulle valeur alors que nous la possedons et en
jouissons, car le non être ne lui peut ajouter ne prix ne valeur: ni ne
faut pas que nous possédions ces choses comme grandes, en tremblant
toujours de peur de les perdre et d'en être privés, et ce pendant quand
nous les avons les mettre en oubli et les mêpriser comme chose de peu
d'importance, ains en user ce pendant qu'on les a, et prendre plaisir à
en jouir, à celle fin que s'il advient qu'on les perde, qu'on en
supporte la perte plus doucement. Mais le plus grand nombre des hommes
est bien d'avis, comme disait Arcesilaus, qu'il faut suivre de l'oeil
et de la pensée les poèmes, les tableaux, les peintures et statues
d'autrui, pour les bien contempler par le menu de point en point, et de
bout en bout: mais quant à leur vie et à leurs moeurs, où il y a
beaucoup de choses bien laides à voir, ils les laissent là, en
regardant toujours dehors les honneurs, les avancemens et fortunes des
autres, comme font les adulteres les femmes d'autrui, en mêprisant ce
pendant les leurs propres. Et toutefois c'est un point de grande
importance, pour bien mettre son esprit à repos, de se considérer
principalement soi-même, son état, et sa condition, ou pour le moins
contempler ceux qui sont au dessous de soi, non pas comme font
plusieurs qui se comparent toujours à ceux qui sont au dessus d'eux:
comme, pour exemple, les serfs qui ont les fers aux pieds jugent
bienheureux ceux qui sont déliés, et les serfs déliés, les libres: ceux
qui sont libres, les citoyens: les simples citoyens, les riches: les
riches bourgeois, les grands Princes et seigneurs: les Princes, les
Rois: et les Rois finablement les Dieux, désirants par manière de dire
pouvait tonner et éclairer: et par ce moyen étant ainsi toujours
indigents de ce qui est au dessus d'eux, ils ne jouissent jamais du
plaisir de ce qui est en eux:
Des grands thresors de Gyges je n'ai cure,
Et ne fut onc mon coeur de la piqueure
De convoitise attainct, ni envieux
De s'esgaler aux oeuvres des hauts Dieux:
De Royauté grande point je n'affecte,
Ma vue est trop pour cela imparfaite.
C'était un Thasien qui disait cela: mais un autre qui sera ou de Chio,
ou de Galatie, ou de Bythinie, ne se contentera pas d'avoir sa part
d'honneur, de credit et d'authorité en son pays, parmi ses citoyens,
ains pleurera s'il ne porte l'habit de Senateur et Patrice: et s'il a
loi de le porter, s'il n'est Praeteur Romain: et s'il est Praeteur,
s'il n'est Consul: et s'il est Consul, s'il n'a été le premier
proclamé: mais tout cela qu'est-ce, sinon amasser des occasions
affectées d'ingratitude envers la fortune, en se punissant et se
châtiant soi-même? Mais celui qui est sage, et qui a bon sens et bon
entendement, s'il y a quelqu'un entre tant de milliers d'hommes que le
Soleil regarde,
Et qui des fruits de la terre vivons
qui soit ou plus honoré ou plus riche que lui, pour cela il ne se
retire pas incontinent à part plorant et se laissant aller, ains tire
outre son chemin, en benissant et remerciant sa fortune, de ce qu'il
vit plus honorablement et plus à son aise qu'un million de millions
d'autres. Car il est bien vrai qu'en l'assemblée des jeux Olympiques on
ne choisit pas ceux à qui l'on a à combattre pour gagner le prix: mais
en la vie humaine les affaires sont tellement composés, qu'ils nous
donnent moyen de nous vanter d'être au dessus de plusieurs, et d'être
plutôt enviés que de porter envie à d'autres, si d'aventure l'on n'est
si présomptueux, que de se parangonner à un Briareus, ou à un Hercules.
Quand doncques tu auras beaucoup estimé, comme grand seigneur, un que
tu verras être porté en une littiere à bras, baisse un petit tes yeux,
et <p 71v> regarde ceux qui le portent sur leus espaules: et
après que tu auras réputé bienheureux ce grand Roi Xerxes, pour avoir
passé le détroit de l'Hellespont sur un pont de navires: considère
aussi ceux à qui l'on faisait à coup de bâton couper et caver le mont
Athos, et ceux à qui l'on coupa les aureilles et le nés, parce que la
tourmente avait rompu ledit pont de vaisseaux: et quant-et-quant
imagine en toi-même quel est leur pensement, et combien ils réputent ta
vie et ta condition heureuse auprès de la leur. Socrates ayant ouï dire
à quelqu'un de ses familiers, cette ville est merveilleusement chère,
le vin de Chio coûte dix écus, la pourpre trente écus, la chopine de
miel cinq drachmes: il le prit et le mena aux bouttiques où l'on
vendait la farine, demi picotin pour un obole, a bon marché: et puis là
où l'on vendait les olives, un picotin pour deux doubles, bon marché:
puis en la friperie où l'on vendait les habits, un saie pour dix
drachmes, bon marché: on vit donc à bon marché en cette ville. Aussi
nous, quand nous entendrons quelqu'un qui dira, que notre état est
petit, et notre fortune basse, d'autant que nous ne serons poins
Consuls, nous ne serons point Gouverneurs de provinces, nous lui
pourrons répondre: mais au contraire notre état est honnorable, et
notre vie bienheureuse, d'autant que nous ne demandons point l'aumosne,
nous ne sommes point portefais, nous ne gagnons point notre pain à
flater. Toutefois pource que nous sommes venus à telle follie, pour la
plupart, que nous accoutumons à vivre plutôt aux autres qu'à nous
mêmes, et que notre nature est corrompue d'une si impuissante jalousie,
et si grande envie, qu'elle ne se réjouit pas tant de ses biens
propres, comme elle se contriste de ceux d'autrui: ne regarde pas
seulement ce qu'il y a de reluisant et de renommé en ceux que tu
admires, et que tu estimes tant heureux, mais en te baissant, et
entre-ouvrant un petit, par manière de dire, le rideau, et le voile
d'apparence et d'opinion, qui les couvre, entre au dedans, et tu y
verras de grands travaux, et de grands ennuis et fâcheries. Au moyen de
quoi Pittacus, ce personnage tant famé et renommé pour sa vaillance, sa
sagesse, et sa justice, festoyait un jour quelques siens amis
étrangers: sa femme qui survint sur le milieu du banquet, en étant
courroucée renversa la table, avec tout ce qui était dessus: les
étrangers en furent tous honteux, mais lui n'en fit autre chose que
dire, «Il n'y a celui de nous qui n'ait en soi quelque défaut, mais
quant à moi, je n'ai que ce seul point, de la mauvaise tête de ma
femme, qui me garde d'être autrement en tout et par tout très heureux.»
Tel au dehors en public semble heureux,
Qui, porte ouverte, au dedans malheureux
Se treuve: en tout sa femme est la maîtresse,
Elle commande, elle tance sans cesse:
Il a plusieurs causes de se douloir,
Je n'en ai point qui force mon vouloir.
Il y a plusieurs telles hargnes secrètes en ceux qui sont riches, en
ceux qui tiennent les grands lieux, voire aux Rois mêmes, que le
vulgaire ne connait pas, pour autant que la pompe et le bombant les
cache:
Fils d'Atreus heureux sans tare aucune,
Comblé de biens, enfant de la fortune.
Tout cela n'est que commémoration de béatitude exterieure, à cause des
armes, des chevaux, et des gens de guerre qu'il avait autour de lui:
amsi la voix de ses passions procédant du dedans dément cette vaine
opinion-là,
Jupiter a ma douloureuse vie
A un destin misérable asservie. Et cet autre,
O que tu es, vieillard, bien fortuné,
A mon avis, toi, et quiconque né
<p 72r> En petit lieu, sans danger, et sans gloire,
As achevé la vie transitoire.
On peut donc par telles meditations espuiser un peu de la plaintive
querimonie à l'encontre de la fortune, qui toujours ravale et desestime
sa propre condition, en haut-louant et exaltant celle des autres. Mais
ce qui nuyt autant que chose qui soit à cette tranquillité d'esprit,
c'est quand on a les élans de la volonté demesurés, et disproportionnés
à la puissance, comme quand on prend des voiles plus grandes que ne
requiert la navire, et que l'on se promet en ses désirs et en ses
espérances plus que l'on ne doit, et puis quand on voit à l'épreuve que
l'on n'y peut parvenir, on s'en prend à la fortune, et en accuse l'on
sa destinée, et non pas sa propre follie: car ni celui qui voudrait
tirer une flèche avec une charrue, ni courir un liévre avec un boeuf,
ne se pourrait dire malheureux, ne celui qui voudrait prendre les cerfs
avec une seine ou avec un verveux, ne pourrait accuser la mauvaise
fortune de lui être contraire, mais bien faut-il qu'il condamne sa
propre temérité et follie de voulour attenter choses impossibles:
duquel erreur la principale cause est le fol et aveuglé amour de
soi-même, qui rend les hommes amateurs des premiers lieux, opiniâtres
en toutes choses, et voulants tout pour eux insatiablement, sans jamais
être contents: car non seulement ils veulent être riches ensemble et
savants, dispos, robustes, et plaisants, les mignons des Rois, les
gouverneurs des villes: mais encore s'ils n'ont les meilleurs chiens,
les plus vites chevaux, les cailles, et les coqs les plus courageux au
combat, ils ne peuvent avoir patience. Dionysius l'aîné ne se
contentait pas d'être le plus grand et le plus puissant tyran qui fut
de son temps, mais pour autant qu'il n'était pas meilleur poète que
Philoxenus, et qu'il ne savait pas si bien discourir comme Platon, il
s'en indigna et s'en irrita si aigrement, qu'il en jeta l'un dedans les
carrières où l'on mettait les criminels et serfs de peine, et en envoya
vendre l'autre comme esclave en l'îsle d'Aegine. Alexandre le grand
n'était pas ainsi, car étant averti que Brisson le coureur, auquel il
courait en carrière à qui gagnerait le prix de vitesse, s'était feint
en sa course, il s'en courrouça bien âprement à lui: et pour ce fait
sagement Homere, car ayant dit d'Achilles
Tel que des Grecs, sans autrui blasonner,
Nul ne se peut à lui parangonner,
il ajoute incontinent après,
Au fait de Mars: car quant à l'éloquence,
Il y en a de plus grande excellence.
Megabysus un grand seigneur de Perse alla un jour en la boutique
d'Apelles, là où il peignait: et comme il s'entremit de parler de l'art
de la penture, Apelles lui ferma la bouche dextrement en lui disant:
«Tandis que tu as gardé silence, tu semblois être quelque chose de
grand, à cause de tes chaines et carquants d'or, et de ta robe de
pourpre: mais maintenant il n'est pas ces petits garçons là qui boyent
l'ochre, qui ne se moquent de toi, voyant que tu ne sais ce que tu
dis:» et néanmoins aucuns d'iceux estiment que les Philosophes Stoïques
se jouent et se moquent quand ils leur entendent dire, que le Sage,
selon leur opinion, est non seulement prudent, juste, et vaillant, mais
aussi qu'ils l'appellent orateur, capitaine, poète, riche, et Roi même:
et eux cependant veulent bien avoir toutes ces qualités-là, et s'ils ne
les ont, ils en sont déplaisants. Et toutefois entre les Dieux l'un a
sa puissance en une chose, l'autre en une autre: et pour ce est l'un
surnommé Enyalius, c'est à dire, belliqueux: l'autre Mantôus, c'est à
dire, prophètique: l'autre Cerdôus, c'est à dire, gagnant à traffiquer:
et Juppiter renvoye Venus aux lits et chambres nuptiales, non pas à la
guerre, comme ne lui appartenant pas de se mêler des armes: joint qu'il
y a de ces qualités là que nous affectons et où nous pretendons, qui ne
peuvent <p 72v> être ensemble, parce qu'elles sont contraires les
unes aux autres: comme l'exercice d'éloquence, et les arts
mathematiques ont besoin de repos et de loisir, et au contraire le
credit au gouvernement, et la faveur des Princes, ne s'acquirent pas
sans s'empêcher d'affaires, et sans assiduité grande à faire la cour:
comme le manger beaucoup de chair et boire force vin rendent le corps
fort et robuste, et l'âme imbêcile: et le soin continuel d'amasser
argent, et de le conserver, augmente les richesses: et au contraire, le
mêpris et contemnement des biens terriens est un grand entretien pour
l'étude de la philosophie. Et pourtant toutes choses ne conviennent pas
à tous, ains faut en obéissant à la sentence d'Apollo Pythique,
apprendre à connaître soi-même, et puis user de soi, et s'adonner à ce
à quoi l'on est né, et non pas forcer la nature, en la tirant par les
cheveux, en manière de dire, tantôt à une imitation de vie, et tantôt à
une autre.
Le cheval est pour servir à la guerre,
Pour la charrue à labourer la terre
Il faut le boeuf: le dauphin court volant
Jouxte la nef en pleine mer cinglant:
Le fier sanglier, qui de tuer menasse,
Hardi levrier trouve qui le terrasse:
mais celui qui se courrouce et se fâche, qu'il n'est tout ensemble lyon
de montaigne se fiant à sa force, et un petit chien de Malthe nourri au
giron d'une riche veuf, c'est un fol insensé: et de rien plus sage
n'est celui qui veut ressembler à Empedocles, ou à Platon, ou à
Democritus, écrivant de la nature du monde, et de la vérité des choses,
et quant-et-quant entretenir et coucher avec une riche vieille, comme
Euphorion: ou bien, boire et jouer avec Alexandre le grand, comme
faisait un Medius: et qui se despite et déplaît de ce qu'il n'est
estimé pour ses richesses, comme Ismenias: et pour sa vertu, comme
Epaminondas: mais les coureurs ne se tourmentent pas de ce qu'ils n'ont
les couronnes des lutteurs, ains se contentent et s'éjouissent des
leurs. «Sparte t'est échue, mets peine de l'orner,» comme dit le commun
proverbe: et suivant le dire de Solon,
Ce néanmoins changer notre bonté
Nous ne voudrions à leur méchanceté:
Car la vertu est ferme et perdurable,
Et la richesse incertaine et muable.
Straton le philosophe naturel entendant que son concurrent Menedemus
avait beaucoup de fois plus d'auditeurs et de disciples que lui: Quelle
merveille est-ce, dit-il, s'il y a plus de gens qui veulent être lavés
que huilés, c'est à dire, qui aiment mieux vivre mollement à leur
plaisir, comme leur maître Menedemus, que durement et austèrement,
comme je les enseigne? Et Aristote écrivant à Antipater, «Il ne faut
pas, dit-il, qu'Alexandre seul se magnifie de ce qu'il commande à grand
nombre d'hommes: mais aussi, et non pas moins, ceux qui ont la créance
et opinion telle qu'il faut des Dieux.» ceux qui exaltent ainsi leur
état, ne seront jamais envieux de celui des autres. Et maintenant nous
ne requérons pas que la vigne porte des figues, ni que l'olivier porte
des raisins: mais nous si nous n'avons tous les avantages ensemble et
des riches, et des doctes, et des guerriers, et des philosophes, et des
flateurs et plaisants, et des hommes libres et francs, et des
dépensiers et des épargnans, nous nous calomnions, et sommes ingrats
envers nous mêmes, et mêprisons notre vie comme indigente et
nécessiteuse. Mais outre cela, nous voyons que la nature même nous
admonneste: car ainsi comme elle a preparé aux bêtes brutes divers
moyens de se paître et nourrir, et n'a pas fait que toutes devorassent
la chair, ou toutes vécussent de grains, et de semences, ne toutes
fouillassent les racines: aussi a elle donné <p 73r> aux hommes
plusieurs sortes de nourriture: les uns vivent de leur bestail, les
autres du labourage, les autres de la volerie, les autres de la
pêcherie. Et pourtant faut-il que chacun choisisse la manière qui est
plus sortable à sa nature, et qu'il l'exerce et la suive, et ne
convaincre pas le poète Hesiode d'avoir défectueusement parlé, et non
pas assez dit,
Et le potier au potier porte envie,
Et le maçon au maçon.
Car non seulement nous sommes envieux de ceux qui sont de mêmes états
et mêmes moeurs que nous: mais il y a jalouzie entre les riches et les
savants, entre les riches et les nobles, entre les advocats et les
retoriciens, voire jusques là, que des personnes libres et de noble
maison auront envie sur un joueur de Comoedies qu'ils entendront être
bien venus et en grand credit és courts des Princes et des Rois, les
réputants heureux jusques à une pâmoison d'ébahissement, et jusques à
s'en déplaire à eux-mêmes et s'en troubler grandement. Mais qu'il soit
ainsi, que chacun de nous ait en soi-mêmes les thresors de
contentement, et de mécontentement, et que les tonneaux de biens et des
maux ne soient pas sur le sueil de l'huis de Jupiter, comme dit Homere,
mais bien en l'âme de chacun de nous, les diverses passions le donnent
assez à connaître: car les fols et malavisés négligent et laissent
aller sans en jouir les biens qu'ils ont présents, tant ils ont
toujours l'esprit tendu du soucy de l'advenir: et les sages remémorent
si vivement ceux qu'ils ont déjà passés, qu'ils se les ramènent, et
s'éjouissent comme s'ils étaient encore présents, car le présent ne se
laissant toucher à nous que par un bien petit moment de temps, et
fuyant aussi tôt notre sentiment, semble aux fols n'être point notre,
et ne nous appartenir point: ains comme ce cordier-là que l'on peint en
la décrition des enfers, laisse consumer à une âne paissant auprès de
lui, autant de corde de genest, comme il en peut plier et tordre, aussi
l'oubliance de plusieurs, ingrate et sans aucun sentiment, venant à
recueillir et devorer quant et quant, et faire évanouir toute action
honnête, tout office de vertu, tout agréable passe-temps, tout déduit,
et toute amiable conversation, ne permet pas que la vie soit une et
même, le passé demeurant enchainé avec le présent, ains divisant la
journée d'hyer d'avec celle d'aujourd'hui, et celle d'aujourd'hui
d'avec celle de demain, met tout ce qui a été avec ce qui ne fut
oncques, en en faisant perir toute souvenance. Ceux qui aux écoles et
disputes des Philosophes ôtent toutes augmentations, disants que la
substance coule continuellement, font de paroles un chacun de nous à
toute heure autre et autre que soi-même: mais ceux-ci, à faute qu'ils
ne peuvent retenir en leur mémoire le passé, ni le comprendre et
arrêter, ains le laissent toujours écouler, se rendent euxmêmes par
effet et au vrai vides et vains à chaque jour présent, et dependants
toujours du lendemain, comme si ce qu'ils firent ou qu'ils eurent
l'année passée, ou naguere, ou même hyer, ne leur appartenait en rien,
et du tout ne leur fut oncques advenu. Cela donc est l'une des choses
qui trouble l'équanimité et tranquillité d'esprit, et ceci encore plus,
c'est que comme les mouches ne se peuvent tenir contre les endroits des
miroirs qui sont bien lissés, ains glissent, et au contraire elles
s'attachement bien à ceux qui sont raboteux et scabreux, et où il y a
des graveures: aussi les hommes glissants dessus les aventures qu'ils
ont eues gayes, joyeuses et prosperes, s'attachent à la remémoration
des adverses et malplaisantes: ou plutôt, ainsi que l'on dit qu'au
territoire de la ville d'Olynthe y a un endroit qui est mortel aux
escarbots, à raison dequoi il est aussi appelé Cantharolethron, pource
que quand les escarbots y entrent une fois, jamais ils n'en peuvent
sortir, ains tournent et virent tant là dedans, qu'ils y meurent: aussi
se laissants une fois couler en la remémoration <p 73v> de leurs
malheurs passés, jamais plus ils n'en veulent sortir, ni respirer: et
au contraire, il faut faire comme quand on peint un tableau, là où on
cache dessous les couleurs brusques et mornes, et met-on au dessus les
gayes et claires: car d'effacer du tout les mesaventures, et s'en
délivrer entièrement, il n'est pas possible, pource que l'armonie du
monde est composée de choses contraires, ne plus ne moins que d'une
lyre et d'un arc: et n'y a rien du tout és choses humaines qui soit
tout pur et net, ains comme en la Musique il y a des voix hautes et
basses, et des sons aigus, et d'autres graves: et en la grammaire des
lettres que l'on appelle voyelles, et d'autres muettes et n'est pas
grammairien ni musicien qui hait et fuit les unes et aime les autres,
mais celui qui se sait servir de toutes, et les mêler ensemble selon
son art: aussi les affaires et occurrences humaines, ayants des
contrecarres les unes avec les autres, d'autant que comme dit Euripides,
Jamais le bien n'est séparé du mal,
ains y a ne sais quelle mêlange pour faire que tout aille bien, il ne
faut pas se descourager, ni se laisser aller par les unes, quand elles
adviennent, ains faut faire comme les harmoniques et musiciens, en
rebouschant toujours la pointe des adverses par la recordation des
prosperes, et embrassant toujours les bonnes avec les mauvaises
fortunes, faire une composition de vie bien accordante et propre à un
chacun: car il n'est pas ainsi comme disait Menander,
chacun de nous au jour de sa naissance
A d'un bon ange aussi tôt l'assistance,
Pour le guider tout le long de sa vie.
Mais plutôt, comme dit Empedocles, incontinent que nous venons sur
terre, deux Démons et deux destins nous prennent et nous instituent:
La Chthonie est la Fée terrienne,
Heliopé tournant la vue sienne
Vers le Soleil, la Deris qui ses mains
Aime toujours teindre au sang des humains,
Harmonié à la face riante,
Callisto belle, et Aeschra mal plaisante,
Thoosa vite, et Dinaeé qui tout
Ce qu'entreprendre elle ose méne à bout,
Nemertes blanche et nette comme yvoir,
Et Asaphie aussi l'obscure et noire.
Tellement que notre nativité recevant les semences de toutes ces
passions-là mêlées et confuses ensemble, et pour cette raison notre vie
en étant fort inégale, l'homme de bon jugement et sage doit souhaitter
et demander aux Dieux les meilleures, mais se disposer aussi à en
attendre des autres, et à se servir de toutes, en ôtant de chacune ce
qui y pourrait être de trop. Car non seulement celui qui se souciera le
moins du demain, arrivera le plus joyeusement à demain, ainsi que
soûlait dire Epicurus, mais aussi la richesse, la gloire, l'authorité
et le credit réjouissent plus ceux qui moins redoutent leurs
contraires: car le trop ardent désir que l'on a de chacune d'icelles,
imprimant aussi une trop véhémente peur de les perdre, rend le plaisir
de la jouissance faible et mal assuré, ne plus ne moins qu'une flamme
qui est agitée du vent: mais celui à qui la raison donne tant de force,
que de pouvoir dire, sans craindre ni trembler, à la Fortune,
Tu me peux bien ôter quelque plaisir,
Mais peu laisser aussi de déplaisir,
c'est celui qui plus joyeusement jouit des biens quand ils sont
présents, pour son assurance, et pour ne redouter point la perte
d'iceux, comme si c'était chose insupportable. <p 74r> Et en cela
peut-on non seulement admirer, mais aussi imiter la disposition
d'Anaxagoras en vertu, quand il entendit que son fils était trêpassé,
il dit, «Je savais bien que je l'avais engendré mortel:» et dire à
chaque occurrence de malheurs fortuits, Je savais bien que j'avais des
richesses transitoires, et non permanentes: Je savais bien que ceux qui
m'avaient conferé telle dignité, me la pouvaient ôter: Je savais bien
que j'avoir une femme de bien, mais femme toutefois: et un ami qui
était homme, c'est à dire, animal de nature muable, comme disait
Platon. Car telles preparations, et dispositions, si d'aventure il nous
arrive quelque cas contre notre volonté, et non pas contre notre
attente, nous ôtent tous tels regrets: Je n'eusse jamais pensé,
j'attendois bien autre chose: je n'eusse jamais cuidé que telle chose
eût pu advenir: qui sont comme battemens de coeur, et hastements de
pouls, et arrêtent soudain toute furieuse émotion et trouble
d'impatience. C'est pourquoi Carneades aux grands affaires avait
accoutumé de ramentevoir aux hommes, que ce qui advient contre
l'espérance ou attente, glisse facilement en déplaisir et douleur. Le
Royaume de Macdoine n'était qu'une petite partie de l'Empire Romain,
mais le Roi Perseus l'ayant perdu, luymême regrettait sa fortune, et de
tout le monde était jugé très malheureux, et très infortuné: au
contraire, celui qui l'avait vaincu, Paulus Aemylius, ayant remis entre
les mains d'un autre son armée, qui commandait à la terre et à la mer,
était couronné de chapeaux de fleurs, et sacrifiait aux Dieux, étant à
bon droit estimé de tout le monde bienheureux: d'autant que l'un savait
bien qu'il avait reçeu une puissance, laquelle il lui faudrait rendre
au bout de son terme: et l'autre en avait perdu une, qu'il ne
s'attendait pas jamais de perdre. Le poète même Homere nous donne bien
à entendre, quel est ce qui arrive contre toute attente et espérance,
quand il fait qu'Ulysses pleure pour la mort de son chien, et néanmoins
étant assis auprès de sa femme qui plorait, il ne pleur point, d'autant
qu'il était là venu, ayant de longue main anticipé et dompté par le
jugement de la raison son affection: et au contraire il était tombé à
l'imprévu soudainement, contre son attente, en l'autre accident. Mais
en somme, des choses qui nous adviennent contre notre volonté, les unes
nous grièvent, et nous offensent par nature: les autres, et la plupart,
par opinion et mauvaise accoutumance, nous apprenons à nous en fâcher.
Et pour ce ne serait-il pas mauvais d'avoir toujours à main ce mot de
Menander,
Il ne t'est rien de grief mal advenu,
Si tu ne feins t'être mesadvenu.
car comment, dit-il te peut-il appartenir s'il ne touche ni à ton corps
ni à ton âme? comme pour exemple, la roture de ton père, l'adultère de
ta femme, la perte de quelque honneur ou de quelque preeminence, tous
lesquels inconvénients peuvent arriver à l'homme, que ni son corps ni
son âme, pour leur présence, ne s'en porteront jà pis, ains seront en
très bon état: et à l'encontre de ceux qui naturellement nous grièvent,
comme sont les maladies, les travaux, la mort et perte d'amis, ou
d'enfants, il faut opposer un autre mot du poète Euripide,
Hélas mais quoi, hélas cet' infortune
Est chose à l'homme ordinaire et commune.
car il n'y a raison ni remontrance qui retienne tant la sensualité,
quand elle glisse et se laisse emporter à ses affections, que celle qui
lui ramentait et réduit en mémoire la commune et naturelle nécessité,
par le moyen de laquelle l'homme, à cause de son corps, étant mêlé et
composé, expose cette seule anse à la fortune, par où elle le peut
prendre, au demeurant seur et assuré en ce qui est le principal et le
plus grand en lui. Demetrius ayant pris la ville de Megare demanda au
philosophe Stilpon, si on lui avait point pillé quelque chose: Stilpon
lui répondit, «Je n'ai vu personne <p 74v> qui emportât rien qui
fut à moi:» aussi quand bien la fortune nous aurait pillé et ôté tout
le reste, encor avons nous quelque chose en nous,
Qu'on ne saurait n'emporter ne piller.
Et pourtant ne faut-il pas du tout ravaler ni deprimer si fort la
nature humaine, comme si elle n'avait rien de ferme ni de permanent, ou
qui fut par-dessus la fortune: ains au contraire sachant que c'est la
pire et plus petite partie de nous, fréle et vermoulue, par laquelle
nous sommes sujets à la fortune, et que de la meilleure partie nous en
sommes seigneurs et maîtres, en laquelle sont situées et fondées les
meilleures qualités qui soient en nous, les bonnes opinions, les arts
et sciences, les bons discours tendants à la vertu, lesquelles sont de
substance incorruptible, et qui ne nous peut être dérobée: faut que
nous maintenions assurés et invincibles à l'advenir, disants à
l'encontre de la fortune ce que Socrates dit à l'encontre de ses
accusateurs Anytus et Melitus, adressent sa parole aux Juges: «Anytus
et Melitus me peuvent bien faire mourir, mais de me porter dommage ils
ne peuvent.» Aussi la fortune me peut bien faire tomber en maladie,
m'ôter mes biens, me mettre en male grâce d'un peuple ou d'un prince:
mais elle ne peut rendre méchant, ne couard, ni lâche et vil de coeur,
ni envieux celui qui est homme de bien, vaillant et magnanime, ne lui
ôter la disposition rassise de prudence, de la présence de laquelle la
vie de l'homme a toujours plus grand besoin que la navire n'a de la
présence du pilote sur la mer: car le pilote ne saurait pas quand il
lui plaît adoucir la tourmente, ni appaiser la violence du vent, ni
gagner le port toutes les fois qu'il lui en serait bien besoin, ni
constamment sans trembler attendre tout ce qui saurait advenir, ains
court fortune, tant qu'il ne desespere point pouvoir user de son
artifice,
Calant la voile tout à bas,
Tant que parait un peu le mas
Par dessus la mer tenebreuse:
et lors il se sied tremblant et branlant de frayeur: mais la
disposition de l'homme prudent, outre ce qu'elle apporte serenité et
tranquillité aux corps en dissipant, pour la plupart, les preparatifs
des maladies par continence, sobre diète, exercices et travaux modérés,
si encore du dehors il advient par fortune quelque commencement
d'indisposition, comme s'il fallait à un vaisseau passer par-dessus un
rocher caché sous l'eau, il le traverse avec un léger et habille
trinquet, comme dit Asclepiades. Mais si d'aventure il arrivait quelque
si grand inconvénient contre toute espérance, que puissance humaine
n'en pût venir à bout, le port est prochain, et se peut on sauver à
nage hors du corps, comme hors d'un esquif qui fait eau: car c'est la
crainte de mourir, non pas le désir de vivre, qui tient le fol attaché
et lié au corps, lequel il tient étroitement embrassé, comme fait
Ulysses en Homere un figuier sauvage, de peur de tomber dedans le
gouffre de Charybdis qui était au dessous,
Là où le vent ne le laisse amarer,
Et ne le souffre aussi pas demarer,
se déplaisant infiniment en l'un et redoutant effroieement l'autre.
Mais celui qui a tant soit peu de connaissance de la nature de l'âme,
et qui discourt et considère en soi-même, que la mort advenant, il se
fait une mutation d'icelle en mieux, ou pour le moins non en pis,
certainement celui est un grand entretien de repos et tranquillité en
son âme de ne redouter point la mort: car qui peut, alors que la vertu
et partie propre à l'homme est la plus forte, vivre joyeusement, et
lors aussi que la contraire ennemie de la nature surmonte, s'en
départir hardiment et sans crainte, en disant,
Quand je voudrai Dieu me délivrera:
que pourrions-nous imaginer qui pût advenir de fâcheux, de moleste, ni
de turbulent à l'homme de telle resolution? Car celui qui peut dire, Je
t'ai prevenu, Fortune, <p 75r> et t'ai bousché toutes tes
advenues, j'ai étoupé toutes tes entrées: celui-là ne s'assure pas sur
des barrières, ni sur des portes fermées à clefs, ni des murailles,
ains sur des sentences philosophiques, et discours de raison, dont tous
ceux qui le veulent sont capables, et ne les faut pas décroire, ni s'en
défier, ains plutôt les admirer, et estimer avec un ravissement
d'esprit affectionné, en faisant preuve et expérience de soi-même
premièrement és choses moindres, pour puis après parvenir aux plus
grandes, en ni fuyant et ne rejetant pas le soin et la diligence de
bien cultiver et exerciter son âme. quoi faisant à l'aventure n'y
trouvera l'on pas tant de difficulté, comme l'on pense: car la
mignardise de notre âme s'arrêtant toujours à ce qui lui est plus aisé,
et s'en refuyant incontinent de la cogitation des choses molestes et
fâcheuses, aux agréables et plaisantes, fait qu'elle demeure tendre et
non exercitée à l'encontre de la délicatesse et de la douleur. Mais
celle qui s'apprend par accoutumance, et s'exercite à soutenir
l'appréhension d'une maladie, d'une adversité, d'un bannissement, et
qui se parforce de combattre par raison contre chacun de tels
accidents, trouvera par expérience qu'il y a beaucoup de fausseté, de
vanité, et d'imbecilllité és choses que par erreur d'opinion on estime
penibles, douloureuses et effroiables, ainsi que la raison le demontre
à qui veut s'arrêter à discourir particulièrement de chacune: et
toutefois il y a encore plusieurs qui redoutent effroieement ce dire de
Menander,
Homme vivant affermer ne saurait,
Tel cas jamais venir ne me pourrait,
ne sachant pas combien sert à s'exempter de tout ennuy et toute
fâcherie, s'exerciter à pouvoir regarder à yeux ouverts à l'encontre de
la fortune, et ne rendre point les appréhensions et imaginations en
soi-même molles et efféminées, comme étant nourri à l'ombre, sous des
espérances qui cèdent et plient toujours à leurs contraires, et ne se
roidissent jamais à l'encontre de pas un: mais nous pouvons aussi dire
à l'encontre de Menander, Il est vrai qu'homme vivant ne saurait dire,
Cela jamais ne m'adviendra: mais aussi pouvons-nous dire, Tant que je
vive, jamais je ne ferai cela: je ne mentirai jamais: jamais je ne
tromperai: jamais je ne fausserai ma foi: je ne surprendrai jamais
personne: car cela étant en notre puissance, n'est pas peu de moyen,
ains grand acheminenent au repos de l'esprit: comme au contraire le
remors de la conscience, Je sais que j'ai commis telle méchanceté,
laisse, comme un ulcère en la chair, une repentance en l'âme qui
toujours s'agrattigne et s'ensanglante elle-même. Car ainsi comme ceux
qui tremblent de froid, ou brûlent de chaud en fiévre, en sont plus
affligés et plus tourmentés que ceux qui souffrent les mêmes passions
par causes exterieures de froideur d'hiver, ou de chaleur d'été: aussi
les mesaventures fortuites et casuelles apportent des douleurs plus
légers, comme venants du dehors. Mais quand on dit, Nul des autres n'en
est à blâmer, j'en suis seul cause: ce que l'on a accoutumé de
regretter et lamenter du fond du coeur, quand on se sent coulpable de
quelque crime, cela rend la douleur d'autant plus griève, qu'elle est
conjointe à honte et infamie. Et pourtant n'y a il ni maison
plantureuse, ni quantité grande d'or et d'argent, ni dignité, et
noblesse du sang, ni grandeur d'état et office, ni grâce ou vehemence
de parler, qui apporte tant de serenité et de tranquillité calme à la
vie de l'homme, que d'avoir l'âme pure et nette de tous méchants faits,
volontés et conseils, et les moeurs qui sont la source, dont coulent
toutes nos honnêtes et louables actions impollues, et non troublées ni
infectées d'aucun vice: c'est ce qui leur donne un efficace gaie: et
comme divinement inspirée, avec une grandeur et fermeté de courage, et
avec un souvenance plus joyeuse et plus <p 75v> constante, que
l'espérance que décrit Pindare, nourrice de la vieillesse: car ne plus
ne moins que les baites où l'on met l'encens, ainsi que disait
Carneades, encore après qu'elles sont vides retiennent la bonne odeur
longuement: aussi les bonnes et honnêtes actions sortants de l'âme de
l'homme sage, y laissent toujours une agréable et toujours fraîche
recordation, par laquelle la joie et liesse arrousée florit en vigueur,
et mêprise ceux qui lamentent et diffament cette vie, comme si c'était
une gehenne et lieu de tourments, ou un confinement où les âmes fussent
reléguées et bannies. Et ne puis qui je ne loue grandement le propos de
Diogenes, lequel voyant quelquefois en Lacedaemone un étranger, qui se
parait et ornait curieusement pour un jour de fête: «Comment, dit-il,
l'homme de bien n'estime-il pas que toujours soient fêtes pour lui? Oui
certainement, et fête fort célèbre et solennelle, si nous sommes
sages.» Car ce monde est un temple très saint, et très dévot, dedans
lequel l'homme est introduit à sa nativité, pour y contempler des
statues non ouvrées et taillées de mains d'hommes, et qui n'ont aucun
mouvement, mais celles que la divine pensée a faites sensibles, pour
nous représenter les intelligibles, comme dit Platon, ayants en elles
les principes empreints de vie et de mouvement, c'est à savoir, le
Soleil, la Lune, les étoiles, et les rivières, jetants toujours eau
fraîche dehors, et la terre qui envoye et fournit sans cesse aliments
aux animaux et aux plantes. Ainsi faut il estimer, que la vie de
l'homme soit comme une profession et entrée en une très parfaite
religion: pourtant était-il convenable qu'elle faut remplie de grande
tranquillité d'esprit et de continuelle joie: non pas comme fait le
vulgaire de maintenant, qui attent la fête de Saturne, ou celle de
Bacchus, ou celle de Minerve, pour se réjouir, et pour rire un ris
acheté à prix d'argent, qu'ils payent à des baladins et à des badins et
joueurs de farces pour les faire rire à force. Et puis en ces fêtes là
nous demeurons assis honnêtement, sans nous tourmenter: car il n'y a
personne qui face des regrets quand on le reçoit en la confrairie, ne
qui se lamente en regardant les jeux Pythiques, ni qui jeune és fêtes
de Saturne: et au contraire les fêtes que Dieu même a instituées, et
que lui-même conduit et ordonne, ils les contaminent et déshonorent,
les passants le plus souvent en pleurs, regret, et gémissement, ou pour
le moins en soucis et ennuis fort laborieux. Ils prennent plaisir à
ouïr les instruments de musique, qui sonnent plaisamment, et les
oiseaux qui chantent doucement, et voyent volontiers les animaux qui se
jouent, et qui sautent de gaieté de coeur, et au contraire ils
s'offensent de ceux qui hurlent, ou qui buglent et fremissent, ou qui
ont une hydeuse et triste mine à les voir: et ce pendant voyants tout
le cours de leur propre vie, triste, morne, travaillé et opprimé des
plus tristes passions, plus laborieux affaires, et de cures et soucis
qui ne prennent jamais fin, non seulement ils ne se veulent pas donner
à eux-mêmes quelque relâche, et quelque moyen de respirer, mais qui pis
est, ils ne veulent pas recevoir les paroles et remontrances de leurs
amis et parents qui les admonestent de ce faire, lesquelles s'ils
voulaient ouïr et s'en servir, ils pourraient sans répréhension se
comporter envers le présent, et se souvenir avec joie et plaisir du
passé, et s'approcher hardiment et sans défiance, avec une gaie et
joyeuse espérance de l'advenir.<p 76r>
XI. De la mauvaise honte.
ENTRE les plantes que la terre produit il y a aucunes qui non seulement
de leur nature sont sauvages, et ne portent aucun fruit, mais qui pis
est, en croissant nuisent aux bonnes et fructueuses plantes et
semences, et toutefois les jardiniers et laboureurs jugent que ce sont
signes de terre qui n'est pas mauvaise, mais bonne et grasse: aussi y a
il des passions de l'âme qui ne sont pas bonnes quant à elles, mais ce
sont comme fleurs et boutons d'une bonne nature, et qui se laisse bien
cultiver par raison: entre lesquelles je compte celle que les Grecs
appellent Dysopie, [...] c'est à dire, mauvaise honte, et qui porte
dommage: laquelle n'est pas mauvais signe, quant à elle, mais elle est
occasion de mal. Car ceux qui sont par trop honteux, et là où il ne le
faut pas être, font bien souvent autant de fautes, comme ceux qui sont
effrontés et impudents, excepté qu'ils sont marris et déplaisants quand
ils faillent, et les autres en sont bien aises: car l'impudent ne se
déplaît point d'avoir fait chose déshonnête, et le honteux se trouble
facilement des choses mêmes qui semblent être déshonnêtes et ne le sont
pas. Car à fin de n'equivocquer point, nous entendons par honteux,
celui qui rougît de honte, par trop et à tout propos: et semble qu'il
en ait pris son nom en la langue Grecque, Dysopetus, [...] pource que
le visage lui change, et se laisse aller quand et le courage: car ainsi
comme l'on définit Catesia, [...] c'est à dire silence norme, et
tristesse qui fait regarder contre terre: aussi ont ils appelé celle
honte qui cède et se laisse aller à toutes prières, jusques à n'oser
pas regarder en face ceux qui lui demandent, Dysopie. Voilà pourquoi
l'orateur Demosthenes disait, que l'effronté n'a pas des prunelles,
mais des putains, aux yeux, se jouant en l'equivocque de ce nom Cora,
[...] qui signifie une pucelle, et la prunelle de l'oeil: et au
contraire le honteux montre à son visage, qu'il a le courage trop
tendre et trop efféminé, et la faute qu'il fait en se laissant vaincre
et emporter aux impudents, en se flatant soi-même, il la nomme
vergongne. Or Caton disait, qu'il aimait mieux les jeunes hommes qui
rougissaient, que ceux qui pâlissaient, ayant raison d'accoutumer et
enseigner les jeunes gens à redouter plutôt d'être blâmés que d'être
convaincus et la suspicion plutôt que le péril: mais toutefois encore
faut-il ôter ce qu'il y a de trop en la timidité et crainte de
reproche, pource qu'il y en a souventefois qui redoutants autant d'être
accusés comme d'être châtiés, à faute de coeur laissent à faire le
devoir, ne pouvants soutenir que l'on dise mal d'eux: ainsi ne faut-il
pas négliger ni ceux-là qui sont ainsi faibles et si tendres de coeur,
ni aussi louer ceux qui l'ont si dur et si roide, qu'ils ne fléchissent
à rien, comme celui que décrit ce poète,
D'Anaxarchus hardie et véhémente
La force était comme un chien impudente,
Où que ce fut qu'il se voulût jeter:
mais il faut composer une mêlange temperée des deux extrémités, en
ôtant de celle trop grande roideur l'impudent, et de cette trop molle
douceur l'impuissance, mais de ces deux extrémités la cure n'en est pas
bien aisée, ni le trop ne s'en peut pas retrancher sans danger: car
ainsi comme le laboureur quand il veut essarter, et arracher quelque
plante sauvage qui ne porte pointe de fruit, mettant à bon escient la
marre tout du premier coup dedans la terre, il en coupe les racines, ou
en approchant le feu il la brûle: mais quand il met la main à la vigne
pour la tailler, ou à un pommier, ou un figuier, il y va bien retenu,
craignant de couper, avec ce qui est superflu, quelque chose de ce qui
est bon et sain: aussi le philosophe voulant ôter de l'âme d'un jeune
homme l'envie, qui est une <p 76v> plante sauvage, dont on ne
saurait faire rien qui vaille, ou une ardeur d'acquérir hors de saison,
ou une luxure désordonnée, il ne craindra point de l'ensanglanter, le
percer jusques au fond, et lui faire une profonde plaie: mais quand il
viendra à approcher le tranchant de la parole de la tendre et délicate
partie de l'âme, comme est celle où gît cette demesurée et excessive
honte qui n'ose regarder les hommes en la face, il craindra que par
mégarde il ne retranche quant-et-quant celle qui est bonne et louable:
car les nourrices mêmes bien souvent en cuidant nettoyer et frotter la
crasse des petits enfants, elles leur écorchent le cuir, et les
offensent à bon escient. Voilà pourquoi il ne faut pas en voulant
effacer à fait aux jeunes gens cette honte excessive, les rendre ou
nonchalants de chose qu'on leur dise, ou trop roides et inflexibles,
ains faut faire comme ceux qui demolissent les maisons prochaines aux
temples, de peur de toucher à chose qui soit sacrée, ils laissant de
bout les parties des edifices qui y touchent, et qui en sont les plus
près, et les étayent, qu'elles ne tombent d'elles mêmes: aussi faut-il
craindre qu'en voulant ôter le trop de honte, nous n'emportions la
honte toute entière, et ce qui en approche, comme la modestie et la
debonnaireté, sous lesquelles deux qualités la honte excessive se
glissant et s'attachant, à celui qui y est sujet, le flatte, comme si
cela lui procédait d'humanité, de courtoisie, et de bon sens commun,
non pas d'une opiniâtre et inflexible dureté. Voilà pourquoi les
philosophes Stoïques ont distingué de noms mêmes la honte excessive, la
honte simple, et la vergongne: mais ces termes-là propres ne se peuvent
trouver en la langue Françoise, comme en la Grecque, de peur qu'ils ne
laissassent par l'equivoque et douteuse ambiguité du nom, moyen à cette
passion de porter dommage aucun: et afin que nous peussions sans
calomnie user des noms propres, ou bien les distinguer comme fait
Homere en disant,
Honte qui porte aux humains grand dommage,
Ou qui leur est aussi grand advantage.
et n'est pas sans cause qu'il a mis devant, le porter dommage: car la
honte est utile par le moyen de la raison, qui retranche ce qu'il y a
de trop, et laisse ce qui est au milieu entre peu et trop. premièrement
doncques il faut que celui qui se sent forcé de trop de honte, croie et
se persuade, qu'il est detenu d'une passion nuisible et dommageable. Or
n'y a il rien de nuisible et dommageable qui soit honnête, et ne se
faut pas réjouir pour se sentir chatouiller les oreilles des louanges,
en s'oyant appeler gentil, courtois et joli, au lieu de juste, grave et
magnagnime, ni faire comme le Pegasus d'Euripides,
Qui se baissait plus que l'on ne vouloit
devant Bellerophon, c'est à dire, ne se laisser pas aller à tous
demandans, ne s'abbaisser à leur appétit pour crainte d'entendre, c'est
un homme dur, c'est un homme inexorable. On dit que le Roi d'Aegypte
Bocchoris étant de sa nature âpre et rude,la Déesse Isis lui envoya un
aspic, lequel s'entortillant à l'entour de sa tête lui faisait ombre, à
fin qu'il jugeât justement: mais cette honte excessive étant toujours
dessus ceux qui n'ont pas le coeur assez ferme et viril, et n'osant pas
librement respirer ni regarder franchement entre deux yeux, divertit
les juges de faire justice, clôt la bouche à ceux qui doivent
conseiller, et les contraint de faire et dire beaucoup de choses qu'ils
ne voudraient pas, et celui qui sera le plus desraisonnable et le plus
importun, maîtrisera toujours et tyrannisera celui qui est ainsi
honteux, forçant son trop de honte par son impudence: d'où vient que
cette honte excessive, ne plus ne moins qu'un lieu bas qui reçoit
toutes fluxions, ne pouvant repousser ni détourner aucune rencontre, ne
jamais dire rien, se laissée fouler aux pieds, en manière de dire, par
les plus vilains actes et plus déshonnêtes passions qui saient, car
c'est un mauvais gardien de l'âge puerile: comme disait Brutus, qu'il
ne lui semblait <p 77r> pas, que celui qui ne saurait rien
refuser, eût honnêtement passé la fleur de sa jeunesse: aussi est-ce
une mauvaise gouvernante du lit nuptial, et des chambres des femmes
comme le reproche, en Euripide, à son adultère, celle qui se repent du
fait,
Tu m'as seduitte, abusée,et perdue:
de manière que cette honte, outre ce que d'elle-même elle est vicieuse,
venant encore à corrompre et solliciter l'impudicité, trahit et rend
toutes forteresses faibles, ouvertes, faciles à ceux qui les veulent
tenter et assaillir, lesquels par dons prennent les plus vilaines et
plus vicieuses natures, mais par inductions, et par le moyen de cette
excessive honte, ils viennent à bout bien souvent de celles qui sont
gentiles et honnêtes. Je laisse doncques à parler des dommages que
cette honte fait en matière d'argent. Ils prêtent, de honte de refuser,
à ceux de la foi desquels ils se défirent: Ils approuvent et louent
cette sentence dorée du temple d'Apollo, Qui répond paye: mais quand ce
vient à l'éprouver aux affaires, ils ne s'en peuvent servir. Il ne
serait pas facile de nombrer, combien d'hommes cette passion a fait
mourir: car Creon même en la Tragoedie d'Euripide nommée Medée, après
avoir dit,
Femme il vaut mieux que je te mécontente,
Te refusant à cette heure présente,
Que pour avoir été mol, ci-après,
En ton endroit, jeter mille regrets.
Il a dit une belle sentence pour les autres, mais luymême s'étant
laissé aller à cette excessive honte, et ayant donné un jour de delay à
sa requète, il fut cause de la ruine totale de sa maison. Il y en a eu
d'autres, qui se doutant bien qu'on les voulait tuer ou empoisonner,
ont encore eu honte de refuser d'aller où on les conviait: ainsi mourut
Dion, sachant bien que Callippus l'espiait, et ayant honte de se défier
et garder de lui, pour autant qu'il était son hoste et son ami: ainsi
fut aussi massacré Antipater fils de Cassander, ayant convié Demetrius
de souper en son logis, et le lendemain étant aussi convié par lui, il
eut honte de se montrer défiant, en refusant d'y aller, attendu que
l'autre s'était fié en lui, et ainsi fut assommé après le souper. Et
Hercules qu'Alexandre avait eu de Barsine, Polyperchon avait fait
marché à Cassander de le tuer pour la somme de soixante mille écus, et
puis l'avait convié à venir souper en son logis: le jeune Prince eut
peur, et se défia de telle semonce, alléguant pour son excuse, qu'il se
trouvait tout mal: tellement que Polyperchon y alla lui-même, et lui
dit: Sur toutes choses mon fils, étudiez vous à imiter la facilité et
privauté de votre père envers et avec ses amis, si d'aventure vous ne
me tenez pour suspect, comme si j'espiois de vous faire mourir. Le
jeune homme eut honte de le refuser, et le suivit: et après qu'ils
eurent soupé, il le fit estrangler. Ce n'est doncques pas un
avertissement digne de moquerie, ni plein de sottise, comme aucuns
pensent, ains prudent et sage, quand Hesiode dit,
Chez toi convie à souper ton ami,
Mais laisse à part chez lui ton ennemi.
n'aie point honte d'esconduire celui que tu sais qui te hait, et ne le
rejette point à demi quand il montrera se fier en toi: car il te
reconviera si une fois tu le convies, et te donnera à souper quand tu
lui en donneras, si une fois tu abandonnes la defiance, garde de ton
salut, comme amollissant ta bonne trempe par honte de n'oser refuser.
Parquoi puis qu'il est ainsi, que cette passion est cause de plusieurs
inconvénients, il faut tâcher à la forcer par exercitation, en
commençant, comme l'on fait à tous autres exercices, premièrement par
les choses qui ne sont pas trop difficiles, ni trop malaisées à
regarder droit à l'encontre. Comme, pour exemple, s'il y a quelqu'un en
un banquet qui boive à toi, quand tu auras déjà suffisamment bu, n'aie
point de honte de le refuser, et ne te force point toymême, ains pose
la coupe ou <p 77v> bien, si un autre te semond à jouer à trois
dés, n'aie honte de n'y vouloir entendre, et ne crains point d'en être
moqué, mais fay comme Xenophanes fit à Lasus Hermionien qui l'appellait
couard, d'autant qu'il ne voulait pas jouer aux dés avec lui: «Oui,
dit-il je suis couard voirement et timide és choses vilaines et
déshonnêtes.» D'autre part, seras tu tombé entre les mains d'un
babillard, qui t'arrêtera, t'embrassera, et ne te laissera point
échapper, n'aie point de honte, mais romps lui tout court la broche, et
t'en va ton chemin pour faire tes affaires: car tel refus et telles
fuites et défaites, en choses dont on ne se saurait plaindre que bien
légèrement de nous, nous exercent à n'avoir point de honte là où il
n'en faut point, et nous accoutument à choses de plus grande
importance. Auquel endroit il n'est pas mal à propos de nous souvenir
de Demosthenes: car comme les Atheniens fussent en branle de secourir
Harpalus, et meissent jà l'armet en tête contre Alexandre le grand,
soudainement comparut Philoxenus, lieutenant du Roi sur la marine: de
quoi le peuple d'Athenes fut si étonné, qu'il n'y en eut pas un qui dît
plus un seul mot, tant ils avaient de peur: et lors Demosthenes, «Que
feront ils, dit-il, quand ils verront le Soleil, vu qu'ils ne peuvent
pas franchement regarder la lueur d'une petite lampe? car que feras tu
en negoces de grande importance, si un Roi parle à toi, ou si un peuple
te requiert de quelque chose qui ne soit pas raisonnable, vu que tu ne
peux repousser, une coupe de vin qu'un tien familier buvant à toi te
présente? ni t'échapper de la prise d'un babillard, ains te laisses
proumener à ce jaseur, sans avoir la fermeté de lui oser dire, Nous
nous reverrons une autrefois, car maintenant je n'ai pas loisir. Outre
plus l'exercitation et accoutumance pour vaincre cette honte. ne sera
point mauvaise ni inutile à l'encontre des louanges en choses petites
et légères: comme en un festin d'un ami il y aura quelque sonneur de
lut ou de lyre, qui en sonnera ou chanter mal, ou un joueur de
comoedies, que l'on aura loué à grand prix d'argent, qui gâtera tout
Menander, tant il aura mauvaise grâce à jouer, et néanmoins le vulgaire
lui applaudira et le prisera grandement: il n'y aura, à mon avis, point
de difficulté ni de peine à l'écouter, sans mot dire, et sans le louer
servilement et en flatteur, contre ta propre opinion. Car si tu n'es
maître de toi en cela, que feras-tu quand un tien ami te lira quelque
ryme, et quelque mauvaise poésie qu'il aura composée, ou qu'il te
montrera quelque harangue qu'il aura écrite? tu le loueras doncques
hautement et follement, et feras bruit des mains, en lui applaudissant
comme les jacquets: si ainsi est, comment doncques le reprendras tu
quand il viendra à commettre quelque faute és affaires? comment
l'admonestreras tu, s'il vient à s'oublier en l'administration de
quelque magistrat, ou bien en ses deportements en mariage, ou au
gouvernement de la chose publicque? car quant à moi, je ne me contente
point encore de la réponse que fit Pericles à un sien ami, qui le
requit de porter un témoignage faux pour lui, à laquelle fausseté il y
avoir encore un parjurement adjoint: «Je suis, dit-il, ami de mes amis
jusques aux autels.» comme s'il eût voulu dire, jusques à n'offenser
point les Dieux, car il était approché trop près. Mais celui qui de
loin s'est accoutumé à ne louer contre son avis celui qui harangue, ni
à applaudir à celui qui chante, ni rire à celui qui dit une maigre
rencontre, ne laissera jamais son familier passer, jusques à lui faire
cette requète-là: ne n'y aura jamais homme qui dise à celui qui aura
appris à n'avoir point de honte de refuser en telles petites choses,
Parjure toi pour moi, porte faux témoignage pour moi, prononce une
inique sentence pour l'amour de moi. Semblablement aussi se faut-il
preparer contre les emprunteurs d'argent, en s'accoutumant premièrement
és choses qui ne soient pas grandes ni difficiles à refuser. Il y eut
quelqu'un jadis, qui estimant qu'il n'y eût rien si honnête que de
demander et recevoir, demanda un jour en soupant au Roi de Macedoine
Archelaus, une coupe d'or là où il <p 78r> buvait. Le Roi
commanda à son page de la porter et donner à Euripides qui était à la
table: et tournant son visage devers celui qui la lui avait demandée,
lui dit, «Quant à toi tu es digne de demander et d'être refusé, parce
que tu demandes: mais Euripides est digne qu'on lui donne, encore qu'il
ne demande pas.» Disant en cela très bien, que le jugement de la raison
doit être le directeur et le maître du donner et de la liberalité
gratuite, non pas la honte de refuser: et au contraire, nous, bien
souvent laissants en arrière des personnes honnêtes, nos parents ou
amis, et qui ont besoin de notre secours, donnons à d'autres qui nous
demandent continuellement et impudemment, non pour volonté que nous
ayons de leur donner, mais pource que nous ne leur pouvons refuser:
comme fit Antigonus le vieil après avoir longuement enduré
l'importunité de Bias, «Donnez (dit-il) à Bias un talent, et par
force:» combien qu'il eût aussi bonne grâce, et rencontrât aussi
dextrement à se défaire de tels importuns, que fit oncques Roi ni
Prince: car comme un belistre philosophe Cynique lui demandât une
drachme, qui pouvait valoir trois sous et quatre: «Ce n'est, dit-il,
pas un don de Roi:» et comme l'autre lui répliquast, «Donne moi
doncques un talent, qui sont six cens écus:» Il lui répondit, «Ce n'est
pas présent de Cynique.» Diogenes allait quelquefois se pourmenant par
la rue d'Athenes appelée Ceramique, en la quelle il y avait plusieurs
statues des anciens personnages de valeur, aux quelles il allait
demandant l'aumosne: et comme quelques-uns s'en émerveillassent, il
leur répondit, «J'apprends (dit-il) à être esconduit.» Il nous faut
aussi premièrement étudier en choses légères, et nous exerciter à
refuser en choses petites, à ceux qui nous demanderont ce dont ils ne
sont pas pour user ainsi qu'il appartient, afin que nous puissions
suffire à faire refus de choses de plus grande importance: car comme
dit Demosthenes, celui qui a dépendu ce qu'il avait, autrement qu'il ne
fallait, n'employera jamais à ce qu'il faut, ce qu'il n'a pas, si on
lui donne. Or toutes et quantesfois que nous avons disette des choses
honnêtes et abondance des superflues, cela témoigne qu'il y a bien de
la faute en nous. Si n'est pas seulement cette honte excessive,
mauvaise et inique dépensiere d'argent, mais aussi des choses serieuses
et de grand conséquence, desquelles elle ne reçoit pas le conseil utile
que lui donne la raison. Car souvent étant malades nous n'appellons pas
le plus expert médecin, pour respect et faveur que nous portons à un
notre familier: et elisons pour maîtres et precepteurs de nos enfants,
non ceux qui sont les meilleurs, mais ceux qui nous en requirent: et
bien souvent quand nous avons des procès, nous ne les faisons pas
plaider par le plus suffisant advocat et le plus savant du barreau,
ains par le fils de quelque notre parent ou ami, qui apprendra à tonner
aux dépens de notre cause. Bref, nous voyons plusieurs de ceux qui font
profession de philosophie, Epicuriens, ou Stoïciens, ou autres, qui ne
se seront pas mis à suivre cette secte-là par leur jugement ou
election, ains se seront adjoints à quelques-uns, de leurs parents ou
amis de cette secte, qui les en auront importunés et requis. Or sus
doncques exercitons nous de longue main à l'encontre de si lourdes
fautes en choses vulgaires et légères, en nous accoutumant à ne nous
servir point ni d'un barbier ni d'un peintre, à l'appétit de notre
sotte honte, ni à loger en une mauvaise hostellerie, y en ayant auprès
de meilleures, pource que l'hostellier nous aura souvent salués: ains,
pour accoutumance, encore qu'il y ait peu de différence de l'un à
l'autre choisissons toujours le meilleur: comme les philosophes
Pythagoriens observaient toujours diligemment de ne mettre jamais la
cuisse gauche dessus la droite, ni de prendre le nombre pair au lieu du
non pair, et ainsi des autres choses égales et indifférentes: aussi se
faut-il accoutumer quand on fait ou un sacrifice, ou unes noces, ou
quelque autre grand banquet, de n'appeler pas celui qui nous salue et
nous fait souvent la révérence, ou qui accourt de tout loin à nous,
plutôt que celui que nous <p 78v> saurons qui est homme de bien,
et qui nous aime: car celui qui est ainsi de longue main exercité et
accoutumé, sera malaisé à surprendre, ou plutôt ne sera jamais assailly
és choses de plus grande importance: mais quant à l'exercitation, ces
advertissemens là suffisent Au demeurant, des utiles instructions que
nous en pouvons recueillir, la première, à mon avis, est, que toutes
les passions et maladies de l'âme sont ordinairement accompagnées des
inconvénients, qu'il semble que nous tâchions plus à fuir par icelles:
comme l'ambition et convoitise d'honneur communément est suivie de
déshonneur, dissolution et volupté ordinairement accompagnée de
douleur, délicatesse suivie de travail, opiniâtreté contentieuse suivie
de perte et de condemnation: semblablement aussi autant en advient il à
la honte excessive, laquelle fuyant le fumée de blâme se jette dedans
le feu même d'infamie. Car ayant honte de refuser et contredire à ceux
qui iniquement et importunément les poursuivent ils sont après
contraints d'avoir honte de ceux qui justement les accusent: et pour
avoir craint une plainte légère, bien souvent ils soutiennent une
vergongne certaine: et ayants eu honte de contredire à un ami, qui leur
demandait de l'argent, bientôt après ils sont contraints de rougir à
bon escient pour être convaincus de n'en avoir point. Et ayants promis
de secourir quelques-uns qui ont des proces, puis après ayants honte de
faire contre leurs parties, ils sont contraints de se cacher et
s'enfuir. Et y en a plusieurs que cette honte ayant forcés de faire
quelque promesse desavantageuse du mariage ou de leur fille, ou de leur
soeur, sont contrains puis après de faillir de promesse pour avoir
changé d'avis. celui qui dît anciennement que tous les habitants de
l'Asie servaient à un seul homme, pour ne savoir prononcer une seule
syllable, qui est, Non, ne parlait pas à bon escient, ains se jouait:
mais ces honteux ici pourraient sans parler en fronçant seulement les
sourcils, ou baissant la tête, échapper plusieurs courvées qu'ils font
outre leur gré et par importunité. Car comme dit Euripide,
Le silence est réponse pour les sages,
duquel il est besoin de plus user à l'endroit de tels importuns
poursuivans: car quant à ceux qui sont raisonnables et honnêtes, on se
peut avec raison excuser: et pourtant faut-il avoir à main plusieurs
réponses et dits notables des grands et illustres personnages du temps
passé, et s'en souvenir, pour les prattiquer à l'encontre de ces
importuns là: comme est ce que dit jadis Phocion à Antipater, «Je ne te
saurais être flatteur et ami tout ensemble:» et aux Atheniens qui lui
applaudissaient, et le priaient de contribuer avec eux quelque argent
pour faire une fête et un sacrifice: «J'aurais, dit-il, honte de
desbourser avec vous, et ne rembourser pas ce que je dois à cettui ci:»
en montrant l'usurier Callicles: car comme dit Thucydides, «Il n'est
pas laid de confesser sa pauvreté, mais il est bien laid de ne la fuir
pas de fait.» Mais celui qui par sa bestise ou fade délicatesse est si
honteux, qu'il n'ose dire à celui qui lui demande de l'argent, ami je
n'ai point d'argent en ma bourse: et néanmoins se laisse sortir de la
bouche une promesse comme une arre,
Il est lié de fers sans fer forgés,
Qu'étroitement honte lui a chargez.
Mais Perseus, prestant de l'argent à un sien familier, alla jusques en
la place en passer le contract à la bancque, se souvenant du precepte
que nous donne le poète Hesiode,
En riant même avec ton propre frère,
D'y ajouter un témoin ne diffère.
Dequoi l'autre s'ébahissant, «Comment doncq, dit-il, Perseus, ainsi
juridiquement?» «Oui, répondit Perseus, afin que je le retire de toi
amiablement, et que je ne te le redemande pas juridiquement.» Car
plusieurs au commencement ne cherchants pas de honte leur assurance,
puis après sont contraints d'y procéder par la voie des lois <p
79r> avec inimitié. davantage Platon baillant des lettres de
reommandation au tyran Dionysius en faveur de Helicon Cyzicenien,
ajouta au bout de la lettre, «Je t'écris ce que dessus d'un hommne,
c'est à dire d'un animal de nature muable.» Mais Xenocrates au
contraire, encore qu'il fut bien de nature austère, toutefois il fut
gagné et plié de honte, et recommanda par lettres à Polyperchon un
homme qui ne valait rien, ainsi comme il le donna bien à connaître par
effet: toutefois ce seigneur Macedonien lui fit bon recueil, et lui
demanda s'il avait de rien affairé: l'autre lui demanda un talent de
six cens écus, ce que Polyperchon lui bailla: mais il écrivit à
Xenocrates que de là en avant il examinât plus diligemment ceux qu'il
recommanderait. Et quant à Xenocrates encore fit-il cet erreur-là,
parce qu'il ne connaissait pas le personnage: mais nous bien fort
souvent connaissants que ce sont méchants qui nous requirent, néanmoins
jetons des missives au vent, et qui plus est, de l'argent, nous
faisants ce dommage à nous mêmes, non pas de gaieté de coeur, ni avec
plaisir, comme ceux qui donnent à des putains, ou à des plaisants et
flateurs, ains en étant bien marris et ennuyés de leur impudence, qui
nous force et renverse sans dessus dessous tout le discours de notre
raison: tellement, que s'il y a gens au monde contre lesquels nous
puissions dire ces mots,
Bien je connais le mal que je vais faire,
c'est à l'encontre de ceux qui nous causent cette honte d'aller porter
faux témoignage, d'aller prononcer une injuste sentence, d'aller faire
election d'un personnage inutile, ou de prêter argent à homme que nous
sommes certains qu'il ne le rendra pas. Et partant entre toutes les
passions cette honte excessive est celle qui plus que nulle autre est
accompagnée, en ce qu'elle fait, de repentance non suivante après, mais
conjointe et présente: car il nous griève de donner, nous rougissions
de témoigner, nous encourons infamie de cooperer: et ne fournissants
pas ce que nous avions promis, nous sommes convaincus de ne le pouvoir
bailler: car pour ne pouvoir contredire, nous promettons mêmes des
choses qui nous sont impossibles, à ceux qui continuellement nous en
pressent, comme de les recommander à ceux qui gouvernent en court,
d'aller parler pour eux aux Princes, pour ne vouloir pas et n'avoir pas
le coeur assez ferme de dire, «Le Roi ne me connait pas, adressez vous
à d'autres plutôt:» comme Lysander ayant encouru la male grâce du Roi
Agesilaus, combien que l'on estimât qu'il dût être le premier en credit
à l'entour de lui pour la réputation de ses hauts faits, n'eut point de
honte d'esconduire ceux qui s'adressaient à lui, en leur disant, qu'ils
allassent à d'autres, et qu'ils essayassent ceux qui avaient meilleur
credit à l'entour du Roi que lui. Car ce n'est pas honte que de ne
pouvoir pas toutes choses, mais bien de les entreprendre ne pouvants
pas, et n'étant pas idoines à les faire: et se promettre plus que l'on
n'a de puissance, outre ce qu'il est laid, encore fait-il fort mal au
coeur. Mais aussi faut-il volontairement faire plaisir à ceux qui nous
requirent choses raisonnables, et à nous convenables: non par
contrainte de honte, mais en cedant à l'equité, comme aussi à
l'encontre des demandes dommageables ou desraisonables, il faut
toujours avoir le dire de Zenon prompt à la main, lesquel rencontrant
un jeune homme de ses familiers, qui se promenait à l'écart le long des
murailles de la ville, et en ayant entendu la cause, que c'était pource
qu'il fuyait un sien ami, qui le requérait de porter faux témoignage
pour lui, «Que dis-tu sot que tu es, lui répondit-il: celui-là ne
craint point, et n'a point de honte de te requérir de choses iniques et
desraisonnables, et tu n'as pas le coeur de le refuser et rebouter pour
choses justes et raisonnables?» Car celui qui dit,
Meschanceté est une arme séante,
Contre celui qui fait oeuvre méchante,
nous enseigne mal à nous venger de la méchanceté, en nous la faisant
imiter: mais <p 79v> de repousser ceux qui nous molestent
impudemment et effrontément, en ne nous laissant point vaincre à la
honte, et ne concéder point choses desraisonnables et déshonnêtes à
tels effrontés, pour être honteux de leur refuser, ce sont hommes sages
et bien avisés qui le font ainsi. Or quant à ces déhontés importuns
ici, il est bien aisé de resister à ceux qui sont petits, sans aucune
authorité ne moyen: et y en a qui les esconduisent avec une risée, et
quelque trait de moquerie, comme fit jadis Theocritus deux qui lui
demandaient son étrille à emprunter, dedans une étuve, dont l'un était
étranger et l'autre de sa connaissance, mais larron: il les renvoya
tous deux joyeusement, en leur disant, «Quant à toi, je ne te connais
point: et quant à toi, je te connais bien.» Et Lysimache la prêtresse
de Minerve, surnommée Poliade, c'est à dire gardienne de la ville
d'Athenes, à des muletiers qui avaient amené des victimes, et lui
demandaient à boire: «ô mes amis, dit-elle, j'aurais peur que l'on n'en
fît coutume.» Et Antigonus à un jeune homme qui était fils d'un gentil
centenier, mais lui était lâche et couard, et néanmoins demandait à
être avancé en la place de son feu père: «Jeune fils, dit-il, je
récompense la prouesse, et non pas la noblesse, de mes soudards.» Mais
encore que le poursuivant soit homme d'authorité et puissant, qui sont
ordinairement plus malaisés à esconduire et à renvoyer, mêmement s'il
est question de donner sa sentence en quelque jugement, ou sa voix en
quelque election à l'aventure ne semblera-il pas facile ni nécessaire
de faire ce que jadis fit Caton, étant encore jeune homme, à Catulus,
lequel pour lors était au plus grand et plus honorable magistrat qui
fut à Rome, car il était Censeur, et s'en alla devers Caton, lequel
presidait cette année-là en la chambre du Tresor, à fin d'intercéder
pour un financier qui avait été condamné en quelque amende par Caton:
il le pressa et importuna tant de ses prières, que Caton à la fin fut
contraint de lui dire: «Ce serait chose bien vilaine, Catulus, à toi
qui es Censeur, que ne voulant pas sortir d'ici, je t'en feisse jeter
dehors par les espaules à mes sergens.» Catulus ayant honte de cette
parole, s'en sortit en colère. Mais considérez si la réponse
d'Agesilaus et celle de Themistocles fut point plus gracieuse et plus
douce: car Agesilaus, comme son père lui voulût faire juger quelque
proces contre le droit et contre les lois: «Tu m'as, dit-il, mon père,
montré dés ma jeunesse à obeïr aux lois, voila pourquoi je te veux
encore obeïr maintenant, en ne jugeant rien qui soit contre les lois.»
Et Themistocles répondit à Simonides qui le requérait de quelque chose
injuste, «ni toi Simonides, ne serais pas bon poète, si tu chantais
contre mesure: ni moi bon officier, si je jugeais contre les lois.» Et
néanmoins ce n'est point à faute de bonne proportion du manche au corps
de la lyre, comme disait Platon, que les villes contre villes, et les
amis contre les amis entrants en différent, souffrent et font souffrir
les uns aux autres de très grandes miseres et calamités, ains est
plutôt pource qu'ils faillent en ce qui appartient aux lois, et à la
justice: et toutefois il y en a qui observants exactement et
exquisement au chant, à l'orthographe, aux mesures des syllabes, ce qui
est de l'art, veulent que pour eux les autres soient nonchalants et
oubliants du devoir en l'administration d'un magistrat, en leurs
jugements, et en leurs actions. Et pourtant faut-il user de ce stile à
l'encontre d'eux: Est-ce un advocat qui te vient importuner toi étant
juge, ou un orateur toi étant du Senat? accorde lui ce qu'il te
demande, sous condition, que lui tout à l'entrée de son oraison sera
une belle incongruité, ou qu'il usera d'un mot barbare en sa narration:
il ne le voudra jamais, pource que cela lui semblerait une trop grande
villanie: car nous en voyons qui n'auraient pas le coeur de commettre
une voyelle avec une voyelle en parlant. Ou bien, est-ce quelqu'un des
nobles ou des gens d'honneur et d'authorité qui te presse? dis lui
qu'il aille donc sautant et dansant pour l'amour de toi à travers la
place, en faisant la moue, et tordant la gueule: et s'il te dit qu'il
n'en fera rien, ce sera lors à toi à parler, et à lui demander <p
80r> lequel est plus vilain, ou faire une incongruité en parlant, et
tordre la bouche, ou bien violer la loi, et fausser sa foi, et adjuger
plus de bien au méchant qu'au bon, contre tout droit et raison.
davantage comme Nicostratus l'Argien répondit au Roi Archidamus qui le
sollicitait à lui livrer par trahison la ville de Cromnum, pour une
bonne somme d'argent, et pour le mariage de telle Dame qu'il voudrait
choisir en toute Lacedaemone, qu'il n'était point descendu de la race
de Hercules, pource que lui allait par tout le monde tuant les méchants
après les avoir vaincus: et lui s'étudiait de rendre ceux qui étaient
gens de bien, méchants. Ainsi nous faudra-il parler à celui qui voudra
être tenu pour homme de bien et d'honneur, et cependant nous viendra
presser et forcer de faire choses indignes et de sa noblesse et de sa
vertu. Mais si ce sont basses et communes gens, il faudra voir et
considérer si tu le pourrais induire, s'il est avaricieux, à te prêter
un talent sans cédule ni obligation: ou s'il est ambitieux, si tu lui
pourrais persuader de te céder quelque preseance: ou s'il est
convoiteux des honneurs publiques, te quitter sa brigue, mêmement lors
qu'il y aura apparence qu'il soit pour emporter l'office qu'il pretend:
car il serait à la vérité étrange, qu'eux en leurs vices et passions
fussent si roides, si fermes, et si immuables, et que nous qui voulons
être tenus pour gens de bien, amateurs du devoir et de la justice, ne
peussions être maîtres de nous mêmes, ains laississions porter par
terre notre vertu, et l'abandonnissions. Car si ceux qui nous fonthonte
à force de nous presser, le font ou pour leur réputation, ou pour leur
authorité, il n'y a point de propos de vouloir augmenter l'honneur, le
credit et authorité d'autrui, en se déshonnorant, et se diffamant
soi-même: comme ceux qui aux jeux de prix publiques faussent leur foi à
distribuer les prix, ou qui aux elections des magistrats par faveur
donnent à qui ne le mérite pas les honneurs de seoir aux palais, et les
couronnes de victoire, en se privant eux-mêmes de bonne réputation et
de saine conscience. Et si nous voyons que c'est pour le gain que c'est
importun nous fait si pressante instance, comment ne nous vient-il
incontinent en pensée, que c'est chose éloignée de toute raison de
mettre en compromis sa réputation et sa vertu, afin que la bourse d'un
je ne sais qui en soit plus pesante? Mais certes telles considérations
se représentent bien à l'entendement de plusieurs, lesquels n'ignorent
pas qu'ils font mal: comme ceux que l'on contraint de boire de grandes
coupes devin toutes pleines, ils accomplissent à toute peine, en
soupirant, et tournant les yeux en la tête, et changeant tout de
visage, ce qui leur est commandé: mais cette mollesse de coeur
ressemble à une faible température de corps, qui ne peut resister ni au
froid ni au chaud: car soit qu'ils soient loués par ceux qui les
poursuivent, ils sont incontinent détrempés et dissous par telles
louanges: soit qu'ils craignent d'être accusés, repris et soupçonnés
s'ils refusent, ils en meurent de peur: mais au contraire il se faut
affermir à l'encontre de l'un et de l'autre, sans se laisser plier ni
esbranler, ni à ceux qui font peur, ni à ceux qui flatent. Or
Thucydides estimant qu'il soit impossible d'avoir grande puissance, et
n'être point envié, dit, que celui qui est bien avisé choisir d'être
sujet à l'envie pour faire de grandes choses: quant est à moi, j'estime
qu'il n'est pas difficile d'échapper l'envie: mais d'eviter toutes
plaintes, et se garder d'être moleste à pas un de ceux qui hantent
auprès de nous, il me semble du tout impossible: et pourtant me semble
aussi, que nous prendrons bon conseil quand nous choisirons plutôt
d'être en la male grâce et inimitié des importuns, que de ceux qui
justement nous accuseraient, si contre tout droit et justice nous
faisions pour ces iniques poursuivans, comme étant fardées et
déguisées, de peur qu'il ne nous prenne comme aux pourceaux, qui quand
on les gratte, et qu'on les frotte and chattouille, se laissent faire
tout ce qu'on veut, <p 80v> jusques à se veaultrer par terre: car
il n'y a point de différence entre ceux qui baillent leurs jambes à se
faire traîner, et ceux qui prêtent leurs oreilles à s'ouïr flater,
sinon que ceux-ci se laissent renverser et jeter par terre plus
vilainement, les uns en remettant les peines et punitions dues à des
méchants, à fin qu'ils soient appelés humains, doux, pitoyables, et
misericordieux: les autres au contraire, persuadez par ceux qui les
louent de se soumettre à des inimitiés et accusations non nécessaires
et dangereuses, en leur disant, qu'ils sont seuls hommes entiers, seuls
qui ne se laissent point gagner par flatterie, voire qui se peuvent
dire seuls avoir bouche et langue libre. C'est pourquoi Bion
accomparait telles manières de gens à des vases à deux anses, qui se
transportent aisément par les oreilles là où on veut: comme l'on
raconte que le Sophiste Alexinus disait un jour tout plein de mal, en
se promenant avec d'autres, de Stilpon philosophe Megarien: et comme
quelqu'un de la compagnie lui dît, «Et comment, il disait l'autre jour
tous les biens du monde de toi:» «Certainement aussi, répondit-il,
est-ce un treshomme de bien et de fort gentil coeur.» Mais au contraire
Menedemus étant averti, que ce même Alexinus disait souvent bien de
lui: «Au contraire, dit-il, je dis toujours mal d'Alexinus: tellement
qu'il faut nécessairement qu'il soit méchant homme, ou pource qu'il en
loue un méchant, ou pource qu'il est blâmé d'un bon.» tant il était
malaisé à fléchir, ou à prendre par telles voies, et tant il
prattiquait bien cet enseignement d'Antisthenes surnommé Hercules, qui
commanda à ses enfants, de ne savoir jamais gré ni grâce à personne qui
les louast: ce qui n'était autre chose, que de ne se laisser point
gagner à la honte, pour contreflater ceux qui les loueraient: car il
suffit, ce que répondit Pindare à un qui lui disait, «Je te vois louant
par tout et envers tous:» «et je t'en rends la grâce, dit-il, pourtant
que je te fais dire vérité.» Ce doncques qui est souverainement utile à
l'encontre de toutes autres passions, se doit aussi principalement
employer à l'encontre de cette excessive honte, quand ils verront que
contre leur volonté forcés de tel vice, ils auront commis quelque
faute, et seront très buchés, de s'en souvenir, et l'imprimer bien
fermement en leur mémoire, et conserver en leur pensée bien longuement
les marques de la morsure, et les notes de leur repentance, en les
répétant souvent. Car ainsi comme les viateurs passants chemin, quand
ils ont choppé et bronché contre une pierre, et les pilotes ayants
brisé leur vaisseau contre un rocher, s'ils s'en souviennent, ils
redoutent effroieement non ces pierres ni ces roches-là seulement, mais
aussi toutes celles qui leur ressemblent, tout le temps de leur vie:
aussi ceux qui serrent en leur pensée attainte et piquée de repentance,
les pertes et déshonneurs qu'ils ont reçus à cause de cette honte
vicieuse, en iront après plus retenus en cas semblables, et ne se
laisseront pas une autrefois facilement aller.<p 81r>
XII. De l'amitié fraternelle.
CEUX de la ville de Sparte appellent les anciennes devises et figures
dediées et consacrées à l'honneur de Castor et Pollux, Docana, qui vaut
autant à dire comme, les poutres des Rois: ce sont deux pièces de bois
distantes également l'une de l'autre, conjointes par autres deux
equidistantes aussi en travers: et semble que ce soit une devise bien
propre et convenable à l'amitié fraternelle de ces deux Dieux, pour
montrer l'union indivisble qui était entre eux: aussi vous offre-je,
Seigneurs Nigrinus et Quintus, ce petit traité touchant l'amitié
fraternelle, commun et convenable à vous deux, comme à ceux qui en êtes
dignes: car faisants déjà de vous mêmes ce à quoi il vous admoneste, il
ne semblera pas tant vous admonester de le faire, comme vous porter
témoignage de l'avoir déjà fait: et la joie que vous sentirez de voir
approuvé ce que vous faites, donnera encore à votre jugement une
assurance plus ferme pour le faire continuer, comme étant vos actions
approuvées et louées par des vertueux et honnêtes spectateurs. Or
Aristarchus père de Theodectes se moquant du grand nombre des Sophistes
contrefaisants les Sages qui étaient de son temps, disait que
anciennement à peine y avait il eu sept Sages par le monde, mais de
notre temps, disait-il, à peine pourrait on trouver autant d'hommes
ignorans. Mais je pourrais avec vérité dire, que je vois de notre temps
l'amitié aussi rare entre les frères, comme la haine l'était au temps
passé: de laquelle encore le peu d'exemples qui s'en est anciennement
trouvé, du consentement des vivants a été renvoyé aux Tragoedies et aux
Theatres, comme chose étrange et fabuleuse: mais tous ceux qui sont
aujourd'hui, quand ils rencontrent deux bons frères, ils s'en
émerveillent autant comme ils feraient de voir ces Molionides là, qui
semblaient avoir les corps collés ensemble: et trouvent aussi malaisé à
croire et montrueux, que des frères usent en commun des biens, des
amis, et des esclaves que leurs peres leur ont laissés, comme ils
feraient que une seule âme regît les pieds, les mains, et les yeux de
deux corps: combien que la nature n'ait pas logé loin l'exemple du
deportement dont doivent user les frères les uns envers les autres,
ains dedans le corps même, là où elle a formé la plupart des membres
nécessaires doubles, frères et germains, comme deux mains, deux pieds,
deux yeux, deux oreilles, deux nazeaux: nous montrant qu'elle les a
ainsi distingués et divisés pour leur salut mutuel, et pour
s'entre-aider réciproquement, non pas pour quereller ni combattre les
uns contre les autres: et qu'ayant divisé la main en plusieurs doigts
de longueurs inegaux, elle l'a rendue le plus apte, et le plus propre,
et le plus artificiel outil qui soit: tellement que l'ancien Anaxagoras
mettait la cause de toute la sapience et sagesse de l'homme en la main:
mais toutefois le contraire de cela est véritable, car l'homme n'est
pas le plus sage des animaux, pour autant qu'il a des mains: mais
pource que de sa nature il est raisonnable et ingenieux, il a aussi de
la nature obtenu des outils qui sont tels. Or est-il manifeste à
chacun, que la nature a formé d'une même semence et d'un même principe
deux, et trois, et plusieurs frères, non à fin qu'ils querellassent ou
combattissent les uns aux autres, mais à fin qu'étant séparés les uns
des autres, ils s'entre-aidassent mieux et plus commodément. Car ces
hommes là à trois corps et à cent bras que nous peignent les poètes, si
jamais il en a été de tels, étant collés et conjoints de toutes leurs
parties, ne pouvaient rien faire hors d'eux-mêmes, ni à part les uns
des autres: ce que les frères au contraire peuvent bien faire, demeurer
en la maison, et aller dehors, se mêler des affaires publiques, et
labourer la terre tout ensemble, les uns par les autres, pourvu qu'ils
conservent bien le principe d'amitié et de bienveillance que la nature
leur a baillé: sinon, ils ressembleront <p 81v> proprement aux
pieds qui se donnent le croc en jambe l'un à l'autre pour se faire
tomber, et aux doigts de la main qui s'entrelassent pour se tordre et
se debaiter contre nature les uns les autres. Mais plutôt ainsi comme
en un même corps le froid et le chauld, le sec et l'humide régis par
une même nature, quand ils s'accordent et conviennent bien ensemble,
engendrent une très bonne et très douce armonie et température, qui est
la santé, sans laquelle ni tous les biens du monde,
ni la grandeur de majesté royale,
Quand aux humains à la divine égale,
ne sauraient donner ni plaisir ni profit à l'homme: mais si entre ces
premières qualités là il se met un debat et une cupidité de s'accroître
par-dessus les autres, elle corrompt très vilainement et confond sans
dessus dessous le corps de l'animal: aussi par l'union et concorde des
frères, toute la race et toute la maison s'en porte mieux, et en
florit, et les amis mêmes et familiers, comme une belle danse qui va
tout d'un bransle: car ils ne font, ni ne disent, ni ne pensent chose
quelconque qui soit contraire les uns aux autres,
Mais en discord et partialité
Le plus méchant a lieu d'authorité.
ou un rapporteur de vallet à mauvaise langue, ou un flatteur qui se
glissera de dehors au dedans, ou un voisin malin et envieux: car comme
les maladies engendrent és corps qui ne reçoivent point ce qui leur est
propre, des appétits de nourritures étranges, et qui leur sont
nuisibles: aussi la calomnie ou suspicion à l'encontre de ses parents,
attire de dehors des propos mauvais et méchants, qui coulent toujours
là où ils sentent qu'il y a quelque défaut. Or le devin d'Arcadie,
ainsi comme écrit Herodote, fut contraint de se faire un pied de bois,
après qu'il se voit privé du sien naturel: mais un frère qui fait la
guerre à son frère, et qui est contraint d'acquérir un ami étranger, ou
de la place, en s'y promenant, ou du parc des exercices, en regardant
ceux qui s'y exercent, me semble ne faire autre chose, que
volontairement se couper un membre de sa propre chair tenant à lui,
pour y en appliquer et attacher un étranger: car la nécessité même qui
nous induit à rechercher et à recevoir amitié et conversation, nous
enseigne d'honorer, entretenir et conserver ce qui est de notre
parenté, comme ne pouvant vivre, ni n'étant point nés pour demeurer
sans amis, sans fréquentation, solitaires, à part comme bêtes sauvages:
et pourtant dit bien et sagement Menander,
Par bancqueter et bonne chère faire
Les uns avec les autres ordinaire,
cherchons-nous pas, mon père, à qui fier
Nous nous puissions? et n'est pas celui fier,
Pensant avoir trouvé des biens sans nombre,
Qui d'un ami a pu recouvrer l'ombre?
car ce sont ombres véritablement la plupart de nos amitiés, images et
semblances de celle première que la nature imprime aux enfants envers
leurs peres et meres, et aux frères envers leurs frères: et celui qui
ne la révére et l'honore, comment pourra il faire à croire et persuader
aux étrangers qu'il leur porte bienveillance? Et quel homme est
celui-là qui appelle en ses caresses et par ses missives un sien
compagnon son frère, et ne veut pas seulement aller par chemin quand et
son propre frère? Car comme ce serait une folie d'orner la statue de
son frère, et ce pendant battre et mutiler son propre corps naturel:
aussi révérer et honorer le nom de frère en d'autres, et le frère
propre le fuir et hair, ne serait pas fait en homme d'entendement sain,
ne qui jamais eût compris en son coeur, que la nature soit la plus
sainte et la plus sacrée chose du monde. A ce propos il me souvient
qu'un jour à Rome je pris la charge <p 82r> de juger entre deux
frères comme arbitre, desquels frères l'un semblait faire profession de
philosophie, mais il était, comme il apparut, non seulement frère à
fausses enseignes, mais aussi philosophe à faux titre, ne méritant pas
ce nom: car comme je lui remontrasse et requisse qu'il se portât envers
son frère comme philosophe envers un sien frère, et un frère ignorant
des lettres: quant à ignorant, dit-il, je l'avoue bien pour véritable,
mais quant à frère, je ne tiens pas pour chose grande ni vénérable
d'être sorti de mêmes parties naturelles. Il appert voirement, dis-je,
que tu ne fais pas grand compte d'être issu de mêmes parties
naturelles, mais tous les autres, s'ils ne le sentent et pensent ainsi,
pour le moins si disent et chantent ils, que la nature et la loi qui
conserve la nature, ont donné le premier lieu de révérence et
d'honneur, après les Dieux, au père et à la mère: et ne sauraient les
hommes faire service qui soit plus agréable aux Dieux, que de payer
gracieusement et affectueusement aux père et mère qui les ont
engendrés, et à ceux qui les ont nourris et élevés, les usures des
grâces vieilles et nouvelles qu'ils leur ont prêtées: comme au
contraire, «il n'y a point de plus certain signe d'un Atheiste, que de
mettre à nonchaloir, ou commettre quelque faut à l'encontre de son père
et de sa mère. Et pourtant est-il défendu de faire mal aux autres, mais
de ne se montrer pas à son père et à sa mère faisant et disant toutes
choses, je ne dirai pas dont ils ne soient pour prendre déplaisir, mais
dont ils ne soient pour recevoir du plaisir, on l'estime une impieté et
un sacrilege.» Et quelle action, quelle grâce, ni quelle disposition
des enfants envers leurs peres et meres leur pourrait être plus
agréable, ni leur donner plus de contentement, que de voir une
bienveillance, et une amitié assurée et certaine entre les frères? Ce
que l'on peut facilement connaître par les signes contraires: car vu
que les fils courroucent leurs peres et leurs meres, quand ils
outragent ou traitent mal un esclave qu'ils aiment et qu'ils tiennent
cher: et vu que les bonnes vieilles gens de cordiale et gentille
affection, sont marris que l'on ne fait cas ou d'un chien, ou d'un
cheval qui sera né en leur maison: et se fâchent quand ils vaient que
leurs enfants se moquent, ou mêprisent les jeux, les récits, les
spectacles, les lutteurs et autres combattants qu'eux ont autrefois
beaucoup estimés: est-il vraisemblable qu'ils puissent porter
patiemment de voir que leurs enfants s'entre-haïssent, qu'ils
querellent toujours l'un à l'autre, qu'ils médisent l'un de l'autre,
qu'en toutes entreprises et actions ils soient toujours appointés
contraires, et tâchent à s'entre-supplanter l'un l'autre? Je crois
qu'il n'y a homme qui le voulût dire. Doncques au contraire, aussi les
frères qui s'entrayment et s'entrecherissent l'un l'autre, qui
rejoignent en un lien de mêmes volontés, études, et affections, ce que
la nature avait déjoint et séparé de corps, et qui ont tous devis,
exercices, jeux, et esbats communs entre eux, certainement ils donnent
à leurs peres et meres un doux et heureux contentement en leur
vieillesse de cette grande amitié fraternelle: car jamais père n'aima
tant les lettres, ni l'honneur, ni l'argent, comme il aime ses enfants:
et pourtant ne voyent ils pas avec tant de plaisir leurs enfants ni
bien disants, ni opulents, ni colloqués en grands offices et dignités,
comme ils font s'entraymans. C'est pourquoi on lit que Apollonide,
native de la ville de Cysique, et mère du Roi Eumenes, et de trois
autres frères, Attalus, Philetaerus, et Atheneus, se réputait
bienheureuse et rendait grâces aux Dieux, non pour ses richesses, ni
pour sa principauté, mais pource qu'elle voyait ses trois enfants
puisnés servir de garde-corps à leur frère aîné, et lui vivant
librement et en toute assurance au milieu d'eux, ayants les espées aux
côtés, et les javelines en leurs mains: comme au rebours aussi le Roi
Xerxes ayant aperçu que son fils Ochus dressait embûche à ses frères
pour les faire mourir, en mourut de déplaisir. Car les guerres sont
bien grièves entre les frères, ce disait Euripide, mais plus qu'à nuls
autres sont elles grièves aux peres et aux meres, pource que celui qui
hait son frère, et ne le <p 82v> peut voir de bon oeil, ne
saurait qu'il n'en soit courroucé contre celui qui l'a engendré, et
celle qui l'a enfanté. Or Pisistratus se remaria en secondes noces, que
ses enfants du premier lit étaient déjà tous hommes faits, et disait
que les voyant ainsi beaux et bons, il désirait être père de plusieurs
autres encore, qui leur ressemblassent: aussi les bons et loyaux
enfants, non seulement pour l'amour de leurs peres et meres
s'entre-aimeront plus les uns les autres, mais aussi en aimeront
davantage leurs peres et meres, les uns pour les autres, disants et
pensants toujours en eux-mêmes, qu'ils sont pour beaucoup de causes
bien obligés à eux, mais principalement pour le regard de leurs frères,
comme étant le plus précieux, et le plus doux et gracieux heritage
qu'ils aient herité d'eux. C'est pourquoi Homere a bien fait, quand il
introduit Telemachus comptant entre ses calamités ce, qu'il n'avait
point de frère,
Car Jupiter la race de mon père
A terminé en moi seul, sans nul frère.
et au contraire Hesiode ne souhaitte et conseille pas bien, qu'un fils
unique soit heritier universel des biens de son père, lui mêmement qui
était disciple des Muses, lesquelles ont ainsi été appelées, pource
qu'elles sont toujours ensemble, à cause de l'amour et bienveillance
fraternelle qu'elles se portent l'une à l'autre. L'amitié fraternelle
doncques est telle envers les peres et meres, que d'aimer son frère est
demontration certaine d'aimer aussi son père et sa mère, et un exemple
et enseignement à ses enfants de s'entre-aimer les uns les autres,
autant que nulle autre chose: comme aussi au contraire, ils prennent le
mauvais exemple de haïr leurs frères de l'original de leur père: car
celui qui est envieilly en proces, en querelles et dissensions avec ses
frères, et puis va prescher ses enfants de vivre amiablement ensemble,
il fait ce qui se dit en un commun proverbe,
Tout ulceré il veut guérir les autres,
et ôte par ses faits toute efficace à sa parole. Si doncques le Thebain Eteocles ayant dit à son frère ce qui est en Euripide,
Je monterais en l'estoillé séjour
Du clair Soleil, où commence le jour,
Et descendrois dessous la terre basse,
Si je pouvais acquérir par audace
La Royauté souveraine des Dieux:
venait puis après à admonester ses enfants
De conserver entre eux égalité,
Laquelle joint cité avec cité,
Amis avec leurs amis secourables,
Confederés en ligues perdurables:
Et n'y a rien qui en fermeté sûre,
Qu'égalité, en ce monde demeure:
qui serait celui qui ne se moquerait de lui? Et quel serait trouvé et
réputé Atreus, si après avoir donné à souper les propres enfants à son
frère, il venait ainsi arraisonner et instruire ses enfants,
Quand le malheur sur quelqu'un prend son cours,
Communément il n'a d'amis secours,
Sinon de ceux qui sont de son lignage?
et pourtant faut il de tout point bannir et chasser la haine de ses
frères, comme celle qui est mauvaise nourrice de la vieillesse des
peres et meres, et pire encore de la jeunesse des enfants: et si donne
mauvais bruit, et grand blâme envers les concitoyens, lesquels estiment
et jugent à bonne cause, qu'ayants été nourris et élevés dés leur
naissance ensemble, ils ne seraient pas devenus ennemis et
malveillants, s'ils ne savaient <p 83r> de grandes méchancetés et
grandes perversités les uns des autres: car il faut bien qu'il y ait de
grandes et grièves causes pour dissoudre une si grande amitié et
bienveillance, tellement que puis après ils se reconcilient
malaisément. Car ainsi comme les corps qui ont une fois été joints
ensemble, si la colle ou ligature vient à se lâcher, ils se peuvent
bien de rechef rejoindre et recoller ensemble: mais depuis qu'un corps
naturel vient à se rompre ou déchirer, il est mal aisé de trouver
collure ni soudure qui le puisse jamais réunir aussi les amitiés
mutuelles que la nécessité a conjointes entre les hommes, si d'aventure
elles viennent quelquefois à se séparer, facilement elles se
reprennent: mais les frères, si une fois ils sont éloignés et decheuts
de ce qui est selon la nature, difficilement reviennent ils plus jamais
ensemble: et s'ils y reviennent, la reconciliation attire une cicatrice
orde et sale, toujours accompagnée de défiance et de soupçon. Or toute
inimitié d'homme à homme s'imprimant aux coeurs, avec les passions qui
plus travaillent et tourmentent, comme opiniâtreté, colère, envie,
souvenance des maux passés, est chose fort douloureuse et turbulente:
mais celle qui est de frère à frère, avec lequel il est forcé d'avoir
communion de tous sacrifices, et de toutes choses saintes et
religieuses, même sepulture, et quelquefois même maison, possessions,
et heritages confinants les uns aux autres, a toujours devant ses yeux
ce qui la tourmente, lui ramenant en mémoire sa folie et sa forcenerie,
pour laquelle la face qui mieux lui ressemble, et qui lui devrait être
la plus douce, lui est la plus hideuse à voir, et la voix la plus
amiable et la plus familiere depuis son enfance, lui devient plus
effroiable à ouïr: et voyants plusieurs autres frères qui n'ont qu'une
maison, qu'une table, mêmes heritages, et serviteurs non départis, eux
au contraire ont partagé leurs amis, leurs hostes, leurs familiers,
bref toutes choses qui sont communes entre les autres frères, leur sont
à eux ennemies et contraires: encore qu'à toute personne il soit facile
à discourir en son entendement, que les amis, et les compagnons de
table sont sujets à être ravageés, les familiers et les alliés se
peuvent acquérir nouveaux, quand les premiers, ne plus ne moins que des
outils ou des instruments, sont usés, mais d'acquérir un nouveau frère
il n'est pas possible, non plus qu'une main coupée, ou un oeil arraché:
et dit la Persienne sagement, quand on lui demanda pourquoi elle aimait
mieux sauver la vie à son frère qu'à son fils: «Pour ce, dit-elle, que
je puis bien avoir d'autres enfants, mais d'autres frères maintenant
que mes père et mère sont morts, je ne puis.» Que faut-il donc faire,
me pourra demander quelqu'un à un qui aura un mauvais frère?
premièrement, il faut retenir en mémoire, que la mauvaistié se trouve
en toutes sortes d'amitié qui sont entre les hommes, et que selon ce
que dit Sophocles,
Plus des humains les faits tu chercheras,
Plus mal que bien toujours y trouveras.
Il n'y a ni amitié de parentelle, ni de societé, ni de compagnie, qui
se puisse trouver sincere, saine et nette de tout vice. Mais le
Lacedaemonien qui épousait une petite femme, disait, qu'entre les maux
il faut toujours choisir les moindres: aussi pourrait on, à mon avis,
sagement conseiller aux frères, de supporter plutôt les imperfections
domestiques, et les maux de leur propre sang, que d'expérimenter ceux
des étrangers: car en l'un n'y peut avoir répréhension aucune, d'autant
que l'on y est contraint: et l'autre est répréhensible, d'autant qu'il
est volontaire. Car ni le compagnon de table, ou de jeu, ni de l'âge,
ni l'hoste
N'est point lié de fers sans fer forgés,
Qu'étroitement honte lui a chargés:
mais si est bien celui qui est de même sang, qui a été nourri avec
nous, qui est né d'un même père et d'une même mère, auquel il semble
que la vertu même permet <p 83v> et concède par connivence
quelque chose, quand il dit à son frère péchant et faillant en quelque
endroit,
L'occasion pourquoi sans offenser
Je ne te puis misérable laisser,
homme non seulement misérable, mais aussi mauvais et mal sage, c'est de
peur qu'en n'y pensant pas, je ne semble punir aigrement et amèrement
en toi quelque vice de père ou de mère instillé en toi par leur
semence, en te haïssant. Car, comme disait Theophraste, il ne faut pas
aimer les étrangers pour les éprouver, mais au contraire il les faut
éprouver pour les aimer: mais là où la nature ne donne pas au jugement
la précédence pour faire aimer, ni n'attend pas ce que l'on dit
communément, qu'il faut avoir mangé une mine de sel avec celui que l'on
veut aimer: ains dés notre nativité a fait naître quand et nous le
principe et l'occasion d'amitié, là ne faut il pas que nous allions
trop âprement ni trop exactement recherchant les fautes et
imperfections. Mais maintenant tout au contraire, que diriez vous qu'il
y en a qui supporteront et excuseront facilement, jusques à y prendre
plaisir, les fautes des étrangers, et qui ne leur appartiennent de
rien, avec lesquels ils auront pris quelque connaissance ou en un
banquet, ou au jeu, ou aux exercices de la personne, et seront severes,
voire inexorables à l'encontre de leurs propres frères? tellement qu'il
y en a qui prennent plaisir à nourir des chiens mauvais, des chevaux:
et plusieurs, des onces, des chats, des singes, des lions, et les
aiment: et ce pendant ils ne peuvent pas endurer les courroux, les
erreurs, ou les ambitions de leurs propres frères. Et d'autres, qui
donneront à des paillardes et putains des maison et des terres toutes
entières, combattront à bon escient contre leurs frères pour une mazure
ou pour un coin de maison: et puis imposants à la malveillance qu'ils
portent à leurs frères le nom de haine des méchants, ils s'en iront
detestants et vituperants le vice en leurs frères, et aux autres ils ne
s'en soucieront pas, ains hanteront et fréquenteront communément avec
eux. Cela doncques soit comme le preambule de tout notre discours. Au
reste pour entrer aux enseignements, je ne veux pas commencer, comme
les autres font, au partage des biens paternels, mais à l'émulation
mauvaise et jalousie répréhensible qui se leve entre les frères,
vivants encore les peres et meres. Agesilaus jadis avait une coutume,
qu'il envoyait à chacun Senateur de Lacedaemone, incontinent qu'il
était creé, un boeuf, en témoignage de sa vertu: les Ephores qui
étaient comme Syndiques d'un chacun, l'en condamnèrent à l'amende
envers le public, avec adjonction de la cause, que c'était pource que
par telles caresses et menées il allait pratiquant et gagnant à lui
seul ceux qui devaient être communs à tous: aussi pourrait on
conseiller à un fils d'honorer tellement père et mère, qu'il n'étudie
pas à se les gagner, et acquérir leur bonne grâce pour lui seul, en
détournant leur bienveillance des autres envers lui, par laquelle
prattique plusieurs supplantent leurs frères, couvrants d'une couleur
honnête en apparence, mais non juste en vérité, leur avarice et
cupidité: cars ils privent leurs frères finement et cauteleusement du
plus beau et du plus grand bien de leur heritage, qui est l'amour et
bienveillance de peres et meres, espiants oportunément l'occasion que
leurs frères sont ailleurs empêchés, ou qu'ils ne se doutent point de
leurs menées et se rendants fort modestes, reglés, soupples et
obéissants à leurs peres, mêmes és choses où ils vaient que leurs
frères s'oublient et faillent, ou semblent faillir: là où il faut faire
tout l'opposite, quand on sent qu'il y a quelque courroux et
mécontentement du père, en se mettant et se coulant dessous la charge,
comme pour soulager son frère, en lui aidant, et par caresses et
secourables services remettre le mieux qu'on peut son frère en grâce:
et quand il a inexcusablement failli, il en faut rejeter la coulpe ou
sur le temps contraire, ou sur quelque autre occupation, ou bien sur sa
nature même, <p 84r> comme étant plus utile et plus idoine à
autre chose: et convient bien à cela le dire d'Agamemnon,
Ce n'a été ni par lourde paresse,
ni par défaut de sens et de sagesse,
Ains pour avoir sur moi l'oeil étendu,
Et le motif de mon coeur attendu.
Aussi peut dire un bon frère, à l'excuse de son frère, Il m'a voulu
laisser faire ce devoir là. Les peres mêmes sont bien aises d'ouïr
faire translations de noms, et ajoutent soi à leurs enfants, quand ils
appellent la négligence et paresse de leurs frères, une simple bonté:
la sottize, une bonne et droite conscience: une opiniâtreté
querelleuse, courage qui ne veut point être mêprisé: de manière que
celui qui y procède de telle sorte, en intention d'appaiser son père,
il y gagne cela, qu'outre ce qu'il diminue la colère de son père à
l'encontre de son frère, il augmente la bienveillance de son père
envers lui. puis après, quand on a ainsi répondu et satisfait au père,
il se faut alors adresser à part au frère, et lui toucher et remontrer
vivement en grande liberté son péché et sa faute: car il ne faut ni
être indulgent ou connivent envers son frère, ni aussi lui être trop
dur, et le fouler aux pieds quand il a failli: car l'un est autant
comme s'éjouir de sa faute, et l'autre faillir avec lui: mais user
d'une répréhension et correction, qui témoigne le soin de son bien, et
le déplaisir de sa faute: car celui qui aura été le plus affectionné
advocat et intercesseur pour lui envers ses père et mère, sera le plus
véhément accusateur en privé envers lui-même. Que s'il advient que le
frère n'ayant rien offensé, soit néanmoins accusé envers le père, il
est certainement très honnête en toute autre chose de plier et
supporter toute colère et toute rudesse de père et de mère, mais
néanmoins les justifications et défenses d'un frère envers eux, qui
contre tout droit et raison et contre vérité serait accusé, ou à qui
l'on ferait tort, sont irrépréhensibles et fondées en toute honnêteté:
et ne faut point craindre en tel cas d'ouïr le reproche qui se lit en
Sophocles,
Mauvais le fils qui si fort dégénére,
Que de plaider contre son propre père,
en parlant librement pour la défense de son frère, qu l'on voit
iniquement condamné ou opprimé: car telle procédure rend la perte de
cause plus agréable à ceux qui sont convaincus, que ne leur eût été la
victoire et gaing de cause. Au demeurant, depuis que le père est
decedé, il se faut encore plus affectionner à aimer ses frères, que non
pas auparavant: premièrement à mener deuil, et à communiquer la charité
du sang, en regrettant la mort du commun père, et en rejetant arrière
toutes suspicions de vallets, et tous calomnieux rapports des familiers
qui voudraient semer quelque altération entre eux: et plutôt croyant
tout ce que l'on raconte de l'amour réciproque de Castor et Pollux,
mêmement ce que l'on dit, que Pollux tua d'un coup de poing un qui lui
venait rapporter en l'oreille quelque chose à l'encontre de son frère:
puis quand ce vient au partage des biens patrimoniaux, ne
s'entredénoncer pas la guerre l'un à l'autre, comme font plusieurs y
venants tous preparés à cette intention,
écoute moi la fille de la Guerre, Dissension:
ains se donner bien garde de celle journée, comme celle qui est aux uns
commencement de guerre mortelle et irreconciliable, et aux autres
d'amitié et de concorde perdurable: et là faire leurs partages entre
eux seuls, s'il est possible: si non, en la présence d'un ami commun à
tous deux, homme de bien: qui assiste, comme dit Platon, aux lois de
justice, en prenant et donnant ce qui sera plus agréable et plus
convenable l'un à l'autre: et ainsi estimer que l'on partage seulement
la procuration et l'administration des heritages, et laisser l'usage et
la jouissance de tout sans départir en commun, <p 84v> là où il y
en a qui s'entre-arrachent les uns aux autres les nourrices qui les ont
nourris de mammelle, ou les enfants qui ont été élevés et nourris quand
et eux, à toute force de les poursuivre, et s'en vont au partir de là
ayants gagné le prix d'un esclave, et perdu ce qui était le plus
précieux en la succession de leur père, l'amitié et la confiance de
leur frère: et en aiconnu, qui sans y avoir aucun gain, par une
opiniâtreté seulement, au partage de leurs biens paternels se sont
portés ne plus ne moins, et de rien plus gracieusement, que si c'eût
été butin et pillage de guerre: entr lesquels nommeement ont été
Charicles et Antiochus de la ville d'Opunte, qui coupèrent par le
milieu un vase d'argent et un habillement, et en emportèrent chacun sa
part, divisants ainsi, comme par une malediction tragique,
Leur heritage au tranchant de l'épée.
Les autres vont contant après leurs partages, comme par subtils moyens,
par finess et cautelle, ils ont circonvenu leurs frères, et ont
beaucoup gagné, s'en glorifians, là où plutôt ils se devaient éjouir,
plaire à eux-mêmes, et se magnifier, de ce que par gracieuseté,
courtoisie et volontaire cession, ils seraient venus au dessus de leurs
frères: et pourtant mérite bien Athenodorus que l'on face mention de
lui en cet endroit, comme il n'y a celui en notre pays qui ne s'en
souvienne bien. Il avait un frère plus ancien que lui, qui se nommait
Xenon, lequel maniant comme curateur le bien entier d'eux deux, en
dissipa une bonne partie, à la fin ayant pris une femme à force, et en
étant condamné, il perdit tout son bien, lequel fut appliqué par
confiscation au fisque de l'Empereur. Athenodorus pour lors était
encore jeune adolescent sans aucun poil de barbe, et comme sa part des
biens paternels lui eût été rendue par la justice, il n'abandonna point
son frère, ains mettant tout en commun, en fit partage agec lui: et
encore combien qu'en ce partage il connût que son frère le defraudait
malicieusement de beaucoup, jamais il ne s'en courrouça à lui, ni ne
s'en repentit, ains supporta gayement et doucement l'ingrate méchanceté
de son frère, laquelle fut divulguée par toute la Grèce. Or Solon ayant
prononcé cette sentence touchant le gouvernement de la chose publique,
que l'égalité n'engendre point de sédition, semble avoir trop
fâcheusement introduit la proportion Arithmetique, qui est populaire,
au lieu de la belle Geometrique: mais en une famille et maison qui
conseillerait aux frères, comme Platon admonnestait ses citoyens, sur
tout, s'il était possible, d'ôter de la Republique ces mots de mien et
tien, ou à tout le moins se contenter de l'égalité et tâcher à la
conserver, certainement il asserrait un grand et beau fondement de
paix, amitié et concorde entre les frères. Et qu'il se serve à ce
propos d'exemples honnorables et illustres, comme est la réponse de
Pittacus au Roi de Lydie, qui lui demandait s'il avait des biens: «Deux
fois, dit-il, plus que je ne voudrais, étant mon frère mort, duquel
j'ai herité.» Mais pource que le plus n'est pas ennemi du moins
seulement en augmentation et diminution de richesses, ains comme dit
Platon, universellement en inégalité y a toujours mouvement, et en
égalité repos et séjour: aussi toute inégalité est bien dangereuse de
mettre dissension et querelle entre les frères, et est toutefois
impossible qu'ils soient en toutes choses egaux ni pareils, d'autant
que ou la nature dés la naissance, ou depuis la fortune leur départent
inégalement leurs grâces et faveurs d'où procèdent les envies, et
jalousies entre-eux, maladies et pestes mortelles, non seulement aux
familles et maisons, mais aussi aux villes et cités: il s'en faut
donner de garde et promptement y remédier, quand elles commencent à s'y
engendrer. On pourrait conseiller à celui qui aurait advantage sur ses
frères qu'il leur communiquât tout ce qu'il aurait par-dessus eux, en
les honorant par son credit et réputation, et les avançant par le moyen
de ses amitiés: et si d'aventure il est plus eloquent qu'eux, leur
offrant sa peine et suffisance, comme étant à eux autant comme à
lui-même, et puis n'en <p 85r> montrant aucune enfleure
d'arrogance ni de mêpris envers eux, ains plutôt en s'abbaissant et
soumettant, rendre sa préférence et son advantage non sujet à l'envie,
et égaler autant comme il lui est possible l'inégalité de la fortune
par moderée opinion de soi-même: comme Lucullus ne voulut jamais
entreprendre office ni magistrat devant son frère, encore qu'il fut
plus âgé que lui, ains laissant passer son temps, attendit celui de son
frère. Et Pollux ne voulut pas être Dieu même seul, ains plutôt
demi-dieu avec son frère, et participer de la condition mortelle pour
lui faire part de son immortalité: là où il est en toi, pourra l'on
dire à celui que l'on prendra à admonester, sans aucunement diminuer
rien des biens que tu as présentement, accomparer et égaler à toi ton
frère, le faisant, par manière de dire, jouir de ta grandeur, de ta
gloire, de ta vertu, et de ton bon heur: comme fit jadis Platon, qui
mit les noms de ses frères, les introduisant parlants en ses plus
nobles traités, pour les rendre renommés, à savoir Glaucon et
Adimantus, és livres qu'il a écrit de la Republique, et Antiphon le
plus jeune, en son dialogue de Parmenides. davantage, ainsi comme il y
a ordinairement de grandes inégalités entre les natures ou les
aventures des frères, aussi est-il presque impossible que l'un soit en
tout et par tout supérieur à ses frères: car il est bien vrai que les
Éléments que l'on dit être creés d'une même matière, ont des qualités
et forces toutes contraires, mais on ne voit jamais que de deux frères
nés d'un même père et d'une même mère, l'un fut comme le sage que
feignent les Stoïques, beau, gracieux, liberal, honorable, riche,
eloquent, studieux, savant, et humain tout ensemble: et l'autre laid,
mausade, sale, chiche, nécessiteux, mal emparlé, ignorant et inhumain
aussi tout ensemble: ains y a bien souvent en ceux qui sont les plus
rebutés et moins estimés quelque scintille de grâce, de valeur et
d'aptitude et inclination à quelque chose de bon: car, comme dit le
commun proverbe,
parmi chardons et espineux halliers
Naissent les fleurs des tendres violiers.
celui doncques qui sentira avoir l'avantage en autres choses, s'il
n'amoindrit ni ne cache point les telles-quelles parties de vertu qui
seront en son frère, ni ne le deboute point comme en un jeu de prix de
tous les premiers honneurs, ains lui cède réciproquement en
quelques-uns, et le déclare plus excellent et plus habile que lui en
plusieurs choses, retirant toujours toute occasion et matière d'envie,
comme le bois du feu, il l'éteindra à la fin, ou plutôt il empêchera du
tout qu'elle ne s'engendre et concrée. Mais encore celui qui s'aidera
toujours de son frère, és choses mêmement desquelles il saura être plus
excellent que lui, et usera de son conseil, comme s'il est rhetoricien,
à plaider des causes: s'il est entendu en matière d'état, à savoir
comment il se doit porter en son magistrat: s'il est homme qui ait
beaucoup d'amis, en affaires: bref qu'en nulle chose de conséquence, et
qui peut apporter réputation, ne laisse son frère derrière, ains le
fait son parsonnier et compagnon en toutes choses grandes et
honorables, que se sert de lui quand il est présent, l'attendant quand
il est absent, et généralement qui lui donne à entendre qu'il ne serait
pas homme de moindre execution que lui, mais qu'il fait moins de compte
d'acquérir réputation, et de s'avancer en credit, que lui, en ne
s'ôtant rien à soi-même, il ajoute beaucoup à son frère. Ce sont les
preceptes et advertissemens que l'on pourrait donner à celui qui serait
plus excellent que son frère: et quant à celui qui serait inferieur, il
faut qu'il pense en lui-même, que son frère n'est pas un, ni seul, ou
plus riche, ou plus savant, ou plus renommé que lui, ains qu'il est
lui-même vaincu d'un nombre infini d'autres,
Tant qu'il y a d'hommes mangeants le fruit
Que la grandeur de la terre produit.
<p 85v> Mais s'il est tel qu'il aille par tout portant envie à
tout le monde, ou bien s'il est si mal né, qu'entre tant d'hommes qui
sont heureux, il n'y en ait pas un qui le fâche, que celui qu'il dût le
plus aimer, et qui lui tient de plus près d'obligation du sang, il peut
bien dire qu'il est malheureux en toute extrémité, et qu'il ne laisse
moyen à homme qui vive de le passer en malheureté. Si comme donc
Metellus disait que les Romains devaient bien rendre grâce aux Dieux de
ce que Scipion étant si grand personnage était né dedans Rome, et non
pas en une autre cité, aussi que chacun souhaitte et face prière aux
Dieux, que lui principalement surmonte tous autres en prosperité, ou,
si non, au moins que ce soit un sien frère qui ait cette tant désirée
puissance et authorité: mais il y en a qui sont si mal nés à toute
honnêteté, qu'ils s'éjouissent et se glorifient bien d'avoir des amis
colloqués en grands honneurs, et d'avoir des princes ou des grands
seigneurs et riches pour hostes, mais ils estiment que la splendeur de
leurs frères soit leur obscurité: et se plaisent bien d'ouïr raconter
les prosperités de leurs peres, les victoires et conduittes d'armées de
leurs ayeux, ausquelles ils n'eurent oncques part, ni n'en reçurent
oncques honneur ni profit, mais de grandes successions qui seront
échues à leurs frères, ou d'états magnifiques, ou de mariages
honorables, il en sont marris, et leur semble que cela les ravale. Et
toutefois il fallait en premier lieu ne porter envie à personne, ou si
non, à tout le moins tourner son envie au dehors, et deriver cette
malignité, d'être marri du bien d'autrui, à l'encontre des étrangers,
comme ceux qui embrouillent leurs ennemis en séditions intestines, et
les chassent hors de chez eux.
D'autres Troiens et de leurs alliés
Grand nombre y a parmi votre bataille,
Pour éprouver de mon glaive la taille:
Des Grecs aussi en notre ost Argien,
Sur qui pourras faire épreuve du tien.
comme dit Diomedes à Glaucus: c'est là où tu peux exercer ton envie et
ta jalousie. Mais il faut qu'un frère ne soit pas comme le bassin d'une
balance qui fait le contraire de son compagnon, quand l'un se haulse,
l'autre se baisse: ains faut qu'il face comme les petits nombres, qui
par multiplication d'eux même produisent les grands, et en se
multipliant ainsi l'augmenter, et s'augmenter aussi de biens: car entre
les doigts de la main, celui qui ne tient pas la plume en écrivant, et
qui ne touche pas les chordes de l'instrument en jouant, pource qu'il
n'est pas propre ne dispos à ce faire, n'en vaut pas pire pour cela,
ains ils se meuvent tous ensemble, et s'entre-aident les uns les autres
en quelque sorte, comme ayants expressément pour cette cause été faits
inegaux à l'entour du plus grand et du plus fort, pour être plus apte à
prendre, et à retenir. Ainsi Craterus étant frère propre d'Antigonus
Roi regnant, et périlaus de Cassander, se mirent à conduire des armées
sous leurs frères, ou bien se teindrent en leurs maisons: mais je ne
sais quels Antiochus Seleucus, et ailleurs Grypus et Cyzicenus,
n'ayants pas appris à se contenter du second lieu, ains appetants les
marques de dignité Royalle, la pourpre, et le diadéme, se remplirent
eux-mêmes, et les uns les autres de maux infinis, et en combletent
quant-et-quant toute l'Asie. Mais pour autant que les envies et
jalousies s'impriment le plus souvent és natures et moeurs de personnes
ambitieuses, le plus expédient serait aux frères, pour obvier à tel
inconvénient, de n'aspirer pas à acquérir honneur, ni authorité et
credit par mêmes moyens, ains l'un par un moyen et l'autre par un
autre: car les combats des bêtes sauvages s'émeuvent ordinairement
entre celles qui se nourrissent de même pâture, et entre les combatants
des jeux de prix ceux-là seuls se nomment adversaires les uns des
autres qui travaillent à même sorte de jeu: là où les escrimeurs des
poings aux escrimeurs à outrance sont amis, et les lutteurs aux
coureurs de carrière, <p 86r> et s'entre-aident et
s'entrefavorisent les uns aux autres. Et pourtant des deux fils de
Tyndarus, l'un Polynices gagnait toujours le prix à l'escrime des
poings, et Castor l'emportait à la course. Voilà pourquoi Homere a bien
fait, que Teucer était excellent à tirer de l'arc, là où son frère
était des meilleurs combatants à coups de main,
Et le couvrait de son luisant écu.
Comme entre ceux qui se mêlent des affaires publiques, ceux qui manient
les armes ne portent pas communément envie à ceux qui haranguent devant
le peuple, ni entre ceux qui parlent en public, les advocats aux
lecteurs de philosophie, ni entre ceux qui pensent les malades, les
médecins aux chirurgiens, ains s'entredonnent la main, et
s'entreportent témoignage les uns aux autres: mais vouloir et chercher
d'acquérir honneur et réputation d'un même art, et par une même valeur
et suffisance, c'est autant entre ceux qui ne sont pas parfaits, comme
étant amoureux d'une même maîtresse, vouloir être mieux venu, et avoir
plus davantage l'un que l'autre. Ceux doncques qui cheminent par
diverses voies evitent les occasions d'envie, et s'entre-aident les uns
les autres, comme Demosthenes et Chares, et semblablement Aeschines et
Eubulus, Hyperides et Leosthenes, dont les uns proposaient les decrets,
et haranguaient devant le peuple, les autres conduisaient les armées,
et faisaient les affaires. Et pourtant faut-il que les frères qui ne
seront pas pour s'entrecommuniquer, sans envie, leur gloire et leur
credit, aient leurs cupidités et leurs ambitions bien tournées à
contrepoil, et bien éloignées les unes des autres, s'ils veulent
recevoir plaisir, et non pas déplaisir de la prosperité et de l'heureux
succès les uns des autres: mais par-dessus tout cela, il se faut bien
donner garde des parents et alliés, et quelques fois des femmes mêmes,
qui à la convoitise d'honneur ajoutent de mauvais et malicieux propos:
Votre frère fait merveille, il emporte tout, on ne parle que de lui,
tout le monde lui fait la cour: là où personne ne vient vers vous, et
n'avez honneur ne demi. Le frère qui sera sage, répondra à ces mauvais
langages là, j'ai un frère qui a la vogue de credit, et du credit et
authorité qu'il a, la plus grande part en est miene, et à mon
commandement. Car Socrates disait, qu'il aimait mieux avoir Darius pour
ami que ses Dariques: mais un frère qui a bon jugement ne se pensera
pas avoir moins de bien, d'avoir son frère constitué en grand état, ou
riche, ou avancé en credit et réputation, par le mérite de son
éloquence, que si lui-même avait l'état, la richesse, le savoir et
l'éloquence. Voilà comment il faut essayer à radouber le mieux qu'il
est possible telles inégalités: mais il y a d'autres différences qui
naissent incontinent avec eux, au moins ceux qui ne sont pas bien
appris quant aux âges: car à bon droit les plus vieux voulants toujours
commander aux plus jeunes, leur presider, et avoir plus et d'honneur et
d'authorité et de puissance en tout et par tout, sont fâcheux et
ennuyeux: et de l'autre côté aussi les plus jeunes secouants la bride
et s'enorgueillissants s'accoutument à ne faire compte, et à mêpriser
leurs frères plus âgés: de là advient que les jeunes, comme enviés et
rabbaissés toujours par leurs aînés, fuient et haïssent leurs
corrections et admonitions, et les aînés désirants garder et retenir
toujours leur précédence par-dessus eux, redoutent l'accroissement de
leurs puisnés, comme étant la ruine d'eux-mêmes. Tout ainsi doncques
comme l'on dit, qu'en un bienfait il faut que celui qui le reçoit
l'estime plus grand qu'il n'est, et celui qui le donne plus petit:
aussi qui pourrait persuader à l'aîné de ne réputer pas que le temps
dont il précéde son frère soit beaucoup, et au puisné que ce soit peu
de choses, il les délivrerait tous deux, l'un de desdaing et de mêpris,
et l'autre d'irrévérence et de négligence. Et pource qu'il est
convenable à l'aîné d'avoir soin, enseigner, reprendre et admonester,
et au puisné honorer, suivre et imiter: je voudrais que la solicitude
de l'aîné tint plutôt du compagnon que du père, et de la suasion <p
86v> plutôt que du commandement, et qu'il fut plus prompt à s'éjouir
pour le devoir fait, et à le louer, que non pas à le reprendre et
blâmer, pour l'avoir oublié, et face l'un non seulement plus
volontairement, mais aussi plus humainement que l'autre: et aussi qu'au
zele du puisné il y eût plus de l'imitation, que de la jalousie et
contention, pource que l'imitation presuppose la bonne estime et
admiration, et la jalousie et contention n'est jamais sans envie, qui
fait que les hommes aiment ceux qui tâchent à les ressembler, et au
contraire ils rebutent et depriment ceux qui étrivent et s'efforcent de
s'égaler à eux: et parmi l'honneur qu'il est bien séant que le puisné
rende à son aîné, l'obéissance est celle qui mérite plus de louange, et
qui engendre une plus forte et plus cordiale bienveillance, accompagnée
d'une révérence et d'un contentement, qui est cause que l'aîné
réciproquement lui cède et lui defere. Dont il advint que Caton ayant
dés son enfance honoré et reveré son frère Caepion par obéissance,
observance et silence devant lui, à la fin gagna tant quand ils furent
hommes faits, et le remplit de si grand respect et révérence envers
lui, qu'il ne faisait ni ne disait rien qu'il ne lui dît. Auquel propos
on raconte que Caepion un jour ayant signé et seellé de son cachet
quelques tablettes de témoignage, Caton son frère survenant après ne
les voulut point signer ni seeller: quoi entendant Caepion redemanda
incontinent les tablettes, et arracha son cachet avant que demander
pour quelle occasion son frère ne lui avait pas cru, ains avait eu le
témoignage pour suspect. Aussi semble-il que les frères d'Epicurus lui
portèrent grand respect et révérence, pour l'amour et bienveillance
qu'il avait montré envers eux: ce qui apparut tant en toutes autres
choses, qu'en ce qu'ils épousèrent fort chaudement toutes ses
inventions et opinions en la philosophie: car encore qu'ils se soient
trompés d'opinion, d'avoir toujours dit et tenu dés leur enfance, que
jamais homme n'avait été si savant en philosophie que leur frère
Epicurus: si est-ce chose merveilleuse comment ou lui les ait pu ansi
affectionner, ou eux se soient ainsi disposés et affectionnés envers
lui. Entre les plus modernes philosophes mêmes, Apollonius le
Peripatetique a convaincu de menterie celui qui a dit le premier, que
l'honneur et la gloire ne recevaient point de compagnon, ayant rendu
son frère puisné Sotion plus honoré et plus renommé que lui-même. Et
quant à moi, combien que la fortune m'ait fait beaucoup de faveurs, qui
méritent bien que je lui en rende grandes grâces, il n'en a pas une
dont je me sente tant obligé à elle, comme l'amour et la bienveillance
que m'a porté et me porte en toutes choses mon frère Timon, ce que nul
ne peut nier, qui ait tant soit peu hanté ou fréquenté avec nous, et
moins que tous autres, vous qui nous avez été familiers. Il y a
d'autres hargnes, dont il se faut donner garde, entre les frères qui
sont de pareil âge, ou bien peu éloignés l'un de l'autre, lesquelles
passions sont petites, mais continuelles et en grand nombre, au moyen
dequoi elles apportent une mauvaise accoutumance de se fâcher, aigrir
et courroucer de toutes choses, laquelle enfin se termine en haines et
inimitiés irreconciliables: car ayants commencé à quereller les uns
contre les autres dés les jeux d'enfance pour la nourriture, ou pour
les combats de quelques petites bêtes, comme de cailles ou de cocqs, et
puis pour la lutte des petits garçons, ou pour la chasse de leurs
chiens, ou la comparaison de leurs chevaux, ils ne peuvant plus retenir
ni refréner, quand il sont devenus grands, leur opiniâtreté et leur
ambition en choses de grande conséquence. Comme les plus grands et plus
puissants hommes d'entre les Grecs de notre temps, s'étant premièrement
bandés les uns contre les autres pour les faveurs qu'ils portaient à
des baladins et joueurs de cithres, et puis faisants à l'envi à qui
aurait de plus beaux viviers, de plus belles baignoueres, et de plus
belles allées et galeries, de plus belles salles, et lieux de plaisance
au territoire de Edepsus, en les comparant les unes aux autres <p
87r> opiniâtrement, en coupant les canaux, et divertissant les
conduits des fontaines; ils se sont tellement aigris les uns contre les
autres, qu'ils s'en sont perdus: car le tyran les leur a tous ôtés, et
ont été bannis de leur pays, pauvres, vagabonds par le monde, et à
peine que je ne dis, tous autres qu'ils n'étaient auparavant, excepté
qu'ils sont demeurés les mêmes qu'ils étaient à s'entrehaïr. Voila
pourquoi il faut bien dés le commencement resister à la jalousie et
opiniâtreté qui se glisse entre les frères és premières et petites
choses, en s'accoutumant à céder l'un à l'autre réciproquement, et à se
laisser vaincre, et à s'éjouir plutôt de leur complaire, que non pas de
les vaincre: car ce n'a point été d'autres victoires que les anciens
ont entendu, quand ils ont appelé la victoire Cadmiene, que celle
d'entre les frères au-devant de Thebes, qui fut une très vilaine et
très méchante victoire. Mais quoi, les affaires mêmes n'apportent-ils
pas plusieurs occasions de dissensions et de debats entre les frères, à
ceux encore qui sont les plus doux et les plus gracieux? Oui certes,
mais c'est aussi là où il faut laisser les affaires se combattre tous
seuls, sans y ajouter aucune passion d'opiniâtreté, ni de colère, comme
un hameçon qui les accroche et attache à debattre, ains faut que comme
en une balance ils regardent par ensemble de quel côté panchera le
droit et l'equité, et que le plutôt qu'il leur sera possible, ils
remettent le jugement et l'arbitrage de leur différent à quelques bons
personnages, pour les vider et purger tout au net devant qu'ils percent
si avant, comme une tache ou une teincture, que l'on ne la puisse plus
effacer ni laver: et puis imiter les philosophes Pythagoriens, lesquels
n'étant alliés ni parents, ains seulement participants de même école et
même discipline, si d'aventure ils s'étaient quelques fois transportés
de colère, jusques à dire injure l'un à l'autre, devant que le soleil
fut couché touchants en la main l'un de l'autre et s'entr'embrassans,
faisaient l'appointement: car comme quand il advient une fiévre sur une
bosse en l'aine, il n'y a pour cela danger quelconque, mais si la bosse
nettoyée et passée la fiévre persévére, c'est un maladie qui a son
principe et sa cause d'ailleurs plus profonde: aussi le différent qui
est entre deux frères, quand il cesse avec l'affaire, procédait de
l'affaire: mais si le différent demeure après l'affaire vuidé,
l'affaire n'était que pretexte, et y avait au dedans une suspecte et
mauvaise racine cachée. Auquel propos il fait bon entendre la façon de
procéder à la decision du différent de deux frères de nation barbare,
non pour une part ou portion de quelque petite terre, ou pour un nombre
d'esclaves, ou de moutons: mais pour l'Empire des Perses: car après la
mort de Darius aucuns des Perses voulaient que Ariamenes succedât à la
couronne, comme étant le fils aîné du feu Roi: les autres voulaient que
ce fut Xerxes, tant pource qu'il était fils de Atossa fille du grand
Cyrus, que pource qu'il était né de Darius étant jà Roi couronné.
Ariamenes doncques descendit du pais de la Medie, non point en armes,
comme pour faire la guerre, ains tout simplement avec son train, comme
pour pousuivre son droit en justice. Xerxes par avant sa venue faisait
toutes choses qui appartenaient à un Roi, mais quand son frère fut
arrivé, volontairement il s'ôta le diadéme ou frontal, et posa le
chapeau Royal, que les Rois ont accoutumé de porter à la pointe droite,
et lui alla au-devant, l'embrassa, et lui envoya des présents, avec
commandement à ceux qui les lui portoyent de lui dire, «Xerxes ton
frère t'honnore maintenant de ces présents ici: mais si par la sentence
et le jugement des Princes et Seigneurs de Perse il est déclaré Roi, il
veut que tu sois la seconde personne de Perse après lui.» Ariamenes fit
réponse: «Je reçois de bon coeur les présents de mon frère, et pense
que le Royaume des Perses m'appartienne, mais quant à mes frères, je
leur garderai l'honneur qui leur est du après moi, et à Xerxes le
premier de tous.» Quand fut échu le jour du jugement, les Perses de
commun consentement déclarèrent juge de cette grande cause Artabanus,
qui était frère du defunct Darius. Xerxes ne voulait point être jugé
par lui seul, <p 87v> parce qu'il se fiait plus à la multitude
des Seigneurs, mais sa mère Atossa l'en reprit: «pourquoi, dit-elle,
mon fils, refuses-tu Artabanus ton oncle, le plus homme de bien qui
soit en Perse, pour ton juge? et pourquoi as-tu tant de crainte de
l'issue de ce jugement-là où le second lieu même est encore honorable,
d'être appelé et jugé le frère du Roi de Perse?» Xerxes doncques se
laissa persuader à sa mère: et le proces étant jugé, Artabanus
prononcea que le Royaume appartenait à Xerxes: parquoi Ariamenes
incontinent se levant de son siege alla faire hommage à son frère, et
le prenant par la main droite le mena seoir dedans le siege Royal, et
de là en avant fut toujours le plus grand auprès de lui, et se montra
si bien affectionné en son endroit, que en la bataille navale de
Salamine il mourut en combattant vaillamment pour son service. cet
exemple donc soit comme un patron original de vraie benignité et
magnanimité, où il n'y a rien à reprendre. Et quant à Antiochus on
pourrait bien justement reprendre en lui une trop grande convoitise de
regner, mais aussi fait-il bien à émerveiller, que l'amitié fraternelle
ne fut pas du tout éteinte en son ambition. Il faisait la guerre pour
le Royaume, à son frère Seleucus qui était son aîné, et avait sa mère
qui lui favorisait: mais au plus fort de leur guerre Seleucus ayant
donné une bataille aux Galates, la perdit, et ne se trouvant nulle
part, on fut long temps que l'on le tint pour mort: et son armée toute
taillée en pièces par les Barbares: ce que ayant entendu Antiochus posa
la robe de pourpre, et se vêtit de noir, et fermant son palais Royal,
mena deuil de son frère, comme s'il eût été perdu: mais après étant
averti comme il était sain et sauf, et qu'il remettait sus une autre
armée, sortant de son logis en public il alla sacrifier aux Dieux en
action de grâces, et commanda aux villes qui étaient sous lui de faire
semblablement sacrifices, et porter chapeaux de fleurs en signe de
réjouissance publique. Et les Atheniens ayants sans propos inventé et
controuvé la fable, touchant la querelle d'entre Neptune et Minerve, y
ont entremêlé une correction qui n'est pas trop hors de propos: car ils
suppriment toujours le deuxiesme jour du mois de Juin, auquel ils
disent qu'advint ce debat et cette noise entre Neptune et Minerve. Qui
nous empêchera donques aussi, s'il advient que nous ayons eu debat ou
différent à l'encontre de nos alliés et parents, que nous ne
condamnions ce jour-là de perpetuelle oubliance, et ne le réputions
entre les journées maudites et malencontreuses, non pas oublier tant
d'autres bonnes et joyeuses, desquelles nous avons vécu, et avons été
nourris ensemble, à l'occasion d'une seule? car ce n'est point en vain,
ne pour néant, que nature nous a donné la mansuetude et la modestie,
fille de patience, où il faut que nous en usions, principalement envers
nos alliés et nos parents. Si ne se montre pas l'amour et affection
cordiale envers eux seulement, en leur pardonnant quand ils ont failli,
mais aussi en leur demandant pardon quand on les a offensés: pourtant
ne les faut-il pas négliger quand ils sont courroucés, ni se roidir à
l'encontre d'eux quand ils se viennent justifier ou excuser, ains
plutôt les prevenir et aller au-devant de leurs courroux, en s'excusant
si on les a offensés, et leur pardonnant devant qu'ils s'excusent:
pourtant est Euclides le disciple de Socrates fort renommé és écoles
des philosophes, pource que ayant ouï une parole indigne et bestiale de
son frère, qui lui avait dit, Je mourrois de male mort si je ne me
vengeois de toi: «mais moi, dit-il, si je n'appaisois ta colère, et ne
te persuadois que tu m'aimasses comme tu faisais auparavant.» Mais
l'effet et non pas la parole du Roi Eumenes ne se peut aucunement
surpasser ni en patience, ni en douceur et bonté: car Perseus le Roi de
Macedoine, étant son ennemi, avait attiltré des meurtriers pour le
tuer, lesquels étaient en embûche à l'épier auprès de la ville de
Delphes, ayants entendu qu'il venait de la marine vers la ville, pour
se conseiller à l'oracle d'Apollo: et l'assaillants par derrière, lui
jetèrent de grosses pierres, qui l'assenèrent sur la tête et sur <p
88r> le col: dont il fut tellement étourdi, qu'il en tomba par terre
tout pasmé, de manière que l'on pensa qu'il fut mort, et en courut le
bruit par tout, tant que quelques-uns de ses serviteurs et amis mêmes
coururent jusques en la ville de Pergame en porter la nouvelle, comme
de chose à laquelle ils avaient été présents: parquoi Attalus le plus
âgé de ses frères homme de bien, et qui s'était toujours plus
fidelement et plus loyaument que nul autre porté envers son frère, fut
non seulement déclaré Roi, et couronné du diadesme Royal, mais qui plus
est, il épousa la Roine Stratonice femme de son frère, et coucha avec
elle: mais depuis quand les nouvelles arrivèrent qu'Eumenes était
vivant, et qu'il s'en venait, posant le diadesme, et reprenant la
javeline, comme il avait accoutumé de porter à la garde de son frère,
il lui alla au-devant avec les autres gardes, et le Roi le reçeut
humainement, salua et embrassa la Roine avec grand honneur et grandes
caresses: et ayant vécu longuement depuis sans plainte ni suspicion
quelconque, finablement venant à mourir il consigna et laissa son
Royaume et sa femme à son frère Attalus. Mais que fit Attalus après sa
mort? il ne voulut jamais faire nourrir aucun de ses enfants que
Stratonice sa femme lui porta, et si en eut plusieurs, ains nourrit et
éleva le fils de son frère defunct, jusques à ce qu'il fut en âge
d'homme, et lors lui-même lui mit sur la tête le diadesme Royal, et
l'appella Roi. Mais Cambyses au contraire, pour un songe qu'il avait
songé, craignant que son frère ne vint à être Roi de l'Asie, sans autre
raison ne preuve aucune le fit mourir: à l'occasion dequoi la
succession de l'empire sortit de la race de Cyrus après sa mort, et
vint à regner celle de Darius, prince qui sut communiquer le
gouvernement de ses affaires et son authorité, non seulement à ses
frères, mais aussi à ses amis. Il faut bien aussi se souvenir d'un
autre point, et l'observer soigneusement quand on est tombé en quelque
différent avec les frères, c'est de hanter lors, et parler, et
fréquenter plus souvent que jamais avec leurs amis, et à l'opposite
fuir leurs malveillants et ennemis, sans les vouloir ouïr ni recevoir,
suivant en cela pour le moins la façon de faire des Candiots, lesquels
entrants souvent en combustion les uns contre les autres, et se
faisants la guerre, quand il leur survenait des ennemis de dehors ils
se r'alliaient incontinent ensemble, et se bandaient tous contre eux:
et cela s'appellait Syncretisme. Mais il y en a qui, comme l'eau coule
toujours contrebas, aussi s'abbaissent à ceux qui se baissent et qui se
divisent, ruinants par les soufflements toute parenté et toute amitié,
haïssants l'un et l'autre, et s'attachants plus à celui qui se lâche
par imbecillité. Car les amis simples, et ne pensants point en mal,
comme sont les jeunes, aiment ce que leurs amis aiment, mais les plus
pervers et plus malins ennemis font semblant d'être marris et
courroucés aussi contre le frère qui a courroux et debat à l'encontre
de son frère. Comme donc la poule en Aesope répond au regnard, qui
faisait semblant d'avoir ouï dire qu'elle était malade, et lui
demandait par amitié, comment elle se portait: «Je me porterai bien,
dit elle, mais que tu sois arrière d'ici.» Aussi faut-il répondre à un
tel homme malin, qui viendra mettre en avant et ouvrir le propos du
debat avec le frère, pour sonder et sapper par dessous, à fin
d'entendre quelque secret: «Je n'ai rien à démêler avec mon frère, ni
lui avec moi, pourvu que je ne prête point l'oreille aux rapporteurs,
ni lui aussi.» Mais maintenant je ne sais comment quand nous sommes
chassieux, ou que nous avons mal aux yeux, nous divertissons notre vue
des corps qui font réverbération, et des couleurs trop vives: et quand
nous avons quelque colère, ou plainte, ou suspicion contre nos frères,
nous prenons plaisir à ouïr ceux qui nous y embrouillent encore
davantage, et leur adherons lors qu'il était plus besoin de fuir leurs
ennemis et malveillants, et se cacher d'eux: et au contraire
s'approcher, hanter et converser avec leurs alliés, leurs domestiques
et amis, et mêmes entrer dedans leurs maisons pour s'aller librement
plaindre jusques à leurs femmes: et néanmoins <p 88v> on dit
communément, que les frères cheminants ensemble ne doivent pas
seulement mettre une pierre entre eux, et est on marri quand un chien
vient courir à travers d'eux, et craint on beaucoup d'autres choses
semblables, desquelles nulle ne saurait séparer ne diviser la concorde
des frères: et ce pendant il ne voyent pas, qu'ils admettent au milieu
d'eux, et reçoivent à travers, des hommes de nature canine, qui ne font
qu'abboyer, pour irriter les uns contre les autres. A cette cause
venant à propos pour la suite du discours, Theophrastus disait fort
bien, que si toutes choses doivent être communes entre amis, suivant
l'ancien proverbe, encore plus le doivent être les amis: car les
familiarités, conversations et fréquentations séparées à part,
détournent et divertissent les uns d'avec les autres: car à choisir
d'autres familiers et amis suit incontinent par conséquence, prendre
plaisir à d'autres compagnies, en estimer d'autres, et se laisser mener
et gouverner à d'autres, parce que les amitiés forment les naturels des
personnes, et n'y a point de plus certain signe de différentes humeurs
et naturels des personnes, que le chois et election de différents amis:
tellement que ni le boire et maner, ni le jouer, ni passer les jours
tous entiers ensemble, n'ont pas tant d'efficace à contenir la concorde
et bienveillance des frères, comme le haïr et l'aimer de mêmes
personnes, et prendre plaisir à mêmes compagnies, et au contraire
aussi, d'en abhorrir et fuir de mêmes: car quand les frères ont des
amis communs, ils n'endurent jamais qu'il naisse entre-eux des piques
ni des querelles, ains si d'aventure il survient ou quelque soudaine
colère, ou quelque plainte, elle est incontinent appaisée par le moyen
des amis communs, qui les prennent sur eux, et les font évanouir en
néant, s'ils sont bien affectionnés envers l'un et l'autre des frères,
et que leur bienveillance panche autant d'un côté comme d'autre. Car
ainsi comme l'étain soude et rejoint le cuivre qui est cassé, en
touchant aux deux extrémités des pièces rompues, pource qu'il s'accorde
aussi bien avec l'un des frères comme avec l'autre, pour bien résouder
et confirmer la mutuelle bienveillance: mais ceux qui sont inegaux, et
ne se peuvent mêler autant avec l'un comme avec l'autre bout, font une
séparation et disjonction, et non pas une conjonction, comme certains
tons en la musique. Et pourtant pourrait on à bon droit douter, et
demander si Hesiode a bien ou mal dit,
Ne fais égal le compagnon au frère.
car le compagnon qui sera sage et commun ami, plus il sera incorporé
avec tous les deux, plus ferme neud et lien sera il de l'amitié
fraternelle: mais Hesiode a entendu et craint cela des ordinaires et
vulgaires hommes, qui sont coutumièrement sujets à être jaloux, et à
s'aimer soi-même, ce qui est bien raisonnable d'eviter, encore que l'on
porte égale bienveillance à l'ami, qu'au frère: ce néanmoins en cas de
concurrence, de reserver toujours le premier lieu au frère, soit à le
préférer en election de magistrat ou maniement d'affaires d'état, soit
à le convier à quelque festin ou assemblée solonnelle, ou à le
recommander aux princes et seigneurs, et autres telles choses
semblables, que le commun des hommes répute grandes et honnorables, il
faut en tout cela rendre la dignité et l'honneur à l'obligation du sang
et à la nature: car l'avantage en telles choses n'apporterait pas tant
de réputation et de gloire à l'ami, que le rebut apporterait de
deréputation et de déshonneur au frère. Et quant à cette sentence là
nous en avons ailleurs traité plus amplement: mais un autre mot
sententieux de Menander, qui est très sagement dit,
Qui aime bien, ne veut qu'on le mêprise,
nous remet en mémoire et nous enseigne d'avoir soin de nos frères, et
ne nous fier pas tant à l'obligation de la nature, que nous les
mêprisions: car le cheval est une bête de nature aimant l'homme, et le
chien son maître, mais toutefois si vous faillez <p 89r> à les
penser, et en avoir le soin tel que vois devez, ils perdent celle
cordiale affection, et s'étrangent de vous: et le corps est de
naissance très conjoint à l'âme: mais si elle le néglige et le mêprise,
il ne veut plus lui aider, et gâte ou empêche ses actions. Or le soin
et la solicitude honnête que l'on doit avoir des frères, et encore plus
des beaux peres et des gendres d'iceux, est de se montrer toujours
bienveillants, et bien affectionnés en leur endroit prompts à faire
pour eux en toutes occasions, saluer et caresser leurs serviteurs
favorits, remercier les médecins qui les auront pensés en leurs
maladies, leurs amis fideles qui les auront volontairement et utilement
accompagnés en quelque voyage, et en quelque expédition de guerre: et
quant à la femme épousée du frère, la tenir et révérer comme une
relique très sainte, pour l'amour de son mari, la louer, se plaindre
avec elle de son mari, s'il n'en fait compte tel qu'il doit, l'appaiser
quand elle est courroucée, et si d'aventure elle commet quelque légère
faute, la reconcilier avec son mari, et le prier de lui pardonner, et
aussi s'il y a quelque chose particulière en quoi il soit en différent
avec son frère, s'en plaindre à elle, et tâcher de l'appointer avec
lui. être à bon escient marri de ce que son frère ne se marie point, ou
s'il est marié, de ce qu'il n'a point d'enfants, en l'en solicitant, et
le tançant, tant que l'on le conduise par toutes vois à se marier, et
se lier par legitimes alliances: et quand il a eu des enfants, montrer
encore plus manifestement sa bienveillance, tant envers lui qu'envers
sa femme, en l'honorant plus que jamais, et aimant ses enfants comme
les siens propres: mais se montrant encore plus indulgent et plus doux
envers ceux de son frère, afin que s'il advient qu'ils fassent quelque
faute, comme font les jeunes gens, qu'ils ne s'en fuient point, et ne
se retirent point, pour crainte du père ou de la mère, en quelque
mauvaise et débauchée compagnie, ains qu'ils aient un recours et une
retraite, où ils soient admonestés amiablement, et où ils treuvent
intercesseur pour faire leur appointement. Voilà comment Platon ramena
son nepveu Speusippus, qui était fort débauché, et fort dissolu, sans
lui dire ne faire mal quelconque, ains se montrant doux et gracieux à
le recueillir, là où il fuyait ses père et mère qui criaient toujours
après lui, et le tançaient incessamment: quoi faisant il engendra en
son coeur une grande révérence envers lui, et grand zele de l'imiter,
et de s'employer à l'étude de la philosophie, combien, que plusieurs de
ses amis le blâmassent de ce qu'il ne reprenait et ne corrigeait
autrement ce jeune homme: mais lui leur répondit, qu'il le reprenait
assez, en lui donnant à connaître par sa vie et par ses deportements la
différence qu'il y a entre le vice et la vertu, et entre les choses
honnêtes et déshonnêtes. Le père d'Alevas Roi de Thessalie le rebutait
et le rudoyait, pource qu'il était haut à la main et superbe, et au
contraire son oncle frère de son père le soutenait et l'avançait: et
comme un jour les Thessaliens envoyassent les buletins à l'oracle
d'Apollo en Delphes, pour savoir qui serait Roi, l'oncle au desceu du
père mit un buletin pour Alevas: la prophètisse Pythie prononça, que
c'était Alevas qui devait être Roi: au contraire le père insistait,
qu'il n'avait point mis de buletin pour lui: et semblait à tout le
monde qu'il y devait donc avoir eu erreur à écrire ces buletins et ces
noms: et pourtant renvoya l'on de rechef à l'oracle, là où la Pythie
répondit,
J'entends et dis le roux fils d'Archedice.
et en cette manière Alevas étant déclaré Roi de Thessalie par l'oracle
d'Apollo, moyennant cette faveur que lui fit le frère de son père, fut
quant à lui beaucoup plus excellent prince que tous les autres qui
avaient été en la maison devant lui, et si éleva son pays et sa nation
en grande gloire et grande réputation. Ainsi faut-il en s'éjouissant et
se glorifiant de l'avancement, des honneurs, charges et offices
honorables des enfants de son frère, les pousser et encourager à la
vertu, et quand ils font bien, les louer bien hautement: car à
l'aventure serait il odieux de grandement <p 89v> louer le sien
propre, mais celui de son frère, il est digne et honorable, non point
procédant de l'amour de soi-même, ains de l'honnêteté, et tenant à vrai
dire de la divinité. [...] signifie divin, et oncle. Si me semble que
le nom même nous convie à aimer cherement nos nepveux: et si faut que
nous nous proposions à imiter les grands personnages, qui ont été
sanctifiés et deifiés par le passé: car Hercules ayant engendré
soixante et huict enfants, aima aussi cherement Iolaus celui de son
frère, que pas un des siens propres: c'est pourquoi encore maintenant
on le met dessus un même autel que son oncle Hercules, et le prie l'on
quand et lui, l'appellant le côtéillier d'Hercules: et son frère
Iphicles ayant été tué en une bataille, qui fut donnée près de
Lacedaemone, il en fut si déplaisant, qu'il partit de tout le
Peloponese. Et Leucothea, so soeur étant trêpassée, nourrit et éleva
son enfant, et le deifia quand et elle: d'où vient que les Dames
Romaines encore aujourd'hui en la fête de Leucothea, qu'ils appellent
Matuta, portent entre leurs bras et cherissent, non leurs propres
enfants, ains ceux de leurs soeurs.
XIII. Du trop parler.
1. C'EST une cure bien fâcheuse et bien malaisée à la philosophie,
qu'entreprendre de guérir le vice de ceux qui parlent trop, pource que
la médecine dont elle use est la parole reçue des écoutants, et ces
grands parleurs n'écoutent jamais personne, car ils parlent toujours:
et est le premier vice de ceux qui ne se peuvent taire, qu'ils ne
veulent écouter personne, tellement que c'est une surdité volontaire de
gens qui semblent se plaindre de la nature, de ce qu'elle ne leur a
donné qu'une langue, vu qu'elle leur a donné deux oreilles. Si donc
Euripides est loué d'avoir bien dit à un malavisé auditeur auquel il
parlait,
On ne saurait sage conseil donner
A homme fol, ne bien l'arraisonner,
Non plus qu'emplir se pourrait un vaisseau
Qui par tout coule, et ne retient point eau.
plus justement pourrait-on dire à un babillard ou d'un babillard, on ne
saurait emplir celui qui ne reçoit point les sages et bons
avertissements qu'on lui verse, ou pour mieux dire, que l'on répand
alentour des oreilles de celui qui parle toujours à ceux qui point ne
l'écoutent, et n'écoute jamais ceux qui parlent à lui: car s'il écoute
tant soit peu, ce n'est que comme un reflux de babil, qui prend haleine
pour rebabiller puis après encore davantage. Il y avait en la ville
d'Olympe un portique, que l'on appellait Heptaphonos, pource qu'une
même voix y retentissait par diverses reflexions plusieurs fois: mais
si la moindre parole touche tant soit peu à un babillard, incontinent
il resonnera par tout,
Touchant du coeur les chordes plus cachées,
Qui ne devraient pour rien être touchées:
tellement que l'on dirait, que les pertuis et conduits de l'ouie en eux
ne répondent point au dedans du cerveau, mais à la langue: au moyen
dequoi les paroles demeurent en l'entendement des autres: mais des
babillards ils s'écoulent incontinent, et puis ils s'en vont comme
vaisseaux percés, vides de sens et pleins de bruit.
2. Toutefois afin que nous ne laissions à éprouver aucun moyen de leur
profiter, nous pourrons commencer par dire à chacun de ces grands
parleurs,<p 90r>
Ami tais toi, car taciturnité
Porte avec soi mainte commodité,
et entre les autres deux premières et principales, c'est à savoir,
écouter, et être écouté, desquelles ces importuns parleurs ne peuvent
jamais obtenir ne l'une ne l'autre, ains sont frustrés de leur désir en
toutes les deux. Les autres passions et maladies de l'âme, comme
l'avarice, l'ambition, l'amour, ont à tout le moins aucunefois
jouissance de ce qu'elles désirent, mais c'est ce qui plus tourmente
ces grands babillards, qu'ils cherchent par tout qui les veuille ouïr,
et n'en peuvent trouver: car soit ou que l'on devise assis, ou que l'on
se promene en compagnie, chacun s'enfuit grand' erre si tôt que l'on
voit approcher quelqu'un de ces grands causeurs: vous diriez proprement
que l'on a sonné la retraite, si vite chacun se retire. Et ainsi comme
quand en une assemblée il se fait soudainement un grand silence, et que
personne ne parle, on dit que Mercure y est entré: aussi quand un
babillard entre en un banquet ou une compagnie de gens qui
s'entreconnaissent, chacun se tait, craignant de lui donner occasion de
parler: ou si de lui-même il commence le premier à entre-ouvrir les
lévres, chacun se léve et s'en va, devant que l'orage soit venue, comme
font les gens de marine, qui se retirent à l'abri, se doutant de
tourmente, pour avoir ouï un peu bruire la bise sur le haut de quelque
écueuil de mer. Dont il advient qu'ils ne peuvent avoir à boire et à
manger avec eux personne qui y vienne volontairement: ni loger avec eux
quand on va par les champs, ou que l'on voyage par mer, s'ils n'y sont
contraints: car cet importun est toujours après, tantôt les tirant par
la robe, tantôt par la barbe, tantôt les frappant du coude, de manière
que les pieds font là bien besoin comme disait Archilochus, ou plutôt
le sage Aristote, lequel répondit à un tel importun causeur, qui le
fâchait et lui rompait la tête, en lui faisant des plus étranges contes
du monde, et lui répétait souvent, «Mais n'est-ce pas une merveilleuse
chose, Aristote?» «Non pas cela, dit-il, mais c'est bien chose
merveilleuse, qu'un homme ayant des pieds puisse endurer ton babil.» Et
à un autre semblable qui lui disait, après un long procès qu'il lui
avait fait: «Je t'ai bien rompu la tête, Philosophe, de mon parler:»
«Non as, répondit il, point autrement: car je n'y ai point pensé.»
Pource que si l'on est quelquefois contraint de les laisser babiller,
l'âme ce pendant se retire en soi, et fait à par elle quelque discours,
ne leur laissant que les oreilles seulement, sur lesquelles ils
épandent leur babil par dehors: ainsi ne peuvent ils trouver qui les
veuille ouïr, et encore moins qui les veuille croire. Car comme l'on
tient que la semence de ceux qui se mêlent trop souvent avec les
femmes, n'a pas la force d'engendrer: aussi le parler de ces grands
babillards est stérile, et ne porte point de fruit. Et toutefois il n'y
a partie en tout notre corps que la nature ait si sûrement remparée,
que la langue, au-devant de laquelle elle a assis le rempart des dents,
afin que si d'aventure elle ne veut obéir à la raison, qui lui tient au
dedans la bride roide, et qu'elle ne se retire en arrière, nous
puissions refréner son intempérance avec sanglante morsure: car comme
dit Euripide,
Enfin toute langue effrenée
Se trouvera malfortunée.
Et me semble que ceux qui disent, que maison sans porte, et bourse sans
fermeture, ne servent de rien à leurs maîtres: *Voyez Pline, livr. 4.
chap. 13.* et ce pendant ne mettent ne porte ne serrure à leur bouche,
ains la laissent toujours couler au dehors, comme fait celle de la mer
de Pont: ceux-là, dis-je, me semblent estimer, que la parole soit la
plus vile chose du monde. C'est pourquoi on ne les crait jamais, et
toutefois c'est le but auquel toute parole tend, pource que sa fin
proprement est faire foi aux écoutants: et ces grands parleurs ne sont
jamais crus, encore qu'ils disent vérité: comme le froment enfermé
dedans quelque vaisseau humide croît bien quant à la mesure, mais quant
à la bonté <p 90v> de l'usage, il empire: ainsi est-il de la
parole du babillard, car il l'augmente bien en mentant, mais il lui ôte
toute force de persuasion.
4. davantage c'est chose dont toute personne honnête, et qui a honte
des choses infâmes et vilaines, se doit bien soigneusement
contregarder, que de s'enivrer: car comme disent aucuns, colère est
bien du même rang que la manie et fureur: mais ivresse loge et demeure
toujours avec elle, ou pour mieux dire, c'est la fureur même, moindre
quant à la durée du temps, mais plus griève quant à la cause, d'autant
qu'elle est volontaire, et que nous l'encourons de nous mêmes, sans que
rien nous y contraigne. Or n'y a il rien en l'ivresse que tant l'on
blâme et reprenne, que l'intempérance du trop parler: car comme dit le
poète,
Le vin peut tant que le sage il destrave,
Il fait chanter l'homme tant soit il grave,
Rire, gaudir, et chanter, et baller,
Et ce, que taire il devrait, déceler.
Ce dernier est bien le pire et le plus dangereux, auprès de chanter et
de baller: et peut être que le poète taisiblement a voulu soudre la
question que demandent les philosophes, quelle différence il y a entre
avoir bu, et être ivre: car de l'un on est plus gai de coutume, et de
l'autre on parle trop: d'où vient que l'on dit en commun proverbe, «Ce
qui est en la pensée du sobre, est en la bouche de l'ivre.» Et pourtant
répondit sagement le philosophe Bias à un babillard qui se moquait de
lui, pource qu'étant en un festin il ne parlait point, et disait que ce
n'était qu'un lourdaud: «Comment serait-il possible, dit-il qu'un fol
se tût à la table?» Il y eut quelquefois à Athenes un des citoyens qui
festoya les ambassadeurs du Roi de Perse, et pource qu'il sentait bien
que ces seigneurs y prendraient plaisir, il convia au festin les
philosophes qui pour lors étaient en la ville: et comme tous les autres
commençassent à deviser avec eux, et chacun à tenir sa partie, Zenon
qui y était se tut tout quoi sans dire un seul mot: parquoi ces
seigneurs Persiens se prirent à le caresser et à boire à lui, disants:
«Et de vous seigneur Zenon, que dirons nous au Roi notre maître?» «Non
autre chose, répondit-il, sinon, que vous avez vu un vieillard à
Athenes qui se sait bien taire à la table.» tant le silence est une
profonde sapience, et chose sobre, et pleine de hauts secrets, comme au
contraire l'ivresse est chose pleine de tumulte, vide de sens et de
raison. Les philosophes mêmes définissants l'ivresse disent, que c'est
un trop parler à table: de sorte qu'ils ne reprennent pas le bien
boire, pourvu que l'on y garde modestie et silence: mais le trop et
follement parler fait, que le boire est ivresse: ainsi l'ivre parle
follement à table, et le babillard par tout, au marché, au théâtre, en
se promenant, en séant à table, de jour et de nuit. S'il va visiter un
malade, il lui fait plus de mal que sa maladie même: s'il est dedans
une navire, il fâche plus les passagers que ne fait la marée: s'il veut
louer quelqu'un, il lui est plus ennuyeux que s'il le mêprisait: et
aime l'on mieux avoir quelquefois en sa compagnie des hommes mauvais,
moyennant qu'ils soient discrets en parler, que d'autres qui parlent
trop, combien qu'ils soient au reste gens de bien. Le bon vieillard
Nestor en une Tragoedie de Sophocles parlant à Ajax, lequel était un
peu avantageux en paroles, pour le modérer lui dit gracieusement,
Je ne te veux blâmer, Ajax, combien
Que parles mal, pource que tu fais bien.
Nous ne disons pas ainsi du babillard, car l'importunité de son parler ôte toute la grâce de son bien faire.
5.Lysias jadis,à la request de quelque'un qui avait un proces, lui
composa une harangue, et la lui bailla: la partie l'ayant plusieurs
fois lue et relue, s'en vint enfin vers Lysias tout découragé, et lui
dit: la première fois que je l'ai lue, elle m'a semblé excellente: mais
la seconde et la tierce, elle m'a semblé maigre, <p 91r> et n'y
ai point trouvé de nerfs. Lors Lysias lui répliqua: Comment, ne sais tu
pas bien qu'il ne te la faudra prononcer qu'une fois devant les juges?
et toutefois on voit manifestement la douceur grande et force
d'éloquence qui est és écrits de Lysias, car j'ose bien dire et
maintenir, que les Muses aux blonds cheveux lui ont été favorables.
Entre les choses singulières que l'on dit du prince des poètes,
celle-là est très véritable, que Homere est seul au monde qui n'a
jamais saoulé ni dégoûté les hommes, se montrant aux lecteurs toujours
tout autre, et florissant toujours en nouvelle grâce: aussi a-il bien
montré combien il craignait et fuyait ce dégoût, et cette fâcherie qui
suit de près toute longue traînée de paroles, en ce que lui-même a
écrit,
Ce que l'on a clairement déjà dit
Est odieux quand puis on le redit.
Voilà pourquoi il méne les auditeurs d'un conte en autre, et par la
nouveauté empêche que les oreilles ne se lassent et ne se saoulent
jamais d'ouïr: et ceux-ci au contraire rompent la tête de mêmes
redites, comme ceux qui souillent les tablettes de ratures.
6.Et pourtant mettons leur ceci premièrement devant les yeux, tout
ainsi que ceux qui par force de boire du vin outre mesure et sans eau,
sont cause que ce qui nous a été donné pour nous réjouir et pour faire
bonne chère, aux uns se tourne en fâcherie, aux autres en violence:
aussi ceux qui hors de saison et à tous propos usent du parler, qui est
la plus délectable et la plus amiable conférence que les hommes
sauraient avoir ensemble, le rendent fâcheux et importun, déplaisants à
ceux à qui ils cuident plaire, moqués de ceux dont ils cuident être
estimés, et malvoulus de ceux desquels ils pensent être aimés. Ainsi
donc comme à bon droit celui serait estimé peu courtois, qui avec le
tissu de Venus, auquel sont toutes les sortes de gracieux attraits,
rebuterait et chasserait tous ceux qui s'approcheraient de lui: aussi
celui qui par son parler se fait fuir et haïr, se peut bien tenir pour
homme de mauvaise grâce et mal instruit et appris.
7.Or quant aux autres passions et maladies de l'âme, les unes sont
dangereuses, les autres odieuses, les autres sujettes à moqueries: mais
tous ces maux adviennent ensemble aux babillards: ils sont moqués, car
chacun en fait des contes: ils sont haïs, car ils apportent toujours
quelques mauvaises nouvelles: ils sont en danger, pource qu'ils ne
peuvent taire leur secret. Voilà pourquoi Anacharsis, ayant un jour été
festoyé chez Solon, fut estimé sage, parce qu'on le voit en dormant
tenir sa main droite sur sa bouche, et sa gauche sur les parties
naturelles, ayant bonne opinion de penser, que la langue a besoin de
plus forte bride que non pas la nature: car il ne serait pas facile de
nombrer autant de personnes qui se soient ruinés par intempérance de
luxure, comme il y a eu de puissantes cités, et de grands états
détruits et renversés par avoir éventé quelque secret. Sylla étant au
siege devant Athenes, et n'ayant pas loisir d'y tenir le camp
longuement, pour autant que d'autres affaires le pressaient, et que
d'un côté Mithridates avait envahi, occupé et ravi toute l'Asie, et
d'autre côté la ligue de Marius se remettait sus, et recouvrait grande
puissance dedans Rome, il y eut quelques vieillards en la boutique d'un
barbier, qui en caquetant ensemble dirent, qu'un certain quartier de la
ville, que l'on nommait Heptachalcon, n'était pas bien gardé, et qu'il
y avait danger que la ville ne fut prise par cet endrait-là Ce
qu'entendants certains espions qui étaient dedans la ville, l'allèrent
rapporter à Sylla, lequel incontinent sur la minuit approcha son armée
de ce côté-là, par où il entra dedans, et peu s'en fallut qu'il ne la
razât toute, mais au moins l'emplit-il de meurtre, et fut la rue que
l'on appellait Ceramique tout arrosée de sang, étant Sylla plus indigné
contre ceux de la ville pour certaines paroles injurieuses, que pour
autre offense qu'ils lui eussent faite: car pour se moquer de Sylla et
de sa femme Metella, ils venaient sur la muraille et disaient, Sylla
est une mûre aspergée de farine:
* SYLLAE s'appellent les personnes de couleur brune, comme écrit Sextus
Pompeius, et tel était Sylla: et parmi il jettait hors de son cuir de
la fleur comme farine. Aussi mourut-il de la maladie pediculaire.*
et un tas d'autres telles moqueries: <p 91v> et par ainsi
pour la plus légère chose du monde, comme dit Platon, c'est à savoir
pour des paroles, ils payèrent une très griève et très cruelle amende.
Le trop parler d'un seul homme engarda que Rome ne fut délivrée de la
tyrannie de Neron: car il n'y avait qu'une nuit entre deux, et était
tout apprêté pour le tuer le lendemain: or celui qui avait entrepris
l'execution, allant au Theatre voit à la porte un pauvre prisonnier de
ceux qui étaient condamnés à être jetés devant les bêtes sauvages, que
l'on allait mener à Neron, et l'oyant lamenter sa misérable fortune, il
s'approcha de lui, et lui dit tout bas en l'oreille, «Prie Dieu, pauvre
homme, que tu puisses échapper ce jour seulement, et demain tu me
remercieras.» Le prisonnier ravit incontinent cette parole couverte: et
pensant, à mon avis, ce que l'on dit communément,
Fol est celui qui laisse le certain,
Pour suivre après ce qui est incertain,
préféra la manière de sauver sa vie sûre à la juste, et pour ce alla
découvrir à Neron ce que l'autre lui avait couvertement dit: ainsi le
malheureux fut incontinent saisi au corps: et aussi tôt la gehenne, le
feu, les escourgées furent prêtes pour faire confesser par force à ce
malheureux, ce que jà de lui-même il avait sans contrainte
découvert.
8. Mais Zenon le philosophe, pour peur que contre sa volonté son corps
forcé de l'horreur des tourments ne décelât quelque chose de son
secret, cracha sa langue, qu'il tronçonna lui-même avec ses propres
dents, au visage du tyran. La constance aussi et patient de Leaena
l'amie d'Armodius et Aristogiton a été rémunérée d'une très belle
récompense: elle participait d'espérance, autant que pouvait une femme,
à la conspiration que ces deux amoureux avaient conjurée à l'encontre
des tyrants d'Athenes: car elle avait bu en la belle coupe de l'amour,
et par icelui s'était vouée à taire ces secrets. Après donc que ces
deux amants, ayants failli à leur entreprise, eurent été mis à mort,
elle fut gehennée et mise à la torture, pour lui faire déclarer les
autres complices de la conjuration, qui n'étaient point encores
découverts, mais elle fut si constante, qu'elle n'en décela jamais un,
et montra que ces deux jeunes hommes n'avaient rien fait indigne d'eux
de s'être enamourés d'elle: et depuis en mémoire de ce fait, les
Atheniens firent faire une Lionne de bronze, laquelle n'avait point de
langue, et la firent asseoir et poser à l'entrée du château: voulants
donner à entendre le coeur invincible d'elle, par la générosité de la
bête, et la persévérance en taciturnité secrète, parce qu'ils ne lui
avaient point fait de langue. Jamais parole dite ne servit tant comme
plusieurs tues ont profité, d'autant que l'on peut bien toujours dire
ce que l'on a tu, mais non pas taire ce que l'on a dit, pource qu'il
est déjà sorti et répandu par tout. C'est pourquoi nous apprenons des
homme à parler, et des Dieux à nous taire: car és sacrifices et saintes
cérémonies du service des Dieux, il est commandé de se taire et de
garder silence: et aussi le poète Homere fait Ulysses, duquel
l'éloquence était si douce, taciturne et peu parlant: aussi fait il sa
femme, son fils, et sa nourrice, laquelle il introduit ainsi parlant,
Il sortirait aussi tôt d'une souche,
Ou d'un fer dur, qu'il ferait de ma bouche.
Et lui-même séant auprès de sa femme, avant qu'il se fut donné à connaître,
Bien avait il au coeur grande pitié,
De voir pleurer sa loyalle moitié:
Mais ses deux yeux jamais ne remua,
Non plus qu'un roc, ne sa face mua.
tant fut sa bouche pleine en toute de sorte patience: et la raison eut
tellement toutes les parties de son corps obéissantes à son
commandement, qu'elle commandait aux yeux de ne pleurer point, à la
langue de ne parler point, au coeur de ne trembler <p 92r> point,
et de ne soupirer point:
A l'ancre était son courage arrêté,
Dissimulant en toute fermeté.
tellement que la raison maîtrisait jusques aux occultes mouvements
interieurs, qui ne sont point capables de ratiocination, tenant et le
sang et les esprits mêmes sous sa main, et en son obéissance. Ses gens
aussi, pour la plupart, étaient semblables: car c'est bien un signe
d'extreme constance et fidélité envers leur seigneur, de se laisser
déchirer au géant Cyclops, et froisser contre la terre, plutôt que de
dire un tout seul mot contre Ulysses, et déclarer l'apprêt de celle
grosse pièce de bois qu'il avait brûlée par le bout pour lui crever
l'oeil, et plutôt endurer d'être devorés tous vifs, que de découvrir
aucune chose du secret d'Ulysses. Parquoi Pittacus fit bien quand le
Roi d'Aegypte lui envoya un mouton, lui mandant qu'il lui en mit à part
la pire et la meilleure chair, il lui envoya la langue comme
l'instrument des plus grands biens et des plus grands maux qui se
fassent par le monde:
9. et Ino en Euripide parlant librement de soi-même dit,
Je sais parler quand il faut, et me taire.
Car certainement ceux qui sont noblement et royalement nourris,
apprennent premièrement à se taire, et puis après à parler: et pour ce
Antigonus le grand, un jour que son fils lui demandait quand le camp
délogerait, «As-tu peur, dit-il, que toi seul n'entendes pas la
trompette?» il ne se fiait pas d'une parole secrète à celui, auquel
devait venir la succession de son empire, lui enseignant à être par
cela plus reservé et plus retenu en telles choses. Et le vieil Metellus
à un autre qui lui demandait quelque secret semblable, «Si je savais,
dit-il, que ma chemise sût mon secret, je la dépouillerais pour la
mettre au feu.» Eumenes fut averti que Craterus venait contre lui, il
le tint secret, sans le découvrir à pas un de ses amis, feignant, et
leur donnant à entendre que c'était Neoptolemus, pource que ses gens de
guerre mêprisaient celui-ci, et avaient la réputation de l'autre en
estime grande, et la vertu en amour, de manière que personne n'en sût
rien que lui seul: ainsi lui donnèrent ils la bataille, qu'ils
gagnèrent, et le tuèrent sur le champ, sans le connaître, sinon après
qu'il fut mort. Voilà comment la ruse de taciturnité gagna cette
bataille, en celant un si grand, et si formidable ennemi, tellement que
ses plus privés amis admirèrent plus sa prudence de l'avoir tu, qu'ils
ne se plaignirent de sa défiance de ne leur avoir dit. Et encore que
l'on se plaigne, si vaut il mieux, que toi sauf, l'on se mécontente que
tu te sois défié, que toi perdu, tu te condamnes toi-même de t'être
trop fié.
10. Et davantage, comment oseras-tu franchement blâmer et reprendre
celui qui n'aura pas tenu secret ce que tu lui auras révélé? car s'il
ne fallait pas qu'il fut su, pourquoi l'as-tu dit à un autre? et si
mettant ton secret hors de toi-même, tu le veux garder en un autre, tu
as donc plus de fiance en un autre, qu'en toi-même: et s'il est
semblable à toi, tu es perdu à bon droit: s'il est meilleur, tu es
échappé contre toute raison, ayant trouvé une personne qui te soit plus
féale que toi-même. Mais c'est mon ami, diras-tu: aussi sera un autre
le sien, à qui il se fiera aussi: et celui-là encore à un autre: ainsi
prend la parole accroissement et multiplication par une suite enfilée
d'incontinence de langue: car ainsi comme l'unité ne sort point hors de
ses bornes, ains demeure toujours en soi-même une, à raison dequoi on
l'appelle Monas, qui est à dire seule, mais le nombre binaire est
indéfini, et le commencement de divorce: d'autant qu'il sort
incontinent de soi-même en doublant l'unité, et se tourne en pluralité:
aussi une parole quand elle demeure enclose en celui qui premier la
sait, elle est véritablement secrète, mais depuis qu'elle sort dehors,
et vient jusques à un autre, elle commence à avoir nom de bruit commun:
car, comme dit le Poète, les paroles ont ailes. Et ainsi comme il n'est
<p 92v> pas aisé de reprendre ne retenir un oiseau, quand on l'a
une fois laissé échapper des mains: aussi ne saurait-on retenir ne
ravoir une parole, depuis qu'elle est jetée hors de la bouche, car elle
s'en vole battant ses légères ailes, et s'épand des uns aux autres:
bien peut-on retenir et alentir le cours d'une navire, que
l'impetuosité des vents emporte, avec ancres et rouleaux de cordages,
mais depuis que la parole est issue de la bouche, comme de son port, il
n'y a plus ne rade où elle se pût retirer, ni ancre qui la sût arrêter,
ains s'en volant avec un merveilleux bruit et grand son, enfin elle va
rompre contre quelque rocher, et abîmer en quelque gouffre de danger
celui qui l'a laissée aller.
On brûlerait toute la grand' forêt
Qui à l'entour du haut mont d'Ida est
D'un peu de feu, et en bien peu d'espace
Ainsi sera semé en toute place
Ce qu'auras dit à un seul en secret,
Si tu n'es bien en ton parler discret.
11. Le Senat Romain fut une fois par plusieurs jours en conseil bien
étroit sur quelque matière secrète, et étant la chose d'autant plus
enquise et soupçonnée, que moins elle était apparente et connue, une
Dame Romaine sage au demeurant, mais femme pourtant, importuna son
mari, et le pria très instamment de lui dire quelle était cette matière
secrète, avec grands serments et grandes execrations, qu'elle ne le
révélerait jamais à personne, et quant-et-quant larmes à commandement,
disant qu'elle était bien malheureuse de ce que son mari n'avait
autrement fiance en elle. Le Romain voulant éprouver sa folie: «Tu me
contrains, dit-il, m'amie, et suis forcé de te découvrir une chose
horrible et épouventable: c'est que les prêtres nous ont rapporté, que
l'on a vu voler en l'air une alouette avec un armet doré, et une pique:
et pour ce nous sommes en peine de savoir si ce prodige est bon ou
mauvais pour la chose publique, et en conferons avec les devins qui
savent que signifie le vol des oiseaux: mais garde toi bien de le
dire.» Après qu'il lui eut dit cela, il s'en alla au palais: et sa
femme incontinent tirant à part la première de ses chambrières qu'elle
rencontre, commence à battre son estomac, et arracher ses cheveux,
criant, «Hélas mon pauvre mari, ma pauvre patrie, hélas que ferons
nous?» enseignant et conviant sa chambrière à lui demander, Qu'y a-il?
après que doncques la servante lui eut demandé, et elle lui eut le tout
conté, y ajoutant le commun refrein de tous les babillards, «Mais
donnez vous bien garde de le dire, tenez-le bien secret:» à grand'
peine fut la servante départie d'avec sa maîtresse, qu'elle s'en alla
décliquer tout ce qu'elle lui avait dit, à une sienne compagne qu'elle
trouva la moins embesognée, et elle d'autre côté à un sien ami, qui
l'était venu voir, de sorte que ce bruit fut semé et su par tout le
palais, avant que celui qui l'avait controuvé y fut arrivé. Ainsi
quelqu'un de ses familiers le rencontrant, «Comment, dit-il, ne faites
vous que d'arriver maintenant de votre maison?» «Non, répondit-il.»
«Vous n'avez doncques rien ouï de nouveau.» «Comment, dit-il, est-il
survenu quelque chose nouvelle?» «l'on a vu, répondit l'autre, une
alouette volant avec un armet doré, et une pique: et doivent les
Consuls tenir conseil sur cela.» Lors le Romain en se souriant,
vraiment, dit-il à part soi, ma femme tu n'as pas beaucoup attendu,
quand la parole que je t'ai naguere dite a été devant moi au palais: et
de là s'en alla parler aux Consuls pour les ôter de trouble. Et pour
châtier sa femme, incontinent qu'il fut de retour en sa maison: «Ma
femme, dit-il, tu m'as détruit: car il s'est trouvé que le secret du
conseil a été découvert et publié de ma maison: et pourtant ta langue
effrenée est cause qu'il me faut abandonner mon pays et m'en aller en
exil.» Et comme elle le voulût nier, et dît pour sa défense, N'y a il
pas trois cents Senateurs qui l'ont <p 93r> ouï comme toi? Quels
trois cents, dit-il, c'était une bourde que j'avais controuvée pour
t'éprouver. Ce Senateur fut homme sage, et bien avisé, qui pour essayer
sa femme, comme un vaisseau mal relié, ne versa pas du vin ni de
l'huile dedans, ains seulement de l'eau. Mais Fulvius, l'un des
familiers de Caesar Auguste, étant jà sur l'âge, après avoir ouï les
regret et complaintes de l'Empereur, lamentant la solitude de sa
maison, et qu'après le trêpas des deux fils de sa fille, et la
relégation de Posthumius qui lui restait seul, et pour quelque
imputation avait été confiné, il était contraint de laisser le fils de
sa femme son successeur à l'Empire: combien qu'il eût compassion, et
qu'il fut entre-deux de révoquer le fils de sa fille de son
confinement. Fulvius ayant entendu ces propos, les alla rapporter à sa
femme, et elle à Livia femme d'Auguste, laquelle s'en attacha bien
âprement à Caesar, s'il était ainsi qu'il eût de long temps proposé de
rappeller son arrière fils, pourquoi il ne le faisait, ains la mettait
en inimitié et en guerre avec celui qui lui devrait succéder à
l'Empire. Le lendemain matin, comme Fulvius lui fut venu donner le bon
jour, ainsi qu'il avait de coutume, et qu'il lui eût dit, «Dieu te gard
Caesar:» il ne lui fit que répondre, «Dieu te fasse sage Fulvius.»
Fulvius entendant incontinent que cela voulait dire, se retira tout
aussi tôt en sa maison, et là faisant appeler sa femme: «Caesar,
dit-il, a bien su que je n'ai pas tu son secret, et pour cette cause
j'ai resolu de me faire mourir moi-même.» Tu feras justice, dit-elle,
vu qu'ayant si longuement vécu avec moi, et par ci-devant ayant assez
expérimenté l'incontinence de ma langue, tu ne t'en es pas donné garde:
mais laisse que je me tue la première: et prenant une épée, elle-même
s'en tua devant son mari. Parquoi le joueur de comoedies Philippides
fit sagement, quand il répondit au Roi Lysimachus, qui le caressait, et
lui disait, «Que veux-tu que je te communique de mes biens?» «Ce que tu
voudras, Sire, pourvu que ce ne soit point de tes secrets.» Il y a
plus, que la curiosité, vice non moindre, est ordinairement jointe au
parler beaucoup: car ils désirent entendre et ouïr beaucoup de
nouvelles, à fin qu'ils en puissent conter beaucoup, mêmement des plus
secrètes. Voila pourquoi ils vont par tout furetant et fleurant, s'ils
pourront point éventer quelque chose bien cachée, ajoutant comme une
vieille surcharge de matières odieuses à leur babil. Ce qui fait qu'ils
sont puis après semblables aux petits enfants, qui ne veulent lâcher,
et si ne peuvent tenir la glace qu'ils ont en la main: ou, pour mieux
dire, ils mettent en leur sein et embrassent des secrets qui sont comme
des serpents, lesquels ils ne peuvent longuement retenir, ains sont
devorés et rongés par iceux. On dit que les poissons qui s'appellent
aiguilles de mer, et les vipères, crévent et se déchirent quand elles
enfantent leurs petits: aussi les secrètes paroles, en sortant de la
bouche de ceux qui ne les peuvent contenir, perdent et ruinent ceux qui
les ont révélées. Le Roi Seleucus, surnommé Callinicos, qui est autant
à dire comme victorieux, en une bataille qu'il eut contre les Galates,
perdit tous ses gens, et toute son armée: parquoi laissant son diadéme
ou bandeau Royal, et sa cotte d'armes, il se mit à fuir sur un cheval,
avec trois ou quatre autres, par chemins écartés et détournés, tant et
si longuement que les chevaux ni les hommes n'en pouvaient plus: à la
fin il arriva en la petite maisonnette d'un paysan, où il trouva de cas
d'aventure le maître, et lui demanda du pain et de l'eau: ce que le
paysan lui bailla, et non seulement cela, mais de tout ce qu'il peut
finer aux champs abondamment, en lui faisant la meilleure chère dont il
se pouvait aviser: à la fin il connut que c'était le Roi, et fut si
joyeux de ce que la fortune l'avait adressé en sa maison, se trouvant
en telle nécessité, qu'il ne sut contenir sa joie, ni seconder le Roi,
lequel ne demandait que d'être inconnu, et de se dissimuler, et
contrefaire: si le conduisit jusques à l'adresse du chemin, là où en
prenant congé il lui dit, A dieu Sire Seleucus. Le Roi lui tendant la
main, et <p 93v> le tirant à lui, comme s'il l'eût voulu baiser,
fit signe secrètement à l'un de ses gens, qu'il lui coupât la tête de
son épée:
Lors en parlant la tête lui trancha,
Et son clair sang sur la poudre épancha.
là où s'il eût pu contenir sa langue pour un peu de temps, que le Roi
puis après eut meilleure fortune, et redevint grand et puissant, il lui
eut à mon avis su meilleur gré, et fait plus de bien pour sa
taciturnité, que pour sa courtoisie, et toute sa bonne chère: et
toutefois celui-ci encore avait quelque couleur pour défendre son
incontinence de langue, à savoir son espérance, et la bonne chère qu'il
avait faite au Roi.
13. Mais la plupart de ses babillards se perdent eux-mêmes, sans avoir
aucune couverture ni couleur de raison: comme il advint, qu'en la
boutique d'un barbier aucuns devisaient de la tyrannie de Dionysius,
qu'elle était bien assurée, et aussi malaisée à ruiner que le diamant à
rompre: «Je m'émerveille, dit le barbier en souriant, comment vous
dites cela de Dionysius, sur la gorge duquel je passe le rasoir si
souvent.» Ces paroles étant rapportées à Dionysius, il fit mettre le
barbier en croix. Si n'est pas sans occasion que les barbiers sont
ordinairement grands babillards: car coutumièrement les plus grands
truands et fait-néants d'une ville, et les plus grands causeurs
s'assemblent et se viennent asseoir en la boutique d'un barbier, et de
cette accoutumance de les ouïr caqueter ils apprennent à trop parler.
Parquoi le Roi Archelaus répondit plaisamment à un sien barbier, qui
était grand babillard, après qu'il lui eut accoutré son linge à
l'entour de lui, et lui eut demandé, «Comment vous plaît-il que je face
votre barbe, Sire?» «Sans dire mot, lui répondit le Roi.» Un autre fut
le premier qui vint dire les nouvelles de celle grande déconfiture, que
les Atheniens reçurent en la Sicile: il avait son ouvroir de barberie
sur le port que l'on appelle Pirée, en la ville d'Athenes, là où il
entendit ces mauvaises nouvelles par un esclave qui s'en était fui de
là: et prenant aussi tôt sa course, en abandonnant boutique et tout,
s'en vint tout battant à la ville, ayant grande peur que quelqu'un ne
lui otât cet honneur, d'avoir le premier apporté la nouvelle de cette
malheureuse défaite à la ville, et qu'il n'y arrivât trop tard. Soudain
qu'il fut su par la ville, le peuple en fut bien étonné, comme l'on
peut penser, et non pas sans cause: si fut aussi tôt tenue une
assemblée de ville, en laquelle le peuple commanda que l'on sût qui
avait apporté cette nouvelle. Le barbier fut amené: on l'interrogea, et
il ne sut pas seulement dire le nom de celui de qui il l'avait
entendue: mais bien assurait-il, l'avoir ouï dire à un certain qu'il ne
connaissait point, et duquel il ne savait pas le nom. Le peuple
commença à se mutiner, et à crier, «Qu'il ait la gehenne, Qu'on lui
baille les grils à ce méchant: Il a menti, il a controuvé ceci: Qui est
l'autre qui l'ait ouï comme lui? Qui est celui qui le croit? Qu'on
apporte une roue.» Le barbier est étendu dessus. Et sur ces entrefaites
voici arriver ceux qui apportaient certaines nouvelles de la
déconfiture, en étants eux-mêmes échappés de vitesse: ainsi chacun se
départit de l'assemblée, et se retira chez soi pour pleurer sa privée
perte, laissant ce pauvre malheureux étendu sur cette roue, là où il
fut jusques au soir bien tard, que le bourreau le vint délier: et lors
encore lui demanda il, s'ils avaient aussi ouï dire,comment leur
capitaine général Nicias avait été tué. tant ce vice de trop parler,
par accoutumance devient inexpugnable et incorrigible.
14. Et néanmoins tout ainsi que ceux qui prennent médecine d'amère
saveur, ou bien de mauvaise senteur haïssent puis après les gobelets où
ils les ont bues: aussi ceux qui apportent mauvaises nouvelles sont
coutumièrement mal voulus de ceux à qui ils les apportent: et pourtant
Sophocles subtilement distingue l'un de l'autre:
LE MESSAGER,
Est-ce en ton coeur, ou bien en ton ouïe,<p 94r>
Qu'offensé t'a cette parole ouïe?
CREON,
pourquoi vas tu enquérant là où c'est
Que ton parler me touche et me déplaît?
LE MESSAGER,
Pource qu'ainsi que du fait la pensée,
Aussi du dire est l'oreille offensée.
Voilà pourquoi ceux qui nous dénoncent nos maux, nous sont aussi
odieux, comme ceux qui les nous font: et néanmoins on ne saurait
arrêter ne retenir une langue depuis qu'elle est une fois débordée.
Advint un jour à Lacedaemone, que le temple de Juno qu'ils appellaient
Chalceoecos fut pillé, et ne trouva l'on rien dedans qu'une bouteille
vide: tout le peuple y accourut, et fut on en grand ébahissement et
grand pensement que voulait dire cette bouteille. Si y eut quelqu'un
des assistants qui se prit à dire. Si vous voulez je vous déclarerai ce
qui me vient en l'entendement touchant cette bouteille: j'ai fantasie
que les sacrileges ayants projeté d'executer une si périlleuse
entreprise, avaient premièrement bu du jus de cigúë, et puis avaient
apporté du vin, à fin qu'ils n'étaient pris sur le fait, ils se
peussent sauver de mourir en buvant du vin, lequel aurait puissance
d'étreindre ou de résoudre la froideur du poison de la cigúë: ou bien,
s'ils étaient surpris, qu'ils peussent aisément mourir, et sans grande
passion, avant que d'être gehennés et tourmentés. Il n'eut pas plutôt
dit cela, que l'assistance pensa, que l'invention d'une si subtile
ruse, et de si profonde cogitation, ne venait point de conjecture, ains
qu'il fallait qu'il le sût bien d'ailleurs: et ainsi l'environnants,
l'un deçà, l'autre delà, ils commencèrent à l'interroger, Qui est tu?
D'où est tu? Qui te connait? Comment sais tu ce que tu dis? bref ils le
manièrent si bien, qu'ils lui firent confesser et avouer, qu'il était
l'un de ceux qui avaient commis le sacrilege. Et ceux qui avaient occis
Ibycus, ne furent ils pas aussi pris de même? Ils étaient au théâtre,
là où ils regardaient le passetemps des jeux: et voyants une volée de
grues ils dirent les uns aux autres, voici ceux qui vengeront la mort
d'Ibycus. Or y avait il long temps que l'on ne l'avait point vu, et
qu'on le cherchait par tout: au moyen dequoi ceux qui étaient assis au
plus près d'eux, ayants bien noté cette parole, l'allèrent aussi tôt
rapporter aux officiers de la justice: ainsi furent ils saisis aux
corps, et à la fin punis, non par les grues, mais par leur importun
babil, comme par une Furie qui les força de déceler le meurtre qu'ils
avaient commis. Car ainsi comme en notre corps les parties offensées et
dolentes attirent toujours à soi, et toutes humeurs corrompues des
parties voisines y fluent: aussi la langue d'un babillard ayant
toujours fièvre et inflammation, tire toujours à soi et assemble
quelque chose de secret et de caché: à raison dequoi il la faut bien
remparer, et lui mettre toujours au-devant le boulevard de la raison,
qui comme une levée empêche le flux et la glissante inconstance
d'icelle, afin que nous ne soyons plus indiscrettes bêtes que les oies,
lesquelles pour passer de la Cilicie par-dessus le mont de Taurus, qui
est plein d'aigles, prennent en leur bec une grosse pierre, comme
mettants une serrure ou un frein à leur cri, pour pouvoir passer la
nuit sans crier, et sans être aperçues des aigles.
15. Or si l'on demandait quelle personne est la plus pernicieuse et la
plus méchante du monde, je crois qu'il n'y a homme qui ne dît, passant
toutes les autres, que c'est un traître: et néanmoins Euthycrates,
comme dit Demosthenes, couvrit sa maison du bois qu'il eut de
Macedoine: Philocrates vécut opulemment d'une gross somme d'or et
d'argent qu'il eut du Roi Philippus, et en acheta des concubines, et
des poissons delicieux: à Euphorbus et Philager, qui trahirent Eretrie,
le Roi donna plusieurs belles terres: mais le babillard est un traître
gratuit et volontaire qui ne demande point de loyer, <p 94v> et
qui n'attend pas qu'on le sollicite, ains se va présenter de lui-même,
et ne trahit pas aux ennemis des chevaux, ou des murailles, ains révèle
les secrets, soit en proces, ou en séditions civiles, ou en menées de
gouvernement, sans que personne lui en sache gré, car encore pense il
être bien tenu à ceux qui le veulent ouïr: parquoi ce qu'on dit à un
prodigue, qui follement dépend et dissipe le sien, tu n'es pas liberal,
c'est un vice duquel tu es entaché, tu prends plaisir à donner: cette
même répréhension convient très bien à un babillard, tu n'es point mon
ami pour me venir découvrir cela, tu est entaché de ce vice, tu aimes à
caqueter, et à babiller. Si ne faut pas estimer, que nous entendions
dire cela pour accuser et blâmer seulement le vice de trop parler: mais
aussi pour le guérir, et y remédier: car nous surmontons les vices et
passions de l'âme par jugement, et par exercitation, mais le jugement,
c'est à dire, la connaissance, précéde, pource que nul ne s'exerce à
fuir, et par manière de dire, arracher les vices de son âme, s'il ne
les a en haine. Or commençons nous à haïr les vices, quand par raison
nous entendons la honte et le dommage qui en vient, comme nous
connaissons maintenant que ces grands parleurs voulants être aimés se
font haïr, cuidants plaisanter déplaisent, pensants être bien estimés
sont moqués: qu'ils dépendent, et ne gagnent rien: qu'ils nuisent à
leurs amis, aident à leurs ennemis, et se ruinent eux-mêmes. Parquoi,
la première recette et ordonnance de médecine pour corriger ce vice,
soit la considération et déclaration des malheurs, inconvénients et
infamies qui en adviennent.
17. La seconde soit la cogitation du contraire, c'est à savoir écouter,
retenir, et avoir toujours à main les louanges et recommandations du
silence, la majesté, la mystique gravité, la sainteté de la
taciturnité, en nous représentant toujours en notre entendement,
combien plus on a en admiration, combien plus on aime, combien plus on
répute sages ceux qui parlent rondement et peu, et qui en peu de
paroles embrassent beaucoup de substance, que l'on ne fait pas ces
grands causeurs, qui babillent, à langue débridée. Ce sont ceux que
Platon estime tant, et qu'il compare à ceux qui savent bien tirer et
lancer le dard, desquels le parler est rond, pressé et troussé, sans
que rien traîne: car ainsi comme les Biscains font du fer l'acier, en
l'affinant par l'enfouir dedans la terre, et y faisant consommer et
repurger ce qu'il y a de plus gross et plus terrestre substance: ainsi
la parole des Laconiens n'a point d'écorce, ains toute superfluité
ôtée, elle est acérée et trempée de certaine efficace et vivacité: car
Lycurgus adressait et exerçait ses citoyens dés leur enfance à cette
force et vehemence de parler amassé et renforcé par leur faire observer
silence, et celle grâce de répondre avec une gravité sentencieuse, et
une argutie bien tournée en leurs rencontres, laquelle ne provient
d'ailleurs que de beaucoup de taciturnité. Et pourtant sera il
expédient de mettre toujours devant les yeux de ces grands parleurs
tels mots aigus et courts, lesquels ont ensemble et grâce et gravité:
comme celui-ci que les Lacedaemoniens mandèrent un jour à Philippus de
Macedoine, «Dionysius est à Corinthe.» Et une autre fois comme il leur
eût écrit, «Si j'entre dedans la Laconie, je vous ruinerai de fond en
comble: ils lui récrivirent, Si.» Et comme un autre Roi Demetrius se
courrouçât et criât tout haut, «Comment, les Lacedaemoniens ont ils
envoyé un seul ambassadeur devers moi?» l'Ambassadeur sans s'étonner
lui répondit, «Un vers un.» Aussi étaient ceux qui parlent peu jadis en
grande estime empres les anciens: Voilà pourquoi les Amphictyons, qui
étaient les députés pour le conseil général de toute la Grèce, ne
firent point écrire sur les portes du temple d'Apollo Pythien,
l'Odyssée ou l'Iliade d'Homere, ou bien les Cantiques de Pindare: mais
bien y ont ils fait écrire ces brèves sentences, «Connais toi-même:
Rien trop: Qui répond paye:» tant ils ont prisé un parler simple et
rond, contenant sous peu de paroles une sentence bonne et bien tournée.
Mais Apollo lui-même, n'est il pas grand amateur de <p 95r>
brèveté, et succint en ses oracles? C'est pourquoi on l'appelle Loxias,
qui est à dire oblique, pour autant qu'il aime mieux parler peu, que
clairement. Et ceux qui sans parler donnent à entendre leurs
conceptions par signes et devises, ne sont ils pas estimés et loués en
diverses sortes? comme jadis fut Heraclitus, lequel étant prié par ses
citoyens de leur faire quelque harangue et remontrance, touchant
l'union et concorde civile, monta en la chaire aux harangues, et prit
en sa main un verre d'eau fraîche, puis jetant dessus un peu de farine,
et la remuant avec un brin de pouliot, la but, et s'en alla: leur
voulant donner à entendre, que se contenter de peu, et de ce que l'on
trouve le premier, sans convoitter choses superflues, est ce qui
conserve et entretient les cités en paix et en concorde. Scylurus un
Roi des Tartares laissa quatre vingts enfants, et peu avant que mourir
commanda qu'on lui apportât un faisceau de dards, qu'il bailla à tous
ses enfants, les uns après les autres, leur commandant, qu'ils
s'efforçassent de rompre le faisceau tout entier, et après qu'ils
eurent bien essayé, et n'en peurent venir à bout, lui-même les tira du
faisceau les uns après les autres, et les rompit tous, sans peine
quelconque: leur voulant par là donner à connaître, que leur union et
concorde serait invincible, mais la discorde les rendrait faibles, et
serait cause qu'ils ne dureraient guères.
18. Qui doncques lirait et remémorerait souvent telles choses, à
l'aventure ne prendrait il pas grand plaisir à tant caqueter. Et quant
à moi, un serviteur Romain me fait grand' honte, quand je considère en
moi même, combien il y a de sagesse à bien aviser ce que l'on dit, et
soi constamment maintenir en ce que l'on a proposé. Publius Piso
l'orateur, voulant pourvoir à ce que ses gens ne lui rompissent point
la tête de leur babil, commanda à ses serviteurs, qu'ils lui
répondissent seulement à ce qu'il leur demanderait, et non autre chose:
et quelque jour voulant festoyer l'Empereur Clodius, commanda que l'on
l'allât convier, et fit apprêter un magnifique festin, comme il est à
penser. Quand l'heure du souper fut venue, et les autres conviés tous
arrivés, il ne restait plus que l'Empereur: Si renvoya Piso par
plusieurs fois celui de ses serviteurs qui avait accoutumé de le
convier, pour savoir s'il voulait pas venir: mais quand il fut si tard,
qu'il n'y eut plus d'apparence qu'il dût venir, Comment, dit Pison à ce
serviteur, ne l'as tu pas été semondre? Oui, répondit-il. Et pourquoi
donc n'est il venu? Pource qu'il m'a dit qu'il ne viendrait pas. Et
pourquoi donc ne me l'as tu dit incontinent? Pour ce, répond le
serviteur, que tu ne me l'as pas demandé. Celui là était serviteur
Romain: mais un Athenien contera à son maître, en labourant la terre,
les articles du traité de la paix: tant l'accoutumance a d'efficace et
de pouvoir, de laquelle il nous faut maintenant parler,
19. pource qu'il n'y a mors ni bride dont on peut arrêter la langue
d'un babillard, et la faut dompter, et lui ôter ce vice par
accoutumance. premièrement doncques, quand en une compagnie l'on
demandera quelque chose, accoutume toi à te taire jusques à ce que tu
voies que personne des autres ne se mette en avant pour en répondre:
car comme dit Sophocles,
Bien conseiller et bien courir n'ont pas
Un même but, ni un même compas:
aussi n'ont pas la voix et la réponse, car là celui gagne le prix de la
course qui peut passer devant: mais ici, si un autre a suffisamment
répondu, il suffira bien en louant et approuvant son dire, acquérir la
réputation d'homme courtois et gracieux: et s'il n'a bien ou
suffisamment répondu, alors ne sera il point odieux ni importun de lui
remontrer doucement ce qu'il pourrait avoir ignoré, et suppléer ce qui
pourrait être défectueux en sa réponse. Mais sur tout nous devons nous
bien donner garde, quand la demande sera adressée à un autre, de ne le
prevenir, et anticiper sa réponse: car à l'aventure n'est il point
honnête, ni en cela, ni en autre chose, offrir et promettre <p
95v> de soi-même, sans en être requis, ce que l'on demande, à un
autre, en le repoussant mêmement, pource qu'il semble que nous faisons
outrage à l'un, comme ne pouvant fournir ce qu'on lui demande: et à
l'autre, comme non sachant s'adresser à qui lui pourrait bailler ce
qu'il cherche. Il y a plus, que celle precipitée,celerité et temérité
de répondre semble être pleine d'arrogance et de présomption, pource
qu'il semble que celui qui previent ainsi la réponse de l'interrogé,
veuille dire, Qu'as tu que faire de lui? Et qu'en sait il lui? Et,là où
je serai,il n'en faut demander à personne qu'à moi. Combien que
souventefois nous faisons des demandes à quelques-uns, non que nous
ayons grande envie d'ouïr leurs réponse, mais seulement pource que nous
les voulons entretenir, et provoquer à deviser et discourir, comme fait
Socrates à Theaetetus, et à Charmides. Le prevenir donc la réponse d'un
autre, détourner les oreilles, divertir les yeux et la pensée, pour le
tirer à soi, c'est autant comme si nous courions au-devant pour baiser
vitement les premiers celui qu'un autre voudrait baiser, attendu que
encore que celui à qui on propose la question n'y sût ou ne voulût
répondre, si serait il bien séant, après avoir fait un peu de pause, se
présenter avec toute modestie et révérence, en accommodant son dire au
plus près de ce que l'on pense que veut celui qui fait la demande, à
faire la réponse, comme au nom d'un autre: car si ceux à qui la
question est adressée faillent à bien répondre, avec grande raison on
leur pardonne, et les excuse l'on: mais celui qui de soi-même s'ingère
de répondre, et ôte la parole à un autre, il est à bon droit odieux,
encore qu'il dise bien: et s'il faut à bien dire, il fait que chacun se
rit et se moque de lui.
20. Le second point auquel il le faut diligemment duire et exercer,
c'est aux réponses particulières, à quoi celui qui se sent entaché du
vice de trop parler doit bien prendre garde, afin que ceux qui le
voudraient provoquer à parler pour avoir à gaudir et rire, connaissent
qu'il répond pertinemment et à bon escient: car il y en a qui sans
besoin, seulement pour avoir leur passetemps, forgent quelques demandes
à plaisir, lesquelles ils proposent à cette manière de gens pour
emouvoir leur babil: pourtant y faut il bien avoir l'oeil, et n'être
pas étourdi, ne soudain à courir aux paroles, donnant à connaître que
l'on soit bien aise d'avoir occasion de parler, mais considérer
mûrement la nature de celui qui propose la demande. Encore se faudrait
il accoutumer à se tenir quoi, et faire quelque intervalle de silence
entre la demande et la réponse, pendant lequel silence, celui qui a
proposé la question y peut ajouter quelque chose, si bon lui semble: et
celui qui est interrogé peut penser à ce qu'il a à répondre, et non pas
à l'étourdie se ruer incontinent en langage, et presser tellement
l'interrogant, qu'on ne lui donne pas presque loisir de parachever sa
demande, en sorte que bien souvent l'on réponde toute autre chose que
ce que l'on aura demandé: combien que la religieuse du temple d'Apollo
souventefois répond ses oracles sur l'heure, avant qu'elle en soit
requise: car ainsi que dit le Poète, ce Dieu là
Oit le muet qui a la bouche close,
Et sait qu'on pense avant qu'on le propose:
mais celui qui veut sagement répondre, doit attendre qu'il ait conçu la
pensée, et entièrement connu l'intention de celui qui l'interroge, de
peur qu'il n'advienne ce que dit le commun proverbe,
Je demandais une faucille,
Ils me répondaient d'une étrille.
encore que sans cet inconvénient-là, toujours faut il refréner et
restreindre celle importune hâtiveté et appétit désordonné de parler,
afin que nous ne fassions penser que ce soit comme une apostume ou une
fluxion d'humeurs, de longue main amassée sur notre langue, et que la
demande que l'on nous propose nous face grand <p 96r> plaisir de
nous en décharger. Socrates avait accoutumé de restreindre et réprimer
ainsi sa soif, après qu'il avait exercé son corps, et qu'il s'était
échauffé à la lutte, ou à la course, et autres tels exercices, il ne se
permettait point de boire, qu'il n'eût répandu le premier seau d'eau,
qu'il avait tiré du puits, à fin qu'il accoutumât son sensuel appétit à
attendre le temps opportun de la raison.
21.Il faut doncques noter qu'il y a trois sortes de réponses que l'on
fait aux interrogatoires, l'une nécessaire, l'autre civile, la tierce
superflue: comme pour exemple, si quelqu'un demandait, Socrates est il
leans? celui qui répondrait envis et mal volontiers, dirait: Il n'y est
pas. Et s'il voulait encore davantage laconiser, et accourcir son dire,
il ôterait ce,pas, et répondrait simplement, Non: comme les
Lacedaemoniens firent quelquefois à Philippus qui leur avait écrit,
s'ils le voulaient recevoir en leur ville: Ils lui récrivirent en
grosse lettre sur un papier, NON. Mais celui qui voudrait répondre un
petit plus courtoisement, dirait: Il n'y est pas, car il est allé
jusques à la place du change: et qui voudrait faire encore meilleur
mesure, y pourrait ajouter, là où il attend quelques étrangers: mais un
superflu babillard, mêmement s'il a lu Antimachus le Colophonien, dira:
Il n'est pas leans, car il est allé jusques à la place du change,
attendant quelques étrangers du pays d'Ionie, desquels Alcibiades lui a
écrit, qui maintenant est en la ville de Milet, et demeure avec
Tissaphernes, l'un des Lieutenants du grand Roi de Perse, lequel
auparavant était ami des Lacedaemoniens, mais maintenant pour l'amour
d'Alcibiades s'est tourné du parti des Atheniens: car Alcibiades
désirant retourner en son pays, a tant fait qu'il a retourné
Tissaphernes de notre côté. Bref, il vous déduira tout le huitième
livre des histoires de Thucydide, et vous noyera de langage, tant que
vous ne vous donnerez garde, qu'il y aura eu sédition en la ville de
Milet, et qu'Alcibiades sera encore une autrefois banni. C'est doncques
en quoi principalement il faut ficher le pied, et arrêter le babil:
tellement que le centre et la circonférence de la réponse soit, ce que
veut et a besoin de savoir celui qui fait la demande. Carneades n'ayant
pas encore grand nom, disputait un jour au lieu député aux exercices,
et pource qu'il criait à pleine tête, le maître ou concierge du lieu
lui envoya dire qu'il moderât un peu sa voix, car il l'avait hautaine
et forte. Carneades lui répliqua, «Donne moi donc le ton et la mesure
que je dois tenir:» et l'autre ne rencontra pas mal, lui répondant, «Le
ton et la mesure est l'ouie de celui qui dispute avec toi.» Autant en
peut on dire en ce cas, car la mesure que doit garder celui qui répond,
c'est le vouloir de celui qui interroge.
22. davantage, ainsi comme Socrates commandait, que l'on evitât les
viandes qui provoquent à manger ceux qui n'ont point de faim, et à
boire ceux qui n'ont point de soif: aussi faut-il qu'un babillard
craigne et fuie les propos qui plus lui plaisent, et desquels il aura
accoutumé de parler excessivement, et aller au-devant quand il les
sentira couler: comme pour exemple, gens de guerre sont ordinairement
grands conteurs de batailles et de faits d'armes: et pour ce le poète
fait souvent conter à Hector ses vaillances et prouesses. Et
ordinairement ceux qui auront gagné quelque gros et difficule procès,
qui auront, contre l'opinion et espérance d'un chacun, obtenu quelque
grâce d'un Prince ou d'un Roi, ont ce vice comme une maladie ordinaire,
à laquelle ils sont sujets, de souventefois remémorer par quel moyen
ils seront entrés, comme ils auront été introduits, comment ils auront
plaidé, parlé et convaincu leurs adverses parties ou leurs accusateurs,
et comment ils auront été loués: car la joie est encore plus grande
babillarde, que celle vieille Agrypnie, que les poètes introduisent en
leurs Comoedies, se réveillant toujours elle-même, et se montrant toute
fraîche à recommencer ses contes: Voilà pourquoi ils retombent en ses
discours à tout propos: car non seulement cela est vrai que l'on dit en
commun proverbe, <p 96v>
Chacun a la main, s'il peult,
Toujours au lieu qui lui deult.
mais aussi la joie attire à soi la voix, et mène là toujours sa langue,
pour plus appuyer et fortifier sa mémoire. Ainsi voyons nous que les
amoureux passent la plupart de leur temps à remémorer quelques paroles
qui leur renouvellent et rafraîchissent la mémoire de leurs amours: de
manière que s'ils ne peuvent trouver personne à qui ils en puissent
conter, ils en deviseront plutôt avec des choses qui n'ont ne sens ni
âme, comme celui qui dit,
O très doux lit, Ô lampe très heureuse,
Bacchis te tient pour Déesse amoureuse.
Combien que, à dire vrai, le babillard est comme l'on dit, la ligne
blanche ou le trait blanc en paroles c'est à dire, que sans discrétion
indifféremment il parle de toutes choses: si est-ce pourtant, qu'il est
plus affectionné aux unes qu'aux autres, et de celles-là il se doit
retirer et abstenir, pource que à raison du plaisir qu'il y prend, et
du contentement qu'il en reçait, il se pourrait laisser emmener bien au
loin. même inclination ont ils à deviser des choses où ils se sentent
les plus expérimentés, et plus excellents que les autres: car étant
chacun convoiteux d'honneur, et s'aimant soi-même, il employe la
meilleure part du jour en cela, où il a quelque avancement, tâchant à
se rendre toujours de plus en plus excellent, comme en histoires celui
qui aura beaucoup lu, un grammairien à parler des règles de la
grammaire, un qui aura beaucoup vu et hanté en beaucoup de pays, à
faire toujours de nouveaux contes: Voilà pourquoi il s'en faut donner
garde, car le babil y étant accoutumé, y court, comme fait chaque bête
de proie à son gibier. En quoi l'on peut connaître l'excellente nature
qu'avait le Roi Cyrus, lequel ne provoquait jamais ses egaux d'âge à
exercice auquel il se sentît le plus fort, mais toujours à ceux où il
était moins exercité qu'eux, à fin qu'il ne leur causât déplaisir, en
emportant le prix devant eux, et que lui eût le profit d'apprendre ce
qu'il savoir moins bien faire qu'eux. Mais un babillard au contraire,
si quelque propos vient en avant, duquel il puisse apprendre quelque
chose qu'il ne savait pas auparavant, il le repousse et le rejette, ne
pouvant souffrir qu'on lui donne loyer pour se taire un petit, ains
tournant tout alentour, ne cessera jusques à ce qu'il ait fait tomber
le devis sur quelques vieux contes qu'il aura repassés mille fois.
Comme l'un de nos citoyens, auquel il était advenu de lire deux ou
trois livres d'Ephorus, rompait les oreilles à tout le monde, et n'y
avait compagnie ni festin qu'il ne fît départir à force de conter la
bataille de Leuctres, et ce qui en ensuivit, de sorte qu'il en fut
surnommé Epaminondas:
23. toutefois c'est le moindre vice du babil, et faut tâcher de mettre
toujours ces grands causeurs en tels propos, car par ce moyen leur
langage sera moins fâcheux et importun, quand il débordera en termes de
litterature. Outre cela il sera bon aussi accoutumer telle sorte de
gens à écrire quelque chose à part: comme Antipater le Stoïque, ne
pouvant, ainsi qu'il est plus vraisemblable, ou ne voulant contester en
dispute tête à tête à l'encontre de Carneades, qui avec un impetueux
torrent d'éloquence réfutait la secte des Stoïques, répondait par écrit
audit Carneades, et emplissait les livres de contredits, tellement
qu'il en fut surnommé Calamoboas, qui est autant à dire comme, grand
criard par écrit: car ainsi celle façon de combattre à l'ombre, et de
deviser à part en secret, retirant ces grands causeurs tous les jours
peu à peu de la fréquence et multitude du peuple, les pourra à la fin
rendre plus compagnables et plus tolérables à hanter: comme les chiens,
après qu'ils ont consumé leur colère sur les bâtons ou sur les pierres
qu'on leur a jetés, en sont moins aigres et moins âpres aux hommes.
Mais sur tout il leur serait expédient et profitable, de hanter
toujours auprès de plus grands personnages en authorité et en âge, que
eux: car la <p 97r> honte et crainte qu'ils auraient de leur
dignité et gravité, les conduirait par accoutumance à se taire: et
parmi ces exercices que nous avons ci-devant déclarés, il faudra
toujours mêler et entrelacer cette advertence, quand nous voudrons dire
quelque chose, et que quelques paroles nous couleront en la bouche,
Quel propos est-ce ci qui me vient sur la langue,et qui me presse de
sortir? pourquoi a ma langue envie de le mettre dehors? Quel bien
peut-il advenir de le dire? Quel mal adviendrait-il de le taire? Pource
que la parole n'est pas comme une pesante charge, de laquelle nous
devions tâcher de nous décharger: car elle demeure encore aussi bien
après qu'elle est dite. Mais les hommes parlent, ou pour soi, quand ils
ont besoin de quelque chose, ou pour profiter à d'autres, ou pour se
donner du plaisir les uns aux autres, et se récréer de joyeux devis,
comme de sel, pour adoucir le travail des affaires, ou bien pour rendre
plus savoureux le repos auquel ils seront. Si donc le propos n'est ni
profitable à celui qui le dit, ni nécessaire à celui qui l'écoute, et
s'il n'y a ni grâce ni plaisir, quel besoin est-il qu'il soit dit? Car
on peut aussi bien parler comme faire en vain et sans besoin. Mais sur
tout et après tout, il faut toujours avoir à main et souvent remémorer
ce sage mot de Simonides, On se repent souvent d'avoir parlé: de s'être
tu, jamais: et penser que l'exercitation est chose de si grande
efficace et de telle force, qu'elle vient à chef de tout, attendu
mêmement que les hommes mettent grande peine et grande sollicitude, et
endurent de la douleur pour chasser la toux, et le hoquet: et la
taciturnité n'a pas seulement cette belle et bonne proprieté que dit
Hippocrates, qu'elle n'engendre point la soif, mais aussi
n'apporte-elle point de déplaisir ni de douleur, et n'est-on point tenu
d'en rendre compte.
XIV. De l'avarice et convoitise d'avoir.
HIPPOMACHUS maître des exercices du corps, oyant quelques-uns qui lui
louaient un homme grand et de haute stature, qui avait les mains
longues, comme étant bien propre pour l'escrime des poings: Oui bien,
dit-il, si la couronne, le prix du vainqueur, était pendue en haut
lieu, où il la fallût prendre avec la main. Cela même peut on dire à
ceux qui estiment tant, et réputent si grand heur, que d'avoir force
belles terres, force grandes maisons, et grosses sommes de deniers
comptants: Oui bien, s'il fallait acheter la félicité qui fut à vendre:
et toutefois vous en verrez plusieurs qui aiment mieux être riches et
malheureux, que bienheureux en donnant de leur argent: mais le repos de
l'esprit vide de tout ennui, la magnanimité, la constance, l'assurance,
la suffisance ne s'achete point à prix d'argent. Pour être riche on
n'apprend pas à ne se passionner point des richesses, ni pour posseder
beaucoup de choses superflues, on n'acquiert pas le contentement de ne
les point désirer. De quel autre mal doncques est-ce que nous délivre
la richesse, si elle ne nous délivre point de l'avarice? Par boire on
remédie à la cupidité de boire, par manger on guérit l'appétit de
manger: et celui qui dit,
A Hipponax donnez un vêtement,
Car de froidure il gele durement,
qui lui en jetterait sur lui plusieurs, il s'en fâcherait et les
rejetterait: là où il n'y a quantité d'or ni d'argent qui puisse
éteindre l'ardeur du désir d'avoir, ni l'avarice e cesse ni ne diminue
point pour posseder beaucoup de biens. Et peut-on dire <p 97v> à
la richesse ce que l'on dirait à un médecin ignorant et trompeur, Ta
médecine augmente la maladie: car depuis qu'elle prend un homme, au
lieu qu'il n'avait besoin que de pain, de maison, et de couverture
moyenne, et de peu de viande, la première venue, elle le remplit d'une
impatiente cupidité d'or, d'argent, d'ivoyre, d'esmeraudes, de chevaux
et de chiens, transportant le désir naturel des choses nécessaires en
un appétit désordonné de choses périlleuses, rares, et malaisées à
recouvrer: car jamais homme n'est pauvre des choses qui suffisent à la
nature, ni jamais il n'emprunte argent à usure pour acheter de la
farine, ou du fourmage, ou du pain, ou des olives: mais l'un s'endette
pour bâtir une maison magnifique, l'autre pour acheter un champ
d'oliviers qui joint à sa terre, ou bien des terres à froument, ou des
vignes, ou des mules de Galatie,
Ou des chevaux attelés au tirage
D'un haut bruyant tout vide carriage,
Au 15. de l'Iliade. s'est precipité en une fondrière de contracts,
d'usures, et d'hypoteques: et puis comme ceux qui boivent après qu'ils
n'ont plus de soif, ou qui mangent après qu'ils n'ont plus de faim, ils
revomissent tout ce qu'ils ont bu ayants soif, et tout ce qu'ils ont
mangé ayants faim: aussi ceux qui appétent les choses inutiles et
superflues, ne retienent pas celles mêmes qui sont nécessaires. Voilà
quels sont ceux-là. Mais ceux qui ne dépendent rien et ont beaucoup, et
si désirent encore davantage, font bien encore plus à émerveiller, qui
voudra remémorer ce que soûlait dire Aristippus, que celui qui mange
beaucoup, qui bait beaucoup, et jamais ne s'emplit, s'en va aux
médecins, et leur demande quelle maladie c'est, et quelle
indisposition, et le moyen qu'il doit tenir pour s'en délivrer: mais si
un qui a cinq beaux lits en demande dix, et qui a dix tables en achete
encore autre dix, et qui a beaucoup de terres et possessions, et
beaucoup d'argent, et n'en est de rien plus plein, ains s'étend encore
à en prochasser d'autres, et veille après, et de tout ne se remplit
jamais, celui-là ne pense pas avoir besoin de médecin qui le guérisse,
ne qui lui montre de quelle cause cela lui advient. Et toutefois on
pourrait penser, que de ceux qui ont soif, celui qui n'a point bu sera
délivré de sa soif après qu'il aura bu: mais celui qui bait toujours,
et jamais ne cesse d'avoir soif, nous n'estimons pas qu'il ait besoin
de se remplir, mais plutôt de se vider et purger, et lui ordonnons
qu'il vomisse, comme n'étant pas travaillé d'aucun défaut, mais plutôt
de quelque chaleur ou acrimonie contre nature qui est en lui. Aussi
entre ceux qui acquirent, le nécessiteux et indigent cessera de se
travailler pour acquérir, si tôt qu'il aura acheté une maison, ou qu'il
aura trouvé un thresor, et que quelque ami l'aura secouru d'aucune
somme de deniers dont il se sera acquitté envers l'usurier: mais celui
qui en a plus qu'il ne lui en faut, et en appéte encore davantage, ce
ne sera point l'or ni l'argent qui le guérira, ni les chevaux, ni les
moutons, ni les boeufs, il a besoin de se vider et de se purger: car ce
n'est point pauvreté que sa maladie, ains avarice et cupidité
insatiable pour un faux jugement et une perverse opinion qu'il a prise:
laquelle si elle ne lui est arrachée de l'âme, comme ce que l'on avale
de travers, il ne cessera jamais de souhaitter choses superflues, c'est
à dire de convoitter ce dont il n'a que faire. Quand le médecin entrant
en la chambre d'un patient, qu'il trouve couché de son long dedans un
lit gémissant, et ne voulant ni boire ni manger, il lui touche et tâte
le poux, il l'interroge, et trouve qu'il n'a point de fièvre, C'est
maladie de l'âme, dit-il: et s'en va. Aussi quand nous verrons un homme
qui sèche sur le pied d'ardeur d'acquérir, qui pleure quand il lui faut
dépenser un denier, qui n'épargne, ni ne pardonne à peine ni à
indignité quelconque, pourvu qu'il en vienne du profit, encore qu'il
ait force maisons, force terres, force troupeaux de bêtes, grand nombre
d'esclaves et d'habillements, que dirons-nous quelle malade a cet
homme-là, sinon une <p 98r> pauvreté de l'âme? Car quant à la
pauvreté de biens, un ami, comme dit Menander, en peut guérir, en lui
faisant du bien: mais celle de l'âme tout tant qu'il y a d'hommes au
monde, ou qui y ont jamais été, ne la rempliRaient pas: et pourtant a
bien dit Solon d'eux,
Les hommes n'ont fin quelconque ne terme,
A leur désir d'enrichir, qui soit ferme.
Car à ceux qui sont sages, et ont sain jugement, nature leur a défini
certaines bornes de richesses, qui sont tracées sur un certain centre,
et sur la circonférence de leur nécessité: mais cela est propre et
peculier à l'avarice, car c'est une cupidité qui repugne à son
assouvissement, là où toutes autres cupidités y aident: car jamais
gourmand ne s'abstint d'un bon morceau pour gourmandise, ni ivrongne de
bon vin pour ivrongnerie, comme les avaricieux s'abstiennent de toucher
à l'argent, pour leur avarice et convoitise d'argent: et toutefois
comment ne serait-ce une passion furieuse et misérable, si quelqu'un
s'abstenait de se couvrir d'un vêtement pource qu'il tremblerait de
froid, et de toucher à du pain pource qu'il mourrait de faim, et aussi
de mettre la main à ses biens, pource qu'il les aimeroit? Ce sont
proprement les maux que décrit Thrasonides en une Comoedie,
Elle est chez moi, et est en ma puissance
Quand il me plaît en prendre jouissance,
Et si le veux autant comme saurait
celui qui plus follement aimerait,
Et toutefois je n'en fais jamais rien:
Ains en fermant et seellant tout très bien,
Je compte à ceux qui ménent mon usure,
A mes facteurs, je travaille et procure
D'en amasser d'autre, à mes créanciers,
Toujours je plaide à mes serfs et censiers.
O Apollon, connus tu amour doncques
Plus que le mien malheureux et fol oncques?
Sophocles enquis par quelqu'un de ses familiers, s'il pouvait bien
encore avoir compagnie de femme: Dieu m'en gard, dit il, mon ami, j'en
suis désormais libre, étant échappé de la servitude de tels furieux et
forsennés maîtres, par le benefice de la vieillesse. aussi est-ce chose
honnête en voluptés, d'en quitter les désirs quand et la puissance,
encore qu'Alcaeus dise, que jamais ni homme ni femme ne s'en peurent
guarentir. Mais cela n'est pas en l'avarice, car comme une rude et
mauvaise maîtresse, elle contraint d'acquérir, et défend de jouir: elle
en excite l'appétit, et en ôte le plaisir. Stratonicus anciennement se
moquait de la superfluité des Rodiens, disant qu'ils bâtissaient comme
s'ils eussent été immortels, et ruoyent en cuisine comme s'ils eussent
eu bien peu de temps à vivre: mais les avaricieux acquirent comme
magnifiques, et dépendent comme mechaniques: ils endurent les travaux
d'acquérir, et n'ont pas le plaisir d'en jouir. L'orateur Demades vint
un jour voir Phocion, et le trouva à table où il disnait: et voyant
comme il se traitait petitement et austèrement, il lui dit: Je
m'ébahis, Phocion, comme te pouvant passer d'un si maigre disner, tu
prends la peine de t'entremettre des affaires publiques. Car quant à
Demades, il s'en mêlait pour avoir dequoi fournir à son ventre: et
pensant que la ville d'Athenes ne lui était pas suffisant revenu pour
entretenir son intempérance et dissolution, encore tirait-il vivres de
la Macedoine: et pourtant Antipater un jour le voyant jà tout vieux et
cassé, dit plaisamment, qu'il ne lui était demeuré que le ventre et la
langue, comme d'un mouton qui a été mangé en un sacrifice. Mais de toi
misérable qui est-ce qui ne s'émerveilleroit? comment, vu que tu peux
ainsi vivre <p 98v> mechaniquement et inhumainement, sans donner
rien à personne, sans te montrer honnête ni liberal à tes amis, ni
magnificque envers le public, tu t'affliges ainsi durement, tu veilles
les nuicts toutes entières, tu travailles comme un mercenaire pour de
l'argent, tu caresses un chacun pour être institue heritier, tu te
soumets à tout le monde pour gagner, et si as une si orde tacquinerie
de chicheté en toi, qu'elle te pourrait dispenser de rien faire. L'on
dit qu'un Bizantin ayant surpris un adultère sur le fait avec sa femme
qui était fort laide, s'écria, «O misérable, quelle nécessité te
contraignoit? car le douaire a forcé Sapragoras: mais toi malheureux tu
brouilles la chaudiere, et attizes le feu dessous.» Il est nécessaire
que les Rois amassent, les gouverneurs des Rois, ceux qui veulent tenir
les premiers lieux, et avoir les grands états és grosses cités, à tous
ceux-là il est forcé de faire amas de deniers, d'autant que pour
parvenir à leur ambition, ou pour la pompe, ou leur vaine gloire, ils
font des festins, ils donnent à leurs satellites, ils envoyent des
présents, ils entretiennent des armées, ils achetent des esclaves pour
escrimer à outrance: mais toi tu te donnes tant d'affaires, tu te
tourmentes tu te tourneboulles comme une toupie, pour vivre la vie
d'une huître ou d'une coquille, tant tu es tacquin et mechanique: tu
supportes tous travaux, et ne prends plaisir quelconque, non plus que
l'âne des étuves, qui porte toujours le bois et le serment pour
chauffer les étuves, et demeure toujours cendreux et enfumé, sans
jamais être baigné, lavé, chauffé, ni nettoyé. Et quant à ces
reproches-là, c'est à l'encontre de celle misérable avarice tacquine
d'âne ou de formis: car il y en a une autre sorte bestiale et farouche,
qui calomnie, qui suppose de faux testaments, qui trompe, qui se fourre
par tout, et se mêle de tout, qui compte sur ses doigts combien il y a
de ses amis encore vivans, et puis ne reçoit fruition quelconque de
tous les biens qu'elle amasse de tous côtés par tant d'artifices. Tout
ainsi doncques comme nous avons en haine et abomination les vipères,
les mouches cantharides, et les tarantules, plus que les ours ni les
lions, d'autant qu'elles tuent et font mourir les hommes, sans qu'elles
s'en servent après qu'elles les ont tués: aussi sont plus dignes d'être
haïs ceux qui sont méchants par avarice et tacquinerie, que ceux qui le
sont par intempérance et dissolution, car ils ôtent aux autres ce dont
ils ne voudraient ni ne sauraient user eux-mêmes: d'où vient que
ceux-là font trêves de violence quand ils se voyent en abondance de
toutes choses, pour fournir à leurs désordonnés appétits, comme
répondit Demosthenes à ceux qui estimaient que Demades voulût désormais
cesser d'être méchant: «C'est, dit-il, pource qu'il est saoul
maintenant, comme les lions ne chassent plus la proie quand ils sont
pleins:» mais ceux qui s'entremettent du gouvernement de la chose
publique, non pour aucune intention qui soit ni utile ni plaisante,
ceux-là n'ont jamais trêve d'amasser et d'acquérir, ni surseance de mal
faire: car ils sont toujours vides, et ne seraient pas contents quand
ils auraient tout. Mais, pourra dire quelqu'un, ils amassent et gardent
pour leurs enfants ou pour leurs heritiers. Comment est-il
vraisemblable cela, vu qu'ils ne leur voudraient pas rien donner, tant
qu'ils sont en vie? Ils sont doncques comme les rats et souris qui sont
és miniers où l'on fouille l'or, car ils mangent la mine d'or, et n'en
peut-on rien tirer, sinon après qu'ils sont morts, et que l'on en fait
anatomie. Mais pourquoi est-ce qu'ils veulent ainsi garder beaucoup
d'argent et de grandes facultés à leurs enfants, ou à leurs successeurs
et heritiers? à fin, je crois, que ces enfants et ces heritiers-là les
gardent aussi encore à d'autres, et ainsi de main en main, comme les
canaux par où l'on fait venir l'eau en une tuillerie, qui ne retiennent
rien de l'eau coulante pour eux, ains la transmettent et envoyent
toute, chacun à son prochain voisin, jusques à ce qu'il vient de dehors
un calomniateur, ou tyran, qui détruisant ce depositaire gardien, et le
quassant derive et détourne le cours de cet richesse ailleurs: <p
99r> ou bien jusques à ce qu'il en vient un, le plus méchant de
toute la race, qui mange tout ce que les autres auront amassé et gardé.
Car non seulement,
Toujours en tout, des esclaves mal nez
Les enfants sont pis conditionnés,
comme disait Euripides: mais aussi des chiches avaricieux, sont
dissolus et désordonnés: ainsi que dit un jour Diogenes en se moquant,
Qu'il valait mieux être le mouton que le fils d'un Megarien: car en ce
qu'il semble qu'ils les instruisent, ils les gâtent et corrompent, en
leur entant leur chicheté et avarice mechanique, comme s'ils
bâtissaient en eux une forte place pour sûrement garder leur hoirie et
succession. Car quels avertissements et enseignemens sont-ce qu'ils
leur donnent? gagnez, épargnez, et pensez que l'on fera autant de cas
de vous, comme vous aurez de bien vaillant: mais cela n'est pas
instruire un enfant, ains l'estressir et le coudre comme une bouge ou
une bourse, à fin qu'il puisse bien contenir ce que l'on jette dedans:
excepté qu'il y a différence, parce que la bourse devient salle, et
orde, et malsentant, quand on a mis de l'argent dedans: mais les
enfants des avaricieux, avant qu'ils ayent reçu de leurs peres et meres
la richesse, sont jà tous remplis de convoitise d'icelle, laquelle ils
ont apprise d'eux, aussi leur rendent ils digne salaire de leur
écolage, en ce qu'ils ne les aiment pas tant, pource qu'ils sont
certains d'amender beaucoup d'eux, qu'ils les haïssent, pource qu'ils
ne le tiennent pas encore: car ayants été ainsi nourris, qu'ils n'ont
appris à rien estimer sinon les biens et la richesse, et ne se
constituer autre fruit à leur vie, sinon le beaucoup amasser, et
beaucoup posseder, ils réputent que la vie de leurs peres et meres
empêche la leur, et qu'autant de temps qu'il s'ajoute à la vieillesse
d'eux, autant s'en ôte il à leur jeunesse. C'est pourquoi pendant que
leurs peres vivent, encore dérobent-ils secrètement un peu de la
volupté, et jouissent aucunement du plaisir de donner, leur semblant
que c'est de l'autrui qu'ils donnent à leurs amis, et qu'ils dépendent
à leurs plaisirs, quand ils peuvent tirer quelque chose de dessous
l'aile à leurs peres, et allants ouïr les leçons ils apprennent quelque
chose: Mais quand après le trêpas de leurs peres ils viennent à avoir
les clefs et les cachets, ils prennent toute une autre façon de vivre,
un visage refrongné, qui ne rit jamais, austère, malgracieux et
malaccointable. Il n'est plus question de s'huiler, de jouer à la
paume, de luicter, d'aller ouïr les philosophes au parc de l'Academie,
ou en celui de Lyceum, mais d'interroger des serviteurs, de regarder
des papiers, de disputer avec des receveurs et des créanciers, être si
après à la besogne et au soin des affaires, que l'on en perd le disner,
et n'entre l'on aux bains pour s'étuver avant souper qu'il ne soit nuit
toute noire: les exercices de la personne ausquels il avait été nourri,
se baigner en la rivière de Dirce, tout cela est mis en arrière: voir
que si quelq'un lui dit, Voulez vous pas aller ouïr la harangue d'un
tel philosophe? Comment y irois-je, répondra-il: je n'ai pas le
loisir, depuis que mon père est mort. O misérable, que t'a-il laissé
qui vaille ce qu'il t'a ôté, c'est à savoir le repos, et la liberté?
Mais ce n'est pas tant lui, comme c'est sa richesse répandue alentour
de toi, que te domine, et te tient le pied sur la gorge, comme celle
femme que disait Hesiode,
Que l'homme ardant sans torche ne tison,
Avant le temps le rent vieil et grison,
apportant commes des rides et des cheveux blancs à ton âme avant qu'il
en soit temps, les soucis, les travaux et ennuis de l'avarice, qui
suffoquent et amortissent toute la gentillesse, la gaieté, l'honnêteté
et courtoisie qui y dût entre. Mais quoi, dira quelqu'un, n'en
voyez-vous pas aucuns qui usent largement et liberalement de leurs
biens? mais nous lui répondrons, n'oyez vous pas Aristote qui dit, que
les uns n'en usent point, et les autres en abusent, là où il ne faut ni
l'un ni l'autre: car la richesse ne fait <p 99v> à ceux-là ni
profit ni honneur, et à ceux-ci elle apporte honte et dommage. Mais
considérons un petit quel est l'usage de ces richesses que l'on estime
tant, n'est-ce pas pour avoir les choses qui sont nécessaires à la
nature? ceux doncques qui sont bien riches n'ont rien davantage que
ceux qui ont dequoi mediocrement: et est la richesse, comme disait
Theophraste, telle que l'on ne la dût pas dérober à la vérité, ni en
faire si grand cas, s'il est ainsi que Callias le plus riche homme
d'Athenes, et Ismenias le plus opulent de Thebes, usaient des mêmes
choses que faisaient Socrates et Epaminondas. Car ainsi comme Agathon
renvoya les flûtes au festin des Dames, estimant qu'à celui des hommes
suffisaient les propos et devis des assistants: ainsi pourriez vous
rejeter et les lits de pourpre, et les tables somptueuses, et toutes
autres choses superflues, voyant que les riches usent des mêmes choses
que font les pauvres,
Le labourage on ne délaisserait,
Et la charrue aussi ne cesserait:
mais bien les orfevres, les graveurs, les parfumiers et les cuisiniers
seraient chassés, quand on ferait un sobre et honnête bannissement de
toutes choses inutiles: et s'il est ainsi que les choses requises à la
nature soient communes et aux riches et à ceux qui ne sont pas riches,
et que la richesse se magnifie et se vante des choses seulement
superflues, et qu'a bon droit on a loué Scopas le Thessalien, de ce
qu'étant requis de donner quelques utensiles de sa maison, comme lui
étant superflues et inutiles, il répondit, «Et c'est en quoi on nous
répute bienheureux et bienfortunés, qu'en ces choses-là superflues, non
pas és autres qui sont nécessaires.» s'il est ainsi, dis-je, voyez que
ce ne soit la pompe, l'apparence et les jeux de bâtellerie que l'on
loue, en faisant tant de cas des richesses, et non pas la nécessité de
la vie. La procession et solennité des Bacchanales qui se fait en notre
pays, se faisait anciennement fort simplement et joyeusement: on y
portait une cruchée de vin, un cep de vigne, et puis quelqu'un y
traînait un bouc, un autre y portait une corbeille pleine de figures
sèches, puis après tout on y portait un Phallus, qui est la semblance
de la nature d'un homme: mais maintenant tout cela y est obscurcy et
négligé, tant on y porte de vaisselle d'or et d'argent, d'habits
somptueux, tant de chariots traînés par beaux roussins, tant de
masques: et ainsi ce qui est utile et nécessaire en la richesse, est
offusqué et comblé parce qui y est superflu et inutile. Mais nous
autres pour la plupart ressemblons à Telemachus, lequel par faute
d'expérience, ou bien plutôt à faute de jugement, ayant vu la maison de
Nestor, où il y avait de lits, des tables, des habillements de la
tapisserie, de bon vin, ne jugea point bienheureux le maître de cette
maison qui avait si bonne provision de choses utiles et nécessaires:
mais chez Menelaus ayant vu force ivoire, force or et argent, il en fut
tout ravi en ecstase d'admiration, et dit,
Tel au dedans est le Palais doré,
De Jupiter au haut ciel azuré,
Tant ici a d'infinie opulence,
ravi je suis de la seule évidence.
Mais Socrates ou bien Diogenes eussent dit, Tant ici a de choses
malheureuses, inutiles, folles et vaines, je me ris d'en avoir
l'évidence. Que dis tu pauvre sot, là où tu devais ôter à ta femme la
pourpre, et tous ses joyaux et affiquets, à fin qu'elle ne fut plus
convoiteuse des délices et superfluités étrangères, tu vais au
contraire embellir et orner ta maison, comme un théâtre ou un échafaud
à jouer des jeux, pour ceux qui y entrent. Voilà en quoi gît la
béatitude et félicité de la richesse, à en faire montre devant ceux qui
la regardent, et en vont faire leurs contes, où ce n'est rien du tout.
Mais il n'est pas ainsi de la tempérance, de la philosophie, de la
créance et connaissance des Dieux, telle qu'il appartient, encore
qu'elle soit inconnue à tous <p 100r> autres, elle a toujours sa
lumière, et sa splendeur propre dont elle éclaire l'âme, toujours
accompagnée d'une joie qui jamais ne l'abandonne de jouir de son bien,
soit que quelqu'un le sache, ou qu'il soit inconnu aux Dieux et à tous
les hommes. Voilà que c'est de la vertu, de la vérité et beauté des
sciences, comme de la Geometrie, et de l'Astrologie, à quoi il ne faut
pas comparer les bagues, carquants et colliers de la richesse qui ne
sont que spectacles, et parements de femmelettes, S'il n'y a personne
qui la contemple et qui la regarde, la richesse à la vérité est
aveugle, et ne rend clarté aucune. Car si l'homme riche mange à part
avec sa femme et quelques-uns de ses familiers, il ne se travaillera
d'avoir des mets exquis, table friande, ni vaisselle dorée, ains se
servira de la première trouvée: sa femme ne sera point parée de joyaux
d'or ni de robe de pourpre, ains en son simple accoutrement auprès de
lui. Mais quand il fait un festin, c'est à dire, quand le théâtre, la
pompe, le spectacle s'assemble, c'est à dire, que les jeux de la
richesse se jouent, alors on tire des navires les beaux flascons, on
met en avant les riches tables, on accoutre les lampes d'argent, on
fait escurer les coupes, on change les échansons, on revêt tout le
monde, on remue toutes choses, l'or, l'argent, les pierres précieuses,
bref on déclare simplement que l'on est riche: mais encore qu'il soupât
seul, il aurait besoin de tempérance et de contentement.
XV. De l'amour et charité naturelle des peres et MERES ENVERS LEURS enfantS.
CE qui fit que les Grecs premièrement se remirent de leurs différents à
des juges étrangers, et introduisirent en leurs pays des jugements
forains, fut la défiance qu'ils eurent de la justice les uns des
autres, comme étant la justice chose nécessaire à la vie humaine, mais
qui ne croissait point chez eux: N'est-il point ainsi de quelques
questions de philosophie, lesquelles iceux philosophes, pour la
diversité d'opinions qui est entre eux, evocquent à la nature des bêtes
brutes, comme à une ville étrangère, et en remettent la decision et le
jugement à leurs passions et affections naturelles, comme n'étant point
sujettes à faveur, ni à corruption ne concussion? Ou bien, est-ce point
un commun reproche à la malice des hommes, qu'il faille que nous étant
en différent des plus grandes et plus nécessaires choses de la vie
humaine, allions chercher au naturel des chevaux, des chiens et des
oiseaux, comment nous nous devons marier, comment nous devons
engendrer, et comment nous devons nourrir et élever nos enfants? et
comme si la nature n'en avait imprimé aucun indice en nous mêmes,
alléguer les moeurs et les affections des bêtes brutes, et les produire
en témoignage, pour montrer le débordement et derèglement de la vie des
hommes, qui dés le commencement et à la première entrée se sont
embrouillés et confondus: car la nature retient et garde mieux en
icelles bêtes brutes ce qui lui est propre, simple et entier, sans le
corrompre ni altérer d'aucune mêlange étrangère: là où au contraire, il
semble que les hommes en ont fait comme les parfumiers font de l'huile,
par accoutumance et par le discours de leurs raisons, ils y ont mêlé
tant d'opinions et tant d'avis ajoutés de dehors, qu'elle en est
devenue variable et particulière à chacun, et n'a point retenu ce qui
lui était propre et peculier. Et ne devons pas trouver étrange si les
bêtes brutes suivent mieux et de plus près la nature, que ne font pas
les raisonnables, car les plantes mêmes la suivent encore mieux que les
bêtes, quoi que nature ne leur ait donné ni <p 100v> imagination,
ni affection ou inclination aucune: aussi n'ont elles désir ni
appétition quelconque, qui bransle ni sorte hors de leur naturel, ains
demeurent, et sont arrêtées, comme si elles étaient attachées aux ceps
en quelque prison, cheminants toujours par un même chemin, à savoir
celui auquel nature les conduit. Et quant aux bêtes brutes, elles n'ont
pas ni beaucoup de discours de raison qui addoucit les moeurs, ni
beaucoup de subtilité d'entendement, ni fort grand désir de liberté,
mais bien ont elles des instincts, inclinations et appétitions non
régies par raison, suivant lesquelles elles s'en vont quelquefois au
haut et au loin, et courent çà et là, mais non pas toutefois fort loin:
ne plus ne moins que la navire qui est à l'ancre, à la rade, bransle
bien, mais elle ne court pas fortune: aussi elles ne s'éloignent pas
guères de la nature, et pourtant montrent elles la droite voie, comme
cheminants sous le mors et la bride, là où la raison maîtresse, et qui
fait à son plaisir, en l'homme trouvant tantôt une diversion, tantôt
une autre, et toujours quelque nouvelleté, n'y laisse aucune apparente
ne manifeste trace de la nature. Voyez premièrement les mariages des
bêtes, comment elles suivent en cela la nature. En premier lieu, elles
ne se soucient point des lois, qui punissent ceux qui ne se marient
point, our qui se marient trop tard, comme font les citoyens de
Lycurgus et de Solon, ni ne craignent point les infamies de ceux qui
n'ont point d'enfants, ni ne poursuivent aussi point les honneurs et
prerogatives de ceux qui en ont trois: comme plusieurs Romains se
marient, prennent femmes et engendrent des enfants, non à fin qu'ils
aient des heritiers, mais à fin qu'eux-mêmes puissent être institués
heritiers: et plus le mâle se mêle avec sa femelle, non point en tout
temps, d'autant que la fin de cette conjonction et mixtion n'est point
la volupté, ains la génération des enfants: à l'occasion de quoi sur la
prime vere, lors que les gracieux vents aptes à engendrer soupirent, et
que la tempérance de l'air est fort à propos pour les femelles grosses,
la femelle s'approche du mâle toute privée, et poussée de son propre
désir, se rendant agréable à sa partie, tant pour la douce senteur de
sa chair, que pour le propre et peculier ornement de son corps, étant
tout plein de rosée et de verdure, toute nette et pure, puis quand elle
s'aperçait d'être enceinte, elle se retire honnêtement, et s'en va
penser et pourvoir à ce qui est nécessaire, tant pour son accouchement,
que pour la nourriture et traitement du petit qu'elle fera: et certes
il n'est pas possible de bien exprimer dignement, et déduire
suffisamment les choses qu'elles font, sinon que tout se fait avec une
grande amour et dilection envers leurs petits, en prevoyance, en
patience, et en tolérance de tous labeurs. Mais nous appellons
l'abeille sage, et la celebrons comme celle qui produit le roux miel,
en flatant ainsi la douceur d'icelui miel, qui nous aggrée, et nous
chatouille sur la langue, et ce pendant nous laissons derrière la
sapience et l'artifice des autres animaux, tant en l'enfantement de
leurs petits, qu'en la nourriture d'iceux: comme tout premièrement
l'oiseau de mer, que l'on nomme Alcyone, laquelle se sentant pleine
compose son nid, amassant les arrêtes du poisson que l'on appelle
l'aiguille de mer, et les entre-lassant l'une parmi l'autre, et tissant
en long les unes avec les autres en forme ronde et longue, comme est un
verveux de pêcheur, et l'ayant bien diligemment lié et fortifié par la
liaison et fermeté de ces arrêtes, elle le va exposer au battement du
flot de la mer, à fin qu'étant battu tout bellement, et pressé, la
tissure de la superfice en soit plus dure et plus solide, comme il se
fait, car il devient si ferme, que l'on ne le saurait fendre avec fer
ni avec pierre: et qui est encore plus émerveillable, l'ouverture et
embouscheure dudit nid est si proportionneement composée à la mesure du
corps de l'Alcyone, que nul autre ni plus grand ni plus petit oiseau
n'y peut entrer, non pas la mer même, comme l'on dit, ni la moindre
chose du monde. Mais cette charité se montre encore davantage és chiens
de mer, lesquels font leurs petits tous vifs au dedans de leur ventre,
et leur donnent moyen d'en sortir, et d'aller <p 101r> courir
pour trouver à se paître, et puis derechef les reçoivent, les
enveloppent et mettent coucher dedans leurs matrices. Et l'ourse qui
est l'une des plus sauvages et plus farouches bêtes du monde, enfante
ses petis sans forme ne figure de membres quelsconques, mais elle forme
avec sa langue, ne plus ne moins qu'avec un ciseau ou autre outil, les
tayes, tellement qu'elle n'enfante pas seulement ses petis hors de son
ventre, mais elle les taille et leur donne la forme. Et le lion que
décrit Homere,
Lequel menant ses petits chercher proie
Par la forêt, rencontre emmy sa voie
Quelques veneurs, et alors furieux
Il couvre tout des paupiers ses yeux,
ne vous est il pas avis, qu'il semble qu'il veuille faire composition
avec les veneurs, pour sauver la vie à ses petits? L'amour et charité
envers les petits rend hardis les animaux qui de leur nature sont
couards, et diligents ceux qui sont paresseux, et épargnants ceux qui
d'eux-mêmes sont goulus. Et comme l'oiseau que décrit Homere,
Qui en son nid porte à sa geniture
Ce peu qu'il peut recouvrer de pâture,
Et est content soi-même mal traiter,
Pour ses petits grassement sustenter.
Car de sa disette il nourrit ses petits, et retient avec son bec, en le
ferrant, la becquée qu'il porte, laquelle touche presque à son gisier,
de peur que contra sa volonté il ne l'avale:
Comme la chiene autour de la portee
Tendrette court aigrement irritée,
En abboyant si fort à l'étranger,
Qu'elle voudrait ce semble le manger.
prenant la crainte qu'elle a que l'on ne face mal à ses petits, comme
un redoublement de courage. Et les perdrix, quand on les poursuit avec
leurs petits perdriaus, elles les laissent voler devant, et s'en fuir,
et affinent tellement les chasseurs, qu'ils s'arrêtent à elles, se
traînants auprès d'eux, jusques à ce qu'étant tout sur le point d'être
prises, elles s'en courent un petit, et puis s'arrêtent de rechef, et
s'exposent en si belle prise, qui le chasseur se persuade et prend
espérance qu'il ne leur faudra pas à ce coup, tant que se mettants
ainsi en danger pour sauver leur petits, elles attirent les chasseurs
bien loin arrière d'eux. Et les poules que nous avons tous les jours
devant les yeux, avec quelle diligence et sollicitude traitent elles
leurs poulcins, étendant leurs ailes pour en laisser entrer les uns
dessous, et recevants les autres qui leur montent de tous côtés sur les
espaules, avec un son de voix qui témoigne leur joie et leur amour
envers leurs petits? et s'il se présente un chien ou un serpent à elles
seules, elles en ont grande peur et s'enfuient: mais si elles ont les
petits, elles se mettent en défense, et combattent plus âprement que
leur puissance ne porte. Et pensons nous que la nature ait imprimé ces
affections et passions en ces animaux-là, pour soin qu'elle eût de la
posterité des gelines, ou des chiens, ou des ours, et non pour faire
honte aux hommes, et nous piquer quand nous venons à discourir en nous
mêmes, que ces choses-là sont exemples pour ceux qui les suivent, et
reproches pour ceux qui n'ont aucun ressentiment d'affection, par
lesquels ils accusent la nature humaine, comme si elle seule ne
s'affectionnait point gratuitement, et ne savoir aimer sinon ce dont
elle tire quelque profit? On estime beaucoup és théâtres celui qui dit
le premier,
Qui est celui qui soit tant debonnaire,
Qu'il puisse aimer un autre sans salaire?
cela fait selon Epicurus, que le père aime le fils, la mère son enfant,
les enfants leurs <p 101v> progeniteurs qui les ont engendrés:
mais si les animaux pouvaient parler et entendre la parole, et que l'on
assemblât en un commun théâtre les boeufs, les chevaux, les chiens, et
les oiseaux, on confesserait tout hautement au contraire, que ni les
chienes n'aiment leurs petits chiens pour aucun salaire, ni les juments
leurs poulains, ni les poules leurs petits poulsins, ains les aiment
gratuitement, et naturellement, et reconnaitra l'on en toutes leurs
passions et affections, que cela est bien et véritablement dit. Or
serait-il certainement trop infâme de dire, que les générations et
conceptions, enfantements, et nourritures des petits, és bêtes soient
actes de nature, et offices gratuits, et au contraire és hommes prests,
salaires et arres données pour en tirer après du profit. Mais ce propos
n'est ni véritable ni digne d'être écouté, car la nature, ainsi comme
és plantes sauvages, telles que sont les vignes agrestes, les
caprifiques, les olivastres, engendre ne sais quels commencements cruds
et imparfaits de bons et francs fruits: aussi a elle donné aux bêtes
brutes une charité envers leurs petits qui est imparfaite, et ne
pouvant s'étendre jusques à la justice, ni passer plus outre que
l'utilité et le besoin: mais au contraire l'homme étant animal
raisonnable, né à civile societé, pour observer les lois et la justice,
que la nature a mis en ce monde pour servir et honorer les Dieux,
fonder et régir les cités, et pour y exercer tous offices de benignité
et bonté, elle lui en a baillé de belles, généreuses et fructueuses
semences, qui sont l'amour, la charité et dilection envers les enfants,
suivants les premières erres des principes qu'elle en avait imprimées
en la structure et fabrication des corps humains: car la nature en tout
et par tout est exquise, aimant ses enfants, à qui rien ne défaut de
nécessaire, et à qui on ne saurait aussi rien ôter comme superflu, et
qui n'a rien, comme soûlait dire Erasistratus, de vain ni de frivole.
Car premièrement quant à la génération de l'homme, on ne saurait assez
dignement exprimer sa prudence: et à l'aventure aussi ne serait-il pas
fort honnête de toucher trop diligemment les parties secrètes, en les
appellant par les propres noms, ains vaut mieux en les laissant à part
ucachées, imaginer en son entendement la dextérité, bienseance, et
propre disposition de ces naturelles parties-là, tant pour engendrer
que pour concevoir: la seule confection, département et distribution du
lait, est suffisante pour clairement montrer sa providence et sa
diligence, car ce qui demeure de sang superflu après l'usage auquel il
est destiné, flottant par le corps de la femme au reste du temps, se
répand çà et là, e l'appesantit fort pour la faiblesse et petitesse des
esprits: mais à certaines révolutions de jours, chaque mois, nature a
accoutumé et appris de lui ouvrir certains égouts et conduits par où il
se vide et écoule: en quoi faisant il purge et allége le reste du
corps, et rend la matrice, comme une bonne terre, apte et disposée à
recevoir la charrue et la semence en son temps: mais après qu'elle a
retenu la semence qui y a pris racine, alors elle se resserre, pource
que le nombril, ainsi que dit Democritus, est comme une ancre et un
cable au fruit conceu, qui l'arrête ferme, et le garde de vaguer par la
matrice de la mère, alors nature bousche et étouppe les canaux et
ruisseaux des purgations menstruales, et prenant le sang qui y coulait,
s'en sert pour nourrir et arroser l'enfant, qui commence déjà à se
mouler, et à prendre forme et consistance, jusques à ce qu'étant
demeuré certain nombre de jours nécessaires à la croissance qu'il prend
au dedans, il a besoin de sortir de ce lieu-là, pour être nourri
autrement et en une autre place. Alors doncques, divertissant le sang
plus dextrement que ne saurait faire nul jardinier ni fontenier son
eau, et l'employant à autre usage, elle a comme des cisternes ou
fonteines toutes prêtes à recevoir la liqueur du sang qui y decoule,
non pas sans y rien cooperer, ni sans l'altérer, car en le recevant
elles ont quant-et-quant la force de le cuire et digerer, adoucir et
transmuer par une douce et gracieuse chaleur de l'esprit naturel, et
tendreur délicate et feminine, pource que <p 102r> le tetin au
dedans a une telle température et disposition. Si ne se fait pas une
soudaine effluxion du lait, ne n'y a pas des tuyaux qui les versent et
répandent tout à coup: mais le tetin s'abboutissant en une chair pleine
de petits canaux, et qui le coule et passe tout doucement par plusieurs
petits pertuis, il exhibe un petit bout fort aisé à la couche du petit
poupin, qu'il prend fort grand plaisir à toucher et envelopper de ses
lévres. Mais pour néant, et sans aucun fruit, aurait la nature usé de
si grande provoyance, si grand ordre, et telle diligence à preparer ces
outils, pour engendrer, nourrir et élever l'homme, si quant-et-quant
elle n'eût imprimé és coeurs des meres une charité, amour et dilection
soigneuse envers les fruits qu'elles ont mis sur terre: car,
Des animaux respirants et marchans
Dessus la terre, és villes et aux champs,
Nul n'y en a si malheureux que l'homme.
Qui dira cela du petit enfant qui ne fait que naître et sortir du
ventre de la mère, il ne faudra point à dire vérité: car il n'y a rien
si imparfait, si indigent de toutes choses, si nud, si difforme, ne si
ord et salle à voir, que l'homme, qui le verrait au sortir à sa
naissance, attendu qu'il est seul presque à qui la nature n'a pas
seulement concedé une pure et nette entrée en la lumière de cette vie.
Car il y entre tout souillé de sang, plein de toute ordure, ressemblant
plutôt à une creature récentement massacrée et écorchée, que
nouvellement née. Il n'y a personne qui le pût toucher, recueillir,
caresser, ni embrasser, sinon celle qui par nature l'aime. Et pourtant
nature a fait descendre à bas, sous le ventre, les têtes de tous autres
animaux, mais à la femme elle les a attachées à la poitrine, en
assiette propre pour pouvoir baiser, embrasser et caresser son enfant,
en l'alaittant: voulant par là nous donner à entendre, que l'enfanter,
nourrir et élever, n'ont pas pour leur but aucune utilité, mais la
charité et la dilection. Et qu'il soit ainsi, proposez vous en votre
entendement les femmes du temps passé, qui premières conceurent,
enfantèrent, et vîrent un enfant venant de naître sur la terre: il
n'avait point encore de loi qui leur commandât de nourrir leurs petits,
ni aucune espérance de plaisir réciproque, ou prêt de nourriture que
les petits leur deussent rendre et rembourser un jour à l'advenir:
plutôt dirais-je, qu'elles devraient avoir été rudes à leurs enfants,
pour la souvenance fraîche de tant de maux, tant de périls, et de
travaux qu'elles auraient endurés à cause d'eux.
Quand les tranchées âpres et douloureux
Viennent saisir en travail dangereux
La femme grosse, alors sa délivrance
Se fait avec angoisseuse souffrance.
Les femmes disent que ce n'a pas été Homere qui a écrit ces vers-là,
mais quelque Homeride, c'est à dire, quelque femme qui avait autrefois
essayé le travail d'enfanter, et qui sentait encore en ses flancs la
mêlange de celle âpre, amère et perceante douleur: et néanmoins et
l'amour et la charité naturelle,la plie et la mène tellement, qu'étant
encore toute échauffée de sa douleur, et toute tremblante de l'angoisse
de son travail, elle n'abandonne pas son enfant, ni ne le refuit pas,
ains, se retourne vers lui, lui rit, le recueille et l'embrasse, sans
qu'elle en reçoive aucun plaisir ni aucune utilité, ains le recueillant
en peine et en labeur, l'enveloppe de langes et de petits drappeaux,
pour le tenir chaudement, n'étant pas plutôt sortie du labeur du jour,
qu'elle entre en celui de la nuit: et de tous ces travaux-là quel
loyer, ne quel profit en recevaient-elles ces femmes-là du temps jadis,
non plus que celles du présent, attendu que les espérances en sont si
longues et si incertaines? celui qui a labouré la vigne en l'équinoxe
du printemps, la vendange en celui de l'automne, qui a semé le blé
quand les Pleïades se couchent, il le moissonne quand elles se levent:
les vaches, les juments, les gelines portent des fruits, dont on peut
incontinent <p 102v> en peu de temps tirer du profit: là où de
l'homme la nourriture en est laborieuse, la croissance tardive et
lente, et la vertu longue à venir, de manière que plusieurs peres
meurent avant que de la voir en leurs enfants. Neocles ne voit jamais
la victoire de Salamine, que gagna son fils Themistocles: ne Miltiades
ne voit oncques celle que son fils Cimon gagna sur la rivière de
Eurymedon: Xantippus n'oit jamais son fils Pericles orer devant le
peuple, ni jamais Ariston ne voit son fils Platon tenant école de
Philosophie: les peres d'Euripides et de Sophocles n'eurent oncques la
connaissance des victoires qu'il emportèrent, en faisant réciter leurs
Tragoedies: ils ne les ouirent jamais que gazouiller, et appellers les
lettres en leurs premiers ans, ou bien s'ils ont vécu d'advantage, ils
ont vu en tristesse leurs amours, leurs dépenses à faire masques et
festins, et autres semblables fautes: tellement que l'on remémore et
remarque avec louange ce mot qu'en dit Evenus en un sien epigramme,
Voyez combien de douleurs et miseres
Donnent toujours les enfants à leurs peres.
Et néanmoins pour tout cela ils ne laissent jamais à nourrir et élever
des enfants: et plus encore ceux qui en ont moins de besoin: car ce
serait une moquerie de penser que les riches sacrifient aux Dieux, et
fassent de grandes réjouissances, quand il leur naît un enfant, pource
qu'ils auront que les nourrira en leur vieillesse, et les ensevelira
après leur mort: si d'aventure ils n'élevent des enfants, pource qu'ils
ne treuvent pas qui veuillent être leurs heritiers. Les arenes de la
mer, les petits grains de la pouldre, ni les plumes des oiseaux, ne
sont point en si grand nombre, que sont ces prochasseurs de
successions. Danaus avait cinquante filles, mais s'il n'en eût point
eu, il eut eu des heritiers davantage, et bien d'autre sorte: car les
enfants ne savent nul gré à leurs peres, ni ne les servent ou honorent
pas pour cela, d'autant qu'ils attendent leur succession, comme chose
qui leur est due: et au contraire, vous oyez dire à ces poursuivants
qui tâchent à s'insinuer en grâce des riches qui n'ont point d'enfants,
pour se faire instituer heritiers, des propos et paroles semblables à
celles-ci des poètes comiques,
Étuvez vous peuple premièrement,
Et pour un jour n'allez en jugement. Et puis,
Tenés, prenez ces trois oboles-là Mangés, humez et avalez cela.
Et ce que Euripide dit, que
Les biens mondains font aux hommes avoir
Nombre d'amis, grand credit et pouvoir:
Cela n'est pas simplement et universellement véritable, sinon endroit
ceux qui n'ont point d'enfants. A ceux là les riches mêmes donnent à
souper, les Seigneurs les caressent, les orateurs et advocats plaident
pour eux seuls gratis, C'est une puissante chose que un homme riche,
quand on ne sait point qu'il ait aucun heritier: et y a eu souvent
plusieurs, qui auparavant avaient infinis amis, et étaient honorés de
plusieurs, qui tout aussi tôt qu'un fils leur est né, ont perdu tous
leur amis, tout leur credit et leur suite tous ensemble. Ce n'est
doncques point à cause des enfants que les hommes sont en authorité, et
n'est point aussi pour cela que les peres les aiment, ains toute cette
force là qui les fait aimer depend de la nature, non moins és hommes
que aux animaux: mais quelquefois cet amour-là naturelle et plusieurs
autres bonnes qualités sont aux hommes offusquées par la mauvaistié du
vice qui vient à pulluler auprès, ne plus ne moins que des espines et
brossailes bien souvent naissent parmi la bonne semence: autrement il
faudrait dire, que les hommes ne s'aimeraient pas, d'autant que
plusieurs se tuent et se precipitent eux-mêmes. Oedipus
De doigts sanglants ses paupieres leva,
<p 103r> Et ses deux yeux lui-même se creva.
Hegesias orant fit que plusieurs des auditeurs qui l'avaient ouï
s'absteindrent tant de manger, qu'ils se firent mourir de faim. Il y a
plusieurs sortes de tels accidents qui adviennent par permission
divine, lesquels tous sont comme les autres maladies et passions de
l'âme qui transportent l'homme hors de son naturel, ainsi comme ils
témoignent à l'encontre d'eux-mêmes: car si une truie ayant fait un
petit cochon vient à le manger, ou si une chienne ayant fait un petit
chien vient par fortune à le déchirer, il s'en desespèrent et s'en
tourmentent grandement, ils en font sacrifices aux Dieux pour divertir
les sinistres presages: et réputent cela un prodige et un montre, comme
étant chose commune à toutes sortes de creatures, et à quoi nature même
le convie, que d'aimer leur geniture. Ce néanmoins, ainsi comme dedans
les mines, l'or, encore qu'il soit mêlé et enveloppé de force terre,
reluit et se fait voir de loin: aussi nature és plus dépravées moeurs
et passions fait voir la charité envers les petits: car ce qui fait que
les pauvres ne nourrissent et n'élevent pas quelquefois leurs enfants,
c'est qu'ils craignent, qu'étant nourris et élevés moins honnêtement
qu'il n'appartient, ils ne deviennent lourdauts et mal appris,
destitués de toutes parties requises à personnes d'honneur: et cuidants
que pauvreté soit le dernier et plus grand mal de l'homme, ils ne
peuvent avoir le coeur de la laisser à leurs enfants, estimants que ce
soit un très grand et fâcheux mal.
XVI. De la pluralité d'amis. Qu'il n'est pas possible, ni expédient, d'avoir plusieurs amis.
SOCRATES demanda un jour à Memnon le Thessalien, qui s'estimait fort
suffisant homme és lettres, et, comme dit Empedocles, Avoir attainct au
comble de sagesse, Que c'était que vertu. L'autre lui répondit
audacieusement et promptement, Qu'il y avait vertu d'enfant et de
vieillard, et d'homme et de femme, et de magistrat et de privé, et de
maître et de vallet. Voilà qui va bien, répliqua Socrates, nous ne te
demandions qu'une vertu, et tu nous en remues tout un exaim, comme
d'abeilles. ne conjecturant pas mal, que cet homme ne connaissait pas
une vertu, qui en nommait plusieurs. Mais ne pourrait-on point user de
semblable moquerie en notre endroit, pource que n'ayant pas encore
acquis une seule amitié certaine, nous avons peur que sans y penser
nous ne tombions en pluralité d'amis: car il semble que c'est presque
tout ainsi que si un manchot ou un aveugle avait peur de devenir un
Briareus qui avait cens mains, ou un Argus qui avait des yeux par tout
le corps: et toutefois nous louons infiniment le jeune homme qui dit un
une comoedie de Menander, qu'il estime un merveilleusement grand bien
et grand heur à un homme,
Pensant avait trouvé des biens sans nombre,
Quand d'un ami a pu recouvrer l'ombre.
Mais une des causes, entre plusiers autres, qui nous empêche d'acquérir
une amitié certaine, c'est que nous convoytons en avoir plusiers: ne
plus ne moins que les putains et folles femmes qui se prêtent souvent à
plusieurs hommes, n'en peuvent arrêter ni retenir pas un, pource que
les premiers se sentants mêprisés s'en retirent: ou plutôt, ainsi comme
le nourrisson de la belle Hypsiphile étant assis dedans un pré,<p
103v>
Allait cueillant de main tendrette
Mainte fleurette sur fleurette,
Ne pouvant son coeur enfantin
Rassasier de tel butin:
aussi chacun de nous, pour le désir de nouveauté, et l'inconstance de
se saouler incontinent d'une chose, se laisse emporter au nouveau venu
et plus freschement connu, qui nous tourne comme il lui plaît, nous
faisant entreprendre plusieurs commencements ensemble d'amitié et de
familiarité, lesquels ne viennent jamais à perfection, d'autant que
pour l'amour d'un nouveau que nous poursuivons, nous laissons aller
celui que nous tenons. premièrement doncques commençants à la publique
renommée de la vie des hommes, ne plus ne moins qu'à la Déesse Vesta,
que l'on dit en commun proverbe, qui nous a été laissée de main en main
touchant les constants et parfaits amis, prenons la longue et ancienne
suite des temps pour témoin, et ensemble pour conseiller de cette
matière: car de toute ancienneté de mémoire vous trouvez ces couples
d'amis renommées, Theseus et Pirithous, Achilles et Patroclus, Orestes
et Pylades, Pythias et Damon, Epaminondas et Pelopidas. Car l'amitié
est bien, par manière de dire, bête de compagnie, mais non pas de
troupe, ne qui veuille être en foule, comme les étourneaux ou les gais:
car estimer l'ami un autre soi-même, et l'apeller [...] ou [...], comme
qui dirait [...], c'est à dire autre, ce n'est autre chose que mesurer
l'amitié au nombre de deux: car on ne peut acquérir ne plusieurs
esclaves ni plusieurs amis de peu de monnayé: et quelle est la monnayé
d'amitié? c'est benevolence et plaisir conjoint avec vertu, chose si
rare, qu'il n'y en a point de plus en toute la nature, de manière qu'il
n'est possible ni d'aimer ni d'être aimé en perfection de plusieurs:
ains comme les rivières divisées en plusieurs canaux et plusieurs
ruisseau, en demeurent basses et faibles: aussi notre âme, qui est fort
née à aimer, son affection étant départie en plusieurs, s'en affoiblit,
et revient presques à néant. C'est pourquoi les animaux qui ne font
qu'un petit, en ont l'amour plus véhémente: et Homere voulant signifier
un enfant bien aimé, l'appelle [...] et [...], c'est à dire unique, et
engendré par des père et mère qui n'ont que celui-là, sans esperer d'en
avoir jamais plus d'autre. Quant est à moi, je ne voudrais point que
l'ami fut seul, mais bien qu'entre tous autres il fut uniquement et
tendrement aimé, comme l'enfant que le père a engendré sur la fin de
ses jours, et qu'il eût mangé avec nous le minot de sel que l'on dit
communément, non pas faire comme plusieurs, qui appellent amis pour
avoir bu seulement une fois ensemble, ou avour joué à la paume, ou aux
dés, ou avoir logé en un même logis, amassants ainsi des amitiés des
hostelleries, ou des jeux de lutte, ou des promenemens par les places
des villes. Et quand ils voyent les matins és maisons des riches et
puissants hommes, grande tourbe et foule de gens qui leur vont donner
le bon jour, leur baiser les mains, et les accompagner au sortir de
leurs logis, ils les réputent alors bienheureux, comme ayants beaucoup
d'amis: combien qu'il voyent encore plus grand nombre de mouches en
leurs cuisines: mais ni elles ni demeurent point, si la viande y
défaut: ni eux, s'ils n'y sentent plus de profit: pource que la vraie
et parfaite amitié requiert trois choses, la vertu comme honnête, la
conversation comme plaisante, et l'utilité comme nécessaire: car il
faut recevoir l'ami après l'avoir bien éprouvé, s'éjouir de sa
compagnie, et se servir de lui à son besoin, toutes lesquelles choses
sont contraires à pluralité d'amis, mêmement celle qui est la
principale, c'est le jugement de l'épreuve. Qu'il ne soit ainsi, voyez
s'il est possible de concerter en peu de temps des baladins, et les
accoutumer à baller tous d'un branle ensemble, ou des forçats à voguer
tous d'une cadence, ou des serviteurs à qui nous nous voulons fier du
gouvernement de nos biens, ou de l'institution de nos enfants: <p
104r> tant s'en faut que l'on puisse éprouver plusieurs amis qui
soient pour se mettre en pourpoint quant et nous, pour combattre toute
fortune, et dont chacun soit prêt et appareillé,
Te faire part de sa bonne fortune,
Et de bon coeur porter ton infortune.
Car ni les navires ne se varent point en la mer à tant de tempestes et
de tourmentes, ni on ne fiche point tant de paux alentour des heritages
que l'on veut enfermer de palissade, ni ne clôt-on point les ports de
jetées et de moles contre tant ni contre tels dangers, comme l'amitié
nous promet de refuse et de secours, quand elle est bien éprouvée, et
sûrement expérimentée. Les autres amis qui ne sont pas à l'épreuve de
la fortune, ne font que couler, et ceux qui les perdent (ne plus ne
moins qu'une fausse monnayé averée à la touche) gagnent beaucoup,
Ceux qui de tels amis perdent, en rient,
Et qui en ont, de les perdre aux Dieux prient.
Ce qui n'est pas facile, ains fort fâcheux à faire, de fuir et deposer
une amitié qui ennuye: ne plus ne moins qu'une viande qui fait mal à
l'estomac, et qui fâche, on ne la peut retenir qu'elle ne face
déplaisir, et qu'elle n'engendre quelque corruption, ni aussi la rendre
telle comme elle y est entrée, ains toute souillée, mêlée parmi
d'autres humeurs, et toute alterée: aussi un mauvais ami, ou il demeure
nous fâchant et étant lui-même fâché, ou il sort par force avec
inimitié et malveillance, ne plus ne moins que la colère sort de
l'estomac quand on vomit. Pourtant ne faut-il pas légèrement recevoir,
ni s'attacher d'affection facilement aux premiers qui se présentent, ni
aimer incontinent ceux qui nous poursuivent d'amitié, ains plutôt faut
que nous mêmes poursuivions ceux qui sont dignes d'être aimés: car il
ne faut pas du tout elire ce qui se prend facilement, pource que nous
passons par-dessus la ronce et le gratteron qui s'attache à nous, et la
rejetons, là où nous allons chercher l'olive et la vigne: aussi
n'est-il pas toujours expédient d'admettre en notre familiarité celui
qui aisément nous embrasse, ains au contraire nous faut affectueusement
embrasser ceux que nous éprouverons utiles, et qui méritent que l'on en
face compte, ainsi comme répondit jadis le peintre Zeuxis à
quelques-uns qui l'accusaient de ce qu'il était long à faire ses
peintures: «Je confesse, dit-il, que je demeure voirement long temps à
peindre, mais aussi est-ce pour long temps:» aussi celui garde une
amitié et familiarité longuement, qui a demeuré long temps à
l'éprouver. Or s'il n'est pas possible à l'homme d'éprouver beaucoup
d'amis sera-il facile de converser ensemble avec plusieurs, ou s'il
sera du tout impossible? et néanmoins toute la jouissance et la
fruition de l'amitié gît en la conversation, et le plus doux fruit
consiste en s'entrefréquenter, et hanter ensemble:
Jamais ne faut resolution prendre,
Sans l'avoir fait à ses amis entendre,
comme dit Homere: et en un austre passage, Menelaus parlant d'Ulysses dit,
Rien n'a jamais nos plaisirs séparés
Tant que tous deux mort nous a atterrez.
Mais la pluralité d'amis dont nous parlons fait tout le contraire: car
l'amitié nous serre, nous unit, et nous étreint par fréquentes et
continuelles conversations, caresses et offices d'amitié,
Ne plus ne moins que la présure tendre
Fait le lait frais se cailler et se prendre,
comme dit Empedocles, car elle désire faire une telle union et
incorporation: là où la pluralité d'amis nous sépare, nous distrait et
divertit en nous rappellant, et nous transferant de l'un à l'autre, ne
permettant pas que la commixtion et le collement <p 104v> de la
bienveillance se face par la familiere conversation épandue et figée,
en manière de dire, à l'entour: et cela quant-et-quant nous apporte une
inégalité et difficulté grande aux offices et services, qui sont
convenables entre amis: car ce qui est aisé à l'amitie, devient malaisé
par cette pluralité,
En même humeur tout homme ne consent,
Autrement l'un, autrement l'autre sent.
d'autant que nos natures ne panchent pas toutes à mêmes inclinations,
ni ne sommes pas toujours environnés de semblables aventures, outre ce
que les occasions des temps, ne plus ne moins que les vents, seront
propres à quelques actions, et contraires aux autres. Et quand bien
encore tous les amis désireraient ensemble, mêmes services de nous, si
serait-il trop difficile de pouvoir satisfaire et suffire à tous ceux
qui voudraient ou consulter de quelque affaire, ou traiter quelque
negoce publique, ou briguer quelque magistrat, ou recevoir et festoyer
quelque hoste étranger en leur maison: mais si en un même temps ils
viennent à tomber en affaires tous différent, et en toutes diverses
affections, et nous requirent tous ensemble, celui qui veut naviger, de
voyager quand et lui: celui qui est accusé, de lui assister en
jugement: celui qui accuse, de le seconder: celui qui achete ou qui
vend, de lui aider à ménager: celui qui se marie, à sacrifier: celui
qui fait des funerailles, à mener deuil:
La cité est pleine d'encensements,
De chants de joie, et de gémissements.
Certes qui a tant d'amis, assister à tous il est du tout impossible: et
ne gratifier à nul, il n'y aurait point d'apparence: et en gratifiant à
un en offenser plusieurs, il serait aussi trop fâcheux. Car,
Qui aime bien, ne veut qu'on le mêprise:
et toutefois encore support-l'on plus patiemment les négligences et
oubliances des amis, et reçait-on avec moins de courroux de telles
réponses et excuses d'eux, Je t'ai oublié: ou, il ne m'en est pas
souvenu. Mais celui qui dit, Je ne vous ai pas assisté en votre cause,
d'autant que j'assistais à un autre mien ami, qui avait aussi un autre
proces: ou, Je ne vous ai pas été visiter en votre fièvre, pource que
j'étais empêché au festin que faisait un tel à ses amis: alléguant pour
excuser sa négligence envers son ami, sa diligence envers d'autres, il
ne satisfait pas à la plainte, mais il augmente la jalousie. Mais la
plupart des hommes ne regarde seulement qu'à ce, que la pluralité des
amitiés leur peut apporter commodité du dehors, et ne se soucie pas de
ce qu'elle leur doit imprimer au dedans, ne se souvenant pas qu'il
faut, que celui qui se sert de plusieurs à son besoin, secoure aussi
réciproquement ces plusieurs-là, quand il en auront affaire. Tout ainsi
doncques comme si Briareus avec ses cent mains eût emply cinquante
ventres, n'eût eu rien davantage que nous qui avec deux mains en
fournissons un: aussi en la commodité de se servir de plusieurs amis y
a-il l'incommodité, qu'il se faut aussi employer pour plusieurs, se
passionner, se travailler et se tourmenter avec eux. Car il ne faut pas
ajouter foi au poète Euripide en ce qu'il dit,
L'affection d'amitié engendree
Entre mortels doit être moderée,
Non de leur coeur la mouelle percer,
Ains être aisée à prendre et à laisser,
pour la roidir et lâcher, ne plus ne moins que la scote d'une voile de
navire, selon que le besoin le requérrait. Mais au contraire, Euripide,
il faudrait transporter votre dire aux inimitiés, et admonester que les
querelles entre les hommes fussent moderées, et qu'elles ne
pénétrassent pas jusques à la mouelle de l'âme: ains que les haines
fussent aisées à appaiser, et aussi les courroux, les plaintes et
doleances, et les <p 105r> soupçons et défiances: et plutôt
donner ce sage admonnestment de Pythagoras, «Ne touche pas à plusieurs
en la main.» c'est à dire, ne fais pas plusieurs amis, et n'affecte pas
celle amitié populaire commune à tous, et exposée à un chacun: laquelle
entre en un coeur avec beaucoup de passions, dont celles-ci l'être en
esmoy pour son ami, se condouloir avec lui, se mettre en peine et
exposer en danger pour lui, ne sont pas difficiles à supporter à hommes
libres et de gentile coeur: mais le dire du sage Chilon est véritable,
lequel répondant à un qui se vantait de n'avoir aucun ennemi, «Il
semble doncques, répondit il, que tu n'ayes aussi point d'ami.» Car les
inimitiés suivent incontinent de près les amitiés, et sont entrelassées
avec elles. Ce n'est point tour d'ami de ne se ressentir pas d'une
injure faite à son ami, ou d'une honte à lui procurée, et de n'épouser
point ses querelles: car les ennemis ont incontinent pour suspect l'ami
de leurs ennemis, et le haïssent: et, au contraire, les amis bien
souvent portent envie à leurs amis, et ont quelque jalousie de leur
prosperité, et les distraient çà et là. Et comme l'oracle qui fut
répondu à Timesias, touchant la nouvelle colonie qu'il voulait aller
peupler, l'appelle,
C'est un exaim d'abeilles que tu mènes,
Qui deviendront tôt guêpes inhumaines:
aussi ceux qui cherchent un exaim, ou toute une ruchée, par manière de
dire, d'amis, ne se donnent de garde, qu'ils tombent en une guépiere
d'ennemis: mais il y a cette différence, que la souvenance vindicative
du mal de l'ennemi péze beaucoup plus, que ne fait la mémoire du bien
de l'ami. Et qu'il ne soit vrai, voyez comment Alexandre accoutra les
familiers et amis de Philotas et de Parmenion, et Dionysius ceux de
Dion, Neron ceux de Plautus, et Tibere ceux de Sejanus, qu'ils firent
tous mourir après les avoir bien tourmentés à la gehenne. Tout ainsi
comme les riches joyaux de sa fille et son précieux voile ne servirent
de rien à Creon, mais le feu qui s'y prit et alluma soudainement, le
brûla lui-même quand il accourut, et la prit entre ses bras, tellement
qu'il en mourut quand et elle: aussi il y en a qui n'ayants reçu aucun
bien de la prosperité de leurs amis, sont enveloppés en la ruine de
leur adversité, et perissent quand et eux: ce qui advient
principalement aux gens de lettres, et personnes d'honneur et de
valeur, comme Theseus qui fut avec son ami Pirithous emprisonné et puni,
Se trouva pris, et les deux pieds chargez
D'autres liens que de cuivre forgez.
Et Thucydide écrit, qu'en la grande pestilence qui fut à Athenes, les
plus gens de bien, et qui plus faisaient profession de la vertu, furent
ceux qui plus moururent avec leurs amis malades de peste, d'autant
qu'ils ne s'épargnaient point, et allaient visiter et traiter ceux qui
leur appartenaient. Et pourtant ne faut-il pas ainsi mettre la vertu en
abandon, en la liant et attachant à toutes heures à d'autres, ains la
reserver pour une communication réciproque à ceux qui en sont dignes,
c'est à dire à ceux qui peuvent autant aimer et autant contribuer à la
communauté: car cela est l'une des plus grandes contrarietés et
oppositions qu'il y ait contre la pluralité d'amis, que l'amitié est
comme une génération que se fait par conformité et similitude. Car vu
que les creatures mêmes qui n'ont point d'usage de raison, qui les veut
faire mêler avec celles qui ne sont pas de leur espèce, il faut que ce
soit à force, et par contrainte, d'autant qu'elles se couchent sur
leurs genoux, et s'enfuient arrière l'une de l'autre: là où au
contraire, elles ont plaisir de se mêler avec leurs semblables,
recevants volontiers, et avec toute douceur et facilité, celle
communion: Comment est-il possible qu'il s'engendre une bonne amitié
entre gens qui sont de moeurs toutes différentes, conditions toutes
diverses, et façons de vivre tendantes à toutes autres fins? Car les
accords de la musique, soit en voix ou en instruments, ont bien leurs
consonances <p 105v> par contrarieté de sons, se formant ne sais
quoi de similitude et convenance du haut et du bas: mais en cette
consonance et armonie de l'amitié il n'y doit avoir du tout rien de
dissemblable, ni d'inégal, ni de couvert et obscur, ains doit être
composée de toutes choses pareilles, de même volonté, même opinion,
même conseil, et toute même affection, comme si ce n'était qu'une seule
âme distribuée et départie en plusieurs corps. Et qui est l'homme ou si
laborieux, ou si facile à transmuer en toutes façons, et à prendre tous
visages, qui pût se former à tous patrons, et s'accommoder à tant de
natures? Et non pas se moquer du poète Theognis qui nous commande,
Aies le sens du poulpe, lequel tint
Sa molle peau, puis d'un puis d'autre tint,
Prenant couleur telle comme la roche
Et la pierre est de laquelle il s'approche:
et toutefois encore les changements du poulpe ne profondent point au
dedans, ains se font seulement en la superfice du cuir, qui en se
reserrant, ou relaschant, reçoit les defluxions des couleurs des corps
dont il approche, là où les amitiés requirent, que les moeurs soient
entièrement conformes, les passions, les propos, les études, et
vacations, et les inclinations. Or serait-ce à faire à quelque Proteus,
qui ne serait pas trop heureux, ni trop homme de bien avec, ains qui
par enchantement se transformerait souvent, et en même instant, d'une
figure en une autre, pource qu'il faudrait qu'avec ceux de ses amis qui
seraient doctes et studieux il s'occupât à étudier et à lire, avec les
lutteurs qu'il se poudrât pour se preparer à la lutte, qu'il chassât
avec les chasseurs, qu'il s'enivrât avec les buveurs, et qu'il briguât
les offices avec les ambitieux, sans avoir aucune mansion de naturel
propre à lui. Et tout ainsi comme les Philosophes naturels tiennent,
que la substance sans figure ne couleur quelconque, qu'ils appellent la
matière première, est sujette à toutes formes, et se tourne en toutes
façons, de manière que tantôt elle brûle, tantôt elle devient liquide,
maintenant elle se tient rare, et puis elle s'épaissit: aussi faudra-il
qu'à cette pluralité d'amis il y ait une âme sujette qui soit de
plusieurs conditions, de plusieurs affections, soupple et facile à
changer d'une sorte en une autre. Et au contraire, l'amitié demande une
nature ferme et constante, qui demeure toujours en un même lieu et en
une même façon de faire. Voilà pourquoi c'est chose rare et difficule à
rencontrer, qu'un certain ami.
XVII. De la Fortune. C'est un bref Discours contre ce commun dire, Il n'y a qu'heur et malheur en ce monde.
TOUS faits humains dependent de Fortune, Non de conseil, ni de prudence
aucune, ce dit un vieux quolibet. Comment n'y a il doncques point de
justice, non plus és affaires des hommes, ni d'equité, ni de
tempérance, ni de modestie? Et a-ce été de fortune et par fortune
qu'Aristides a mieux aimé demeurer en sa pauvreté, combien qu'il fut en
sa puissance se faire seigneur de beaucoup de biens: et que Scipion
ayant pris de force Carthage, ne toucha, ni ne vit oncques rien de tout
le pillage? Et fut-ce de fortune et par fortune que Philocrates ayant
pris grosse somme d'or du Roi Philippus acheta des putains et de
précieux poissons? et que Lasthenes et Euthycrates <p 106r>
trahirent la cité d'Olynthe, mesurants le souverain bien de l'homme à
la volupté de leur ventre, et autres voluptés encores plus infâmes? Et
fut-ce fortuitement qu'Alexandre fils de Philippus s'abstint lui-même
de toucher aux femmes captives prises en la guerre, et châtia ceux qui
les voulurent forcer? Et au contraire aussi, fut-ce par fortune,
qu'Alexandre fils de Priam, à sa male destinée et malencontre coucha
avec la femme de son hoste, qui l'avait reçu chez lui, et l'ayant ravie
emplit des miseres et calamités de la guerre l'Europe et l'Asie? Si
toutes ces choses-là ont été faites par fortune, qui empêchera que l'on
ne dise, que les chats, les boucs, et les singes sont aussi par fortune
friands, luxurieux, et malfaisans? Mais au contraire aussi, s'il est
certain qu'il y ait au monde de la justice, de la tempérance, et de la
vaillance, comment serait il raisonnable de dire, qu'il n'y eût point
de prudence? Et s'il y a de la prudence, comment pourrait on soutenir
qu'il n'y eût point de conseil? car la tempérance, comme aucuns disent,
est une sorte de prudence, et la justice a besoin d'être assistée de
prudence: ou, pour mieux dire, nous appellons la sagesse et prudence,
qui rend les hommes bons és voluptés, continence et tempérance: et és
dangers et travaux, patience et vaillance: et és contrats et maniement
des affaires, légalité et justice. Parquoi si nous voulons que les
effets de conseil et de sagesse soient attribués à la fortune, il
faudra donc que ceux de la justice, et ceux de la tempérance, et ceux
de la vaillance lui appartiennent aussi: voire que le dérober, le
couper bourses, et le paillarder procédera de la fortune: et bref,
quittons tout le discours de notre raison, et nous laissons du tout
aller à la fortune, qui nous pousse, et nous chasse comme de la
poussière, ou de la balle çà et là, à son plaisir. S'il n'y a doncques
point de prudence, aussi n'y a il point de conseil aux affaires, ni de
délibération, ni d'inquisition de ce qui est utile: et resvait doncques
bien Sophocles quand il disait,
On trouve tout par soin et diligence,
Et tout perit enfin par négligence.
Et un autre passage, où il divise les affaires des hommes, il dit,
Ce qui se peut enseigner, je l'appren,
Ce qui trouver, à le chercher me pren:
Et ce qu'il faut que de-la-sus descende,
En ma prière aux Dieux je le demande.
Car qu'est-ce qui se peut apprendre, et qu'est-ce qui se peut trouver
par les hommes, s'il est ainsi que tout se face en ce monde par la
fortune? quel Senat de ville, et quel conseil de Prince n'est ruiné et
détruit, s'il est ainsi que toutes choses soient en la sujétion et
puissance de fortune? laquelle nous injurions, en l'appellant aveugle,
nous soumettants comme aveugles nous mêmes à elle: et bien le sommes
nous certainement, si nous arrachants les yeux de la prudence, nous
prenons une guide aveugle pour nous guider et conduire par la main ou
cours de cette vie. C'est tout autant comme si quelqu'un disait, c'est
fortune que tout le fait des voyans, non pas de la vue ni des yeux
éclairans, comme dit Platon: ou, c'est fortune que tout le fait des
oyans, non pas une naturelle puissance de recevoir par l'oreille et le
cerveau le coup de l'air frappé. Mais ce serait à l'aventure bien fait,
pourra dire quelqu'un, craindre de soumettre le sentiment à la fortune:
voire-mais la nature nous a donné la vue, l'ouïe, le goût, l'odorement,
et autres parties du corps, avec toutes leurs facultés et puissances,
pour ministres de la sagesse et prudence: c'est l'entendement qui voit
et qui oit, tout le reste est sourd et aveugle. Et tout ainsi que s'il
n'y avait point de soleil, nous serions en une nuit perpetuelle, non
obstants tous les autres astres et estoiles, comme dit Heraclitus:
aussi non obstants tous les naturels sentiments, si l'homme n'avait
l'entendement et le discours de la raison, il ne différerait en rien
des bêtes brutes en sa vie: mais maintenant ce n'est point par fortune,
ni par <p 106v> cas d'aventure que nous le dominons et en sommes
les maîtres: car Prometheus, c'est à dire le discours de la raison, en
est cause, qui nous a donné en récompense,
Pour nous porter des ânes et chevaux,
Des puissants boeufs pour aiser nos travaux,
ainsi que dit le poète Aeschylus. Car au demeurant la fortune, ou la
nature, a été à leur naissance plus favorable à plusieurs bêtes brutes,
qu'elle n'a été à l'hommme, pource que les unes sont armées de cornes,
et de dents, et d'aiguillons,
Le Herisson est armé sur l'eschine
Horriblement de mainte aigúë espine,
ce dit Empedocles: les autres sont vestues et chaussées d'écailles, de
poil, d'ongles, et de cornes dures: l'homme seul, comme dit Platon, est
abandonné de la nature tout nud, sans armes, sans chaussure, et sans
vesture:
Mais par un don tout cela s'addoucit,
c'est par le don de la raison, du soin, et de la provoyance.
Force de corps est en l'homme débile,
Mais son esprit a le sens si habile,
Qu'il dompte tous les plus fins animaux
Qui soient en mer, en terre, monts et vaux.
C'est un animal bien vite, et bien léger à la course, que le cheval,
mais c'est pour l'homme qu'il court: le chien est courageux et âpre au
combat, mais c'est pour garder l'homme: le poisson a beaucoup de chair,
et le pourceau aussi, mais c'est pour servir de nourriture et de viande
à l'homme. Qu'est-il plus grand, ni plus épouventable à voir qu'un
Elephant? mais à la fin encore sert il de jouet à l'homme, et de
spectacle de jeux et de fête: on lui fait apprendre à danser et à
baller, et à faire la révérence. Si n'est pas en vain, sans utilité,
que nous alléguons ces exemples là, ains afin que par iceux nous
connaissions jusques où la prudence éleve l'homme, au dessus de qui
elle le met, et avec quoi il surmonte et surpasse tout,
Car pour luicter ou escrimer des poings,
Ne pour courir du pied encore moins,
Sommes nous gens où n'y ait que redire.
ains en toutes ces forces-là nous sommes plus malheureusement nés que
les bêtes, mais par expérience, mémoire, ruse et artific, nous nous en
servons d'aucunes: nous chastrons les goffres des abeilles, nous tirons
les pis des femelles, bref nous les pillons et saccageons quand nous
les prenons: tellement qu'en tout cela il n'y a rien qu'on puisse
attribuer à la fortune, ains procède le tout de bon sens et de
provoyance. davantage les ouvrages des charpentiers sont faits humains,
si sont ceux des tailleurs de pierre, des maçons et des statuaires, en
tous lesquels nous ne voyons rien qui soit fait casuellement ni
fortuitement, au moins qui soit bien fait: et si d'aventure quelquefois
à un bon ouvrier, tailleur de pierre ou maçon, il se rencontre quelque
fortune, c'est en chose petite et légère, mais les plus grands de leurs
ouvrages, et le plus grand nombre, sont achevés respectivement par
leurs arts. Ce que donne à entendre un certain poète par ces vers,
Marchez avant vous tourbe manouvrière
Qui adorez Minerve la guerrière,
Mere des arts, fille de Jupiter,
Avecques vos paniers à pain porter.
Car les mestiers et les arts ont pour leur patronne Minerve, qui
s'appelle autrement Ergané, comme qui dirait, ouvrière et artisane, non
pas la fortune. Bien récite l'on de quelque certain peintre, qui
peignant un cheval avait bien rencontré au demeurant, tant au portrait
comme à la couleur, excepté que celle enfleure d'escume qui <p
107r> se concrée à l'entour du mors quand il le ronge, et qui tombe
de la bouche en soufflant, ne lui plaisait point ainsi comme il l'avait
peinte, de sorte qu'il l'effacea par plusieurs fois, et à la fin de
despit jeta son esponge sur le tableau tout ainsi qu'elle était pleine
de toutes sortes de teintures: cet esponge venant à donner à l'endroit
de la bouche de cheval, y imprima et représenta merveilleusement bien
ce qu'il fallait. Je ne sache point que l'on raconte autre chose
artificielle advenir par cas de fortune. Les ouvriers usent par tout de
règles, de lignes, de mesures, et de nombres, à fin qu'en tous leurs
ouvrages il ne se trouve rien qui soit fait temerairement et à
l'aventure: et l'on dit que les arts sont comme de petites prudences,
ou plutôt des ruisseaux et lambeaux d'icelle, départies par les
nécessités de la vie humaine: ainsi comme les fables nous donnent
couvertement à entendre, que depuis que Prometheus eût divisé le feu,
une estincelle envola deçà, une autre delà: aussi les parties et
fragments de la prudence départie et découpée en plusieurs, sont
devenues arts. C'est doncques chose merveilleuse, comment les arts
n'ont rien de commun avec la fortune, pour attaindre et parvenir à leur
propre fin: et que celle qui est la plus grande et la plus parfaite de
toutes, celle qui est le comble et le cime de toute la louange et
réputation de bonté que l'on saurait donner à un homme, ne soit du tout
rien. Et toutefois à tendre ou lâcher les chordes d'un instrument, il y
a une sagesse qui s'appelle musique: et à accoutrer les viandes y en a
une autre, que nous nommons l'art de cuisiner: et à laver les draps et
vêtements, une autre qui se nomme le métier de foulon: et puis nous
enseignons aux enfants à se vêtir et à se chausser, et à prendre la
viande qu'on leur baille avec la main droite, et avec la main gauche
tenir leur pain, comme n'étant pas jusques à ces petites choses-là
dependantes de la fortune, ains ayants besoin d'advertence et de
sollicitude. Et puis les choses qui sont les plus grandes, principales
et plus nécessaires pour rendre l'homme bienheureux, n'useront pas de
la prudence, et ne participeront pas de provoyance et du jugement de la
raison? Et toutefois on ne voit point qu'il y ait personne si dépourvue
de jugement, que ayant détrempé de la terre avec de l'eau, la laisse
là, attendant que fortuitement et casuellement il s'en face des
briques: ni que ayant acheté de la laine et du cuir, il se seie dessus,
priant la fortune de lui en faire des vêtements et des souliers: ni que
ayant amassé grosse somme d'or et d'argent, et grand nombre d'esclaves,
ni pour avoir plusieurs portes fermées sur soi, ni pour montrer des
lits somptueusement et richement parés, ou des tables précieuses, s'il
n'a quant-et-quant la prudence pour en bien user, qu'il estime que cela
soit sa souveraine félicité, ne que cela lui apporte une vie heureuse
sans douleur, et qui jamais ne se puisse changer. Il y eut quelquefois
un, qui contestant avec le Capitaine Iphicrates, pour le cuider
convaincre de n'être rien, lui demanda qui il était, «Car tu n'es ne
picquier, ni archer, ni rondelier:» «Non, répondit Iphicrates, mais je
suis celui qui commande à tout cela, et qui les mets tous en besogne.»
Aussi Prudence n'est point or, ni argent, ni gloire, ni richesse, ni
santé, ni force, ni beauté: Qu'est-ce donc? c'est ce qui sait bien user
et se servir de tout cela, et par qui chacune de ces choses est
plaisante, honorable et profitable: et au contraire, sans elle,
déplaisante, nuisible et dommageable, détruisant et déshonorant celui
qui les possede. Certainement c'est dequoi sagement nous admoneste le
poète Hesiode, quand il fait que Prometheus conseille à son frère
Empimetheus,
Ne recevoir présent que lui envoye
Le Dieu de ciel, ainçois qu'il le renvoye.
entendant les biens exterieurs, et de la fortune: comme s'il eût voulu
dire, Ne joue point de la flûte, si tu n'entends rien en la musique: ne
lis point, si tu ne sais les lettres; ne monte point à cheval, si tu ne
sais bien t'y tenir: aussi tout de même, ne prochasse point d'office et
de magistrat, si tu es un fol: ne cherche point d'être riche, <p
107v> si tu es avaricieux: ne te marie point, si tu aimes autre
femme. Car avoir des biens que l'on ne mérite point, donne occasion aux
malavisés, ce dit Demosthene, de faire beaucoup de folies: et
l'être-heureux aussi plus que de raison, est occasion de devenir
malheureux à ceux qui ne sont pas sages.
XVIII. De l'envie et de la haine.
IL semble qu'il n'y ait point de différence entre haine et envie, ains
que ce soit tout un: car le vice, à parler en général, a plusieurs
crochets, par le moyen desquels se remuant çà et là, il donne aux
passions qui dependent de lui plusieurs prises et attaches, pour
s'entrelasser les unes avec les autres, et comme des maladies
compatissent aux inflammations les unes des autres, car autant est
fâché de la prosperité d'autrui le malveillant, comme l'envieux. Voilà
pourquoi nous estimons que benevolence soit contraire à l'une et à
l'autre, d'autant que c'est un vouloir-bien à son prochain: et que ce
soit tout un le haïr que le porter envie, d'autant qu'ils ont intention
contraire à l'aimer. Mais pour autant que les similitudes ne font pas
tant un, comme les différences font autre et différent, recherchons et
examinons ces différences là, en commençant à la source même et origine
d'icelles passions. La haine donques s'engendre en nos coeurs de
l'imagination et appréhension que nous avons, que celui que nous
haïssons soit méchant, ou généralement envers tous, ou particulièrement
envers nous: car communément ceux qui pensent avoir reçeu tort de
quelqu'un sont disposés à le haïr, et autrement on hait et void-on
malvolontiers ceux que l'on sait être méchants et coutumiers d'outrager
autrui, et porte l'on envie seulement à ceux que l'on connait être
heureux: et pourtant semble il que l'envie soit indéterminée, ne plus
ne moins que le mal des yeux qui s'offense de toute clarté et lueur:
mais la haine est déterminée, étant toujours fondée et appuyée sur
certains sujets au regard d'elle. Secondement le haïr s'étend jusques
aux bêtes brutes, comme il y en a qui naturellement haïssent les chats
et les mouches cantharides, les serpents, et les crapauds: et
Germanicus ne pouvait souffrir ni le chant ni la vue d'un coq: et les
Sages des Perses, qu'ils appellaient Magi, tuaient les rats et les
souris, tant pource qu'ils les haïssaient eux, comme aussi pource
qu'ils disaient que leur Dieu les avait en horreur, car tous les Arabes
et les Aethiopiens généralement les abominent: là où l'envier convient
seulement à l'homme contre l'homme, et n'y a point d'apparence de dire
qu'il s'imprime envie entre les animaux sauvages des unes contre les
autres, d'autant qu'ils n'ont point d'imagination, ni d'appréhension,
si un autre est heureux ou malheureux, ni ne sont point touchés de
sentiment d'honneur ou déshonneur, qui est ce qui plus et
principalement aigrit l'envie, là où ils se haïssent les uns les
autres, se portent inimitiés, et s'entrefont la guerre les uns aux
autres, comme déloyaux, et ausquels il n'ont point de fiance, comme les
dragons et les aigles se guerraient, les chat-huants et les corneilles,
les mauvis et les chardonnerets: tellement que l'on dit qu'encore quand
on les a tués, leur sang ne se peut mêler ensemble, et qui plus est, si
vous en mêlés, encore s'écoulera il à part, en se séparant l'un d'avec
l'autre. Et est vraisemblable que la haine qui est entre le lion et le
coq procède de la peur, comme aussi entre l'Elephant et le pourceau,
car volontiers ce que les animaux craignent, ils le haïssent: de
manière qu'encore en cela se peut assigner différence <p 108r>
entre la haine et l'envie, d'autant que la nature des animaux en reçoit
bien l'une, et non pas l'autre. Et puis on ne peut être envieux du bien
d'autrui justement, car pour être heureux l'on ne fait point de tort à
personne, et néanmoins c'est pour cela que l'on est envié, là où au
contraire plusieurs sont haïs justement, comme ceux que nous appellons
[...] dignes de la haine publique, et ceux qui ne les fuient, ne les
detestent, et ne les abominent: dequoi on peut prendre pour signe,
qu'il y en a qui confessent bien en haïr plusieurs, mais ils disent
qu'ils ne portent envie à personne, car la haine des méchants est une
qualité d'homme de bien. Auquel propos on récite que Charillus, nepveu
de Lycurgus, et Roi de Lacedaemone, était homme fort doux et
debonnaire: dequoi quelques-uns le louans, son compagnon en la Royauté
leur répondit, «Et comment serait il bon, quand il n'est pas mauvais
aux méchants?» Et Homere décrivant la laideur et deformité du corps de
Thersites, la depeint et figure par plusieurs parties de sa personne,
et par plusieurs circonlocutions, mais la malice de ses moeurs, et
perversité de sa nature, fort brèvement, et en une seule sorte,
Haï était de Pelides bien fort,
Et Ulysses lui voulait mal de mort.
comme étant une extréme méchanceté d'être ainsi haï de plus gens de
bien. Et puis on nie fort et ferme que l'on soit envieux, et quand on
en est convaincu manifestement, alors on pretend mille couvertures et
excuses, disant que l'on est courroucé à celui à qui on porte envie, ou
que l'on le craint, ou bien que l'on le hait, mettant au-devant de
cette passion d'envie tout autre nom, pour la cuider cacher &
couvrir, comme étant celle passion la seule maladie de l'âme que l'on
doit dissimuler. Il est doncques force que ces deux passions soient
nourries, entretenus et augmentées, comme des plantes, de mêmes moyens,
attendu mêmement que elles succèdent l'une à l'autre: toutefois nous
haïssons plus ceux que nous voyons plus s'advancer en méchanceté, et
portons envie à ceux qui passent plus avant en vertu: et pourtant
Themistocles étant encore jeune homme, disait, «qu'il n'avait encore
rien fait de notable, parce que personne ne lui portait envie.» Car
ainsi comme les mouches cantharides s'attachent principalement au plus
beau bled, et aux roses plus espanouies, aussi l'envie se prend
ordinairement aux plus gens de bien, et aux personnages qui ont plus de
gloire ou plus de vertu: au contraire, les méchancetés extremes
augmentent la haine contre les méchants. Qu'il soit vrai, les Atheniens
eurent en telle haine et abomination les malheureux qui par calomnie
firent mourir Socrates, qu'ils ne leur daignaient pas allumer du feu,
ni leur répondre quand ils leur demandaient quelque chose, ni se laver
aux étuves quant et eux, ains commandaient aux serviteurs qui versaient
l'eau, de jeter toute celle où ils s'étaient lavés, comme étant pollue
et contaminée, de peur d'avoir rien commun avec eux, jusques à tant que
ne pouvants plus supporter celle grande haine publique qu'on leur
portait, ils se pendirent et estranglèrent eux-mêmes: là où bien
souvent l'excellence de vertu, et de gloire et honneur éteint l'envie:
car il n'est pas vraisemblable qu'aucun portât envie à Cyrus ni à
Alexandre, depuis qu'ils se furent faits seigneurs et maîtres du monde:
ains comme le Soleil, quand il est droit à plomb dessus le sommet de
quelque chose que ce soit, il ne laisse point d'ombre, ou s'il en
laisse, elle est fort courte et petite, pource qu'il épand sa lumière
par tout: aussi quand les prosperités d'un homme sont parvenus à une
très grand hauteur, et qu'elles sont au dessus de l'envie, alors elle
se retire et se restreint, se voyant toute éclairée et enluminée: là où
au contraire, la grandeur de la fortune ou puissance des malvoulus, ne
relâche et diminue point la malveillance que leurs haineux et
malveillants leur portent: qu'il soit ainsi, Alexandre, n'eut pas un
envieux, mais plusieurs ennemis et <p 108v> malveillants, par
lesquels à la fin il fut tué proditoirement. Semblablement aussi les
adversités sont bien cesser les envies, mais les inimitiés non: car les
hommes haïssent toujours leurs ennemis, encore qu'ils soient ravalés
par calamités, là où il n'y a personne qui porte envie à un malheureux,
ains est véritable un mot que dit l'un des Sophistes de notre temps,
«Que les hommes envieux sont bien aises d'avoir pitié.» Tellement que
c'est une des plus grandes différences qu'il y ait entre ces deux
passions, que la haine ne se départ jamais de ceux, sur lesquels elle
est une fois ancrée, ni en bonne, ni en mauvaise fortune, là où l'envie
s'évanouit fort en l'extrémité de l'un et de l'autre. davantage encore
pourrons nous mieux découvrir cette différence par les contraires: car
on cesse les haines, inimitiés, et malveillances quand on est persuadé
que l'on n'a reçu aucun tort, ou que l'on prend opinion que ceux que
l'on haïssait comme méchants, sont devenus gens de bien, ou pour le
troisiéme, quand on a reçu d'eux quelque plaisir: car la grâce d'un
plaisir suivant, faite à propos, comme dit Thucydides, encore qu'elle
soit moindre, si elle est faite en temps opportun, dissout bien souvent
une plus griève injure précédente. Et de ces trois causes-là, la
première n'efface point l'envie, car encore qu'ils soient dés le
commencement persuadés de n'avoir point reçu de tort, ils ne laissent
pas de porter envie: et les deux autres l'irritent et l'aigrissent
encore davantage, car ils portent encore plus d'envie à ceux qu'ils
estiment gens de bien: car encores qu'ils reçoivent du bien et plaisir
des autres bienheureux, ils en sont marris, et ne laissent pas de leur
porter envie, et pour leur félicité, et pour leur bonne volonté,
d'autant que l'un procède de vertu, et l'autre de bonne fortune, et
l'une et l'autre est bonne chose. Parquoi il faut conclure, que l'envie
est une passion diverse de la haine, puis qu'il est ainsi que l'une
s'irrite et s'aigrit de ce dont l'autre addoucit. davantage considérons
un peu la fin, le but et l'intention de l'une et de l'autre, car
l'intention de malveillant et haineux est de malfaire à celui qu'il
hait: et définit on ainsi cette passion, que c'est une disposition et
volonté qui épie l'occasion de faire mal à autrui: mais cela au moins
n'est point en l'envie, car il y en a plusieurs qui portent envie à
auxuns de leurs parents et de leurs compagnons, lesquels néanmoins ils
ne voudraient pas voir perir ni tomber en griève calamité, mais
seulement ils sont marris de les voir en prosperité, et empêchent s'ils
peuvent, leur gloire et leur splendeur: toutefois ils ne leur
voudraient pas procurer, ni souhaitter des maux irremédiables, ni des
miseres extrémes, ains se contentent seulement de resequer et abbaisser
leur hauteur, comme d'une maison ce qui découvre de trop loin.<p
109r>
XIX. Comment on pourra recevoir utilité DE SES ENNEMIS.
1. JE vois que tu as élu, Seigneur Cornelius Pulcher, la plus douce
voie qui soit en l'entremise du gouvernement des affaires publiques: en
laquelle étant grandement utile au public, tu te montres très gracieux
et très courtois en privé à ceux qui vont parler à toi. Mais pour
autant que l'on peut bien trouver un pays où il n'y ait point de bête
venimeuse, ainsi comme l'on écrit de Candie: mais de gouvernement et de
maniement d'affaires qui ne porte point d'envie, ni de jalousie et
d'émulation, qui sont passions fort promptes à engendrer inimitiés,
jusques ici il n'en a point été: pource que, quand il n'y aurait autre
chose, les amitiés mêmes nous embrouillent et enveloppent en des
inimitiés, ce que le sage Chilon ayant très bien entendu, demanda à un
qui se vantait de n'avoir point d'ennemis, s'il n'avait point aussi
d'amis. Il me semble qu'un homme d'état et de gouvernement, entre
autres choses qu'il doit bien avoir étudiées, doit aussi savoir que
c'est que des ennemis, et diligemment écouter ce que dit Xenophon, «Que
l'homme prudent et sage sait tirer profit et utilité de ses ennemis.»
Et pourtant ayant recueilli en un petit traité ce qu'il me vint naguere
en pensée de dire en discourant sur cette matière, je te l'ai envoyé
aux mêmes termes: ayant eu l'oeil, le plus qu'il m'a été possible, à ne
répéter rien de ce que j'avais par avant écrit és preceptes du
gouvernement de la chose publique, pource qu'il me semble que je t'en
vois souvent le livre en la main.
2. Les premiers anciens se contentaient de n'être point blessés ni
offensés des bêtes farouches et sauvages, et était cela la fin de tous
les combats qu'ils avaient contre elles: mais ceux qui sont venus
depuis, ayants appris à en user, non seulement se gardent bien d'en
recevoir du dommage, mais qui plus est, en savent tirer du profit, se
nourrissants de leurs chairs, se vêtants de leur laine et de leur poil,
se médecinants de leur fiel et de leur présure, et s'armants de leurs
cuirs: tellement que désormais il est à craindre que venants les bêtes
à défaillir à l'homme, sa vie n'en deviennne sauvage, pauvre et
nécessiteuse. Puis que doncques il est ainsi, que les autres hommes se
contentent, et leur suffit de n'être point offensés par leurs ennemis,
et que Xenophone écrit, que les sages reçoivent profit de leurs
adversaires, il n'est pas raisonnable que nous le décroyons, mais il
nous faut chercher l'art et le science de pouvoir atteindre à ce bien
là, au moins à ceux, à qui il est impossible de vivre sans ennemis. Le
laboureur ne peut pas domestiquer toute sorte d'arbres, ni le veneur
apprivoiser toutes espèces de bêtes: et pourtant ont-ils cherché
d'autres moyens et d'autres usages de se valoir les uns des plantes
steriles, et les autres des animaux sauvages. L'eau de la mer est salée
et mauvaise à boire, mais elle nourrit les poissons, et est voiture
propre à porter ce que l'on veut, et à aller par tout. Le Satyre voulut
baiser et embrasser le feu la première fois qu'il le voit: mais
Prometheus lui cria, «Boucquin, tu pleureras la barbe de ton menton,
car il brûle quand on y touche:» mais il baille lumière et chaleur, et
un instrument servant à tout artifice, pourvu que l'on en sache bien
user. Aussi considérons si l'ennemi, qui est au reste malfaisant, et
bien difficile à accointer et manier, aurait point quelque endroit par
lequel on le pût aucunement toucher, si l'on s'en pourrait point servir
à aucune chose, et en tirer quelque profit: car il y a bien d'autres
choses et beaucoup, qui sont fort odieuses, fâcheuses et ennuyeuses à
ceux à qui elles arrivent, mais néanmoins vous voyez que les maladies
du corps ont servi à quelques <p 109v> uns d'occasion de vivre en
loisir, hors d'affaires et en repos: et les travaux qui se sont par
fortune présentés à d'autres, les ont si bien exercités, qu'ils en sont
devenus plus robustes et plus forts. Qui plus est, l'être banni hors de
son pays, et avoir perdu tous ses biens, ont donné le moyen à quelques
autres de s'adonner à l'étude et à la philosophie, comme firent jadis
Diogenes et Crates: et Zenon même ayant entendue que sa navire s'était
brisée et périe en mer, ne fit que dire, «Tu fais bien, Fortune, de me
réduire à la robe d'étude.» Car ainsi comme les plus sains animaux, et
qui ont les estomacs plus robustes, digèrent les serpents et les
scorpions qu'ils avalent: voire qu'il y en a quelques-uns qui se
nourrissent de pierres et d'écailles et coquilles, lesquelles ils
cuisent et convertissent en aliment, pour la force et véhémente chaleur
de leurs esprits: là où ces délicats, fluets et maladifs ont envie de
vomir, quand ils prennent seulement du pain et du vin: aussi les fols
gâtent et corrompent les amitiés, là où les sages savent user
opportunément, et tirer des commodités mêmes des inimitiés.
3 En premier lieu doncques, il me semble que ce qui est en
l'inimitié le plus dommageable pourra devenir le plus profitable, qui y
voudra bien prendre garde. Et qu'est-ce que cela? c'est que ton ennemi
veille continuellement à épier toutes tes actions, et fait le guet à
l'entour de ta vie, cherchant par tout quelque moyen de te surprendre à
découvert, pour avoir prise sur toi, ne voyant pas seulement à travers
les chênes, comme faisait Lynceus, ou à travers les pierres et les
tuiles, mais aussi à travers un ami, à travers un serviteur domestique,
et à travers tous ceux avec qui tu auras familiere conversation, pour
découvrir, autant qu'il lui sera possible, ce que tu feras, sondant et
fouillant tout ce que tu délibéreras, et que tu proposeras de faire.
Car il advient souvent que nos amis tombent malades, voire qu'ils
meurent, que nous n'en savons rien, pendant que nous differons de jour
à jour à les aller visiter, ou que nous n'en tenons compte: mais de nos
ennemis, nous en recherchons curieusement jusques aux songes. Les
maladies, les dettes, les mauvais ménages avec leurs propres femmes
sont plutôt inconnus de ceux à qui ils touchent, que non pas de
l'ennemi: mais principalement s'attache-il aux fautes, et est ce que
plus il recherche à la trace. Et tout ainsi que les vautours volent à
la senteur des corps pourris et corrompus, et n'ont aucun sentiment de
ceux qui sont sains et entiers: aussi les parties de notre vie qui sont
mal saines, mauvaises et gâtées, sont celles qui plus émeuvent notre
ennemi: c'est là que sautent incontinent ceux qui nous haïssent, c'est
ce qu'ils harassent et qu'ils déchirent. Et c'est cela qui plus nous
profite, en nous contraignant de vivre règlement, et prendre bien garde
à nous, sans dire ne faire rien négligemment, à l'étourdie, ni
imprudemment, ains conserver toujours notre vie comme en étroite diète
irrépréhensible: car cette reservée caution réprimant les violentes
passions des notre âme, et contenant la raison au logis, engendre une
accoutumance, une intention et volonté de vivre honnêtement et
correctement. Car ainsi comme les cités qui par guerres ordinaires avec
leurs proches voisins, et continuelles expéditions d'armes, ont appris
à être sages, aiment les justes ordonnances, et le bon gouvernement:
aussi ceux qui par quelques inimitiés ont été contraints de vivre
sobrement, et se garder de méprendre par négligence, et par paresse, et
faire toutes choses utilement et à bonne fin, ceux-là ne se donnent de
garde, que la longue accoutumance, petit à petit, sans qu'ils s'en
aperçoivent, leur apporte une habitude de ne pouvoir plus pécher, et
embellit leurs moeurs d'innocence, pour peu que la raison y mettre la
main: car ceux qui ont toujours devant les yeux cette sentence,
Le Roi Priam et ses enfants à Troie
Certainement en meneraient grand joie,
cela les divertit et détourne bien des choses dont les ennemis ont
accoutumé de se <p 110r> réjouir et de se moquer. Et puis nous
voyons bien souvent les chantres et musiciens és théâtres, et toute
autre telle manière de gens qui servent à faire des jeux, tous
languissants, nonchallants, et non point délibérés, ni faisants tout
leur effort de montrer ce qu'ils savent quand ils jouent à par eux:
mais quand il y a émulation et contention à l'envi contre d'autres, à
qui sera le mieux, alors non seulement ils se preparent eux-mêmes plus
attentivement, mais aussi leurs instruments, tâtants les chordes plus
diligemment, les accordants, et entonnants leurs flûtes. celui donc qui
sait qu'il a son ennemi pour emulateur de sa vie, concurrent d'honneur
et de gloire, prend de plus près garde à soi, considère
circonspectement toutes choses, et ordonne mieux ses moeurs et sa vie.
Car cela est une des propriétés du vice, avoir plutôt honte des ennemis
que des amis, quand on pèche. Et pourtant Scipion Nasica, comme
quelques-uns dissent et estimassent que les affaires des Romains
étaient désormais en toute sûreté, étant les Carthaginois qui leur
soûlaient faire tête du tout ruinés, et les Acheïens subjugués: mais au
contraire, dit-il, c'est à cette heure que nous sommes en plus grand
danger, ayants tant fait que nous avons ôté tous ceux que nous devions
révérer, et tous ceux que nous pouvions craindre.»
4. Ajoutez y davantage une réponse de Diogenes fort sage, et digne d'un
homme d'état, à quelqu'un qui lui demanda, «Comment me pourrai-je bien
venger de mon ennemi?» «En te rendant, dit-il, toi-même vertueux et
homme de bien.» Si l'on voit les chevaux de son ennemi prisés et loués,
ou ses chiens bien estimés, on en est marri: si l'on voit ses terres
bien labourées, son jardin bien en ordre et bien verdoyant, on en
soupire: Que pense-tu donc qu'il fera, quand il verra que tu te
montrera toi-même homme juste, sage, bon, en paroles bien avisé, en
faits net et entier, et honnête en ton vivre?
Cueillant le fruit du sillon de prudence
Profond empreint dedans sa conscience,
Duquel on voit germer incessamment
Sages conseils, pleins de tout ornement.
Le poète Pindare dit, que ceux qui sont vaincus, ont la langue liée de
silence, mais non pas simplement, ne tous, ains ceux qui se sentent
vaincus par leurs ennemis en diligence, en bonté, en magnanimité, en
humanité, en bienfaits: c'est cela qui empêche la langue, qui ferme la
bouche, qui serre le gosier, et fait taire les hommes, comme dit
Demosthenes: mais toi ne ressemble pas aux mauvais, car il est en toi
de ce faire. Si tu veux faire grand déplaisir à celui qui te hait, ne
l'appelle pas bougre, ni paillard, ni ruffian, ni bouffon, ni chiche ou
avaricieux, mais donne ordre que tu sois toi-même homme de bien,
chaste, véritable, porte toi courtoisement et justement envers ceux qui
auront affaire à toi: et si d'aventure il t'échappe de lui dire quelque
injure, donne toi bien garde d'approcher puis après aucunement des
vices que tu lui reproches en l'injuriant: entre au dedans de ta
conscience, considère s'il y a rien de pourri, de gâté et de vicié en
ton âme, de peur que l'on ne puisse rendre le change à ton vice, en lui
répondant le reproche pris d'une Tragoedie,
Tout ulceré il veut guérir les autres.
Au contraire, si ton ennemi t'injurie, en t'appellant ignorant,
augmente ton labeur, et prends plus de peine à étudier: s'il t'appelle
couard, excite la vigueur de ton courage, et te montre plus homme: s'il
t'appelle luxurieux ou paillard, efface de ton âme s'il y a aucune
trace cachée de volupté: car il n'est rien si laid qu'une injure qui se
retourne contre celui qui la dit, ne qui déplaise et griève plus. Comme
il semble que la réverbération d'une lumière offense plus les yeux
malades, aussi font les blâmes qui sont rétorqués et renvoyés par la
vérité contre le blasonneur: car ainsi comme l'on dit, que le vent
Cecias, la galerne, tire à soi les nues, aussi la mauvaise vie <p
110v> tire à soi les injures.
5. Et pourtant Platon, toutes les fois qu'il s'était trouvé présent à
voir faire à d'autres hommes quelque chose de malhonnête, en se
retirant à part, il soûlait dire en soi-même, «Ne ressemble-je point en
quelque chose à cela?» aussi celui qui a injurié et blâmé la vie d'un
autre, si tout aussi tôt il s'en va regarder et examiner la sienne
propre, et la réformer et raccoutrer, en se redressant et retournant en
mieux, il recevra quelque utilité de son injurier, qui autrement semble
être, et est véritablement, vain et inutile. On ne se saurait garder de
rire s'il y a un homme chauve ou bossu qui reproche à d'autres ces
imperfections-là du corps: aussi est ce à la vérité chose digne de
moquerie, blâmer ou injurier un autre de ce dont on peut être moqué et
injurié soi-même. Comme répondit Leon le Byzantin à un bossu qui se
moquait de lui à cause qu'il avait mauvaise vue, «Tu me reproches,
dit-il, une imperfection de nature, et tu portes la vengeance divine
sur ton dos.» Parquoi tu ne reprendras jamais un adultère étant
toi-même un putier, ni un prodigue étant chiche: comme Alcmaeon
reprocha à Adrastus,
Frère germain tu es d'une méchante,
Qui son mari tua de main sanglante:
que lui répond Adrastus? il ne lui reproche point le crime d'autrui, ains le sien propre,
Et toi tu as, parricide inhumain,
Ta propre mère occise de ta main.
Et Domitius reprocha un jour publiquement à Crassus, «N'est-il pas
vrai, que t'étant morte une lamproie que tu nourrissais par délices en
un vivier, tu en pleuras» Et Crassus lui répliqua sur le champ,
«N'est-il pas vrai, que ayant porté trois femmes tiennes en terre,
jamais tu n'en pleuras?» Il ne faut pas, comme le vulgaire pense, que
pour injurier autrui on soit aigu à rencontrer, ni que l'on ait la voix
forte, ou que l'on soit éhonté, ains tel que l'on ne puisse être
injurié ni taxé d'aucun vice: car il semble qu'Apollo n'adresse à
personne tant cettui sien commandement, «Connais toi-même,» qu'à celui
qui veut blâmer ou injurier autrui, de peur qu'il ne leur advienne
qu'en disant à autrui ce qu'ils veulent, ils oyent qu'autrui leur dise
ce qu'ils ne veulent pas: pource qu'il advient ordinairement, ce dit
Sophocles, que
Qui laisse aller sa langue injurieuse
À reprocher qualité vicieuse
De son bon gré vainement à autrui,
Le même il oit puis après malgré lui.
6. Voilà ce qu'il y a d'utile et de profitable à injurier autrui: mais
il n'y en a pas moins à être injurié, repris et blâmé de ses ennemis:
et pourtant ne fut-ce pas mal dit à Diogenes, que pour sauver un homme
il faut qu'il ait ou de bons amis, ou d'âpres ennemis: pource que
ceux-là par bonnes remontrances, et ceux-ci par outrageuses injures, le
retireront de mal faire. Et pource que maintenant l'amitié a la voix
fort grêle et faible à remontrer franchement à son ami, et qu'au
contraire la flatterie d'icelle est grande babillarde à louer, et
muette à reprendre, il nous reste d'ouïr la vérité de nos faits par la
bouche de nos ennemis, ne plus ne moins que Telephus, à faute de
médecin ami, fut contraint de soumettre son ulcère au fer de la lance
de son ennemi: aussi ceux qui n'ont point de bienveillants qui les
osent reprendre librement de leurs fautes, il est forcé qu'ils endurent
patiemment la parole de leur malveillant ennemi, qui les châtie et
reprenne de leur vice, ne prenant pas tant garde à l'intention de celui
qui le dit, qu'au fait duquel il médit. Car ainsi comme celui qui avait
entrepris de tuer Prometheus le Thessalien, lui donna de l'épée si
grand coup sur son apostume, qu'il la lui coupa en deux, et lui sauva
par ce moyen la vie, l'apostume étant crevée: aussi bien souvent une
injure dite par courroux, ou par malveillance, est cause de guérir un
mal inconnu, ou duquel on ne faisait compte. Mais <p 111r> la
plupart de ceux qui se sentent injuriés, ne regardent pas si le vice
qu'on leur obiice est en eux, mais s'il y en a point quelque autre en
celui qui le leur obiice: et comme les lutteurs ne secouent pas
la poussière dont ils sont saupoudrés, si ne font-ils pas eux les
injures dont ils sont diffamés, ains s'entrepoudrent l'un l'autre, et
puis en se saboulant s'entresouillent et s'entresalissent l'un l'autre:
là où il faudrait que celui qui se sent injurié de son ennemi, tâchât
d'ôter plutôt le vice dont il serait diffamé, que non pas la tache de
sa robe qu'on lui aurait montrée. Et encore que l'on eût dit injure qui
ne fut pas véritable, si faudrait-il néanmoins rechercher l'occasion
dont pourrait être procédé un tel opprobre, se donner de garde et
craindre, qu'en n'y pensant pas, on eût commis aucun péché semblable,
ou approchant de celui que l'on aurait obiicé. Comme Lacydes le Roi des
Argiens, pource qu'il portait sa perruque curieusement accoutrée d'une
certaine sorte, et que son allure était trop molle et délicate, fut
soupçonné d'être impudique: si fut bien Pompeius, pource que
quelquefois il grattait sa tête d'un doigt seulement, combien qu'il fut
fort éloigné d'être lascif ni efféminé. Et Crassus fut accusé de
converser charnellement avec l'une des religieuses vestales, pource
qu'il avait envie de recouvrer d'elle un beau lieu de plaisance qu'elle
avait, et pour cette cause parlait souvent à elle à part, et lui
faisait la cour: et une autre vestale, nommée Posthumia, pource qu'elle
riait trop facilement, et parlait un peu trop librement avec les
hommes, fut tellement mécrue de forfaire à son honneur, que son proces
criminel lui en fut fait, par lequel elle fut absoute: «Mais le
souverain Pontife Spurius Minucius, en lui prononçant sa sentence
d'absolution l'admonesta, de n'user plus désormais de paroles moins
honnêtes que sa vie.» Themistocles semblablement, encore qu'il en fut
innocent, vint en soupçon d'avoir été traître à la Grèce, d'autant
qu'il avait amitié avec Pausanias, qu'il lui écrivait souvent, et
envoyait souvent devers lui.
7. Quand doncques on aura dit quelque chose qui ne sera pas véritable,
il ne le faudra pas mêpriser ni contemner, pource que l'on saura bien
qu'il sera faux, ains faudra examiner et enquérir, que c'est que nous
aurons dit ou fait, ou nous, ou quelqu'un de deux que nous aimons, ou
avec qui nous hantons, qui ait pu bailler aucune vérisimilitude à la
calomnie controuvée, car si les inconvénients de fortune adversaire
enseignent aux autres ce qui leur est utile, comme Merope dit un une
Tragoedie,
Fortune ayant pour son salaire pris
Ce qui m'était de plus cher et grand prix,
M'a enseigné d'être ci-après sage:
qui nous empêchera d'user d'un maître que ne coûte rien, c'est un
ennemi, pour apprendre ce qui nous peut grandement profiter, et que
nous ne savons pas: car un ennemi sent beaucoup de choses plus
promptement que ne fait un ami, pour autant que l'amant, ainsi que dit
Platon, est aveugle à l'endroit de ce qu'il aime, là où en celui qui
nous hait, outre la curiosité qu'il a de rechercher nos imperfections,
il y a encore l'envie de les dire et publier. Il y eut un des ennemis
de Hieron, qui en querellant lui reprocha qu'il avait l'haleine puante:
parquoi si tôt qu'il fut arrivé en son logis, il en tança sa femme, lui
disant: «Et comment, pourquoi ne m'en avez vous averti?» Elle, qui
était simple et chaste, lui répondit, «Je pensais que tous hommes
sentissent ainsi.» Voilà comment nous savons plutôt les choses qui sont
grossières, corporelles, et notoires à tout le monde, par nos ennemis,
que par nos familiers et amis.
8. Outre cela il n'est pas possible de contenir sa langue, qui n'est
pas petite partie de la vertu, et la rendre toujours obéissante et
sujette à la raison, sans avoir de tout point dompté et asservi par
exercitation, par labeur et longue accoutumance, les plus mauvaises
passions de l'âme, comme la colère: car une parole qui échappe contre
la volonté, que l'on voudrait bien retenir, comme dit Homere,<p
111v>
Un mot volé hors du pourpris des dents.
et les propos qui sortent de la bouche d'eux-mêmes fortuitement,
adviennent le plus souvent, et principalement aux esprits qui ne sont
pas bien matés et bien exercités, qui glissent et s'écoulent par une
impuissance de colère, un entendement non rassis, et une trop
licencieuse façon de vivre: et puis pour une parole, qui est la plus
légère chose du monde, ainsi que dit le divin Platon, et les Dieux et
les hommes leur font payer une très griève et très pesante peine: là où
le silence non seulement n'altère point, comme dit Hippocrates, mais
aussi n'est point sujet à rendre compte, ni à payer amende, mais qui
plus est en tolérance d'injures, y a ne sais quoi de la gravité de
Socrates, ou plutôt de la magnanimité d'Hercules, s'il est vrai ce que
dit le poète,
Il ne faisait de paroles hargneuses
Non plus de cas que de mouches fâcheuses.
Il n'y a doncques rien plus grave ne plus beau, que d'ouïr un ennemi injurieux, disant injure, sans aucunement s'en passionner,
Ainsi qu'au long d'un haut bruyant rocher
Sans s'émouvoir navigue le nocher.
Mais encore est ce plus grand exercice de patience, s'accoutumer à ouïr
sans mot dire son ennemi médire et injurier, car y étant accoutumé vous
supporterez facilement le courroux de votre femme qui tancera, et
endurerez sans vous troubler les paroles d'un ami, ou bien d'un frère,
un peu trop âpres et trop aigres: et s'il advient que père ou mère vous
tancent ou vous battent, vous le souffrirez aisément, sans vous en
altérer ni courroucer. Car Socrates s'accoutumait à supporter en sa
maison sa femme Xantippe, qui était colère, et avait mauvaise tête,
afin que plus aisément et patiemment il conversât avec les autres: mais
il vaut beaucoup mieux exerciter et accoutumer sa colère à demeurer
quoye, et à ne se point émouvoir, ni perdre patience en s'oyant
outrager par les brocards, injures, reproches, outrages, courroux et
malignités des ennemis et étrangers, que non pas de ses domestiques.
9. Voilà comment on peut montrer mansuétude et patience és inimitiés,
mais simplicité, magnanimité et bonté, se peuvent mieux faire voir és
amitiés: Car il n'est pas tant honnête faire bien à ses amis, comme
déshonnête de ne les secourir pas quand ils en ont besoin. Laisser à
prendre vengeance de son ennemi, quand l'occasion s'en présente, c'est
humanité, mais avoir compassion de lui, quand il est tombé en
adversité, le secourir quand il nous en requiert, montrer une bonne
volonté envers ses enfants, et affection de secourir sa maison étant en
affliction, celui qui n'aime cette benignité, et ne loue cette bonté,
A le coeur de noire teinture,
Battu d'acier à trempe dure,
Ou bien forgé de diamant.
Caesar commanda que les statues érigées à l'honneur de Pompeius, ayants
été abattues, fussent redressées: dequoi Ciceron le louant, lui dit,
«En relevant les images de Pompeius, Caesar, tu as affermi les
tiennes.» Et pourtant ne faut-il point être chiche de louange et
d'honneur à l'endroit de son ennemi, quand il a fait choses qui
justement le mérite, car cela rapporte plus grande louange à celui qui
la donne: et s'il advient aussi au contraire qu'on le blâme,
l'accusation en a bien plus de foi, comme procédant non de la haine de
la personne, mais de la réprobation de son fait. Mais ce qui est encore
plus utile et plus beau que tout cela, c'est que celui qui se sera
accoutumé à louer ses ennemis bienfaisants, et à n'être point marri ni
déplaisant quand quelque prosperité leur adviendra, plus il le fera, et
plus il s'éloignera de ce vilain vice de porter envie à la bonne
fortune de ses amis, ni à ses familiers acquérants honneur. Et y a il
<p 112r> exercitation au monde qui pût apporter une plus
profitable habitude à nos âmes, ou une disposition meilleure, que celle
qui lui ôte cette perverse émulation de jalousie, et cette inclination
à l'envie? Car tout ainsi comme en une cité il y a plusieurs choses
nécessaires, mais mauvaises pourtant, lesquelles depuis qu'elles ont
une fois pris pied et force de loi par coutume, il est bien malaisé de
les ôter, encore qu'elles fassent du dommage: aussi l'inimité
introduisant en notre coeur quand et elle la haine, l'envie, la
jalousie, l'aise du mal d'autrui, et la souvenance des offenses
passées, elle les y laisse encore après qu'elle en est sortie: et outre
ces vices-là, la finesse encore, la tromperie, l'embûche, l'aguet et
surprise, qui ne semblent pas être mauvaises, ni injustes contre
l'ennemi, depuis qu'elles y sont une fois imprimées, y demeurent
fichées, sans que jamais l'on s'en puisse défaire, de sorte que l'on
vient à en user contre les amis mêmes, si l'on ne s'en donne de garde
contre les ennemis. Si doncques Pythagoras faisait sagement de
s'accoutumer jusques aux bêtes brutes à s'abstenir de cruauté et
d'injustice, en prisant les oiseleurs et preneurs d'oiseaux de les
laisser aller après qu'ils les avaient pris, et achetant les traits de
rets des pêcheurs, et puis leur commandant de les rejeter en la mer, et
interdisant de tuer aucune bête privée: Il est certainement beaucoup
plus vénérable et plus digne és querelles, debats et contentions que
l'on a contre les hommes, qu'un généreux ennemi, juste, et non point
traître, réprime les méchantes, malicieuses, lâches et cauteleuses
passions de l'âme, et les mette sous les pieds, afin que puis après és
affaires qu'il aura à démêler et traiter avec ses amis, elles ne
bougent et s'abstiennent de faire aucun tour de finesse et de
tromperie. Scaurus était ennemi et accusateur de Domitius, et y eut un
des serviteurs dudit Domitius, qui avant le jugement du procès s'en
alla devers lui, disant qu'il lui voulait découvrir quelque chose qu'il
ne savait pas, laquelle lui servirait en son plaidoyer contre son
maître: Scaurus ne le voulut point ouïr parler, ains le fit prendre, et
le renvoya lié et garroté à son maître. Caton le jeune accusait
Muraena, d'avoir corrompu et acheté les voix du peuple, pour parvenir
au consulat, et allait recueillant çà et là les preuves, et selon la
coutume des Romains, il y avait de la part de l'accusé des gardes qui
le suivaient partout, regardants et observants ce qu'il faisait pour
l'instruction de son procès: ces observateurs lui demandaient bien
souvent s'il rechercherait rien ce jour-là, et s'il negocierait rien
appartenant son accusation: s'il disait que non, ils lui ajoutaient
telle foi, qu'ils s'en allaient. Or est bien cela un indice très grand
de l'opinion que l'on avait de sa justice: mais encore plus grand et
plus beau témoignage est il de ce, que si nous nous accoutumons à user
de la justice envers les ennemis mêmes, jamais nous ne nous porterons
injustement, finement, ni cauteleusement envers nos amis.
10. Mais pource qu'il faut que toutes alouettes, comme dit Simonides,
aient la houppe sur la tête, et que la vie de tous hommes porte je ne
sais quoi de jalousie, d'envie, d'émulation, et de contention entre
amis de vaine cervelle, ce dit Pindare: ce ne serait pas peu de fruit,
ni légère utilité, si l'on apprenait à faire les vidanges de telles
passions sur ses ennemis, pour en divertir les égouts, par manière de
dire, et les cloaques, le plus loin que l'on pourrait des familiers et
amis. Dequoi il semble que s'avisa anciennement un sage homme d'état
nommé Demus en l'Île de Chio, lequel en une sédition civile étant de la
partie qui était demeurée supérieure, conseilla à ceux de son parti de
ne chasser pas de la ville tous leurs adversaires, ains y en laisser
quelques-uns: «de peur, dit-il, que nous ne commancions à exercer nos
querelles contre les nôtres mêmes, quand nous n'aurons plus d'ennemis à
qui quereller:» aussi quand nous dépendrons et employerons ces
vicieuses passions-là contre nos ennemis, elles fâcheront moins nos
amis. Car il ne faut pas que le potier porte envie au potier, comme dit
Hesiode, ni le chantre au <p 112v> chantre, ni que le voisin ait
jalousie de son voisin, le cousin du cousin, ni le frère du frère,
s'efforçant de devenir riche et de bien faire ses besognes: mais s'il
n'y a moyen autre de se défaire totalement de contentions, envies,
jalousies et emulations, accoutume toi au moins à être marri de
l'heureux success de tes ennemis, aiguise et acére la pointe de ton
émulation contre ceux-là: car ainsi comme les bons jardiniers ont
opinion qu'ils rendent les roses et les violettes meilleur en semant
auprès des aulx et des oignons, pource que tout ce qu'il y peut avoir
de forte et de puante odeur au suc dont elles sont nourries, se purge
en ceux-là: aussi l'ennemi recevant et tirant à soi toute l'envie et la
malignité, nous rendra plus traitables et plus gracieux envers nos amis
en leurs prosperités: pourtant sera ce contre eux qu'il faudra étriver
et combattre de l'honneur, des offices et magistrats, et des justes
moyens de faire ses besognes et acquérir des biens, non seulement étant
marris de les en voir avoir davantage que nous, mais aussi observants
en quoi et par quels moyens ils en ont plus, pour s'évertuer par
sollicitude, par travail, par épargne, et par entendre bien à soi, de
les surpasser, comme Themistocles disait, que la victoire de Miltiades,
qu'il avait gagnée en la plaine de Marathon, ne le laissait point
reposer. Car celui qui pense que son ennemi le surmonte en dignités et
charges publiques, en plaidoyers de grandes causes, et en maniement
d'affaires, ou en credit et authorité envers les princes et seigneurs,
et au lieu de s'évertuer à entreprendre quelque chose, et à étriver
encontre lui, se va tapir et se ranger d'envie à perdre courage
entièrement, il montre qu'il est saisi d'une envie oiseuse et
paresseuse seulement: mais celui qui ne sera pas aveugle à l'endroit de
celui qu'il haïra, ains considérera et regardera de juste oeil toute sa
vie, ses moeurs, ses propos, et ses faits, il verra que la plupart des
choses ausquelles il porte envie ont été acquises, de ceux qui les ont
par diligence, prudence, et toutes vertueuses actions, et tendant tout
son esprit à cela, il exercera et aiguisera son ambition et son désir
d'honneur, et au contraire rejetera arrière de son coeur toute
fêtardise et langueur.
11. Et si d'aventure nos ennemis auront acquis en court, ou envers le
peuple, au maniement des affaires quelque authorité et credit indigne,
par flatterie ou par tromperie, ou par plaiderie, ou par concussion
d'argent prise salement, cela ne nous fâchera point, ains au contraire
nous réjouira, quand nous viendrons à opposer à l'encontre notre
liberté, la purité et netteté de notre vie, et notre innocence, à
laquelle on ne saurait rien reprocher: car tout tant d'or qu'il y a
dessus et dessous la terre, ce dit Platon, n'est pas comparable à la
vertu, et faut toujours avoir à main la sentence de Solon,
Plusieurs méchants deviennent riches gens,
En plusieurs bons demeurent indigens,
Mais toutefois changer notre bonté
Nous ne voudrions à leur méchanceté:
Car la vertu est toujours perdurable,
Et la richesse incertaine et muable,
Aussi peu certes voudrions nous échanger les acclamations d'une
multitude populaire, en un théâtre, saoulée à nos dépens, ni les
honneurs et faveurs de seoir les premiers à table chez les favorits, ou
les amis, ou les lieutenants, et gouverneurs des Rois, car rien n'est
désirable ni honnête qui procède de cause déshonnête: mais celui qui
aime, comme dit Platon, est toujours aveugle à l'endroit de ce qu'il
aime, et remarquons plutôt les fautes et impertinences que font nos
ennemis: mais il ne faut pas ni que le plaisir de les voir faillir
demeure oiseux, ni le déplaisir de les voir bien faire, inutile: ains
faire compte et recueillir des deux, qu'en nous gardant de l'un, nous
deviendrons meilleurs: et en imitant l'autre, pour le moins nous ne
serons pas pires qu'eux.<p 113r>
XX. Comment l'on pourra apercevoir si l'on amende
ET PROFITE EN L'EXERCICE DE LA VERTU.
IL n'est pas possible que l'on se connaisse, ni que l'on se sente
profiter en vertu, si ce profit et amendement n'améne à la journée
quelque diminution de vice et de follie, et si le vice nous aggravant
tout à l'entour de pesanteur égale nous retient toujours à bas,
Comme le plomb tire à fond le filé:
ne plus ne moins qu'en l'art de la musique, ou de la grammaire, on ne
saurait jamais combien on avancerait si l'on ne voyait qu'en étudiant
on vidât et espuisât toujours quelque partie de l'ignorance de ce que
traitent ces arts là et que l'on sût toujours aussi peu que devant: ni
la cure que le médecin employe à penser un malade ne lui baillerait
aucun sentiment de différence, si elle n'apportait quelque meilleur
portement, et quelque allégement par la diminution de la maladie s'en
allant peu à peu, jusques à ce que la disposition contraire fut
entièrement restituée, et le corps retourné de tout point en sa santé
et sa force première. Mais tout ainsi comme en ces choses là on n'y
amende point, si ceux qui y amendent n'en aperçoivent l'amendement et
le changement par la diminution de ce qui leur pesait, se sentants
aller au contraire, ne plus ne moins qu'en une balance, à mesure que
l'un des plats monte, l'autre descend: aussi en ceux qui font
profession de la philosophie, il ne faut point concéder, qu'il y ait
amendement, ni sentiment aucun d'amendement, si l'âme ne se dépouille
peu à peu, et ne se purge toujours de sa follie, et qu'il faille que
elle soit toujours saisie d'un souverain mal, jusques à ce qu'elle ait
attainct le souverain et parfait bien: car par ce moyen il
s'ensuivrait, si en un instant et en un moment d'heure le sage passait
d'une extréme méchanceté en une supréme disposition de vertu, qu'il
aurait tout à coup en un moment fui le vice entièrement, duquel il
n'aurait pu en long temps ôter de soi la moindre partie. Combien que
vous savez que ceux qui tiennent telles opinions extravagantes, se
donnent à eux-mêmes beaucoup d'affaires, et se trouvent en de grandes
perplexités quand on leur allégue le passé, si nul d'eux n'a point
connu quand il est devenu sage, et s'il ignore ou doute que cet
accroissement se soit fait par espace de long temps, en ôtant de l'un
et ajoutant à l'autre, comme un arriver tout bellement à la vertu, sans
que l'on s'en aperçoive: et s'il se faisait une si grande et si
soudaine mutation, que celui qui était au matin très vicieux se trouvât
au soir très vertueux, et s'il était jamais advenu à aucun tel
changement, que s'étant endormi fol, il se fut esveillé sage, et qu'il
eût ainsi parlé aux follies et tromperies qu'il avait hyer, et qu'il
aurait aujourd'hui chassée de son âme,
Allez vous-en arrière de moi songes,
Vous n'estiez rien que decevants mensonges.
serait il possible que quelqu'un n'eût senti une si grande et soudaine
mutation qui se serait faite dedans lui-même, et une sapience qui tout
à coup lui aurait ainsi illuminé et éclairé l'âme? quant à moi, il me
semble qu'un homme qui aurait été transmué par les Dieux, à sa requète,
de femme en homme, comme l'on dit de Caeneus, ignorerait plutôt cette
metamorphose et transmutation, que non pas étant rendu temperant,
prudent et vaillant, de dissolu, fol, et couard qu'il était auparavant,
et étant transporté d'une vie bestiale en une céleste et divine, il en
ignorât le point de l'instant auquel se serait fait un tel changement.
Mais il a bien été dit anciennement, qu'il fallait accommoder la pierre
à la règle, et non pas la règle à la pierre: <p 113v> et ceux-ci
ne voulants pas accommoder leurs opinions aux choses, ains à toute
force contraindre les choses, contre toute nature, de se conformer et
accorder à leurs opinions, et suppositions, ont rempli la philosophie
de grandes perplexités, mêmement de cette ci qui est très grande,
comprenant tous hommes ensemble sous le vice, excepté un seul, celui
qui est parfait: laquelle sauvage supposition a fait, que ce mot de
amendement leur semble un aenigme, et une fiction bien peu distante
d'extréme resverie, et que ceux qui par le moyen de cet amendement,
sont délivrés de toutes passions ensemble et de tous vices, ils les
tiennent pour aussi malheureux, que ceux qui ne sont exemptés d'aucun
des plus enormes vices du monde: et toutefois ils se réfutent et se
condamnent eux-mêmes, car és disputes de leurs écoles ils mettent
l'injustice d'Aristides pareille à celle de Phalaris, et la timidité de
Brasidas à celle de Dolon, et l'ingratitude de Melitus en rien qui soit
différent de celle de Platon: et toutefois en leur vie, et en maniement
d'affaires, ils fuient et declinent ceux là comme gens de mauvais
affaire: et se servent de ceux-ci, et se fient à eux de leurs plus
importants negoces, comme à personnes d'honneur et de valeur. Mais nous
qui voyons qu'en tout genre de mal, principalement au désordre et
debauchement de l'âme, il y a toujours plus et moins, et que c'est en
quoi différent les amendements, selon que la raison petit à petit
enlumine, purge et nettoye l'âme, en diminuant la méchanceté, comme
l'ombre et l'obscurité, estimons qu'il n'est point hors de raison
d'assurer que l'on en sent la mutation, bien qu'elle sorte comme d'un
fond obscur, mais elle conte et estime combien elle va droit en avant,
ne plus ne moins que ceux qui courent avec voiles par l'infinie étendue
de la mer, en observant ensemble la longueur du temps, et la force du
vent qui les pousse, viennent à mesurer le chemin qu'ils ont fait,
combien il est vraisemblable, qu'en tant de temps, et étant portés par
une telle puissance de vent, ils en aient passé: aussi en la
philosophie on peut prendre conjecture de l'amendement et avancement,
que l'on aura gagné par l'assiduité et la continuation de toujours
marcher, sans souvent s'arrêter au milieu du chemin, et puis
recommencer ou sauter, ains toujours aller unièment, et également tirer
en avant, et passer outre avec la guide de la raison: car ce precepte
là Si tu vas peu avecques peu mettant,
Et plusieurs fois ce peu-là répétant,
n'a pas seulement lieu, et n'est pas seulement bien dit, pour augmenter
les sommes de deniers, mais aussi pour toutes autres choses, et mêmes
pour accroissement de la vertu, parce que la raison en prend une
accoutumance, qui est de grande force et efficace: là où les
intermissions inégales, et mousses, ou tiedes affections de ceux qui se
mettent à la philosophie, ne font pas seulement des pauses et des
arrêts de l'amendement, comme quand on se repose par le chemin, mais
qui pis est, des relâchement et reculements en arrière, pource que le
vice qui est toujours au guet, leur vient courir sus, aussi tôt comme
il sent qu'ils se lâchent un peu en oisiveté, et les fait rebourser
chemin. Car les mathematiciens appellent les planetes stationaires, et
disent qu'elles s'arrêtent quand elles cessent d'aller en avant: mais à
profiter en philosophie, c'est à dire, en correction de moeurs et de
vie, il n'y peut avoir intervalle d'amendement, ni pause et cessation
aucune, pource que la nature étant en un perpetuel mouvement, veut
toujours qu'on la pousse en la meilleure part, ou autrement elle se
laisse emporter, comme une balance, en la pire. Si doncques suivant
l'oracle qui fut répondu par Apollo à ceux de Cirrha, que s'ils
voulaient vivre en pais les uns avec les autres, ill fallait qu'ils
feissent la guerre sans cesse jours et nuicts au dehors: aussi si tu
sens en toi-même que tu ayes combattu jour et nuit continuellement
contre le vice, ou non guères souvent abandonné ta garnison, ni reçeu
ordinairement <p 114r> de lui des heraults et messagers, qui sont
les voluptés, les négligences, et les amusemens à traiter de paix, il
est vraisemblable, que tu peux lors assurément et hardiment passer
outre. Mais encore qu'il y eût des interruptions de vivre
philosophiquement, pourvu que les derniers fussent toujours plus rares,
et les reprises plus longues que les premières, ce serait un signe qui
ne serait pas mauvais, d'autant qu'il témoignerait que par labeur et
exercitation la paresse s'en irait peu à peu chassée: comme le
contraire aussi serait mauvais signe, qu'il y eût plusieurs
intermissions, et près l'une de l'autre, pource que cela montrerait que
la chaleur de l'affection première s'en irait peu à peu anéantissant et
refroidissant. Car tout ainsi comme la première boutée que fait le
germe du roseau, ayant force de pousser grande, produit une longue tige
droite, égale et unie du commencement, pource que'elle ne trouve rien
qui l'arrête, ne qui la repousse: et puis après, comme si elle se
lassait au haut par une défaillance de courte haleine, elle est souvent
retenue par plusieurs noeuds, non guères distants l'un de l'autre,
comme si l'esprit qui pousse contremont trouvait quelque empêchement
qui le rabattît, et qui le fît trembler: aussi tous ceux presque qui
d'entrée font de grands élans en l'étude de philosophie, et puis un
après trouvent souvent des empêchements et des divertissements,
ceux-là, sans sentir aucune différence de mutation en mieux, à la fin
se lassent, quittent tout, et demeurent tout court, là où aux autres
des ailes leur naissent, et pour le fruit qu'ils sentent donnent à
travers toutes excuses, et fendent tous empêchements, comme une presse
de gens qui leur voudraient empêcher le passage par force, et bonne
affection de venir à chef de leur entreprise. Tout ainsi doncques comme
s'éjouir de voir une belle creature présente n'est pas signe d'amour
commençant, pource que cela est commun à toutes gens, mais bien sentir
un regret, et être marri quand on en est séparé: aussi y en a il
plusieurs qui prennent plaisir à la philosophie, et qui semblent
s'attacher fort gaillardement à l'étude, mais s'il advient qu'ils
soient un peu retirés de là par autres negoces et affaires, cette
première affection qu'ils avaient prise s'evanouit, et ne s'en soucient
guères: mais celui qui est attaint au vif de la pointure d'amour de la
philosophie, semblera modéré et non trop échauffé en le fréquentant à
l'étude, et conferant avec lui de la philosophie, mais quand il en sera
distrait et retiré arrière, on le verra brûlant, impatient, et se
fâchant de tous autres affaires, et de toutes autres occupations,
jusques à oublier ses propres amis, tant il aura un passionné désir de
la philosophie. Car il ne faut pas se délecter des lettres et de la
philosophie, comme l'on fait des senteurs et des parfums, en les
trouvant beaux et bons tant comme ils sont présents, et puis quand on
les a ôtés, ne les regretter plus, et ne s'en soucier point, ains faut
qu'elles impriment en nos âmes une passion semblable à la soif, et à la
faim, quand on nous en distrait, si nous y voulons profiter à bon
escient, et y apercevoir amendement, quelque occasion que ce soit qui
nous en distraye, ou mariage, ou richesse, ou amitié, ou quelque voyage
de guerre qui surviene: car d'autant que plus grand sera le fruit que
l'on en aura appris, d'autant sera plus grief le regret de ce que l'on
en aura laissé. A ce premier signe d'amendement joint un autre très
ancien, qui est tout un ou bien près de là, c'est celui que décrit
Hesiode quand on ne trouve plus la voie trop âpre ni roide, ains
facile, plaine et unie, comme étant applanie par l'exercitation, et que
la lumière y commence à reluire clairement au lieu des perplexités,
fourvoyemens en tenebres, et des repentances desquelles encourent bien
souvent ceux qui se mettent à la philosophie du commencement, ne plus
ne moins que ceux qui laissent un pays qu'ils connaissent bien, et ne
voyent pas encore celui auquel ils tendent. Car ayants abandonné les
choses communes, et qui les étaient familieres, devant qu'avoir connu
les meilleurs, et en avoir joui, en cet intervalle du milieu ils sont
fort travaillés, tellement qu'aucuns retournent <p 114v> arrière:
comme l'on dit que Sextius gentil-homme Romain, ayant abandonné les
honneurs, offices, et magistrats de la ville de Rome, pour l'amour de
la philosophie, et puis se trouvant en l'étude d'icelle tourmenté, et
ne pouvant mordre en ses discours et raisons du commencement, fut près
de se jeter d'une fuste dedans la mer. Semblable chose récite l'on de
Diogenes le Sinopien, quand il commença de se donner à la philosophie,
c'était un jour de fête solennelle que les Atheniens faisaient des
festins publiques, des jeux és Theatres, des assemblées les uns avec
les autres, des danses et des masques toute la nuit: et lui en un coin
de la place, s'étant enveloppé comme pour y dormir, tomba en des
imaginations qui lui mettaient le cerveau sans dessus-dessous, et lui
affoiblissaient fort le cueur, en discourant que, sans aucune nécessité
qui le contraignist, il s'était allé volontairement jeter en une vie
laborieuse, étrange et sauvage, s'étant segregé de tout le monde, et
privé de tous biens. Sur ces entrefaites il aperçut une petite souris
qui venait ronger les miettes qui lui étaient tombées de son gros pain,
et qu'alors il reprit coeur, et dit en soi-même, comme se reprenant, et
blâmant sa faiblesse de courage: «Que dis-tu Diogenes? Voilà une
creature qui vit encore et fait grand' chère de ton relief, et toi,
lâche que tu es, as regret à ta vie, te lamentes de ce que tu n'es pas
saoul et ivre comme ceux-là couché en lits mols, délicats, et richement
parez.» Quand donc telles tentations de divertissements ne reviennent
pas souvent, et que la raison s'élue incontinent à l'encontre, que les
rembarre, et au retour comme de la chasse de ses ennemis dissout
aisément tout le nuage de desespoir et de languissant ennui, qui
s'était concreé en l'entendement, alors se peut on assurer qu'il y a
certain profit et amendement. Mais pour autant que les occasions qui
esbranlent les hommes qui s'adonnent à la philosophie, et quelquefois
les font retourner en arrière, non seulement naissent et prennent force
en eux-mêmes à cause de leur infirmité: mais aussi les poursuites et
instances que leur en font leurs amis à bon escient, les attaches que
leur en donnent leurs adversaires par manière de risée et de moquerie,
attendrissent, amollissent et ployent leurs coeurs, voire jusqus à en
avoir dechassé de tout point quelques-uns hors de la philosophie, ce ne
sera pas un mauvais signe d'avancement si l'on supporte cela doucement,
sans s'émouvoir, ni se chattouiller, de leur ouïr raconter par nom et
par surnom aucuns de leurs compagnons qui sont parvenus en grand credit
et à grands biens aux cours de quelques Princes, ou qui ont eu de gros
mariages des femmes qu'ils auront épousées, et qui sont allés avec une
grande et honorable compagnie de gens en la place et au palais, pour
quelque office, ou bien pour plaider quelque noble cause de grande
conséquence: car celui qui ne s'émeut ni ne s'étonne ou lâche point
pour ouïr toutes ces emorches là donne certainement à connaître qu'il
est pris et arrêté comme il faut de la philosophie, car il n'est pas
possible de se garder de convoitter ce que les autres adorent, sinon à
ceux qui n'admirent rien que la vertu: car de braver et faire tête à
des hommes, il échut à aucuns par colère, et à d'autres par folie, mais
de mêpriser et rejeter ce que les autres estiment jusques à admiration,
il n'est homme qui le sût faire sans une grande, vraie et constante
magnanimité: d'où vient que se comparants aux autres en cela, ils s'en
glorifient, comme fait Solon quand il dit,
Plusieurs méchants deviennent riches gens,
Et plusieurs bons demeurent indigens,
Mais toutefois changer notre bonté
Nous ne voudrions à leur méchanceté:
Car la vertu est ferme et perdurable,
Et la richesse incertaine et muable.
et Diogenes comparait son passage de la ville d'Athenes en celle de
Corinthe, et de <p 115r> celle de Corinthe à celle de Thebes, aux
mutations de séjour que faisait le grand Roi de Perse, lequel passait
la saison du printemps à Suse, celle de l'hiver en Babylone, et l'été
en la Medie. Et Agesilaus oyant nommer le Roi de Perse, le grand Roi:
«pourquoi, dit-il, est-il plus grand que moi, si ce n'est qu'il soit
plus juste?» et Aristote écrivant à Antipater touchant Alexandre le
grand, lui mande: «Q'il ne lui appartenait pas à lui seul de s'estimer
grand, pource qu'il dominait beaucoup de pays: mais aussi à quiconque
avait droite et saine opinion des Dieux.» Et Zenon voyant que
Treophrastus était en grand estime, pource qu'il avait beaucoup
d'auditeurs, dit: «Son auditoire est plus grand que le mien, mais le
mien est mieux d'accord.» Quand doncques tu auras ainsi établi et fondé
en ton coeur l'affection qu'il faut porter à la vertu, auprès des
choses exterieures, et versé hors de ton âme toutes envies, toutes
jalousies, et tout ce qui chattouille, ou qui rebute plusieurs de ceux
qui commencent à philosopher, cela te sera un grand indice et argument
de profiter et avancer en la philosophie: aussi n'en sera-ce pas un
petit, que la mutation des propos autres que l'on ne soûlait tenir: car
tous ceux qui commencent à étudier en philosophie, à parler
universellement, cherchent plus ceux qui ont de la gloire et de
l'apparence, les uns se juchant en haut, comme les coqs et les poules,
à la splendeur et hauteur des choses naturelles, pource qu'ils sont
légers et ambitieux de leur inclination naturelle: les autres prenants
plaisir ainsi comme les jeunes leurons, ce dit Platon, à tirer et
déchirer toujours quelque chose, s'en vont droit aux disputes, aux
questions et arguts de la Dialectique, et la plupart en prennent
provision pour passer outre, jusques à la Sophistique. Il y en a qui
vont çà et là faisants amas des beaux dits, notables sentences et
belles histoires des anciens, comme Anacharsis disait qu'il ne voyait
point que les Grecs usassent de leurs deniers monnayés à autre usage
qu'a jeter et compter: aussi ne font ceux-là autre chose que compter et
mesurer leurs beaux propos sans en tirer autre commodité ne profit. Et
comme Autiphanes, l'un des familiers de Platon en se jouant disait,
qu'il y avait une ville là où les paroles se gelaient en l'air
incontinent qu'elles étaient prononcées, et puis quand elles venaient à
se fondre l'été, les habitants entendaient ce qu'ils avaient devisé et
parlé l'hiver: aussi la plupart, disait-il, de ceux qui viennent ouïr
jeunes les discours de Platon, à peine les entendent-ils jusques bien
tard, quand ils sont devenus tous vieux: aussi leur en prend-il de même
envers toute la philosophie, jusques à ce que le jugement ayant pris
une fermeté de resolution saine et rassise, vient à donner dedans les
discours qui peuvent imprimner en l'âme une affection morale, et une
passion d'amour, et à chercher ces propos-là, dont les traces tendent
plutôt au dedans que non pas au dehors comme dit la fable d'Aesope. Car
ainsi comme Sophocles disait en se jouant, qu'il voulait changer la
hautesse de l'invention d'Aeschylus, puis sa fâcheuse et laborieuse
disposition, et en tiers lieu l'espèce de son elocution et de sa
diction, qui est très bonne, et pleine de douces affections: aussi les
étudiants en Philosophie, quand ils sentiront qu'ils ne s'arrêteront
plus aux choses artificiellement et ingenieusement écrittes par
ôtentation, ains passeront aux morales, et qui touchent au vif les
affections, c'est lors qu'ils commenceront à profiter véritablement et
à bon escient. Considere donc non seulement en lisant les oeuvres des
poètes, ou en les oyant lire, premièrement si tu ne t'attacheras point
plutôt aux paroles qu'a la sentence, et ne te jetteras point plutôt à
ce qui est subtil et aigu, qu'à ce qui est utile, profitable et charnu:
mais aussi en versant dedans les écrits des poètes, et en prenant en
main quelque histoire, observe bien si tu laisses point échapper aucune
sentence bien dite, pour réformer les moeurs ou alléger quelque
passion: car comme Simonides dit, que l'abeille hante les fleurs pour
en tirer le roux miel, là où les autres en aiment seulement la couleur
et la senteur, et n'en veulent, ni n'en prennent autre chose: aussi là
où les autres <p 115v> versent en la lecture des poètes pour
plaisir seulement, et par manière de jeu, celui qui trouve quelque
chose digne d'être notée, et en fait un recueil, semble déjà
reconnaître de premier front le bien, par une familiarité et amitié de
longue main prise avec lui, comme son domestique: car ceux qui lisent
les oeuvres de Platon et de Xenophon, pour la beauté du stile
seulement, sans y chercher autre chose que la purité du langage
naïvement Attique, comme s'ils allient recueillant ce peu de rosée et
de bourre qui vient dessus les fleurs, que diriez vous de ceux-là,
sinon qu'ils aiment des drogues medicinales la belle couleur, ou la
douce senteur seulement, mais au demeurant la proprieté de purger le
corps, ou d'appaiser une douleur qu'elles ont, ils ne la connaissent
point, et ne s'en veulent point servir? Au demeurant ceux qui passent
encore plus avant en ce profit, non seulement tirent utilité des écrits
et des paroles, mais aussi des spectacles et des choses qu'ils voient,
et en tirent ce qui leur est propre et commode: comme l'on écrit
d'Aeschylus, et de plusieurs autres semblables: car Aeschylus étant un
jour présent à voir és jeux Isthmiques un combat de deux champions
combattants à l'escrime des poings, comme l'un deux eût reçu un grand
coup bien assené, tout le théâtre s'écria: lui, poussant du coude un
nommé Ion natif de Chio, «Vois-tu, dit-il combien peut l'accoutumance
et exercitation? le frappé ne dit mot, et les regardants crient.» Et
Brasidas ayant trouvé une souris parmi des figues sèches, qui le mordit
au doigt, il la secoua en terre, et puis dit en luymême, «O Hercules,
voyez-vous comment il n'y rien si petit ne si faible, que s'il oze se
défendre, ne trouve moyen de sauver sa vie!» Et Diogenes ayant vu un
qui buvait dedans le creux de sa main, jeta le gobelet qu'il portait en
sa besace: tant l'accoutumance et l'exercitation, qui bien l'a
continuée, et y a été diligent, rend les personnes promptes à remarquer
et à recevoir de tous côtés choses qui servent à la vertu: ce qui se
fait encore plus quand ils mêlent les paroles avecques les actions, non
seulement en la sorte que dit Thucydides, apprenants et s'exercitants
entre les périls, mais aussi contre les voluptés, contre les querelles
et altercations és jugements, és défenses des causes, és magistrats,
comme donnants preuve des opinions qu'ils tiennent, ou plutôt par leurs
deportemens enseignants quelles opinions on doit tenir. Car ceux qui
apprennent encore, et néanmoins s'entremettent d'affaires, et qui ne
font qu'épier s'ils pourront dérober quelque chose de la philosophie
pour l'aller incontinent prescher, comme charlatants, ou au milieu d'un
place, ou en une assemblée de jeunes gens, ou à la table d'un Prince,
il ne faut non plus estimer que ces manières de gens-là fassent actes
de philosophes, que ceux qui vendent les drogues medicinales et les
simples fassent actes de médecins: ou pour mieux dire, ce
contrefaiseur-là de philosophe ressemble proprement à l'oiseau que
décrit Homere, qui porte incontinent en sa bouche, tout ce qu'il
prendre, à ses disciples, comme à des petits qui sont encore dedans le
nid sans plumes,
Et ce pendant il meurt de faim lui-même:
ne prenant rien de ce qu'il apporte pour s'en valoir et nourrir, ou ne
digerant rien de ce qu'il prend. Et pourtant faut-il bien prendre garde
si nous faisons un discours que ce soit quant à nous, pour en user en
nous mêmes: et quant aux autres, que ce ne soit point pour une vaine
gloire, ni pour ambition de nous montrer, mais en intention d'apprendre
ou d'enseigner quelque bonne chose: et sur tout faut aussi bien
observer, si toute opiniâtreté, et toute contentieuse animosité en
dispute, est en nous amortie, et si nous avons désormais desisté
d'inventer ambitieusement des raisons pour confondre nos adversaires,
ne plus ne moins que les champions de l'escrime des poings, à qui on
lie de grosses courrois alentour des bras, et des boules dedans les
mains, prenants plus de plaisir à assener un bon coup, et à ruer par
terre notre compagnon, que non pas à apprendre ni enseigner: car la
douceur et debonnaireté <p 116r> en cela, de ne vouloir jamais
attacher une conférence avec intention de vaincre en combattant, ni la
rompre en courroux, ni par manière de dire, fouler aux pieds
l'adversaire quand on l'a vaincu, ou être déplaisant quand on a été
vaincu, ce sont signes d'homme qui a suffisamment jà profité: ce que
montra bien un jour Aristippus ayant été pressé de si près en quelque
dispute, qu'il ne sut que répondre sur le champ a un sophiste
audacieux, mais au demeurant homme ecervelleé et sans jugement: car le
voyant fort joyeux et fort enflé de vaine gloire, pour l'avoir ainsi
rangé à ne savoir que dire, «Je m'en vois, lui dit-il, vaincu pour ce
coup, mais je dormirai plus suavement que toi qui as vaincu.» Nous
pouvons encore nous éprouver et sonder nous mêmes quand nous haranguons
publiquement, si ne pour voir en l'audience plus de gens que nous n'en
avions attendu, nous ne restivons point de peur, ni au contraire nous
ne laschons point notre courage pour y en avoir moins que nous n'avions
esperé, ni là où il est besoin de haranguer devant un peuple ou devant
un magistrat, nous perdons l'occasion de ce faire pour n'avoir pas bien
premédité et mis par écrit ce que nous devrons dire, comme l'on récite
de Demosthenes et d'Alcibiades: car Alcibiades étant très ingenieux et
prompt à inventer les choses, était craintif à les dire, et se
troublait quand il venait à les exposer, car bien souvent au milieu de
son dire il cherchait le mot propre à exprimer sa conception, ou
quelque parole qui lui était échappée de la mémoire, que le faisait
demeurer tout court en parlant. Et Homere ne feignit point de mettre
hors le premier de ses vers défectueux en mesure, tant il avait
d'assurance de la perfection et bonté des autres, pour la suffisance en
l'art poétique: tant plus est-il vraisemblable que ceux qui n'ont rien
devant les yeux, où ils aspirent, que la vertu et le devoir seulement,
se servent de l'occasion du temps, et de l'occurrence des affaires,
sans se soucier que l'on applaudisse à leur beau parler, ne qu'on les
siffle, ou qu'on leur face bruit pour le trouver mauvais: si ne faut
pas prendre garde aux paroles seulement, mais aussi aux actions, s'il y
a plus de profit que de parade, et plus de vérité que d'apparence et
d'ôtentation. Car si le vrai amour de fille ou de femme ne demande
point de témoins, ains jouit de son contentement à part soi, encore que
secrètement et sans le su de personne il accomplisse son désir, combien
plus est-il croiable que celui qui est amoureux de l'honnêteté et du
devoir, hantant familierement par ses actions avec la vertu, et en
jouissant, sente sans en mot dire un grand et haut contentement en
soi-même, ne demandant autres auditeurs ni autres spectateurs que sa
conscience propre? comme celui qui appellait sa chambrière en sa
maison, et criait tout haut, «Dionysia regarde comment je ne suis plus
glorieux ne superbe:» aussi celui qui a fait quelque chose honnête et
vertueuse, et puis la va conter et la porte montrer par tout, il est
tout évident que celui-là regarde encore dehors, et est tiré de la
convoitise de vaine gloire, et n'a point encore vu à nud et au vrai la
vertu, ains seulement en dormant et en songe en a pensé entrevoir
quelque ombre et quelque image, puis qu'il expose ainsi en vue ce qu'il
a fait, comme un tableau de peinture. celui doncques qui profitera, non
seulement quand il aura donné quelque chose à un sien ami, ou fait
quelque bien à un sien familier, n'en dira rien: mais aussi quand il
aura donné sa voix ou sa balotte juste entre plusieurs autres injustes,
ou quand il aura fermement resisté en face au propos déshonnête de
quelque homme riche, ou de quelque seigneur et magistrat, ou qu'il aura
refusé quelques présents, voire jusques à là, s'il a eu soif la nuit,
et qu'il se soit gardé de boire, ou qu'il ait rebouté le baiser de
quelque belle fille ou femme qui l'en ait pressé, comme fit Agesilaus,
il le retiendra en soi-même, et n'en dira jamais rien: car celui-là qui
se contente de se prouver à soi-même, non par mêpris des autres, mais
pour l'aise et le contentement qu'il en a en sa conscience, étant
suffisant témoin et spectateur des choses bien et louablement faites,
montre que la <p 116v> raison est logée chez lui, et y a pris
pied et racine, et comme dit Democritus, qu'il s'accoutume à prendre
plaisir de soi-même: ainsi comme les laboureurs voyent plus volontiers
les espics qui panchent et se courbent contre la terre, que ceux qui
pour leur légèreté sont hauts et droits, d'autant qu'ils les estiment
vides de grain, et qu'il n'y a presque rien dedans: aussi entre les
jeunes gens qui se donne à la philosophie, ceux qui sont les plus vides
et qui ont moins de pois, ceux-là ont du commencement l'assurance, la
contenance, le port, le visage plein de mêpris et de contemnement de
toutes choses: et puis quand ils se commencent à remplir, et à amasser
du fruit des discours de la raison, ils ôtent alors cette mine superbe,
et cette vanité d'apparence exterieure. Ne plus ne moins que les
vaisseaux où l'on met quelque liqueur, à mesure que la liqueur y entre,
l'air vain en sort: aussi à mesure que les hommes se remplissent de
biens certains et véritables, la vanité leur cède, et toute hypocrisie
s'en va, l'enfleure en devient plus molle, et cessants de s'attribuer
beaucoup pour la grande barbe et la robe longue, ils transfèrent
l'exercitation des choses exterieures au dedans de l'âme, usants
d'amertume et de morsure de répréhension, principalement encontre
eux-mêmes, et au demeurant devisent et parlent avec les autres plus
gracieusement: et quant au nom de philosophie, et à la réputation de
philosophes, ils ne l'usurpent plus comme ils faisaient auparavant,
ains si d'aventure quelque gentil jeune homme est appelé par un autre
de ce nom-là, il répondra en souriant tout doucement, et rougissant de
honte,
Je ne suis pas un des célestes Dieux,
pourquoi pareil me faites vous à eux? Car ainsi que dit Aeschylus,
La jeune femme à qui l'oeil estincelle,
Me fait juger qu'elle n'est plus pucelle:
mais le jeune homme qui a commencé à goûter le profit en l'exercice de
la philosophie, ces accidents que décrit Sappho le suivent,
Quand je te vois,
Soudainement je m'aperçoi,
Que toute voix défaut en moi,
Que ma langue n'a plus en soi
Rien de langage.
Une rougeur de feu volage
Me court sous le cuir au visage.
Vous prendriez plaisir à voir sa contenance rassise, son regard doux,
et désireriez de l'ouïr parler. Car ainsi comme ceux qui sont profés en
la confrairie des mystères, s'assemblants du commencement en foule et
en tumulte, s'entre-heurtent et poussent les uns les autres, mais quand
on vient à faire le service divin, et à montrer les choses sacrées, ils
sont alors attentifs, avec crainte et avec silence: aussi au
commencement de l'étude de philosophie et à l'entrée de la porte, vous
y verrez beaucoup de bruit, de tumulte, d'insolence et de caquet,
pource que la plupart se jette dedans brusquement et violentement, pour
l'envie qu'ils ont d'en acquérir réputation et honneur: mais celui qui
est une fois entré dedans, et qui a vu celle grande lumière, comme si
le repositoire des choses saintes lui était ouvert, alors prenant une
toute autre contenance, un silence et un ébahissement, il devient
humble, souple, et modeste, suivant la raison comme Dieu: et me semble
que l'on leur peut bien appliquer et accommoder ce que Menedemus en
jouant disait, C'est que plusieurs venaient aux écoles à Athenes, qui
du commencement étaient sages, puis devenaient amateurs de sagesse, car
cela signifie ce mot de Philosophe: et puis de Philosophes devenaient
Sophistes, et à la fin par succession de temps se trouvaient Idiots,
c'est à dire, gens de tout ignorans: car d'autant que plus ils
approchent de la <p 117r> raison, d'autant diminuent-ils plus de
l'opinion de soi-même, et de la présomption. Or entre ceux qui ont
besoin du secours du médecin, les uns qui n'ont mal qu'aux dents, ou au
doigt, eux-mêmes vont devers ceux qui les pensent, et ceux qui ont
fièvres les appellent à la maison, et les prient de leur vouloir être
en aide: mais ceux qui sont tombés en une fureur de melancholie, ou en
une frenesie, et alienation d'entendement, ne les veulent pas
quelquefois recevoir, encore qu'ils viennent d'eux-mêmes, ains les
fuient et les chassent, étant si fort malades, qu'ils ne sentent pas
leur mal: aussi entre ceux qui pèchent et qui faillent, ceux-là sont
incurables et incorrigibles, qui se courroucent amèrement, et haïssent
mortellement ceux qui leur remontrent et qui les reprennent: et ceux
qui les endurent, et qui les reçoivent sont en meilleur état et plus
beau chemin de recouvrer guarison: mais ceux qui se baillent eux-mêmes
à ceux qui les reprennent, qui confessent leur erreur, et qui
découvrent eux-mêmes leur pauvreté, n'étant pas bien aises qu'on ne
sache rien, ni contents d'être secrets, ains l'avouent, et prient ceux
qui les en reprennent, et qui les admonestent de leur y donner remede,
cela n'est pas un des pires signes de profit et amendement, suivant ce
que soûlait dire Diogenes, «Que celui qui se veut sauver et devenir
homme de bien, il a besoin d'avoir ou un bon ami, ou une âpre ennemi,
afin que ou par amour de remontrance, ou par force de justice, il se
châtie de ses vices.» Mais tant que l'on fait gloire de montrer au
dehors une souillure de robe, ou une tache de vêtement, ou un soulier
rompu, et que par une façon d'humilité présomptueuse on se moque de
soi-même, de ce que l'on sera d'aventure, ou petit, ou courbé et bossu,
pensant faire une gallanterie, et ce pendant on couvre et cache les
ordures de sa vie, et villanies de ses moeurs, les envies, les
malignités, l'avarice, les voluptés, comme des ulceres et apostumes, ne
souffrant pas que personne y touche, non pas qu'on les voie seulement,
pource qu'on craint d'en être repris, certainement on a fait peu de
profit, ou plutôt à vrai dire, rien du tout. Mais celui qui donne à
travers, et qui peut ou qui veut principalement se penser soi-même, et
se faire douloir, et sentir regret quand il a failli, ou sinon, à tout
le moins qui endure patiemment qu'un autre par ses répréhensions et
remontrances le nettoye et le purge, celui-là certainement semble haïr
la méchanceté, et avoir envie de s'en défaire: je ne veux pas dire
qu'il ne faille avoir honte, et fuir d'être estimé et tenu pour
méchant, mais celui qui a en haine la substance de la méchanceté, plus
que non pas l'infamie, celui-là ne feindra point de faire dire mal de
soi, et d'en dire lui-même, pourvu qu'il voie qu'il soit pour en
devenir meilleur. A quoi l'on peut appliquer une gentille parole que
dit un jour Diogenes, à un jeune homme, lequel s'étant aperçu que
Diogenes l'avait vu en une taverne, s'en était vitement fui plus au
dedans de la taverne: «Tant plus, lui dit-il, que tu fuis au dedans,
tant plus avant és-tu en la taverne:» aussi peut on dire des vicieux,
que tant plus ils nient leur vice, tant plus se fourrent-ils avant au
dedans du vice, comme les pauvres qui contrefont les riches, en son de
tant plus pauvres pour leur vanité. Mais celui qui profite
véritablement, a pour exemple ce grand personnage Hippocrates, lequel
publia lui-même, et écrivit ce qu'il avait ignoré touchant les coûtures
de la tête de l'homme en l'anatomie, faisant ce compte que ce serait
bien chose hors de toute raison, que ce grand personnage-là ait bien
voulu publiquement prescher sa faute, de peur que les autres ne
tombassent en pareil erreur, et que celui qui se veut sauver soi-même
ne pût endurer qu'on le reprist, ne confesser son ignorance et sa
mauvaistié. Au demeurant les règles et preceptes que donnent Bion et
Pyrron en cet endroit, ne sont pas, à mon avis, signes d'amendement,
mais plutôt de quelque autre plus grande et plus parfaite habitude de
l'âme. Car Bion disait à ses familiers et disciples, qu'ils estimassent
avoir profité alors quand ils auraient acquis tant de constance, <p
117v> qu'ils entendraient aussi patiemment ceux qui les
outrageraient et injurieraient, que ceux qui leur diraient,
ami passant certes tu n'as point chère
D'être homme fol, ni de mauvais affaire:
A dieu te dis, priant la Deité
De te donner toute prosperité.
Et Pyrron, ainsi comme on trouve par écrit, étant dedans une navire, en
une dangereuse tourmente de mer, montra à quelques-uns de ses disciples
qui étaient avec lui, un petit cochon qui mangeait fort gouluement de
l'orge que l'on avait répandu parmi la navire, leur disant qu'il
fallait par la raison et l'exercice de la philosophie acquérir une
constance ainsi impassible, pour ne s'émouvoir ni ne se troubler point
d'aucuns accidents de la fortune. Or voyez donc encore plus, quelle
était la règle de Zenon, car il voulait que chacun print garde à ses
songes, pour connaître s'il profitait ou non, si l'on prenait point
plaisir en songeant à quelque chose déshonnête, ou s'il était point
avis que l'on endurast, ou que l'on fît rien qui fut vilain, ou qui fut
injuste, voulant que l'on vît, comme en un calme du tout tranquille,
sans aucune agitation, au fond clair et net, la partie imaginative et
passive de l'âme totalement applanie et régie par la raison: ce que
Platon auparavant, à mon avis ayant entendu, nous a représenté et
figuré ce que fait la partie imaginative et sensitive en une âme de
nature tyrannique la nuit en dormant, comme elle s'efforce quelquefois
d'avoir compagnie charnelle avec sa propre mère, et comme il lui prend
des appétits de manger des choses étranges, et comme lors elle se
laisse aller à toutes ses sensualitez et concupiscences de chose que la
loi, de honte ou par crainte, empêche et réprime de jour. Tout ainsi
doncques comme les bêtes de selle ou de voiture qui sont bien apprises,
encore que celui qui leur commande leur lâche la bride, ne se
détournent point pour cela, ni ne sortent point de leur chemin, ains
tirent toujours avant comme elles ont accoutumé, ordonnément, sans se
détraquer ni laisser leur train ordinaire: aussi ceux à qui la partie
sensuelle de l'âme est rendue se obéissante, si privée et si bien
disciplinée par la raison, que non pas en songe même, ni en maladie,
elle ne laisse ses appétits se déborder, jusques à commettre choses qui
soient reprises et punies par les lois, elle retient et conserve en
mémoir sa bonne discipline et accoutumance, laquelle donne force et
grande efficace à la diligence de prendre garde à soi. Car si elle a
accoutumé par exercitation de resister aux passions et tentations, de
tenir le corps et les parties d'icelui sous bride en sa sujétion,
tellement qu'elle engarde les yeux de jeter des larmes par pitié, le
coeur de tressaillir de peur, les parties naturelles de se mouvoir et
donner fâcherie auprès de belles personnes, comment ne serait-il plus
vraisemblable, que l'accoutumance et exercitation prenant à dompter
cette sensuelle partie de l'âme, ne la polisse, unisse, et réforme,
réprimant et contenant ses imaginations et ses mouvements, jusques aux
songes mêmes? Comme l'on raconte du philosophe Stilpon, qu'il lui fut
avis une nuit en songeant, que Neptune se courrouçait à lui de ce qu'il
ne lui avait pas sacrifié un boeuf, comme avaient accoutumé de faire
les autres prêtres par avant lui: Et que lui ne s'étant point étonné de
cette vision, lui répondit, «Que dis-tu, Sire Neptune? te viens-tu ici
plaindre, comme un enfant qui pleure de ce qu'on ni lui a pas donné
assez grand' part, de ce que je ne me suis pas endebté d'argent pris à
usure, pour emplir toute cette ville de la senteur de rôti, ains t'ai
fait un sacrifice mediocre de ce que j'ai peu avoir de ma maison?» et
qu'il lui fut avis que Neptune se prit à rire de cette réponse, et
qu'en lui tendant la main il lui promît, que cette année-là il
enverrait grand foison de loches de mer aux Megariens, pour l'amour de
lui. Ceux doncques à qui en dormant il ne monte <p 118v> point au
cerveau d'illusions qui ne soient douces, claires, sans douleur, non
point épouventables, ni âpres ou malignes et tortueuses, l'on dit que
ce sont certaines reflexions de lumière qui rejallissent de
l'amendement en la philosophie: là où les furieux appétits, les
frayeurs, les fuites lâches, les aises excessives d'enfants, les
regrets et lamentations, à cause des visions et illusions pitoyables et
étranges, sont comme les brisements des flots de la mer, qui se rompent
contre le rivage, et les undes de l'âme, laquelle n'a pas encore chez
soi sa perfection rassise: ains se va à la journée formant par bonnes
lois et sages enseignements, desquels se trouvant le plus éloignée
quand elle dort, alors elle se laisse de rechef aller, et envelopper
aux passions. Or si cela appartient à ce profit et avancement duquel
nous parlons, ou bien à une autre habitude, ayant jà acquis plus grande
force et plus ferme constance, non sujette à être esbranlée és lettres,
je te le laisserai considérer en toi-même. Comme ainsi soit doncques,
que la totale impassibilité, pour ainsi parler, c'est à dire, l'état de
l'âme si parfait qu'elle soit vide de toutes passions, est chose grande
et divine, et qu'en un relâchement et adoucissement des passions,
consiste ce profit et amendement que nous traitons, il faut en
comparant chacune d'icelles passions à soi-mêmes, et puis les unes aux
autres, juger de la différence qu'il y a entre les deux. Nous
confererons chacune passion à soi-même, en observant si nos cupidités
sont plus douces et moins violentes qu'elles n'étaient auparavant,
autant de nos peurs, autant de nos colères: si nous ôtons soudain avec
la raison ce qui les soûlait allumer et enflammer: si nous conferons
les unes avec les autres, en considérant si nous avons maintenant plus
de honte que de crainte, si nous sentons en nous émulation et non
envie, si nous convoittons plus l'honneur que les biens, et bref si
nous péchons plus en l'extrémité de l'armonie Doriene, qui est grave et
dévote, ou en la Lydiene, qui est gaillarde et joyeuse, comme les
chantres, tenants plus du lourd et du rude, en notre manière de vivre,
que du mignon et délicat: si nous sommes plus lents en nos actions ou
plus étourdis: si nous admirons plus outre le devoir, les propos des
hommes, et eux-mêmes, ou si nous les mêprisons: pource que tout ainsi
comme c'est un bon signe, quand les maladies se divertissent és parties
du corps, qui ne sont pas les nobles, ni les principales: aussi semble
il que quand le vice de ceux qui sont en état de profit et d'amendement
se change en passions plus douces, c'est commencement de s'effacer
petit à petit. Or les Ephores des Lacedaemoniens, qui étaient comme les
contrerolleurs de tout l'état de Lacedaemone, demandèrent au Musicien
Phrynis, qui avait ajouté deux chordes de nouveau à la lyre, s'il
voulait qu'ils coupassent de celles du haut, ou de celles du bas: mais
quant à nous, nous avons besoin d'être retranchez et par haut et par
bas, si nous voulons réduire nos actions au milieu en une mediocrité:
et ce profit et acheminement à la perfection est, ce qui relâche les
extrémités, et emousse les points des passions,
En quoi les fols sont par trop véhéments,
ce dit le poète Sophocles. Or avons nous déjà dit auparavant, qu'il
nous faut appliquer le jugement aux choses, et ne laisser pas les
paroles demeurer toutes nues en l'air: ains faire qu'elles deviennent
effets, et que cela est le propre du profit et amendement que nous
cherchons, dequoi l'un des premiers indices sera l'affection de vouloir
ensuivre et imiter ce que l'on entendra louer, et être prompts et
délibérés à executer ce que l'on aura en estime et que l'on prisera,
comme aussi au contraire, ne vouloir pas seulement ouïr parler de ce
que l'on blâmera et mêprisera. Car il est bien vraisemblable, que tous
les Atheniens louaient et prisaient la hardiesse et prouesse de
Miltiades: mais Themistocles, qui disait, que la victoire et le trophée
de Miltiades ne le laissait pas dormir, ains l'esveillait la nuit, il
est tout évident qu'il ne le louait et prisait pas seulement, ains
qu'il le désirait imiter et en faire autant: ainsi <p 118v> faut
il estimer, que l'amendement n'est pas encore grand, quand il imprime
en nous une affection de louer, priser et estimer seulement ce que les
gens de bien font, sans aucune émotion et incitation à les vouloir par
effet imiter. Car l'amour même charnel, s'il n'y a un peu de jalousie
mêlé parmi, n'est point actif, ni la louange de vertu n'est ardente ni
produisante effets, si elle ne poingt au vif, et n'aiguillonne le coeur
d'un zele, au lieu d'envie, de vouloir ressembler aux gens de bien, et
de désirer remplir ce qu'il s'en faut que nous n'arrivions à leur
perfection: car il ne faut pas que le coeur de celui qui philosophe à
bon escient, soit renversé sans-dessus-dessous par les paroles
seulement, comme disait Alcibiades, jusques à faire sortir les larmes
des yeux: ains faut que celui qui profite véritablement, se comparant
soi-même aux oeuvres et actions de l'homme de bien, parfait en la
vertu, sente tout ensemble en son coeur déplaisir de ce qu'il se verra
court et défectueux, et plaisir de l'espérance et du désir qu'il aura
de se rendre bientôt égal à lui, étant rempli d'une bonne affection et
volonté non oisive, selon la similitude de Simonides,
Comme un poulain suit la jument qu'il tête,
désirant en manière de dire s'unir du tout et incorporer par imitation
à celui qu'il estime homme de bien. Car cela est une affection
peculiere et propre à celui qui profite véritablement, de ceux dont il
estime les oeuvres aimer et cherir les conditions et les moeurs, et
avec une bienveillance rendant toujours honneur de paroles à leur
vertu, essayer de s'y conformer, et se rendre semblable à eux: mais où
il y a ne sais quoi d'envie, d'estrif et de contestation à l'encontre
des plus excellents, sachez que cela procède d'un coeur ulceré de la
jalousie de quelque authorité et puissance, et non pas d'amour ou
d'honneur qu'il porte à la vertu. Quand doncques nous commencerons à
aimer les gens de bien en telle sorte, que non seulement nous
estimerons bienheureux l'homme temperant, comme dit Platon, et
bienheureux ceux qui sont ordinaires auditeurs des beaux discours, qui
journellement procèdent de sa bouche: mais aussi que nous aimerons et
admirerons sa contenance, son port, sa marche, son regard, son rire: et
que nous voudrons volontiers, par manière de dire, nous conjoindre et
coller à lui, alors pourrons nous certainement assurer, que nous
profitons en la vertu. Et encore plus si nous ne les admirons pas
seulement en leurs prosperités, ains comme les amoureux treuvent bien
séante une langue grasse, ou une palle couleur en ceux qu'ils aiment
pour leur beauté, de sorte que Panthea par ses larmes et son triste
silence, toute affligée qu'elle était, et espleurée pour le dueil de la
mort de son mari, saisit Araspes de son amour: aussi nous ne refuirons
point de peur ni le bannissement d'Aristides, ni la prison
d'Anaxagoras, ni la pauvreté de Socrates, ni la condamnation de
Phocion, ains réputerons avec tout cela leur vertu aimable et
désirable, et courrons droit à elle pour l'embrasser par imitation,
ayants toujours en la bouche, à chacun de leurs accidents, ce beau mot
d'Euripides,
Que tout sied bien à un coeur généreux.
Car il ne faut pas craindre que rien de bon et d'honnête pût jamais
plus divertir cette inspiration divine de si véhémente affection, que
non seulement elle ne se fâche point des choses qui semblent aux hommes
les plus misérables et plus calamiteuses, ains au contraire elle les
admire et les désire imiter. Et puis ceux qui ont jà reçu telle
impression en leur coeur, prennent une autre façon de faire que quand
ils vont commencer quelque entreprise, ou qu'ils entrent en
l'administration de quelque office et magistrat, ou quand il leur
survient quelque sinistre accident, ils se représentent alors devant
leurs yeux ceux qui sont ou qui autrefois ont été gens de bien, et
discourent ainsi en eux-mêmes, Qu'est-ce qu'eût fait Platon en cet
endroit? Qu'est-ce qu'eût dit Epaminondas? Quel se fut ici montré
Lycurgus ou Agesilaus? <p 119r> en s'accoutrant, et se réformant
à leurs moeurs, ne plus ne moins que devant un miroir, en rhabillant
quelque parole qu'ils auront trop peu généreusement proferée, ou en
resistant à quelque passion. ceux qui savent les noms de ces demi-dieux
que l'on appelle Dactyles Ideiens, en usent comme de préservatifs à
l'encontre des soudaines frayeurs, en les nommant par leurs noms, les
uns après les autres: mais le souvenir et le penser aux grands et
vertueux personnages soudain se représentant, et embrassant ceux qui
sont en voie de perfection, en toutes passions et toutes perplexitez où
ils se puissent trouver, les maintient droits, et les engarde de
tomber: et pourtant te soit encore cela un signe d'homme qui va
profitant en la vertu. Et outre cela ne se troubler pas trop fort, ni
ne rougir pas de honte, n'essayer point à se cacher, ou à rhabiller sa
contenance ou quelque autre chose dessus sa personne, quand il se
présente soudainement à l'imprévu quelque grand et sage personnage,
ains s'assurer, et aller droit à lui le visage ouvert, sent sa
conscience bien assurée, comme Alexandre voyant un messager qui
accourait à lui avec une face riante, et lui tendait la main de tout
loin, lui dit: «Quelle bonne nouvelle me saurais-tu plus apporter mon
bel ami, si tu ne me venais dire, qu'Homere fut ressuscité?» estimant
qu'a ses faits et gestes ne se pouvait plus ajouter aucune grandeur,
sinon l'être consacrés à l'immortalité par les écrits de quelque noble
esprit. Mais un jeune homme qui va tous les jours de mieux en mieux
composant ses moeurs, n'aime rien plus que se montrer tel qu'il est aux
hommes de bien et d'honneur, et de leur faire voir entièrement sa
maison, sa table, sa femme, ses enfants, son étude, ses propos ou
prononcés, ou mis par écrit: de sorte qu'il a regret toutes les fois
qu'il lui souvient ou de son père ou de son maître trêpassés, de ce
qu'ils ne l'ont vu en l'état et la disposition qu'il est, et ne
souhaiterait, ni ne requérrait rien tant aux Dieux, que qu'ils peussent
de rechef retourner en vie, pour être spectateurs de sa vie et de ses
actions: comme au contraire aussi, ceux qui ont été paresseux de bien
faire, et son corrompus en leurs moeurs, ne peuvent voir sans frayeur
et sans tremblement ceux qui leur appartiennent, non pas en songe
seulement. Ajoutez encore, si bon vous semble, à ce que nous avons dit,
de ne réputer plus aucune faute ni aucun péché petit, ains s'en donner
de garde soigneusement, et les fuir tous. Car tout ainsi que ceux qui
desespèrent de pouvoir jamais devenir riches, ne font aucun compte de
petite dépense, pource qu'ils pensent que de petite épargne ajoutée à
peu de chose ne se peut pas faire grand amas: et au contraire,
l'espérance qui se voit approchée bien près du but de la richesse,
augmente sa convoitise d'avoir de tant plus qu'elle s'en sent plus
prochaine: aussi au fait de la vertu, celui qui ne se laisse pas
beaucoup aller à tels langages, «Et bien que sera ce quand il s'en
faudra cela? et, Pour cette heure je ferai ainsi, une autrefois je
ferai mieux:» ains est toujours au guet, se mécontentant fort et se
courrouçant, si jusques aux moindres fautes le vice se coulant par
dessous y suggere aucune couleur d'excuse et aucun pardon, celui la
montre manifestement qu'il a maison nette, et qu'il n'y veut plus
endurer la moindre ordure du monde: mais n'estimer et n'avouer rien de
grand en infamie, nous rend faciles et paresseux aux choses petites.
Car ceux qui bâtissent une haye ou une palissade, ou bien une clôture
de maçonnerie, mettent en oeuvre toute sorte de bois qui leur vient en
main, et toute pierre qu'ils rencontrent au-devant d'eux, voire jusques
à une coulomne quarrée qui sera tombée de dessus un sepulchre: ainsi
font les méchants qui assemblent l'un sur l'autre, et amassant en un
monceau toute sorte de gaing, et toutes espèces d'actions les premières
venues: mais ceux qui profitent en la vertu, qui ont déjà planté et
asis les fondement doré de bonne vie, comme d'un saint temple ou d'un
palais Royal, ni reçoivent rien à bâtir dessus temerairement, ains y
ajoutent et y appliquent toutes choses avec le plomb et la règle de la
raison. C'est pourquoi <p 119v> nous estimons que Polycletus
faiseur d'images soûlait dire, que le plus fort à faire et les plus
difficile de leur besogne était, quand la terre était venue jusques à
l'ongle, c'est à dire, que la difficulté plus grand de la perfection
gît à la fin.
XXI. De la Superstition. Ce traité est dangereux à lire, et contient
une doctrine fausse: car il est certain, que la Superstition est moins
mauvaise, et approche plus près du milieu de la vraie Religion, que ne
fait l'Impieté et Atheisme.
L'IGNORANCE et faute de bien savoir que c'est que des Dieux, s'étant
dés le commencement mespartie en deux branches: l'une se rencontrant
avec des moeurs dures, comme en un pays rude, y engendra l'Impieté:
l'autre avec des moeurs tendres, comme en pays mol, y imprima la
Superstition. Or est il que tout erreur de jugement, mêmement en telle
matière, est chose mauvaise, mais avec celui de la superstition, il y a
une passion conjointe, qui est bien pire, pource que toute passion est
comme une deception qui nous tient en fièvre: et tout ainsi comme les
desbaitements de membres mis hors de leurs lieux, qui se font avec
blesseur sanglante, sont les plus dangereux, aussi sont les distorsions
de l'âme conjointes avec passion. Comme, pour exemple, si quelqu'un
pense, que de petits corps indivisibles que l'on appelle Atomes, et le
vide, soient les principes de l'univers, c'est une fausse opinion qu'il
a, mais elle ne lui engendre point d'ulcère, elle ne lui donne point de
fièvre, ni ne lui cause point de douleur qui le tourmente: et au
contraire, si quelqu'un estime que la richesse soit le bien souverain
de l'homme, cette fausseté d'opinion a une rouille et verm qui lui
ronge l'âme, qui le transporte hors de soi, et ne le laisse point
reposer, elle le poingt de furieux aiguillons, elle le precipite, par
manière de dire, du haut des rochers, lui serre la gorge, et lui ôte
toute liberté de franchement parler: ou bien, si quelques-uns ont
opinion, que le vice et la vertu soient substances corporelles, et
materielles, c'est à l'aventure une trop grosse et trop lourde
ignorance, mais non pas digne d'être lamentée ni déplorée. Mais si ce
sont de tels jugements, et de telles opinions,
O misérable et chétive vertu,
Or rien que vent et langage n'est tu,
Et comme étant une réele essence
Je t'exerçais en toute révérence,
Laissant le train d'injustice tenir,
Qui à tous biens fait l'homme parvenir,
Et rejetant intempérance arrière,
Celle qui est de tous plaisirs la mère:
ce sont celles dont on doit avoir pitié ensemble, et s'en courroucer,
d'autant qu'elles engendrent plusieurs maladies, et plusieurs passions,
comme des vers et des tignes, dedans les âmes où elles pénétrent: aussi
pour venir à celles dont à présent il est question, l'impieté de
l'atheiste est un faux et mauvais jugement qui lui fait croire qu'il
n'y a point de nature souverainement heureuse et incorruptible, et le
conduit par cette mécréance, à n'en sentir point aussi de passion: car
sa fin, de n'estimer point qu'il y ait de Dieu, c'est de ne le craindre
point aussi: mais la Superstition, ainsi <p 120r> comme la
proprieté du nom Grec qui signifie crainte des Dieux, le donne
clairement à connaître, est une opinion passionnée et une imagination,
laquelle imprime en l'entendement de l'homme une frayeur qui abat et
atterre l'homme, estimant bien qu'il y ait des Dieux, mais qui soient
malfaisans, nuisibles et dommageables aux hommes, de manière que
l'atheiste ne s'émeut aucunement envers la Deité, là où le
superstitieux se mouvant et affectionnant envers elle autrement qu'il
ne faut, se destort et fourvoye: ainsi l'ignorance fait à l'un décroire
la nature qui est cause de tout bien, et à l'autre croire qu'elle soit
cause de mal: tellement que l'impieté vient à être un faux jugement de
Dieu, et la superstition une passion procédant d'un faux jugement. Or
est-il bien vrai, que toutes les maladies et passions de l'âme sont
laides et mauvaises, mais toutefois si y a il en quelques unes je ne
sais quoi d'élevé et de haut, procédant de légèreté: et n'y en a pas
une en manière de parler, qui soit destituée d'un mouvement actif, ains
est le commun blâme que l'on donne à toutes passions, qu'avec leurs
aiguillons actifs, elles pressent et violentent si fort la raison,
qu'elles la forcent, excepté la peur seule, laquelle n'étant pas moins,
destituée de raison que d'assurance, a un étourdissement et alienation
de bon sens, oiseuse, morte, sans exploict ni effet quelconque. C'est
pourqoy elle est par les Grecs appelée quelquefois Deima, qui signifie
lien, et quelquefois Tarbos, c'est à dire, trouble, pource qu'elle
tient l'âme liée sans pouvoir rien faire, et toute perturbée: [...].
[...]. mais entre toutes les sortes de peur, la plus confuse et la plus
esperdue est celle de la superstition. celui qui ne navigue point ne
craint point la mer, ni celui qui ne suit point les armes ne doute
point la guerre, ni les voleurs et épieurs de chemins celui qui ne
bouge de sa maison, ni le calomniateur celui qui n'a rien, ni l'envie
celui qui n'a point d'états, ni le tremblement de terre celui qui
habite en la Gaule, ni le tonnerre celui qui demeure en Aethiopie: mais
celui qui craint les Dieux, craint toutes choses, la terre, la mer,
l'air, le ciel, les tenebres, la lumière, le bruit, le silence, les
songes. Les serfs oublient la dureté de leurs maîtres quand ils
dorment: le sommeil allége les ennuis de ceux qui sont en prison, les
fers aux pieds: les inflammations des plaies, les ulcère malings, qui
mangement cruellement les membres tous vifs, les angoisseuses douleurs
donnent quelque relâche aux patients ce pendant qu'ils sont endormis,
ainsi que dit le poète Tragique,
O gracieux dormir, allégement
Doux aux travaux des malades, comment
Tu m'est venu au besoin secourable,
A ma douleur relâche désirable!
La superstition ne permet pas aux superstitieux de pouvoir dire cela,
car elle seule ne fait point de trêves avec le sommeil, ni ne permet
point à l'âme de pouvoir au moins aucunefois respirer, ni se rassurer,
en rejetant arrière d'elles ces mauvaises et fâcheuses opinions qu'elle
a de Dieu: ains comme si le dormir des superstitieux était un enfer, et
le lieu des damnés, elle leur suscite des imaginations horribles, et
des visions terribles et montrueuses des diables et des furies qui
tourmentent la misérable âme, et la chassent hors de son repos par ses
propres songes, desquels elle se flagelle et s'afflige elle-même, comme
si elle le faisait par les étranges et cruels commandements de quelque
autre: mais encore le pis est puis après, que quand ils sont esveillez
et levés, ils ne mêprisent pas ce qu'ils ont songé, ni ne s'en moquent
pas, et ne s'aperçoivent pas, qu'il n'y a rien de véritable en toutes
ces visions qui les ont tourmentés: ains étant sortis de l'ombre de ces
fausses illusions, où il n'y a mal quelconque, ils se deçoivent
eux-mêmes à bon escient, et se tourmentent, et dépendent infiniment en
des magiciens, diseurs de bonne aventure, triacleurs et hommes abuseurs
et affronteurs, qui leur vont disant, Si d'aventure tu crains quelque
<p 120v> vision nocturne, ou que tu aies été travaillé de
Proserpine terrestre, appelle la vieille qui te pétrit le pain, et te
plonge dedans la mer, et te tiens assis contre terre tout le long d'un
jour.
O Grecs ayants trouvé des maux barbares,
par cette superstition se souiller de fange, se vautrer en la bourbe,
chômer les sabbats, se jeter en terre vilainement la face contre bas,
se tenir assis en public sur la terre, faire d'étrange et extravagantes
adorations! Anciennement quand un joueur de cithre commençait à sonner,
on lui commandait qu'il chantât de bouche juste, au moins ceux qui
voulaient entretenir la musique legitime, à fin qu'il ne dît rien de de
déshonnête: mais il est bien plus raisonnable que nous prions les Dieux
de bouche droite et juste, et non pas en visitant les entrailles des
hosties immolées, prendre garde si la langue en est pure et droite, et
ce pendant détordre la nôtre, et l'infecter de noms pérégrins,
étrangers, et la contaminer de mots barbaresques, en offensant les
Dieux, et violant la dignité de la religion reçue et authorisée en
notre pays. Mais le poète Comique a dit plaisamment en quelque passage,
parlant de ceux qui dorent et argentent les chalits de leurs lits,
pourquoi te rends tu cher le dormir, qui est le seul bien que les Dieux
nous donnent gratuitement? aussi pourrait on dire à bon droit au
superstitieux, que les Dieux nous ont donné le sommeil pour une
oubliance et un repos de nos maux, pourquoi en fais tu une gehenne
perpetuelle et douloureuse de ta malheureuse âme, qui ne peut refuir ni
avoir recours à un autre sommeil? Heraclitus disait, que les hommes
pendant qu'ils veillent n'ont qu'un monde commun à tous, mais quand ils
dorment, que chacun d'eux s'en va au sien propre: mais le superstitieux
n'a point de monde commun, car ni quand il veille il n'use point de
sage discours qui l'assure, ni quand il dort il n'est jamais sans
quelque chose qui le tourmente: car la raison sommeille, et la peur
veille toujours, et jamais ne s'en peut sauver ni s'en défaire. Le
Tyran Polycrates était redouté en Samos, Periander à Corinthe, mais nul
ne les craignait plus depuis qu'il venait en une ville franche, étant
régie par gouvernement populaire: là où celui qui redout l'empire des
Dieux, comme une tyrannie severe et inexorable, où se retirera il? où
s'enfuira-il? Quelle terre trouvera-il où il n'y ait point de Dieu?
quelle mer? En quelle partie du monde pourras-tu devaller, pauvre
homme, ni te cacher pour t'assurer que tu sois hors de la puissance des
Dieux? Il y a loi pour les pauvres esclaves qui sont si durement
traitez de leur maître, qu'ils n'espèrent pas jamais en pouvoir obtenir
liberté, qu'ils peuvent requérir d'être vendus à un autre, et changer
de maître qui leur soit plus doux et plus gracieux: mais la
superstition ne nous donne point moyen de changer de Dieux, et ne
saurait on trouver espèce de Dieux que le superstitieux ne craigne,
attendu qu'il craint les Dieux tutelaires du pays, et les Dieux de la
naissance: Il redoute les Dieux salutaires et sauveurs, il tremble de
frayeur quand il pense à ceux à qui nous demandons richesse, abondance
de biens, concorde paix, heureux succes de nos dits et de nos faits. Et
puis ceux-ci estiment qu'être serf soit une calamité grande, en disant,
C'est grand malheur à homme et femme d'être
Serfs, mêmement de misérable maître.
et combien plus griève et plujs misérable servitude estimez vous que
souffrent ceux qui ne s'en peuvent fuir, qui ne peuvent evader, ni se
départir et retirer? le serf a les autels, ausquels il peut recourir,
et y a beaucoup de temples, de la franchise desquels on n'ozerait
enlever les voleurs mêmes: les ennemis qui s'enfuient après une
défaite, s'ils peuvent embrasser une statue des Dieux, ou se jeter
dedans une eglise, ils sont assurés de leur vie: mais le superstitieux,
ce que plus il fremit, que plus il craint et redoute, c'est ce en quoi
mettent leur espérance ceux qui ont peur de plus cruelles <p
121r> peines que l'on face souffrir aux hommes. Ne vous donnez pas
peine de tirer par force un superstitieux des temples des Dieux, c'est
là où plus aigrement il est affligé et tourmenté. Qu'est-il besoin de
dire davantage? la mort est fin de la vie à tous hommes, mais non pas
de la superstition, car elle étend ses bornes et limites au dela de
l'extrémité de la vie, faisant sa peur plus longue que sa vie, et
attachant à la mort une imagination de maux immortels: et lors qu'elle
achéve tous ses ennuis et travaux, elle se persuade qu'elle en doive
commencer d'autres qui jamais n'acheveront: les profondes portes de je
ne sais quel Pluto dieu des enfers s'ouvrent, des fleuves de feu cruel,
et les creuses baricaves de la rivière de Styx se découvrent, et se
déplaient des tenebres pleines de plusieurs apparitions d'âmes et
d'esprits, représentants des figures horribles à voir et des voix
piteuses à ouïr: des juges, et des bourreaux, des abismes et des
cavernes creuses, pleines de toutes sortes de gehennes et de tourments.
Ainsi la misérable superstition, pour craindre par trop, sans propos,
ce qu'elle imagine être mauvais, ne se donne garde qu'elle se sous-met
à tous les maux du monde: et pour ne savoir eviter de se passionner de
la crainte des Dieux, elle se forge l'attente de maux inevitables
encore après sa mort. L'impieté de l'atheïste n'a rien de tout cela: il
est bien vrai que son ignorance est bien malheureuse, et que c'est une
grande calamité à l'âme que de mal voir, ou du tout être aveugle, en si
grandes et si dignes choses, ayant le principal et le plus clair de ses
yeux éteint, qui est la connaissance de Dieu, mais au moins cette
crainte passionnée, cet ulcère de conscience, cette combustion
d'esprit, et cette servile abjection, n'est point conjointe à son
opinion. Platon écrit que la musique a été donnée aux hommes par les
Dieux, pour les rendre modestes, gracieux, et bien conditionnés, non
pas pour délices ni pour une volupté, ni un chatouillement d'oreilles,
pource qu'il advient aucunefois, à faute des Muses et des Graces,
grande confusion et désordre és accords et consonances de l'âme, qui se
débauche quelquefois outrageusement par intempérance, ou par
nonchalance, et la musique survenant là-dessus les ramène et les remet
derechef tout doucement en leur ordre et en leur lieu: car, comme dit
le poète Pindare,
Ceux qui ne sont point des élus
Du grand Jupiter bienvoulus,
Trouvent la voix melodieuse
Des Muses mêmes odieuse.
Voire et s'en aigrissent et courroucent: comme l'on dit que les Tigres,
si on leur sonne des tabourins alentour d'elles, en entrent en fureur,
et s'en tourmentent tant, que finablement elles s'en déchirent elles
mêmes. Il y a doncques moins de mal en ceux qui par surdité, ou autre
dureté et debilitation de l'ouïe, n'ont aucune passion ne sentiment de
la musique. C'était un grand malheur à Tiresias de ne voir point ses
enfants ni ses familiers, mais bien plus grief et plus grand fut-ce à
Athamas et à Agavé de penser, en les voyant, voir des lions, ou des
cerfs: et quand Hercules devint enragé, il lui eût mieux valu ne voir,
ni ne sentir point ses enfants, que de faire à ceux qu'il aimait plus
au monde, ce qu'il eût su executer à l'encontre de ses plus mortels
ennemis. Ne te semble-il pas maintenant, qu'il y ait une semblable
différence entre les atheïstes et les superstitieux? les atheïstes ne
voyent point les Dieux du tout, les superstitieux les voyent autrement
qu'il ne faut: les atheïstes se persuadent qu'il n'y en a point
nullement: les superstitieux estiment effroiable ce qui est bénin,
cruel comme un tyran ce qui est doux comme un père, nous portant
dommage ce qui a tout soin de notre bien et profit, âpre et farouche en
courroux ce qui est sans colère: et puis ils ajoutent foi à des
fondeurs de bronze, à des tailleurs de pierre, et à des imagiers et
mouleurs en cire, qui leur représentent les Dieux avec semblance de
corps humains, et les forment, les accoutrent, et les adorent <p
121v> tels: et ce pendant ils mêprisent les philosophes, et les
graves hommes de gouvernement, qui preuvent et montrent que la majesté
de Dieu est accompagnée de bonté, de magnanimité, de benevolence et de
soin de notre bien, tellement qu'il en demeure aux uns une privation de
tout sentiment, et une mécréance des causes d'où procèdent tous biens,
et aux autres une défiance et une crainte de ce qui ne fait que
profiter et aider. Et en somme, l'impieté de l'atheïste est, ne sentir
aucune passion envers la divinité, à faute d'entendre et de connaître
ce qui est souverainement bon: et la superstition est un amas de
diverses passions soupçonnant que ce qui est bon de nature soit
mauvais: car les superstitieux craignent les Dieux, et néanmoins
recourent à eux: Ils les flatent, et leur disent injures: Ils les
prient et les accusent. C'est chose commune aux hommes de n'être jamais
heureux en toutes choses, car comme dit Pindare parlant des Dieux,
Ceux-là ne sont ni à vieillesse,
ni à maladive faiblesse,
ni à autres maux asservis,
Toujours en liesse ravis,
Pour ne craindre point le passage
D'Acheron au bruyant rivage.
Mais les passions et affaires des hommes sont entremêlés de divers
accidents et aventures, qui tournent tantôt en une sorte, et tantôt en
une autre. Voyons doncques quel est l'atheïste premièrement és choses
qui adviennent outre son gré, et considérons un peu son affection et
disposition en telles occurrences. S'il est au demeurant homme modeste
et temperé, il supportera sa fortune patiemment sans mot dire, et
cherchera aide et confort de là où il pourra: mais s'il est véhément de
nature, et qu'il porte impatiemment son malheur, il rejettera et
fondera toutes ses plaintes et lamentations sur la fortune et casuelle
aventure, et criera qu'il n'y a rien qui soit gouverné par justice ni
par providence és choses humaines, ains que tout y va temerairement et
confusément en perdition. Mais la façon du superstitieux n'est pas
telle, car l'accident à lui survenu sera le moindre de ses maux, ains
demeurant assis sans pourvoir à rien, se bâtira sur sa douleur d'autres
afflictions grandes et grièves, et dont il ne se pourra défaire, et se
remplira lui-même de peurs, de frayeurs, de soupçons, et de troubles et
perturbations, s'attachant en toutes ses plaintes et lamentations à la
providence divine: car il n'accuse de ses malheurs ni l'homme, ni la
fortune, ni l'occasion, ni soi-même, ains attribue le tout à Dieu, et
dit que c'est de là que lui descend et lui court sus une influence
céleste de tout malheur, preschant qu'il n'est pas homme malheureux,
mais haï et malvoulu des Dieux, et qu'il est méritoirement puni,
affligé, et tourmenté par la providence divine. Si l'atheïste devient
malade, il discourt en lui-même, et se ramène en mémoire s'il a point
trop mangé, ou trop bu, ou s'il a point fait quelque autre désordre en
son vivre, s'il a point travaillé excessivement ou s'il a point changé
d'air qui lui fut familier en autre fort étrange et trop différent du
sien naturel. Et si d'aventure il lui est survenu quelque desastre en
matière de gouvernement de la chose publique, qu'il ait encouru quelque
disgrâce et mauvaise réputation envers le peuple, ou s'il a été
calomnié envers le prince, il en va rechercher la cause en luymême, et
és choses qui sont alentour de lui,
Où ai-je été, qu'ai-je fait, ou mesfait?
Qu'ai-je oublié que je deusse avoir fait?
Mais le superstitieux dira, que toute maladie de son corps, perte de
biens, mort d'enfants, toute adversité et toute malencontre en affaires
de gouvernement, seront autant de coups de l'ire des Dieux, et
d'assaults de la justice divine, tellement qu'il n'osera pas se
secourir soi-même, ni détourner son malheur, ou bien remédier à son
<p 122r> inconvénient, non pas même s'y opposer, de peur qu'il ne
semble se vouloir attacher à combattre contre les Dieux, ou leur
resister quand ils le veulent châtier: en sorte que s'il est malade, il
chassera hors de sa chambre le médecin qui le viendra visiter: s'il est
en deuil, il sera fermer sa porte au philosophe qui le viendra consoler
et réconforter: Laisse moi mon ami, dira-il, payer la peine que j'ai
méritée, méchant, malheureux et maudit homme, haï des Dieux et
demi-dieux, que je suis. On peut bien a un homme qui ne crait point et
ne se persuade point qu'il y ait de Dieu, qui au demeurant est outré de
douleur, et se tourmente desespereement, lui essuyer la larme de
l'oeil, lui faire touzer ses cheveux, lui ôter sa robe de deuil. Mais
le superstitieux, comment lui parlerez-vous? comment lui donnerez-vous
secours? Il sera en sa douleur dehors de sa maison, affublé d'un sac,
ou ceint sur les reins de quelques méchants haillons tous déchirés,
souvent il se vautrera tout nud dedans la fange, il confessera et
déclarera je ne sais quels péchés et fautes qu'il aura commises, comme
qu'il aura bu ou mangé ceci ou cela, ou qu'il aura été quelque part où
Dieu lui défendait d'aller: et s'il est le mieux qu'il saurait être
pour superstitieux, et que sa superstition soit douce, pour le moins
sera-il en sa maison assis avec force sacrifices que l'on fera autour
de lui, force aspersions: et les vieilles qui lui viendront attacher,
et pendre au col, ne plus ne moins qu'a un pau fiché, comme disait
Bion, tous les brevets, et sorcelleries et sottises qu'elles auront en
main. On lit que Teribasus quand les Perses le voulurent prendre
prisonnier, mit le main à son cimeterre qui était fort et roide, et se
défendit vaillamment: mais si tôt qu'ils lui crièrent et protestèrent,
que c'était par commission et commandement du Roi qu'ils le voulaient
prendre, il jeta incontinent son épée, et bailla ses deux mains à lier.
N'est-ce pas chose du tout semblable à ce que nous disons? Les autres
combattent à l'encontre des adversités, et repoussent les afflictions,
faisant tout ce qui est en eux pour les evader, et pour détourner ce
qu'ils ne voudraient pas voir advenir: Mais le superstitieux ne veut
écouter personne, ains dit en lui-même à part soi: Ô misérable, tout ce
malheur te vient de la providence divine, et par le commandement de
Dieu. Il rejette toute espérance, il s'abbandonne lui-même, il fuit et
repousse ceux qui le veulent secourir. Il y a beaucoup de maux qui
d'eux-mêmes sont mediocres, que les superstitieux rendent mortels.
L'ancien Roi Midas étant troublé et fâché pour quelques songes qu'il
avait songés, à la fin se desespera, tellement qu'il se fit
volontairement mourir, en buvant du sang de taureau: et Aristodemus Roi
des Messeniens, en la guerre qu'il eut contre les Messeniens, étant
advenu que les chiens hurlèrent comme des loups, et que alentour de son
autel domestique il était cru de l'herbe qui s'appelle chiendent, et
que ses devins lui dirent qu'ils redoutaient fort ces signes-là, il en
conceut en son coeur une si grande tristesse, et en entra en si grand
desespoir, qu'il se défit lui-même. Et eût à l'aventure mieux valu que
Nicias se fut ainsi délivré de sa superstition, comme firent Midas et
Aristodemus, que pour la crainte de l'ombre de l'eclipse de la lune,
attendre que l'ennemi le vint envelopper et enceindre tout à l'entour,
et au bout du jeu tomber vif entre les mains de ses ennemis, qui le
firent mourir honteusement avec quarante mille hommes Atheniens, qui
furent ou mis à l'épée, ou pris prisonniers: car l'opposition de la
terre se rencontrant diametralement entre la Lune et le Soleil n'était
pas à craindre ni à redouter en temps où il était besoin se servir de
ses pieds, mais bien étaient dangereuses les tenebres de la
superstition, de troubler et confondre le jugement de celui qui y était
tombé, en temps mêmement qui avait plus besoin de bon sens et de bon
entendement.
Déjà la mer commence à se froncer
De pers sillons, et à se courroucer:
Déjà la nue alentour environne <p 122v>
Le haut des monts de venteuse couronne,
En se levant tout' droite contre mont.
Cela est un signe de tempeste: ce que voyant le bon pilote, prie bien
aux Dieux de lui faire la grâce d'en échapper, et invoque à son aide
ceux que l'on appelle Salutaires: mais cependant, en faisant ses
prières, il prend en main le timon, il baisse l'antenne, et tâche en
amenant la maîtresse voile, à se jeter hors de la mer tenebreuse.
Hesiode commande, avant que le laboureur commence à labourer ou semer,
Faire ses voeux à Jupiter terrestre,
Et à Ceres la Déesse champestre:
mais c'est an ayant la main sur le manche de la charrue. Et Homere fait
que Ajax, étant sur le point de combattre tête à tête contre Hector,
admoneste les Grecs de faire prière aux Dieux pour lui: mais que
cependant qu'ils prient, lui s'arme très bien de toutes pièces. Et
Agamemnon après avoir recommandé aux soudards Grecs,
chacun sa lance aiguise et tiene prête,
Et son écu ainsi qu'il faut apprête: alors il requiert à Jupiter,
O Jupiter donne moi cette grâce,
Que de Priam la cité je terrace.
Car Dieu est espérance de vertu, non pas excuse de lâcheté. Mais les
Juifs étant la solennité de leurs grands sabbats, combien que les
ennemis plantassent les échelles et gagnaissent leurs murailles,
demeurèrent assis en robe de deuil en leurs maisons, et ne s'en
levèrent jamais de leurs sieges, ains demeurèrent liez et enveloppez en
leur superstition comme dedans une seine. Voilà quelle est la
superstition és occurrences des temps et affaires qui ne succèdent pas
à gré, ains au rebours de notre volonté, c'est à dire en adversité:
mais elle n'est de rien meilleure que l'atheïsme és succes qui
adviennent à souhait et en prosperité. Il n'est rien si joyeux entre
les hommes, que les solennitez des fêtes, et les festins qui se font és
sacrifices près des temples, les confrairies où l'on est purifié de ses
péchés, et ceremonies du service des Dieux, où l'on les prie et les
adore. Or considérez quel est l'atheïste en ces endroits-là: il se rira
d'un ris furieux, et, comme l'on dit communement, Sardonien, de voir
les choses que l'on y fait: et quelquefois dira tout bas en l'oreille
de ses plus familiers qui seront à l'entour de lui, Ceux-là sont bien
hors du sens et enragés, qui estiment que telles choses soient
agréables aux Dieux: au reste il n'aura mal du monde. Mais le
superstitieux voudrait bien, et ne peut, se réjouir, ni prendre
plaisir, et est son âme comme la ville que décrit Sophocles,
Pleine de chants, parfums, encensements,
Pleine de pleurs, et de gémissements.
Il pâlit de peur, et a sur sa tête un chapeau de fleurs: il sacrifie,
et tremble de crainte: il fait sa prière d'une voix tremblante: il met
de l'encens dedans le feu, et la main lui branle: et bref, il rend le
dire de Pythagoras inepte et vain, lequel soûlait dire, «Que nous
sommes lors plus gens de bien, quand nous allons devers les Dieux:» car
c'est alors que les superstitieux sont plus misérables, et plus
malheureux, quand ils entrent dedans les temples et sanctuaires des
Dieux, comme si c'étaient des cavernes d'ours, ou des trous de dragons,
ou des creux de montres marins. C'est pourquoi je m'émerveille de ceux
qui appellent la mécréance et le péché des Atheistes, impieté, et non
pas la superstition. Et toutefois Anaxagoras fut accusé d'impieté pour
autant qu'il avait dit, que le Soleil était une pierre, et jamais homme
n'appella les Cimmeriens impieux, pource qu'ils estiment qu'il n'y ait
point totalement de Soleil. Que me dis-tu? celui qui estimera qu'il n'y
ait point de Dieux sera tenu pour impieux et excommunié, et celui qui
estime qu'il y en ait de tels comme le superstitieux les juge, n'a-il
pas des opinions beaucoup plus impieuses et plus méchantes? Quant <p
123r> à moi j'aimerais mieux que les hommes dissent de moi, que
Plutarque ne fut jamais ni n'est point aucunement, que s'ils disaient,
Plutarque est un homme inconstant, variable, colère, et vindicatif pour
la moindre occasion du monde, despit et chagrin. Si vous conviez les
autres à souper, et que vous le laissiez: si étant empêché, vous ne
venez au-devant de lui à la porte: si vous faillez à le saluer, il vous
mangera le corps, en vous mordant à belles dents, il prendra un votre
petit enfant, et le vous gehennera, il aura quelque mauvaise bête
sauvage qu'il envoyera dedans vos terres, et gâtera tous vos fruits. Le
musicien Timotheus chantait un jour en plein théâtre à Athenes les
louanges de Diane, en l'appellant, comme font les poètes, furieuse,
forsennée, transportée, enragée. Et Cinesias un autre joueur
d'instruments se levant d'entre les spectateurs, lui dit tout haut, Que
plût aux Dieux que tu eusses une telle fille: et néanmoins les
superstitieux estiment de semblables choses, voire encore pires, de
Diane, A la miene volonté que tu entrasses, soit que tu vinsses de
faire pendre quelqu'un, ou de tyranniser femmes grosses en travail
d'enfant, ou d'en faire avorter, encore toute souillée de sang, ou des
carrefours, tirant après toi tes purifications, accompagnée du malin
esprit. Et si n'ont de rien meilleur sentiment, ni plus honnête
jugement d'Apollo, de Juno, ni de Venus, pource qu'ils les craignent et
redoutent tous. Et néanmoins, quelle injure plus outrageuse avait dite
Niobe de Latone, que cela que la superstition persuade aux fols d'elle?
c'est à savoir, qu'elle étant irritée des paroles outrageuses que Niobe
lui avait dites, lui fit tuer à coups de flèches six fils et six
filles, jà tous étant en âge de marier, tant elle était insatiable des
maux d'autrui, et irreconciliable. Car quand bien il serait ainsi, que
celle Déesse eût de la colère, qu'elle haïst les méchants, et qu'elle
fut marrie d'ouïr mal dire de soi, et qu'elle ne se fut pas plutôt
moquée de la sottise et ignorance humaine, ains s'en fut courroucée,
plutôt eût elle du descocher ses flèches sur ceux qui vont faussement
mettant en avant qu'elle soit si amèrement vindicative, et qui vont
disant et écrivant telles choses d'elle. Nous abominons et detestons la
cruauté d'Hecuba, comme étant barbare et bestiale, quand elle dit au
dernier livre de l'Iliade,
Je mangerais volontiers sa fressure
A belle dents, sans lâcher la morsure:
et les superstitieux estiment que la Déesse de Syrie, si quelqu'un
mange des anchois ou des mandoles, qu'elle lui mange le gras des
jambes, elle lui emplit le corps d'ulceres, et lui fait pourrir le
foie. Comment si c'est méchamment fait de médire des Dieux, ne sera-ce
pas aussi méchamment fait d'en mal penser et mal estimer? vu mêmement
que c'est l'opinion de l'injuriant, qui fait réputer sa parole
injurieuse: car nous ne detestons l'injure que pour autant qu'elle est
signe d'une maligne volonté, et réputons nos ennemis ceux qui disent
mal de nous, comme gens ausquels il ne nous faut pas fier, et qui ont
envie de nous mal faire. Voyez quel jugement les superstitieux ont des
Dieux, quand ils les estiment étourdis, déloyaux, muables, vindicatifs,
cruels, chagrins, et colères: dont il s'ensuit nécessairement qu'ils
les haïssent, et qu'ils les craingnent, et ne peut être autrement, puis
qu'ils se persuadent que les plus grands maux qu'ils aient oncques
endurés par le passé, et qu'ils soient encore pour endurer à l'advenir,
leur sont arrivés par eux: et s'il est ainsi qu'ils les haïssent et
qu'ils les craignent, ils sont doncques leurs ennemis: et si ne faut
pas trouver étrange cela, vu qu'ils les prient, qu'ils les adorent,
qu'ils leur sacrifient, et qu'ils ne bougent ordinairement des Eglises:
car nous voyons que l'on fait la révérence aux tyrans, on les salue, on
leur fait la cour, on erige en leur honneur des statues d'or ou
d'argent, mais ce pendant on ne laisse pas à les haïr de mort
secrètement, bien qu'on sacrifie en apparence pour eux. Hermolaus
faisait la cour à Alexandre, Pausanias <p 123v> était l'un des
garde-corps de Philippus, et Chaereas de Caius, mais chacun de ceux là
en allant après eux disait en soi-même,
Certainement si j'avais la puissance,
De toi tyran je ferais la vengeance.
Ainsi l'atheïste pense qu'il n'y ait point de Dieux, et le
superstitieux veut qu'il n'y en ait point, mais il le crait partant
malgré lui, d'autant qu'il a peur de mourir: mais s'il pouvait, comme
Tantalus, sortir de dessous cette grosse pierre qui lui pend sur la
tête, aussi lui se décharger de cette peur qui ne le presse pas moins,
il aimerait bien cherement, et trouverait bienheureuse la disposition
et condition de l'atheïste, comme un franchise et liberté. Or
maintenant l'atheïste ne tient rien du monde de la superstition, et au
contraire le superstitieux de volonté étant atheïste, est plus couard
et plus faible que de pouvoir croire et se persuader des Dieux ce qu'il
voudrait bien. Et puis l'atheïste ne donne jamais cause ni occasion de
naître à la superstition, là où la superstition donne commencement à
l'atheïsme, et puis quand il est né, encore lui donne elle excuse, non
pas vraie ni honnête, mais au moins qui lui sert de quelque couleur et
couverture: car les sages hommes anciens voyants qu'il n'y avait rien
que l'on sût reprendre au ciel, ni négligence, ou désordre et confusion
quelconque au mouvement des astres, ni aux saisons de l'année, ni à
leurs révolutions, ni au cours du soleil alentour de la terre, qui est
la cause du jour et de la nuit, ou à la nourriture des animaux, et
génération des fruits annuels de la terre, pour ces considérations et
autres semblables, ils ont à bon droit condamné de tout point l'impieté
des atheïstes. Mais les faits et oeuvres de la superstition, ses
passions dignes de moquerie, ses paroles et ses mouvements, ses charmes
et sorcelleries, ses courses çà et là, ses battemens de tabourins, ses
impures purifications, ses ordes et salles sanctifications, ses
barbares et illicites corrections, déchirements et lacérations du
corps, toutes ces choses-là donnent occasion à aucuns de dire, qu'il
est meilleur qu'il n'y ait du tout point de Dieux, que qu'il y en ait
qui reçoivent ou approuvent tous ces abus-là, ne qui y prennent
plaisir, ne qui soient si outrageux, que se courroucent de si peu de
chose, ne si malaisés à appaiser. N'eût-il pas été meilleur pour ces
Gaulois ou Tartares-là du temps jadis, de n'avoir jamais eu aucun
pensement ni imagination, ni lecture ou connaissance des Dieux, que de
penser qu'il y en eût qui se délectassent de sang humain répandu, ni de
croire que le plus saint et le plus parfait sacrifice fut de couper la
gorge à des hommes? N'eût-il pas mieux valu pour les Carthaginois,
qu'ayants eu Critias ou Diagoras pour legislateurs dés le commencement,
ils eussent estimé qu'il n'y eût eu ne Dieux ne diables au monde, que
de sacrifier à Saturne ce qu'ils lui sacrifiaient? non pas comme dit
Empedocles reprenant ceux qui immolent des animaux aux Dieux,
Le père même entre ses mains levant
Son propre fils en autre corps vivant,
Changé de forme aux célestes l'immole,
Faisant ses voeus, tant il a tête folle:
mais sachans, connaissants et voyans, eux-mêmes immolaient leurs
propres enfants, et ceux qui n'en avaient point en achetaient des
pauvres, comme si c'eussent été des agneaux, ou des chevreaux, et
fallait que la mère propre qui les avait vendus assistât au sacrifice,
sans montrer apparence quelconque de s'émouvoir à pitié, et sans
pleurer ne soupirer, autrement elle perdait le prix et l'argent de son
fils, et néanmoins son enfant ne laissait pas pour cela d'être
sacrifié: davantage à l'entour de la statue à qui se faisait ce
sacrifice, tout était plein de joueurs de flûtes, de aubois, et de
tabourins, afin que l'on n'ouît point le cri de l'enfant. Or si des
diables ou des géants, ayants chassé les Dieux, avaient usurpé l'empire
et la seigneurie de ce monde, de <p 124r> quels autres sacrifices
se réjouiraient ils, ne quelles autres offrandes pourraient ils
demander aux hommes? Amestris la mère du Roi Xerxes enfouit en terre
douze hommes vivans, dont elle faisait offrande à Pluton, pour cuider
allonger sa vie: combien que Platon dise, que ce Dieu Pluton étant
humain, sage et riche, et retenant les âmes par douces paroles, et
gracieuses remontrances, en a été appelé par les Grecs, Ades, qui vaut
autant à dire comme plaisant. Et Xenophanes voyant que les Aegyptiens
se battaient et frappaient leurs poitrines en leurs fêtes, et se
lamentaient és jours de leurs solennités, les admonesta bien
pertinemment: «Mes amis, si ceux-ci dont vous solennisez les fêtes sont
Dieux, ne les lamentez point: et s'ils sont hommes, ne leur sacrifiez
point.» Mais il n'y a rien si plein de toutes sortes d'erreurs, il n'y
a maladie si mêlée de diverses passions, et contraires opinions et
repugnantes les unes aux autres, comme est celle de la superstition:
pourtant la faut il fuir, mais que ce soit sûrement et utilement, non
pas comme ceux qui fuient la surprise des brigants ou des bêtes
cruelles et sauvages, ou le feu, qui sont si esperdus et si transportés
de frayeur, qu'ils ne savent qu'ils font, ne là où ils vont, et en
fuyant ainsi follement et indiscrettement, se vont jeter en des
destours, où ils rencontrent des abismes de baricaves et des precipices
de roches coupées. Aussi y en a il qui fuyants la superstition, se vont
ruer et precipiter en la rude et pierreuse impieté de l'atheïsme, en
sautant par-dessus la vrai Religion, qui est assise au milieu entre les
deux.
XXII. Du Bannissement, ou de l'exil. ENTRE les propos, ne plus ne moins
qu'entre les amis, les meilleurs et les plus certains sont ceux qui
nous assistent en nos adversités, non point inutilement, mais pour nous
aider et secourir: car il y en a beaucoup qui se présentent, et qui
parlent à nous quand il nous est advenu quelque malencontre, mais c'est
sans profit, ou plutôt avec dommage: ne plus ne moins que ceux qui ne
sont pas assez exercités à plonger, en cuidant secourir ceux qui se
noyent, étant embrassez par eux, sont eux-mêmes tirés à fond. Or
faut-il que les propos et raisons qui viennent des amis et de ceux qui
veulent profiter, soient à la consolation de l'affligé, non pas à la
justification de ce qui afflige: car nous n'avons pas besoin de
personnes qui pleurent ne qui lamentent avec nous en nos tribulations,
comme fait ordinairement l'assemblée du chorus és Tragoedies, ains
avons besoin d'hommes qui parlent à nous franchement, et qui nous
remontrent, que se contrister, affliger, et abbaisser soi-même, non
seulement est inutile en toute chose, et procède de vanité et de folie:
mais là où les affaires mêmes, qui les sait bien prendre et manier avec
raison, et les découvrir tels qu'ils sont, nous donnent occasion de
dire,
Tu n'as dequoi aucunement te plaindre,
Si tu ne veus le simuler et feindre.
Ce serait à nous trop grand simplesse si nous ne demandions au moins à
notre chair, que c'est qu'elle a, et à notre âme, si pour le malheur
advenu elle en est devenue pire, ains qu'il nous fallût avoir des
étrangers, qui nous enseignassent notre mal et douleur, en plorant et
se lamentant avec nous. Et pourtant quand nous sommes à part seuls,
nous devons examiner notre coeur sur tous et chacun des mauvais
accidents, comme si c'étaient fardeaux: car le corps est aggravé
seulement par <p 124v> la pesanteur du fardeau qu'on lui charge,
mais l'âme bien souvent d'elle-même ajoute la pesanteur aux affaires.
La pierre de sa nature est dure, la glace de sa nature est froide, et
n'apporte pas de dehors casuellement, l'une la dureté, ni l'autre la
froideur glacée: mais les bannissemens, les rebuts, et pertes
d'honneurs, comme au contraire aussi les honneurs, les magistrats et
les preeminences, qui ont puissance de nous réjouir ou attrister, selon
la mesure, non de leur propre nature, mais de notre jugement, un chacun
se les rend ou pesans, ou légers, et faciles à porter: et au contraire,
d'où vient que Polynices répond ainsi à la demande qui lui est faite
par sa mère,
quoi donc, est il un grand mal arrivé,
A qui se void de son pays privé? Polynices,
Oui très grand, et en expérience
Plus qu'exprimer ne saurait éloquence.
Mais au contraire Alcman, ainsi comme dit celui qui a fait cet Epigramme,
Sardis était jadis la demeurance
De mes parents, là où je pris naissance,
Et fus nourri, appelé Macelas,
A la façon du pays, où Celsas:
robe et joyaux de fin or je portoye,
Et le plaisant tabourin je battoye;
Mais maintenant Alcman je suis nommé,
L'un des bourgeois de Sparte renommé,
ayant appris les Muses de la Grèce,
Qui m'ont rendu en gloire et alaigresse
Plus triomphant que ne fut onc Gyges,
ni le tyran qui eut nom Dascyles.
Car l'opinion rend une même chose à l'un utile, comme bonne monnayé qui
a cours, et à l'autre inutile: mais supposons que l'exil et
bannissement soit chose griève à supporter, comme plusieurs le disent
et le chantent: aussi y a il entre les choses que l'on mange quelques
unes qui sont amères ou aigres, et qui poignent le sentiment, mais en
les mêlant parmi quelques unes des douces et gracieuses, nous leur
ôtons ce qu'elles ont de desagréable à la nature: aussi y a il des
couleurs qui offensent la vue, tellement qu'elle s'en éblouit et s'en
trouble, tant elles sont esclattantes, âpres et brillantes. Si doncques
pour remédier à la dureté malaisée de telles couleurs, nous avons
inventé d'y mêler de l'ombre, ou bien nous détournons nos yeux à
regarder quelque couleur verdoyante et délectable: le même pourrons
nous aussi semblablement faire des sinistres accidents de la fortune,
en mêlant parmi les bonnes et désirables qualités qui sont en toi
maintenant, abondance de biens, nombre d'amis, repos d'affaires,
n'avoir besoin de chose quelconque nécessaire à la vie humaine. Je ne
pense pas qu'il y ait Sardianien qui n'aymât mieux, et ne fut plus
content, d'avoir les biens que tu as, voire en exil, et hors de sa
maison, en pays étranger, que comme les huîtres, qui sont collés et
attachés à leurs coquilles, n'avoir autre bien que de jouir en paix,
sans fâcherie, de ce qu'il a en sa maison. Ne plus ne moins doncques,
qu'en certaine Comoedie il y a quelqu'un qui admoneste son ami étant
tombé en adversité, d'avoir bon courage, et de combattre la fortune: et
l'autre lui demande, «En quelle manière?» Il lui répond, «En
philosophe,» c'est à dire, en homme sage, armé de patience. Aussi nous
maintenant en cette adversité combattons-la de patience, ainsi qu'il
appartient à homme sage: car comment est-ce que nous nous défendons de
la pluie? comment est-ce que nous nous vengeons de la bise? En
cherchant le feu, en nous mettant dedans une étuve, en faisant
provision de robe et de couverture: nous ne demeurons pas assis à nous
mouiller à loisir <p 125r> quand il pleut, ni ne plorons pas sans
nous mettre au couvert et à l'abri: aussi en ce qui s'offre
présentement, as tu moyen, plus que nul autre, de refaire et réchauffer
cette partie de ta vie, qui semble un peu refrodie, attendu que tu n'as
besoin quelconque de tous autres secours, pourvu que tu en veuilles
user par raison. Car les ventoses que les médecins appliquent, tirants
du corps humain ce qu'il y a de plus mauvais sang, allégent et
conservent au reste le demeurant: mais les hommes chagrins de nature,
hargneux et sujets à se plaindre continuellement, à force de ramasser
tousjous en leur entendement ce qu'il y a de plus mauvais en leur
fortune, et de le remémorer souvent, en s'attachant ordinairement à
leurs ennuis, se rendent inutile cela même qui est utile, et au temps
qu'il peut le plus profiter: car les deux tonneaux qu'Homere dit être
au ciel pleins des destinées des hommes, l'un des bonnes, et l'autre
des mauvaises, ce n'est pas Jupiter qui séant en son throne les
distribue, et qui envoye aux uns des aventures douces, et toujours
mêlées de quelque bien, et aux autres, par manière de dire, des
ruisseaux continuels de pures miseres et maux: mais entre nous ceux qui
sont sages, et qui ont bon entendement, espuisent de leurs bonnes
aventures ce qu'il y peut avoir de mauvais mêlé parmi, et par ce moyen
rendent la vie plus joyeuse et plus aisée à avaler, en manière de dire:
là où au contraire vous diriés, que la plupart des hommes passent leurs
fortunes par une couloire, aux trous de laquelle s'attachent et
s'arrêtent les mauvaises, et les bonnes s'écoulent à travers. Pourtant
faut, encore que nous soyons tombés en quelque inconvénient, qui à la
vérité soit mauvais et fâcheux, induire par-dessus quelque réjouissance
et quelque gaieté de ce que nous avons d'ailleurs et qui nous demeure
de bien, en rabotant et polissant, s'il faut ainsi parler, ce qui est
rude et âpre, parce qui est doux et gracieux: mais quant aux accidents
qui de leur nature n'ont rien de mauvais, et où tout ce qui nous
travaille est entièrement feint et controuvé par une vaine opinion et
folle imagination, il faut faire comme nous faisons aux petits enfants
qui craignent les masques, nous les leur approchons de près, et les
manions devant eux, tant que nous les accoutumons à n'en faire plus de
compte: aussi en y touchant de près, et y arrêtant le discours de notre
entendement à le bien considérer, et découvrir ce qu'il y a de fausse
apparence, de vanité et de feinte Tragoedie, comme est l'accident qui
de présent t'est arrivé, d'être banni de ton pays, selon l'erreur de la
commune opinion. Car par nature il n'y a point de pays distingué non
plus que de maison, ni d'heritage, ni de boutique de serrurier ou de
chirurgien, comme disait Ariston: ains est chacune de ses choses-là ou
plutôt s'appelle et s'estime propre à celui qui y habite et qui s'en
sert: car l'homme ainsi que disait Platon, n'est pas une plante
terrestre qui ait ses racines fichées en terre, ne qui soit immobile,
ains est céleste, la tête en étant la racine, de laquelle le corps
s'éleve droit contremont devers le ciel. Voilà pourquoi Hercules disait
en une Tragoedie,
quoi qu'on me face Argien ou Thebain,
Point ne me vante être de lieu certain,
Toute cité de Grèce est ma patrie.
Mais Socrates disait encore mieux, qu'il ne pensait être ni d'Athenes,
ni de la Grèce, mais du monde, comme qui dirait Rhodien ou Corinthien,
d'autant qu'il ne se serait enfermé dedans les limites des promontoires
de Sunium ou de Taenarus, ou des montagnes Ceraunienes.
Vois tu ce haut infini firmament,
Qui en son sein liquide fermement
Tient la rondeur de la terre embrassée?
Ce sont les bornes de notre pays, et n'y a nul qui au dedans d'icelles
se doive estimer banni, ni pélerin ou étranger: là où il y a même feu,
une même eau, un même <p 125v> air, mêmes magistrats, mêmes
gouverneurs, et mêmes presidents, le Soleil, la Lune, l'étoile du jour,
mêmes lois pour tous, sous un même ordre, et sous une même conduitte,
le solstice d'hiver, le solstice d'été, l'equinocce, les Pleiades,
l'étoile d'Arcturus, la saison de semer, la saison de planter, un même
Roi et même prince de tout ce qui est, Dieu, ayant en sa main le
commencement, le milieu, et la fin de tout l'univers, marchant
droitement et se promenant par tout, selon nature, toujours accompagné
de droiture et de justice, qui venge ceux qui transgressent aucun point
de la loi divine, de laquelle nous autres usons envers tous autres
hommes, comme envers nos citoyens. Mais que tu n'habite point en la
ville de Sardis cela n'est rien: car aussi tous les Atheniens
n'habitent pas au bourg de Colyttus, ni tous les Corinthiens en la rue
de Cranium, ni tous les Laconiens en la villette de Pittane. Est-ce à
dire que tous les Atheniens qui passèrent de la ville de Melite en
celle de Dromide fussent tous étrangers, ou bien sans pays, attendu que
là ils solennizent encore le mois de leur transmigration, et y font un
solennel sacrifice qu'ils appellent Metagitnia, en mémoire de leur
transition à autre voisinage, qu'ils reçurent fort aisément, enjoye, et
avec contentement? Je crois que tu ne le voudrais pas dire. Quelle
partie doncques de la terre habitable, ou bien de l'universelle, est
loin l'une de l'autre, vu que les Mathematiciens preuvent et demontrent
par raison, que le total d'icelle ne tient lieu que d'un point qui n'a
nulle dimension au regard du firmament? Mais nous, comme des formis
chassez hors de leur formilliere, ou des abeilles jetées hors de leur
ruche, nous desconfortons et nous trouvons tous étranges, parce que
nous ne savons pas nous attribuer et estimer propres à nous toutes
choses, comme elles le sont, combien que nous nous moquions
ordinairement de la sottise de ceux qui disent, que la Lune d'Athenes
soit meilleure que celle de Corinthe: et cependant nous sommes en même
erreur de jugement, quand étant hors du lieu de notre demeurance nous
méconnaissons la terre, la mer, l'air, et le ciel, comme étant autres
et tous différents que ceux que nous avons accoutumés: Car la nature
nous laisse aller par le monde tous libres et déliés: mais nous mêmes
nous lions, nous emprisonnons et emmurons, en nous estraignant et
réduisant à peu de petite et étroite place. Et puis nous nous moquons
des Rois de Perse, de ce qu'ils ne boivent jamais autre eau que de
celle de la rivière de Choaspes, par cette manière de faire se rendent
toute la terre habitable au demeurant stérile d'eau pour eux: et quand
nous sommes remuez de lieu à autre, regrettant ou la rivière de
Cephisus, ou celle d'Evrotas, ou la montagne de Taugetus, ou de
Parnassus, nous nous rendons tout le demeurant de la terre inhabitable,
comme un desert où il n'y ait point de ville pour nous. Et au
contraire, quelques Aegyptiens par une colère ou trop grande dureté de
leur Roi, s'étant transportés en Aethiopie, comme leurs parents et amis
les priassent et admonestassent de s'en retourner vers leurs femmes et
leurs enfants, en découvrant leurs parties naturelles, un peu bien
effrontément, ils répondirent, qu'ils n'auraient point de faute de
femmes ni d'enfants, tant qu'ils auraient ces outils là quand et eux:
mais on peut bien plus honnêtement et plus gravement dire, que celui
auquel en lieu qu'il soit ne défaut commodité des choses qui lui sont
nécessaires pour sa vie, là ne pourrait on dire que celui la soit hors
de son pays, sans ville, ni sans feu, ne lieu, ne qu'il y soit
étranger, pourvu qu'il ait l'oeil et l'entendement à cela qui le
gouverne, et lui serve comme d'une ancre, à fin qu'il se puisse servir
de tout port, et de tout haute où il abordera: car quand on a perdu ses
biens, il n'est pas facile soudainement en ramasser d'autres: mais
toute ville est le pays de celui qui s'en sait bien servir, et qui a
des racines qui puissent vivre et se nourrir par tout, et prendre pied
en tout lieu, telles que les avait Themistocles, ou Demetrius le
Phalerien, lequel après avoir été banni d'Athenes, se trouva le premier
homme de la cour du Roi <p 126r> Ptolomaeus en Alexandrie: là où
non seulement il eu abondance de tous biens pour lui, mais qui plus
est, envoya des présents aux Atheniens: et Themistocles étant nourri et
entretenu par la liberalité du Roi de Perse en état de Prince, dit,
ainsi que l'on raconte, à sa femme et à ses enfants, «Nous étions
perdus, si nous n'eussions été perdus.» Pourtant Diogenes surnommé le
Chien, répondit pertinemment à un qui lui reprochait que les Sinopiens
l'avaient banni du pays de Pont: «Et moi, dit-il, je les ai confinés
dedans le pays de Pont, à la charge qu'ils ne partent jamais des
rivages et des falaises de la mer majour, qui est Pont Euxine.» Et
Stratonicus étant en l'îsle de Seriphe, qui est fort petite, demanda à
son hoste, pour quel crime on punissait de bannissement les malfaiteurs
en leur pays: et comme il lui eût répondu, que c'était pour crime de
faux: «Et que ne fais-tu donc quelque fausseté, lui répliqua il, afin
que tu sortes de cette étroite prison?» là où, ce disait un poète
Comique, «on cueille les figues avec des fondes,» et là où l'on a à
foison de toutes nécessitez. Car si tu veux bien considérer la vérité
sans vaine opinion, celui qui a une ville affectée, est étranger et
pélerin de toutes les autres: Car il n'est pas honnête ni raisonnable,
qu'abandonnant la sienne propre, il aille habiter celles des autres.
«Sparte t'est échue en ton sort, honore la:» quoi qu'elle soit ou de
peu de renom, ou mal saine: et encore quelle soit travaillée de
séditions civiles, ou d'autres turbulents affaires: mais celui à qui la
fortune a ôté celle qui lui était propre, à celui-là elle abandonne
celle qui lui plaira. Ce beau precepte des Pythagoriens serait bien
sage et bien utile à prattiquer en cet endroit, «Choisi la voie qui est
la meilleur, l'accoutumance te la rendra agréable et plaisante:» choisi
la meilleure et la plus plaisante ville, le temps te la rendra ton
pays, qui ne te distraira point de tes affaires, ne te fâchera point,
ne te commandera point: contribue, va en ambassade à Rome, reçois le
capitaine en ta maison, prends une telle charge. celui qui ramenera
bien tout cela en sa mémoire, pourvu qu'il ait entendement, et qu'il ne
soit point aveuglé de vanité, il élira et souhaittera d'être banni,
voire quand bien ce serait à la charge d'aller habiter en la petite Île
de Gyare, ou en celle de Cinare stérile, et où les arbres et plantes ne
peuvent croître, sans y avoir regret et sans se plaindre, ne dire les
paroles que disent les femmes en Simonides,
Le bruit tonnant de la mer tourmentee
A l'environ me ceint épouventée:
ains plutôt discourant à part soi, ce que jadis Philippus le Roi de
Macedoine dit, étant tombé de son long à la renverse, au lieu où
s'exerçait la lutte, et se retournant comme il eut vu la forme et
figure de son corps imprimée en la poussière, «ô Hercules, dit-il,
combien peu de terre il nous faut par nature, et néanmoins nous
convoitons tout le monde habitable.» Je pense que tu as vu quelque fois
l'Île de Naxe, ou bien celle de Thurie qui n'est pas loin d'ici,
c'était le domicile d'Orion anciennement, et l'autre avait jadis pour
ses habitants Ephialtes et Otus. Et Alcmaeon fit sa demeurance sur la
vase que le fleuve d'Achelous avait nouvellement amassée, après qu'elle
fut un peu affermie et deseichée, fuyant, comme disent les poètes, la
poursuite des furies: mais quant à moi, je me doute que pour fuir les
magistrats et offices d'une Republique, les séditions, brigues et
calomnies furiales, que l'on y endure, il eût choisi un bien plus petit
lieu pour son habitation, moyennant qu'il y eût pu vivre en sûreté et
en repos, loin de tous affaires. Et Tiberius Caesar vécut les sept ans
derniers de sa vie, jusques à sa mort, en la petite Îlette de Caprées:
tellement que le temple et throne Imperial de la terre habitable,
restreint au coeur d'un seule homme, par manière de dire, fut tant de
temps en ce seul lieu là, sans en sortir nulle part ailleurs: mais
quand à celui-là, les soucis, cures et ennuis de l'empire lui étant
répandus sur la tête, et accourants à lui de tous côtés, ne lui
laissaient pas nettement <p 126v> et sans tourmente, jouir de son
repos insulaire: mais celui qui peut, entrant en une petite île, se
délivrer de grands travaux, celui là est misérable s'il ne dit souvent
à part soi en lui-même, et ne chante maintefois ces vers de Pindare,
Petit nombre de beaux Cypres
Aime, et laisse les grands forêts
Qui sont en Crete, à l'entour d'Ide:
j'ai peu de champ ras et tout vide
D'arbres, si peu est spacieux,
Mais aussi de deuil soucieux
Est mon âme du tout exempte,
Et procès point ne la tourmente:
aussi ne seras tu point sujet à brigues et séditions civiles, ni à
mandements de gouverneurs, ni à charges et administrations en affaires
publiques, dont on ne se saurait excuser. Et vu qu'il semble que
Callimachus ait bien rencontré, disant qu'il ne faut pas mesurer la
sapience au cordeau Persien, à savoir-mon, si mesurants la félicité aux
cordes et aux lieues Persiennes, nous nous devrons plaindre et lamenter
comme malheureux, quand nous habiterons une petite îlette, qui n'aura
que deux cents stades de tour, et non pas quatre journées de navigation
comme la Sicile? car de dequoi sert le pays grand et large à la
félicité, et à rendre un homme heureux? n'entends-tu pas Tantalus, qui
en une Tragoedie dit ainsi, -de Berecynthe
Les plaines ont de long douze journées,
Qui tous les ans par moi sont engrainées?
Et puis un peu après il dit,
Mon âme étant du haut ciel devallee
En cette basse et terrestre vallée,
Me parle ainsi, Garde toi d'adorer
Par trop ce monde, et de t'en amourer.
Et Nausithous abandonnant Hespérie aux larges campagnes, pource qu'elle
était trop voisine des Cyclopes, et s'en allant demeurer en une île
arrière des autres hommes, sans avoir conversation quelconque avec eux,
loin des humains au milieu de la mer, prepara une très douce vie à ses
citoyens. Au temps jadis les enfants
de Minos habitèrent premièrement les Îles Cyclades, et depuis ceux de
Codrus et de Neleus les teindrent, desquelles les fols bannis
maintenant estiment être grièvement punis quand on les y confine: et
toutefois quelle île y a il destinée aux confinements des bannis qui ne
soit plus large que la possession et le champ de Scillontie, dedans
lequel Xenophon après le tant renommé voyage de Perse passa
heureusement sa vieillesse: et l'Academie, qui n'était qu'un petit
verger, qui ne coûta d'achapt que trois mille drachmes, 300 écus. était
l'habitation de Platon, de Xenocrates et de Polemon, qui là tenaient
leurs écoles, et y demeuraient tout le temps de leur vie, excepté un
seul jour tous les ans, auquel Xenocrates descendait jusques à la ville
pour voir le passetemps des jeux, aux fêtes de Bacchus, quand on jouait
de nouvelles Tragoedies, pour honorer la fête, comme l'on disait: et
Theophrastus natif de Chio, reproche même à Aristote, que pour vivre en
la cour de Philippe et d'Alexandre, il aimait mieux demeurer sur la
bouche de la rivière de Borborus, que non pas en l'Academie: car
Borborus est une petite rivière, qui passe au long de la ville de Pella
en Macedoine. Et le poète Homere par expres nous recommande les îles,
en les celebrant et honorant de divines louanges,
Il arriva à Lemnos la belle île,
Où du divin Thoas était la ville. Et,
<p 127r> Ce que les Dieux l'heureux séjour Lesbos
Contient dedans tout son pourpris enclos.
Et, Après qu'il eut la haute Scyros prise,
Ville de Mars aux armes bien apprise.
Et, Les habitants des Eschinades saintes
Dulichios, îles toutes enceinctes
De haut mer d'Elide vis à vis.
Aussi dit-on que des hommes illustres le plus dévot Aeolus habitait en
une île, le plus sage Ulysses en un autre, le plus vaillant Ajax, le
plus courtois aux passants et étrangers Alcinous: et Zenon le
philosophe ayant nouvelles qu'une navire, qui lui était de tous ses
biens demeurée seule, était périe en mer, avec toute la marchandise qui
était dedans, «Tu fais (dit-il) bien, Fortune, de me ranger et réduire
à la robe d'étude et à la vie philosophique.» Aussi pense-je qu'un
homme qui ne serait pas du tout étourdi de vaine gloire, ni transporté
d'ambition populaire, ne pourrait justement se plaindre de la fortune,
quand il serait rangé en une île, ains l'en remercierait de ce qu'elle
lui aurait ôté toute angoisse d'esprit, tout rompement de tête, toute
sujétion d'aller errant çà et là par le monde, de s'exposer aux périls
de la mer, et aux crieries et rabrouements d'une multitude de peuple,
et l'aurait réduit à une vie stable, tranquille, pleine de repos,
n'étant distrait d'aucune superflue occupation, ains vivant proprement
et véritablement à soi: car qui est l'île qui n'a une maison, un
promenoir, une étuve, des poissons, des liévres, qui veut prendre son
passe-temps à les pêcher, et chasser? Qui plus est, tu peux souvent
jouir à coeur saoul du repos et loisir dont les autres sont affamés,
car ailleurs les calomniateurs, et les curieux recherchants toutes nos
actions, et nous espians, soit que nous jouons aux dés, ou que nous
nous tenions cachés chez nous, nous tirent par force de nos maisons de
plaisance, et de nos jardins, pour aller répondre et comparoir en
justice, ou bien nous entraînent par force en court: là où à celui qui
est confiné en une île, il n'y a personne qui lui aille rompre la tête,
personne qui lui aille demander, personne qui lui emprunt, nul ne le
prie de venir répondre pour lui, nul de lui aider à conduire sa brigue.
Il n'y a seulement que les meilleurs de ses amis, et de ses plus
affectionnés parents, qui pour l'amour qu'ils lui portent, et pour
désir de le voir, montent sur mer pour l'aller visiter: tout le reste
du temps et de la vie lui demeure franc et quitte, sans qu'on lui
puisse violer ni troubler, à qui sait et qui veut user de son repos.
Mais celui qui loue ou répute heureux ceux qui vont courant par le
monde hors de leurs maisons, et qui passent la plupart de leur vie, ou
par les hostelleries, ou dedans les navires de passage, il resemble
proprement à celui qui jugerait les planètes et étoiles errantes plus
heureuses, que non pas les autres fixes: et toutefois chacune planète
tourne toujours en son ciel propre, comme en une île, gardant toujours
l'ordre de sa révolution: Car, comme disait Heraclitus, le Soleil même
ne outrepassera jamais ses bornes, autrement les Furies, qui servent et
secondent la justice, le rencontreront. Mais toutes ces raisons là, et
autres semblables, mon bon ami, alléguons les et les chantons à ceux,
qui étant relégués ou confinés en une île, ne peuvent prattiquer ni
hanter en autre lieu quelconque,
Ceux qui des flots de l'escumeuse mer
Contre leur gré se vaient enfermer:
mais à toi, à qui un seul lieu n'est pas donné et assigné pour habiter,
ains un seul est défendu, l'exclusion d'une seule ville est l'ouverture
de toutes les autres. Et si quelqu'un nous obiice, Voire mais nous ne
tenons plus de magistrats, nous n'allons plus au Senat, nous ne
presidons plus aux jeux publiques: Nous lui opposerons, aussi ne sommes
nous plus en brigues, aussi ne dépendons nous plus, aussi ne sommes
<p 127v> nous plus sujets à aller faire la cour aux portes des
Gouverneurs, et ne nous chault maintenant à qui par sort soit échu le
gouvernement de notre province, s'il est colère, s'il est fâcheux: ains
comme Archilochus ne faisant compte des fertiles terres à bleds et à
vignes, qui sont en l'îsle de Thasos, la diffamée, pource qu'elle est
âpre et bossue, disant,
Comme le dos d'un âne elle est pointue,
De sauvageaux couverte et revètue.
Aussi nous, jetants nos yeux et les fichants sur cela seulement qui est
le plus vil en un exil, nous ne nous arrêtons pas à considérer le
repos, le loisir et la liberté qui nous en provient. Et toutefois on
béatifie et répute bienheureux les Rois de Perse de ce qu'ils passent
leur hiver en Babylone, leur été en la Medie, et la plus douce partie
du printemps en Suse: et celui qui est hors de son pays peut durant la
sollenité des mystères demeurer en la ville d'Eleusine, durant les
Bacchanales se festoyer en Argos, quand on joue les jeux Pythiques s'en
aller en la ville de Delphes, quand on célébre les Jeux Isthmiens
passer à Corinthe, s'il est homme qui prenne plaisir à voir diversité
de spectacles, sinon se tenir quoi, se promener, lire, reposer et
dormir, sans que personne vienne interrompre son sommeil: et ce que
soûlait dire Diogenes, Aristote disne quand il plaît à Philippus, et
Diogenes quand il plaît à Diogenes, sans qu'il y ait affaire, ni
magistrat, ni Gouverneur et Capitaine qui interrompe sa façon ordinaire
de vivre. C'est pourquoi vous trouverez peu des plus sages et plus
prudents hommes qui aient été ensevelis en leurs pays, ains la plupart,
sans que nécessité quelconque les y forceât ni contraignist, ont
volontairement levé l'ancre, et s'en sont allez surgir en autrui port,
pour y passer leur vie: et sont les uns allez d'Athenes ailleurs, et
les autres venus d'ailleurs à Athenes: car qui a oncques dit une telle
louange de son pays comme a fait Euripide?
premièrement un peuple nous ne sommes
Venu d'ailleurs ici étranges hommes,
Ains de tout temps au pays même nés:
Tous autres gens ont été promenés,
Comme osselets que çà et là l'on jette,
Chassez puis d'une et puis d'une autre assiette.
Et s'il nous faut davantage exalter,
Nous avons l'air que nous pouvons vanter
D'être si bien temperé, qu'en froidure
ni en chaleur point d'exces il n'endure:
Et si la Grèce ou l'Asie produit
gibier aucun délicat, ou bon fruit,
Au doux appât de cet air se vient rendre,
Tant qu'il nous est facile de le prendre.
Et toutefois celui qui avait écrit toutes ces belles louanges-là de son
pays, s'en alla en Macedoine, et vécut en la cour du Roi Archelaus.
Aeschylus fils d'Euphorion natif
D'Athenes est sous ce tombeau captif,
Inhumé près Gele la fromenteuse.
Car lui aussi se partit de son pays, et s'en alla habiter en Sicile,
comme aussi fit Simonides devant lui. Et ce titre, C'est l'histoire
d'Herodote Halicarnassien, il y a plusieurs qui le corrigent et
écrivent, d'Herodote Thurien, pource qu'il s'alla tenir en la ville de
Thuries, et fut participant de celle colonie. Mais le divin esprit et
céleste Homere en la science des Muses,
Decorateur de la guerre Troienne,
<p 128r> qui a fait que tant de cités se debattent à qui l'aura,
et s'attribuent sa naissance, sinon qu'il n'en loue pas une seule? et
puis nous voyons que par tout on fait tant et de si grands honneurs à
Jupiter hospital. Et si quelqu'un me dit, que tous ces personnages-là
ont été ambitieux, et qu'ils cherchaient gloire et honneur, retire toi
devers les sages et aux écoles de sapience à Athenes, ramène en ta
mémoire ceux qui ont été anciennement renommés en l'école du Lyceum, en
l'Academie, en la Stoïque, au Palladium, en l'Odeum qui était l'école
de la musique: si tu aimes et as en estime la Peripatetique par-dessus
toutes les autres, Aristote, qui en a été le prince, était natif de la
ville de Stagires en Macedoine, Theophraste natif d'Eressu, Straton de
Lampsaque, Glycon de Troade, Ariston de Chio, Critolaus de Phasele: si
tu admires plus la Stoïque, Cleanthes était d'Asses, Zenon Citieïen,
Chrysippus de Soles, Diogenes de Babylone, Antipater de Tarse: et
Archedemus, qui était natif d'Athenes, s'en alla demeurer entre les
Parthes, et laissa en Babylone une succession de philosophie Stoïque.
Qui a-ce doncques été qui les a tous chassez de leur pais? nul: ains
ont été eux-mêmes qui ont par tout cherché leur repos, duquel
malaisément peuvent jouir en leur maison ceux qui ont quelque authorité
ou quelque réputation: tellement qu'ils nous ont bien enseigné leurs
autres sciences en leurs livres, mais ce point de vivre en repos, ils
le nous ont montré par effet et par leur exemple. Car encore à présent
les plus illustres et les meilleurs Philosophes vivent en pays étranges
et hors de leurs maisons, non qu'ils y aient été transportés par
autrui, mais parce que il s'y sont transportés d'eux-mêmes, en fuyant
les empêchements, destourbiers et occupations que nous apportent nos
pays. Qu'il soit ainsi, la plupart des plus belles et des plus
approuvées et louées compositions que les anciens aient faites, ce a
été moyennant l'exil où ils étaient, que les Muses leur ont inspiré le
savoir de les faire. Thucydides Athenien écrivit la guerre des
Peloponesiens, et des Atheniens en la Thrace en un lieu qui s'appellait
la forêt fossoyée, Xenophone écrivit son histoire au lieu de Scillonte
qui est en la province d'Elide, Philistus en Epire, Timaeus qui était
natif de Taurominium en Sicile, à Athenes: Androtion Athenien, à
Megares: Bacchylides le poète, au Peloponese. Tous ceux-là et plusieurs
autres encore, pour être sortis de leurs pays, ne se sont pas
descouragés, ni ne se sont pas desesperés, ains ont montré la vivacité
de leurs bons esprits, ayants pris de la fortune leur bannissement,
comme une occasion propre à ce faire, pour laquelle maintenant encore
après leur mort ils sont renommés, par tout: là où, au contraire, il
n'est demeuré aucune mémoire maintenant de ceux qui par leurs brigues
et menées les ont chassez. Et pourtant mérite d'être moqué celui qui
estime qu'il y ait quelque note d'infamie, conjointe et adhèrente au
banissement. Comment dis-tu cela? Doncques Diogenes est infâme, lequel
Alexandre le grand voyant assis au soleil s'approcha de lui, et lui
demanda, s'il avait besoin d'aucune chose: l'autre lui répondit, que
non, sinon qu'il s'otât un petit de devant son soleil: tellement
qu'Alexandre ébahi de cette grandeur et hautesse de courage, dit alors
à ceux-là qui étaient autour de lui, Si je n'étais Alexandre, je serais
Diogenes. Doncques Camillus était infâme pour avoir été chassé de Rome,
de laquelle maintenant il est appelé le second fondateur: et
Themistocles pour être banni ne perdit pas la gloire qu'il avait
acquise entre les Grecs, mais au contraire y ajouta celle qu'il avait
acquise entre les Barbares: et n'y a homme qui soit de si bas coeur et
si peu soucieux d'honneur, qu'il n'aimât mieux être Themistocles tout
banni, que non pas Leobates celui qui l'accusa et qui le fit bannir: et
Ciceron qui fut dechassé, que non pas Clodius qui le chassa: ou
Timotheus qui fut contraint d'abandonner son pays, que Aristophon son
accusateur qui le lui fit abandonner. Mais pour autant que l'authorité
d'Euripides en émeut plusieurs, ausquels <p 128v> il semble qu'il
a allégué de bien puissants arguments à la condamnation et diffamation
du bannissement, voyons que c'est qu'il en dit, en demandant et
répondant. JOCASTA,
quoi donc, est-il si grand mal arrivé
A qui se sent de son pays privé?
POLYNICES,
Oui très grand, et en expérience,
Plus qu'exprimer ne saurait éloquence.
JOCASTA,
Comment cela? qu'est-ce qui griève plus
Ceux-là qui sont de leurs pays exclus?
POLYNICES,
Ce qui plus griève, est que le banni n'ose
Pas librement parler de toute chose.
JOCASTA,
celui est serf qui n'ose franchement
Se déclarer de tout son pensement.
POLYNICES,
On est contraint d'endurer sous feintise,
Des plus puissants l'ignorance et sottise.
cette sentence n'est ni bonne, ni véritable: car premièrement ce n'est
point un serf qui n'ose franchement déclarer tout ce qu'il pense, ains
plutôt un homme sage et prudent, qui tient sa langue en temps et
affaires qui recquirent taciturnité et silence, ainsi comme lui-même le
dit ailleurs plus sagement et mieux,
Taire où il faut, et où il lait parler.
Et puis on n'est pas contraint de supporter l'ignorance des plus forts
seulement quand on est hors de sa maison, mais bien souvent et encore
plus, quand étant dedans on craint d'être calomnié, ou forcé et
violenté par ceux qui ont injustement le credit et l'authorité és
villes: et qui plus est manifestement faux, il ose à ceux qui sont hors
de leur pays la liberté de franchement parler: et m'émerveille s'il
trouvait que Theodorus fut sans franchise et liberté de parler, attendu
que comme le Roi Lysimachus lui dît, «Ceux de ton pays t'ont chassé et
banni pour ta mauvaise langue,» «Oui, répondit-il, pource qu'ils ne me
pouvaient plus porter,» non plus que Semelé Bacchus: combien qu'il lui
eût montré dedans une cage de fer Telesphorus, auquel il avait fait
arracher les yeux, couper le nez et les oreilles, et tronçonner la
langue, en lui disant, «Voilà comment j'accoutre ceux qui me font
déplaisir quoi? Diogenes n'avait-il point de liberté, lequel étant allé
au camp de Philippus, sur le point qu'il était prêt à donner la
bataille aux Grecs, fut pris et mené devant le Roi comme espion, qui
était venu pour espionner le camp: «Oui vraiment, dit-il, je suis venu
voirement pour visiter ton insatiable cupidité de dominer, et ta folie,
vu que tu t'apprêtes pour hazarder en un moment d'heure, non seulement
ta couronne, mais aussi ta personne.» Et Hannibal étant banni de
Carthage ne parla-il pas librement au Roi Antiochus, quand il lui
conseilla, l'occasion s'étant présentée de donner la bataille aux
Romains, et le Roi ayant fait sacrifice aux Dieux lui répondit, que les
entrailles des hosties ne lui permettaient pas de ce faire. «Et
comment,» lui répliqua-il, en le reprenant: «Tu veux doncques faire ce
qu'une chair morte te dit, et non pas ce que te conseille un homme
sage?» Mais non pas les Geometres mêmes, et ceux qui usent de
demontrations lineaires, ne perdent pas pour être bannis la liberté de
dire franchement ce qui est de leur art et science: car pourquoi cela,
s'ils sont gens de bien et d'honneur? mais la couardise et lâcheté de
coeur <p 129r> est celle qui par tout empêche la parole, lie la
langue, serre le gosier, et fait taire les hommes. Mais voyons ce qui
suit après en Euripide. JOCASTA,
Mais comme on dit, espérance de mieux
Paît les chetifs qui sont hors de chez eux.
POLYNICES,
Ils ont beaux yeux, et la vue lointaine,
Pour voir de loin une attente incertaine.
Cela encore est un blâme et répréhension de folie, et non pas du
bannissement, car ce ne sont pas ceux qui ont appris, et qui savent
s'accommoder à ce qui se présente, mais ceux qui sont toujours
suspendus en l'attente de l'advenir, et qui souhaittent toujours ce
qu'ils n'ont pas, qui sont emportés toujours çà et là sur l'espérance,
comme sur un radeau, encore qu'ils ne soient jamais sortis des
murailles de leur ville. JOCASTA,
Les alliés de ton père, et amis,
A ton besoins ont-ils secours omis?
POLYNICES, Garde toi bien de tomber en affaire,
Peu sont amis en fortune contraire.
JOCASTA,
Le noble sang dont tu es descendu,
Ne t'a-il pas par tout honneur rendu?
POLYNICES,
Il faut mauvais en nécessité être,
Mal me donnait ma noblesse à repaître.
Ces paroles de Polynices ne sont pas seulement fausses, mais ingrates,
quand il dit, que la noblesse ne treuve pas qui l'honore, ne qui se
montre ami en exil, vu que lui étant banni hors de son pays fut tant
honoré, qu'on lui donna en mariage une fille de Roi, et qu'il assembla
une si grosse et puissante armée de ses alliés, amis et confederés à
l'aide desquels il retourna en armes dedans son pays, ainsi comme
lui-même le confesse un peu après,
Plusieurs Seigneurs des Myceneïens,
Plusieurs aussi Princes Danaïens,
Sont avec moi pour un plaisir me faire
Qui peu me plaît, mais il est nécessaire:
Aussi peu recevables sont les paroles de la mère qui se lamente,
Point allumé la torche conjugale
Je n'ai devant ta fête nuptiale,
Et d'Ismenus on ne porta de l'eau,
Lors que tu fus fait épousé nouveau.
Mais au contraire, elle se devait réjouir et être fort contente
d'entendre, que son fils était si hautement marié en maison Royale:
mais en se lamentant qu'elle n'avait point allumé la torche nujptiale,
et que la rivière d'Ismenus n'avait point fourny l'eau à ses noces,
comme s'il n'y eût point eu de feu ni d'eau en la ville d'Argos pour
les nouveaux mariés, elle attribue à l'exil les maux de vanité et de
folie. Mais on me dira, que c'est une note reprochable que d'être
banni: Oui bien empres les fols, qui font un reproche d'être pauvre, ou
d'être chauve, ou d'être petit, ou bien d'être étranger ou passager:
mais ceux qui ne se laissent point aller et transporter à ces vaines
persuasions-là, ont en estime et admiration les gens de bien, encore
qu'ils soient pauvres, encores qu'ils soient étrangers, et encore
qu'ils soient bannis. Ne <p 129v> voyons nous pas que tout le
monde révére et honore le temple de Theseus, aussi bien que celui de
Parthenon, qui est de Minerve, et celui d'Eleusinium, qui est de Ceres
et de Proserpine? Et toutefois Theseus fut banni d'Athenes, par le
moyen duquel la cité d'Athenes est aujourd'hui habitée, et perdit la
ville qu'il n'avait point eue d'un autre, mais qu'il avait lui-même
fondée. Et que demeure-il d'honorable en Eleusine, si nous déshonorons
et avons honte d'Eumolpus, qui se transportant de la Thrace ici, montra
jadis, et montre encore aujourd'hui, aux Grecs la religion des
mystères? Et Codrus, de qui était-il fils, qui devint Roi d'Attique
n'était-il pas fils de Melanthus banni de Messine? Ne trouves-tu pas
louable la réponse que fit Antisthenes à un qui lui disait, «Ta mère
est Phrygiene:» «Aussi, répondit-il, l'est celle des Dieux.» Si donc
l'on te reproche que tu es banni, que ne réponds-tu, aussi l'était le
père d'Hercules le grand conquerant, et le grand père de Bacchus, qui
fut envoyé pour chercher Europe, et ne retourna jamais depuis en son
pays, étant natif de la Phoenicie, ains étant arrivé à Thebes hors de
son pays, engendra
Bacchus Evius qui errantes
Incite à fureur les Bacchantes,
Qui veut être honoré de jeux,
Et de service furieux.
Et quant à ce que Aeschylus a voulu entendre par ces paroles couvertes, ou plutôt qu'il a montré de loin, quand il dit,
saint Apollo le Dieu du ciel banni,
je le passe sous silence à bouche close, comme dit Herodote. Et Empedocles au commencement de sa philosophie,
Il y a loi de nécessité stable,
Decret des Dieux ancien immuable,
Depuis qu'un homme a maculé ses mains
Du sang à tort épandu des humains,
Que les Démons de très fort longue vie,
Le vont chassants hors de la compagnie
Des bienheureux pour un temps infini,
Par cette loi je suis ores banni
D'avec les Dieux, errant parmi le monde.
Ce n'est pas de lui seul, mais de nous tous après lui, qu'il nous
déclare tous en ce monde passagers, étrangers et bannis. Car ce n'est
point le sang, ce dit-il, ni l'esprit vital congelé qui nous a, Ô
hommes, donné la substance de l'âme, et le principe de vie, ce n'est
que le corps qui en est composé terrestre et mortel: mais la génération
de l'âme qui vient d'ailleurs ici bas, il la déguise du plus gracieux
nom qu'il peut, l'appellant un bannissement et relégation hors de son
pays, mais à la vraie vérité elle vague et erre, chassée par les
divines lois et statuts, jusques à ce qu'elle vienne à être attachée à
un corps, ne plus ne moins que l'huître à quelque roc, en une île fort
battue des vents et des undes de la mer tout à l'entour, pource qu'elle
ne se recorde, ni ne se souvient point de quel honneur, et de quelle
béatitude elle ext transferée, qui n'est pas comme de Sardis à Athenes,
ou de Corinthe en l'îsle de Lemnos, ou de Scyros, mais pour avoir
changé la demeure du ciel et de la lune à la terre et à la vie
terrestre, là où elle se courrouce, et trouve étrange si elle change un
petit lieu à un autre, comme un chétive plante qui se sèche quand on la
transplante, combien qu'encore à une plante une sorte de terre lui est
plus sortable et plus convenable qu'une autre, comme celle où elle se
nourrît et germe mieux: mais, au contraire, il n'y a lieu qui ôte à
l'homme sa félicité, non plus que la vertu de force et de prudence. Car
Anaxagoras en prison même composait et écrivait sa quadrature <p
130r> du cercle: et Socrates en avallant le poison dont il mourut,
philosophait, c'est à dire, exerçait l'étude de sapience, et exhortait
ses familiers à y étudier, lesquels admiraient sa constance: là où, au
contraire, Phaëton et Icarus, qui, comme les poètes disent, montèrent
au ciel, par leur folie et imprudence tombèrent en de très grièves
calamités.
XXIII. Qu'il ne faut point emprunter à usure.
PLATON en ses lois ne permet point que l'on puisse aller prendre de
l'eau chez son voisin, que premièrement, on n'ait fouillé et creusé
dedans son fond jusques à l'argille, et que l'on n'ait fondé et
éprouvé, que le lieu n'engendre point d'eau, pource que l'argille, ou
terre à potier, étant de sa nature grasse, solide et forte, retient
l'humidité qu'elle reçait, et ne la laisse pas écouler ni percer: et
faut qu'il soit loisible de prendre de l'eau chez l'autrui, quand il
n'y a ordre ni moyen d'en pouvoir trouver sur le sien, pource qu'il
faut que la loi prouvoye à la nécessité, non qu'elle favorise à la
lâcheté. Mais il faudrait qu'il y eût aussi une ordonnance touchant
l'argent, qu'il ne fut loisible d'en emprunter à usure, ni d'aller
fouiller aux bourses, comme aux puits ou fontaines, d'autrui, que
premièrement on n'eût chez soi cherché et fondé tous les moyens d'en
recouvrer, et par manière de dire, recueilli et amassé tous les égouts
et toutes les sources, pour essayer si l'on en pourrait tirer ce qui
nous serait utile et nécessaire: mais au contraire plusieurs y en a,
qui pour fournir à leurs folles dépenses, à leurs délices et
superfluités, ne se servent pas de ce qu'ils ont, ains en prennent de
l'autrui à grands frais, sans qu'il leur soit nécessaire: ce qui est
bien aisé à juger par ce, que les usuriers ne prêtent ordinairement
point à ceux qui sont nécessiteux, ains à ceux qui veulent acquérir et
avoir quelque chose qui leur est superflue, et ne leur fait point de
besoin, tellement que ce que l'on crait et prête à qui emprunte, est un
témoignage qui preuve suffisamment qu'il a dequoi: là où il fallait au
contraire, puis qu'il avait bien dequoi, qu'il se gardât donc
d'emprunter. Pourquoi vas tu faire la cour à un bancquier, ou à un
marchand? emprunte de ta table propre: tu as des flascons, des plats,
des bassins d'argent, employe les en ta nécessité, et au reste la
gentille ville d'Aulide, ou celle de Tenedos te remeublera ta table de
belle vaisselle de terre, qui est plus nette que celle d'argent: elle
ne sent point la forte et fâcheuse senteur de l'usure, comme une
rouille, qui tous les jours de plus en plus souille et sallit ta
somptueuse magnificence, elle ne te fera point tous les jours souvenir
des Kalendes et des nouvelles lunes, qui de soi étant le plus saint et
plus sacré jour de tout le mois, est rendu le plus haï, et le plus
maudit, à cause des usures. Car quant à ceux qui aiment mieux mettre
leurs biens en gage, et les hypotequer pour avoir de l'argent à usure
dessus, que de les vendre à fait, Jupiter même possessoire ne les
guarentirait pas: ils ont honte de recevoir le prix et valeur de leurs
biens, et n'ont point de honte d'en payer l'usure: et toutefois ce
grand sage homme Pericles fit faire l'accoutrement de la statue de sa
Pallas, qui était de fin or, pesant jusques aux pois de guarante
talents, en sorte qu'il se pouvait mettre et ôter quand il voulait: à
fin, disait il, que quand il nous viendra un affaire pour la guerre,
nous nous en puissions servir, pour puis après le faire remettre de
prix et valeur non moindre que devant: ainsi devons nous en nos
affaires, comme un une place assiegée, n'admettre ni recevoir jamais au
dedans garnison d'un usurier ennemi, ni endurer devant nos yeux, que
l'on baille <p 130v> nos biens pour demeurer en perpetuelle
servitude, ains plutôt retrancher de notre table ce qui n'y est point
nécessaire ni utile, et semblablement de nos lits, de nos coches, de
notre dépense ordinaire, pour nous maintenir nous mêmes francs et
libres, en espérance de remettre puis après ce que nous aurons
retranché, si la fortune nous dit bien. Les Dames Romaines baillèrent
jadis leurs bagues et joyaux d'or, dont fut faite la coupe, que l'on
envoya pour offrande au temple d'Apollo Pythien en la ville de Delphes:
et celles de Carthage coupèrent elles mêmes leurs propres cheveux pour
en faire des cordes à guinder les engins de batterie dont on défendait
leur ville assiegée: et nous, comme si nous avions honte de nous
pouvoir passer d'autrui, nous allons asservir nous mêmes par
engagements et obligations! là où il vaudrait beaucoup mieux qu'en nous
restraignant, et reserrant à ce qui nous serait utile, nous bâtissions
un temple de franchise pour nous, pour nos femmes, et pour nos enfants,
de notre vaisselle que nous fondrions, ou que nous vendrions. La Déesse
Diane en la ville d'Ephese donne franchise et sauvegarde aux débiteurs,
qui peuvent recourir en son temple, contre leurs créanciers: mais celui
de l'épargne et de dépense mesurée, dedans lequel ne peuvent entrer les
usuriers, pour en ravir et emmener aucun débiteur prisonnier, est
toujours arrière ouvert aux sages, et leur donne long et large espace
de repos joyeux et honorable. Car ainsi comme la prophètisse qui
rendait les oracles au temple d'Apollo Pythien, au temps des guerres
Medoises, répondit aux Atheniens, que pour eux sauver Dieu leur donnait
un mur de bois, et eux abandonnants leurs heritages, leur ville, leurs
maisons et tous leurs biens, eurent recours aux navires pour sauver
leur liberté: aussi nous donne Dieu une table de bois, vaisselle de
terre, et robe de gros drap, si nous voulons vivre et demeurer en
liberté,
N'ayez esmoy d'avoir chariots dorez
Par gros roussins portants cornes tirés,
car quoi qu'ils soient vites, les usures les atteignent bien, qui vont
encore plus vite: ains plutôt avec un âne le premier venu, et avec un
méchant cheval de bât, fui l'usurier ennemi cruel et tyrannique, lequel
ne te demande pas le feu et l'eau, comme jadis faisait le barbare Roi
de Perse, ains qui pis est, touche à ta liberté, blesse ton honneur par
affiches, mettant tes biens en criée: si tu ne le payes, il te moleste:
si tu as dequoi le payer, il ne le reçoit pas s'il ne lui plaît: si tu
vends, il veut avoir les choses à non prix, si tu ne vends, il t'y
contraint: si tu le mets en justice, il te parle d'appointement, si tu
lui jures de le payer, il te commande: si tu vas à sa porte pour parler
à lui, il te la ferme: si tu demeures en ton logis, il vient battre à
ta porte, et ne bouge de chez toi. Dequoi servit aux Atheniens
l'ordonnance de Solon, par laquelle il ordonna, que pour dette civile
on n'obligerait plus le corps? car ils sont serfs à tous les banquiers:
mais encore non pas à eux seuls, car il n'y aurait pas trop grand mal,
mais à leurs esclaves superbes, insolents, barbares, outrageux, tels
proprement comme Platon écrit que sont les diables et bourreaux
emflammez aux enfers, qui tourmentent les âmes des méchants. Car ainsi
ces malheureux usuriers font du palais, où se rend la justice, un enfer
pour les pauvres débiteurs, les plumants et devorants jusques aux os à
coups de bec et de griffes, qu'ils leur mettent dedans la chair comme
des vautours affamés: aux autres leur étant toujours dessus, ils
empêchent de toucher à leurs propres biens quand ils ont serré leurs
bleds, et fait vendanges, ne plus ne moins qu'à Tantalus. Et comme le
Roi Darius envoya contre la ville d'Athenes ses lieutenants Datis et
Artaphernes, avec des chaines et des cordes dont ils devaient lier les
prisonniers qu'ils prendraient: aussi ces usuriers apportants en la
Grèce des layettes pleins de cédules, de brevets, et de contrats
obligatoires, ne plus ne moins que des fers et des manottes à enserrer
les pauvres criminels, s'en vont <p 131r> par les villes, où ils
sement en passant non de bonne et profitable semence, comme faisait
jadis Triptolemus quand il allait par tout enseignant l'usage de semer
le bled, mais des racines et graines de dettes qui produisent infinis
travaux, et intolérables usures, dont on ne peut jamais trouver le
bout, lesquelles mangeans, et étendant leurs branches par tout, font à
la fin plier les villes sous le faix, tant qu'elles les suffoquent. On
dit que les liévres nourrissent un petit levraut, en portent un autre
dedans le ventre prêt à sortir, et enchargent encore d'un autre: mais
les usures de ces barbares ici méchants usuriers, enfantent devant que
de concevoir, car en baillant leur argent ils le redemandent tout
incontinent, et en le posant ils le levent, et rebaillent à usure ce
qu'ils prennent et reçoivent pour avoir baillé à usure. On dit des
Messeniens,
En cette ville y a porte sur porte,
Et puis encore une autre arrière porte:
mais on pourrait encore mieux dire contre les usuriers,
Ils vont mettant usure sur usure,
Puis autre usure encore sans mesure.
tellement qu'ils se moquent des philosophes naturels, qui tiennent que
rien ne se peut faire de rien, et de ce qui n'est pas: car chez eux
usure se fait et s'engendre de ce qui n'est pas et qui ne fut jamais.
Ils estiment que ce soit chose reprochable et honteuse, que prendre des
gabelles et daces publiques à ferme, ce que les lois permettent
nonobstant: et eux au contraire, contre toutes lois du monde font payer
la dace de ce qu'ils prêtent à usure, ou plutôt, s'il faut dire vérité,
en prestant à usure ils fraudent de male-foi leur débiteur, car le
pauvre débiteur, qui reçoit moins qu'il n'a écrit par son obligation,
est trompé faussement, et de male-foi. Et toutefois les Perses
estiment, que mentir soit le second péché, et le premier devoir, pour
autant que le mentir advient le plus souvent à ceux qui doivent. Or n'y
a il gens au monde qui mentent plus que font les usuriers, ne qui usent
plus de male-foi en leurs papiers journaux, là où ils écrivent qu'ils
ont tant baillé à un tel, à qui ils ont moins baillé: et si la cause
mouvante de leur menterie est belle avarice, et non pas indigence ni
pauvreté, ains une misérable cupidité de toujours plus avoir, la fin de
laquelle ne leur tourne ni à plaisir, ni à profit, quant à eux, mais
bien à la perte et ruine de ceux à qui ils tiennent tort: car ils ne
labourent point les terres qu'ils ôtent à leurs débiteurs, ni
n'habitent és maisons dont ils les chassent, ni ne mangent sur les
tables qu'ils leur emportent, et ne vêtent les habillements dont il les
dépouillent: ainsi le premier est détruit, le second s'en va après
alleché par le premier, d'autant que c'est comme un feu grejois, qui
mange en s'augmentant toujours de la perte et ruine de ceux qui tombent
dedans, les devorant tous les uns après les autres: et l'usurier qui
entretient ce feu, le soufflant et l'enflammant à la perte de tant de
gens, n'en a rien de fruit davantage, sinon que par intervalle de temps
il prend son livre de raison, et y lit combien il a fait vendre de
pauvres débiteurs: combien il an a depossedé de leurs heritages et de
leurs biens, d'où est venu, et où est allé en tournant, virant, et
toujours croissant son argent. Et ne pensez pas que je dise cela pour
guerre ou inimitié aucune que j'aie jurée contre les usuriers,
Car ni mes boeufs, ni mes chevaux aussi
Ils n'ont jamais emmenés, Dieu merci:
mais seulement pour montrer à ceux qui empruntent facilement argent à
usure, combien il y a de villanie et de honte en cela, et comment cela
ne procède que d'une extréme folie, paresse et lâcheté de coeur. Car si
tu as dequoi, n'emprunte pas, puis que tu n'en as point de besoin: et
si tu n'as rien, n'emprunte pas, pource que tu n'auras pas moyen de
payer. Mais considérons un peu l'un et l'autre à part. L'ancien Caton
disait à un vieillard qui se gouvernait mal, «Mon ami, vu que la
vieillesse a <p 131v> de soi-même tant de maux, comment y vas tu
encore ajoutant le reproche et la honte de méchanceté?» aussi pouvons
nous dire, vu que la pauvreté a de soi-même tant et tant de miseres,
n'y va pas encore accumulant les angoisses d'emprunter, et de devoir:
n'ôte point à la pauvreté le seul bien qu'elle a pardessus la richesse,
c'est qu'elle n'a soucy de rien: autrement tu tomberas en la moquerie
du commun proverbe qui dit,
Je ne puis pas une chèvre porter,
Vous me baillez un boeuf à supporter.
Tu ne peux pas porter la pauvreté, et tu te vas encore surcharger d'un
usurier, qui est un fardeau insupportable à celui même qui a bien
dequoi. Dequoi voulez vous doncques que je vive? Demandes tu cela ayant
des mains, ayant des pieds, ayants la voix, bref étant homme, de qui le
propre est d'aimer et être aimé, faire plaisir et en recevoir? ne peux
tu pas enseigner les lettres, conduire de jeunes enfants, garder une
porte, voiager sur mer, servir en une navire? Il n'y a rien de tout
cela qui soit plus honteux, ni plus fâcheux à faire, que d'ouïr, Paye
moi, rend moi mon argent. Rutilius ce riche Romain s'approchant un jour
de Musonius le philosophe, lui dit en l'oreille, «Jupiter sauveur, que
vous autres philosophes faites profession d'imiter et ensuivre,
n'emprunte point d'argent à usure.» Musonius en riant lui répondit
promptement, «Non, ni n'en prête point aussi.» Car ce Rutilius qui
prestait à usure reprochait à l'autre qu'il empruntait à usure, qui
était une folle arrogance Stoïque. Quel besoin est il que tu allégues
Jupiter sauveur, vu que l'on peut recorder le même par choses qui sont
toutes familieres et toutes apparentes? Les arondelles, les fourmis
n'empruntent point à usure, à qui nature n'a point donné de mains,
point de discours, point de raison, point d'art n'y de métier, là où
elle a doué l'homme de tant et de si grand entendement, que non
seulement il se sait nourrir soi-même, mais outre mourrir des chevaux,
des chiens, des perdrix, des liévres, des geais: pourquoi doncques te
condamnes tu toi-même d'être plus bête qu'un geai, plus muet que la
perdrix, plus lâche qu'un chien, que tu ne saches trouver aucun homme
qui te fasse du bien, en lui faisant la cour, en le réjouissant, en le
gardant et en combattant pour lui? Ne vois tu pas que la mer et la
terre produisent tant de choses pour l'usage de l'homme? j'ai vu le bon
homme Mycilus, disait Crates, qui cardait la laine, et sa femme quand
et lui qui la filait, fuiants et combattants la faim à toute outrance.
Le Roi Antigonus ayant été une espace de temps sans voir le philosophe
Cleanthes, et le rencontrant un jour en la ville d'Athenes lui demanda,
«Tournes tu encores la meule du moulin, Cleanthes?» «Oui Sire, répondit
Cleanthes, je la méne encore, et le fais pour gagner ma vie, et ne me
départir point de la philosophie Combien était grand et généreux le
courage de ce personnage-là, qui venant de la meule, avec la même main
qui venait de tourner la meule, et pétrir la pâte, écrivait de la
nature des Dieux, de la Lune, des étoiles, du Soleil? Et puis il nous
semble que ces oeuvres-là soient serviles. Et cependant, afin que nous
soyons libres (Dieu le sait) nous empruntons de l'argent à usure, et
pour en avoir, nous flatons des personnes serviles, nous leur payons
tribut, et leur faisons des présents, nous leur faisons la cour, et
leur donnons à disner, non par pauvreté (car personne ne prête à un
pauvre) mais par notre superfluité: pource que si nous étions contents
des choses nécessaires à la vie humaine, il n'y aurait point d'usuriers
au monde, non plus que de Centaures ou de Gorgones: car les délices et
la superfluité ont engendré les usuriers, aussi bien que les orfevres,
les argentiers, les parfumeurs, et les teinturiers: nous ne devons
point le prix du pain et du vin, mais bien de belles terres et maisons,
de grand nombre d'esclaves, de beaux mulets, de parement de sales et de
riches tables, et de toutes folles et excessives dépenses, que nous
faisons bien souvent, pour donner passetemps au <p 132r> peuple,
pour une vaine ambition, de laquelle nous ne recevons bien souvent
autre fruit, qu'ingratitude: et celui qui y est une fois enveloppé,
demeure débiteur pour tout le reste de sa vie, changeant de piqueur,
tantôt d'un, tantôt d'autre: ne plus ne moins que le cheval depuis
qu'il a une fois reçu le mors en sa bouche, et la selle sur le dos, il
n'y a plus ordre qu'il s'en puisse fuir és beaux pâturages et belles
prairies, dont il est parti, ains va errant çà et là, ainsi comme les
Démons et malings esprits qu'Empedocles écrit avoir été chassez du ciel
par les Dieux,
Dedants la mer le ciel en bas les jette,
La mer sur terre arrière les rejette,
La terre après au Soleil radieux,
Et le Soleil puis les renvoye aux cieux.
aussi tombent ils entre les mains d'un usurier ou bancquier, tantôt
Corinthien, tantôt d'un autre de Patras, et tantôt d'un d'Athenes, l'un
après l'autre, jusques à ce qu'étant deceus et trompez de tous, ils se
trouvent finablement tous dissipés et découpés en usures. Car ainsi
comme celui qui est embourbé, se doit ou du tout lever pour sortir du
bourbier, ou du tout ne bouger d'un lieu, pource que celui qui se
deméne et se tourne et vire en la bourbe, ne fait autre chose que
souiller de plus en plus son corps: aussi ceux qui ne font que changer
de bancque, et que faire transcrire leur nom du papier d'un usurier en
celui d'un autre, se chargeants toujours les espaules, et
s'embrouillants de nouvelles usures, deviennent toujours de plus en
plus chargés: resemblants proprement aux personnes malades de colère,
qui ne veulent pas prendre médecine pour se guérir à fait, ains
continuent toujours à ôter ce qui est dégoutté d'humeur cholerique, et
puis à en amasser de l'autre davantage, et payent à toutes saisons de
l'année les usures, avec grièves douleurs et angoisseux tranchés, et
n'en ont pas plutôt payé l'une, que l'autre coule et distille
incontinent après, ce qui leur apporte un mal de coeur et douleur de
tête: là où il fallait qu'ils donnassent ordre à s'en nettoyer du tout,
à fin d'en demeurer francs et quittes. Je parle maintenant à ceux qui
ont bien de quoi, et qui sont trop lâches et paresseux, et vont disant,
Comment, demeurerai-je doncques sans vallets, sans feu, ne sans lieu,
et sans retraite? c'est tout ainsi, comme si un malade d'hydropisie et
enflé comme un tonneau disait au médecin: Comment voulez vous donc que
je devienne grêle, maigre et menu? pourquoi non, pourvu que tu sois
sain? ainsi vaut il mieux que tu demeures sans vallet, que tu deviennes
vallet toi-même, et que tu demeures sans heritages plus-tôt que tu
deviennes toi-mêmes heritage d'autrui. écoute un peu le devis de deux
vautours, comme disent les fables: l'un vomissait si fort qu'il disait,
«Je crois que je vomirai jusques à rendre mes entrailles:» et son
compagnon lui répondait, «Quel mal y aura il? car aussi bien ne rendras
tu pas les tiennes, mais celles d'un trêpassé que nous devorasmes
l'autre jour:» aussi un endebté ne vend pas sa terre ne son heritage,
ni sa maison, ains celle de l'usurier qui lui a prêté argent, à qui la
loi adjuge le droit et la possession d'iceux. Voire mais, mon père,
dira il, m'a laissé cet heritage. Je crois bien, aussi t'avait il
laissé la liberté et la bonne renommée, dequoi tu dois faire plus de
compte, et en avoir plus de soin. celui qui t'a engendré a fait ton
pied et ta main, et néanmoins s'il advient qu'ils soient estiomenés,
encore donneras-tu de l'argent au chirurgien qui te les coupera.
Calypso avait bien vestu Ulysses d'une robe sentant comme bausme,
retenant l'odeur du corps d'une Fée immortelle, présent qu'elle lui
fit, à fin qu'il eût à tout jamais mémoire de l'amitié qu'elle lui
avait portée: mais depuis que sa navire fut brisée, et qu'il se trouva
à fond, ne pouvant revenir sur l'eau, à cause de sa robe trempée qui le
tirait à bas, il la dépouilla très bien, et la jeta là, et se ceignant
le corps tout nud d'un linge se sauva à nage, jusques en terre, là où
quand il fut hors de danger, et qu'il fut aperçu, <p 132v> il
n'eut depuis faute ni de vêtements ni de nourriture. Et n'est ce pas
proprement une vraie tempeste, quand l'usurier après quelque temps
vient assaillir les misérables débiteurs en leur disant, Paye?
Disant ces mots les nues il amasse,
Et la grand' mer de vagues il harasse,
De l'Orient, et du Midi tonnant,
Le vent se leve encontre le Ponant.
ces vents sont les usures, et les usures des usures, qui roulent les
unes sur les autres, et lui accablé d'elles, qui le retiennent de leur
pesanteur, ne se peut sauver à nage, ni échapper, ains est à la fin
tiré à fond avec ses amis, qui l'ont plegé et répondu pour lui, tant
qu'il y perit. Crates le philosophe Thebain fit bien autrement, car ne
devant rien, et n'étant pressé d'aucun créancier pour payer, seulement
se fâchant des cures et soucis du ménage, et de la solicitude qu'il
fallait avoir pour gouverner son bien, laissa un patrimoine qu'il avait
de la valeur de huict talents, quatre mille huict cents écus, et
chargeant la besace avec la robe de bureau, s'en fuit en la franchise
de pauvreté et de philosophie. Anaxagoras laissa ses terres en friche.
Mais quel besoin est il d'alléguer ceux là? vu que Philoxenus un
chantre, étant du nombre de ceux qui avaient été envoyez pour peupler
une nouvelle ville et nouvelle terre en la Sicile, lui étant échue une
bonne maison en sa part, et grand moyen d'y vivre bien à son aise,
voyant que les délices, la volupté, l'oisiveté, sans aucun exercice de
lettres regnaient en ce quartier là, «Par les Dieux, dit-il, ces biens
ici ne me perdront point, mais bien moi eux:» et laissant à d'autres le
partage qui lui était échu à son sort, remonta sur mer, et s'en
retourna à Athenes. Là où ceux qui sont endettés endurent et supportent
que l'on les taille, que l'on les angarie, et que l'on les gehenne,
comme des esclaves que l'on fait fouiller aux mines, nourrissants ainsi
que le Roi Phineus, des Harpyes qui ont des ailes. Et les usuriers leur
envolent et ravissent des mains leur propre nourriture, encore n'ont
ils pas patience d'attendre la saison, car ils achetent leurs bleds
avant qu'ils soient moissonnés, et font marché de l'huile avant que
l'olive soit mûre: et du vin semblablement, Je le retien, dira-il, pour
tel prix, et quant-et-quant il le lui baille par écrit: et ce pendant
le raisin est encore pendant à la vigne, attendant la mois de
Septembre, que l'étoile d'Arcturus se léve pour faire vendange.<p
133r>
XXIV. Qu'il faut qu'un Philosophe converse Principalement AVEC LES PRINCES ET GRANDS SEIGNEURS.
AMBRASSER un amour commun, et rechercher ou accepter et entretenir une
amitié qui peut être utile et fructueuse à plusieurs en particulier, et
encore plus en commun, c'est le fait d'hommes sages, honnêtes, et
affectionnés au bien public, non pas, comme quelques-uns estiment,
ambitieux et convoiteux d'honneur: mais au contraire, celui-là doit
être réputé ambitieux, ou bien pusillanime, qui fuit et a peur que l'on
ne l'appelle courtisan, poursuivant et caressant les Princes et grands
seigneurs. Car que dira le seigneur qui sera guerissable, désireux
d'apprendre, et ne demandera que d'accointer quelque philosophe? quoi,
faudra-il doncques que je devienne un Simon le Savetier, ou un
Dionysius maître d'Eschole, au lieu d'un Pericles ou d'un Caton, afin
que ce philosophe devise avec moi, et qu'il s'approche de moi, comme
Socrates faisait jadis avec ceux-là? au contraire, Ariston de Chio
étant repris et blâmé par les Sophistes de son temps, de ce qu'il
devisait à tous ceux qui le voulaient ouïr: «A la mienne volonté,
dit-il, que les bêtes mêmes peussent entendre les propos qui excitent
les coeurs à aimer la vertu.» Et nous fuirons les moyens et occasions
de hanter et deviser avec les grands personnages et puissants
seigneurs, comme si c'étaient hommes farouches et sauvages? La parole
et doctrine de la philosophie n'est point un tailleur d'images pour
faire des statues mornes et muettes, sans sentiment quelconque, à poser
dessus un soubassement, comme dit Pindare, ains veut rendre les coeurs
des hommes qu'elle touche actifs et vifs: elle leur imprime des élans
de bonne volonté qui les incitent, des jugements qui les tirent à
toutes choses profitables au public, des intentions désireuses de toute
honnêteté, un courage grand et haut avec assurance et bonté: toutes
lesquelles parties font que les hommes entendus au fait de gouvernement
sont plus aises de deviser, converser et hanter avec les personnes de
grande puissance et authorité, et non sans cause: car le médecin
excellent et gentil prendra toujours plus de plaisir à médeciner un
oeil qui voit pour plusieurs, et qui en garde plusieurs: aussi le
philosophe sera plus affectionné à prendre soin de cultiver un esprit
et une âme qui doit être vigilante, qui doit être sage, prudente et
juste pour plusieurs. Et s'il est entendu en la science de trouver,
assembler et conduire les eaux, ainsi comme l'on dit que Hercules
l'était, et plusieurs autres anciens, il ne prendra jà plaisir d'aller
en quelque coin de desert, loin de la fréquence des hommes, près le
rocher du corbeau, comme dit le poète, creuser celle mare des porchers
Arethuse, ains s'étudiera de découvrir les sources vives de quelque
ruisseau ou rivière, pour abbruver une grosse ville, ou un camp, ou
pour arroser les jardins et vergers de quelque Roi: suivant quoi nous
oyons qu'Homere appelle Minos Oaristes de Jupiter, c'est à dire, ainsi
que Platon même l'interprete, familier et disciple: Car il n'entendait
pas que les disciples des Dieux fussent personnes privées, casaniers,
vivants en oisiveté en leur maison sans rien faire, ains Princes et
Rois, lesquels étant sages, prudens, justes, debonnaires et magnanimes,
tous ceux qui auraient à vivre sous eux, et à être commandez par eux,
en seraient beneicts et bienheureux. Il y a une herbe que l'on appelle
Eryngium, le chardon à cent têtes, laquelle a cette proprieté, que
depuis qu'une chèvre la prend en sa bouche, elle s'arrête tout court,
et tout le troupeau aussi semblablement, jusques à ce que le chevrier
la lui vienne ôter: <p 133v> les defluxions aussi qui procèdent
des hommes de grande puissance et grande authorité, comme sont les
Rois, ont pareille vitesse et celerité, laquelle se dilate en un
moment, et comme un feu saisit et gagne ce qui est voisin à l'environ.
Et puis si la parole et remontrance d'un Philosophe s'adresse à un
homme privé, qui aime à vivre en repos, et se borne lui-même comme d'un
centre et d'une circonférence geometrique, d'avoir ce qui lui est
nécessaire pour l'entretènement de sa personne, elle ne se distribue
point à d'autres, ains ayant composé en lui seul une grande
tranquillité, et grand calme de toutes perturbations, elle se fene,
vieillit et se termine incontinent: mais au contraire, si elle remontre
à un magistrat, un homme de gouvernement, un homme d'affaires, et
qu'elle remplisse de vertu et de bonté, par le moyen d'un seul elle
fait du bien à infinis: comme Anaxagoras qui se tint avec Pericles,
Platon avec Dion, Pythagoras avec les Princes et Seigneurs de l'Italie,
et Caton lui-même partant du camp navigua en Asie pour voir
Athenodorus: Scipion envoya querir Panaetius, quand le Senat le commît
et députa pour aller visiter et syndiquer quelle justice ou injustice
regnait par le monde, ainsi que dit Possidonius. Que devait doncques
alors dire Panaetius? Si tu étais un Castor ou un Pollux, ou quelque
autre tel homme privé, voulant fuir la fréquence des villes, et te
retirer en quelque coin d'école à part, pour illec à loisir et en plein
repos coudre et descoudre, plier et déplier les syllogismes des
Philosophes, j'eusse volontiers accepté l'offre que tu me fais, et
fusse allé demeurer avec toi: mais pource que tu es le fils de Paulus
Aemylius, qui a été par deux fois Consul, et arrière-fils de Scipion
l'Affricain, celui qui défit Hannibal de Carthage, je ne deviserai
point avec toi. Et de dire maintenant qu'il y a double raison et
parole, l'une interieure ou mentale, que l'on dit être don de Mercure,
surnommé Hegemon, c'est à dire guide: et l'autre proferée, qui est
messagere et instrumentale pour donner à entendre ses conceptions, cela
est tout rance et moisy de vieillesse, et doit être compris dessous cet
ancien proverbe, «Je savais cela devant que Theognis fut né.» Mais
toutefois encore cette distinction-là ne fait rien contre ce que nous
disons: car de l'une et de l'autre parole, tant de celle qui demeure en
la pensée, que de celle qui se prononce et se profere dehors, la fin
est amitié de l'une envers soi-même, et de l'autre envers autrui: car
celle-là tendant au but de la vertu par les enseignements de la
philosophie, rend l'homme accordant toujours avec soi-même, ne se
plaignant jamais, ni se repentant de rien, plein de paix, plein d'amour
et de contentement de soi-même,
Ses membres n'ont nulle sédition
étrange entre-eux, nulle dissension,
nulle passion rebelle et désobéissante à la raison, nul combat de
volonté contre volonté, nulle repugnance de discours à discours. Il n'y
a point d'amertume turbulente, mêlée avec joie, comme sur les confins
de désir, de repentance et regret, ains y sont toutes choses unièment
douces, paisibles et amiables, et font que chacun jouissant de tant et
tant de biens se contente et s'éjouît de soi-même. Et quant à l'autre
sorte de raison et de parole proferée, Pindarus dit que la Muse n'était
point anciennement avaricieuse, aimant le gain, ni mercenaire, et crois
qu'encore ne l'est elle pas maintenant, mais par l'ignorance et
nonchalance des hommes ne se souciants de bien ni d'honneur, Mercure,
qui par avant était gratuit et commun, est devenu traffiqueur, ne
voulant rien faire sans être payé: car il n'est pas vraisemblable que
Venus se soit jadis mortellement courroucée à l'encontre des filles de
Prospolus, pource que ce furent-elles qui les premières machinèrent de
semer* des haines et inimitiés entre les jeunes hommes, *Aucuns lisent
[...], charmes et sorcelleries abominables: les autres lisent en ce
lieu [...], et faudrait le rendre, semer des haines et inimitiés entre
les jeunes hommes. et que Vrania, Clio et Calliopé se contenyent ou
prennent plaisir à ceux qui corrompent la dignité des lettres pour de
l'argent, ains m'est avis que les oeuvres et les dons des Muses doivent
être encore plus amiables et plus <p 134r> gracieux, que non pas
ceux de Venus, car l'honneur que d'aucuns se proposent pour la fin et
le but du savoir et des lettres, a été tenu cher, pource que c'est un
principe et un seminaire d'amitié: mais qui plus est, le commun des
hommes mesure l'honneur à la bienveillance, estimants que nous ne
louons seulement que ceux-là que nous aimons. Mais ceux-là font comme
Ixion, qui poursuivant d'amour la Déesse Juno tomba en une nuée: aussi
au lieu d'amitié ils embrassent honneur, image vaine, trompeuse,
pompeuse, vagabonde et incertaine: mais l'homme de bon sens et de bon
jugement, s'il s'entremet d'affaires et du gouvernement de la chose
publique, il ne convoitera d'honneur sinon autant qu'il en aura de
besoin pour entretenir son authorité et son credit, afin que l'on se
fie en lui au maniement des affaires: car il n'est ni plaisant ni
facile de profiter à ceux qui ne le veulent pas, et la disposition de
le vouloir procède de se fier: ne plus ne moins que la lumière est plus
le bien de ceux qui voyent, que de ceux qui sont veuz: aussi est
l'honneur plus utile à ceux qui sentent qui en est digne, qu'à ceux qui
ne sont pas mêprisés, Mais celui qui ne se mêle point d'affaires, qui
vit avec soi-même, et constitue son bien à vivre à part en loisir et en
repos, salue de loin la vaine gloire et populaire, dont jouissent les
autres qui versent en la vue des peuples, et en pleins théâtres: tout
ainsi qu'Hippolytus, qui était chaste, saluait de loin la Déesse Venus:
mais celle qui procède des gens de bien et d'honneur, il ne la refuse
ni ne la mêprise pas. Quand il est question d'amitié, il ne faut pas
chercher à l'avoir et contracter seulement avec ceux qui ont les biens,
la gloire, le credit et l'authorité de grands seigneurs, mais aussi ne
faut-il pas fuir ces qualités-là, quand elles sont conjointes avec une
nature douce et des moeurs moderées. Le philosophe ne cherche pas les
beaux et bien formez jeunes hommes, ains ceux qui sont dociles, bien
conditionnés et convoiteux de savoir: mais aussi s'ils ont et beauté de
visage, et bonne grâce, et fleur de jeunesse, cela ne lui fera pas peur
de s'en approcher, ni les beaux traits de visages ne le chasseront pas
d'auprès de ceux qu'il sentira dignes que l'on en prenne soin et que
l'on y employe sa peine: aussi quand la puissance, la richesse, et
l'authorité de Prince se trouvera en un homme de bonne nature, gracieux
et honnête, il ne laissera pas de l'aimer et de le caresser pour cela,
ni ne craindra pas qu'on l'appelle courtisan ni caressant les grands.
Ceux qui par trop fuyant Venus étrivent,
Faillent autant que ceux qui trop la suivent:
ainsi en est-il de l'amitié des Princes et des grands seigneurs:
parquoi le philosophe qui ne se mêlera point d'affaires, ne les fuira
point, mais le civil qui s'empêchera du maniement de la chose publique,
les recherchera, non les fâchant pour se faire ouïr, ni leur chargeant
les oreilles de contes importuns de Sophiste qui se veut montrer, mais
s'accommodant volontiers à les hanter, passer le temps, et deviser avec
eux quand ils le veulent. -de Berecynthe
Les plaines ont de long douze journées,
Qui tous les ans par moi sont engrenées.
celui qui dit cela, s'il eût autant aimé les hommes, comme il aimait le
labourage, eût plus volontiers cultivé et ensemencé celle terre qui
pouvait nourrir si grande multitude d'hommes, que la petite mestairie
d'Antisthenes, qui à peine pouvait suffire à saupoudrer Autolycus quand
il allait luicter. Et toutefois Epicurus, qui mettait le souverain bien
de l'homme en un très profond repos, comme en un port couvert de tous
les vents et de toutes les vagues du monde, dit, que le faire bien à
autrui est non seulement plus honnête que le recevoir bien d'autrui,
mais encore plus plaisant, car il n'y a rien qui engendre tant de joie
que fait la Grace, c'est à dire, la beneficence: et avait bon jugement
celui qui imposa les noms aux trois Graces, Aglaïa, Euphrosyné, et
<p 134v> Thalia, car certainement la joie et le contentement est
bien plus grand et plus net en celui qui donne la grâce, qu'en celui
qui la reçoit. Voilà pourquoi plusieurs souvent rougissent de honte
quand on leur fait du bien, là où l'on est toujours bien aise quand on
en fait. Or font bien à tout un peuple ceux, qui rendent gens de bien
ceux dont le peuple ne se peut passer: comme, au contraire, ceux qui
gâtent et corrompent les Princes, les Rois, et les Seigneurs, comme
font les flateurs, les calomniateurs et faux accusateurs, sont en
abomination de tous, et punis par tous, comme ceux qui jettent un
poison mortel, non en une coupe, ains en une fontaine qui coule en
public, de laquelle ils voyent que tout le monde boit. Tout ainsi
doncques comme Eupolis dit, en se moquant des flateurs poursuivants de
repeue franche du riche Callias, qu'il n'y avait ni feu, ni fer, ni
cuivre qui les pût engarder d'aller souper chez lui: mais les mignons
et favoris d'un tyran Apollodorus, ou d'un Phalaris, ou d'un Dionysius,
après le deces de leurs maîtres on les gehenna, on les écorcha, on les
brûla, et les mit-on au rang des hommes maudits et damnés, pource que
ceux là ne faisaient tort qu'à un seul, et ceux-ci en outrageaient
plusieurs, en en dépravant un tout seul, qui était le Seigneur: aussi
ceux qui demeurent ou hantent avec des hommes privés, ils les rendent
bien contents, innocents, doux et gracieux en eux-mêmes, mais celui qui
à un seigneur et magistrat ôte une mauvaise condition, ou lui dresse sa
volonté et son intention là où il faut, celui-là philosophe pour le
public, et corrige le moule et le patron auquel tous les sujets sont
formez et gouvernez. Les cités et republiques bien policées decernent
et defèrent honneur et révérence aux prêtres, pource qu'ils prient et
demandent aux Dieux des biens, non pour eux seuls, ni pour leurs
parents et amis seulement, mais universellement pour tous les citoyens:
et toutefois les prêtres ne rendent pas les Dieux bons, ni donneurs de
biens, mais étants tels d'eux-mêmes, ils les prient et reclament: mais
les Philosophes qui vivent et conversent avec les Princes et Seigneurs,
les rendent plus justes, plus modérés et plus affectionnés à bien
faire: au moyen dequoi il est vraisemblable qu'ils en reçoivent aussi
plus d'aise et plus de contentement. Et m'est avis, quant à moi, qu'un
ouvrier qui fait les luts et lyres, prendra plus de plaisir à faire une
lyre, quand il saura que celui qui la possedera en edifiera les
murailles de la ville de Thebes, comme jadis fit Amphion: ou en
appaisera une grande sédition, comme fut celle des Lacedaemoniens que
Thaletas le Candiot pacifia, en chantant sur la lyre, et les
addoucissant. Et semblablement aussi un charpentier, faisant le
gouvernal et timon d'une galere, sera plus réjoui, quand il entendra
que ce timon servira à gouverner la galere capitainesse, dedans
laquelle Themistocles combattra contre les Perses pour la défense de la
liberté de la Grèce, ou bien celle de Pompeius, avec laquelle il défit
en bataille navale l'armée des Pirates. Que cuidez-vous doncques que le
philosophe pensera de sa parole et de sa doctrine, quand il viendra
discourir en lui-même, que celui qui la recevra, étant homme
d'authorité, Prince ou grand Seigneur, fera un bien public, parce qu'il
rendra le droit justement à un chacun, il fera de bonnes lois et
ordonnances, il punira les méchants, et avancera les gens de bien et
d'honneur. Il m'est avis certainement qu'un gentil charpentier et
faiseur de navires fera plus volontiers un timon, quand il saura qu'il
servira à régir la grande nave d'Argo renommée par tout: et
semblablement qu'un charron ne mettra pas si volontiers la main à faire
une charrue ou un chariot, qu'il fera les aixieux sur lesquels il saura
que Solon devra engraver ses lois. Or les discours, et raisons des
Philosophes, si une fois elles sont bien et fermement imprimées és âmes
des grands personnages, qui ont le gouvernement des états en main, et
qu'elles y prennent pied, elles ont force et efficace de vives lois. Ce
fut pourquoi Platon navigua en Sicile, esperant que les sentences de sa
philosophie vaudraient <p 135r> lois, et produiraient de bons et
profitables effets és affaires de Dionysius, mais il trouva que
Dionysius était comme une de ces tablettes jà toute pleine de ratures
et de souillures, qui ne pouvait plus laisser la teincture de la
tyrannie, pource qu'elle avait déjà percé et pénétré jusques au fond,
et ne se pouvait plus effacer: là où il faut que ceux qui sont pour
faire leur profit de bons avertissements, soient encore en mouvement.
XXV. Qu'il est requis qu'un Prince soit savant.
LES habitants de la ville de Cyrene prièrent une fois Platon de leur
donner par écrit de bonnes lois, et de leur dresser et ordonner le
gouvernement de leur état: ce qu'il refusa de faire, disant qu'il était
bien malaisé de donner lois aux Cyreniens, qui étaient si riches et si
opulents: car il n'est rien si haut à la main, si farouche, ne si
malaisé à dompter et manier, qu'un personnage qui s'est persuadé d'être
heureux. Voilà pourquoi il est bien difficile de conseiller les Princes
et seigneurs, comment ils se doivent gouverner, car ils craignent de
recevoir et admettre la raison, comme un maître qui leur commande, de
peur qu'elle ne leur ôte ou retranche ce qu'ils estiment le bien de
leur grandeur et puissance, en les assujettissant à leur devoir: c'est
pource qu'ils n'entendent pas le discours de Theopompus le Roi de
Sparte, qui fut le premier qui introduisit à Sparte les Ephores, et les
mêla au gouvernement avec les Rois: car comme sa femme lui reprochast,
qu'il laisserait à ses enfants l'authorité et puissance Royale moindre
qu'il ne l'avait eue de ses prédécesseurs: mais plus grande, lui
répondit-il, d'autant qu'elle sera plus assurée: car relaschant un peu
ce qui était en la Royauté trop roide et trop véhément, il evita par un
même moyen et l'envie et le péril: et toutefois ce Theopompus-là
derivant de son authorité comme d'une grande rivière un petit ruisseau,
autant comme il en donna aux Ephores, autant s'en ôta-il à soi-mêmes:
mais la raison et remontrance de philosophie étant logée avec le Prince
pour lui assister et le conserver, lui ôtant de sa puissance comme de
l'embonpoint ce qu'il y a de trop, lui laisse ce qui est sain. Mais la
plupart des Princes et grands Seigneurs qui ne sont pas sages,
resemblent aux ignorants tailleurs d'images, lesquels ont opinion que
les statues enormes et excessives qu'ils taillent, que l'on appelle
Colosses, sembleront vastes et grandes, s'ils les font bien
escarquillées de jambes, et bien étendues de bras, avec une bouche qui
babille bien grand: car semblablement aussi ceux-ci avec une voix
grosse, un visage renfrongné, un regard fier, une fâcheuse
conversation, et un vivre à part, sans communiquer avec personne,
cuident contrefaire la gravité, grandeur et dignité qui est requise en
un Seigneur, mais ils ne différent en rien de ces Colosses-là, qui par
le dehors ont la représentation de quelque Dieu ou demi-dieu, mais par
le dedans sont pleins de terre, de pierre et de plomb: il n'y a
différence, sinon que la pesanteur de ces enormes statues-là les
maintient aucunement droites, sans pancher ne çà ne là: mais ces
ignorants princes et seigneurs-ci, pource qu'ils ne sont pas bien au
dedans dressez à plomb, souventefois sont esbranlés, et quelquefois du
tout renversés: car venants à bâtir leur puissance et licence haute sur
une base qui n'est pas bien dressée à plomb, ne mise au niveau, ils
panchent et versent en leur ruine avec elle. Mais il faut que comme la
reigle étant elle-même droite, et non gauche ni tortue, dresse et rend
droites toutes autres choses, les faisant à soi semblables, en
s'approchant et appliquant <p 135v> quant à elles: semblablement
aussi, que le Prince ayant établi et dressé premièrement en soi-même sa
principauté, c'est à dire, après avoir bien composé sa vie et ses
moeurs, alors il accommode et applique à soi ses sujets, pour les
rendre aussi droits. Car ce n'est pas affaire à celui quy tombe, de
redresser: ni à celui qui ne sait rien, d'enseigner: ni à celui qui est
désordonné, d'ordonner: ni à celui qui est dereiglé, de ranger, ni à
celui qui ne sait obeïr, de commander: mais la plupart des hommes se
trompants en cela, estiment que le premier et principal bien qu'il y
ait à commander, soit de n'être point commandé: comme faisait le Roi de
Perse, qui estimait que tous ses sujets lui étaient esclaves, excepté
sa femme seule, de laquelle plus que d'autre il devait être seigneur.
Mais qui sera-ce doncques qui commandera au Roi et au Prince? Ce sera
la loi, qui est Roine de tous, et mortels et immortels, comme dit
Pindare, non pas une loi écrite dehors en quelques livres, ou dessus
quelque bois: mais la raison vive imprimée en son coeur, toujours
demeurant avec lui, toujours le conservant, et jamais ne l'abandonnant
sans conduite: car le Roi de Perse avait un de ses chambellants ordonné
à cet office, pour lui venir dire tous les matins entrant en sa
chambre, «Leve toi Sire, et pourvoi aux affaires, ausquels
Mesoromasdes, c'est à dire le grand Dieu, t'a ordonné pour pourvoir:»
mais à l'endroit d'un sage prince et bien appris, c'est la raison qu'il
a au dedans qui lui sonne toujours cela à l'oreille. Polemon disait,
que l'amour était une entremise des Dieux à l'endroit des jeunes gens,
dont ils avaient soin, et qu'ils voulaient sauver: mais plus
véritablement pourrait-on dire, que les Princes sont ministres des
Dieux, pour pourvoir aux affaires et au salut des hommes, afin que des
biens qu'ils leur donnent, ils soient distributeurs des uns, et
conservateurs des autres.
Vois tu ce haut infini firmament,
Qui dans son sein liquide fermement
De tous côtés la terre ronde embrasse?
C'est lui qui influe les principes des semences convenables, et puis la
terre les produit en être, et sont les unes accrues par les pluies, les
autres par les vents, les autres échauffées par les astres et par la
lune: mais c'est le Soleil qui régit et gouverne tout, et leur inspire
le gracieux attrait d'amour, aussi de tous tant de grands biens, dons
et présents que les Dieux font aux hommes, il n'y a moyen d'en jouir ni
user droitement sans loi, sans justice, ni sans prince et magistrat. La
justice est la fin de la loi, la loi oeuvre du prince, et le prince
image de Dieu, qui tout régit et gouverne n'ayant besoin ni de Phidias
qui le taille, ni de Polycletus, ni de Myron, ains lui-même se formant
au moule et patron de Dieu, par le moyen de la vertu, statue la plus
plaisante et la plus excellente que l'on saurait jamais voir. Et comme
Dieu a colloqué au ciel pour un bel image de sa divinité le Soleil et
la Lune, telle représentation et telle lumière est en une cité et en un
Royaume, le Prince, tant qu'il a au coeur la crainte de Dieu, et
l'observation de la justice empreinte, c'est à dire, qu'il a la raison
divine en son entendement, non pas le tonnerre en la main, ni la
foudre, ni le trident, comme il y a de fols princes, qui se font mouler
et peindre, rendants leur folie odieuse d'affecter ce à quoi ils ne
peuvent atteindre: car Dieu hayt et punit ceux qui veulent imiter le
tonnerre, la foudre, les rais du Soleil, et choses semblables: et au
contraire, ceux qui sont zelateurs de sa vertu, et qui tâchent à se
conformer à sa clemence et bonté, il les aime et avance, et leur donne
part de sa vérité, de sa justice, clemence et légalité. Lesquelles
qualités sont telles, qu'il n'y a rien plus divin au monde, non le feu,
ni la lumière, ni le cours du Soleil, non le lever et coucher des
étoiles, non pas même l'eternité, ni l'immortalité, car Dieu n'est pas
benict ni heureux pour la longueur et durée de sa vie, mais pource
qu'il est prince de toute vertu, c'est cela qui est la divinité, et la
beauté, ce qui est regy par elle. <p 136r> Anaxarchus pour
réconforter et consoler Alexandre, lequel se desesperait pour le
meurtre qu'il avait commis en la personne de Clytus, lui dit, que Dicé
et Themis, c'est à dire justice, equité et droitture, sont les
assesseurs de Jupiter: pour montrer, disait-il, que tout ce qui est
fait par le Prince, est juste, equitable et droitturier: péchant en
cela grièvement, lourdement et pernicieusement, de vouloir remédier au
regret que ce prince sentait pour le péché qu'il avait commis, en lui
donnant assurance d'en faire encore d'autres semblables. Et s'il est en
cela loisible d'amener sa conjecture, Jupiter n'a point justice et
equité pour ses assesseurs, mais lui-même est la justice et l'equité,
et la plus ancienne et plus parfaite loi qui soit: ainsi parlent,
écrivent et enseignent tous les anciens, que Jupiter même ne savrait
bien commander sans justice: laquelle est vierge, selon que dit
Hesiode, non violée ni contaminée, ains toujours logée avec honneur,
pudicité et simplicité. Voilà pourquoi les anciens appellent les Rois
révérends et vénérables. Car il est convenable que ceux qui moins ont
de crainte, aient plus de honte et d'honneur. Or faut il que le Prince
craigne plutôt de mal faire que de mal recevoir, comme étant l'un cause
de l'autre: et est celle crainte benigne et généreuse, propre et
peculiere à un bon prince, craindre que ses sujets, sans qu'il le sache
ne soient offensés et foulés,
Ne plus ne moins que les chiens généreux
Veillent auprès des brebis, non pour eux,
Sentant venir quelque bête sauvage,
Autour du parc, pour y faire carnage.
Et n'est pas pour eux qu'ils craignent, mais pour ceux qu'ils gardent,
comme Epaminondas, s'étant les Thebains laissez aller à boire
dissoluement et faire grand' chère en une fête, lui seul allait
revisitant les armes et les murailles, disant qu'il jeunait et
veillait, afin que les autres peussent à sûreté boire et dormir. Et
Caton en la ville d'Utique fit crier à son de trompe, que à tous ceux
qui s'étaient sauvés de la défaite, il donnerait moyen de s'en aller
par la mer: et les ayant tous embarqués, après avoir fait prière aux
Dieux de leur donner bon voyage, lui retournant en son logis, se tua
soi-même, montrant en cet exemple ce que le prince doit craindre, et
qu'il doit mêpriser. Au contraire, Clearchus le tyran de Pont
s'enfermait dedans un coffre pour dormir, comme un serpent dedans son
creux: et Aristodemus le tyran d'Argos montait en une petite chambrette
suspendue, dont l'huis était une trappe, sur laquelle il mettait son
lit, là où il se couchait avec sa concubine: et la mère d'elle quand il
était monté venait ôter l'échelle d'à bas, et puis le matin la
rapportait. Comment pensez vous que ce tyran-là devait trembler de
frayeur quand il était dedans un plein théâtre, ou dedans le palais, où
l'on exerçait la justice, ou dedans le conseil, ou en un festin, vu
qu'il faisait de sa chambre une prison? «A la vérité aussi, les bons
Princes craignent pour leurs sujets, et les Tyrants craignent leurs
sujets:» et pour ce d'autant que plus ils augmentent leur puissance,
autant augmentent ils aussi leur crainte: car de tant qu'ils commandent
à plus grand nombre d'hommes, de tant en craingnent ils aussi plus
grand nombre. Car il n'est pas vraisemblable, ne bien séant avec, à la
majesté divine, ce que aucuns philosophes ont voulu dire, que Dieu est
invisiblement mêlé parmi la matière première qui souffre toutes choses,
et qui reçoit mille contraintes et mille cas fortuits, et des
changements innumerables, ains reside la haut, assis et colloqué en la
nature, qui est toujours une et toujours en même état sur des saints
fondements, comme dit Platon, fait et parfait ce qui est droit selon
nature, se promenant par tout. Et comme le Soleil au ciel, qui est son
très bel image, se laisse voir dedans un miroir à ceux qui ne le
peuvent regarder, lui-même aussi a il laissé és villes, et parmi les
hommes, une autre image, c'est la lumière de justice et de droite
raison qui l'accompagne, laquelle les hommes <p 136v> sages et
heureux décrivent et peignent des sentences de la philosophie, en se
conformant à ce qui est le plus beau en ce monde, et n'y a rien qui
imprime és âmes et esprits des hommes une telle disposition, que la
raison tirée et apprise de la philosophie, à fin qu'il ne nous advienne
comme il fit à Alexandre le grand, lequel ayant vu et considéré
Diogenes en la ville de Corinthe, comme il était généreux, estima
beaucoup et admira la grandeur de courage et magnanimité de ce
personnage, jusques à dire, «Si je n'étais Alexandre, je serais
Diogenes:» quasi par manière de dire se fâchant de sa richesse, de sa
splendeur, et de sa puissance, comme étant empêchemens et destourbiers
de sa vertu, et portant envie à sa cappette, et à sa besace, d'autant
que par icelles Diogenes était invincible et imprenable, non pas comme
lui qui ne l'était que par le moyen des armes, des chevaux, et des
piques: car il pouvait en se gouvernant par vraie raison philosophique
être de disposition et affection Diogenes, et demeurer d'état et de
fortune Alexandre, voire tant plus être Diogenes d'autant qu'il était
Alexandre: comme ayant contre une grosse tourmente, agitée de forts
vents, et de vagues impetueueses, besoin de chable et d'ancre plus
forte, et de gouverneur et pilote plus grand: car és hommes petits, qui
ont peu ou point de puissance, comme sont les privés, la folie est
innocente, et ne font point de mal quand ils sont fols, pource qu'ils
ne peuvent: comme és mauvais songes il y a je ne sais quoi de douleur
qui fâche l'âme quand elle ne peut pas venir à bout de mettre à
execution ses cupidités: mais où la puissance est conjointe avec la
mauvaistié, elle ajoute aussi douleur à ses passions et affections. Et
est bien véritable ce que soûlait dire le tyran Dionysius, car il
disait, que le plus grand plaisir et contentement qu'il sentît de sa
domination tyrannique, était, que ce qu'il voulait, soudainement était
fait,
«Comme il fut dit, il fut aussi tôt fait.
ainsi la mauvaistié et le vice prenant sa course légère par la carrière
de la puissance pousse et presse toute violente passion, faisant que
une colère devient aussi tôt achevée, que celui qui est tombé en
suspicion perit, et celui qui est calomnié est perdu. Mais comme les
naturels tiennent, que l'éclair sort de la nue après le tonnerre,
encore qu'il apparoisse devant, comme le sang sort de la plaie, parce
que l'oreille reçoit le son, et la vue va au-devant de l'éclair: aussi
à l'endroit de tels seigneurs les punitions précédent les accusations,
et les condamnations vont devant les probations,
«Car le courroux ne peut là plus durer,
Non plus que l'ancre en tourmente assurer
La nave étant fichée dans le sable,
Qui ne tien coup, et ne demeure stable:
Si le pois de la raison ne réprime et n'arrête la puissance faisant le
Prince et seigneur ainsi comme fait le Soleil, lequel alors qu'il est
plus haut élevé en la partie Septentrionale, c'est lors que plus
lentement il chemine et moins il se remue, rendant son cours plus
assuré par la tardité: car il n'est possible que les vices demeurent
couverts et cachés és hommes qui ont grande puissance, ains comme ceux
qui sont sujets au mal caduque, soudain que quelque froid les prend, ou
qu'ils tournent un peu, il vient incontinent un éblouissement et un
chancellement, qui découvre et fait voir leur mal: aussi les ignorants
et mal appris, soudain que la fortune les a un petit élevés en biens,
en richesses, en états et authorités, incontinent elle fait voir leur
cheute, et ruine: ou, pour mieux le donner à entendre, comme l'on ne
connait pas le vice et la faute des vaisseaux quand ils sont vides,
mais quand vous y versés quelque liqueur, alors vous voyez par où ils
coulent et s'en vont: aussi les âmes pourries et gâtées ne peuvent
contenir leur authorité et puissance, ains coulent dehors par <p
137r> leurs cupidités, leurs colères, leurs vanités, et leurs
impertinences. Et qu'est-il besoin de s'étendre à discourir cela plus
amplement, vu que l'on calomnie és grands et illustres personnages
jusques aux moindres fautes qu'ils ont eues? on reprochait à Cimon
qu'il aimait le bon vin, à Scipion qu'il aimait à dormir, et accusait
on Lucullus de ce qu'il tenait table trop somptueuse et trop friande.
XXVI. Que le vice seul est suffisant pour rendre L'HOMME MALHEUREUX. Le
commencement de ce Traité est si défectueux et si corrompu, mêmes és
livres écrits à la main, que l'on ne sait quelle conjecture y asseoir.
ayant vendu le sien corps pour un douaire, ** comme dit Euripides, bien
peu de bien, et encore mal assuré et incertain: mais à celui qui ne
passe pas par-dessus de la cendre, ains à travers un feu, par manière
de dire, Royal, et qui est brûlé tout à l'entour, qui est
continuellement à la grosse et courte haleine, en peur et en crainte,
plein de sueur, s'en court jusques dela la mer pour gagner, elle lui
donne à la fin une richesse de Tantalus, de laquelle il ne jouira
jamais, pour les continuelles occupations, desquelles il s'enveloppe.
Or fit jadis sagement ce grand riche homme Sicyonien qui nourrissait
des haras de chevaux, quand il donna à Agamemnon Roi des Acheïens une
belle jument coursiere fort vite, pour être dispensé
De n'aller point à Troie la venteuse,
Ains demeurer loin de guerre douteuse
Chez soi en paix et toute volupté,
Car il avait de tous biens à planté.
afin que demeurant en sa maison il se vautrât à son aise en profonde
richesse, et se donnât du bon temps à loisir, sans aucune fâcherie.
Mais nos courtisants d'aujourd'hui, et ceux qui se veulent faire
estimer gens d'affaires, n'attendent pas qu'on les appelle, ains se
vont d'eux-mêmes jeter la tête baissée és courts des princes et és
grosses maisons, là où il faut qu'ils veillent et fassent le guet en
grand travail, pour gagner ou un cheval, ou une chaine, ou quelque tel
présent:
Et ce pendant, la face déchiree
En sa maison sa femme est demeurée,
Et la maison achevée à demi,
pendant que son mari est traîné çà et là errant, vagabond par le monde,
tiré de quelques espérances, qui à la fin bien souvent le trompent, et
lui font honte. Et si d'aventure il obtient quelque chose de ce qu'il
désire, après avait été bien tourneboulé sans dessus-dessous, jusques à
en avoir la tête toute étourdie de virer ainsi au rouet de la fortune,
il demande à s'en échapper, et appelle bienheureux ceux qui demeurent
en vie privée, sans s'exposer aux périls: et ceux-ci, au contraire, le
réputent lui bienheureux, d'autant qu'ils le vaient préféré à eux.
Voilà comment le vice dispose tous hommes à toutes sortes de malheurs,
étant un parfait ouvrier de malheureté, de manière qu'il n'a besoin ne
d'instruments ni de ministres. Les autres tyrants qui s'étudient à
rendre misérables ceux qu'ils tourmentent, ils nourrissent des
bourreaux et des gehenneurs, ils inventent des fers chaulds à brûler,
des grils: mais le <p 137v> vice sans aucun appareil d'outils,
aussi tôt qu'il s'attache à l'âme, il la brise et l'accable et ruine,
il remplit de douleur, de lamentations, de rancune, de regrets et
repentance l'homme. Qu'il soit ainsi, on voit plusieurs qui endurent
qu'on leur coupe la chair et les membres, sans qu'ils dient mot, et
endurent patiemment quand on les fouette, et quand leurs maîtres, ou
bien des tyrants leur donnent les grils, vous ne leur entendrez pas
jeter un seul cri, d'autant que l'âme avec la raison, comme avec la
main, réprimant la voix, la garde de sortir: là où, au contraire, vous
ne sauriez jamais faire demeurer quoi un courroux, ni commander à un
deuil qu'il se taise: ni arrêter un qui est surpris de peur, ni un qui
se repent de regret, qu'il ne crie, qu'il ne se tire par les cheveux,
et qu'il ne frappe sa cuisse, tellement que le vice est plus violent
que n'est ni le feu, ni le fer. Or les villes et cités, quand elles
font à savoir par affiches, qu'elles veulent faire edifier quelques
navires ou quelques statues de grandeur excessive que l'on appelle
Colosses, elles écoutent les ouvriers disputants les uns contre les
autres de la manufacture, et entendent leurs raisons, et vaient leur
modelles, puis elles elisent celui d'entre eux qui fera le fait à moins
de coûte, mieux et plus promptement. Or posons le cas doncques que nous
publions par affiches à faire et rendre un homme et une vie
malheureuse, et qu'il se présente pour entreprendre le marché, d'un
côté la Fortune, et le Vice de l'autre: l'une, à savoir la fortune,
pleine d'outils de toute sorte, et d'un appareil de grands frais, pour
construire une vie misérable et malheureuse: comme pourroint être
voleries de brigands, des guerres, des inhumanitez de tyrans, des
tempestes de mer, des fouldres de l'air, qu'elle traînerait après elle,
de la ciguë qu'elle broierait, des espées qu'elle apporterait, des
calomniateurs qu'elle soudoyerait, des fiévres qu'elle allumerait, des
fers et manotes qu'elle ferait sonner, et des prisons qu'elle bâtirait
à l'entour, encore que la plupart de tout cela procède plutôt du vice
que de la fortune: mais pourtant supposons que tout cela procède de la
fortune, et que la malice, et le vice étant au près tout nud, et
n'ayant besoin de chose quelconque hors de soi à l'encontre de l'homme,
interroge la fortune comment elle entend de rendre l'homme malheureux,
failli de coeur: Menasses-tu l'homme de le rendre pauvre, Fortune?
Metrocles se moquera de toi, qui l'hiver dormait parmi les moutons, et
l'été dedans les claitres et portiques des temples: et par ainsi
étrivait de la félicité à l'encontre du grand Roi de Perse, lequel
passait son hiver en Perse, et son été en la Medie, Ameneras-tu la
servitude, les fers et manotes, et l'être vendu comme esclave? Diogenes
le mêprisera, lequel étant exposé en vente par les brigands qui
l'avaient pris, criait lui-même à l'encan, Qui veut acheter un maître?
Broies tu une coupe de poison? n'en baillas tu pas autant à boire à
Socrates? et lui tout doucement et facilement sans restiver de peur, ne
rien changer de contenance ni de couleur, l'avalla: et quand il fut
mort les survivants le jugèrent bienheureux, comme celui qui en l'autre
monde s'en allait vivre d'une vie divine. Me présenteras-tu le feu?
voire mais Decius le Capitaine des Romains t'a pieça prevenu, quand au
milieu des deux armées il fit dresser un grand feu, où il se brûla
lui-même en holocauste à Saturne, comme il avait voué pour le salut et
la prosperité de l'Empire Romain. Et les honnêtes femmes des Indiens,
qui aiment mieux leurs maris, combattent et étrivent ensemble pour le
feu, et celle qui gagne la victoire est brûlée avec le corps de son
defunct mari, laquelle toutes les autres jugent et estiment
bienheureuse. Et quant aux sages de pardela, il n'y en a pas un qui
soit réputé homme saint, ne bienheureux, si étant encore vivant, en son
bon sens et sain entendement, il ne sépare son âme de son corps avec le
feu, et qu'il ne sorte tout pur et net de la chair, en ayant consumé
tout ce qu'il y avait de mortel. Oui mais d'une maison plantureuse et
d'une richesse grande, d'une table friande et somptueuse, tu me
réduiras à la besace, à la petite cappette, et à <p 138r>
demander mon pain ordinaire: toutes ces choses-là furent les principes
et causes de la félicité de Diogenes, et de liberté et de gloire à
Crates. Mais tu me feras clouer en croix, ou bien empaler au bout d'un
pieu. Et que peut il chalait à Theodorus s'il pourrira dessus ou
dessous la terre? Ce sont les plus heureuses sepultures des Tartares,
et des Hyrcaniens, l'être mangé des chiens: et entre les Bactrianiens,
par les lois du pays ceux-là sont estimés avoir plus heureuse fin,
quand les oiseaux les mangent après qu'ils sont morts. Qui sont
doncques ceux que tels accidents rendent malheureux? Ce sont les lâches
de coeur, délicats, ecervellés, non exercités és affaires du monde, et
qui toujours ont retenu les opinions qui leur ont été imprimées dés
leur enfance. La fortune doncques seule n'est pas ouvrière parfaite de
malheur et infélicité, si elle n'a la malice et le vice qui lui aide.
Car tout ainsi comme un filet sie l'os qui a été longuement trempé
dedans du vinaigre et de la cendre, et comme les ouvriers courbent et
forment en telle façon qu'ils veulent l'ivoire, après qu'ils l'ont
mollifié et detrempé avec de la bière, autrement ils n'en peuvent venir
à bout: aussi la fortune blesse et cave ce qui est déjà gâté et amolli
de soi-même, quand la malice y survient davantage. Et tout ainsi que le
poison appelé Pharicum,* autrement Napel ou Aconit, ne nuit à personne
des autres, et ne fait point de mal à ceux qui le touchent, et qui le
portent quant et eux: mais s'il touche tant soit peu à un qui soit
navré, il le fait incontinent mourir par la plaie et blessure qui
reçoit son influxion: *Voyez Dioscoride Livre 6. Chap. 19. aussi celui
duquel la fortune sera pour ruiner et gâter l'âme, devra avoir au
dedans de sa propre chaire quelque ulcère, quelque apostume, et quelque
mal pour rendre les accidents, qui lui surviendront de dehors,
misérables et lamentables. Le vice donc est-il point tel, qu'il ait
besoin de la fortune pour produire malheureté? De quel côté cela? la
fortune ne fait-elle pas soulever la tempeste et tourment en la mer? ne
ceinct-elle pas les pieds des montaignes, des aguets et embûches des
larrons? ne jette-elle pas par grande impetuosité la grêle dedans les
champs fertiles & fructueux? mais la malice ne suscite-elle pas un
Melitus, un Anytus, un Callixenus, calomniateurs? n'ôte-elle pas les
biens? n'empêche elle pas les hommes d'être chefs d'armées pour les
rendre malheureux? Mais elle les fait lâches, elle leur amasse de
grandes successions en terre, elle les accompagne par mer, elle est
toujours après, les desechant de cupidités, les enflammant de colère,
les accablant de superstitions, les attirant par les cupidités des
yeux. Il n'y a ni commencement, ni fin.<p 138v>
XXVII. Comment on se peut louer soi-même, sans ENCOURIR ENVIE ni REPREHENSION.
IL n'y a celui qui ne dise de bouche, que parler de soi-même en se
donnant la louange d'être ou de valoir quelque chose, ami Herculanus,
ne soit fort odieux, et mal séant à toute personne bien apprise: mais
de fait il y en a bien peu qui se gardent de tomber en cette
impertinence et importunité là, non pas de ceux mêmes qui la
reprennent. Car Euripides disant,
Si la parole il fallait acheter,
Nul ne voudrait ses louanges conter,
Mais à raison qu'on en peut de l'air prendre
Tant que l'on veut, sans aucun prix en rendre,
chacun disant de soi-même se plaît
Ce qui est vrai et ce qui pas ne l'est
Pource que rien le parler ne lui coûte:
il use d'une très odieuse et importune vanterie, en cela mêmement qu'il
va entrelasser parmi des accidents et affaires tragiques, un propos de
soi-même qui n'appartient rien à la matière sujette. Semblablement
Pindarus ayant dit en un lieu,
Qui se vante importunément
Est fourvoyé d'entendement,
ne cesse jamais toutefois de magnifier sa suffisance en la poésie, qui
est grande certainement, et bien digne de louange, il n'ya personne qui
le nie: mais ceux qui sont couronnés és jeux et combats sacrés, sont
déclarés victorieux par la voix d'autrui, pour ôter la fâcherie que
porte avec soi le parler de soi-même: et à bon droit avons nous à
contrecoeur la vaine gloire de Timotheus, en ce qu'il écrit lui-même
touchant la victoire qu'il obteint à l'encontre de Phrynis, Tant tu fus
heureux Timothée lors que la herault proclama à haute voix, Timothée le
Milesien a vaincu le fils de Carbon le plieur de voix. Car cela n'a
point de grâce et est contre toute façon honnête de trompetter ainsi
soi-même sa victoire, parce qu'il est bien vrai ce que disait Xenophon,
que la plus plaisante audition que l'homme saurait entendre est, d'ouïr
réciter ses louanges par un autre: mais la plus fâcheuse aussi aux
autres est, d'ouïr que lui-même les récite. Car premièrement nous
estimons effrontez et impudents ceux qui se louent eux-mêmes, attendu
qu'ils devraient être honteux quand d'autres les loueraient en leur
présence. Secondement, nous les réputons injustes en ce, qu'ils se
donnent à eux-mêmes ce qu'ils devraient recevoir des mains des autres.
Tiercement, si nous nous taisons quand nous entendons un qui se loue
soi-même, il semble ou que nous en soyons marris, ou que nous lui
portions envie: ou si nous craignons cela, nous sommes contraints de
confirmer nous mêmes ces louanges, et porter témoignage à la chose dont
il est question, contre ce que nous en pensons, ce qui est plus
convenable à une vile flatterie, qu'à vrai honneur, d'avoir le coeur de
louer aucun en sa présence. Mais encore que cela soit véritable, et que
la chose aille ainsi, si peut il advenir des occurrences qu'un homme
d'honneur s'entremettant des affaires de la chose publique, pourra se
hazarder à parler de soi-même à son advantage: non pour aucun honneur
ou plaisir qu'il en pretende, mais pource que l'occasion ou l'action
qui se présente, requiert qu'il parle de soi-même, comme il ferait de
quelque autre chose véritable: mêmement quand les choses faites ou
advenues sont bonnes et honnêtes, il ne faut point qu'il feigne de dire
hardiment, qu'il en a fait autrefois de semblables: car cette
louange-là apporte un beau et bon fruit, c'est que d'icelle, comme
d'une graine et semence, plusieurs <p 139r> autres et plus
grandes louanges en procèdent: car l'homme de bien ne demande et n'aime
pas l'honneur comme un salaire, ou un réconfort et récompense de ses
vertueuses actions, mais pource que l'être cru et avoir réputation
d'homme de bien, et qu'on se fie en lui, lui donne les moyens de faire
plusieurs autres plus grandes et plus belles actions: car il est et
plaisant et facile de faire bien à ceux qui vous aiment et se fient en
vous, et au contraire il est impossible ou bien malaisé, se servir de
la vertu et l'employer envers ceux qui vous calomnient ou vous ont pour
suspect, en forçant ceux qui fuient les occasions de recevoir aucun
bien ne plaisir de vous. Il nous faut doncques considérer, s'il y
aurait point d'autres occasions pour lesquelles l'homme de bien et
d'honneur se pourrait louer soi-même, afin que ne le redoutant pas par
trop, comme chose vaine et odieuse, nous ne faillions à nous servir de
quelque utilité et commodité qu'il y pourrait avoir. Or est bien vaine
la louange de ceux qui se louent eux-mêmes, à fin qu'ils soient loués
des autres: et la mêprise-l'on plus que nulle autre, pource qu'il
semble qu'elle procède d'une ambition et d'un appétit importun de vaine
gloire seulement. Car ainsi comme ceux qui n'ont dequoi manger, sont
contraints de manger de leur propre corps contre la nature, et cela est
l'extrémité de famine: aussi ceux qui sont affamez d'honneur et de
louanges, s'ils ne treuvent des autres qui les louent, ils se louent
eux-mêmes: ce qui de tant plus est laid, qu'il semble que par un amour
de vaine gloire, ils y ajoutent encore et y contribuent du leur. Mais
encore quand ils ne le font pas simplement et ne cherchent pas à être
loués à par-eux, ains par une émulation et jalousie de la louange
d'autrui, ils vont comparant leurs faits et actions comme pour
offusquer et obscurcir celles des autres, alors outre la vanité il y a
de l'envie et de la malignité: car on dit en commun proverbe, que celui
est curieux et importun, qui met le pied en la danse d'autrui: mais de
s'aller jeter à travers les louanges des autres par une jalousie et
envie, en rompant le propos pour parler de soi-même, c'est chose dont
il se faut non seulement bien garder, mais aussi ne souffrir pas que
d'autres nous louent à l'enui, ains gracieusement céder l'honneur à
ceux qui seront dignes d'être loués et honorés, et si d'aventure ils en
sont indignes et ne le méritent pas, encore ne faut-il point que nous
les privions des louanges qu'on leur donne en y interposant les notres,
ains plutôt ouvertement les convaincre, et montrer par vives raisons
que c'est à tort que l'on leur fait tant d'honneur. Et quant à cela, il
n'y a point de doute qu'il ne faille ainsi faire. Mais on se peut louer
soi-même sans répréhension, premièrement si on le fait en répondant à
une calomnie et imputation qui aurait été mise sus, comme fait Pericles
en Thucydide, là où il dit, «Et néanmoins, Seigneurs Atheniens, vous
vous courroucez à moi, qui me puis bien vanter d'être tel, que je ne
cède à autre homme qui qu'il soit, ni quant à prevoir et connaître ce
qui est utile pour la Chose publique, ni quant à le bien dire et donner
à entendre, ni quant à aimer le bien public, et ne se laisser point
gagner à l'avarice.» Car non seulement il evita le blâme de vanité,
d'arrogance et de présomptueuse ambition, en parlant ainsi
magnifiquement de soi-même en tel endroit: ains, qui plus est, il
montra parmi la grandeur et magnanimité de la vertu, laquelle pour ne
s'abbaisser point rabaisse et tien sous sa main l'envie: tellement que
les hommes qui l'oyent ainsi parler, ne veulent plus s'amuser à peser
et juger si son dire est véritable, ains sont emportés et ravis d'aise
et de joie, d'ouïr telles magnanimes vanteries, quand elles sont
véritables et certaines, comme le témoignent les effets que l'on en
voit advenir. Car les Thebains, étant leurs capitaines accusés de ce
que le temps de leur office expiré, ils ne s'en étaient pas incontinent
retournés, selon les lois du pays, ains étaient entrés en armes dedans
la Laconie, avaient repeuplé la ville de Messene, à peine absolurent
Pelopidas, qui pliait à telles objections, et les suppliait: Et au
contraire, Epaminondas <p 139v> qui vint à raconter
magnifiquement les braves choses qu'il avait faites en ce voyage, et en
ce temps-là, jusques à dire finablement q'il était prêt et content de
mourir, pourvu qu'ils voulussent confesser, que malgré eux, et contre
leur volonté, il avait pillé et saccagé la Laconie, avait repeuplé la
ville de Messene, et remis en une ligue toutes les villes de l'Arcadie:
ils n'eurent pas le coeur de prendre seulement les ballotes en main
pour donner sentence contre lui, ains se départirent de l'assemblée, en
louant grandement sa hautesse de courage, et s'éjouissant et riant
d'avoir ainsi ouï parler ce personnage. Pourtant ne faut-il pas du tout
reprendre Stenelaus de ce qu'il dit en Homere,
Nous nous vantons de valoir beaucoup mieux
Que jamais n'ont valu nos peres vieux:
si nous nous souvenons de ce qui précéde un peu auparavant,
O fils du preux Tydeus et vaillant,
Comment de peur est ainsi tressaillant
Ton faible coeur, que ton oeil par tout quiere
A te tirer de la bataille arrière?
car ce n'était pas lui à qui cette parole picquante s'adressait, ains
répliquait pour son ami, qu'il sentait injurié: et pourtant la juste
cause lui donnait liberté de parler ainsi bravement de soi-même. Les
Romains se fâchèrent d'ouïr tant souvent répéter à Ciceron les louanges
des choses qu'il avait faites à l'encontre de Catilina: et au
contraire, quand Scipion leur dit en publique assemblée, qu'il ne leur
était pas bien séant vouloir juger de Scipion, vu que par son moyen ils
étaient parvenus à cette grandeur de juger de tout le monde, ils mirent
des chappeaux de fleurs sur leurs têtes, et montèrent avec lui au
Capitole pour sacrifier et rendre grâces à Jupiter: l'un et l'autre
avec raison, car l'un répétait ainsi souvent ses louanges sans aucun
besoin qu'il en fut, pour se glorifier: et à l'autre le péril lui ôtait
la haine, et l'envie de s'en magnifier. Si ne convient pas cette
vanterie et cette gloire de se magnifier, seulement à ceux qui sont
accusés et appelés en justice de leur vie ou de leur honneur, ains à
tous ceux qui sont en adversité plutôt qu'en prosperité, pource qu'il
semble que ceux-ci ambrassent, par manière de dire, la gloire, et
prennent plaisir à la jouir, gratifiants en cela à leur ambitieux
désir: et ceux-là pour la qualité de leur temps sont bien éloignés de
toute suspicion d'ambition, et se roidissent encontre la fortune,
étayants le mieux qu'ils peuvent la générosité de leur courage, en
evitant totalement la bassesse de sembler mendier compassion, ni d'être
ravallé de courage, et se lamenter en leur mesaventure. Tout ainsi
doncques comme nous estimons fols et glorieux ceux qui en se promenant
se rehaussent et dressent le col, et au contraire nous louons ceux qui
se redressent et relevent le plus qu'ils peuvent en escrimant des
poings, ou en combattant: aussi un homme qui étant renversé par la
fortune se releve sur ses pieds, et se redresse pour lui faire tête, et
au lieu de se montrer pitoyable suppliant et lamentable, par une parole
avantageuse se montre brave et haut en courage, en est trouvé non
superbe ne présomptueux, ains au contraire, grand et invincible: comme
le poète Homere depeint Patroclus, modeste et gracieux en paroles,
quand il a fait vaillamment et heureusement: et au contraire, à sa mort
il le décrit parlant bravement et hautainement,
Si tels été comme je suis ils eussent,
Encontre moi présentez ils se fussent.
Et Phocion, qui au demeurant avait toujours été fort gracieux et
modeste, après qu'il se voit condamné, il donna à connaître sa
magnanimité en plusieurs autres choses, et mêmement en ce qu'il dit à
l'un de ceux qui étaient condamnés à mourir quant et lui, qui se
tourmentait et complaignait, Que dis-tu pauvre homme? <p 140r> ne
te tiens-tu pas bienheureux de mourir avec Phocion? Autant doncques,
voire plus encore, est-il permis à l'homme d'état, à qui l'on fait
tort, de dire quelque chose avantageusement de soi, à ceux qui se
montrent ingrats envers lui, comme Achilles ailleurs rendait bien à
Dieu la gloire du success des affaires, et parlait modestement quand il
disait,
Si Jupiter la grâce nous octroye
Que ruïner puissions la grande Troie.
mais ailleurs, là où on lui fait tort et injure, il déploye sa langue à parler hautainement en courroux,
Avec mes gens, et mes vaisseaux, j'ai pris
Douze cités. et en un autre lieu,
Ils ne pourront supporter la lueur
De mon armet approchant près du leur.
Car là où la braverie est partie de la justification, alors il est
loisible et permis d'en user: suivant laquelle doctrine, nous voyons
que Themistocles, pendant qu'il fit les grands services à son pays,
jamais ne dit ni ne fit rien de superbe, mais lors qu'il voit que les
Atheniens étaient saouls de lui, et qu'ils n'en faisaient plus de
compte, il ne faignit pas de leur dire, «O pauvres gens, pourquoi vous
lassez-vous de recevoir souvent des bienfaits de mêmes personnes?» Et
une autre fois, «En temps de pluie et d'orage vous recourez à moi,
comme à l'abri d'un arbre: et puis quand le beau temps est revenu, vous
en arrachez chacun une branche en passant.» Ceux-là doncques se
sentants d'ailleurs outragez remémoraient ainsi leurs bons services et
beaux faits à ceux qui en étaient méconnaissans: mais celui qui se sent
repris et blâmé des meilleurs choses qu'il ait faites, est bien à
excuser, et ne lui peut on attacher aucun blâme, si lui-même se met à
louer ce qu'il a fait: d'autant qu'il semble qu'il ne le dise pas par
reproche, mais pour répondre à ce dont on le calomnie. Qu'il soit
ainsi, cela donna une honnête liberté à Demosthene de parler à son
avantage, et si empêche qu'on ne se lasse, et ne se saoule des louanges
que lui-même se donne par toute l'oraison qu'il écrivit de la couronne,
là où il se glorifie de ce qu'on lui imputait, à savoir des ambassades
qu'il avait faites, et des decrets qu'il avait mis en avant pour la
guerre. Aussi n'est pas logé loin de là, et a bonne grâce le
renversement de l'objection, quand on montre, que le contraire de ce
dont on est chargé et imputé, est méchant et déshonnête, comme fit
l'orateur Lycurgus à Athenes, répondant à ceux qui lui reprochaient,
qu'il avait donné argent à un calomniateur pour se racheter de la
vexation de sa calomnie: «Et bien, dit-il, Quel citoyen vous semble-il
que je sois, vu qu'en si long temps qu'il y a que je m'entremets du
gouvernement des affaires de la Chose publique, je suis convaincu
devant vous, d'avoir plutôt donné que prix de l'argent injustement?» Et
Ciceron, comme Metellus lui reprochast, qu'il avait plus affligé et
perdu d'hommes par son témoignage, qu'il n'en avait sauvé par son
éloquence: «Et qui est celui, dit-il, qui ne dise, qu'il y a plus en
moi de foi et de preud'hommie, qu'il n'y a d'éloquence, et de force de
bien dire?» Et ces passages de Demosthene, «Qui est celui qui ne m'eût
justement condamné à mourir, si je me fusse efforcé de contaminer
seulement de parole les honneurs et titres glorieux que cette cité a?
Et que pensez-vous qu'eussent dit ces méchants hommes ici, si lors que
je discourais ces choses par le menu, les villes s'en fussent allées?»
Bref toute la harangue pour la couronne coule fort dextrement ses
louanges, et les ajoute aux oppositions, et solutions des objections
qu'on lui mettait sus: toutefois il est bien à remarquer en cette même
oraison-là, comme artifice très utile, qu'en mêlant parmi les propos
qu'il tient de soi les louanges aussi des écoutants, il rend tout son
parler exempt d'envie, et de la haine qui accompagne ordinairement ceux
<p 140v> qui montrent de s'aimer trop soi-même: quels se
montrèrent alors les Atheniens envers ceux d'Euboée, quels envers ceux
de Thebes, combien de bien firent-ils aux habitants de la Cherronese,
combien à ceux de Byzance, en disant que lui n'en était que le
ministre: Car l'auditeur secrètement ainsi gagné par ses propres
louanges, en reçoit plus volontiers, et avec plaisir, le dire de
l'Orateur, et est bien-aise d'ouïr réciter et référer à un autre ce que
lui-même a bien fait, et à cette aise-là suit incontinent conjoint
l'avoir en admiration et amour ceux, par le moyen desquels il a bien
fait. Suivant lequel propos Epaminondas dit un jour publiquement, comme
un sien envieux Meneclidas en se moquant lui reprochast, qu'il se
magnifiait plus que n'avait oncques fait le Roi Agamemnon: «Mercy à
vous, Seigneurs Thebains, avec lesquels seuls j'ai en un jour subverty
et ruïné la domination des Lacedaemoniens.» Et pourtant que la plupart
des hommes repugnent ordinairement en leurs coeurs, et se fâchent fort
contre celui qui se loue soi-même, et ne font pas de même contre celui
qui loue un autre, ains en sont bien souvent aises, et confirment
telles louanges par leur témoignage, aucuns ont accoutumé en louant
dextrement et opportunément ceux qui aiment, et qui font de mêmes
choses, et qui bref sont de mêmes conditions et même humeur que eux, de
s'insinuer en la bonne grâce des auditeurs, et les attirer à eux,
pource qu'ils reconnaissent incontinent au disant, encore qu'il parle
de quelque autre, une semblance de vertus, qui mérite toute pareille
louange. Car ainsi comme celui qui reproche à un autre les vices,
desquels il est lui-même taré, se fait plus d'injure à soi-même, qu'à
l'autre auquel il les reproche: aussi les gens de bien honorants les
gens de bien, remettent ceux qui les connaissent en mémoire, tellement
que tout aussi tôt ils leur vont criant: «Et vous, n'êtes-vous pas tout
de même?» Voilà pourquoi Alexandre honorant Hercules, et Androcopus
Alexandre, ont fait qu'eux-mêmes ont été honorés par leurs semblables:
et à l'opposite, Dionysius se moquant de Gelon, en disant qu'il avait
été gelos, c'est à dire, la risée et la moquerie de la Sicile, ne
s'apercevait pas, que par envie qu'il se sucitait, il ruïnait et
demolissait la grandeur et la dignité de sa seigneurie. Il faut donc
que l'homme d'état, encore ailleurs entende et prattique bien ces
règles-là: mais si quelquefois il est contraint de se louer soi-même,
il rendra cette sienne louange beaucoup plus supportable, quand il ne
se l'attribuera pas toute, ains comme si la gloire lui était charge
pesante, il s'en déchargera d'une partie sur la Fortune, et d'une autre
sur Dieu: et pourtant fait Homere sagement parler Achilles,
«Puis que les Dieux m'ont donné cette grâce
D'avoir occis l'ennemi sur la place.
et sagement fit aussi Timoleon à Syracuse, qui après ses beaux faits
dedia un autel à l'heureuse aventure, et consacra sa maison à la bonne
fortune: et très sagement fit aussi Python Aenien, lequel étant venu à
Athenes après avoir tué le Roi Cotys, comme les Orateurs feissent à
l'envi les uns des autres, à qui plus hautement louerait sa prouesse
devant le peuple Athenien, et que lui se fut aperçu que quelques-uns
lui en portaient envie, et en étaient marris: il dit en passant,
«Seigneurs Atheniens, ce a été quelque Dieu qui l'a fait, et je lui ai
prêté mes mains.» Aussi ôta Sylla l'envie à ses faits, en louant
souvent sa bonne fortune: et finablement en se surnommant Faustus,
c'est à dire, le bien fortuné: car les hommes aiment mieux sembler être
vaincus par la fortune, que par la vertu, pource qu'ils réputent l'un
être bien non appartenant au vainqueur, et l'autre défaut propre à eux,
et qui procède d'eux. C'est pourquoi l'on dit que les lois de Zaleucus
pleurent infiniment aux Locriens, d'autant qu'il leur donnait à
entendre que la Déesse Minerve s'apparoissait à chaque coup à lui, et
lui enseignait et dictait les lois qu'il leur donnait, <p 141r>
et qu'il n'y en avait pas une qui fut de son conseil ni de son
invention. Or est-il à l'aventure nécessaire d'inventer ces remedes et
ces adoucissemens-là, à l'encontre de ceux qui sont de nature fâcheux
ou envieux: mais encore envers ceux qui sont de bonne sorte et modestes
il ne sera pas impertinent d'user de corrections des louanges, si
d'aventure quelqu'un en notre présence nous loue d'être ou savants, ou
riches, ou de grand credit, en le priant de ne dire point cela de nous:
mais bien si nous sommes bons, à nully malfaisans, et profitables à
plusieurs: car qui fait ainsi, n'accumule pas louanges sur louanges,
ains la transfere d'une chose à une autre: et ne semble pas qu'il
prenne plaisir à s'ouïr louer, ains plutôt d'être marri de ce qu'on ne
le loue pas ainsi qu'il faut, ni pource qu'il faut: et cacher et
obscurcir les qualités moindres sous les plus grandes et meilleurs, non
tant pour vouloir être loué, que pour enseigner comment il faut louer:
car cette manière de dire, Ce n'est pas de pierres que j'ai fortifié
cette ville, ni de murailles de brique: mais si vous voulez considérer
dequoi et comment je l'ai fortifiée, vous trouverez que c'est d'armes,
de chevaux, et de confederés et alliés: cela tire sur cette règle-là,
et encore plus ce que dit Pericles sur la fin de ses jours. Car ainsi
comme il achevait sa vie, et se portait fort mal, ses parents, amis et
familiers se prirent à remémorer les charges qu'il avait eues, les
expéditions qu'il avait faites, la puissance grande qu'il avait eue,
les victoires, les trophées, les villes et cités qu'il avait conquises
aux Atheniens, et lui se soublevant un petit en son séant, les reprit
et blâma grandement de ce, qu'ils alléguaient des louanges qui étaient
communes à plusieurs, et aucunes qui étaient plutôt dues à la fortune,
que non pas à la vertu: et cependant ils obmettaient ce qui était le
plus grand et le plus beau, et qui était plus propre à lui: c'est que
par lui nul citoyen n'avait jamais porté le deuil, ne pris robe noire.
cet exemple donne le moyen et à un Orateur s'il est bon, et qu'on le
loue de la force de son éloquence, de transferer la louange à sa vie,
et à ses meurs: et à un Capitaine que l'on estimera pour sa grande
expérience et son heur au fait des armes, de parler franchement de sa
justice et de sa clemence: ou au contraire, si d'aventure il y en a qui
lui donnent des louanges excessives, comme bien souvent il s'en trouve
qui disent, en flattant, des propos qui ne servent qu'à exciter envie,
Je ne suis point du nombre des hauts Dieux,
pourquoi vas-tu me comparant à eux?
mais tu me connais à la vérité pour tel que je suis, loue ce, que je
suis incorrompable, que je suis temperant, que je suis raisonnable et
humain: car l'envie concède volontiers à qui refuse les plus grandes
louanges, celles qui sont moindres et plus modestes, et ne prive pas de
véritable louange ceux qui ne reçoivent pas les fausses et vaines. Et
pourtant ne se fâchaient point les hommes d'honnorer les Princes et les
Rois, qui ne cherchaient pas à se faire appeler Dieux, ou enfants des
Dieux, ains Philadelphes, c'est à dire aimants leurs frères et soeurs:
ou Philometores, aimants leurs meres: ou Evergetes, bienfaiteurs: ou
Theophiles, c'est à dire aimants les Dieux, qui sont belles et honnêtes
appellations, propres aux hommes, et aux bons princes, comme au cas
pareil, on ne peut endurer patiemment ceux qui en écrivant ou en lisant
se donnent le titre de Sages, et est-on bien aise d'ouïr ceux qui se
nomment amateurs de sagesse, ou qui disent qu'ils profitent en l'étude
de sapience, ou telle chose semblable, qui est modeste et non sujette à
aucune envie. Là où ces ambitieux et Sophistes, qui reçoivent et
souffrent qu'on leur dise ces paroles, qu'ils ont harangué divinement,
célestement, et magnifiquement, perdent outre cela, le modestement, et
humainement: et toutefois, ainsi comme ceux qui ne veulent pas fâcher
ni donner peine à ceux qui ont mal aux yeux, parmi des couleurs fort
brillantes et fort vives entremêlent quelque peu d'ombrage: aussi
aucuns récitants leurs louanges, non totalement reluisantes et claires
sans aucune mêlange, ains y entremêlants quelques <p 141v>
imperfections ou défectuosités et fautes, lesquelles déchargent par ce
moyen de ce qui cause haine et envie: comme Epeus ayant parlé fort
avantageusement, et s'étant vanté bravement de sa vaillance en
l'escrime des poings,
A coups de poing son corps je crèverai,
Et tous ses os je lui desbriserai: il va dire après,
Car de combat autre je ne demande.
Mais à l'aventure est celui-là digne de moquerie, qui pour excuser une
braverie d'escrimeur et champion de lutte, avoue et confesse qu'il est
lâche et couard: et au contraire est adrait, de bon jugement, et de
bonne grâce, celui qui allégue contre soi-même quelque oubliance,
quelque ignorance, ou quelque désir d'ouïr et d'apprendre, comme
Ulysses quand il dit,
Mais le mien coeur désirait écouter,
Et commandait de me desgarroter
En leur guignant des yeux et de la tête. Et en un autre lieu,
Mais point de foi je ne leur ajouté,
Comme beaucoup meilleur il eût été,
Pour le géant voir dedans son repaire,
Pensant qu'il dût quelque présent me faire.
Et bref toutes sortes de fautes, pourvu qu'elles ne soient pas par trop
déshonnêtes, ni par trop lâches, étant ajoutées à des louanges, leur
ôtent la haine et l'envie. Et y en a plusieurs qui en entre-jetant une
confession et advenu de pauvreté ou de faute d'expérience, ou de
noblesse, parmi des louanges, les rendent moins enviées et moins
odieuses: ne plus ne moins qu'Agathocles buvant aux jeunes hommes qui
étaient de sa compagnie en vases d'or et d'argent ingenieusement
ouvrés, en faisait apporter sur sa table d'autres de terre, leur
disant, «Voilà que c'est de persévérer à travailler, prendre peine et
se hazarder à faire vaillamment: car par ci-devant nous faisions de ces
pots-là (montrant ceux de terre:) et maintenant nous en faisons de
ceux-ci (montrant ceux d'or et d'argent.)» car il avait été nourri en
la boutique d'un potier de terre, tant il était pauvre et de bas lieu
issu: maid depuis il se fit Roi de toute la Sicile presque. Voilà
doncques les remedes que l'on peut appliquer de dehors, quand on est
contraint de parler de soi-même: mais il y en a d'autres qui sont
dedans ceux mêmes qui se louent, comme Caton disait qu'on lui portait
envie de ce qu'il ne faisait compte de ses propres affaires, et qu'il
veillait toutes les nuicts pour le salut de la patrie: à quoi
ressemblent aussi ces passages,
Quelle sagesse y a-il en moi, vu
Que je pourrais de charge déprouvèu,
Comme un soldat simple de l'exercite,
De tout travail et de tout soucy quitte,
Participer à la fortune, autant
Que le plus sage et plus s'entremettant? Et cet autre,
Je crains d'avoir jeté la grâce au vent
De mes travaux endurés ci-devant,
Et toutefois je ne repousse encores
arrière ceux qui se présentent ores.
Car les hommes communément portent envie à ceux qui ont la gloire et la
vertu gratis, ou sans qu'il leur coûte guères, ne plus ne moins que si
c'était une maison ou un heritage, mais non pas à ceux qui l'ont
achetée bien cherement avec grands labeurs et grands périls. Et pour
autant qu'il ne faut pas seulement ne fâcher point les écoutants, ni se
faire envier en se louant, ains faut tâcher à servir et profiter en ce
faisant, à fin qu'il ne semble pas que nous fassions cela, mais autre
effet par cela: <p 142r> considérez premièrement quand quelqu'un
s'est loué soi-même, s'il l'a point fait pour une exhortation, pour
exciter une jalousie et une émulation, comme fit Nestor, lequel en
racontant ses prouesses et vaillances encouragea Patroclus, et les
autres neuf chevaliers à entreprendre le combat d'homme à homme contre
Hector: car l'exhortation, qui a la parole de l'oeuvre quant et quant,
et l'exemple avec la pointure d'émulation, est vive, et aiguillonne
merveilleusement: et avec le courage et l'affection apporte l'espérance
de pouvoir venir à bout, comme de chose qui n'est pas impossible: et
pour ce des trois danses qui étaient en Lacedaemone, celles des
vieillards disait,
Nous avons été jadis
Jeunes, vaillants et hardis.
celle des enfants,
Et nous un jour le serons,
Et tous vous surpasserons.
et celle des jeunes hommes,
Nous le sommes à l'épreuve,
Qui voudra, vienne, et l'épreuve.
En quoi fit sagement et en homme bien entendu au fait de gouvernement
le legislateur qui les institua, de proposer aux jeunes gens des
exemples familiers, et près d'eux, par ceux mêmes qui les avaient
executés: ce néanmoins encore n'est-il pas mauvais aucunefois de se
vanter, et hautainement et magnifiquement parler de soi-même, pour
étonner et réprimer un petit, ou bien pour ravaler et tenir bas un
brave audacieux, comme fait le même Nestor en un autre endroit,
j'ai en mes jours hanté des personnages,
Qui valaient mieux en faits et en langages
Que vous, desquels estimé malappris
Je ne fus oncq, ni tenu en mêpris.
Ainsi parla aussi Aristote à Alexandre, disant qu'il était loisible et
bien séant d'avoir le coeur haut, non seulement à ceux qui tenaient
beaucoup d'hommes sujets à leur puissance: mais aussi à ceux qui
avaient opinions véritables des Dieux. Et sont ces façons-là de parler
utiles quelquefois à l'encontre des ennemis et des malveillants,
Ceux que mon bras en bataille rencontre,
Sont arrivés à malheureuse encontre.
Et Agesilaus parlant du Roi de Perse que l'on nommait le grand Roi: «En
quoi, dit-il, est-il plus grand que moi, s'il n'est plus juste?» Et
Epaminondas répliqua aux Lacedaemoniens, qui accusaient avec beaucoup
de paroles les Thebains: «Au moins, dit-il, vous avons nous guary du
peu parler.» Mais quant à ces façons-là de dire, elles s'adressent à
des ennemis publiques, ou particuliers malveillants: et quant aux amis
et à ceux qui sont des notres, on peut bien aussi, en usant à propos,
en temps et lieu, de hautain langage, non seulement applattir et
abbaisser ceux qui sont trop superbes et trop braves: mais aussi au
contraire élever et exciter ceux qui sont étonnés, effroiez et
épouvantez. Car Cyrus au milieu des armes et des dangers de la guerre,
parlait hautainement, et ailleurs non: et Antigonus, qui au demeurant
était sobre en paroles, et modeste, en la bataille navale qu'il donna
près l'Île de Co, comme l'un de ceux qui étaient autour de lui, un peu
avant la mêlée, lui dît, «Sire ne vois-tu pas que les vaisseaux des
ennemis sont en beaucoup plus grand nombre que les tiens?» «Mais moi,
dit-il, pour combien de vaisseaux me comptes-tu?» Et semble qu'Homere
ait bien entendu cela: car il fait qu'Ulysses voyant ses gens effroiez
du bruit et de la tourmente qui sortait du gouffre de Charybdis, leur
ramène en mémoire la subtilité de son engin, et sa vaillance, en leur
disant,
<p 142v> Ce mal ici n'est point si dangereux
Qu'était celui, quand le Cyclops hereux
Nous tournoyait de force merveilleuse
Tout à l'entour de sa caverne creuse,
Et toutefois je vous en aimis hors
Par ma prouesse et mes conseils accors.
car cette façon de louange n'est point d'un advocat flattant, ni d'un
sophiste se vantant, ne qui demande un applaudissement ni battement de
mains, mais d'un personnage qui baille à ses amis pour gage de
s'assurer sur lui, sa vertu et sa suffisance: car c'est chose de grande
importance pour le salut, en temps dangereux, que la réputation et la
fiance que l'on a d'un homme qui a l'authorité et la suffisance de bon
Capitaine. Or avons nous déjà par ci-devant déduit, que ce n'est point
chose convenable ne bien séante à homme d'état et d'honneur, que de
s'opposer à la gloire et la louange d'autrui: toutefois là où une
fausse et perverse louange porterait nuisance et dommage, en apportant
émulation de malfaire, et une mauvaise volonté et intention en choses
de grande conséquence, il ne serait pas inutile de repousser arrière,
ou plutôt de divertir l'auditeur à choses meilleurs, en lui faisant
voir la différence. Car on se contenterait bien à mon avis de voir que
les hommes s'abstinssent volontairement du vice, quand ils le verraient
blâmé et vituperé: mais si au lieu de le vituperer on le voyait louer,
et si outre le plaisir et le profit qu'il apporte communément quant et
soi, on y ajoutait encore le tenir en honneur et en réputation, il n'y
aurait si forte ne si heureuse nature, de laquelle il ne vint au
dessus. Et pourtant faut-il que l'homme de bien et de gouvernement face
la guerre non aux louanges des hommes, mais aux louanges des choses, si
ainsi est qu'elles soient mauvaises: car ce sont celles qui corrompent
les meurs, pource que avec telles louanges entre la volonté de imiter
et ensuivre telles actions déshonnêtes, comme si elles étaient belles
et honnêtes: mais on les advere pour telles qu'elles sont, quand on les
met au parangon vis à vis des honnêtes et véritables louanges. On dit
que Theodorus le joueur de Tragoedies dit un jour à Satyrus joueur de
Comoedies, que ce n'était pas grande merveille de faire rire les
spectateurs, mais bien de les faire pleurer et crier: aussi pourrait un
sage philosophe dire à ce même Theodorus, mais au contraire ce n'est
pas chose grande ne digne, de faire pleurer ni crier les spectateurs,
mais bien de leur ôter toute occasion de se douloir et de pleurer: car
celui qui se loue en cette sorte, profite à l'auditeur, et lui change
son jugement, ainsi comme fit Zenon parlant du grand nombre des
auditeurs de Theophraste: «Sa danse, dit-il, est plus grande que la
mienne, mais la mienne est mieux accordée.» Et Phocion, comme
Leosthenes eût encore la vogue, étant interrogé par les harangueurs,
Quel bien il avait jamais fait à la Republique: il leur répondit, Non
autre, dit-il, sinon que cependant que j'ai été gouverneur et
capitaine, jamais vous autres messieurs n'avez fait aucune oraison
funebre, ains avez enterré tous vos citoyens qui sont morts, és
sepultures de leurs ancestres: et Crates écrivit et opposa fort
gentilment à ces vers de la sepulture de Sardanapalus,
Demouré m'est seulement ce que j'ai
Paillardé, bu, ivrongné, et mangé:
Demouré m'est seulement ce que j'ai
En mon vivant appris, su, et jugé
Des beaux secrets des Muses que j'ai moye.
Car cette manière de louanges est belle, honnête et utile, enseignant à
aimer et estimer les choses qui sont utiles and profitables, non pas
celles qui sont vaines et superflues: parquoi cet avertissement soit
joint aux autres, sur le sujet de la question proposée <p 143r>
Mais il reste maintenant à dire, ainsi que la suite du propos le
requiert et nous en admoneste, comment chacun pourra eviter la fâcherie
de se louer importunément soi-même: car le parler de soi sortant d'une
si forte garnison, que l'amour de soi-même, advient bien souvent à ceux
mêmes qui sont les plus modestes et plus éloignés de vaine gloire. Et
tout ainsi que l'un des preceptes de santé est, fuir et eviter
totalement les lieux malsalubres et maladifs, ou pour le moins prendre
plus soigneusement garde à soi quand on y est: aussi y a-il certains
temps, et certains propos fort glissants, desquels on se laisse
facilement couler à parler de soi, à la moindre occasion du monde.
premièrement ceux qui de nature sont ambitieux, quand ils oyent louer
autrui, communément s'avancent à parler d'eux-mêmes, et leur prend un
appétit de gloire, et un élancement qu'ils ne peuvent retenir, leur
chattouillant et grattant une demangeaison qu'ils ont de se louer,
mêmement si celui que l'on loue devant eux, se rencontre ou égal en
mérite, ou inferieur à eux: car ainsi comme ceux qui ont faim sont
encore plus irrités, et leur appétit davantage provoqué, quand ils en
voyent d'autres manger devant eux, aussi la louange d'autrui enflamme
de jalousie ceux qui sont sujets à la convoitise d'honneur et de
gloire. Secondement, le récit des choses que l'on a heureusement et à
souhait executées, pousse ordinairement ceux qui les racontent, en des
vanteries et braveries pour la joie qu'ils en ont: car depuis qu'ils
sont une fois tombés en propos des victoires qu'ils ont eues à la
guerre, ou des entreprises qu'ils ont heureusement conduittes à chef en
matière de gouvernement, ou des discours qui leur ont bien succedé, ils
ne se peuvent contenir ni modérer: à laquelle manière de parler de
soi-même on voit principalement être sujets les gens de guerre et gens
de marine, plus qu'autres: et advient aussi cela coutumièrement à ceux
qui reviennent de la cour des grands Princes, ou des lieux où il s'est
fait quelques grands exploits et affaires. Car en faisant mention des
Princes et grands Seigneurs, ils y entrelassent ordinairement quelques
paroles qu'ils auront dites à leur avantage, et ni cuident pas se louer
eux-mêmes en disant cela, ains seulement réciter les louanges que
d'autres auront dites d'eux: et y en a qui pensent que les écoutants ne
s'en aperçoivent point, quand ils racontent les ambrassements,
recueils, et les caresses que les Rois, les Empereurs, et tels grands
personnages leur ont faits, comme s'ils ne récitaient pas leurs propres
louanges d'eux, mais les courtoisies et demontrations de la bonté et
humanité des autres: et pourtant faut-il bien attentivement prendre
garde à soi, quand on loue quelqu'un, que les louanges qu'on lui donne
soient pures et nettes, sans aucune suspicion de s'aimer obliquement,
et parler de soi-mêmes, à fin qu'il ne semble point que nous louons,
comme dit Homere,
Patroclus sous couleur et couverture,
mais que nous entendons nous louer nous mêmes à travers lui. Qui plus
est, les blâmes mêmes et les répréhensions sont quelques fois bien
dangereuses à faire chopper et desvoyer ceux qui se deulent un petit de
la vaine gloire: en laquelle maladie encourent souvent les vieilles
gens, quand ils se mettent à reprendre les autres et à blâmer les
mauvaises façons de faire, et les fautes d'autrui, en se magnifiant
eux-mêmes, comme ayants été admirables en l'opposite de ce dont ils
accusent les autres: mais à ceux-là le faut-in concéder, mêmement s'ils
ont avec l'âge la réputation de longue main acquise de gens de bien et
d'honneur: car ce n'est pas chose inutile, ains qui donne grande
émulation et envie d'acquérir pareils honneurs à ceux qui sont ainsi
châtiés par eux: mais tous autres se doivent bien garder, et craindre
ce détournement-là: car étant de soi-même autrement fâcheux et presque
intolérable le blâmer autrui, et où l'on doit extre bien reservé et
retenu, celui qui mêle sa louange propre avec le blâme d'autrui, et qui
va cherchant gloire en l'infamie d'autrui, <p 143v> est odieux
infiniment, et totalement importun et insupportable, voulant être
honoré de ce qu'il déshonore les autres. Davantage comme ceux qui sont
de nature prompts et enclins à rire, doivent fort eviter et fuir les
chatouillemens et frottemens légers par dessous les aixelles, et autres
telles parties du corps, où il y a moins de poil, lesquelles se
laissant aller, et se fondant à tels attouchements, émeuvent et
excitent quant-et-quant la passion risible: aussi peut-on donner cet
avertissement à ceux qui se laissent trop passionneement emporter à la
convoitise de gloire, de s'abstenir de se louer eux-mêmes, quand autres
les loueront. Car il faut que celui qui se sent louer, rougisse de
honte, non pas effrontément l'écouter, et qu'il reprenne ceux qui
disent quelque grande chose d'eux, non pas qu'il le reprenne d'en avoir
trop peu dit: ce que plusieurs font, qui suggèrent eux-mêmes et
entassent d'autres faits magnanimes et prouesses qu'ils auront faites,
jusques à ce qu'ils gâtent et la louange qu'ils se donnent eux-mêmes,
et celle que leur donnent les autres. Or y an a-il qui se flattants
eux-mêmes se chatouillent et s'emplissent de vent, les autres
malignement tirent à les faire parler d'eux-mêmes, les autres les
interrogent et leur font des demandes pour plus avant les faire entrer
és filets, et avoir plus de matière de rire: comme le soldat glorieux
en une Comoedie de Menander,
Seigneur comment eustes-vous ce coup-là?
LE SOLDAT.
D'un javelot. Pour Dieu comment cela?
Sur une échelle en montant à mont contre
Une muraille. Or le coup je leur montre
Quant est de moi à mon meilleur esciant:
Mais eux de moi se moquaient en riant.
En toutes ces sortes-là doncques se faut-il bien donner garde, le plus
que l'on peut, et de sortir hors des bornes avec les louanges, et de se
laisser aller aux interrogatoires: et pour s'en mieux retenir et donner
de garde, le meilleur moyen est d'observer de près ceux qui se louent
eux-mêmes, en se représentant et ramenant en mémoire, comme c'est chose
fâcheuse et déplaisante à tout le monde: et comme il n'y a propos qui
soit plus odieux, ne plus moleste à ouïr: car sans que nous puissions
dire quel autre mal nous fait celui qui se loue soi-même, nous faisons
tout ce que nous pouvons pour nous en despestrer, et respirer arrière à
notre aise, comme étant un fardeau, qui de soi et de sa nature charge
par trop: tellement qu'il est intolérable et insupportable même à un
flatteur, et un poursuivant de repeues franches, voire ayant nécessité:
et disent qu'ils payent bien cherement leur escot, quand il leur faut
avoir la patience d'ouïr un riche, ou prince, ou gouverneur, ou Roi,
qui qu'il soit, qui se loue lui-même: comme le bouffon qui dit en
Menander,
Il m'emmaigrit à la table, il m'assomme,
Quand il me faut endurer d'ouïr comme
A la soldate il rencontre aigúment
Le franc archer malheureux garniment.
Car vu que cela ne se dit pas seulement contre les soldats, et contre
les glorieux de nouveau enriches, qui ont accoutumé de faire de beaux
contes bien dorés, mais aussi contre les philosophes, les sophistes et
rhetoriciens, et les capitaines enflez de présomption, et parlant
d'eux-mêmes hautainement: si nous nous voulons souvenir, que les
propres louanges que l'homme se donne, sont toujours accompagnées du
blâme et vitupere que les autres lui en donnent, et que la fin de cette
vaine gloire est communément honte et infamie, et que fâcher ceux qui
les écoutent, comme dit Demosthene, leur en demeure, et non pas être
tenus ni réputez pour tels <p 144r> qu'ils se disent, nous nous
garderons bien de parler de nous mêmes, si ce n'est qu'un grand profit
en doive advenir, ou à nous ou à ceux qui nous écoutent.
XXVIII. Quelles passions et maladies sont les pires, celles DE L'AME,
OU CELLES DU CORPS. C'est un commencement de Declamation toute
imparfaite.
HOMERE ayant considéré les divers genres des animaux mortels, et les
ayant comparés les uns aux autres, tant en la durée qu'en
l'entretènement de leurs vies, a exclamé, qu'il n'y en avait pas un si
misérable que l'homme, de tous ceux
Qui sur la terre ou marchent ou respirent,
adjugeant une malheureuse principaulté à l'homme, qu'il n'y en a point
qui le passe en superiorité de tous maux. Mais nous supposants que
l'homme ait déjà emporté la victoire de misere, et soit déclaré le plus
calamiteux de tous les autres animaux, le voulons comparer à soi-même,
en collation de ses propres maux, les divisants en âme et en corps, non
point en vain, sans aucun fruit, ains fort pertinemment, afin que nous
sachions, si c'est par notre âme, ou par notre corps, que nous vivons
plus misérablement: car la maladie s'engendre en notre corps par la
nature, et le vice et la méchanceté en l'âme est premièrement action,
et puis après devient passion: si n'est pas petite consolation de
savoir, que ce qui est le pire est curable, et plus léger ce que l'on
ne peut fuir. Or le regnard d'Aesope plaidant à l'encontre du leopard
touchant la varieté de leur peau, après que le leopard eut montré la
sienne, qui à l'oeil était bien mouchetée et tavelée de belles marques,
là où celle du regnard avait un roux salle et malplaisant à voir:
«Voyre-mais, dit il, Sire juge, si tu regardes le dedans, tu me
trouveras mieux tavelé et mieux moucheté que ce leopard ici,» voulant
entendre sa ruse et finesse de se tourner en diverses sortes selon le
besoin. Disons doncques aussi en nous mêmes: O homme, ton corps produit
bien plusieurs maladies et plusieurs passions par nature de soi-même,
et plusieurs en reçoit aussi qui lui adviennent de dehors: mais si tu
ouvres le dedans de toi, tu y trouveras un amas et une conserve, comme
dit Democritus, de plusieurs bien divers et différents maux, lesquels
n'y sont point coulez de dehors, ains y ont leurs sources originaires
saillantes de la même terre, lesquelles le vice, qui est abondant et
riche de passions, pousse en avant: et d'autant que les maladies qui
sont au corps et en la chair, se connaissent par les inflammations, et
par la couleur, quand le visage rougit ou pâlit plus que de coutume,
une chaleur extraordinaire, une lassitude sans cause apparent les
découvre: mais celles de l'âme trompent bien souvent ceux mêmes qui les
ont, lesquels ne pensent pas que ce soient maladies: et d'autant sont
elles pires, qu'elles ôtent aux patiens le sentiment de leur mal: car
le discours de la raison quand il est sain, sent les maladies du corps:
mais és maladies de l'âme, lui-même étant malade n'y a point de
jugement de ce qu'il souffre: car cela même qui doit juger souffre, et
faut estimer que la première et principale maladie de l'âme, c'est la
follie, pour raison de laquelle le vice est irremédiable et incurable
en plusieurs, avec lesquels il habit, il vit, et meurt: car le
commencement de la guarison d'une maladie c'est le sentiment qui
conduit le patient à chercher ce qui le peut secourir, mais celui qui
pour ne croire point qu'il soit malade, ne connait pas ce dont il a
besoin, encore que ce qui le peut guérir se présent à lui, il le
refuse: car même entre <p 144v> les maladies corporelles,
celle-là sont les pires qui prennent avec privation de sentiment, comme
un subet ou lethargie, une phrénesie, une epilepsie ou haut mal, une
apoplexie, les fiévres ardentes qui augmentent l'inflammation, jusques
à mettre l'homme en resverie et lui faire perdre l'entendement, en lui
troublant le sens, comme d'un instrument de musique,
Touchant du coeur les chordes plus cachées,
Qui ne devraient pour rien être touchées.
Voilà pourquoi les médecins veulent et souhaittent en premier lieu, que
l'homme ne soit jamais malade, ou s'il l'est, au moins qu'il n'ignore
pas qu'il soit malade, ains le sente bien: ce qui advient presque
ordinairement à toutes les maladies de l'âme: car ni ceux qui sont fols
et éventés, ne ceux qui sont dissolus et désordonnés, ne ceux qui sont
injustes, ne pensent pas pécher ni faillir, ains y en a quelques-uns
mêmes qui pensent bien faire. Il n'y eut jamais homme qui estimât que
la fiévre fut santé, ni l'être phthisique fut être bien dispos, ni que
la goutte aux pieds fut être bien enjambé, ni que pâlir fut rougir: là
où ils appellent la colère vaillance, l'amour amitié, l'envie
émulation, couardise prudence. Et puis ceux-là appellent les médecins
quand ils se sentent malades, car ils sentent bien dequoi ils ont
besoin, mais ceux-ci fuient les sages et savants, pource qu'ils cuident
bien faire en ce qu'ils font mal. Par cette même raison-là nous disons
que l'Ophthalmie, c'est à dire le mal des yeux, est moindre maladie,
que la Manie, qui est la rage et fureur: et la Podagre, qui est la
goute aux pieds, que la Phrenesie, qui est une apostume dedans le
cerveau: car celui-là sent son mal, et criant envoye querir le médecin:
venu qu'il est, il lui montre son oeil, il baille sa vene à ouvrir, sa
tête à entamer: là où nous oyons Agavé és Tragoedies, si transportée
hors de son bon sens par sa rage et manie qui la tient, qu'elle
desconnait les personnes qui lui sont les plus cheres, en disant,
Ce jeune fan que nous venons
De massacrer, nous amenons
De la montagne en cette place,
Heureuse en a été la chasse.
Car celui qui est malade de corps se rend incontinent, se couche dedans
le lit, et endure patiemment que l'on le médecine, et que l'on le panse
et si d'aventure il s'est tourmenté et demené en son lit, de manière
qu'un peu d'émotion lui en soit venue, le premier des assistants qui
l'advertira et lui dira doucement,
Demeure quoi dedans ton lit pauvre homme,
il l'arrête et le retient: mais à l'opposite ceux qui sont surpris des
passions de l'âme, c'est lors que plus ils travaillent, c'est lors que
moins ils reposent: car les élans et émotions sont les causes mouvants
et principes des actions, et les passions sont vehemences de telles
motions. Voilà pourquoi elles ne laissent point reposer l'âme, ains
lors que plus l'homme aurait besoin de patience, de silence, de
retraite en soi-même, c'est lors que plus elles le tirent en lumière,
c'est lors que plus se découvrent les colères, les opiniâtretés, les
amours, et les ennuis, le contraignants de faire plusieurs choses
contre les lois, et d'en dire plusieurs mal convenables au temps. Tout
ainsi donc comme plus dangereuse est la tourmente qui empêche la navire
de surgir et prendre port, que celle qui ne permet pas sortir du port,
et faire voile: aussi les tourmentes de l'âme sont les pires, qui ne
permettent point à l'homme de se recueillir, ni de rasseoir le discours
de sa raison, qui est troublé, et renversé sans dessus dessous, sans
pilote et sans chable, ni amare en tourmente, errants sans guide çà et
là, et qui est emporté malgré lui en courses temeraires et mortelles,
tant qu'à la fin il s'en va tomber en quelque effroiable naufrage, là
où il brise sa vie: tellement que pour ces raisons et autres
semblables, je conclus qu'il est pire d'être malade de l'âme, <p
145r> que non pas du corps: car les corps malades ne font que
souffrir seulement, mais les âmes souffrent mal et en font tout
ensemble. Quel besoin doncques est-il d'alléguer pour exemple les
autres passions, vu que l'occasion du temps qui se présente maintenant,
nous en rafraîchit la mémoire? Voyez-vous toute cette foule de peuple,
qui se pousse et se presse à l'entour de la tribune et par toute la
place? ne sont-ils pas tous venus en ce lieu pour sacrifier ensemble
aux Dieux tutelaires, protecteurs de ce pays, et pour participer en
commun à mêmes religions et mêmes saintes cérémonies? ne sont-ils pas
venus pour faire ensemble offrande à Jupiter Ascreïen des primices des
fruits de la Lydie, et pour solenniser à l'honneur de Bacchus, durant
les saintes nuicts sa fête enjouée en danses et mommeries accoutumées?
Et néanmoins comme par accés et retours anniversaires, la force de la
maladie venant à aigrir et à irriter l'Asie, ils viennent ici à
s'entre-choquer en des plaids et procès ordinaires: et y a un monde
d'affaires, comme plusieurs torrents, qui confluent ensemble tout à un
coup sur une même place, qui est enflée et grouillante d'une multitude
infinie de gens, se perdants eux-mêmes et les autres. De quelles
fiévres ou frissons procèdent tels effets? de quelles tensions ou
remissions, augmentations ou diminutions, ou intemperature de chaleur,
de quelles superfusions d'humeur viennent-ils? Si vous interrogez
chacune cause, comme si c'étaient des hommes, d'où elles procèdent,
dont elles viennent, vous trouverez que l'une est engendrée par une
colère superbe, l'autre par une furieuse opiniâtreté, l'autre par une
injuste cupidité.
XXIX. Les preceptes de Mariage. PLUTARQUE A POLLIANUS ET A EURYDICE S.
APRES la cérémonie de mariage usitée en ce pays, que la prêtresse de
Ceres vous a appliquée, en vous enfermant ensemble, il m'est avis que
le discours qui viendrait à seconder et favoriser cette votre
conjonction, en vous instruisant de bons enseignements et sages
avertissements nuptiaux, ne vous serait point inutile, et se trouverait
bien conforme à la coutume et cérémonie que l'on observe aux noces en
ce pays. Les Musiciens entre leurs chansons qu'ils chantent avec les
hautbois, en ont une sorte qu'ils appellent Hippothoros, qui vaut
autant à dire comme, Saille-juments, ayants opinion que cela est un
aiguillon qui incite les chevaux à saillir les juments. Mais la
philosophie ayant plusieurs beaux et bons discours, en a un qui fait
autant à estimer que nul autre, par lequel instruisant et enchantant
ceux qui conviennent en un lien pour user tous les jours de leur vie
ensemble, elles les rend plus souples, plus gracieux et plus traitables
l'un à l'autre. Parquoi je vous ai fait un recueil de preceptes et
avertissements que vous avez souventefois ouis, ayants tous deux été
nourris en l'étude de la philosophie, et les ai réduits à certains
articles en peu de paroles, à fin qu'ils en soient plus aisés à
retenir, dont je vous fais un présent à tous deux: en priant aux Muses,
qu'elles veuillent assister et accompagner en votre endroit la Déesse
Venus, pource que ce n'est pas moins leur office de mettre bon accord
et bonne consonance en un mariage, par le moyen du discours de la
raison et l'harmonie de la philosophie, que de bien accorder une cithre
ou une lyre. C'est pourquoi les anciens ont voulu que l'image de Venus
fut colloquée joignant celle de Mercure, comme voulants par là <p
145v> donner à entendre, que le plaisir de mariage avait besoin de
l'entretien d'une bonne et sage parole: encore mettaient-ils avec ces
deux images-là, celles des Graces et de la Déesse d'éloquence Suadele,
afin que les conjoints par mariage eussent gracieusement ce qu'ils
voudraient l'un de l'autre, non pas en hargnant et noisant l'un contre
l'autre.
Solon voulait que la nouvelle mariée mangeât de la chair de coin
premier que de se coucher auprès de son mari: signifiant, à mon avis,
par cette cérémonie, qu'il faut premièrement que la grâce de la bouche,
c'est à dire l'haleine, et la parole, soit douce, plaisante et agreable.
Au pays de Boeoce la coutume est, que le jour des noces, quand on met
le voile nuptiale à l'épousée, on lui met aussi sur la tête un chappeau
du ramage d'asperge sauvage, pource que celle plante d'une très
poignante espine produit un très doux fruit: aussi la mariée, pourvu
que le mari ne s'ennuye, et ne se rebute point pour la première
difficulté et fâcherie qu'il y a en mariage, lui apportera puis après
une très douce et très amiable compagnie: mais ceux qui ne peuvent
supporter les premières hargnes et riottes des filles, ressemblent
proprement à ceux qui quitteraient la grappe de raisin à un autre, pour
autant qu'ils l'auraient vue qu'elle n'était que verjus. Et plusieurs
nouvelles mariées qui prennent à dédaing leurs marits, à cause des
premières rencontres, font tous ne plus ne moins que celui, qui ayant
jà reçeu la piqueure de l'abeille, en jette par despit la goffre du
miel qu'il tenait en sa main. Parquoi il faut que ceux qui sont
conjoints ensemble par mariage, aient soigneusement l'oeil à eviter du
commencement toutes occasions de discord et de dissension, considérants
que les pièces de bois qui sont assemblées et collées freschement
ensemble, se desjoignent et desunissent facilement et pour la moindre
occasion du monde: mais au contraire, quand les jointures sont bien
soudées et assurées par long trait de temps, à peine les peut-on plus
desjoindre ne séparer avec le feu ni avec le fer.
Tout ainsi comme le feu se prend aisément à de la balle et au poil de
liévre, mais aussi s'éteint-il encore plutôt, si l'on n'y met
soudainement quelque matière propre à le nourrir et entretenir: aussi
faut-il estimer que l'amour des nouveaux mariés qui n'est allumé que de
la chaleur de jeunesse et de la beauté du corps seulement, n'est pas
ferme ne durable, s'il n'est fondé en conformité de bonnes et honnêtes
moeurs, et qu'il ne tiene de la prudence, engendrant une vive affection
réciproque de l'un envers l'autre.
La pêcherie que l'on fait de poisson avec des appâts empoisonnés est
bien soudaine à prendre, et prompte à arrêter le poisson, mais elle le
rend mauvais et dangereux à manger: aussi les femmes qui composent
certains breuvages d'amour, ou quelques autres charmes et sorcelleries
pour donner à leurs marits, et qui les attrayent ainsi par allechemens
de volupté, il est forcé qu'elles vivent puis après avec eux insensés,
étourdis, et transportés hors de leur bon sens. Ceux que
l'enchanteresse Circé avait ensorcellés, étant devenus pourceaux et
ânes, ne lui pouvaient plus donner de plaisir ni de rien servir, là où
elle aimait extremement Ulysses qui était sage, et se portait en homme
de bon entendement envers elle. Mais celles qui aiment mieux être
maîtresses de leurs marits insensés, que leur obeïr étant sages,
ressemblent proprement à ceux qui aiment mieux conduire et mener des
aveugles, que suivre des voyants et connaissans. Elles ne veulent pas
croire que jamais la Roine Pasiphaé ait aimé un taureau, ayant un Roi
pour mari, et néanmoins elles en voyent aucunes qui se fâchent de leurs
marits, lesquels sont personnes honnêtes et graves, et s'abandonnent à
d'autres qui sont tous composés de luxure, de dissolution et d'ordure,
comme chiens ou boucs.
Il y a des hommes si faibles ou si maladroits, qu'ils ne peuvent pas
monter dessus <p 146r> leurs chevaux étant debout, et pour ce
leur enseignent-ils à se mettre à genoux et à se baisser: aussi se
treuve-il des marits, qui ayants épousé des femmes riches et de nobles
maison, n'étudient pas à se rendre eux plus honnêtes et meilleurs, ains
à rabaisser leurs femmes, se persuadants qu'ils en viendront mieux à
bout, quand ils les auront abbaissées et ravallées: là où il faut
entretenir comme la juste hauteur du cheval, aussi la dignité de la
femme, et en l'une et l'autre savoir bien user de la bride comme il
appartient.
Nous voyons que la Lune plus elle est éloignée du Soleil, plus elle est
claire et plus elle se montre, et qu'au contraire elle a moins de
lumière et se cache tant plus elle s'en approche: mais il faut que la
femme sage face tout le contraire, qu'elle se face voir auprès de son
mari, et qu'elle se tiene close, et garde la maison, quand son mari n'y
est pas.
Herodote n'a pas bien dit, que la femme dépouille la honte avec la
chemise, car au contraire celle qui est honnête, en dépouillant sa
chemise se vest de honte: et est le plus certain signe que l'on saurait
avoir, que les conjoints par mariage s'entr'aiment bien réciproquement,
quand plus ils se portent de révérence l'un à l'autre.
Ainsi comme si l'on prend deux sons qui soient d'accord, l'on entend
toujours plus celui du bas: aussi en une maison bien reglée et bien
ordonnée tout se fait bien du consentement des deux parties, mais il
apparait toujours que c'est de la conduite, du conseil, et de
l'invention du mari.
Le Soleil, ce disent les fables, surmonta le vent de bise: car tant
plus qu'il s'efforçait d'ôter par force la robe à l'homme, et que pour
ce faire il soufflait plus violentement, d'autant plus l'homme se
serrait, et restraignait son habillement: mais quand le Soleil vint à
être chaud après le vent, l'homme se sentant échauffé, dépouilla sa
robe, et puis après brûlant de chaud, il ôta son saie et tout. La
plupart des femmes en fait tout de même: car quand elles voyent que
leurs marits leur veulent ôter d'authorité et par force les délices et
la superfluité, elles combattent à l'encontre, et en sont marries: et
au contraire s'ils leur remontrent avec la raison, elles l'ôtent
d'elles mêmes tout paisiblement, et le supportent patiemment.
Caton priva un Senateur Romain de la dignité Senatoriale, d'autant
qu'en présence de sa fille il avait baisé sa femme: cela fut bien un
peu trop violent: mais s'il est laid, comme il est, de s'entre-baiser,
ambrasser et accoller en présence d'autres, comment n'est-il encore
plus laid et plus déshonnête, s'entre-injurier et s'entre-tancer l'un
l'autre? se jouer à part en secret avec sa femme, et la caresser, et
puis en public la tancer, la blâmer et piquer de rudes et aigres
paroles devant le monde?
Comme un miroir, pour être bien doré et enrichy de pierres précieuses,
ne sert de rien s'il ne représente bien au vif la face de celui qui se
mire dedans: aussi ne plaît point une femme pour avoir beaucoup de
biens, si elle ne rend sa vie semblable, ses moeurs et conditions
conformes à celles de son mari. Si le miroir fait un visage triste et
morne à un qui est joyeux et gai, ou au contraire riant et enjoué à une
personne qui est melancholique ou marrie, il est faux, et ne vaut rien:
aussi est une femme mauvaise et importune, qui fait de la renfrongnée
quand son mari a envie de se jouer à elle, et de la caresser: ou à
l'opposite qui veut rire et jouer alors qu'elle voit son mari en
affaire, et bien empêché: car l'un est signe qu'elle est fâcheuse,
l'autre qu'elle mêprise les affections de son mari: là où il faut,
ainsi que disent les Geometriens, que les lignes et les superfices ne
se meuvent point par elles, mais au mouvement des corps: aussi que la
femme n'ait nulle propre et peculiere passion ou affection à elle, ains
qu'elle participe aux jeux, aux affaires, aux pensements, et aux ris de
son mari.
Ceux qui ne prennent pas plaisir de voir leurs femmes boire et manger
librement <p 146v> en leur présence, leur enseignent à se saouler
gouluement à part, quand elles sont seules: aussi ceux qui ne
s'éjouissent pas gayement avec leurs femmes, et ne se jouent et ne
rient pas priveement avec elles, leur enseignent de chercher leurs
plaisirs et voluptés à part.
Les Rois de Perse quand ils souppent ou mangent à leur ordinaire, ont
leurs femmes épousées assises auprès d'eux à la table: mais quand ils
veulent jouer et boire d'autant jusques à s'enivrer, ils renvoyent
leurs femmes en leurs chambres, et font venir leurs concubines, et
leurs chanteresses et baladines: et font bien en cela, qu'ils ne
veulent point que leurs femmes legitimes voyent ne participent en rien
de leurs ivrongneries, et de leurs dissolutions. S'il advient doncques
qu'un homme privé sujet à son plaisir, et malconditionné commette
quelque faute avec une sienne amie ou avec une chambrière, il ne faut
pas que sa femme pour cela se courrouce, ne qu'elle s'en tourmente:
mais plutôt qu'elle estime, que c'est pour la révérence qu'il lui
porte, qu'il ne veut pas qu'elle soit participante de son ivrongnerie,
de son orde luxure et intempérance.
Quand les Rois aiment la musique, ils sont cause que de leur regne il
se fait plusieurs bons Musiciens: semblablement ceux qui aiment les
lettres, font plusieurs hommes lettrés, ceux qui aiment les exercices
de la personne, rendent plusieurs de leurs subjets bien adroits et
dispos: Aussi un mari qui n'aime que le corps, fait que sa femme n'a
autre soin que de se farder: qui aime la volupté, fait qu'elle tient de
la courtisane, et devient lubricque et lascive: et quand il aime
l'honneur et la vertu, il la rend safe, vertueuse et honnête.
Une jeune garçe Laconiene répondit à quelqu'un qui lui demandait, si
elle avait jà été au mari: Non pas moi à lui, mais bien lui à moi.
C'est, à mon avis, la manière comme se doit comporter une femme honnête
envers son mari, de ne rejeter ni ne desdaigner point le jeux et
caresses d'amour, quand son mari les commence, ni aussi ne les
commencer point: pource que l'un tient de la courtisane effrontée,
l'autre sent sa femme superbe, et qui n'a point de grâce ni d'amour.
Il ne faut point que la femme face d'amis particuliers, mais bien
qu'elle estime communs ceux de son mari. Or les Dieux sont les premiers
et les plus grands amis que puisse avoir l'homme: pour ce faut-il
qu'elle serve et adore ceux que son mari répute Dieux seulement, sans
en reconnaître d'autres: et au demeurant qu'elle ferme sa porte à
toutes curieuses inventions nouvelles de religions, et toutes
étrangères superstitions: car à nul des Dieux ne peuvent être agreables
les services et sacrifices que la femme fait à la dérobée, au desu de
son mari.
Platon écrit que la cité est bienheureuse, et bien ordonnée, là où l'on
n'entend point dire, Cela est mien, cela n'est pas mien: pource que les
habitants y ont toutes choses, mêmement celles qui sont de quelque
importance, communes entre eux, autant comme il est possible: mais ces
paroles-là doivent bien encore plus être bannies hors du mariage, sinon
entant que comme les médecins tiennent que les coups qui se donnent en
la partie gauche se sentent en la droite, aussi la femme doit ressentir
par compassion les maux de son mari, et le mari encore plus ceux de sa
femme, afin que comme les noeuds prennent leur force de ce que les
bouts s'entrelassent l'un dedans l'autre, aussi la societé de mariage
s'entretiene, et se fortifie quand l'une et l'autre des parties y
apportera affection de bienveillance mutuelle: car la nature même nous
mêle par nos corps, afin que prenant partie de l'un et partie de
l'autre, et mêlant le tout ensemble, elle rende ce qui en provient
commun à tous deux: de manière que ni l'une ni l'autre des parties n'y
puisse discerner ne distinguer ce qui est propre à elle, ne ce qui est
à autrui. cette communauté de biens mêmement doit être principalement
entre ceux qui sont conjoints par mariage, qui <p 147r> doivent
avoir mis en commun et incorporé tout leur avoir en une substance: de
sorte qu'ils n'en réputent point une partie être propre à eux, et une
autre à autrui, ains le tout propre à eux et rien à autrui. Comme en
une coupe où il y aura plus d'eau que de vin, nous l'appellons vin
néanmoins: aussi le bien doit toujours, et la maison être nommée du nom
du mari, encore que la femme en ait apporté la plus grande partie.
Helene était avaricieuse, et Paris luxurieux: au contraire, Ulysses
était prudent, et Penelopé chaste: pourtant le mariage de ceux-ci fut
heureux, et celui de ceux-là remplit les Grecs et les Barbares d'une
Iliade, c'est à dire, d'une infinité de maux et de calamités.
Un gentilhomme Romain ayant épousé une belle, riche, et honnête jeune
Dame, la repudia: dequoi tous ses amis le reprirent, et tancèrent bien
âprement: et lui tendant le pied leur montra son soulier, leur
demandant, «Que lui faut-il? n'est-il pas beau? n'est-il pas tout neuf?
et toutefois il n'y a celui de vous qui sache l'endroit où il me
presse, et me bleçe.» Voilà pourquoi il ne faut point qu'une femme se
confie ni en ses biens, ni en la noblesse de sa race, ni en sa beauté,
mais en ce qui touche de plus près au coeur de son mari, c'est à dire,
en son entretien, en ses moeurs, et en sa conversation, donnant ordre
que toutes ces choses ne soient point dures, fâcheuses ni ennuyeuses
par chacun jour à son mari, ains plaisantes, agreables et accordantes à
ses conditions. Car tout ainsi que les médecins craignent davantage les
fiévres qui s'engendrent de causes occultes, assemblées de longue main
petit à petit, que celles qui viennent de causes toutes apparentes et
manifêtes: aussi y a-il quelquefois de petites hargnes, et querelles
quotidianes et continuelles entre le mari et la femme, que ceux de
dehors ne voyent ni ne connaissent pas, qui les séparent plus l'un de
l'autre, et gâtent plus le plaisir de leur cohabitation, que nulle
autre cause.
Le Roi Philippe de Macedoine aimait une femme de Thessalie, que l'on
mescroiait de l'avoir charmé et ensorcelé: parquoi la Roine Olympias sa
femme fit tant qu'elle l'eut entre ses mains: mais quand elle l'eut
bien regardée, et bien considéré comme elle était belle, de bonne
grâce, et comme sa parole sentait bien sa femme de bonne maison, et
bien apprise: «arrière, dit-elle, toutes calomnies: car je vois bien
que les charmes dont vous usez sont en vous-mêmes.» C'est doncques une
force inexpugnable qu'une femme épousée et legitime, qui mettant en
elle-même toutes choses, son avoir, sa noblesse, ses charmes voire tout
le tissu même de Venus, s'étudie par douceur, bonne grâce et vertu,
d'acquérir l'amour de son mari.
Une autre fois la même Roine Olympias entendant qu'un jeune gentilhomme
épousait une Dame de la cour, qui était bien belle, mais elle n'avait
pas trop bon bruit: «Cestui-ci, dit-elle, n'a point de cervelle, car
autrement il ne se fut pas marié au rapport ni à l'appétit de ses
yeux.» Or ne se faut-il pas marier au gré de ses yeux seulement, ni au
rapport de ses doigts non plus, comme font aucuns qui comptent sur
leurs doigts, combien leur femme leur apporte en mariage, et ne
considèrent pas premièrement, si elle est conditionnée de sorte qu'ils
puissent vivre avec elle.
Socrates avoir accoutumé de conseiller aux jeunes hommes qui se
regardaient dedans des miroirs, s'ils étaient laids de visage, de
corriger leur laideur par la vertu, en se rendant vertueux: et s'ils
étaient beaux, de ne souiller point leur beauté par vice: aussi
serait-il bien honnête que la Dame mariée, quand elle tient son miroir
en sa main, parlât ainsi en elle-même, si elle est laide: Que sera-ce
auprès, si je demeure honnête et sage? car si la laide est aimée pour
sa bonne grâce, et pour ses honnêtes moeurs, ce lui est plus d'honneur,
que si c'était pour beauté.
Le tyran de Sicile Dionysius envoyait des robes et des bagues
précieuses aux <p 147v> filles de Lysander, mais Lysander ne les
voulut oncques recevoir, disant, «Ces présents feraient plus de honte
que d'honneur à mes filles.» Le poète Sophocles devant Lysander avait
dit une semblable sentence,
Cela chetif ne te fait point d'honneur,
Mais bien plutôt et honte et déshonneur,
montrant ton coeur lascif et impudique.
Car comme disait le philosophe Crates, cela est ornement qui orne, et
cela orne la Dame qui rend plus honorable: ce que ne font pas les
joyaux d'or, les esmeraudes, ni les pierres précieuses, ni les
accoutrements de pourpre, mais tout ce qui la fait estimer honnête,
sage, humble et pudique.
Ceux qui sacrifient à Juno conjugale ou nuptiale, n'offrent pas le fiel
avec le demeurant de la bête immolée, ains le tirent dehors, et le
jettent auprès de l'autel: par laquelle cérémonie, celui qui l'a
premièrement instituée, a voulu donner à entendre, qu'en mariage il n'y
doit point avoir de fiel, c'est à dire amertume de colère, ni de
courroux quelconque: non qu'elle ne doive être grave et un peu austère,
mais cette austerité doit être comme celle du vin, utile et plaisante,
non pas amère comme celle du chicotin, ou de quelque autre drogue de
médecine.
Platon voyant le philosophe Xenocrates, qui était au demeurant bien
vertueux et homme de bien, mais un peu de meurs trop severes,
l'admonestait de sacrifier aux Graces: aussi estimé-je qu'une dame
honnête a encore besoin de grâces envers son mari, à celle fin que,
comme disait Metrodorus, elle vive joyeusement avec lui, et qu'elle ne
se fâche, ni ne se repente point d'être femme de bien: car il ne faut
pas, ni que pour être bonne ménagère elle mette en nonchaloir d'être
propre et nette, ni que pour bien aimer son mari elle laisse de le
caresser courtoisement, pource que la conversation fâcheuse d'une femme
rend son honnêteté odieuse, comme la salleté fait aussi haïr son
épargne et bon ménage: tellement que celle qui craint de rire devant
son mari, ou de faire quelque autre gaieté, de peur d'être estimée
affetée et effrontée, fait ne plus ne moins que si elle laissait de
s'oindre de tout point, de peur que l'on ne l'estimât perfumée: ou de
se laver le visage, de peur qu'on ne la soupçonnât fardée. Nous voyons
mêmes que les poètes et les orateurs qui veulent eviter la fâcherie
qu'il y a à lire un langage bas, vulgaire et de mauvaise grâce,
s'étudient ingenieusement à retenir et émouvoir le lecteur et
l'auditeur par la force de l'invention, de la disposition, et naïve
représentation des meurs des personnes: aussi faut-il que l'honnête
mère de famille, en bien faisant evite toute affetterie, toute
curiosité, et bref toute façon de faire qui sente sa courtisane, ou sa
femme qui se veuille montrer, mais bien qu'en ses jeux, ses caresses et
ses grâces, dont elle users en sa conversation ordinaire avec son mari,
elle l'accoutume à l'honnêteté avec plaisir. Toutefois si d'aventure il
s'en treuve quelqu'une si austère, et si severe de sa nature, qu'il n'y
ait ordre quelconque de la pouvoir égayer ni réjouir, en ce cas-là il
faut que le mari soit equitable: et tout ainsi comme Phocion répondit à
Antipater qui lui commandait une chose déshonnête et malséante à son
état, «Tu ne me saurais avoir pour ami, et pour flatteur ensemble:»
aussi faudra-il qu'il dise en soi-même de sa femme qui sera pudique et
severe, Il n'est pas raisonnable que je face d'elle comme d'une femme,
et comme d'une amie ensemble.
Les femmes d'Aegypte par la coutume du pays ne portaient point de
souliers en leurs pieds, afin que cela les accoutumât à demeurer en la
maison: mais au contraire la plupart de nos femmes, si vous leur ôtés
les patins dorés, les carcans, les bracelets, les callessons, les
perles et les robes de pourpre, elles ne partiront jamais du logis.
Theano un jour en vêtant sa robe montra d'aventure une partie du bras:
et <p 148r> quelqu'un des assistants qui l'aperçut, se prit à
dire, O le beau bras que Voilà! Il est vrai, répondit-elle, mais il
n'est pas commun: aussi ne faut-il pas que le bras seulement de la dame
pudique et honnête ne soit pas commun, mais ni sa parole même: ains
faut qu'elle se garde, et qu'elle ait honte, autant presque de déployer
sa parole,que de découvrir son corps devant des étrangers, pour autant
que ses meurs, ses actions et ses conditions se voyent et se découvrent
en icelle, quand elle parle.
Phidias fit l'image de Venus aux Eliens, ayant le pied dessus la coque
d'une tortue, qui signifiait, que la femme ne se doit partir de la
maison, ains y demeurer en silence: car il faut qu'elle parle ou à son
mari, ou par son mari, ne se fâchant point pour cela, si elle sonne par
la langue d'autrui, comme fait le hautbois.
Les hommes riches, les Princes et les Rois en honorant les Philosophes
et gens de lettres se font honneur à eux-mêmes: mais les Philosophes
qui font la cour et s'asservent aux riches, ne les rendent pas honorés
pour cela, ains se rendent eux-mêmes déshonorez. Il en prend tout de
mêmes aux femmes: car quand elles se soumettent à leurs marits, elles
en sont louées: mais quand elles en veulent être maîtresses, cela leur
est plus malséant, que non pas à ceux qu'elles maîtrisent. Mais il faut
que le mari domine la femme, non comme le seigneur fit son esclave et
ce qu'il possede, mais comme l'âme fait le corps, par une mutuelle
dilection et réciproque affection, dont il est lié avec elle: comme
l'âme peut bien avoir soin du corps, sans s'asservir aux voluptés, ni
aux appétits désordonnés d'icelui, aussi peut bien le mari dominer sa
femme, en lui complaisant et la gratifiant.
Les Philosophes tiennent, que des corps composés de plusieurs pièces,
les uns sont composés de parties distinctes et séparées les unes des
autres, comme une flotte de vaisseaux, ou une armée navale: les autres
de parties conjointes et qui touchent les unes aux autres, comme une
maison ou une navire: les autres de parties unies dés la naisance,
croissantes et vivantes naturellement ensemble, comme sont tous les
corps des animaux. Le mariage se rapporte presque et ressemble à tout
cela: car le mariage de ceux qui s'entre-aiment, ressemble proprement
aux corps dont les parties sont naturellement unies ensemble: celui de
ceux qui se marient pour les grands douaires, ou pour avoir des
enfants, ressemble aux corps dont les parties s'entretouchent: et celui
de ceux qui couchent seulement ensemble, se conforme au corps duquel
les parties sont séparées et distinctes l'une de l'autre, desquels on
pourrait véritablement dire, qu'ils habitent, mais qu'ils ne vivent pas
ensemble. Or faut-il, que comme les Physiciens disent, que les corps
liquides sont ceux qui se mêlent du tout en tout l'un avec l'autre,
aussi que de ceux qui sont mariés ensemble, et les corps et les biens,
et les amis, et les parents soient tous uns et communs, mêlés l'un
parmi l'autre: c'est pourquoi les lois Romaines défendent aux conjoints
par mariage de s'entrefaire donations mutuelles, non à fin qu'ils
n'aient rien l'un de l'autre, mais à celle fin qu'ils estiment toutes
choses communes entre-eux.
Il y avait une coutume en la ville de Leptis, qui est située en la
Barbarie, que la mouvelle mariée le lendemain de ses noces envoyait
devers la mère de son mari lui demander à emprunter un pot à mettre au
feu: sa belle-mère le lui refusait, et répondait qu'elle n'en avait
point, afin que dés le commencement la nouvelle épousée apprist, que la
belle-mère tient un peu de la marastre, et que si après il advenait
qu'elle lui tint quelque autre plus âpre rudesse, elle ne le trouvât
point étrange, et qu'elle ne s'en courrouçât point: aussi faut-il que
la femme de bonne heure remédie à l'occasion de cette ordinaire
rudesse, qui n'est autre chose que la jalousie de la mère pour l'amitié
que son fils lui porte: et le remede unique de cette passion est, que
la femme s'étudie tellement de gagner la bonne grâce de son mari, que
pour cela elle ne diminue point, ni ne tire point à elle l'affection
que le fils doit porter à sa mère. <p 148v> Il semble que
les meres entre leurs enfants aiment plus coutumièrement les fils que
les filles, comme ceux de qui elles espèrent plus de secours: et les
peres au contraire, aiment plus les filles, comme celles qui ont plus
de besoin de leurs secours: et peut être que par l'honneur qu'ils
s'entre-portent, l'un veut sembler avoir plus d'affection et plus
d'amour envers ce qui est plus propre à l'autre: toutefois cela à
l'aventure est différent, mais bien est-il séant et honnête à la femme,
de montrer avoir plus d'inclination à honorer et caresser les parents
de son mari, que les siens propres: et si elle a quelque ennui, le
communiquer plutôt à ceux-là, et le celer aux siens: car ce qu'elle
montre avoir plus de fiance en eux, fait qu'ils se fient plus en elle:
et ce qu'il semble qu'elle les aime plus, fait qu'elle est aussi plus
aimée d'eux.
Les Capitaines de Cyrus commandèrent à leurs soudarts, si les ennemis
leur venaient courir sus avec grands cris, qu'ils les reçussent sans
mot dire: et au contraire, s'ils venaient les assaillir en silence,
qu'eux leur courussent avec grands cris à l'encontre: aussi les femmes
de bon entendement, quand elles voyent que leurs marits étant en colère
crient, elles se taisent: et au contraire, s'ils ne disent mot, en
parlant à eux et les réconfortant, elles les appaisent et addoucissent.
Et fait sagement le poète Euripides, quand il reprend ceux qui usent de
la Lyre, et autres instruments de musique durant un festin: «Car il
fallait, dit-il, plutôt appeler la musique quand on est en colère, ou
bien en dueil, que non pas quand on est en fête et en joie, pour se
lâcher encore plus en toute volupté:» Aussi faut-il estimer que vous
commettez une faute, quand vous allez coucher ensemble pour vous donner
plaisir l'un à l'autre, et quand vous êtes en courroux, ou en quelque
différent l'un contre l'autre, vous faites deux lits et couchez à part
l'un de l'autre, et n'appelez pas lors à votre aide la Déesse Venus,
qui saurait mieux que nulle autre donner la médecine propre à telles
maladies, ainsi comme le poète même Homere le nous enseigne au passage
où il fait dire à Juno,
Je finirai vos querelleux debats
Dedants un lit par amoureux esbats.
Or faut-il que le femme fuie toutes occasions de quereller avec son
mari, et le mari semblablement avec sa femme: mais principalement
faut-il bien qu'ils s'en donnent de garde lors qu'ils sont couchez
ensemble dedans le lit: car comme disait la femme grosse prête
d'accoucher, et jà sentant les douleurs de son travail, à ceux qui la
voulaient coucher dessus son lit: «Comment est-ce que le lit pourrait
guérir ce mal, vu que ç'a été sur le lit qu'il m'est advenu?» Aussi les
querelles, injures, courroux, et colères qui s'engendrent dedans le
lit, il est malaisé de trouver autre temps ni autre lieu qui les pût
jamais appaiser ni guérir.
Il semble que Hermione dit vrai en une Tragoedie d'Euripide quand elle parle ainsi,
Entrants chez moi femmes de mauvais nom
Ont ruiné mon los et bon renom.
mais cela n'est pas simplement quand de mauvaises femmes entrent en une
maison, ains quand elles y hantent lors que quelque noise contre le
mari, ou quelque jalousie, leur ouvrent non seulement les portes de la
maison, mais aussi les oreilles, c'est alors que la femme sage doit
fermer les oreilles et se donner bien garde de leur babil, de peur que
ce ne soit ajouter feu sur feu, et qu'elle doit bien avoir devant ses
yeux le dire du Roi Philippus de Macedoine: car on lit qu'il répondit
un jour à quelques-uns de ses familiers qui l'irritaient à l'encontre
des Grecs, d'autant qu'ils détractaient et médisaient de lui, après en
avoir reçu beaucoup de bien: «Or avisez donc qu'ils feraient, dit il,
si je leur faisais du mal.» Quand doncques telles femmes viendront à
lui dire: Comment, votre mari vous fait injure, à vous qui l'aimez
tant, et qui lui gardez si bien loyauté de mariage: elle leur répondra,
Que me fera-il doncques si <p 149r> je commence à le haïr, et à
lui faire tort?
Un maître ayant aperçu son esclave fugitif, qui s'en était fui long
temps y abait, se mit à courir après pour le reprendre: l'esclave
fuyant, se jeta dedans un moulin: et le maître dit en lui-même, En quel
lieu eussé-je mieux aimé le trouver? Aussi la femme qui par jalousie
est sur le point de faire divorse avec son mari, qu'elle dise à par-soi
en elle-même: En quel état aimerait mieux me voir celle qui me rend
jalouse, que faisant ce que je fais, me voyant despite, en mauvais
ménage avec mon mari, abandonnant ma maison, et le lit même nuptial?
Les Atheniens font en l'année trois labourages sacrés: le premier est
en l'îsle de Scyros, en mémoire de la première invention de labourer la
terre et de semer, dont ils ont été inventeurs: le second est celui qui
se fait au lieu appelé Raria: le troisiéme celui qui se fait tout
joignant la ville, et l'appelle l'on Buzygion, en remembrance de
l'invention d'atteller les boeufs sous le joug au timon de la charrue:
mais le labourage nuptial est plus sacré, et se doit plus saintement
observer que tous ceux-là, en intention d'avoir lignée. C'est pourquoi
Sophocles a bien et sagement appelé Venus fructueuse: pourtant faut-il
que l'homme et la femme conjoints par mariage en usent fort
religieusement, et saintement, en s'abstenant entièrement de toute
autre illicite et défendue conjonction, et de labourer ou semer en lieu
dont ils ne voudraient pas recueillir aucun fruit, et dont si
d'aventure il en vient, ils ont honte, et font ce qu'ils peuvent pour
le cacher.
L'orateur Gorgias en pleine assemblée des jeux Olympiques fit une
harangue aux Grecs qui y étaient assemblez de toutes parts, pour les
enhorter de vivre tous en bonne pais, union et concorde les uns avec
les autres: mais il y eut un Melanthius qui lui dit tout haut: celui-ci
s'ingère de nous conseiller et prescher la concorde en public, qui ne
peut pas persuader en son privé à sa femme et à sa chambrière qu'elles
vivent en pais ensemble, et si ne sont qu'eux trois en la maison: car
ce Gorgias portait quelque affection à sa chambrière, et sa femme en
était jalouse: Aussi faut-il que la famille et maison soit bien
ordonnée de celui qui se veut mêler de donner ordre aux affaires
publiques, et à ceux de ses amis: car communément il advient que les
fautes que l'on commet contre les femmes, sont plus divulguées parmi le
peuple, que celles des femmes.
On écrit que les chats se troublent de l'odeur des parfums et des
senteurs, jusques à en entrer en fureur: s'il advenait aussi que la
femme s'offensât jusques à avoir le cerveau troublé des parfums de son
mari, il serait bien d'étrange nature s'il ne s'en abstenait, ains pour
un bien peu de plaisir, la laissait tomber en un si grand inconvénient.
Or puis qu'il est ainsi que tels accidents leur adviennent, non pas
quand leurs marits se parfument, mais quand ils s'adonnent à aimer des
putains, c'est une grande injustice à eux, que pour un bien peu de
volupté contrister, offenser, et troubler si fort leurs femmes, et ne
faire pas au moins comme ceux qui ont à s'approcher des abeilles,
lesquels s'abstiennent de toucher mêmes à leurs propres femmes, pource
que l'on dit que les abeilles les haïssent, et leur font plus la guerre
qu'aux autres, ayants le coeur si lâche, que de se venir coucher auprès
de leurs femmes étant souillez et pollus de la compagnie d'autres
quelconques.
Ceux qui gouvernent des Elephants ne vêtent jamais de robes blanches,
ni ceux qui approchent des taureaux ne prennent jamais robes rouges,
pour autant que ces animaux-là s'effarouchent et s'effraient de telles
couleurs: et dit-on que les Tigres quand elles entendent sonner des
tabourins à l'entour d'elles, en enragent, et se déchirent elles mêmes
par fureur. Puis qu'il y a donc des hommes qui ne trouvent pas bon, et
se courroucent quand leurs femmes portent des robes d'escarlatte et de
pourpre, et d'autres qui sont marris d'ouïr sonner des cymbales ou des
tabourins, <p 149v> quel mal y aura-il quand les femmes s'en
abstiendront, pour ne fâcher ni ne provoquer point à ire leurs marits,
et qu'elles vivront avec eux sans bruit, en repos et en patience?
Une jeune femme dit un jour au Roi Philippus qui la tirait par force
maugré elle: Laissez moi Sire, toutes femmes sont une quand la
chandelle est éteinte. Cela est bon à dire aux hommes adulteres et
dissolus en luxure: mais il faut pourtant que l'honnête Dame mariée,
principalement quand la clarté est ôtée, ne soit pas toute une que les
autres communes femmes: ains faut que lors que son corps ne se voit
point, elle face plus paraitre sa pudicité, son honnêteté, son amour
envers son mari, et que elle soit propre à lui seul.
Platon admoneste les vieilles gens, de se montrer plus vergongneux
devant les jeunes que devant nuls autres, à celle fin qu'ils leur
enseignent par leur exemple à être aussi révérends et respectueux en
leur endroit: pource que là où les les vieux sont effrontés, il n'est
pas possible d'imprimer aucune honte ni aucune révérence aux jeunes. Or
faut-il que le mari se souvenant de ce precepte, révére sa femme plus
que toutes les autres personnes du monde: car la chambre nuptiale lui
sera une école d'honneur et de chasteté, ou bien d'intempérance et de
lubricité: car celui qui prend les plaisirs qu'il défend à sa femme,
fait ne plus ne moins que s'il lui commandait de combattre contre des
ennemis, ausquels il se fut déjà lui-même rendu.
Au reste quant à aimer d'être parée et bien en point, toi Eurydice qui
as lu ce que Timoxenus en a écrit à Aristilla, tâche à l'imprimer en ta
mémoire: mais toi Pollianus, n'estime pas que jamais ta femme
s'abstiene de curiosité, délices et superfluité, si elle aperçait que
tu ne la mêprises pas és autres choses, ains que tu prennes plaisir à
voir et avoir de la vaisselle bien dorée, ou des cabinets bien diaprés,
des mulets somptueusement enharnachés, et des chevaux richement
equippés: car il est bien malaisé de chasser les délices et la
superfluité d'entre les femmes quand on la voit regner entre les hommes.
Au demeurant étant jà de l'âge pour étudier aux sciences, qui se
preuvent par raison et par demontration, orne désormais tes moeurs en
hantant et fréquentant avec les personnes qui te peuvent servir à cela:
et quant à ta femme, amasse lui de tous côtés, comme font les abeilles,
tout ce que tu penseras lui pouvoir profiter, le lui apportant
toi-même, et en toi-même, fay lui en part, et en devise avec elle, en
lui rendant amis et familiers les meilleurs livres et les meilleurs
propos que tu pourras trouver,
Car tu lui es au lieu de père et mère,
Et désormais tu lui es comme frère.
et ne serait pas moins honorable d'ouïr une femme qui dirait à son
mari, Mon mari tu es mon precepteur, mon regent, et mon maître en
philosophie, et la connaissance de très belles et très divines
sciences. Car ces sciences-là et ces arts liberaux premièrement
retirent et détournent les femmes d'autres exercices indignes: car une
Dame qui étudiera en la Geometrie, aura honte de faire profession de
baller: et celle qui sera jà enchantée des beaux discours de Platon et
de Xenophon, n'approuvera jamais les charmes ni enchantements des
sorciers. Et s'il y a quelque enchanteresse qui lui promette d'arracher
la lune du ciel, elle se moquera de l'ignorance et bestise des femmes
qui se laissent persuader cela, ayant appris quelque chose de
l'Astrologie, et entendu comme Aganice fille de Hegetor grand Seigneur
en la Thessalie, sachant la raison des eclipses qui se font lors que la
lune et au plein, et le temps auquel elle entre dedans l'ombre de la
terre, abusait les femmes du pays, en leur faisant à croire que c'était
elle qui ôtait la lune du ciel.
Il n'y eut jamais femme qui fît enfant toute seule, sans avoir la
compagnie de <p 150r> l'homme, mais bien y en a-il qui font des
amas sans forme de creature raisonnable, ressemblants à une pièce de
chair, qui prennent consistence de corruption: il faut bien avoir
l'oeil à ce, que le même n'adviene en l'âme et en l'entendement des
femmes. Car si elles ne reçoivent d'ailleurs les semences de bons
propos, et que leurs marits ne leur fassent part de quelque saine
doctrine, elles seules à par-elles engendrent et enfantent plusieurs
conseils étrangers, et plusieurs passions extravagantes. Mais toi
Eurydice étudie toujours aux dits notables et sentences morales des
sages hommes et gens de bien, et ayes toujours en la bouche les bonnes
paroles que tu as par ci-devant étant fille ouïes et apprises de nous,
à celle fin que tu en réjouisses ton mari, et que tu en sois louée et
prisée par les autres femmes, quand elles te verront si honorablement
et si singulièrement parée, sans qu'il te coûte rien en bagues et
joyaux. Car tu ne saurais avoir les perles de cette riche et opulente
femme-là, ni les robes de soye de cette étrangère-ci, pour t'en parer
et accoutrer, que tu ne les achetes bien cherement: mais les ornements
de Theano, ou de Cleobuline, ou de Gorgo femme du Roi Leonidas, ou de
Timoclia soeur de Theagenes, ou de l'anciene Claudia Romaine, ou de
Cornelia de Scipion, et de toutes ces autres Dames qui jadis ont été
pour leurs vertus tant célébrées et renommées, tu les peux avoir
gratuitement sans qu'il te coûte rien, et t'en parer et orner, de
manière que tu en vivras heureusement ensemble et glorieusement. Car si
Sappho pour sa suffisance de mettre bien par écrit en vers, a bien eu
le coeur d'écrire à une Dame riche et opulente de son temps,
Toute au tombeau morte gerras,
Pource que cueilly tu n'auras
Jamais des roses, dont fleurie
Est la montagne Pierie:
pourquoi ne te sera-il plus loisible de te glorifier et te contenter de
toi-même, attendu que tu ne participeras pas seulement aux fleurs ni
aux chansons, mais aussi aux fruits que les Muses produisement et
donnent à ceux qui aiment les lettres, et la philosophie?
XXX. Le banquet des sept Sages. Diocles raconte à Nicarchus tout ce qui y fut fait et dit.
CERTAINEMENT le long cours du temps, ami Nicarchus, devra apporter
grande obscurité et incertitude aux affaires, puis que maintenant en
choses si nouvelles et si récentes on t'a inventé et controuvé des
propos faux, qui toutefois sont crus et reçus pour véritables: car ni
il n'avait pas seulement sept conviés à table en ce festin, comme vous
avez ouï dire, ains y en avait deux fois plus, entre lesquels moi-même
en était l'un, étant familier de Periander à cause de mon art, et hoste
de Thales, car il logeait chez moi par le commandement de Periander: ni
celui qui vous les a comptés, n'avait pas bien retenu les propos qui y
furent tenus, qui me fait penser que ce ne doit point avoir été aucun
de ceux qui furent au banquet. Mais puis que nous sommes à présent de
grand loisir, et que la vieillesse n'est pas bien assuré guarant pour
remettre et différer le compte à un autre temps, puis que vous en avez
si grande envie, je <p 150v> vous réciterai le tout par ordre dés
le commencement. Le festin premièrement ne fut pas preparé dedans la
ville, mais au port de Lecheon, en une grande salle à faire fêtes, qui
là est joignant le temple de Venus, à laquelle le sacrifice se faisait:
car depuis le malheureux amour de sa mère, laquelle se fit elle-même
volontairement mourir, il n'avait jamais sacrifié à Venus, jusques
alors qu'il fut premièrement incité par quelques songes de Melissa à
honorer et vénérer cette Déesse. Or avait-on amené à chacun des conviés
un coche fort bien en point pour les conduire jusques au lieu, pource
que c'était en la saison d'été, et était tout le grand chemin, depuis
la ville jusques sur le bord de la mer, plein de pouciere et de bruit
des chariots et du monde qui allait et venait. Thales donques voyant à
la porte de mon logis le coche que l'on lui avait amené, s'en prit à
rire, et le renvoya. Ainsi nous nous meismes en chemin tout bellement à
travers les champs lui et moi, et pour le troisiéme Niloxenus natif de
Naucratie, homme d'honneur, et qui avait autrefois connu familierement
Thalus et Solon en Aegypte: et lors était pour la seconde fois renvoyé
devers Bias, mais pourquoi c'était, lui-mêmes ne le savait pas, sinon
qu'il se doutait, que c'était une seconde question qu'il lui apportait
close et seellée dedans un pacquet, pource qu'il lui était commandé, si
Bias ne pouvait venir à bout de soudre ladite demande, qu'il la montrât
lors au plus sage des Grecs. Si dit adonc Niloxenus, Ce banquet ici,
Seigneurs, m'est un grand heur, là où je vous trouverai tous ensemble:
car je porte quant et moi à ce festin le pacquet, comme tu vois, et le
nous montra sur l'heure. Et lors Thales en se souriant: Si c'est
quelque question difficule à soudre, il te faut de-rechef aller en la
ville de Priene, car Bias lui-même te la soudra, comme il a fait la
première. Et quelle fut la première, dis-je? Il lui envoya, me répondit
il, un mouton, lui mandant qu'il lui en renvoyât la pire et la
meilleure partie de la chair, la mettant à part: et lui en tirant à
part bien et sagement la langue, la lui envoya, dont il est à bon droit
bien prisé et bien estimé. Ce n'est pas pour celà seulement, ce dit
Niloxenus, mais aussi pource qu'il ne refuit pas l'amitié des Princes
et des Rois, comme tu fais: car Amasis admire plusieurs choses en toi,
et entre autres la manière comme tu pris la mesure de la hauteur de la
Pyramide, il en fit fort grand compte, que sans autre manufacture
quelconque, et sans aucun instrument, dressant seulement à plomb un
bâton au bout de l'ombre de la Pyramide, et se faisant deux triangles
avec la ligne que fait le rayon du Soleil touchant aux deux extrémités,
tu montras qu'il y avait telle proportion de la hauteur de la Pyramide
à celle du bâton, comme il y avait de la longueur de l'ombre de l'un à
l'ombre de l'autre: mais, comme j'ai dit, tu es accusé envers lui, de
porter mauvaise volonté aux Rois: et si y a davantage, qu'on lui a
rapporté plusieurs sentences et réponses de toi contumelieuses aux
tyrans, comme, qu'étant un jour enquis par Molpagoras seigneur d'Ionie,
quelle chose tu avais jamais vue qui te semblât la plus étrange: Tu
répondis, un tyran vieil. Et de rechef, en un banquet s'étant meu
propos touchant les bêtes fieres, quelle était la pire: tu répondis,
qu'entre les sauvages c'était le tyran: entre les privées, le flatteur.
Car les Rois, encore qu'ils se disent être bien différents des tyrans,
ne prennent pas plaisir à ouïr tels propos. cette réponse-là, dit
Thales, ne fut oncques miene, ains fut Pittacus qui la fit un jour en
se riant à Myrsilus. Mais quant à moi, je ne m'ébahirais pas tant de
voir un vieil tyran, comme un vieil pilote: toutefois quant à cette
transposition du tyran au pilote, je dirais volontiers comme ce jeune
homme-là, lequel jetant une pierre à un chien, et ayant failli le
chien, en assena sa marastre. Encore ainsi ne va il pas mal, ce dit-il:
pourtant ai-je toujours estimé Solon très sage, lequel refuse d'être
tyran de son pays. Et ce Pittacus ici, s'il n'eût été ennemi de la
monarchie, jamais n'eût dit,* Qu'il est difficile d'être homme de bien.
* Pittacus en sa vieillesse étant contraint de prendre la charge d'une
armée, prononcea cette sentence. Et Periander me semble, par manière de
dire, <p 151r> comme s'étant trouvé saisi d'une maladie
hereditaire de cette tyrannie, s'en revenir le mieux qu'il peut, en
usant de la conversation salubre des gens de bien, aumoins jusques
aujourd'hui, et attirant auprès de soi compagnie de sages hommes, sans
approuver ni admettre les accourcissements des sommets que lui suade et
met en avant Thrasybulus mon concitoyen: car un tyran qui aime mieux
commander à des esclaves qu'à des hommes entiers, me semble proprement
faire comme le laboureur, qui aimerout mieux recueillir des
sauterelles, et des oiseaux, que non pas de bon grain de froment et
d'orge: car ces dominations et principautez tyranniques ici ont un seul
bien au lieu de plusieurs maux, qui est l'honneur et la gloire. S'ils
commandent à de bons hommes, c'est signe qu'ils sont eux encore
meilleurs: et s'ils commandent à de grands hommes, cela montre qu'ils
sont encore plus grands: et s'ils ne visaient qu'à leur sûreté au lieu
de l'honnêteté, ils ne devaient seulement chercher qu'à commander à
plusieurs moutons, plusieurs boeufs, et plusieurs chevaux, non pas à
plusieurs hommes. Mais ce bon seigneur ici étranger nous a je ne sais
comment jetés en propos qui ne sont point convenables à ce qui se
présente, laissant en arrière de dire et demander ce qui sied beaucoup
mieux à ceux qui s'en vont à un festin. Car n'estimez-vous pas que
comme celui 1ui fait le festin, a des apprêts à faire, aussi en a celui
qui y est convié? Les Sybarites, ce me semble, envoyent convier les
Dames un an devant, à fin qu'elles aient tout loisir de se parer de
vêtements et de bagues et joyaux pour venir au festin: quant à moi je
pense que le vrai preparatif de celui qui doit aller au souper, ainsi
qu'il appartient, a besoin de plus long temps, d'autant qu'il est plus
difficile de trouver l'ornement convenable aux moeurs et à l'âme, que
non pas au corps, qui soit exquis et utile: car l'homme sage ne va pas
au festin porter son corps comme un vaisseau pour le remplir, ains y va
en intention d'y passer le temps à deviser à certes et en jeu, et de
parler et d'ouïr selon que le temps en apportera les occasions à la
compagnie, s'ils veulent joyeusement et plaisamment converser ensemble:
car il est en lui de rejeter une viande qui lui semblera mauvaise: et
s'il ne treuve le vin bon, avoir recours aux nymphes: là où un voisin
fâcheux, ennuyeux, et malplaisant à la table, fait perdre la grâce et
le plaisir de toute viande, de tout vin, voire et toute la douceur de
la Musique: et si ne peut-on pas quand on veut, revomir cette
fâcherie-là, ains y an a, à qui elle demeure toute leur vie, de manière
qu'ils ne peuvent jamais s'entrevoir de bon oeil, comme si c'était une
vieille crudité d'injure et de colère rapportée d'un festin qu'ils
n'auraient jamais peu digerer. C'est pourquoi il me semble que Chilon
fit très sagement, lequel étant hier convié à ce festin, ne voulut
jamais promettre d'y venir, que premièrement il ne sût qui étaient les
conviés, l'un après l'autre: car il disait que l'on est contraint,
vueille l'on ou non, de supporter un compagnon fâcheux en un navire,
quand on est sur la mer, et en un pavillon, quand on est à la guerre,
pource qu'il est forcé de naviguer et de camper avec eux: mais de se
mêler indifféremment sans discrétion avec toutes sortes de gens en un
banquet, c'est à faire à homme qui n'a point de jugement. Quant à la
façon de faire d'Aegypte, où ils ont accoutumé d'apporter ordinairement
au milieu d'un festin l'anatomie sèche d'un corps d'homme mort, et le
montrer à tous les conviés, en les admonestant de se souvenir qu'en peu
de temps ils seront tels, encore que ce soit un fort malplaisant et
importun entremets, toutefois si a-il quelque commodité. Car s'il ne
convie la compagnie à faire grand' chère et à se donner du plaisir,
aumoins les incite-il de s'entreporter amour et dilection les uns aux
autres, les admonestant de se souvenir que la vie étant courte de
soi-même, ils ne cherchent pas à la faire trouver longue par affaires
fâcheux et ennuyeux. En tenant tels propos par le chemin, nous feismes
tant que nous arrivasmes: et quant à Thales, il ne se voulut point
étuver ni baigner: car je me suis déjà huilé, ce dit-il: mais il <p
151v> alla cependant par tout voir les belles allées, les loges à
luicter, et le boccage qui était au long de la mer fort bien planté et
bien accoutré: non qu'il s'ébahît de voir rien de tout cela, mais de
peur qu'il ne semblât mêpriser en aucune chose Periander, ou desdaigner
sa nagnificence: les autres, à mesure que chacun s'était lavé et huilé,
les serviteurs le conduisaient en la salle, par le portique, dedans
lesquel était assis Anacharsis, ayant devant soi une jeune fille, qui
de ses mains lui mespartissait les cheveux, laquelle accourant fort
franchement au-devant de Thales, il la baisa, et lui dit en riant, Fai
que cet étranger, qui est le plus doux homme du monde, devienne beau, à
fin qu'il ne nous semble plus hydeux ni sauvage à voir: Je demanday
lors qui était cette jeune fille: Comment, dit-il, ne connaissez-vous
pas la sage Eumetis, qui est tant renommée? Le père lui a donné ce
nom-là, mais le peuple l'appelle du nom de son père Cleobuline. Ne
l'appelez-vous pas sage, dit adonc Philoxenus, à cause de la vivacité
de son esprit à proposer, et sa subtilité à soudre des questions
obscures, que l'on appelle énigmes? car il y en a quelques-uns inventez
par elle, qui ont pénétré jusques en Aegypte. Non pas moi, répondit
Thales, car elle n'en use que comme de martres, pour jouer et passer le
temps seulement, et s'en égaye avec ceux qu'elle rencontre: mais elle a
un courage grand à merveilles, un intendement digne de gouverner un
état, et une douceur de moeurs fort agreable, de manière qu'elle rend
son père plus doux et plus humain seigneur envers ses citoyens. soit
ainsi, dit Philoxenus, et y a bien de l'apparence, à voir la simplicité
de son accoutrement, et sa naïveté: mais d'où vient cette privauté,
qu'elle accoutre si amiablement les cheveux à Anacharsis? Pour ce,
dit-il, que c'est un homme de bien, et qui sait beaucoup, qui lui a
raconté bien au long et bien volontiers la façon de vivre des Tartares,
et la manière de charmer les maladies, dont ils usent à l'endroit des
malades: et crois que maintenant elle l'accoutre et le caresse ainsi,
en devisant et apprenant quelque chose de lui. Comme nous étions déjà
tout auprès de la salle, nous rencontrasmes Alexidemus Milesien, le
bâtard de Thrasybulus le tyran, tout troublé et courroucé, disant je ne
sais quoi en lui-même, sans que nous peussions clairement entendre ce
qu'il disait: mais quand il aperçut Thales, il se revint un peu, et
s'arrêtant tout court: Periander m'a fait, dit-il, un grand tort, qui
ne m'a pas voulu laisser partir quand je me voulais embarquer, ains m'a
contraint par ses prières d'attendre ce beau souper, et puis quand j'y
suis venu, il m'a donné un lieu d'assiette déshonnête à moi, en
préférant des Aeoliens, des Insulaires, et qui non, à Thrasybulus? par
où il appert qu'il n'a cherché autre chose que le moyen de lui faire
recevoir une honte en moi qui suis envoyé de par lui, et de le mettre à
bas par un mêpris et contemnement. Comment, lui répondit Thales, tu
crains donc que comme les Aegyptiens disent, que les astres, en faisant
leurs révolutions ordinaires sont une fois hauts, et puis une autre
fois bas, et selon leur hauteur ou leur bassesse deviennent pires ou
meilleurs qu'ils n'étaient, aussi que pour le lieu que l'on t'a baillé
tu n'en deviennes plus ravallé et plus rabaissé: tu serais par ce moyen
de plus lâche coeur, que ce Laconien, qui ayant été par le maître de
cérémonies colloqué tout au plus bas et dernier lieu de la danse, ne
s'en courrouça point autrement, ains dit seulement, «Tu as bien su
trouver le moyen comme tu rendrais ce lieu-ci honorable.» Quand nous
somme assis à la table, il ne faut pas regarder après qui nous sommes
assis, mais plutôt comment nous nous accommoderons et rendrons
agreables à ceux auprès de qui nous sommes, montrants dés l'arrivée
apparence d'avoir, ou plutôt ayants à bon esciant dedans nous-mêmes la
source et l'anse, par manière de dire, à prendre amitié avec eux, ne
nous fâcher point de lieu qu'on nous baille, ains plutôt louer notre
bonne fortune, de nous être rencontrés avec si bonne compagnie: car
celui qui se courrouce pour le lieu et assiette qu'on lui baille, se
courrouce plutôt à celui auprès de qui il est à table, qu'à <p
152r> celui qui l'a convié, et se rend odieux à l'un et à l'autre.
Ce sont paroles que cela, dit adonc Alexidemus, mais en effet je vois,
que jusques à vous autres sages cherchez bien les moyens de vous faire
honorer: et en disant cela il passa outre, et s'en alla. Et Thales se
tournant devers nous, qui nous ébahissions grandement de l'étrange
façon de faire de cet homme: C'est un fol escervellé, ce nous dit-il,
d'une bizarre nature comme vous pourrez connaître par un tour qu'il fit
étant encore sur le commencement de son adolescence. On avait apporté à
son père Thrasybulus de l'huile de perfum fort excellente: il la versa
toute dedans une grande tasse, et du vin tout pur par-dessus, puis but
et avalla l'un et l'autre tout ensemble, engendrant inimitié au lieu
d'amitié à Thrasybulus. Cela fait, il vint un serviteur à l'entour de
la table, qui me dit, Periander vous prie que prenant Thales avec vous,
et cet étranger aussi, vous veniez voir quelque chose que l'on lui a
apportée de nouveau, pour savoir s'il la doit prendre comme
fortuitement advenue, ou bien comme un presage qui prognostique quelque
chose: car il s'en trouve quant à lui tout troublé, ayant peur que ce
ne soit une pollution et une macule à son sacrifice. En disant cela il
nous mena en une maison qui répondait sur le jardin, là où nous
trouvasmes un jeune garçon, qui semblait être quelque pastre à le voir:
il n'avait point encore de barbe, et au demeurant n'était point laid de
visage: lequel déployant un manteau de cuir, nous montra un jeune
tendron qu'il disait être né d'une jument, duquel le haut jusques au
col et aux mains avait forme d'homme, et tout le reste de cheval:
criant au reste tout ne plus ne moins que font les petits enfants quand
il sortent du ventre de leurs meres. Niloxenus adonc l'ayant entrevu,
tourna soudain sa face de l'autre côté, en s'écriant, O Dieu nous
veuille préserver! Mais Thales regarda le jeune garçon d'oeil fiché
bien long temps: puis en se riant, pource qu'il avait toujours
accoutumé de se jouer à moi, touchant mon art, il me dit: Ne
pensez-vous pas déjà, Diocles, à faire quelque expiation de ce prodige,
et en empêcher les Dieux qui ont le soin de détourner les malheurs
imminents, comme étant ceci un grand prodige et un mauvais accident?
pourquoi non, lui réponds-je: car je vous avise Thales, que c'est un
presage de discord et de sédition, et aigrand peur qu'elle ne passe
jusques aux mariages, et jusques à l'acte de génération, avant que le
premier courroux de la Déesse soit appaisé, qui le nous montre par ce
second presage comme vous voyez. Thales ne répondant rien à cela, ains
s'en riant, s'ôta de là. Et comme Periander nous fut venu au-devant à
la porte de la salle, et nous enquît touchant ce que nous venions de
voir, Thales me laissant, et le prenant par la main lui dit: Quant à ce
que Diocles te suade de faire, tu le feras tout à loisir: mais quant à
moi, je te conseille de ne te servir plus dorenavant de si jeunes
pastres à garder tes juments, ou bien de leur donner des femmes. Si me
sembla que Periander fut bien fort aise de cette parole, car il s'en
prit à rire, et ambrassant Thales le baisa. Et si crois, dit-il en se
tournant vers moi, Diocles, que ce prodige a déjà son evenement, car
vous voyez le grand mal qui nous est déjà advenu, parce que Alexidemus
n'a pas voulu soupper avec nous. Quand nous fûmes entrés dedans la
salle, Thales commençant à parler plus haut: Et où est-ce, dit-il, que
l'on avait logé cet homme de bien qui s'est courroucé du lieu qu'on lui
avait baillé? et lui ayant été la place montrée, tournant à l'entour,
il s'y en alla seoir, et nous y mena quant et lui, disant: Quant à moi,
j'eusse acheté l'occasion de manger avec Ardalus: or était cet Ardalus
Troezenien joueur de flûtes, et prêtre des Muses Ardalienes, dont
l'ancien Ardalus Troezenien aussi avait donné et dedié les images. Mais
Aesope qui depuis naguere avait été envoyé par le Roi Croesus, tant
devers Periander, comme devers l'oracle d'Apollo en la ville de
Delphes, étant assis dessus un banc bas auprès de Solon, qui était au
dessus de lui, se prit à dire, Un mulet de Lydie ayant vu la forme et
figure de son corps dedans une rivière, et s'ébahissant de la beauté et
grandeur d'icelui, se mit à <p 152v> courir à toute bride, en
secouant la tête comme un cheval échappé: mais quand il vint à penser
en lui-même qu'il était fils d'un âne, il cessa soudainement de courir,
et mit fin à son audace et à sa braverie. Alors Chilon en son langage
Laconien lui dit, Cela s'adresse à toi-même, qui es tardif comme un
âne, et cours comme un mulet. Après cela entra Melissa, qui s'alla
seoir auprès de Periander, et Eumetis s'asseit aussi pour souper.
Thales adressa sa parole à moi qui étais assis au dessus de Bias, et me
dit, ami Diocles, que ne dis-tu à Bias, que ton hoste Niloxenus de
Naucratie est venu par deçà envoyé par son Roi devers lui, pour lui
apporter de rechef de nouvelles questions à soudre, à fin qu'il les
reçoive étant encore sobre, et en état d'y pouvoir bien penser? Et Bias
prenant la parole, Il y a jà long temps, dit-il, que pour me cuider
étonner il m'admoneste de ce faire: mais quant à moi je sais très bien,
que Bacchus est au reste un sage et puissant Dieu, et que pour sa
sapience on le surnomme Lysien, qui vaut autant à dire comme, déliant
toutes difficultés: c'est pourquoi je n'ai point de peur d'être moins
assuré au combat pour être rempli de lui, quand il me conviendra
disputer. De tels joyeux propos s'entrejouaient-ils l'un avec l'autre
en soupant: et voyant l'appareil du souper un peu moindre que
l'ordinaire, il me vint en pensée, comme pour festoyer et donner à
souper à des hommes sages et gens de bien, on n'en entre point en plus
grande dépense, ains que plutôt on la diminue, pource que l'on en ôte
toute curiosité de viandes exquises, des parfums, confitures et
marchepants apportés d'étrange pays, et des vins delicieux: dont
Periander étant tous les jours servi en son ordinaire pour la
magnificence de son état, de ses richesses, et de ses affaires,
néanmoins il faisait lors gloire envers ces sages hommes-là, de se
passer à peu sobrement: car non seulement il fit ôter toute autre
superfluité d'ornements accoutumés, mais encore à sa propre femme il
les fit laisser et cacher, et la leur montra ornée de peu d'état, et de
modestie seulement. Après que les tables furent ôtées, et que Melisse
eut envoyé de rang à chacun des conviés son chapeau de fleurs, nous
rendismes grâces aux Dieux, en leur épanchant un peu de vin: et la
menétrière ayant un peu chanté après grâces, se retira incontinent de
la salle. Lors Ardalus appellant Anacharsis par son nom, lui demande,
s'il y avait des menétrières entre les Scythes: et lui sans songer lui
répondit sur le champ, Non pas seulement des vignes. Et comme Ardalus
lui répliquast, Voire-mais si y a-il des Dieux pourtant: Oui certes,
répondit-il, il y en a voirement, et qui entendent la langue et parole
des hommes, non pas comme les Grecs, qui s'estiment plus élégamment
parler que les Scythes, et néanmoins ont opinion que les Dieux oyent
plus volontiers le son des flûtes et hautbois qui sont faits d'os et de
bois, que non pas la voix et parole de l'homme. Et que dirais-tu donc
aupris, ce dit alors Aesope, si tu savais ce que font aujourd'hui les
faiseurs de flûtes, qui rejettent les os des jeunes cerfs et biches, et
choisissent ceux des ânes, pource qu'ils disent que le son en est
meilleur: et pourtant Cleobuline en a fait un de ses énigmes, sur la
flûte Phrygiene
D'âne braiard jambe morte a l'ouie
Du chef ramé de grands cors réjouié.
de sorte que c'est merveille comment l'âne, qui au demeurant est une
fort grosse et lourde bête, éloignée de toute douceur et harmonie de
musique, peut bailler un os ainsi delié et propre à faire un harmonieux
instrument de musique. Certainement, dit adonc Philoxenus, c'est ce que
les habitants de Busiris nous reprochent à nous autres de Naucratie:
car nous commençons aussi déjà à user des os d'ânes à faire flûtes, et
à eux il ne leur et pas loisible d'ouïr seulement le son d'une
trompette, pour autant qu'elle retire un peu au braire de l'âne: or
savez-vous que l'âne est fort diffamé et haï envers les Aegyptiens, à
cause de Typhon. Après cela chacun se taisant, Periander voyant que
Niloxenus avait bien bonne envie de parler, mais qu'il <p 153r>
n'osait entamer le propos, commença à dire, Seigneurs, je trouve bonne
la coutume des villes et des magistrats qui donnent audience, et
dépêchent premièrement les étrangers que leurs citoyens: et pourtant me
semblerait-il bon, que pour un peu de temps vous retinssiez vos propos,
qui nous sont tous familiers, et comme nés en notre pays, et que vous
donnissiez entrée et audience, comme en une assemblée de ville, à ceux
que notre bon ami Niloxenus a apportés d'Aegypte, mêmement de la part
du Roi à Bias, et Bias en veut conferer avec vous. Et Bias suivant son
dire: Et en quel lieu, dit-il, ni avec quelle compagnie me pouvais-je
plus délibérément hazarder qu'en cette-ci, à faire de telles réponses,
s'il en est besoin? attendu mêmement que le Roi mande expressément,que
l'on commence premièrement à moi à me proposer sa question, et puis que
l'on l'aille puis après de rang présentant à tous vous autres. Ainsi
lui bailla lors Niloxenus la Lettre close du Roi, et le pria de
l'ouvrir, et de la lire haut et claire devant toute la compagnie. Si
était la substance des Lettres telle:
Amasis le Roi d'Aegypte, à Bias le plus sage des Grecs, salut.
Le Roi d'Aethiopie est entré en contestation de sapience à l'encontre
de moi, et s'étant trouvé vaincu en toutes ses autres propositions,
finablement il m'a proposé un mandement fort étrange et
merveilleusement difficile à accomplir, c'est qu'il m'a commandé, que
je boive toute la mer. Et si je puis venir à bout de soudre cette
question, je gagnerai plusieurs villes et villages, qui sont à lui: et
si aussi je ne la puis résoudre, il faut que je lui cède les villes e
la contrée Elephantine. Et pourtant après que tu y auras bien pensé,
renvoye moi incontinent Niloxenus: et si tu as affaire pour toi ou pour
tes citoyens, je t'avise que rien ne te defaudra de ma part.
Ces Lettres lues, Bias n'arrêta pas long temps, ains après avoir
un peu pensé en soi-même, et un peu parlé en l'oreille à Cleobulus, qui
était assis tout joignant lui, se prit à dire: Comment ami Naucratien,
le Roi ton maître Amasis, qui commande à si grande multitude d'hommes,
et qui possede un si beau et si bon pays, voudra-il bien boire toute la
mer pour gagner je ne sais-quels méchants villages de peu de valeur? Et
Niloxenus en riant lui répondit, Je te prie de considérer diligemment
ce qu'il est possible pour y répondre, comme s'il le voulait. Or qu'il
mande doncques à cet Aethiopien, qu'il arrête les rivières qui se
déchargent en la mer, jusques à ce qu'il ait achevé de boire toute
l'eau de la mer qui est à présent: car c'est de celle-là dont est fait
le mandement, et non pas de celle qui sera par ci-après. Quand il eut
dit ces paroles, Niloxenus en fut si aise, qu'il ne se peut contenir
qu'il ne l'ambrassât et baisât sur l'heure: et tous les autres louèrent
et approuvèrent aussi semblablement son dire. Mais Chilon en se riant,
O Naucratien mon ami, dit-il, je te prie avant que la mer toute bue
perisse, retourne t'en par mer annoncer au Roi ton maître, qu'il ne se
travaille pas à chercher comment il pourra consumer une si grande
quantité d'eau salée, mais plutôt comment il pourra rendre son regne
bien dessallé et doux à boire à ses sujets: car Bias est grand ouvrier,
et un fort excellent maître de ce métier-là: lequel quand Amasis aura
bien appris de lui, il n'aura plus besoin du bassin d'or envers les
Aegyptiens pour les contenir en obéissance, ains le serviront tous
volontiers, et l'aimeront affectueusement, quand ils verront qu'il sera
devenu bon prince, voire et fut-il encore de plus bas et de plus petit
lieu venu qu'il n'est. Voyez Herodote du regne d'Amasis, livre 4.
Certainement, dit adonc Periander, ce serait chose digne que nous
contribuissions tous à ce Roi de tels présents, [...], comme parle
Homere, c'est à dire par tête: car par ce moyen l'accessoire lui sera
plus utile que le principal de son voyage, et à nous-mêmes il en
reviendra un très grand profit. Alors dit Chilon, Il serait raisonnable
que Solon commençeât le propos, non seulement pource qu'il est le plus
ancien de nous tous, et qu'il est au premier lieu de la table, mais
aussi pource qu'il tient le plus <p 153v> grand et le plus digne
office, étant le premier qui a fait et établi les lois aux Atheniens.
Niloxenus adonc se tournant devers moi me dit tout bas en l'oreille,
Certainement on crait, Diocles, beaucoup de choses à fausses enseignes,
et y en a qui prennent plaisir à controuver eux-mêmes de fausses
nouvelles, touchant les grands et sages hommes, et à en recevoir de
controuvées par d'autres, comme sont celles que l'on nous a apportées
jusques en Aegypte, de Chilon, qu'il avait renoncé à l'amitié et
hospitalité de Solon, pour autant qu'il maintenait, que les lois
étaient muables. Cela est un propos digne de moquerie: car il faudrait
premièrement chasser Lycurgus et toutes ses lois, avec lesquelles il a
renversé tout l'ancien ordre de la republique de Lacedaemone. Solon
doncques ayant un peu demeuré, se print à dire: «Il me semble qu'un Roi
ou Prince souverain n'a moyen de se rendre plus glorieux, qu'en faisant
de sa Monarchie une Democratie, c'est à dire, en communiquant son
authorité souveraine à ses sujets.» Le second fut Bias, qui dit, «En se
rendant lui-même le premier sujet aux lois de son pays.» Après lui
Thales dit, «Je répute un Seigneur bienheureux, qui peut arriver à la
vieillesse, et mourir de mort naturelle.» Le quatriéme, Anacharsis,
«s'il est seul sage.» Le cinquiéme, Cleobulus, «s'il ne se fie à
personne de ceux qui sont autour de lui.» Le sixiéme, Pittacus, «s'il
peut tant faire que ses sujets craignent non lui, mais pour lui.» Après
lui Chilon dit, «qu'un Prince ne doit penser à nulle chose transitoire
ne mortelle, mais éternelle et immortelle.» Après que tous ces sages
eurent ainsi dit chacun leur mot, nous requérions Periander, qu'il
voulût aussi à son tour dire le sien. Et lui avec un visage non guères
joyeux, mais pensif et chagrin: Je vous dirai ce qui me semble de
toutes les sentences qui ont été dites par ces Seigneurs, c'est quelles
dégoûtent, presque toutes, l'homme de bon jugement, de vouloir jamais
commander aux autres. Et adonc Aesope, comme ce lui qui amait à
reprendre: «Il fallait donc, dit-il, que chacun de vous à par-soi fît
cela, non pas qu'ayants pris à conseiller un Prince, et faisant
profession de lui être amis, se constituer comme accusateurs des Rois
et des Princes.» Et Solon lui ambrassant la tête, lui dit en riant, «Ne
te semble-il pas Aesope, que celui rende un seigneur plus modéré, et un
tyran plus gracieux, qui lui suade, qu'il est meilleur ne commander
point, que commander?» «Et qui sera celui, répondit Aesope, qui te
croira en cela, ni au dieu Apollo même qui te rendit un tel oracle,
De celle ville est heureuse la gent
Là où ne s'ait que la voix d'un sergent.»
Solon lui répliqua, «Aussi n'ait-on maintenant à Athenes que la voix
d'un huissier, et d'un seul magistrat, que est la Loi, étant la ville
en état populaire: Mais toi Aesope, qui as le sens d'entendre les voix
des corbeaux, voire des geais, tu n'entends pas cependant la tienne
propre, ni ta propre parole: car tu réputes, suivant l'oracle d'Apollo
que tu as allégué, que la ville soit très heureuse qui n'entend qu'une
voix, et cependant tu estimes, que ce soit la beauté et perfection d'un
convive, que tous les conviés y parlent, et de toutes choses.» Oui
vraiment, dit Aesope, pource que tu n'as pas encore écrit la loi,
d'autant que c'est tout un, que les serfs n'ayent point à s'enivrer,
comme tu en as fait à Athenes une, que les esclaves n'ayent point à
faire l'amour, ni à s'oindre à sec. Solon se prit à rire de cette
réplique: Et le médecin Cleodemus, Il me semble, quant à moi, que c'est
tout un que de s'huiler à sec, et de causer après que l'on a bien bu,
car l'un et l'autre est fort plaisant. Et Chilon prenant le propos,
C'est pourquoi, dit-il, on s'en doit plus contregarder. Et Aesope de
rechef, Voire-mais il semble que Thales a voulu dire, qu'il vieillira
bientôt. Periander adonc se prenant à rire, vraiment, dit-il, nous
avons tous payé la peine que nous méritions, Aesope, de ce que nous
nous sommes laissez transporter en autres propos devant que d'avoir
entendu tous ceux du Roi Amasis, ainsi que nous avions proposé <p
154r> du commencement. Et pour ce, Seigneur Niloxenus, poursuy le
demeurant de sa lettre missive, et te sers de ces personnages ici,
cependant que tu les as tous ensemble. Voire-mais répondit Niloxenus,
il m'est avis que le mandement de cet Aethiopien se pourrait proprement
nommer le triste buletin, ainsi que parle Archilochus: Mais le Roi
Amasis ton hoste est bien plus gracieux en semblables questions et plus
gentil: car il lui demanda, «Quelle chose au monde était la plus
vieille, Quelle la plus belle, la plus grande, la plus sage, la plus
commune: et par-dessus encore, Quelle est la plus profitable, Quelle la
plus dommageable, Quelle la plus puissante, et quelle la plus facile.»
Comment, l'Aethiopien répondit doncques à chacune de ces demandes, et
les solut-il toutes? Voici comment il répondit, ce dit Niloxenus: et
vous jugerés, après que vous aurez ouï ses réponses, s'il y satisfeit
ou non: Car le Roi mon maître y procède si sincerement, qu'il ne
voudrait pour rien du monde ni être trouvé calomniateur és réponses
d'autrui, ni aussi faillir à être relevé et repris, s'il se trouvait
qu'il eût bronché et erré és sienes. Or je vous réciterai de point en
point, comment il y répondit: «Quelle chose est la plus vieille du
monde? le Temps: Quelle la plus grande? le Monde: Quelle la plus sage?
Verité: Quelle la plus belle? la Lumiere: Quelle la plus commune? la
Mort: Quelle la plus profitable? Dieu: Quelle la plus dommageable? le
Diable: Quelle la plus puissante? Fortune: Quelle la plus facile? ce
qui plaît.» Quand ces réponses eurent été lues, Seigneur Nicarchus, il
se fit un peu de silence: et Thales adonc demanda à Niloxenus, si le
Roi Amasis avait approuvé toutes ces solutions. Niloxenus fit réponse,
qu'il en avait approuvé les unes, et que de quelques autres aussi il ne
s'en était peu contenter. Et toutefois, ajouta Thales, il n'y en a pas
une qui ne soit grandement répréhensible, ains y a en toutes de grandes
erreurs et de grandes ignorances, comme dés le commencement: En quelle
sorte peut on soutenir que le Temps soit la plus ancienne chose du
monde, attendu qu'une partie en est déjà passée, l'autre présente, et
l'autre encore à venir? car le temps qui viendra après nous, semble par
raison devoir être estimé plus jeune que tous les hommes, et toutes les
choses qui sont de présent. Et puis d'estimer que Verité soit sagesse,
il me semble que c'est tout autant comme qui dirait, que l'oeil et la
lumière fussent tout un: et puis s'il estimait que la lumière soit
chose belle comme elle l'est aussi, comment oubliait-il le Soleil? Au
demeurant quant à ce qu'il répond de Dieu et du Diable, il y a de
l'arrogance et du danger beaucoup: et de la Fortune, il n'y a apparence
quelconque: car si elle était si forte et si puissante comme il dit,
comment se tournerait et se changerait elle si facilement qu'elle fait?
ni la mort n'est pas la plus commune chose qui soit au monde, car elle
n'est pas commune aux vivans. Mais à fin qu'il ne semble que nous ne
sachions que corriger les autres, conferons un petit nos sentences
particulières avec les siennes. Quant à moi, je me présente le premier
à répondre de point en point, si Niloxenus me veut interroger. Je vous
exposerai doncques maintenant ici par ordre les interrogatoires et
réponses, selon qu'elles furent lors proposées et répondues. «Quelle
chose est ls plus vieille qui soit au monde? c'est Dieu, répondit
Thales: car il n'eut oncques commencement de naissance. Qui est la plus
grande? le Lieu car le monde contient toutes autres choses, et le lieu
contient le monde. Qui est la plus belle? le Monde: car tout ce qui est
disposé par bel ordre, est partie d'icelui. Qui est la plus sage? le
Temps: car il a jà par ci-devant trouvé tout ce qui s'est inventé, et
trouvera encore ci-après tout ce qui s'inventera. Qui est ls plus
commune? espérance: car elle demeure encore à ceux qui n'ont nulle
autre chose. Qui est la plus profitable? Vertu, d'autant qu'elle rend
toutes autres choses utiles en en usant bien. Qui est la plus
dommageable? le Vice: car là où il est, il perd et gâte tout. Qui est
la plus forte? Necessité: car elle seule est invincible. Qui est la
plus facile? ce qui est selon nature: <p 154v> car les hommes se
lassent des voluptés mêmes quelquefois.» Et comme toute l'assistance
eût grandement loué les réponses de Thales, Cleodemus se prit à dire:
Voilà des questions qui sont convenables à proposer, et répondre aux
Princes et aux Rois, Seigneur Niloxenus: mais ce Roi barbare
d'Aethiopie, qui mande au Roi Amasis qu'il boive la mer, aurait besoin
d'une telle courte réponse, que fit Pittacus au Roi Alyates, qui
commandait par lettres quelque chose arrogamment aux Lesbiens: car il
ne lui répondit autre chose, sinon qu'il l'admonesta de manger des
oignons et du pain chaud. Si est-ce, dit Periander, que c'était la
façon des anciens Grecs, Seigneur Cleodemus, de se proposer ainsi les
uns aux autres de telles questions: car nous avons entendu que jadis la
coutume était, que les plus savants et plus excellents poètes qui
fussent pour lors, s'assemblaient à certain jour à l'entour de la
sepulture d'Amphidamas en la ville de Chalcide. cettui Amphidamas était
homme d'honneur et de valeur au gouvernement de la Chose publique, et
qui avait donné beaucoup d'affaires aux Eretriens, és guerres qu'ils
eurent contre ceux de Chalcide, touchant Lilantus, desquelles
finablement il mourut: et pour autant que les vers qu'apportaient les
poètes, rendaient le jugement difficile et fâcheux à ceux qui étaient
eleus pour juges, et que la gloire de deux concurrents, Homere et
Hesiode, tenait les juges en grande perplexité, pour la honte qu'ils
avaient de donner leurs sentences de deux si grands personnages, ils se
tournèrent à demander les uns aux autres de telles questions, ainsi
comme raconte Lesches,
Muse dis moi ce qu'on confessera
Qui ne fut onc, ni jamais ne sera.
A quoi Hesiode répondit sur le champ promptement,
Quand les chevaux de rendon furieux,
Pour emporter les prix victorieux,
Courants entour la tombe et sepulture
De Jupiter, y rompront leur voiture.
et dit on que pour cela il fut tant estimé, qu'on lui en adjugea le
Tripié d'or. Et quelle différence y a-il, dit adonc Cleodemus, entre
ces demandes-là, et les obscures questions de Eumetide? lesquelles ne
lui sont pas à l'aventure malséantes à inventer, par manière de jeu, et
à proposer aux autes Dames, commes les autres s'amusent à tissir des
cordons et à faire des coëffes de resiau: mais que des hommes
d'entendement en fassent aucun compte, c'est une droite moquerie. A
quoi il semblait que Eumetide lui eût volontiers répliqué quelque
chose, mais elle se retint de honte, qui lui fit monter la couleur au
visage. Et Aesope, comme pour la revenger, se print adonc à lui
répondre: Et n'est-ce pas encore plus grand moquerie de ne les pouvoir
pas soudre? comme est celle qu'elle nous a proposée un peu avant souper,
j'ai vu coller du cuivre avec le feu,
Dessus le corps d'un homme en plus d'un lieu.
Nous saurais-tu déclarer que c'est que cela? Nenny pas moi, répondit
Cleodemus, ni ne me soucie pas de le savoir. Et toutefois lui répliqua
Aesope, Il n'y a personne qui le sache mieux, ne qui le face plus que
toi: et si tu le nies, j'en crois, dit il, les cornets et ventoses.
Adonc Cleodemus se prit à rire, car il usait plus d'appliquer des
ventoses que autre médecin qui fut de son temps, et était ce remede de
médecine en usage et en réputation autant que nul autre, pour l'amour
de lui. Mais Mnesiphilus Athenien familier et grand zelateur de Solon,
se prit lors à dire: Seigneur Periander, je désirerais quant à moi, que
ce devis et propos de cette belle compagnie ne fut point départi aux
riches ni aux nobles seulement, ains qu'il fut distribué également par
tête, et communiqué à tous comme le vin, ainsi qu'il se fait és cités
qui sont régies par gouvernement populaire. Ce que je dis, d'autant que
nous autres <p 155r> qui vivons en état populaire, n'avons aucune
participation à tout ce que vous avez naguere dit, touchant la
principauté et le gouvernement d'un Roi: et pour ce nous semblerait-il
raisonnable que recommençant de rechef à discourir vous alléguissiez
chacun à son rang quelque notable sentence touchant le gouvernement
populaire, où chacun a égale authorité, et que Solon fut de rechef le
premier qui commenceât à dire la sienne. Tous furent alors d'avis
d'ainsi le faire. Et pourtant Solon commença à dire: «Voire mais, ami
Mnesiphile, toi et tous les habitants d'Athenes avez jà pieça entendu
quel et mon jugement et avis touchant le gouvernement de la Chose
publique: toutefois si tu le veux encore maintenant entendre, je te dis
qu'il me semble, Que la cité est très bien gouvernée, et maintient très
bien l'état et liberté populaire, en laquelle ceux qui ne sont point
outragés, haïssent autant et poursuivent asussi âprement celui qui a
fait une oppression et outrage, que celui qui est outragé. Après lui
Bias dit, que le gouvernement populaire lui semblait être très bon,
auquel tous les habitants redoutent la loi comme un severe tyran. Après
lequel Thales opina disant, que celle Chose publique lui semblait la
mieux ordonnée, où il n'y avait point d'hommes ni trop riches ni trop
pauvres. Suivant celui-là Anacharsis dit, que c'était à son avis celle,
en laquelle toutes autres choses étant égales entre les habitants, la
précédence se mesurait à la vertu, et le rebut au vice. Le cinquiéme,
Cleobulus, afferma, que la cité populaire lui semblait être la mieux
policée, en laquelle les citoyens redoutaient plus le déshonneur que la
loi. Le sixiéme, Pittacus, celle où les méchants n'ont point authorité
de commander, et les bons si. Joignant lequel Chilon prononcea, que
celle police lui semblait être la meilleure, où le peuple prestait plus
l'oreille aux lois, que non pas aux orateurs. Et après tous Periander
le dernier donnant son jugement, dit, qu'il lui semblait que tous
estimaient le gouvernement populaire être le meilleur, qui approchait
le plus près de celui d'un sage Senat.» Ce propos étant achevé, je les
priay qu'ils voulussent aussi nous enseigner du ménage, comment il s'y
fallait gouverner, pource qu'il y a pu d'hommes qui soient appelés à
gouverner les villes ni les Royaumes, mais du gouvernement de son
ménage, et de sa maison, chacun en a sa part. Non n'a pas, ce dit
Aesope en se riant, si vous y comprenez Anacharsis: car quant à lui, il
n'a point de maison, et si fait gloire de n'en avoir point, ains de
demeurer en un chariot, comme l'on dit que fait le Soleil, qui va
tournant tout à l'entour du ciel, tantôt en une contrée, et tantôt en
une autre. C'est pourquoi, répondit Anacharsis, le Soleil seul, ou plus
que nul autre de tous les Dieux, est franc et libre, commandant à tous,
et n'étant commandé de personne: et pourquoi il regne et conduit
lui-même son chariot: mais il me semble que tu n'as jamais compris en
ton entendement la grandeur et beauté d'icelui, combien excellent et
admirable est son chariot, car autrement tu ne l'eusses jamais en
jouant, et par manière de risée, comparé aux notres: au demeurant il
semble que tu appelles maison ces toits couverts de thuile et de terre
cuitte, ne plus ne moins que si tu disais que la tortue fut sa coque,
et non pas l'animal qui est dedans. C'est pourquoi je ne m'ébahis pas,
si tu te moquas il y a quelque temps de Solon, pource qu'ayant vu le
palais de Croesus fort richement et somptueusement orné, il ne jugea
pas incontinent celui qui en était possesseur, être logé heureusement
et magnifiquement, pource qu'il voulait premièrement être spectateur,
et voir à l'oeil les biens qui étaient dedans lui, plutôt qu'auprès de
lui. En quoi il me semble que tu as oublié ton regnard, lequel étant
venu en contestation à l'encontre du leopard, à savoir lequel des deux
était plus tavelé de diverses mouchetures, il requit à leur juge, qu'il
ne considérât pas tant les tavelures et mouchetures exterieurs de la
peau, que celles de l'esprit au dedans, pource qu'il les trouverait
plus diverses: mais tu vas regardant seulement aux ouvrages des
tailleurs <p 155v> de pierres, et des maçons, estimant que cela
seul soit la maison, non pas ce qui est dedans chacune, et qui est
domestique, comme sont les enfants, la femme, les amis, les serviteurs,
ausquels étant sages et bien conditionnés, le père de famille
communiquant et faisant part de ce qu'il a, fut-ce dedans un nid
d'oiseau, ou dedans une formilliere, se peut dire habiter une bonne et
heureuse maison. Voilà ce que je réponds à Aesope, quant à moi, et que
je contribue pour ma quotte à Diocles: au demeurant, il est raisonnable
qu'un chacun de vous en dise son avis. A laquelle semonce Solon
répondit, «Que celle maison lui semblait très bonne, de laquelle les
biens n'étaient point acquis par moyens injustes, ni n'avait-on point
de crainte et de soupçon à les garder, ni de regret à les dépenser.
Bias après: en laquelle, dit-il, le maître est tel au dedans, par
lui-même, comme il est au dehors par la crainte de la loi. Et Thales:
en laquelle, dit-il, le maître est de grand loisir. Et Cleobulus: là où
il y a plus de personnes qui aiment le maître, que qui le craignent.
Pittacus dit, que la meilleure maison est celle qui n'a faute de chose
quelconque, ni superflue, ni nécessaire. Chilon opina, que la maison
doit, le plus qu'il est possible, ressembler à une cité gouvernée par
le commandement d'un Roi: puis y ajouta, que Lycurgus avait jadis
répondu à un qui lui conseillait d'établir en la ville de Sparte un
gouvernement populaire, commence toi-même le premier à mettre en ta
maison l'état populaire, où chacun soit aussi grand maître l'un que
l'autre.» Après que ce propos fut aussi achevé, Eumetide sortit avec
Melisse. Et Periander prenant une grande coupe but à Chilon, et Chilon
de rang à Bias. Et adonc Ardalus se levant et adressant sa parole à
Aesope, Ne nous veux-tu pas, dit-il, envoyer aussi la coupe ici, vu que
ceux-ci se la renvoyent ainsi de main en main les uns aux autres, comme
si ce fut le hanap de Bathycles, sans en faire part aux autres? Et
Aesope adoncques dit, ni cette coupe même, à ce que je vois, n'est
point populaire, car il y a jà long temps qu'elle demeure devant Solon
seul. Et Pittacus appellant Mnesiphilus par son nom: pourquoi est-ce,
dit-il, que Solon ne bait, ains contredit à ses poèmes propres,
desquels il a lui-même écrit,
Dame Venus est ores mon déduit,
Et de Bacchus le breuvage me duit,
Les dons aussi des Muses, car ce sont
Les points qui l'homme en plaisir vivre font.
Anacharsis prenant la parole lui répliqua: C'est pour autant Pittacus,
qu'il te redoute, et celle tienne rigoureuse et severe loi, par
laquelle tu as ordonné, si quelqu'un pour être ivre, vient à commettre
une faute, quelle qu'elle soit, qu'il fut puni au double, que s'il eût
été sobre. Et lors Pittacus: Mais néanmoins, dit-il, tu t'es si
superbement moqué de mon ordonnance, que naguere chez mon frère Libys,
d'elle-même, t'étant enivré, tu en demandas le prix et la couronne.
Pourquoi non, répondit Anacharsis, vu que l'on avait proposé prix de la
victoire à qui boirait le plus, m'étant chargé et enivré des premiers,
n'eusse-je voirement demandé le prix de la victoire? ou bien enseigne
moi quelle autre fin il y a de bien boire, sinon que s'enivrer.
Pittacus s'étant pris à rire, Aesope récita une telle fable: Le loup
ayant aperçu des bergers qui mangeaient un mouton dedans leur loge,
s'approchant d'eux, «Quel bruit, dit-il, vous meneriés, si je faisais
ce que vous faites!» Chilon adonc: Aesope, dit-il, a eu sa revanche
bien à propos, de ce que naguere nous lui avons fermé la bouche, voyant
que maintenant d'autres ont rompu le propos, et ôté la parole de la
bouche de Mnesiphilus, auquel on aurait demandé qu'il répondît pour
Solon. Adonc Mnesiphilus parla ainsi, Qu'il savait bien que l'opinion
de Solon était telle, que l'oeuvre de tout art et de toute faculté,
tant humaine que divine, était plutôt son effet que ce parquoi elle le
fait, et sa fin plutôt que les moyens tendants à icelle <p 156r>
fin: comme l'oeuvre d'un tissier, à mon avis, est plutôt de faire un
manteau, ou une robe, que non pas de disposer ses fils, et de dresser
ses pesons, et d'un serrurier souder le fer, et donner la trempe à une
congnée, plutôt que chose aucune qui soit nécessaire pour cet effet,
comme d'embrazer les charbons ou preparer du chapplis de pierres. Et
davantage un architecte nous reprendrait bien à bon droit, qui lui
dirait, que son oeuvre fut non bâtir une maison, ou une navire, mais
percer des pièces de bois, ou bien détremper du mortier. Et les Muses
se plaindraient merveilleusement, et non sans cause, de nous, si nous
estimions que leurs ouvrages fussent des cithres ou des flûtes, et
autres tels instruments de Musique, non pas instruire les moeurs, et
adoucir les passions de l'âme de ceux qui se délectent des chansons,
harmonies et accord de la musique: Aussi doncques faut-il que nous
confessions, que l'oeuvre de Venus n'est pas l'assemblée ni la mêlange
des corps, ni de Bacchus l'ivresse ni le boire vin, mais bien la
réjouissance, l'affection, l'amitié et la familiarité, qu'ils nous
engendrent des uns envers les autres. C'est ce que Solon appelle
oeuvres divines, et c'est ce qu'il dit qu'il aime, et qu'il désire, et
qu'il poursuit étant devenu vieil: car certainement Venus est
l'ouvrière de la concorde, et mutuelle bien veillance qui est entre les
hommes et les femmes, mêlant et fondant ensemble, par le moyen de la
volupté, les âmes avec les corps: et Bacchus à plusieurs qui par avant
n'avaient pas grande familiarité ensemble, ni pas la connaissance,
seulement les uns des autres, amollissant et humectant, en manière de
dire, la dureté de leurs moeurs par le vin, ne plus ne moins que le fer
s'amollît dedans le feu, leur donne un commencement de commixtion et
incorporation des uns avec les autres. Il est bien vrai que quand tels
personnages, comme sont ceux que Periander a ici conviés, s'assemblent
et conviennent ensemble, il n'est jà besoin de coupe ni de verre pour
les allier: car les Muses apportants au milieu de la compagnie, comme
une coupe de sobrieté le devis, où il y a non seulement beaucoup de
plaisir, mais aussi d'erudition, de doctrine et de profit, excitent,
arrosent et répandent, par le moyen de ce discours, la joie et caresse
parmi les coeurs des assistants, en laissant bien souvent le pot au
dessus de la tasse en repos sans en user: au contraire de ce que défend
Hesiode à ceux qui savent mieux boire que discourir ne deviser,
Si l'on baillait à boire par mesure
Aux autres Grecs à longue chevelure,
Ta coupe était pleine et raise toujours.
Car j'entends mêmes que les anciens appellaient ces provocations à
boire, Daetron, comme Homere les appelle, et que chacun beuvait à
certaine mesure: et puis ainsi que fait Ajax, en départait une portion
à celui qui était plus prochain de lui à table. Après que Mnesiphilus
eut ainsi parlé, le poète Chersias, qui naguères avait été absous par
Periander des crimes à lui imposés, et était retourné en bonne grâce
avec lui, à la requète de Chilon: Je saurais volontiers, dit-il, si
Jupiter distribuait à boire aux Dieux par mesure, pource qu'ils
beuvaient les uns aux autres quand ils mangeaient avec lui, ne plus ne
moins que faisait Agamemnon aux Princes Grecs quand ils étaient à sa
table. Et lors Cleodemus: S'il est vrai, dit-il, ami Chersias, comme
vous autres poètes le dites, que des coulombs volants à grande peine et
grande difficulté par-dessus les rochers qui s'appellent Planetes,
apportent la viande de l'Ambrosie à Jupiter, n'estimez-vous pas que le
breuvage du Nectar lui soit aussi bien cher, bien rare et difficile à
recouvrer? de manière, qu'il l'épargne et le donne à chacun par mesure.
Oui, et par esgale mesure, répondit Chersias. Mais puis que nous sommes
de rechef retombés sur les propos du ménage, qui sera celui de vous qui
nous dira ce qui en reste à dire? car il nous reste, ce me semble, à
définir la quantité de biens qui sera suffisante, et dont l'homme se
devra contenter. Cleobulus adonc prenant <p 156v> la parole:
Quant aux sages, dit-il, la loi leur en a précrit la mesure: mais quant
aux fols, je leur dirai un propos que j'ai autrefois ouï tenir par ma
mère à un mien frère. Car elle disait, que la Lune un temps fut, pria
sa mère de lui faire un petit surcot, qui lui joignît bien au corps: Et
comment est-il possible, répondit la mère, que je t'en tisse un qui te
joigne bien, vu que je te vois tantôt toute pleine, puis après en
croissant, et une autre fois en decours? Aussi, ami Chersias, on ne
saurait définir mesure aucune certaine de biens à un fol, ni à un
vicieux: car il a besoin tantôt d'une chose, et tantôt d'une autre, à
cause de ses diverses cupidités et diverses aventures: comme le chien
d'Aesope, qui l'hiver se resserrant et se pliant en rond, pource qu'il
gelait de froid, proposa de se bâtir une maison: mais au contraire,
l'été s'étendant tout de son long en dormant, il se trouva grand, et
pensa que ce n'était point chose nécessaire de bâtire maison, avec ce
qu'il lui semble que ce ne serait pas petite entreprise d'en bâtir une
assez grande pour lui. Ne vois-tu pas aussi Chersias, que ces gens-là
font tantôt les petits, et se restraignent à bien peu de chose, comme
proposants de vivre fort étroitement et laconiquement, puis tout à un
coup s'ils n'ont tout ce qu'ils voyent, et aux privées personnes, et
aux Princes et Rois, ils se plaignent, comme s'ils étaient prests à
mourir de faim. Cela dit, Chersias se tut: et Cleodemus adonc prenant
la parole, Voire-mais nous voyons, dit-il, que vous mêmes, messieurs
les Sages, avez les biens inégalement départis entre vous. Cleobulus
répondit, C'est pour autant, homme de bien, que la loi comme un bon
tissier, nous donne à chacun ce qui nous est bien séant, sortable et
convenant: Et toi de même, nourrissant, gouvernant et medicinant avec
la raison tes malades, ne plus ne moins qu'avec la précrition d'une
loi, ne leur bailles pas des ordonnances égales, mais bien convenables
à un chacun. Ardalus suivant ce propos: Comment, dit-il, y a-il
doncques quelque loi qui commande à notre familier Epimenides, hoste de
Solon, de s'abstenir de toute autre viande, et de prendre seulement en
sa bouche un petit de la composition qui a puissance d'empêcher la
faim, qu'il se compose lui-même, et avec cela demeurer tout un jour
sans boire, ni manger, ni disner, ni souper? cette parole ayant fait
ouvrir les aureilles à toute l'assistance, Thales en se jouant
répondit, que c'était sagement fait à Epimenides, de ne se vouloir pas
travailler à moudre ni à pestrir ses vivres, comme fait Pittacus: Car
j'ai moi-même ouï étant en l'Île de Lesbos, une esclave étrangère, qui
en tournant la meule chantait, Mouls meule mouls, car aussi bien meult
Pittacus le Roi de la grande Mytilene. Et Solon dit, qu'il s'ébahissait
d'Ardalus, s'il n'avait pas lu dedans Hesiode la recette du régime de
vivre, que gardait ce personnage-là: car c'est celui qui a premièrement
baillé les semences de telle nourriture à Epimenides, et qui lui a
enseigné de chercher
Le grand profit qu'il y a en la mauve,
Et le grand bien qui est en la guymauve.
Comment estimez-vous, ce dit Periander, que jamais Hesiode ait pensé à
cela, et non pas qu'il ait toujours hautement loué l'épargne et la
sobrieté, et qu'il ne nous ait pas toujours grandement incités aux plus
simples viandes, comme à celles qui étaient les plus plaisantes? car la
mauve est bonne à manger, et l'aphrodile douce au goût: et quant à ces
choses-là, que les médecins appellent Alima et Adipsa, c'est à dire,
ôtants la faim et la soif, j'entends que ce sont médecines, et non pas
viandes, et qu'il y entre du miel et du formage barbaresque, et grand
nombre de semences qui sont fort aisées à recouvrer: et s'il est vrai
que telles drogues aient besoin de si peu d'appareil, comment ne
faudrait-il, ainsi que dit Hesiode,
Pendre au foyer timon, soc, et charrue?
Des puissants boeufs les travaux periraient,
Les forts mulets labourer plus n'iraient.
<p 157r> Et m'émerveille de ton hoste Solon, si ayant naguere
fait cette grande cérémonie de purification aux Deliens, il ne voit pas
comme l'on apportait dedans le temple des enseignes et mémoires de
l'ancienne première nourriture des hommes: comme entre autres choses
fort communes, et qui naissent d'elles mêmes sans main mettre, la mauve
et l'aphrodile, desquelles herbes il est vraisemblable que Hesiode nous
présente et recommande la simplicité et utilité. Ce n'est pas pour cela
tant seulement, dit adonc Anacharsis, ains pource que l'une et l'autre
de ces herbes-là sont louées d'être fort saines entre les autres
hortulages. Et Cleodemus, Vous avez raison, dit-il, car Hesiode était
entendu en médecine, comme l'on peut connaître parce qu'il écrit, non
impertinemment ni négligemment, du régime de vivre: de la façon de
tremper le vin, de la bonté de l'eau, de l'usage du baing, et des
femmes, du temps qu'il se faut approcher d'elles, comment il faut poser
les petits enfants qui viennent de naître: mais à bien juger, Aesope se
devrait plutôt et à meilleure raison avouer pour disciple d'Hesiode,
que non pas Epimenides: car le propos qu'il fait que le Rossignol tient
à l'Esparvier a donné à Aesope le commencement de cette belle et
variable sagesse, qui fait parler tant de langues: mais j'entendrais
volontiers de Solon, pource qu'il me semble qu'ayant vécu et conversé
familierement par longues années avec Epimenides à Athenes, il est
vraisemblable que par plusieurs fois il lui a demandé, pour quel
accident ou pour quel conseil il avait élu et suivi cette si étroite
façon de vivre. Et quel besoin était-il, répondit Solon, de lui
demander? car il est tout manifeste, que si le plus grand et le plus
souverain bien de l'homme est, n'avoir aucun besoin de nourriture: le
second après est, de n'en avoir besoin que de bien peu. Je ne
confesserai pas cela quant à moi, ce dit Cleodemus, que le souverain
bien de l'homme soit de ne manger point, mêmement quand on est à table:
car en ôtant la table, sur laquelle se sert la viande, on ruine l'autel
des Dieux, d'amitié et d'hospitalité: et comme Thales dit, que la terre
étant ôtée de ce monde, il est forcé qu'il s'en ensuive nécessairement
une confusion de toutes choses: aussi pouvons-nous dire, que ôter la
table, c'est autant que ruiner la maison totale, car vous ôtés quant et
quant le feu, garde domestique, la deité tutelaire de Vesta, l'amiable
coutume de boire les uns aux autres en une même coupe, de festoyer ses
amis, de recevoir les étrangers, et traiter ses hostes, qui sont les
plus douces et plus humaines communications et conversations que les
hommes sauraient avoir les uns avec les autres: ou pour mieux dire en
somme, toute la douceur de la vie humaine. Et s'il y a occupation ou
passetemps quelconque qui comprenne le discours des actions de l'homme,
desquelles le besoin de nourriture, et la sollicitude de l'appareiller,
en produit et suscite la plus grande partie: Aussi est-ce encore une
autre grande pitié, que la destruction et ruine de l'Agriculture, car
étant ruinée elle nous rendra et laissera de rechef la terre sans
forme, non repurgée ni essartée d'arbres, et de brossailles ne portants
point de fruit, et pleine de ravage d'eaux courantes çà et là sans
ordre, à faute d'être diligemment cultivée: outre ce qu'elle perd tous
les arts et toutes les manufactures qu'elles met toutes en train, et
leur donne à toutes fondement et matière: de manière qu'elles
reviennent toutes à néant, si une fois la table s'en va ôtée. Aussi
vont perissants les honneurs des Dieux, car les hommes ne porteront
plus que bien peu d'honneur au Soleil, et encore moins à la Lune, comme
de la lumière seulement et de la chaleur: car qui sera celui désormais
qui face dresser un autel à Jupiter pluvieux, ou Ceres favorisant le
labourage, ou à Neptune protecteur des arbres? qui leur fera plus de
sacrifices? comment sera Bacchus donneur de joie, si nous n'avons plus
besoin de tout ce qu'il donne? et puis que sacrifierons-nous et
qu'offrirons-nous plus aux Dieux? dequoi leur présenterons-nous les
primices? Cela <p 157v> emporte quant et soi une subversion et
confusion générale de toutes choses. Il est bien vrai que prochasser
toute sorte de voluptés, et en toutes sortes, serait une folie, mais
aussi les refuir toutes, et en toutes sortes, serait une sottie. L'âme
jouira bien d'autres voluptés qui seront plus nobles et meilleures,
mais le corps n'en saurait trouver une à jouir, qui soit plus honnête
que celle du boire et du manger, dont il se nourrit, ce qu'il n'y a
homme qui n'entende, et qui ne confesse: au moyen dequoi, les hommes
dressent leurs tables en public à la lumière, pour boire et manger
joyeusement ensemble: là où pour jouir du plaisir de Venus, ils mettent
au-devant la nuit et toutes les tenebres qu'ils peuvent, estimants que
ce soit aussi bestialement et impudemment fait de jouir en public de
l'un, comme de non jouir de l'autre. ayant Cleodemus en cet endroit
entrerompu son propos, je le suivi, en disant: Ne voulez-vous pas
encore ajouter, que nous chassons le dormir quant et la nourriture? et
s'il n'y a point de dormir, aussi n'y a-il point de songes, et par
conséquent s'en va aussi la plus ancienne sorte d'oracle et de
divination que nous ayons: et sera la vie notre toute d'une façon, et
par manière de dire, l'âme pour néant sera revètue du corps, vu que le
plus grand nombre des parties d'icelui, et des principales, ont été
faites et preparées par la nature, pour servir d'instruments à la
nourriture, comme la langue, les dents, l'estomach, le foie: car il n'y
a rien en la structure du corps humain qui soit ocieux, ne qui soit
ordonné à autre usage: tellement que celui qui n'a point besoin de
nourriture, il n'a point besoin de corps aussi: qui est autant à dire,
comme il n'a point besoin de soi-même, car chacun de nous est composé
de corps et d'âme. Voilà ce que nous contribuons quant à nous, pour la
défense du ventre: au demeurant si Solon ou quelque autre le veut
accuser, nous sommes prests et disposés à l'ouïr. Oui certainement,
répondit lors Solon, de peur que nous ne soyons de moindre entendement
et jugement que les Aegyptiens, lesquels fendants le corps de l'homme
quand il est mort, le montrent au Soleil, et en jettent les boyaux et
entrailles dedans la rivière: puis quand il est ainsi nettoyé, ils se
mettent à l'embaumer au reste. Car à dire la vérité, ces parties-là
interieures sont toute la pollution et inquination de notre chair, et
est proprement le vrai enfer de notre corps, comme l'on dit qu'il y a
au lieu des damnés tout plein de je ne sais quelles vilaines rivières
et vents mêlés ensemble avec du feu et des morts, car nulle creature
vivante ne se nourrit d'autre chose qui soit vive: et en tuant les
creatures qui ont âmes, ou détruisant les plantes, herbes, et fruits,
qui participent aussi de vie, entant qu'elles se nourrissent et
qu'elles croissent, nous péchons et faisons mal, parce que tout ce qui
est transmué en un autre, perd ce qu'il était auparavant, et se
corrompt entièrement de toute sorte de corruption pour devenir
nourriture d'un autre: car de s'abstenir seulement de manger chair,
comme l'on dit que faisait l'ancien Orpheus, c'est plutôt une
subtilité, qu'une entière fuite des péchés que l'on commet en délices
et superfluité: mais le moyen de les fuir entièrement, et de s'en tenir
de tout point pur et net, se terminant en parfaite justice, c'est avoir
tout en soi, et ne désirer rien de dehors. Mais celui que Dieu a fait
naître de telle condition, qu'il lui est impossible de conserver son
être ni son salut, sans le dommage et la perte d'un autre, à celui-là a
il baillé la nature qui le pousse à commettre injustice. Ne serait-ce
doncques pas, mon bon ami, une belle chose, que de retrancher avec leur
injustice le ventre, l'estomach, le foie, et toutes autres telles
parties, lesquelles ne nous donnent sentiment ni appétit de chose
quelconque qui soit honnête, et qui ressemblent les unes aux utensiles
de cuisine, comme sont couteaux et marmites, les autres à ceux de
moulin, ou à un four, ou à un puits, ou à une mect à pestrir? Car
certainement il se peut avec vérité dire, que l'âme de plusieurs est
cachée et affublée de crainte d'avoir faute dedans leurs corps, comme
dedans un moulin, tournant toujours comme à l'entour d'une meule après
la poursuite de quelque nourriture, ainsi <p 158r> que nous
l'avons naguere vu par expérience en nous-mêmes: car nous ne nous
regardions, ni ne nous écoutions pas les uns les autres, ains chacun la
tête courbée contre bas servait au besoin de sa nourriture: mais
maintenant étant les tables ôtées comme tu vois, ayants chapeaux de
fleurs dessus nos têtes, nous prenons plaisir à deviser d'honnêtes
propos ensemble, nous jouissons de la compagnie, et passons notre temps
à loisir, après que nous sommes arrivés à ce point de n'avoir plus
d'appétit, ni de besoin de nourriture. Si doncques nous pouvions toute
notre vie demeurer en cet état, sans avoir crainte de disette, et sans
savoir que c'est du désir de richesse, n'aurions-nous pas toujours beau
loisir de hanter ensemble, et de jouir de la conversation les uns des
autres? car il faut que vous sachiez que la convoitise de superfluité
est toujours conjointe et suit de près le besoin de la nécessité. Mais
Cleodemus est d'avis qu'il est nécessaire que l'on mange, et qu'il y
ait de la nourriture, afin que les tables soient où l'on bait les uns
aux autres, et sacrifie l'on encore à Ceres, et à sa fille Proserpine.
C'est tout autant comme si un autre voulait, que les guerres et les
batailles fussent, afin que nous ayons des murailles et fortifications
de ville, des arcenaux à bâtir navires, et des armeureries, et que nous
façions des sacrifices pour rendre grâces de cent hommes tués, comme
l'on dit qu'il y en a un statut en la ville des Messeniens: ou si
quelque autre se courrouçait à la santé, disant que ce serait grand'
pitié, si pource qu'il n'y aurait plus de malades, aussi n'aurait on
plus que faire de lit mol, ni de linceux de lin, et ne sacrifierait on
plus à Aesculapius, ni aux Dieux qui divertissent les malheurs: et puis
la médecine avec tous ses outils et toutes ses drogues serait jetée en
arrière, sans honneur ni credit: car quelle différence y a il entre
ceci et cela, vu que l'on prend la nourriture comme une médecine pour
guérir la faim? et disent tous ceux qui se nourrissent, qu'ils se
pensent et se traitent, appliquants ce remede, non comme plaisir
agreable ou désirable, mais nécessaire à la nature. Et pourrait on
compter plus de douleurs que de voluptés qui viennent à l'homme de sa
nourriture? ou pour mieux dire, la volupté du manger a bien peu de
lieu, et dure bien petit de temps au corps de l'homme: mais
l'occupation et la fâcherie qu'il y a à l'apprêter, il serait malaisé à
nombrer de combien de peines honteuses, et de combien de travaux
penibles elle nous remplit. C'est pourquoi je pense qu'Homere regardant
à toutes ces vexations là a pris son argument pour prouver, que les
Dieux ne mouraient point, parce qu'ils ne mangeaient point.
Ne jamais pain ils ne mangent les Dieux,
ni jamais vin ils ne boivent és Cieux,
Aussi sont-ils sans sang, qui est la cause
Que d'immortels le nom on leur impose.
Comme voulant donner à entendre, que le boire et manger sont non
seulement entretènement de la vie, mais aussi cause de la mort: car de
là s'amassent les maladies dedans nos corps, qui procèdent non moins
d'être trop pleins que d'être trop vides, et bien souvent y a plus
d'affaire à consumer et résoudre une viande, que l'on a mis dedans le
corps, qu'il n'y avait pas eu à la recouvrer ni à l'amasser. Et tout
ainsi comme si les Danaïdes étaient en doute de ce qu'elles feraient,
et quelle vie elles meneraient, si elles étaient délivrées de la
servitude de tâcher à remplir un tonneau percé: aussi doutons nous, si
nous étions venus à ce point de cesser de plus jeter et fourrer dedans
cette notre chair insatiable, et qui ne se peut jamais remplir, toutes
sortes de viandes, et de la terre et de la mer, que c'est que nous
ferions, nous contentants de prochasser toute notre vie les choses
nécessaires, à faute de connaître et savoir celles qui sont honnêtes.
Tout ainsi doncques comme ceux qui ont été longuement serfs, quand ils
viennent à être délivrés de servitude, font à eux-mêmes, et pour
eux-mêmes, les mêmes services qu'ils soûlaient faire à leurs maîtres
quand ils leur <p 158v> servaient: aussi l'âme maintenant nourrit
le corps avec grands labeurs et grandes fâcheries, mais si une fois
elle se peut despestrer de ce joug de servage, quand elle se trouvera
franche et libre, elle se nourrira elle-même, et regardera à elle-même
et à la connaissance de la vérité, sans avoir rien qui plus la détourne
ni divertisse. Voilà ce qui fut lors dit, ami Nicarchus, touchant la
nourriture. Mais ainsi comme Solon parlait encore, Gorgias le frère de
Periander entra, retournant de la ville de Taenarus, où il avait été
envoyé à cause de je ne sais quels oracles, pour y porter quelques
ofrandes à Neptune, et lui faire sacrifice. Nous le saluasmes tous, et
Periander son frère s'approchant de lui le baisa, puis le fit seoir
auprès de lui sur le bord du lit, et il lui raconta quelques nouvelles
à lui seul. Periander l'écoutait, montrant à son visage qu'il était
bien diversement passionné de ce qu'il entendait, et semblait à son
visage tantôt qu'il en fut déplaisant, et tantôt qu'il en fut
courroucé, aucunefois qu'il n'en pût rien croire, et autrefois qu'il en
fut fort émerveillé. Finablement en se riant, il nous dit, Je voudrais
bien tout présentement vous dire ce que mon frère me vient de
rapporter, mais je fais doute de le vous raconter, pour autant que j'ai
quelquefois ouï dire à Thales, «Qu'il fallait raconter les choses
vraisemblables, mais les impossibles qu'il les fallait taire du tout.»
Bias prenant la parole: «Mais aussi est, dit-il, cette sage parole de
Thales, Qu'il ne faut pas croire ses ennemis des choses mêmes qui sont
croiables, ni décroir ses amis des choses mêmes qui sont incroiables:
et quant à moi je pense qu'il estime ses ennemis les méchants et les
fols, et ses amis les bons et les sages.» Je suis doncques d'avis
Gorgias, que tu le récites devant toute cette compagnie, ou plutôt que
tu le mettes en ce nouveau genre de vers que l'on appelle maintenant
Dithyrambes, pour le prononcer à haute voix, ainsi que tu me l'as
récité. Gorgias donc commença lors à parler en cette manière: Après que
nous eusmes fait notre sacrifice l'espace de trois jours durant, et le
dernier y ayant eu une assemblée de fête toute la nuit, avec danses et
jeux au long de la marine, la Lune reluisait au plein sur la mer, et ne
tirait vent du monde, ains y avait un calme et une bonace grande, sinon
que de loin on apercevait un peu de frizeure de la mer qui se fronçait
le long de l'escueil, et en approchant amenait un peu d'escume, avec un
grand bruit pour la vehemence de la vogue, tellement que toute la
multitude émerveillée que ce pouvait être, s'en courut à l'endroit du
bord, où il semblait que cela dût arriver, et avant que l'on pût par
conjecture deviner que c'était, la vitesse fut telle, que l'on aperçut
à l'oeil que c'étaient dauphins, les uns en foule environnants tout à
l'entour, les autres guidants la troupe au plus facile endroit et plus
doux abbord du rivage: les autres venants après à la queue, comme par
honneur: au milieu de toute cette troupe apparoissait au dessus de la
mer ne sais quelle masse d'un corps flottant, que l'on ne savait
discerner ni deviner que c'était, jusques à ce que se serrants tous
ensemble, et arrivants avec un elancement à bord, ils exposèrent sur le
rivage un homme vivant et mouvant, et cela fait s'en retournèrent
devers le promontoire saultants et culbutants de joie et de fête, comme
il semblait, plus qu'auparavant. Ce qu'ayant vu la plupart de cette
troupe s'en effroia si fort, qu'ils s'enfuirent à perte d'haleine
arrière de la mer, sinon quelque petit nombre qui s'assura d'approcher
quant et moi: là où ils reconnurent que c'était Arion le joueur de
cithre, qui lui-même disait son nom, et était aisé à reconnaître,
d'autant qu'il avait le même accoutrement qu'il soûlait porter quand il
jouait en public de sa cithre: si le prit on incontinent, et l'emporta
l'on dedans une tente, là où l'on connut qu'il n'avait mal du monde,
sinon que pour la roideur et impetuosité dont on l'avait apporté, il
semblait être tout las et rompu: et là ouïsmes de lui un propos
incroiable à tout le monde, fors à nous qui en avons vu la fin: car
Arion nous a raconté qu'ayant de long temps resolu de s'en revenir
d'Italie, de tant plus mêmement que Periander lui avait écrit <p
159r> qu'il s'en revint: à la première occasion qui se présenta
d'une Carraque Corinthiene qui faisait voile, il monta dessus
incontinent, et ne fut pas plutôt élargi en mer, avec un petit vent,
qu'il s'aperçut que les mariniers conspiraient entre eux de le tuer,
dequoi le pilote même de la navire l'advertit depuis secrètement,
qu'ils avaient arrêté de le faire la nuit. Se trouvant doncques ainsi
destitué de tout secours, et ne sachant qu'il devait faire, il lui vint
une inspiration divine, de parer son corps encore vivant des ornements
dont il avait accoutumé de s'accoutrer quand il devait sonner de sa
cithre en un théâtre, à fin qu'ils lui servissent d'ornements funeraux
à sa mort, et de chanter une lamentation avant son trêpas, pour ne se
montrer en cet endroit moins généreux que les cygnes. Parquoi s'étant
revètu de tous ses ornaments, et ayant averti les mariniers qu'il lui
était pris une envie de chanter un cantique à Apollo Pythien pour le
salut de lui, de la navire, et de tous ceux qui étaient dedans, se
dressant en pieds sur la pouppe le long du bord de la navire, et ayant
premièrement sonné quelque invocation des Dieux marins, il chanta le
cantique: et comme il fut presque au milieu, le Soleil se coucha dedans
la mer, et incontinent se commença à découvrir le Peloponese. Adonc les
mariniers n'ayants pas la patience d'attendre la nuit toute noire,
vindrent à lui pour le tuer: lui voyant les espées nues, et le pilote
qui se couvrait la face pour n'en rien voir, se lancea et jeta le plus
loin qu'il peut de la navire: mais avant que tout son corps plongeât
dedans la mer, les dauphins accoururent que le soublevèrent, plein de
frayeur et de perturbation d'esprit: de manière qu'il ne savait que
c'était du commencement, mais peu à peu sentant qu'il était porté bien
à son aise, et voyant une grande flotte de ces dauphins qui
l'environnaient amiablement, et succedaient les uns après les autres à
cette charge de le porter, comme étant un service auquel ils étaient
nécessairement obligés, et qui appartenait à tous: et davantage voyant
que la Carraque étant demeurée bien loin derrière, lui donnait argument
de juger qu'il allait fort légèrement, il n'eut, ce dit-il, pas tant ni
de crainte de mourir, ni d'envie de vivre, comme d'ambition de pouvoir
arriver à port de salut, afin que le monde connût qu'il était en la
grâce des Dieux, et que lui en prît une certaine créance et ferme
fiance en eux, voyant le ciel tout plein d'étoiles, et la Lune se
levant pure et nette avec une grande clarté, toute la mer à l'entour de
lui platte et calme, sinon que leur cours y tracait comme une routte et
un sentier, il pensa en lui-même, que la justice n'avait pas un oeil
tant seulement, ains qu'avec autant d'yeux, comme il y avait d'étoiles
au ciel, Dieu regardait à l'environ tout ce qui se faisait tant en la
terre qu'en la mer: lesquelles cogitations, dit-il lui renforçaient et
soutenaient le corps, qui autrement se laissait jà aller au travail et
à la lassitude: et finablement, quand ils vindrent à rencontrer le
grand promontoire de Taenare haut et droit, se donnant bien dextrement
garde d'y heurter, ains tournants tout doucement et nageants terre à
terre au long de la côté, comme s'ils eussent voulu conduire une barque
entière à sauveté, en port de sault, il s'aperçut bien évidemment que
tout ce port avait été fait par la conduitte de la providence divine.
Après qu'Arion nous eut fait tout ce discours, ce dit Gorgias, je lui
demanday là où il pensait que la navire devait arriver: Je pense,
répondit-il, qu'en toute sorte elle arrivera à Corinthe, mais qu'elle
était encore beaucoup derrière: car s'étant jeté dedans la mer au
Soleil couchant, à son avis, il n'avait pas fait depuis sur le dos des
dauphins moins de chemin que de trente lieues, et que depuis il y avait
eu toujours grande calme en la mer. Ce-néanmoins Gorgias dit, que
s'étant diligemment enquis du patron de la navire, comment il avait
nom, et le pilote aussi, quelle enseigne portait la navire, il avait
envoyé par tout des batteaux, et des soudards en tous les endroits où
elle pouvait aborder, et qu'il avait cependant amené quant et lui Arion
caché, de peur que si les mariniers étaient premier advertis qu'il eût
été sauvé, <p 159v> ils ne s'enfuissent çà et là, de manière
qu'on ne les pût plus recouvrer: et qu'à la vérité tout cet evenement
était un vrai miracle de Dieu, pource qu'il n'était pas plutôt arrivé
là, qu'il avait entendu que la navire était entre les mains des
soudards, et les mariniers et passagers qui étaient dedans, tous pris
prisonniers. Periander adonc lui commanda qu'il se levât incontinent,
et qu'il les allât faire mettre tous en bonne et sûre prison, où
personne n'allât parler à eux, ni leur déclarer qu'Arion fut sauvé.
Aesope adonc se prit à dire, Et puis vous-vous moquez de mes geais et
de mes corbeaux qui parlent, et vous voyez que les dauphins font de si
grandes prouesses. Nous en contons un autre (dis-je) semblable, Aesope,
et y a plus de mille ans, dés le temps d'Ino et d'Athamas que ce
conte-là est écrit et passé en chose jugée et certaine. Solon adonc
prenant la parole: Or quant à cela, dit-il, il approche des Dieux, et
surpasse notre puissance, mais l'accident qui advint à Hesiode est
humain, et non point trop éloigné de nous, car je crois que vous en
avez ouï faire le récit. Non pas moi, répondit-il. Si est-il bien digne
d'être entendu, poursuivit Solon. C'est qu'un certain Milesien, avec
lequel il logeait, beuvait, et mangeait ordinairement, en la ville de
Locres, entretenait secrètement la fille de leur hoste, et ayant été
surpris sur le fait avec elle, Hesiode fut soupçonné d'avoir bien su la
forfaiture dés le commencement, et d'avoir aydé à la couvrir, sans que
toutefois il en fut coulpable en sorte du monde, ains lui en savait-on
mauvais gré, et l'en calomniait-on à grand tort, tant que les frères de
la fille lui ayant dressé embûche auprès de Nemée en Locride, le
tuèrent, et quant et lui son serviteur, qui avait nom Troïlus: les
corps furent lancez dedans la mer, et celui de Troïlus jeté dedans la
rivière de Daphnus, qui le porta dehors sa bouche, où il rencontra un
rocher battu des ondes, lequel apparoissait un bien petit au dessus de
la mer, et l'arrêta, dont jusques aujourd'hui le rocher en est appelé
Troïlus: mais celui de Hesiode, au partir de là fut recueilli par une
flotte de dauphins, qui le portèrent jusques au chef de Rhion, près la
ville de Molycrie. Or était-ce au temps justement que les Locriens
faisaient leur solennel sacrifice, qu'ils appellent Rhia, lequel ils
observent encore jusques aujourd'hui fort magnifiquement, et y avait
une fort grande assemblée en cet endrait-là: quand ils aperçurent le
corps qui abordait, s'en émerveillants grandement, comme l'on peut
penser, ils accoururent sur le rivage, et le reconnaissans, pource
qu'il était tout freschement tué, ils n'eurent rien en plus grande
recommandation que d'envoyer incontinent par tout enquérir de ce
meurdre, pour le grand renom, du poète Hesiode, et firent si prompte
diligence qu'ils trouvèrent ceux qui en étaient les meurdriers,
lesquels ils jetèrent tous vivants au fond de la mer, et rasèrent leurs
maisons, et fut le corps de Hesiode enterré auprès du temple de Nemée,
et n'y a guères d'étrangers qui sachent où est cette sepulture, ains
leur est celé, à cause des Orchomeniens, comme l'on dit, lesquels par
ordonnance de quelques oracles le cherchaient pour l'enlever et
l'inhumer en leur pays. Si doncques les Daulphins sont ainsi
amoureusement affectionnés envers les morts, il est bien à croire
qu'ils le sont encore davantage envers les vivans, et qu'ils cherchent
à leur faire tout secours, mêmement quand ils y sont attirés par le son
des flûtes et d'autre harmonie: car il n'y a celui qui ne sache
maintenant cela, que ces animaux-là prennent plaisir à ouïr chanter, et
suivent et nagent au long des vaisseaux où ils entendent de la musique,
et où l'on vogue au son des flûtes, ou d'autre chant, quand le temps
est doux, tant ils s'en délectent. Aussi prennent-ils plaisir à voir
nager les petits enfants, et jouent à plonger avec eux: et pourtant y
a-il une ordonnance non écrite, de franchise et immunité qu'ils ont par
tout: car nul ne les prend, ni ne leur fait déplaisir, sinon que
quelquefois quand on les trouve pris dedans les rets, où ils mangent
les autres poissons, on les bat, comme l'on ferait des enfants qui
auraient failli. Et me <p 160r> souvient avoir ouï raconter bien
à certes, aux habitants de Lesbos, qu'en leur pays il y eut jadis une
pucelle sauvée par un dauphin, du péril d'être noyée en la mer: mais
pource que Pittacus le doit mieux savoir, il serait bien raisonnable
que lui-même nous en fît le conte. Parquoi Pittacus commença à dire:
C'est un propos qui est assez notoire, et célébré de plusieurs: car
ayant été donné un oracle aux fondateurs qui premier peuplèrent l'Île
de Lesbos, que quand en cinglant par la mer ils seraient arrivés à un
escueil, qui s'appellerait Mesogaeon, que lors ils jettassent dedans la
mer un taureau pour Neptune, et pour Amphitrite et les Nymphes
Nereïdes, une pucelle toute vive. Or y ayant sept conducteurs et Rois
de la troupe qui devait là habiter, et pour le huitième Echelaus encore
à marier, expressément nommé par l'oracle d'Apollo: les autres sept,
qui avaient des filles à marier, tirèrent entre eux au sort, lequel
tomba sur la fille de Smintheus. Si l'accoutrèrent richement de belles
robes, et de joyaux d'or: et quand ils furent au lieu designé, après
avoir fait leurs prières et oraisons, ainsi qu'ils étaient prests à la
jeter, il y eut un jeune homme de ceux de la navire, homme de gentile
coeur, comme il apparut, nommé Enalus, lequel étant amoureux de la
fille, prit soudainement une resolution de la secourir à ce besoin,
encore qu'il veît bien qu'il était impossible, et l'ambrassant
étroitement se laissa jeter quant et elle dedans la mer. Or sur l'heure
même il courut un bruit, qui n'avait pas grand fondement, mais
néanmoins qui fut cru de beaucoup de gens parmi l'armée, qu'ils avaient
été portés et sauvés: mais depuis on dit, que le dit Enalus fut vu en
l'Île des Lesbos, lequel dit qu'ils avaient été portés sur le dos des
dauphins à sauveté jusques en terre ferme. Nous pourrions bien réciter
d'autres contes encore plus merveilleux, pour ravir en admiration, et
entretenir un populaire: mais il serait difficile de les prouver:
comme, qu'il se leva une grande et haute vague en l'air, ne plus ne
moins qu'un rocher à l'entour de l'île: tellement qu'il n'y eut homme
qui en osât approcher, sinon lui seul qui alla vera la mer, et qu'une
grande troupe de poulpes le suivirent jusques au temple de Neptune, là
où l'un de ces poulpes apporta une pierre, que Enalus prit, et la dedia
en mémoire de ce miracle dedans le temple: d'où vient qu'encore
l'appellons nous jusques aujourd'hui Enalus: Mais en somme, dit-il, si
l'on entendait bien la différence qu'il y a entre l'impossible et
l'inusité, ou hors du commun usage, et entre ce qui est contre l'ordre
du cours de nature, et contre la commune opinion des hommes, en ne
croyant pas temerairement, ni aussi ne décroyant pas facilement, on
observerait de bout en bout ta règle de Rien trop, Seigneur Chilon,
ainsi comme tu l'as commandée. Après lui, Anacharsis parla disant,
Qu'il ne se fallait pas émerveiller, si les plus belles et plus grandes
choses du monde se faisaient par la volonté et providence de Dieu:
attendu que selon la bonne et sage opinion de Thales, en toutes les
plus grandes et principales parties du monde, il y a une âme: car
l'organe et outil de l'âme c'est le corps, et l'âme est l'outil de
Dieu: et comme le corps a de soi plusieurs mouvements, et la plupart,
mêmement les plus nobles, il les a de l'âme: aussi l'âme fait ne plus
ne moins aucunes de ses operations, étant meue d'elle-même, és autres
elle se laisse manier, dresser et tourner à Dieu, comme il lui plaît,
étant le plus bel organe, et le plus adroit outil qui saurait être: car
ce serait chose étrange que le vent, l'eau, les nuées et les pluies
fussent instruments de Dieu, avec lesquels il nourrit et entretient
plusieurs creatures, et en perd aussi et défait plusieurs autres, et
qu'il ne se servît nullement des animaux à faire pas une de ses
oeuvres: ains est beaucoup plus vraisemblable, attendu qu'ils dependent
totalement de la puissance de Dieu, qu'ils servent à tous les
mouvements, et secondent toutes les volontez de Dieu, plutôt que les
arcs ne s'accommodent aux Scythes, les lyres aux Grecs, ne les
hautbois. Après ces propos, le poète Chersias fit mention de plusieurs
autres qui avaient été <p 160v> respitez de mort contre toute
espérance, et entre autres de Cypselus père de Periander, pour lequel
tuer lors qu'il ne faisait que naître, aucuns meurdriers ayants été
envoyés, le rencontrèrent, et s'en détournèrent par pitié, et depuis
s'en étant repentis, retournèrent pour le chercher, et ne le trouvèrent
plus, pource que sa mère l'avait caché dedans un coffre: en mémoire
dequoi Cypselus depuis fit bâtir une salle dedans le temple d'Apollo en
Delphes, comme ayant ce Dieu miraculeusement empêché, que lors il ne
criast, de peur qu'il ne fut trouvé. Et lors Pittacus adressant sa
parole à Periander, se prit à dire, Chersias m'a fait grand plaisir de
mentionner cette salle: car j'ai eu plusieurs fois envie de te demander
que veulent dire tant de grenouilles qui y sont gravées à l'entour du
pied du palmier, et qu'elles ont à faire ou avec le Dieu, ou avec celui
qui a fait bâtir et dedié la salle. Periander lui répondit en riant,
qu'il le demandât à Chersias. «Je n'en dirai rien, répondit-il, s'ils
ne me disent premier que signifie, Rien trop, et Connais toi-même: et
cet autre mot qui a fait demeurer plusieurs sans marier, et plusieurs
défians, et quelques-uns même muets, Qui répond paye.» Et quel besoin
est-il, dit Pittacus, que nous l'exposions, vu que tu loues des fables
qu'Aesope a composées, qui déclarent la substance de chacune de ces
sentences? C'est quand Chersias se veut jouer avec moi, qu'il dit cela,
répondit Aesope: mais quand il parle à bon esciant, il dit, qu'Homere
en a été le premier autheur, alléguant que Hector se connaissait
soi-même: car allant chercher et assaillir tous les autres capitaines
Grecs,
Il refuyait le fils de Telamon:
et dit aussi qu'Ulysses approuvait et louait cette sentence, Rien trop, quand il admonestait Diomedes, en disant,
Diomedes par trop haut ne me prise,
ni trop aussi ne me blâme et déprise.
Quant à la caution ou réponse, les autres tiennent qu'il la diffame et dissuade fort au lieu où il dit,
C'est bien un cas souvent calamiteux
Que de pléger des hommes souffreteux.
Et ce poète ici Chersias dit, que la fée Até, c'est à dire peste, ou
malheur, fut par Jupiter jetée du ciel en terre, pour autant qu'elle
s'était trouvée présente à la caution et réponse qu'il avait faite de
la naissance d'Hercules, où il avait été trompé. Puis qu'ainsi est, dit
adonc Solon, je suis doncques d'avis, que nous ajoutions foi au très
sage Homere,
La nuit nous est jà venue surprendre,
Obeïssance il vaudra mieux lui rendre.
Ainsi après que nous aurons rendu grâces, en leur offrant du vin, aux
Muses, à Neptune, et Amphitrite, mettons fin, si bon vous semble, à
l'assemblée de ce festin. Voilà, ami Nicarchus, quelle fut lors la fin
de cette assemblée.<p 161r>
XXXI. Instruction pour ceux qui manient AFFAIRES D'ÉTAT
S'IL y a propos au monde, auquel on puisse proprement appliquer ces vers du poète Homere,
Il n'y aura entre tous les Grecs âme
Qui ton parler contredie, ni blâme
Certainement, mais cela n'est pas tout,
Car tu n'es pas allé jusques au bout:
véritablement, Seigneur Menemachus, c'est à l'endroit des Philosophes
qui exhortent assés, et disent qu'il se faut entremettre des affaires
publiques, mais ils n'enseignent pas comment, ni n'en donnent pas les
preceptes et avertissements: et me semble qu'ils font tout ainsi que
ceux qui mouchent bien les lampes, mais il ne versent point d'huile
dedans. Voyant doncques que tu as avec bien bonne raison délibéré de te
mêler des affaires de ton pays, et que tu désires, ainsi qu'il
appartient à la noblesse du lieu dont tu es issu,
savoir bien dire et encore mieux faire,
et que tu n'as pas l'âge d'avoir peu contempler à découvert la vie d'un
homme sage, comme serait un vrai philosophe, en matière de
gouvernement, et considérer ses deportements en affaires d'état, ni
d'avoir été spectateur de ses beaux exemples mis en oeuvre par effet,
et non pas en discours seulement: à raison de quoi tu me requiers de te
donner des preceptes et advertissemens, pour savoir comment tu t'y dois
gouverner: il m'a semblé que je ne pouvais honnêtement esconduire ta
requète, et désire que ce que je t'en ai recueilli, réponde dignement
et au zele de ton intention, et à la bonté de mon affection. j'ai
accompagné les preceptes de plusieurs beaux exemples, ainsi que tu
m'avais mandé. «EN premier lieu doncques je dis, qu'il faut que tout
homme qui vient à s'entremettre du gouvernement de la Chose publique, y
apporte pour un assure et certain fondement, la bonne intention meue de
raison et de jugement, non point de passion, ni de cupidité de vaine
gloire, ni de jalousie d'un autre et d'émulation, ni de faute d'autre
occupation.» Car ainsi comme il y en a qui demeurent le plus du temps
sur la place, encore qu'ils n'y aient que faire, pource qu'ils n'ont
rien de bon en leur maison: aussi y en a-il qui se jettent aux affaires
publiques, d'autant qu'ils n'ont que faire chez eux, prenants les
affaires publiques pour autant d'amusement et de passetemps. Il y en a
d'autres qui s'y étant jetés par cas d'aventure, et s'en étant bientôt
saoulés, ne s'en peuvent plus, au moins pas facilement, retirer,
ressemblants proprement à ceux qui montent dessus quelque vaisseau en
mer, seulement pour se branler, et puis sont emportés par le vent en
haute mer: alors commençant la tête à leur tourner, et leur estomach à
se renverser sans-dessus-dessous, ils regardent vers la terre au
dehors, mais toutefois ils sont contraints de demeurer dedans, et
s'accommoder à ce qui se présente,
Les beaux amours leur sont passés
D'aller sur les bancs tapissez
De quelque fregatte légère,
Par une bonace bien clere,
Plaisamment sillonner le dos
De la mer aux terribles flots:
ce sont ceux-là qui autant, ou plus que nuls autres, décrient le fait,
d'autant qu'ils se repentent et se courroucent de ce qu'ils s'y sont
mis, mêmement quand au lieu d'une gloire qu'ils s'étaient promise, ils
se trouvent tombés en infamie, au lieu qu'ils <p 161v>
s'attendaient d'être formidables aux autres, par le moyen de leur
credit et authorité, ils se treuvent embrouillez eux-mêmes en affaires
pleins de troubles et de dangers. Mais celui qui y sera venu, et aura
commencé par vrai jugement de raison, comme à une très honnête vacation
de soi-même, et très convenable à son état et à sa qualité: celui-là ne
s'étonnera point de tous ces accidents-là, ni changera point de
resolution: car il ne faut pas venir au gouvernement de la Chose
publique, en intention d'y trafiquer, ni d'y faire bien ses besognes,
ainsi comme jadis à Athenes un Stratocles et un Democlides se
conviaient l'un l'autre d'aller à leur moisson d'or, appellants ainsi
par manière de moquerie, la chaire et tribune aux harangues, de sur
laquelle ils preschaient le peuple, ni par saisissement d'une soudain
passion violente, ainsi comme fit jadis Caius Gracchus, lequel sur
l'heure que l'inconvénient de la mort de son frère était encore tout
chaud, se retira en une vie solitaire et privée, bien loin de tout
maniement d'affaires, et depuis s'étant tout soudain allumé de colère
pour les outrageuses et injurieuses paroles, que quelqu'un lui dit, il
s'en alla par despit jeter au gouvernement des affaires, dont il fut
tantôt saoul, et son ambition rassasiée: mais alors qu'il eût bien
voulu s'en départir et se reposer, il ne peut trouver moyen de quitter
son authorité et sa puissance, tant elle était grande, et fut tué avant
que de le pouvoir faire: mais ceux qui se composent comme pour aller
jouer quelque jeu sur un échafaud, ou à une contention de jalousie
contre quelques autres, ou à une convoitise de vaine gloire, il est
forcé que ceux-là se repentent de s'y être mis, quand ils vaient qu'il
faut qu'ils servent à ceux à qui ils se pensaient être dignes de
commander, ou qu'ils déplaisent à ceux à qui ils devraient complaire.
Ne plus ne moins que ceux qui tombent par inconvénient dedans un puis,
avant que l'avoir prevu, il est forcé qu'ils se treuvent bien étonnés
et fâchez quand ils se voyent au fond, mais ceux qui de propos
délibéré, et après y avoir bien pensé, y devallent, ceux-là s'y portent
modereement en repos d'esprit, sans se fâcher ni courroucer de rien,
comme ceux qui dés leur entrée se sont proposés le devoir seulement, et
non autre chose, pour leur but: ainsi après que l'on a bien fondé son
intention en soi-même, et que l'on l'a tellement assurée et affermie
qu'il est mal aisé de la faire plus varier ni branler, alors il se faut
mettre à diligemment considérer et connaître le naturel des citoyens, à
qui l'on a affaire: au moins ce qui étant composé et mêlé de tous en
apparait le plus, et a plus de force entre eux. Car de vouloir
entreprendre de changer du premier coup ou de réformer à sa mode la
nature de tout un peuple, il n'est ni facile ni seur: parce qu'il y
faut un long temps et une grande authorité et puissance: mais il faut
faire ainsi que fait le vin en notre corps, lequel au commencement est
vaincu et maîtrisé par le naturel de celui qui le boit: mais puis après
l'échauffant petit à petit, et se mêlant dedans ses veines, il vient à
le transmuer et transformer en soi-même. Aussi faut-il que le sage
gouverneur, jusques à ce qu'il ait acquis par fiance que l'on aura en
lui, et par bonne réputation, tant d'authorité envers le peuple, qu'il
le puisse mener à son plaisir, s'accommode à ses moeurs, tels qu'il les
rencontrera, et en face conjecture et jugement, en considérant à quoi
il prend plaisir, et dequoi il se délecte: comme, pour exemple, le
peuple d'Athenes est aisé à mettre en colère, et prompt aussi à tourner
à misericorde, voulant plutôt soupçonner et deviner promptement, que
d'avoir patience d'être informé, et enseigné à loisir longuement: et
comme il est plus enclin à vouloir secourir les hommes bas et de petite
condition, aussi aime-il plus et treuve meilleurs les propos joyeux, et
dits par manière de jeu et de risée, prend fort grand plaisir à ouïr
ceux qui le louent, et ne s'offense pas beaucoup de ceux qui se moquent
de lui: il est formidable jusques à ses magistrats mêmes, et toutefois
humain jusques à pardonner, voire aux ennemis. Le naturel du peuple de
Carthage tout au contraire, âpre, severe, <p 162r> et vindicatif,
soupple à ses supérieurs, rude et impérieux à ses sujets, très couard
en sa peur, très cruel en son courroux, ferme en ce qu'il a une fois
arrêté, dur à émouvoir à jeu, et à adoucir d'aucune gaieté: vous
n'eussiez eu garde de voir qu'à la prière d'un Cleon, qui leur eût dit
publiquement, qu'il avait sacrifié aux Dieux, et qu'il devait festoyer
quelques-uns de ses amis étrangers qui l'étaient venus voir, ils se
fussent levez du conseil, et eussent remis l'assemblée à un autre jour,
en riant et battant des mains en signe de réjouissance: ni qu'étant
échappée une caille à Alcibiades de dessous sa robe, ainsi qu'il
haranguait, ils se fussent mis à courir après pour la reprendre, et
qu'ils la lui eussent rebaillée, plutôt l'eussent-ils tué lui-même sur
la place, comme les mêprisant en cela, et se moquant d'eux, attendu
qu'ils chassèrent en exil le capitaine Hanno, pource qu'il faisait
porter à un lion, comme à un sommier, partie de ses hardes à la guerre,
disants que cela sentait son homme qui brassait quelque tyrannie. Et ne
m'est pas avis que celui de Thebes se fut jamais contenu d'ouvrir des
lettres de son ennemi, si elles fussent tombées en ses mains, comme
firent les Atheniens, lesquels ayants surpris des courriers du Roi
Philippe, ne voulurent oncques souffrir qu'on ouvrît une missive qui
était suscripte, à la Roine Olympiade sa femme, ne découvrir le secret
des amours d'un mari absent écrivant à sa femme: ni celui d'Athenes
aussi, à l'opposite n'eût pas à mon jugement supporté patiemment la
hautesse de coeur, et le mêpris d'Epaminondas, qui ne voulut oncques
répondre à l'imputation qui fut proposée devant le peuple de Thebes à
l'encontre de lui, ains se leva du Theatre auquel était assemblé le
peuple, et passant à travers s'en alla au parc des exercices: et s'en
eût aussi beaucoup fallu, que les Lacedaemoniens eussent enduré
l'insolence et la moquerie d'un Stratocles, lequel ayant persuadé aux
Atheniens qu'ils sacrifiassent aux Dieux, pour leur rendre grâces de la
victoire, comme s'ils eussent vaincu: et puis après étant la nouvelle
certaine venue de la défaite qu'ils avaient reçue, comme ils s'en
courrouçassent à lui, il leur demanda: Hé bien, quel tort vous ai-je
fait, si je vous aitenu bien aises en fête l'espace de trois jours
durant? Or les flatteurs és courts des Princes font comme les oiseleurs
qui prennent les oiseaux à la pippée, en contrefaisant leurs voix,
aussi pour s'insinuer en la bonne grâce des Rois, il se rendent
semblables à eux, les attrapants par cette tromperie: mais à un bon
gouverneur d'état populaire il n'est pas convenable d'imiter ni
contrefaire les moeurs ne le naturel de son peuple, mais de les
connaître, et user envers un chacun des particuliers, des moyens par
lesquels il sait qu'il se peut prendre et gagner: car la faute d'avoir
bien connu et su manier les hommes selon leurs humeurs, apporte et
cause des rebuts et des reculements, aussi bien és gouverneurs
populaires, comme il fait aux mignons des Rois. Mais après que l'on a
acquis authorité et foi grande envers le peuple, c'est alors que l'on
doit tâcher à réformer son naturel s'il est vicieux, et le retirer
petit à petit, et ramener tout doucement à ce qui est meilleur: car
c'est chose bien laborieuse, et bien difficile de changer toute une
commune, mais pour y parvenir il faut que tu commences à toi-même le
premier, en réformant ce qu'il y a de desreglé en ta vie, et en tes
moeurs, sachant que tu as à vivre désormais, comme en un Theatre ouvert
où tu es vu de tous côtés. Et si d'aventure il est malaisé de retirer
ton âme de toutes sortes de vices entièrement, au moins en ôteras et
retrancheras tu ceux qui sont les plus apparents, et qui plus se
présentent au dehors: car tu oïs comme Themistocles, quand il se voulut
adonner au maniement des affaires, se retira des compagnies où l'on ne
faisait que boire, danser, jouer et faire grand' chère, et comme en
veillant, jeusnant, et étudiant, il disait à ses familiers, que la
victoire et le trophée de Miltiades ne le laissaient pas reposer.
Pericles au cas pareil changea ses façons de faire, en sa manière de
vivre, et en sa personne, quant à marcher gravement, et <p 162v>
parler posément, à montrer toujours un visage pensif, à contenir ses
mains au dedans de sa robe, sans jamais les montrer dehors, à n'aller
jamais par la ville ailleurs qu'au conseil, et à la tribune aux
harangues: car ce n'est pas chose aisée à manier qu'une tourbe de
populaire, ne qui se laisse prendre à toute personne d'une prise
salutaire, et gagne l'on beaucoup si l'on peut tant faire, que comme
une bête ombrageuse et soupçonneuse, il ne s'effarouche et ne s'effroie
point de chose qu'il oye, ne qu'il voie, tant qu'on le puisse manier et
gouverner. Pourtant ne faut-il pas mettre cela en nonchaloir, ni avoir
peu de soin de ses moeurs, et de sa vie, en s'étudiant de faire autant
qu'il est possible, qu'elles soient sans blâme et sans reproche: pource
que ceux qui prennent en main le gouvernement des affaires publiques,
ne sont pas sujets à rendre compte et raison de ce qu'ils disent, et de
ce qu'ils font en public seulement, ains recherche l'on curieusement
jusques à leurs lits, leurs mariages, et à tout ce qu'ils font en leur
privé, soit en jeu, soit en bon esciant. Car que dirons nous
d'Alcibiades, lequel étant homme d'execution, autant ou plus que nul
autre capitaine de son temps, et s'étant toujours maintenu invincible,
quant à lui, en ce qu'il mania du public, finit néanmoins ses jours
malheureusement, pour la dissolution et le débordement de sa vie
domestique: de manière qu'il frustra son pais du fruit de ses autres
bonnes qualités, et par son intempérance, et sa somptueuse superfluité
de dépense. ceux d'Athenes reprenaient en Cimon, qu'il aimait le vin:
et les Romains ne trouvants autre chose à redire en Scipion, le
blâmaient de trop dormir: et les malveillants de Pompeius, ayants
remarqué qu'il grattait quelquefois sa tête d'un doigt, lui
reprochaient, et tournaient à injure cela. Car tout ainsi comme une
lentille, un seing, une verrue en la face de l'homme font plus d'ennui,
que ne feraient une balafre, ou une cicatrice, ou une mutilation en
tout le reste du corps: aussi les fautes petites et légères de soi,
apparoissent grandes és vies des Princes, et de ceux qui ont le
gouvernement de la Chose publique entre leurs mains, pour l'opinion
imprimée en l'entendement des hommes, touchant l'état de ceux qui
gouvernent, et qui sont en magistrat, estimants que c'est chose grande,
et qui doit être pure et nette de toutes fautes, et de toutes
imperfections. Pourtant à bon droit fut grandement loué Livius Drusus
Senateur Romain, de ce qu'il répondit à quelques ouvriers, qui lui
promettaient de faire en sorte, s'il voulait, que ses voisins qui
découvraient et voyaient en plusieurs endroits de sa maison, n'auraient
plus nullement de vue sur lui, et ne lui coûterait que trois mille écus
seulement: mais je vous en donnerai six mille, dit-il, et faites en
sortes que l'on voie dedans ma maison de tous côtés, afin que tous ceux
de la ville voyent et sachent comment je vis: car c'était un personnage
grave, honnête et sage: mais à l'aventure n'était-il jà besoin que l'on
lui rendît sa maison vue de tous côtés, pource que le peuple pénétre
jusques à voir au fond des moeurs, des conseils, des actions, et vies
que l'on pense être plus cachées et couvertes de ceux qui gouvernent,
non moins par ce à quoi ils s'adonnent en privé, qu'à ce qu'ils leur
voyent faire et dire en public, en aimant les uns, et les estimants
pour cela, et en haïssant et mêprisant les autres. Et quoi, me dira
quelqu'un, les citées ne se servent elles pas quelquefois de
gouverneurs, qu'elles savent être dissolus et désordonnés en leur
manière de vivre? Je crois bien: mais c'est comme nous voyons que les
femmes qui enchargent, et sont enceintes, appetent bien souvent à
manger des pierres, et ceux à qui le coeur fait mal sur la mer
demandent des saleures, et autres telles mauvaises viandes: mais un peu
après que le mal leur est passé, ils les rejettent et les ont en
horreur: aussi les peuples quelquefois par une insolence et un plaisir
désordonné, ou à faute de meilleurs gouverneurs, se servent des
premiers venus, combien qu'ils les mêprisent et abominent: et puis
après ils sont bien aises quand ils oyent tenir d'eux de tels propos,
que le poète comique Platon en une siene comoedie fait dire au peuple
même,<p 163r>
Prends moi la main, prends la moi vitement,
Car j'élirai capitaine autrement
Aegyrius.
et puis en un autre passage il demande le bassin, et une plume pour mettre en sa gorge, et se provoquer à vomir,
Devant moi j'ai la tribune eminente
Des harangueurs, Mantile se présent. Et puis après,
Il entretient une puante tête,
Voire, je dis, infâme et déshonnête.
Et le peuple Romain, comme Carbon lui promît quelque chose, en
l'assurant par un grand serment, avec une execration et malediction
s'il n'était ainsi, tout d'une voix jura hautement à l'encontre, qu'il
n'en croiait rien. Et en Lacedaemone, comme un méchant homme dissolu,
nommé Demosthenes, eût proposé un avis et conseil, qui était fort à
propos, et utile pour la matière dont il était question, le peuple le
rejeta: et les Ephores ayants choisy un des plus honorables Senateurs
du conseil, lui commandèrent de proposer le même avis, ne plus ne moins
que s'ils l'eussent ôté d'un vaisseau sale et ord, et remué en un autre
pur et net, pour le rendre agreable à leur commune: tant a d'efficace
pour gouverner un état, la foi et l'assurance de la preud'hommie d'un
personnage, et conséquemment aussi, tant a de force le contraire. Ce
n'est pas pourtant à dire, qu'il faille négliger la grâce et science de
bien dire, en faisant son total fondement de la vertu, mais estimer que
l'éloquence n'est pas celle qui persuade seule, ains qu'elle y aide et
coopere, en rhabillant le dire du poète Menander,
Les bonnes moeurs de celui qui harangue,
Croire le font, non pas sa belle langue.
Car ce sont les bonnes moeurs et la parole ensemble: si d'aventure nous
ne voulions dire, que c'est le timonier qui gouverne la navire, et non
pas le timon, et que c'est le chevaucheur qui tourne le cheval, et non
pas la bride: aussi que la science de gouverner une Chose publique use
des moeurs, et non pas d'éloquence, comme d'un timon, ou d'une bride,
pour manier et régir toute une ville, qui est, ainsi que dit Platon,
l'animal le plus aisé à tourner qui soit point, pourvu qu'il soit
conduit et mené en manière de dire par la pouppe: car vu que les grands
Rois enfants de Jupiter, ainsi comme Homere les appelle, enflaient
encore leur magnificence avec des grandes robes de pourpre, avec des
sceptres en leurs mains, avec des gardes et satellites, dont ils
étaient environnés, avec des oracles des Dieux en leur faveur,
assubjetissants à eux par cette vénérable apparence exterieure, la
commune, en leur imprimant opinion qu'ils était quelque chose plus que
hommes: et néanmoins voulaient encore apprendre à disertement parler,
et ne mettaient point en nonchaloir d'acquérir la grâce de bien dire,
Et haranguer, pour être plus parfaits
A soutenir de la guerre le faix:
et ne se recommandaient pas seulement à Jupiter conseiller, ni à Mars
sanglant, ou à Minerve guerrière, ains reclamaient aussi la Muse
Calliopé,
Qui suit les Rois, et les rend vénérables:
adoucissant par grâce persuasive, et appaisant la violence et la fierté
des peuples: vu, dis-je, que les grands Princes se servent de tant
d'aides et de subsides, serait-il bien possible qu'un homme privé, avec
une simple cappette et une apparence populaire, entreprenant de manier
toute une cité à sa guise, en pût venir à bout, et dompter tout un
peuple, s'il n'avait l'éloquence qui lui aidât à ce faire pour les
persuader et amener à sa dévotion? quant à moi, je crois que non. Or
les patrons des galeres <p 163v> et des navires, ont d'autres
officiers dessous eux, comme les Comites, qui font par toute la navire
entendre leurs commandements: mais le bon gouverneur d'état doit avoir
dedans soi-même l'entendement qui manie le timon, et puis la parole qui
fait entendre sa volonté, à fin qu'il n'ait point affaire à tout propos
de la voix d'un autre, et à fin qu'il ne soit contraint de dire comme
faisait Iphicrates quand il se trouvait rabroué par l'éloquence
d'Aristophon, «Le joueur de mes adversaires est bien meilleur que le
mien, mais mon jeu vaut beaucoup mieux que le leur:» et qu'il ne lui
faille souvent usurper ces vers d'Euripide,
Que plût à Dieu que l'humaine semence
Fût sans parole et sans point d'éloquence. Et ces autres,
O Dieux que n'ont les affaires du monde,
Voix pour parler, afin que la faconde
Des harangueurs ne servît plus de rien.
Car ces propos-là se pourraient à l'aventure concéder à un Alcamenes,
ou un Nesiotes, ou un Ictinus, et à telle manière de gens vivants de
leurs bras, et gagnants leur vie à la sueur de leur corps, qui n'ont
point d'espérance de jamais attaindre à cette perfection de bien dire:
comme l'on écrit de deux architects et maçons que l'on voulait éprouver
à Athenes, pour savoir lequel des deux serait mieux à propos pour
entreprendre une grande fabrique et edifice publique: l'un, qui était
affetté et savait bien dire sa raison, récita une harangue qu'il avait
preméditée touchant celle fabrique, si bien qu'il émeut tout
l'assistance du peuple: et l'autre qui entendait bien mieux
l'architecture, et ne savait pas si bien haranguer, se présentant au
peuple ne fit que dire, «Seigneurs Atheniens, ce que cettui-ci a dit,
je le feray.» Et quant à ceux là, ils ne reconnaissent que Minerve
artisane et ouvrière, comme dit Sophocles,
Qui dessus l'enclume massive
Forment à grands coups de marteaux
Une masse sans âme vive
Obeïssante à leurs travaux.
Mais celui qui est ministre et prêtre de la Minerve Poliade, c'est à dire gardiene des villes, et de Justice conseillere,
Qui aux conseils des hommes presidente,
Ou à les rompre ou assembler regente:
celui-là dis-je, n'ayant qu'un seul instrument dont il se puisse
servir, qui est la parole, forme les uns à son moule et les accommode,
les autres qu'il treuve repugnants au dessein de son ouvrage, comme
seraient des noeuds en du bois, ou des feuilles et pailles en du fer,
en les polissant et applanissant, il embellit toute une cité. Par ce
moyen le gouvernement de Pericles, qui de nom et d'apparence était
populaire, à la vérité et en effet était principauté régie par un seul
homme premier de sa ville, par le moyen et la force de son éloquence:
car au même temps Cimon était bien homme de bien, si était Ephialtes,
et Thucydides aussi, qui étant un jour enquis par le Roi de Lacedaemone
Archidamus, lequel était le plus adrait à la lutte de lui ou de
Pericles: «Cela, répondit-il, serait bien malaisé à dire: car quand je
l'ai porté par terre en luictant, lui en disant persuade aux assistants
qui l'ont vu, qu'il n'est pas tombé, et le gagne:» ce qui n'apportait
pas seulement gloire et honneur à lui, mais aussi salut à toute sa
ville, laquelle se laissant persuader à lui, mainteint et garda très
bien la richesse et l'état qu'elle avait, et s'abstint de vouloir
conquerir l'autrui: là où le pauvre Nicias, qui avait bien la même
intention, et non pas la même grâce de persuader avec sa parole, qui
était comme un mors trop doux, tâcha bien de refréner et arrêter la
cupidité du peu-ple, mais il n'en peut venir à bout, ains fut emporté
malgré lui, et entraîné à col tors par la violence du peuple, jusques
en la Sicile. <p 164r> On dit communément par un ancien proverbe,
Qu'il ne faut pas tenir le loup par les aureilles: mais c'est un peuple
et toute une cité qu'il faut principalement prendre par les aureilles,
non pas aller chercher d'autres prises lourdes et grossières, pour
attirer et gagner une commune: ainsi que font ceux qui ne sont pas
suffisamment exercités en cet art d'éloquence: les uns tirants le
populaire par la panse, en lui faisant des bancquets: les autres par la
bourse, en lui donnant de l'argent, ou lui faisant voir des jeux, des
danses, ou des combats d'escrimeurs à outrance: qui n'est pas tant
mener que traîner par flatterie un peuple: car le mener proprement est
le persuader par force d'éloquence, là où ces autres allechements de
populace ressemblent proprement aux appâts que l'on fait pour prendre
les bêtes brutes. Puis qu'il est donc ainsi, que le principal
instrument d'un sage gouverneur est la parole, il faut tout
premièrement qu'elle ne soit point affettée, ni pompeuse et fardée,
comme serait celle d'un jeune charlatan et triacleur, qui voudrait
montrer son éloquence en pleine assemblée de foire, composant son
oraison des plus beaux, plus doux, et plus élégants termes qu'il
pourrait choisir: ni aussi tant elabourée et travaillée, comme disait
Pytheas, qu'était celle de Demosthenes, lui reprochant qu'elle sentait
l'huile de la lampe: ni pleine de trop de curiosité sophistique, de
raisons trop aigues et subtiles, ou de clauses exactement mesurées à la
règle et au compas, ne plus ne moins que les musiciens veulent qu'au
touchement des cordes il se sente une affection douce, non pas un rude
battement: aussi au langage du sage gouverneur, soit qu'il conseille,
ou qu'il ordonne quelque chose, qu'il apparoisse non une ruse, ni un
artifice d'orateur, non une affection de louange d'avoir parlé
doctement, subtilement, et ingenieusement, mais soit son parler plein
d'une affection naïve, d'une vraie magnanimité, d'une franchise de
remontrance paternelle, qu'il sente son père du public, plein de bon
sens, de provoyance soigneuse, ayant la grâce attrayante conjointe avec
l'honnête dignité, en termes graves, raisons pertinentes et
vraisemblables. Il est bien vrai que le langage d'un homme de
gouvernement reçoit plus que ne fait celui d'un Advocat plaidant en
jugement, des sentences, des histoires, des fables, des translations,
lesquelles émeuvent fort une commune, quand celui qui les allégue en
sait user modérément, et en temps et lieu, comme fit celui qui dit: «Ne
veuillés, Seigneurs, rendre la Grèce borgne:» parlant de la ville
d'Athenes, que l'on voulait détruire: et comme parla Demades quand il
dit, «qu'il n'avait à gouverner que le naufrage de la Chose publique.»
Et Archilocus qui disait, «Que la pierre de Tantalus ne soit pas
toujours suspendue sur cette île:» et Pericles qui voulait qu'on otât
une petite île, «qu'il disait être une maille en l'oeil du port de
Pirée:» et Phocion parlant de la victoire qu'avait gagnée le capitaine
Leosthenes, «Que la carrière de cette guerre était belle, mais qu'il en
craignait le retour et le redoublement:» c'est à dire, la longueur. En
somme, le parler tenant un peu du grave, et du haut et du grand, est
mieux séant à un gouverneur de ville, dequoi l'on peut prendre pour
exemple et patron les oraisons que Demosthenes a écrites contre le Roi
Philippe, et entre les harangues et concions de Thucydides celle de
l'Ephore Sthenelaïdas, et celle du Roi Archidamus en la ville de
Plataées, et celle de Pericles après la grande pestilence d'Athenes.
Mais quant aux longs preschements et grandes traînées de harangues que
Theopompus, Ephorus, et Anaximenes font dire aux capitaines, quand ils
ont jà fait prendre les armes à leurs gens, et les ont rangés en
bataille, on en peut dire ce que dit un poète.
Si follement on ne va langager
Quand on est prêt de l'ennemi charger.
Il est bien vrai que l'homme de gouvernement troussera bien aucunefois
quelque mot de rencontre, et quelque trait de risée, mêmement si c'est
pour châtier et provoquer <p 164v> quelqu'un modestement, et avec
utilité, non pas le taxer ne piquer outrageusement en son honneur avec
gaudisserie: mais cela est principalement trouvé bon et loué, quand il
se fait en répliquant et rendant le change à quelqu'un: car de
commencer et le faire de propos délibéré et premédité, c'est à faire à
un plaisant, qui cherche à faire rire la compagnie, outre ce que l'on
en encourt opinion de malignité, comme il y en avait és brocards de
Ciceron et de Caton le vieil, et d'un Euxitheus qui était familier
d'Aristote, car ceux-là ordinairement commencent les premiers à se
moquer: mais quand on ne fait que répliquer, la soudaineté de
l'occasion donne à celui qui fait la rencontre, pardon et bonne grâce
tout ensemble, comme fit Demosthenes à un qui était soupçonné d'être
larron, qui se moquait de ce que Demosthenes veillait toute la nuit
pour étudier et écrire: «Je sais bien, dit-il, que je te fâche fort de
ce que je tiens la lampe allumée toute la nuit:» et aussi quand il
répondit à Demades qui criait à pleine tête, Demosthenes me veut
corriger, c'est bien ce que l'on dit en commun proverbe, La Truie veut
enseigner Minerve. «cette Minerve-là , lui répliqua-il, fut l'autre
jour surprise en adultère.» Aussi n'eut pas mauvaise grâce ce que
répondit Xenaetus à ses citoyens qui se moquaient de lui, de ce
qu'étant leur capitaine il s'en était enfui: «Avec vous mes beaux amis,
répondit-il.» Mais il se faut bien donner garde de passer une certaine
mediocrité en matière de ces rencontres et mots de risée, et d'offenser
importunément les écoutants, ou de se ravaler et se montrer lâche
soi-même, en le disant, comme fit un Democrates, lequel un jour montant
en la tribune aux harangues, dit au peuple assemblé, qu'il ressemblait
à leur ville, parce qu'il avait peu de force, et beaucoup de vent: et
une autrefois du temps de la defaite et bataille perdue à Chaeronée, se
présentant devant l'assemblée du peuple: «Je suis bien déplaisant,
dit-il, que la Chose publique soit si calamiteuse, que vous preniez la
patience d'ouïr et recevoir mon conseil:» car l'un est acte d'homme bas
et vil, l'autre de fol et insensé: et à l'homme d'état, ni l'un ni
l'autre n'est bien convenable. On a aussi en admiration la brèveté du
langage de Phocion: tellement que Polyeuctus faisant jugement de lui
disait, que Demosthenes était bien un très grand orateur, mais que
Phocion savait mieux dire, pource que son langage en peu de paroles
contenait beaucoup de substance: et Demosthenes qui ne faisait compte
de tous les autres orateurs de son temps, quand Phocion se levait pour
parler après lui: «Voilà, disait-il, le couperet de mes paroles qui se
léve.» Mets donc peine le plus qu'il te sera possible, quand tu auras à
parler devant le peuple, de bien propenser ce que tu auras à dire,
pendant que tu le pourras faire sûrement, et non pas user de paroles
vaines et vides de sens, sachant que Pericles même, ce grand gouverneur
priait aux Dieux avant que de monter en chaire, qu'il ne lui échappât
de la bouche aucune parole, qui ne servît à la matière dont il devait
traiter: toutefois encore se faut-il exerciter à savoir répondre et
répliquer promptement, car les occasions passent en un moment, et
apportent beaucoup de cas soudains en matière de gouvernement: au moyen
dequoi Demosthenes, pour n'y être pas bien fait, était réputé inferieur
à plusieurs autres de son temps, pource que quand l'occasion se
présentait, bien souvent il se tirait en arrière, et se cachait, s'il
n'avait bien premédité ce qu'il avait à dire. Et Theophrastus écrit
qu'Alcibiades voulant non seulement dire ce qu'il fallait, mais aussi
ainsi qu'il le fallait, restivait bien souvent en parlant, et
quelquefois demeurait tout court, pendant qu'il cherchait en lui-même,
et composait les termes propres desquels il devait dire: mais celui qui
prend occasion de se lever pour parler des occurrences mêmes, et des
temps qui se présentent soudainement, il étonne merveilleusement et
méne comme il veut une commune: comme Leon Byzantin vint un jour à
Athenes, envoyé par ceux de Constantinople pour faire des remontrances
de pacification aux Atheniens, lesquels étaient tombés en grandes
dissentions les uns contre les autres: or était <p 165r> il fort
petit, de manière que quand le peuple le voit sur la chaire aux
harangues, chacun s'en prit à rire: dequoi lui s'apercevant, «Et que
feriez-vous doncques, dit-il, si vous voyez ma femme, qui à peine me
vient jusques au genouil?» alors la risée fut encore bien plus grande
de toute l'assemblée: «Et néanmoins tous petits que nous sommes,
dit-il, quand nous entrons en querelle l'un contre l'autre, la ville de
Byzance n'est pas assez grande pour nous contenir tous deux.» Et
Pytheas l'orateur, lors qu'il contredisait aux honneurs que l'on
decernait à Alexandre, comme quelqu'un lui dît, «Comment, ozes tu bien
parler de si grandes choses, toi qui es si jeune?» «Et quoi, dit-il,
Alexandre que vous faites un Dieu par vos decrets, est encore plus
jeune que moi.» Mais encore outre cette parole bien exercitée, il faut
apporter une forte voix, un bon et puissant estomach, et une longue
haleine à ce combat de gouvernement, qui n'est pas léger, ains où il
faut que tout aille, de peur que si d'aventure sa voix se pert, ou se
lasse, il ne vienne souvent à être gagné et supplanté par quelque
Larron criard, ayant la voix d'acier.
Et Caton le second, quand il sentait que le Senat ou le peuple était
prevenue par brigues et menées, tellement qu'il n'esperait pas pouvoir
persuader ce qu'il pretendait, il se levait et parlait tout un jour, à
fin d'empêcher, que pour le moins il ne se fît rien de tout ce jour-là
et faisait ainsi couler le temps. Mais à tant, quant à la parole du
gouverneur, de quelle efficace elle est, et comment il la faut
preparer, nous en avons désormais traité suffisamment, pour ceux qui y
sauront bien d'eux-mêmes ajouter ce qui nécessairement y est ensuivant.
Au surplus il y a deux advenues et deux chemins pour entrer en credit
de gouvernement, l'un court et honorable pour bientôt acquérir gloire,
mais il n'est pas sans danger: l'autre plus long et plus obscur, mais
où il y a aussi plus de sûreté: car les uns partants et faisants voile
d'une roche assise en pleine mer, en manière de dire, commencent à
quelque entreprise grande et illustre, là où il est besoin de
hardiesse, et se jettent de primesault au beau milieu des affaires de
gouvernement, estimants que le poète Pindare dit vérité en ces vers,
A tout oeuvre et acte naissant,
Ceux qui le vont encommençant
Doivent donner un front illustre,
Qui de loin face voir son lustre.
Car certainement un peuple communément étant jà las et saoul des
gouverneurs qu'il a de long temps accoutumés, reçoit plus volontiers
ceux qui commencent: ne plus ne moins que les spectateurs regardent
plus affectueusement un nouveau champion qui vient tout frais sur les
rangs: et les faveurs, credits, et puissances, qui ont tout soudain un
illustre accroissement, étonnent et éblouïssent l'envie. «Ne plus ne
moins que le feu, disait Ariston, ne fait point de fumée quand il
s'enflamme soudainement, aussi la gloire n'engendre point d'envie quand
elle s'acquiert promptement:» mais ceux qui croissent à loisir et petit
à petit, sont ceux à qui l'on s'attache, l'un d'un côté l'autre de
l'autre: et pour cette cause plusieurs avant que florir en matière de
credit au gouvernement, sont demeurés tous amortis et fanés à l'entour
de la tribune aux harangues: mais là où il y a, comme dit Epigramme du
coureur Ladas,
Quand on oyait le son de la barrière,
Il était jà au bout de la carrière,
ayant le chef de laurier couronné,
quelqu'un qui fait une ambassade illustre, ou gagne un triomphe, ou
conduit une armée glorieusement, ni les envieux, ni les malveillants
encontre ceux-là n'ont pas pareille puissance. Ainsi vint Aratus en
grand credit dés son commencement, pour avoir défait et ruiné le tyran
Nicocles: ainsi fit Alcibiades quand il prattiqua l'alliance des
Mantiniens avec les Atheniens contre les Lacedaemoniens. Et Pompeius
<p 165v> voulut entrer en triomphe dedans la ville de Rome, avant
que d'être reçu au Senat: et comme Sylla l'en voulût empêcher, il ne
feignit pas de lui dire, «Il y a plus d'hommes qui adorent le Soleil
levant, que le Soleil couchant.» ce que Sylla ayant ouï, ceda, sans
rien répliquer à l'encontre. Et ce que le peuple Romain eleut Cornelius
Scipion tout soudain Consul contre la disposition des lois, lors qu'il
ne demandait que l'office d'Aedile, ne fut pas pour un vulgaire
commencement et entrée telle-quelle aux affaires, ains pour
l'admiration qu'il eut de sa grande vertu, en ce qu'étant encore en son
adolescence, il avait combattu test à tête en champ clos en Espagne, et
avait vaincu son ennemi, et pour autres plusieurs grandes prouesses
qu'il avait faites étant Coulonnel de mille hommes de pied à l'encontre
des Carthaginois: pour lesquels beaux faits d'armes le vieil Caton
retournant du camp exclama,
lui seul se peut mettre au nombre des sages,
Les autres tous sont comme umbres volages.
Mais maintenant que les cités de la Grèce sont réduites à tels terms,
qu'elles n'ont plus d'armées à conduire, ni d'alliance à prattiquer, ni
de tyrannies à ruiner, quelle noble et illustre entrée voulez vous que
face un jeune homme en l'entremise du gouvernement? Il reste encore les
causes publiques à plaider, les ambassades devers l'Empereur à
negocier, où il est ordinairement besoin d'un personnage ardent à
l'action, qui ait coeur et entendement pour en venir à chef: et si y a
plusieurs honnêtes coutumes ancienes que l'on a par négligence laissé
abâtardir, que l'on pouurrait remettre sus et renouveller, et plusieurs
abus qui par mauvaise accoutumance se sont coulez dedans les villes, et
y ont pris pied au grand déshonneur et grand dommage de la Chose
publique, qui se peuvent redresser et rhabiller. Il est plusieurs fois
advenu, qu'un grand procès jugé droitement, foi et diligence connue en
la cause d'un pauvre homme défendu librement et vertueusement contre
l'oppression d'un puissant adversaire, une parole roide dite hardiment
à un grand Seigneur mauvais pour le droit et la justice, ont donné
entrées honorables au maniement des affaires publiques: plusieurs mêmes
se sont mis en avant par les inimitiés qu'ils ont prises à l'encontre
de quelques personnages, dont l'authorité était odieuse, suspecte, et
formidable au peuple. Car tout premièrement la puissance et l'authorité
de celui qui est ruiné accrait à celui qui l'a deboutté avec meilleure
réputation: non pas que je veuille dire, qu'il soit bon de s'attacher
par envie à un homme de bien et d'honneur, qui par sa vertu tient le
premier lieu de credit en son pays, comme Simmias fit à Pericles,
Alcmaeon à Themistocles, Clodius à Pompeius, et Meneclides l'orateur à
Epaminondas: car cela n'est ni bon, ni honorable, et encore moins
profitable: pource que quand le peuple par une soudaine colère a
offensé un homme de bien, et que puis soudainement il s'en repent, il
n'estime point avoir de plus aisée ni plus juste défense et excuse
envers lui, que de ruiner celui qui a commencé le premier à les induire
à ce faire: mais bien de se prendre à un méchant homme, qui par une
audace temeraire et par ses ruses et cautelles aura mis sous lui toute
une cité, comme étaient anciennement un Cleon et un Clitophon à
Athenes, pour le ruiner et renverser: cela est un beau preambule, ne
plus ne moins que d'une comoedie, pour entrer au gouvernement d'une
Chose publique. Je n'ignore pas aussi que quelques-uns pour avoir un
peu rongné les ailes à un Senat trop impérieux, et s'attribuant trop de
souveraineté, comme fit un Ephialtes à Athenes, et un Phormion en la
ville des Eliens, en ont acquis honneur et credit en leur pays, mais
cela est un dangereux commencement pour ceux qui veulent venir au
maniement des affaires: et semble que Solon commença par une meilleure
entrée, étant la ville d'Athenes divisée en trois parts, la première,
des habitants de la montaigne: la seconde, de ceux de la plaine: la
tierce, de ceux de la marine: car ne se mêlant <p 166r> avec pas
une des trois, ains se maintenant commun à toutes, et disant et faisant
toutes choses pour les réunir et reconcilier ensemble, il fut eleu d'un
commun consentement de toutes réformateur, pour faire lois nouvelles de
pacification entre elles, et par ce moyen r'assura l'état d'Athenes.
Voilà donc comment on peut entrer au maniement d'affaires par
honorables et glorieux commencemens. Et quant à l'autre entrée qui est
plus sûre et plus lente aussi, il y a plusieurs hommes notables, qui
ancienement l'ont mieux aimée, Aristides, Phocion, Pammenes le Thebain,
Lucullus à Rome, Caton, Agesilaus à Lacedaemone. Car tout ainsi que le
lierre s'entortille alentour des arbres plus puissants que lui, et se
léve à mont quand et eux: aussi chacun de ces personnages-là étant
encore jeune et inconnu, se couplant avec un autre ancien qui déjà
était en credit, en se levant petit à petit sous l'ombre de l'authorité
de l'autre, et croissant avec lui, a fondé et enraciné son entremise au
maniement des affaires. Ainsi Clisthenes poussa en avant Aristides, et
Chabrias Phocion, et Sylla Lucullus, Valerius Caton, Pammenes
Epaminondas, et Lysander Agesilaus: mais ce dernier par une ambition
hors de propos, et une importune jalousie, fit tort à sa réputation, en
rejetant soudain arrière de soi celui qui le guidait en ses actions,
mais tous les autres sagement et honnêtement ont toujours reveré,
reconnu et aidé de leur pouvoir à amplifier jusques à la fin les
autheurs de leur avancement, ne plus ne moins que les corps opposez au
Soleil, en rebattant et renvoyant la lumière qui les enlumine,
l'augmentent et l'esclarcissent encore davantage: de manière que les
médisants qui portaient envie à la gloire de Scipion, disaient qu'il
n'était que le joueur des beaux faits d'armes qu'il executait, mais que
l'autheur en était Laelius son familier: toutefois Laelius ne s'en
éleva ni altéra jamais pour tous ces langages-là ains continua toujours
à seconder et promouvoir la gloire et la vertu de Scipion. Et Afranius
ami de Pompeius, encore qu'il fut de bien petit lieu, était néanmoins
prêt à être eleu Consul, mais sentant que Pompeius favorisait à
d'autres, il se deporta de sa poursuite, disant qu'il ne lui serait pas
tant honorable d'être promeu au consulat, comme il lui serait moleste
de l'avoir obtenu contre la volonté, et sans le port et faveur de
Pompeius: ainsi en differant et attendant un an seulement, il obtint ce
qu'il demandait, et si se conserva la bonne grâce de son ami. Par ce
moyen il advient à ceux qui sont ainsi menés comme par le poing au
chemin de la gloire par d'autres, qu'en gratifiant à un, ils gratifient
ensemble à plusieurs, et que s'il arrive mal, ils en sont moins hais.
C'est pourquoi Philippus admonestait fort son fils Alexandre, qu'il
avisât bien à faire force serviteurs et amis pendant qu'il en avait le
loisir, étant un autre en regne, et qu'il parlât gracieusement à un
chacun, et caressât tout le monde: mais il faut élire pour son guide et
conducteur, non simplement celui qui est le plus puissant, et qui a
plus de credit, ains celui qui est tel par sa vertu. Car ainsi comme
tout arbre ne reçoit pas, ou ne peut pas porter la vigne entortillée
alentour de son tronc, et y en a quelques-uns qui la suffoquent, et
empêchent de croître et de profiter: aussi és gouvernements des villes
ceux qui ne sont pas vraiment gens de bien, amateurs de la vertu
seulement, ains ambitieux et convoiteux de l'honneur et des grandeurs,
ils ne laissent point aux jeunes gens de moyens et occasions de faire
de belles choses, ains par envie et jalousie les reculent et tiennent
loin le plus qu'ils peuvent, en les faisant languir, comme ceux qui
leur ôtent la gloire, laquelle ils estiment être leur nourriture, ainsi
que fit Marius en Afrique, et depuis en la Gaule, à l'endroit de Sylla,
duquel il avait tiré beaucoup de beaux et bons services: et puis
soudainement il ne s'en voulut plus servir, pource que à la vérité il
était marri de le voir venir en avant, et acquérir réputation, prenant
pour sa couleur le cachet qu'il avait fait graver en un anneau, à fin
d'avoir quelque occasion de le reculer: car Sylla ayant la charge des
finances sous Marius, qui était capitaine général, <p 166v> fut
envoyé par lui devers le Roi Bocchus, dont il amena Jugurtha
prisonnier: et comme jeune homme qu'il était, ne faisant que commencer
à goûter la douceur de la gloire, ne s'était pas porté trop modestement
en cet affaire, parce qu'il portait en son doigt un anneau, sur lequel
il avait fait engraver cette histoire, comme Bocchus lui livrait entre
ses mains Jugurtha prisonnier: c'est dequoi Marius se plaignait, et
qu'il prenait pour occasion colorée de le reculer: au moyen dequoi
Sylla se retirant devers Catulus et Metellus gens de bien adversaires
de Marius, en peu de temps chassa et ruina Marius par une guerre
civile, qui fut bien près de renverser entièrement tout l'Empire
Romain. Sylla ne fit pas ainsi à l'endroit de Pompeius, car il
l'avancea toujours dés sa première jeunesse, se levant de sa chaire
audevant de lui, et se découvrant la tête quand il arrivait: et
semblablement départant aux autres jeunes gentils-hommes Romains les
moyens de faire exploits de capitaines, et mêmes y poussant aucuns qui
n'y voulaient pas aller: de manière qu'il emplit en ce faisant toutes
ses armées de zele et d'émulation, à qui ferait le mieux, et vint par
ce moyen au dessus de tous, en voulant être non seul, mais le premier
et le plus grand entre plusieurs grands. Ce sont doncques tels hommes
ausquels il se faut joindre, et par manière de dire, attacher et
incorporer: non pas comme le petit Roitelet des fables d'Aesope, qui
s'étant fait porter sur les espaules de l'aigle, quand il fut auprès du
beau Soleil s'en vola soudainement, et y arriva devant l'aigle: aussi
leur derober leur honneur, et leur soustraire leur gloire: ains au
contraire la prenant et recevant d'eux avec leur consentement et bonne
grâce, en leur donnant à connaître qu'ils ne sauraient pas bien
commander s'ils n'avaient premièrement appris d'eux à bien obéir, ainsi
comme dit Platon. Après cela suit l'election que l'on doit faire
d'amis: en quoi il ne faut suivre ni la façon de Themistocles, ni celle
de Cleon: car Cleon quand il voulut s'entremettre du maniement des
affaires, assemblant tous ses amis ensemble, il leur déclara qu'il
renonceait à l'amitié d'eux tous, parce qu'il disait que l'amitié était
bien souvent cause d'amollir les hommes, et de les devoyer de leur
droite intention en affaires de gouvernement: mais il eût bien mieux
fait de chasser hors de son âme toute avarice et toute opiniâtreté, et
de nettoyer son coeur de toute envie et de toute malignité, car les
gouvernemens des villes n'ont pas besoin d'hommes qui n'ayent ne
familiers ni amis, ains seulement qui soient sages et gens de bien:
mais lui ayant chassé ses amis, avait alentour de lui des flatteurs qui
le leschaient ordinairement, ainsi que lui reprochaient les poètes
Comiques: et se montrant âpre et rude aux gens de bien, il se laissait
puis après aller à flatter et caresser une commune, en faisant et
disant toutes choses à leur gré, et prenant argent à toutes mains, en
se liguant avec tous les plus méchants et plus perdus hommes de toute
la ville, pour courir sus et faire la guerre aux gens de bien et
d'honneur. Au contraire, Themistocles répondit à un qui lui disait, «Tu
feras le devoir de bon Magistrat, si tu te montres égal à tous:
J'à-dieu ne plaise que je seie jamais en siege presidial, où mes amis
n'aient point plus davantage, que ceux qui ne seront point mes amis:»
ne faisant pas bien, non plus que l'autre, de promettre ainsi
l'authorité de son gouvernement à ceux, avec lesquels il avait amitié,
et de soumettre les affaires publiques à ses privées et particulières
affections: nonobstant qu'il eût bien mieux répondu à Simonides, qui le
requérait de quelque chose qui n'était pas juste, «ni le Musicien,
dit-il, ne serait pas bon, qui chanterait contre mesure: ni le
Magistrat juste, qui favoriserait une partie contre les lois.» Car ce
serait véritablement grande pitié et chose bien indigne, qu'en une
navire le maître et patron de la navire donnât ordre à recouvrer un bon
pilote et timonnier, et que ce timonnier choisît de bons mattelots, et
compagnons mariniers,
sachants très bien le timon gouverner,
Dresser la voile, ou soudain amener,
<p 167r> Lors que le vent impetueux se léve,
et qu'en un attelier le maître sût bien élire des ouvriers et maneuvres
sous lui, qui ne lui gâtent point son ouvrage, ains lui aident, et lui
servent à le parachever, et que l'homme de gouvernement, qui est, comme
dit Pindare,
Le maître ouvrier de la justice,
Le directeur de la police,
ne sût pas dés le commencement choisir des amis de même zele et même
affection que lui, qui le secondent en ses entreprises, et qui soient
comme lui épris du désir de bien faire, ains se laissât plier
injustement, ores à faire un tort à l'appétit de l'un, ores à en faire
un autre au gré d'un autre: car celui-là ressemblerait proprement à un
charpentier ou maçon, qui par erreur ou ignorance userait d'esquierre,
ou de plomb et de reigle, qui lui rendraient son ouvrage tortu. Car
certainement les amis sont les outils vivants et sentants des hommes de
gouvernement, et ne faut pas glisser avec eux, quand ils sortent de la
droite ligne, ains avoir l'oeil soigneusement à ce, que sans son su
même ils ne fourvoyent point: car ce fut cela qui déshonora et fit
calomnier Solon envers ses citoyens, parce qu'ayant intention d'abolir
les dettes, et introduire ce que l'on appellait à Athenes Sisacthia,
comme qui dirait, allégement de charge, qui était un nom adouci, pour
signifier une abolition générale de toutes sortes de dettes, il
communiqua sa conception à quelques siens amis, qui lui firent un lâche
et méchant tour: car ils se hâtèrent d'emprunter çà et là le plus
d'argent qu'ils peurent, et peu de temps après l'Edict de l'abolition
générale des dettes étant venu en lumière, il se trouva qu'ils avaient
achepté plusieurs belles maisons, et grande quantité de terres, de
l'argent qu'ils avaient emprunté: et fut Solon mescreu et chargé
d'avoir fait ce tort là, qui lui-même l'avait reçeu. Et Agesilaus s'est
montré és affaires et poursuites de ses amis plus faible et plus failli
de coeur, qu'en nulle autre chose, comme le cheval Pegasus en Euripide,
Qui se tapît à bas s'humiliant,
Plus qu'on ne veut son échine pliant:
et portant ses familiers plus affectueusement que la raison ne voulait
quand ils étaient appelés en justice pour aucunes forfaitures, il
semblait que lui-même s'était entendu avec eux à les faire: car il
sauva Phoebidas, qui était accusé d'avoir surpris d'emblée le château
de Thebes, appelé la Cadmée, sans commandement du Senat, alléguant pour
la défense d'icelui, que telles entreprises se devaient executer de son
motif propre, sans en attendre autre mandement: d'autre côté, il fit
tant par son port et faveur, que Sphodrias, qui était attainct d'un
méchant et malheureux acte, d'être entré à main armée dedans le pays
d'Attique, lors que les Atheniens étaient en paix et amitié avec les
Lacedaemoniens, s'echappa, et fut absous en jugement, et ce étant
amolli par les prières amoureuses d'un sien fils. L'on trouve aussi une
sienne missive qu'il écrivit à quelque Seigneur en ces termes,
Si Nicias n'a point forfait, délivre le pour la justice: s'il a
forfait, délivre le pour l'amour de moi: mais comment que ce soit,
délivre le.»
Au contraire, Phocion ne voulut pas assister seulement en
jugement à son gendre Charillus, qui était accusé d'avoir pris de
l'argent de Harpalus, ains s'en alla en lui disant, Je t'ai fait mon
allié à toutes choses justes et raisonnables. Et Timoleon le Corinthien
après avoir fait tout ce qui lui fut possible par prières envers son
frère, pour le cuider divertir de vouloir être tyran, voyant qu'il n'en
pouvait venir à bout, il se tourna contre lui avec ceux qui le tuèrent:
«Car il ne faut pas seulement être ami jusques aux autels, c'est à
dire, jusques à ne se vouloir point parjurer pour eux, ainsi que
répondit un jour Pericles: mais aussi jusques à ne vouloir rien faire
pour eux contre les lois, contre le droit, et contre l'utilité
publique:» car quand on met cela <p 167v> à nonchaloir, il est
cause d'amener une grande perte, et ruine, comme fut ce que Phoebidas,
et Sphodrias ne furent pas punits ainsi qu'ils avaient mérité, car ils
furent cause que les Lacedaemoniens tombèrent en la guerre Leuctrique.
Il est vrai que le devoir de bon et vrai administrateur du public, ne
nous contraint pas de vouloir severement punir jusques aux petites et
légères fautes de nos amis, ains nous permet après avoir mis en sûreté
le public, au surplus de donner secours à nos amis, leur assister,
survenir, et secourir en leurs affaires: et y a des faveurs que l'on
peut faire sans envie, comme aider à un ami à parvenir à quelque
office, ou bien lui faire tomber entre mains quelque honorable
commission, ou quelque aisée legation, comme d'aller saluer de la part
de la ville quelque Prince, ou de porter parole d'amitié et de bonne
intelligence à quelque autre ville: ou bien s'il est question de
quelque affaire difficile, et de grande importance, alors prenant la
principale charge sur soi, on peut bien choisir pour adjoint un sien
ami, ainsi que fait Diomedes en Homere,
Si vous voulez que moi-même j'elise
Un compagnon qui soit mieux à ma guise,
Comme pourrais-je Ulysses, t'oublier,
Esprit divin, ni d'autre m'allier?
Ulysses aussi ne faut pas de lui rendre pareille louange,
Les beaux coursiers desquels tu me demandes
Sage vieillard, arrivés en ces bandes
Nouvellement de la grand' Thrace sont,
Et leur seigneur au combat perdu ont:
Diomedes le vaillant chef de guerre,
En combattant l'a rué mort par terre,
Et avec lui douze de ses amis,
Tous grands guerriers, à même fin a mis.
cette modestie dont on use envers ses amis n'honore pas moins ceux qui
louent, que ceux qui sont loués: là où au contraire, l'arrogance qui
n'aime rien que soi-même, comme dit Platon, demeure avec solitude,
c'est à dire, elle est abandonnée de tout le monde. davantage en ces
honnêtes faveurs et plaisirs que l'on peut faire civilement à ses amis,
il y faut associer ses autres amis, et admonester ceux qui reçoivent
telles grâces, qu'ils les en louent et remercient, et leur en sachent
gré, comme en ayants été cause en partie, et leur ayants conseillé. Et
si d'aventure ils nous font quelque requète incivile et desraisonnable,
il les en faut très bien esconduire, mais non pas aigrement, ains tout
doucement, en leur remontrant pour les consoler, que telles requètes ne
sont pas dignes de leur bonne réputation, ni de leur vertu: comme fit
Epaminondas mieux que tous les hommes du monde, quand il refusa à
Pelopidas, de mettre hors de prison un tavernier: et peu d'heures
après, à la requète d'une sienne amie il le laissa aller, en lui
disant, Seigneur Pelopidas ce sont de telles grâces et faveurs qu'il
faut concéder à des concubines, et non pas à de grands capitaines: mais
Caton au contraire répondit brusquement et fierement à Catulus, qui
était l'un de ses plus grands et plus familiers amis. Ce Catulus étant
Censeur requérait à Caton, qui pour lors n'était que Questeur, qui est
comme général des finances, que pour l'amour de lui il voulût laisser
échapper un clerc de finances, auquel il faisait faire le procès.
«C'est grand' honte, dit-il, à toi qui est Censeur, c'est à dire,
correcteur et réformateur des moeurs, et qui nous deusses réformer nous
autres qui sommes plus jeunes, d'être chassé hors d'ici par nos
sergents:» car il pouvait bien en lui refusant de fait sa requète, ôter
cette âpreté et cette aigreur de paroles, lui donnant encore à
entendre, que la rudesse dont il lui usait de fait, lui déplaisait,
mais qu'il y était contraint par le droit et la loi. Il y a davantage,
que l'on peut bien dignement <p 168r> quelque fois aider à ses
amis, qui sont pauvres, à faire leur besognes, comme fit Themistocles
après la bataille de Marathon, voyant un corps mort qui avait des
chaines et carquants à l'entour du col, il passa outre quant à lui,
mais se retournant devers un sien familier qui le suivait, lui dit:
«Amasse cela toi, car tu n'es pas un Themistocles.» Les affaires mêmes
présentent bien souvent au sage gouverneur des occasions telles, de
pouvoir enrichir ses amis: car tous ne peuvent pas être riches et
opulents, comme toi Menemachus. Donne donc à l'un une cause bonne et
juste à défendre, où il y ait bien à gagner: à l'autre, recommande lui
l'affaire de quelque personnage riche, qui ait besoin d'homme qui lui
sache dresser et procurer son fait: à un autre, sois lui favorable à
avoir quelque marché de quelque oeuvre publique, ou à lui faire
estrousser quelque ferme à bon prix, où il y ait à profiter.
Epaminondas fit bien plus: car il envoya un sien ami pauvre devers un
autre riche bourgeois de Thebes, lui demander six cents écus en don, et
lui dire que Epaminondas lui commandait de les lui bailler. Le
bourgeois ébahi de cette demande vint devers Epaminondas, pour savoir à
quelle occasion il lui mandait de bailler ces six cents écus: «C'est
pour autant, dit-il, que celui-ci étant homme de bien est pauvre: et
toi, qui as beaucoup dérobbé à la Chose publique, és riche.» Et
Agesilaus, ainsi comme écrit Xenophon, se glorifiait de ce qu'il
enrichissait ses amis, et lui ne faisait compte aucun d'argent. Mais
pour autant que, ce dit Simonides, ainsi comme toutes alouettes ont la
creste sur la tête, aussi tout gouvernement de Chose publique apporte
des inimitiés, envies et jalousies, c'est un point duquel l'homme
d'état et d'affaires, doit être bien informé, et bien instruit. Pour
commencer doncques à en traiter, Il y a plusieurs qui louent grandement
Themistocles et Aristides, lesquels comme ils sortaient du pays
d'Attique pour aller ou en ambassade, ou en guerre ensemble, ayants
charge, ils deposaient toutes leurs inimitiés et malveillances sur les
confins, et puis quand ils revenaient, ils les reprenaient arrière. Et
y en a aussi à qui la façon d'un Cretin Magnesien agrée
merveilleusement: Il avait pour concurrent et adversaire au
gouvernement un gentilhomme de sa même ville nommé Hermias, qui n'était
pas fort riche, mais convoiteux d'honneur, et de coeur magnanime, du
temps de la guerre de Mithridates pour la conqueste de l'Asie. Ce
Cretin voyant sa ville en danger, s'adressa à Hermias, et lui fit offre
qu'il prît la charge de capitaine général de leur ville, et lui
cependant s'en irait dehors et se retirerait ailleurs, ou bien s'il
aimait mieux que lui prît la charge des affaires de la guerre, qu'il se
retirât cependant hors du pays, de peur que demeurants tous deux
ensemble, et s'entr'empêchants l'un l'autre, comme ils avaient
accoutumé, ils ne fussent cause de perdre et détruire leur ville. cette
semonce fut agreable à Hermias, lequel confessant que Cretin était plus
expert au fait de la guerre que lui, sortit de la ville avec sa femme
et ses enfants, et Cretin le convoya en lui donnant de l'argent du
sien, qui et plus utile à ceux qui sont hors de leurs maisons qu'à ceux
qui sont assiegés dedans, et ayant très bien gouverné et défendu sa
ville, qui approcha bien près d'être de tout point détruite, la
préserve contre l'espérance de tout le monde. Car si c'est une parole
généreuse, et de coeur magnanime, de dire à haute voix,
Les miens enfants j'aime de bon courage,
Mais j'aime encore mon pays davantage:
comment et pourquoi ne sera-il plus aisé à chacun d'eux de dire, Je hay
celui-là, et désire lui faire déplaisir, mais j'aime plus mon pays? Car
ne se vouloir reconcilier à un ennemi pour les causes qui nous doivent
même faire abandonner notre ami, serait à faire à un coeur trop barbare
et trop sauvage: toutefois à mon avis Phocion et Caton faisaient mieux,
qui ne prenaient inimité quelconque à l'encontre de leurs citoyens,
pour différent aucun qu'ils eussent avec eux, à raison du gouvernement,
ains <p 168v> se rendaient seulement implacables, et
irreconciliables, où il était question d'abandonner ou d'offenser le
public: au demeurant en leurs privés negoces se portaient humainement,
sans aucune haine ni rancune envers ceux contre qui ils avaient
contesté en public. Car il ne faut estimer ni réputer aucun des
citoyens ennemi, si d'aventure il n'était tel comme un Aristion, un
Nabis, ou un Catilina, qui n'étaient pas tant citoyens que bosses et
pestes d'une cité: mais ceux qui seraient autrement un peu discordans,
il les faut ramener à une bonne harmonie et accord, en les roidissant
ou relaschant ainsi que ferait un bon musicien, non pas en s'attachant
en courroux avec outrageuses injures à ceux qui faillent, ains plus
gracieusement, ainsi que fait Homere,
O doux ami, certes j'eusse cuidé,
Que ton sens eût tous autres excedé.
Et en un autre passage,
Si tu voulais y penser sagement,
Tu ferais bien un meiller jugement:
et quand ils disent ou qu'ils font quelque chose de bon, ne se montrant
point marri de les honorer, et n'épargnant point les paroles honorables
à leur louange et avantage: car en ce faisant on gagne cela, que le
blâme qu'on leur donnera, quand ils faudront, en sera plutôt cru: et
d'autant que nous exalterons leur vertu, d'autant deprimerons nous leur
vice quand ils viendront à faillir, en faisant comparaison de l'un à
l'autre, et montrant combien l'un est plus digne, et mieux séant, que
l'autre. Quant à moi, je trouverais fort honnête, que l'homme de
gouvernement portât témoignage en choses justes à ses adversaires,
voire qu'il les honorât en jugement, s'il advenait qu'ils fussent
travaillez en justice par des calomniateurs, et même qu'il mescreût et
se défiât des imputations qu'on leur mettrait sus, quand il verrait
qu'elles seraient malaccordantes avec l'intention qu'ils sauraient que
ceux-là auraient: comme Neron ce cruel tyran, un peu devant qu'il fît
mourir Thraseas, qu'il haïssait et craignait plus que nul autre, comme
quelqu'un le chargeât devant lui d'avoir donné une sentence injuste:
«Je voudrais être assuré, dit-il, que Thraseas m'aimât autant, comme je
suis assuré qu'il est bon juge.» Et ne serait pas mauvais pour étonner
d'autres, qui seraient de nature méchants, quand ils auraient fait de
plus lourdes fautes, de faire quelquefois mention d'un sien adversaire,
qui serait plus modeste, en disant, Un tel n'aurait en-pièce dit ne
fait telle chose. Aussi faut-il ramener en mémoire à ceux qui faillent,
leurs ancestres qui ont été gens de bien, ainsi que fait Homere,
Certainement Tydeus a en toi,
Semé un fils peu ressemblant à soi.
Et Appius Claudius, étant concurrent de Scipion l'Africain en la brigue
d'un magistrat, lui dit en le rencontrant par la rue, «O Paule Aemile,
combien tu soupirerais d'ennuy et de courroux, si tu étais averti,
qu'un Philonicus banquier accompagne ton fils par la ville, allant en
l'assemblée des elections pour demander l'office de Censeur!» Ces
manières de répréhensions-là admonestent celui qui faut, et honorent
celui qui l'admoneste: et Nestor en la Tragoedie de Sophocles, répond
aussi civilement à Ajax qui l'injurie,
Je ne me plains de toi Ajax, combien
Que parles mal, pource que tu fais bien.
Et Caton qui avait contesté vivement à l'encontre de Pompeius, lors
qu'étant en ligue avec Jules Caesar, il forçait la ville de Rome, quand
depuis ils furent en guerre ouverte l'un contre l'autre, il fut d'avis
que l'on donnât la charge des affaires à Pompeius, disant, que ceux
mêmes qui font les grands maux, sont ceux qui les <p 169r>
peuvent mieux rhabiller: car un blâme mêlé avec une louange, contenant
non une injure, mais une libre et franche remontrance, imprimant non un
despit de courroux, mais un remors de conscience, et une repentance,
semble gracieux et amiable: là où les injures ne sont jamais bien
séantes en la bouche d'un homme de bien et d'honneur. Voyez les
reproches que fait Demosthenes à Aeschines, et Aeschines à lui, et
semblablement les injures atroces, que Hyperides a écrites contre
Demades, si Solon les eût jamais proferées, ni Pericles, ni Lycurgus le
Lacedaemonien, ou Pittacus le Lesbien: encore n'use jamais Demosthenes
de cette manière de piquer injurieusement, sinon en cause criminelle:
car ses oraisons Philippiques sont pures et nettes de toutes injures et
toutes moqueries: pource que telles choses diffament plus ceux qui les
disent, que ceux à qui elles sont dites, elles apportent confusion aux
affaires, et troublent les assemblées de ville et de conseil: au moyen
de quoi, Phocion cedant à un qui lui disait injures, le laissa dire, et
cessa de parler, et après que l'autre enfin à toute peine se fut tu,
remontant de rechef en la chaire, il continua son propos entrerompu,
disant: «Je vous aidesja parlé des gens de cheval et des gens de pied
pesamment armés, oyez maintenance de ceux qui sont armez à la légère.»
Mais pour autant que c'est chose bien malaisée à plusieurs, de
supporter et de se contenir, et que bien souvent on close la bouche à
ces injurieux-là, et les fait-on taire tout court par une petite
réplique, je voudrais qu'elle fut courte, en peu de paroles, ne
montrant point de courroux ni de colère, ains une douceur avec une
grave risée, mordante toutefois un petit, comme sont principalement
celles que se retournent contre celui qui a dit les premières. Car tout
ainsi que les traits qui rejallissent contre ceux qui les ont tirés,
semblent être rebattus et renvoyés par la force et fermeté solide de
celui qui en a été frappé: aussi semble-il qu'une parole picquante
rétorquée contre celui qui l'a dite, soit renvoyée par la force et
vigueur d'entendement de celui qui l'a reçue: comme fut la réplique
d'Epaminondas à Callistratus, qui reprochait aux Thebains et aux
Argiens le parricide d'Oedipus et celui d'Orestes, l'un qui tua son
père, et l'autre sa mère, l'un natif de Thebes, et l'autre d'Argos:
«Nous les avons, dit-il, chassez de nos villes, et vous les avez reçus
en la votre.» Semblablement aussi la réponse d'Antalcidas
Lacedaemonien, à un Athenien qui lui disait par manière de vanterie,
«Nous vous avons souvent chassez de la rivière de Cephise:» «Et nous,
dit-il, ne vous avons jamais rechassez de celle d'Evrotas.» Et de
Phocion, quand il répliqua plaisamment à Demades qui lui criait tout
haut, «Les Atheniens te feront mourir s'ils entrent une fois en leur
folie:» «Mais bien toi, dit-il, s'ils entrent jamais en leur bon sens.»
Et Crassus l'Orateur, quand Domitius lui demanda, «Lors que la lamproie
que tu nourrissais en ton vivier mourut, ne ploras-tu pas?» Il lui
redemanda tout court, «Et toi, pour les trois femmes que tu as mises en
terre, en as-tu jamais ploré?» Mais ces règles-là sont utiles non
seulement en matière d'affaires de gouvernement, mais aussi à toute
autre partie de la vie humaine. Au demeurant il y en a qui se jettent
et fourrent à toute sorte d'affaires publiques, comme faisait Caton,
voulant que le bon citoyen ne refuie aucune charge ni administration
publique, tant que son pouvoir se pourra étendre, et louent grandement
Epaminondas de ce, que ses malveillants par envie l'ayants fait elire
superintendant des gabelles, pour lui cuider faire injure, il ne
mêprisa cet office, ains disant que non seulement le magistrat montre
quel est l'homme, mais aussi l'homme montre quel est le magistrat, il
éleva en grande dignité et réputation cet office, qui n'était rien
auparavant, ayant seulement charge de faire nettoyer les rues, emporter
hors la ville les fumiers, et détourner les eaux. Et ne fait point de
doute, que moi-même Plutarque n'apprête à rire à plusieurs de ceux qui
passent par notre ville, quand ils me voyent souvent en public occupé
et vaquant à pareilles choses: à l'encontre dequoi me sert ce que l'on
treuve écrit <p 169v> d'Antisthenes: car comme quelques-uns
s'émerveillassent de ce, que lui-même portait en sa main à travers la
place des saleures, comme des boutargues qu'il venait d'acheter, c'est
pour moi, leur dit-il, que je les porte. Mais au contraire, je réponds
à ceux qui me reprennent, quand ils me trouvent présent à voir mesurer
et compter la brique et la thuile, ou les pierres, et le sable, et la
chaux, que l'on améne en la ville: Ce n'est pas pour moi que je bâtis,
c'est pour la Chose publique: Car il y a plusieurs autres choses, que
qui les exercerait ou manierait lui-même, il pourrait sembler bas de
coeur, sale et mechanique: mais si c'est pour le public, et pour le
pays, ce n'est point acte de coeur bas ne petit, de se démettre jusques
à prendre volontiers soin des moindres choses. Les autres estiment la
manière de faire, dont usait Pericles, plus digne et plus grave, comme
Critolaus entre autres, lequel veut, que comme les deux galeres, que
l'on nommait à Athenes la Salaminiene et la Paralos, ne se tiraient pas
en mer indifféremment pour toutes occasions, ains seulement pour causes
grandes et nécessaires, ainsi que l'homme de gouvernement s'employe
soi-même aux principales et plus grandes besognes, comme fait le Roi du
monde:
Dieu met la main aux choses seulement
Que sont de pois et de grand mouvement,
Mais ce qui est de peu de conséquence,
A la fortune en laisse la regence:
ainsi que dit le poète Euripides: car nous ne saurions louer la trop
grande ambition et opiniâtreté de Theagenes, lequel ne se contentant
pas d'avoir vaincu le tour des jeux ordinaires, mais aussi en plusieurs
autres combats extraordinaires: et non seulement à l'escrime général,
où l'on fait de pieds et de mains le pis que l'on peut, mais aussi à
l'escrime simple des poings, à la course longue: finablement étant un
jour au banquet de l'anniversaire d'un demi-dieu, comme l'on était jà
servi, et la viande assise sur la table, il se leva pour aller encore
combattre une autre escrime générale, comme s'il n'eût appartenu à
homme du monde de vaincre en tels combats, là où il était présent, de
manière qu'il assembla jusques à douze cens couronnes qu'il avait
gagnées à tels combats, dont la plupart étaient de nul ou de bien peu
de prix: à celui-là ressemblent proprement ceux qui se mettent en
pourpoint, par manière de dire, à toutes heurtes, quelque affaire qui
se présente, saoulants le peuple d'eux, et se rendants odieux: de
manière qu'on leur porte envie quand ils font bien, et se réjouit on
quand il leur arrive mal: Et ce que l'on admirait en eux à leur arrivée
au gouvernement, à la fin se tourne en risée et en moquerie, telle
comme cette-ci, «Metiochus est capitaine, Metiochus dresse les chemins,
Metiochus cuit le pain, Metiochus moult la farine, Metiochus fait tout,
Metiochus aura mal an.» cettui était un des accoursiers et favorits de
Pericles, qui abusait excessivement de son authorité à se faire
employer à toutes charges et toutes commissions publiques: car il faut
que l'homme de gouvernement tienne toujours le peuple en appétit de
soi, et lui laisse toujours un désir de le revoir quand il est absent,
comme sagement faisait Scipion l'Africain, se tenant la plupart du
temps aux champs, diminuant par ce moyen l'envie qui était à l'encontre
de lui, et donnant ce pendant loisir de reprendre aleine à ceux qui se
sentaient offusquez et opprimez de sa gloire. Timesias Clazomenien
était au demeurant fort homme de bien, mais il ne savait pas qu'il
était fort envié et fort hay en sa ville, à cause qu'il y voulait faire
tout lui seul, jusques à ce qu'il lui advint un tel accident. Il y
avait au milieu de la rue de jeunes garçons qui jouaient, ainsi comme
il passait, à faire sortir à coups de bâton un osselet dehors d'une
fossette: les autres garçons maintenaient qu'il était encore dedans: et
celui qui avait frappé dit, Qu'eusse-je aussi bien fait sortir la
cervelle de la tête de Timesias, comme cet osselet est sorti de la
fosse. Timesias ayant entendu cette <p 170r> parole et
connaissant par là l'envie publique qui était imprimée au coeur du
peuple, soudain qu'il fut en sa maison, raconta le fait à sa femme, et
lui commandant qu'elle troussât incontinent ses hardes pour le future,
s'en alla de ce pas hors de la ville de Clazomenes. Et semble que
Themistocles, lui étant advenue à peu près un semblable cas, répondit
aux Atheniens: «Dea, beaux amis, pourquoi vous lassez vous de recevoir
souvent du bien de moi?» Mais quant à ce propos, une partie en est bien
dite, et l'autre non: pource qu'il faut que le sage entremetteur
d'affaires, quant au soin, à l'affection, et provoyance, ne se deporte
d'aucune charge publique, ains qu'il les épouse toutes, et mette peine
de les voir, entendre et connaître toutes particulièrement, non pas
qu'il se tienne en reserve à part, comme l'ancre sacrée en quelque coin
de la navire, attendant l'extreme besoin et nécessité de son pays pour
s'employer. Mais comme les bons patrons de navire font une partie de la
besogne eux-mêmes avec leurs propres mains, et l'autre partie avec
d'autres outils, et par d'autres hommes, eux étant assis, de loin ils
tirent, tournent ou lâchent les cordages, et se servent des autres
mariniers, les uns pour prouïers, les autres pour comites, et en
appellent quelquefois un en la pouppe, auquel ils mettent le timon en
la main: ne plus ne moins faut-il aussi, que le sage gouverneur de la
Chose publique cède aucunefois aux autres l'honneur de commander, qu'il
les convie gracieusement et amiablement à venir quelquefois haranguer
et prescher le peuple, non pas qu'il remue toutes choses avec ses
propres harangues ni ses propres decrets, comme avec ses propres mains:
mais qu'ayant des gens de bien, fideles, qui le secondent et
s'entendent avec lui, il les employe par tout, les uns à une charge,
les autres à autre, selon qu'il les verra être plus aptes et plus
propres, ainsi comme Pericles usait de Menippus aux expéditions de
guerre, et deprima la cour de Areopage par l'entremise d'Ephialte, et
par Charinus il mit en avant et fit passer le decret contre les
Megariens, il envoya Lampon pour peupler la ville de Thuries: car en ce
faisant non seulement il diminue l'envie que l'on a contre lui,
d'autant qu'il semble que sa puissance et son authorité est divisée et
départie en plusieurs, mais aussi il fait plus commodément et mieux les
affaires de la Chose publique: ne plus ne moins que la division de la
main en cinq doigts n'affoiblit pas la force de toute la main, ains la
rend plus propre et plus commode à l'usage de tout artifice. Aussi
celui qui en matière de gouvernement communique partie du maniement des
affaires à ses amis, rend par cette communications les choses mieux et
plus aisément faites: mais celui qui par une cupidité insatiable de
montrer son credit, s'attribue tout, et veut tout faire ce qui se
présent à faire en une ville, se mettant bien souvent à une charge à
laquelle il n'est pas bien né, ni assez exercité, comme Cleon à
conduire une armée, et Philopoemen à mener une flotte de vaisseaux,
Hannibal à haranguer, il n'a aucun moyen d'excuser sa faute s'il vient
d'aventure à faillir, et leur reproche-l'on ce que dit Euripides,
Tu te mêlais aussi d'autre métier
Que d'ouvrer bois, n'étant que charpentier.
aussi ne sachant pas bien haranguer, tu as entrepris une ambassade:
étant paresseux, tu as voulu avoir charge de recette: ne sachant
compter, tu as pris charge de thresorier: étant vieil et maladif, tu as
voulu commander à une armée. Pericles fit bien mieux, car il partagea
l'authorité du gouvernement avec Cimon, se retenant la puissance de
commander dedans la ville, et laissant à Cimon le pouvoir d'armer les
galeres pour aller cependant faire la guerre aux Barbares, pource que
lui était plus propre à commander dedans la ville, et l'autre plus à
propos pour la guerre. Aussi loue l'on grandement Eubulus Anaplystien
de ce que le peuple se fiant à lui, et lui donnant autant de credit
qu'à nul autre, toutefois il ne se mêla jamais d'aucune guerre de <p
170v> la Grèce, ni ne s'entremit jamais de conduire armée, ains
s'étant dés son commencement proposé de vaquer aux finances, il
augmenta grandement le revenue de la Chose publique, là où Iphicrates
était moqué de ce qu'il exercitait en sa maison, en présence de
plusieurs, à faire des harangues: car encore qu'il eût été excellent et
non pas vulgaire harangueur, si valait-il mieux qu'il se contentât de
la réputation qu'il avait acquise par les armes d'être bon guerrier, et
qu'il cedât l'école de bien dire aux Orateurs, Rhetoriciens et
Sophistes. Mais pour autant que toute commune de peuple naturellement
est maligne, mêmement à l'encontre de ceux qui gouvernent, prenant
plaisir à les blâmer et les ouïr calomnier, et qu'ils souspçonnent
ordinairement que plusieurs choses profitables que l'on leur met en
avant, si elles ne sont debattues, et qu'il n'y ait de la
contradiction, se fassent par intelligence et conspiration: et est ce
qui décrie principalement les amitiés et societez entre les personnes
qui se mêlent des affaires: il ne faut pas pour cela se laisser aucune
inimitié, ou resistance véritable, comme fit jadis un gouverneur de
Chio, appelé Onomademus. Après qu'en une sédition civile il fut venu au
dessus de ses ennemis, il ne voulut pas chasser de la ville tous ceux
qui lui avaient été adversaires: de peur, dit-il, que nous n'entrions
désormais en discorde à l'encontre de nos amis, après que nous n'aurons
plus d'ennemis, car cela serait une folie. Mais quand le peuple aura
quelque proposition, qui lui sera salutaire et de grande conséquence,
pour suspecte, il ne fauldra pas lors que tous comme d'un complot,
dient une même sentence, ains que deux ou trois s'y opposants
contredisent sans violence à leur ami, et puis que comme étant
convaincus par raisons ils reviennent à son opinion: car ils attirent
par ce moyen le peuple avec eux, quand il semble qu'ils soient tirés
par le regard de l'utilité publique: vrai est qu'és choses légères il
n'est pas mauvais de souffrir que nos amis mêmes discordent à bon
esciant d'avec nous, et qu'ils suivent chacun son jugement et son
opinion, afin que quand il viendra en affaire principal et de grande
importance, il ne semble pas que ce soit par un complot proparlé entre
eux, qu'ils soient tous d'accord. Or faut-il penser que l'homme sage
par nature est toujours en authorité de magistrat en sa ville, comme le
Roi entre les abeilles, et sur cette persuasion il faut qu-il ait
toujours le timon des affaires en la main, mais toutefois qu'il ne
poursuive pas toujours chaudement ne souvent les états et offices que
le peuple élit par ses voix: car cette convoitise de vouloir toujours
être en office, n'est point vénérable ni agreable au peuple: aussi ne
les faut-il pas rejeter quand le peuple legitimement les donne, et nous
y appelle, ains les faut accepter, encore que ce soient à l'aventure
offices de moindre dignité que ne requérrait la réputation que nous
aurions déjà acquise, et s'y employer de bonne affection: car il est
juste que comme nous avons été honorés par les états de plus grande
dignité, aussi que réciproquement nous honorions ceux de moindre
qualité: et quand nous serons élus aux magistrats suprèmes, comme à
l'état de capitaine en la ville d'Athenes, à l'état de Prytanes à
Rhodes, de Boeotarche en notre pays de la Boeoce, il sera bien séant
que par modestie nous cedions et rabaissions un peu de sa souveraine
grandeur: et au contraire aussi, que aux petits états nous y ajoutions
un petit de dignité et d'apparence davantage, afin que nous ne soyons
ni enviés en ceux-là, ni mêprisés en ceux-ci. Et aux premiers jours que
nous entrerons en quelque magistrat que ce soit, il ne nous faut pas
seulement ramener en mémoire les discours que faisait Pericles quand il
prenait sa robe de magistrat pour sortir en public, «Pense à toi
Pericles, Tu commandes à hommes libres, non pas à des esclaves: tu
commandes à des citoyens qui sont pareils à toi, tu commandes à des
Atheniens:» ains nous faut davantage dire en nous-mêmes, Tu commandes
étant commandé et sujet, tu commandes à une ville qui est sous un
proconsul Romain, ou sous un procureur et lieutenant de l'Empereur.
<p 171r> Ce ne sont plus, comme disait celui-là, ici les
campagnes de la Lydie où l'on puisse courir la lance, ce n'est plus ici
l'ancienne cité de Sardis, ni la puissance qui fut au temps passé des
Lydiens: il faut porter sa robe plus étroite, et du palais de ville, où
logent les magistrats, faut toujours avoir l'oeil au siege imperial, et
ne prendre pas trop de coeur pour se voir une couronne sur la tête,
regardants des souliers cornus, marques des Seigneurs Romains, qui sont
encore au dessus: ains faut en cela imiter les joueurs des Tragoedies,
lesquels ajoutent bien du leur au roolle qu'ils jouent, le geste,
l'accént, et la contenance qui lui est convenable, mais toutesfois ils
écoutent toujours leurs protecolles, afin que nous ne passions, ni
n'excedions point les mesures ni les bornes de la licence qui nous est
baillée par ceux qui ont la puissance de nous commander: car le sortir
hors de ses termes, n'apporte pas quant et soi péril d'être sifflé ni
moqué seulement, ains y en a déjà eu plusieurs,
Dessus le col desquels est jà monté
Le fil tranchant de la hache acérée,
Qui a du corps la tête séparée:
comme il en est pris en notre pays à Pardalas, pour être un peu sorti
des bornes: et tel autre y a, qui étant confiné en quelque méchante
îsle deserte, est devenu, comme dit Solon,
Sicinitain ou Phéléganrien,
Forpaysant au lieu d'Athenien.
Nous nous rions bien quelquefois des petits enfants, quand nous voyons
qu'ils tâchent à chausser les souliers de leurs peres, ou qu'ils
veulent mettre sur leurs têtes leurs couronnes en se jouant: les
magistrats des villes bien souvent, ramenants en mémoire aux peuples
follement les beaux faits de leurs prédécesseurs, la grandeur de leurs
courages, et leurs deportements trop disproportionés aux temps, et aux
qualités de maintenant, les font quelquefois faire des choses dignes de
rire: mais il n'y a pas à rire puis après pour tous, si ce n'est qu'ils
soient si bas et si petits, que pour leur bassesse on ne face compte
d'eux. Il y a bien d'autres histoires de l'ancienne Grèce, que l'on
peut ramentevoir et réciter aux hommes de ce temps ici, pour adoucir et
modérer leurs moeurs, comme à Athenes, faisant souvenir au peuple non
des prouesses de leurs ancestres, mais pour exemple du decret
d'abolition et d'oubliance générale qui fut jadis fait après que la
ville fut délivrée de la captivité des trente tyrans, et de ce qu'ils
condamnèrent à l'amende le poète Phrynichus, pource qu'il avait fait
jouer en une Tragoedie la prise de la ville de Milet, et aussi que par
ordonnance publique ils portèrent chappeaux de fleurs sur leurs têtes,
quand ils surent que Cassander faisait rebâtir la ville de Thebes: et
comme quand ils entendirent la cruelle occision qui fut faite en Argos,
en laquelle les Argiens firent mourir quinze cents de leurs citoyens,
ils firent en pleine assemblée de ville apporter les sacrifices
d'expiation, à fin qu'il plût aux Dieux détourner une si cruelle pensée
du coeur des Atheniens. Et du temps que l'on recherchait ceux qui
avaient prix ou argent ou présent de Harpalus, en visitant toutes les
maisons de la ville, ils ne voulurent pas permettre que l'on fouillât
celle d'un nouveau marié, et passèrent celle-là seule. Car en cela
peuvent-ils bien encore aujourd'hui ensuivre leurs majeurs, et se
rendre semblables à eux: mais la bataille de Marathon, et celle de la
rivière de Eurymedon, et celle de Plataées, et autres tels exemples qui
ne font qu'enfler et hausser le courage vainement à une commune, il les
faut laisser aux écoles des Sophistes et des maîtres de Rhetorique. Si
ne faut pas seulement avoir l'oeil à se maintenir si sagement soi et sa
ville, que les Seigneurs souverains n'aient aucune occasion de se
plaindre, ains faut donner ordre d'avoir toujours quelqu'un des
seigneurs, qui ont le plus d'authorité à Rome, et en la cour de
l'Empereur, pour special ami, qui serve comme d'un rempart assuré <p
171v> pour défendre toutes nos actions au gouvernement de notre
pays: car tels seigneurs Romains se montrent ordinairement fort
affectionnés aux affaires que poursuivent leurs dependants et leurs
amis, et le fruit que l'on peut tirer de l'amitié et bonne grâce de
tels seigneurs, il n'est pas honnête de le convertir à l'avancement et
enrichissement de soi et des siens particulièrement, mais l'employer,
ainsi comme firent jadis Polybius et Penaetius, qui par le moyen de la
bienveillance que leur portait Scipion, firent beaucoup de bien à leur
pays: au nombre desquels il faut aussi mettre Arrius, car quand Caesar
Auguste prit la ville d'Alexandrie, il entra dedans tenant Arrius par
la main, et devisant avec lui seul de toute sa suite: puis il répondit
aux Alexandrins, qui s'attendaient bien d'être saccagés, et le
suppliaient de leur pardonner, qu'il leur pardonnait, et les recevait
en sa bonne grâce, premièrement pour la beauté et grandeur de leur
ville, secondement pour le fondateur Alexandre le grand, et tiercement
pour l'amour de cettui votre citoyen, qui est mon ami. pourrait-on bien
avec raison comparer cette grâce, avec les riches commissions de régir
et administrer les provinces, que poursuivent aucuns à la cour, avec
servitude et sujétion si obstinée, qu'il y en a qui vieillissent aux
portes d'autrui à la poursuite, en délaissant ce pendant les affaires
de leur pays? ne vaudrait-il pas mieux corriger et changer le dire
d'Euripides, en disant et chantant, S'il est honnête de veiller et
faire la cour aux portes d'autrui, en se rendant sujet à la suite d'un
seigneur, il est doncques honnête de le faire pour l'amour et pour le
bien de son pays? au demeurant chercher et ambrasser amitiés pareilles,
à conditions justes et égales. Mais aussi en rendant sa ville et son
pays obéissant aux grands, il se faut bien garder que nous ne
l'assujétions encore davantage qu'il ne l'est, ne qu'étant attaché par
la jambe nous ne le lions encore par le col: comme font aucuns, qui
rapportant toutes choses, autant petites que grandes, à ces seigneurs,
rendent leur servitude reprochable, ou pour mieux dire, ils ôtent à
leur pays toute forme de gouvernement, en le rendant ainsi timide, et
lui ôtant tout pouvoir. Car ainsi comme ceux qui se sont accoutumez à
ne disner, ne souper, ni s'étuver jamais sans le médecin, n'usent pas
de leur santé, autant que la nature leur permet: aussi ceux qui à tout
decret, à toute resolution de conseil, à toute grâce, voire à toute
administration publique de leur ville, veulent ajouter le consentement,
jugement et gré des seigneurs, ils contraignent lesdits seigneurs
d'être plus maîtres qu'ils ne veulent eux-mêmes: dequoi sont
ordinairement cause l'avarice, et la jalousie et l'émulation des
premiers et principaux citoyens des villes, parce que voulants
quelquefois oppresser ceux qui sont moindres qu'eux, ils les
contraignent d'abandonner leurs villes, ou bien ayants quelques
différents avec leurs égaux concitoyens, et ne voulants pas avoir du
pire en la ville, ils ont recours aux seigneurs supérieurs, par où ils
sont cause de faire perdre au Senat, au peuple, aux juges et officiers
de leur ville, tout ce peu d'authorité et de puissance qui leur était
demeuré: là où il faut en entretenant ceux des bourgeois qui sont
hommes privés par égalité, et ceux qui sont puissants par leur céder
réciproquement, contenir les affaires au dedans de la ville, et les y
résoudre et terminer, guerissants tels inconvénients, comme maladies
secrètes des choses publiques, avec une médecine civile, aimants mieux
quant à soi être vaincu entre ses citoyens, que vaincre dehors, en
faisant tort à son pays, et étant cause de violer ses droits et
privileges: et quant aux autres les priant, et leur remontrant
particulièrement à un chacun, de combien de maux est cause
l'obstination, que maintenant pour n'avoir voulu à leur tour
s'accommoder en leurs maisons, à leurs concitoyens, qui seront bien
souvent d'une même lignée, à leurs voisins et compagnons en charges et
offices, avec honneur et bonne grâce, ils vont déceler les secrètes
dissensions et debats de leur ville, aux portes des advocats, et és
mains des pratticiens de Rome, avec non moins <p 172r> de honte,
de dommage et de perte. Les médecins ont bien accoutumé de tourner et
tirer au dehors à la superfice du corps les maladies qu'ils ne peuvent
pas du tout ôter du dedans: mais au contraire, l'homme de gouvernement,
s'il ne peut contregarder sa ville totalement paisible, qu'il n'y
survienne toujours quelques troubles, à tout le moins s'efforcera il de
contenir au dedans d'icelle, ce que s'y remue, et qui y émeut la
sédition, et en le tenant caché tâchera de le guérir et y remédier, à
celle fin que s'il est possible, il n'ait besoin de médecin, ni de
médecines extérieures: car l'intention de l'homme d'état et de
gouvernement doit bien être de procéder en ses affaires sûrement, et de
fuir les violents et furieux mouvements de vaine gloire, comme nous
avons déjà dit, mais néanmoins son intention et sa resolution,
Qu'il ait au coeur une ferme assurance,
Sans vaciller, et virile constance,
Comme les preux guerriers, qui hazarder
Leurs vies vont pour leur pays garder:
et non seulement contre des hommes ennemis, mais aussi contre des
affaires périlleux, et des temps dangereux, ausquels il faut resister
et faire tête: car il ne faut pas qu'il soit cause de mouvoir les
tourmentes, mais aussi ne faut-il pas qu'il abandonne son pays au
besoin, quand il les sent venir: ne qu'il pousse sa ville en apparent
danger, mais aussi quand elle y est une fois esbranlée, et qu'elle
flotte en danger, c'est à lui à la secourir en jetant la derniere ancre
sacrée de soi-même, qui est la hardiesse de franchement parler, quand
il est question de si grande chose que du salut de son pays: comme
furent les affaires qui arrivèrent aux Pergameniens du temps de Neron,
et naguères aux Rhodiens du temps de Domitian, et auparavant aux
Thessaliens du temps d'Auguste, pour avoir brûlé tout vif Petraeus. En
telles occurrences vous ne verrez point que l'homme de gouvernement,
s'il est digne d'un tel nom, face du restif, ne qu'il tire le pied
arrière de peur, ou qu'il accuse les autres, et qu'il se tire lui-même
hors de la mêlée du danger, ains le verrez aller en ambassade,
s'embarquer sur mer, parler le premier, disant non seulement,
Nous avons fait, Apollo, l'homicide,
Fai que la peste hors notre pays vide:
mais encore qu'il ne soit point coulpable du péché de la commune, si se
mettra-il en danger pour eux: car c'est chose très honnête, et outre
l'honnêteté du fait en soi, il est advenu plusieurs fois, que la vertu
et grandeur de courage d'un tel homme a tant été estimée, qu'elle a
effacé le courroux qui était émeu contre toute une commune, et a
dissipé toute l'aigreur et la fureur d'une menasse, ainsi qu'il advint
à un Roi de Perse à l'endroit de Bulis et de Sperchis gentils-hommes
Spartiates, et comme fit aussi Pompeius envers Sthenon son hoste: car
ayant proposé de punir aigrement les Mamertins de ce qu'ils s'étaient
rebellez contre lui, Sthenon lui dit, qu'il ne ferait pas bien ne
justement s'il faisait mourir plusieurs innocents au lieu d'un seul qui
était coulpable, pource que c'était lui seul qui avait fait rebeller
toute la ville, y ayant induit ses amis par amour, et ses ennemis par
force. Ces paroles touchèrent tellement au coeur de Pompeius, qu'il
pardonna à la ville, et se porta humainement envers Sthenon. Et l'hoste
de Sylla ayant usé de semblable vertu, mais non pas envers un semblable
seigneur et capitaine, mourut généreusement: car Sylla ayant pris la
ville de Praeneste, condamna tous les habitants à mourir, excepté son
hoste, auquel il pardonna pour l'anciene alliance d'hospitalité qu'il
avait avec lui: mais son hoste lui répondit, qu'il ne voulait point
être tenu de sa vie au meurtrier de son pays, et se jeta parmi la
troupe de ses citoyens que l'on massacrait, où il fut meurtri quant et
eux. Or faut-il bien prier aux Dieux qu'ils nous gardent de tomber en
si calamiteux temps, et en esperer de meilleurs: mais au reste il faut
estimer tout magistrat public, <p 172v> et celui qui l'exerce,
chose grande et sacrée: à l'occasion dequoi il le faut sur tout
honorer, et l'honneur qu'on doit au magistrat, est de s'accorder avec
lui, et aimer ceux qui sont constituez pour l'exercer: cet honneur-là
est beaucoup plus digne que ne sont pas les couronnes qu'ils portent
sur leurs têtes, ni leurs grands manteaux de pourpre. Mais ceux qui
prennent le commencement de leur amitié pour avoir été ensemble à la
guerre, ou avoir passé les ans de leur adolescence ensemble: et au
contraire prennent pour commencement de leur inimitié d'être capitaines
ensemble, et avoir quelque charge de la Chose publique ensemble, ils ne
sauraient eviter que ce ne soit pour l'une de ces trois mauvaises
causes, ou que estimants leurs compagnons semblables à eux, ils
commencement les premiers à les embrouiller de dissension: ou les
estimants plus grands, ils leur portent envie: ou plus petits, et ils
les mêprisent: là où il faut courtiser les plus grands, honorer les
égaux, et avancer les petits, et les aimer et ambrasser tous, comme
ayants avec eux une amitié engendrée, non pour avoir mangé à une même
table, ou disné à un même festin, ains par une obligation commune et
publique, comme si c'était une benevolence paternelle, contractée pour
l'affection commune envers la patrie. C'est pourquoi Scipion fut
malestimé à Rome, de ce qu'en dediant le temple d'Hercules, ayant
convié tous ses amis au banquet, il n'y fit point semondre son
compagnon au magistrat Mummius: car encore qu'ils se sentissent
d'ailleurs n'être pas amis, si est-ce qu'en telles occasions il se
devaient honorer et caresser l'un l'autre, à raison de leur commun
magistrat. Si doncques Scipion, personnage au demeurant grand et
admirable, a encouru réputation d'être fier et présomptueux, pour avoir
oublié et omis une si petite demontration d'humanité, comment est-ce
que celui qui s'efforcera de diminuer la dignité de son compagnon, ou
qui tâchera à lui faire recevoir une honte, mêmement en chose où il va
de l'honneur, ou qui par une arrogance voudra tout faire, et
s'attribuer tout à lui seul, comment le pourra l'on estimer homme
modeste et raisonnable? Il me souvient qu'étant encore bien jeune, je
fus envoyé, avec un autre, en ambassade devers le Proconsul, et ce mien
compagnon étant ne sais pourquoi demeuré derrière, j'y allai seul, et
feis ce que nous avions commission de faire: à mon retour, ainsi que je
voulu rendre compte en public, et faire le rapport de ma charge, mon
père se levant seul, me défendit de dire, Je suis allé, mais nous
sommes allés: ni, j'ai parlé, mais nous avons parlé: et faire mon récit
en associant toujours mon compagnon à ce que j'avais fait: cela est non
seulement gracieux et humain, mais qui plus est, il ôte de la gloire ce
qui offense, l'envie. C'est pourquoi les grands capitaines attribuent
et ascrivent leurs beaux faits à la fortune, et à leur bon ange, comme
fit Timoleon, celui qui ruïna les tyrannies établies en la Sicile,
lequel fonda un temple à la bonne fortune. Et Python étant hautement
loué et prisé à Athenes, pour avoir occis de sa main le Roi Cottys:
«C'est Dieu, dit-il, qui pour le faire s'est voulu servir de ma main.»
Et Theopompus Roi des Lacedaemoniens, à un qui lui disait, que Sparte
demeurait sur ses pieds, pour autant que les Rois y savaient bien
commander: «Mais plutôt, dit-il, pource que le peuple y sait bien
obeïr.» Ces deux choses là se font par le moyen l'une de l'autre: mais
il y en a la plupart qui disent et estiment, que la meilleure partie de
la science civile de gouverner, est, savoir rendre les hommes idoines à
être bien commandés: car en chaque ville il y a toujours trop plus
grand nombre de ceux qui sont commandés, que de ceux qui commandent, et
chacun en chacune commande à son tour, pour un peu de temps, au moins
en un gouvernement populaire, et est puis après commandé tout le reste
de sa vie, de manière que c'est un très honnête, et très utile
apprentissage, que d'apprendre à obeïr à ceux qui ont authorité de
commander, encore qu'ils soient de moindre estoffe, et de moindre
credit que nous. Car il n'y aurait point de propos qu'un excellent et
premier <p 173r> joueur de Tragoedies, comme serait un Theodorus,
ou un Polus, marche bien souvent après quelque mercenaire qui n'aura
trois mots à dire, et qu'il parle en toute humilité et révérence à ce
mercenaire, pource qu'il a le bandeau Royal du diadesme à l'entour de
la tête, et le sceptre en la main: et qu'en action véritable et non
feinte, un riche et puissant homme contemne et mêprise celui qui sera
en magistrat, d'autant qu'il sera homme simple et de petit état,
outrageant et ravallant la dignité publique, pour cuider faire paraitre
la sienne privée, là où il devrait plutôt ajouter de son credit, et de
sa puissance à celle du magistrat. Comme en la ville de Sparte, les
Rois se levaient de leurs chaires au-devant des Ephores, et de tous les
autres citoyens, celui qui était mandé par eux n'y venait pas le pas,
ains courant à grand' haste, pour montrer à leurs citoyens comme ils
étaient bien obéissans, se glorifiants de ce qu'ils honoraient leurs
magistrats, non pas comme quelques sots glorieux, de mauvaise grâce, et
de pervers jugement, qui pour montrer qu'ils ont grande authorité,
feront quelque honte aux juges et directeurs des combats, ou diront
injure aux entrepreneurs qui font jouer les Tragoedies et Comoedies és
fêtes Bacchanales, ou se moqueront des capitaines, ou de ceux qui
president aux jeux et exercices de la jeunesse, n'entendants pas que
l'honorer bien souvent est plus honorable, que non pas l'être honoré:
car à un homme d'honneur qui a grande suite et grande authorité en une
ville, ce lui est un ornement plus grand d'accompagner et côtoyer le
magistrat, que si le magistrat le convoyait et l'accompagnait: et pour
mieux dire, cela cause un déplaisir, et une envie aux coeurs de ceux
qui le voyent, et ceci apporte une vraie gloire, qui procède de
benevolence, quand on le voit quelquefois à l'huis d'un magistrat,
quand il le salue le premier, et quand il lui donne le lieu du milieu
en se promenant, il ajoute cet ornement à la dignité de la ville, et ne
diminue rien de la sienne: aussi est-ce chose, qui attrait grandement
la grâce du peuple, que d'endurer patiemment une injure ou une colère
de celui qui commande, y répliquant ce que dit Diomedes en Homere,
Il m'en viendra ci-après grande gloire:
ou le dire de Demosthenes, que maintenant il n'est pas seulement
Demosthenes, mais il est legislateur, il est president des jeux sacrés,
il a une couronne sur la tête: et pourtant il en faut remettre la
vengeance à un autre temps: car ou nous lui courrons sus, après qu'il
sera deposé de son magistrat, ou nous gagnerons cela à différer, que
notre colère en sera passée. Bien faut-il toujours faire à l'envi des
magistrats en diligence, soin et provoyance du bien public, s'ils sont
personnes de bonne sorte, en leur allant déclarer et exposer ce qui se
présentera bon à faire, en leur baillant à executer ce que nous aurons
mûrement délibéré, et leur donnant moyen de se faire honorer, en
profitant par même conseil à la Chose publique: mais si ce sont
personnes, qui ou par crainte et faute de coeur, ou par malignité,
restivent à entendre à ce que nous leur mettrons en avant, alors il
faut que nous mêmes allions le déclarer publiquement au peuple, non pas
négliger, dissimuler, ou passer sous connivence aucune chose qui
appartienne au bien public, sous couleur de dire, qu'il n'appartient à
autre qu'au magistrat, d'être curieux, ni de s'entremettre du maniement
des affaires: car la loi générale donne toujours le premier lieu du
gouvernement à celui qui fait ce qui est juste, et qui connait ce qui
est profitable, comme l'on peut comprendre par l'exemple de Xenophon:
lequel écrit de soi-même, «Il y avait en l'armée un appelé Xenophon,
qui n'était ne capitaine, ni lieutenant, mais qui pour entendre ce
qu'il fallait faire, et l'oser entreprendre, se mit à commander, si
bien, qu'il fut cause de sauver les Grecs.» Et le plus glorieux fait
d'armes que fit jamais Philopoemen, fut, que quand il eut nouvelle
comme le Roi Agis avait surpris la ville de Messene, et que le
capitaine général des Achaeiens ne la voulait pas aller <p 173v>
secourir, ains restivait de peur, lui avec une trouppe des plus
gaillards et plus délibérés y alla, sans aucun mandement public, et ôta
la ville d'entre les mains d'Agis: non pas qu'il faille pour choses
légères et vulgaires attenter rien de nouveau, ains seulement pour
choses nécessaires, comme fit lors Philopoemen: ou belles et honnêtes,
comme Epaminondas, lequel étendit et allongea le temps de son magistrat
de Boeotarche, quatre mois plus qu'il n'était permis par la loi du
pays, durant lesquels il entra en armes dedans le pays de la Laconie,
et fit rebâtir et repeupler Messene, afin que si d'aventure il en
advenait puis après quelque plainte ou accusation, nous ayons pour
réponse à l'accusation l'excuse de la nécessité, ou pour réconfort du
péril auquel nous nous serons exposés, la grandeur et beauté de la
chose entreprise. On récite et remarque une sentence de Jason, celui
qui jadis fut tyran de la Thessalie, laquelle il disait et répétait
souvent, toutes et quantes fois qu'il forçait ou outrageait
quelques-uns des particuliers habitants du pays, «Qu'il est forcé de
faire injustice en petites choses, qui veut venir à chef de faire
justice és grandes: et qu'il est nécessaire de faire tort en destail,
qui veut faire droit en gros:» mais quant à cette sentence-là, il est
aisé à voir de prime face, que c'est une instruction propre pour un qui
se veut faire seigneur et usurper la tyrannie. cette règle est bien
plus civile, «Qu'il faut laisser aller plusieurs choses légères pour
gratifier au peuple, à fin de pouvoir en choses grandes lui resister et
le garder de faillir:» car celui qui veut être en toutes choses
regardant de trop près, et trop véhément, sans jamais rien céder ni
lâcher, ains est toujours âpre et inexorable, il accoutume le peuple à
étriver opiniâtrement, et se courroucer contre lui,
Mais un peu la scote lente
Contre l'onde violente
savoir à propos lâcher,
partie en se relaschant un peu soi-même, et se jouant gracieusement
avec eux, comme à faire sacrifices, à voir les jeux des combats, à
assister aux Theatres, partie en ne faisant pas semblant de les voir ni
ouïr, comme nous faisons aux fautes des petits enfants en la maison,
afin que l'authorité de les reprendre et de parler franchement à eux,
comme la force d'une drogue non sus-année ni passée, ains étant en sa
vertu et vigueur, ait plus d'efficace et plus de foi pour les toucher
et assener au vif, quand il sera question de choses de grande
conséquence. Alexandre ayant entendu que sa soeur avait eu accointance
d'un beau jeune gentilhomme, il ne s'en courrouça point autrement, ains
dit qu'il lui fallait aussi bien à elle permettre de se sentir et jouir
un peu de la Royauté: ne faisant pas en cela sagement, de lui concéder
cela qui faisait honte à sa grandeur: car il ne faut pas estimer jeu ne
plaisir ce qui est la ruine ou le déshonneur d'un état. Et pourtant le
sage homme de gouvernement ne permettra point, tant qu'il lui sera
possible, que le peuple face une injure aux particuliers habitants,
comme serait en confisquant leur bien, en leur laissant départir entre
eux les deniers communs, ains y resistera de tout son pouvoir en les
preschant, menassant et intimidant, il combattra contre tous tels
appétits désordonnés d'une commune: à l'opposite de ce que fit Cleon à
Athenes, qui nourrissant et augmentant tels fols désirs du peuple, fut
cause de faire naître en la ville plusieurs frelons et mouches guêpes,
comme dit Platon, qui veulent vivre sans rien faire que poindre et
piquer tantôt celui-ci, et tantôt celui-là. Mais si le peuple
d'aventure prend une fête solennelle du pays, ou bien l'honneur de
quelque Dieu pour occasion de faire quelques jeux, ou quelque donnée
légère, ou quelque gracieuseté honnête ou magnificence publique, il est
raisonnable, que leur permettant telles choses on les laisse jouir
aucunement et de leur liberté et de leur opulence: car au gouvernement
de Pericles et de Demetrius Phalereus, il y a plusieurs exemples de
choses semblables. Cimon même embellit <p 174r> la place
d'Athenes de plusieurs belles allées de platains, qu'il y fit planter à
la ligne: et Caton voyant au temps de la conjuration de Catilina, que
le menu peuple de Rome était tout ému par les menées de Jule Caesar, et
qu'il ne fallait guères de chose pour faire changer tout l'état, il
persuada au senat d'ordonner, qu'il se ferait quelque petit donnée et
distribution de deniers aux pauvres citoyens: et cela fait à propos
appaisa tout le tumulte, et réprima la sédition et soublevation qui
était toute prête à se faire. Tout ainsi que le sage et discret
médecin, après qu'il a tiré à son patient beaucoup de sang corrompu,
lui donne un peu de bonne nourriture: aussi l'avisé gouverneur d'état
populaire, après avoir ôté à la commune quelque grande chose, qui était
pour leur apporter honte et dommage: au contraire, par quelque légère
grâce et douceur qu'il leur concède, il les réconforte et engarde de se
fâcher et de se plaindre. Et n'est pas mauvais quelque fois pour les
détourner d'une folie à quoi ils ont affection sans propos, de les
ramenera à autres choses qui sont utiles, ainsi que fit Demades, lors
qu'il avait la superintendance des finances, et de tout le revenu de la
Chose publique, étant le peuple d'Athenes en volonté d'envoyer des
galeres au secours de ceux qui s'étaient rebellez contre Alexandre le
grand, et lui commandant de fournir argent pour cet effet: il leur dit,
Vous avez bien de l'argent tout prêt, car j'en avoir fait provision
pour vous distribuer à cette fête des Bacchanales, si que chacun de
vous eût pu avoir environ demi mar d'argent, qui eût été environ cinq
écus pour tête: si vous aimez mieux que ces deniers soient employez à
cet usage, je m'en rapporte à vous, usez ou abusez-en, comme de chose
votre: par cette ruse les ayants détournés de vouloir plus armer la
flotte de vaisseaux qu'ils voulaient envoyer, de peur de perdre la
distribution qu'il leur promettait, il les engarda d'offenser
grièvement Alexandre. Il y a beaucoup de telles volontez dommageables
et dangereuses, qu'il serait impossible de rompre de droit fil, mais il
y faut user de destour et de torse, comme fit un jour Phocion, quand
les Atheniens voulaient à toute force qu'il allât hors de temps et de
saison dedans le pays de Boeotie: car il fit incontinent crier à son de
trompe, que tous citoyens, depuis l'âge de l'adolescence jusques à
soixante ans, eussent à le suivre avec leurs armes: à raison duquel cri
s'étant élevé un grand bruit des vieillards, qui se mutinaient de ce
qu'on les faisait aller à la guerre en tel âge: «Quel mal y a-il, leur
dit-il, j'ai bien quatre vingts ans, et serai avec vous comme votre
capitaine.» Par tels moyens on pourra rompre beaucoup d'ambassades
importunes, en y commettant ceux que l'on verra les plus maldispos à
faire voyages, plusieurs entreprises de grands bâtiments inutiles, en
commandant de contribuer doncques argent, et plusieurs procès incivils,
en leur disant, qu'ils aillent doncques eux-mêmes à la cour pour les
solliciter: à quoi faire il y faut attirer et associer les premiers
ceux qui mettent telles choses en avant, et qui incitent le peuple à
les vouloir: car s'ils reculent, il semblera qu'ils rompent eux-mêmes
ce qu'ils auront proposé, et s'ils l'acceptent, ils porteront partie de
la fâcherie, et de la peine qu'il y aura. Mais là où il sera question
de quelque affaire de grande conséquence et de grande utilité pour le
public, où il faudra grandement travailler et chaudement s'y employer,
alors regarde à choisir de tes amis ceux qui auront le plus
d'authorité, et mêmement entre les autres, ceux qui seront de plus
douce nature: car ceux-là te resisteront le moins, et te secoureront le
plus, ayants le sens bon, et point de jalousie ni d'opiniâtreté:
toutefois en cela faut-il encore que chacun connaisse bien sa nature,
et qu'entendant ce à quoi il est moins apte, il élise pour adjoints
plutôt ceux qu'il sentira valoir en ce qui est requis pource qui se
présente, que ceux qui lui seront plus semblables: comme Diomedes étant
député pour aller reconnaître le camp des ennemis, choisit pour son
compagnon le plus avisé, et laissa les plus vaillans: par ce moyen les
actions en seront mieux contrepesées, et ne s'engendrera pas si
facilement <p 174v> la jalousie et l'émulation entre ceux qui
désirent faire connaître leur valeur en vertus différentes. Si doncques
tu as une cause à plaider, ou une ambassade à faire, choisy pour ton
adjoint quelque homme bien eloquent, si tu te sens malidoine à bien
parler, ainsi comme Pelopidas choisit Epaminondas: Si tu te sens
malpropre à caresser une commune, et avoir le coeur en trop bon lieu
pour t'abaisser à faire la cour, comme était Callicratidas capitaine
Lacedaemonien, choisis en un qui ait grâce à entretenir les gens, et
qui soit bon courtisan. Si tu as le corps faible, et maldispos pour
porter beaucoup de peine, élis en un qui soit plus robuste, et qui aime
à travailler, comme Nicias choisit Lamachus. C'est ainsi que Geryon
était émerveillable, que ayant plusieurs jambes, plusieurs bras, et
plusieurs yeux, le tout était regy et gouverné par une seule âme: mais
les sages hommes de gouvernement s'ils s'entre-entendent, peuvent bien
conferer ensemble, non seulement leurs corps et leurs biens, mais aussi
leurs fortunes, leurs credits, et leurs vertus en un même affaire: de
sorte qu'ils viendront toujours mieux à bout de quelque execution
qu'ils entreprennent à faire, que ne fera un autre qui qu'il soit. Non
pas comme les Argonautes, qui, après avoir délaissé Hercules, furent
contraints d'avoir recours aux sorcelleries et enchantements d'une
femme pour se sauver, et dérober la toison d'or. Or y a-il des temples,
ausquels ceux qui entrent, laissent l'or dehors, s'ils en ont sur eux:
et quant au fer, on n'en porte presque, en manière de dire, dedans pas
un: et d'autant que la tribune aux harangues, et le siege presidial est
un temple commun à Jupiter conseiller et garde des villes, et à justice
et equité, avant que d'y mettre le pied, dés à présent dépouille ton
âme de toute avarice, de toute convoitise d'avoir, comme si c'était du
fer, ou bien une maladie pleine de rouille, et la rejette en la balle
des marchands, des revendeurs, banquiers et usuriers, et t'en éloigne
le plus arrière que tu pourras, estimant que celui qui s'enrichit du
maniement des affaires publiques, est un sacrilege qui déroberait
jusques sur le maître autel, jusques dedans les sepultures des morts,
dedans les coffres de ses amis, s'enrichirait de trahison et de faux
témoignage: qu'il est conseiller infidele, juge parjure, magistrat
concussionnaire, bref contaminé de toutes les méchancetez que l'homme
peut commettre: et pour cette cause n'est-il jà besoin de plus
amplement en parler. Au demeurant l'ambition, encore qu'elle soit de
plus belle apparence que l'avarice, apporte néanmoins des pestes non
moins dangereuses ne moins pernicieuses qu'elle, au gouvernement de la
Chose publique: car elle est ordinairement accompagnée d'audace et de
temérité, d'autant qu'elle ne s'engendre point és natures basses, ni
faibles ou paresseuses, mais principalement és fortes, actives, et
vigoureuses: et la vogue des peuples qui l'enléve et la pousse bien
souvent par louange qu'on leur donne, rend son impetuosité bien
malaisée à retenir, à manier et régir. Comme doncques Platon écrit
qu'il faut accoutumer les jeunes garçons dés leur enfance à ouïr dire,
qu'il ne leur est pas loisible, ni de porter de l'or à l'entour de leur
corps pour ornement, ni même en avoir et posseder, pource qu'ils en ont
un autre propre interieur mêlé avec leur âme: voulant donner à entendre
sous paroles couvertes, à mon avis, la vertu derivée de leurs
ancestres, par la descente et continuation de leur race: ainsi pouvons
nous réconforter et adoucir la cupidité de l'ambition, en remontrant
aux esprits ambitieux, qu'ils ont en eux de l'or qui ne se peut ternir,
gâter ne contaminer par l'envie, ne par Momus même le repreneur des
Dieux, qui est l'honneur lequel ira toujours croissant et augmentant,
tant plus on discourra, considérera et remémorera les chosses par eux
faites et accomplies au gouvernement de la Chose publique: et pourtant
qu'ils n'auront pas besoin de ces autres honneurs qui se moulent, qui
se taillent, ou qui se peignent, ne qui se fondent en bronze, attendu
que bien souvent, ce que plus on y prise, appartient à autre qu'à eux.
Car la statue que fit Polycletus du <p 175r> Trompette, et celle
du Hallebardier sont louées, pour le regard de celui qui les a faites,
non pour le regard de ceux en faveur de qui elles furent faites. Et
Caton lors que la ville de Rome commençait déjà à se remplir toute
d'images et de statues, ne voulut pas permettre qu'on en fît aucune
pour lui, disant, qu'il aimait mieux que l'on demandât pourquoi on ne
lui en avait point fait, que pourquoi on lui en avait fait: car ces
choses-là apportent envie, et si pensent les peuples être redevables à
ceux, à qui ils n'ont point baillé de telles fumées, et au contraire,
ceux qui les ont reçues, leur sont ennuyeux et fâcheux, comme ayants
recherché d'avoir les affaires de la ville en main, à fin d'en recevoir
un tel salaire. Ainsi donc comme celui qui aurait navigué sans péril
tout le long du gouffre de Syrtis, et puis se serait venu perdre et
noyer à l'entrée du port, n'aurait pas fait rien de grand, ni de fort
recommendable: aussi celui qui se serait sauvé du thresor, et aurait
échappé les fermes publiques, c'est à dire qui n'aurait point souillé
ses mains du larrecin des deniers communs, ni de mauvaise intelligence
avec les fermiers des impositions et gabelles publiques, et puis se
serait laissé prendre à la cupidité de vouloir presider au palais, et
d'être le premier au conseil de la ville: celui-là aurait bien donné
contre une plus haute roche, mais il serait allé à fond, et se serait
noyé aussi bien que les autres: ainsi serait-ce de beaucoup le
meilleur, n'appeter ni convoiter point ces honneurs-là, ains les fuir
et refuser du tout. Toutefois si d'aventure il est malaisé de rebouter
de tout point une grâce et une demontration d'amitié que le peuple a
quelquefois envie de faire à ceux qui combattent en ce champ de
gouvernement, non à un jeu de prix d'argent, ni de riches présents,
ains à un jeu véritablement saint et sacré, et digne d'être couronné,
il suffise de se contenter de quelque honorable inscription, ou de
quelque tableau, ou quelque decret publique, quelque rameau de laurier
ou d'olive, comme Epimenides en eut un de l'olive sacrée du château
d'Athenes, pour avoir nettoyé et purifié la ville: et Anaxagoras,
refusant tous autres honneurs qu'on lui voulait decerner, demanda
seulement que le jour qu'il mourrait, les enfants eussent congé de
jouer, et n'allassent point à l'école pour ce jour-là: et aux sept
gentils-hommes Persiens, qui tuèrent les Mages tyrans, on leur donna
privilege de porter le chappeau pointu Persien, penchant sur le devant
de la tête, à eux et à ceux qui descendraient d'eux: car c'était le
signal qu'ils avaient pris entre eux, quand ils allèrent pour executer
leur entreprise. Aussi eut de la civilité et modestie grande, l'honneur
qu l'on fit à Pittacus: car comme ses citoyens lui eussent permis et
commandé de prendre de la terre qu'il avait conquise sur les ennemis,
autant comme il en voudrait pour lui, il en prit seulement autant que
contenait le jet de son javelot qu'il lancea: et le Romain Cocles eut
autant de terre comme il en peut labourer en un jour, étant boiteux:
car il ne faut pas qu'un honneur civil soit salaire d'un acte vertueux
fait pour le public, ains marque pour la souvenance seulement, afin que
la mémoire en demeure plus longuement, comme ont fait ceux que nous
avons récités. Là où les trois cents statues de Demetrius le Phalerien
n'engendrèrent jamais rouille, ni crasse et ordure, ains furent toutes
de son vivant mêmes abattues, et celles de Demades furent fondues, et
en fit on des vrinaux, et bassins à selles percées, et plusieurs autres
tels honneurs ont été de même effacés, ayants dépleu et fâché au monde,
non seulement pour la mauvaistié de ceux qui les recevaient, mais aussi
pour la grandeur de ce qu'on leur donnait: et pourtant la plus honnête
et plus sûre garde de l'honneur pour le faire longuement durer, c'est
la sobrieté et simplicité, pource que les honneurs excessifs et
desmesurés en grandeur, sont ne plus ne moins que les statues
malcontrepesées et malproportionnées, lesquelles se ruïnent et tombent
par terre d'elles mêmes: J'appelle maintenant honneurs ces choses
exterieures, comme fait le vulgaire, entant <p 175v> qu'il est
loisible, comme dit Empedocles: toutefois j'afferme aussi bien que les
autres, que le sage homme d'état et de gouvernement ne doit point
mêpriser le vrai honneur, qui gît en la benevolence et bonne affection
de ceux qui ont souvenance des services et biens qu'ils ont reçus: ni
ne doit point contemner la gloire, fuyant le plaire à ses prochains,
ainsi que voulait Democritus: car ni les écuyers ne doivent pas rejeter
les caresses de leurs chevaux, ni les veneurs les fêtes de leurs
chiens, ains les doivent plutôt chercher, pource que c'est chose utile
et plaisante de pouvoir imprimer à tels animaux, qui nous sont
familiers, et vivent avec nous, une telle affection en notre endroit,
comme le chien de Lysimachus montra envers son maître, et que le poète
Homere récite des chevaux d'Achilles envers Patroclus. Et quant à moi
j'estime, qu'il en prendrait mieux aux abeilles, si elles voulaient
caresser, et laisser amiablement approcher d'elles, ceux qui les
nourissent, et qui les traitent et ont soin d'elles, plutôt que de les
piquer, et de s'aigrir si âprement contre eux: mais maintenant les
hommes aussi les châtient avec de la fumée, et domptent les chevaux
farouches avec des mors de bride, et les chiens sujets à s'enfuir, ils
les attachent à des billots de bois: là où il n'y a rien qui rende
l'homme libre volontairement obéissant, et se soumettant à un autre
homme, que la fiance qu'il a en lui pour l'amour qu'il lui porte, et
l'opinion qu'il a conceue de sa bonté et de sa justice. C'est pourquoi
Demosthenes dit bien, que les cités libres n'ont point de meilleur
moyen pour se garder et préserver des tyrans, que de se défier d'eux:
car celle partie de l'âme qui crait et qui se fie, est celle qui est la
plus aisée à prendre. Tout ainsi donc comme le don de prophètie
qu'avait Cassandra, ne servait de rien à ses citoyens, d'autant qu'ils
ne lui croiaient point,
Dieu n'a voulu que ma voix prophètique
Portât effet à la Chose publique:
Car quand ils ont reçu quelque meschef,
Tant que le mal leur poise sur le chef,
Je suis par eux alors sage appelée,
Mais au surplus folle et escervellée:
ainsi la foi et bienveillance des citoyens d'Archytas et de Battus
envers eux apportèrent de grands profits aux uns et aux autres qui se
voulurent servir d'eux, et suivre leur conseil, pour la bonne opinion
qu'ils en eurent: aussi est-ce le premier et principal bien qui soit en
la réputation des hommes de gouvernement, la foi et confiance que l'on
a en eux, laquelle leur ouvre la porte à faire toutes bonnes actions:
le second bien est l'amitié et bienveillance du peuple, qui est aux
bons un bouclier et un rempart grand à l'encontre des envieux et des
méchants,
Comme la mère empêche que la mouche
Son fils dormant de doux sommeil ne touche,
détournant l'envie qui peut sourdre à l'encontre d'eux: et quant au
credit égalant celui qui sera né de bas et petit lieu aux plus nobles,
le pauvre aux riches, et le privé au magistrat: bref quand vertu et
vérité sont conjointes à cette benevolence populaire, c'est comme un
vent fort et gaillard en pouppe, qui les pousse à toute entremise de
gouvernement. A l'opposite aussi peut-on voir quels effets produit la
disposition contraire és coeurs du peuple, par tels exemples: car ceux
d'Italie ayants surpris la femme et les enfants du tyran Dionysius,
après les avoir forcez et violez honteusement les firent mourir, et
puis en ayant brûlé les corps, en jetèrent les cendres dedans la mer.
Au contraire, un Menander ayant regné doucement sur les Bactriens, et
étant à la fin mort en la guerre, les villes de son obéissance firent
bien ensemble, et par commun accord, les funerailles et obseques: mais
quand ce vint à savoir où l'on en logerait les reliques, elles en
vindrent en très grande contention les unes contre <p 176r> les
autres, qu'elles pacifièrent à la fin à grande peine, sous condition
que ses cendres seraient partagées également entre elles, et qu'en
chacune y aurait une sepulture de lui. A l'apposite, ceux d'Agrigente,
après qu'ils furent délivrés du tyran Phalaris, firent une ordonnance,
que de là en avant il ne fut loisible à aucun de porter robe de couleur
bleue, pource que les satellites de ce tyran avaient porté des
hoquetons bleus: Et les Persiens, pource que Cyrus avait le nez
aquilin, jusques aujourd'hui aiment encore ceux qui l'ont tel, et les
estiment les plus beaux. C'est l'amour le plus saint, et le plus
puissant de tous, que celui que les villes et peuples portent à
quelqu'un de leurs citoyens pour sa vertu: les autres honneurs, ainsi
nommés à fausses enseignes et demontrations de bienvueillance, que les
peuple donnent à ceux qui leur font bâtir des Theatres, jouer des jeux,
distribuer de l'argent, ou d'autres présents, ou de leur donner le
passetemps de voir combattre des gladiateurs et escrimeurs à outrance,
ressemblent proprement aux caresses et flatteries des putains, qui
rient toujours à celui qui leur donne et qui leur fait plaisir, que est
une réputation qui ne dure guères, ains se passe en bien peu de temps.
celui qui dit le premier, que le premier qui donna de l'argent au
peuple, enseigna le vrai moyen de ruïner l'état populaire, entendit
bien, qu'un peuple perd son authorité, quand il se rend sujet à
corruption: mais aussi faut-il bien que ceux qui le corrompent
entendent, qu'ils se ruïnent et détruisent eux-mêmes, achetants leur
réputation à si grands frais et si grands dépens, et rendent la commune
plus hautaine et plus arrogante, d'autant qu'elle présume qu'il est en
sa puissance de donner ou ôter une chose grande. Ce n'est pas à
dire,que je veuille que l'homme d'état, és dépenses ordinaires et
liberalitez accoutumées, se montre chiche et mechanique, quand ses
affaires lui en donneront le moyen, parce qu'un peuple prend en plus
grande haine le riche, qui ne lui communique pas de ses biens en telles
occasions, que le pauvre qui dérobe du public, pource qu'ils estiment
que l'un procède de mêpris et de contemnement, et l'autre de nécessité.
Parquoi je voudrais que telles largesses premièrement se feissent
gratuitement et pour néant, d'autant que faites en cette sorte, elles
font admirer et obligent davantage ceux qui les reçoivent: et puis je
voudrais que ce fut toujours pour occasion belle, bonne et honnête,
comme pour l'honneur de quelque Dieu: ce qui attire toujours de plus en
plus le peuple à dévotion, pource que tout ensemble il s'imprime au
coeur du peuple une véhémente opinion et appréhension, que la divinité
et majesté des Dieux doit être grande et vénérable chose, quand ils
voyent ceux qu'ils honorent, et qu'ils réputent grands personnages, si
affectionnés à dépenser liberalement pour les servir et honorer. Tout
ainsi donc comme Platon défend aux jeunes qui apprennent la musique,
l'harmonie Lydiene et la Phrygiene, d'autant que l'une excite en notre
âme toutes affections plaintives et lamentables, et l'autre augmente
l'inclination à la volupté et lubricité: ainsi quant aux largesses et
dépenses publiques, chasse hors de ta ville tant que tu pourras celles
qui provoquent les affections bestiales, barbares et sanglantes en
notre âme, ou les dissolues et lubriques: ou si tu ne les peux du tout
chasser et ôter, pour le moins fais devoir d'en contester tant que tu
pourras contre le peuple qui te demandera de tels spectacles, et fais
que le sujet de ta dépense soit toujours honnête et pudique, et la fin
et intention bonne et nécessaire, ou pour le moins que le plaisir et
joyeuseté qui y sera, soit sans insolence ni dommage. Mais si
d'aventure tes biens sont mediocres, et que le centre et la
circonférence d'iceux ne contiene ni n'embrasse pas plus qu'il ne te
faut nécessairement, sache que ce n'est ni lâcheté, ni vileté et
bassesse de coeur, de céder ces ambitieuses dépenses, et laisser faire
ces liberalitez à ceux qui ont bien dequoi, en confessant franchement
sa pauvreté, non pas en s'endebtant et prenant argent à usure, se faire
regarder en pitié, et moquer tout ensemble, en telles commissions: par
ce <p 176v> que ceux qui le font, ne peuvent si secrètement
faire, que l'on ne pense bien qu'ils entreprennent plus qu'ils ne
peuvent, et qu'ils sont contraints de molester d'emprunts leurs amis,
ou de flatter et courtiser des usuriers, tellement qu'ils n'acquirent
ni honneur ni credit, ains plutôt honte et mêpris par telles dépenses.
Pourtant serait il bon, que l'on eût toujours en telles choses Lamachus
et Phocion devant les yeux: car Phocion un jour comme les Atheniens en
un sacrifice lui criassent, qu'il leur donnât quelque argent pour faire
les frais: «J'aurais honte, ce leur dit-il, de vous donner, et
cependant ne payer pas cettui-ci:» en leur montrant Callicles
l'usurier, duquel il avait emprunté. Et Lamachus és comptes de sa
charge, quand il avait été capitaine de l'armée d'Athenes en quelque
voyage, il y mettait toujours en ligne de compte de la dépense, pour
une pair de pantoufles, et pour une robe à son usage. Et les
Thessaliens ordonnèrent à Hermon qui refusait d'être leur capitaine
général, parce qu'il était pauvre, un poinson de vin par chaque mois,
et un minot de bled de quatre en quatre jours: ainsi n'est-ce point
honte de confesser sa pauvreté, et n'ont pas les pauvres moins de moyen
d'acquérir credit et authorité au gouvernement des villes, que ceux qui
dépendent beaucoup à faire des festins et des jeux publiques, pour
acquérir la bonne grâce de la commune, pourvu que par leur vertu ils
ayent acquis foi et liberté de franchement parler au peuple. Pourtant
se faut-il bien sagement maîtriser et modérer en telles choses, et ne
descendre pas à pied en campagne rase, pour combattre contre des gens à
cheval, ni entrer en carrière pour faire jeux, ou sur un échafaud, ni
en salle de festin, étant pauvre, pour faire à l'enuy des riches, à qui
se montrera plus magnifique, ains faut essayer de manier le peuple par
vertu, par gentillesse de coeur, bon entendement conjoint avec une sage
parole: en quoi il n'y a pas seulement une honnêteté vénérable, mais
aussi une grâce attrayante et favorable,
Plus que tout l'or de Croesus désirable:
car pour être bon, il n'est pas nécessaire d'être fâcheux ne présomptueux,
Pour être chaste et bien moriginé
On n'est pourtant severe et rechigné,
Ne par la ville on ne montre une trongne
Hydeuse à voir, tant elle se renfrongne:
au contraire l'homme de bien est premièrement de facile accés, affable
à tous, tenant sa maison ouverte, comme un port de refuge pour tous
ceux qui se veulent servir de lui. Et puis il ne montre pas sa
debonnaireté soigneuse aux negoces et affaires de ceux qui l'employent,
mais aussi en ce qu'il se va réjouir avec ceux à qui il sera arrivé
quelque bonne aventure, et condouloir aussi avec ceux ausquels il sera
échu quelque mesaventure, ne se rendant point moleste ni fâcheux à
personne par un grand nombre de vallets qu'il menera quant et soi aux
étuves, ni à retenir places aux théâtres quand on y jouera des jeux, ni
remarquable par aucuns signes exterieurs de délices et de somptueuse
superfluité: ains étant égal et semblable au commun des autres en
habillements, en dépense de table, en la nourriture de ses enfants,
suite, état et vêtements de sa femme: et bref se voulant comporter en
toutes choses, comme un simple homme et simple citoyen, n'ayant rien
plus d'apparence que l'un des autres, conseillant au reste chacun
amiablement en son affaire, défendant leurs causes, comme un Advocat
gratuitement sans prendre aucun salaire, reconciliant gracieusement le
mari avec la femme, les amis les uns avec les autres, n'employant pas
une petite partie du jour à la tribune aux harangues, ou au parquet de
l'audience pour le public, et puis tout le reste de sa vie tirant à soi
tous affaires et tous moyens de ménager de tous côtés pour son
particulier profit, ainsi que l'on dit que le vent de Caecias attire à
soi les nues, ains ayant toujours l'esprit tendu au soin <p 177>
du public, en faisant par effet apparait, que la vie d'un sage homme de
gouvernement est une continuelle action et function publique, non pas
une oisiveté, comme le vulgaire pense. Par ces façons et autres
semblables il gagne et attire à soi la commune, laquelle enfin vient à
connaître que toutes les flatteries, attraits et allechements des
autres, ne sont que faux appâts et amorces bâtardes, auprès et à
comparaison de la prudence, bonté et diligence de lui. Les flatteurs
qui étaient alentour de Demetrius ne voulaient pas qu'il appellât les
autres princes de son temps Rois, ains disaient qu'il fallait que l'on
nommât Seleucus, le capitaine des Elephans: Lysimachus, garde des
trésors: Ptolomeus, général de la marine: Agathocles, gouverneur des
îles: mais le peuple encore que du commencement à l'aventure ils
eussent rejeté le sage et prudent homme de gouvernement, toutefois à la
fin après qu'ils auront connu sa vérité, sa preudhomme et bonté de son
naturel, ils le réputeront seul populaire, seul gouverneur, et seul
magistrat: et quant aux autres, ils en appelleront l'un le defrayeur,
l'autre le festoyant, l'autre le president des jeux, et les tiendront
pour tels seulement. Et puis tout ainsi que aux festins dont un
Alcibiades ou un Callias faisaient la dépense, il n'y avait que
Socrates qui parlast, et étaient les yeux de toux les conviés tournés
sur lui seul: ainsi és villes saines et bien ordonnées Ismenias fait
des largesses, Lichas donne à souper, Niceratus défraye les jeux: mais
un Epaminondas, un Aristides, un Lysander, sont ceux qui tiennent les
magistrats, qui gouvernent et qui commandent aux armées. Ce considéré
il ne se faut point lâcher de courage, ni s'étonner pour la réputation
qu'acquirent envers une commune ceux qui lear bâtissent des théâtres,
qui leur font des festins, et qui tiennent grandes maison, pource que
c'est une gloire qui dure bien peu, et qui se dissout et s'évanouit en
fumée quant et la fin de ces combats de gladiateurs, et avec les jeux
de leurs théâtres, n'ayants en soi rien de vénérable ni de grand. Or
ceux qui font métier de nourrir et gouverner des ruches d'abeilles
disent, que les exaims qui resonnent le plus, et qui font plus grand
bruit, sont les meilleurs, les plus fructueux, et les plus sains: mais
celui, à qui Dieu a donné la charge et le soin de l'exaim raisonnable
et civil des hommes, jugera celui heureux qui sera le plus doux et le
plus paisible, et approuvera bien les ordonnances et statuts de Solon
en plusieurs autres choses, tâchant à les ensuivre et observer à son
pouvoir: mais il doutera et s'ébahira à quoi il pensait quand il
écrivait, que ceux qui en une sédition de ville ne se rangeraient à
l'une ou à l'autre des parties, fussent notés d'infamie: car en un
corps naturel malade, le commencement de mutation à recouvrement de
santé ne lui vient pas des membres gâtez ni des parties malades, mais
quand la température des fortes, saines et entières, est si puissante,
qu'elle chasse ce qui est en tout le reste du corps contre la nature:
aussi en un peuple tumultuant en sédition non dangereuse ni mortelle,
ains qui soit pour se terminer et prendre fin, il faut qu'il y ait
beaucoup de sain et entier, et qu'il y demeure, et se maintienne
ensemble: car il flue et decoule des sages ce qui guérit et pénétre à
travers de ce qui est malade: mais les villes qui sont entièrement
troublées, et toutes sans dessus dessous, perissent de fond en comble,
s'il ne leur survient de dehors quelque contrainte et quelque châtiment
qui les face sages par force. Non pas que je veuille dire, qu'il
faille, en sédition et dissension civile, demeurer insensible et
impassible, sans sentir aucune passion du mal public, en chantant son
repos et sa tranquillité, et sa vie heureuse et paisible, cependant que
les autres se battront, en s'éjouissant de la follie d'autrui: car
c'est là principalement, où il faut chausser le brodequin de Theramenes
qui servait à l'un et à l'autre pied, et parler à toutes les deux
parties sans se joindre ni aux uns ni aux autres: par ce moyen tu ne
sembleras pas être adversaire, en étant prêt à offenser, ains commun à
tous en aidant aux uns et aux autres, et ne t'apportera point d'envie
ce que tu ne te sentiras point du malheur, si tu te montres avoir <p
177v> compassion également de tous. Mais le meilleur est de procurer
et pourvoir que jamais ils ne viennent à ouverte sédition, et doit-on
estimer, que cela est la cime et le point principal de toute la science
civile de gouverner: car il est tout évident que c'est la cause des
plus grands biens que les villes sauraient désirer de la paix, de la
liberté, de la fertilité, de multitude de peuple, et d'union et
concorde: et quant à la paix pour le temps qui court aujourd'hui, les
peuples n'ont pas grand besoin de sages gouverneurs pour la leur
maintenir, pource que toutes guerres, et contre le Grecs et contre les
Barbares, s'en sont fuïes arrière de nous: et quant à la liberté, les
peuples en ont autant qu'il plaît aux princes et supérieurs leur en
départir: et le plus, à l'aventure, ne serait pas le meilleur pour eux:
quant à la fertilité de la terre et abondance des fruits, et la bonne
disposition et température des saisons de l'année,
Que les enfants des ventres de leurs meres
Sortent à temps semblables à leurs peres,
l'homme de bien priant pour le salut d'iceux enfants nouvellement nés,
le demandera en ses prières aux Dieux pour tous ses citoyens. Il reste
donc à l'homme de gouvernement de tous les ouvrages proposés, celui qui
est un bien non moindre que pas un des autres, c'est de faire qu'il y
ait toujours amitié, union et concorde entre ses citoyens, et chasser
hors de sa ville toutes dissensions, toutes querelles et toutes
malveillances, comme entre communs amis, en réconfortant premièrement
la partie qui semblera être plus offensée, et montrant de s'en sentir
offensé aussi bien comme eux, et qu'il lui en fait aussi grand mal
comme à eux: et puis petit à petit tâcher à les adoucir, et à leur
donner à entendre, que ceux qui flechissent et qui chalent la voile un
petit, surmontent ordinairement ceux qui s'opiniâtrent à vouloir gagner
à toute force, et surmontent non seulement en douceur et bonté de
nature, mais aussi en grandeur de courage et en magnanimité: et qu'en
pliant et cedant en quelques petites choses, ils gagnent en de très
belles et très grandes: et puis après en remontrant en particulier à
chacun, et en public à tous, et leur déclarant la petitesse et
faiblesse des affaires de la Grèce, et qu'il est beaucoup plus
expédient aux hommes de bon et sain jugement, jouir du fruit et du bien
qu'il y a en cette imbecillité, en vivant en pais et en concorde les
uns avec les autres, attendu que la fortune ne leur a laissé au milieu,
aucun grand et digne prix à gagner pour tous leurs efforts. Car quelle
gloire, quelle authorité, ne quelle puissance demeurera à ceux qui
gagneront et qui demeureront les maîtres, que le Proconsul avec un
simple mandement ne renverse et ne transporte en un autre toutes et
quantes fois qu'il lui plaira, encore que quand elle demeurerait, elle
ne méritât pas que l'on en fît autrement grand cas. Mais comme le plus
souvent les grands embrazements de feu ne commencent pas aux edifices
saints et sacrés ni publiques, ains sera par le moyen d'une lampe que
l'on aura laissé tomber sans y penser, en quelque pauvre et petite
maison, ou bien quelque paille que l'on brûlera, qui jettera soudain
une grande flamme, dont il advient après une grande et publique perte
de plusieurs bâtiments: aussi n'est-ce pas toujours par les contentions
et dissensions touchant les affaires publiques que les séditions des
villes s'allument, ains bien souvent les querelles et riottes issues de
negoces particuliers, et procédées jusques au public, ont mis sans
dessus dessous toute une ville. Au moyen dequoi il appartient à l'homme
politique autant que nulle autre chose, d'y pourvoir et remédier, afin
que tels différents ou ne naissent point du tout, ou qu'ils soient
bientôt assoupis, et qu'ils ne croissent point, ou pour le moins qu'ils
ne touchent point au public, ains demeurent entre ceux qui les auront
émeus: en considérant lui-même et le donnant à entendre aux autres, que
les privés debats sont à la fin cause des publiques, et les petits des
grands, quand on les néglige, et que l'on n'y use pas des remedes
convenables dés le commencement. <p 178r> Comme l'on tient, que
le plus grand mouvement de sédition civile qui fut oncques en la ville
de Delphes, advint par le moyen de Crates, duquel Orgilaus fils de
Phalis étant près à épouser la fille, il arriva par cas d'aventure que
la coupe, de laquelle on devait premièrement faire les effusions de vin
en l'honneur des Dieux, et boire puis après l'un à l'autre par les
ceremonies nuptiales, se rompit en deux pièces d'elle-même: ce que
ledit Orgilaus prenant à mauvais presage, abandonna l'épousée, et s'en
alla sans rien achever avec son père: Peu de jours après, ainsi comme
ils faisaient un sacrifice aux Dieux, Crates leur fit supposer quelque
vase d'or, de ceux qui étaient sacrés et dediez au temple, et ainsi fit
precipiter du haut en bas de la roche de Delphes, sans autre jugement
ni forme de procès, comme sacrileges manifêtes, Orgilaus et son frère:
et depuis encore fit mourir aucuns de leurs parents et amis, bien
qu'ils suppliassent qu'on les laissât jouir de la franchise du temple
de Minerve providente, dedans lequel ils s'en étaient fuïs: et s'étants
commis plusieurs tels meurtres, les Delphiens à la fin firent mourir ce
Crates, et ceux qui avec lui avaient émeu la sédition, puis de l'argent
procédé de la confiscation des excommuniés, ainsi qu'on les appelle,
ils firent bâtir les temples qui sont au bas de la ville. Et à Syracuse
de deux jeunes hommes qui avaient grande familiarité ensemble, l'un
s'en allant hors du pays laissa en garde à l'autre une sienne concubine
jusques à ce qu'il fut de retour: l'autre en l'absence de son ami la
corrompit, et son compagnon à son retour l'ayant su, fit tant qu'il
débaucha et adultera la femme de l'autre: et y eut lors un des plus
anciens Senateurs qui mit en avant au conseil, que l'on les bannît de
la ville tous deux, devant qu'ils fussent cause de la mettre en
combustion, et de la perdre, en la remplissant de haines et
d'inimitiés: ce qu'il ne peut pas persuader, tellement que le peuple
entrant en sédition, par grandes calamités ruïna un très bon
gouvernement. Tu as aussi des exemples domestique de Pardalus et de
Tirrhenus, qui cuidèrent détruire et ruiner la cité de Sardis, pour
causes légères et privées,l'ayant jetée en guerres et rebellions par
leurs factions et inimitiés particulières: Pourtant faut-il que l'homme
de gouvernement soit toujours au guet, et qu'il ne mêprise pas non plus
qu'en un corps naturel les commencements des maladies, les petites
hargnes, qui courent aisément de l'un à l'autre, ains qu'il les arrête,
en y remédiant de bonne heure: car en y ayant bien l'oeil, ce qui était
premièrement grand devient petit, et ce qui était petit se réduit à
néant. Or pour les bien induire et persuader à ce faire, il n'y a point
de meilleur artifice ni de plus grand moyen, que de se montrer soi-même
facile à pardonner, et aisé à reconcilier en semblables différents,
demeurant en ses premières causes et raisons sans rancune, et
n'ajoutant à pas une ni opiniâtreté, ni colère, ni autre passion qui
puisse engendrer une âpreté et une aigreur és disputes nécessaires et
que l'on ne saurait eviter. Car aux combats et escrimes des poings que
l'on fait par plaisir nud à nud, on a accoutumé de munir les mains de
moufles rondes, afin que les combattants viennent à s'échauffer, il
n'en puisse arriver aucun malin accident, étant les coups mols, et ne
pouvants faire grande douleur: Aussi és procès et différents qui
surviennent entre les citoyens d'une même ville, le meilleur est de
combattre, en déduisant ses moyens, raisons et arguments tout
simplement et nuement, sans aigrir ni envenimer les affaires, comme les
traits, en y faisant des incisures, ou en les empoisonnant par injures,
par obstinations maligne, et par menasses, pour rendre le mal
incurable, et l'augmenter, de sorte qu'il vienne à toucher jusques au
public: car celui qui se portera ainsi en ses propres affaires envers
ses parties, viendra facilement à bout aussi des autres: et depuis que
l'on a une fois ôté les occasions particulières des malveillances
privées, les piques et discordes que l'on a à cause du public, sont
faciles à pacifier, et n'apportent jamais inconvénients irremédiables
ni malings.<p 178v>
XXXII. Si l'homme d'âge se doit encore entremettre ET MÊlER DES AFFAIRES PUBLIQUES.
NOUS savons bien, Seigneur Euphanes, que tu es assez coutumier de louer
hautement le poète Pindare, et que tu as souvent en la bouche ces
paroles siennes, comme étant à ton avis bien assises et véritablement
dites,
Quand le comnbat est présenté,
Qui restive en cherchant excuse,
Jette en profonde obscurité
Le bruit de sa vertu confuse.
Mais pour autant que l'on allégue ordinairement plusieurs causes et
pretextes pour couvrir la paresse et faute de coeur de s'entremettre
des negoces et affaires de la Chose publique, et entre autres pour la
derniere, comme par manière de dire, celle de la ligne sacrée, on nous
amène en jeu la vieillesse, et pense l'on avoir bien trouvé un
suffisant argument pour reboucher et attiedir le désir de se faire
honneur par le moyen d'icelui, en nous disant, qu'il y a un certain
but, et fin limitée, non seulement à la révolution du temps que l'on
est propre pour les combats et jeux de prix, mais aussi pour les
affaires et negoces publiques: Il m'a semblé qu'il ne serait point hors
de propos, si je t'envoyais et communiquais les discours que je fais
quelquefois à par-moi, sur l'entremise des vieilles gens au
gouvernement de la Chose publique, afin que nul de nous deux
n'abandonne le long pélerinage que nous avons longuement continué en
cheminant tous deux ensembles jusques à présent, ni ne rejette la vie
civile au maniement des affaires, non plus qu'il voudrait faire un
vieil compagnon de son âge, ni un ancien familier ami, pour en prendre
une autre non accoutumée, et pour à laquelle se familiariser et
accoutumer il n'aurait pas du temps assez: ains demeurons fermes et
constants en la manière de vivre que nous avons dés le commencement
choisie, tellement que la fin de notre vivre soit aussi de bien vivre,
si nous ne voulons pour ce peu de temps qui nous rest à vivre, diffamer
le beaucoup que nous avons déjà vécu, comme ayant été dépendu vainement
à nulle bonne et louable intention: car la domination tyrannique n'est
pas un beau monument pour y être enseveli, ainsi comme quelqu'un jadis
dit au tyran Dionysius, mais à lui cette principauté acquise et jouie
par voie si injuste et si méchante, plus elle durait sans danger de
faillir, plus elle lui était grande et parfaite calamité: et comme
Diogenes depuis voyant son fils devenu pauvre homme privé, de seigneur
et prince qu'il était: O (dit-il) Dionysius, que tu es indigne de
l'état auquel tu es réduit maintenant! car tu ne méritais pas de vivre
ici en liberté, sans doute quelconque avec nous, ains devais demeurer
pardelà comme ton père, emmuré et confiné dedans une forteresse, pour
toute ta vie, jusques à la vieillesse. Mais un gouvernement populaire,
juste et legitime, auquel un homme de bien a accoutumé de se montrer
toujours, non moins en obéissant qu'en commandant, utile et profitable
au public, est à la vérité un beau sepulchre pour y être en tel
exercice honorablement inhumé, en ajoutant à sa mort la gloire de sa
vie: c'est le dernier qui descend sous terre, comme dit Simonides,
sinon à ceux en qui l'honneur et la bonté meurent premier, et en qui le
zele du devoir se lasse et défaut devant que la convoitise des choses
nécessaires à cette vie, comme si les parties divines de notre âme, et
qui dirigent les actions, étaient plus fréles, et s'amortissaient
plutôt que les sensuelles et corporelles: ce qui n'est ni honnête à
dire, ni bon à croire, non plus que ceux qui disent, que nous ne nous
lassons jamais de gagner, ains plutôt faut redresser en mieux, et
ramener le dire de Thucydides à la vérité, en ne croyant pas ce qu'il
dit, qu'il n'y ait que l'ambition seule qui ne vieillisse point en
l'homme, ains plus <p 179r> tôt qu'il y ait aussi la socialité de
vouloir verser et vivre en compagnie, et la civilité de vouloir
entendre et se mêler des affaires: ce qui persévére toujours jusques à
la fin aux fourmis et aux abeilles: car jamais homme ne voit qu'une
abeille par vieillesse devint frelon, comme il y a des gens qui veulent
que ceux qui ont été toute leur vie nourris aux affaires, quand la
vigueur de leur âge est passée demeurent assis, et se retirent en leurs
maisons à ne rien faire, laissants éteindre et consumer la vertu active
par paresse, ne moins que la rouille gâte le fer. Car Caton disait très
sagement, que la vieillesse d'elle-même avait assez de laideurs, sans
que volontairement nous y ajoutissions encore la villanie et laideur du
vice. Or n'y a-il entre tous les vives un qui plus diffame l'homme
vieil, que fait la paresse, la délicatesse et voluptuosité, le faisant
sortir d'un palais où s'exerce la justice, ou d'une court où se tient
le conseil, pour s'aller cacher en un coin de maison, ne plus ne moins
qu'une femme, ou en quelque terre aux champs, pour avoir l'oeil à ce
que font les moissonneurs et les glaneuses.
Mais où est or' Oedipus, et où sont
Ses tant prisés énigmes?
ainsi comme il y a en Sophocles. Car de vouloir commencer en la
vieillesse à s'entremettre des affaires, et non pas devant, comme l'on
dit que Epimenides s'étant allé coucher jeune, se réveilla vieillard,
cinquante ans après: ainsi quittant et laissant un repos si long et si
fort collé avec soi par longue accoutumance, s'aller jeter tout d'un
coup en des travaux et des occupations laborieuses, sans y être duit,
dressé ni exercité en façon quelconque, et sans avoir hanté personnes
entendues en matière d'état, d'y prattiqué affaires du monde, celui qui
le ferait, donnerait à l'aventure occasion à qui l'en reprendrait, de
lui mettre au-devant ce que la prophètisse Pythie répondit un jour à
quelqu'un qui enquérait Apollon de semblable chose,
Tu es venu bien tard me demander
État qui puisse au peuple commander:
Tu vas à heure indue et incivile
Frapper à l'huis de la maison de ville.
comme ferait un malappris qui arriverait au festin, ou un étranger, la
nuit toute noire: tu ne changes pas de lieu ni de place, mais de vie
que tu n'as jamais essayée. Car quant à cette sentence de Simonides,
La ville enseigne et rend habile l'homme,
elle est bien vraie en ceux qui ont encore du temps assez pour être
enseignés, et pour apprendre une science qui ne s'apprend qu'avec
beaucoup de travaux, longues et laborieuses occupations à toute peine,
pourvu encore qu'elle rencontre une nature patiente de labeur, et qui
puisse aisément supporter toutes adversitez de fortune. Ces raisons-là
pourraient sembler bien à propos alléguées contre ceux qui
commenceraient en leur vieillesse à se vouloir mêler des affaires: et
toutefois nous voyons au contraire, des hommes de grand jugement, qui
divertissent les adolescents et les jeunes gens du gouvernement de la
Chose publique: à quoi se rapporte le témoignage des lois, par
ordonnances desquelles à Athenes le crieur public à haute voix appelle
à la tribune, pour haranguer aux assemblées de ville devant le peuple,
non les jeunes gens de gaillarde cervelle, comme un Alcibiades, ou un
Pythias, les premiers, ains ceux qui ont passé cinquante ans, les
enhortant de venir dire et conseiller au peuple ce qu'ils verront être
bon à faire:* * Ces paroles semblent être ajoutées d'ailleurs. Car ni
la faute d'expérience, ni le non avoir essayé ou accoutumé de se
hazarder, ne sont point un si grand aiguillon à chaque soudard. * Ici y
a faut de quelques lignes en l'original Grec. Et Caton ayant été accusé
après l'âge de quatre vingts ans, en plaidant lui-même sa cause, dit:
Il est bien malaisé, Seigneurs, rendre compte de sa vie, et la
justifier devant d'autres hommes, que devant ceux avec lesquels on a
vécu. Et n'y a personne <p 179v> qui ne confesse, que les actes
que fit Auguste Caesar, qui défit Antonius un peu avant que de mourir,
ne soient trop plus Royaux, et plus profitables à la Chose publique,
que nuls autres qu'il ait oncques faits. Et lui-même refrénant
severement par bonnes coutumes et ordonnances la dissolution des jeunes
gens, comme ils s'en mutinassent, il ne leur fit que dire, «Écoutez
jeunes hommes un vieillard, que les vieillards écoutaient bien quand il
était jeune.» Et le gouvernement de Pericles eut sa plus grand' vogue
et vigueur en sa vieillesse, lors qu'il persuada aux Atheniens de
hardiment entrer en la guerre Peloponesiaque: mais comme importunément
ils voulussent à toute force sortir de la ville, pour aller combattre
soixante mille hommes de pied armés, qui fourrageaient et saccageaient
leur plat pays, il s'y opposa et l'empêcha, en arrachant, par manière
de dire, les armes au peuple, et seellant les serrures des portes. Mais
il vaut mieux coucher les propres termes que met Xenophon quand il
écrit du Roi Agesilaus: «Quelle jeunesse, dit-il, est plus gaillarde
qu'était sa vieillesse? Qui fut jamais en sa plus grande fleur et
vigueur plus formidable aux ennemis, que fut Agesilaus étant tout au
bout de son âge? De la mort de qui demenèrent oncques les ennemis plus
grande joie, qu'ils firent de celle d'Agesilaus, encore qu'il fut vieil
quand il mourut? Qui était celui qui assurait les alliés et confederés,
sinon Agesilaus, combien qu'il fut déjà sur le bord de sa fosse, et
près de la fin de ses jours? Quel jeune homme regrettèrent onc les
siens plus amèrement que lui mort, quelque vieil qu'il fut?» Le long
temps que ces grands personnages avaient vécu, ne les empêchait pas de
faire de si belles et si honorables choses: et maintenant nous autres
faisons les délicats au gouvernement des villes, où il n'y a ni
tyrannie à combattre, ni guerre à conduire, ni siege à soutenir, ains
seulement des debats et contentions civiles entre des citoyens, et
quelques émulations, lesquelles se vident pour la plupart par la loi,
avec paroles, et par la justice, nous tirons le pied arrière de peur,
en nous montrant plus lâches et faillis de coeur, je ne dirai pas que
ces anciens Capitaines là et gouverneurs du peuple, mais aussi que les
poètes, les sophistes, et les joueurs de Comoedies et Tragoedies du
temps passé, s'il est vrai, comme il est, que Simonides en sa
vieillesse emporta le prix d'avoir mieux ordonné sa danse, ainsi que
témoignent ces derniers vers d'un Epigramme qui en fut fait,
Quatre vingts ans avait Simonides
Athenien, fils de Leoprepes,
Quand il gagna l'honneur de la carolle.
Aussi dit-on que Sophocles étant appelé en justice par ses propres
enfants, qui lui mettaient sus qu'il radottait, et était retourné en
enfance pour son grand âge, afin que par authorité de justice il lui
fut baillé curateur, leut devant les juges l'entrée du Chorus de sa
Tragoedie, que l'on surnomme Oedipus en Colone, qui se commence ainsi:
Étranger tu as fait entrée
En cette fertile contree
Par le bourg Colone nommé,
Pour ses bons chevaux renommé,
Là où le grâceux ramage
Du rossignol fait le boccage
Des vaux verdoyants resonner
Plus qu'ailleurs on ne l'ait sonner.
Et pource que le cantique en pleut merveilleusement à l'assistance,
chacun se leva, l'accompagna, et le reconvoya jusques en sa maison,
avec grandes acclamations de joie, et battements de mains à son
honneur, comme l'on faisait au sortir du Theatre, quand il avait fait
jouer quelqu'une de ses Tragoedies. Il est bien certain que ce petit
Epigramme est de lui,<p 180r>
Quand Sophocles ce cantique écrivait
Pour honorer Herodote, il avait
Déjà vécu cinquante et cinq années.
Philemon et Alexis tous deux poètes Comiques, la mort les prit qu'ils
faisaient encore jouer sur la scène leurs Comoedies, et en gagnaient le
prix. Et Pôlus le joueur de Tragoedies, Eratosthenes, et Philochorus
écrivent, qu'il avait soixante et dix ans qu'il joua encore huict
Tragoedies, en l'espace de quatre jours, un peu auparavant qu'il
mourût. N'est-ce doncques pas une grande honte, que les vieillards qui
ont fait profession de haranguer au peuple de dessus une tribune, de
seoir en chaire de judicature pour exercer la justice, se montrent
moins généreux, et moins magnanimes que ceux qui ont fait toute leur
vie métier de jouer des jeux sur un échafaud, et que quittant les jeux
et combats qui sont véritablement sacrés, ils dépouillent la personne
civile d'homme d'honneur, se mêlant du gouvernemnent de la Chose
publique, pour en prendre je ne sais quelle autre? car de vouloir
quitter la dignité royale pour prendre le personnage d'un laboureur,
c'est chose trop basse et trop mechanique: et vu que Demosthenes dit,
que la galere sacrée de Paralos était indignement et ignominieusement
traitée, quand on s'en servait à apporter à Midias du bois, des
échalas, et des moutons: si un personnage d'état venait à quitter
l'honneur de superintendant des fêtes publiques, de gouverneur de la
Boeoce, et de president en l'assemblée des états des Amphictyons, et
puis après qu'on le veît s'amuser à faire mesurer de la farine, du marc
de raisin, ou bien à peser des toisons de laine, ne serait-ce pas
proprement cela qu'on dit en commun proverbe, la vieillesse d'un
cheval, sans que personne l'y contraigne? Mais encore de se mêler
d'aucune manufacture mechanique, ni d'aucune traffique de marchandise,
après avoir eu office de gouvernement en la Chose publique, ce serait
autant comme dépouiller une Dame honnête et de bonne maison de ses
beaux vêtements, et lui bailler quelques haillons pour couvrir sa
vergongne, la faisant tenir en un cabaret: car toute la dignité, toute
la grandeur et honnêteté de la vertu politique se perd quand on la
ravale jusques à des ménageries, épargnes et traffiques si basses et
privées. Mais si (qui est le seul point qui reste) ils appellent vivre
doucement, et jouir de ses biens, que se laisser aller aux délices et
aux voluptés, et qu'ils conviennent l'homme politique à se laisser
anéantir peu à peu, en vieillissant en icelles, je ne sais auquel des
deux tableaux et exemples, tous deux vilains et déshonnêtes, cette
sienne vie serait plutôt comparable, ou à des mariniers qui voudraient
tout le reste de leur vie solenniser la fête de Venus, n'étant pas
encore leur navire dedans le port, ains l'ayant laissée cinglant en
haute mer, ou bien à Hercules, que d'aucuns paintres en se jouant, mais
mal et irrévéremment pourtant, peignent, comme s'il était au palais
Royal de la Roine Lydie Omphale, vestu d'une cotte de damoiselle, se
laissant souffletter et tresser aux filles et femmes de la Roine: Ainso
nous dépouillants l'homme d'état de sa peau de lion, c'est à dire, de
son courage magnanime, de vouloir toujours profiter au public, et le
mettants bien à son aise à table, le traiterons magnifiquement, et lui
remplirons les aureilles du son des flûtes et autres instruments de
musique, n'ayants pas au moins honte de l'honnête réprimende que donna
jadis Pompeius le grand à Lucullus, lequel après ses guerres et
conduittes d'armées s'était adonné à baings, étuves, festins, à
entretenir femmes, et faire l'amour sur jour, et plusieurs autres
telles dissolutions et superfluités, à bâtir de somptueux edifices,
reprochant cependant à Pompeius, qu'il était ambitieux et convoiteux de
dominer, outre ce que son âge ne le comportait: Car Pompeius lui
répondit, «Je crois qu'il est plus hors d'âge à un homme vieil d'être
dissolu et superflu en délices, que non pas de vouloir commander.» Et
comme étant un jour tombé malade le médecin lui eût ordonné de manger
d'une <p 180v> grive, n'en étant pas la saison, on n'en pouvait
recouvrer pour argent, quelqu'un dit qu'il y en avait bon nombre chez
Lucullus que l'on y nourrissait toute l'année: il n'y voulut pas
envoyer ni en prendre, disant, Si Lucullus n'est été friand et délicat,
Pompeius doncques n'eût pas su vivre. Car encore que la nature requière
et recherche en toute sorte de s'égayer et de se délecter et réjouir,
si est ce que le corps des vieilles personnes ne peut plus prendre
fruition des voluptés, excepté bien peu des nécessaires. Et n'est pas
Venus seule courroucée aux vieillards, ainsi que dit Euripide, mais
encore ont-ils les cupidités du boire et du manger fort mousses, et par
manière de dire edentées, de sorte qu'ils ne font que toucher un petit
par le dessus, sans pénétrer ni enfondrer au dedans. Et pourtant
faut-il qu'ils se preparent des plaisirs et voluptés, non basses ne
lâches en l'âme, comme disait Simonides à ceux qui lui reprochaient
l'avarice, qu'étant privé de toutes autres voluptés corporelles à cause
de sa vieillesse, il y en avait encore une qui l'entretenait, c'était
la volupté qu'il prenait à gagner: mais la vie politique de ceux qui se
mêlent d'affaires, a de très grandes et très honnêtes voluptés,
desquelles seules ou principales il est vraisemblable que les Dieux
mêmes se délectent: ce sont celles qui procèdent de la beneficence de
faire bien à beaucoup de gens, et de la gloire des grandes et honnêtes
actions. Car si le paintre Nicias se plaisait si fort en ses ouvrages,
et y était si affectionné, que bien souvent il demandait à ses
serviteurs s'il s'était lavé, et s'il avait disné: et Archimedes était
si fort attaché à son tableau, sur lequel il tracait ses figures
Geometriques, que ses serviteurs l'en retiraient et ôtaient par force,
et l'huilaient: et encore cependant qu'on l'huilait, il tracait de
nouvelles figures sur son corps: et Canus le joueur de flûtes que tu
connais, disait, que les hommes n'entendaient pas qu'il se donnait à
lui-même plus de plaisir de son jeu, qu'il ne faisait à ceux qui
l'écoutaient, et qu'ils devraient plutôt avoir que bailler salaire pour
le venir ouïr: ne voulons-nous pas imaginer en nous mêmes combien les
vertus apportent de grandes voluptés des belles et louables actions,
qui cèdent au bien public, et tournent au profit de tout un peuple? non
qu'elles grattent ne qu'elles flattent, comme font ces doux et gracieux
mouvements de la chair, car celles-là apportent une demangeaison
impatient, et un chatouillement inconstant et mêlé d'une inflammation
fiévreuse: mais celles qui procèdent des beaux et louables faits, comme
sont ceux dont est ordinaire ouvrier celui qui se mêle du gouvernement
de la Chose publique droitement, ainsi qu'il appartient, élevent l'âme
en une grandeur et hautesse de courage accompagnée de joie, non avec
les ailes d'or d'Euripide, mais avec les ailes célestes que dit Platon.
Et qu'il soit vrai, ramène toi en mémoire ce que tu as souventefois
entendu d'Epaminondas, qu'étant un jour enquis, quelle plus grande aise
il avait jamais sentie en toute sa vie: Il répondit, que c'était
d'avoir gagné la bataille de Leuctres, son père et sa mère étant encore
vivans. Et Sylla comme il arriva la première fois à Rome, après avoir
nettoyé l'Italie des guerres civiles, il ne dormit point un seul moment
de toute la nuit, tant son âme était ravie d'aise et de joie, comme
d'un grand et violent vent, ainsi que lui-même l'écrit en ses
Commentaires: car je veux bien concéder à Xenophon, ce qu'il dit qu'il
ni a audition qui tant réjouisse l'ouie de l'homme, que d'ouïr réciter
ses louanges: mais aussi faut-il que l'on me confesse, qu'il n'y a ni
spectacle, ni remémoration, ni pensement au monde, qui tant apporte de
plaisir et de contentement à l'âme, comme fait la contemplation des
belles et louables choses que l'on a faites pendant que l'on a été en
administration d'offices et de charges, comme en lieux clairs et
publiques. Il est bien vrai que le gré et la grâce amiable que l'on en
acquiert, accompagnant toujours les actes vertueux et la louange du
peuple, faisant à l'envi à qui en dira plus de bien, guide qui
l'achemine à une juste benevolence, ajoute comme un lustre et une
polissure resplendissante à la joie de la vertu, et ne faut pas par
<p 181r> négligence laisser comme fener et sécher en vieillesse
la gloire de ses faits, ne plus ne moins qu'une couronne que l'on
aurait acquise et gagnée aux jeux sacrés, ains faut en produisant
toujours quelque nouveau et récent mérite, réveiller la grâce des
précédents, et la rendre de tant plus grande et plus assurée. Car ainsi
comme les charpentiers et ouvriers qui avaient charge d'entretenir
entier le galion Deliaque, subrogeants toujours d'autres pièces de
bois, et les clouants au lieu de celles qui étaient gâtées, l'ont
conservé sain et entier depuis le temps qu'il fut premièrement
fabriqué: ainsi faut-il faire de la réputation, et n'est pas malaisé
d'entretenir une gloire, non plus qu'une flamme, en y mettant toujours
dessous de petits soutenements, mais depuis qu'elles sont une fois de
tout éteintes et refroidies, alors ce n'est pas peu d'affaire, que de
les r'allumer et l'une et l'autre. Et comme Lampis ce riche marchand,
enquis comment il avait gagné ses biens, répondit: «Les grands, bientôt
et facilement: et les petits, à grand' peine et en long temps:» aussi
n'est-il pas bien aisé au commence ment d'acquérir la réputation, le
credit et l'authorité civile au maniement des affaires, mais
l'augmenter depuis que le fondement en est posé, et la conserver et
entretenir grande avec peu de moyen, il n'est pas malaisé. Ne plus ne
moins que un ami, depuis qu'il est une fois acquis, ne requiert pas
plusieurs et grands plaisirs et offices d'amitié pour demeurer ami,
ains par petits signes la continuation conserve toujours la
benevolence: aussi l'amitié d'un peuple, et la foi et créance qu'il a
une fois prise d'un personnage, encore qu'il ne puisse pas toujours
exercer ses largesses envers lui, ni défendre sa cause, ni tenir un
magistrat, s'entretient néanmoins quand le personnage se montre
seulement avoir bonne volonté, et qu'il ne se lasse point de prendre
peine et solicitude pour le bien public: car les expéditions mêmes de
guerre n'ont pas toujours des batailles rangées, ni des combats et
escarmouches ordinaires, ni des sieges de villes, ains ont quelquefois
aussi parmi des sacrifices, des festins en compagnie, et beaucoup de
loisir à vaquer à jeux et passe-temps. A plus forte raison doncques,
pourquoi doit on craindre s'entremettre du gouvernement de la Chose
publique, comme si c'était une charge insupportable, pleine de travaux
innumerables sans aucune consolation, vu qu'il y a parmi des jeux, des
théâtres, des processions, des montres, des données et largesses
publiques, des danses, de la musique, des fêtes, et toujours l'honneur
de quelque Dieu, qui resout et dissipe tout le soucy et toute
l'austerité d'un palais, et d'un Senat et conseil, rendant beaucoup
plus de plaisir et de contentement, que l'on n'y reçoit de travail, et
de déplaisir: pour le moins, le mal qui est le plus à craindre, et le
plus fâcheux en telles administrations, c'est à savoir l'envie,
s'attache beaucoup moins à la vieillesse qu'à nul autre âge: Car, comme
soûlait dire Heraclitus, les chiens mêmes abbayent ceux qu'ils ne
connaissent point, aussi l'envie combat à l'encontre de celui qui
commence à venir au gouvernement, à l'entrée de la tribune et du siege
presidial, et tâche de lui en empêcher le passage: mais depuis qu'elle
a accoutumé la gloire d'un homme, et qu'elle a été nourrie avec elle,
elle la porte doucement, et ne s'en fâche ni ne s'en tourmente plus.
C'est pourquoi quelques-uns comparent l'envie à la fumée, car elle sort
grosse et épaisse du commencement que le feu commence à prendre, mais
après qu'il est tout allumé et clair, elle s'en va. Et en toutes autres
précédences les hommes coutumièrement en debattent et querellent, comme
de vertu, de noblesse, de diligence, ayants opinion qu'ils s'en ôtent
autant à eux-mêmes comme ils en cèdent aux autres: mais la précédence
du temps qui proprement s'appelle Presbion, comme qui dirait l'honneur
de vieillesse, il n'y a personne qui en soit jaloux, et qui ne le cède
volontiers à son compagnon. Et n'y a sorte d'honneur à qui conviene
mieux cette qualité, qui honore plus celui qui le defere, que celui à
qui il est deferé, que fait l'honneur qu'on donne aux vieilles gens.
davantage tous n'espèrent pas d'avoir quelquefois le credit <p
181v> des riches, ou la force de l'éloquence, ou de sapience: là où
il n'y a pas un de ceux qui se mêlent des affaires publiques, qui
desespere de parvenir un jour à cette gloire et révérence, à laquelle
la vieillesse conduit l'homme. Parquoi celui qui après avoir combattu
longuement à l'encontre de l'envie, se retirerait à la fin de
l'administration publique, quand elle serait appaisée, et presque toute
amortie et éteinte, ferait ne plus ne moins qu'un pilote, qui en
tourmente ayant vent et marée contraire, aurait cinglé et navigué en
grand danger, et puis quand le beau temps et le doux vent serait venu,
chercherait à se mettre à l'abri et à l'ancre, abandonnant avec les
actions publiques, les compagnies, alliances, et intelligences qu'il
avait avec ses amis: car plus il y a été de temps, et plus il y doit
avoir fait d'amis et de compagnons, lesquels il ne peut pas tous
emmener quant et lui, comme fait un maître de carolle tous ses
baladins, ni n'est pas aussi raisonnable qu'il les abandonne: ains
comme il n'est pas aisé d'arracher un arbre vieil et ancien, aussi
n'est-il pas une vie civile en administration publique, laquelle doit
avoir fait plusieurs grandes racines, et s'être entrelassée en
plusieurs grands affaires, lesquels donnent plus de troubles et de
harassements à ceux qui s'en retirent, qu'à ceux qui y demeurent: et là
où il serait bien encore demeuré quelque reste d'envie ou d'émulation
des combats précédents en l'administration civile, il est bien meilleur
de l'éteindre par puissance, que non pas donner le dos, en s'en allant
tout nud et tout desarmé: car les envieux et malvueillants n'assaillent
pas tant par envie ceux qui leur font tête, et qui tiennent bon, comme
ils font par mêpris ceux qui se retirent. A quoi s'accorde ce qui dit
jadis le grand Epaminondas aux Thebains. Car comme les Arcadiens les
conviassent d'entrer dedans leurs villes, durant l'hiver, et se loger à
couvert, il ne leur voulut pas permettre: Car maintenant dit-il, qu'ils
vous voyent exercer et luicter tous armés, ils vous ont en grande
admiration, comme vaillants hommes: mais s'ils vous voyaient au long du
feu broyants des febves, ils vous réputeraient semblables à eux: Aussi
veux-je inferer, que c'est une chose vénérable que de voir un vieillard
parlant en public, dépêchant affaires, honoré d'un chacun: mais celui
qui ne bouge tout le jour d'un lit, ou bien d'un coin de galerie à
caqueter, ou à cracher et moucher, celui-là est facile à être mêprisé.
Homere même le nous enseigne, à qui bien considère ce qu'il écrit: car
le vieillard Nestor étant à la guerre devant Troie, était en honneur et
réputation, et au contraire Peleus et Laërtes qui demeurèrent à la
maison, furent rejetés et mêprisés. Car l'habitude de prudence ne
demeure pas semblable ni pareille en ceux qui se lâchent, ains par
nonchalance et oisiveté se diminue, et se dissout petit à petit, ayant
toujours besoin de quelque exercitation de soin qui lui réveille
l'esprit, aguise et esclarcisse son discours de raison à démêler
affaires:
Comme le fer est clair et reluisant
Tant que la main de l'homme en va usant,
Et la maison où ne se tient personne,
Avec le temps du toit en terre donne.
Et n'est pas la faiblesse et imbecillité du corps un si grand mal pour
le gouvernement de ceux qui hors d'âge montent en la tribune aux
harangues, au siege presidial, ou au palais des capitaines, comme est
le bien que la vieillesse leur apporte, à savoir la circonspection
retenue et la prudence, et le non s'être jeté à l'étourdie au maniement
des affaires, abusé en partie de faute d'expérience, et en partie de
vaine gloire tout ensemble, et puis y tirer la commune, comme une mer
troublée et agitée des vents, ains traiter et negocier doucement avec
ceux qui ont affaire à eux. Voilà pourquoi les villes, quand elles ont
reçeu quelque mauvaise secousse, ou bien qu'elles la craignent, alors
elles demandent être régies et gouvernées par hommes vieux et
expérimentés, tellement que bien souvent elles ont tiré par force de sa
maison <p 182r> des champs un bon vieillard, qui ne pensait ni ne
demandait rien moins, et l'ont contraint de mettre la main au timon
pour remettre les affaires en sûreté, rejetants cependant arrière des
beaux harangueurs qui savaient crier bien haut, et prononcer de longues
clauses tout d'une halenée sans respirer, voire et des capitaines qui
eussent à la vérité bien peu aller vaillamment affronter et combattre
les ennemis. Comme un jour à Athenes les Orateurs dépouillants devant
Timotheus et Iphicrates qui étaient déjà vieux, un nommé Charles fils
de Theochares étant en fleur d'âge, et fort et robuste de sa personne,
disaient, qu'ils désireraient que celui qui avait à être Capitaine
général des Atheniens, fut tel et âge et de corpulence: «Non pas, dit
Timotheus, Dieu nous en gard: mais Oui bien son vallet qui aurait à
porter son mattelas après lui: et quant au Capitaine général, qu'il
fallait que ce fut un personnage, qui sût regarder et devant et
derrière les affaires, et qui ne se laissât emporter, ni troubler les
conseils et resolutions qu'il aurait prises pour le bien public par
aucune passion.» Car Sophocles étant jà devenu vieil, disait, «qu'il
était bien aise d'être échappé de l'amour, comme de la sujétion d'un
maître furieux et enragé.» Mais en l'administration de la Chose
publique, il ne faut pas seulement fuït une sorte de maîtres, comme
l'amour de femmes ou de filles, ains plusieurs autres qui sont encore
plus forcenés, comme l'opiniâtreté, la convoitise de vaine gloire, la
cupidité de vouloir être toujours et par tout le premier et le plus
grand, vice qui engendre beaucoup d'envies, de jalousies, et de
conspirations, desquels maîtres la vieillesse en émousse et relâche les
uns, et en refroidit et éteint du tout les autres, ne diminuant pas
tant de l'inclination et affection de bien faire, comme elle retranche
des passions trop impetueuses et trop ardentes, à fin de pouvoir
appliquer le discours de la raison sobre, reposé et rassis, au
pensement et sollicitude des affaires. Toutefois, soit à la vérité, et
au jugement encore des lecteurs, allégué ce propos de Sophocles,
Demeure quoi misérable en ton lit:
pour dissuader et distraire celui qui voudrait, avec la barbe grise et
les cheveux chenus, commencer encore à s'esgaillardir, et pour piquer
et reprendre un vieillard, qui d'un long repos en sa maison, dont il ne
serait jamais bougé, ne plus ne moins que d'une longue maladie, se
voudrait lever pour s'en aller tout de primsault prendre un office de
capitaine, ou une charge de gouverneur de ville. Mais celui qui
voudrait distraire un qui aurait usé toute sa vie, et serait rompu aux
administrations politiques et maniement d'affaires, ne lui voulant pas
permettre de tirer outre jusques au bout de la vie, et jusques à se
saisir du flambeau de victoire, ains le rappellerait d'une longue
course, pour lui faire prendre un autre chemin: celui-là, dis-je,
serait totalement desraisonnable, et ne ressemblerait son discours de
rien au précédant: car ainsi comme celui, qui pour divertir un
vieillard jà couronné de chappeau de fleurs, et perfumé pour s'aller
marier, lui dirait et alléguerait ce qui en une Tragoedie est dit à
Philoctetes,
Qui est la femme, et que est la pucelle
Qui pour mari te voulût auprès d'elle?
vraiment tu es, malheureux, bien de l'âge
Pour maintenant entrer en mariage:
il ne serait pas hors de propos ni impertinent, car les vieillards
mêmes par jeu disent beaucoup de telles railleries d'eux-mêmes,
Autant vieillard, à la barbe fleurie,
Pour ses voisins que pour lui se marie.
Mais qui voudrait persuader à un mari de laisser sa femme, avec
laquelle il aurait vécu en mariage, et habité longuement sans plainte
ni reproche, pource que lui <p 182v> serait devenue vieil avec
elle, et lui conseillerait de vivre à part, ou bien de prendre quelque
garce au lieu de sa legitime femme, il me semble que celui-là serait un
sot en toute perfection: aussi y aurait-il bien quelque raison
d'admonester un vieillard qui sur le bord de sa fosse commencerait à se
vouloir approcher du peuple, ou un Chlidon qui aurait été laboureur
toute sa vie, ou un Lampon, qui n'aurait fait autre chose qu'exercer
marchandise, ou quelqu'un des Philosophes du verger d'Epicurus, qui
veulent vivre sans rien faire, et lui conseiller de demeurer en son
accoutumé exercice, loin de tous affaires publiques: mais qui prendrait
un Phocion, ou un Caton, ou un Pericles par la main, et lui dirait, ami
étranger, Athenien ou Romain, qui que tu sois, étant jà arrivé à ta
sèche vieillesse, fais divorce et quitte d'ores-en-avant toute
administration publique, toutes occupations, et tous soucis, tant du
conseil que de la guerre et de l'état de Capitaine, et te retire
habilement en ta maison des champs, pour y vivre le reste de tes jours,
avec ta chambrière l'agriculture, ou ton vallet, ménage, et avec des
comptes que tu examineras de tes recepveurs, il lui suaderait chosses
iniques, et exigerait d'un homme d'état choses indignes de lui.
Comment, me dira quelqu'un, n'oyons-nous pas en une Comoedie un vieil
soldat qui dit,
Les cheveux blancs m'excusent de m'aller
Desormais faire à la guerre enroller.
Il est bien vrai, répondrai-je, mon ami: car il est requis que les
serviteurs de Mars soient en la fleur et la vigueur de leur âge, comme
ceux qui font profession des laborieux ouvrages de Mars, desquels
encore que la salade cache les cheveux chenus, toutefois au dedans les
membres sont aggravez des ans passés, et la force défaut à la bonne
volonté: mais aux ministres de Jupiter conseiller, harangueur, et
conservateur des villes, nous ne demandons point l'oeuvre des pieds ni
des mains, mais de conseil, de prudence, et d'éloquence, et encore non
pas de celle qui soit pour exciter un bruit, ni un cri de joie parmi le
peuple, mais qui soit pleine de sens, meur de conseil soigneusement
propensé et sûrement digeré, en laquelle apparoissent la barbe blanche
dont l'on se moque, et les rides du front témoins de longue expérience,
qui lui ajoutent réputation servant beaucoup à persuader et à tourner
les coeurs des auditeurs à sa volonté: Car la jeunesse est faite pour
suivre et obeïr, et la vieillesse pour guider et commander: et est ce
qui maintient et conserve les villes et états en leur entier, quand les
conseils des vieux, et les prouesses des jeunes y ont les premières
lieux. C'est pourquoi on loue grandement ces vers d'Homere,
En premier lieu joignant la haute nave
Du bon Nestor, il assembla le grave
Conseil des vieux capitaines vaillants.
Pour la même raison aussi l'oracle d'Apollo Pythique appelle le
conseil, qui fut adjoint aux Rois en l'institution du gouvernement de
Lacedaemone, les Anciens: et Lycurgus même tout ouvertement les
appella, les vieillards: et jusques aujourd'hui le conseil de Rome
s'appelle le Senat, comme qui dirait, l'assemblée des vieillards. Et
comme la coutume et la loi donne aux Princes le diadesme, c'est à dire,
le bandeau ou frontal, et la couronne sur la tête, pour la marque
honorable de dignité et authorité Royale: aussi fait la nature, les
cheveux et la barbe blanche, pour marque du droit de presider et de
commander. Et pense quant à moi, que ce mot [...], qui signifie prix
d'honneur, et [...], qui vaut autant comme rémunérer d'honneur, ont été
ainsi usités, à cause de l'honneur, qui est proprement du aux vieilles
gens, non pour-ce qu'ils se lavent d'eau chaude, ne pour-ce qu'ils
couchent mollement: mais pour-ce qu'és villes bien ordonnées ils
tiennent le rang des Rois à cause de leur prudence, de laquelle la
nature ne nous laisse voir le propre et parfait bien, comme d'un arbre
dont le fruit n'est meur jusques en l'arrière-saison, sinon à peine en
la vieillesse. <p 183r> Et pourtant n'y eut-il pas un des
martiaux et plus fiers capitaines Acheïens, qui reprît le grand Roi des
Rois Agamemnon, d'avoir fait une telle prière aux Dieux,
Que plût aux Dieux que de toute la Grèce
Dis conseillers j'eusse egaux en sagesse
Au vieil Nestor.
ains confessaient tous par leur silence, que non seulement en police et
gouvernement, mais encore en la guerre, la vieillesse était de très
grande efficace: car comme témoigne l'ancien proverbe,
Un bon conseil vaut mieux que plusieurs mains:
et une sentence fondée en raison, et prononcée avec grâce persuasive,
vient à bout de toutes les plus grandes et plus belles actions
publiques: et s'il y a quelque peine, il ne s'en faut pas rebuter pour
cela. Car la Royauté, qui est la plus grande et plus parfaite espèce de
gouvernement qui soit au monde, a de très grands soucis, travaux et
rompements de tête, et en grande quantité: tellement que l'on écrit que
Seleucus disait souvent, «Si les hommes savaient combien il est
laborieux seulement de recevoir et écrire tant de lettres, comme il en
faut recevoir et écrire aux Rois, ils ne daigneraient pas seulement
amasser un diadesme, quand ils le trouveraient en leur chemin.» Et
Philippus étant prêt de se camper en un beau lieu, comme il fut averti
que là n'avait point de fourrage pour les bêtes: «O Hercules, dit-il,
quelle doncques est notre vie, puis qu'il nous la faut accommoder
jusques à avoir soin des ânes!» Il faudra doncques maintenant persuader
à un Roi, quand il sera devenu vieil, qu'il quitte le diadesme, et
qu'il pose la robe de pourpre, et se vêtant d'un simple habillement, et
prenant une baguette tortue en sa main, qu'il s'en aille demeurer aux
champs, de peur qu'il ne semble être trop curieux hors d'âge et de
saison, de vouloir regner avec des cheveux blancs: et si cela serait
impertinent et indigne d'être dit à un Agesilaus, à un Numa, et à un
Darius, Rois: pourquoi tirerons nous non plus un Solon hors du conseil
d'Areopage, ni un Caton hors du Senat, à cause de sa vieillesse? Ne
conseillons doncques point aussi à un Pericles d'abandonner le
gouvernement populaire: car autrement encore n'y aurait il point de
propos, qu'ayant monté en ses jeunes ans dedans la chaire et tribune
aux harangues, après avoir de là versé en public sur le peuple toutes
les furieuses ambitions et émotions impetueuses de la jeunesse, quand
l'âge neur, qui a accoutumé d'apporter le bon sens, et la prudence par
expérience, est arrivée, quitter et repudier, comme une femme legitime,
le gouvernement, après en avoir abusé longuement. Le regnard d'Aesope
ne voulait pas que le herisson lui chassât ses mouches, ne lui otât ses
tiques qui le mangeaient: «Car si tu ôtes, dit-il, ceux qui sont déjà
saouls, il en viendra d'autres qui seront affamez.» Ainsi qui
chasserait toujours de l'administration publique les vieillards, il
serait force qu'elle se remplît de jeunes gens qui auraient une soif
très ardante de gloire et d'authorité, et point de sens politique: car
d'où l'auraient-ils, s'ils n'ont été ni disciples ni spectateurs
d'aucun vieillard maniant les affaires? Les Cartes qui montrent
l'artifice de naviguer et de gouverner les vaisseaux en mer, ne peuvent
rendre un marinier bon pilote, s'il n'a souvent été en la pouppe
lui-même, combattant à l'encontre des vages, des vents, et de la
tenebreuse tourmente,
Lors que le marinier tremblant
Desire voir estincellant
Le feu des jumeaux Tyndarides.
Et comment doncques pourra un jeune homme bien gouverner une cité,
donner bon conseil à un peuple, et dire une bonne sentence en un Senat,
pour avoir lu un livre traitant du gouvernement politique, ou en avoir
écrit une declamation en <p 183v> l'école de Lyceum, si par avoir
souvent tenu lui-même les rênes en la main, et manié le timon plusieurs
fois auparavant, en oyant étriver les Orateurs et les Capitaines les
uns contre les autres, et inclinant selon les expériences et les
accidents, tantôt en une part, et tantôt en l'autre, en dangers et
grands affaires, il n'en a de longue main acquis la suffisance? Il n'y
aurait point de propos de le dire. Mais quand il n'y aurait autre
égard, à tout le moins fauldrait-il que le vieillard se mêlât des
affaires pour instruire et enseigner les jeunes: car ainsi comme ceux
qui enseignent aux enfants les lettres ou la musique, eux-mêmes
entonnent premièrement les chants, et lisent les lettres, pour leur
montrer comment il faut faire: aussi l'homme d'âge politique adresse et
enseigne le jeune, non seulement en parlant, protecollant, et
advertissant de dehors, mais aussi en maniant même et administrant les
affaires, et le formant et moulant vivement, non seulement de paroles
et de preceptes, mais aussi d'exemples et d'oeuvres: car celui qui est
nourri et exercité en cette manière, non point aux écoles des Sophistes
bien disants, comme en des salles de lutte, où l'on oinct les corps
d'une composition d'huile et de cire ensemble, sans aucun danger, mais
bien aux vrais jeux publiques, Olympiaques ou Pythiques, en la vue de
tout le monde: celui-là, dis-je, suit la trace de son maître,
Comme un poulain suit la jument qu'il tête,
ce dit Simonides. Ainsi fut Aristides sous Clisthenes, et Cimon sous
Aristides, Phocion sous Chabrias, et Caton sous Fabius Maximum,
Pompeius sous Sylla, et Polybius sous Philopoemen: car tous ces
personnages étant jeunes se sont approchez des autres vieux, et ayants
pris racine, par manière de dire, auprès d'eux, sont crus et élevés
quant et eux en leurs actions et administrations, dont ils ont acquis
expérience et accoutumance à se mêler d'affaires avec honneur et
réputation. Voilà pourquoi Aeschines le Philosophe Academique, comme
quelques Sophistes envieux de son temps lui imposassent qu'il se
vantait d'avoir été disciple et auditeur de Carneades, mais qu'il ne
l'avait jamais été: Je vous dis, répondit il, que je l'ouïs alors que
son parler abandonnant le bruit et le tumulte du peuple, à cause de sa
vieillesse, se resserra à profiter en privée communication. Aussi au
gouvernement d'un homme d'âge, non seulement la parole, mais encore les
faits étant éloignés de toute pompe affectée, et de toute vaine gloire,
ne plus ne moins que l'on dit que la cigogne noire Ibis, quand elle est
devenue vieille, a exhalé tout ce qu'elle avait de forte et puante
haleine, et commence à l'avoir douce et aromatique: aussi n'y-il plus
rien de léger ni d'éventé és conseils et opinions d'un homme vieil,
ains y est tout grave, constant et reposé: et pourtant faut-il en toute
manière, quand ce ne serait que pour le regard des jeunes gens, que les
vieux se mêlent des affaires de la Chose publique, afin que, comme
Platon dit parlant du vin que l'on mêle avec de l'eau, que c'est faire
sage un Dieu furieux, en le châtiant par un autre sobre, la prudence
retenue de la vieillesse mêlée avec la jeunesse bouillante devant un
peuple, et transportée de convoitise d'honneur et d'ambition, lui ôte
et retranche ce qu'il y a de trop furieux, trop véhément et trop
impetueux. Mais outre toutes ces raisons-là, ceux qui pensent que
verser au maniement des affaires publiques soit autant comme naviguer
pour son traffique, ou aller en quelque voyage de guerre, s'abusent
grandement: car le naviguer, et le guerroier se font à certaine fin, et
cessent aussi tôt que l'on a attaint la fin où l'on pretend, mais le
verser aux affaires n'est point une commission ou office qui ait
l'utilité pour son but et pour sa fin, ains est une vie d'animal doux,
paisible et compagnable, né pour vivre tant qu'il plaît à la nature
civilement, honnêtement, et au bien public de la societé humaine. Et
pour cette cause faut-il que l'homme verse toujours aux affaires, et
non pas y ait versé, comme il faut qu'il soit véritable, et qu'il soit
juste, non pas qu'il l'ait été, <p 184r> et qu'il aime son pays,
et ses citoyens, non pas qu'il l'ait aimé: car la nature même nous
guide à cela, et nous chante cette leçon-là, je dis à ceux qui ne sont
pas du tout corrompus de lâcheté et de paresse:
Ton père t'a en ce monde fait naître
Pour grandement utile aux hommes être. Et cette autre,
Ne nous lassons jamais de faire bien
Au genre humaine.
Au demeurant quant à ceux qui alléguent pour excuse la faiblesse et
l'impuissance, ceux-là accusent la maladie et l'indisposition, non pas
la vieillesse: car il y a beaucoup de jeunes hommes maladifs, et
beaucoup de vieux gaillards: tellement qu'il ne faut pas donc divertir
les vieux de l'administration publique, mais les impuissants: ni aussi
y appeler et convier les jeunes, mais ceux qui en peuvent porter la
peine: car Aridaeus était bien jeune, et Antigonus vieil: mais celui-ci
ne laissa pas, tout vieil qu'il était, de conquerir toute l'Asie, et
celui-là n'eut jamais que le nom de Roi seulement, comme s'il en eût
joué le rôle sur un échafaud, de mine, sans parler, étant toujours
vilipendé et moqué par ceux qui étaient les plus forts. Comme doncques
celui qui voudrait suader à Prodicus le Sophiste ou à Philetas le
poète, qui étaient tous deux jeunes, mais grêles, et faibles, et
maladifs, et la plupart du temps attachez au lit pour leur maladie,
qu'ils s'entremeissent des affaires publiques, serait une bête sans
jugement: aussi serait celui qui défendrait à tels vieillards comme
étaient un Phocion, un Massinissa Africain, et un Caton Romain,
d'exercer office publique, ou de prendre charge de capitaine général.
Car Phocion un jour que les Atheniens importunément voulaient à toute
force aller à la guerre, il commanda que ceux qui auraient jusques à
soixante ans, prissent les armes et le suivissent: dequoi eux se
courrouçans, il leur répondit: «Vous n'avez dequoi vous plaindre, car
moi qui ai quatre vingts ans passés, serai avec vous, votre capitaine:»
Et de Massinissa, Polybius écrit qu'il mourut en l'âge de quatre vingts
et dix ans, et qu'il laissa mourant un fils qui n'avait que quatre ans,
et que un peu avant que mourir après avoir défait les Carthaginois en
une grosse bataille, le lendemain on le voit devant sa tente mangeant
du gros pain bis, et répondit à quelques-uns qui s'émerveillaient
pourquoi il faisait cela,
Comme le fer est clair et reluisant
Tant que la main de l'homme en va usant,
Et la maison où ne se tient personne,
Avec le temps du toit en terre donne,
ainsi que dit le poète Sophocles: autant en est-il de ce lustre, de
celle splendeur et lumière de l'âme, de laquelle nous discourons, nous
entendons et remémorons. C'est pourquoi l'on tient aussi, que les Rois
és guerres et expéditions militaires deviennent bien meilleurs, que
quand ils demeurent oiseux en leurs maisons: tellement qu'on dit, que
Attalus le frère d'Eumenes, enervé d'une longue paix et lâche paresse,
se laissait mener par le nez à l'un de ses favorits Philopoemen, qui le
menait à l'engrais proprement, ne plus ne moins que une bête: de
manière que les Romains demandaient par moquerie à chaque coup à ceux
qui retournaient de l'Asie, si le Roi Attalus avait bon credit envers
Philopoemen. L'on ne trouverait pas facilement beaucoup de capitaines
Romains plus suffisants en toute sorte de guerre, que fut Lucullus
cependant que par l'action il maintenait son bon sens en son entier:
mais depuis qu'il se laissa une fois aller à la vie oiseuse, et à
demeurer casanier en sa maison, sans se plus mêler d'affaires, il
devint toute hebeté et amorti, ne plus ne moins que les esponges par un
long calme: et puis il bailla sa vieillesse à paître et à penser à un
sien affranchy nommé Callisthenes, par lequel on tient qu'il fut <p
184v> ensorcellé d'un breuvage amatoire, et autres charmes, jusques
à ce que son frère Marcus, chassant ce serviteur, le voulut gouverner
et conduire lui-même le reste de sa vie, que ne fut pas longue. Mais
Darius le père de Xerxes au contraire disait, qu'aux temps périlleux et
affaires dangereux il devenait de plus en plus sage. Aeleas un Roi de
Scythie disait, lui sembler qu'il ne differait de rien de son
palefrenier, quand il était oisif. Dionysius l'ancien enquis un jour,
s'il était jamais oisif, répondit: Dieu me garde que cela jamais
m'advienne: parce que l'arc, comme dit le commun proverbe, pour être
trop tendu se gâte et se rompt: et l'âme, pour être trop lâchée. Car
les musiciens mêmes s'ils discontinuent trop longuement à ouïr des
accords, et les geometres à prouver des propositions, et les
arithmeticiens à s'exercer aux comptes, ordinairement, avec les
actions, ils viennent à diminuer aussi par l'âge les habitudes qu'ils
avaient acquises en leurs arts, encore qu'elles ne soient pas actives,
ains speculatives: mais l'habitude politique, qui est une prudence, un
sens rassis, une justice, et outre cela, une expérience qui sait bien
en toutes occurrences choisir et prendre le point de l'occasion, une
suffisance de pouvoir par bonnes paroles persuader ce qu'il faut: cette
habitude et science-là, dis-je, ne se peut entretenir qu'en parlant
souvent en public, en faisant affaires, en discourant, et en jugeant:
et serait bien étrange, si en quittant tous ces beaux exercices-là,
elle laissait écouler de son âme tant de belles et de si grandes
vertus: car il est vraisemblable, qu'en ce faisant, l'humanité, la
sociale courtoisie, et la gratitude, avec le temps, par desaccoutumance
s'anéantissent et s'évanouissent. Si doncques tu avais pour ton père
Thitonus, qui fut bien immortel, mais qui pour sa grande vieillesse est
besoin d'être toujours bien soigneusement pensé et traité, voudrais-tu
bien fuir les moyens et te lasser de lui faire service, de
l'entretenir, de le secourir, sous couleur de dire que tu lui aurais
servi bien longuement? Et notre patrie, ou notre matrie, ainsi que les
Candiots la nomment, qui est encore plus vieille, qui a sur nous de
plus grands droits et de plus étroites obligations, que n'ont ni le
père ni la mère, bien qu'elle soit de longue durée, si n'est elle pas
néanmoins sans vieillir, ni ayant en soi tout ce qu'il lui faut, ains a
toujours besoin d'un grand oeil sur elle, de grand secours et de grande
vigilance, elle tire à soi et retient l'homme d'honneur politique,
En le tirant par la robe derrière,
Et le gardant qu'il ne s'en aille arrière.
Tu sais qu'il y a jà plusieurs Pythiades, c'est à dire, plusieurs
termes de cinq années, que j'exerce la presbtrise d'Apollo Pythien,
toutefois je crois que tu ne me voudrais pas dire: Plutarque, tu as
assez sacrifié, tu as assez fait de processions, tu as assez mené de
danses: maintenant que tu es vieil et ancien, il est temps que tu
quittes la couronne que tu as sur la tête, et que tu abandonnes
l'oracle, à cause de ta vieillesse: aussi ne faut-il pas que tu penses,
qu'il te soit loisible maintenant, à cause de ton grand âge, abandonner
le saint service de Jupiter, garde des villes et president aux
assemblées de conseil de ville, toi qui est souverain prêtre et grand
prophète des saintes de la religion politique, en laquelle tu as de si
longue main fait profession. Mais laissant à part, si tu me crois, tous
ces arguments qui pourraient distraire et retirer l'homme vieil de
l'administration publique, considérons et discourons un petit sur ceci,
que nous ne fassions entreprendre à la vieillesse aucun travail qui lui
soit trop grief ou indigne d'elle, attendu qu'au gouvernement universel
de la Chose publique, il y a beaucoup de parties bien séantes et
convenables à l'âge, auquel toi et moi de présent sommes arrivés: car
ainsi comme si le devoir nous commandait de continuer de chanter toute
notre vie, il ne faudrait pas qu'étant devenus vieux nous suivissions
les tons les plus aigus et les plus efforcés, attendu qu'il y a
plusieurs diverses tensions et différentes sortes de voix, que les
musiciens appellent <p 185r> harmonies: ains voudrait la raison
que nous prinsions celui des tons qui serait le plus facile à notre
âge, et plus sortable à nos moeurs: aussi puis que le parler et le
manier affaires est aux hommes plus selon nature, toute leur vie, que
non pas aux cygnes le chanter jusques à la fin, il ne nous faut pas
abandonner l'action comme une lyre qui serait trop hautainement montée,
mais il la faut un peu relâcher, en prenant les charges moins
laborieuses, plus moderées, et mieux accordantes aux forces et moeurs
des vieilles gens: car nous ne laissons pas les corps mêmes sans
exercice et sans mouvement quelconque, pource que désormais nous ne
pouvons plus manier ni la marre à labourer la terre, ni les plombées à
sauter, ni lancer la barre, ou jeter la pierre au loin, ou escrimer
avec l'épée et rondelle, comme nous avons fait autrefois, mais les uns
s'exercitants à des branloires, ou à se promener en devisant doucement,
réveillent les esprits et soufflent pour allumer la chaleur naturelle.
Parquoi ne nous laissons pas refroidir ni glacer du tout par paresse,
ni aussi par nous trop charger de tous offices, ni vouloir mettre la
main à toute administration, ne contraignons pas la vieillesse
convaincue d'impuissance de venir jusques à ces paroles,
O droite main combien tu aurais cher
Prendre la lance et en escarmoucher,
Mais la faiblesse empêche cette envie.
car on ne trouve pas bon que celui même qui le peut faire, et qui est
en la fleur de son âge, mette sur ses espaules tous les affaires de la
Chose publique, sans en vouloir laisser aller rien qui soit aux autres,
ainsi comme les Stoïques disent que fait Jupiter, se fourrant par tout
et se mêlant de tout par une insatiable cupidité de gloire, ou par
envie qu'il porte à ceux qui en quelque sorte que ce soit veulent avoir
leur part de l'honneur et de l'authorité en la Chose publique. Mais à
un homme vieil, encore que vous ôtiez le décriement qu'il y a, ce
serait une ambition fort penible et fort laborieuse de se vouloir
trouver à toute election et sortition d'office: et une curiosité
misérable, d'épier l'heure de tout jugement et de toute assemblée de
conseil: et une convoitise d'honneur insupportable, de ravir toute
occasion d'ambassade, et de porter la parole en defension publique: car
encore qu'on le pût faire avec la grâce et bienveillance d'un chacun,
si est-il grief et outre la puissance de l'âge: mais il leur en advient
tout le contraire, car ils sont haïs des jeunes, pource qu'ils ne leur
laissent échapper aucune occasion ne moyen de rien faire, ni de se
pousser en avant: et envers leurs egaux, cette convoitise de vouloir
tenir le premier lieu par tout, et d'avoir l'authorité de toutes
choses, n'est pas moins diffamée et haïe que l'avarice ou la
dissolution en voluptés des autres vieillards. Parquoi ainsi comme l'on
dit, qu'Alexandre le grand ne voulant pas charger son cheval Bucephale,
quand il fut un peu vieil, montait sur d'autres chevaux devant le
combat, pour aller revisiter son armée en bataille, et après qu'il
l'avait toute rangée en ordonnance de combattre, et qu'il avait donné
le mot, il remontait sur lui, et tout aussi tôt faisait marcher droit
contre les ennemis, et hazardait la bataille: aussi l'homme politique,
s'il a bon jugement, se regentera soi-même quand il se sentira vieil,
tenant les rênes en la main, et s'abstiendra des charges qui ne seront
point nécessaires, et laissera manier aux jeunes gens la Chose publique
en affaires de petite importance: mais en ceux de grand pois et de
grande conséquence, lui-même y mettra la main à bon esciant: au
contraire de ce que font les champions des jeux de prix publiques, qui
contregardent leurs corps sans toucher aucunement ni travailler aux
labeurs nécessaires, pour les employer aux superflus et inutiles: mais
nous au contraire, laissants passer les petites et légères charges,
nous reserverons aux serieuses et grandes: car à un jeune homme, comme
dit Homere, également tout lui advient bien, tout le monde lui rit,
tout le monde l'aime: s'il entreprend de petits affaires et beaucoup,
on <p 185v> dit qu'il est populaire et laborieux: s'il en
entreprend de grands et honorables, on l'appelle généreux et magnanime:
et y a des occurrences, où la temperité même et l'opiniâtreté ont grâce
et bienseance en ceux qui sont frais et jeunes. Mais un homme d'âge,
qui en l'administration publique a bien le coeur de prendre des
commissions basses et viles, comme serait de bailler à ferme des
peages, ou de faire curer un port, ou d'accoutrer une place publique,
et outre d'aller en poste en des ambassades et voyages devers des
Seigneurs et des Princes, où il n'y a rien de nécessaire ni de grave à
traiter, ains seulement pour les aller saluer et leur faire la cour:
quant à moi, à te dire la vérité, mon bon ami, je treuve cela plutôt
digne de compassion, que d'imitation: mais aux autres à l'aventure
semblera-il fâcheux, odieux et importun: car ce n'est pas l'âge auquel
l'homme se doive empêcher d'offices, sinon de ceux où il y a dignité et
grandeur, comme est celui que tu exerces maintenant à Athenes, la
presidence du Senat d'Areopage: et certes aussi la dignité de
Conseiller en l'assemblée des États généraux de toute la Grèce, qui
s'appellent Amphictyons, que ton pays t'a deferée pour toute ta vie, où
il y a un doux labeur, et un travail fort aisé à supporter: encore ne
faut-il pas poursuivre tels honneurs, mais bien en les fuiant les
exercer: ni comme les demandans, ains comme refusants les accepter, ni
recevoir telles charges comme pour s'en honorer, ains plutôt comme se
donnants soi-même pour honorer les charges. Car ce n'est pas honte,
ainsi que disait Tiberius Caesar, à homme qui a passé soixante ans, de
tendre son poux à tâter au médecin, mais bien plus grande honte est-ce,
de rendre sa main au peuple en le priant de donner sa voix et son
suffrage à l'election d'offices: car cela est trop vil et trop bas:
Comme au contraire il y a de la grandeur vénérable, et de la dignité
honorable, quand le peuple a eleu un personnage, qu'il l'appelle et
qu'il attend sur la place, de descendre alors et sortir de sa maison en
faisant honneur et caresse à l'assistance du peuple, ambrasser et
recevoir son présent, digne véritablement d'une honorable vieillesse.
Ainsi faut-il semblablement que l'homme vieil use de sa parole en
assemblée de ville, ne sautant pas à tout propos sur la tribune aux
harangues, ni ne contredisant pas ordinairement comme un coq qui
contrechante quand il en oit chanter d'autres, à tous ceux qui
harangueront, ni ne débridant pas la révérence que les jeunes gens ont
envers lui, en étrivant et s'attachant souvent de paroles à eux, et
leur donnant lui-même matière de s'exerciter et accoutumer à lui
desobeïr, et à ne le vouloir plus ouïr, ains faut qu'il passe outre
quelquefois, ne faisant pas semblant de rien voir, ni ouïr, leur
permettant un petit de braver et de secouer le mors, sans s'y trouver
présent, ni trop curieusement rechercher tout ce qui s'est ou fait ou
dit, quand le danger n'y est pas grand, et qu'il n'est question ni du
salut, ni de l'honneur et de la réputation du pays: car là il ne faut
pas attendre qu'on l'appelle, ains y faut de soi-même aller courant
outre la puissance de l'âge, en se faisant plutôt soutenir sous les
bras, ou bien porter dedans une chaire, ainsi comme on lit que fit
anciennement le vieil Appius Claudius, lequel entendant que le Senat
Romain, après une grosse bataille que le Roi Pyrrhus avait gagnée sur
eux, se laissait aller à recevoir propos de paix, ne le peut supporter,
combien qu'il eût perdu la vue des deux yeux, ains se fit porter à
travers la place jusques dedans la salle du Senat, et entré qu'il fut,
se dressa sur ses pieds au milieu des Senateurs, en leur disant, Que
par avant il avait eu regret d'être privé des yeux, mais que lors il
souhaitterait même de ne rien ouïr, à fin qu'il n'entendît point les
vilains conseils qu'ils prenaient, et les lâches exploicts qu'ils
faisaient: et après, partie en les reprenant aigrement, partie en leur
remontrant et les excitant, il fit en sorte, qu'il leur persuada de
remettre promptement la main aux armes pour combattre à l'encontre de
Pyrrhus pour l'empire et seigneurie de l'Italie. Et Solon, comme les
flatteries de Pisistratus, dont il abusait le peuple d'Athenes, fussent
<p 186r> apertement découvertes, ne pretendre à autre fin qu'à
usurper la tyrannie, et que personne n'osât entreprendre de lui faire
tête, et de l'en empêcher, lui seul tirant ses armes dehors, et les
mettant en la rue devant la porte de sa maison, criait à ses citoyens
qu'ils lui voulussent aider. Ce qu'entendant Pisistratus, envoya devers
lui, demander sur quoi il fondait son assurance de faire telles chose:
Il répondit, sur sa vieillesse. Les occurrences si nécessaires et si
belles, comme celles-là, rallument et resuscitent les vieillards jà
tous éteints, pourvu qu'ils respirent encore: mais en autres moindres
l'homme vieil fera sagement de s'excuser aucunefois, et refuser les
charges petites et basses, où il y a plus d'occupation pour ceux qui
les font, que de nécessité ni utilité pour ceux qui les font faire. Et
quelquefois attendant qu'on l'appelle, qu'on le désire, et qu'on
l'envoye querir jusques en sa maison, il en aura plus de foi et plus
d'authorité envers ses citoyens, quand il descendra à leur requète. Et
quand bien il sera présent, il laissera dire la plupart aux jeunes
gens, comme étant juge d'une contention et émulation civile entre eux,
pourvu qu'elle ne passe point un certain moyen: car alors il les
reprendra doucement, leur ôtant, avec un façon amiable, toutes
opiniâtres contentions, toutes injures et tous courroux. Et s'il est
question de dire et recueillir les avis et opinions, réconfortant celui
qui faudra, sans le vituperer ni blâmer, enseignant et louant hardiment
celui qui aura bien rencontré, et se laissant vaincre volontairement,
en leur quittant le gagner et surmonter souventefois, afin que le coeur
leur croisse et qu'ils s'assurent, et suppleant à quelques-uns, en les
louant, ce qui sera défectueux en leur opinion, ainsi comme fait le bon
vieillard Nestor en Homere,
Il n'y aura de tous les Grejois âme
Qui ton parler contredie ni blâme
Certainement: mais cela n'est pas tout,
Car tu n'es pas allé jusques au bout:
Aussi es tu jeune à voir ton visage,
être mon fils tu pourrais quand à l'âge.
mais encore sera-ce plus civilement fait de ne les reprendre point
ouvertement ni publiquement, avec une aigre piqueure, qui abat et
ravale fort le coeur aux jeunes gens, mais plutôt à part en privé,
mêmement ceux que l'on connaitra bien nés pour le maniement des
affaires, en les instruisant et les mettant amiablement sur les erres
de quelques bon propos et quelques bonnes opinions et inventions qu'ils
pourraient mettre en avant, en les incitant toujours à toutes
entreprises honnêtes, en leur élevant le courage, et leur rendant le
peuple du commencement doux et maniable: comme ceux qui montrent aux
jeunes gens à piquer les chevaux, leur en baillent un qui soit facile
au montouer, et si d'aventure quelqu'un était tombé à l'entrée, ne le
laissant pas desesperer ni perdre le courage, ains le relevant et
réconfortant, comme jadis Aristides fit Cimon, et Mnesiphilus
Themistocles, que le peuple du commencement ne pouuvait goûter, et qui
avaient mauvais nom en la ville pour être débauchés et dissolus: et ces
gens de bienlà les relevèrent et les encouragèrent. Aussi dit-on que
Demosthenes à son entrée fut rebuté par le peuple, dont il était
desesperé, jusques à ce que l'un des anciens de la ville, qui avait
autrefois ouï Pericles haranguant au peuple, le prit, et lui dit qu'il
ressemblait du tout en sa façon de faire et de dire à ce personnage-là,
et que pour cette occasion il avait grand tort de se desesperer et de
perdre courage. Semblablement aussi Euripides tout de même réconforta
Timotheus le musicien, qui à sa première arrivée fut sifflé par le
peuple, comme violant et corrompant la Musique par la nouvelleté qu'il
y introduisait, lui disant qu'il ne se descourageât point pour cela, et
qu'il ne passerait pas guere de temps, qu'il aurait tous les théâtres à
sa dévotion. Bref tout ainsi que le <p 186v> temps prefix aux
vierges vestales à Rome est divisé en trois parties, la première pour
apprendre ce qu'il faut faire en leur religion, la seconde pour le
faire, et la tierce pour le montrer aux jeunes: et semblablement en la
ville d'Ephese chacune de celles qui sont vouées au service de Diane,
s'appellent premièrement Mellieren, comme qui dirait novice qui doit
devenir prêtress: et puis après Ieren, c'est à dire prêtresse: et pour
le troisieme, Parièren, comme qui dirait outre prêtresse: Aussi celui
qui est parfaitement politique du commencement, apprend à manier
affaires, et se rend profés, par manière de dire, en celle religion: et
puis à la fin il enseigne les autres, regente les novices, et leur
montre les secrets. Car presider, et être comme parrein à ceux qui
combattent, n'est pas combattre: mais celui qui enseigne et dresse un
jeune homme aux affaires publiques, lui montrant comme dit Homere,
A bien parler, et aussi à bien faire,
est utile and profite à la Chose publique, non en petit service, mais
en ministere de conséquence grande, et auquel premièrement et
principalement visa et tendit Lycurgus, c'est à savoir, à accoutumer
les jeunes gens dés leur enfance à porter honneur et obeïr à tout
vieillard, ne plus ne moins qu'à leur maître et legislateur. Car à
quelle intention aurait dit Lysander, qu'il n'y a lieu au monde, auquel
il fît si bon vieillir qu'en Lacedaemone? est-ce pource qu'il soit là
permis aux vieillards plus qu'aux autres de labourer la terre, de
prêter à usue, de jouer aux dés, assis en un berlan, et de boire en
jouant? Je crois que personne ne le dira: mais pource qu'ils n'ont pas
l'oeil sur ce qui est du public seulement, ains particulièrement aussi
sur les jeunes gents, prenant garde soigneusement, et non point par
acquit en passant, comment ils exercent leurs personnes, comment ils se
jouent, comment ils vivent ensemble, en se montrant terribles à ceux
qui faillent, vénérables et désirables aux bons: car les jeunes les
vont chercher par tout, et leur font la cour, pource que les vieux les
rendent toujours de plus en plus honnêtes, et leur accroissent la
générosité de leur courage sans envie quelconque. Car cette passion
n'étant convenable à nulle partie de l'âge de l'homme, encore a-elle
des noms beaux et honnêtes és jeunes gens, parce qu'on l'appelle
émulation, jalousie et désir d'honneur, là où és vieilles gens elle
serait de tout point importune, sauvage, et signe de coeur lâche:
pourtant faut-il que l'homme vieil politique soit fort éloigné de toute
passion d'envie, et ne face pas comme les vieux troncs d'arbres, qui
manifestement ôtent et empêchent la naissance et croissance des petits
arbrisseaux qui germent alentour et dessous: ains au contraire, faut
qu'il reçoive amiablement, et qu'il s'offre et s'exhibe à ceux qui se
prennent, et qui s'entrelassent par fréquentation avec lui, en les
adressant et conduisant par la main, et les nourrissant, non seulement
de bonnes instructions et sages conseils et avertissements, mais aussi
en leur laissant et cedant les moyens de faire quelques acts de
gouvernement, dont il leur viene de l'honneur et de la gloire, et des
commissions qui ne soient point dommageables au public, et soient bien
agréables et plaisantes au commun peuple: mais celles où il y a
d'entrée de la dureté rebourse et de la difficulté dangereuse (comme és
médecines qui donnent des tranchées sur le point qu'on les prend) et
l'honneur et profit en vient après, il ne faut pas mettre les jeunes
gens d'arrivée à ces charges-là, ni les exposer aux troubles et
crieries d'une commune mutine et malaisée à contenter, avant qu'ils y
soient accoutumés, ains plutôt doit l'homme de bien prendre sur soi les
malveillances du peuple pour le bien public: car cela lui rendra les
jeunes gens plus affectionnés et plus prompts à entreprendre tous
autres services. Mais outre tout cela il se faut souvenir, que
administrer la Chose publique n'est pas seulement exercer un magistrat,
aller en ambassade, et crier bien haut en une assemblée de conseil, ni
se tourmenter le coeur et le corps en une tribune aux harangues, à
force de prescher le peuple, <p 187r> mettre en avant force
decrets et force Edicts, en quoi le commun estime que consiste toute
l'entremise du gouvernement: comme ils pensent que philosopher soit
seulement discourir et disputer de la philosophie dessus une chaire en
une école, ou bien en écrire et composer des livres: et cependant ils
ne connaissent point l'administration civile ni la philosophie
continuelle qui se voit és oeuvres et actions quotidianes: c'est comme
disait Dicaearchus, que l'on estime communement, que faire des tours et
retours, allées et venues dedans une galerie, soit se promener, non pas
aller aux champs, ni voir un sien ami. Or faut-il croire que gouverner
la Chose publique et philosopher, c'est tout un: de sorte que Socrates
ne philosophait pas seulement quand il avait fait apprêter des bancs,
et qu'il se mettait en sa chaire, ou qu'il observait l'heure de la
lecture et de la conférence, ou du promenoir, qu'il avait assignée à
ses familiers: mais aussi quand il se jouait aucunefois, quand il
beuvait et mangeait, quand il était au camp, ou quand il marchandait
avec eux, et finablement alors qu'il était en prison et qu'il beuvait
la poison de la cigue, ayant le premier montré et fait voir, que la vie
de l'homme en tout temps, en toute partie, en toutes passions, et tous
affaires universellement reçoit l'usage de la philosophie. Autant en
faut-il semblablement penser de l'administration civile, que les fols
et méchants n'administrent point la Chose publique, ne quand ils sont
capitaines généraux d'armées, ne quand ils sont Chancelliers, ni quand
ils haranguent au peuple, mais qu'ils flattent la commune pour
s'insinuer en sa bonne grâce, qu'ils declament par ôtentation, qu'ils
brassent quelque sédition, ou qu'ils font quelque charge à laquelle ils
sont contraints par force. Mais au contraire, le bon et vrai policien
qui aime ses citoyens, qui aime sa patrie, qui a soin et amour du bien
public, encore que jamais il ne vête le manteau et habit de capitaine
et gouverneur, si est ce que toujours il fait office de gouverneur et
d'administrateur publique, en exhortant et incitant ceux qui le peuvent
faire, en instruisant ceux qui ne le savent pas, en assistant à ceux
qui lui demandent conseil, en détournant ceux qui ont mauvaise volonté,
confirmant et encourageant ceux qui l'ont bonne, et en montrant
clairement par effet en toutes ses actions, que ce n'est point par
forme d'acquit qu'il entremet des affaires publiques, ni là où il y a
quelque interest pour lui ou pour les siens, ou qu'il y est nommeement
appelé, qu'il va le premier au théâtre, et qu'il se trouve le premier
en la salle de conseil, ni que ce n'est point par manière d'ébattement,
comme s'il y allait pour y voir jouer des jeux, ou pour ouïr quelque
plaisante musique quand il est là, ains au contraire quand il n'y peut
être présent de corps, qu'il y soit de l'esprit, et par soigneusement
s'en enquérir, en approuvant aucunes des choses qui s'y seront faites,
et se malcontentant des autres: car ni Aristides à Athenes, ni Caton à
Rome, ne furent par plusieurs fois en magistrat, et toutefois ils ne
laissèrent pas d'être toute leur vie en action pour le bien et service
de leur pays. Et Epaminondas fit bien de grands actes et plusieurs
durant qu'il fut capitaine général de la Boeoce, mais on en récite un
de lui n'étant ni général, ni ayant charge quelconque, qu'il fit en la
Thessalie, lequel n'est pas moindre que pas un des autres: quand les
capitaines de Thebes ayants jeté l'armée en des lieux âpres et malaisés
se trouvèrent chargez par les ennemis qui les pressaient fort,
tellement qu'ils étaient en grand trouble et en grand effroi: lui, qui
était devant entre les gens de pied, fut rappelé, là où à son arrivée
premièrement il appaisa tout le trouble et l'effroi, en les assurant de
sa présence, puis il remît en ordre, et rangea en bataille l'armée qui
était toute confuse et esbranlée, et la tirant facilement hors de ce
mauvais passage, la présenta en tête aux ennemis, qui en furent si
émerveillez qu'ils changèrent d'avis, et se retirèrent. Et Agis le Roi
de Lacedaemone, comme il menait déjà son armée toute rangée en bataille
pour combattre les ennemis au pays d'Arcadie, il y eut quelqu'un des
anciens de <p 187v> Sparte qui lui cria, Sire Roi, tu penses
remédier à un mal par un autre: voulant entendre la trop facile
retraite et département de la ville d'Argos, laquelle il cuidait
couvrir par la présente importune promptitude de combattre, ainsi comme
dit Thucydides: ce qu'ayant Agis entendu, le creut, et se retira lors,
mais depuis il gagna. Il faisait tous les jours mettre sa chaire près
la porte du palais: et bien souvent les Ephores se levants de leur
parquet s'en allaient devers lui pour avoir son avis et prendre son
conseil sur les plus importants affaires: car il était tenu pour homme
de fort bon sens, et le renomme-l'on pour un grand sage homme. Et
pourtant un jour que la force de son corps était déjà toute anéantie,
tellement qu'il ne bougeait presque plus du lit, les Ephores lui
mandèrent qu'il s'en vint en la place. Il se leva du lit, et se mit
bien en devoir d'y aller: mais ayant marché un petit à grande peine et
grande difficulté, il rencontra de petits garçons en son chemin,
ausquels il demanda, s'ils savaient rien plus fort que la nécessité
d'obeïr à son maître: ils lui répondirent, «le non pouvoir.» Ainsi
faisant compte que son impuissance devait être la fin et borne de son
obéissance, il s'en retourna en sa maison. Car il ne faut pas que la
bonne volonté faille devant la puissance: mais quand elle est faillie,
aussi ne la doit-on pas forcer. Aussi dit-on que Scipion se servait
toujours à la guerre, et en la ville, du conseil de Caius Laelius: de
manière qu'il y en avait de ce temps-là qui disaient, des hauts faits
d'armes qu'il executait, que Laelius en était l'autheur, comme d'une
Comoedie, et Scipion le joueur qui les jouait. Et Ciceron lui-même
confesse, que les plus grands et plus honorables conseils qu'il
exploita en son consulat, moyennant lesquels il préserva son pays, il
les consulta avec le philosophe Publius Nigidius. Ainsi n'y a-il rien
qui empêche les vieilles gens de pouvoir servir et profiter au public
en plusieurs sortes de gouvernement, soit de bonne parole, de bon
conseil, de liberté et authorité de franchement parler, et de sage
soin, comme disent les poètes: car ce ne sont pas les pieds, ni les
mains, ni toute la force du corps seulement qui sont parties et biens
de la Chose publique, ains sont premièrement et principalement l'âme et
les beautez d'icelle, comme la justice, la tempérance, et la prudence,
lesquelles venants tard à leur perfection, il n'y aurait point de
propos, qu'elle jouît d'une maison, d'une terre, et de tous autres
biens et heritages de ses citoyens, et que d'eux-mêmes elle n'en pût
plus tirer aucun profit en commun pour le bien public du pays, à cause
de leur long temps, lequel ne leur ôte pas tant des forces de pouvoir
servir, comme il leur ajoute de suffisance aux facultés requises pour
commander et régir. Voilà pourquoi l'on figure les Hermes, c'est à dire
les statues de Mercure, en vieil âge, n'ayants ne pieds ni mains, mais
les parties naturelles tendues, donnants par là couvertement à
entendre, que l'on n'a pas beaucoup affaire du labeur corporel des
hommes vieux, pourvu qu'ils ayent la parole active et feconde ainsi
comme il appartient.<p 188r>
XXXIII. Les dits notables des anciens Rois, Princes, ET GRANDS CAPITAINES.
ARTAXERXES le Roi de Perse, Ô très puissant Empereur Caesar Trajan,
estimait que c'était acte de magnanimité, et bonté Royale, non moins
prendre en gré et recevoir avec bon visage de petits présents, que d'en
donner de grands. Et pourtant comme quelquefois en passant chemin, un
pauvre manoeuvre gagnant sa vie à la sueur de son corps, n'ayant autre
chose que lui présenter, lui eût offert de l'eau qu'il venait de puiser
en la rivière avec ses deux mains, il là reçut joyeusement, et s'en
prit à sourire, mesurant la grâce de l'offre, non à la valeur du
présent, mais à la bonne volonté de celui qui le présentait: et suivant
ce propos, Lycurgus ordonna en la cité de Sparte les sacrifices de la
moindre dépense qu'il peut, à fin, ce disait-il que ses citoyens
eussent moyen toujours et en tous lieux, d'honorer promptement et
facilement les Dieux, de ce qu'ils auraient à la main. Et pour autant,
Sire, que de même volonté et intention je vous offre de petits
présents, comme les premices, par manière de dire, les plus communes de
la philosophie, je vous supplie de recevoir en gré avec ma bonne
affection, l'utilité de ces beaux dits notables que je vous ai
recueillis, pource qu'ils vous peuvent servir à connaître quelles ont
été la nature et les moeurs de ces grands personnages du temps passé,
attendu qu'elles apparoissent mieux bien souvent, et de découvrent plus
clairement en leurs dits, que non pas en leurs faits. Il est bien vrai
que nous avons en une autre oeuvre compilé les Vies des plus illustres
personnages, tant en armes qu'en conseil, comme Capitaines,
Legislateurs, Rois et Empereurs, qui ayent oncques été entre les
Romains et entre les Grecs: mais en la plupart de leurs faits et gestes
la fortune y est ordinairement mêlée: là où és paroles qu'ils ont
dites, et aux propos qu'ils ont tenus, sur l'heure même de leurs faits,
de leurs passions et de leurs accidents, on aperçait plus clairement et
plus nettement, comme dedans des miroirs, quel était le coeur et la
pensée de chacun d'eux: au moyen dequoi Siramnes gentilhomme Persien
répondit à quelques-uns qui s'émerveillaient comme ses entreprises ne
succedaient heureusement, vu que ses propos étaient si sages: C'est,
dit-il, pource que je suis seul maître de mes propos, mais des effets,
c'est la Fortune et le Roi. Or en l'autre oeuvre des Vies, les dits
notables de ces grands personnages sont accompagnés de la narration de
leurs faits bien au long écrits, tellement qu'ils requirent un homme de
grand loisir, et qui prenne plaisir à ouïr et à lire: mais en ce
livre-ci, n'y ayant que les échantillons, par manière de dire, ou les
semences extraites à part de leurs vies, la lecture d'icelui, à mon
avis, ne vous occupera point le temps que vous devez à vos affaires,
attendu qu'en peu de paroles vous y verrez le naturel dépaint au vif de
plusieurs personnages dignes de mémoire.
Les Perses aiment ceux qui ont le nez aquilin, c'est à dire,
courbé comme le bec d'un aigle, et les estiment les plus beaux, pour
autant que Cyrus, celui de leurs Rois qu'ils ont le plus aimé, avait le
nez ainsi fait. Or disait ce Roi-là, que ceux qui ne voulaient faire du
bien à eux-mêmes, étaient contraints d'en faire aux autres: disait
aussi, qu'il n'appartenait à nul de commander, qu'il ne fut meilleur
que ceux à qui il commandait. Et comme les Perses voulussent changer de
pays, et au lieu du leur, qui était âpre et bossu, en prendre un autre
qui était doux et plain, il ne le voulut pas permettre, disant, que les
semences des plantes, et les moeurs des hommes <p 188v>
deviennent à la fin semblables aux lieux et contrées où ils demeurent.
Darius père de Xerxes, se louant soi-même, soûlait dire, que és
batailles et périls de la guerre il devenait plus sage: et ayant une
année taxé les tailles et subsides qu'il voulait lever sur ses sujets,
il envoya querir les principaux hommes de chaque province, et leur
demanda si les tributs qu'il leur avait imposez étaient point griefs à
supporter: Ils lui répondirent, que moyennement: adonc il ordonna, que
nul ne payerait que la moitié de sa cotte seulement. Et comme un jour
il eût ouvert une pomme de grenade belle et grosse à merveilles, et que
quelqu'un des assistants lui demandât de quelle chose il voudrait avoir
autant, comme il y avait de grains dedans cette pomme, Il répondit, de
Zopyres. ce Zopyre était un vaillant capitaine et fidele ami, lequel
s'étant lui-même déchiré le corps à coups de fouet, et coupé le nez et
les aureilles, abusa tellement par cette ruse les Babyloniens, qu'il se
firent en lui du gouvernement de leur cité, laquelle depuis il livra
entre les mains de Darius qui par plusieurs fois depuis assura, qu'il
aimerait mieux avoir Zopyre entier de tous ses membres, que gagner cent
telles cités comme était celle de Babylone. La Roine Semiramis ayant
fait construire sa sepulture, fit engraver dessus cette inscription: Le
Roi qui aura affaire d'argent face demolir cette sepulture, et il en
trouvera autant comme il en voudra. Darius la fit ouvrir, et n'y trouva
point d'argent, mais bien rencontra-il d'autres lettres qui disaient,
«Si tu n'eusses été mauvais homme et d'un avarice insatiable, tu
n'eusses point remué les sepultures des trêpassés.» Arimenes, frère de
Xerxes fils de Darius, querellant à l'encontre de son frère le Royaume
de Perse, descendit de la province Bactrienne où il se tenait: son
frère lui envoya des présents au-devant, et commanda à ceux qui les lui
présentaient de sa part, de lui dire, Ton frère Xerxes t'honore de ces
présents pour cette heure, mais il t'assure que si une fois il est
déclaré Roi, tu seras le plus grand homme qui soit auprès de lui. Et de
fait Xerxes ayant été jugé Roi, Arimenes fut le premier qui lui fit
hommage, et lui mit le diadesme Royal alentour de la tête: aussi le Roi
son frère lui donna le second lieu d'honneur et d'authorité après lui,
en tout son Royaume. Et étant indigné à l'encontre des Babyloniens pour
autant qu'ils s'étaient rebellez contre lui, après les avoir reconquis,
il leur défendit de porter plus armes, et leur commanda de danser,
chanter, jouer des hautbois, paillarder et taverner, et porter de longs
saies à plein fond. Et comme on lui eût apporté des figues sèches à
vendre du pays de l'Attique, il dit, qu'il n'en mangerait point qu'il
n'eût conquis la région qui les portait. Ainsi surpris quelques espions
de nation Grecque dedans son camp, il ne leur fit aucun déplaisir, ains
après leur avoir fait montrer à sûreté tout son camp, leur permit de
s'en retourner. Artaxerxes fils de Xerxes, celui qui fut surnommé
Longue-main, pource qu'il avait une main plus longue que l'autre,
soûlait dire, que c'est chose plus royale d'ajouter que d'ôter: et fut
le premier qui permît à ceux qui chassaient avec lui, de frapper les
premiers la bête quand ils pourraient et voudraient. Aussi fut-ce lui
qui ordonna le premier, que les Seigneurs qui auraient failli en leur
état (au lieu qu'on les soûlait fouetter eux-mêmes) fussent dépouillés,
et leurs vêtements fouettés pour eux: et au lieu qu'on leur soûlait
arracher les cheveux de la tête, qu'on leur otât leur haut chappeau
seulement. Il avait un chambellan nommé Satibarzanes, qui lui demandait
quelque chose qui n'était ni juste ni raisonnable, et étant averti
qu'il faisait cette poursuite en faveur de quelque autre, qui lui en
avait promis trente mille écus de Perse, qui s'appellaient Dariques, il
commanda au thresorier de son épargne, de lui apporter trent mille
Dariques: et en les lui donnant, lui dit: «Pren cet argent
Satibarzanes, car pour te l'avoir donné, je n'en serai pas plus pauvre:
là où si j'eusse fait ce dont tu me requérais, j'en eusse été plus
injuste.» Cyrus le jeune, <p 189r> pour émouvoir les
Lacedaemoniens à faire alliance et entrer en ligue avec lui, disait,
qu'il avait le coeur plus gros que son frère le Roi Artaxerxes, qu'il
beuvait plus de vin sans eau que lui, et le portait mieux: et que son
frère étant à la chasse, à peine se pouvait tenir à cheval, et en temps
de danger, non pas en son trône même: et pour les convier à lui envoyer
de leurs hommes de guerre, il promettait à ceux qui viendraient à pied,
qu'il leur donnerait des chevaux: et à ceux qui auraient des chevaux,
qu'il leur donnerait des chariots: et à ceux qui auraient des
metairies, qu'il leur donnerait des villages: à ceux qui auraient des
villages, qu'il leur donnerait des villes, et au reste, quant à l'or et
l'argent, qu'il leur en baillerait tant, qu'il le faudrait peser, non
pas compter. Artaxerxes le frère de ce jeune Cyrus, qui fut surnommé
grande mémoire, non seulement donna libre accez et audience à tous ceux
qui eurent affaire à lui, mais qui plus est, commanda encore à sa femme
legitime, qu'elle otât les tapisseries qui couvraient et bouschaient
son chariot, à celle fin que ceux qui voudraient, peussent parler à
elle-même par les chemins: et comme un pauvre paysan lui eût fait
présent d'une belle et grosse pomme, en la recevant avec un bon visage,
il dit: Par le Soleil (qui était le serment des Perses) il me semble
que cet homme ferait d'une petite ville une gross cité, qui la lui
baillerait à gouverner: et comme en une défaite son bagage lui eût été
tout pillé, étant contraint de manger, pour toute viande, un peu de
figues sèches avec du pain d'orge, «O Dieux, dit-il, quelle volupté je
n'avais jamais essayee!» Parysatis la mère de Cyrus et d'Artaxerxes
disait, que celui qui voulait faire quelque remontrance à un Roi,
devait user de paroles de soye: c'est à dire, les plus douces qu'il
pourrait choisir. Orontes le gendre du Roi Artaxerxes, ayant été par un
courroux du Roi condamné et privé de son état, disait, que les mignons
des Rois et des Princes resemblaient proprement aux doigts de ceux qui
comptent: car ainsi comme ils les font valoir tantôt un, et tantôt dix
mille: aussi ceux qui sont alentour des Princes, peuvent une fois tout,
et une autre fois peu ou rien du tout. Memnon capitaine Grec, qui fit
la guerre pour Darius contre Alexandre, comme l'un de ses soudards vint
en sa présence dire tout plein de vilaines et outrageuses paroles à
l'encontre d'Alexandre, lui donna sur la tête d'une lance qu'il tenait
en sa main, en lui disant: «Je te soudoye pour guerroier, et non pas
pour injurier Alexandre.» Les Rois d'Aegypte, suivant une ancienne
ordonnance de leur pays, faisaient jurer les juges, quand ils les
installaient en leurs offices, que quand bien le Roi leur commanderait
de juger injustement, ils ne le feraient pas pourtant. Du temps de la
guerre de Troie, il y avait en la Thrace un Roi nommé Poltys, devers
lequel tant les Grecs que les Troiens envoyèrent pour avoir de lui
secours: il leur fit réponse, qu'il était d'avis que Paris rendît
Helene, et qu'au lieu d'elle, il lui baillerait deux belles femmes.
Teres le père de Sitalces soûlait dire, que quand il était de loisir,
et qu'il ne faisait point la guerre, il lui était avis qu'il n'y avait
point de différence entre lui et son palefrenier. Cotys rendit un lyon
à celui qui lui avait fait présent d'un leopard: et pour autant qu'il
était prompt à se courroucer, et âpre à punit ses serviteurs
domestiques, quand ils avaient failli en leurs services, comme un sien
ami, chez lequel il était logé, lui eût fait présent de plusieurs vases
et vaisselles de terre fort tenues et aisés à rompre, mais au demeurant
singulièrement bien ouvrés et labourés, il donna bien de riches dons à
celui qui les lui avait présentés, mais il les rompit et cassa tous
entièrement, de peur que par une soudaine colère il ne châtiât trop
aigrement ses serviteurs qui viendraient à les rompre. Idathyrsus Roi
des Tartares, contre lequel Darius mena son armée, manda aux Seigneurs
des Paeoniens qu'ils rompissent le point que Darius avait fait faire
sur la rivière de Danube pour passer en ses pays, à fin qu'en ce
faisant ils se délivrassent de toute servitude: ce qu'ils ne <p
189v> voulurent pas faire, pource qu'ils voulaient garder leur foi à
Darius: au moyen de quoi il les appellait esclaves de bien, qui
n'avaient point de volonté de s'enfuir. Ateas écrivit à Philippus Roi
de Macedoine, «Tu commandes aux Macedoniens qui savent bien combattre
contre des hommes: mais moi je commande aux Tartares, qui peuvent
combattre et la faim et la soif.» Et comme lui-même frottât et
estrillât son cheval, il demanda aux ambassadeurs de Philippus, si leur
maître faisait pas le semblable. ayant en une rencontre pris prisonnier
de guerre Ismenias excellent joueur de flûtes, il lui commanda d'en
jouer devant lui: et comme tous les autres assistants s'émerveillassent
de son excellence, il jura qu'il prenait plus de plaisir à ouïr un
cheval hennir. Scilurus laissant quatre vingts enfants mâles, quand il
fut prêt à mourir, se fit apporter un faisceau de javelots, qu'il
présenta de rang à chacun de ses enfants, leur commandant de tâcher à
le rompre: et comme chacun d'eux se fut efforcé de ce faire, en vain,
sans en pouvoir venir à bout, lui prenant chaque javelot à part, les
rompit tous facilement l'un après l'autre: leur enseignant par cette
similitude qu'en se tenant bien joints ensemble, ils demeureraient
forts et invincibles: mais s'ils se divisaient, et qu'ils entrassent en
querelles les uns contre les autres, qu'ils se trouveraient faibles et
faciles à défaire. Gelon après avoir défait les Carthaginois près la
ville d'Himere, faisant paix avec eux, les contraignit de mettre entre
les articles du traité, qu'ils ne sacrifieraient plus leurs enfants à
Saturne. Il menait souvent les Syracusains aux champs, autant pour
labourer et planter, comme pour guerroier, afin que leurs terres en
valussent mieux étant bien labourées, et eux ne devinssent pires à
faute de travailler. Demandant un jour de l'argent à ses citoyens, ils
commencèrent à s'en mutiner: il leur dit, que c'était en intention de
leur rendre: et de fait leur rendit après la guerre. Et comme en un
festin on présentât de rang la lyre à tous les conviés pour chanter
dessus selon la coutume, et que tous les autres s'accommodassent à leur
tour et chantassent, lui commandant qu'on lui amenât son cheval,
voltigea et monta dessus aisément et dispostement. Hieron, celui qui
fut tyran de Syracuse après Gelon, disait que ceux qui parlaient à lui
franchement et librement, ne le fâchaient et ne l'importunaient point:
mais que ceux qui révélaient un propos qu'il leur aurait dit en secret,
faisaient tort non seulement à lui, mais aussi à ceux qui ils les
disaient: pource que coutumièrement nous haïssons non seulement ceux
qui rapportent, mais aussi ceux qui écoutent ce que nous ne voudrions
pas être su. Quelqu'un lui reprocha un jour qu'il avait l'haleine
puante, à l'occasion dequoi il tensa sa femme de ce qu'elle ne lui en
avait jamais rien dit: elle lui répondit, «Je pensais que l'haleine de
tous les autres hommes sentît ainsi.» Xenophanes natif de Colophone se
plaignait un jour à lui, de ce qu'il était si pauvre, qu'il n'avait pas
le moyen d'entretenir deux serviteurs, et il lui répondit: «Et comment,
Homere que tu reprends et que tu blâmes ordinairement, tout mort qu'il
est, en nourrit plus de dix mille.» Il condamna Epicharmus poète
Comique en quelque amende, d'autant qu'en la présence de sa femme il
avait dit quelques paroles vilaines et déshonnêtes. Dionysius le père,
comme les orateurs qui devaient haranguer devant le peuple, tirassent
au sort des lettres, pour savoir l'ordre, auquel ils auraient à parler,
et que la lettre M lui fut échue, quelqu'un des assistants lui dit:
«cette M signifie Marotte, Dionysius, pource que tu diras de grandes
folies:» «Mais bien, dit-il, que je serai Monarque.» et de fait, après
qu'il eut fait sa harangue, le peuple de Syracuse l'eleut Capitaine
général. Et comme tout au commencement de sa tyrannie les Syracusains
souslevez à l'encontre de lui, le tinssent assiegé dedans son château,
ses amis lui conseillaient que volontairement il quittât et se démit de
cette domination violente, s'il ne voulait mourir honteusement, après
qu'il serait pris: mais lui ayant vu assommer un boeuf à un boucher, et
observé qu'il était au premier coup tombé <p 190r> soudainement
roide mort: «Et dea, dit-il, ne serait-ce pas grand déplaisir, que pour
crainte de la mort qui dure si peu, et passe si vitement, je quittasse
une si belle et si grande Seigneurie?» ayant entendu que son propre
fils, auquel il devait laisser sa Seigneurie, avait violé et forcé la
femme d'un des bourgeois de la ville: il lui demanda en colère, quelle
chose semblable il lui avait jamais vu faire. Le jeune homme lui
répondit, «Aussi n'as-tu pas eu un père qui fut tyran:» il lui répliqua
tout promptement, «Aussi n'auras-tu point de fils qui le soit, si tu ne
te deportes de commettre de tels actes.» Une autre fois étant allé voir
son fils en son logis, et y voyant quantité grande de vases d'or et
d'argent, il dit tout haut, «Il n'y a rien de Seigneur et de Prince en
toi: vu que d'un si grand nombre de vaisselles d'or et d'argent que tu
as eu de moi, tu n'en as pas su faire un ami.» Il demandait un jour de
l'argent à ceux de Syracuse, et eux se plaignaient et lamentaient, en
le priant de les vouloir excuser, disants qu'ils n'en avaient point:
lui au contraire leur en fit demander encore d'autre: ce qu'il fit
jusques à deux ou trois fois, coup sur coup. Et comme il continuât à
leur en exiger encore davantage, il entendit qu'ils ne s'en faisaient
plus que rire et gaudir, en se promenant parmi la place: adonc il
commanda à ses receveurs de ne les plus presser. «Car c'est signe,
dit-il, qu'ils n'ont plus rien, puis qu'ils ne font plus conte de
nous.» Sa mère étant déjà vieille et hors d'âge de se marier, voulait
néanmoins à toute force être mariée à un beau jeune homme: «Il lui
répondit, qu'il était bien en sa puissance de violer les lois de
Syracuse, mais les lois de nature, non.» Et punissant âprement tous
autres malfaiteurs, il pardonnait aux voleurs, qui ôtaient les robes et
manteaux à ceux qu'ils rencontraient la nuit parmi les rues, afin que
les Syracusains pour cette occasion desistassent de faire festins et
assemblées les uns avec les autres. Il y eut une fois un étranger qui
lui promit tout haut de lui enseigner à part en secret, à quoi il
pourrait connaître ceux qui conspiraient et machinaient contre lui:
Dionysius le pria bien fort de lui dire: et l'autre allant devers lui,
«Donne moi, dit-il, un talent, (six cens écus) à fin qu'il semble à
ceux de Syracuse que tu ayes appris de moi les signes ausquels tu
pourras découvrir ceux qui conivreront à l'encontre de toi.» Il le lui
donna, et fit semblant d'avoir appris et entendu de lui ces moyens,
louant grandement la subtile façon de tirer argent que cet homme avait
inventée. Quelque autre lui demanda un jour, s'il était point
quelquefois oisif, J'à Dieu ne plaise, dit-il, que cela jamais
m'advienne.» étant averti que deux jeunes hommes de la ville beauvants
ensemble avaient dit plusieurs outrageuses et injurieuses paroles de
lui et de sa tyrannie à la table, il les envoya convier toux deux de
venir souper avec lui: et voyant que l'un, après qu'il eut un peu de
vin en tête, disait et faisait tout plein de folies, et au contraire
que l'autre était fort retenu, et beauvait peu souvent, il pardonna à
l'un comme étant ivrongne et insolent de nature, et qui par ivrongnerie
avait médit de lui, mais il fit mourir l'autre comme lui voulant mal en
son coeur, et lui étant ennemi de propos délibéré. Aucuns de ses
familiers le reprenaient de ce qu'il honorait et avançait un homme
méchant et mal voulu des Syracusains, et il leur répondit, «Je veux
qu'il y ait en Syracuse quelqu'un qui soit encore plus haï que moi.» Il
envoya une fois des présents à quelques ambassadeurs de Corinthe, qui
étaient venus devers lui: eux les refusérent, à cause de quelque statut
et ordonnance de leur Chose publique, qui défendait aux ambassadeurs de
prendre, ni recevoir aucuns dons ne présents de Seigneur ou Prince
quelconque. Il en fut mal content, et leur dut, qu'ils faisaient mal
d'ôter le seul bien qu'il y a és tyrannies, de pouvoir donner:
enseignants aux hommes que même le recevoir aucun bien des tyrans, est
chose que l'on doit redouter et fuit. étant averti, que l'un des
habitants de Syracuse avait caché un thresor dedans la terre en sa
maison, il lui fit commandement de lui apporter: ce qu'il fit, non pas
tout pourtant, car il en retint une partie, <p 190v> avec
laquelle il s'en alla demeurer en un autre ville, là où il en acheta
quelque heritage: quoi entendant, il le renvoya querir, et lui rendit
tout son or et argent: Puis que tu sais, dit-il, maintenant user de la
richesse, et non pas rendre inutile ce que est fait pour l'usage de
l'homme. Son fils, que l'on appelle Dionysius le jeune, disait, qu'il
nourrissait et entretenait plusieurs hommes de lettres, non qu'il les
estimast, mais pource qu'il voulait être estimé pour l'amour d'eux:
entre lesquels un Dialecticien nommé Polyxenus, lui dit une fois en
disputant avec lui, «Je te tiens convaincu:» «Oui bien de paroles, lui
répondit-il soudainement: mais moi je te convains toi-même de fait,
pource qu'abandonnant ta propre maison, tu me viens faire la cour et
servir en la miene.» Après qu'il eût été chassé de sa seigneurie, comme
quelqu'un lui demandast, «Que t'a maintenant servi Platon et toute sa
philosophie?» «Elle m'a servi de ce, que je porte patiemment la
mutation et le changement de ma fortune.» On lui demanda une fois,
comment son père étant homme pauvre et privé avait acquis la domination
de Syracuse: et lui, à qui son père l'avait laissée toute acquise, et
était fils d'un si grand tyran, l'avait laissée perdre: «Pour ce,
dit-il, que mon père vint à prendre les affaires en main lors que le
gouvernement populaire était haï, et moi lors que la tyrannie était
enviée.» Une autre fois il répondit à quelque autre qui lui faisait
cette même demande: «Mon père m'a bien laissé sa tyrannie, mais non pas
sa fortune.» Agathocles était fils d'un potier de terre, et s'étant
fait seigneur de la Sicile, et en ayant été déclaré Roi, il faisait en
son service mêler de la vaisselle de terre parmi celle d'or et
d'argent, et la montrait aux jeunes gens en leur disant: «Je faisais au
commencement de telle vaisselle, (en leur montrant celle de terre:) et
maintenant j'en fais de celle-ci (en leur montrant celle d'or) par ma
diligence et vaillance.» Ainsi qu'il tenait le siege devant une ville,
quelques-uns de ceux de dedans lui criaient de dessus la muraille, pour
lui penser faire injure: «Hó potier, de quoi payeras tu la solde à tes
gens?» et lui sans s'émouvoir tout doucement en riant leur répondit,
«Du sac de cette ville, quand je l'auray prise.» Et de fait l'ayant
emportée d'assault, il vendit à l'encan tous les habitants comme
esclaves, en leur disant, «Si vous me dites plus d'injures désormais,
je m'en plaindrai à vos maîtres.» Et comme les habitants de l'Île
d'Ithaque se plaignissent à lui, disants, que ses mariniers étant
descendus en leur île avaient emmené de leurs moutons: il leur
répondit, «Et comment, votre Roi étant jadis descendu en la Sicile, non
seulement en emmena des moutons, mais qui pis est, il creva les yeux au
berger.» Dion, celui qui chassa Dionysius hors de sa tyrannie, étant
averti que Calippus, auquel il se fiait plus qu'à nul autre de ses
hostes ni amis, espiait les moyens de le faire mourir, n'eut jamais le
coeur d'en informer pour le convaincre, disant, qu'il amait mieux
mourir que vivre en cette peine, d'avoir à se garder, non de ses
ennemis seulement, mais aussi de ses amis. Archelaus Roi de Macedoine,
comme un jour à sa table quelqu'un de ses familiers, homme qui savait
peu de bien et d'honneur, lui demandât en don une coupe d'or dont on
servait à sa table, le Roi commanda à l'un de ses gens de la porter en
don au poète Euripides. Ce que l'autre trouvant étrange, il lui dit:
«Ne t'en ébahi point, car tu mérites de demander, et lui d'avoir,
encore qu'il ne demande point.» Et comme son barbier, qui était un
grand babillard, lui demandast: «Comment voulez vous que je vous face
la barbe, Sire?» Il lui répondit, «Sans dire mot.» Et comme Euripides
en un festin ambrassât et baisât le bel Agathon devant tout le monde:
«Ne vous en ébahissez point, dit-il aux autres assistants, car des
beaux l'arrière-saison même en est encore belle.» Et comme Timotheus
joueur de cithre, qui s'était promis que le Roi lui ferait un bon gros
présent, en eût eu beaucoup moins qu'il n'esperait, et s'en montrât
fort malcontent, de sorte qu'en chantant sur sa cithre ces paroles,
L'argent fils de la terre tu l'as en estime grande, faisant signe de la
tête que c'était du Roi qu'il <p 191r> l'entendait: il lui
réplique tout sur le champ, Mais toi tu en fais demande. Une autre
fois, comme il passait par la rue, on répandit de l'eau sur lui: à
raison de quoi, ceux qui se trouvèrent auprès, l'irritants à l'encontre
de celui qui avait versé l'eau, disaient, qu'il le devait bien faire
châtier: «Voire mais, dit-il, il n'a pas versé cette eau sur moi, mais
sur celui qu'il pensait que je fusse.» Philippus de Macedoine père
d'Alexandre le grand, ainsi que témoigne Theophrastus, a été plus grand
que nul autre des Rois de Macedoine, non seulement en prosperité de
fortune, mais aussi en bonté et moderation de moeurs. Il faignait de
réputer les Atheniens bienheureux, en ce mêmement qu'ils trouvaient
tous les ans en leur ville dix Capitaines à élire: car lui au contraire
en plusieurs années n'en avait pu trouver qu'un seul, qui était
Parmenion. Et comme on lui eût apporté en un même jour les nouvelles de
plusieurs prosperitez qui lui étaient advenues toutes ensemble: «O
fortune, s'écria-il, ne m'envoye qu'un peu de mal à l'encontre de tant
et de si grands biens:» Après qu'il eut vaincu les Grecs, plusieurs lui
conseillèrent de mettre de bonnes et grosses garnisons dedans les
villes, pour plus sûrement les tenir en bride: mais il leur répondit,
«j'aime mieux être appelé par long temps debonnaire, que peu de temps
Seigneur.» Et comme ses familiers lui conseillassent de chasser de sa
court un médisant qui ne faisait que détracter de lui: il leur
répondit, qu'il n'en ferait rien, de peur qu'il n'allât par tout
ailleurs semer sa maledicence. Smicythus accusait souvent Nicanor
envers lui, disant qu'il ne faisait autre chose que détracter de lui,
tellement que ses plus familiers étaient d'avis qu'il envoyât querir,
et qu'il le fît châtier ainsi qu'il le méritait: «Voire mais, Nicanor,
ce dit-il, est l'un des hommes de bien de la Macedoine, ne vaut-il pas
doncques mieux s'enquérir si la faute en vient point de nous?» Et de
fait, ayant fait diligence d'enquérir dont venait ce mécontentement de
Nicanor, il trouva qu'il était oppressé d'extréme pauvreté, et qu'on
n'avait tenu compte de le secourir en sa nécessité: parquoi il commanda
incontinent qu'on lui portât un bon présent, qu'il lui envoya: depuis
Smicythus lui vint rapporter que Nicanor faisait merveilles d'aller
preschant ses louanges par tout. «Voyez vous doncques, dit alors
Philippus, comme il depend de nous que l'on parle bien ou mal de nous?»
Il soûlait aussi dire, qu'il était bien tenu aux harangueurs des
Atheniens, pource que médisant de lui, ils étaient cause de le rendre
plus homme de bien et de parole et de fait: «Car je m'efforce,
disait-il, tous les jours et en mes dits et en mes faits de les faire
trouver menteurs.» Il renvoya, sans leur faire payer rençon tous les
prisonniers Atheniens qui avaient été pris en la bataille de Chaeronée:
mais eux demandaient encore davantage leurs lits, leurs vêtements, et
leurs hardes, et se plaignaient des Macedoniens de ce qu'ils ne leur
rendaient pas. Philippus, quand il l'entendit, s'en prit à rire, et dit
à ceux qui étaient autour de lui, «Ne vous semble-il pas, que ces
Atheniens pensent avoir été par nous vaincus du jeu des osselets?» Il
eut d'aventure en une bataille l'os rompu, qui joint par devant les
deux espaules: cet os s'appelle en langage Grec, la clef: et le
chirurgien qui le pensait, lui demandait tous les jours quelque argent:
Philippus lui répondit, «Prends-en tant que tu voudras, car tu as la
clef entre tes mains.» Il y avait en sa court deux frères, dont l'un
s'appellait Hecateros, qui signifie en Grec, l'un et l'autre: l'autre
frère se nommait Amphoteros, qui signifie, tous les deux: et voyant que
Hecateros était homme diligent et avisé, et Amphoteros sot et
paresseux, il disait que Hecateros était Amphoteros, c'est à dire,
qu'il en valait deux: et que Amphoteros était Oudeteros, comme qui
dirait, néant, et homme de nulle valeur. L'allusion des mots ne se peut
trouver en la langue Françoise. Il disait aussi, que ceux qui lui
conseillaient de se porter aigrement à l'encontre des Atheniens,
étaient hommes de mauvais jugement, de conseiller à un Prince qui
faisait et endurait toutes choses pour la gloire, de détruire le
théâtre de gloire, que la <p 191v> ville d'Athenes, à cause des
lettres. étant juge entre deux méchants hommes, il ordonna que l'un
s'en fuît hors de Macedoine, et que l'autre courût après. Il voulait un
jour loger son camp en un beau lieu, mais entendant qu'il n'y avait
point de fourrage pour les bêtes, il fut contraint de s'en partir, en
disant: «Quelle est notre vie, puis qu'il faut que nous ayons le soin
d'accommoder jusques aux ânes!» Desirant forcer quelque château, devant
lequel il voulait mettre le siege, il envoya devant pour reconnaître la
place. Ceux qu'il y avait envoyés, lui firent rapport qu'elle était si
malaisée à approcher, qu'il n'était possible de plus, et le lui
dépeignirent de tout point imprenable. Il leur demanda, s'il était si
fort inaccessible, que un petit âne chargé d'or n'en pût approcher.
Lasthenes Olynthien, qui lui avait aidé à s'emparer de la ville
d'Olynthe, se plaignit un jour à lui, disant que quelques-uns de ses
mignons qu'il avait autour de lui, l'appellaient traître: «Il lui
répondit, que les Macedoniens de leur naturel étaient hommes rudes et
grossiers, et qui appellaient une marre une marre, et toutes choses par
leur nom.» Il conseillait à son fils Alexandre de parler gracieusement
et courtoisement aux Macedoniens pour acquérir leur bienveillance,
pendant qu'il lui était loisible d'être gracieux, regnant un autre:
comme s'il eût voulu dire, que quand il serait Roi, il faudrait qu'il
leur tint gravité de maître et seigneur, et qu'il fît justice. Aussi
lui conseillait il de tâcher à acquérir l'amitié de ceux qui avait
credit et authorité és bonnes villes, autant des mauvais comme des
bons, pour puis après user des bons, et abuser des méchants. Philon
gentilhomme Thebain lui avait fait beaucoup de plaisir du temps qu'il
demeura otager en la ville de Thebes: car il était logé en sa maison,
et depuis ne voulut oncques recevoir dons ne présent de lui: au moyen
dequoi Philippus lui disait, Ne m'ôte point le titre et l'honneur
d'invincible, étant vaincu de courtoisie et de liberalité par toi. Il
avait été pris grand nombre de prisonniers en une bataille, et était
présent à les voir vendre à l'encan, séant dedans sa chaire, ayant sa
robe reboursée un peu plus haut qu'il n'était honnête, et y eut un des
prisonniers que l'on vendait qui lui cria tout haut: «Je te suppli,
Sire, de me pardonner, que je ne sois point vendu: car je te suis ami
de père en fils.» Philippus lui demanda, «De quel côté, et comment est
venue cette amité entre nous?» «Je te le veux dire tout bas en
l'oreille, répondit le prisonnier. Philippus commanda que l'on lui
amenast: et lors le prisonnier s'approchant près de lui dit tout bas,
«Abbaisse un petit le devant de ton manteau, Sire: car étant ainsi
assis, tu montres ce qui n'est pas honnête de découvrir.» Lors
Philippus dit tout haut à ses gens, «Delivrez-le, et le laissez aller,
car il est voirement de mes amis, et de ceux qui me veulent bien, mais
il ne m'en souvenait pas.» Il y eut quelquefois un sien hoste qui le
convia d'aller souper chez lui: il y alla: mais par le chemin il
rencontra plusieurs qu'il y mena aussi quant et lui: dont il aperçut
que son hoste se troubla tout, pource qu'il n'avait pas apprêté assez à
souper pour tant de gens: ce qu'ayant Philippus aperçu, envoya
secrètement dire en l'oreille à tous ceux qu'il avait amenés, qu'ils
gardassent en leur estomach lieu pour la tarte: les autres cuidants
qu'il le dît à bon esciant, s'absteindrent de manger, de manière que la
viande vint à être suffisante pour tous. Quand il entendit la mort
d'Hipparchus natif de l'Île d'Euboée, il en fut fort déplaisant: et
comme quelqu'un des assistants lui dît, Si était-il désormais meur pour
mourir: «Oui bien, dit-il, quant à lui, mais non pas quant à moi, à qui
il est mort trop tôt: car il est mort avant que d'avoir reçu de moi
récompense digne de l'amitié qu'il me portait.» étant averti que sons
fils Alexandre trouvait mauvais, et se plaignait de ce qu'il engendrait
enfants de plusieurs femmes, il lui dit: Puis que tu vois donc que tu
auras plusieurs concurrens et competiteurs du Royaume après ma mort,
mets peine d'être homme de bien, afin que tu parvienes à la couronne,
non tant par moi pour <p 192r> être mon heritier, que par
toi-même pour en être digne. Il l'admonestait fort d'étudier
soigneusement sous Aristote en la philosophie: «à fin, dit-il, que tu
ne faces plusieurs choses que j'ai faites, dont je me repense.» Il y
avait une fois donné quelque office de judicature, à un qui lui était
recommandé par Antipater: mais depuis ayant entendu qu'il se peignait
les cheveux et la barbe, il la lui ôta, disant, que celui qui en ses
cheveux était faulsaire, malaisément en bon affaire serait loyal.
Machetas quelquefois plaidait une cause devant lui qui sommeillait, de
manière qu'à faute d'avoir bien compris et entendu le fait, il le
condamna à tort: parquoi Machetas se prit à crier tout haut, qu'il en
appellait. Philippus indigné de cela, lui demanda incontinent, devant
qui il appellait de lui: «Devant toi-même, Sire, répondit-il, quand tu
seras bien esveillé, et que tu voudras plus attentivement comprendre
mon fait.» Philippus picqué de ses paroles, se leva en pieds, et
pensant mieux à soi, connut qu'il avait fait tort à Machetas par sa
sentence, et néanmoins ne voulut point révoquer ne casser son jugement,
mais lui-même paya de son argent autant comme pouvait valoir la chose
dont il était question au proces. Harpalus avait un sien parent et ami
nommé Crates, attaint et convaincu de grands crimes: il pria Philippus
qu'il payât bien l'amende, mais que la sentence ne fut point prononcée
contre lui, pour en eviter la honte et le déshonneur: mais Philippus
lui fit réponse: «Il vaut mieux que lui-même porte le déshonneur de sa
faute, que non pas moi pour lui.» Ses familiers se courrouçeaient de ce
que les Peloponesiens, qui avaient reçu beaucoup de biens de lui, le
sifflaient en la fête et assemblée des jeux Olympiques: «Et que
feraient-ils auprès, leur répondit-il, si nous leur eussions fait
déplaisir?» étant en son camp, il dormit un matin plus haute heure
qu'il n'avait accoutumé, et s'étant à la fin esveillé et levé, il dit,
«Je pouvais bien dormir sûrement, puis que Antipater veillait.» Un
musicien joueur d'instruments avait sonné devant lui durant son souper.
Philippus le voulut reprendre de quelque passage, et commença à entrer
en dispute contre lui de la Musique des instruments: «J'à Dieu ne
plaise, Sire, lui dit adonc le musicien, qu'il t'advienne jamais tant
de mal, que tu entendes ces choses-là mieux que moi.» Une autre fois il
s'était endormi sur le jour, au moyen dequoi les Grecs qui avaient
affaire à lui, étaient contraints d'attendre longuement à sa porte,
tellement qu'ils s'en fâchaient et courrouçaient: Antipater leur
répondit, «Seigneurs Grecs, ne vous ébahissez pas si Philippus dort
maintenant, car quand vous dormiez il veillait.» Il fut quelque temps
en mauvais ménage avec sa femme Olympiade, et son fils Alexandre,
durant lequel différent Demaratus gentilhomme Corinthien l'alla
visiter. Philippus lui demanda, comment vivaient les Grecs les uns avec
les autres: «vraiment, répondit Demaratus, tu te soucies bien de
l'union et concorde des Grecs les uns avec les autres, vu que les
personnes qui te touchent de plus près, et que tu dois avoir les plus
cheres, sont en tel divorse avec toi.» ce mot l'y fit penser si bien,
que depuis il appaisa son courroux, et se reconcilia avec eux. Une
pauvre vieille ayant proces, voulait qu'il en fut juge, et l'en
pressait ordinairement: il répondit, qu'il n'avait pas loisir d'y
vaquer et entendre: et la vieille se prit à crier tout haut, «Ne
veuilles donc pas être Roi.» et lui étonné et touché au vif de cette
parole, ne l'ouït pas seulement elle, mais aussi tous les autres de
rang.
Alexandre étant encore enfant ne se réjouissait point quand il
oyait dire que son père gagnait et conquerait tout, et disait aux
enfants d'honneur qui étaient nourris avec lui, «Mon père ne me
laissera rien à faire ni à conquerir.» Et comme les enfants lui
répondissent, «Voire-mais c'est pour toi qu'il acquiert:» «Que me
profitera-il, dit-il, d'avoir beaucoup de biens, et de n'avoir rien à
faire?» Il était fort dispos de sa personne, et vite à merveilles,
tellement que son père le voulut une fois induire à <p 192v>
courir en la carrière avec les autres coureurs, qui couraient pour
gagner le prix és jeux Olympiques: «Je le voudrais bien, répondit-il,
pourvu que ce fussent Rois qui courussent avec moi.» Un foi bien tard
on lui amena quelque jeune garse pour coucher avec lui: il lui demanda,
pour quelle cause elle était venue si tard elle répondit, qu'elle
attendait que son mari fut couché: et lors il tensa bien âpremens ses
gens: «pour ce, dit-il, qu'il ne s'en a guères fallu, que par vous je
n'aie commis adultère.» Son gouverneur Leonidas le reprit un jour, de
ce que faisant sacrifice de parfum aux Dieux, il y mettait trop
d'encens à son gré, et y retournait trop souvent à en prendre à pleins
poings, pour mettre sur le feu, en lui disant: «Quand tu auras conquis
la province, qui produit l'encens, alors tu en mettras dedans le feu
tant que tu voudras.» Parquoi depuis, après qu'il eût conquis l'Arabie,
il lui écrivit une lettre de telle substance: «Je t'envoye cinq cens
quintaux d'encens et de cinnamome, afin que tu apprennes à n'être plus
chiche envers les Dieux, t'avisant que pour le jourd'hui nous somme
seigneurs de la province qui porte les drogues aromatiques et
senteurs.» Le jour de devant qu'il donnât la battaile du Granique, il
enhorta les Macedoniens de faire bonne chère, et de dépenser tout ce
qu'ils avaient de provision de vivres, pource que le lendemain ils
disneraient aux dépens de leurs ennemis. Un nommé périllus lui demanda
de l'argent pour marier ses filles: il lui fit bailler cinquante
talents, qui sont environ trente mille écus: l'autre lui dit, que
c'était bien assez de dix seulement: Alexandre lui répliqua, «Si c'est
assez à prendre pour toi, ce n'est pas assez à donner pour moi.» Il
commanda aussi à ses thresoriers de donner au philosophe Anaxarchus
tout ce qu'il leur demanderait: les thresoriers lui rapportèrent, qu'il
demandait une somme excessive, de cent talents: et Alexandre leur
répondit, «Il fait bien, s'assurant qu'il a en moi un ami qui peut et
veut lui en donner autant.» En la ville de Milet il trouva plusieurs
grandes statues des champions, qui anciennement avaient emporté le prix
és jeux Olympiques et Pythiques: «Et où étaient, dit-il aux Milesiens,
ces grands corps ici, quand les Barbares assiegeaient et prenaient
votre ville?»
La Roine de la Carie, nommée Ada, lui envoyait soigneusement
tous les jours des confitures, et de la patisserie qui était fort
exquisement faite par des ouvriers et patissiers fort excellents: mais
Alexandre lui manda, qu'il avait bien d'autres patissiers et cuisiniers
encore plus singuliers que ceux-là, savoir pour le disner, le lever
matin, et cheminer la nuit avant jour: et pour le souper, le peu manger
à disner. Son armée étant toute prête pour donner la bataille à Darius,
les capitaines lui vindrent demander, s'il avait plus rien à leur
commander: «Non, dit-il, sinon que vous faciez razer les barbes aux
Macedoniens.» Parmenion s'émerveilla de ce commandement: et Alexandre
lui dit, «Ne sais-tu pas qu'il n'y a point de meilleure prise en
combattant, que de saisir son ennemi à la barbe?» Darius lui envoya
offrir dix mille talens, qui sont six millions d'or comptant, et de
partir également par moitié toute l'Asie avec lui: tellement que
Parmenion lui dit, «J'accepterais cette offre-là, quant à moi, si
j'était Alexandre:» «Et moi aussi certainement, répondit Alexandre, si
j'étais Parmenion:» mais au demeurant il fit réponse à Darius, «que la
terre ne pouvait porter deux Soleils, ni l'Asie endurer deux Rois.» Et
comme il était prêt à donner la derniere bataille qui devait decider
tout, près le village d'Arbelles, contre un million d'hommes en armes,
il vint quelques-uns de ses mignons à lui accuser des soudards de ce,
qu'ils tenaient propos en leurs loges et conspiraient entre eux de ne
porter rien du butin au logis du Roi, et le retenir tout pour eux:
Alexandre s'en prit à rire, et leur dit: «Vous m'apportez de bonnes
nouvelles, car ce sont propos d'hommes délibérés de vaincre, et non pas
de fuir.» Plusieurs des soudards mêmes venaient à lui qui lui disaient,
Sire, ayez bon courage, et ne craignez point le grand nombre de vos
<p 193r> ennemis: car ils ne pourront pas supporter l'odeur
seulement qui sort de nos aixelles. Mais ainsi que l'on dressait
l'armée en bataille, il aperçut un soudard qui raccoutrait l'attache
avec laquelle il dardait son javelot: il le cassa sur le champ, et le
chassa des bandes comme soudard inutile et indigne d'en être, vu qu'il
accoutrait encore ses armes à l'heure propre qu'il en fallait user. Une
fois comme il lisait des lettres missives de sa mère Olympiade, dedans
lesquelles il y avait plusieurs choses secrètes, et plusieurs charges à
l'encontre d'Antipater, Hephestion s'approchant de lui les leut aussi
quant et lui, ainsi qu'il avait accoutumé de faire. Alexandre ne l'en
engarda point, mais après qu'il eut achevé de lire, tirant son cachet
de son doigt il le lui mit dessus les lévres. étant au temple du Dieu
Hammon, il fut nommé par le grand prêtre du lieu, Fils de Jupiter: à
quoi il répondit, «Ce n'est pas de merveille, car Jupiter par nature
est père de tous, mais il adopte et avoue pour siens particulièrement
ceux qui sont les plus gens de bien.» Il y fut en quelque rencontre
blecé d'un coup de flèche à la cuisse: si accoururent soudain à lui
plusieurs de ceux qui par flatteries avaient accoutumé de l'appeler
Dieu: et lors avec un visage riant il leur dit, en leur montrant sa
plaie: C'est du vrai sang, comme vous pouvez voir,
et non de l'humeur telle
Qui coule aux Dieux de nature immortelle.
Comme quelques-uns louassent devant lui la simplicité d'Antipater,
disants qu'il vivait austèrement, sans superfluité ne délices
quelconques: il leur répondit, «Antipater est voirement blanc au
dehors, mais soyez assurés qu'il est tout rouge comme pourpre dedans.»
Un de ses amis lui donnait à souper en son logis au coeur d'hiver,
qu'il faisait grand froid, et fit apporter en la salle un petit foyer,
sur lequel n'avait que bien peu de feu. Alexandre lui dit, «Fais
apporter du bois ou de l'encens.» voulant dire, que si c'était pour
échauffer la salle, il y fallait du bois davantage: et que s'il n'y
voulait point plus de feu, que ce n'était que pour faire du parfum aux
Dieux. Antipatrides fit venir en un festin, où il était, une belle
jeune garse baladine, qui chanta et balla si bien, qu'Alexandre
s'affectionna un peu à la voir, mais premier il demanda à Antipatrides
qui l'avait amenée, s'il en était point amoureux:il lui confessa que
oui: adonc Alexandre lui dit, «O malheureux que tu es, ne
l'emmeneras-tu doncques pas vitement hors d'ici?» Une autre fois
Cassander s'efforça de baiser malgré lui un jeune garçon nommé Python,
duquel était amoureux un Evius excellent joueur de flûtes. Alexandre
voyant que cet Evius en était fort marri, se leva en colère contre
Cassander, en criant, «Comment, il ne sera doncques pas désormais
loisible par notre insolence d'aimer qui voudra.» Ainsi comme il
renvoyait de son camp les malades et estropiez vers la mer, pour les
reconduire en leurs maisons, on lui vint rapporter qu'un nommé
Antigenes s'était fait écrire entre les malades et estropiés, qui
n'était ne l'un ne l'autre: il le fit venir devant lui, là où le
soudard lui confessa rondement, qu'il faignait voirement être malade,
et qu'il ne l'était pas, pour l'amour qu'il portait à une jeune femme
nommée Telesippa, qui s'en retournait vers la marine. Alexandre lui
demanda à qui il fallait parler pour la faire demeurer, et ayant
entendu qu'elle n'était point esclave, mais de libre condition, il lui
dit, «tâchons doncques par quelques bons moyens à la gagner, tant
qu'elle se contente de demeurer avec nous: car de retenir par force une
femme libre, je ne le ferais jamais.» Après la bataille gagnée contre
Darius, ayant en sa puissance les Grecs, qui avaient été à la soude de
son ennemi, il commanda que l'on gardât aux fers les prisonniers
d'Athenes, d'autant qu'ayants moyen de vivre du public de leur ville,
ils allaient néanmoins à la soude des Barbares, et les Thessaliens
aussi, d'autant qu'ayants un gras et fertile pays, ils ne s'arrêtaient
pas à le labourer, et aimaient mieux aller servir les Barbares: mais il
commanda que l'on laissât aller les Thebains où ils voudraient, <p
193v> «pour ce, dit-il, que nous ne leur avons laissé ne ville à
habiter, ni terre à labourer.» Ayants pris prisonnier un Indien, que
l'on disait et qui était de fait excellent à tirer de l'arc, de sorte
qu'il ne faillait jamais de donner d'une flèche dedans un petit anneau,
il lui commander de tirer devant lui, à fin de voir le preuve de son
art. L'Indien ne le voulut pas faire, dequoi Alexandre s'indigna si
fort, qu'il commanda qu'on le fît doncques mourir: mais ainsi qu'on le
menait, il dit à ceux qui le conduisaient, qu'il y avait déjà plusieurs
jours qu'il ne s'était point exercité, et que pour cette occasion il
avait eu peur de faillir. Ce qu'Alexandre ayant entendu l'en estima
davantage, et commanda qu'on le laissât aller, et lui donna encore un
présent, d'autant qu'il avait montré en cela une grande magnanimité,
ayant mieux aimé mourir, que d'être trouvé indigne de la réputation que
l'on lui donnait. Taxiles était un des Rois des Indes qui lui vint
au-devant, et le pria qu'ils n'eussent point de guerre ensemble: «Mais
si tu es, dit-il, moindre que moi, reçois des bienfaits de moi: et si
tu es plus grand, que j'en reçoive de toi.» Alexandre lui fit réponse:
«Pour le moins faut-il que nous combattions de cela, à savoir lequel de
nous deux fera plus de bien à son compagnon.» Entendant ce que l'on
disait d'une place des Indes assise dessus un rocher, que l'on
appellait Aorne, qu'elle était de tout point imprenable, mais que celui
qui la tenait, était homme lâche et couard: «La place, dit-il, est donc
prenable.» Un autre qui tenait un château que l'on estimait
semblablement imprenable, se rendit à lui, et se mit lui et sa place
entre ses mains. Alexandre lui rendit son pays, voulant qu'il le tint
comme il faisait auparavant: et si lui ajouta encore d'autres terres
qu'il lui donna, disant, «cet homme a fait sagement de se fier plutôt à
un Prince homme de bien, qu'à une place forte.» Après la prise de la
place forte d'Aorne, aucuns de ses mignons lui disaient, qu'il avait
surmonté Hercules par la gloire de ses faits: Il leur répondit, «Vous
direz ce que vous voudrez, mais quant à moi je n'estime tous mes faits,
avec tout mon empire, dignes d'être contrepesés à une seule parole
d'Hercules.» étant averti que quelques-uns de ses familiers jouaient
aux dés, non pas pour jouer et passer le temps, mais escessivement pour
se détruire, il les condamna en une amende. Entre ceux qui approchaient
plus près de lui, il honorait le plus Craterus, et aimait le plus
Hephestion: «Car Craterus, disait-il, aime le Roi, et Hephestion aime
Alexandre.» voulant dire, que Craterus, homme sage et vaillant, amait
la grandeur de son maître: et Hephestion, homme de bonne compagnie,
amait la personne propre de son prince. Il envoya quelquefois en don
cinquante talens, qui sont trente mille écus, au philosophe Xenocrates:
qui les refusa, et n'en voulut rien prendre, disant qu'il n'en avait
point affaire. On le rapporta à Alexandre, qui demanda: «Et comment,
Xenocrates n'a-il pas un ami? car quant à moi, dit-il, la chevance du
Roi Darius à peine m'a pu suffire à départir entre mes amis.» Porus un
Roi des Indes fut par lui pris en bataille, après laquelle Alexandre
lui demanda, «Comment vu-tu que je te traite?» Porus lui répondit,
«Royalement.» Alexandre lui répliqua, s'il voulait rien dire davantage:
«Non, dit-il, pource que tout est compris sous ce mot de Royalement.»
Alexandre estimant beaucoup son bon sens et sa vaillance, non seulement
lui rendit son Royaume, mais lui ajouta encore beaucoup d'autres pays.
On lui rapporta un jour qu'il y avait quelqu'un qui ne faisait que
médire de lui: il répondit, «C'est acte de Roi, de souffrir patiemment
d'être blâmé pour bien faire.» En mourant il dit à ses familiers qui
étaient autour de lui, «Je vois bien que j'auray un grand epitaphe
après ma mort: c'est à dire, des jeux funebres que l'on faisait au
trêpas de grands personnages. Après qu'il fut decedé, Demades orateur
Athenien voyant son armée demeurée sans chef qui y commandast, dit,
qu'elle ressemblait à son avis au géant Polyphemus Cyclops, après
qu'Ulysses lui eut crevé son oeil. Ptolomaeus fils de Lagus Roi <p
194r> d'Aegypte, le plus souvent couchait et soupait au logis de ses
amis: et s'il leur donnait à souper, il se servait de leurs meubles,
envoyant emprunter de la vaisselle, des tables, des lits, pource qu'il
n'en avait chez lui jamais plus qu'il en fallait pour le service de sa
personne: et disait, «qu'enrichir les autres lui semblait plus Royal
que de s'enrichir soi-même.» Antigonus levait grosse somme d'argent sur
ses sujets avec grosse rigueur: à raison de quoi quelqu'un lui dit,
«Voire-mais Alexandre ne faisait pas ainsi:» «Ce n'est pas de
merveille, dit-il, car il moissonnait l'Asie, et je ne fais que la
glaner.» Il voit un jour emmy son camp des simples soudards qui
jouaient à la boule, ayants leurs corselets sur le dos, et leurs
morrions en tête: il y prit plaisir, et fit appeler leurs Capitaines,
en intention de les en louer: mais quand il sut, qu'ils étaient en une
taverne où ils beuvaient, il leur ôta leurs compagnies, et les donna
aux simples soudards. Quand il fut devenu vieux, il commença à se
montrer plus doux et plus gracieux envers un chacun qu'il n'avait
jamais fait, et se comportait plus humainement en toutes choses, dont
tout le monde s'ébahissait: et il répondait à ceux qui lui en
demandaient la cause, «C'est pour autant, dit-il, que par avant je
cherchais de me faire grand en toute puissance: mais maintenant que je
l'ai acquise, je n'ai plus besoin que de gloire et de benevolence.» Un
sien fils nommé Philippus lui demanda un jour en présence de beaucoup
de gens, quand partirait le camp: il lui répondit, «As-tu peur de
n'ouïr pas le son de la trompette?» Ce même fils avait un jour procuré
qu'on lui fît son logis chez une femme veuve, laquelle avait trois
belles filles. Le Roi son père en étant averti, envoya querir le
mareschal des logis, et lui dit, «Ne me délogeras-tu point mon fils de
ce logis si étroit?» Il fut quelque fois malade d'une maladie longue:
depuis étant retourné en convalescence, «Nous n'en vaudrons pas pis,
dit-il, d'avoir été malades, car cela nous a admonestés de ne nous
enorgueillir point, attendu que nous sommes mortels.» Hermodotus poète
en quelques compositions sienes poétiques l'appellait fils du Soleil:
et lui à l'encontre disait, «celui qui vide ma selle percée, sait bien
avec moi qu'il n'en est rien.» Quelqu'un disait en sa présence, que
toutes choses étaient justes et honnêtes aux Rois: «Oui bien, dit-il,
aux Rois des Barbares: mais à nous cela seulement est juste et honnête,
qui par nature l'est de soi-même.» Marsias son frère avait un procès
devant lui, et le priait qu'il fut plaidé et jugé à huis clos en son
logis: «Mais bien, répondit il, au beau milieu de la place, à la vue de
tout le monde, si nous ne voulons faire tort à personne.» Il fut une
fois en hiver contraint de loger son camp en lieu, où il n'y avait
commodité quelconque pour la vie de l'homme: à l'occasion dequoi,
quelques soudards ne sachants pas qu'il fut si près d'eux, le
maudissaient, et lui disaient injure: et lui entreouvrant avec son
bâton la toile de son pavillon leur dit, «Si vous n'allez plus loin
médire de moi, je vous en ferai bien repentir.» On estimait que un
Aristodemus, l'un de ses familiers, fut fils d'un cuisinier: au moyen
dequoi, comme il lui conseillât de retrancher sa dépense ordinaire, et
de restreindre ses dons, il lui répondit, «Tes propos, Aristodemus,
sentent fort leur devanteau de cuisinier.» Les Atheniens donnèrent
droit de bourgeoisie de leur ville à un sien esclave, comme s'il eût
été personne libre, pour lui faire honneur: mais il leur dit, «Je ne
voudrais pas fouetter un Athenien.» Il y eut un jeune homme disciple du
Rhetoricien Anaximenes, qui prononcea par coeur devant lui une harangue
composée de longue main. Après qu'il eut achevé, le Roi lui demanda
quelque chose qu'il voulait savoir. Le jeune homme qui ne sut que
répondre, se tut tout quoi: et adonc le Roi lui dit, «Que dis-tu? n'y
a-il que cela écrit en tes tablettes?» Un autre affetté Rhetoricien
haranguant devant lui vint à dire, «La saison jette-nege avait fait
faillir l'herbe aux champs:» Il ne se peut tenir de lui dire, en
rompant son propos, «Ne cesseras tu aujourd'hui de parler à moi, comme
si tu parlais à une tourbe populaire, sans jugement?» <p 194v>
Thrasylus philosophe Cynique lui demanda un jour une drachme d'argent
en don, qui sont trois sous et quatre: Il lui répondit, «Cela n'est pas
un don de Roi.» «Donne moi donc un talent,» dit le Philosophe: et le
Roi lui répondit, «Cela n'est pas prise de philosophe Cynique.»
Envoyant son fils Demetrius avec grosse flotte de vaisseaux en la
Grèce, pour délivrer les Grecs de servitude, comme il disait, il en
rendait la cause, parce qu'il disait, que sa gloire reluirait de dessus
la Grèce par toute la terre habitable, ne plus ne moins que ferait un
brandon de feu que l'on mettrait au dessus d'une haute tour. Le poète
Antagoras était en son camp, qui faisait bouillir un congre dedans une
poille, et secouait la poille lui-même. Antigonus le regardant faire
derrière lui, se prit à lui dire: «Antagoras, penses-tu qu'Homere
décrivant les hauts faits du Roi Agamemnon s'amusât à faire cuire un
congre?» Antagoras se retournant lui répliqua, «Mais penses-tu, Sire,
que le Roi Agamemnon faisant ces grandes choses que décrit Homere,
allât curieusement rechercher parmi son camp, s'il y avait quelqu'un
qui fît bouillir un congre?» Il lui fut une nuit avis en songeant,
qu'il voyait Mithridates moissonnant un bled aux espics d'or, à raison
dequoi il resolut en soi-même de le faire mourir: et ayant communiqué à
son fils Demetrius cette siene délibération, il lui fit jurer qu'il
n'en dirait jamais rien: mais néant-moins Demetrius tirant à part
Mithridates, et se promenant le long de la marine avec lui, il écrivit
du bout de sa javeline dedans le sable, «fui t'en Mithridates.»
Mithridates ayant soudain entendu ce qu'il voulait dire, s'enfuit au
Royaume de Pont, là où il regna toute sa vie. Demetrius ayant mis le
siege devant la ville de Rhodes, y trouva en l'un des faux-bourgs le
tableau de la ville d'Ialysus que peignait Protogenes. Les Rhodiens
l'envoyèrent prier par un herault, de vouloir pardonner à cette
excellente painture: il leur fit réponse, qu'il gâterait plutôt les
portraits et images de son propre père, que celle painture. ayant
accordé avec les Rhodiens, il leur laissa sa grande machine de batterie
qui s'appellait Helepolis, c'est à dire, engin à prendre villes, pour
témoigner au temps advenir la grandeur de ses ouvrages, et la valeur de
leur courage. Les Atheniens s'étant rebellez contre lui, il reprit leur
ville qui avait jà grande faute de vivres. Si fit incontinent proclamer
une assemblée de ville, en laquelle il déclara, qu'il leur donnait en
pur don grande quantité de bleds, mais en sa harangue il lui advint de
commettre une incongruité: soudain l'un de ceux de la ville, qui était
assis pour l'écouter, le releva, prononçant tout haut le mot ainsi
comme il le devait avoir dit: «Et pour cette correction-là, dit-il,
adonc, je vous donne encore davantage autres cinq mille mines de bled.»
Antigonus le second, comme Demetrius son père ayant été pris prisonnier
lui eût envoyé dire par un de ses familiers, qu'il n'ajoutât point de
foi, ni ne fît aucun compte de chose qu'il lui écrivist, si d'aventure
il était forcé de ce faire par Seleucus qui le tenait prisonnier, et
que pour cela il ne lui rendît aucune des villes qu'il tenait: au
contraire il écrivit à Seleucus, qu'il lui céderait toutes les terres
qu'il avait en son obéissance, et se mettrait soi-même en otage, s'il
voulait délivrer son père. Sur le point qu'il était prêt à donner une
bataille par mer aux Lieutenants et Capitaines de Ptolomeus, le pilote
de sa galere lui vint dire, que leurs ennemis avaient bien plus grand
nombre de vaisseaux qu'eux: «Et moi, dit-il, qui suis ici en personne,
pour combien me comptes-tu?» Se retirant une fois de devant ses ennemis
qui le venaient assaillir, il dit qu'il ne fuyait pas, mais qu'il
allait après l'utilité qui était derrière lui. Et comme un jeune homme
fils d'un fort vaillant père, mais au demeurant n'étant pas tenu pour
guères bon soudard quant à lui, prochassât d'avoir la soude de son
père: «Voire-mais, dit-il, jeune fils mon ami, je donne bien bon
appointement et fais des présents à ceux qui sont eux-mêmes vaillants,
non pas à ceux qui ne sont qu'enfants de vaillants hommes.» étant Zenon
le Citieien trêpassé, celui qu'il estimait <p 195r> le plus entre
tous les Philosophes, il dit que le théâtre de ses gestes lui était
ôté, comme celui que pour sa gloire il désirait plus avoir spectateur
et approbateur de ses faits. Lysimachus ayant été surpris au pays de
Thrace par le Roi Dromichaetes, en un détroit où il fut contraint par
la soif de se rendre lui et toute son armée à la mercy de son ennemi:
après qu'il eut bu, étant prisonnier, «O Dieux comment pour peu de
plaisir je me suis fait esclave, au lieu de Roi que j'étais!» Devisant
un jour avec Philippides poète comique, qui était son familier et ami,
il lui dit: «Que veus-tu que je te communique de ce qui est à moi?» «Ce
qu'il te plaira, Sire, lui répondit le poète, pourvu que ce ne soit
point de tes secrets.» Antipater ayant entendu comme le Roi Alexandre
le grand avait fait mourir Parmenion, dit en s'ébahissant, «Si
Parmenion a attenté à la vie d'Alexandre, à qui se faut-il plus fier,
Sinon? Que faut-il plus faire?» Il disait de l'orateur Demades, quand
il fut devenu vieil, qu'il ne lui était demeuré que le ventre et la
langue, non plus que d'une hostie que l'on a toute consommée. Antiochus
le troisiéme écrivit aux villes de son obéissance, que si d'aventure il
leur mandait de faire aucune chose qui fut contraire aux lois, elles
n'y obéissent point, comme ayants été les lettres dépêchées par
surprise. ayant trouvé la religieuse de Diane belle par excellence, il
se partit incontinent de la ville d'Ephese, de peur que l'amour ne le
forceât de commettre contre sa volonté chose qui ne fut pas loisible.
Antiochus surnommé le Sacre, faisait la guerre à son frère Seleucus, à
qui demeurerait Roi: et néanmoins après que Seleucus eût été défait en
bataille par les Galates, tellement que l'on estimait qu'il eût été
lui-même taillé en pièces, à cause qu'il ne comparoissait point, et ne
savait-on qu'il était devenu, Antiochus posant son accoutrement Royal
de pourpre, prit un habillement noir, et un peu après ayant eu
nouvelles qu'il était sain et sauf, il sacrifia aux Dieux pour leur
rendre grâces de son salut, et commanda aux villes de son obéissance
d'en faire fête, en portant chapeaux de fleurs sur leurs têtes. Eumenes
étant tombé dedans les embûches que lui avait dressées Perseus, le
bruit courit incontinent par tout qu'il y était mort: tellement que la
nouvelle en ayant été apportée jusques en la ville de Pergamum, Attalus
son frère se mit aussi tôt le frontal Royal, autrement appelé Diadesme,
alentour de la tête, et qui plus est épousant sa femme, se porta pour
Roi: mais peu après étant averti que son frère était sain et sauf, et
qu'il s'en venait en sa maison, il s'en alla au-devant de lui comme il
avait accoutumé auparavant avec les gardes du corps du Roi, portant
lui-même une javeline de barde en sa main comme les autres. Eumenes le
salua et l'ambrassa amiablement, lui disant seulement tout bas en
l'oreille, «Une autre fois ne te haste pas tant d'épouser ma femme, que
tu ne m'ayes vu mort:» sans que jamais depuis en toute sa vie il lui
dît ne lui fît chose aucune, dont il se dût dessier, ains qui plus est
en mourant lui laissa son Royaume et sa femme: en récompense dequoi son
frère ne voulut jamais faire nourrir ni élever aucun de ses enfants,
combien qu'il en eût plusieurs de sa femme, ains rendit de son vivant
le Royaume au fils de son frère Eumenes, après qu'il fut parvenu en âge
de regner. Pyrrhus Roi des Epirotes eut plusieurs fils, lesquels étant
encore enfants lui demandèrent un jour, à qui d'eux il laisserait son
Royaume après sa mort: il leur répondit, «A celui de vous qui aura
l'épée la mieux tranchante.» On lui demanda une fois, quel était le
meilleur joueur de flûtes, à son avis, Pithon ou Cephisius:
«Polyperchon, dit-il, est le meilleur Capitaine.» ayant défait les
Romains en deux rencontres, mais avec grand' perte de ses meilleurs
Capitaines, et ses meilleurs serviteurs: «Si nous gagnons, dit-il,
encore une autre bataille contre ces Romains, nous sommes perdus.» En
montant sur mer au partir de la Sicile, d'autant qu'il voyait bien
qu'il ne viendrait jamais à bout de la gagner, en se tournant devers
ses amis: «O la belle carrière, dit-il, à luitter que nous laissons aux
Romains et aux Carthaginois!» <p 195v> Ses soudards le
surnommaient l'Aigle: et il leur répondait: «pourquoi non, quand vos
armes sont les ailes qui m'enlevent au ciel?» étant averti que quelques
jeunes hommes en beuvant avaient tenu à la table plusieurs propos
outrageux et injurieux de lui, il commanda qu'on les lui amenât tous le
lendemain. Quand ils furent venus, il demanda au premier, s'il était
vrai qu'ils eussent tenu tels propos de lui: «Oui, Sire, répondit-il,
mais nous en eussions bien dit encore davantage, si le vin ne nous eût
failli.» Antiochus, celui qui fit deux voyages contre les Parthes,
étant à la chasse poursuivit si longuement sa proie, qu'il s'esgara de
tous ses amis, et tous ses serviteurs, tant qu'il fut contraint pour la
nuit de se loger en la cabane de bien pauvres paisans: là où en soupant
il leur demanda, «que c'est que l'on disait du Roi.» Il lui fut
répondu, «Que le Roi était un bien bon prince au demeurant, mais que
pour ne vouloir pas prendre peine à faire ses affaires lui-même, il se
remettait de beaucoup de choses à ses mignons qui ne vallaient rien, et
qu'il passait beaucoup d'affaires de grande importance en nonchaloir,
pour être trop affectionné à la chasse.» Il ne répondit rien sur
l'heure: mais le lendemain au point du jour, comme ses gardes fussent
arrivés en cette loge, étant découvert, en reprenant son habit Royal de
pourpre, et le frontal du diadesme alentour de sa tête: «Depuis que je
vous pris premièrement à mon service, jusques à hier au soir, jamais je
n'avais, dit il, entendu une seule parole véritable de moi.» Ainsi
comme il tenait le siege devant la ville de Hierusalem, les Juifs lui
demandèrent surseance d'armes pour sept jours seulement à fin qu'ils
peussent solennizer leur plus grande fête: ce que non seulement il leur
octroya, mais aussi ayant fait apprêter bon nombre de taureaux aux
cornes dorées, et grande quantité de drogues et espèces odorantes à
faire parfums, il les conduisit lui-même en procession jusques à la
porte de leur ville, et ayant livré tout cet appareil de sacrifice
entre les mains de leurs prêtres, s'en retourna dedans son camp:
parquoi les Juifs émerveillez de sa religieuse liberalité, incontinent
après leur fête se rendirent à lui. Themistocles en sa première
jeunesse ne faisait que ivrongner et paillarder, mais depuis que
Miltiades capitaine général des Atheniens eut défait les Barbares en la
plaine de Marathone, jamais on ne le voit faisant aucun désordre: et
répondait à ceux qui s'ébahissaient de voir en lui une si grande
mutation, «La trophée de la victoire de Miltiades ne me laisse point
dormir ni reposer.» On lui demanda quelquefois, lequel il aimerait
mieux être Achilles ou Homere: «Mais toi-même, dit-il, lequel
aimerais-tu mieux être, ou celui qui gagne le prix és jeux Olympiques,
ou le crieur qui à son de trompe le proclame victorieux?» Quand le Roi
Xerxes descendit en la Grèce avec celle grande flotte de vaisseaux,
craignant qu'un orateur Epicydes, qui avait credit envers le peuple à
cause de son éloquence, mais qui au demeurant était lâche de coeur, et
fort sujet à l'avarice, ne parvint par les voix du peuple à être
Capitaine général d'Athenes en cette guerre, et ne fut cause de perdre
la ville, il le gagna par argent, tant qu'il se deporta de la poursuite
d'être Capitaine. Eurybiades le général de toute l'armée n'avait pas le
coeur de conclurre à la bataille par mer, à quoi Themistocles faisait
tout ce qu'il pouvait pour émouvoir et inciter les Grecs: tellement que
l'autre lui dit en plein conseil, «Ceux qui se levent avant que ce soit
à leur rang és combats publiques des jeux sacrés, sont toujours
fouettés.» «Il est vrai, répondit Themistocles: mais aussi ceux qui
demeurent derrière, ne sont jamais couronnez.» Eurybiades adonc le
capitaine général leva le bâton, comme pour le frapper: et Themistocles
lui dit, Frappe si tu veux, pourvu que tu écoutes.» Voyant qu'il ne
pouvait mettre en la tête de ce général Eurybiades qu'il voulût
combattre dedans le canal et détroit de Salamine, il envoya secrètement
sous main advertir le Roi barbare, qu'il ne laissât pas échapper les
Grecs qui ne pensaient qu'à s'enfuir: à quoi ce Roi ayant ajouté <p
196r> foi, donna la bataille, qu'il perdit, pource qu'il combattit
en un bras de mer long et étroit, qui était à l'advantage des Grecs: et
sur l'heure Themistocles renvoya de-rechef vers lui, l'admonester de
s'enfuir vers le pas de l'Hellespont, le plutôt qu'il pourrait, pource
que les Grecs étaient en propos de lui rompre le pont de navires qu'il
avait fait bâtir sur ce détroit, afin que ce qu'il faisait pour sauver
les Grecs, il le semblât faire pour le salut de lui. Un habitant de la
petite Île de Seriphe lui dit un jour par manière de reproche, qu'il
était renommé pour la gloire de la ville d'Athenes, dont il était, non
pas pour lui-même. «Tu dis vérité, lui répondit Themistocles, mais ni
moi si j'eusse été Seriphien, ni toi si tu eusses été Athenien,
n'eussions jamais été renommés.» Antiphates le beau fils, du
commencement mêprisait et fuyait Themistocles qui était amoureux de
lui, mais depuis quand il le voit parvenu à grande authorité et grande
réputation, il le vint rechercher, flatter et courtiser: «O jeune fils
mon ami, dit-il alors, nous sommes bien tard, mais au moins à la fin,
devenus sages tous deux ensemble.» Simonides le poète lui requérait en
jugement quelque chose qui était injuste, auquel il répondit: «ni toi
Simonides ne serais pas bon nusicien, si tu chantais contre mesure: ni
moi bon magistrat, si je jugeais contre les lois.» Il disait que son
fils qui faisait faire ce qu'il voulait à sa mère, était le plus
puissant homme de la Grèce: «Pour ce, disait-il, que les Atheniens
commandent au demeurant de la Grèce, je commande aux Atheniens, sa mère
à moi, et lui à sa mère.» Il y avait deux qui demandaient sa fille en
mariage, desquels il préféra l'honnête au riche, disant qu'il aimait
mieux avoir un homme qui eût affaire de biens, que des biens qui
eussent affaire d'un homme. Vendant un sien heritage, il fit proclamer
au crieur qui le criait à vendre, qu'il avait son voisin. Comme les
Atheniens étant saouls de lui prissent plaisir à le tondre et rebuter
en ses poursuites: «O pauvres gens, disait-il, pourquoi vous lassez
vous de recevoir souvent de mêmes personnes de bons services?» Il
disait qu'il était semblable aux grands platanes, sous la rameure
desquels les passants se retirent quand ils sont surpris de la pluie:
puis quand le beau temps est venu, ils leur arrachent leurs branches et
les déchirent. Se moquant des Eretriens, il disait qu'ils ressemblaient
aux Casserons, parce qu'ils avaient bien des espées, mais ils n'avaient
point de [...]. L'Os des Casserons s'appele épée. étant fugitif de la
ville d'Athenes premièrement, et puis de toute la Grèce, il se retira
devers le grand Roi de Perse, là où lui étant audience donnée, il dit,
que la parole de l'homme ressemblait proprement aux tapisseries de
haute lice figurées et historiées: car en l'une et en l'autre, quand
elles sont déployées et étendues bien au long, se découvrent à clair
les figures: là où quand elles sont pliées et empacquetées, les
portraits y sont cachés, et n'y connait-on rien: au moyen dequoi il
demanda terme de certain temps, dedans lequel il pût apprendre la
langue Persienne, afin que de là en avant il pût par lui-même se
découvrir, et donner à entendre ses conceptions au Roi, non point par
un truchement. lui ayant doncques le Roi fait plusieurs grands
présents, et étant soudain devenu fort riche, il disait à ses gens,
«enfants nous étions perdus, si nous n'eussions été perdus.» Myronides
capitaine général des Atheniens se mit aux champs, pour aller faire la
guerre aux Boeotiens, ayant commandé à ceux d'Athenes qu'ils le
suivissent avec leurs armes: mais sur le point qu'il fallait mener les
mains, les Centeniers lui vindrent dire, que leurs gens n'étaient pas
encore tous venus: «Tous ceux, dit-il, qui ont envie de combattre, sont
venus.» et ainsi les menant en délibération de bien faire, gagna la
bataille contre les ennemis. Aristides surnommé le Juste faisait
toujours ses affaires à part au gouvernement de la Chose publique,
fuyant toutes liques et partialités, d'autant qu'il avait opinion que
l'authorité et le credit qui était ainsi acquis par prattiques et
menées d'amis, incitait et poussait les hommes à faire beaucoup de
choses injustes. Et comme <p 196v> les Atheniens fussent
assemblez en conseil de ville pour procéder au bannissement qu'ils
appellaient l'Ostracisme, il y eut un paysan qui ne savait ne lire ni
écrire, qui tenant une coquille en sa main le pria d'écrire dedans le
nom d'Aristides: et qu'il lui demanda, «Et comment, connais-tu bien
Aristides? Le paysan lui dit que non, mais qu'il lui fâchait de l'ouïr
appeler le Juste.» Aristides ne lui répondit rien, et écrivant son nom
dedans la coquille, la lui rebailla. étant ennemi de Themistocles, et
envoyé en quelque ambassade quant et lui, arrivés qu'ils furent aux
confins de l'Attique, il lui dit, «Veux-tu Themistocles que nous
laissons ici sur les limites du pays notre inimitié, et puis quand nous
serons retournés de notre ambassade, nous la reprendrons si bon nous
semble?» Après avait fait le département de la taille sur toute la
Grèce, et taxé combien chaque ville devrait payer, il en retourna plus
pauvre qu'il n'était allé, d'autant comme il avait dépendu par le
chemin. Parquoi ayant le poète Aeschylus fait ces vers en une sienne
Tragoedie touchant Amphiaraus,
Il ne veut pas sembler juste, mais l'être,
Gardant justice en pensée profonde:
Dont nous voyons tous les jours apparaitre
Sages conseils, où tout honneur abonde:
quand on vint à les réciter en plein théâtre, toute l'assistance jeta
les yeux sur Aristides. Pericles toutes les fois qu'il était élu
capitaine, en prenant son manteau ducal soûlait dire en soi-même,
«Pericles prends garde à toi, tu t'en vas pour commander à des hommes
libres, et à des Grecs, et à des Atheniens.» Un sien ami le requérait
de porter faux témoignage pour lui, où il fallait encore jurer: il lui
répondit, «Je suis ton ami jusques à l'autel: c'est à dire, jusques à
n'offenser point les Dieux.» Il suadait aux Atheniens d'ôter l'Île
d'Aegine, comme une maille ou une chassie, qui était en l'oeil de leur
port de Piraée. étant près à rendre son âme il dit, «qu'il se réputait
heureux de ce, que nul Athenien ne portait robe noire par son moyen.»
Alcibiades étant encore jeune garçon, en luitant contre un autre, fut
saisi d'une prise, de laquelle il ne pouvait pas bien se défaire: si
prit à belles dents la main de celui qui tenait: et l'autre se prit à
crier, «Comment Alcibiades, tu mords comme une femme:» «Non pas comme
une femme, répondit-il, mais bien comme un lion.» ayant un fort beau
chien, qui lui avait coûté sept cens écus, il lui coupa la queue, «à
fin, (dit-il) que les Atheniens comptent cela de moi, et ne s'amusent
point à me rechercher curieusement plus avant.» Il entra en une école
où il demanda au maître l'Iliade d'Homere. Le maître lui dit qu'il
n'avait rien des oeuvres d'Homere: il lui donna un soufflet, et passa
outre. Il vint un jour battre à la porte de Pericles, où l'on lui dit,
qu'il n'était pas de loisir, et qu'il était bien empêché à regarder
comment il rendrait compte aux Atheniens de leur argent: «Et ne
vaudrait-il pas mieux, dit-il, qu'il s'empêchât à regarder, comment il
ne leur en rendrait point?» étant rappelé de la Sicile par les
Atheniens, qui lui voulaient faire son procès, il se cacha, disant,
«que qui est accusé de crime capital, est un sot de chercher à se faire
absoudre, quand il s'en peut fuir.» Et comme quelqu'un lui dît,
«Comment, ne te fies-tu pas à ton pays de te juger?» «Non pas, dit-il,
à ma propre mère, de peur qu'en n'y pensant pas, elle ne jetât par
erreur la febve noire au lieu de jeter la blanche.» étant averti que
lui et ses compagnons avaient été condamnés à la mort: «montrons leur,
dit-il, que nous sommes vivans.» et se retirant devers les
Lacedaemoniens, suscita la guerre qui fut appelée Decelique. Lamachus
reprenait un capitaine de gens de pied de quelque faute qu'il avait
commise en son état: l'autre lui disait qu'il ne le ferait plus: «Mais
on ne peut pas, répliqua-il, faillir deux fois à la guerre.» Iphicrates
était mêprisé, d'autant qu'on le tenait pour fils d'un cordonnier, mais
il acquit <p 197r> réputation d'homme de valeur, alors premier
que tout blecé qu'il était, il saisit son ennemi au corps, et l'emporta
tout vif avec ses armes, de la galere ennemie, dedans la sienne. étant
en terre d'amis et alliés, il fortifiait néanmoins son camp fort
soigneusement de tranchée et de rempart tout alentour. Il y eut
quelqu'un qui lui dit, «Dequoi avons nous peur? auquel il répondit, que
la pire parole qui saurait sortir de la bouche d'un Capitaine est, Je
ne me fusse jamais douté de cela.» Dressant son armée en bataille pour
combattre des peuples Barbares, il dit, qu'il ne craignait autre chose,
sinon que les Barbares n'eussent point connaissance d'Iphicrates, qui
était ce qui effroiait ses autres ennemis. étant accusé de crime
capital, il dit au calomniateur qui l'accusait: «O pauvre homme regarde
que tu fais, ores que la ville est environnée de guerre, suadant au
peuple de consulter de moi, et non pas avec moi.» Harmodius qui était
descendu de l'ancien Harmodius, lui reprochait un jour, qu'il était
extrait de race vile et roturière: «La noblesse de ma race, lui
répondit-il, commence à moi, et celle de la tiene acheve à toi.» Un
orateur haranguant devant le peuple en pleine assemblée de ville lui
demanda, «Qu'es-tu, afin que l'on sache dequoi tu te glorifies tant?
Es-tu homme d'armes, ou archer, ou homme de pied et picquier?» «Je ne
suis, répondit-il, rien de tout cela, mais je suis celui qui sait
commander à tous ceux-là.» Timotheus était estimé Capitaine plus
heureux que habile homme ne vaillant, et quelques-uns lui portants
envie lui peignaient des villes qui venaient d'elles-mêmes se prendre
dedans une nasse, pendant qu'il dormait: et lui disait, «Or pensez si
je prends de telles villes en dormant, que c'est que je ferai, quand je
serai esveillé.» Un des Capitaines hazardeux et aventureux montrait aux
Atheniens par une manière de gloire, quelque plaie qu'il avait dessus
sa personne: mais lui au contraire, «J'eus (dit-il) grand honte un jour
que j'étais Capitaine général, devant la ville de Samos, quand un trait
d'engin de batterie vint tomber tout auprès de moi.» Et comme les
harangueurs louassent grandement et recommandassent le Capitaine
Chares, disants, «Voilà un tel homme qu'il faudrait pour en faire un
Capitaine général des Atheniens:» Timotheus répondit, tout haut, «Ne
dites pas Capitaine, mais un bon gros vallet pour porter le lit du
Capitaine.» Chabrias disait que «ceux qui savaient mieux les affaires
de leurs ennemis, étaient ceux qui mieux faisaient l'office de
Capitaines.» étant accusé de trahison avec Iphicrates, il ne laissait
pas d'aller à l'esbat au parc des exercices, et de disner à son heure
accoutumée, dequoi Iphicrates le tançait: et lui répondait, «S'il
advient que les Atheniens ordonnent de nous autre chose que bien à
point, ils te feront mourir, dit-il, toute sale et à jeun, et moi lavé,
oinct, et bien disné.» Il soûlait dire, que une armée de cerfs
conduitte par un lion était plus à craindre, qu'une armée de lions
conduitte par un cerf. Hegesippus que l'on surnommait Crobylus,
incitait les Atheniens à prendre les armes contre Philippus Roi de
Macedoine, et quelqu'un de l'assemblée lui cria tout haut: «Comment,
nous veux-tu introduire la guerre?» «Oui certainement, dit-il, et les
robes de deuil, et les convois de funerailles publiques, et les
harangues funebres, si nous voulons demeurer libres, et non pas nous
assubjectir aux Macedoniens.» Pytheas étant encore fort jeune se
présenta un jour pour contredire en plein assemblée aux decrets
publiqs, que l'on passait par les voix du peuple à l'honneur de
Alexandre: quelqu'un lui dit, «Comment, oses-tu bien entreprendre,
étant si jeune, de parler de si grands choses?» «pourquoi non, dit-il,
vu qu'Alexandre que vous faites un Dieu par vos suffrages, est encore
plus jeune que moi?» Phocion Athenien était si constant, que jamais on
ne le voit ne pleurer ne rire: et comme en une assemblée de ville,
quelqu'un lui dît, «Tu es tout pensif, Phocion, il semble que tu
étudies quelque chose:» «Tu conjectures bien, répondit-il, car j'étudie
voirement, si je pourray point retrancher quelque chose de ce que j'ai
à dire aux Atheniens.» Les Atheniens <p 197v> eurent un oracle
qui les advertissait qu'il y avait en la ville un personnage qui était
contraire aux conseils et avis de tous les autres: et comme ils
feissent par tout enquérir qui était celui-là, et criassent en grande
furie contre lui, Phocion dit franchement tout haut que c'était lui,
pource qu'à lui seul rien ne plaisait de tout ce que le peuple faisait
et disait. ayant un jour dit son avis en pleine assemblée du peuple, il
pleut à toute l'assistance, et vit que tous également approuvaient son
dire: il en fut si ébahi, qu'en se tournant devers ses amis, il leur
demanda, «Ne m'est-il point échappé de dire quelque chose de travers,
sans y penser?» Les Atheniens voulurent quelquefois faire un grand et
solennel sacrifice, pour à quoi fournir, ils demandaient à chacun
quelque contribution d'argent: chacun des autres donnait liberalement,
et Phocion étant nommeement appelé par plusieurs fois pour donner
aussi, leur dit à la fin: «J'aurais honte de vous donner, et ne rendre
pas à celui-ci.» montrant au doigt un usurier, à qui il debuait. Et
comme Demandes lui dît, «Les Atheniens te tueront si une fois ils
entrent en leur fureur:» «Si feront certes, lui répondit-il, ils me
tueront voirement, s'ils entrent en leur fureur: mais toi, s'ils
entrent en leur bon sens.» Aristogiton le calomniateur étant condamné à
mort pour calomnie, et prêt à executer en la prison, envoya prier
Phocion de venir jusques là parler à lui. Ses amis ne voulaient pas
qu'il y allast, pour parler à un si méchant homme: «Et en quel lieu,
dit-il, pourraient les gens de bien plus volontiers parler à
Aristogiton?» Les Atheniens étaient courroucez à ceux de Byzance de ce
qu'ils n'avaient pas voulu recevoir dedans leur ville le capitaine
Chares, qu'ils leur envoyaient pour les secourir à l'encontre de
Philippus: Phocion leur remontra, que ce n'était pas à leurs confederés
s'ils se défiaient, qu'il s'en fallait prendre, mais aux capitaines
dont on se défiait, à ceux-là s'en fallait-il courroucer. Sur l'heure
il fut lui-même eleu capitaine: et s'étant les Byzantins fiez à lui, et
mis entre ses mains, il les défendit si bien contre Philippus, qu'il le
contraignit de se retirer sans rien faire. Le Roi Alexandre le grand
lui envoya présenter en don cent talents, qui sont soixante mille écus.
Il demanda à ceux qui lui apportaient cet argent, pourquoi le Roi lui
en envoyait à lui seul, vu qu'il y avait tant d'autres Atheniens. Ils
lui répondirent, que c'était pource qu'il l'estimait seul homme de bien
et vertueux: «Qu'il me laisse doncques, leur dit-il, et sembler et être
tel.» Alexandre leur demanda des galeres, et le peuple nommeement
appella Phocion pour en dire son avis, et leur conseiller ce qu'ils en
avaient à faire. Il se leva et leur dit, «Je vous conseille de trouver
moyen que vous soyez vous mêmes les plus forts par armes, ou bien amis
de ceux qui le sont.» étant venue une nouvelle incertaine sans autheur,
qu'Alexandre était decedé, les harangueurs ne faillirent pas
incontinent de monter à l'enuy les uns des autres en la tribune aux
harangues, et de conseiller que sur l'heure même, sans plus attendre,
l'on devait prendre les armes. Phocion au contraire était d'avis, que
l'on attendît jusques à ce que l'on en fut plus certainement assuré:
«car s'il est aujourd'hui mort, disait-il, il le sera aussi demain et
encore après.» Et comme Leosthenes eût jeté la ville en une forte et
grosse guerre, élevant le coeur au peuple sous grandes espérances de
recouvrer leur liberté et la principauté de la Grèce, Phocion
accomparait ses propos aux cyprès: «Car ils sont, disait-il, beaux,
droits, et hauts, mais ils ne portent point de fruit.» Et comme
néanmoins les premières rencontres en eussent été heureuses, et la
ville en fît sacrifices aux Dieux pour les bonnes nouvelles, quelqu'un
lui demanda: «Et bien Phocion, es-tu content que ceci ait été fait?»
«Bien suis-je content, dit-il, que ceci soit ainsi advenu, mais je ne
me repens point d'avoir conseillé cela.» Les Macedoniens incontinent
firent descente au pays d'Attique, et commencèrent à courir et piller
toute la côté de la marine: pour à quoi remédier il mit aux champs les
jeunes hommes de la ville en âge de porter armes: plusieurs <p
198r> y accoururent à la foule, qui lui conseillaient les uns de se
saisir de cette motte-là, les autres de mettre ici ses gens en
bataille: «O Hercules, dit-il, combien je vois de capitaines, et peu de
soudards!» ce néanmoins il leur donna la bataille, qu'il gagna, et tua
sur le champ Nicion capitaine des Macedoniens. Peu de temps après les
Atheniens demeurés vaincus en cette guerre, et étant contraints de
recevoir garnison d'Antipater, Menyllus, capitaine de cette garnison,
lui envoya de l'argent en don: dequoi il se courrouça, disant, que ni
Menyllus n'était meilleur qu'Alexandre, ni la cause si bonne pour
laquelle il en dût prendre de lui maintenant, en ayant lors refusé
d'Alexandre: aussi disait Antipater, qu'il avait deux amis à Athenes, à
l'un desquels il n'avait jamais rien su faire prendre, ni à contenter
et assouvir l'autre assez dépenser. Et comme Antipater le recherchât de
faire quelque chose qui n'était pas juste, «Tu ne saurais, lui dit-il,
Seigneur Antipater, avoir Phocion pour ami et pour flatteur tout
ensemble.» Après la mort d'Antipater les Atheniens, ayants recouvré
leur liberté du gouvernement populaire, Phocion fut condamné à la mort
par le peuple en pleine assemblée de ville, et ses amis aussi, lesquels
s'en allaient plorants et se lamentants au supplice: mais Phocion
marchant gravement, sans mot dire, trouva par le chemin l'un de ses
ennemis, qui lui cracha au visage: et lui se retournant devers les
magistrats leur dit, «N'y aura-il personne qui réprime l'insolence et
villanie de cet homme ici?» L'un de ceux qui devaient mourir avec lui,
se courrouçait et se tourmentait, et Phocion lui dit, «Ne te
réconfortes-tu pas Evippus de ce que tu t'en vas mourir en la compagnie
de Phocion?» Et comme on lui tendait la coupe où était le breuvage de
la ciguë, on lui demanda s'il voulait plus rien dire. alors adressant
sa parole à son fils, «Je te commande, dit-il, et te prie, de ne porter
point de rancune, pour ma mort, aux Atheniens.» Pisistratus tyran
d'Athenes, averti que quelques-uns de ses amis s'étant rebellez contre
lui, avaient occupé le château de Phyle, s'en alla devers eux portant
lui-même sur son col un fardeau de son lit et de ses hardes. Ils lui
demandèrent, que c'était qu'il voulait: «Je viens, dit-il, expressément
en intention de vous persuader de retourner avec moi, ou bien de
demeurer ici avec vous, et pourtant ai-je apporté mes hardes quant et
moi.» On lui rapporta que sa mère aimait un jeune homme, qui couchait
secrètement avec elle, mais en grand' crainte, et la refusait
souventefois: il l'envoya convier à souper, et après souper il lui
demanda comment il avait été traité: «Fort bien,» dit-il. «Tu le seras
ainsi tous les jours, dit-il, si tu fais plaisir à ma mère.»
Thrasybulus était amoureux de sa fille, laquelle il baisa, la trouvant
de rencontre devant lui en son chemin: dequoi sa femme fut fort
courroucée, et sollicitait son mari d'en faire demontration: mais il
lui répondit tout doucement, «Si nous haïssons ceux qui nous aiment,
que ferons nous à ceux qui nous haïssent?» et la bailla en mariage à ce
Thrasybulus. Quelques jeunes gens après bien boire, allants masquer et
faire les fols par la ville, rencontrèrent sa femme, à laquelle ils
firent et dirent plusieurs choses dissolues et peu honnêtes: et puis le
lendemain reconnaissants la faute qu'ils avaient faite, vindrent
pleurer devant Pisistratus, et lui demander pardon: et il leur
répondit, «Donnez ordre que vous soyez d'ores en avant plus sages: au
demeurant je vous avise, que ma femme ne sortit ni n'alla du tout hier
nulle part.» étant prêt à épouser une seconde femme, ses enfants du
premier lit lui demandèrent, s'il était point en quelque chose
malcontent d'eux, pourquoi il épousât par despit d'eux cette seconde
femme: «Rien moins, leur répondit-il: ains c'est au contraire, pource
que je me loue de vous, et que je désire avoir encore d'autres enfants
qui soient semblables à vous.» Demetrius surnommé le Phalerien
conseillait au Roi Ptolomaeus d'acheter et lire les livres qui traitent
du gouvernement des Royaumes et seigneuries: «Car ce que les mignons de
court n'osent dire à leurs Princes, est écrit dedans ces livres-là.»
<p 198v> Lycurgus, celui qui établit les lois aux Lacedaemoniens,
accoutuma ses citoyens à porter cheveux, disant que les cheveux
rendaient ceux qui étaient beaux d'eux-mêmes, encore plus beaux: et
ceux qui étaient laids, hydeux et effroiables. Sur les entrefaites
qu'il était après à réformer l'état de Lacedaemone, quelqu'un lui
conseillait d'y établir l'état du gouvernement populaire, où l'un a
autant d'authorité que l'autre: il lui répondit, «commence toi-même à
établir ce gouvernement-là en ta maison.» Il ordonna que l'on ne
bâtirait plus les maisons qu'avec la scie et la cognée seulement: «pour
ce, dit-il, que l'on aurait honte de porter dedans une maison simple,
de la vaisselle d'or ou d'argent, ni des meubles précieux, ou des
tables riches et somptueuses.» Il défendit à ses citoyens de combattre
ni à l'escrime des poings, ni à l'escrime générale de pieds, de dents,
et de mains, à fin qu'ils ne s'accoutumassent point, non pas en jouant
même, à se rendre ni à se lasser jamais. Aussi leur défendit-il de
combattre souvent contre mêmes ennemis, de peur qu'ils ne les
rendissent plus belliqueux: au moyen de quoi, depuis le Roi Agesilaus
ayant été rapporté fort grièvement blecé d'une bataille, Antalcidas lui
dit: «Tu rapportes un beau salaire, et écolage tel que tu l'as mérité,
des Thebains, de ce que tu leur as enseigné à combattre malgré eux.»
Carillus étant enquis, pourquoi Lycurgus avait fait si peu de lois, il
répondit, «que ceux qui usaient de peu de paroles, n'avaient pas besoin
de beaucoup de lois.» Un des esclaves qu'ils appellaient Elotes, se
portait un peu trop insolentement et audacieusement envers lui: «Par
les Dieux, dit-il, si je n'étais courroucé, je te ferais tout à cette
heure mourir.» A un qui lui demandait pourquoi les Lacedaemoniens
portaient cheveux: «C'est pource que de toutes les sortes de parements,
c'est celui qui coûte le moins.» Teleclus Roi de Lacedaemone, répondit
à son frère qui se plaignait à lui, de ce que les citoyens de Sparte se
portaient en son endroit plus iniquement et plus indignement qu'envers
lui: «Ce n'est pas cela, dit-il, mais c'est que tu ne sais pas endurer
que l'on te fasse tort.» Theopompus étant en quelque ville, l'un des
habitants d'icelle lui montrait les murailles, et lui demandait si
elles ne lui semblaient pas belles et hautes. «Belles? non, dit-il,
quand il n'y aurait que des femmes.» Archidamus répondit aux alliés et
confederés de Lacedaemone qui le priaient de leur taxer leur cotte
d'argent, qu'ils auraient à contribuer et fournir pour la guerre
Peloponesiaque, «La guerre ne s'entretient pas à prix fait et certain.»
Brasidas trouva une souris parmi des figues sèches, qui le mordit,
tellement qu'il la laissa aller, et dit aux assistants: «Voyez-vous,
dit-il, comment il n'y a rien si petit, qui ne puisse sauver sa vie,
pourvu qu'il ait le coeur de se défendre contre ceux qui l'assaillent?»
En une bataille il fut blecé d'un coup de parthisane, qui faulsa et
percea son écu: il arracha la parthisane de sa plaie, et du même bâton
en tua son ennemi: et étant enquis comment il avait ainsi été blecé:
«Parce que mon écu, dit-il, m'a trahy.» Il mourut au pays de Thrace, là
où il avait été envoyé pour affranchir et remettre en liberté les Grecs
qui étaient habitants en celle marche. Les ambassadeurs, qui depuis
furent envoyez par le pays en Lacedaemone, vindrent visiter sa mère:
laquelle leur demanda premièrement, si Brasidas son fils était mort
vaillamment et en homme de bien: les ambassadeurs alors le louèrent
bien hautement, jusques à dire, qu'il n'en serait plus jamais de tel:
«Vous vous abusés, leur dit-elle: il est vrai que Brasidas était bien
homme de bien, mais Lacedaemone en a plusieurs autres, qui valent
encore mieux que lui.» Le Roi Agis soûlait dire, «que les
Lacedaemoniens ne demandaient point combien étaient leurs ennemis, mais
seulement où ils étaient.» On lui défendit à Mantinée de combattre,
pource que les ennemis étaient plusieurs contre un: «Il est forcé,
dit-il, que celui qui veut commander à plusieurs, en combatte plusieurs
aussi.» A ceux qui haut-louaient les Eliens de ce qu'ils gardaient
grande légalité en la fête des jeux Olympiques: «Quelle si grande
merveille est-ce, dit-il, si en quatre années <p 199r> les Eliens
usent un jour de la justice?» et comme ils persévérassent encore en
leurs louanges: «Quelle si grande merveille est-ce, dit-il, si les
Eliens usent bien d'une chose bonne, qui est la justice?» A un méchant
homme qui lui rompait la tête en lui demandant souvent, «Qui était le
plus homme de bien des Spartiates:» «C'est, dit il, celui qui te
ressemble moins.» A un autre qui demandait, «combien en nombre étaient
les Lacedaemoniens:» «Assés, dit-il, pour chasser les méchants:» et à
un autre qui lui demandait le même, «Ils te sembleraient beaucoup,
dit-il, si tu les voyais combattre.» Lysander ne voulut pas accepter
des robes somptueuses et riches que Dionysius le tyran envoyait à ses
filles, disant, «Je craindrais que ces robes ne les feissent trouver
plus laides.» Quelques uns le reprenaient et blâmaient de ce qu'il
faisait la plupart de ses gestes par ruse et tromperie, comme étant
chose indigne d'un qui se disait de la race d'Hercules: Il leur
répondait, «que là où la peau du lion ne pouvait suffire, il y fallait
coudre un petit de celle du regnard.» Les Argiens avaient quelque
différent à l'encontre des Lacedaemoniens touchant leurs confins, et
semblait que les Argiens alléguassent de meilleures et plus pertinentes
raisons touchant la terre qui était entre eux en dispute: mais lui
desguainnant son épée: «Ceux, dit-il, qui seront les plus vaillants
avec cette-ci, seront ceux qui plaideront le mieux de leurs confins.»
Les Lacedaemoniens faisaient difficulté d'assaillir les murailles des
Corinthiens, et sur ces entrefaites il faillit un grand liévre de
dedans les fossés: alors prenant cette occasion: «Comment, dit-il,
faites vous doute d'assaillir les murailles de gens qui sont si
paresseux qu'ils laissent dormir les liévres dedans l'enceinte mêmes de
leurs murs?» Il y eut un Megarien, qui en publique assemblée des états
de la Grèce lui parla fort hardiment et franchement: Il lui répondit,
«Tes paroles auraient besoin d'une cité.» voulant dire, que Megare,
dont il était, avait trop peu de puissance pour maintenir ce qu'il
disait.
Agesilaus disait que les habitants de l'Asie, pour hommes libres
ne valaient rien, mais qu'ils étaient bons esclaves. Ces Asiatiques
avaient accoutumé d'appeler le Roi de Perse, le grand Roi: «pourquoi
est-il plus grand que moi, disait-il, s'il n'est plus juste et plus
temperant?» étant enquis de la vaillance et de la justice, laquelle
était la meilleure, «Nous n'aurions que faire de vaillance, dit-il, si
nous étions tous justes.» étant une fois contraint de déloger la nuit à
grand' haste du pays de ses ennemis, et voyant un garçon qu'il aimait,
tout esploré, pource qu'on le laissait derrière à cause qu'il ne
pouvait suivre pour sa maladie: «Comment il est, dit-il, malaisé
d'avoir pitié et bon sens tout ensemble!» Menecrates le médecin qui se
faisait surnommer Jupiter, lui écrivit une lettre avec une telle
superscription, «Menecrates Jupiter au Roi Agesilaus, salut.» Il lui
fit réponse, «Le Roi Agesilaus à Menecrates, santé.» voulant dire,
qu'il était malade du cerveau. Les Lacedaemoniens ayants défait deux
d'Athenes avec leurs alliés et conferedez près de Corinthe, entendants
le grand nombre des ennemis qui était demeurés morts sur le champ: «O
malheureuse Grèce, dit-il, qui a elle-même défait tant de ses hommes,
qu'ils eussent été suffisants pour subjuguer et défaire tout tant qu'il
y a de Barbares!» ayant eu un Oracle de Jupiter en la ville d'Olympie,
les Ephores lui mandèrent qu'en passant par la ville de Delphes, il
demandât aussi réponse à l'oracle d'Apollo. Parquoi quand il fut là, il
lui demanda, s'il était pas de même avis que son père. Demandant la
délivrance de l'un de ses amis, qui était prisonnier entre les mains de
Idrieus prince de la Carie, il lui écrivit en cette sorte: «Si Nicias
n'a point failli, délivre-le: s'il a failli, délivre-le pour l'amour de
moi: mais comment que ce soit, délivre-le.» On le conviait un jour à
ouïr la voix d'un qui contrefaisait merveilleusement bien et naïvement
le chant d'un rossignol: «j'ai ouï, dit-il, assez de fois le rossignol
même.» Après la perte de la bataille de Leuctres, la loi ordonnait que
tous ceux <p 199v> qui s'étaient sauvés de vitesse, fussent notés
d'infamie: mais les Ephores voyants que la ville en ce faisant
demeurerait vide et dépeuplée d'hommes, voulurent abolir cette infamie,
et pour ce faire eleurent Agesilaus Legislateur: et lui se tirant en
avant sur la place, ordonna que toutes les lois du lendemain en avant
auraient leur force et vigueur anciene. Il fut envoyé pour donner
secours au Roi d'Aegypte, là où il se trouva assiegé avec lui par ses
ennemis qui étaient plusieurs contre un, et enfermaient son camp d'une
grande tranchée: et comme le Roi lui commandât de sortir sur eux et de
les combattre: «Je n'empêcherai pas, dit-il, nos ennemis qui veulent
que nous soyons égaux à combattre tant à tant:» et comme il ne s'en
fallût plus guères que les deux bouts de la tranchée ne se vinssent à
rencontrer et à joindre, il dressa son armée en cet intervalle, et par
ainsi venants à combattre tant contre tant, ils défirent leurs ennemis.
En mourant il commanda à ses amis qu'ils ne feissent faire aucune image
ni statue de lui: «Car si j'ai, dit-il, fait aucune chose digne de
mémoire en ma vie, cela sera suffisant monument de moi après ma mort:
sinon, toutes les statues et images du monde ne sauraient perpetuer ma
mémoire.» Archidamus la première fois qu'il voit un trait de grosse
arbaleste de batterie, que l'on avait nouvellement apporté de la
Sicile, s'écria tout haut: «O Hercules, la prouesse de l'homme s'en va
perdue.» Demades se moquait des espées Laconienes, disant qu'elles
étaient si petites et si courtes, que les bâteleurs et joueurs de
passe-passe les avallaient toutes entières. Agis le jeune lui répondit:
«Mais néanmoins les Lacedaemoniens en assenent fort bien leurs
ennemis.» Les Ephores lui mandèrent une fois qu'il livrât ses soudards
entre les mains d'un traître: «Je me garderai, dit-il, bien de
commettre les soudards d'autrui à un qui a trahy les siens.» Cleomenes
répondit à quelqu'un qui promettait de lui donner des coqs si
courageux, qu'ils mouraient sur la place en combattant: «Ne me donne
point de ceux-là qui meurent, mais de ceux qui font mourir les autres
en combattant.» Paedaretus ayant failli d'être eleu du conseil des
trois cents, s'en retourna de l'assemblée tout joyeux et riant, disant,
qu'il était très aise de ce qu'en la ville de Sparte, il se trouvait
trois cents hommes meilleurs et plus gens de bien que lui. Damonidas
ayant été par le maître de la danse colloqué tout au dernier lieu de la
danse, «Tu as, dit-il, trouvé un bon moyen pour rendre ce dernier lieu
ici honorable.» Nicostratus Capitaine des Argiens, étant solicité par
Archidamus de prendre une bonne somme d'argent pour lui livrer en
trahison une place qu'il avait en garde, avec promesses de lui faire
épouser telle fille qu'il voudrait choisir en toute la ville de Sparte,
exceptées celles du sang Royal, lui fit réponse, qu'il n'était point de
la race d'Hercules, «Pour ce (dit-il) que Hercules allait par tout
punissant et faisant mourir les méchants, et tu essayes de rendre
méchants ceux qui sont gens de bien.» Eudamonidas voyant en l'école de
l'Academie Xenocrates déjà ancien parmi les autres écoliers étudiants
en la philosophie, et entendant qu'il y cherchait la vertu: «Et quand
en usera-il, dit-il, s'il est encore à la trouver?» Une autre fois
écoutant discourir un Philosophe, qui maintenait, que le sage seul
était bon Capitaine: «Ce propos, dit-il, est merveilleux: mais celui
qui le dit, n'ouït jamais en un camp le son de la trompette.» Antiochus
étant l'un des contrerolleurs de Sparte, que l'on appelle Ephores,
entendant comme le Roi Philippus avait donné aux Messeniens leur
territoire: «Mais leur a-il quant et quant, demanda-il, donné le moyen
de vaincre en bataille quand ils combattront pour le défendre?»
Antalcidas répondit à un Athenien qui appellait les Lacedaemoniens
ignorans: «C'est pource que nous sommes seuls qui n'avons jamais appris
de vous rien de mauvais.» Un autre Athenien en étrivant contre lui, lui
disait: «Nous vous avons souvent rechassez de la rivière de Cephisus,
qui est en Attique:» «Et nous, répliqua-il, ne vous avons jamais
rechassez de celle d'Evrotas, qui est en Lacedaemone.» <p 200r>
Un Rhetoricien voulait réciter une harangue qu'il avait composée à la
louange de Hercules: «Et qui est, dit-il, celui qui le blâme?» Pendant
que Epaminondas fut Capitaine des Thebains, jamais on ne voit advenir
en son camp ces soudaines frayeurs sans cause certaine, que l'on
appelle Terreurs Paniques. Il soûlait dire, qu'il n'était point de mort
plus honnête que de mourir en la guerre, et que le corps d'un bon homme
de guerre devait être exercité, non seulement comme le sont ceux des
champions qui combattent és jeux de prix, mais bien plus endurcy à tout
travail, ainsi qu'il convient à un bon soudard: pourtant faisait-il la
guerre à ceux qui étaient fort gras, jusques à en casser un des bandes,
pour cette cause seule, disant, qu'à peine trois ou quatre boucliers
lui pourraient couvrir le ventre, qui était si grand qu'il lui
empêchait de voir ses parties naturelles. Au demeurant il était si
réformé en son vivre, et haïssait si fort toute superfluité, que une
fois ayant été invité à souper par un de ses voisins, quand il voit en
son logis un grand appareil de force friandes patisseries, confitures
et parfums, il lui dit, «Je pensais que tu feisses un sacrifice, non un
excès de superfluité:» et s'en alla tout aussi tôt. Comme le cuisinier
rendît à lui et à ses compagnons compte de leur dépense ordinaire de
quelques jours, il n'y trouva rien mauvais que la quantité d'huile:
dequoi ses compagnons s'ébahissans, il leur dit, que ce n'était pas la
dépense qui le fâchait, mais que tant d'huile fut entré dedans les
corps des hommes. La ville de Thebes faisait une fête publique, et
étaient tous en bancquets, festins, et grandes assemblées les uns avec
les autres: au contraire, lui allait tout sec, sans s'être oingt
d'huile de parfum, ne paré de beaux vêtements, tout pensif, par la
ville: quelqu'un de ses familiers le rencontra en cet état, qui s'en
ébahissant lui demanda, pourquoi il allait ainsi seul et mal en ordre
par la ville: «A fin, dit-il, que vous autres tous puissiez en sûreté
cependant ivrongner et faire grand chère, sans penser à affaires
quelconques.» Il avait fait mettre en prison un homme de basse
condition pour quelque légère faute qu'il avait commise: Pelopidas le
pria de le mettre dehors, ce qu'il lui refusa: mais puis après une
femme qui'il entretenait l'en requit, et il le fit à sa prière, disant
que c'était de telles gratuités, qu'il fallait concéder aux amies et
concubines, non pas aux Capitaines. Comme les Lacedaemoniens vinssent à
grosse puissance, pour faire cruelle guerre aux Thebains, on apporta de
tous côtés des oracles aux Thebains, dont les uns leur promettaient la
victoire, les autres les menassaient de déconfiture: il commanda que
l'on mit ceux de la victoire à main droite de la tribune aux harangues,
et ceux de la défaite à la senestre: quand ils furent ainsi tous
disposés, il se leva en pieds sur la tribune, et parla ainsi aux
Thebains, «Si vous voulez rendre bonne obéissance à vos Capitaines, et
prendre la hardiesse en vos coeurs d'aller choquer vos ennemis, ceux-ci
(montrant les bons oracles à la main drotte) sont les votres: mais si à
faute de courage vous restivez au péril, ceux-là (montrant les mauvais
à la main gauche) seront pour vous.» Puis ainsi qu'il conduisait
l'armée aux champs pour aller trouver les Lacedaemoniens, s'étant pris
à tonner, ceux qui étaient les plus près de lui, lui demandèrent que
pouvait signifier Dieu, qu'il tonnait: «Cela, dit il, signifie que la
cervelle de nos ennemis est étonnée, vu qu'ayants près d'eux de si
commodes assiettes à loger leur camp, ils se sont campez en celle où
ils sont.» De toutes les honnêtes et heureuses fortunes qui lui étaient
jamais advenues, il disait que «celle qui lui avait donné plus de joie
en son coeur, était, d'avoir défait les Lacedaemoniens en la journée de
Leuctres du vivant des père et mère qui l'avaient engendré.» ayant
accoutumé tout le reste du temps de se montrer net et propre avec une
face joyeuse, le lendemain de la bataille Leuctrique il sortit en
publique tout sale, morne et pensif: parquoi ses amis lui demandèrent
incontinent, s'il lui était point arrivé quelque sinistre accident:
«Non,dit-il, mais je senti hier que pour la joie <p 200v> de la
victoire, je m'étais élevé plus que je ne devais, et pourtant
aujourd'hui je corrige cette aise qui fut hier trop excessive.» Et
sachant que les Spartiates avaient accoutumé de couvrir et cacher le
plus qu'ils pouvaient tels inconvénients, et voulant convaincre et
montrer à découvert la grandeur de la perte qu'ils avaient faite, il
n'octroya pas permission d'enlever les morts en bloc à tous ensemble,
ains à chaque cité les uns après les autres, tellement qu'il apparut
qu'il y en avait plus de mille des Lacedaemoniens. Jason Prince de la
Thessalie étant allié et confederé des Thebains, vint un jour en la
cité de Thebes, et envoya à Epaminondas deux mille écus en don, sachant
qu'il était extremement pauvre. Il ne voulut pas recevoir le présent
d'argent: et qui plus est, la première fois qu'il voit depuis Jason, il
lui dit, «Tu commences à m'outrager.» Et cependant il emprunta d'un
bourgeois de la ville cinquante drachmes d'argent, qui peuvent valoir
environ cinq écus, pour son entretènement au voyage qu'il allait
entreprendre: et avec cela entra en armes dedans le Peloponese. Depuis
encore le grand Roi de Perse lui envoya trente mille pièces d'or comme
écus de Perse, que l'on appelle Dariques: pour raison dequoi il
s'attacha fort aigrement à Diomedes, lui demandant s'il avait bien
entrepris une si longue navigation pour cuider corrompre Epaminondas:
et au demeurant lui commanda de rapporter à son Roi, que tant comme il
voudrait et procurerait le bien des Thebains, il l'aurait pour ami,
sans qu'il lui coûtât rien: mais tant qu'il prochasserait leur dommage,
qu'il lui serait ennemi. Les Argiens ayants fait ligue et confederation
avec les Thebains, ceux d'Athenes envoyèrent leurs ambassadeurs en
Arcadie pour essayer d'attirer à eux les Arcadiens. Si commencèrent ces
ambassadeurs à charger et accuser à bon esciant les uns et les autres:
de manière que Callistratus qui parlait pour eux, reprocha à ces deux
cités Orestes et Oedipus. Epaminondas qui se trouva en cette assemblée
de conseil, se leva, et dit: «Seigneur, nous confessons qu'en notre
ville jadis y a eu un parricide, et en Argos un matricide: mais quant à
nous, nous avons chassé et banni de nos pays ceux qui ont commis telles
malheuretés, et les Atheniens les ont tous deux reçus.» Et aux
Spartiates qui avaient chargé les Thebains de plusieurs grandes et
grièves imputations: «S'ils n'ont fait autre chose, au moins vous
ont-ils, Seigneurs Spartiates, répondit Epaminondas, fait oublier votre
peu parler.» Les Atheniens avaient contracté alliance et amitié avec
Alexandre tyran de Pheres en Thessalie, qui était ennemi mortel des
Thebains, et promettait aux Atheniens qu'il leur ferait avoir la livre
de chair pour demi obole. Epaminondas lui répondit, «Et nous leur
fournirons de bois, qui ne leur coûtera rien, pour cuire cette chair,
car nous leur irons raser et couper tout tant d'arbres qu'il ont en
leur pays, s'ils entreprennent de remuer autre chose que bien à point.»
Cognoissant que les Boeotiens se gâtaient et perdaient par oisiveté, il
délibérait de les tenir continuellement en l'exercice des armes: au
moyen de quoi quand approchait le temps de l'election des Capitaines,
et qu'on le voulait elire Boeotarche, c'est à dire, Capitaine de la
Boeoce, il disait à ses citoyens, «Pensez-y bien, Messieurs, pendant
qu'il vous est encore loisible, avant que de m'elire: car je vous
avise, que si vous me faites votre Capitaine, qu'il vous faudra venir à
la guerre.» Il appellait le pays de la Boeoce, qui est tout plat et
tout ouvert, l'échafaud de la guerre, disant qu'il était impossible de
le garder, sinon que les habitants eussent toujours le bouclier sur le
bras, et l'épée au poing. Chabrias Capitaine des Atheniens avait défait
quelque bien petit nombre de Thebains, qui par trop d'ardeur de
combattre avaient couru à la desbandée jusques tout contre les murs de
Corinthe, et comme si c'eût été une rencontre, il en fit eriger un
trophée: dequoi Epaminondas se moquant, dit, qu'il ne le fallait pas
appeler Trophée, mais plutôt Hecatesie, comme qui dirait statue de
Proserpine, pource qu'au temps passé on colloquait ordinairement <p
201r> l'image de Proserpine au premier carrefour qui se trouvait
au-devant de la porte d'une ville.
l'image de Proserpine au premier carrefour qui se trouvait au-devant de
la porte d'une ville. Et comme quelqu'un lui vint rapporter, que les
Atheniens avaient renvoyé au Peloponese une armée equippée de nouvelles
armes: «Et bien, dit-il, Antigenidas pleure-il quand il sait que Tellin
a de nouvelles flûtes?» car ce Tellin était un mauvais joueur de
flûtes, et Antigenidas un excellent. Il s'aperçut que son Écuyer avait
reçeu grosse somme d'argent pour la rençon d'un qui avait été
prisonnier entre ses mains: Il lui dit, «Rends moi mon écu, et t'en va
acheter un cabaret pour y user le reste de ta vie: car je vois bien que
tu ne te veux plus en homme de bien exposer aux hazards de la guerre,
comme par ci-devant, depuis que tu es devenu un des riches et
opulents.» On lui demanda quelquefois, lequel il estimait plus grand
Capitaine, de lui, de Chabrias, ou d'Iphicrates: il répondit, «Il
serait bien malaifé d'en juger tant que nous sommes en vie.» A son
retour du pays de Laconie il trouva qu'on l'accusait de crime capital
avec les autres Capitaines ses compagnons, pour avoir retenu la charge
de Capitaine l'espace de quatre mois outre et par-dessus le temps qui
était prefix par la loi: si dit à ses compagnons qu'ils en rejetassent
toute la coulpe sur lui, comme ayants été forcez par lui: et quant à
lui, il dit, que ses paroles ne pourraient être meilleures que ses
effets, mais toutefois que s'il était forcé, comment que ce fut, de
dire quelque chose devant ses Juges, qu'il les requérrait s'ils étaient
d'aduis de le faire mourir, qu'ils feissent écrire sur la coulomne
quarrée de sa sepulture sa condamnation, afin que les Grecs
entendissent, «que Epaminondas aurait été condamné à mourir pour ce,
qu'il aurait contraint les Thebains malgré eux de brûler le pays de la
Laconie, que de cinq cens ans auparavant n'avait jamais été pillé:
qu'il aurait repeuplé la ville de Messene, deux cens et trente ans
après qu'elle avait été détruite et desertée par les Lacedaemoniens:
qu'il aurait réuni et rassemblé en un corps et une ligue tous le
peuples et villes de l'Arcadie: et qu'il aurait rendu et restitué aux
Grecs leur liberté: car toutes ces choses ont été faites par nous en ce
voyage.» Les Juges ayants ouï ces propos, se levèrent de leurs sieges
en riant à bon esciant, sans vouloir seulement prendre leurs ballottes
pour ballotter contre lui. Après la derniere bataille où il fut blecé à
mort, étant rapporté en sa tente, il fit appeler Diophantus, et après
celui-là Jolidas: mais quand il entendit qu'ils étaient morts tous
deux, il ordonna à ses citoyens de faire appointement avec leurs
ennemis, comme n'ayants plus de Capitaines qui les sussent mener à la
guerre: et de fait l'evenement porta témoignage à sa parole, qu'il
connaissait très bien ses citoyens. Pelopidas, compagnon d'Epaminondas
en la charge de Capitaine de la Boeoce, comme ses amis le reprissent de
ce qu'il négligeait une chose qui était nécessaire, c'est à savoir de
faire amas d'argent: «L'argent nécessaire, dit-il, Oui bien à ce
Nicomedes-là.» montrant un pauvre boiteux estropié de bras et de
jambes. Ainsi comme il se partait de Thebes pour aller à la bataille,
sa femme le priait avoir soin de se sauver: «C'est aux autres, dit il,
à qui il faut recorder cela: mais au Capitaine et qui a charge de
commander, il lui faut recorder qu'il ait le soin de sauver les autres,
non pas lui.» A un de ses soudards, qui disait, «Nous sommes tombés
dedans nos ennemis:» «pourquoi nous dedans eux, plutôt qu'eux dedans
nous?» Au reste, étant proditoirement retenu prisonnier et mis aux
fers, contre la foi des trefues, par Alexandre tyran de Pheres, il lui
en disait injure, en l'appellant traître parjure: Le tyran lui demanda,
s'il avait si grande haste de mourir: «Oui, répondit-il, afin que les
Thebains en soient plus irritez contre toi, et que tant plutôt tu sois
puni de ta déloyauté.» Thebe la femme du tyran, l'étant allé voir en la
prison, lui dit, qu'elle s'ébahissait comment il pouvait être si joyeux
étant en prison aux fers: «Mais je m'ébahis bien plus de toi, dit-il,
comme étant en toute liberté tu peux supporter un si méchant homme
qu'Alexandre.» Après <p 201v> qu'Epaminondas le fut venu tirer de
prison, il dit, qu'il se sentait tenu à Alexandre, «Pource que par son
moyen, dit-il, j'ai éprouvé plus que jamais, que mon coeur est ferme
affés, non seulement contre la crainte de la guerre, mais aussi contre
la peur de la mort.» Manius Curius, comme quelques-uns de ses soudards
se plaignissent de ce qu'il donnait à chaque soudard bien peu de la
terre qu'ils avaient conquise sur les ennemis, et en incorporait la
plus grand' part au domaine de la Chose publique: «J'à Dieu ne plaise,
dit-il, qu'il y ait aucun citoyen Romain que estime peu de terre, ce
que est suffisant pour nourrir un homme.» Les Samnites, après qu'il les
eut défaits en bataille, envoyèrent devers lui pour lui présenter en
don une bonne somme d'or et d'argent. Ils le trouvèrent autour de son
foyer, où il faisait bouillir des naveaux dedans un pot: il fit réponse
aux ambassadeurs des Samnites, «que celui qui se contentait d'un tel
souper, n'avait que faire d'or: au reste, que commander à ceux qui
avaient de l'or, lui semblait plus honorable que d'en avoir.» Caius
Fabricius ayant entendu que les Romains avaient été défaits en bataille
par Pyrrhus, il dit, «C'est Pyrrhus qui a vaincu Labienus, non pas les
Epirotes les Romains.» étant envoyé devers Pyrrhus pour traiter de la
délivrance des prisonniers, le Roi lui offrit en don une grosse somme
d'or, laquelle il ne voulut pas accepter: Et le lendemain Pyrrhus
ordonna que l'on amenât le plus grand de ses Elephans, et qu'on le mit
droit derrière Fabricius sans qu'il en sût rien, puis qu'à l'imprévu on
le fît soudainement bramer. ce qui fut fait ainsi. Fabricius se
retournant s'en prit à rire, et dit: «ni ton or hier, ni ton Elephant
aujourd'hui, ne m'ont point étonné.» Pyrrhus lui cuida persuader qu'il
voulût prendre parti avec lui, en lui promettant de lui donner toute
l'authorité au maniement de ses affaires après lui. Il lui répondit,
«Cela ne te serait pas expédient: car quand les Epirotes auraient bien
connu l'un et l'autre de nous deux, ils aimeraient mieux m'avoir pour
Roi que toi.» Fabricius ayant été creé Consul, le médecin de Pyrrhus
lui écrivit une lettre, en laquelle il lui promettait de faire mourir
son maître par poison, s'il voulait. Fabricius envoya incontinent la
lettre même à Pyrrhus, lui mandant qu'il reconnût par là, qu'il avait
mauvais jugement à discerner quels il devait choisir pour ses amis, et
quels pour ses ennemis. Pyrrhus ayant ainsi découvert et averé
l'embûche que l'on dressait à sa vie, fit pendre son médecin, et
renvoya les prisonniers Romains à Fabricus sans leur faire payer
rençon: mais Fabricius ne les voulut pas accepter en don gratuitement:
ains lui en renvoya autant de ses gens, de peur qu'il ne semblât que ce
fut un loyer qu'il reçut pour la découverture qu'il lui avait faite,
attendu qu'il ne lui avait fait faire pour bien qu'il lui voulût mais
de peur qu'il ne semblât que les Romains le voulussent faire mourir par
trahison, comme s'ils ne le pouvaient vaincre par vertu.
Fabius Maximus ne voulant pas combattre en bataille rangée
Hannibal, ains consommer par longueur de temps son armée, laquelle
avait faute de vivres et d'argent, l'allait toujours suivant par lieux
âpres et montueux, en le côtoyant aucunefois: dequoi plusieurs se
moquaient, en l'appellant le paedagogue d'Hannibal: mais lui ne se
souciant point de toutes paroles, persistait toujours en ses desseins
et conseils particuliers, disant, «que celui qui ne pouvait endurer un
trait de moquerie ou une injure, était plus couard que celui qui
s'enfuyait devant son ennemi.» Et comme son compagnon Minucius eût
défait quelque nombre des ennemis, tellement que l'on ne parlait plus
que de lui, et disait-on que c'était véritablement un personnage digne
de Rome, il dit, qu'il redoutait plus la prosperité de Minucius que son
adversité: et peu de temps après, ayant donné dedans une embûche que
Hannibal lui avait dressée, en si grand danger, qu'il fut bien près d'y
demeurer lui et toute son armée, Fabius lui allant vitement au secours,
non seulement le préserva de ce danger, mais encore tua von nombre des
ennemis: tellement <p 202r> que Hannibal dit adonc à ses
familiers, «Ne vous avais-je pas bien dit, que cette nuée, qui était
toujours alentour de nous sur ces montaignes, répandrait à la fin
quelque grosse pluie dessus nous?» Après la déconfiture de Cannes,
étant élu Consul de Rome, avec Claudius Marcellus homme courageux, qui
ne demandait qu'à s'attacher au combat à l'encontre de Hannibal: lui au
contraire avait espérance, si l'on ne le combattait point, que son
armée harassée et travaillée se déferait d'elle-même: de manière que
Hannibal disait, qu'il craignait plus Fabius ne combattant pas, que
Marcellus combattant. On lui rapporta qu'il y avait un soudard Lucanien
en son camp, vaillant homme au demeurant, et hardi à merveilles, mais
qui souvent se dérobbait la nuit du camp, et s'en allait voir une femme
qu'il aimait. Il commanda que l'on prît secrètement cette femme dont le
soudard était amoureux, et que l'on la lui amenast. Quand on la lui eût
amenée, il fit appeler le soudard, et lui dit: «j'ai été averti comme
contre les lois de la discipline militaire tu couches souvent dehors du
camp: mais aussi ai-je bien su d'ailleurs, que tu es homme de bien: et
pourtant les fautes soient remises et pardonnées par les bons services:
mais d'ores en avant tu demeureras avec nous, car j'ai un plege qui
m'en répondra.» et en disant ces paroles il fit venir la femme,
laquelle il lui consigna entre ses mains. Hannibal tenait toute la
ville de Tarente avec grosse garnison, excepté le château. Fabius
trouva moyen de l'attirer et éloigner le plus qu'il peut de celle
marche, par ruse militaire, puis retournant tout à coup, reprit la
ville et la saccagea toute. Le greffier lui demanda ce qu'il ordonnait
touchant les statues et images des Dieux: «Laissons, dit-il, aux
Tarentins leurs Dieux, que leur sont courroucez.» Au reste Marcus
Livius, qui tenait le château, se vantait que par son moyen la ville
avait été reprise: dequoi les autres se moquaient: mais lui répondit,
«Tu dis la vérité: car si tu ne l'eusses perdue, je ne l'eusse jamais
recouvrée.» étant jà sur l'âge, son fils fut élu Consul: et comme il
donnait audience, et dépêchait affaires de sa charge en public, Fabius
le père monta à cheval pour l'aller trouver, mais son fils envoya
au-devant de lui un huissier, lui faire commandement de descendre de
son cheval: dequoi les assistants eurent honte: mais lui descendant
promptement de cheval, accourut plus vite que son âge ne portait,
ambrasser son fils, en lui disant: «Tu fais très bien, mon fils, de
ressentir à qui tu commandes, et de montrer que tu entends la grandeur
de la charge que tu as prise.» Scipion l'ancien étant à repos des
affaires, ou de la guerre, ou de gouvernement, employait tout son
loisir à l'étude des lettres: au moyen dequoi il soûlait dire, que
quand il était seul, il était plus accompagné: et quand il était de
loisir, c'était lors qu'il avait plus d'affaires. ayant pris d'assault
la ville de Carthage la neufue en Espagne, quelques soudards lui
amenèrent une fort belle fille qu'ils avaient prise prisonniere, et la
lui offrirent: Il leur répondit, «Je la recevroie volontiers, si
j'étais homme privé, et non pas Capitaine général.» étant au siege
devant une ville, laquelle était assise en lieu bas, par-dessus
laquelle apparoissait un temple de Venus, il commanda que l'on
continuât les assignations de ceux que avaient à plaider devant lui
dedans ce temple-là, et qu'il y tiendrait son audience au troisiéme
jour d'après, comme il fit, ayant pris la ville. Quelqu'un lui demanda
en Sicile, ainsi qu'il était prêt de passer en Afrique, sur quoi il se
confiait de vouloir trajetter sa flotte en l'Afrique: il lui montra
trois cents hommes qui se jouaient et exercitaient tous armez aux
exercises militaires, au long d'une haute tour, assise tout sur le bord
de la mer: «Il n'y a, dit-il, pas un de ces hommes que tu vois là, qui
ne monte au haut de cette tour, et ne se jette du haut en bas, la tête
la première, si je lui commande.» étant passé de là, et s'étant aussi
tôt fait maître de la campagne, et ayant brûlé deux camps de ses
ennemis, les Carthaginois envoyèrent incontinent devers lui pour
traiter d'appointement: et tant fut menée la prattique, <p 202v>
qu'ils promirent de quitter tout tant qu'ils avaient de vaisseaux,
quitter tous leurs Elephants, et de payer une bonne grosse somme
d'argent: mais aussi tôt comme Hannibal fut repassé d'Italie en
Afrique, ils se repentirent de ce qu'ils avaient accordé et promis,
pour la confiance qu'ils avaient és forces et en la personne de
Hannibal: dequoi Scipion étant averti leur dit, que quand ils
voudraient il ne tiendrait pas le traité qu'il leur avait accordé,
sinon qu'ils payassent cinq mille talents, qui sont trois millions
d'or, davantage que ce qui avait été accordé, pource qu'ils avaient
mandé et fait venir Hannibal. Et après que les Carthaginois eurent été
par lui à vifue force défaits en bataille, ils renvoyèrent de rechef
des ambassadeurs pour traiter d'appointement et de paix: mais il leur
commanda incontinent, qu'ils eussent à se retirer, pource qu'il ne leur
donnerait jamais audience, que premièrement ils ne lui eussent ramené
Lucius Tèrentius, lequel était un gentilhomme Romain, homme de bien et
d'honneur, qui par fortune de guerre était tombé prisonnier és mains
des Carthaginois: puis quand ils le lui eurent amené, il le fit seoir
côté à côté de lui au conseil, et donna lors audience aux ambassadeurs
ausquels il octroya la paix. Depuis quand il entra dedans Rome en
triomphe, à cause de cette victoire, Tèrentius suivit son char
triomphant, ayant un chapeau sur sa tête, comme étant son serf
affranchi, et avouant tenir sa liberté de lui. Et quand il fut
trêpassé, à tous ceux qui accompagnèrent le corps à sa sepulture, il
donna à tous à boire du breuvage fait de vin et de miel, et procura
diligemment toutes autres choses dont il esperait honorer ses
funerailles, mais cela fut depuis. Au reste quand Antiochus voit que
les Romains étaient passés en Asie avec puissante armée pour lui faire
la guerre, il envoya ses ambassadeurs devers Scipion, pour traiter
d'appointement: ausquels il répondit, «Il fallait avoir fait
ceci-devant, et non pas à cette heure, que votre maître a déjà reçu et
le mors en la bouche, et la selle avec le chevaucheur sur le dos.» Le
Senat avait ordonné qu'il prendrait quelque argent és coffres de
l'épargne et thresor de la Chose publique, mais les Thresoriers ne
voulaient pas ouvrir la chambre du thresor pour cette journee-là: Il
leur dit qu'il l'ouvrirait doncques lui-même, et qu'il le pouvait bien
faire, attendu qu'il était cause qu'on le tenait ainsi fermé, pour la
quantité grande d'or et d'argent qu'il avait fait apporter dedans.
Paetilius et Quintus, deux Tribuns du peuple, l'accusaient de plusieurs
charges envers le peuple: Et lui au lieu de s'en justifier, dit:
«Seigneurs Romains, à tel jour qu'il est aujourd'hui proprement, je
défis en bataille les Carthaginois et Hannibal: et pourtant m'en vois
je tout de ce pas avec ce chapeau de fleurs sur ma tête, au Capitole,
pour y sacrifier et rendre grâces de la victoire à Jupiter: ce pendant
qui voudra donner sa voix pour ou contre moi, le face à son plaisir.»
et de fait ayant dit cela, il s'y en alla: et tout le peuple alla après
lui, laissant ses accusateurs plaider tout leur saoul. Titus Quintius
dés son advenement aux affaires était déjà si renommé, que devant
qu'avoir été ni Aedile, ni Praeteur, ni Tribun du peuple, il fut eleu
Consul: et étant envoyé Capitaine général lieutenant du peuple Romain,
pour faire la guerre à Philippus Roi de Macedoine, il fut conseillé de
s'abboucher premièrement et parlementer avec lui. Philippus pour la
sûreté de sa personne lui demandait otages: «Pour ce, disait-il, que
les Romains ont ici plusieurs capitaines avec toi, et les Macedoniens
n'ont que moi:» «Non, répondit Quintius, pource que tu t'es rendu tout
seul, ayant fait mourir tous tes amis et parents.» Après qu'il eut
défait en bataille ce Roi Philippus, il fit proclamer en la fête des
jeux Isthmiques, qu'il remettait tous les Grecs en leur franchise et
liberté entière, pour désormais vivre à leurs lois: alors les Grecs
firent rechercher par toute la Grèce les Romains, qui avaient été
vendus pour esclaves durant les guerres de Hannibal, et les ayants
rachetez de cinq cents drachmes pour tête, qui sont cinquante <p
203r> écus; ils lui en firent un présent: et eux le suivirent en son
triomphe avec des chappeaux sur leurs têtes, comme la coutume est des
serfs qui sont de nouveau affranchis. Les Acheïens étaient en propos de
faire entreprise pour aller conquerir l'Île de Zacynthe: mais il les
admonesta de ne se jeter point hors du Peloponese, s'il ne se voulaient
mettre en danger, comme les tortues quand elles étendent leurs tête
hors de leur cocque. La nouvelle étant par toute la Grèce, que le Roi
Antiochus s'y en venait avec grosse puissance, tellement que tout le
monde était effroié d'ouïr nommer le nombre des combattants et leurs
diverses armeures, il tint un tel propos au conseil des Acheïens:
Qu'étant logé chez un sien hoste en la ville de Chalcide qui lui
donnait à souper, il s'émerveilla dont il pouvait avoir recouvré tant
de diverses sortes de venaison, comme il en voyait servir sur la table
devant lui: et que son hoste lui répondit, que c'était toute chair de
pourceau, qui était seulement diversifiée de saulces et de façon de
l'accoutrer. «En cas pareil aussi, ne vous ébahissez point de cette
grande armée du Roi Antiochus pour ouïr nommer des hommes d'armes armez
de toutes pièces, des chevaux légers, des archers à cheval, des gens de
pied: car tous ceux-là ne sont que Syriens, hommes nés à servitude,
différents les uns des autres de la diversite d'armeures.» Philopoemen
était lors capitaine des Acheïens, qui avait bien des gens de cheval et
des gens de pied, mais il n'avait point d'argent pour les entretenir:
Quintius en se jouant disait, que Philopoemen avait bien des mains et
des pieds, mais qu'il n'avait point de ventre: ce que était de tant
plus plaisant, que à la vérité il se trouvait de la composition de son
corps tel. Caius Domitius, celui qui Scipion l'aisne laissa en son lieu
auprès de son frère Lucius Scipion, en la guerre contre le Roi
Antiochus, ayant reconnu l'armée des ennemis étant en bataille, comme
les capitaines qui avaient charge en l'armée des Romains, lui
conseillassent que promptement il donnât la bataille: il leur répondit,
qu'il n'y avait pas assez de jour pour pouvoir mettre en pièces tant de
milliers d'hommes, les faccager, et piller leur bagage, et puis s'en
retourner au camp et se traiter, mais qu'il le ferait le lendemain de
bon matin: et de fait, le lendemain il leur donna la bataille, et en
tua cinquante mille. Publius Licinius Consul, en une rencontre de gens
de cheval fut vaincu par le Roi Perseus, et perdit bien environ deux
mille huict cens hommes, que morts que prix en la bataille. Après cette
victoire, Perseus envoya devers le Consul pour traiter de paix et
d'appointement: là où les conditions de paix que le vaincu proposa au
vainqueur furent, qu'il se soubmît entièrement lui et son état aux
Romains, pour en faire et ordonner à leur discrétion. Paulus Aemylius
poursuivant un second consulat, en fut debouté et refusé: mais depuis,
quand on veid que la guerre contre le Roi Perseus allait trop à la
longue, par l'ignorance, paresse et lâcheté des capitaines que l'on y
envoyait, les Romains l'eleurent Consul pour la seconde fois: mais il
leur dit, qu'il ne leur en savait ni gré ni grâce, d'autant qu'ils
l'avaient eleu, non pour lui gratifier, attendu qu'il ne demandait plus
de charge, mais pource que eux-mêmes avaient besoin d'un capitaine.
Retournant de la place en sa maison, il trouva une sienne petite fille,
qui avait nom Tertia, toute espleurée: Si lui demanda la cause pourquoi
elle plorait: elle répondit, notre Perseus est mort, mon père. c'était
un petit chien que avait ainsi nom. «A la bonne heure, dit-il, ma
fille: je pren cette mort pour bon augure.» étant arrivé en son camp,
il y trouva force babil et force braverie des soudards, qui se mêlaient
de vouloir faire l'état de capitaine, et que s'entremettaient
curieusement de plusieurs choses plus avant qu'ils ne devaient: il leur
commanda qu'ils ne se mêlassent point de tant de choses, mais seulement
qu'ils se donnassent peine, que leurs espées fussent bien afilées et
bien pointues, et que lui provoirait au demeurant. Ceux qui étaient aux
écoutes la nuit, il ne voulait point qu'ils portassent ne pique ni
<p 203v> épée, afin que sentants qu'ils n'avaient moyen de
combattre, s'ils étaient surpris de l'ennemi, ils en fussent plus
soigneux de resister au sommeil. étant entré dedans la Macedoine à
travers les montaignes, il trouva devant soi les ennemis bien rangés en
bataille: et lui conseillait Scipion Nasica, que tout sur l'heure il
leur allât donner la bataille: «Si j'étais en l'âge que tu es, dit il,
j'aurais la même opinion que tu as: mais la longue expérience en ce
métier me défend d'aller tout las du chemin combattre une armée
ordonnée en bataille.» Après qu'il eut défait entièrement Perseus, en
faisant aux alliés et confederés les festins de sa victoire, il disait,
que de même sens et expérience procédaient le savoir ranger une
bataille très effroiable à ses ennemis, et un festin très agréable à
ses amis. Perseus étant son prisonnier, qui le suppliait fort
instamment qu'il ne fut point mené en triomphe: «Cela, lui dit-il est
en ta puissance.» lui donnant congé par ces paroles de se défaire
soi-même. Il fut trouvé és thresors de ce Roi une quantité infinie d'or
et d'argent, dont il ne toucha ni ne prit jamais rien pour lui: mais il
donna à Tubero son gendre, pour honorer sa vertu, une coupe d'argent du
pois de cinq marcs: encore dit-on que ce fut la première vaisselle
d'argent qui entra en la maison des Aemyliens. De quatre siens enfants
mâles, il en avait par avant donné les deux premiers à adopter en
autres familles nobles: et des deux derniers qui lui étaient demeurés
en sa maison, l'un âgé de quatorze ans, lui mourut cinq jours avant son
triomphe: et l'autre, qui avait douze ans, cinq autres jours après:
dont le peuple fut fort déplaisant, et en avait grande compassion de
lui: mais lui sortant en public, et réconfortant le peuple, dit, que
désormais il pensait être hors de crainte et hors de danger, que
malheur aucun n'aduint à la Chose publique, pource qu'il supportait
pour tous l'envie de tant de prosperitez qu'il avait eues pour le
public, d'autant que la fortune l'avait derivée et tournée toute sur sa
maison seule. Caton l'ancien en haranguant devant le peuple Romain, et
reprenant aigrement son intempérance, ses délices et superflue dépense:
«Il est bien malaisé, disait-il, de parler à un ventre qui n'a point
d'aureilles.» Et disait aussi, qu'il s'ébahissait comment pouvait durer
une cité, en laquelle un poisson se vendait plus qu'un boeuf. Et
blâmant aussi la trop grande authorité et licence que l'on donnait par
tout aux femmes: «Tous autres hommes, disait-il, commandent aux femmes,
et nous à tous hommes, et les femmes à nous.» Aussi disait-il, qu'il
aimait mieux ne recevoir gré ni grâce quand il aurait fait quelque
service, que n'être pas puni quand il aurait fait quelque faute: et
qu'il pardonnait à tous ceux qui faillaient par erreur ou ignorance,
excepté à lui: et en sollicitant les magistrats de châtier ceux qui
offensaient les lois, il disait, que ceux qui avaient le moyen et
l'authorité de réprimer les malfaiteurs, et ne le faisaient,
commandaient eux-mêmes le mal. Il disait aussi, que les jeunes gents
qui rougissaient quand on les reprenait, lui plaisaient plus que ceux
qui pâlissaient: et, qu'il haïssait un soudard, lequel en cheminant
demenait les mains, et en combattant les pieds, et qui ronflait plus
haut en dormant, qu'il ne criait en frappant: et que celui-là était un
mauvais gouverneur, qui ne se savait pas gouverner soi-même. Il avait
opinion que chacun doit avoir plus de honte de soi-même, que d'autre
personne quelconque. Voyant que plusieurs prochassaient que l'on leur
erigeât des statues: «j'aime mieux, disait-il, que l'on demande
pourquoi on n'a point érigé de statue à Caton, que pourquoi on lui en a
érigé.» Il conseillait à ceux qui avaient licence de faire ce qu'ils
voulaient, de l'épargner, à fin qu'elle leur durât toujours. Ceux qui
ôtaient l'honneur à la vertu, ôtaient, disait-il, la vertu à la
jeunesse. Il était d'avis que l'on ne devrait ne prier un bon magistrat
ou juge de chose juste, ne déprier de chose injuste. Il disait que si
bien injustice n'apportait péril à celui qui la commettait, qu'elle en
apporte à tous les autres. Il admonestait les vieilles gents de
n'ajouter <p 204r> point à leur âge la laideur du vice, attendu
qu'elle en a tant d'autres. Il estimait qu'il n'y avait différence
entre le courroucé et le furieux, sinon d'autant que l'un durait plus,
et l'autre moins. Il disait aussi, que l'on ne portait point d'envie à
ceux qui usaient de leur fortune sagement et modereement: «Pour ce,
disait-il, que ce n'est pas de nous que l'on est envieux, mais de ce
qui est autour de nous.» Et que ceux qui font à bon esciant là où il
faut jouer et rire, apprêteront aussi à rire là où il faudra faire à
bon esciant: et que les belles et vertueuses actions devraient toujours
rencontrer de belles décritions, pour ne demeurer jamais sans la gloire
qui leur appartient. Il reprenait les citoyens Romains qui donnaient
toujours leurs voix à un même personnage aux elections des magistrats:
«Car il semblera, dit-il, ou que vous n'estimerez pas beaucoup
l'honneur de vos magistrats, ou que vous n'aurez pas beaucoup d'hommes
que vous en jugiez dignes. Il faisait semblant d'avoir en admiration la
force d'un qui avait vendu des terres qu'il possedait assises au long
de la mer, comme étant plus puissant que la mer même: car ce qu'elle
mine à peine peu à peu, celui-ci l'a avallé tout à un coup.»
Prochassant l'état et office de Censeur, et voyant que d'autres siens
competiteurs et concurrents allaient caressant et flattant le peuple
pour s'insinuer en sa bonne grâce: lui au contraire allait criant, que
le public avait besoin d'un médecin âpre et maupiteux, et d'une grande
purgation: et pourtant, qu'il fallait elire non celui que serait le
plus gracieux, mais le plus severe: et en faisant ces remontrances-là,
il fut eleu devant tous autres. Enseignant les jeunes hommes à
hardiment et assurément combattre, il disait, que la parole bien
souvent effroie plus l'ennemi que l'épée, et la voix que la main, et
lui fait prendre la fuite. En faisant la guerre en Espagne à ceux qui
habitent au long de la rivière de Betis, il se trouva en danger pour la
multitude grande des ennemis qui étaient en armes contre lui, et ne
pouvait avoir promptement secours, sinon des Celtiberiens, qui pour ce
faire lui demandaient deux cents talents, qui sont six vingts mille
écus: les autres capitaines Romains ne voulaient point qu'il promit cet
argent à des Barbares pour leur salaire, mais Caton leur dit qu'ils
s'abusaient: «Car si nous gagnons, dit-il, nous les payerons, non du
notre, mais aux dépens de nos ennemis: et si nous perdons, il n'y aura
plus ne qui paye, ne qui demande à être payé.» ayant pris plus de
villes qu'il ne demeura de jours en Espagne, ainsi que lui-même dit, il
n'y prit pour lui jamais rien plus, que ce qu'il y beut et mangea: mais
bien départtit-il à chacun de ses soudards une livre d'argent, disant
qu'il valait mieux que plusieurs retournassent de la guerre en leurs
maisons avec de l'argent, que peu avec de l'or: pource que les
magistrats et capitaines ne se devaient accroître de rien en leurs
charges et gouvernemens, sinon d'honneur et de gloire. Au voyage de
cette guerre il avait quant et lui cinq de ses serviteurs, desquels il
y en eut un qui acheta trois prisonniers de guerre: mais étant averti
que son maître l'avait su, devant que venir devant lui, il se pendit et
estrangla lui-même. Scipion l'Africain le priant de vouloir favoriser à
la cause des bannis d'Achaïe, à fin qu'ils fussent remis et restituez
en leurs pays, il fit semblant de ne se soucier point de tel affaire:
mais voyant que l'on en parlait tant, et en faisait-on si grand
instance au senat, il se leva et dit, «Comme si nous n'avions autre
chose à faire, nous demeurons tout le jour à disputer ici de ces
vieillards Grecs, à savoir s'ils seront portés en terre par les
fossoyeurs et porteurs de deçà ou par ceux de delà.» Posthumius Albinus
avait écrit des histoires en Grec, au prologue desquelles il priait les
auditeurs et lecteurs de lui pardonner s'il y avait aucune improprieté
au langage. Caton s'en moquant disait, qu'il mériterait qu'on lui
pardonnast, si c'était par ordonnance et commandement des Amphictyons,
qui étaient les états de la Grèce, qu'il eût été contraint, malgré lui,
d'entreprendre cette histoire. Scipion le puisné en cinquante et quatre
ans qu'il vesquit, n'acheta <p 204v> ni ne vendit, ni ne bâtit
oncques rien: et dit-on qu'en une si grosse et si puissante maison,
comme était la siene, l'on n'y trouva jamais que trente trois livres
pesant de vaisselle d'argent, mêmement après avoir eu la ville de
Carthage en sa puissance, et avoir enrichy ses soudards plus que jamais
autre capitaine n'avait fait. Observant le precepte que lui avait donné
Polybius, il mettait peine de ne se retirer jamais de la place, qu'il
ne se fut rendu de nouveau quelqu'un de ceux qu'il rencontrait, comment
que ce fut, familier et ami. étant encore jeune il avait déjà si grande
réputation de vaillance et de sagesse, que Caton l'aîné, enquis des
jeunes gens qui étaient au camp devant Carthage, entre lesquels il
était, il répondit:
celui-là seul est au nombre des sages,
Les autres sont vaines umbres volages.
Au moyen dequoi, après son retour à Rome, ceux qui étaient demeurés au
camp le rappellaient, non pour envie qu'ils eussent de lui faire
plaisir, mais pource qu'ils esperaient prendre plutôt et plus
facilement la ville par son moyen. Au dedans des murailles de laquelle
étant déjà entré, et néanmoins les Carthaginois combattants encore du
château, Polybius lui conseillait de faire jeter dedans la mer qui est
entre-deux, laquelle n'est pas fort creuse, des chausses-trappes, ou
bien des ais percés de pointes de cloux, de peur que les ennemis
passants ce bras de mer ne vinssent en sursaut assaillir leurs
remparts. Il lui répondit que c'était une moquerie, vu qu'ils avaient
déjà gagné les murailles, et qu'ils étaient dedans la ville de leurs
ennemis, chercher les moyens de ne combattre point contre eux. Et
trouvant la ville toute pleine de statues et de tableaux Grecs, qu'ils
avaient emportés des villes de la Sicile, il commanda que les Siciliens
vinssent reconnaître ce qui serait à eux, et qu'ils l'emportassent:
mais de tout le pillage il ne voulut pas endurer qu'aucun esclave ni
affranchy en prît ni en achetât chose du monde, combien qu'au demeurant
chacun en pillât et emportât ce qu'il voulait. Le plus grand et le plus
familier ami qu'il eût, Laelius, poursuivait l'état du consulat, et lui
favorisait et aidait sa poursuite en tout ce qu'il pouvait: à
l'occasion dequoi il demanda à un Pompeius qui briguait aussi le même
état, s'il était vrai qu'il le poursuivist: or estimait-on que ce
Pompeius-là fut fils d'un menestrier joueur de flûtes: il lui fit
réponse qu'il ne le poursuivait pas, et qui plus est, lui promît qu'il
accompagnerait Laelius à faire sa poursuite par tout, et qu'il prierait
pour lui. Ils se firent à ses paroles, dont ils furent trompés, et le
jour de l'election l'attendirent long temps, jusques à ce qu'on leur
vint rapporter, qu'il était déjà en la place, qui briguait pour
lui-même, et se recommandait à tous les citoyens, les uns après les
autres. De quoi tous les autres se courrouçans, Scipion s'en prit à
rire disant, «C'est une grande sottise à nous, quand j'y pense, que
nous avons ici demeuré si long temps à attendre un flûteur, comme si
nous eussions à prier et invoquer non des hommes, mais des Dieux.»
C'est pource que, durant les sacrifices, on jouait toujours des flûtes.
Appius Claudius briguait à la concurrence de lui, l'office de Censeur,
et disait pour rendre sa brigue plus favorable, qu'il saluait sans aide
de protecolle par nom et par surnom, tous les citoyens de Rome, là ou
Scipion n'en connaissait, par manière de dire, pas un: «Tu dis la
vérité, répondit Scipion, car j'ai toujours eu soin non d'en connaître
beaucoup, mais de n'être inconnu de pas un.» Au reste il conseillait
aux Romains qui lors avaient la guerre contre les Celtiberiens, qu'ils
les envoyassent tous deux au camp en état ou de lieutenans, ou de
coulonnels de gens de pied, et puis qu'ils reçussent les témoignages
des Capitaines et hommes de guerre, qui aurait mieux fait le devoir
d'homme de bien d'eux deux. ayant été creé Censeur, il ôta le cheval à
un jeune homme, d'autant que dépendant excessivement à faire grand'
chère, du temps que la ville de Carthage était assiegée, il avait fait
faire une pièce de four, en forme de ville, et l'appellant Carthage,
l'abandonna à déchirer et piller à ceux <p 205r> qui étaient à
table avec lui. Et comme le jeune homme lui demandast, pour quelle
cause il le cassait, et le privait du cheval public: «Pour autant,
dit-il, que tu as saccagé et pillé Carthage devant moi.» Durant le
temps de sa Censure, il aperçut un jour Caius Licinius qui passait: «Je
sais de certain, dit-il, que cet homme ici est parjure: mais d'autant
qu'il n'y a personne qui l'accuse, je ne puis être juge et témoin
ensemble.» étant envoyé lui troisiéme par le Senat, comme contrerolleur
général pour syndiquer, comme dit Clitomachus, les hommes et le
gouvernement des villes, et voir comme se gouvernaient les peuples, les
nations, et les Rois, quand il fut arrivé en Alexandrie, et descendu de
la navire, les Alexandrins accourants de toutes parts pour le voir, le
prièrent de découvrir sa tête, d'autant qu'il avait le bout de sa robe
dessus, à fin qu'ils le veissent mieux à face toute découverte: ce
qu'il fit, dequoi ils jetèrent grands acclamations, et lui applaudirent
des mains en signe de joie: et comme leur Roi se parforceât à grande
peine, tant il était gras et délicat, à faire à l'envi d'eux qui le
suivaient par tout: Scipion dit tout bas en l'oreille de ceux qui
étaient plus près de lui: «Les Alexandrins reçoivent déjà ce fruit de
notre voyage, qu'au moins ils voyent leur Roi se promenant pour l'amour
de nous.» En ce voyage il était accompagné d'un sien ami philosophe
nommé Panaetius, et de cinq serviteurs, desquels comme l'un fut mort en
cette pérégrination, il n'en voulut point acheter d'autre hors de pays,
ains en fit venir un autre de Rome. Il semblait que les Numantins
fussent invincibles et inexpugnables, d'avant qu'ils avaient jà vaincu
et défait plusieurs Capitaines: au moyen de quoi le peuple Romain eleut
Scipion Consul pour la seconde fois: et comme plusieurs jeunes hommes
en bien grand nombre se preparassent pour le suivre à cette guerre, le
Senat l'empêcha sous couleur de dire, que l'Italie demeurerait deserte
de gens de défense: et si ne lui permirent pas de prendre de l'argent
qui était jà tout prêt et présent au thresor, ains lui baillèrent des
assignations sur les payemens des fermiers, dont les termes n'étaient
pas encore échus. Et quant aux deniers, Scipion dit qu'il ne
demeurerait pas pour cela, d'autant que son argent et celui de ses amis
fournirait à cela: mais quant à ce qu'on ne lui voulait pas souffrir
lever et emmener gens, il s'en plaignit bien fort, pource qu'il disait
que la guerre ou l'on l'envoyait, était dangereuse et difficile: «Car
si c'est pour la vaillance des ennemis que nos gents y ont été tant de
fois défaits, elle est dangereuse pour avoir à combattre contre de tels
ennemis: et si ç'a été par la faute et lâcheté de nos gens, elle l'est
encore, pour avoir à combattre avec de si lâches amis.» étant arrivé au
camp, il y trouva un grand désordre, grande dissolution, superstition,
et grande superfluité de toutes choses: si en bannit et chassa
incontinent toutes sortes de devins et de diseurs de bonne aventure,
tous sacrificateurs, et tous maquereaux tenants bordeaux publiques, et
commanda que chacun renvoyât chez soi toute autre sorte de vaisselle et
d'utensiles, sinon la marmite à faire cuire la chair, la broche, et le
pot à boire, de terre: de coupes ou de flaccons d'argent, ne permît que
l'on en pût retenir pesant plus de deux livres. Il défendit de se
baigner et étuver, et s'il y en avait qui se voulussent oindre, qu'ils
se frottassent eux-mêmes, et que c'étaient les bêtes qui n'ont point de
mains, qui avaient besoin d'hommes qui les frottassent. Il ordonna
aussi que l'on disnât tout debout sans manger viande chaulde, mais que
pour souper, on s'asseît qui voudrait, sans y manger autre chose que du
pain avec quelque potage lié, et un simple mets de chair boulie ou
rôtie, et lui-même allait vestu d'une cappe noire bouclée pardevant,
disant qu'il portait le dueil de la honte de son armée. Il trouva que
un Colonnel de gens de pied, nommé Memmius, faisait porter après lui
sur ses sommiers des coupes et vases à boire, enrichis de pierreries,
et d'ouvrage de Thericles. Si lui dit: «Tu t'es rendu pour trente jours
inutile à moi et à ton pays, étant tel, et pour toute ta vie à toymême,
t'accoutumant à <p 205v> si superflues délices.» Un autre lui
montrait sa rondelle fort bien et richement ornée, auquel il répondit:
«Voilà une belle rondelle, mon ami, mais il faut qu'un soudard Romain
mette plus son espérance en sa main droite, que non pas en sa gauche.»
Un autre ayant chargé sur ses espaules un faisceau des pâlis dont on
remparait le camp, se plaignait qu'il était trop chargé: «C'est bien
employé, dit-il, pource que tu te fies plus en ces pâlis, que tu ne
fais en ton épée.» Voyant les ennemis Numantins desesperés, il ne
voulut pas incontinent les aller combattre, ains tira la chose en
quelque longueur, disant qu'il achetait avec le temps la sûreté des
affaires, pource que le bon Capitaine doit faire comme le sage médecin,
qui ne vient jamais à l'extreme remede de couper la partie avec le fer,
sinon à l'extrémité, après que tous autres moyens de médecine lui
défaillent: toutefois ayant espié son occasion, il donna la bataille à
ceux de Numance et les défit: quoi voyants les vieillards dirent injure
à leurs gens, de ce qu'ils étaient ainsi laissez battre par ceux qu'ils
avaient battus tant de fois: mais il y en eut un qui leur répondit,
«Les moutons sont bien les mêmes qu'ils étaient par ci-devant, mais ils
ont un autre berger.» Après avoir pris la ville de Numance, et avoir
entré en triomphe dedans Rome pour la deuxiéme fois, il tomba en
différent grand à l'encontre de Caius Graccus, pour la cause du Senat,
et des alliés et confederés: dequoi le commun peuple étant indigné
contre lui, fit bruit et le siffla pour le faire descendre de la
tribune aux harangues, ainsi comme il leur cuida faire ses
remontrances: Mais il leur dit, «Jamais la clameur de tout un camp en
armes ne m'étonna, tant s'en faut que la crierie d'une tourbe de gens
ramassez me puisse troubler, à qui je sais que l'Italie n'est point
mère, mais marastre.» Et comme ce Caius Gracchus criât tout haut, qu'il
le fallait tuer comme un tyran: «Ils ont raison de me vouloir faire
mourir ceux qui font la guerre à leur propre pays, car ils savent bien
que Rome ne peut tomber tant que Scipion sera debout, ni Scipion vivre
quand Rome sera abattue.» Cecilius Metellus délibérant comme il
pourrait faire surement ses approches devant une place forte, comme un
centenier lui dît, «En perdant seulement dix hommes tu l'emporteras: il
lui demanda, s'il voulait être l'un de ces dix.» Et comme un autre
Colonnel de gens de pied encore jeune d'âge lui demandât ce qu'il
voulait faire: «Si je pensais, dit-il, que ma chemise le sût, je la
dépouillerais tout à cette heure pour la mettre dedans le feu.» Il
avait été contraire à Scipion durant sa vie, mais quand il fut mort il
en eut regret, et commanda à ses enfants qu'ils allassent mettre leurs
espaules sous le lit pour le porter à son enterrement, disant qu'il
rendait grâces aux Dieux, de ce que Scipion avait été né à Rome, et non
pas ailleurs. Caius Marius étant venu de fort bas lieu au maniement des
affaires, par le moyen des armes, demanda l'office d'Aedilité grande:
et sentant qu'il n'y faisait pas bon, au même jour passa à demander et
poursuivre la petite: et néanmoins encore qu'il fut debouté de toutes
les deux, si ne perdit-il point l'espérance de se voir un jour le
premier des Romains. ayant des varices, qui sont des venes élargies en
l'une et en l'autre cuisse, il les bailla à couper au chirurgien sans
être lié, et endura toute l'operation du chirurgien, sans soupirer ni
froncer les sourcils: mais comme le médecin ayant fait à une cuisse
passât à l'autre, il ne la lui voulut pas donner, disant que la cure de
tel mal ne méritait pas que l'on en endurât de si grièves douleurs. Il
avait un neveu appelé Lucius, qui au second consulat de son oncle
voulut forcer un beau jeune fils, qui ne faisait lors que commencer à
porter les armes sous sa charge. Ce jeune homme le tua toute roide: et
comme plusieurs l'accusassent de ce meurtre, il confessa franchement
qu'il avait voirement fait mourir son Capitaine, et en dit et déclara
la cause tout publiquement. Marius, le fait entendu, se fit apporter
une des couronnes que l'on avait accoutumé de donner à ceux qui
faisaient quelque bel acte de prouesse à la guerre, et la posa lui-même
de sa propre main sur la <p 206r> tête du jeune homme. étant
campé assez près du camp des Teutons, en lieu où il y avait bien peu
d'eau, comme ses soudards se plaignissent qu'ils mouraient de soif, il
leur montra une rivière non guères loin, qui coulait au long du camp
des ennemis: «C'est là, dit-il, qu'il faut que vous alliés acheter à
boire auprès de votre sang, si vous en voulez avoir.» Les soudards lui
répondirent, qu'il les y menât donc, ce pendant que leur sang était
encore liquide, et qu'il n'attendît pas qu'il fut du tout sec et caillé
de soif. Du temps de la guerre des Cimbres il donna tout à un coup
droit de bourgeoisie Romaine à mille hommes de Camerin, qui avaient
fort bien servi en cette guerre, chose qui était contre toutes lois: et
comme quelques-uns le reprissent de ce qu'il avait ainsi transgressé
les lois, il leur répondit, «qu'il n'avait pu entendre ce que disaient
les lois, pour le grand bruit des armes.» Et du temps de la guerre
Sociale, se voyant enfermer de tranchées tout alentour, et assieger, il
eut patience, attendant toujours son occasion: et comme Pompeius Silo
Capitaine général des ennemis lui dit, «Marius, si tu est grand
Capitaine que l'on dit, sors dehors de ton camp et me viens combattre:»
«Mais toi, dit-il, si tu es si grand Capitaine que tu penses, contrains
moi malgré que j'en aie de sortir pour t'aller combattre.» Catulus
Luctatius en la guerre Cimbrique étant campé au long du fleuve
d'Athesis, et voyants les Romains que les Barbares s'efforcaient de
passer l'eau, ils delogèrent, quelque remontrance que leur capitaine
leur sût faire: et quand il voit qu'il ne les pouvait autrement
arrêter, lui-même se mit entre les premiers qui fuyaient, à fin qu'il
ne semblât point qu'ils fuissent devant leurs ennemis, mais qu'ils
suivissent leur Captaine. Sylla surnommé l'heureux, entre ses
prosperitez en comptait deux pour les plus grandes: l'une, qu'il avait
eu bonne amitié avec Metellus Pius: l'autre, qu'il n'avait pas détruit
la ville d'Athenes, ains l'avait préservée de ruine. Caius Popillius
fut envoyé devers le Roi Antiochus portant une lettre du Senat, par
lequel on lui mandait, qu'il eût à retirer son armée d'Aegypte, et de
ne point s'attribuer et usurper le Royaume qui appartenait aux enfants
de Ptolomeus orphelins. Antiochus le voyant venir devers lui à travers
son camp, le salua de tout loin: Popillius, sans le resaluer, lui
bailla sa lettre: laquelle Antiochus leut, et après l'avoir leue
répondit, qu'il délibérerait sur ce que le Senat lui mandait, et puis
qu'il lui ferait réponse. Popillius adonc lui fit un cercle autour de
lui avec une baguette qu'il tenait en la main, en lui disant: «Delibere
doncques, dit-il, avant que sortir de ce cercle, et m'en fais réponse.»
Toute l'assistance s'étonna merveilleusement de l'assurance et
hardiesse de cet homme. Et Antiochus sur le champ lui répondit, qu'il
ferait doncques ce qu'il plairait aux Romains: et adonc Popillius le
salua amiablement, et l'ambrassa. Lucullus en Armenie s'en allait avec
dix mille hommes de pied, et mille de cheval, trouver le Roi Tigranes,
qui avait cent cinquante mille hommes de guerre, pour lui donner la
bataille, et était le sixiesme jour d'Octobre, auquel l'armée Romaine,
qui était sous un Scipion, avait été défaite par les Cimbres. Et comme
quelqu'un lui dît, que les Romains abominaient et redoutaient fort ce
jour-là: «C'est pourquoi, dit-il, il nous faut aujourd'hui combattre
vertueusement et courageusement, à celle fin que nous rendions cette
journée, que les Romains tiennent pour triste et malencontreuse,
joyeuse et heureuse.» Et comme les Romains redoutassent principalement
les hommes d'armes Armeniens, étants armez de toutes pièces, il leur
dit, qu'ils ne s'en donnassent point d'ennui, «Pource que je vous
assure que vous aurez plus de peine à les dépouiller, que vous n'aurez
à les tuer.» Et montant le premier dessus une motte, après avoir de là
un peu considéré la contenance des Barbares qui branlaient, il s'écria
tout haut: «Compagnons, il sont à nous.» et de fait, s'étant
d'eux-mêmes mis en route, sans que personne eût hardiesse d'attendre,
il les chassa tellement, qu'il en tua sur le champ jusques à bien cent
mille, sans y <p 206v> perdre des siens que cinq tant seulement.
Cneus Pompeius surnommé le grand, fut autant aimé des Romains, comme
son père avait été hai: et étant encore fort jeune, il se joignit à
faction de Sylla, et sans avoir office quelconque de la Chose publique,
ni être du Senat, il leva grand nombre de gens de guerre de tous côtés
d'Italie: et comme Sylla l'appellât à soi, il dit, qu'il ne menerait
point ses gens à son Capitaine, qu'ils n'eussent premièrement fait
quelque destrousse, et quelque défaite avec effusion du sang des
ennemis: et de fait il n'y alla point que premièrement il n'eût défait
en plusieurs rencontres plusieurs chefs des ennemis. Depuis étant
envoyé par Sylla pour gouverneur en la Sicile, entendant que ses gens
s'écartants de la trou pe, allaient robant, forçant et pillant par tout
le chemin, il fit mourir ceux qui se desbandaient sans congé, et qui
allaient courir çà et là: mais à ceux qui allaient par son commandement
en quelque commission qu'il leur baillait, il leur seellait leurs
espées avec son cachet. Il fut sur le point de faire passer au fil de
l'épée tous les Mamertins entièrement, d'autant qu'ils avaient tenu et
suivi le parti contraire à Sylla. Mais Stennius un des habitants de
ceux qui avaient accoutumé de prescher et mener le peuple pars leurs
harangues, lui dit, «Qu'il ne ferait pas bien, si pour un seul
coulpable, il en faisait mourir plusieurs innocents, et que c'était lui
seul qui avait été cause de tout le mal, ayant induit par persuasions
ses amis, et par force ses ennemis, à prendre et suivre le parti de
Marius.» Pompeius émerveillé de cette remontrance dit, qu'il pardonnait
aux Mamertins, s'ils s'étaient laissez mener et persuader à un tel
personnage, qui avait plus cher le salut de son pays que sa vie propre:
et de fait il absolut la ville toute, et Stennius même. Depuis étant
passé en Afrique contre Domitius, et y ayant gagné une grosse bataille,
comme ses soudards le saluassent Empereur, que est à dire souverain
Capitaine général, il leur dit qu'il ne recevrait point cet honneur
tant que le rempart du camp des ennemis serait debout: et adonc eux
s'en courants tout de ce pas, encore qu'il fît une grosse pluie,
allèrent abattre la palissade, et saccager le camp des ennemis. A son
retour Sylla lui fit de grandes caresses et beaucoup d'honneur, et
entre autres fut le premier qui l'appella Magnus: toutefois comme il se
délibérât d'entrer en triomphe dedans Rome, Sylla l'en voulut empêcher,
alléguant pour sa raison, qu'il n'était pas encore reçu au Senat.
Pompeius se tournant devers les assistants: «Il semble, dit-il, que
Sylla ignore, qu'il y a plus d'hommes qui adorent le Soleil levant, que
le Soleil couchant.» quoi enténdant Sylla, s'écria: «Et bien de par
Dieu, qu'il triomphe donc, s'il en a tant d'envie.» Toutefois encore
lui faisait empêchement Servilius homme de dignité Senatoriale, qui
s'en courrouçait: et plusieurs de ses soudards mêmes s'opposaient à son
triomphe, s'ils n'avaient quelques présents qu'ils pretendaient leur
être deuz: mais Pompeius dit haut et clair, qu'il quitterait plutôt le
triomphe et tout, que de se soumettre à les caresser ne flatter: et
adonc Servilius lui dit, «A cela vois-je maintenant, Pompeius, que tu
es grand véritablement, et digne de triomphe.» étant la coutume à Rome
que les Chevaliers, après avait été à la guerre le temps prefix et
ordonné par les lois, amenassent leur cheval sur la place devant les
deux réformateurs des meurs, que l'on appelle les Censeurs, et
racontassent là publiquement les guerres où ils se seraient trouvés, et
les Capitaines sous lesquels ils auraient porté les armes, afin que
selon leurs mérites ils en fussent ou loués ou blâmés: Pompeius étant
Consul amena lui-même son cheval par la bride devant les Censeurs, qui
pour lors étaient Gellius et Lentulus: et comme eux suivant
l'ordonnance lui demandassent, s'il avait été à la guerre autant
d'années comme il était requis par les lois: «Oui, répondit-il, et
toujours sous moi-même Capitaine.» étant en Espagne saisi des papiers
de Sertorius, entre lesquels y avait plusieurs lettres missives des
principaux du Senat, qui appellaient Sertorius à Rome pour y <p
207r> remuer encore quelque nouveau ménage, il les mit toutes au
feu, donnant à ceux qui avaient eu mauvaise volonte, moyen de se
repentir et de se corriger. Phraates Roi des Parthes, envoya devers lui
le prier de ne passer point la rivière d'Euphrates, et faire que ce fut
la borne d'entre lui et eux. «Mais plutôt, dit-il, sera ce la justice
qui sera la borne d'entre les Parthes et les Romains.» Lucius Lucullus
après être retourné de ses guerres et conquestes s'abandonna
débordeement aux voluptés et à vivre somptueusement, reprenant Pompeius
de ce qu'il appetait toujours de plus en plus à avoir de grandes
charges plus que son âge ne portait: à quoi Pompeius répondait, qu'il
était plus hors d'âge à un viellard s'abandonner aux délices et
voluptés, que de vaquer aux charges de la Chose publique. Un jour qu'il
était malade, les médecins lui ordonnèrent qu'il mangeât d'une grive:
on en chercha en plusieurs lieux, et n'en peut on trouver, pource que
ce n'était pas en leur saison: mais il y eut quelqu'un qui dit que l'on
en pourrait recouvrer chez Lucullus, là où l'on en nourrissait tout le
long de l'année. «Et quoi, dit-il, si Lucullus donc n'était friand et
délicat, Pompeius ne vivrait-il pas?» et laissant là l'ordonnance de
son médecin, il se fit apprêter de ce que l'on peut trouver par tout
ordinairement. Pour une grande famine et disette de bleds qui advint à
Rome, il fut eleu en apparence de parole provoyeur général, ou
superintendant des vivres, mais en effet de pouvoir, seigneur de la mer
et de la terre: à l'occasion dequoi il alla en Afrique, en Sardaigne et
en Sicile: là où ayant fait grand amas de bleds, il s'en voulait
vitement retourner à Rome: mais une grosse tourmente se leva, tellement
que les pilotes et mariniers mêmes craignaient fort de se mettre en mer
et de faire voile: mais lui s'embarquant le premier, et commandant de
lever l'ancre, dit tout haut, «Il est nécessaire d'aller, et non pas
nécessaire de vivre.» Quand la querelle d'entre lui et Caesar fut à
plein découverte, il y eut un Marcellinus qui avait été avancé par lui,
et s'était néanmoins depuis tourné du côté de Cesar, qui en plein Senat
dit plusieurs choses à l'encontre de lui. Pompeius ne se peut tenir
qu'il ne lui dît adonc: «N'as-tu point de honte Marcellinus, de médire
ainsi publiquement de moi, qui t'ai rendu eloquent, au lieu que tu
étais muet: et saoul, jusques à rendre ta gorge, là où tu mourais de
faim auparavant?» A Caton qui le tançait et reprenait aigrement de ce
qu'il ne l'avait jamais voulu croire, quand il lui avait predit par
plusieurs fois que la puissance et l'augmentation de Caesar, à quoi il
tenait la main, était au grand danger et prejudice de la Chose
publique, il répondit, «Tes conseils étaient plus prudents, et les
miens plus amiables.» Et parlant de soi-même librement, il disait,
qu'il avait eu toutes ses charges plutôt qu'il ne les avait attendues,
et les avait quittées plutôt qu'on ne l'avait attendu. Après la
bataille de Pharsale s'enfuyant en Aegypte; en voulant passer de sa
galere en une petite barque de pêcheur, que le Roi lui avait envoyée
pour l'amener à bord: en se retournant devers sa femme et devers son
fils, il ne leur dit autre chose sinon ces vers d'Euripide,
Que en maison de Prince entre, devient
Serf, quoi qu'il soit libre quand il y vient.
étant passé en cette barque, et lui ayant été donné un coup d'épée à
travers le corps, il ne seit autre chose que soupirer une fois
seulement, et sans mot dire, ains s'affublant le visage, s'abandonna à
tuer. Ciceron l'Orateur était moqué de quelques-uns à cause de son nom
qui signifie un pois chiche, à cause dequoi ses amis lui conseillaient
de changer son nom: mais lui au contraire disait, qu'il rendrait le nom
des Cicerons plus illustre et plus renommé que ceux des Catons, des
Catules, ne des Scaures: et faisant une offrande d'un vase d'argent aux
Dieux, il y fit bien engraver les lettres de ses deux premiers noms,
mais pour le troisiéme, il fit engraver la figure d'un pois chiche. Il
disait que les Orateurs qui criaient haut à pleine <p 207v> tête,
pource qu'ils se sentaient faibles de suffisance, avaient recours au
haut braire, ne plus ne moins que les boiteux montent sur des chevaux.
Verres avait un fils disfamé d'avoir abusé de son corps en la fleur de
sa jeunesse, et néanmoins il disait injure à Ciceron, jusques à
l'appeler impudique et paillard: Ciceron lui répondit, «Tu n'entends
pas que c'est à part en la maison à huis fermés, qu'il faut tancer de
cela ses enfants.» Metellus Nepos lui dit un jour en debattant avec
lui, «Tu as fait mourir plus de gens par ton témoignage, que tu n'en as
sauvé par ton bien dire:» «Je crois bien, répondit-il, car j'ai plus de
foi que d'éloquence.» Ce même Metellus lui demandait, qui était son
père, comme lui reprochant qu'il était homme neuf: «Ta mère, dit-il, a
fait cette réponse bien plus malaisée à toi:» car la mère de Metellus
était tenue pour femme impudique, et Metellus lui-même homme léger et
éceruellé, et se laissant aller à tous ses appétits. Il avait fait
mettre dessus la sepulture d'un Diodorus qui avait été son maître en
Rhetorique, la figure d'un corbeau de pierre: «Voilà, dit Ciceron, la
récompense telle qu'il lui fallait: car il lui a enseigné à voler, et
non pas à parler.» Vatinius était un mauvais homme, et son adversaire:
il courut un bruit, qu'il était trêpassé: depuis le bruit se trouva
faux: «Perisse malement, dit Ciceron, celui qui a se malement menty.»
Il y avait quelqu'un que l'on soupçonnait être natif d'Afrique, qui lui
disait, «Je ne t'entends point:» «Je m'en ébahi, dit-il, vu que tu as
les oreilles percées.» Caius Popilius voulait être tenu pour
jurisconsulte, encore qu'il n'y sût rien, et qu'il fut au demeurant
homme de lourd entendement. Il fut appelé en jugement pour porter
témoignage de vérité touchant quelque fait, duquel il répondit qu'il ne
savait rien: et Ciceron lui dit, «Tu penses à l'aventure que l'on
t'interroge du droit.» Hortensius l'orateur qui plaidait la cause de
Verres, avait eu de lui pour son loyer une image de Sphinx, qui était
d'argent: Ciceron lui ayant d'aventure jeté quelque parole ambigue et
obscure: «Je ne sais, dit-il que cela veut dire quant à moi, car je
n'entends rien à soudre les aenigmes:» «Si est-ce, dit Ciceron, que tu
as le Sphinx en ta maison.» Il rencontra quelquefois Voconius qui
menait quant et lui trois sienes filles, lesquelles étaient fort laides
toutes trois: Il se prit à dire tout bas à ceux qu'il avait autour de
lui, «cet homme-ci semé ses enfants en despit du Soleil.» Faustus fils
de Sylla se trouva à la fin tant endebté, qu'il fut contraint d'exposer
ses meubles en vente, et en fit mettre des affiches par les carrefours
pour le notifier: «j'aime bien mieux ces affiches et proscriptions ici,
dit Ciceron, que celles de son père.» Caesar et Pompeius étant entrés
en aperte guerre l'un contre l'autre: «Je sais bien, dit-il, qui fuïr,
mais je ne sais à qui.» Il reprenait grandement Pompeius de ce qu'il
avait abandoné la ville de Rome, et qu'il avait mieux aimé imiter en
cela le gouvernement de Themistocles que celui de Pericles, disant que
les affaires de lors ressemblaient plus au temps de Pericles qu'à celui
de Themistocles. Il se retira du côté de Pompeius premièremenet, puis
quand il y fut, il s'en repentit: et comme Pompeius lui demandast, là
où il avait laissé son gendre Pison, il lui répondit promptement, Chez
ton beau-père. Quelqu'un était passé du camp de Caesar en celui de
Pompeius, et disait qu'il avait eu si grande haste de venir, qu'il
avait laissé son cheval: «Tu as, lui dit-il, mieux pourvu à sauver la
vie de ton cheval que la tiene.» A quelque autre qui venait rapporter
au camp de Pompeius, que les amis de Caesar étaient tous tristes: «Mais
dis-tu qu'ils veuillent mal à Caesar?» Après la bataille de Pharsale
perdu, Pompeius s'en étant déjà fui, il y eut un Nonius qui vint dire,
qu'il ne se fallait point desesperer, et qu'ils avaient encore sept
aigles, qui étaient les enseignes des legions: «Tes admonestemens,
dit-il, seraient bons, si nous avions la guerre contre les geais.»
Après que Caesar victorieux fut venu au dessus de tous ses affaires, et
qu'il eut fait redresser avec honneur les statues de Pompeius, que
avaient été abattues, Ciceron dit, que <p 208r> Caesar en
relevant celles de Pompeius avait assuré les sienes. Il estimait tant
l'honneur de bien dire, et y prenait si grand' peine avec si grande
ardeur d'affection, que ayant à plaider une cause devant les cent Juges
seulement, étant échu le jour de l'assignation, l'un de ses serfs,
Eros, lui vint apporter la nouvelle, que la cause était remise au
lendemain: il en fut si aise, qu'il lui donna liberte pour cette bonne
nouvelle. Caius Caesar, lors qu'il fuyait la fureur de Sylla, étant
encore fort jeune, il tomba entre les mains de quelques coursaires, qui
lui demandèrent de première arrivée quelque petite somme d'argent pour
sa rençon: il se moqua d'eux qui ne savaient pas quel personnage ils
avaient pris, et de lui-même leur promît de leur en payer deux fois
autant qu'ils lui en avaient demandé: et étant par eux gardé
soigneusement pendant qu'il avait envoyé chercher et amasser argent
pour leur bailler, il leur envoyait faire commandement de se taire, et
ne mener point de bruit pendant qu'il reposait. Et s'exercitant à
écrire tant en prose que en vers durant qu'il était entre leurs mains,
il leur récitait après ce qu'il avait composé: et s'il voyait qu'ils ne
le louassent pas assez à son gré, il les appellait barbares et
ignorants, et en riant les menassait qu'il les ferait pendre: comme il
fit bientôt après: car étant sa rençon venue, lui délivré de leurs
mains assembla incontinent des vaisseaux et des hommes en la côté de
l'Asie, leur courut sus, et las ayant pris, les fit attacher en croix.
étant de retour à Rome, et ayant entrepris la brigue du souverain
Pontificat à l'encontre de Catulus qui lors était le premier homme de
Rome: ainsi comme sa mère le convoyait jusques à la porte de son logis,
il lui dit, «Ma mère vous aurez aujourd'hui votre fils souverain
Pontife, ou banni de la ville de Rome.» Il repudia sa femme Pompeia,
pour le mauvais bruit qu'elle eut d'avoir forfait à son honneur avec
Clodius: et depuis Clodius ayant été appelé en justice pour ce fait, il
fut adjourné pour venir en jugement porter témoignage de vérité: là où
étant enquis par serment, il dit, qu'il n'avait jamais rien su de mal
de sa femme: et comme l'accusateur lui répliquast, Et pourquoi l'as-tu
donc repudiée? «Pour ce, dit-il, qu'il faut que la femme de Caesar soit
non seulement innocente et nette de crime, mais aussi de soupçon de
crime.» En lisant les faits d'Alexandre le grand, les larmes lui
vindrent aux yeux: et comme ses amis lui en demandassent la raison, il
réponddit: «A l'âge où je suis, Alexandre avait jà vaincu Darius, et je
n'ai encore rien fait.» Ainsi comme il passait par une méchante petite
ville assise dedans les Alpes, ses familiers en jouant demandaient
entre eux s'il y avait point en cette ville-là des factions et des
brigues entre les habitants, à qui y serait le premier: il s'arrêta
tout court, et après avoir un peu pensé en lui-même: «j'aimerais,
dit-il, mieux être ici le premier, que le second à Rome.» Les hautes et
hazardeuses entreprises il disait qu'il les fallait executer, et non
pas en consulter: et de fait quand il passa la rivière de Rubicon, qui
sépare la province de la Gaule de l'Italie, pour aller contre Pompeius,
il dit, «Tout le dé soit jeté:» comme qui dirait, A tout perdre il n'y
a qu'un coup périlleux. Et comme Pompeius s'en fut fui de Rome vers la
mer, et que Metellus qui avait la superintendance du Thresor public,
l'eût fermé, et le voulût empêcher d'y prendre de l'argent, il le
menassa de tuer: dequoi Metellus montrant semblant d'être ébahi de son
audace, «Non non, mon ami, dit-il, je veux que tu saches qu'il m'est
plus difficile de le dire, que de le faire.» Et pource que ses gens
demeuraient trop à passer la mer de Brindes à Duras, se jetant en un
petit vaisseau, sans que personne des siens en sût rien, il voulut
traverser la mer: mais comme le vaisseau fut prêt à être submergé des
vagues de la mer, il se découvrit au pilote, et lui dit tout haut,
«assure toi et te fie en la fortune, car saches que tu ménes Caesar.»
Pour lors toutefois il fut diverty et empêché de passer, tant par la
tourmente qui se rengregea de plus en plus, comme aussi pource que les
soudards accoururent de toutes parts, qui se plaignirent à lui, et lui
<p 208v> dirent qu'il leur faisait tort d'attendre d'autres
forces, comme s'il se défiait d'eux. Il y eut peu de temps après une
grosse rencontre, en laquelle Pompeius eut du meilleur, mais il ne
suivit pas sa pointe, ains se retira en son camp: et lors Caesar dit,
«La victoire était aujourd'hui à nos ennemis, mais leur chef ne l'a pas
su connaître.» En la plaine de Pharsale, le jour de la bataille
Pompeius ayant rangé son armée en ordonnance, commanda à ses gens
qu'ils demeurassent fermes en leurs places, et attendissent de pied
quoi les ennemis: en quoi Caesar depuis dit, qu'il avait lourdement
failli: pour ce, dit-il, qu'il ôtait aux soudards la vehemence et
violence du choc que leur donne l'élancement de la course, outre
l'ardeur de courage que cette roideur-là leur apporte. ayant défait de
première arrivée Pharnaces le Roi de Pont, il écrivit à ses amis, «Je
vins, Je vei, Je vainquy.» Après la déconfiture et fuite de ceux qui
étaient avec Scipion en Afrique, comme Caton se fut défait lui-même, il
dit: «Je te porte envie de ta mort Caton, pource que tu m'as envié
l'honneur de t'avoir sauvé la vie.» Quelques uns avaient pour suspects
Antonius et Dolobella, et si lui disaient qu'il s'en devait prendre
garde: Il leur répondit, qu'il n'avait point de défiance de ceux-là qui
étaient ainsi bien colorés et en bon point: mais bien, dit-il, de ces
pasles et maigres-là, en montrant Brutus et Cassius. Un jour à sa table
comme propos se fut emeu, quelle sorte de mort était la meilleure, il
répondit soudain, celle dont on se défie le moins. Caesar, celui qui
fut le premier surnommé Auguste, étant encore en son adolescence,
redemanda à Antonius environ deux milions et quatre cents mille écus,
qui après que Jules Caesar eut été tué, avaient été transportés de sa
maison en celle d'Antonius voulant payer aux Romains ce que Caesar leur
avait laissé par testament: car il avait legué à chaque citoyen Romain
par tête septante et quinze drachmes d'argent, qui peuvent être environ
sept écus et demi. Antonius retenait cet argent pardevers lui, et
répondait au jeune Caesar, qu'il se deportât de le redemander s'il
était sage: quoi voyant l'autre, fit proclamer à vendre, et vendit de
fait, tous ses biens patrimoniaux, dont il paya les legs aux Romains,
et en acquit la bienveillance des citoyens à soi, et la malveillance à
Antonius. Rymetalces Roi de la Thrace avait laissé le parti d'Antonius,
et s'était tourné de son côté: mais il était importun à la table, parce
qu'il ne faisait jamais autre chose que parler de ce grand service
qu'il lui avait fait, et de lui reprocher son alliance: tellement qu'à
un souper, Caesar beuvant à quelqu'un des autres Rois qui étaient à la
table, dit tout haut, «j'aime bien la trahison, mais je ne loue point
les traîtres.» Les Alexandrins après la prise de leur ville,
s'attendaient bien de souffrir toute l'extrémité de mal que l'on peut
faire au sac d'une ville prise par force: mais Caesar montant sur la
tribune aux harangues, et approchant de lui le philosophe Arius qui
était son familier, natif d'Alexandrie, il dit qu'il pardonnait à la
ville, premièrement pour la grandeur et beauté d'icelle: secondement,
pour Alexandre le grand, qui en était fondateur: et tiercement, pour
l'amour d'Arius, qui était son ami. étant averti comme un sien serf
nommé Eros, qui faisait ses affaires en Aegypte, avait acheté une
caille qui battait toutes les autres, et était invincible, et l'avait
fait rôtir et mangée, il l'envoya querir et l'interroga pour savoir
s'il était vrai: et comme il lui eût confessé que oui, il le fit
crucifier au mas de sa navire. Il mit en la Sicile Arius pour son agent
et procureur au lieu d'un Theodorus: et y eut quelqu'un qui lui
présenta un petit billet, où il y avait écrit: «Le chauve Theodorus
natif de Tarse, est un larron, non pas? Que t'en semble?» ayant lu le
billet, il ne fit qu'écrire au dessous, «Il le semble.» Tous les ans au
jour de sa nativité il recevait de Mecaenas l'un de ses plus familiers
un présent d'une coupe. Athenodorus le philosophe, étant fort vieil,
lui demanda congé de se pouvoir retirer en sa maison pour sa
vieillesse. Il lui donna: mais en lui disant adieu, Athenodorus lui
dit, <p 209r> «Quand tu te sentiras courroucé, Sire, ne dis ni ne
fais rien, que premièrement tu n'ayes récité les vingt et quatre
lettres de l'Alphabet en toi-même.» Caesar ayant ouï cet avertissement,
le prix par la main et lui dit, «j'ai encore affaire de ta présence:»
et le retint encore tout un an, en lui disant,
Sans péril est le loyer de silence.
Entendant comme Alexandre le grand en l'âge de trente deux ans, ayant
fait la plupart de ses conquestes, était en peine de savoir ce qu'il
ferait plus désormais, il dit, qu'il s'ébahissait si Alexandre
estimait, qu'il y eût moins d'affaire à bien ordonner, régir et
conserver un grand Empire, quand il est tout acquis, qu'à le conquerir.
ayant fait la loi Julia des adulteres, par laquelle il est porté, comme
l'on doit faire le procès à ceux qui en sont attaincts, et comme l'on
doit punir ceux qui en sont convaincus: il advint qu'il se rua par
impatience de colère sur un jeune homme qui était accusé d'avoir commis
adultère avec sa fille Julia, et le battit à coups de poing. Le jeune
homme se prit à crier, «Tu as fait la loi, Caesar, qui ordonne comment
il faut procéder contre les adulteres:» il en fut se marri, et se
repentit tant de ce qu'il en avait fait, que de ce jour-là il ne voulut
point souper. Envoyant son nepueu Caius en Armenie, il fit prières aux
Dieux de l'accompagner de la bienveillance de tous envers Pompeius, de
la hardiesse d'Alexandre le grand, et de sa bonne fortune de lui. Il
disait qu'il laisserait aux Romains, en la succession de l'Empire, un
successeur qui n'avait jamais consulté deux fois d'une chose, entendant
de Tibere. Voulant appaiser quelques jeunes gentilshommes Romains qui
étaient en authorité de magistrat, et menaient un grand bruit devant
lui: quand il voit que pour les premiers admonestements il n'en
faisaient rien, il leur dit à certes, «Écoutez vous autres jeunes gens
un vieillard, que les vieillards ont bien écouté quand il était jeune.»
Le peuple d'Athenes lui avait fait quelque faute et déplaisir: il leur
écrivit, «Je crois que vous n'ignorez pas que je suis malcontent de
vous, car autrement je n'hyvernais pas en cette petite Île d'Aegine:»
mais jamais depuis il ne leur en fit ni ne leur en dit pis. L'un des
accusateurs d'Eurycles, après avoir bien au long déduit contre lui en
toute licence, sans aucun respect, tout ce qu'il voulut, finablement il
se laissa aller jusques à dire un tel propos: «Et si ces choses-là ne
te semblent grandes, Caesar, commande lui qu'il me rende le septiéme de
Thucydide.» Caesar offensé de son audace et impudence, commanda que
l'on le menât en prison: mais depuis étant averti, qu'il était demeuré
seul des descendants du capitaine Brasidas, il le renvoya querir, et
après lui avoir fait un peu de remontrances commanda que l'on le
laissât aller. Piso bâtissait fort magnifiquement sa maison, depuis les
fondements jusques à la couverture: quoi voyant Caesar lui dit: «Tu me
réjouis tout, de te voir ainsi bâtir, comme si Rome devait être
d'éternelle durée.»<p 209v>
XXXIV. Les dits notables des Lacedaemoniens.
AGESICLES Roi des Lacaedemoniens étant de sa nature convoiteux d'ouïr
et apprendre, il y eut quelqu'un de ses familiers qui lui dit: «Je
m'ébahis, Sire, vu que tu prends si grand plaisir à ouïr bien dire, que
tu n'approches de toi le Rhetoricien Philophanes pour t'enseigner.» Il
répondit, «C'est pource que je veux être disciple de ceux dont je suis
né.» A un autre qui demandait, Comment pourrait un prince regner
sûrement, sans avoir autour de soi des gardes, pour la sûreté de sa
personne, «S'il commande à ses sujets, comme un bon père fait à ses
enfants.»
AGESILAUS le grand, en un festin où il avait été convié, fut
eleu par le sort Maître du convive, à qui il appartenait de donner la
loi, comment et combien chacun devait boire: et comme celui qui avait
la charge du vin lui eût demandé, combien il en verserait à chacun, il
répondit: «S'il y a bonne provision de vin, tant que chacun en voudra:
s'il y en a pu, également à tous.» Il y eut un malfaiteur qui étant
prisonnier endura fort constamment devant lui le tourment de la
gehenne: «O que Voilà un homme, ce dit-il, extremement méchant, qui
employe la patience et constance à de si malheureux et si méchants
actes comme les siens!» On louait en sa présence un maître de
Rhetorique, de ce qu'il pouvait par son éloquence amplifier et rendre
grandes les choses petites: et au contraire, appetisser les grandes:
«Je ne trouverais pas bon, dit-il, un cordonnier, qui à un petit pied
chausserait un grand soulier.» Comme quelqu'un en debattant contre lui,
lui dît, «Tu l'as ainsi promis:» et lui répétât par plusieurs fois
cette même parole: «Si la chose est juste, dit-il, je l'ai promise
voirement: mais si elle n'est juste, je ne l'ai pas promise, mais dite
seulement.» Et comme l'autre lui répliquast, Voire-mais il faut que les
Rois accomplissent tout ce qu'ils ont accordé, fut-ce d'un signe de la
tête seulement. «Ils n'y sont pas plus tenus, répondit-il, que ceux qui
s'adressent à eux, de demander et dire toutes choses raisonnables et
justes, et d'observer l'opportunité et commodité des Rois.» Quand il
oyait quelques-uns qui en louaient ou blâmaient d'autres, il disait,
qu'il ne fallait pas moins connaître les moeurs et le naturel de ceux
qui parlaient, que de ceux de qui ils parlaient. Comme il était encore
jeune enfant, en une fête publique où les jeunes gens, fils et filles,
dansaient tous nuds, le superintendant de la danse lui donna un lieu
qui n'était pas fort honorable, duquel néanmoins il se contenta,
combien qu'il fut jà déclaré Roi, et dit: «Voilà qui va bien, car je
montrerai que ce ne sont pas les lieux qui honorent les hommes, mais
les hommes les lieux.» Le médecin lui avait ordonné en quelque siene
maladie une manière de médecine pour recouvrer sa santé, qui n'était
point simple ne facile, mais fort laborieuse et difficile: «Par les
Dieux jumeaux, dit-il, si ma destinée ne porte que je vive, je ne
vivrai pas quand je prendrais toutes les médecines du monde.» étant un
jour auprès de l'autel de Minerve surnommé Chalceoecos, qui vaut autant
à dire comme au temple de bronze, où il faisait sacrifice d'un boeuf,
un pou le mordit: il n'eut point de honte de le prendre, et de le tuer
publiquement devant tout le monde, en disant, «Par les Dieux, jusques
sur l'autel même je tuerais volontiers celui qui en trahison me
viendrait assaillir.» Une autre fois il aperçut, comme un petit garçon
tirait d'une fenestre une souris qu'il avait prise: la souris se
retourna qui le mordit à la main, tellement qu'elle lui fit lâcher
prise, et s'enfuit. Il le montra aux assistants, et leur dit, «vu
qu'une si petite bestiole a bien le coeur de se revenger contre ceux
qui lui font tort, pense ce qu'il est raisonnable que les hommes
fassent.» Voulant entreprendre la guerre contre le Roi de Perse pour la
délivrance des peuples Grecs habitants en l'Asie, il en alla demander
<p 210r> conseil à l'oracle de Jupiter, que est en la forêt de
Dodone: et comme l'oracle lui eût répondu ainsi qu'il désirait, qu'il
entreprît le voyage, il en communiqua la réponse aux Ephores, qui sont
les contrerolleurs: lesquels lui ordonnèrent qu'en passant il en
demandât aussi le conseil à celui d'Apollo en la ville de Delphes. Il
s'en alla au temple où se rendaient les oracles, et fit ainsi sa
demande, «O Apollo es-tu pas de même avis que ton père?» Et comme il
lui eût répondu, que oui: il fut eleu pour conducteur de cette guerre,
et s'y en alla. Tissaphernes lieutenant du Roi de Perse en Asie, étonné
de son arrivée, du commencement fit appointement avec lui, par lequel
il promît de lui laisser toutes les villes et cités Grecques qui sont
en l'Asie, franches et libres pour se gouverner par leurs lois: et
cependant dépêcha devers son maître, qui lui envoya une grosse armée,
sur la fiance de laquelle il lui envoya dénoncer la guerre, si bientôt
il ne se partait de l'Asie. Agesilaus étant bien aise de cette roupture
d'appointement, fit semblant de vouloir entrer premièrement en la
Carie, parquoi Tissaphernes assembla là ses forces: et lors il tourna
tout court en la Phrygie, là où ayant pris plusieurs villes et grande
quantité de tout butin, il dit, «Que violer la foi promise à ses amis
est impieté, mais abuser ses ennemis non seulement est juste, mais
aussi plaisant et profitable.» Et se sentant faible de gens de cheval,
il s'en retourna en la ville d'Ephese, là où il fit entendre aux riches
qui se voudraient exempter d'aller en personne à la guerre, qu'il
eussent à fournir pour tête un homme et un cheval, tellement qu'en peu
de jours il assembla bon nombre de chevaux et d'hommes idoines à la
guerre, au lieu de riches et de couards. En quoi il disait qu'il
ensuivait Agamemnon, qui pour une bonne jument dispense un homme riche
et couard de venir à la guerre. Quand on vendait les prisonniers de
guerre pour esclaves, les commissaires qui en faisaient la vente, par
son ordonnance vendaient à part leurs habillements et leurs hardes, et
leurs corps à part tous nuds: et se trouvaient plusieurs qui achetaient
leurs vêtements, mais de leurs corps, il n'y avait personne qui en
voulût, pource qu'ils étaient blancs et mols, comme gens qui avaient
été nourris délicatement sous le couvert des maisons, et s'en
moquait-on, comme de corps inutiles, et qui n'étaient bons à rien.
Agesilaus se tenant près de là: «Voilà doncques, dit-il, ce pourquoi
vous combattés,» montrant les hardes: «et ceux-là contre qui,» montrant
les hommes. ayant défait en bataille Tissaphernes au pays de Lydie, et
tué grand nombre de ses gens, il courut les provinces du Roi, lequel
lui envoya de l'or et de l'argent en don, le priant de faire
appointement. Agesilaus lui fit réponse, que quant à traiter
appointement de paix, c'était à faire à la cité de Lacedaemone: et au
demeurant qu'il prenait plus de plaisir à enrichir ses gens, qu'à être
riche lui-même: et que les Grecs réputaient honorable non recevoir des
présents de leurs ennemis, mais leur ôter des dépouilles. Megabates le
fils de Spithridates, qui était beau de visage par excellence,
s'approcha une fois de lui pour l'ambrasser et le baiser, pensant en
être fort aimé: mais Agesilaus détourna sa face, tellement que l'enfant
desista de se présenter plus devant lui, dont il fut marri, et demanda
pourquoi c'était: ses amis lui répondirent, que lui-même en était
cause, ayant eu peur de se laisser baiser à un si bel enfant, et que là
où il n'en aurait plus de crainte, l'enfant y retournerait bien
volontiers. Il demeura un espace de temps à penser en lui-même sans mot
dire, puis leur répondit: «Il n'est point de besoin que vous lui en
parliez: car quant à moi, j'ai plus cher de demeurer supérieur et
vainqueur en telles choses, que de prendre par force la plus forte et
plus puissante ville de mes ennemis, pource qu'il me semble meilleur de
garder sa liberté, que de l'ôter à autrui.» Au demeurant il était en
toutes autres choses bien roide à observer de point en point tout ce
que les lois commandent: mais és affaires de ses amis il disait, que
garder étroitement la rigueur de justice, était une <p 210v>
couverture dont se couvraient ceux qui ne voulaient point faire pour
leurs amis. Auquel propos on treuve encore une petite lettre missive
qu'il écrivait à Idrieus prince de la Carie, pour la délivrance d'un
sien ami: «Si Nicias n'a point failli, délivre-le: s'il a failli,
délivre-le pour l'amour de moi: mais comment que ce soit, délivre-le.»
Tel était doncques Agesilaus en la plupart des affaires de ses amis:
toutefois il échoyait bien des occasions, qu'il regardait plutôt à
l'utilité publique: comme il montra un jour à quelque partement qu'il
fut contraint de faire à la haste et en trouble, tellement qu'il lui
fut force d'abandonner un qu'il aimait étant malade: et comme l'autre
l'appellât par son nom ainsi comme il partait, et le suppliât de ne le
vouloir point abandonner, Agesilaus en se retournant dit, «O qu'il est
malaisé d'aimer et être sage tout ensemble!» Au reste quant à son vivre
et au traitement de son corps, il ne voulait rien avoir davantage ne de
meilleur que ceux qui étaient en sa compagnie. Jamais il ne mangea
jusques à se saouler, ni ne beut jusques à s'enivrer: le dormir ne lui
commanda jamais, n'en usant sinon autant que lui permettaient ses
affaires, et était tellement disposé contre le chaud et contre le
froid, que pour toutes saisons de l'année il n'avait jamais qu'une
sorte d'habillement: ayant sa tente toujours au milieu de ses gens, il
n'avait lit qui fut meilleur que pièce des autres: et soûlait dire,
qu'il fallait que celui qui avait la charge de commander, surmontât les
privés qui étaient sous sa charge, non en mignardise ni délicatesse,
mais en tolérance de labeur et en force de coeur. Comme doncques
quelqu'un demandât en sa présence, «Qu'est-ce que les lois de Lycurgus
ont apporté de bon à la ville de Sparte?» il répondit, «Ne faire compte
des voluptés:» et à un autre qui s'émerveillait de voir la simplicité
grande, tant du vivre que du vêtir de lui et des autres Lacedaemoniens:
«Le fruit que nous recueillons, dit-il, de cette si étroite manière de
vivre, est la liberté.» Un autre l'enhortait de relâcher un petit de
cette roide et austère manière de vivre, quand ce ne serait, dit-il,
que pour l'incertitude de la fortune, et qu'il pourrait venir une
occasion de temps qu'il le faudrait faire ainsi:«Voire-mais je me vais
accoutumant, dit-il, à cela, qu'en nulle mutation de fortune je ne
cherche mutation de vie.» de fait, quand il fut devenu vieil, il ne
laissa pour l'âge la dureté de sa manière de vivre: et pourtant
répondit-il à un qui lui demandait, pourquoi il ne portait point de
saie en une si grande rigueur d'hiver, en l'âge où il était: «A fin que
les jeunes apprennent à en faire autant, ayants pour exemple les plus
vieux de leur pays, et ceux qui leur commandent.» Auquel propos on
treuve que quand il passa avec son armée à travers le pays des
Thasiens, ils lui envoyèrent des rafreschissemens de farines, d'oisons
et autres volailles, de confitures, de patisserie, et de toutes autres
sortes de viandes exquises, et de vins delicieux: il n'en prit que les
farines seulement, et commanda à ceux qui les avaient apportés, qu'ils
les reportassent, comme choses dont ils n'avaient que faire: mais à la
fin comme ils le suppliassent et lui feissent toute l'instance du monde
de les prendre, il leur commanda qu'ils les départissent doncques entre
les Ilots qui étaient leurs esclaves: et comme ils lui en demandassent
la cause, il leur dit, que c'était pource qu'il n'était point
convenable à ceux qui faisaient profession de force virile et de
prouesse, de recevoir ces friandises là: et que ce qui amorce et
alleche les hommes de servile nature, ne doit point aggreer à ceux qui
sont de courage franc et libre. Davantage les Thasiens ayants reçu
beaucoup de bienfaits, et pour ce se sentants grandement tenus à lui,
lui dedièrent des temples, et lui decernèrent des honneurs divins,
comme s'il eût été un Dieu, et lui envoyèrent des ambassadeurs pour lui
faire entendre leur resolution. ayant lu leurs lettres, et entendu les
honneurs qu'ils lui faisaient, il leur demanda si leur pays et leur
communaulté pouvait deïfier les hommes: ils lui répondirent, que oui.
«Or sus doncques, dit-il, commencez à vous mêmes, et si vous vous
pouvez faire Dieux vous mêmes, alors je <p 211r> vous croirai que
vous me le puissiez faire aussi.» Et comme les peuples de l'Asie, qui
sont d'extraction Grecque, eussent ordonné, qu'en toutes leurs
principales cités ils lui feraient eriger des statues, il leur
récrivit, «Je ne veux que l'on face de moi aucune statue ni image, ne
painte, ne moulée, ni taillée.» Et voyant en Asie en la maison de son
hoste, le planché fait de bois quarré, il demanda au maître de la
maison, si les arbres naissaient aussi quarrés en leur pays: l'autre
lui répondit que non, mais qu'ils croissaient ronds. «Et comment,
dit-il, s'ils naissaient quarrés, les feriez-vous ronds?» On lui
demanda une fois jusques où s'étendaient les confins de Lacedaemone: en
branlant une javeline qu'il tenait en la main, il répondit, «Jusques là
où ceci peut arriver.» Un autre lui demandant, pourquoi la ville de
Sparte n'avait point de murailles: en montrant de ses citoyens armés,
il répondit, «Voilà les murailles des Lacedaemoniens.» Et à un autre
qui en demandait autant, il répondit, qu'il ne faut pas que les villes
soient fortifiées de pierres, ni de bois, mais de la prouesse et
vaillance des habitants: et admonestait ordinairement ses familiers de
ne chercher pas à s'enrichir de deniers, mais de vaillance et de vertu:
et quand il voulait que quelque ouvrage fut bientôt parachevé par les
soudards, il commençait lui-même le premier à mettre la main à l'oeuvre
en la vue de tout le monde. Il se vantait de travailler autant qu'homme
qui fut en sa compagnie, et se glorifiait plus de ce, qu'il se savait
commander à soi-même, que d'être Roi. A un autre qui s'émerveillait de
voir un Lacedaemonien boiteux aller à la guerre, et qui disait, «Pour
le moins je demanderais un cheval:» «Ne sais-tu pas, lui répondit-il,
que l'on n'a point affaire de fuyards à la guerre, mais de gents qui
tiennent ferme?» On lui demanda comment il avait acquis si grande
réputation, «En mêprisant la mort,» dit-il. Enquis aussi, pourquoi les
Spartiates combattaient au son des flûtes: «A fin, dit-il, que
marchants en bataille à la cadence et mesure, on connaisse ceux qui
sont vaillants d'avec ceux qui sont couards.» Quelqu'un réputait
heureux le Roi de Perse, de ce qu'il était venu fort jeune à un si
puissant état: «Voire-mais, dit-il, Priam en tel âge ne fut pas
malheureux.» ayant jà conquis la plus grande partie de l'Asie, il
délibéra d'aller faire la guerre à la personne du Roi même pour lui
rompre son long repos, et l'empêcher ailleurs qu'à penser de corrompre
par argent les orateurs et gouverneurs des cités de la Grèce: mais
comme il était en cette délibération, il fut rappelé par les Ephores, à
cause d'une grosse guerre des peuples Grecs, dont la ville de Sparte
était environnée, par le moyen des deniers que le Roi de Perse y avait
envoyés: à l'occasion dequoi il fut contraint de partir de l'Asie,
disant, que un bon prince se doit laisser commander par les lois: et en
partant laissa un très grand regret de son partement aux Grecs
habitants pardelà. Et pource qu'en la monnayé Persienne était empreinte
l'image d'un Archer, il disait, que le Roi de Perse le chassait de
l'Asie avec trent mille archers: Car autant de Dariques d'or avaient
été portés par un Timocrates à Thebes et à Athenes, qui avaient été
distribuez aux harangueurs et gouverneurs de ces deux cités, par qui
elles furent suscitées à commencer la guerre à la ville de Sparte. Si
récrivit aux Ephores une missive de telle teneur: «Agesilaux aux
Ephores, Salut.
Nous avons conquis la plus grand' part de l'Asie, et en avons
dechassé les Barbares, aussi avons nous fait plusieurs armes au pays
d'Ionie: mais puis que vous me commandez de me trouver pardelà à jour
nommé, je vous avise que je suivrai de près cette lettre, ou
paraventure la previendrai: car l'authorité que j'ai de commander, je
ne l'ai pas pour moi, mais pour mon pays, et pour ses alliés. Et lors
un Magistrat commande à la vérité selon droit et justice, quand il
obeït aux lois de son pays, et aux Ephores, ou autres tels magistrats
qui sont en son pays.»
ayant traversé le détroit de l'Hellespont, il entra dedans le
pays de la Thrace, là où il ne demanda jamais passage à aucun Prince ne
ville barbare, ains envoyant <p 211v> devers eux leur faisait
demander, s'ils voulaient qu'il passât comme par pays d'amis, ou comme
par pays d'ennemis: tous les autres Princes et peuples le reçurent
amiablement, et l'accompagnèrent par honneur en passant par leurs
terres: mais ceux que l'on appelle les Trochaliens, ausquels, à ce que
l'on dit, Xerxes même donna des présents pour son passage, lui
demandèrent pour loyer de le laisser passer cents talents d'argent, qui
sont soixante mille écus, et autant de femmes. Agesilaus en se moquant
d'eux, répondit à ceux qui lui portaient cette parole, «Que ne sont-ils
donc venus quant et vous pour les recevoir?» et tira outre: mais les
trouvant en son chemin, il leur donna la bataille, et les défit avec
grande occision de leurs gents, puis passa outre. Autant en manda-il
aux Roi de Macedoine, lequel fit réponse, qu'il s'en conseillerait:
«Qu'il s'en conseille donc, dit-il, tant qu'il voudra: mais cependant
marchons.» Le Roi s'émerveillant de sa hardiesse, et la redoubtant, lui
manda qu'il passât amiablement. Les Thessaliens étaient lors alliés de
leurs ennemis: parquoi en passant il pilla leur pays, et envoya en la
ville de Larissa deux de ses amis, Xenocles et Scytha, pour voir s'ils
la pourraient prattiquer et attirer à faire ligue avec les
Lacedaemoniens, mais ceux de Larisse les arrêtèrent et les reteindrent
prisonniers: donc les autres étant indignés, voulaient à toute force
qu'il y menât son camp tout de ce pas, et allât mettre le siege devant:
mais il leur répondit qu'il aimerait mieux faillir à gagner toute la
Thessalie entièrement, que de perdre l'un de ces deux hommes-là
seulement: ainsi les retira-il par appointement. Entendant qu'il y
avait eu une bataille donnée auprès de Corinthe, en laquelle il était
demeuré bien peu des Lacedaemoniens, mais des Atheniens, des Argiens,
des Corinthiens, et de leurs alliés un bien grand nombre: on ne le voit
oncques faire bonne chère, ni s'élever de joie pour la nouvelle de
cette victoire fit dresser un trophée au dessous du mont qui s'appelle
Narthecium: et lui fut cette victoire autant ou plus agreable que nulle
autre, pource qu'avec si petite troupe de gens de cheval que lui-même
avait mis sus, et qu'il avait dressés, il se trouva avoir défait en
bataille ceux qui de tout temps se vantaient être des meilleurs hommes
d'armes du monde. Là il vint trouver Diphridas l'un des Ephores, étant
envoyé expres de Sparte pour lui commander qu'il eût délibéré d'y
entrer une autre fois avec beaucoup plus grosse puissance, toutefois ne
voulant en aucune chose désobéir aux Seigneurs du conseil de Sparte, il
envoya querir deux enseignes de ceux qui étaient au camp près de
Corinthe, et avec cela entrant dedans le pays de la Boeoce, il donna la
bataille aux Thebains, Atheniens, Argiens, Corinthiens, les deux
Locriens près la ville de Coronée, et la gagna, qui fut la plus
sanglante et plus grande bataille, ainsi que témoigne Xenophon, qui fut
donnée de son temps: mais il est vrai qu'il fut fort blecé en plusieurs
endroits de sa personne: et depuis étant de retour en sa maison, après
tant de victoires, tant de grandeurs et de prosperités, il ne changea
rien qui soit du traitement de sa personne, ni de toute sa manière de
vivre. Voyant qu'aucuns de ses citoyens se glorifiaient et pensaient
être quelque chose de plus que les autres, pour autant qu'ils
nourrissaient et entretenaient des chevaux pour courir aux jeux de
prix, il persuada à sa soeur qui se nommait Cynisca, de monter sur son
chariot, et s'en aller à la fête des jeux Olympiques, pour essayer de
gagner le prix de la course avec les chevaux: voulant par là faire
connaître aux Grecs, que tout cela n'était acte de vertu quelconque,
<p 212r> mais seulement de richesse et de dépense. Il avait
autour de lui Xenophon le philosophe, qu'il aimait et estimait
beaucoup: il le pria d'envoyer querir ses enfants pour les faire
nourrir en Lacedaemone, et y apprendre la plus belle disciple du monde,
de savoir obeïr et commander. Une autre fois lui étant demandé,
pourquoi il estimait les Lacedaemoniens les plus heureuses gents du
monde: «C'est, dit-il, pource qu'ils font profession et exercice, plus
que tous les hommes du monde, d'apprendre à bien commander, et à bien
obeïr.» Après la mort de Lysander, il trouva en la ville de Sparte de
grandes ligues et factions, que Lysander incontinent qu'il fut retourné
de l'Asie, avait dressées et suscitées contre lui: si fut en propos et
en volonté de montrer et faire voir à ceux de Sparte quel citoyen il
avait été. ayant lu une harangue, qui fut trouvée après sa mort entre
ses papiers, laquelle Creon Halicarnassien avait composée, et lui la
devait lire devant le peuple en assemblée de ville, pour introduire de
grandes nouvelletés, et renverser tout l'état et le gouvernement de
Sparte: il la voulut produire en public: mais après que l'un des
Senateurs l'eut lue, et que redoutant la force des raisons et vehemence
d'éloquence qui était en icelle, il lui eût conseillé de ne deterrer
point Lysander, ains plutôt enterrer sa harangue quant et lui, il creut
son conseil et ne bougea rien. Et quant à ceux qui par cette menée lui
étaient adversaires, il ne les harassa point ouvertement, mais il
trouva moyen d'en faire envoyer les uns Capitaines en quelques voyages,
et de faire commettre quelques offices publiques aux autres, esquelle
charges il se portaient tellement qu'ils étaient découverts pour
larrons et méchants: et depuis en étants appelés en justice, au
contraire il leur aidait et les secourait en leurs affaires, tellement
qu'il se les rendait bienveillants et amis, et n'y en demeura à la fin
pas un qui lui fut adversaire. Quelqu'un le pria d'écrire en sa faveur
à ses hostes et amis qu'il avait en Asie, qu'ils lui gardassent son bon
droit: «Mes amis, dit-il, font ce qui est de droit, encore que je ne
leur écrive point.» Un autre lui montrait les murailles de sa ville
fortes à merveilles et magnifiquement bâties, en lui demandant si elles
lui semblaient pas bien belles: «Oui certes pour y loger des femmes,
mais non pas des hommes.» Un Megarien lui magnifiait et haut-louait sa
ville: auquel il répondit, «Jeune homme mon ami, tes propos auraient
besoin d'une grande puissance.» Ceux que les autres hommes avaient en
admiration, il ne montrait pas de les connaître seulement: comme
quelquefois un Callipides excellent joueur de Tragoedies, qui avait
fort grand nom et grande réputation parmi les Grecs, de manière que
toutes sortes de gens en faisaient cas, l'ayant rencontré en son
chemin, il le salua premièrement, puis s'ingéra présomptueusement de se
promener avec d'autres quant et lui, se présentant et se montrant à
lui, en espérance que le Roi commencerait le premier à lui user de
quelque caresse. A la fin voyant qu'il ne commençeait point, lui-même
s'avancea de lui demander: «Comment, Sire Roi, ne me connais-tu point,
et n'as-tu point ouï dire qui je suis?» Agesilaus le regardant au
visage: «Et n'es-tu pas, dit-il, le farceur Dercillidas?» On le convia
un jour à ouïr un qui contrefaisait naivement bien le rossignol: il
n'en voulut rien faire, disant, «j'ai ouï le rossignol lui-même par
plusieurs fois.» Le médecin Menecrates avait été heureux en la cure de
quelques maladies desesperées, au moyen dequoi quelques-uns l'avaient
surnommé Jupiter: et lui par trop arrogamment usurpait ce surnom-là, de
sorte qu'il eut bien la présomption de mettre en la superscription
d'une lettre qu'il lui écrivait, Menecrates le Jupiter au Roi
Agesilaus, Salut. Agesilaus lui récrivit, Agesilaus à Menecrates,
Santé. Et comme Pharnabazus et Conon avec l'armée navale du Roi de
Perse étant sans contredit seigneurs de la marine, pillassent toutes
les côtés de la Laconie, et davantage les murailles de la ville
d'Athenes se rebâtissent de l'argent que Pharnabazus fournissait: les
Seigneurs du conseil de Lacedaemone furent d'avis <p 212v> qu'il
valait mieux faire paix avec le Roi de Perse, et pour cet effet
envoyèrent Antalcidas devers Tiribazus, abandonnants lâchement et
méchamment à ce Roi barbare les Grecs habitants en l'Asie, pour la
liberté desquels Agesilaus lui avait par avant fait la guerre: ainsi
n'eut point Agesilaus de part à cette honte et infamie, pource que
Antalcidas, qui était son ennemi mortel, chercha par tous moyens de
faire cette paix à cause qu'il voyait que la guerre augmentait toujours
l'authorité, l'honneur et le credit d'Agesilaus: lequel toutefois
répondit lors à un qui lui reprochait que les Lacedaemoniens
Medisaient, c'est à dire, favorisaient aux Medois: «Non font, mais ce
sont les Medois qui Laconisent.» On lui demanda quelquefois, laquelle
des deux vertus était la meilleure à son jugement, la force, ou la
justice: «Il répondit que la force ne sert de rien là où regne la
justice: et que si nous étions tous justes et gens de bien, il ne
serait point besoin de la force.» Les peuples Grecs habitants en Asie
avaient accoutumé d'appeler le Roi de Perse, le grand Roi: «pourquoi,
dit-il, est-il plus grand que moi, s'il n'est plus temperant et plus
juste?» Aussi disait-il, que les habitants de l'Asie étaient bons
esclaves, et mauvais hommes libres. étant enquis comment un homme se
pourrait bien faire valoir et acquérir très grande réputation, il
répondit; «En disant tout bien, et faisant encore mieux.» Il soûlait
dire, que le Capitaine doit avoir hardiesse à l'encontre des ennemis,
et amitié envers ses gens. Quelque autre demandait, «Que doivent
apprendre les enfants en leur jeunesse?» Il répondit, «Ce qu'ils
doivent faire quand il sont devenus grands.» Il était Juge en une cause
où le demandeur avait très bien dit, et le défendeur très mal, ne
faisant que répéter à tous propos, «Sire Agesilaus, il faut qu'un Roi
secoure les lois.» Agesilaus lui répondit, «Si quelqu'un t'avait abattu
ta maison, ou que l'on t'eût ôté ta robe, aurais-tu recours au maçon
pour te faire raccoutrer ta maison, ou au coûturier pour te faire
rendre ta robe?» Le Roi de Perse lui écrivit une lettre missive
qu'apporta le gentilhomme Persien qui vint avec Callias pour faire
jurer la paix, et était le sujet de cette lettre, «Que le Roi voulait
particulièrement avoir amitié et fraternité avec lui.» Il ne la voulut
point recevoir, et lui dit: «Tu diras au Roi ton maître de ma part,
qu'il n'est point de besoin qu'il m'écrive des lettres particulières,
pource que s'il était ami en général de Lacedaemone, et montrait aimer
et désirer le bien de la Grèce, que lui aussi réciproquement lui serait
ami de tout son pouvoir: mais s'il se trouvait qu'il usât de male foi,
et attentât aucune chose au prejudice de la Grèce, qu'il lui pourrait
écrire toutes les lettres de monde, que jamais il ne lui serait ami.»
Il aimait fort tendrement ses petits enfants, de sorte qu'il jouait
avec eux parmi la maison, se mettant une canne entre les jambes comme
un cheval: et comme quelqu'un de ses amis l'eût vu et trouvé en cet
état, il le pria de n'en dire jamais rien à personne jusques à ce que
lui-même eût de enfants aussi. Mais en faisant continuellement la
guerre aux Thebains, il y fut fort grièvement blecé en une bataille. Ce
que voyant Antalcidas, lui dit: «Certainement tu reçois bien des
Thebains le salaire que tu mérites, pour leur avoir enseigné malgré eux
à combattre, ce qu'ils ne savaient ni ne voulaient apprendre à faire.»
Car à la vérité l'on dit, que les Thebains devindrent alors plus
belliqueux que jamais ils n'avaient été auparavant, s'étant adressez et
exercités aux armes par les continuelles invasions des Lacedaemoniens:
aussi était-ce la raison pour laquelle l'ancien Lycurgus en ses lois,
que l'on appellait Retres, leur défendait de faire souvent la guerre
contre une même nation, de peur qu'ils ne la contraignissent en ce
faisant d'apprendre à la faire. Si en était Agesilaus hay des alliés
mêmes de Lacedaemone, qui se plaignaient qu'il fallait qu'ils eussent
ordinairement le harnois sur le dos, et que eux qui étaient en bien
plus grand nombre, suivissent les Lacedaemoniens qui n'étaient qu'une
poignée de gens auprès d'eux: parquoi Agesilaus les voulant convaincre,
et leur montrer quel nombre ils étaient, il commanda <p 213r> que
tous les alliés et confederés s'asseissent ensemble pêle-mêle, et les
Lacedaemoniens d'un autre côté à part: puis fit crier par un herault,
que les potiers de terre se levassent les premiers: quand ceux-là
furent levez il fit proclamer les serruriers, et puis après les
charpentiers, et puis les maçons, et ainsi de tous les autres mestiers
les uns après les autres: parquoi tous leurs alliés et confederés
presque se levèrent, mais des Lacedaemoniens nul ne se leva, pource
qu'il leur était défendu d'exercer ni d'apprendre aucun métier
mechanique: ainsi Agesilaus se prenant à rire, «Voyez vous, dit-il, mes
amis, combien plus de soudards nous envoyons à la guerre que vous ne
faites?» Or à la défaite de Leuctres, il y eut plusieurs des
Lacedaemoniens qui fuirent, lesquels tous par les lois et ordonnances
du pays étaient pour tout leur vie infâmes. Toutefois les Ephores
voyants que la ville par ce moyen s'en allait deserte et dépeuplée de
citoyens, en temps mêmement qu'elle avait plus grand besoin de gens de
guerre, que jamais, voulaient trouver moyen de les absoudre de cette
infamie, et néanmoins conserver l'authorité de leurs lois. Parquoi pour
ce faire, ils eleurent Agesilaus pour leur Legislateur, lequel se
tirant en avant devant tout le peuple, dit, «Seigneurs Lacedaemoniens,
je ne voudrais aucunement être autheur ne inventeur de nouvelles lois,
et à celles que vous avés, je ne voudrais ni ajouter, ni ôter, ni
changer aucune chose: parquoi il me semble raisonnable, que d'ici en
avant elles aient leur force, vigueur et authorité accoutumée.» Au
demeurant, il ne laissa pas avec ce peu de gens de fait, qui étaient
demeurés en la ville, de repousser Epaminondas, qui l'alla assaillir
avec un si grand flot et si violente tempeste des Thebains et de leurs
confederés, enorgueillis de la victoire qu'ils avaient obtenue en la
plaine de Leuctres, et les fit retourner sans rien faire: mais en la
bataille de Mantinée, il admonesta et conseilla les Lacedaemoniens de
ne se point soucier des autres Thebains, ains de combattre tous, et
adresser tout leur effort contre Epaminondas seul, disant qu'il n'y
avait que les sages et prudents qui fussent vaillants et seuls cause de
la victoire: et pourtant que s'ils pouvaient abattre celui-là, que
facilement ils viendraient au dessus des autres, pource que ce
n'étaient que fols étourdis et gents de nulle valeur: comme
véritablement il advint. Car étant la victoire jà toute certaine du
côté d'Epaminondas, et les Lacedaemoniens en roupte: ainsi comme il se
retourna pour rappeller les siens, il y eut un Lacedaemonien qui en
fuiant lui donna un coup mortel, duquel étant tombé par terre, les
Lacedaemoniens qui étaient avec Agesilaus se rallièrent, tournèrent
visage et remirent la victoire en balance, parce que les Thebains
diminuèrent beaucoup de leur courage, et les Lacedaemoniens
l'augmentèrent. Au reste, la ville de Sparte ayant nécessité d'argent
pour la guerre, et étant contrainte d'entretenir des soudards étrangers
à sa solde: Agesilaus s'en alla en Aegypte appointé du Roi des
Aegyptiens qui l'avait envoyé querir, mais pource qu'il était ainsi
petitement et simplement vestu, il en vint en mêpris des habitants du
pays: car ils s'attendaient de voir le Roi de Sparte accoutré de sa
personne, et accompagné magnifiquement et superbement comme un Roi de
Perse, tant ils avaient mauvaise opinion des Rois: mais Agesilaus en
peu de temps leur donna bien à connaître, que la majesté et
magnificence des Rois se doit acquérir par bon sens et par vaillance.
Et voyant que ceux qui devaient faire tête et combattre avec lui,
s'effroiaient pour l'eminent péril, à cause de grand nombre des ennemis
qui étaient deux cents mille combattants, et le peu de gens qu'ils
avaient de leur côté, il délibéra devant que de venir au combat, de
leur remettre le coeur par le moyen d'une ruse, dont il ne voulut rien
communiquer à personne, c'est que dedans sa main gauche il écrivit à
l'envers ce mot, Victoire: et prenant le foie de la bête immolée des
mains du devin, le mit dedans sa main senestre, qui était écritte par
dedans, et le tenant longuement, il faisait semblant de penser bien
profondement <p 213v> à quelque doute, et montrait apparence
d'être en perplexité de pensement, jusques à ce que les characteres et
figures des lettres eurent loisir de se prendre et imprimer à la
superfice du foie: et lors il le montra à ceux qui devaient combattre
quant et lui, leur disant et donnant à entendre, que par ces lettres
les Dieux leur promettaient la victoire: et eux cuidants avoir en cela
un certain signe et presage de victoire, prirent hardiment le hazard de
la bataille. Et comme les ennemis tinssent son camp assiegé tout à
l'environ, tant ils étaient en grand nombre, et encore feissent une
tranchée alentour, le Roi Nectanebos, au secours duquel il était là
venu, le priait et sollicitait de faire une saillie sur eux, et de les
combattre avant que la tranchée fut parachevée: Il répondit qu'il
n'empêcherait jamais le dessein des ennemis, qui tendaient à leur
donner moyen d'être égaux pour combattre tant contre tant, et attendit
jusques à ce qu'il ne s'en fallait plus guères que les deux bouts de la
tranchée ne vinssent à s'entrerencontrer: puis dressant sa bataille en
cet intervalle-là, et par ce moyen combattant de front pareil, tant
contre tant, il mit les ennemis en roupte: et avec ce peu de gens qu'il
avait, en fit un bien grand meurtre, et du butin qu'il y gagna, envoya
bonne somme d'argent à Sparte. Mais étant près à s'embarquer pour
partir d'Aegypte et s'en retourner au pays, il mourut, et en mourant
défendit très expressément à ceux qui étaient autour de lui, que l'on
ne fît figure ni image quelconque moulée ne painte de son corps: «Pour
ce, dit-il, que si j'ai fait aucun acte de vertu en ma vie, cela sera
le monument qui perpetuera ma mémoire: sinon, toutes les images et
statues du monde ne le sauraient faire, attendu que ce ne sont
qu'ouvrages d'hommes mechaniques de nulle valeur.» Agesipolis fils de
Cleombrotus, comme quelqu'un contât en sa présence, que Philippus Roi
de Macedoine avait en peu de jours demoly la ville d'Olinthe: «Par les
Dieux, dit-il, en plusieurs fois autant de temps il n'en bâtira pas une
pareille.» Un autre lui disait comme par manière de reproche, que lui,
tout Roi qu'il était, et d'autres de ses citoyens en âge d'hommes
faits, avaient été baillez pour otages, non pas leurs enfants ni leurs
femmes: «Ainsi fallait-il faire par raison, dit-il, car il est juste
que nous mêmes, et non autres, portions la peine de nos fautes.» Et
comme il voulût faire venir des chiens de sa maison, quelqu'un lui dit,
«Voire-mais on ne les laissera pas sortir hors du pays:» «Aussi ne
faisait on pas les homms par ce devant, dit-il, et maintenant on les
laisse bien sortir.» Agesipolis fils de Pausanias comme les Atheniens
lui dissent qu'ils étaient contents de se rapporter au jugement de ceux
de Megare, touchant quelques différents qu'ils avaient ensemble, et
quelques plaintes qu'ils faisaient les uns des autres, leur dit, «C'est
une honte, Seigneurs Atheniens, que ceux qui sont les chefs et ducs de
tous les autres Grecs, entendent moins ce qui est juste, que ne font
les Megariens.» Agis le fils d'Archidamus, comme les Ephores lui
dissent, «Pren les jeunes hommes de cette ville avec toi, et t'en va au
pays de cettui-ci, qui te conduira lui-même jusques dedans le château
de sa ville.» «Et comment est-il raisonnable, Seigneurs Ephores, de
commettre le salut et la vie de tant de vaillants jeunes hommes, à un
qui trahit son pays?» On lui demanda quelle science on exerçait
principalement en la ville de Sparte: «A savoir, dit-il, obeïr et
commander. Aussi disait-il, que les Lacedaemoniens ne demandaient
jamais combien étaient les ennemis, mais où ils étaient.» On lui
défendit de combattre les ennemis à Mantinée, pource qu'ils étaient en
bien plus grand nombre: «Il est forcé, dit-il, que qui veut commander à
beaucoup de gens, en combatte aussi beaucoup.» A un autre qui demandait
combien étaient les Lacedaemoniens: «Ils sont, dit-il, autant qu'il en
faut pour chasser les méchants.» En passant au long des murailles de
Corinthe, les voyant ainsi hautes, bien bâties, et si long étendues:
«Quelles femmes sont-ce, dit-il, qui habitent là dedans?» A un maître
de Rhetorique qui louant son métier disait, «Quand tout est dit, il n'y
a rien si puissant que la parole de l'homme: Quand tu ne parles <p
214r> point, dit-il, tu ne vaux doncques rien.» Les Argiens ayants
été déjà une fois battus, retournaient néanmoins se représenter encore
fort fierement en bataille, et voyant que la plupart de leurs alliés
s'en troublaient de frayeur, il leur dit: «assurez vous mes amis, car
si nous qui les avons déjà battus avons peur, que pensez vous qu'ils
aient eux?» Un Ambassadeur de la ville d'Abdere était venu à Sparte,
qui avait fort longuement parlé, et après qu'il se fut tu, à la fin il
lui demanda, «Sire, quelle réponse veux-tu que je rapporte à nos
citoyens?» «Tu leur diras, dit-il, que je t'ai laissé dire tout ce que
tu as voulu, et tant que tu as voulu, et que je t'ai toujours écouté
sans jamais dire mot.» Quelques uns louaient les Eliens de ce qu'ils
étaient très justes en la solennité des jeux Olympiques: «Et est-ce,
dit-il, chose si grande, ni dont il faille faire tant de cas, si en
cinq années ils gardent un seul jour la justice?» Aucuns lui
rapportaient, que ceux de l'autre maison royale lui portaient envie:
«Ils en auront doncques double peine, dit-il: car leurs propres maux
d'eux-mêmes les fâcheront, et outre encore les biens qui seront et en
moi et aux miens.» Quelqu'un était d'avis, qu'il fallait donner passage
aux ennemis qui se mettaient en fuite: «Voire-mais, dit-il, si nous ne
combattons contre ceux qui s'enfuient par lâcheté, comment combattrons
nous contre ceux qui demeureront par vaillance?» Un autre mettait en
avant le propos d'un moyen pour maintenir la liberté de la Grèce, qui
était bien généreux et magnanime, mais qui était bien malaisé à
executer: Il lui répondit, «étranger mon ami, tes paroles auraient
besoin de grande puissance et grand argent.» Quelque autre lui disait,
que Philippus les engarderait bien de mettre le pied en tout le
demeurant de la Grèce, «Nous nous contenterons, dit-il, ami, de
demeurer en notre pays.» Un autre ambassadeur était venu de la ville de
Perinthe en Lacedaemone, qui avait fait une longue harangue, et à la
fin demanda à Agis quelle réponse il porterait aux Perinthiens: «Tu
leur diras, dit-il, que tu ne cuidas jamais achever de dire, et moi de
me taire.» Il alla une fois tout seul ambassadeur devers Philippus, qui
lui dit, «Comment cela? viens tu seul?» «Oui, dit-il, devers un seul.»
Un des vieux citoyens de la ville de Sparte lui disait un jour, à lui
qui était déjà vieil aussi, Que puis que les ancienes lois et coutumes
s'allaient tous les jours abâtardissant, et que l'on y en introduisait
d'autres qui étaient pires, que tout s'en allait sans dessus dessous:
Il lui répondit en riant, «Les affaires vont donq' bien, s'il est ainsi
que tu dis: car il me souvient qu'étant jeune garçon, j'entendais déjà
dire à mon père, que tout était aussi renversé, et ce qui était dessus,
était venu dessous dés son temps: et disait encore, que son père lui en
avait autant dit du sien.» Et pourtant ne se faut-il pas émerveiller,
si les affaires vont après pis que devant: mais aussi s'ils vont
quelquefois mieux, et quelquefois sont presque tous semblables.
Quelqu'un lui demanda, comment il pourrait demeurer franc et libre pour
toute sa vie: «En mêprisant la mort, dit-il.» Agis le jeune, comme
l'Orateur Demades lui dît, que les espées Laconiques étaient si
courtes, que les triacleurs et charlatants les avallaient à tous coups:
«Et toutefois dit-il, les Lacedaemoniens en assenent bien leurs
ennemis.» Un autre importun et méchant homme lui rompait la tête à
force de demander souvent, «Qui est le plus homme de bien de Sparte?»
«celui, dit-il, qui te ressemble le moins.» Agis le dernier Roi de
Lacedaemone, ayant été surpris en trahison, et condamné par les
Ephores, ainsi qu'on le menait sans forme de justice au lieu pour être
estranglé, aperçut un de ses esclaves qui pleurait: si lui dit, «Cesse
de pleurer pour ma mort, car en mourant ainsi iniquement et méchamment,
je vaux mieux et suis plus homme de bien que ceux qui me font mourir.»
et ayant dit ces paroles, il tendit volontairement son col au laqs de
la corde. Acrotatus voyant que ses père et mère voulaient qu'il leur
tint la main à faire quelque chose qui était contraire à la raison et à
la justice, il leur resista pour un temps: mais quand il voit qu'ils
lui en faisaient trop grande instance, <p 214v> à la fin il leur
dit, «Pendant que j'ai été entre vos mains, je n'ai jamais eu aucune
connaissance ni aucun sentiment de la justice: mais depuis que vous
m'avez donné à la Chose publique et à ses lois, et par ce moyen m'avez
instruit en justice et preud'hommie, comme vous avez peu, je
m'efforcerai de suivre cette instruction-là, et non pas vous: et pource
que je sais bien que vous voulez que je face toutes choses bonnes, et
que celles-là sont très bonnes et à un homme privé, et encore plus à
celui qui est en authorité de magistrat, lesquelles sont justes, je
ferai celles que vous voulés, et refuserai celles que vous me dites.»
Alcamenes fils de Telecrus, comme quelqu'un demandast, par quel moyen
on pourrait bien conserver un Royaume: «En ne faisant, dit-il, point de
compte de gagner.» Un autre lui demandait, pour quelle cause il n'avait
point voulu prendre ni recevoir de dons des Messeniens: «Pour-ce,
dit-il, que si j'en eusse pris, je n'eusse jamais eu paix avec les
lois.» Quelque autre lui dit qu'il s'émerveillait, comment il vivait si
étroitement, vu qu'il avait si bien dequoi: il lui répondit, «C'est
chose honnête, quand on a des biens beaucoup, vivre néanmoins selon la
raison, et non pas selon l'appétit.» Alexandridas fils de Leon, voyant
un qui se tourmentait et desesperait, d'autant qu'il était banni de son
pays: «O mon ami, dit-il, ne te tourmente pas pour être contraint
d'éloigner ton pays, mais bien pour avoir éloigné la justice.» A un
autre qui disait aux Ephores de bons propos, mais plus qu'il n'en
fallait: «étranger mon ami, dit-il, tu dis ce qu'il faut autrement
qu'il ne faut.» Quelque autre lui demandait, pourquoi ils donnaient la
charge de leurs terres à leurs Ilotes, et qu'ils ne les prenaient à
labourer et cultiver eux-mêmes: «Pour ce, dit-il, que nous les avons
acquises, non en les cultivant elles, mais en nous cultivant nous
mêmes.» A un autre qui soutenait, qu'il n'y avait que l'ambition et la
vaine gloire qui perdait les hommes, et que ceux qui s'en pouvaient
défaire, étaient heureux: «Il faudrait doncques confesser suivant ton
dire, que les méchants qui font tort à autrui, seraient bienheureux:
car comment pourrait-on soutenir que un sacrilege ou un voleur, qui
ravit le bien d'autrui, fut convoiteux de vaine gloire?» Il répondit
aussi à quelque autre qui lui demandait pourquoi les Lacedaemoniens
étaient si hardis et si assurés aux périls de la guerre: «Pour ce,
dit-il, que nous apprenons à avoir honte, et non pas peur de notre vie,
comme les autres.» On lui demanda aussi quelquefois, pourquoi c'était
que les Senateurs demeuraient plusieurs jours à juger les causes
criminelles: et qu'encore que l'accusé fut par eux absous, il demeurait
néanmoins toujours en état de criminel: «Ils demeurent, dit-il,
plusieurs jours à decider les causes criminelles, où il est question de
la vie des hommes, pource que ceux qui ont commis erreur en la mort
d'un homme, ne peuvent plus r'habiller leur sentence: et celui qui est
élargi, doit néanmoins toujours demeurer sujet à la loi de l'homicide,
pource que l'on peut toujours de rechef mieux enquérir et mieux juger
de son fait. Anaxander le fils d'Eurycrates répondit à un qui lui
demandait, pourquoi ils n'amassaient point d'argent en public: «De
peur, dit-il, que si on nous en baillait la garde, cela ne fut matière
et moyen de nous corrompre.» Anaxilas aussi dit à un qui s'émerveillait
comment les Ephores ne se levaient point au-devant des Rois, vu que
c'étaient eux qui les mettaient: «C'est, dit-il, pour la même cause
qu'ils ont été creez Ephores, c'est à dire pour contreroller et
syndicquer les Rois.» Androclidas Laconien étant affollé d'une cuisse,
se fit néanmoins enroller au nombre de ceux qui devaient aller à la
guerre: et comme quelques-uns s'y opposassent, d'autant qu'il était
impotent d'une cuisse: «Voire-mais, dit-il, il ne faut pas des gens qui
fuient, mais qui tiennent ferme pour combattre les ennemis.» Antalcidas
se faisant recevoir en la confrairie de la religion de Samothrace,
comme le prêtre lui demandast, quel péché il avait fait le plus grand
en sa vie: «Si j'en auray fait aucun en ma vie, les Dieux, dit-il, le
<p 215r> sauront bien eux-mêmes.» Et à un Athenien, qui appellait
les Lacedaemoniens grossiers et ignorants: «Nous sommes voirement seuls
en toute la Grèce qui n'avons appris de vous rien de mal.» Et en un
autre Athenien aussi, qui lui disait, «Nous vous avons souvent
rechassez de la rivière de Cephisus:» «Mais nous, dit-il, ne vous
rechassasmes jamais de celle d'Evrotas.» A un autre qui lui demandait,
«Comment il faudrait faire pour être très agréable aux hommes:» «Il
faudrait, répondit-il, leur dire toujours chose qui leur plût, et faire
chose qui leur profitât.» Un maître de Rhetorique lui voulait un jour
réciter une harangue qu'il avait composée à la louange d'Hercules: «Et
qui est-ce, dit-il, qui le mêprise?» Et à Agesilaus qui avait été fort
grievement navré en une bataille par les Thebains: «Tu reçois, dit-il,
bien l'escholage et le loyer que tu mérites des Thebains, leur ayant
enseigné malgré eux ce qu'ils ne savaient ni ne voulaient apprendre,
c'est à savoir à combattre:» car par les continuelles expéditions
qu'Agesilaus faisait contre eux, ils étaient devenus vaillants et
belliqueux. lui-même disait que les murailles de Sparte étaient les
jeunes hommes, et ses confins étaient les fers de leurs piques. Et à un
autre qui demandait, pourquoi les Lacedaemoniens combattaient de si
courtes espées: «A fin, dit-il, que nous joignions nos ennemis de plus
près.» Antiochus étant Ephore ouït dire que Philippus avait donné aux
Messeniens leur territoire: «Mais leur a-il aussi, demanda-il, donné
quant et quant les forces de le pouvoir défendre?» Arigeus répondit à
quelques-uns qui louaient hautement des Dames qui n'étaient point leurs
femmes, ains mariées à d'autres: «Par les Dieux, dit-il, on ne doit
jamais tenir propos en vain, et que l'on ne sache bien comment, des
femmes de bien et d'honneur, pource qu'elles ne doivent aucunement être
connues sinon de ceux qui vivent ordinairement avec elles.» Et en
passant une fois par la ville de Selinunte en Sicile, il leut cet
Epitaphe qui était engravé dessus une sepulture,
Après avoir la tyrannie éteinte
De leur pays, par Martiale attainte,
Ceux-ci jadis devant les hautes tours
De Selinunte achevèrent leurs jours:
«Ils méritaient bien, dit-il, de mourir, pour avoir éteint une
tyrannie, si elle brûlait, car ils la devaient laisser toute brûler.»
Ariston oyant quelqu'un qui en devisant louait une sentence que soûlait
dire le Roi Cleomenes, quand on lui demandait, quel était l'office d'un
bon Roi: «Faire du bien à ses amis, disait-il, et du mal à ses
ennemis.» «Et de combien serait-il meilleur, répondit-il, de faire du
bien à ses amis, et de ses ennemis en faire de bons amis?» mais cette
notable sentence est indubitablement de Socrates, et par tous se réfère
à lui. Comme quelqu'un lui demandât combien en nombre étaient les
Lacedaemoniens: «Autant, dit-il, qu'il en faut pour chasser leurs
ennemis.» Un Athenien récitait l'oraison funebre, qu'il avait composée
à la louange de leurs citoyens qui avaient été défaits par les
Lacedaemoniens: «Si les votres ont été si vaillants que tu dis, quels
penses-tu doncques, dit-il, que soient les notres qui les ont défaits?»
Archidamidas répondit à un qui louait Charilaus de ce, qu'il se
montrait humain également à tous: «Et comment, dit-il, mérite d'être
loué celui, qui se montre humain envers les méchants?» Un autre
reprenait Hecateus, le maître de Rhetorique, de ce qu'ayant été convié
à manger avec eux en leurs convives qu'ils appellent, il ne dit jamais
mot tout le long du disner: il lui répondit, «Il semble que tu ignores,
que celui qui sait bien parler, sait aussi le temps quand il faut
parler.» Archidamus fils de Zeuxidamus dit à un qui lui demandait, qui
c'était qui gouvernait la ville de Sparte, «Ce sont les lois, et puis
les magistrats suivant les lois.» Entendant un qui louait grandement un
joueur de cithre, et avait en singulière admiration l'excellence de son
art: «O mon <p 215v> ami, quel loyer d'honneur auront envers toi
les preux et vaillants hommes, puis que tu loues si hautement un joueur
de cithre?» Quelque autre lui recommandait fort un Musicien en lui
disant, «Il est bien bon chantre:» «C'est autant, dit-il, comme bon
potager chez nous.» voulant dire qu'il n'y avait point de différence
entre donner du plaisir par le son de la voix ou des instruments, et
par l'apprêt des viandes ou des potages. Quelqu'un lui promettait de
lui donner du vin qui serait fort bon et souef: «A que faire, dit-il,
cela ne servira qu'à en faire boire davantage, et à devenir moins
homme.» étant au siege devant la ville de Corinthe, il voit de liévres
se lever tout joignant les murailles de la ville: si dit à ses
compagnons, «Nos ennemis nous sont aisés à prendre, puis qu'ils sont si
paresseux, que de laisser gister les liévres jusques dedans les fossez
de leur ville.» Il avait été eleu pour arbitre du consentement de deux
qui avaient procès l'un contre l'autre, lesquels il mena tous deux
dedans le temple de Diane surnommée Chalceoecos, et leur fit promettre
et jurer sur l'autel de la Déesse, qu'ils observeraient tous deux de
point en point ce qui serait par lui jugé. Ce qu'ils promirent, et
jurèrent. «Je juge doncques, dit-il, que vous ne partirez ne l'un ne
l'autre de ce temple, que vous n'aiez premier pacifié vos différents.»
Dionysius le tyran de la Sicile avait envoyé à ses filles des robes: il
ne les voulut pas recevoir disant, «J'aurais peur que quand elles les
auraient vestues, elles ne m'en semblassent plus laides.» Et voyant son
fils encore jeune en une bataille combattre desespereement à l'encontre
des Atheniens, il lui dit, «Ou augmente ta force, ou diminue ton
courage.» Archidamus le fils d'Agesilaus, comme le Roi Philippus après
la bataille qu'il gagna contre les Grecs auprès de Cheronée, lui eût
écrit une missive fort âpre et rigoureuse, il lui récrivit, «Si tu
mesures ton ombre, tu trouveras qu'elle ne sera pas devenue plus grande
depuis que tu as vaincu.» étant un jour enquis, combien de terre
possedaient les Lacedaemoniens, il répondit, «Autant comme ils en
peuvent attaindre avec leurs javelines.» Periander était un médecin
suffisant en son art, et bien estimé entre les plus excellents, mais
qui écrivait de mauvais vers: il lui dit un jour, «Je m'ébahis de toi
Periander, comment tu aimes mieux être appelé mauvais poète, que bon
médecin.» En la guerre que les Lacedaemoniens eurent contre Philippus,
quelques-uns lui conseillaient, qu'il avisât bien à donner la bataille
le plus loin qu'il pourrait de son pays: «Ce n'est pas cela, dit-il, à
quoi il faut aviser, mais bien à ce, comment nous pourrons si bien
combattre, que nous demeurions victorieux.» Il fit aussi réponse à ceux
qui le louaient de ce qu'il avait gagné la bataille contre les
Arcadiens: «Il vaudrait mieux, dit-il, que nous les eussions vaincus de
prudence que de force.» Et environ le temps qu'il entra en armes dedans
le pays d'Arcadie, étant averti que les Eliens envoyaient du secours
aux Arcadiens, il leur écrivit en cette sorte: «Archidamus aux Eliens,
C'est belle chose que le repos.» Et comme les peuples alliés et
confederés en la guerre Peloponesiaque demandassent combien d'argent
suffirait à mener cette guerre, et qu'il taxât combien chacun aurait à
contribuer: «La guerre, dit-il, ne se fait pas à prix certain.» Et
voyant un trait d'engin de batterie, qui lors avait nouvellement été
apporté de la Sicile: «O Hercules, dit-il, la prouesse de l'homme est
perdue.» Et pource que les Grecs ne le voulurent pas croire, ni rompre
les traitez qu'ils avaient faits avec Antigonus et Craterus Macedoniens
pour vivre en leur ancienne liberté, et alléguants que les
Lacedaemoniens leur seraient plus insupportables que les Macedoniens:
«Le mouton, dit-il, jette toujours dehors une même voix, mais l'homme
en change souvent en diverses sortes, jusques à ce qu'il soit parvenu
au dessus de ses desseins.» Astycratidas répondit à quelqu'un qui
disait, après que le Roi Agis eut perdu la bataille contre Antigonus:
«O pauvres Lacedaemoniens, que ferez vous maintenant? Serez vous serfs
des Macedoniens?» «Comment, Antigonus nous pourrait-il défendre <p
216r> de mourir en combattant pour Sparte?» Bias aussi se trouvant
surpris d'une embûche que lui avait dressée Iphicrates capitaine des
Atheniens, comme ses soudards lui demandassent: «Et bien Capitaine,
qu'est-il de faire?» «Que sauriez-vous faire, dit-il, sinon aviser à
vous sauver, et moi à mourir en combattant?» Brasidas trouva une souris
entre des figures sèches qui le mordit, et il la laissa aller, disant à
ceux qui étaient présent: «Voyez comment il n'y a si petit animal que
ne puisse sauver sa vie, pourvu qu'il ait le coeur de se défendre
contre ceux qui l'assaillent.» En une bataille il fut blecé d'un coup
de javelot qui faulsa son bouclier: et lui l'arrachant de son corps, en
tua l'ennemi qui l'en avait blecé. Et à ceux qui lui demandaient,
comment il avait ainsi été blecé: «Par ce, dit-il, que mon bouclier m'a
trahy.» Se partant pour aller à la guerre, il écrivit aux Ephores, «Ce
que vous m'écrivez touchant la guerre, je le ferai, ou j'y mourray.» Et
après qu'il fut mort en délivrant de servitude les Grecs habitants au
pays de Thrace, les ambassadeurs qui furent envoyez de la part du pays,
pour rendre grâce aux Lacedaemoniens, allèrent visiter sa mère
Archileonide: laquelle leur demanda premièrement, si son fils Brasidas
était mort vaillamment: et comme ces ambassadeurs Thraciens le
louassent si hautement, qu'ils disaient qu'il n'avait point laissé son
pareil: «Vous vous abusés, dit-elle, mes amis, car Brasidas était bien
homme de bien, mais il y en a plusieurs en Sparte qui sont encore
meilleurs que lui.» Damonidas avait été colloqué tout au dernier lieu
de la danse par celui qui en était le maître: il ne s'en courrouça
point autrement, ains lui dit: «Tu as bien fait, car tu as trouvé moyen
de rendre cette place honorable, qui par ci-devant était infâme.» Damis
fit réponse aux lettres qui leur avaient été écrites de la part
d'Alexandre le grand, qu'ils eussent à déclarer par leurs suffrages,
Alexandre être Dieu: «Nous concedons à Alexandre de se faire appeler
Dieu s'il veut.» Damindas comme Philippus fut entré à main armée dedans
le Peloponese, et que quelqu'un lui dît, «Les Lacedaemoniens sont en
danger de souffrir beaucoup de maux, s'ils ne treuvent moyen
d'appointer avec lui.» «O demi-femme mon ami, que nous saurait-il faire
souffrir de mal, vu que nous ne faisons compte de la mort?» Dercyllidas
fut envoyé ambassadeur devers le Roi Pyrrus, lors qu'il avait son armée
sur les confins de Sparte. Pyrrus leur fit commandement qu'ils eussent
à recevoir leur Roi Cleonymus qu'ils avaient banni, ou qu'il leur
ferait connaître qu'ils n'étaient point plus vaillants que les autres.
Dercyllidas lui répliqua, «Si tu es un Dieu, nous ne te craignons
point, pource que nous ne t'avons point offensé: mais si tu est homme,
tu n'est point meilleur que nous.» Demaratus devisait un jour avec
Orontes qui parla fort brusquement à lui: quelqu'un qui l'avait ouï,
lui dit puis après, «Orontes s'est montré bien audacieux en ton
endroit:» «Il n'a point failli envers moi, dit-il: car ceux qui
flattent et qui complaisent en tous leurs propos, ce sont ceux qui
portent dommage, non pas ceux qui parlent avec malveillance.» Quelqu'un
lui demandait pour quelle cause à Sparte ils notaient d'infamie ceux
qui en une déconfiture jettaient leurs boucliers, et non pas ceux qui
jettaient ou leurs corps de cuirasses, ou leurs habillements de tête:
«Pour ce, dit-il, que c'est pour eux seuls qu'ils portent ces
armeures-là, mais les boucliers c'est pour toute l'ordonnance de la
bataille.» ayant ouï chanter un chantre, «Il me semble, dit-il, qu'il
ne forâtre pas mal.» Il était en une grande compagnie, où il demeura
bien longuement sans dire un seul mot: à l'occasion dequoi quelqu'un
lui dit, «Est-ce par folie ou par faute de propos que tu gardes un si
grand silence?» «Et comment, dit-il, serait-ce par folie? car un fol ne
se peut jamais taire.» Quelqu'un lui demandait pourquoi il était banni
de Sparte, vu qu'il en était Roi: «C'est, dit-il, pource que les lois y
sont maîtresses.» Un Persien à force de donner lui suborna à la fin une
jeune garse qu'il aimait, et puis s'en moquant lui disait: «j'ai si
bien chassé, qu'à la fin j'ai pris tes amours:» «Non as pas <p
216v> par les Dieux, dit-il, mais bien les as-tu achetez.» Quelque
gentilhomme s'était rebellé contre le Roi de Perse, mais Demaratus
avait tant fait par remontrances envers lui, qu'il lui avait persuadé
de retourner. Le Roi lui fit incontinent mettre la main sur le collet,
et était présent à le faire executer: mais Demaratus l'en divertit en
lui remontrant, «Ce te serait honte, Sire, de n'avoir su le punir de sa
rebellion quand il était ton ennemi, et puis maintenant qu'il est
redevenu ton serviteur et ami, le faire mourir.» Il y avait un boufon
qui plaisantait à la table du Roi, lequel lui donnait souvent des
attaintes et des traits picquants de moquerie, en lui reprochant son
exil: il lui répondit, «étranger mon ami, je ne te combattray point,
car j'ai perdu le rang* de ma vie. * La grâce de la rencontre ne se
peut trouver en François, qui consiste en l'equivoque de ce mot [...],
signifiant armée et rang. Emerepes étant Ephore coupa avec une hachete
deux chordes des neuf que le musicient Phrynis avait en sa lyre,
disant, «Ne viole point la Musique.» Epaenetus soûlait dire, que les
menteurs étaient cause de tous les péchés et des tous les crimes du
monde. Euboïdas oyant quelques-uns qui louaient la femme d'un autre,
les en reprit, disant, que les étrangers qui ne sont pas de la maison,
ne doivent aucunement parler des moeurs d'une Dame. Eudamidas fils
d'Archidamus, et frère d'Agis, ayant vu Xenocrates qui était déjà fort
avant sur son âge en l'Academie étudiant en la Philosophie avec ses
familiers, demanda qui était ce vieillard-là: quelqu'un des assistants
lui répondit, que c'était un sage homme, et du nombre de ceux qui
cherchaient la vertu: «Et quand en usera-il, dit-il, s'il la cherche
encore?» Et ayant ouï un philosophe disputer et discourir sur cette
proposition, Qu'il n'y a bon capitaine que celui seul qui est sage: «Ce
propos là, dit-il, est merveilleux, mais celui qui le dit n'en est pas
croiable, car il n'a pas les aureilles accoutumées au son de la
trompette.» Il alla un jour à l'auditoire pour ouïr Xenocrates
discourant sur une question, mais il y arriva comme il achevait: et
quelqu'un de ceux qui étaient en sa compagnie commença à dire, «Il
s'est tu tout aussi tôt que nous sommes arrivés:» «Il a bien fait,
dit-il, s'il avait achevé de dire ce qu'il voulait dire.» Et comme
l'autre répliquast, «Il serait bon que nous l'ouissions dire une autre
fois:» «Et si nous étions, dit-il, venus visiter un homme qui eût déjà
soupé, le prierions nous qu'il soupât encore une autre fois pour
l'amour de nous?» Quelqu'un lui demanda un jour, pourquoi il voulait
seul demeurer en paix, vu que tous ses citoyens unanimement étaient
d'avis d'entreprendre la guerre contre les Macedoniens: «C'est pour ce,
dit-il, que je ne les veux pas convaincre de mensonge.» Un autre pour
l'animer à cette guerre, lui alléguait les prouesses et beaux faits
d'armes qu'ils avaient autrefois faits contre les Perses: «Il me
semble, dit-il, que tu ignores que c'est autant comme après avoir
vaincu mille moutons, vouloir combattre contre cinquante loups.» Il fut
quelquefois présent à ouïr chanter un Musicien, qui fit fort bien: on
lui demanda ce qu'il lui en semblait: il répondit, «Il me semble que
c'est un grand amuseur de gens à peu de chose.» Et comme un autre louât
hautement la ville d'Athenes devant lui: «Et qui pourrait, dit-il,
assez louer cette ville, que jamais homme n'aima pour y être devenu
meilleur?» Et comme Alexandre le grand eût fait proclamer publiquement
en l'assemblée des jeux Olympiques, que tous bannis peussent retourner
en leurs pays, exceptez les Thebains: «Voilà, dit-il, une proclamation
calamiteuse pour vous, Ô Thebains, mais elle vous est honorable, car
c'est signe qu'Alexandre ne craint que vous seuls en la Grèce.» Un
citoyen de la ville d'Argos disait un jour en sa présence, que les
Lacedaemoniens sortants de leurs pays, et de l'obéissance de leurs
lois, devenaient pires en voyageant par le monde: «mais au contraire,
vous autres Argiens venants en notre ville de Sparte n'en empirez pas,
ains en devenez plus gens de bien.» On lui demanda pour quelle occasion
devant que d'entrer en bataille ils avaient accoutumé de sacrifier aux
Muses: «A fin, dit-il, que nos gestes soient bien et dignement écrits.»
Eurycratidas fils <p 217r> d'Anaxandrides à quelqu'un qui lui
demandait, pourquoi les Ephores jugeaient par chacun jour des
contracts, répondit: «A fin que même entre les ennemis nous apprenions
à nous garder foi l'un à l'autre.» Zeuxidamus répondit aussi à un qui
lui demandait, pourquoi ils ne redigeaient par écrit les statuts et
ordonnances de la prouesse, et qu'ils ne les baillaient écrits à lire à
leurs jeunes gents: «Pour ce, dit-il, que nous voulons qu'ils
s'accoutument aux faits, et non pas aux écritures.» Un Aetolien disait,
que la guerre était meilleure que la paix, à ceux qui se voulaient
montrer gens de bien: «Non pas cela seulement, dit-il, par les Dieux,
mais meilleure est la mort que la vie.» Herondas se trouva d'aventure à
Athenes, quand il y eut un des citoyens qui fut condamné d'oisiveté: et
en entendant le bruit, il pria qu'on lui montrât celui qui avait été
condamné en cause de gentillesse. Thearidas aiguisait la pointe de son
épée, quelqu'un lui demanda si elle était bien aigúe: «Plus aigúe,
dit-il, que n'est une calomnie.» Themisteas, étant devin, predit au Roi
Leonidas la desconfigure qui devait advenir dedans le pas de
Thermopyles, tant de lui que de ceux qui combattaient avec lui:
Leonidas le voulut envoyer à Lacedaemone sous couleur de porter les
nouvelles de ce qui devait advenir, mais à la vérité, de peur qu'il n'y
mourût avec les autres. Il ne le voulut pas faire, ains dit au Roi
Leonidas qui l'y voulait dépêcher: «j'ai été ici envoyé pour combattre,
et non pas pour porter des nouvelles.» Theopompus dit à un qui lui
demandait, «Comment un Roi pourrait bien sûrement conserver son
Royaume:» «En donnant à ses amis liberté de lui dire franchement la
vérité, et en gardant d'oppression ses sujets de toute sa puissance.» A
un étranger qui lui disait qu'en son pays on le surnommait Philolacon,
c'est à dire, aimant les Lacedaemoniens: «Il vaudrait mieux, dit-il,
que l'on te surnommât aimant tes citoyens, qu'aimant les
Lacedaemoniens.» Un autre ambassadeur venu de la ville d'Elide disait
que ses citoyens l'avaient envoyé, pour autant qu'il était seul en leur
ville qui suivait la façon de vivre Laconique. Il lui demanda, «Et
laquelle manière de vivre est la meilleure, la tiene ou celle des
autres?» «C'est la miene,» répondit-il. «Comment doncques est-il
possible, dit-il adonc, qu'une cité se conserve, en laquelle y ayant
grand nombre d'habitants, il n'y en a qu'un seul qui soit homme de
bien?» Quelqu'un disait devant lui, que la ville de Sparte se
maintenait en son entier, pource que les Rois y savaient bien
commander: «Non pas tant, dit-il, que pource que les citoyens y savent
bien obeïr.» Les habitants de la ville de Pyle lui decernèrent en leur
conseil de très grands honneurs: «Il leur récrivit, que le temps avait
accoutumé d'accroître les honneurs modérés, et d'effacer les
immoderez.» Therycion retournant de la ville de Delphes trouva le camp
de Philippus dedans le détroit du Peloponese, où il avait gagné le
passage, auquel est assise la ville de Corinthe: si dit aux
Corinthiens, «Le Peloponese a de mauvais portiers en vous.» Thectamenes
ayant été condamné à mourir par les Ephores, s'en allait riant: et
quelqu'un lui demanda, s'il mêprisait les lois et jugements de Sparte:
«Non pas, dit-il, mais je me réjouis de ce, qu'ils m'ont condamné à
payer une amende que je puis payer, sans l'emprunter d'un autre.»
Hippodamus était en bataille joignant le Roi Archidamus, que le voulait
envoyer avec Agis à Sparte pour là pourvoir aux affaires: mais il ne
voulut pas y aller, ains lui répondit, «Ne mourrai-je pas plus
honorablement ici en combattant vaillamment pour Sparte?» Or avait-il
jà vécu plus de quatre vingts ans, et prit ses armes, et se rangeant à
la main droite du Roi, il y mourut en combattant. Le gouverneur de la
Carie écrivit à Hippocratidas qu'il tenait entre ses mains un
Lacedaemonien: lequel ayant su une trahison, et conspiration qui
s'était machinée à l'encontre de lui, ne lui en avait rien revelé, et
lui demandait quant et quant conseil de ce qu'il en devait faire. Il
lui récrivit, «Si <p 217v> tu lui as par ci-devant fait quelque
grand bien, fais le mourir: si non, chasse le hors de ton pays, attendu
qu'il restive à la vertu.» Il rencontra quelquefois en son chemin un
jeune garçon, après lequel venait un qui l'aimait: le jeune garçon en
eut honte: et lors il lui dit, «Il te faut aller en compagnie de ceux,
avec lesquels quand on te verra, tu n'en changes point de couleur.»
Callicratidas Capitaine général de l'armée de mer, comme des amis de
Lysander le requissent de leur octroyer, qu'ils peussent sans punition
tuer un de leurs ennemis, et qu'ils lui donneraient cinquante talents,
qui sont trente mille écus, combien qu'il eût grandement affaire
d'argent pour nourrir ses mariniers, il ne leur voulut pas néanmoins
permettre. Et comme Cleander, qui était l'un de ses conseillers, lui
dît, «Je les prendrais quant à moi, si j'étais en ta place:» «Et moi
aussi, dit-il, si j'étais en la tiene.» étant allé à Sardis devers
Cyrus le jeune, qui était allié des Lacedaemoniens, pour voir s'il
pourrait tirer de l'argent de lui, pour entretenir ses gens de marine.
La première journée il lui fit dire, qu'il était là venu pour parler à
lui: on lui fit réponse, qu'il était à table: «Et bien, dit-il,
j'attendrai qu'il ait achevé:» et après avoir longuement attendu, quand
il voit qu'il était impossible de parler pour ce jour-là à lui, encore
fut-il trouvé incivil et importun. Le lendemain quand on lui dit qu'il
beuvait encore, et que pour ce jour-là il ne sortirait point dehors: il
s'en retourna en Ephese, dont il était parti, disant, qu'il ne fallait
pas tant avoir soin de recouvrer deniers, comme de ne faire chose qui
fut indigne de Sparte, en maudissant ceux qui s'étaient les premiers si
indignement assubjectis à l'insolence des Barbares, et leur avaient
enseigné d'abuser ainsi superbement et insolentement de leurs
richesses: et jura en présence de ceux qui étaient en la compagnie, que
si tôt qu'il serait de retour à Sparte, il ferait tout ce qu'il lui
serait possible, pour reconcilier les Grecs les uns avec les autres, à
fin qu'ils en fussent plus redoutables aux Barbares, quand ils
n'auraient plus besoin de leurs forces pour s'entrefaire la guerre les
uns aux autres. On lui demanda, quels hommes étaient les Ioniens: «Ce
sont, dit-il, bons esclaves, mais mauvais hommes libres.» Cyrus à la
fin lui ayant envoyé de l'argent pour la soude des gents de guerre, et
d'autre en don pour lui, il prit bien celui de la soude des soudards,
mais l'autre il le renvoya, disant, qu'il n'était point de besoin qu'il
eût amitié particulière avec lui, pource que la commune qu'il avait
avec tous les Lacedaemoniens, était encore avec lui. Un peu devant
qu'il donnât la bataille des Arginuses, son pilote nommé Hermon lui
remontra, qu'il serait bon de s'ôter de là, et faire voile, pource que
les galeres des Atheniens étaient bien en plus grand nombre qu'eux: «Et
puis, dit-il, qu'est-ce que cela? le fuir n'est-il pas infâme et
dommageable à Sparte? Il vaut beaucoup mieux, en demeurant, ou vaincre,
ou mourir.» Devant la bataille ayant fait sacrifice aux Dieux, le devin
lui predit que les signes des entrailles promettaient bien la victoire
à l'exercite, mais la mort au Capitaine: il ne s'en effroia point, ains
dit, «Sparte n'est pas à un homme près: car quand je serai mort, mon
pays n'en sera de rien moindre, mais si je recule maintenant, il en
sera diminué de réputation.» ainsi ayant substitué en son lieu pour
Capitaine Cleander, s'il lui advenait quelque chose, il alla donner la
battaile, en laquelle il mourut en combattant. Cleombrotus fils de
Pausanias comme un étranger debattît avec son père de la vertu, il lui
dit: «Pour le moins mon père a cela devant toi, qu'il a jà engendré un
fils, et tu n'en as encore point.» Cleomenes fils d'Anaxandrides
soûlait dire, qu'Homere était le poète des Lacedaemoniens, pource qu'il
enseigne comme il faut faire la guerre: et Hesiode celui des Ilotes,
pource qu'il écrit de l'agriculture. Il avait fait trêves pour sept
jours avec les Argiens: la troisieme nuit après, ayant observé que les
Argiens s'étaient très bien endormis sur la fiance de ces trêves, il
les alla charger, et en tua les uns, et en prit les autres prisonniers:
et comme <p 218r> on lui reprochast, qu'il avait faulsé la foi
jurée: il répondit, Qu'il n'avait pas juré de garder les trêves la
nuit: au demeurant, que quelque mal que l'on pût faire à ses ennemis,
en quelque sorte que ce fut, cela était par-dessus la justice, et non
sujet à icelle, tant envers les Dieux, qu'envers les hommes. Mais il
advint que pour son parjurement et son crime de foi violée, il fut
frustré de son intention, qui était de cuider surprendre la ville
d'Argos, parce que les femmes allèrent prendre les armes, qui pour
marque de leurs victoires ancienes étaient attachées et pendues en
leurs temples, avec lesquelles elles le repoussèrent des murailles: et
depuis étant devenu furieux et hors du sens, il prit un couteau, et se
fendit lui-même tout le corps, depuis les talons jusques aux parties
nobles, et mourut ainsi en riant. Son devin même le divertissait de
mener son armée devant Argos, pource qu'il disait, que le retour lui en
serait infâme: et quand il fut arrivé devant, il trouva les portes
fermées, et les femmes en armes dessus les murailles: Si lui dit adonc,
«Ne te semble-il pas maintenant que ce département te soit infâme, que
les hommes étant tués, les femmes aient bien eu le coeur de te fermer
les portes?» Et à ceux des Argiens qui l'outragèrent, en l'appellant
fausseur de sa foi et parjure: «Il est, dit-il, bien en vous de médire
de moi, mais il est en moi de vous mesfaire.» Et aux ambassadeurs de
Samos, qui étaient venus devers lui pour lui persuader d'entreprendre
la guerre contre le tyran Polycrates, et pour ce faire usaient de
longues persuasions, il répondit, «Quant à ce que vous avez dit au
commencement, il ne m'en souvient plus, et pour cette cause je n'ai
point entendu le milieu: et quant à ce que vous avez dit à la fin, je
ne le trouve pas bon.» Il y eut de son temps un coursaire qui courut et
pilla toute la côté de la Laconie: il fut pris à la fin: et comme on
lui demanda pourquoi il faisait ces courses-là, «Je n'avais, dit-il,
dequoi nourrir mes gens, et pour ce je suis venu à ceux qui en avaient,
pour en prendre par force, d'autant que je savais bien qu'ils ne m'en
eussent pas donné de gré. Meschanceté, dit-il, abbrege bien chemin.» Il
y avait un homme de néant, que ne faisait jamais que médire de lui:
«Vas-tu, dit-il, ainsi médisant de tout le monde, à fin qu'étants
empêchez à répondre à tes injures et médisances, nous n'ayons pas temps
ne loisir de parler de ta malice?» Et comme l'un de ses citoyens lui
dît, «Il faut qu'un Roi en tout et par tout soit bénin:» «Non pas,
dit-il, jusques à se faire mêpriser.» étant travaillé d'une longue
maladie, et ne sachant que y faire, il se met à la fin entre les mains
des devins, charmeurs et sacrificateurs, ausquels il ne soûlait point
ajouter de foi auparavant: dequoi quelqu'un de ses familiers
s'émerveillant, il lui dit, «Dequoi t'émerveilles-tu, car je ne suis
plus celui que je soûlais être, et n'étant pas le même, aussi ne
trouve-je pas maintenant les choses bonnes que je trouvais alors.» Il y
avait un Rhetoricien maître d'éloquence qui se mit à discourir en sa
présence de la prouesse et vaillance, dequoi il se prit bien fort à
rire: l'autre lui demanda, «Dea Cleomenes pourquoi te ris-tu quand tu
oïs parler de la vaillance, toi-mêmement qui es Roi?» «Pour ce, dit-il,
étranger mon ami, que si une arondelle en parlait comme toi, je ferais
le même que je fais: mais si c'était un Aigle, je me tairais tout coi.»
Les Argiens se vantaient qu'en recombattant de rechef, ils
recouvreraient la perte qu'ils avaient soufferte à la première défaite:
«Je m'ébahirais bien, dit-il, si pour addition d'une syllabe vous
deveniez plus gens de bien maintenant, que vous n'estiez par
ci-devant.» Quelqu'un lui disait outrage, l'appellant dépensier et
voluptueux: «Encore vaut-il mieux, dit-il, être cela, que injuste,
comme toi qui brûles d'avarice, et acquiers des biens par toutes voies
indues?» Quelqu'un lui voulait recommander un Musicien, et de fait le
louait de plusieurs choses, et entre autres disait, que c'était le
meilleur chantre qui fut en toute la Grèce: Cleomenes lui montra du
doigt un qui était auprès de lui, et dit: «Par les Dieux Voilà un mien
cuisinier, qui est des meilleurs potagers du monde.» <p 218v>
Maeander le tyran de Samos, pour la descente des Perses s'enfuyt en la
ville de Sparte, là où il montra à Cleomenes tout l'or et l'argent
qu'il avait apporté quant et lui, et si le pria d'en prendre tant qu'il
lui plairait. Il n'en voulut rien prendre, mais craignant qu'il n'en
donnât à d'autres de la ville, il s'en alla devers les Ephores, et leur
dit, «Il vaudra mieux pour le bien de Sparte que l'on face sortir du
Peloponese mon hoste Samien, de peur qu'il n'induise quelqu'un des
Spartiates à être méchant.» Les Ephores ayants ouï son avertissement,
le bannirent dés le même jour. Quelqu'un lui demanda un jour, pour
quelle cause ayant tant de fois vaincu les Argiens, ils ne les avaient
de tout point exterminez. «Encore ne le ferions-nous, dit-il, jamais:
car nous voulons que nos jeunes gens aient toujours à quoi
s'exerciter.» Et comme quelque autre lui demandast, pourquoi les
Spartiates ne consacraient jamais aux Dieux les armes dont ils avaient
dépouillé leurs ennemis: «Pour ce, dit-il, que ce sont dépouilles de
couards: et les armes que l'on a ôtées à ceux qui les possedaient par
leur lâcheté, il n'est honnête ni de les montrer aux jeunes, ni de les
consacrer aux dieux.» Cleomenes fils de Cleombrotus répondit à un qui
lui donnait des cocqs fort âpres au combat, et lui disait que d'âpreté
ils mouraient sur la place, en combattant pour la victoire: «Donne m'en
doncques de ceux-là qui les tuent, car ils doivent être meilleurs que
ceux-ci.» Labotus à un qui lui faisait de longs discours dit, «A quel
propos me vas-tu usant de si longs prologues pour peu de chose? car
quelle est la chose, telle doit être la parole.» Leotychidas le premier
répondit à un qui lui reprochait, qu'il était variable et muable: «Si
je change, dit-il, c'est pour la diversité des temps, non pas comme
vous qui changez pour votre propre malice et méchanceté.» Il répondit
aussi à un autre qui lui demandait, comment on pourrait mieux conserver
les biens que l'on a présents, «En ne commettant pas tout à un coup à
la fortune.» On lui demanda quelquefois, que c'était que les jeunes
enfants de noble maison devaient apprendre, «Ce qui leur doit profiter,
dit-il, quand ils seront grands.» Et à un autre qui l'enquérait, pour
quelle raison les Spartiates buvaient si peu: «A fin, dit-il, que les
autres ne delibèrent de nous, mais nous des autres.» Leotychidas fils
d'Ariston respndit à un qui lui rapportait, que les enfants de
Demaratus disaient mal de lui: «Par les Dieux, dit-il, je ne m'en
ébahis pas, car il n'y a pièce d'eux qui sût bien dire.» Il se trouva
d'aventure alentour de la clef de la prochaine porte un serpent
entortillé: les devins disaient que cela était un grand montre et grand
prodige: «Cela ne me semble pas montre ni étrange, dit-il, qu'un
serpent soit entortillé alentour d'une clef, mais bien serait-ce un
montre, si une clef était entortillée alentour d'un serpent.» Il y
avait un sacrificateur nommé Philippus, qui recevait les hommes és
cérémonies de la religion d'Orpheus, et était si extremement pauvre,
qu'il mendiait sa vie, et néanmoins allait disant, que ceux qui étaient
reçeus de sa main en ces cérémonies, étaient bienheureux après leur
mort: «Et fol que tu es, dit-il, que ne te laisses-tu doncques vitement
mourir, afin que tu cesses de lamenter ta misere et ta pauvreté?» Leon
fils d'Eucratidas étant enquis, en quelle ville on pourrait habiter
sûrement: «En celle-là, dit-il, dont les habitants ne seraient ne plus
riches ni plus pauvres les uns que les autres: et là où la justice ait
vigueur, l'injustice n'ait point de force.» Voyants les coureurs qui se
preparaient pour courir, à qui gagnerait le prix de la course en la
fête des jeux Olympiques, et qui espiaient tous les moyens comment ils
pourraient, en quelque sorte que ce fut, gagner quelque avantage sur
leurs compagnons quand on les lâcherait. «O combien, dit-il, ces
coureurs étudient plus à la vitesse qu'ils ne font à la justice?» A un
autre qui hors de temps et de lieu devisait de choses non inutiles:
«étranger mon ami, dit-il, tu dis ce qu'il faut, ailleurs qu'il ne
faut.» Leonidas fils d'Anaxandridas et frère de Cleomenes répondit à un
qui lui disait, «Il n'y a différence de toi à nous, sinon d'autant que
tu <p 219r> es Roi:» «Voire-mais si je n'eusse eu quelque chose
de plus que toi, je n'eusse pas été Roi.» Et comme sa femme nommée
Gorgo lui demandast, ainsi qu'il partait pour s'en aller combattre au
pas des Thermopyles contre les Perses, s'il lui voulait point commander
autre chose: «Non, dit-il, sinon que tu te remaries à un homme de bien,
et lui portes de bons enfants.» Et comme les Ephores lui dissent, qu'il
menait bien peu de gens avec lui à ce pas des Thermopyles: «Mais
beaucoup, dit-il, pour cela que nous y allons faire.» Et comme de
rechef ils lui demandassent, s'il avait point en pensement de faire
quelque autre entreprise: «En apparence, dit-il, c'est pour empêcher le
passage des Barbares, mais en effet pour mourir pour le salut des
Grecs.» Quand il fut arrivé au détroit des Thermopyles, il dit à ses
soudards: «On dit que le Barbare est près de nous, il ne nous faut plus
perdre temps: car c'est à cette heure qu'il faut, ou que nous défaisons
les Barbares, ou que nous y mourions tous.» Et comme quelqu'un eût dit,
«Pour la multitude grande des flèches de ces Barbares, nous ne pourrons
pas voir le Soleil:» «Tant mieux, dit-il, nous en combattrons doncques
à l'ombre.» Et à un autre qui disait, «Les voici près de nous:» «Et
nous doncques, dit-il, près d'eux.» Et comme un autre lui dît, «Tu
biens en vien petite troupe, Leonidas, pour te hazarder contre une si
grande multitude:» «Si vous le prenez au nombre, dit-il, toute la Grèce
ensemble n'y fournirait pas, car elle ne ferait qu'une partie de leur
multitude: mais si vous le prenez à la valeur des hommes, ce nombre ci
est suffisant.» Et à un autre qui lui en disait autant, «Mais j'en
améne beaucoup, dit-il, attendu que c'est pour y mourir.» Xerxes lui
écrivit: «Tu peux, en ne t'opiniâtrant point à vouloir combattre contre
les Dieux, et te rangeant de mon côté, te faire monarque de toute la
Grèce.» Il lui fit réponse: «Si tu connaissais en quoi consiste le bien
de la vie humaine, tu ne convoiterais pas ce qui est à autrui: mais
quant à moi, j'aime plus cher mourir pour le salut de la Grèce, que de
commander à tous ceux de ma nation.» Une autre fois Xerxes lui manda:
«Envoye moi tes armes.» Il lui récrivit, «Vien les querir.» Sur le
point qu'il voulait aller charger les ennemis, les mareschaux du camp
lui vindrent protester, qu'il fallait attendre que les autres alliés et
confederés fussent arrivés: «Ne pensez-vous pas, dit-il, que tous ceux
qui ont envie de combattre soient venus: et qu'il n'y a que ceux qui
révérent et craignent leurs Rois qui combattent contre les ennemis?»
cela dit, il dénonça à ses gens qu'ils disnassent, et qu'ils
souperaient en l'autre monde. étant enquis pourquoi les gens de bien
préféraient une mort honorable à une vie honteuse: «Pour ce, dit-il,
qu'ils estiment le mourir commun à la nature, mais le bien mourir
propre à eux.» Il avait envie de sauver les jeunes hommes de sa troupe
qui n'étaient pas mariés: et sachant bien que s'il y allait
ouvertement, ils n'en voudraient rien faire, il leur donna à chacun
d'eux des brevets à porter aux Ephores: et en voulut aussi sauver trois
de ceux qui étaient mariés: mais eux s'en étant aperçus ne voulurent
pas recevoir ces brevets: car l'un dit, «Je t'ai ici suivi pour
combattre, non pas pour porter nouvelles.» Le second dit, «Demourant
ici, je serai plus homme de bien.» Le troisieme répondit, «Je ne serai
pas le dernier, ains le premier de ceux-ci au combat.» Lochagus père de
Polyaenides et de Siron, quand on lui vint dire, que l'un de ses
enfants était mort: «Il y a long temps, répondit-il, que je savais bien
qu'il devait mourir.»
Lycurgus le legislateur voulant réduire ses citoyens de leur
ancienne manière de vivre en une qui fut plus honnête, et les rendre
plus vertueux, car auparavant ils étaient dissolus et par trop délicats
en leurs moeurs: il nourrit deux chiens nés de même père et de même
mère, et en accoutuma l'un à toutes friandises, le tenant en la maison,
et l'autre le menant aux champs l'exercita à la chasse: puis les amena
tous deux en pleine assemblée de ville, où était tout le peuple, et mit
devant eux <p 219v> des friandises, et fit aussi lâcher un
liévre. L'un et l'autre se rua incontinent sur ce à quoi il avait été
nourri: car l'un alla à la soupe, et l'autre prit le liévre: et lors il
leur dit, «Vous voyez citoyens mes amis, comme ces deux chiens étants
nés de mêmes père et mère sont devenus fort différents l'un de l'autre
pour leur diverse education: et combien peut plus à rendre les hommes
vertueux, la nourriture, que non pas la nature.» Les autres disent
plus, que les deux chiens n'étaient pas nés de même père et même mère,
ains que l'un était né de ceux dont on se sert à garder la maison, et
l'autre de ceux dont on use à la chasse: et qu'il exercita celui qui
était de la pire race, à chasser: et celui qui était de la meilleure, à
gourmander seulement: et puis que l'un et l'autre étant couru à ce à
quoi il avait été accoutumé de jeunesse, après leur avait fait voir à
l'oeil, de combien sert la nourriture à prendre de bonnes ou de
mauvaises conditions, il leur dit adonc: «Par là connaissez vous, mes
amis, que rien ne sert la noblesse qui est tant estimée du vulgaire, ni
l'être descendu de la race d'Hercules, si nous ne faisons les oeuvres
par lesquelles il s'est en son vivant rendu le plus illustre et le plus
glorieux homme de monde, apprenants et exerçants toute notre vie choses
honnêtes et vertueuses.» Et ayant fait le département de tout le
territoire, et en ayant donné à chaque citoyen égale portion, l'on dit
que quelque temps après retournant d'un voyage, et voyant les bleds de
naguères moissonnés, et les moulons et tas des gerbes situez de rang
tous égaux et semblables les uns aux autres, il en fut fort joyeux en
son coeur, et dit en riant à ceux qui étaient autour de lui, que tout
le pays de la Laconie lui semblait un heritage de plusieurs frères que
de naguères eussent fait leurs partages ensemble. ayant aussi introduit
abolition de toutes dettes, il fut en volonté de faire encore le
repartement de tous les utensiles et meubles qui étaient és maisons
pour les distribuer également, à celle fin qu'il otât toute imparité et
toute inégalité d'entre ses citoyens: mais voyant que malaisément ils
supporteraient qu'on les leur otât ouvertement, il décria premièrement
toute sorte de monnayé d'or et d'argent, commandant que l'on n'usât que
de celle de fer, et taxa jusques à quelle somme on pouvait avoir tout
son vaillant à l'estimation de cette monnayé-là. Cela fait, il chassa
tout crime et toute injustice hors de Lacedaemone: car on ne pouvait
plus ni dérober, ni ravir par force, ni prendre par corruptions, ni
defrauder en contractant une chose que l'on ne pouvait cacher, qui
n'était point désirable à posseder, dont on ne pouvait user sans péril,
ni amener ens ou emmener hors à sûreté: et quant et quant, par ce même
moyen il bannit de Lacedaemone toute superfluité, pource qu'il n'y
avait plus ni marchand, ni plaideur, ni devin ou diseur de bonne
aventure, ni questeur, ni ingenieur et deviseur de nouveaux bâtiments
qui hantât à Sparte, à cause qu'il n'y laissa sorte quelconque de
monnayé qui pût servir ailleurs, et y donna cours seulement à celle de
fer, qui quant au pois pesait une livre Aeginetique, et de prix ne
valait qu'environ six deniers. Et délibérant de courir sus encore plus
aux délices et du tout retrancher la convoitise des richesses, il
introduisit ce qu'ils appellaient les convives: et à quelques-uns qui
lui demandaient, pour quelle cause il les avait institués, et pourquoi
il avait ainsi divisé ses citoyens en petites tablées avec leurs armes:
«A fin, dit-il, qu'ils soient plus prompts à recevoir les commandemens
de leurs supérieurs, et que si d'aventure il se méne quelque prattique
de nouvelleté parmi eux, la faute en soit entre petit nombre: et outre
ce, à fin qu'il y ait égalité entre-eux en leur manger et en leur
boire: et que ni en leur viande, ni en leur boisson, ni même en leur
coucher ou vêtir, ni en leurs utensiles domestiques, ni en autre chose
quelle qu'elle fut, le riche n'eût aucun avantage sur le pauvre.» Et
par ce moyen ayant rendu la richesse non désirable, attendu qu'il n'y
avait ordre de s'en pouvoir valoir, ni seulement la montrer, il disait
à ses familiers, «O mes amis, la belle chose que c'est de faire
connaître <p 220r> par effet, que Pluton, c'est à dire la
richesse, est à la vérité aveugle, comme il est!» Car il faisait même
prendre garde, qu'ils ne peussent premièrement disner en leurs maisons,
et puis s'en aller tous saouls és salles de leurs convives, remplis
d'autres viandes et d'autres breuvages: car les autres disaient injure
à celui qui ne buvait et ne mangeait pas de bon appétit avec eux, comme
étant homme gourmand ou friand, et qui par délicatesse dedaignait la
commune manière de vivre: mais si d'aventure il se trouvait que
quelqu'un l'eût fait, il en était très bien condamné à l'amende. De là
vint que long temps après le Roi Agis à son retour de voyage de la
guerre, auquel il avait subjugué les Atheniens, voulant souper en son
privé avec sa femme, envoya à la cuisine de son convive demander sa
portion: les mareschaux du camp, superintendants de la guerre, ne la
lui voulurent pas envoyer: et le lendemain la chose étant venue à la
connaissance des Ephores, il en fut par eux condamné à l'amende.
Parquoi les riches de la ville indignés de ces nouvelles ordonnances,
se levèrent à l'encontre de lui, et lui disants outrages lui jetèrent
des pierres, le voulants assommer: mais se voyant ainsi furieusement
poursuivi, il se sauva de vitesse à travers la place, et se jeta en
franchise dedans le temple de Minerve Chalceoecos, avant que les autres
le peussent attaindre, excepté Alcander, lequel ainsi qu'il se cuida
retourner pour voir qui le poursuivait, d'un coup de bâton lui jeta
l'oeil hors de la tête. Mais celui-là depuis, par commune sentence de
toute la ville, lui fut mis entre ses mains pour en faire punition
exemplaire, telle comme bon lui semblerait: toutefois il ne lui fit mal
ne déplaisir quelconque: et qui plus est, ne se plaignit jamais à lui
du tort qu'il lui avait fait: ains l'ayant domestiquement vivant avec
lui, le rendit tel, qu'il ne faisait autre chose que prescher par tout
ses louanges, et la façon de vivre qu'il avait apprise avec lui, se
montrant grand zelateur de la discipline qu'il avait mise sus: mais au
reste pour mémoire de l'accident qui lui était advenu, il fit bâtir
dedans le temple de Minerve une chappelle, qu'il nomma de Minerve
Optiletide, pource que les Doriens de celle marche appellent les yeux
Optiles. On lui demanda quelquefois, pourquoi il n'avait point établi
de lois écrites: «Pour ce, dit-il, que ceux qui sont bien nourris et
instituez en telle discipline qu'il appartient, savent bien juger ce
que le temps requiert.» Et à ceux qui l'interrogeaient pourquoi il
avait ordonné, que l'on fît les couvertures des maisons avec la cognée,
et les portes avec la scie seulement, sans y employer autre outil ni
instrument quelconque: il répondit, «A fin que nos citoyens soient
modérés et non superflus en toutes choses que l'on apporte en la
maison, et qu'ils n'aient rien chez eux de ce qui est tant estimé et
tant requis ailleurs.» De cette accoutumance procéda, comme l'on dit,
que le Roi Leotychides premier de ce nom, soupant en la maison d'un
sien hoste, et considérant le planché de la salle, qui était
somptueusement enrichi, et lambrissé magnifiquement, demanda à son
hoste, si les arbres en leur pays naissaient quarrez. étant aussi
enquis pourquoi il avait défendu, que l'on ne fît souvent la guerre
contre de mêmes ennemis: «De peur, dit-il, qu'étant souvent contraints
par ce moyen de se mettre en défense, ils n'en deviennent à la fin bien
expérimentés à la guerre.» Et pourtant depuis blâma l'on grandement
Agesilaus d'avoir été cause, par ses continuelles expéditions et
invasions en la Boeoce, de rendre les Thebains egaux en armes aux
Lacedaemoniens. Quelque autre lui demanda aussi pourquoi il faisait
exerciter les corps des filles à marier, à courir, à luicter et jeter
la barre, et à lancer le dard: «A fin, dit-il, que l'enracinement des
enfants qui viendraient à être engendrés d'elles, venant à prendre son
pied en des corps robustes et dispos, en germât mieux, et qu'elles en
étant plus fortes et plus robustes en supportassent mieux leurs
enfantemens, et en resistassent plus vigoureusement et plus facilement
aux douleurs de leurs travaux: et outre, que si besoin était, elles
peussent aussi combattre <p 220v> pour la défense d'elles, de
leurs enfants, et de leur pays.» Quelques uns reprenaient la coutume
qu'il avait introduitte, que les filles à certains jours de fêtes
allassent ballants par la ville toutes nues, et lui en demandaient la
cause: «A fin, répondit-il, que faisants les mêmes exercices que font
les hommes, elles n'eussent rien moins qu'eux, ni quant à la force et
santé du corps, ni quant à la vertu et générosité de l'âme, et qu'elles
s'accoutumassent à mêpriser l'opinion du vulgaire.» D'où vint que la
femme de Leonidas nommée Gorgo, ainsi que l'on trouve par écrit,
répondit à quelques Dames étrangères qui lui disaient: «Il n'y a que
vous autres femmes Laconienes qui commandiez à vos marits:» «Aussi n'y
a-il que nous qui portions des hommes.» Il priva aussi et bannit ceux
qui n'étaient point mariés, de la vue des danses où les jeunes filles
dansaient à nud, et qui plus est leur imposa encore note d'infamie, en
les privant notamment de l'honneur et du service que les jeunes étaient
tenus de porter et de faire aux vieux. En quoi faisant, il eut grande
prevoyance à inciter ses citoyens à se marier pour engendrer des
enfants: à l'occasion de quoi il n'y eut oncques personne qui trouvât
mauvais, ne qui blâmât ce qui fut dit à Dercyllidas, combien qu'il fut
au demeurant bon et vaillant capitaine: car lui entrant en quelque
lieu, il y eut un des jeunes hommes qui ne se daigna lever de son siege
par honneur au-devant de lui: «Pour ce, lui dit-il, que tu n'as point
engendré qui se levât au-devant de moi.» Un autre l'enquérait pourquoi
il avait institué que les filles fussent mariées sans dot: «A fin,
dit-il, que ni à faute de dot, il n'y en eût qui demeurassent à marier,
ne qui pour les biens fussent requises, ains qu'en regardant aux moeurs
et conditions de la fille, chacun fît election de la vertu en celle
qu'il voudrait épouser.» et c'est aussi la cause, pour laquelle il
chassa toute sorte de fard et d'embellissement artificiel hors la ville
de Sparte. ayant aussi prefix un certain temps, dedans lequel tant les
filles que les jeunes hommes se pourraient marier, quelqu'un lui
demanda pourquoi il leur avait ainsi prefini le temps: il répondit, «A
fin que ce qu'ils engendreront, soit fort et puissant, comme étant
engendré de personnes entières et toutes faites.» Et à ceux qui
s'esbaïssaient, pourquoi il n'avait pas voulu que le nouveau marié
couchât avec son épousée, ains avait expressément ordonné qu'il fut la
plupart du jour avec ses compagnons, et les nuicts toutes entières, et
qu'il allât voir sa femme à la dérobée, ayant crainte et honte d'être
surpris avec elle: «C'est à fin, dit-il, qu'ils en soient toujours plus
forts et dispos de leurs corps, et qu'en ne jouissant pas du plaisir à
coeur saoul, leur amour en demeure toujours frais, et que leurs enfants
en viennent plus robustes.» Il bannit aussi toutes huiles de senteurs
précieuses, disant que ce n'était que toute corruption et peste du
naturel de l'huile, et l'art de la tainture, comme étant toute
flatterie des sens. Bref il rendit la ville de Sparte inaccessible à
tous ouvriers de joyaux, d'affiquets, et de tous ornements dont on use
pour parer le corps, disant que la corruptele de tels arts avait été
cause de gâter et abâtardir les bons mestiers: et était en ce temps-là
l'honnêteté et la pudicité des Dames si grande, et si éloignée de la
facilité que l'on dit avoir été depuis parmi elles, que l'on tenait
l'adultère pour une chose impossible et incroiable. Auquel propos on
récite d'un fort ancien Spartiate nommé Geradatas, à qui un étranger
demanda quelle punition on faisait souffrir aux adulteres en la ville
de Sparte, pource qu'il voyait que Lycurgus n'en avait fait aucune
ordonnance: et qu'il lui répondit, «Il n'y a point d'adultère parmi
nous:» l'autre lui répliqua, «Voire-mais, s'il y en avait?» il répondit
toujours de même. «Car comment, dit-il, y aurait-il des adulteres à
Sparte, vu que toutes richesses, toutes délices, tous fards, et tous
embellissements exterieurs y sont déprisés et déshonorés? et vu que
honte de mal faire, honnêteté, et révérence, et obéissance envers ses
supérieurs, y ont toute authorité?» Quelqu'un s'avancea un jour de lui
dire, qu'il établît <p 221r> le gouvernement de l'état populaire
à Sparte il lui répondit, «commence toi-même le premier à le mettre en
ta maison.» A un autre qui lui demandait, pourquoi il avait ordonné des
sacrifices si simples et de si peu de valeur en Lacedaemone: «A fin que
nous ne cessions jamais de révérer et honorer les Dieux.» Et ayant
permis à ses citoyens de jouer et exerciter seulement les exercices du
corps, desquels on n'étend point la main, on lui en demanda la raison:
«A fin, dit-il, que nul des notres ne s'accoutume à se lasser ni à se
rendre jamais.» Enquis aussi, pourquoi il avait institué que l'on
changeât souvent de camp, et que l'on ne campât point long temps en un
même lieu: «A fin, dit-il, que l'on face plus de dommage aux ennemis.»
Et à un autre qui demandait, pourquoi il avait défendu d'assaillir des
murailles: «De peur, répondit-il, que un homme de bien ne fut tué par
une femme, ou par un enfant, ou personne semblable.» Quelques Thebains
lui demandaient son avis, touchant le sacrifice et le dueil qu'ils font
à l'honneur de Leucothoé: il leur répondit, «Si vous pensez que ce soit
une Déesse, ne la pleurés point comme une femme: et si vous pensez que
ce soit une femme, ne lui sacrifiez point comme à une Déesse.» A ses
citoyens qui lui demandaient comment ils pourraient repousser les
invasions de leurs ennemis, «Si vous demeurés pauvres, et que l'un ne
convoite point d'avoir plus que l'autre.» Et de rechef comme ils lui
demandassent, pourquoi il ne voulait point que leur ville fut murée: il
leur répondit, que la ville n'était pas sans muraille, qui était
environnée de vaillants hommes, et non pas de brique. Les Spartiates
aussi étaient curieux de bien accoutrer leurs cheveux, remémorants un
certain propos de Lycurgus touchant cela, qui soûlait dire, que les
cheveux rendaient ceux qui sont beaux, encore plus beaux, et ceux qui
sont laids, hydeux et épouventables. Il leur commanda aussi qu'en leurs
guerres, quand ils auraient vaincu et rompu leurs ennemis, qu'ils les
chassassent jusques à assurer leur victoire toute certaine, et puis
qu'ils se retirassent tout court, disant que cela n'était acte ni de
gentil coeur, ni de nation généreuse comme la Grecque, de tuer ceux qui
leur quittaient la place: et cela encore leur était utile, pource que
ceux qui savaient leur coutume, qui était de mettre à mort ceux qui
s'opiniâtraient à leur faire tête, et laissaient aller ceux qui
fuyaient devant eux, trouvaient le fuir plus utile que l'attendre.
Quelqu'un lui demandait, pour quelle cause il leur avait défendu de
dépouiller les corps de leurs ennemis morts: «De peur, dit-il, que
s'amusants la tête basse à recueillir ces dépouilles, ils ne se
souciassent point de combattre cependant, ains qu'ils entendissent
seulement à garder leur pauvreté et leur rang.» Le tyran de Sicile
Dionysius avait envoyé deux robes de femme à Lysander, à fin qu'il en
choisît laquelle il aimerait mieux pour porter à sa fille: il dit,
qu'elle-même saurait mieux choisir celle qui lui serait plus à propos,
et les emporta toutes deux. cettui Lysander fut homme fort ruzé et
grand trompeur, qui conduisait la plupart de ses affaires par finesses
et par ruses, estimant qu'il n'y eût point d'autre justice que
l'utilité, ni autre honnêteté que le profit: confessant bien que la
vérité était meilleure que la fausseté, mais que la dignité et le prix
de l'une et de l'autre se devait mesurer et terminer à la commodité. Et
à ceux qui le reprenaient et blâmaient de ce qu'il conduisait ainsi la
plupart de ses entreprises par tromperies et par fallace, et non pas
par vive force, qui était chose indigne de la magnanimité d'Hercules,
il répondait en riant, que «là où il ne pouvait advenir avec la peau de
lion, il y fallait coudre un peu de celle du regnard.» Et comme
d'autres l'accusassent grandement de ce qu'il avait faulsé et violé ses
serments qu'il avait faits en la ville de Milet: «Il faut, dit-il,
tromper les enfants avec des osselets, et les hommes avec des
jurements.» ayant défait les Atheniens par surprise en bataille navale,
à l'endroit qui se nommait le fleuve de la chèvre, et depuis les ayant
pressez de famine si étroitement qu'il les contraignit de rendre leur
ville à sa merci, <p 221v> il écrivit aux Ephores, «Athenes est
prise.» Les Lacedaemoniens eurent de son temps quelque différent avec
les Argiens touchant leurs confins, et semblait que ceux d'Argos
alléguassent de meilleures raisons pour eux: Il desgains son épée et
leur dit, «Ceux qui seront les plus forts avec cette-ci, seront ceux
qui plaideront le mieux pour leurs confins.» Et voyant que les
Boeotiens balanceaient, n'étant pas bien resolus ne certains de quel
côté ils se devaient ranger, en passant à travers leurs pays, il leur
envoya demander lequel ils aimaient mieux, qu'il passât parmi leurs
terres à piques dressées, ou à piques baissées. En une assemblée des
états de la Grèce, il y eut un Megarien qui parla bravement et
audacieusement à lui: il lui dit, «Tes propos mon ami, auraient besoin
d'une cité.» voulant dire, qu'il était d'une trop petite et faible
ville pour parler si hardiment. Les Corinthiens s'étaient rebellez
contre eux, et lui avait amené son armée tout contre les murailles, que
les Lacedaemoniens assaillaient assez froidement: mais à l'instant il
se leva un liévre de dedans, qui traversa le fossé, et adonc il leur
dit,«N'avez vous point de honte Spartiates de douter de tels ennemis,
qui sont se paresseux que les liévres dorment dedans l'enceinte de
leurs murailles?» étant allé à l'oracle de Samothrace pour en avoir
réponse, le prêtre lui dit, qu'il lui confessât ce qu'il avait fait de
plus méchant cas en toute sa vie: Il lui demanda, si c'était lui ou les
Dieux qui lui commandassent de ce faire: le prêtre lui répondit, que
c'étaient les Dieux qui lui commandaient: «Retire toi doncques un peu
arrière, et je le dirai aux Dieux, s'ils le me demandent.» Un Persien
lui demandait, quelle sorte de gouvernement il prisait le plus: «Celle,
dit-il, qui ordonne aux lâches et aux vaillants tel loyer comme il leur
appartient.» Un autre lui disait, que par tout il le louait, et le
défendait en toutes compagnies: «J'ai, dit-il, deux boeufs en ma
mestairie qui ne parlent point ni l'un ni l'autre: mais je ne laisse
pas de savoir pourtant lequel besogne bien, et lequel ne fait rien qui
vaille.» A un autre qui lui disait plusieurs paroles injurieuses, «Vomy
hardiment, étranger mon ami, vomy hardiment et souvent, ne t'y épargne
pas, pour voir si tu pourrais vider ton âme des maux et méchancetez
dont elle est pleine.» Depuis étant venu à mourir, il sourdit quelque
différent entre les alliés de Lacedaemone touchant quelques affaires:
et pour en savoir la vérité, Agesilaus alla en la maison de Lysander
visiter les papiers qui en faisaient mention, là où entre autres il
trouva une harangue, par laquelle il suadait à ceux de Sparte, d'ôter
la Royauté aux familles des Euryprotides et des Agides, et la remettre
librement à l'election des citoyens, pour elire de toute la ville ceux
qui se seraient trouveés les plus gens de bien, afin que l'on ne fut
plus obligé d'elire quelqu'un de la race d'Hercules, ains que ce fut un
loyer que l'on pût deferer à celui qui en vertu ressemblerait plus à
Hercules, attendu mêmement que c'était par le moyen d'icelle, que l'on
lui avait attribué honneurs tels qu'aux Dieux. Agesilaus fut entre-deux
de publier cette oraison-là, pour faire connaître à ceux de Sparte que
Lysander avait été autre que l'on ne l'estimait: et quant et quant
aussi pour mettre en soupçon ceux qui étaient demeurés de ses amis:
mais l'on dit que Cratidas, qui était lors le premier des Ephores,
craignant que si cette harangue venait à être lue et publiée, elle ne
persuadât ce qu'elle pretendait, retint Agesilaus, et le garda de ce
faire, lui disant qu'il ne fallait point deterrer Lysander, mais plutôt
enterrer quant et lui son oraison, tant elle était ingenieusement et
artificiellement composée pour persuader. Il y avait des gentils-hommes
de la ville qui durant sa vie avaient poursuivi ses filles en mariage,
et puis après sa mort, quand on trouva qu'il était demeuré pauvre, s'en
étaient desdits: les Ephores les condamnèrent en grosses amendes,
pource qu'ils lui avaient fait la cour pendant qu'ils l'avaient estimé
riche, et puis quand ils l'avaient trouvé juste et homme de bien par sa
pauvreté, ils n'en avaient plus tenu compte. Namertes étant envoyé
<p 222r> ambassadeur quelque part, il y eut un de ceux où il
était envoyé qui lui dit, qu'il le tenait et réputait pour homme
bienheureux, d'autant qu'il avait beaucoup d'amis: il lui demanda, s'il
savait bien la preuve, à laquelle on connaissait si l'on avait beaucoup
d'amis: l'autre lui dit que non, mais qu'il le priait de la lui
enseigner: «C'est, dit-il, adversité.» Nicander répondit à quelqu'un
qui lui rapportait que les Argiens médisaient de lui: «Aussi en
sont-ils châtiés et punis de médire des gens de bien.» Et à celui qui
l'interrogeait, pourquoi les Lacedaemoniens portaient longs cheveux, et
laissaient croître leurs barbes: «Pour ce, dit-il, que c'est le plus
beau parement que saurait porter l'homme, et qui coûte le moins, et si
lui est propre.» Un Athenien lui dit quelquefois en devisant ensembles,
«Vous autres Lacedaemoniens Nicander, aimez trop l'oisiveté:» «Tu dis
la vérité, répondit-il, mais nous ne travaillons pas à chose de néant
comme vous.» Panthoïdas étant envoyé ambassadeur en Asie, ceux du pays
lui montraient par singularité une ville fermée de fortes et hautes
murailles: «Par les Dieux, dit-il, mes amis, c'est un beau serrail à
tenir des femmes.» En l'école de l'Academie des philosophes devisaient
et discouraient de plusieurs beaux et bons propos, et après avoir
achevé lui demandèrent, «Et bien Seigneur Panthoïdas, que vous
semble-il de ces discours-là? «Que m'en saurait-il sembler, dit-il,
autre chose, sinon qu'ils sont beaux et bons, mais au demeurant
inutiles, pource que vous n'en faites rien Pausanias le fils de
Cleombrotus répondit aux habitants de l'Île de Delos, qui querellaient
et plaidaient de la proprieté de l'île, à l'encontre des Atheniens,
alléguans, que par une ancienne loi, de tout temps observée en leur
pays, ni les femmes n'enfantent dedans l'île, ni les morts n'y sont
ensevelis: «Comment doncques est-elle votre pays, si pièce de vous n'y
nasquit oncques, ne n'y fut jamais enseveli?» Les bannis d'Athenes le
sollicitaient de mener son armée contre les Atheniens: et pour plus
l'irriter à ce faire, lui disaient qu'il n'y avait eu que les Atheniens
seuls qui l'eussent sifflé, lors qu'il fut déclaré vainqueur en la fête
des jeux Olympiques. «Or que pensez vous, dit-il, qu'ils feront quand
nous leur aurons fait mal, puis qu'ils nous ont sifflez quand nous leur
avons fait du bien?» Un autre lui demanda pourquoi ils avaient fait le
poète Tyrtaeus leur citoyen: «A fin, dit-il, qu'il ne fut point trouvé,
qu'un étranger eût jamais été notre capitaine.» Il y avait un fort
débile et fluet de corps, qui néanmoins mettait en avant qu'il fallait
faire la guerre aux ennemis, et les combattre par mer et par terre:
«Veux-tu point, dit-il, te dépouiller, afin que l'assistance voie, quel
étant, tu nous conseilles de combattre?» Quelques uns s'émerveillaient
en voyant les dépouilles des corps barbares, après qu'ils avaient été
tués, de la somptuosité et grande valeur d'iceux: «Il eût été meilleur,
dit-il, que eux eussent beaucoup valu, que non pas leurs habillements.»
Après la victoire que les Grecs gagnèrent contre les Perses devant la
ville de Platée, il commanda que l'on le servît du souper que les
Perses avaient fait apprêter pour eux, lequel étant plantureux et
somptueux à merveilles: «Par les Dieux, dit-il, il faut bien dire que
les Perses sont bien gourmands, vu qu'ayant tant de vivres, ils
venaient encore pour nous manger notre gros pain.» Pausanias fils de
Plistonax à un qui l'interrogeait, pourquoi il n'était pas loisible en
leur pays de remuer aucune des lois ancienes: «C'est, dit-il, pource
qu'il faut que les lois soient maîtresses des hommes, et non pas les
hommes maîtres des lois.» Et comme étant en la ville de Tegée fugitif
de Sparte, il louât les Lacedaemoniens: quelqu'un des assistants lui
dit, «Pour quoi doncques n'es-tu demeuré à Sparte, puis qu'ils sont si
gens de bien? et pourquoi t'en es-tu fui?» «Pour ce dit-il, que les
médecins n'ont pas accoutumé de se tenir là où les hommes sont sains,
mais là où ils sont malades.» Quelqu'un lui demanda, «Comment pourrons
nous venir à bout de défaire ces Thraciens?» «Si nous choisissons le
plus vaillant homme pour notre capitaine.» Un médecin le regardait
<p 222v> et considérait, et après l'avoir bien regardé lui dit,
«Tu n'as point de mal:» «C'est, dit-il, pource que je n'use point de
toi.» Ses amis le reprenaient de ce qu'il disait mal d'un médecin,
duquel il n'avait jamais fait preuve aucune, et n'en avait jamais reçu
déplaisir: «Si j'en avais fait preuve, dit-il, je ne serais pas ores
vivant.» Et comme le médecin lui dît, «Tu es devenue vieil:» «Oui,
dit-il, pource que je ne me suis pas servi de toi pour médecin.» Il
soûlait aussi dire, Que le meilleur médecin était celui, qui ne
laissait point pourrir ses patiens, ains les mettait bientôt en terre.
Paedaretus répondit à l'un de ses compagnons qui lui disait, «Nos
ennemis sont en grand nombre:» «Nous en acquerrons tant plus d'honneur,
car nous en tuerons davantage.» Voyant un qui de sa nature etait lâche
et couard, mais qui au demeurant était loué de ses citoyens, d'autant
qu'il était homme modeste: «Il ne faut, dit-il, louer ni les hommes
pour être semblables aux femmes, ni les femmes pour ressembler aux
hommes, si d'aventure la femme par quelque occasion n'y est
contrainte.» ayant failli à être reçu au conseil des trois cents, qui
était le degré le plus honorable de toute la Chose publique, il se
partit de l'assemblée tout riant et tout gai. Les Ephores le
renvoyèrent querir, et lui demandèrent pourquoi il riait: «Pour ce,
dit-il, que je m'éjouis avec notre ville, de ce qu'elle a trois cents
hommes plus gens de bien que moi.» Plistarchus fils de Leonidas
répondit à un qui l'enquérait, pourquoi ils n'avaient pris la
denomination de leur famille du nom de leurs premiers Rois, ains des
derniers: «Pour ce, dit-il, que ces premiers-là ont mieux aimé être
chefs, que Rois: mais leurs successeurs, non.» Il y avait un advocat
qui en plaidant ne cessait jamais de dire quelques gaudisseries, et
quelques traits de risée. «Mon ami, lui dit-il, tu ne te donneras
garde, qu'en voulant ainsi faire rire les autres à tout propos, tu te
trouveras ridicule et moqué toi-même, ne plus ne moins que ceux qui
luictent souvent, deviennent à la fin bons lutteurs.» On lui rapporta
un jour que un certain médisant qui détractait de tout le monde, disait
bien de lui: «Je m'en ébahi, dit-il, si ce n'est que quelqu'un lui ait
rapporté que je sois mort: car quant à lui, il ne sut oncques dire bien
de personne vivante.» Plistonax fils de Pausanias, comme un certain
Orateur Athenien appellât les Lacedaemoniens ignorans: «Tu dis vrai,
lui répondit-il, car nous sommes seuls entre tous les Grecs, qui
n'avons rien appris de mal de vous.» Polydorus fils d'Alcamenes dit à
un qui ordinairement ne faisait que menasser les ennemis, «Ne
t'aperçois tu pas que tu consumes la plupart de ta vengeance en ces
menasses?» Il menait une fois l'armée de Lacedaemone contre la ville de
Messene: quelqu'un lui demanda s'il aurait bien le coeur de faire la
guerre à leurs frères: «Non, dit-il, mais je vais en la terre qui n'a
pas encore été partagée aux lots.» Les Argiens après la déconfiture de
leurs trois cents hommes, qui combattirent contre autres tant de
Lacedaemoniens, furent encore tous défaits en bataille rangée: au moyen
de quoi les alliés et confederés sollicitaient Polydorus de ne laisser
pas échapper une si belle occasion, ains d'aller tout de ce pas donner
l'assaut à la muraille de leur ville et la prendre, ce qui lui serait
lors très facile, attendu que les hommes avaient été tués, et n'y était
demeuré que les femmes dedans. Il leur répondit, «Il m'est tourné à
grande gloire d'avoir vaincu et défait en bataille mes ennemis, en
combattant de pair à pair: mais étant venu combattre seulement pour nos
confins, et puis convoiter de prendre encore et gagner leur ville, je
ne trouve pas que ce soit chose juste: car je suis venu pour recouvrer
ce qu'ils occupaient de notre terre, non pas pour leur ôter et saisir
leur ville.» étant enquis pourquoi les Lacedaemoniens s'exposaient
ainsi hardiment aux périls de la guerre: «Pour ce, dit-il, qu'ils ont
appris à avoir honte, et non pas crainte de leurs supérieurs.»
Polycratidas ayant été envoyé avec d'autres en ambassade devers les
Lieutenants du Roi de Perse, comme eux leur demandassent s'ils venaient
de leur propre mouvement, ou s'ils étaient envoyez du public: «Si nous
obtenons ce que nous demandons, <p 223r> dit-il: c'est de la part
du public que nous venons, si non, c'est de notre propre mouvement.»
Phoebidas un peu devant la bataille Leuctrique, comme quelques-uns
dissent, «Ce jour ici montrera qui sera homme de bien:» «C'est
doncques, dit-il, un jour qui vaut beaucoup, s'il a la puissance de
montrer qui est homme de bien, ou non.» Sous, à ce que l'on dit, étant
un jour assiegé fort à détroit par les Clitoriens, en un lieu âpre où
il n'y avait point d'eau, leur fit offre de leur rendre toutes les
terres qu'il avait conquises sur eux, moyennant qu'il bÛt lui et toute
sa compagnie en une fonteine qui était assez près de là. Les Clitoriens
le lui accordèrent, et fut l'appointement ainsi juré entre eux. Si fit
donc assembler ses gents, et leur déclara s'il y avait aucun d'eux qui
se voulût abstenir de boire, qu'il lui céderait et donnerait sa
Royauté: il n'y eut pas un en toute la troupe qui s'en pût garder, tant
ils étaient pressez de la soif, ains burent tous à bon esciant, excepté
lui, qui descendant tout le dernier, ne fit autre chose que seulement
se rafraîchir et arroser un petit par dehors en présence des ennemis
mêmes, sans boire une seule goutte: au moyen dequoi il ne voulut point
rendre les terres depuis, comme il avait promis, alléguant qu'ils
n'avaient pas tout bu. Telecrus répondit à quelqu'un qui se plaignait à
lui de ce que son père médisait toujours de lui, «S'il n'en fallait
médire, il ne le ferait pas.» Son frère aussi se mécontentait de ce que
les citoyens ne se deportaient pas en son endroit comme ils faisaient
envers lui, combien qu'ils fussent nés de même père et de même mère,
ains le traitaient plus iniquement: «C'est, dit-il, pource que tu ne
sais pas comporter un tort comme je fais.» étant enquis pourquoi la
coutume était en leur pays, que les jeunes se lavassent de leurs sieges
au-devant des vieux: «C'est, dit il, à fin qu'en faisant cet honneur à
ceux qui ne leur appartiennent point, ils apprennent à en honorer
davantage leurs peres et meres.» A un autre qui lui demandait, combien
il avait de biens: «Je n'en ai, dit-il, pas plus qu'il m'en faut.»
Charillus enquis, pourquoi Lycurgus leur avait fait si peu de lois:
«Pour ce, dit-il, qu'il ne faut pas beaucoup de lois à ceux qui ne
parlent guères.» Un autre lui demandait, pourquoi ils faisaient sortir
les filles en public à visage découvert, et les femmes voilées: «Pour
ce, dit-il, qu'il faut que les filles trouvent mari, et que les femmes
gardent celui qu'elles ont.» Un des Ilotes se portant quelquefois par
trop audacieusement envers lui, il lui dit, «Si je n'étais courroucé,
je te tuerais tout à cette heure.» On lui demanda quelle sorte de
gouvernement il estimait la meilleure: «Celle, dit-il, où plusieurs
s'entremettants des affaires de la Chose publique, sans querelle ne
sédition, font à l'envi à qui sera plus vertueux.» A un autre qui
l'interrogeait, pourquoi l'on faisait à Sparte les images de tous les
Dieux armées: «A fin, dit-il, que ce que l'on reproche aux hommes
couards ne leur puisse convénir, et que les jeunes hommes ne fassent
jamais prière aux Dieux sans leurs armes.» Les Samiens avaient envoyé
des Ambassadeurs à Sparte, lesquels furent un peu longs en leurs
harangues: après qu'ils eurent achevé de dire, les Seigneurs Spartiates
leur répondirent, «Nous avons oublié le commencement, et n'avons pas
entendu la fin, pource que nous avons oublié le commencement.» Ceux de
Thebes leur contredisaient bravement en quelque dispute: Ils leur
répondirent, «Il faut que vous ayez ou moins de coeur, ou plus de
puissance.» On demanda quelquefois à un Laconien, pourquoi il laissait
croître sa barbe si fort longue: «à fin, dit-il, que voyant mon poil
blanc, je ne face rien indigne de cette blancheur chenue.» Un autre
entendait que l'on louait des hommes comme de très vaillants
combattants: «Devant Troie la grande,» dit-il. Un autre oyant dire
qu'en quelques villes on contraignait les hommes de boire après qu'ils
avaient soupé: «Les contraint-on point aussi, dit-il, de manger?» Le
poète Pindare en l'un de ses Cantiques appelle la ville d'Athenes, le
soutenement de la Grèce: «Elle tombera doncques bientôt, dit un
Laconien, si elle est soutenue d'un tel pillier.» Un autre <p
223v> regardait un tableau paint, où il y avait des Atheniens qui
tuaient des Lacedaemoniens: et comme quelqu'un des assistants eût dit,
«Ils sont vaillants hommes ces Atheniens ici:» «Oui, dit-il, en
painture.» Quelqu'un semblait prendre plaisir et ajouter foi à des
injures que l'on disait calomnieusement et faussement contre un
Laconien: Il lui dit, «Cesse de prêter tes oreilles contre moi.» Un
autre que l'on punissait, allait criant, «Hélas si j'ai failli, ce a
été malgré moi:» un Laconien lui répondit, «Aussi est-ce malgré toi que
l'on te punit.» Un autre voyant des hommes qui s'en allaient aux champs
assis dedans des coches: «J'à Dieu ne plaise, dit-il, que je me seie
jamais en siege, dont je ne me puisse lever au-devant d'un plus âgé que
moi.» Quelques passants de la ville de Chios étant venus voir la ville
de Sparte s'enivrèrent très bien: et après souper étant allez voir
l'auditoire des Ephores, rendirent leurs gorges dedans, et qui plus
est, firent leurs affaires sur les chaires mêmes où se seaient les
Ephores. Le lendemain les Spartiates firent du commencement une extreme
diligence d'enquérir qui l'avait fait, pour savoir si c'étaient point
quelques-uns de la ville: mais quand ils entendirent que c'étaient ces
passants de Chios, ils firent alors proclamer à son de trompe, qu'ils
permettaient à ceux de Chios d'être vilains. Un autre Laconien voyant
que l'on vendait au double les amendes sèches: «Comment, dit-il, y a-il
ici faute de pierres?» Un autre ayant plumé un rossignol, et l'ayant
trouvé fort menu de corps: «Certainement, dit-il, tu es une voix, et
non autre chose.» Un autre Laconien regardant Diogenes le philosophe
Cynique au coeur d'hiver, qu'il gelait à pierres fendant, ambrassant
tout nud une statue de bronze, lui demanda s'il avait pas grand froid:
l'autre lui dit, que non: «quelle grande merveille fais-tu donc?» Un
Laconien reprochait quelquefois à un natif de la ville de Metaponte,
qu'ils étaient lâches et couards comme femmes: «Si est-ce, dit le
Metapontois, que nous tenons beaucoup de terres d'autrui:» «Comment,
lui répliqua le Laconien, vous n'êtes doncq pas couards seulement, mais
injustes aussi.» Un passant étant venu à Sparte pour voir la ville, se
tenait debout sur un pied bien longuement, et disait à un Laconien, «Tu
ne te saurais ainsi tenir debout sur un pied aussi longuement que moi:»
«Non pas moi, dit-il, mais il n'y a oison qui n'en fît autant.»
Quelqu'un se glorifiait d'être bon Rhetoricien, pour faire accroire ce
qu'il voulait: «Par les Dieux jumeaux, dit-il, il ne fut jamais art ni
ne sera aussi, qui ne soit conjointe avec vérité.» Un Argien se vantait
qu'il y avait en leur ville beaucoup de sepultures des Lacedaemoniens.
«Au contraire, répondit le Laconien, nous n'en avons chez nous pas une
des Argiens.» voulant dire que les Lacedaemoniens étaient par plusieurs
fois entrés à main armée dedans le pays d'Argos, et les Argiens jamais
en celui de Sparte. Un Laconien ayant été pris prisonnier de guerre,
ainsi qu'on le vendait à l'encan, le crieur dit à haute voix, «A vendre
un Laconien:» il lui mit la main au-devant de la bouche, lui disant:
«Crie, un prisonnier.» Quelqu'un des soudards qui était à la soude de
Lysimachus, comme Lysimachus lui demandast, «Es-tu point un des Ilotes
de Lacedaemone?» «Et penses-tu, répondit il, qu'un Laconien daignât
venir à la soude de quatre oboles par jour?» Après que les Thebains
eurent défait les Lacedaemoniens en la journée de Leuctres, ils
entrèrent dedans le pays de Lacedaemone jusques à la rivière même
d'Evrotas: et quelqu'un d'entre eux se glorifiant commença à dire, «Où
sont-ils maintenant ces braves Laconiens, où sont-ils» un Laconien lui
répondit, «Ils n'y sont pas, car s'ils y fussent, vous ne seriez pas
venus jusques ici.» Lors que les Atheniens rendirent leur ville propre
à la discrétion des Lacedaemoniens, ils requirent qu'au moins on leur
laissât l'Île de Samos: et les Laconiens leur répondirent, «Lors que
vous n'êtes pas à vous mêmes, vous demandez à avoir les autres:» dont
est venu le proverbe commun, duquel on use par la Grèce,
celui, qui n'est à soi, demande
<p 224r> Que de Samos l'Île on lui rende.
Les Lacedaemoniens prirent quelquefois une ville d'assault à vive
force: quoi entendu, les Ephores dirent: «Voilà l'exercice de nos
jeunes gens perdu, ils n'auront plus d'adversaires désormais, contre
lesquels ils s'exercitent.» Un de leurs Rois leur envoya promettre
qu'il ruinerait de fond en comble, s'ils voulaient, une autre certaine
ville, qui par plusieurs fois avait donné beaucoup d'affaires à ceux de
Lacedaemone: Ils ne le voulurent pas permettre, ains lui mandèrent:
«N'ôte pas la queue qui aiguise les coeurs de nos jeunes gens.» Ils ne
voulurent jamais qu'il y eût des maîtres qui enseignassent aux jeunes
gens à luicter: «A fin, disaient-ils, que ce soit une jalousie, non
d'artifice, mais de force et de vertu parmi eux.» Et pourtant quand on
demanda à Lysander, comment Charon l'avait terrassé et vaincu à la
lutte: «A force de ruse et d'artifice,» dit-il. Philippus Roi de
Macedoine, avant que d'entrer en leur pays leur écrivit, lequel ils
aimaient le mieux, qu'il y entrât comme ami, ou comme ennemi: ils lui
répondirent, «Ne l'un, ne l'autre.» ayants envoyé un ambassadeur devers
Demetrius le fils d'Antigonus, et étant advertis qu'il l'avait appelé
Roi en parlant à lui, ils le condamnèrent en l'amende à son retour,
encore qu'il leur apportât en don de lui, en temps d'extreme famine,
une mine de bled pour chaque tête de leur ville. Il advint à un méchant
homme de mettre en avant un très bon conseil: ils approuvèrent bien son
avis, mais ils ne le voulurent pas recevoir comme venant de sa bouche,
ains le firent proposer par un autre homme de bonne vie. Deux frères
avaient querelle et debattaient ensemble: les Ephores condamnèrent leur
père à l'amende, de ce qu'il endurait que ses enfants eussent querelle
ensemble. Un musicien étranger passant par là fut aussi par eux
condamné en une amende, pource qu'il touchait les chordes de sa cithre
avec les doigts. Deux garçons se battaient l'un contre l'autre: l'un
d'eux donna à son compagnon un coup mortel d'une faucille: et comme il
était bien près de rendre l'esprit, ses autres compagnons lui
promettaient qu'ils vengeraient sa mort, et qu'ils feraient mourir
celui qui l'avait ainsi blessé: «Non faites, leur dit-il, je vous en
prie au nom des Dieux, pource qu'il n'est pas juste: car je lui en
eusse autant fait si j'eusse frappé le premier, et que j'eusse été
gentil compagnon.» Un autre jeune enfant, étant la saison, en laquelle
il était permis aux jeunes garçons libres de dérober tout ce qu'ils
pouvaient, mais était réputé à chose bien infâme et laide d'être
surpris sur le fait: ses compagnons ayants dérobbé un petit regnardeau
vif, le lui baillèrent à garder: ceux qui l'avaient perdu, vindrent
pour le chercher, et lui l'avait caché dessous sa robe: la bête
s'irrita, et lui rongea le côté jusques aux intestins: ce qu'il endura
patiemment sans se bouger, de peur qu'il ne fut découvert: mais après
que les autres s'en furent allés, et que ses compagnons vîrent
l'outrage que le regnardeau lui avait fait, ils l'en tancèrent,
disants, qu'il valait beaucoup mieux produire et montrer le regnardeau,
que de la cacher ainsi jusques à la mort: «Non faisait, dit-il, car il
valait mieux mourir en toutes les douleurs du monde, que d'être
découvert par lâcheté de coeur, pour sauver honteusement sa vie.»
Quelques uns rencontrèrent sur le chemin par les champs des Laconiens,
ausquels ils dirent, «Vous êtes bienheureux d'être arrivés à cette
heure, car les voleurs ne font que de partir d'ici:» «Par le Dieu Mars,
répondirent-ils, nous ne sommes point plus heureux pour cela: mais bien
eux, de n'être point tombés en nos mains.» On demanda quelquefois à un
Laconien, ce qu'il savait faire: il répondit, «être libre.» Un jeune
enfant Spartiate ayant été pris prisonnier par le Roi Antigonus, et
vendu parmi les autres, obéissait à celui qui l'avait acheté en toutes
chosses qu'il estimait être convenables à un homme libre: mais quand il
lui commanda de lui apporter le pot à pisser, il ne le peut endurer,
ains dit, «Je ne te servirai point de cela:» et comme son maître l'en
pressast, il s'en alla monter sur la couverture du logis, en <p
224v> disant, «Tu sentiras ce que tu avais acheté:» et se jetant du
haut en bas, il se tua. Un autre que l'on vendait, comme celui qui
l'achetait lui dît, «Seras-tu homme de bien si je t'achete?» «Oui,
dit-il, encore que tu ne m'achetes point.» Un autre que l'on vendait,
comme le crieur proclamast, à vendre l'esclave: «Malheureux que tu es,
dit-il, diras-tu, le prisonnier?» Un Laconien avait sur sa rondelle
pour son enseigne une mouche painte, non point plus grande que le
naturel, et quelques-uns s'en moquants de lui, disaient qu'il avait
pris cette enseigne-là, à fin de n'être point connu: «Mais au
contraire, dit-il, c'est à fin d'être mieux remarqué: car je m'approche
si près des ennemis, qu'ils peuvent bien voir combien ma marque est
grande.» Un autre, comme on lui eût présenté à la fin d'un banquet une
lyre pour en sonner, selon la coutume de toute la Grèce: «Les
Laconiens, dit-il, n'ont point appris de forâtrer.» On demanda
quelquefois à un Spartiate, si le chemin pour aller à Sparte était bien
seur: il répondit, «Selon que l'on y va: car ceux qui y viennent comme
lions, y sont mal traités: mais les liévres, nous les gardons à l'ombre
sous la fueillée.» En une prise de lutte, un Laconien étant saisi au
collet, faisait en vain tout ce qu'il pouvait pour s'en despestrer, car
l'autre le tirait en terre: le Laconien se sentant plus faible de
reins, et tout prêt à donner du nez en terre, mordit bien étroit le
bras de celui qui le pressait: l'autre se prit à crier, «Hó Laconien tu
mords comme les femmes:» «Non fais, dit-il, mais comme les lions.» Un
Laconien boiteux allait à la guerre, dont quelques-uns se moquaient:
mais il leur dit, «Il ne faut point de gens qui fuient à la guerre,
mais qui tiennent bon, et gardent bien leur rang.» Un autre étant blecé
d'un coup de flèche à travers le corps, sur le point qu'il rendait son
âme, «Il ne me fâche point de mourir, dit-il, mais bien de ce que je
meurs par la main d'un archer efféminé, avant que d'avoir rien fait de
ma main.» Un autre arrivant en une hostellerie pour loger, bailla à
l'hostellier une pièce de chair pour accoutrer à souper: l'hostellier
lui demanda encore du formage et de l'huile: «A quel propos, dit-il: si
j'avais du formage, je n'aurais que faire d'autre viande.» Un autre
entendant louer et réputer grandement heureux le marchand nommé Lampis,
natif de la ville d'Aegine, pource qu'il était fort riche, et avait
plusieurs grands vaisseaux sur la mer: «Je ne fais point compte,
dit-il, d'une telle félicité, qui est attachée à des cordes.» Un autre
répondit à quelqu'un qui lui disait, «Tu mens Laconien:» «Nous sommes
libres aussi, dit-il: les autres, s'ils faillent à dire vérité, sont
bien châtiés.» Un autre se travaillait à faire tenir un corps mort
debout sur ses pieds: mais il n'y avait ordre: et voyant qu'il n'en
pouvait venir à bout, «Par Jupiter, dit-il, il faut qu'il y ait quelque
chose dedans.» Tynnichus Laconien, son fils lui ayant été tué à la
guerre, supporta sa mort vertueusement, et en fut fait un tel Epigramme:
On rapporta, Thrasybulus, ton corps
Dants ton pavois étant l'âme dehors,
Que ceux d'Argos en avaient dechassee
Avec sept coups de mortelle faussée,
Tous par devant: Et ton père constant
Vieillard nommé Tynnichus, le mettant
Dedants le feu, plein de sang, le visage
Tout sec, usa de ce mâle langage:
C'est des couards qu'il faut pleurer la mort,
Non pas de toi, mon enfant, qui es mort
Comme mon fils, en vrai homme de bien,
Et comme vrai Lacedaemonien.
Le maître des étuves où Alcibiades s'étuvait et lavait, lui versait
dessus beaucoup d'eau plus qu'aux autres: et comme il demandast, «Que
veut dire cela?» un Laconien <p 225r> qui là était, lui dit, «Il
voit bien que tu n'es pas net, mais bien ord et sale, Voilà pourquoi il
te donne plus d'eau.» Quand Philippus de Macedoine entra à main armée
dedans la Laconie, on pensait que tous les Lacedaemoniens fussent
perdus, et y eut quelque Grec qui dit à l'un des Spartiates: «O pauvres
Laconiens, que ferez vous maintenant?» «Que ferions nous, dit le
Laconien, autre chose, que mourir vaillamment? car nous sommes seuls
entre les Grecs qui avons appris de demeurer libres, et ne servir
jamais à personne.» Après la défaite du Roi Agis, Antipater leur
demandait pour otages cinquante enfants. Eteocles qui lors était l'un
des Ephores lui répondit, qu'il ne lui baillerait point d'enfants, de
peur qu'ils ne devinssent malconditionnés, pour n'avoir pas été nourris
en la discipline de leur pays, sans laquelle ils ne seraient pas même
citoyens, mais qu'il lui baillerait des femmes ou des vieillards s'il
voulait deux fois autant: et comme il les menassât qu'il leur ferait du
pis qu'il pourrait, ils répondirent tous unaniment, «Si tu nous
commandes choses plus grièves que la mort, nous en mourrons tant plus
facilement.» Un vieillard désirant voir l'ébattement des jeux
Olympiques, ne pouvait trouver place à s'asseoir, et passant par devant
beaucoup de lieux, on se gaudissait et se moquait de lui, sans que
personne le voulût recevoir, jusques à ce qu'il arriva à l'endroit où
étaient les Lacedaemoniens assis, là où tous les enfants, et beaucoup
des hommes, se levèrent au-devant de lui, et lui cedèrent leur place.
Toute l'assemblée des Grecs remarqua bien cette honnête façon de faire,
et avec battements de mains déclarèrent qu'ils la louaient grandement:
adonc le pauvre vieillard
Croulant sa tête et sa barbe chenue,
en plorant: «Hé Dieux, dit-il, que de maux. On voit bien que tous les
Grecs entendent bien ce qui est honnête, mais il n'y a que les
Lacedaemoniens seuls qui le fassent.» Aucuns écrivent que le même
advint à Athenes à la fête et solennité que l'on appelle Panathenaées,
là où ceux d'Attique firent honte à un pauvre vieillad qu'ils avaient
eux-mêmes appelé, comme pour lui donner place, et puis quand il fut
venu, ils ne lui en baillèrent point, ains se moquèrent de lui: mais
après que ayant passé par devant presque tous les autres, il fut arrivé
à l'endroit où étaient assis les ambassadeurs de Lacedaemone, ils se
levèrent tous de leurs sieges au-devant de lui, et lui donnèrent place
entre-eux. Le peuple ayant pris grand plaisir à leur voir faire cet
acte, leur applaudit des mains bien clairement, avec grande
demontration de l'avoir fort approuvé: et adonc quelqu'un des
Spartiates qui là étaient, «Par les Dieux jumeaux, les Atheniens,
dit-il, entendent bien de qui est bon et honnête, mais ils ne le font
pas.» Un belistre demanda quelquefois l'aumosne à un Laconien, qui lui
dit, «Voire-mais si je la te donne, tu mendieras encore plus: et le
premier qui la te donna, a été cause de cette vilaine vie que tu menes
maintenant, t'ayant rendu paresseux et truand.» Un autre voyant un
questeur qui allait questant pour les Dieux comme il disait: «Je n'ai,
dit-il, que faire de Dieux qui soient plus pauvres que moi.» Un
Laconien ayant surpris un adultère avec une laide femme: «Malheureux,
dit-il, qui te contraignoit?» Un autre ayant ouï un Orateur qui tirait
de longues traînées de paroles: «Par les Dieux jumeaux, dit-il, Voilà
un vaillant homme, il tourne-vire bien sa langue sans aucun propos.» Un
qui passait par Lacedaemone, y remarqua entre autres choses le grand
honneur que y portaient les jeunes aux vieux, et dit, «Il n'y a que
Sparte où il soit expédient de vieillir.» On demanda quelquefois à un
Spartiate, quel poète était Tyrtaeus: «Bon, dit-il, pour aguiser les
courages des jeunes gens.» Un autre ayant grand mal aux yeux s'en alla
à la guerre: et comme les autres lui dissent, «Où veux-tu aller en
l'état que tu es? que penses-tu faire?» «Quand je ne ferai autre chose,
dit-il, pour le moins je reboucherai d'autant l'épée de l'ennemi.»
Buris et Spertis deux Lacedaemoniens se partirent volontairement du
pays, et s'en allèrent <p 225v> devers Xerxes le Roi de Perse,
s'offrir à endurer la peine que les Lacedaemoniens avaient méritée par
sentence de l'oracle des Dieux, pour avoir occis les heraults que le
Roi leur avait envoyés: et étant arrivés devers lui, lui dirent, qu'il
les fît mourir de telle sorte de supplice que bon lui semblerait en
acquit des Lacedaemoniens. Le Roi émerveillé de leur vertu, non
seulement leur pardonna la faute, mais encore les pria de demeurer avec
lui, leur promettant de leur faire bon traitement. «Et comment,
dirent-ils, pourrions nous vivre ici, en abandonnant notre pays, nos
lois, et de tels hommes, que pour mourir pour eux nous avons
volontairement entrepris un si lointain voyage?» Et comme l'un des
Capitaines de Roi, nommé Indarnes, les en priât davantage, en leur
disant qu'ils seraient en même degré de credit et d'honneur qu'étaient
les plus favorisés et les plus avancés auprès du Roi: ils lui dirent,
«Il nous semble que tu ne sais pas que c'est de liberté: car qui sait
bien que c'est, s'il a bon jugement, ne l'échangerait pas avec le
Royaume de Perse.» Un Laconien allant par pays arriva en un lieu où il
avait un hoste ancien, qui le premier jour se détourna de lui, pour ne
le loger point, d'autant qu'il n'avait point de lits en sa maison, mais
le lendemain en ayant loué ou emprunté, il le reçut magnifiquement: le
Laconien monta dessus ces lits, et les foula aux pieds en disant, «Ces
méchants lits furent cause hier, que je n'ai pas eu seulement de la
natte à coucher et dormir la nuit passée.» Un autre étant arrivé en la
ville d'Athenes, et là ayant vu que les uns des citoyens allaient par
la ville criants des poissons sallés à vendre, les autres de la chair,
les autres tenaient les gabelles, les autres faisaient métier de tenir
des bordeaux, et de exercer plusieurs autres choses vilaines et
déshonnêtes, et de n'estimer rien sale ni laid, quand il fut de retour
en son pays, et que ses citoyens lui demandèrent, comment se portait
tout à Athenes: «Le mieux du monde, dit-il en se moquant, tout y est
honnête.» voulant leur donner à entendre, que tous moyens de gagner
étaient tenus pour honnêtes à Athenes, et rien vilain ni déshonnête. Un
autre étant interrogé de quelque chose, répondit, «Non:» et comme celui
qui l'avait interrogé lui dît, «Tu mens:» le Laconien lui répliqua,
«Vois-tu donc, comme tu es un fol, de me demander ce que tu sais bien?»
Quelques Laconiens furent une fois envoyés ambassadeurs devers le tyran
Lygdamis, lequel remettait de jour à autre, et reculait à leur donner
audience: et à la fin on leur dit, qu'il se trouvait un peu maldisposé:
les ambassadeurs dirent à celui qui leur faisait ce rapport, «dites
lui, de par les Dieux, que nous ne sommes pas venus pour luicter, mais
pour parler seulement avec lui.» Quelque sacrificateur recevait un
Laconien és cérémonies de quelque religion: et avant que de l'y
recevoir lui demandait, Quel péché il avait sur sa conscience le plus
grief qu'il eût jamais commis: «Les Dieux le savent bien,» répondit le
Laconien. Et comme le sacrificateur le pressât de plus en plus, en lui
protestant qu'il était force qu'il le dît: le Laconien lui demanda, «A
qui faut-il que je le dise, à toi, ou à Dieu?» «A Dieu,» dit l'autre.
«Retire toi doncques arrière de moi,» dit le Laconien. Un autre passant
de nuit à travers un cimetiere, pensa voir quelque fantasme d'esprit
devant lui: il court droit-là, comme pour l'enserrer avec sa javeline,
et en poussant dit, «Où me fuis-tu âme que je ferai mourir deux fois?»
Un autre avait voué qu'il se jetterait du haut de la roche de Leucade
en la mer: il y monta, et s'en retourna après qu'il eut vu la grande
hauteur: et comme on le lui reprochast, «Je ne savais, dit-il, pas, que
ce voeu-là avait besoin d'un autre plus grand voeu.» Un autre en la
bataille ayant déjà haulsé l'épée pour donner le coup de la mort à son
ennemi qu'il tenait sous lui, quand il oit la trompette qui sonnait la
retraite, ne ramena point son coup: et comme quelque autre lui
demandast, pourquoi il n'avait tué l'ennemi qu'il avait entre ses
mains: «Pource qu'il vaut mieux obéir à son Capitaine, que de tuer son
ennemi.» Un Laconien ayant été vaincu à la lutte en <p 226r> la
fête des Jeux Olympiques, quelqu'un lui cria, O Laconien, ton
adversaire était meilleur que toi: «Meilleur non, dit-il: mais mieux
terrassant, Oui.» Quand ils entraient és salles de leurs convives, la
coutume était que le plus vieil de la chambrée montrait la porte à
chacun des autres, et leur disait, «Il ne sort pas une seule parole par
cette porte.» La plus exquise viande qu'ils eussent, était un potage
lié qu'ils appellaient le brouet noir, tellement que quand il y en
avait, les vieillards ne mangeaient point de chair, ains la laissaient
toute aux jeunes gens. Et dit-on que Dionysius le tyran de la Sicile,
pour cette cause acheta un cuisinier de Lacedaemone, et lui commanda de
lui apprêter de ce brouet sans y rien épargner: mais quand il en eut un
peu tâté, il le trouva si mauvais, qu'il rejeta tout ce qu'il en avait
pris: et le cuisinier lui dit, «O Sire, pour trouver bon ce brouet il
se faut premièrement être exercité à la Laconique tout nud, et bien
baigné dedans la rivière d'Evrotas.» Après avoir sobrement bu et mangé
en ces convives, ils se retiraient en leurs maisons, sans torche ni
lumière, car il ne leur était pas permis d'aller ni là ni ailleurs la
nuit avec de la lumière: à fin qu'ils s'accoutumassent à cheminer
assurément, sans rien craindre, par tout, la nuit, et en tenebres, sans
aucune clarté. Des lettres ils en apprenaient pour la nécessité
seulement, et au demeurant bannissaient de leur pays toutes autres
sciences aussi bien que tous hommes étrangers: et au reste toute leur
étude était d'apprendre à bien obeïr à leurs supérieurs, endurer
patiemment tous travaux, et vaincre en combattant ou mourir sur la
place. Ils demeuraient tout le long de l'année avec une simple robe
seulement, sans saies par dessous, sales et crasseux ordinairement,
comme ceux qui ne s'étuvaient ni ne s'oignaient presque jamais, sinon
bien peu souvent. Les jeunes garçons et jeunes hommes dormaient
ensemble par bandes et par troupes sur des paillasses qu'ils amassaient
eux-mêmes, rompants avec les mains, sans aucun ferrement, les cimes des
cannes et rouseaux qui croissaient au long des rives de la rivière
d'Evrotas, et l'hiver ils mêlaient parmi de la bourre d'une espèce de
chardons qu'ils appellaient Lycophanes, pource que l'on estime que
cette matière-là ait en soi je ne sais quoi qui échauffe. Il leur était
permis d'aimer les enfants de bonne et gentille nature, mais abuser de
leurs personnes était tenu pour chose très infâme, comme de gents qui
en aimaient le corps, et non pas l'âme: de sorte que qui en était
accusé, en demeurait noté d'infamie pour toute sa vie. La coutume était
que les vieux demandaient aux jeunes quand ils les rencontraient, où
ils allaient, et quoi faire, et les tançaient s'ils faillaient à
répondre, ou s'ils allaient bâtissant des excuses: et qui ne tançait
celui qui commettait quelque faute en sa présence, était sujet à la
même répréhension que celui qui avait failli: même celui qui se
courrouçait ou montrait de prendre à mal quand on le reprenait, en
était reproché et desestimé. Si d'aventure quelqu'un était surpris en
commettant une faute, il fallait qu'il environnât un certain autel de
la ville tout alentour, chantant une chanson faite en son blâme et
vitupere, qui n'était autre chose que se tancer et arguer soi-même. Et
fallait que les jeunes hommes reverassent non seulement leurs propres
peres, et se rendissent sujets à eux, mais aussi qu'ils portassent
révérence à tous autres vieilles gens, en leur cedant le dessus, et se
détournant d'eux par les chemins, en se levant de leurs sieges
au-devant d'eux, et s'arrêtant quand ils passaient: et pourtant un
chacun commandait non seulement comme aux autres villes à ses propres
enfants, à ses propres serviteurs, et disposait de ses propres biens,
ains aussi à ceux de son voisin, ne plus ne moins qu'aux siens propres,
et s'en servaient comme de choses communes entre eux, à fin qu'ils en
eussent soin chacun comme des leurs propres. Et pourtant si un enfant
ayant été châtié par un autre l'allait rapporter à son père, c'était
honte au père s'il ne lui donnait encore d'autres coups: car par la
commune discipline de leurs pays <p 226v> ils s'assuraient, que
un autre n'avait rien commandé qui ne fut honnête à leurs enfants. Les
jeunes enfants dérobbaient tout ce qu'ils pouvaient de bon à manger,
apprenants de jeunesse à dresser embûche dextrement pour surprendre
ceux qui dormaient, ou qui ne se tenaient pas bien sur leurs gardes:
mais la punition de celui qui était surpris en dérobbant, c'était,
qu'il était bien fouetté, et le faisait-on jeuner: car on leur donnait
expressément bien fort peu à manger, afin que d'eux-mêmes combattants
la nécessité, ils fussent contraints de s'exposer hardiment à tous
dangers, et d'inventer toujours quelque ruse et finesse pour en
dérober. Mais généralement l'effet, pour lequel leur vivre de tous
était fort étroit, c'était afin que de longue main ils s'accoutumassent
à n'être jamais pleins, et à pouvoir endurer la faim, pource qu'ils
avaient opinion qu'ils en seraient plus utiles à la guerre, s'il
apprenaient à pouvoir porter la peine et travailler sans manger, et
qu'ils en seraient plus continents, plus sobres, et plus simples, s'il
apprenaient à durer long temps à peu de dépense. Bref ils avaient
opinion que s'abstenir de manger chair ou poisson apprêté en cuisine,
et se passer ou de pain ou de la viande la première venue, rendait les
corps des hommes plus sains et plus grands, pource que les esprits
naturels n'étant point pressés par trop grande quantité de vivres, ni
rebatus contrebas, ni étendus en large, élevaient les corps contremont,
et si les faisaient plus beaux, d'autant que les habitudes et
complexions grêles et vides obeïssent mieux à la vertu de nature qui
forme les membres: là où celles qui sont grasses, pleines et sujettes à
beaucoup manger, pour leur pesanteur y resistent. Ils étudiaient aussi
à composer de belles chansons, et non pas moins à les chanter, et y
avait toujours en leurs compositions ne sais quel aiguillon qui
excitait le courage, et inspirait aux coeurs des écoutants un propos
délibéré et une ardente volonté de faire quelque belle chose. Le
langage était simple, sans fard ni affeterie quelconque, que ne
contenait autre chose que les louanges de ceux qui avaient vécu
vertueusement, et qui étaient morts en la guerre pour la défense de
Sparte, comme étant bienheureux, et le blâme de ceux qui par lâcheté de
coeur avaient restivé à mourir, comme vivants une vie misérable et
malheureuse: ou bien c'étaient promesses d'être à l'advenir, ou bien
vanteries d'être présentement gents de bien, selon la diversité des
âges de ceux qui les chantaient: car y ayant és fêtes solennelles et
publiques toujours trois danses, celle des vieillards commençant disait,
Nous avons été jadis
Jeunes, vaillants, et hardis.
Celle des hommes suivait après, qui disait,
Nous le sommes maintenant,
A l'épreuve à tout venant.
La troisiéme des enfants venait après, qui disait,
Et nous un jour le serons,
Qui bien vous surpasserons.
Les chants mêmes, à la cadence desquels ils ballaient, et marchaient en
bataille au son des flûtes quand ils allaient choquer l'ennemi, étaient
appropriés à inciter les coeurs à vaillance, à assurance, et mêpris de
la mort: car Lycurgus s'étudia à conjoindre l'exercice de la discipline
militaire avec le plaisir de la musique: afin que cette vehemence
belliqueuse mêlée avec la douceur de la musique, en fut temperée de bon
accord et harmonie: et pourtant és batailles, avant le choc de la
charge, le Roi avait accoutumé de sacrifier aux Muses, afin que les
combattants eussent la grâce de faire choses glorieuses et dignes de
mémoire. Mais si quelqu'un voulait outrepasser un seul point de la
musique ancienne, ils ne le supportaient pas: tellement que les Ephores
condamnèrent à l'amende Terpander assez grossier à l'antique, mais le
<p 227r> meilleur joueur de cithre de son temps, et qui plus
prenait de plaisir à louer les faits heroïques: et qui plus est,
pendirent sa cithre à un pau, pource qu'il y avait ajouté une seule
chorde pour passager et varier la voix un peu davantage: car ils
n'approuvaient les chants et chansons, que les plus simples. Et comme
Timotheus à la fête Carniene chantât sur sa cithre pour gagner le prix,
l'un des Ephores prenant un couteau en sa main, lui demanda de quel
côté, du haut, ou du bas, il aimait mieux qu'il coupât les chordes qui
étaient de plus que les sept ordinaires. Au demeurant Lycurgus leur ôta
toute superstition et vaine crainte des sepultures, leur permettant
d'inhumer les morts dedans la ville, et d'avoir les monuments et
sepultures alentour des temples des Dieux: et leur ôta et retrancha
toutes pollutions de mortuaires: et ne leur permit d'enterrer aucune
chose avec les corps, si non de les envelopper dedans un drap rouge
avec des feuilles d'olive, et non point plus à l'un qu'à l'autre: aussi
leur ôta-il tous epitaphes et inscriptions de sepultures, sinon de ceux
qui seraient morts en bataille, et défendit tout deuil et toutes
lamentations. Aussi leur interdit-il de voyager en pays étranger, de
peur qu'ils n'y apprinssent des moeurs étranges et façons de vivre
incorrectes: et par même raison bannit-il tous étrangers de sa ville,
de peur que s'il venaient à s'y couler et habituer, ils ne montrassent
et enseignassent quelque vice à ses citoyens: et s'il y avait aucun qui
ne voulût souffrir la discipline et institution des enfants, ne
jouissait point des droits et privileges de bourgeoisie. Et disent
aucuns que Lycurgus avait institué, qu'un étranger même qui se voulait
soumettre à l'observation de sa discipline, eût une des portions qu'ils
avaient dés le commencement ordonnées, mais il ne la pouvait vendre.
Leur coutume était de servir et user des serviteurs de leurs voisins,
ne plus ne moins que des leurs propres, quand ils en avaient affaire,
et autant de leurs chevaux ou de leurs chiens, si les proprietaires
n'en avaient eux-mêmes affaire. Aux champs pareillement s'ils se
trouvaient avoir besoin d'aucune chose qui fut au logis de leurs
voisins, ils allaient librement ouvrir les coffres et les lieux où elle
était, et la prenaient, puis refermaient les lieux où ils l'avaient
prise. A la guerre ils portaient robes rouges, pource qu'il leur
semblait que cette couleur était mieux séante à un homme, et puis
pource qu'elle ressemble au sang, elle faisait plus de frayeur à ceux
qui ne l'avaient pas accoutumée: joint qu'elle était encore utile,
parce que s'il advenait qu'ils fussent blecés, l'ennemi ne le pouvait
pas facilement apercevoir, pour la semblance de la tainture au sang.
Quand ils avaient vaincu leurs ennemis par quelque ruse et habilité de
leur Capitaine, ils sacrifiaient à Mars un boeuf: mais quand c'était
par vive force à la découverte, ils immolaient alors un coq,
accoutumants par cela leurs Capitaines à être non seulement belliqueux,
mais aussi rusez. En leurs prières qu'ils faisaient aux Dieux, ils y
ajoutaient, qu'ils peussent supporter une injure: et la somme de leurs
prières était, que les Dieux leur donnassent honneur pour bien faire,
et rien plus. Ils honoraient Venus armée, et faisaient toutes les
images des Dieux, tant mâles que femelles, avec des lances et javelines
en leurs mains, comme ayants tous la vertu militaire et guerrière:
aussi disaient-ils en commun proverbe, Qu'il faut invoquer la Fortune
en étendant la main. voulants dire qu'il faut invoquer les Dieux en
entreprenant quelque chose, et mettant la main à l'oeuvre, non pas
autrement. Ils montraient à leurs enfants des Ilotes ivres, à fin de
les détourner de boire beaucoup de vin. Ils ne frappaient jamais à la
porte des maisons, ains appellaient de dehors. Les étrilles dont ils
usaient, étaient non de fer, mais de roseau. Ils n'oyaient jamais jouer
ni Comoedies ni Tragoedies, à fin qu'ils n'entendissent jamais, ni par
jeu ni à bon esciant, contredire aux lois. Le poète Archilochus étant
venu à Sparte, ils l'en chassèrent à la même heure, pour autant qu'ils
surent qu'il avait fait des vers, desquels il disait, qu'il valait
<p 227v> mieux quitter et jeter ses armes, que de mourir.
Fol est qui tant pour un bouclier s'esmaye:
j'ai bien jeté le mien dans une haye,
quoi qu'il fut bon: mais pour me le garder
Je n'ai voulu ma vie hazarder:
Perdu qu'il soit, j'en pourray bien elire
Un autre après qui ne sera jà pire.
Toutes leurs sacrées cérémonies étaient communes autant aux filles
comme aux fils. Les Ephores condamnèrent Sciraphidas à l'amende, pour
autant que plusieurs lui faisaient tort. Ils firent mourir un qui
faisait le penitent public, portant un haire comme un sac sur sa chair,
d'autant qu'il y avait de la pourfileure de pourpre en sa haire. Ils
tancèrent un jeune garçon qui allait encore aux exercices de la
jeunesse, d'autant qu'il savait le chemin de Pyles, où se tenait
l'assemblée des états de la Grèce. Ils chassèrent de leur ville un
Rhetoricien nommé Cephisophon, d'autant qu'il se vantait de pouvoir
parler tout un jour entier sur quelque sujet que ce fut, disants qu'un
bon parleur doit avoir la parole égale à ce dont il parle. Les enfants
enduraient d'être déchirés à coups de fouet tout au long d'un jour,
jusques à la mort bien souvent, sur l'autel de Diane surnommée Orthie,
c'est à dire droite et roide, tous gais et joyeux, faisants à l'envi
les uns des autres à qui plus et plus long temps endurerait d'être
battu: et celui qui en demeurait vainqueur, en était entre les plus
estimés et mieux prisés: et cette émulation de combat s'appelle la
fouettade, et se recommence tous les ans. Mais l'une des plus belles et
des plus heureuses choses dont Lycurgus ait fait provision à ses
citoyens, c'est abondance de loisir: car il ne leur est aucunement
permis de se mêler d'aucun art mecanique: et de traffiquer
laborieusement et peniblement pour amasser des biens, il n'était point
de nouvelle, parce qu'il avait tant fait, qu'il leur avait rendu la
richesse ni honorable ni désirable: et les Ilotes leur labouraient
leurs terres, leur en rendant ce qui était d'ancienneté établi et
ordonné: et leur était défendu d'en exiger plus de louage, afin que les
Ilotes pour le gain qu'il y faisaient, en servissent plus volontiers,
et qu'eux ne convoitassent point à en avoir davantage. Il leur était
aussi défendu d'être mariniers, d'aller su mer, ni d'y combattre: mais
depuis pourtant ils combattirent par mer, et se rendirent Seigneurs de
la marine: toutefois ils s'en deportèrent bientôt, d'autant qu'ils
voyaient que les moeurs de leurs citoyens s'en gâtaient et
corrompaient: mais depuis encore se changèrent-ils en cela comme en
toutes autres choses. Car les premiers qui amassèrent de l'argent aux
Lacedaemoniens, furent condamnés à mort, d'autant qu'un ancien oracle
avait été répondu aux Rois Alcamenes et Theopompus,
Avarice sera la ruine de Sparte.
Et néanmoins après que Lysander eut pris la ville d'Athenes, il en
emmena à Sparte grande quantité d'or et d'argent qu'ils reçurent, et en
honorèrent le personnage qui la leur avait apportée. Mais tant que la
cité de Sparte a gardé les lois de Lycurgus, et observé le serment
qu'elle avait juré, elle a été toujours la première de toute la Grèce
en gloire et en bonté de gouvernement, l'espace de plus de cinq cents
ans: et venants à les transgresser, l'avarice et la convoitise d'avoir
se coula petit à petit parmi eux, et aussi en diminua leur authorité et
leur puissance: car leurs alliés et confederés commencèrent à leur en
mal vouloir. Mais toutefois encore qu'ils fussent en tel état, après
que Philippus eut gagné la bataille contre les Grecs, auprès de
Chaeronée, et que toutes les autres villes de la Grèce, l'eussent de
commun consentement eleu pour Capitaine général de toute la Grace, tant
par mer comme par terre, et depuis Alexandre son fils après la
destruction de la ville de Thebes, <p 228r> les Lacedaemoniens
seuls, encore qu'ils eussent leur ville toute ouverte, sans aucunes
murailles, et qu'ils fussent en bien petit nombre, pour les
continuelles guerres qu'ils avaient eues, et qu'ils fussent beaucoup
plus foiles, et par conséquent plus aisés à prendre et à défaire,
qu'ils n'avaient appris d'être: néanmoins pour avoir retenu encore
quelques petites reliques du gouvernement établi par Lycurgus, ils ne
voulurent jamais se soumettre à aller à la guerre sous ces deux grands
Rois-là, ni aux autres Rois de Macedoine qui vindrent après, ni ne se
voulurent trouver és communes assemblées avec eux, ni ne contribuèrent
aucun argent, jusques à ce qu'ayants de tout point mis à nonchaloir les
lois de Lycurgus, ils furent réduits en tyrannie par leurs propres
citoyens, quand ils ne reteindrent du tout plus rien de leur ancienne
institution et discipline, et qu'étant devenus tous semblables aux
autres peuples, ils perdirent entièrement toute leur ancienne
réputation et gloire, et leur franchise de parler: et furent
finablement redigés en servitude, comme ils sont encore de présent
sujets aux Romains, aussi bien comme tous les autres peuples et villes
de la Grèce. LES DITS ET réponSES NOTABLES DES DAMES LACEDAEMONIENES.
ARGILEONIDE la mère de Brasidas, son fils ayant été tué,
quelques Ambassadeurs de la ville d'Amphipolis vindrent à Sparte, qui
la visitèrent: ausquels elle demanda, si son fils était mort en homme
de bien, et digne de Sparte: et comme ils le louassent extrémement, et
lui dissent, que c'était en fait d'armes le plus grand homme qui eût
oncques été en Lacedaemone, elle leur répondit: «étrangers mes amis,
mon fils était bien voirement homme de bien et d'honneur, mais
Lacedaemone en a plusieurs autres, qui sont encore plus vaillants que
lui.»
GORGO la fille du Roi Cleomenes, comme Aristagoras Milesien fut
venu à Sparte pour solliciter Cleomenes d'entreprendre la guerre contre
le Roi de Perse, pour affranchir les Ioniens, et pour ce faire lui
promit grosse somme d'argent: et d'autant que plus il y contredisait,
d'autant plus qu'il lui augmentât la quantité de deniers qu' il lui
promettait: «Mon père, dit-elle, cet étranger ici te corrompra, si tu
ne le jettes promptement dehors de notre maison.» Et comme son père lui
eût un jour commandé de bailler du bled à quelqu'un pour son salaire, y
ajoutant, «C'est lui qui m'a enseigné à faire de bon vin: Comment, mon
père, on en boira du vin d'vantage, et ceux qui en boiront, en
deviendront plus délicats et moins vertueux.» Et voyant comme un des
serviteurs d'Aristagoras lui chaussait ses souliers: «Pere, dit-elle,
cet étranger ici n'a point de mains.» Et comme un autre étranger
marchant mollement et délicatement se fut approché d'elle, elle le
repoussa rudement, en lui disant: «Te retireras-tu arrière d'ici homme
lâche, qui ne vaux pas une femme?»
GIRTIAS comme son nepveu Acrotatus eût été rapporté à la maison,
d'une querelle qu'il avait eue contre d'autres jeunes garçons ses
compagnons, fort blessé en plusieurs lieux, de manière que l'on pensait
qu'il fut mort, et ses domestiques et familiers en pleurassent et
menassent grand deuil: «Ne vous tairez vous pas, dit-elle, car il a
montré de quel sang il était. Il ne faut pas à hauts cris pleurer les
vaillants hommes, mais les médeciner et penser, pour essayer de les
sauver.» Et quand la nouvelle fut venue certaine de Candie, où il était
allé à la guerre, qu'il y avait été tué: «Ne fallait-il pas, dit-elle,
puis qu'il allait contre les ennemis, qu'il y mourût, ou qu'il les fît
mourir eux? j'ai plus cher d'ouïr dire qu'il soit mort digne de moi, de
son pays et de ses prédécesseurs, que s'il eût vécu autant que l'homme
saurait, étant lâche de coeur.»
<p 228v> DEMETRIA entendant que son fils couard
et indigne d'elle était retourné de la guerre, elle-même le tua: dont
on en fit cet Epigramme,
Demetria tua Demetrien,
Son propre fils, Lacedaemonien,
Quand elle sut que son âme surprise
avait été de lâche couardise.
Une autre ayant entendu que son fils avait abandonné son rang, le tua,
comme étant indigne de son pays, en disant, «Ce n'est point ma
geniture:» sur laquelle on composa cet Epigramme,
Va méchant germe aux enfers tenebreux,
Va, qu'en despit de ton forfait paoureux
Evrotas même aux cerfs couards ne laisse
Boire son eau. Meurs canaille traîtresse,
entièrement inutile à tout bien,
De Sparte indigne, oncques tu ne fus mien.
Une autre ayant entendu que son fils s'était sauvé et enfuy des mains
des ennemis, lui écrivit: «Il court un mauvais bruit de toi, efface le,
ou ne sois point.» Une autre de qui les enfants s'en étaient fuis de la
bataille, arrivés qu'ils furent vers elle, leur dit: «Où allez vous
méchants fuyards esclaves? voulez vous rentrer ici dont vous êtes
sortis?» en reboursant sa robe par devant, et leur montrant son ventre.
Une autre voyant son fils revenant du camp, lui demanda, «Et bien,
comment se porte la Chose publique?» Il lui répondit, «Tous nos gens
sont morts.» Et elle prenant un pot de terre lui jeta sur la tête, en
lui disant: «T'ont-ils doncques envoyé pour nous en porter des
nouvelles?» Un frère racontait à sa mère la généreuse mort d'un sien
autre frère: sa mère lui répondit, «Et n'as-tu point de honte de ne
l'avoir accompagné à un si beau voyage?» Une autre mère avait envoyé
ses enfants, qui étaient cinq, au camp, et attendait aux faux-bourgs de
la ville, quelle issue prendrait la bataille. Au premier qui en
retourna, elle demanda des nouvelles, et il lui répondit, que ses
enfants y avaient été tués tous cing. «Ce n'est pas cela que je te
demande, méchant esclave que tu es, dit-elle: mais comment se portent
les affaires de la Chose publique?» «La victoire est notre,
répondit-il:» «Je suis doncques, dit-elle, maintenant contente de la
perte de mes enfants.» Une autre, ainsi comme elle ensevelissait son
fils, survint une pauvre vieillotte qui se prît à lui dire: «O femme,
quelle fortune!» «Bonne par les Dieux jumeaux, répondit-elle: car le
but, auquel je l'avais enfanté m'est advenu, à fin qu'il mourût pour
Sparte.» Une Dame du pays d'Ionie se glorifiait d'un sien ouvrage de
tapisserie qu'elle avait fait au métier fort somptueux: mais une
Laconiene lui montrant quattre siens enfants fort honnêtes et bien
moriginés, «Tels, dit-elle, doivent être les ouvrages d'une Dame de
bien et d'honneur et Voilà dequoi elle se doit vanter et glorifier.»
Une autre mère ayant eu nouvelles que son fils se gouvernait mal en
pays étranger où il était, lui écrivit, «Il court un mauvais bruit de
toi par deçà, efface le, ou te meurs.» étant quelques ambassadeurs de
Chio venus à Sparte, qui accusaient et donnaient de grandes charges à
Paedaretus, sa mère Teleutia en ayant senti le vent les envoya querir:
et ayant entendu d'eux les charges dont ils l'accusaient, après qu'elle
eut jugé en elle-même qu'il avait tort, elle lui récrivit, «Teleutia
mère, à Paedaretus son fils: Ou fais mieux, ou demeure là, n'esperant
pas te sauver pardeçà.» Une autre semblablement écrivit à son fils que
l'on accusait de quelque crime: «Mon fils, délivre toi ou de cette
charge, ou de la vie.» Une autre accompagnant son fils boiteux qui s'en
allait à la bataille, lui disait: «Mon fils, à chaque pas souvienne toi
de bien faire.» Une autre de qui le fils était retourné de la bataille
blessé au pied, et se plaignait fort de la grande douleur qu'il
sentait: «Mon fils, <p 229r> dit-elle, si tu te veux souvenir de
la vertu, tu t'appaiseras, et ne sentiras plus de douleur.» Un
Lacedaemonien avait tellement été blessé en une bataille, qu'il ne se
pouvait pas bien soutenir sur ses jambes, et fallait qu'il cheminât à
quatre pieds: et comme il eût honte de voir les gens qui se riaient, sa
mère lui dit: «Et combien est il plus raisonnable, mon fils, de te
réjouir pour le témoignage de ta prouesse, que d'avoir honte pour un
rire insensé?» Une autre baillant à son fils son bouclier, en
l'admonestant de faire son devoir: «Mon fils, dit-elle, ou rapporte ce
bouclier, ou qu'on te rapporte dedans.» Une autre baillant aussi le
bouclier à son fils, partant pour s'en aller à la guerre, lui dit: «Ton
père t'a toujours conservé ce bouclier, avise de le conserver aussi, ou
de mourir.» Une autre répondit à son fils qui se plaignait d'avoir
courte épée, «Approche toi d'un pas.» Une autre entendant que son fils
était mort très vaillamment en la bataille: «Aussi était-il mon fils,»
dit-elle. Au contraire, une autre entendant que son fils s'était sauvé
de vitesse: «Aussi n'est-il pas à moi,» dit-elle. Une autre entendant
que son fils était mort en bataille, au même lieu où l'on l'avait mis:
«Ôtez-le donc, dit-elle, de là, et mettez son frère en sa place.» Une
autre étant en procession solennelle et publique avec un chappeau de
fleurs sur sa tête, entendit que son fils avait gagné la bataille, mais
qu'il était si grièvement blessé, qu'il était prêt à rendre l'âme, sans
ôter son chappeau de fleurs de dessus sa tête, ains comme se glorifiant
de cette nouvelle: «O combien, dit-elle, mes amies, il est plus
honorable mourir victorieux en bataille, que non pas survivre après
avoir emporté le prix en la fête des jeux Olympiques!» Un frère
racontait à sa soeur, comme son fils était mort vaillamment à la
guerre: et elle lui répondit, «Autant comme j'ai de plaisir de lui,
tout autant j'y de déplaisir de toi, mon frère, que tu ne l'as
accompagné en un si vertueux voyage.» Quelqu'un envoyait solliciter une
Lacedaemoniene, si elle voudrait s'entendre avec lui: elle fit réponse,
«Quand j'étais fille, j'apprenais à obeïr à mon père, et l'ai toujours
fait: et depuis que j'ai été femme, à mon mari: si donc ce que celui-là
me demande est honnête et juste, qu'il le déclare premièrement à mon
mari.» Une fille pauvre étant enquise quel douaire elle apporterait à
celui qui l'épouserait: «La pudicité, répondit-elle, de mon pays.» Une
autre étant interrogée si elle était allée au mari:» Non, dit-elle,
mais le mari à moi.» Une autre ayant été occultement dépucellée, et
fait avorter son fruit, porta si patiemment les douleurs de son
avortement, sans jeter un seul cri, que jamais son père ni ceux qui
étaient autour d'elle, ne s'aperçurent aucunement qu'elle eût avorté:
car le déshonneur combattant avec l'honnêteté vainquit la vehemence des
douleurs. Une Lacedaemoniene que l'on vendait, interrogée qu'elle
savait faire, répondit, «être fidele.» Une autre ayant été prise
prisonniere, et semblablement étant interrogée, qu'elle savait faire,
répondit, «Bien garder la maison.» Une autre étant enquise par
quelqu'un, si elle serait bonne s'il l'achetait: «Oui, répondit-elle,
encore que tu ne m'achetes pas.» Une autre que l'on vendait à l'encan,
répondit au crieur qui lui demandait ce qu'elle savait faire, «être
libre:» Et comme celui qui l'avait achetée lui commandât quelque
service indigne de personne libre: «Tu te repentiras, dit-elle, de
t'avoir envié un si noble acquest:» et se fit elle-même mourir.<p
229v>
XXXV. Les vertueux faits des femmes.
JE N'ai pas même opinion que Thucydides, Dame Clea, touchant la vertu
des femmes: pource que lui estime, que celle-là soit la plus vertueuse,
et la meilleure, de qui on parle le moins, autant en bien qu'en mal,
pensant que le nom de la femme d'honneur doive être tenu renfermé comme
le corps, et ne sortir jamais dehors. Et me semble que Gorgias était
plus raisonnable, qui voulait que la renommée, non pas le visage, de la
femme, fut connue de plusieurs: et m'est avis, que la loi ou coutume
des Romains était très bonne, qui portait, que les femmes, aussi bien
que les hommes, après leur mort fussent publiquement honorées à leurs
funerailles des louanges qu'elles auraient méritées. Et pourtant
incontinent après le trêpas de la très vertueuse Dame Leontide, je
discouru dés lors assez longuement sur cette matière avec toi, lequel
discours ne fut point à mon avis sans quelque consolation fondée en
raison philosophique: et maintenant suivant ce que tu me requis alors,
je t'envoye le reste du propos, pour montrer que c'est une même vertu
celle de l'homme, et celle de la femme, par le preuve de plusieurs
exemples tirés des anciennes histoires, qui n'ont pas été par moi
recueillis en intention de donner plaisir à l'ouie: mais si la nature
de l'exemple est telle, que toujours à la force de persuader est
conjointe aussi la vertu de délecter, mon propos ne rejettera point la
grâce du plaisir qui seconde et favorise l'efficace de la preuve, ni
n'aura point de honte de conjoindre les Graces avec les Muses, qui est
la plus belle assemblée du monde, comme dit Euripides, induisant l'âme
à croire facilement les belles raisons par la délectation qu'elle y
prend. Car si pour prouver que c'est un même art de peindre les femmes
que les hommes, je produisais de telles peintures de femmes, comme
Apelles, ou Zeuxis, ou Nicomachus en ont laissées, y aurait-il homme
qui m'en sût avec raison reprendre, en me mettant sus que j'aurais
plutôt visé à réjouir et délecter les yeux, que non pas à prouver mon
intention? Je crois à mon avis, que non. Et quoi, si d'ailleurs pour
montrer que la science poétique de représenter en vers toutes choses,
n'est point différente és femmes d'avec celle qui est aux hommes, ains
toute une même, je venais à conferer les vers de Sappho avec ceux
d'Anacreon, ou les oracles des Sibylles avec les réponses de Bacchis, y
aurait-il homme qui pût justement blâmer celle demontration, pource
qu'elle attirerait l'auditeur à la croire avec plaisir et délectation?
Jamais homme ne le dirait. Et néanmoins il n'y a moyen de connaître
mieux d'ailleurs la similitude ou différence de la vertu de la femme et
de l'homme, qu'en conferant les vies aux vies, et les faits aux faits,
comme en mettant l'un devant l'autre les ouvrages de quelque grande
science, et considérant si la magnificence de la Roine Semiramis a un
même air et même forme, que celle du Roi Sesostris: et la prudence de
Tanaquil, que celle du Roi Servius: ou la magnanimité de Porcia que
celle de Brutus, ou celle de Timoclea que celle de Pelopidas, en ce qui
est principalement commun entre eux, et en quoi gît leur principale
valeur: pource que les vertus prennent quelques autres différences,
comme couleurs propres et particulières, selon la diversité des
natures, et se conforment aucunement aux moeurs et conditions des
sujets en qui elles sont, et aux temperatures des corps, aux aliments
mêmes, et aux façons de vivre: car Achilles était vaillant d'une sorte,
et Ajax d'une autre: et la prudence d'Ulysses n'était pas semblable à
celle de Nestor, ni n'était pas Caton juste de même qu'Agesilaus, ni
Irene n'aimait pas son mari de la même façon que faisait Alcestis, ni
Cornelia n'était magnanime comme l'était Olympiade: mais pour cela nous
ne dirons pas qu'il y ait plusieurs diverses vertus de vaillance, <p
230r> ne plusieurs prudences, ne plusieurs justices, pour les
dissimilitudes de la façon de faire particulière qui est à un chacun,
lesquelles ne forcent point d'avouer que la vertu soit diverse. Or
quant aux exemples qui sont plus vulgaires et plus communs, et dont je
présume que tu aies toute intelligence et connaissance, pour les avoir
leus és livres des anciens, je les passerai pour le présent, si ce ne
sont d'aventure quelques faits bien dignes de mémoire qu'aient ignoré
ceux qui par avant nous ont écrit les communes chroniques et vulgaires
histoires. Mais pource que les femmes par le passé, tant en commun
qu'en particulier, ont fait plusieurs actes dignes d'être remémorés et
couchés par écrit, il ne sera pas mauvais d'en mettre devant les autres
quelques-uns de ceux qu'elles ont faits en communauté.
1.DES DAMES TROIENNES.
LA plupart de ceux qui échappèrent de la prise et destruction de
Troie la grande coururent fortune, et furent jetés par la tourmente,
avec ce qu'ils n'entendaient pas l'art de naviguer, ni ne connaissaient
pas la mer, en la côté de l'Italie: et s'étant garrés és abris, bayes
et ports au dedans de la terre, à l'endroit où la rivière du Tybre se
desgorge en la mer, les hommes descendirent en terre, et allèrent
errants çà et là par le pays pour trouver langue, et cependant leurs
femmes avisèrent entre elles, que quand bien ils seraient les mieux
fortunés et plus heureuses gents du monde, encore serait-il meilleur de
s'arrêter en quelque lieu, que d'aller toujours ainsi vagants et
errants par la mer, et faire là leur pays, puis qu'ils ne pouvaient
recouvrer celui qu'ils avaient perdu. A quoi s'étant toutes accordées,
elles brûlèrent leurs vaisseaux, ayant commencé l'une d'entre elles qui
s'appellait Rome: et l'ayants executé, elles s'en allèrent au-devant de
leurs marits, qui accouraient vers la mer pour cuider secourir leurs
vaisseaux, et craignants la fureur de leur courroux, les ambrassèrent
et baisèrent affectueusement, les unes leurs marits, les autres leurs
parents, et par cette caresse les appaisèrent. De là commença la
coutume qui dure encore parmi les Romains, que les femmes saluent ainsi
leurs parents, en les baisant en la bouche. Car les Troiens
reconnaissants la nécessité qu'ils étaient contraints d'ainsi le faire,
et quant et quant trouvants les habitants du pays qui les recevaient
humainement et amiablement, approuvèrent ce que leurs femmes avaient
fait, et s'habituèrent en cet endrait-là de l'Italie parmi les Latins.
2.DES DAMES DE LA PHOCIDE.
LE fait des Dames de la Phocide, duquel nous voulons faire
mention, n'a point eu d'historien illustre qui l'ait redigé par écrit:
mais toutefois si ne cède-il en vertu à nul acte qui ait oncques été
fait par femmes, et si est témoigné par grands sacrifices que ceux de
la Phocide celebrent encore jusques aujourd'hui auprès de la ville de
Hyampolis, et par des anciens decrets du pays. Or en est l'histoire
entière décrite de point en point en la vie de Daïphantus: mais quant à
ce qui en appartient aux femmes, le fait est tel. Il y avait une guerre
irreconciliable et mortelle entre ceux de la Thessalie et ceux de la
Phocide, pource que ceux de la Phocide à un jour nommé tuèrent tous les
magistrats et officiers des Thessaliens qui exerçaient tyrannie en
leurs villes, et ceux de la Thessalie brisèrent avec des meules deux
cents cinquante otagers de la Phocide qu'ils avaient entre leurs mains:
et puis avec toute leur puissance entrèrent en armes dedans leur pays
par celui des Locriens, ayants premièrement conclu et arrêté en leur
conseil, qu'ils ne pardonneraient à homme quelconque qui fut en âge de
porter armes, et qu'ils feraient les femmes et les enfants esclaves.
<p 230v> Parquoi Daïphantus le fils de Batthyllius, l'un des
trois qui avaient l'authorité souveraine au gouvernement de la Phocide,
leur persuada, que tous ceux qui seraient en âge de porter armes,
allassent au-devant des Thessaliens pour les combattre: et au demeurant
quant à leurs femmes et à leurs enfants, qu'ils les assemblassent tous
en un certain lieu de la Phocide, et environnassent le pourpris du lieu
de grande quantité de bois, et y meissent des gardes pour les garder,
ausquels ils donnassent en mandement, que s'ils entendaient dire qu'ils
eussent été défaits, ils meissent le feu dedans le bois, et feissent
brûler tous ces corps-là: ce que tous les autres ayants approuvé, il y
en eut un que se levant dit, qu'il était juste et raisonnable d'avoir
aussi le consentement des femmes là-dessus, où elles resolurent de
suivre l'avis de Daïphantus, avec si grande allégresse, qu'elles en
couronnèrent Daïphantus d'un chappeau de fleurs, comme ayant donné un
très bon conseil à la Phocide: et dit on que les enfants mêmes en
ayants tenu conseil entre eux à part, conclurent de mêmes. Ainsi ceux
de la Phocide ayants donné la bataille aux Thessaliens près du village
de Cleones, és marches de Hyampolis, les défirent. cette resolution de
ceux de la Phocide fut depuis appelée par les Grecs, le Desespoir: en
mémoire de laquelle victoire tous les peuples de la Phocide jusques
aujourd'hui celebrent, en ce lieu-là, la plus grande et plus solennelle
fête qu'ils aient, en l'honneur de Diane, et l'appellent Elaphebolia.
3.DES DAMES DE CHIO.
CEUX de Chio fondèrent jadis la ville de Leuconie par une telle
occasion. Un jeune gentilhomme des meilleures maisons de Chio s'était
marié: et comme on lui menait sa femme en sa maison sur un chariot, le
Roi Hippoclus, qui était ami et familier du marié, et avait assisté aux
épousailles commes les autres, où l'on avait bien bu, bien ri, et fait
bonne chère, sault sur le chariot, où était la mariée, non pour y faire
aucune violence ne villanie, mais seulement pour se jouer, comme la
coutume était en telle fête: toutefois les amis du marié ne le prenants
pas ainsi, le tuèrent sur la place: à raison duquel homicide, s'étant
montrés à ceux de Chio plusieurs signes manifêtes de l'ire et courroux
des Dieux, et ayant l'oracle d'Apollo répondu, que pour l'appaiser il
fallait qu'ils tuassent ceux qui avaient occis Hippoclus: Ils
répondirent que c'étaient tous ceux de la ville qui l'avaient tué. Dieu
leur commanda qu'ils eussent doncques tous à sortir de la ville de
Chio, si tous étaient participants de ce meurtre. Ainsi mirent-ils hors
de leur ville ceux qui étaient autheurs ou aucunement participants de
ce crime, qui n'étaient pas en petit nombre, ni gents de petite
qualité, et les envoyèrent habiter en la ville de Leuconie, qu'ils
avaient par avant ôtée et conquise sur les Coroniens, à l'aide des
Erythreiens: mais depuis, guerre s'étant émue entre eux et les
Erythreiens, qui étaient pour lors le plus puissant peuple de tout le
pays d'Ionie, et les étant les Erythreiens venuz assaillir avec armée,
ne pouvants resister, ils firent composition, par laquelle il leur
était permis de sortir avec une robe, et un saie tant seulement, et non
autre chose. Les femmes entendu cet appointement leur dirent injure,
s'ils avaient le coeur si lâche que de quitter leurs armes, et de s'en
aller passer tous nuds à travers leurs ennemis: et comme leurs marits
alléguassent qu'ils avaient juré, elles leur conseillèrent, comment que
ce fut, n'abandonner point leurs armes, et de leur dire, que la
javeline était la robe, et le bouclier le saie à tout homme de coeur.
Ceux de Chio les creurent, et parlèrent audacieusement aux Erythreiens,
en leur montrant leurs <p 231r> armes, si bien qu'ils les
effroièrent de leur audace, et n'y eut personne d'eux qui s'en
approchât pour cuider les empêcher, ains furent tous contents qu'ils
s'en allassent, en leur quittant la place. Voilà comment ceux-là ayants
appris de leurs femmes la hardiesse de s'assurer, sauvèrent leur
honneur et leur vie. Bien long temps depuis les femmes de la même ville
de Chio firent un autre acte qui ne cède de rien en verta à celui-là,
lors que Philippus le fils de Demetrius tenant leur ville assiegée fit
proclamer un mandement par ses heraults, et un cri merveilleusement
superbe et barbare, Que les esclaves de la ville se rebellassent contre
leurs maîtres, et se vinssent rendre à lui, et qu'il leur donnerait
liberté, et si leur ferait épouser à chacun leurs maîtresses, femmes de
leurs maîtres. Les femmes en conceurent un si grand courroux, et si
grande indignation en leurs coeurs (avec les esclaves, qui eux-mêmes en
furent irrités comme elles, et leur assistèrent) qu'elles prirent la
hardiesse de monter sur les murailles de la ville, et d'y porter des
pierres et des traits, en priant leurs hommes qui combattaient, d'avoir
bon courage, et les admonestant de ne se lasser point de faire bien
leur devoir: si bien qu'en faisant de fait et de parole ce que elles
pouvaient pour repousser l'ennemi, à la fin elles contraignirent
Philippus de se lever de devant la ville sans rien faire, et n'y eut
pas un esclave tout seul qui se rendît onques à lui.
4.DES ARGIENNES.
LE combat des Dames Argiennes à l'encontre du Roi de Lacedaemone
Cleomenes, pour la défense de leur ville d'Argos, qu'elles entreprirent
sous la conduite et par l'enhortement de Telesilla poétesse, n'est pas
moins glorieux que autre exploict quelconque que jamais les femmes
aient fait en commun. cette Dame Telesilla, à ce que l'on treuve par
écrit, était bien de maison noble et illustre, mais au demeurant fort
maladive de sa personne: à l'occasion dequoi elle envoya devers
l'oracle pour savoir comment elle pourrait recouvrer sa santé: et lui
ayant été répondu qu'elle servît et honorât les Muses, elle obéissant à
la révélation des Dieux, et se mettant à apprendre la poésie et
l'harmonie du chant, fut en peu de temps délivrée de sa maladie, et
devint très renommée et estimée entre les femmes, pour cette partie de
poésie. Depuis étant advenu que le Roi des Spartiates Cleomenes ayant
tué en une bataille grand nombre des Argiens, mais non pas toutefois
comme quelques-uns fabuleusement on écrit precisément, sept mille, sept
cents, septante et sept, s'en alla droit à la ville d'Argos, esperant
la surprendre vide d'habitants, il prit une soudaine émotion de courage
et de hardiesse inspirée divinement aux femmes qui étaient en âge, de
faire tout leur effort pour engarder les ennemis d'entrer dedans la
ville: et de fait sous la conduitte de Telesilla, elles prirent les
armes, et se mettants aux creneaux des murailles, les ceignirent et
environnèrent tout à l'entour, dont les ennemis demeurèrent fort
ébahis. Si repoussèrent le Roi Cleomenes avec perte et meurtre de bon
nombre de ses gents, et chassèrent l'autre Roi de Lacedaemone Demaratus
hors de leur ville, qui était déjà entré bien avant dedans: et en avait
occupé le quartier qui s'appelle Pamphyliaque. Ainsi la ville ayant été
sauvée par leur prouesse, il fut ordonné, que celles qui étaients
mortes au combat, seraient honorablement inhumées sur le grand chemin
que l'on nomme la voie Argienne: et à celles qui étaient demeurées,
pour un perpetuel monument de leur vaillance, on permit qu'elles
consecrassent et dediassent une statue à Mars. Ce combat fut, ainsi
comme les uns écrivent, le septieme jour: ou, comme les autres, le
premier du mois que l'on nommait anciennement Tetartus en Argos, et
maintenant s'y appelle Hermaeus, auquel les Argiens solennisent encore
aujourd'hui une fête <p 231v> solennelle qu'ils appellent
Hybristica, comme qui dirait l'infamie, où la coutume est, que les
femmes vêtent des saies et manteaux à usage d'homme, et les hommes des
cottes et des voiles à usage de femmes: et pour remplir le défaut
d'hommes en leur ville, au lieu de ceux qui étaient morts és guerres,
ils ne firent pas ce que dit Herodote, qu'ils marièrent leurs esclaves
avec leurs veufs, mais ils avisèrent de donner droit de bourgeoisie de
leur ville, aux plus gents de bien de leurs voisins, et leur firent
épouser les veufs: et toutefois encore semble-il qu'elles les eurent en
quelque mêpris: car elles firent une loi, que les nouvelles mariées
auraient des barbes feintes au menton, quand elles coucheraient avec
leurs marits.
5.DES PERSIENNES.
CYRUS ayant fait rebeller les Perses contres les Medes et leur
Roi Astyages, il advint qu'il fut rompu en une bataille avec ses
Perses, lesquels fuyants à val de route vers leur ville, et étant les
ennemis bien près d'y entrer pêle-mêle quant et eux, les femmes
sortirent dehors au-devant d'eux, et reboursants leurs robes du bas en
haut par le devant, leur crièrent: Où fuyez vous les plus lâches hommes
qui soient au monde? car pour fuir vous ne pouvez pas rentrer ici d'où
vous êtes sortis. Les Perses ayants honte de voir cette façon de faire
de leurs meres, et d'ouïr leurs voix aussi, en se tançant et blâmant
eux-mêmes, tournèrent visage, et retournants de rechef au combat,
mirent en fuite leurs ennemis. Depuis ce temps-là fut établie la loi,
que toutes et quantes fois que le Roi, retournant d'aucun voyage
lointain, entrerait dedans la ville, chaque femme aurait de lui un écu,
de l'ordonnance du Roi Cyrus. Mais on dit que l'un de ses successeurs
Roi, nommé Ochus, qui ne valait rien au demeurant, ains était plus
avaricieux que ne fut oncques Roi, tournait toujours au long de la
ville, et ne passait jamais par dedans, ains frustrait toujours les
Dames du présent qu'elles devaient avoir: là où au contraire, Alexandre
y entra par deux fois, et si donna le double aux femmes grosses.
6.DES GAULOISES.
AVANT que les Gaulois passassent les montaignes des Alpes, et
qu'ils eussent occupé celle partie de l'Italie où ils habitent
maintenant, une grande et violente sédition s'émeut entre eux, qui
passa jusques à une guerre civile: mais leurs femmes ainsi que les deux
armées furent prêtes à s'entrechoquer, se jetèrent au milieu des armes,
et prenants leurs différents en main, les accordèrent, et jugèrent avec
si grande équité, et si au contentement de toutes les deux parties,
qu'il s'en engendra une amitié et bienveillance très grande
réciproquement entre eux tous, non seulement de ville à ville, mais
aussi de maison à maison: tellement que depuis ce temps-là ils ont
toujours continué de consulter des affaires tant de la guerre que de la
paix, avec leurs femmes, et de pacifier les querelles et différents,
qu'ils avaient avec leurs voisins et leurs alliés, par le moyen
d'elles. Et pourtant en la composition qu'ils firent avec Hannibal,
quand il passa par les Gaules, entre autres articles, ils y mirent, que
s'il advenait que les Gaulois pretendissent que les Carthaginois leur
tinssent quelque tort, les Capitaines et gouverneurs Carthaginois qui
étaient en Espagne en seraient les juges: et si au contraire les
Carthaginois voulaient dire que les Gaulois leur eussent fait quelque
tort, les femmes des Gaulois en jugeraient.
7.DES MELIENES.
LES Meliens se délibérants d'aller chercher une terre à habiter
plus fructueuse et <p 232r> plus fertile que la leur, eleurent
pour conducteur et Capitaine de la troupe qu'ils envoyaient dehors, un
jeune homme de beauté excellente, lequel avait nom Nymphaeus, et ayants
premièrement envoyé à l'oracle, Dieu leur répondit qu'ils la
cherchassent par mer, et que ils s'arrêtassent et s'habituassent au
lieu où ils auraient perdu leurs porteurs. Or advint-il que eux étant
abordés en la côté de la Carie, et descendus en terre, leurs vaisseaux
y perirent par la tourmente: et lors les habitants de la ville de
Cryassa en la Carie, soit qu'ils eussent pitié de leur nécessité, ou
qu'ils redoubtassent leur hardiesse, les convièrent à demeurer avec
eux, et leur départirent une quantité de terres: mais depuis voyants
qu'en peu de temps ils avaient pris un grand accroissement, ils leur
dressèrent embûches pour les tuer, en un grand festin et souper, qu'ils
leur preparèrent. Or y avait-il une jeune fille Cariene nommée Caphéne,
qui était secrètement amoureuse de Nymphaeus, et ne pouvant supporter
que l'on fît ainsi proditoirement mourir son ami, elle lui découvrit la
délibération, et l'entreprise de ceux du pays. Quand doncques les
Cryassiens les vindrent querir pour aller au festin, Nymphaeus fit
réponse, que la coutume des Grecs n'était point d'aller souper en
festins, qu'ils n'y menassent leurs femmes quant et eux: quoi entendu,
les Cariens leur dirent, qu'il amenassent doncques leurs femmes en
bonne heure. Ainsi ayant donné à entendre à ses gents, ce que les
Cariens leur voulaient faire, il leur dit qu'ils vinssent quant à eux
sans armes en leurs robes simples, mais que chacune de leurs femmes
apportât dedans les plis de sa robe une épée, et qu'elle s'asseît
auprès de son mari. Quand ce fut au milieu du souper que l'on donna le
signal aux Cariens pour mettre la main à la besogne, les Grecs
incontinent connurent bien que c'était le point de l'occasion, qu'il
fallait mener les mains: les femmes toutes à un coup ouvrirent leurs
girons, et leurs marits se saisissants de leurs espées, coururent sus
aux Barbares, et les massacrèrent tous en la place, sans en excepter
un: ainsi ayants conquis le pays et razé leur ville, ils en bâtirent
une autre qu'ils appellèrent la nouvelle Cryasse. Et Caphéne étant
mariée avec Nymphaeus, reçut l'honneur et la grâce qu'elle méritait,
pour le grand bien qu'elle leur avait fait. Si me semble que ce qui est
plus à louer et estimer en ce fait, c'est le silence et l'assurance de
ces Dames, et que jamais entant qu'elles étaient, il n'y en eut une
seule à qui le coeur faillît en cette entreprise, ne qui contre sa
volonté y fît aucun mauvais office.
8.DES THOSCANES.
IL y eut jadis quelques Thyrreniens et Thoscants qui occupèrent
les Îles de Lemnos et d'Imbros, et ravirent quelques femmes des
Atheniens du bourg de Lauria, desquelles ils eurent des enfants: mais
les Atheniens depuis les chassèrent desdites îles, comme étant mestifs
et demi-Barbares: et eux étant par fortune arrivés au promontoire de
Taenarus, firent service bien à point aux Spartiates en la guerre
qu'ils avaient contre leurs Ilotes: et pour cette cause ayants obtenu
droit de bourgeoisie à Sparte, et des femmes en mariage, sans toutefois
être admis aux offices ni magistrats et sans pouvoir être du conseil,
ils vindrent à être soupçonnés de vouloir remuer quelque nouvelleté, et
de s'assembler et conspirer ensemble, pour changer le gouvernement.
Parquoi ceux de Sparte les ayants saisis au corps, les mirent en
prison, et les teindrent en bien étroite garde, pour voir s'ils les
pourraient convaincre par preuves certaines et indubitables: cependant
les femmes de ces prisonniers vindrent en la prison, et firent tant par
prières et obsecrations envers les gardes, qu'ils les laissèrent entrer
seulement pour voir et saluer leurs marits. Quand elles furent entrées,
elle leur conseillèrent qu'ils dépouillassent vitement leurs
habillements, et <p 232v> vêtissent ceux d'elles, et qu'ils s'en
allassent ainsi se bouschants et affublants le visage: ce qui fut fait,
et demeurèrent elles enfermées en la prison, se preparants à soutenir
tous les maux que l'on leur pourrait faire: et les gardes laissèrent
sortir leurs marits, pensants que ce fussent les femmes. Eux étant
ainsi sortis allèrent incontinent occuper le mont de Taugeta, et
susciter les Ilots à prendre les armes et se rebeller: ce que
craignants ceux de Sparte, leur envoyèrent un herault, par lequel ils
appointèrent avec eux, que l'on leur rendrait leurs femmes, argent, et
tous leurs biens, et leur fournirait-on de navires, desquelles ils s'en
iraient par mer chercher leur aventure, et quand ils auraient trouvé
pays et ville à se loger, ils seraient nommés et réputés parents des
Lacedaemoniens, et colonie extraite et descendue d'eux. L'accord ainsi
passé, ils prirent pour leurs Capitaines Pollis, Adelphus et Crataïdas
Lacedaemoniens, et y en eut une partie d'eux qui s'arrêtèrent en l'Île
de Melo: mais la plus grande troupe, sous la conduitte de Pollis s'en
alla en Candie, attendant si les signes qui leur avaient été predicts
par les oracles, leur adviendraient point: car il leur avait été
répondu, que quand ils auraient perdu leur ancre et leur Déesse, que là
ils meissent fin à leur voyage, et qu'ils bâtissent une ville. étant
doncques venus surgir en la peninsule de la Cherronese, là où il se mit
la nuit parmi eux une frayeur, sans occasion quelconque apparente, que
l'on appelle terreur panique, dequoi étant effrayés et troublés, ils se
jetèrent en tumulte sans ordre dedans leurs vaisseaux, délaissants à
terre l'image de Diane qu'ils avaient eue de père en fils, ayant été
apportée par leurs prédécessuers de Brauron en l'Île de Lemnos, et de
là par tout avec eux: après que le tumulte de l'effroi fut passé, ainsi
comme ils cinglaient déjà en pleine mer, ils s'aperçurent qu'ils
avaient oublié leur image, et quant et quant Pollis se prit garde que
la prinse de leur ancre était perdue, pource que quand on vint à la
tirer à force, comme il advient, des lieux où était fichée parmi des
rochers, elle se rompit et y demeura: si dit que les oracles qui leur
avaient été predicts, étaient accomplis, donna le signal à la flotte de
retourner arrière, occupa la pays, et ayant en plusieurs rencontres
rompu ceux qui se trouvèrent en armes devant lui, il se logea en la
ville de Lyctus, et en prit plusieurs autres. Voilà d'où vient
qu'encore aujourd'hui ils se disent parents des Atheniens du côté de
leurs meres, et du côté de leurs peres être colonie derivée des
Lacedaemoniens.
9.DES LYCIENES.
CE que l'on récite comme étant advenu en la Lycie, est bien un
conte fait à plaisir, mais si est-il néanmoins témoigné par une
constante renommée. Car Amisodarus, que les Lyciens appellent Isaras,
ainsi que l'on raconte, vint des marches de la ville de Zelée, qui est
colonie des Lyciens, avec une grosse flotte de coursaires, dont était
chef et Capitaine un pirate qui se nommait Chimarrus, homme belliqueux,
mais cruel et inhumain, qui avait pour enseigne du vaisseau, sur lequel
il était, à la proue un lion, et sur la pouppe un dragon, il faisait de
grands maux en toute la côté de la Lycie, tellement qu'il n'était pas
possible de naviguer la mer, ni habiter és villes maritimes, et
voisines du rivage. Ce coursaire doncques ayant été mis à mort par
Bellerophon qui le poursuivit fuyant avec son Pegasus*, tant qu'il
l'attrapa, Les Poètes feignent que c'était un cheval ailé, mais il est
vraisemblable, que c'était un vaisseau fort léger. et outre cela ayant
encore chassé les Amazones de la Lycie, pour tout cela non seulement il
n'eut aucune récompense digne de ses services du Roi de Lycie Iobates,
mais qui pis est, encore lui faisait-il beaucoup de torts: à l'occasion
dequoi Bellerophon étant fort indigné, entra dedans la mer, là où il
fit prières à Neptune contre lui, qu'il lui rendît sa terre
infructueuse et stérile, et sa prière faite se retira: là où il advint
un étrange et horrible spectacle, c'est que la mer s'enfla, qui vint
inonder tout le pays, <p 233r> le suivant suspendue pas à pas par
tout où il allait, et couvrant après lui toute la campagne. Et pource
que les hommes, qui firent tout ce qui leur fut possible de le prier,
qu'il voulût arrêter cette inondation de la mer, ne le peurent oncques
obtenir de lui, les femmes levants leurs cottes pardevant, lui allèrent
à l'encontre: ce qui de honte le fit retourner en arrière, et la mer se
retira aussi quant et lui en son giste. Or quelques-uns interpretants
un peu plus gracieusement la fabulosité de ce conte, disent que ce ne
fut pas par imprecations qu'il attira la marine, mais que la partie du
pays de la Lycie, qui était la plus fertile, étant basse et plaine, il
y avait une levée tout le long de la côté qui la défendait: Bellérophon
la rompit, et ainsi la mer venant à entrer par grande impetuosité, et à
noyer tout le plat pays, les hommes firent tout ce qu'ils peurent par
prières envers lui pour le cuider appaiser, et n'y gagnèrent rien: mais
les femmes l'environnants, à grandes troupes, de tous côtés, le
pressèrent tant, qu'il eut honte de les refuser, et en leur faveur
oublia son maltalent. Les autres disent que Chimaera était une haute
montagne, droitement opposée au soleil du midi, qui faisait de grandes
réfractions et réverbérations des rayons du Soleil, et par conséquence
des inflammations ardentes, comme feu en la montagne, lesquelles
venants à s'étendre et répandre parmi la campagne même, faisaient
sécher et fener tous les fruits de la terre. Dequoi Bellerophon, homme
de grand entendement, ayant compris la cause, fit fendre et couper en
plusieurs endroits la face du rocher qui était la plus unie et polie,
et conséquemment qui rebattait plus les rayons du Soleil, et en
envoyait de plus grandes ardeurs en la campagne: et pour autant qu'il
n'en fut pas reconnu par les habitants, comme il méritait, par despit
il se mit à vouloir prendre vengeance des Lyciens, mais les femmes
firent de sorte qu'elles appaisèrent sa fureur. Mais au demeurant, la
cause qu'allégue Nymphis en son quatriéme livre d'Heraclée, n'est pas
fait à plaisir: Car il dit, que ce Bellerophon, ayant tué un sanglier
qui gâtait tous les fruits de la terre, et les autres animaux dedans le
pays des Xanthiens, il n'en eut aucune récompense: à l'occasion dequoi
ayant fait de grièves imprecations contre ces ingrats Xanthiens à
Neptune, il vint une certaine saumure par-dessus leur terre, qui la
gâta toute, et la fit devenir amère, jusques à ce que ayant été gagné
par les prières et supplications des femmes, il pria Neptune de vouloir
remettre son courroux. Voilà pourquoi la coutume en est demeurée au
pays des Xanthiens, que les hommes en tous affaires se renomment du
côté des meres, et non pas du côté des peres.
10.DES SALMATIDES.
HANNIBAL fils de Barca, devant qu'il passât en Italie pour y
faire la guerre aux Romains, combattit une grosse ville d'Espagne qui
se nommait Salmatique: les assiégés du commencement eurent peur, et
promirent qu'ils feraient ce que Hannibal leur commanderait, et lui
payeraient trois cents talents en argent, et trois cents otagers pour
sûreté de la capitulation: mais si tôt que Hannibal eut levé son siege,
ils se repentirent de l'appointement qu'ils avaient fait avec lui, et
ne firent rien de tout ce qu'ils avaient promis. Parquoi retournant de
rechef mettre le siege devant la ville, pour donner plus grand courage
à ses gents de l'assaillir, il leur dit qu'il leur abandonnait le
pillage: dequoi ceux de la ville se trouvants effroiés, se rendirent à
discrétion, et les Barbares leur permirent de sortir de la ville avec
chacun un robe, ceux qui étaient de condition libre, en abandonnant
leurs armes, leurs biens, leur argent, leurs esclaves, et leur ville.
Leurs femmes se doubtants bien que les ennemis au sortir de la porte
fouilleraient leurs marits, et qu'à elles ils ne toucheraient point,
elles prirent des espées, et les cachèrent dessous leurs robes, et
sortirent à <p 233v> tout quant et leurs marits. Quand ils furent
tous sortis, Hannibal leur baillant une garnison de Massiliens pour les
garder, les arrêta au fauxbourg: et cependant tout le reste de son
armée se jeta à la foule dedans la ville, qui fut toute pillée, sans
ordre quelconque: quoi voyants ces Massiliens perdaient patience, et ne
se pouvaient contenir, ni entendre à bien garder leurs prisonniers,
ains se courrouçaient, et finablement s'en allaient pour avoir aussi
bien que les autres leur part du butin. Mais sur ces entrefaites les
femmes se prirent à crier, et donnèrent à leurs hommes les espées
qu'elles avaient apportées, et aucunes se ruèrent elles mêmes dessus
leurs gardes, tellement qu'il y en eut une qui ôta à Banon le
truchement, la pique qu'il tenait, et lui en donna en l'estomach, mais
il était armé d'un corps de cuirasse: et les marits en abattants les
uns et tournants les autres en fuite, se sauvèrent par ce moyen avec
leurs femmes en troupe: quoi entendant Hannibal, alla soudainement
après, surprit ceux qui étaient demeurés derrière, et cependant les
autres se sauvèrent aux prochaines montagnes sur l'heure: mais depuis
envoyants demander pardon, Hannibal le leur donna gracieusement, et
leur permît de revenir demeurer en leur ville.
11.DES MILESIENES.
IL fut un temps que les filles des Milesiens entrèrent en une
étrange resverie et terrible humeur, sans que l'on en veît aucune cause
apparente, sinon que l'on conjecturait qu'il fallait que ce fut quelque
empoisonnement d'air, qui leur causait ce dévoyement et alienation
d'entendement: car il leur prenait à toutes une soudaine envie de
mourir, et un furieux appétit de s'aller pendre, et y en eut plusieurs
qui se pendirent et estranglèrent secrètement, et n'y avait ni
remontrances, ni larmes de père et de mère, ni consolations d'amis, qui
y servissent de rien: car pour se faire mourir elles trouvaient
toujours moyen d'affiner et tromper toutes les ruses et inventions de
ceux qui faisaient le guet sur elles: de manière que l'on estimait que
ce fut quelque punition divine, à laquelle nulle provision humaine ne
sut trouver remede, jusques à ce que par l'avis de l'un des citoyens
homme sage, il se fit au conseil un edict, que s'il advenait qu'il s'en
pendît plus aucune, elle serait portée toute nue à la vue de tout le
monde à travers la grande place. cet edict fait et ratifié par le
conseil, ne réprima pas seulement pour un peu, mais arrêta du tout la
fureur de ces filles qui avaient envie de mourir. Or est-ce un grand
signe de bonne et vertueuse nature que la crainte d'infamie et de
déshonneur, et vu qu'elles ne redoutaient ni la mort, ni la douleur,
qui sont les deux plus horribles accidents que les hommes puissent
souffrir, qu'elles ne peurent supporter une imagination de villanie, ni
de honte et de déshonneur, qui ne leur devait encore advenir sinon
après leur mort.
12.DES CIENES.
LA coutume était des filles de Cio, qu'elles allaient ensemble
és temples publiques, là où elles demeuraient tout le long du jour, et
leurs amoureux qui les poursuivaient en mariage, les regardaient jouer
et baller ensemble, et le soir elles allaient és maisons les unes des
autres par ordre, là où elles servaient aux peres et meres, et aux
frères, les unes des autres, jusques à leur laver les pieds. Or
advenait-il que bien souvent plusieurs des jeunes hommes aimaient une
même fille: mais leur amour était si bon, si honnête, et si modeste,
que si tôt qu'elle était fiancée à l'un, les autres se deportaient de
lui faire l'amour: mais en somme l'honnêteté de ces femmes se peut
connaître à cela, que en l'espace de sept cents ans il n'est point de
mémoire que jamais il y ait eu femme mariée qui ait commis adultère, ne
fille qui hors mariage ait été depucellée.<p 234r>
13.DES PHOCIENES.
LES tyrants de la Phocide ayants occupé la ville de Delphes, et
pour occasion d'icelle occupation les Thebains leur faisant la guerre,
il advint que les femmes dediées à Bacchus, que l'on appelle les
Thyades, qui vaut autant à dire comme, les forsenées, furent éprises de
leur fureur, et courants vagabondes çà et là de nuit, ne se donnèrent
de garde qu'elles se trouvèrent en la ville d'Amphisse, là où étant
lassées, et non encore retournées en leur bon sens, elles se couchèrent
de leur long au milieu de la place, et s'endormirent. Dequoi étant
adverties les femmes des Amphisseïens, et craignants qu'elles ne
fussent violées par les soudards des tyrans, dont il y avait garnison
en la ville, d'autant que la ville était alliée et confederée des
Phociens, elles accoururent toutes en la place, et se mettants alentour
d'elles sans mot dire, les laissèrent dormir sans les éveiller: puis
quand elles se furent d'elles mêmes esveillées, elles se mirent à les
traiter chacune la siene, et à leur donner à manger: puis finablement
ayants demandé congé de ce faire à leurs marits, les convoyèrent à
sauveté, jusques aux montaignes.
14.VALERIA ET CLOELIA.
L'outrage fait à une Dame Romaine nommée Lucretia, ensemble la
vertu d'icelle, furent cause de faire chasser de son état Tarquinius
Superbus septiéme Roi des Romains après Romulus. cette Dame étant
mariée à un grand personnage, et qui de parenté appartenait à ceux du
sang Royal, fut violée et forcée par l'un des enfants de ce Roi Tarquin
qui était logé chez elle: à l'occasion dequoi elle fit assembler tous
ses parents et amis, et après leur avoir déclaré et fait entendre
l'outrage que on lui avait fait, elle se tua sur l'heure en leur
présence. Et Tarquin pour cette cause ayant été chassé de son Royaume,
suscita plusieurs autres guerres aux Romains, pour penser recouvrer son
état, et finablement fit tant envers Porsena Roi de la Thoscane, qu'il
lui persuada d'aller mettre le siege devant la ville de Rome avec
grosse puissance: et leur étant outre la guerre survenue encore la
famine, dont ils se trouvaient fort pressés, entendants que Porsena
était non seulement prince vaillant aux armes, mais aussi debonnaire et
juste, ils le voulurent faire juge des différents qu'ils avaient à
l'encontre de Tarquin. Mais Tarquin s'opiniâtra au contraire disant,
que s'il ne demeurait ferme et constant allié, aussi peu serait-il puis
après juste juge. Porsena le laissant et se départant de son alliance,
entendit à faire en sorte qu'il s'en retournât en bonne paix et amitié
avec les Romains, en recouvrant d'eux toutes les terres qu'ils avaient
occupées en la Thoscane, et les prisonniers qu'ils avaient pris en
cette guerre. Pour l'assurance duquel appointement on lui bailla des
otages dix fils, et dix filles, entre lesquelles était Valeria fille du
consul Publicola: et cela fait il rompit incontinent son camp, et tout
appareil de guerre, quoi que tous les articles de la capitulations ne
fussent pas encore accomplis. Ces filles étant en son camp,
descendirent vers la rivière, comme pour s'y baigner et laver, un peu
arrière du camp, et à la suscitation de l'une d'entre elles qui avait
nom Cloelia, après avoir entortillé leurs habillements alentour de
leurs têtes, elles se jetèrent à travers la rivière qui était
impetueuse, et passèrent à nage, et s'entr-aidants les unes aux autres
avec grand travail et grande peine. Il y en a qui disent que cette
fille Cloelia ayant trouvé moyen de recouvrer un cheval monta dessus,
et traversa la rivière tout doucement, montrant le chemin aux autres,
et leur donnant courage, et support à nager alentour d'elle: mais pour
quelle raison ils le conjecturent ainsi, nous le dirons ci-après. Quand
les Romains les vîrent passées à sauveté, ils eurent bien leur vertu et
leur hardiesse en admiration, <p 234v> mais ils ne furent pas
contents de leur retour, ni ne voulurent pas souffrir qu'on leur pût
reprocher, d'avoir tous ensemble moins de foi qu'un homme seul. Et
pourtant commandèrent aux filles de s'en retourner de là où elles
étaient venues, et envoyèrent quant-et-quant escorte pour les conduire:
mais quand elles eurent repassé la rivière du Tybre, il s'en fallut
bien peu qu'elles ne fussent prises par une embûche que Tarquin leur
avait dressée sur le chemin: mais la fille du Consul, Valeria, s'en
fuit la première avec trois serviteurs dedans le camp de Porsena, et
son fils Aruns courant soudainement au secours des autres, quand il en
ouït la nouvelle, les recourut des mains des ennemis. Quand elles
furent toutes amenées devant le Roi, il leur demanda laquelle c'était
qui avait donné courage à ses compagnes de passer la rivière, et qui
leur avait la première donné ce conseil. Les autres craignants que le
Roi n'en voulût faire souffrir quelque peine à Cloelia, n'en voulurent
mot dire, mais elle-même confessa que c'était elle. Et Porsena estimant
beaucoup sa vertu, fit amener un des plus beaux chevaux de son escuirie
magnifiquement enharnaché, qu'il lui donna: et qui plus est, pour
l'amour d'elle renvoya courtoisement et humainement toutes les autres.
C'est la conjecture par laquelle aucuns jugent, que Cloelia traversa la
rivière dessus un cheval: les autres disent que non, mais que le Roi
s'étant émerveillé de sa force et de sa hardiesse, comme étant plus
grande que d'une femme, l'estima digne du présent que l'on a accoutumé
de faire à un bon homme de guerre: tant y a, qu'en mémoire de ce fait
on en voit encore aujourd'hui une statue de pucelle étant à cheval, en
la rue que l'on appelle la Rue sacrée, laquelle statue aucuns disent
être de Cloelia, les autres de Valeria.
15.MICCA ET MEGISTO.
ARISTOTIMUS ayant usurpé la tyrannie et violente domination sur
les Eliens, moyennant l'espaule et la faveur que lui faisait le Roi
Antigonus, abusait inhumainement, et excessivement de son pouvoir: car
outre ce que de sa nature il était homme violent, encore était-il
contraint d'obeïr et complaire à des Barbares, gents ramassés de toutes
pièces, qu'il avait assemblés pour garder sa personne et son état, et
de leur laisser faire plusieurs insolences, et plusieurs cruautés à
l'encontre de ses sujets: comme fut entre autres l'inconvénient qui
arriva à Philodemus, lequel avait une belle fille nommée Micca, de
laquelle un des Capitaines du tyran, qui s'appellait Lucius, voulait
faire son plaisir, non tant pour amour qu'il lui portât, que pour un
appétit désordonné de la violer et déshonorer: si lui manda qu'elle
vint parler à lui: et le père et la mère voyants que voulussent ou non
ils seraient contraints de ce faire, lui dirent qu'elle y allast: mais
la pucelle étant généreuse et magnanime en les ambrassant, et se jetant
à leurs pieds, les supplia de la laisser plutôt tuer, que de souffrir
que sa virginité lui fut méchantement et vilainement ôtée. Mais pource
qu'elle demeurait trop à venir au gré de Lucius, qui brûlait de
concupiscence, et avait bien bu, il se leva de la table en colère, et
s'y en alla lui-même: et trouvant Micca qui avait la tête entre les
genoux de son père, il lui commanda qu'elle le suivist: ce qu'elle
refusa de faire: et lors lui déchirant ses vêtements, il la fouetta
toute nue sans qu'elle dît un seul mot, endurant quant à elle en
patience et en silence toutes ces douleurs: mais son père et sa mère
voyants que pour le prier et pour pleurer, ils ne gagnaient rien, se
prirent à impleurer l'aide des Dieux et des hommes, criants à haute
voix, que l'on leur faisait une injure indigne, et un outrage
insupportable. A raison de quoi le Barbare, entrant totalement en
fureur d'ivrongnerie et de colère, tua la pauvre fille au même état
qu'elle était, ayant le visage dedans le giron de son père. Mais pour
tout cela le tyran ne s'en amollit de rien, ains en tua plusieurs des
<p 235r> citoyens, et en bannit encore davantage, tellement que
l'on dit qu'il y en eut huict cents qui s'enfuirent en Aetolie,
lesquels l'envoyèrent requérir de leur permettre que ils puissent
retirer leurs femmes et leur petits enfants: mais un peu après comme de
lui-même il fit crier à son de trompe, que les femmes qui s'en
voudraient aller devers leurs marits, s'en allassent, et qu'il leur
permettait de pouvoir emporter quant et elles tant commes elles
voudraient de leur biens: et quand il sut qu'elles étaient toutes fort
aises de ce cri, et l'avaient recueilli avec un grand contentement, car
elles étaient en nombre de plus de six cents, il leur commanda qu'elles
partissent toutes ensemble à certain jour qu'il leur ordonna,
promettant de leur donner escorte pour les conduire à sûreté. Quand le
jour qui leur avait été prefix fut échu, elles s'assemblèrent aux
portes de la ville, ains fait leurs pacquets des hardes qu'elles
voulaient emporter, tenants entre bras partie de leurs enfants, et
faisants emmener les autres sur des chariots, s'entre-attendants les
unes les autres: mais soudainement plusieurs de ces soudards et
satellites du tyran leur coururent sus, en leur criant de tout loin,
Demeure demeure. Puis quand ils furent tout près d'elles, ils
commandèrent aux femmes de s'en retourner arrière, et faisants
rebourser les chariots et chevaux vers elles, les chassèrent à toute
bride à travers de la troupe, ne leur permettants ni d'y aller, ni
d'arrêter, ni de secourir leurs petits enfants qu'elles voyaient mourir
devant leurs yeux: car les uns perissaient en tombant de dessus leurs
chariots à terre, les autres sous les pieds des chevaux: et cependant
ces satellites à grands coups de fouet et grands cris, comme si
c'eussent été des moutons, les pressaient de telle sorte, qu'elles
tombaient les unes sur les autres, jusques à ce qu'ils les eurent
toutes jetées dedans les prisons: leurs biens et leurs hardes furent
rapportées à Aristotimus. Dequoi ceux d'Elide étant fort déplaisants,
les religieuses sacrées à Bacchus, que l'on appelle les Seize, tenants
en leurs mains des rameaux de suppliants, et à l'entour de leur têtes
des chappeaux de branches de vignes, s'en allèrent trouver Aristotimus
sur la place. Les satellites qu'il avait autour de lui pour la sûreté
de sa personne, se fendirent par révérence pour les laisser approcher:
et elles du commencement teindrent silence sans autre chose faire que
tendre humblement et religieusement les rameaux de suppliants: mais
quand le tyran aperçut que c'était pour les femmes Eliennes qu'elles le
venaient supplier, à fin qu'il eût pitié d'elles, se courrouçant à ses
soudards, et criant après eux, pource qu'ils les avaient laissées ainsi
approcher, il les fit chasser hors de la place, en poussant les unes et
frappant les autres: et outre cela, encore condamna-il chacune desdites
religieuses en deux talents d'amende. Ces choses ainsi faites, il y eut
dedans la ville l'un des citoyens nommé Hellanicus, homme jà bien avant
sur son âge, qui suscita une conjuration à l'encontre de lui, sans
qu'il s'en défiast, ne pensant pas qu'il dût jamais rien entreprendre
contre lui, tant pource qu'il était déjà fort vieil, que pource qu'il
lui était mort de naguères deux de ses enfants: et au même temps du
côté de l'Aetolie les bannits étants passés se saisirent d'une forte
place dedans le territoire d'Elide, qui s'appellait Amymone, situé en
lieu bien commode pour faire la guerre, et y reçurent encore plusieurs
autres des habitants de la ville qui s'en coururent incontinent que ils
en surent les nouvelles: ce que craignant le tyran Aristotimus s'en
alla devers leurs femmes en la prison, et cuidant venir mieux à bout de
ses desseins par crainte que par amour, il leur commanda d'envoyer
devers leurs marits, et leur écrire qu'ils sortissent hors du pays, ne
les menassant s'ils ne le faisaient, de les faire toutes mourir, après
avoir déchiré à coups de fouet et tué devant eux leurs enfants. Or
toutes les autres ne lui répondirent rien, combien qu'il demeurât
longuement à les presser de lui dire si elles le feraient ou non, ains
s'entreregardaient les unes les autres sans mot dire, comme
s'entredonnants à connaître qu'elles n'avaient point de peur, <p
235v> et ne s'étonnaient point de ses menasses. Mais une nommée
Megisto femme de Timoleon, que les autres tenaient comme pour leur
Capitainesse, tant pour l'honneur de son mari, que pour la vertu
d'elle-même, ne daigna pas se lever, ni ne souffrit pas que les autres
se levassent non plus, ains lui répondit toute assise: «Si tu était
homme sage, tu ne parlerais pas à des femmes pour cuider contraindre
leurs marits, ains enverrais devers eux, comme devers ceux qui ont
toute puissance sur elles, pour leur porter de meilleurs propos que
ceux par lesquels tu nous as trompées: mais si n'esperant pas de leur
pouvoir rien persuade, tu penses les circonvénir et tromper par le
moyen de nous, il ne faut pas que tu t'attendes de nous pouvoir jamais
plus abuser, ni qu'eux aussi soient si malavisés, ne de si peu de
coeur, que par des femmes et des petits enfants, ils soient pour
quitter et abandonner la liberté de leur pays: car ce ne leur est pas
tant de perte de nous perdre, vu mêmement qu'ils ne nous ont pas
maintenant, comme ce leur est de bien, de délivrer leur pays et leurs
citoyens de ton outrageuse cruauté.» Ainsi que Megisto lui tenait ces
propos, Aristotimus n'en pouvant plus endurer, commanda que l'on lui
apportât son petit fils pour le tuer devant ses yeux: et comme ses
satellites le cherchassent parmi les autres petits garçons qui jouaient
et luictaient ensemble, sa mère l'appella elle-même par son nom,
disant, «Viença mon fils, afin que tu sois délivré de la cruelle
tyrannie de cettui, avant que tu aies sentiment ni jugement de la
connaître car il me serait trop plus grief de te voir indignement
servir, que non pas de mourir.» Aristotimus adonc par impatience de
colère desguainnant son épée, courut vers elle pour la frapper
elle-même, n'eût été que l'un de ses familiers appelé Cylon, qui
faisait semblant de lui être fidele, et néanmoins le haïssait en son
coeur, et était des complices de la conjuration de Hellanicus, se mit
au-devant, et l'en détourna par prières, lui remontrant que cela
n'était point fait en homme généreux, ains tenait de la femme, et non
du Prince, ni de personnage sachant manier de grands affaires:
tellement qu'à grande peine peut-il tant faire, que retourné en son
sens rassis, il s'en voulût aller de là. Or lui advint-il un grand
presage et ligne de ce qui était prêt à lui arriver: car sur le haut du
jour, ainsi comme il était en sa chambre à se reposer avec sa femme, et
que l'on apprêtait son souper, ceux de la maison aperçurent un aigle
rouant en l'air au dessus de son hostel, qui lascha une assez grosse
pierre droit sur l'endroit de la couverture de la chambre où il se
reposait, comme si de propos délibéré il eût visé à ce faire. Ainsi
ayant ouï le bruit de la pierre tombée de dessus, et le cri de ses
domestiques qui avaient vu ce pronostique tout ensemble de dedans la
maison, il s'en effroia, et demanda que c'était: l'ayant entendu, il
envoya querir sur la place le devin duquel il se soûlait servir, et lui
demanda tout troublé, que voulait dire ce presage. Le devin le
réconforta, disant que c'était Jupiter qui l'esveillait, et qui
montrait de le vouloir secourir: mais aux citoyens dont il se fiait il
assura, que c'était la vengeance divine qui devait bientôt tomber sur
la tête du tyran: et pourtant Hellanicus et ses adhèrents furent
d'opinion qu'il ne fallait plus différer, ains lui courir sus dés le
lendemain. Et la nuit même, il fut avis à Hellanicus, en dormant, que
l'un de ses enfants morts se présente à lui qui lui dit: «Pere, comment
t'amuses-tu encore à dormir, vu que demain tu dois être eleu Capitaine
général de cette ville?» Hellanicus encouragé de cette vision alla
solliciter ses compagnons: et Aristotimus étant averti comme Craterus
venant pour le secourir avec une puissante armée était campé auprès
d'Olympe, en prit une telle assurance, qu'il s'en alla avec Cylon sur
la place sans aucunes gardes: et lors Hellanicus voyant le point de
l'occasion venu, ne donna pas le signe qui était convenu entre eux, à
ceux qui devaient les premiers mettre la main à l'execution de leur
entreprise, mais à haute vois étendant ses deux mains, il s'écria,
«Qu'attendez vous gens de bien? <p 236r> Sçauriez-vous désirer un
plus beau théâtre à combattre pour la défense de la liberté, que le
milieu de votre pays?» Adonc Cylon mettant la main à l'épée frappa l'un
de ceux qui suivaient le tyran, et de l'autre côté Thrasybulus et
Lampis se ruèrent dessus Aristotimus, qui les prevint s'enfuyant dedans
le temple de Jupiter, là où ils le mirent à mort, puis en jetant le
corps au milieu de la place, convièrent les habitants de la ville à
reprendre leur liberté: mais les femmes encore furent les premières,
car elles accoururent incontinent toutes à grande liesse, en plorant et
criant de joie, et environnants tout à l'entour les hommes qui avaient
fait cette execution, les couronnèrent, et leur mirent des chappeaux de
fleurs sur les têtes: et lors la commune se jetant sur la maison du
tyran, sa femme ayant fermé sa chambre sur elle, se pendit: mais ayant
deux filles toutes deux fort belles de visage, pucelles, et prêtes à
marier, ils les prirent et tirèrent à force hors de la maison, ayants
bien intention de les tuer après qu'ils les auraient violées, et puis
déchirées à coups de verges premièrement, n'eût été que Megisto avec
les autres honnêtes Dames de la ville leur allèrent au-devant, qui leur
crièrent, qu'ils faisaient choses indignes d'eux, attendu que étant en
train de recouvrer leur liberté, pour vivre désormais en forme de
gouvernement populaire, ils prenaient l'audace de commettre des
outrages et violences telles que sauraient faire les plus cruels
tyrans. Le peuple adonc ayant honte pour l'honneur et l'authorité de
ces honnêtes Dames, qui parlaient ainsi vertueusement à eux les larms
aux yeux, fut d'avis que l'on ne leur serait point de villanie à leurs
personnes, et qu'on mettrait à leur chois de mourir de telle mort
qu'elles voudraient: ainsi les ayants remenées toutes deux à la maison,
et leur ayants dénoncé qu'il fallait qu'elles mourussent à l'heure
même, l'aînée qui s'appellait Myro, desceignant sa ceinture en fit un
las-courant qu'elle se mit au col, et en baisant et ambrassant sa
soeur, la pria de la regarder faire, pour puis après faire comme elle:
«A fin, dit-elle, que nous ne mourions point bassement, et indignement
du lieu dont nous sommes issues.» Mais la jeune au contraire la pria de
lui permettre qu'elle mourût la première, et quant et quant se saisit
de la ceinture: et adonc l'aînée lui répondit, «Je ne vous refusay
jamais chose que vous me demandissiés, ma soeur, et pour ce, dit-elle,
je suis contente de vous faire encore cette grâce, de supporter et
souffrir, ce qui me sera plus grief que la mort même, de vous voir, ma
très chere soeur, mourir devant moi.» Cela dit, elle-même lui enseigna
à mettre le las à l'entour de son col: puis quand elle voit qu'elle eut
rendu l'esprit, elle l'ôta, et couvrit son corps: puis adressant sa
parole à Megisto même, la requit de ne souffrir pas que son corps,
quand elle serait aussi morte, demeurât gisant vilainement et
honteusement: tellement qu'il n'y eut entre les assistants personne de
si dur coeur, ne qui de nature haïst tant les tyrans, qui ne deplorast,
et n'eût en soi-même compassion de la générosité et magnanimité de ces
deux jeunes filles. Or comme ainsi soit qu'il y ait infinies belles
choses que les femmes ont anciennement faites plusieurs ensemble, il me
semble que ce peu d'exemples que nous en avons allégués, devra suffire:
au demeurant nous décrirons ci-après des particuliers actes de vertu de
quelques unes, pêle-mêle selon qu'elles nous viendront en mémoire,
estimants que l'ordre des temps n'est point trop nécessaire à rediger
par écrit une telle histoire.
16.PIERIA.
QUELQUES uns des Ioniens, qui s'étaient venus habituer en la
ville de Milet, entrèrent en querelle à l'encontre des enfants de
Neleus: à l'occasion de laquelle finablement ils furent contraints de
se retirer en la ville de Myunte, là où ils eleurent leur demeurance,
et y furent fort molestés et travaillés par les Milesiens qui leur
faisaient la <p 236v> guerre, pource qu'ils s'étaient soustraits
et séparés d'avec eux, toutefois ce n'était point une si sanglante, ne
si mortelle guerre, qu'ils n'envoyassent bien les uns devers les
autres, et ne communiquassent quelquefois ensembles: car mêmes à
quelques jours de fêtes solennelles, les femmes de Myunte allaient bien
en la ville de Milet. Or y avait-il entre ces Myuntins, l'un des plus
nobles qui s'appellait Pythes, et sa femme Japygia, dont il avait une
belle fille, nommée Pieria. étant doncques échue la grande fête de
Diane, en laquelle il se faisait un solennel sacrifice, que l'on
nommait la Neleïde, ce Pythes y envoya sa femme et sa fille, qui l'en
requirent, à fin qu'elles fussent participantes de la fête. Si advint
que l'un des enfants de Neleus, celui qui avait plus de credit et
d'authorité en la ville, nommé Phrygius, s'enamoura de Pieria, et lui
demanda ce qu'il pourrait faire qui lui fut le plus agreable: elle lui
répondit, Si tu fais qu'il me soit loisible de souvent et avec
plusieurs venir ici. Phrygius comprenant aussi tôt ce qu'elle voulait
dire, qu'il y eût paix et amitié en ces deux villes, fit en sorte qu'il
en ôta toute guerre: au moyen dequoi Pieria fut depuis grandement
honorée et estimée en toutes les deux villes, tellement que jusques
aujourd'hui les Dames Milesienes souhaittent encore, et prient aux
Dieux, qu'elle soient autant aimées comme Phrygius aima Pieria.
17.POLYCRITE.
GUERRE s'émeut jadis entre les Naxiens et les Milesiens, à cause
de Neaera femme de Hypsicreon, par une telle occasion. Elle s'enamoura
de Promedon Naxien, et montant sur mer s'en alla quant à lui car il
était hoste de Hypsicreon, logeant ordinairement chez lui, quand il
venait en la ville de Milet, et jouissait secrètement de cette Neaera
amoureuse de lui: mais au long aller, craignant que son mari ne s'en
aperçût, il l'enleva, et l'emmena en la ville de Naxe, là où il la fit
rendre suppliante à son autel et foyer domestique. Hypsicreon l'envoya
bien redemander: mais les Naxiens en faveur de Promedon refusèrent de
la rendre, alléguants pour excuse de leur refus, qu'elle requérait la
franchise des suppliants: à raison de quoi la guerre commença entre
eux, en laquelle les Erythraeiens favorisèrent fort affectueusement la
part de ceux de Milet: de manière que la guerre prenait un long trait,
et apportait de grandes miseres et calamités aux uns et aux autres,
jusques à ce que finablement elle s'acheva par la vertu d'un femme,
comme elle avait commencé par le vice et la méchanceté d'une autre. Car
un Diognetus Capitaine des Erythraeiens, à qui l'on avait commis la
garde d'une place fortée, assise en lieu opportun pour travailler et
endommager les Naxiens, fit quelque course dedans leur pays, là où
parmi grande quantité de tout autre butin, il prit et emmena plusieurs
filles et femmes de bonne maison, entre lesquelles il s'en trouva une
nommée Polycrite, de laquelle il devint amoureux, et la tint et traita
non comme prisonniere de guerre, mais comme si elle eût été sa femme
épousée. Or advint-il que le jour échut de la grande fête solennelle
des Milesiens, ainsi qu'ils étaient au camp: au moyen dequoi ils se
mirent tous à boire, et à faire grande chère les uns avec les autres.
Adonc Polycrite demanda à ce Capitaine Diognetus, s'il serait point
malcontent qu'elle envoyât à ses frères quelques tourteaux de ceux que
l'on avait apprêtés pour la fête: ce que non seulement il lui permît
volontiers, mais lui commanda de ce faire: et elle se servant de cette
occasion, mit dedans l'un de ces tourteaux une petite lame de plomb
écritte, et enjoignit expressément à celui à qui elle les bailla à
porter, de dires à ses frères, qu'il n'y eût qu'eux tous seuls qui
mangeassent de ces gâteaux: comme ils firent, et trouvants l'écriture
de leur soeur dedans, par laquelle elles les advertissait que la nuit
il ne faillissent de venir assaillir leurs ennemis, <p 237r>
pource qu'ils les trouveraient tous en désordre, sans guet ne garde
quelconque, d'autant qu'ils seraient encore ivres de la chère qu'ils
auraient faite à cause de la fête, ils en allèrent incontinent advertir
les Capitaines généraux de l'armée, les priants de vouloir faire cette
entreprise avec eux. Ainsi fut la place prise, et y eut grand nombre de
ceux de dedans tués: mais Polycrite requit à ses citoyens qu'on lui
donnât Diognetus, et par ce moyen lui sauva la vie: mais elle quand
elle approcha des portes de la ville de Naxe, voyant tous les habitants
venir audevant d'elle avec extreme réjouissance, lui mettants des
chappeaux de fleurs sur sa tête, et chantants ses louanges, son coeur
n'eut pas la force de soutenir une si grande joie: car elle mourut sur
la place tout joignant la porte de la ville, là où elle fut depuis
ensepulturée, et appelle-l'on encore sa sepulture, le sepulchre de
l'envie, comme ayant été quelque envieuse fortune qui envia à Polycrite
la fruition de tant de gloire et d'honneur. Ainsi le décrivent les
historiens de Naxe: toutefois Aristote dit, que Polycrite ne fut jamais
prise prisonniere, mais que Diognetus l'ayant par quelque autre moyen
vue, en devint amoureux, tellement qu'il était prêt de lui donner et
faire pour l'amour d'elle tout ce qu'elle voudrait: et elle lui promît
qu'elle s'en irait à lui, pourvu qu'il lui accordât une seule chose,
dequoi, à ce que dit le Philosophe, elle exigea obligation de serment:
et après qu'il eut juré sa foi, elle lui requit, qu'il lui rendît le
château de Delion, car ainsi s'appellait la place qui lui avait été
baillée en garde, autrement elle dit qu'elle ne coucherait jamais avec
lui: et que lui tant pour le grand désir qu'il avait d'en jouir, comme
pour le serment, par lequel il s'était obligé, ceda la place, et la
rendit à Polycrite, laquelle la remît entre les mains de ses citoyens,
et par ce moyen étant de rechef retournés à être pareils aux Milesiens,
ils firent depuis appointement avec eux, à telles conditions qu'ils
voulurent.
18.LAMPSACE.
EN la ville de Phocée il y eut un temps deux frères jumeaux de
la maison des Codrides, l'un appelleé Phobus, et l'autre Blepsus, dont
Phobus fut le premier qui se jeta du haut des rochers Leucadiens en la
mer, ainsi comme Charon chroniqueur Lampsacenien l'écrit: et ayant
puissance et authorité royale en son pays, il advint qu'il eut affaire
pour son particulier en l'Île de Paros, et s'y en alla, là où il
contracta amitié et alliance d'hospitalité avec Mandron qui était Roi
des Bebryciens surnommés Pityoesseniens: et de fait les secourut, et
fit la guerre avec eux contre des peuples barbares leurs voisins, qui
leur faisaient beaucoup de dommage et d'ennui: puis quand il fut sur
son partement pour s'en retourner, Mandron lui fit plusieurs caresses
et demontrations d'amitié, et entre autres lui offrit la moitié de sa
terre et de sa ville, s'il voulait venir s'habituer en la ville de
Pityoessa, avec partie des Phocaïens, pour peupler le pays. Parquoi
Phobus étant de retour à Phocée, proposa ce parti à ses citoyens, et
leur ayant fait trouver bon, y envoya pour Capitaine son frère qui
conduisit les nouveaux habitants: si eurent à leur arrivée le
traitement tels qu'ils eussent su désirer de Mandron: mais à trait de
temps, après qu'ils eurent eu de grands avantages sur les Barbares
circonvoisins, et eurent gagné sur eux grande quantité de tout butin,
et de dépouilles, ils commencèrent premièrement à être enviés, et puis
après craints et redoutés des Bebryciens: à raison dequoi désirants
s'en pouvoir défaire, ils ne s'ozèrent pas adresser à Mandron qu'ils
connaissaient homme de bien et juste, pour lui persuader de commettre
aucune déloyauté envers des hommes de nation Grecque, mais ayants espié
un jour qu'il était absent, ils se preparèrent pour défaire par
surprise tous ces Phocaïens. Toutefois la fille de ce Mandron nommée
Lampsace, encore à marier, ayant découvert l'aguet et <p 237v>
embûche, tâcha premièrement de divertir ses amis et familiers d'une si
malheureuse entreprise, en leur remontrant, que ce serait un acte
damnable devant les Dieux et devant les hommes, de courir sus en
trahison à leurs propres alliés, et qui les avaient secourus à leur
besoin contre leurs ennemis, et outre qui étaient maintenant leurs
concitoyens. Mais quand elle voit qu'elle ne pouvait venir à bout de
leur persuader, elle fit sous main entendre aux Grecs la trahison qu'on
leur brassait, et les advertit de se tenir sur leurs gardes. Si firent
un solennel sacrifice, et un festin public, auquel ils convièrent les
Pityoesseniens au faubourg de la ville, et se divisèrent en deux
troupes, dont l'une se saisit des murailles de la ville, pendant que
les habitants étaient à ce festin, et l'autre met à mort les conviés:
et par ce moyen se firent seigneurs de toute la ville, et envoyèrent
appeler Mandron, lequel ils voulurent être participant de leurs
conseils, et inhumèrent magnifiquement sa fille Lampsace, qui par
fortune mourut de maladie, et pour mémoire du bien qu'elle leur avait
fait, surnommèrent la ville de son nom Lampsaque. Toutefois Mandron,
pour n'être soupçonné d'avoir été traître aux siens, ne leur voulut
point consentir de demeurer avec eux, ains leur demanda les femmes et
les enfants des morts, lesquels ils lui envoyèrent diligemment, sans
leur faire aucun déplaisir: et ayants par avant decerné honneurs
heroïques à Lampsace, depuis ils ordonnèrent qu'on lui sacrifierait
comme à une Déesse, et continuent encore jusques aujourd'hui à faire
ces sacrifices.
19.ARETAPHILE.
ARETAPHILE de la ville de Cyrene, n'est pas des fort anciennes,
ains seulement environ le temps du regne de Mithridates, mais elle
montra une vertu, et fit un acte comparable à tous les plus magnanimes
conseils des antiques demiDéesses. Elle était fille de Aeglator, et
femme d'un nommé Phaedimus, tous deux nobles hommes, et grands
personnages: et étant belle de visage, et femme de fort gentil
entendement, mêmement en matière d'état, et affaires de gouvernement,
les publiques calamités de son pays ont été cause d'illustrer son nom,
et le faire venir à la connaissance des hommes: car Nicocrates ayant
usurpé la tyrannie de Cyrene, fit mourir plusieurs des principaux
citoyens de la ville, et entre autres, un Melanippus grand prêtre
d'Apollon, qu'il tua de sa propre main pour avoir sa presbtrise: aussi
fit-il mourir Phaedimus le mari d'Aretaphile, et, qui plus est,
l'épousa par force et malgré elle. Ce tyran, outre infinies autres
cruautés qu'il commettait journellement, avait mis des gardes aux
portes de la ville, lesquels quand on emportait des corps morts, pour
les inhumer hors la ville, les outrageaient en leur picquant la plante
des pieds avec des poignards et des dagues, ou leur appliquant des
fers-chaulds, de peur que l'on ne transportât aucun des habitants
vivant hors la ville, sous couleur de le porter en terre, comme s'il
fut mort. Si étaient à Aretaphile ses maux particuliers bien griefs à
supporter, combien que le tyran se laschât envers elle pour l'amour
qu'il lui portait, jusques à lui laisser jouir d'une grande partie de
sa puissance: car il était épris de son amour, et n'y avait qu'elle
seule à qui il se laissât manier, étant au demeurant inflexible, âpre
et sauvage à tout le demeurant: mais encore plus la grevait de voir son
pays en public ainsi misérablement et indignement traité par ce tyran:
car tous les jours il faisait mourir les citoyens les uns après les
autres, et si ne voyait-on point qu'il y eût espérance de vengeance, ni
de délivrance d'aucun côté, pource que les bannis étant faibles de tout
point et étonnés, s'étaient écartés les uns çà, les autres là. Parquoi
Aretaphile se subrogeant elle-même seule espérance de ressourse à la
Chose publique, et se proposant à imiter les hauts faits <p 238r>
et magnanimes de Thebe femme du tyran de Pheres, mais n'ayant pas des
hommes fideles et proches parents pour la seconder en ses entreprises,
comme les affaires en donnèrent à l'autre, elle essaya de faire mourir
le tyran par poisons: mais ainsi comme elle en faisait provision, et
éprouvait les forces d'un chacun, son affaire ne peut être secret, ains
fut découvert. Et étant le fait bien prouvé et averé, Calbia mère de
Nicocrates, femme de nature sanguinaire et implacable, fut d'avis qu'il
la fallait incontinent faire mourir, après lui avoir devant fait
endurer plusieurs tourments: mais l'affection que Nicocrates lui
portait, affoiblissait un peu et retardait sa colère, joint
qu'Aretaphile qui se présentait constamment à répondre aux accusations
qu'on lui proposait, donnait quelque couleur à la passion du tyran:
mais à la fin voyant qu'elle se trouvait convaincue par preuves, à quoi
elle n'eût su répondre, et qu'elle ne pouvait aucunement nier qu'elle
n'eût preparé quelque sorte de drogues, elle confessa qu'elle avait
bien voirement fait provision de quelques drogueries, non pas toutefois
dangereuses ne mortelles: «Mais je suis, dit-elle, Monseigneur, en
peine de plusieurs choses de grande conséquence, c'est de me conserver
la bonne opinion que tu as de moi, et l'affection que de ta grâce tu me
portes, pour laquelle j'ai cet honneur de jouir d'une bonne partie de
ton authorité et puissance: ce qui me rend enviée des mauvaises femmes,
desquelles craignant les ensorcellements, charmes et autres menées, par
lesquelles elles voudraient tâcher à te distraire de l'amour que tu me
portes, je me suis laissée aller à tâcher d'y vouloir obvier par
contraire artifice, qui sont choses à l'aventure folles, et vraies
inventions de femmes, mais non pas dignes de mort, si ce n'est qu'il te
semble juste de faire mourir ta femme, pour t'avoir voulu bailler
quelques breuvages d'amour et quelques charmes, pour tâcher à être
encore aimée de toi davantage qu'il ne te plaît de l'aimer.» Nicocrates
ayant ouï ces excuses de Aretaphile, fut d'opinion de lui faire donner
la torture, à quoi fut présente sa mère Calbia, sans fléchir jamais de
pitié ni s'amollir: et étant interrogée sur la gehenne, jamais ne se
laissa vaincre aux douleurs des tourments, ains se mainteint toujours
invincible à la question, tant que Calbia même à la fin se lassa malgré
elle de la tourmenter et gehenner: et Nicocrates la lascha, ajoutant
foi aux excuses qu'elle alléguait, et se repentit de lui avoir donné ce
tourment: et ne passa guères de temps, pour la passion qu'il avait
imprimée en son coeur, qu'il ne retournât à elle, et ne tâchât à
regagner sa bonne grâce par tous honnneurs, et toutes caresses qu'il
lui pouvait faire, tant il était épris de son amour: mais elle n'avait
garde de se laisser vaincre de ces flatteries, vu qu'elle avait bien eu
la vertu de resister aux douleurs de la question. Ainsi étant joint au
désir qu'elle avait auparavant de faire chose vertueuse, l'animosité
encore de se venger, elle essaya un autre moyen: car elle avait une
fille prête à marier, qui était assez belle: elle l'attiltra pour un
appât à prendre le frère du tyran, qui était un jeune homme fort aisé à
prendre par les plaisirs de la jeunesse: et y en a plusieurs qui
tiennent que outre la fille, encore usa elle de quelques charmes, et
quelques breuvages, dont elle enchanta le sens et l'entendement de ce
jeune homme, qui s'appellait Leander. Quand il fut pris de l'amour de
cette fille, il fit tant par prières envers son frère, qu'il lui permît
de la prendre en mariage: et marié qu'il fut, sa femme instruite de sa
mère, commença à le prattiquer, et à lui persuader qu'il entreprît de
remettre la ville en sa liberté, lui remontrant que lui-même n'était
pas libre, tant comme il vivait sous une tyrannie, et qu'il n'était pas
en sa puissance, s'il ne plaisait au tyran, d'épouser telle femme qu'il
voudrait, ni de la garder quand il l'aurait épousée. D'autre côté ses
familiers et amis, pour faire plaisir à Aretaphile lui allaient
toujours forgeants quelques nouvelles occasions de querelles et de
suspicions à l'encontre de son frère: et quand il s'aperçut
qu'Aretaphile était de même avis, et qu'elle tenait la <p 238v>
main à cette menée, adonc il resolut d'executer l'entreprise, et
suscita un sien serviteur nommé Daphnis, par lequel il fit tuer
Nicrocrates: mais au demeurant tué qu'il l'eut, il ne voulut pas suivre
le conseil d'Aretaphile, ains montra incontinent par ses deportements
qu'il avait tué son frère, et non pas le tyran, car il se porta
follement et furieusement en sa domination: toutefois si portait-il
toujours quelque honneur et quelque révérence à Aretaphile, et lui
donnait quelque authorité au maniement des affaires, pource qu'elle ne
lui montrait pas son malcontentement, ni ne lui faisait pas la guerre
ouvertement, ains secrètement lui troublait et embrouillait ses
affaires. Car premièrement elle lui suscita la guerre de la Lybie par
le moyen d'un prince nommé Anabus, avec lequel elle eut secrète
intelligence, et lui persuada de venir courir son pays, et approcher
son armée de la ville Cyrene, et puis elle mit Leander en défiance et
soupçon de ses amis, et de ses capitaines, lui donnant à entendre
qu'ils n'avaient point le coeur à cette guerre, et qu'ils aimaient
mieux la paix et le repos, avec ce que ses affaires mêmes la
requéraient et l'établissement de sa domination, s'il voulait bien à
fait dompter et tenir sous le pied ses citoyens, et que de sa part elle
trouverait bien moyen de traiter appointement, voire de faire qu'ils
s'entreverraient et parleraient ensemble s'il voulait, Anabus et lui,
devant que la guerre tirât plus avant, et apportât quelque
inconvénient, auquel il ne serait possible de donner ordre, ni mettre
remede puis après. Si fut l'affaire conduit de telle sorte, qu'elle la
première alla parler à ce prince Lybien, auquel elle requit, que si tôt
qu'ils se trouveraient ensemble pour parlementer, il l'arrêtât
prisonnier, et pour ce faire lui promît de grands présents, et une
bonne somme d'argent. Le Lybien s'y accorda facilement. Leander faisait
quelque doute de se trouver à ce parlement: mais toutefois pour le
respect qu'il portait à Aretaphile, qui avait promis pour lui qu'il s'y
trouverait, il s'y trouva tout nud, sans armes et sans gardes: et quand
il approcha du lieu où se devait faire cette entrevue, et qu'il aperçut
Anabus, il fit de rechef du fâcheux et restif, disant qu'il voulait
attendre ses gardes: mais Aretaphile qui était là présente, lui donnant
courage, lui dit, qu'il se ferait réputer homme de lâche coeur, et qui
ne tenait point sa parole, s'il faillait à s'y trouver: et finablement
voyant qu'il s'arrêtait, le tira par la main assez audacieusement et
assurément, tant qu'elle le mena, et le livra entre les mains de ce
prince Barbare. Si fut incontinent ravi et saisi au corps par les
Lybiens, qui le teindrent en étroite garde lié et garrotté comme un
prisonnier, jusques à ce que les amis d'Aretaphile arrivèrent avec les
autres citoyens de Cyrene, qui lui apportèrent l'argent qu'elle avait
promis: car si tôt que l'on sut en la ville cette prise, la plupart du
peuple y accourut à sa requète et mandement: là où quand ils aperçurent
Aretaphile, peu s'en fallut qu'ils n'oubliassent tout le courroux et
maltalent qu'ils avaient encontre le tyran, et estimèrent que la
vengeance et punition exemplaire qu'ils devaient faire du tyran,
n'était qu'un accessoire: mais que leur principale besogne, et la
fruition de leur liberté consistait à la saluer, caresser et ambrasser,
avec si grande réjouissance, que les larmes leur en venaient aux yeux,
se jetants à ses pieds, comme si c'eût été l'image de quelque Déesse:
ainsi y affluants les uns sur les autres jusques au soir, à peine
s'avisèrent-ils à la fin de se saisir de la personne de Leander, avec
lequel ils s'en retournèrent en la ville, et après qu'ils se furent
bien saoulés de donner toutes sortes de louanges et de faire tous
honneurs à Aretaphile, finablement ils se mirent à penser ce qu'ils
devaient faire des tyrans: si brûlèrent Calbia toute vive, et cousurent
Leander dedans un sac de cuir qu'ils jetèrent dedans la mer: et
voulurent que Aretaphile eût la charge et administration de la Chose
publique, avec les autres principaux personnages de la ville. Mais
elle, comme ayant joué un jeu fort inégal et variable, et qui avait eu
plusieurs parties, jusques à en avoir rapporté la couronne de victoire,
quand <p 239r> elle voit que son pays était entièrement franc et
libre, s'alla renfermer en sa maison, et ne se voulant plus hazarder à
s'entremettre d'affaire quelconque publique, usa le reste de ses jours
en paix et en repos avec ses parents et amis, sans se mêler plus
d'autre chose que de besogner à des ouvrages.
20.CAMMA.
IL y eut jadis au pays de Galatie deux des plus puissants
Seigneurs, et qui aucunement étaient parents l'un de l'autre, Sinorix
et Sinatus, desquels Sinatus avait épousé une jeune Dame qu'il avait
prise fille appelée Camma, fort estimée et prisée de quiconque la
connaissait, tant pour la beauté de son corps, comme pour la fleur de
son âge, mais encore plus pour son honnêteté et sa vertu: car non
seulement elle aimait son honneur et son mari, mais aussi était
prudente, magnanime, et singulièrement aimée et désirée des sujets pour
sa bonté et sa douceur: et, qui la faisait encore plus regarder et
renommer, elle était prêtresse religieuse de Diane, à laquelle les
Galates anciennement avaient singulière dévotion: ce qui était cause
qu'on la voyait souvent és sacrifices publiques, et solennelles
processions, parée et accoutrée magnifiquement. Si en devint Sinorix
amoureux, lequel voyant que tant que son mari vivrait, il ne pourrait
jamais venir à bout d'en jouir, ni par amour, ni par force, il commît
un malheureux acte: car d'aguet propensé il tua Sinatus, et peu
d'espace de temps après il alla demander Camma en mariage. Elle faisait
sa demeurance dedans le temple, et ne supportait pas la malheureuse
forfaiture qu'avait commise Sinorix, d'un coeur abattu et failli, qui
ne fît qu'emouvoir les gents à pitié, ains avec un courroux couvert en
elle-même, n'attendait autre chose que l'occasion de s'en pouvoir
venger: de l'autre côté Sinorix était assidu à la solliciter et prier,
lui alléguant des raisons qui semblaient avoir quelque honnête couleur,
qu'il s'était toujours montré plus homme de bien en toutes sortes que
Sinatus, et que ce qui l'avait induit à le tuer, c'était la vehemence
de l'amour qu'il lui portait à elle, non pour aucune méchanceté. La
jeune Dame du commencement lui fit des refus qui ne furent point trop
rudes, et semblait que tous les jours peu à peu elle s'allât
amollissant, d'autant mêmement que ses parents et amis étaient
ordinairement après à la persuader et forcer de consentir à ce mariage,
pour faire plaisir à Sinorix, lequel avait grand credit et grande
authorité au pays: tant que finablement elle s'y consentit, et l'envoya
l'on querir qu'il vint vers elle, à fin qu'en la présence de la Déesse
même le contract du mariage fut passé, et les épousailles solennisées.
Quand il fut arrivé, elle le reçut gracieusement, et l'amena devant
l'autel de Diane, là où elle répandit à la Déesse un peu d'un breuvage
qu'elle avait preparé dedans une coupe, puis en beut une partie, et
bailla l'autre à boire à Sinorix: le breuvage était de l'hydromel
empoisonné: et quand elle voit qu'il l'eut tout bu, alors jetant un
gémissement haut et clair, et faisant la révérence à sa Déesse: Je
t'appelle à témoin, dit-elle, très honorée Déesse, que je n'ai survécu
Sinatus pour autre intention que pour voir cette journée, n'ayant eu ne
bien ne plaisir de la vie en tout le temps que j'ai vécu depuis, que
l'espérance de pouvoir un jour faire la vengeance de sa mort, laquelle
ayant maintenant faite, je m'en vais gayement et joyeusement devers mon
mari: mais toi le plus méchant homme du monde, donne ordre maintenant
que tes amis et parents au lieu de lit nuptial te preparent une
sepulture. Le Galatien ayant ouï ces propos, et commençant déjà à
sentir que le poison faisait son operation, et lui troublait tout le
dedans du corps, monta dessus un chariot, esperant que l'esbranlement
et l'agitation du chariot lui pourrait servir à faire vomir le poison
mais il en sortit tout incontinent, et se fit mettre dedans une
littiere: et ne sut si bien faire, que le <p 239v> soir même il
ne rendît l'âme: et Camma ayant passé toute la nuit, et entendu comment
il était déjà trêpassé, s'en alla volontairement et gayement hors de ce
monde.
21.STRATONICE.
cette même province de Galatie a porté encore deux autres Dames
bien dignes d'éternelle mémoire, Stratonice femme du Roi Deiotarus, et
Chiomara femme de Ortiagonte. Car Stratonice sachant que le Roi son
mari désirait singulièrement avoir des enfants legitimes pour les
laisser successeurs de sa couronne, et n'en pouvant avoir d'elle, elle
lui pria et persuada, qu'il en fît à une autre femme, et lui permit
qu'elle se les supposast. Deiotarus s'émerveille fort de cette sienne
resolution et lui permit d'en faire à sa guise, ainsi comme elle
voudrait: parquoi elle choisit, entre les captives prises à la guerre,
une belle jeune fille qui avait nom Electra, qu'elle enferma avec
Deiotarus dedans une chambre: et nourrit et éleva les enfants qui en
vindrent, avec autant d'affection, et en aussi grande magnificence
comme s'ils eussent été siens.
22.CHIOMARA.
LORS que les Romains sous la conduitte de Cneus Scipion défirent
les Galates habitants en l'Asie, il advint que Chiomara femme
d'Ortiagonte fut prinse prisonniere de guerre avec les autres femmes
des Galates. Le capitaine qui la prit, usa de son aventure en soudard,
et la viola. Or s'il était homme sujet à son plaisir, autant ou plus
l'était-il à son profit, et lors fut attrapé par son avarice: car lui
étant promise une grosse somme d'argent pour délivrer cette femme, il
la conduisit au lieu qui lui fut designé pour la rendre et mettre en
liberté: c'était sur le bord d'une rivière, que les Galates passèrent,
lui comptèrent son argent, et reprirent Chiomara: mais elle fit signe
de l'oeil à l'un de ses gens qu'il tuât ce capitaine Romain, ainsi
comme il prenait congé d'elle et la caressait: ce que l'autre fit, et
d'un coup d'épée lui avalla la tête: elle la releva, et l'enveloppant
au-devant de sa robe, tira son chemin et s'en alla. Arrivée qu'elle fut
au logis de son mari, elle lui jeta cette tête à ses pieds: dequoi il
s'étonna, et lui dit, «Ma femme il faut garder la foi:» «Ce fait-mon,
répondit-elle, mais aussi faut-il qu'il n'y ait qu'un seul homme vivant
qui ait eu ma compagnie.» Polybius écrit que lui-même parla depuis à
elle en la ville de Sardis, et qu'il la trouva femme de grand coeur, et
de bon entendement. Mais puis qu'il est venu à propos de faire mention
des Galates, j'en réciterai encore une telle histoire. Le Roi
Mithridates envoya querir à fiance, comme ses amis, soixante des
principaus Seigneurs des Galates, en la ville de Pergame: lesquels
étant venus devers lui à sa requète, il leur parla superbement et
impérieusement, dont ils furent tous fort courroucés: tellement qu'il y
en eut un nommé Toredorix, homme robuste de corps, et courageux à
merveilles, seigneur d'une contrée qui s'appelle des Tossiopiens, qui
entreprit de le saisir au corps, lors qu'il donnerait audience dedans
le parc des exercices, et de se precipiter avec lui dedans une profonde
baricave qui là était: mais de fortune le Roi ce jour-là n'alla point,
comme de coutume, en ce parc des exercices, ains manda que tous ces
seigneurs Galates vinssent parler à lui en son logis. Toredorix les
admonesta de ne s'étonner point, mais quand ils seraient arrivés auprès
de lui, qu'ils se ruassent ensembles de tous côtés sur lui, et le
déchirassent en pièces. Cela ne fut pas tenu secret, ains ayant été
découvert à Mithridates, il les fit prendre tous, et leur envoya couper
les têtes l'un après l'autre: mais sur ces entrefaites il se va
souvenir d'un jeune homme en fleur d'âge, le plus beau et le mieux
formé <p 240r> qui fut de son temps, et en eut pitié, se
repentant de l'avoir condamné quant et les autres, et montra évidemment
qu'il en était marri, pensant qu'il eût été défait des premières: ce
néanmoins à toute aventure il envoya faire commandement, s'il était
encore vivant, qu'on le laissât aller. Ce jeune homme avait nom
Bepolitan, et lui advint une fortune merveilleuse: car il fut pris avec
une belle robe et riche. laquelle le bourreau se voulant reserver
nette, sans qu'elle fut souillée de sang, en la lui dépouillant tout à
l'aise, il aperçut les gens du Roi qui accouraient vers lui, en criant
à haute voix le nom de ce jeune homme. Voilà comment l'avarice, qui a
été cause de faire mourir infinis hommes, sauva contre toute espérance
la vie à celui-là. Mais quant à Toredorix, ayant été cruellement
massacré de plusieurs coups, il fut jeté aux chiens sans sepulture, et
sans que personne de ses amis en osât approcher pour l'inhumer, fors
une jeune femme Pergameniene, qu'il avait autrefois connue pour sa
beauté, laquelle se hazarda d'ensevelir et inhumer son corps. Ce que
les gardes ayants aperçu, la saisirent et la menèrent au Roi, où l'on
dit que Mithridates à la voir seulement en eut compassion, pource
qu'elle lui sembla fort jeunette et simple jouvencelle: mais encore
plus eut-il le coeur attendri, quand il sut que l'amour avait été cause
de lui faire entreprendre: si lui permît d'enlever le corps et de
l'ensepulturer, en lui fournissant du sien les draps et autres
parements nécessaires pour les funerailles.
23.TIMOCLIA.
THEAGENES natif de Thebes eut pareille volonté et intention
quant à la défense de son pays et de la Chose publique, que jadis
eurent Epaminondas, Pelopidas, et tous les plus gents de bien du monde,
mais il tomba en la commune ruine de la Grèce, lors que les Grecs
perdirent la bataille de Chaeronée, étant déjà quant à lui vainqueur,
et poursuivant ceux qu'il avait rompus en bataille devant lui: car ce
fut lui qui répondit à un fuyant qui lui cria, «Jusques où nous veux-tu
chasser?» «Jusques en Macedoine,» dit-il. Mais une siene soeur le
survesquit, qui témoigna que tant pour la vertu de ses ancestres, que
pour la siene propre, il avait été grand homme, et digne d'être renommé
entre les plus vaillants: elle reçut un peu de fruit de sa vertu, qui
lui aida à supporter plus patiemment ce qui lui toucha des communes
miseres de son pays. Car après qu'Alexandre eut pris la ville de
Thebes, et que les soudards couraient çà et là pillants ce qu'ils
pouvaient, il se rencontra qu'un Capitaine d'une compagnie de chevaux
légers Thraciens, se saisit de la maison de Timoclia, homme qui ne
savait que c'était d'honnêteté et de courtoisie, mais violent et sans
aucun discours de raison: car après qu'il se fut bien emply de vin et
de viande au souper, sans porter aucun respect à la race, ni à l'état
et honnêteté de cette Dame, il lui manda qu'elle vint coucher avec lui:
et encore ne fut-ce pas tout, car il lui commanda de lui dire où elle
avait caché son or et son argent, tantôt la menassant de la tuer, et
tantôt la caressant, et lui promettant qu'il la tiendrait pour sa
femme. Mais elle prenant l'occasion que lui-même lui présentait, «Plût
à Dieu, dit-elle, que je fusse morte devant cette nuit, plutôt que
d'être demeurée vive: car ayant tout perdu, au moins fut mon corps
impollu et net de toute violence: mais la fortune étant ainsi advenue,
qu'il faut que désormais je te répute pour mon seigneur, mon maître et
mon mari, puis qu'il plaît aux Dieux qui t'ont donné cette puissance
sur moi, je ne te veux point frustrer ne priver de ce qui est à toi:
car quant à moi, je vois bien qu'il faudra que je sois dorenavant telle
que tu voudras. Je soûlais avoir des bagues et joyaux à parer ma
personne, et de la vaisselle d'argent, et si avoir encore quelque somme
d'or et d'argent monnoyé: mais quand j'ai vu que la <p 240v>
ville s'en allait prise, j'ai le tout fait prendre à mes femmes, et
jeter, ou pour mieux dire, détourner, et mettre en reserve dedans un
puits, où il n'y a point d'eau, et qui est su de peu de gens, pource
qu'il y a une grosse pierre dessus qui en bousche l'entrée, et force
arbres alentour qui le couvrent. Cela te sera un thresor qui te rendra
riche à jamais quand tu l'auras en ta possession, et à moi servira de
témoignage et de preuve, pour te montrer combien notre maison était
noble et opulente par ci-devant.» Le Macedonien ces propos ouïs,
n'attendit pas qu'il fut jour, ains sur l'heure même se fit conduire
par Timoclia au lieu, lui commandant qu'elle fermât sûrement le verger
après elle, afin que personne n'en aperçût rien, et descendit tout en
chemise dedans ce puits: mais la hydeuse Clotho le conduisait, qui
voulait venger son forfait par la main de Timoclia qui était au dessus:
car quand elle sentit à sa voix qu'il était au fond, elle-même lui jeta
dessus grande quantité de pierres, et ses femmes aussi y en ruèrent
plusieurs autres grandes et grosses, tant qu'elles l'assommèrent, et
comblèrent le puits. Ce que les Macedoniens ayants entendu, firent tant
qu'ils retirèrent le corps, et ayant déjà été proclamé à son de trompe
par la ville, que l'on ne tuât plus personne des Thebains, ils
saisirent Timoclia, et la menèrent devant le Roi Alexandre, auquel ils
firent entendre de point en point l'audacieux acte qu'elle avait ozé
commettre. Alexandre jugeant bien à l'assurance de son visage, et à la
gravité de son marcher, qu'elle devait être de quelque grande et noble
maison, l'interrogea premièrement qui elle était: et elle lui répondit
d'une grande assurance, sans se montrer étonnée de rien, «j'ai eu un
frère nommé Theagenes, qui étant Capitaine général des Thebains en la
bataille de Chaeronée, contre vous, mourut en combattant pour la
défense de la liberté des Grecs, afin que nous ne tombissions point en
la misere, en laquelle nous sommes présentement tombés: mais puis qu'il
est ainsi, que l'on nous fait des outrages indignes du lieu dont nous
sommes issues, quant à moi, je ne fuis point à mourir, car il m'est à
l'aventure trop meilleur que de vivre, pour essayer encore une autre
telle nuit que la passée, si toi-même n'y mets empêchement.» A ces
paroles tous les gents d'honneur qui furent là présents, se prirent à
pleurer. Mais quant à Alexandre, il lui sembla que le courage de cette
Dame était plus grand, que de devoir faire pitié, et louant grandement
sa vertu et sa parole qui l'avait bien attaint au vif, il commanda à
ses Capitaines, qu'ils eussent soigneusement l'oeil, et donnassent bien
ordre à ce que l'on ne commit plus de semblables exces en une maison
illustre: et quant et quant ordonna que Timoclai fut remise en sa
pleine liberté, elle et tous ceux qui seraient trouveés lui appartenir
aucunement de parenté.
24.ERYXO.
BATTUS qui fut surnommé Eudaemon, c'est à dire, heureux, eut un
fils qui eut nom Arcesilaus, ne ressemblant de moeurs en rien à son
père: car du vivant même de son père, ayant fait faire des creneaux à
l'entour de sa maison, il en fut condamné en un talent d'amende par son
père même, et après sa mort étant de nature fâcheux, comme depuis il en
eut le surnom, et aussi pource qu'il se gouvernait par le conseil d'un
sien ami Laarchus, qui ne valait rien, il devint tyran, au lieu de Roi:
et ce Laarchus aspirant à la tyrannie, chassait et bannissait de la
ville, ou bien faisait mourir les principaux, et les meilleurs citoyens
de Cyrene, et en rejetait les causes sur Arcesilaus, et finablement il
lui fit boire du poison d'un liévre marin, dont il tomba en une maladie
lente, et une langueur fâcheuse, de laquelle il mourut, et ce pendant
se saisit de la seigneurie, sous couleur de la vouloir conserver, comme
tuteur, à Battus fils d'Arcesilaus, lequel était contrefait et boiteux:
de manière que <p 241r> tant pour son bas âge, que pour
l'imperfection de sa personne, il était mêprisé du peuple, mais
plusieurs s'adressaient à sa mère, lui obeïssaient volontiers, et
l'honoraient, d'autant qu'elle était femme sage, douce et humaine, et
avait beaucoup des plus puissants hommes du pays, qui étaient ses
parents et amis, au moyen dequoi ce Laarchus lui faisant la cour,
poursuivit de l'avoir en mariage, lui offrant, si elle le voulait
épouser, d'adopter Battus pour son fils, et de le faire participant de
sa seigneurie: dequoi Eryxo, car ainsi s'appellait cette Dame, s'étant
conseillée avec ses frères, lui fit réponse qu'il en communiquât avec
eux, pource que s'ils trouvaient bon ce mariage, si faisait-elle.
Laarchus ne faillit pas de leur en parler, et eux de complot
expressément fait entre eux, tiraient la chose en longueur, et le
remettaient de jour à autre: mais Eryxo lui envoya secrètement l'une de
ses femmes, lui dire de sa part, que ses frères lors contredisaient à
son intention, mais quand le mariage serait consommé, ils n'en
contesteraient plus, et seraient contraints de le trouver bon: et
pourtant qu'il fallait, si bon lui semblait, qu'il s'en vint la nuit
devers elle, et que tout le reste de l'affaire se porterait bien, quand
il serait bien commencé. Ces propos furent merveilleusement plaisants à
Laarchus, et étant du tout transporté d'aise hors de soi, pour la
demontration d'amitié que lui faisait cette femme, il promît qu'il se
rendrait vers elle à telle heure qu'elle lui commanderait. Or faisait
Eryxo ce complot de l'avis et conseil de son frère aîné Polyarchus, et
ayant prefix le jour et l'heure qu'ils se devaient trouver ensemble,
elle fit venir secrètement en sa chambre son frère, qui amena quant et
lui deux jeunes hommes avec leurs espées, qui ne désiraient rien plus
que venger la mort de leur père, lequel Laarchus avait de nouveau fait
mourir: puis elle envoya querir ce Laarchus, lui mandant qu'il vint
seul sans gardes: si ne fut pas plutôt entré, que ces deux jeunes
hommes le chargèrent à coups d'épée, tant qu'ils le firent mourir en la
place, puis en jetèrent le corps par-dessus les murailles de la maison,
et amenants Battus en public, le déclarèrent Roi à la mode et coutume
du pays: et Polyarchus rendit aux Cyreniens leur anciene et première
sorte de gouvernement. Or y avait-il lors à Cyrene plusieurs soudards
du Roi d'Aegypte Amasis, ausquels Laarchus se fiait, et par le moyen
desquels il se rendait formidable et épouventable aux Cyreniens. Ces
gens de guerre envoyèrent incontinent en diligence devers le Roi
Amasis, pour charger et accuser Eryxo et Polyarchus de ce meurtre:
dequoi le Roi fut courroucé, et sur le champ proposa de faire la guerre
aux Cyreniens: mais sur ces entrefaites il advint que sa mère alla de
vie à trêpas: et cependant qu'il fut occupé à en faire les funerailles,
les nouvelles vindrent à Cyrene du malcontentement de ce Roi, et de sa
resolution de faire la guerre: si fut d'avis Polyarchus d'aller luymême
devers lui pour rendre raison de son fait, et sa soeur Eryxo ne voulut
pas demeurer derrière, ains le suivre, et s'exposer au même péril que
lui, et ne fut pas la mère même d'eux, nommée Critola, qui n'y voulût
aussi aller, combien qu'elle fut fort vieille, mais elle était Dame de
grande dignité et authorité, d'autant qu'elle était soeur germaine de
premier Battus surnommé l'heureux. Quand ils furent arrivés en Aegypte,
tous les autres seigneurs de la cour approuvèrent grandement ce qu'ils
avaient fait en cet endroit, et Amasis même loua infiniment la pudicité
et magnanimité de Eryxo, et après les avoir honorés de riches présents,
et les avoir traités royalement, les renvoya tous, Polyarchus et les
Dames, avec sa bonne grâce à Cyrene.
25.XENOCRITE.
XENOCRITE de la ville de Cumes, ne fait pas moins à louer et
estimer pource qu'elle fit à l'encontre du tyran Aristodemus, que
quelques-uns pensent avoir <p 241v> été surnommé Malace, qui vaut
autant à dire, comme mol, pour la dissolution de ses moeurs: mais ils
s'abusent pour ne savoir pas la vraie origine de ce surnom: car il fut
surnommé par les Barbares Malace, qui signifie garçon, pource qu'étant
encore fort jeune entre ses compagnons d'âge, portants encore les
cheveux longs, que l'on appellait anciennement coronistes, ce semble
pour cette occasion, és guerres contre les Barbares il se faisait bien
voir, et y acquérait un grand renom, non seulement pour sa hardiesse à
coups de main, mais aussi encore plus pour son bon sens, sa diligence
et provoyance, en quoi il se montrait singulier: de manière que étant
en fort bonne estime de ses citoyens, il fut incontinent avancé et
promeu aux plus grandes charges et dignités de la Chose publique:
tellement que quand les Thoscants faisaient la guerre aux Romains pour
remettre Tarquin le Superbe en sa Royauté, dont il avait été dechassé,
les Cumains le firent Capitaine du secours qu'ils envoyaient aux
Romains: en laquelle expédition, qui dura longuement, laissant faire à
ses citoyens qui étaient sous sa charge au camp tout ce qu'ils
voulaient, et les amadouant comme flatteur, plutôt que leur commandant
comme Capitaine, il leur persuada de courir sus à leur Senat, quand il
seraient de retour, et lui aider à en chasser les plus puissants et les
plus gens de bien, tellement que peu à peu par ces moyens il se fit
tyran absolu. Et s'il fut méchant et violent en autres extorsions,
encore le fut-il davantage envers les jeunes femmes et les jeunes
enfants de bonne maison: car on trouve par écrit entre autres choses,
qu'il contraignait les jeunes garçons à porter cheveux longs comme
filles, et des crespines et autres affiquets d'or par-dessus: et au
contraire, il contraignait les filles de se tondre en rond, et porter
des manteaux, à la façon des jeunes hommes, et des saies, sans manches.
Toutefois s'étant extremement enamouré de Xenocrite fille d'un des
principaux citoyens qu'il avait banni, il la tint, non pas après
l'avoir épousée, ou après l'avoir gagnée par belles persuasions,
pensant qu'elle se devait bien contenter d'être avec lui en quelque
sorte que ce fut, attendu qu'elle en était réputée bienheureuse et bien
fortunée de tous ceux de la ville: mais toutes ces faveurs-là ne lui
éblouïssaient point le jugement à elle: car outre ce qu'elle était
marrie de ce qu'il couchait avec elle sans qu'elle lui eût été donnée
ni fiancée par ses amis et parents, elle désirait le recouvrement de la
liberté de son pays, autant comme ceux qui apertement étaient haïs et
malvoulus du tyran. Or faisait Aristodemus en ce temps-là environner
son territoire d'un fossé tout à l'environ, ouvrage qui n'était ni
nécessaire ni utile, mais seulement entrepris pour user, fâcher et
consommer de travaux ses pauvres citoyens: car il était commandé à
chacun de porter certaine quantité de terre par jour. Comme doncques il
allât voir comment on y besongnait, elle détourna et couvrit son visage
avec un bout de sa robe, et passé qu'il fut, les jeunes hommes se
jouants et se moquants d'elle, lui demandaient pourquoi elle fuyait
ainsi de voir Aristodemus, et avait honte de lui seul, et n'avait point
honte d'être vue des autres: et elle leur répondit, mais bien à certes,
et parlant à bon esciant: «C'est, dit-elle, pource qu'il n'y a entre
les Cumains que Aristodemus seul qui soit homme.» cette parole touchait
à tous, mais elle aiguillonna de honte ceux qui avaient le coeur assis
en bon lieu, à entreprendre de recouvrer leur liberté. Et dit-on, que
Xenocrite l'ayant entendu dit, qu'elle aimerait mieux porter elle-même
sur ses espaules la terre, comme les autres, pour son père pourvu qu'il
pût être présent, que de participer à toutes les délices, et à toute la
puissance d'Aristodemus. Cela doncques confirma encore davantage ceux
qui conjurèrent à l'encontre du tyran, desquels le chef principal fut
Thymoteles, ausquels Xenocrite ayant baillé libre et sûre entrée,
trouvants Aristodemus seul, sans armes et sans gardes, en se ruant
plusieurs sur lui, le tuèrent facilement. Voilà comment la ville de
Cumes fut délivrée de tyrannie par deux vertus d'une femme, l'une qui
leur donna le pensement premier et <p 242r> l'affection de
l'entreprendre, et l'autre qui leur aida et leur donna moyen de
l'executer: quoi fait ceux de la ville offrirent à Xenocrite plusieurs
honneurs, prerogatives et présents, mais elle les refusant tous, leur
demanda seulement la grâce de pouvoir inhumer le corps d'Aristodemus:
ce qu'ils lui permirent, et outre l'eleurent prêtresse et religieuse de
Ceres, estimants que cet honneur qu'ils faisaient à Xenocrite, ne
serait pas moins agreable à la Déesse, que convenable à elle.
26.LA FEMME DE PYTHES.
AUSSI dit-on que la femme du riche Pythes, du temps que le Roi
Xerxes veint faire la guerre aux Grecs, fut une bonne et sage Dame: car
ce Pythes ayant trouvé des mines d'or, et aimant non par mesure, mais
excessivement, le profit grand qui lui en venait, lui-même y employait
toute son étude, et contraignait tous ses citoyens également à
fouiller, porter, ou purger et nettoyer l'or, sans leur permettre de
faire ni exercer autre oeuvre du monde: dequoi plusieurs mouraient, et
tous se fâchaient, tellement que les femmes à la fin s'en vindrent avec
rameaux de suppliantes à la porte de cette femme pour l'émouvoir à
pitié, et la prier de les vouloir secourir à ce besoin. Elle les
renvoya en leurs maisons avec bonnes paroles, les admonestant de bien
esperer, et de ne se desconforter point: et cependant elle envoya
secrètement querir des orfévres à qui elle se fiait, et les renfermant
en certain lieu, les pria de lui faire des pains d'or, des tartes et
gâteaux, de toutes sortes de fruits, et de toutes les chairs et viandes
principalement qu'elle savait que son mari Pythes aimait le mieux: puis
quand il fut de retour en sa maison, car il était lors allé en quelque
voyage, comme il demanda à souper, sa femme lui présenta une table
chargée de toutes sortes de viandes contrefaites d'or, sans autre chose
qui fut bonne à boire ni à manger, mais tout or seulement. Il y prit
plaisir du commencement, mais après qu'il eut assez rassasié ses yeux à
voir tous ces ouvrages d'or, il demanda à manger à bon esciant: et elle
lui demandant ce qu'il voudrait bien manger, le lui présentait d'or,
tant qu'à la fin il s'en courrouça, et cria qu'il mourait de faim.
«Voire-mais, dit-elle, vous en êtes cause, car vous nous avez fait
avoir foison de cet or, et faute de toute autre chose: car tout
artifice, tout métier, et toute autre vacation cesse entre nous, et n'y
a personne qui laboure la terre, ains laissants en arrière tout ce que
l'on seme et que l'on plante en la terre pour nourrir les personnes,
nous ne faisons que fouiller et chercher des choses qui sont à nous
nourrir inutiles, nous consommons nous mêmes de labeur, et nos citoyens
après.» Ces remontrances emeurent Pythes, qui pour cela ne cessa pas
entièrement toute son entremise des mines, mais y faisant travailler la
cinquiéme partie seulement de ses citoyens, les uns après les autres,
il permît au reste d'aller vaquer à leur labourage et à leurs mestiers.
Mais quand Xerxes descendit avec une si grande armée pour faire la
guerre aux Grecs, s'étant montré fort magnifique au recueil, et
traitement, et grands présents qu'il fit au Roi et à toute sa court, il
requit une grâce au Roi, c'est que de plusieurs enfants qu'il avait, il
en dispensait l'un seul d'aller à la guerre, à fin qu'il demeurât avec
lui en la maison, pour avoir soin de le traiter et gouverner en sa
vieillesse: de quoi Xerxes fut si courroucé, qu'il fit mourir ce
fils-là seul, et l'ayant fait couper en deux pièces, fit passer son
armée par entre deux (pièces), et emmena les autres qui tous moururent
és batailles: à l'occasion dequoi Pythes, se desconfortant, fit ce que
font ordinairement ceux qui ont faute de coeur et d'entendement, car il
craignait la mort, et haïssait la vie: il eût bien voulu ne vivre
point, et si ne se pouvait défaire de la vie. Or y avait-il dedans la
ville une grande motte de terre, au long de laquelle passait la rivière
qui se nommait Pythopolites: il fit bâtir sa sepulture dedans cette
motte, et détournant le cours <p 242v> de la rivière, la fit
passer à travers cette motte, de manière qu'en passant elle venait à
razer sa sepulture. Ces choses preparées il descendit vivant dedans. Et
resigna à sa femme sa ville et toute sa seigneurie, lui enjoignant
qu'elle n'approchât point de ce monument, mais bien que seulement elle
mit tous les jours son boire et son manger dedans une petite nacelle,
jusques à ce qu'elle veît que la nacelle passerait outre la motte,
ayant les vivres tous entiers sans que l'on y eût touché, et lors
qu'elle cessât de plus lui en envoyer, pource que ce serait signe
certain, qu'il serait decedé. Voilà comment il acheva le reste de ses
jours: et sa femme gouverna depuis son état sagement, et apporta
heureuse mutation et changement de travaux aux sujets.
XXXVI. Consolation envoyée à Apollonius sur la MORT DE SON FILS.
CE N'EST pas de cette heure seulement, Seigneur Apollonius, que j'ai eu
pitié et compassion de toi, ayant entendu la mort avant-âge de ton
fils, qui nous était très cher à tous, pource qu'en si grande jeunesse
il se montrait fort sage, rassis, et modeste, observant
merveilleusement bien tous offices et devoirs de pieté, tant envers les
Dieux, comme envers ses père et mère, et ses parents et amis. Mais il
n'eût pas été bien à propos, sur l'heure même de son trêpas, aller
devers toi pour te prescher et admonester de supporter patiemment
l'inconvénient qui t'était advenu, lors que et ton corps et ton âme
étaient de tout point accablés sous le faix d'une calamité si étrange
et si peu propensée, outre ce qu'il était force que j'en sentisse
moi-même partie de la douleur: car les biensuffisants médecins mêmes
n'ordonnent pas incontinent contre les violentes et soudaines descentes
de catarres, les remedes des médecines laxatives, ains attendent que la
force de l'inflammation des humeurs se meurisse d'elle-même, sans
application d'huiles et unguent par le dehors. Mais après que le temps,
qui a accoutumé de meurir toutes choses, s'est ajouté à l'inconvénient,
et que la disposition de ta personne m'a semblé requérir le secours de
tes amis, j'ai pensé que se ferais bien si je te départais quelques
raisons et discours consolatoires, pour essayer de relâcher un peu de
ta douleur, et appaiser les regrets de ton deuil, et les lamentations
qui ne servent de rien: car suivant ce que dit le sage poète Euripide,
Les médecins des malades esprits
Sont les raisons, quand quelqu'un bien appris
En sait user à heure competente,
Pour alléger ce qui le coeur tourmente.
Et comme il dit ailleurs,
A chaque mal il faut propre remede:
Car à celui qui de douleur procède,
Des bons amis le parler gracieux
Allege fort les ennuis soucieux.
Qui est trop fol en toutes actions,
Il a besoin d'âpres corrections:
Car entre tant de passions de l'âme,
La couleur est celle qui plus l'entame.
Il y en a qui de douleur outrés,
<p 243r> Comme l'on dit, sont en fureur entrés,
Et en plusieurs autres maux incurables,
Jusqu'à tuer soi-mêmes misérables.
Or se douloir et se sentir attaint au vif pour la perte d'un fils, est
une douleur qui procède de cause naturelle, et n'est point en notre
puissance.Car quant à moi, je ne saurais être de l'opinion de ceux qui
louent si hautement je ne sais quelle brutale et farouche et sauvage
impassibilité, laquelle n'est ni possible à l'homme, ni utile, quand
bien elle serait possible, pource qu'elle nous ôterait la mutuelle
benevolence et douceur d'aimer, et de se sentir aimé, laquelle il nous
est nécessaire retenir et conserver plus que nulle autre chose: mais
aussi dis-je bien, que se laisser emporter hors de mesure à la douleur,
et augmenter son deuil à l'infini, est contre la nature, et procède
d'une mauvaise opinion qui est en nous: pourtant faut-il laisser l'un
comme chose dommageable et mauvaise, et qui ne convient nullement à
gents de bien, et ne reprouver ni ne rejeter pas aussi les moderées
passions, suivant ce que souhaittait le philosophe Academique Crantor:
«A la mienne volonté que jamais nous ne fussions malades, mais s'il
advient que nous le soyons, à tout le moins, que nous sentions notre
mal, si l'on nous arrache, ou que l'on nous coupe quelque partie de
notre corps: car cette indolence-là, de ne se douloir de rien, ne
s'engendre point en l'homme sans grand salaire, pource qu'il est
vraisemblable et que l'âme en devient bestiale, et le corps
insensible.» Parquoi la raison veut que les sages hommes ne soient en
telles adversités ni impassibles, ni aussi trop passionnés: pource que
l'un est inhumain, et tient de la bête sauvage: l'autre trop mol, et
sent sa femme. Mais bien avisé est celui, qui sait garder le moyen, et
qui peut porter gentilment autant les prosperités qui surviennent en
cette vie comme les adversités: ayant bien propensé que c'est ne plus
ne moins comme en un état populaire, là où l'on tire les magistrats au
sort, et faut que celui à qui le sort échut, commande: et celui qui en
est frustré, porte patiemment le refus de fortune. Ainsi faut-il qu'en
la distribution des evenements et succès des affaires, il se contente,
sans plainte ni resistance, de ce que la fortune lui envoye: car ceux
qui ne peuvent faire cela, ne pourraient non plus supporter sagement et
modereement de grandes prosperités: car c'est une sentence morale fort
bien et sagement dite,
Jamais bon-heur, tant sait-il grand ou haut,
Ton coeur n'éléve outre plus qu'il ne faut:
ni au contraire aussi, pour malencontre,
Qui arriver te puisse, ne te montre
Trop bas de coeur, comme un chetif esclave,
Ains te maintien en ton naturel grave
Toujours tout un, comme l'or dans le feu.
Car c'est fait en homme sage et bien appris, se maintenir et comporter
toujours d'une même sorte en prosperité, et aussi en adversité garder
généreusement ce qui lui est bien séant: car l'office de vraie prudence
et bon sens est, d'eviter le mal quand on le voit venir, ou le corriger
quand il est advenu, et l'amoindrir le plus que l'on peut, ou bien se
preparer à le supporter virilement et magnanimement: car la prudence se
montre et s'employe, touchant les biens, en quatre sortes, ou à les
acquérir, ou à les garder, ou à les augmenter, ou à en user dextrement
et sagement. Ce sont là les règles de la prudence et des autres vertus,
dont il faut user en l'une et en l'autre fortune: car comme dit le
commun proverbe,
Il n'y a nul qui soit en tout heureux.
Et certainement
Il ne se peut naturellement faire,
Que ce qui est, ne soit point nécessaire.
<p 243v> Ne plus ne moins que les arbres quelques années portent
beaucoup de fruit, et quelques autres n'en portent point: et les
animaux une fois font des petits, et une autre fois sont steriles: et
en la mer un jour y a tourmente, et un autre calme. Aussi en la vie
humaine advient-il plusieurs divers accidents, qui tournent et virent
l'homme tantôt en l'une, et tantôt en l'autre fortune: ausquelles ayant
égard, on pourrait à bonne raison dire,
Agamemnon, fils d'Atreus, ton père
Ne t'engendra pour fortune prospere
Toujours avoir en cette vie, ainçois
Fault qu'un jour triste, et un jour gai tu sois,
Car tu es né de nature mortelle.
Et si tu dis, ma volonté n'est telle:
Si sera-il ainsi, ne pis, ne mieux,
Pource que tel est le plaisir des Dieux.
Et ce que dit à ce propos le poète Menander,
Si tu étais, Ô Trophime, seul entre
Tous les vivants hors du maternel ventre
sorti avec cette condition,
Que tu ferais à ton election
Ce qui serait à ton coeur agreable,
ayant toujours fortune favorable,
Et que quelqu'un des Dieux te l'eût promis,
Tu te serais à la vérité mis,
Non sans raison, en si grande colère,
Pour sa promesse envers toi mensongere,
Car il t'aurait falsifié sa foi:
Mais si tu as, à toute même loi
Que nous, humé cet air ici publique,
Pour te parler en gravité Tragique,
Plus te le faut porter patiemment,
Et prendre mieux raison en payement.
Car pour te dire en peu de mots la somme
De ce discours, Trophime, tu es homme,
Qui est à dire, un animal plus prompt
A devaller soudain à bas d'amont,
Que pas-un autre: et non sans cause juste,
Pource qu'étant de tous le moins robuste
De sa nature, il oze se mêler
Des plus ardus affaires desmêler:
Aussi tombant de haut à la renverse,
De plus grands biens sa ruine renverse.
Mais quant à toi, Trophime, ni le bien
Que perdu as, ne fut oncq grand en rien,
Ne maintenant si tu as de la peine,
Elle ne peut sinon être moyene:
Pourtant faut-il aussi, que ci-après
Plus modéré tu sois en tes regrets.
Et néanmoins les choses humaines étant telles, il y en a qui à faute de
bon jugement sont si étourdis et si outrecuidés, que depuis qu'ils sont
un peu élevés, ou pour grosse somme d'or et d'argent qu'ils se treuvent
entre mains, ou pour l'authorité <p 244r> grande de quelque
office qu'ils auront, ou pour autre presidence et preeminence du lieu
qu'ils tiendront au gouvernement de la Chose publique, ou pour aucuns
honneurs et gloire qu'ils auront acquise, ils menasseront et
outrageront ceux qui seront moindres qu'eux, ne considérants pas
l'incertitude et inconstance de la fortune, ni combien facilement ce
qui est haut devient bas, et ce qui est par terre s'éleve en haut, pour
les soudaines mutations et changements de la fortune: Car chercher
certitude en chose de sa nature incertaine, ce n'est pas fait en gens
qui discourent sainement:
En une roue incessamment tournante,
Tantôt basse est, tantôt haute une gente.
Mais pour parvenir à cette tranquillité d'esprit, de n'être point
travaillé de douleur, le meilleur moyen est, celui de la raison, et de
s'être par le moyen d'elle preparé de longue main contre toutes les
mutations et changements de la fortune: car il ne se faut pas seulement
reconnaître mortel, mais aussi attaché à une vie mortelle, et à des
affaires qui facilement se changent d'un état en un autre tout
contraire. Car certainement, et les corps des hommes sont mortels et
caduques, et leurs fortunes mortelles, et leurs passions et affections
aussi, et généralement tout ce qui est ou appartient à la vie humaine:
ce qui n'est possible de détourner ou eviter aucunement à qui est
mortel de nature,
Ains par nécessité ferrée,
Toujours notre vie atterree
Tend au fond d'enfer tenebreux.
Et pourtant dit très bien Demetrius le Phalerien, comme le poète Euripides eût écrit,
assuré n'est en ce bas monde l'heur,
Un jour le peut renverser en malheur,
Abaissant l'un du plus haut en l'abisme,
Et élevant du fond l'autre à la cime.
Le reste, dit-il, est sagement écrit, mais il eût encore mieux dit,
s'il n'eût point mis un jour, ains un point, ou une minute de temps.
Arbres fruitiers comme l'humain lignage,
Tournent sans fin en un même rouage:
La force aux uns vient peu à peu croissant,
Elle s'en va aux autres décroissant.
Et Pindare en un autre passage,
Qu'est-ce, et que n'est-ce, que de l'homme?
C'est l'ombre du songe d'un somme.
Il a déclaré la vanité de la vie de l'homme par une excessive manière
de parler fort ingenieuse, et fort bien exprimante ce qu'il voulait
dire: car que peut-il être plus débile qu'une ombre? mais encore le
songe d'un ombre? Il ne serait pas possible de l'exprimer plus vivement
ne plus clairement. Suivant lesquels propos Crantor aussi réconfortant
Hippocles sur la mort de ses enfants, lui use de ces paroles: Toute
l'ancienne école de Philosophie nous presche et admoneste de cela, en
quoi s'il y a aucun point que nous n'approuvions pas, au moins est-il
trop véritable, qu'en plusieurs endroits la vie de l'homme est fort
laborieuse et penible: car encore que de sa nature elle ne fut pas
telle, si est ce que par nous mêmes elle est réduitte à telle
corruption: puis il y a cette incertaine fortune qui nous accompagne
dés le commencement et dés l'entrée de notre vie, non pour aucun bien:
joint qu'en toutes choses qui naissent il y a toujours quelque portion
de malice mêlée parmi. Car toutes semences mortelles sont incontinent
participantes de la cause, dont procèdent la mauvaise inclination de
l'âme, les maladies et les ennuis, et toute la male destinée des
mortels de là rampe jusques à nous. Et pour quelle cause sommes nous
tombés en ce <p 244v> propos? afin que nous connussions, que ce
n'est rien de nouveau à l'homme d'expérimenter la malheureuse fortune,
ains que tous y sommes sujets: car, comme dit Theophrastus, la fortune
ne regarde point où elle vise, et prend plaisir bien souvent à t'ôter
ce que tu auras par avant acquis à grande peine, et à renverser une
réputée félicité, sans avoir aucun temps établi ne prefix pour ce
faire. Ces raisons, et plusieurs autres semblables, peuvent facilement
venir en l'entendement de chacun à part soi, ou bien les peut on
apprendre des écrits des sages anciens, entre lesquels le premier est
le divin Homere, qui dit,
Rien ne nourrit la terre plus débile,
Ne qui soit tant, que l'homme est, imbecile:
Il se promet que plus n'endurera
Parcy après, tant que lui durera
Force et vertu, et que divine essence
lui donnera de se porter puissance:
Mais quand les Dieux lui envoyent malheur,
Malgré lui faut qu'il porte sa douleur. Et ailleurs,
L'homme a le sens tel, et l'entendement,
Que Dieu lui veut donner journellement. Et un autre passage,
pourquoi quiers tu de moi, fils magnanime
De Tydeus, que mon sang je t'intime?
Les hommes tels comme les feuilles sont:
Les vent tomber là bas les une font,
Et la forêt en la saison nouvelle,
En produisant d'autres, les renouvelle:
Aussi les uns des hommes florissans
Viennent dehors, autres vont perissans.
Et que cette comparaison des feuilles des arbres soit bien à propos, et
bien propre pour représenter la vanité transitoire de la vie des
hommes, il appert clairement parce qu'il dit lui-même en un autre lieu,
Pour les chetifs humains prendre harnois,
Qui sont semblants aux feuillages des bois,
Aucunefois vigoureux en verdure,
Tant que de terre ils prennent nourriture,
Une autre fois de langueur malmenés,
Sans point d'humeur tous flestris et fenez.
Simonides le poète, comme le Roi de Lacedaemone Pausanias se glorifiât
ordinairement de ses hauts faits, et lui dît une fois par manière de
moquerie, qu'il lui donnât quelque sage precepte et bon avertissement,
connaissant bien son outrecuidance, lui conseilla seulement, qu'il se
souvinst d'être homme. Et Philippus Roi de Macedoine, comme en un même
jour il eût eu nouvelles de trois grandes prosperités: la première,
qu'il avait gagné le prix de la course des chariots à quatre chevaux en
la solennité des Jeux Olympiques: la seconde, que son lieutenant
Parmenion avait défait en bataille les Dardaniens: la troisieme, que sa
femme Olympiade lui avait fait un beau fils: il éleva ses mains ver le
ciel et dit, «O fortune je te supplie envoye moi en contre-échange
quelque mediocre adversité.» sachant bien que la fortune porte toujours
envie aux grandes félicités. Et Theramenes l'un des trente tyrants
d'Athenes, étant tombée la maison en laquelle il soupait avec plusieurs
autres, et s'étant sauvé lui seul de la ruine comme tout le monde l'en
réputât bienheureux, il s'écria à haute voix, «O fortune, à quelle
occasion doncques me reserves tu?» Aussi advint-il que peu de jours
après, ses compagnons mêmes l'ayant mis en prison, <p 245r> après
l'avoir bien gehenné et tourmenté, le firent mourir. Si me semble que
le poète Homere s'est montré un merveilleusement excellent ouvrier de
consoler, en ce qu'il fait que Achilles dit au Roi Priam, qui était
venu devers lui pour racheter le corps de son fils Hector,
Vueilles pourtant en ce siege te seoir,
Et nos regrets laissons un peu rasseoir
Dedants nos coeurs, bien que de violente
Occasion soit notre âme dolente:
Mais à riens bons ne sont regrets ne pleurs,
Car les humains sont à vivre en douleurs
Predestinés par les hauts Dieux célestes:
Eux seuls exempts sont de toutes molestes.
Le haut-tonnant sur le seuil de son huis
Là sus au ciel a étalé deux muids
Des dons qu'il donne: en l'un de ces deux gisent
Les bons, en l'autre il a mis ceux qui nuisent.
Or ceux à qui pêle-mêle il départ
Tantôt de l'un, tantôt de l'autre part,
Il leur advient quelquefois de liesse
Et quelquefois rencontre de tristesse:
Mais cil à qui des mauvais il fait don
Tant seulement, n'a jamais rien de bon:
Honte le suit, et par toute la terre
Male famine après lui va grand' erre:
Il n'est des Dieux ni des hommes prisé,
Ainçois de tous fort défavorisé.
Le poète qui vient après, tant en ordre des temps qu'en estime de
réputation, Hesiode, encore qu'il s'attribue l'honneur d'avoir été
disciple des Muses, ayant aussi bien comme l'autre enfermé les maux
dedans un tonneau, écrit que Pandora l'ouvrant les épandit en grande
quantité par toute la terre, et par toute la mer, disant ainsi:
La femme ayant ôté le grand couvercle,
Qui du tonneau clouait la boucle en cercle,
Maux infinis épandit aux humains,
Et leur brassa malheurs et travaux maints:
Rien ne resta que l'espérance seule
Dants ce fort mui, sous le bord de sa gueule.
La femme hors voler ne lui permît,
Quand au-devant le couvercle lui mit.
De là sortit la troupe vagabonde
Des maux qui vont errants parmi le monde:
Car pleine en est et la terre et la mer.
Là commença maladie à germer
De jour en jour, aux hommes en cautelle
Venant la nuit, sans que point on l'appelle,
Et sans parler, d'autant que Jupiter
A toutes a la langue fait ôter.
Suivant lesquels propos, le poète Comique dit encore, touchant ceux qui
se tourmentent et desespèrent quand telles fortunes leur adviennent,
Si nos malheurs les larmes guerissaient,
Et si nos maux incontinent cessaient
<p 245v> Que l'on aurait larmoyé tendrement,
Au pois de l'or payées cherement
En un malheur les larmes devraient être:
Mais maintenant les affaires, mon maître,
N'y pensent point, et n'y jettent point l'oeil:
Ains soit ou non que tu pleures en deuil,
Pas ne lairront d'aller la même voie.
Qu'est-il besoin donc que notre oeil larmoye?
Qu'y gagnons nous? Rien, mais douleur produit,
Comme arbres font, des larmes pour son fruit.
Et Dictys réconfortant Danaé, qui demenait un fort grand deuil pour la mort de son fils, dit en cette sorte:
Estimes-tu que Pluton face compte
De tous tes pleurs? et crois-tu qu'il se dompte
Par tes soupirs, jusqu'à te renvoyer
Ton fils? Non, non, cesse de larmoyer:
En regardant les aventures males
Qu'ont enduré les autres tes égales,
Plus patiente à l'heure tu seras,
Quand sagement tu considéreras,
Combien jadis en prison douloureuse
Ont achevé leur vie malheureuse:
Combien sont vieux devenus sans pouvoir
Peres d'enfants en leur vie se voir:
Combien aussi de royale opulence
Sont cheuts à rien réduits en indigence.
Il te convient mettre devant tes yeux
Ces arguments, et les repenser mieux.
Il lui conseille de considérer les exemples de celles qui ont été plus,
ou pour le moins autant malheureuses qu'elle, comme si cela lui devait
servir à supporter plus légèrement son propre malheur: à quoi se peut
aussi tirer et appliquer le propos de Socrates qui soûlait dire, qu'il
fallait que chacun apportât ses malheurs et adversités en commun, et
que l'on les départît tellement, que chacun en eût son égale portion:
car alors il se verrait, que la plupart de ceux qui se plaignent,
seraient bien aises de se contenter des leurs, et s'en aller à tout. Le
poète Antimachus aussi usa de semblable induction après que sa femme
fut decedée, laquelle il aimait singulièrement. Elle avait nom Lyde, au
moyen de quoi il nomma Lyde une Elegie qu'il composa pour consoler
lui-même sa douleur. En cette Elegie il ramasse toutes les adversités
et calamités qui sont anciennement arrivées aux grands Princes et Rois,
rendant sa douleur moindre, par la comparaison des maux d'autrui plus
griefs: par où il appert, que celui qui console un autre ayant le coeur
attainct de douleur, et qui lui fait connaître, que l'infortune lui est
commune avec plusieurs, par les accidents pareils qui autrefois sont
arrivés à d'autres, lui change le sentiment de l'opinion de sa douleur,
et lui imprime une telle créance, et telle persuasion, que son
inconvénient lui semble plus léger qu'il ne faisait auparavant.
Aeschylus aussi semble reprendre avec bien bonne raison ceux qui
estiment que la mort soit mal, disant ainsi:
A bien grand tort les hommes ont en haine
La mort, qui est guarison souveraine
D'infinis maux à quoi ils sont sujets.
Autant en fait celui qui dit en suivant cette sentence,
<p 246r> Vien me guérir de tous mes maux Ô mort,
Car tu es seule en ce monde seur port.
Car c'est véritablement une grande chose, que pouvoir dire hardiment avec ferme foi,
Comme est-il serf qui ne craint point la mort?
La mort m'étant secours en tous périls,
Je ne crains point les ombres des esprits.
Qu'y a-il de mauvais, ne qui tant nous doive contrister, au mourir?
c'est grand cas comme étant chose si familiere, si ordinaire, et si
naturelle, elle nous semble je ne sais comment au contraire, si penible
et si douloureuse. Quelle merveille est-ce, si ce qui de sa nature est
sujet à fendre se fend, qui est propre à fondre se fond, à brûler se
brûle, à corrompre se corrompt? Et quand est-ce que la mort n'est en
nous mêmes? Car comme dit Heraclitus, c'est une même chose que le mort
et le vif, le veillant et le dormant, le jeune et le vieil, parce que
cela passé devient ceci, et ceci derechef passé devient cela: ne plus
ne moins que l'imager d'une même masse d'argille peut former des
animaux, et puis les confondre en masse, et puis derechef les réformer
et derechef les reconfondre, et continuer cela incessamment l'un après
l'autre: aussi la nature d'une même matière a jadis produit nos ayeux,
et puis après consecutivement a procreé nos peres, et puis nous après,
et de nous par tout en engendrera d'autres, et après d'autres de ces
autres, tellement que le fleuve perpetuel de la génération de
s'arrêtera jamais, ni au contraire aussi celui de la corruption, soit
Acheron ou Cocytus que les poètes l'appellent, dont l'un signifie
privation de joie, et l'autre lamentation. Ainsi la première cause qui
nous a fait voir la lumière du Soleil, elle-même nous amène les
tenebres de la mort. Dequoi nous est bien évidente similitude l'air qui
nous environne, faisant l'un après l'autre le jour, et puis la nuit, en
comparaison de la vie et de la mort, du veiller et du dormir: pourtant
est à bon droit appelé le vivre un prêt fatal, pource qu'il le nous
faut rendre et acquitter: nos prédécesseurs l'ont emprunté, et il le
nous faut payer volontairement et sans y avoir regret, quand celui qui
l'a prêté le nous redemandera, si nous ne voulons être tenus pour très
ingrats. Et crois que la nature voyant l'incertitude et la brèveté de
notre vie, a voulu que l'heure de notre mort nous fut inconnue, pource
qu'il nous était plus expédient ainsi: car si elle nous eût été connue,
il y en eût eu qui se fussent sèchés de langueur et d'ennui, et fussent
morts avant que de mourir. De combien de douleurs est pleine notre vie?
de combien de soucis est-elle submergée? Si nous les voulions tous et
toutes comprendre en nombre, certainement nous la condamnerions comme
trop malheureuse, et ferions croire comme véritable l'opinion que
quelques-uns ont eue, qu'il est trop meilleur à l'homme de mourir que
de vivre: et pourtant dit le poète Simonides,
faible est des humains la puissance,
Vaine leur cure et vigilance:
Leur vie est un passage court,
Où peine sur peine leur sourt:
Et puis la mort qui à personne,
Tant est cruelle, ne pardonne,
Toujours sur la tête leur pend,
Autant à celui qui dépend
Le cours de ses ans à bien faire,
Comme à celui de mal' affaire.
Et le poète Pindare,
Pour un bien dont l'homme se paist,
De deux malheurs il se repaist:
<p 246v> Avoir ne peut vie immortelle,
Ne bien supporter sa mortelle. Et Sophocles,
Quand un mortel va de vie à trêpas,
Ton oeil le pleure, et tu ne connais pas
A l'advenir s'il lui eût profité,
Que sa vie eût de plus long cours été. Et Euripides,
Sçais tu bien quelle est la condition
De la chétive humaine nation?
Non que je crois, car d'où aurais-je telle
Instruction? oïs moi donc parler d'elle.
A tous humains il est predestiné
Mourir à jour prefix et terminé,
Et n'y a nul qui sache si vivante
Ame il aura la journée suivante:
Car impossible il est de deviner
Là où se doit la fortune tourner.
S'il est ainsi donc que la vie de l'homme soit telle comme tous ces
grands personnages la décrivent, n'est-il pas plus raisonnable de
réputer heureux ceux qui sont délivrés de la servitude, à laquelle on
est sujet en icelle, que non pas de les déplorer ne lamenter comme la
plupart des hommes font par ignorance? Le sage Socrates disait, que la
mort ressemblait totalement, ou à un très profond sommeil, ou à un
lointain et long voyage hors de son pays, ou pour le troisiéme, à une
entière destruction et anéantissement du corps et de l'âme: ce qu'il
montrait en discourant ainsi par les trois. premièrement, par la
première comparaison. Car si la mort es un sommeil, et les dormants ne
sentent point de mal, il est doncques force de confesser, que les morts
n'en sentent point aussi: mais davantage il n'est jà besoin de
s'étendre pour prouver que le dormir plus il est profond, plus il est
doux et gracieux: car la chose de soi est notoire et manifeste à tout
le monde, outre ce qu'il y a le témoignage d'Homere, lequel parlant du
dormir dit,
Plus doucement en son lit celui dort
Qui moins s'esveille, et plus semble à la mort.
Il dit le même en plusieurs autres passages:
Là tous se sont mis à dormir ensemble,
Frère germain de mort qui lui ressemble. Et ailleurs,
Dormir et mort sont frère et soeur jumeaux.
Là où il fait à noter en passant, qu'il déclare leur similitude en les
appellant jumeaux, d'autant que les frères jumeaux sont ceux qui
ordinairement s'entreressemblent plus. Et puis en un autre endroit il
appelle le dormir d'érein, tâchant à nous donner par cela à entendre la
privation de tout sentiment. Aussi ne parla pas impertinemment ni
inélégamment celui qui dit, que le dormir était les petits mystères,
comme s'il eût voulu dire, le modele ou le preambule de la mort: car à
la vérité, le sommeil est proprement une représentation ou une
fiançaille de la mort. En cas pareil aussi le Philosophe Cynique
Diogenes dit fort sagement, étant surpris d'un profond sommeil, un peu
avant qu'il fut près de rendre l'esprit, comme le médecin l'esveillast,
et lui demandât s'il lui était rien survenu de mal: Non, répondit-il,
car le frère vient au-devant de sa soeur: c'est à savoir, le dormir
au-devant de la mort. Et si la mort ressemble plutôt à un lointain
voyage et longue pérégrination, encore n'y a-il point de mal ainsi,
mais plutôt du bien, au contraire: car n'être plus asservi à la chair,
ni enveloppé des passions d'icelle, desquelles l'âme étant saisie se
remplit de toute <p 247r> folie et vanité mortelle, c'est une
béatitude et félicité grande: car comme dit Platon, ce corps nous
apporte infinis destourbiers et empêchements, pour son entretènement
nécessaire: et si davantage il lui survient aucunes maladies, elles
nous divertissent de la contemplation et inquisition de la vérité, et
nous remplissent d'amours, de cupidités, de peurs, de folles
imaginations, et de vanités de toutes sortes, tellement qu'il est très
véritable ce que l'on dit communément, que du corps ne nous vient
aucune prudence: car il n'y a rien qui nous amène les guerres, les
séditions et les combats, que le corps et les cupidités qui procèdent
d'icelui: pource que communément toutes les guerres advienent pour la
convoitise de biens, et nous ne sommes contraints de prochasser des
biens que pour servir à l'entretènement de ce corps, et par là nous
sommes divertis de l'étude de la philosophie, n'ayants pas loisir d'y
vaquer pour toutes ces occupations-là. Et pour le dernier, si
d'aventure il nous demeure quelque peu de loisir, et que nous le
voulions employer à étudier ou contempler quelque chose, il nous donne
tant d'assauts de tous côtés en notre étude, nous suscite tant de
troubles et d'empêchements, et nous travaille tant, qu'il est
impossible d'en bien voir la vérité: par où il nous est clairement
donné à entendre, que si jamais nous voulons purement et nettement
savoir aucune chose, il faut que nous soyons délivrés de ce corps, et
que nous contemplions de l'esprit et de l'âme seule, les choses à nud,
et alors nous aurons ce que nous souhaittons, et ce que nous disons
aimer, c'est la prudence, quand nous serons morts, ainsi que le
discours de la raison le nous signifie: mais tant que nous vivrons,
non: car puis qu'il n'est pas possible qu'avec le corps on puisse rien
connaître nettement, il est forcé que l'un des deux soit, ou que du
tout l'homme ne puisse jamais rien savoir, ou que ce soit après sa
mort: car alors l'âme sera à son appart séparée de son corps, mais
devant, non: ains pendant que nous serons vivans, nous serons tant plus
prochains de savoir, que moins nous aurons de communication avec le
corps, sinon entant que la nécessité nous y forcera, et ne nous
remplirons point de sa nature, ains serons purs et nets de toute sa
contagion, jusques à ce que Dieu lui-même nous en délivre du tout: et
lors étant de tout point nettoyés et délivrés de la folie du corps,
comme il est vraisemblable, nous converserons avec autres semblables,
voyants à découvert de nous mêmes tout ce qui est pur et sincere, et
cela est la vérité: car il n'est pas loisible que ce qui n'est pas pur
et net, touche et atteigne à ce qui l'est, tellement que quand bien la
mort semblerait transferer les hommes en un autre lieu, encore n'y
aurait-il point de mal pour cela: car ce ne pourrait être qu'en quelque
bon lieu, ainsi que Platon l'a prouvé par demontration. Et pourtant
parla Socrates divinement devant ses juges, quand il leur dît:
«Craindre la mort, Seigneurs, n'est autre chose, que sembler être sage,
quand on ne l'est pas.» car c'est faire semblant de savoir ce que l'on
ne sait pas: car nul ne sait que c'est que de la mort, ne si c'est le
plus grand bien qui sût jamais advenir à l'homme, et toutefois ils la
redoutent et la craignent, comme s'ils étaient bien assurés que ce fut
le plus grand mal du monde. Avec ceux-là ne discorde point celui qui
dit,
Que nul jamais n'ait plus de la mort doute,
Elle met hors l'homme de peine toute.
Encore y pourrait-on ajouter, qu'elle le délivre des plus grands maux
du monde. A quoi il semble que les Dieux mêmes portent témoignage: car
nous lisons, que plusieurs ont eu comme un singulier don des Dieux, en
récompense de leur religion et dévotion, la mort: desquels, pour eviter
prolixité, je laisserai les autres exemples, et ferai mention seulement
de ceux qui sont plus illustres, et dont tout le monde parle. Et
premièrement je réciterai l'histoire de deux jeunes hommes Argiens
Cleobis et Biton. Car on dit, que leur mère étant religieuse et
prêtresse de Juno, quand le temps d'aller au temple fut venu, les
mulets qui devaient traîner sa coche n'étant <p 247v> pas venus,
et l'heure les pressant, eux-mêmes se mirent sous le joug, et tirèrent
à mont la coche de leur mère jusques au temple. Elle étant
singulièrement aise de voir si grande pieté en ses enfants, fit priers
à la Déesse, de leur donner ce qui était le meilleur aux hommes: et eux
s'étant le soir allés coucher, ne se relevèrent plus jamais, leur ayant
la Déesse envoyé la mort pour récompense de leur pieté. Et Pindare
écrit touchant Agamedes et Trophonius, qu'après qu'ils eurent edifié et
bâti le temple d'Apollo en Delphes, ils lui demanderement payement de
leurs vacations. Apollo leur promît que dedans huict jours il la leur
donnerait, et cependant leur commanda qu'ils feissent bonne chère. Ils
firent ce qu'il leur avait ordonné, et la septiéme nuit s'étant
endormis, le lendemain matin on les trouva morts en leur lit. On dit
aussi que ayants été envoyés des Commissaires de par la communauté des
Boeotiens devers Apollo, à la suscitation de Pindare même, ils
demandèrent à l'Oracle, quelle chose était la meilleure à l'homme: la
prophètisse leur répondit, que celui même qui les avait envoyés ne
l'ignorait pas, s'il était vrai que l'histoire que nous avons récitée
d'Agamedes et de Trophonius fut de lui: mais que si non content de
cela, il le voulait encore éprouver, il lui serait en bref rendu tout
manifeste. Pindare ayant entendu cette réponse, commença à penser à la
mort, et de fait bien peu de temps après il trêpassa. On récite
semblablement d'un Euthynous Italien, natif de la ville de Terina, fils
d'un nommé Elysien, le premier homme de sa ville en vertu, en biens, et
en réputation, qu'il mourut tout soudainement, sans cause aucune qui
fut apparente. Si vint incontinent à Elysien son père en l'entendement
une doute, qui fut à l'aventure aussi bien venue à tout autre, s'il
aurait point été empoisonné, pource qu'il n'avait que ce seul fils
unique, qui devait être son heritier en tant de richesse et tant de
biens: et ne sachant comment en savoir la vérité, il s'en alla en un
certain Oracle où l'on conjurait et evocquait les âmes des morts, là
où, ayant premièrement fait les sacrifies et cérémonies accoutumées, il
s'endormit, et eut en dormant une telle vision. Il lui fut avis qu'il
voyait son père, auquel il raconta comme il était là venu pour parler à
l'âme de son fils, et le requit et supplia de le vouloir aider a
trouver celui qui était cause de la mort de son fils: son père lui
répondit: C'est pourquoi je suis venu ici, mais reçois de la main de
cettui-ci ce que je t'apporte, car par là tu sauras tout cela dequoi tu
es dolent. celui qu'il lui montrait, était un jeune homme qui le
suivait, semblable à son fils, et fort prochain de son temps et de son
âge: si lui demanda, qui il était: et il lui répondit, qu'il était
l'ange de son fils, et lui tendit une petite lettre. Elysien l'ayant
prise et déployée trouva dedans ces vers écrits,
Elysien homme de peu d'avis,
Va t'en querir des sages hommes vis:
Euthynous par mort predestinee
A achevé sa derniere journée:
Car bon n'était qu'il vécut plus ici.
Pour ses parents, ne pour lui-même aussi.
Voilà quelles sont les histoires que l'on en trouve écrites és livres
anciens. Mais s'il était vrai que la mort fut une entière abolition et
destruction tant de l'âme que du corps (car c'était la troisiéme
branche de la conjecture de Socrates) encore n'y aurait-il point ainsi
même de mal au mourir, car c'est une privation de tout sentiment, et
une délivrance de toute douleur et de tout ennui: car tout ainsi qu'il
n'y a point de bien, aussi n'y a-il point de mal, pour autant que le
bien et le mal ne peuvent être, sinon en chose qui ait vie et
subsistance: mais en chose qui soit ôtée du tout hors du monde, ne l'un
ne l'autre ne peut être, et sont les trêpassés en même état qu'ils
étaient auparavant leur naissance. Tout ainsi doncques comme avant
<p 248r> notre nativité nous ne sentions ne bien ne mal, aussi ne
faisons-nous après notre mort: et comme ce qui était auparavant nous,
ne touchait rien à nous, aussi peu nous touchera ce qui sera après
nous. car,
Le mort ne sent douleur ne mal aucun:
N'avoir été, et mourir, est tout un.
et est un même état celui d'après la mort, que celui de devant la vie.
Estimez-vous qu'il y ait différence entre n'avoir oncques été, et
cesser d'être après avoir été? non plus que d'une maison ou d'une robe,
quand l'une est toute ruinée, et l'autre toute usée, tu penses qu'il y
ait différence entre ce temps-là, et celui qu'elles n'étaient point
encore commencées: et si tu dis qu'il n'y a point de différence en
celle-ci, aussi peu y en a il entre l'état d'après la mort, et celui de
devant la maissance. Et pourtant rencontra fort gentilment le
philosophe Arcesilaus quand il dit, Ce mal qu'on appelle mort, seul
entre tous ceux que l'on estime maux, ne fit oncques mal à personne
étant présent: mais absent, et cependant qu'on l'attend, il fait
douleur: de manière que certainement il y en a plusieurs qui par leur
imbecillité, et pour la calomnie que l'on met sus à la mort, se
laissent mourir de peur de mourir: aussi dit sagement le poète
Epicharmus,
Il fut conjoint, il se déjoint,
chacun s'en reva dont il vint,
L'esprit au ciel, la terre en terre.
Quel mal y a-il? rien n'y erre.
Et Cresphontes en une Tragoedie d'Euripide parlant de Hercules dit,
S'il est manant sous le globe terrestre
Avecques ceux qui plus ne sont en être,
Il n'a donc plus maintenant de pouvoir.
on pourrait, en changeant un peu la fin seulement, dire:
S'il est manant sous le globe terrestre
Avecques ceux qui plus ne sont en être,
Il ne sent plus doncques de passion.
C'est aussi une noble, généreuse et magnanime parole que celle-ci des Lacedaemoniens,
Nous maintenant sommes en notre fleur,
Autres étaient avant nous en la leur,
Et après nous le seront aussi d'autres
Que nullement ne verront les yeux notres.
et semblablement aussi cette autre,
Ceux-ci sont morts, non ayants cette foi
Que vivre fut ou mourir beau de soi,
Mais bien savoir l'un et l'autre parfaire
honnêtement ainsi qu'il se doit faire.
Et fort bien aussi dit Euripides de ceux qui soutiennent de longues maladies,
Je hay ceux-là qui par boire et manger
cherchant les jours de leur vie allonger,
Tournants de mort le cours droit en oblique
Par sortilege ou science magique:
Là où plutôt il fallait, s'ils sentaient
Que plus au monde utiles ils n'étaient,
Que volontiers hors d'ici ils s'ôtassent,
Et que la place aux jeunes ils quittassent.
Et Merope prononçant des propos viriles et magnanimes émeut les Theatre entiers à pitié et compassion, quand elle dit:
<p 248v> Je ne suis pas seule mère deserte,
De ses enfants ayant fait triste perte,
ni n'a la mort à moi unique ôté
Le cher mari: d'autres sans nombre été
Ont avant moi, desquelles même envie
De la fortune à travaillé la vie.
A ces vers-là pourrait-on bien à propos conjoindre ceux-ci,
Où maintenant est la magnificence
Du Roi Croesus, où est son opulence?
Où est Xerxes, lequel fit faire un pont
Sur le détroit de la mer d'Hellespont?
Tous sont allés là où Pluton domine,
En la maison d'oubli qui tout ruine.
Leurs biens mêmes et leurs richesses sont péries avec leurs personnes.
Voire-mais il y en a plusieurs, ce dira-l'on, qui sont émeus à pleurer
et lamenter quand une jeune personne vient à mourir avant son temps. Je
vous réponds, qu'encore cette mort-là hastive et avancée hors de sa
saison, est si facile à consoler, que jusques aux moindres poètes
Comiques ont bien su inventer les raisons pour la réconforter: qu'il ne
soit ainsi, voyez ce qu'en dit l'un d'eux à quelque autre qui se
déconfortait pour le trêpas d'un sien ami decedé avant âge,
Si tu était pour certain assuré,
Que le defunct eût été bienheuré
Vivant le cours tout entier de sa vie,
Qui devant temps lui a été ravie,
Mort importune été trop lui aurait:
Mais si peut être en vivant lui serait
Quelque malheur advenu incurable,
La mort lui fut plus que toi amiable.
Car étant incertain s'il est issu de cette vie à bonne heure pour son
profit, et s'il a été délivré de plus grands maux, ou non, il ne faut
pas porter sa mort aussi impatiemment comme si nous eussions perdu
toutes les choses que nous esperions, et nous promettions de lui. Et
pour ce me semble-il que Amphiaraus en un poète ne réconforte et
console pas impertinemment la mère d'Archimorus, laquelle était
merveilleusement affligée et desolée pour la mort de son fils, qui lui
était decedé en son enfance fort loin de maturité: car il dit,
Il ne fut onc homme de mère né
Qui n'ait été en ses jours fortuné
Diversement: il met ores sur terre
De ses enfants, ores il en enterre,
lui-même après enfin s'en va mourant,
Et toutefois les hommes vont plorant
Ceux que dedans la bière en terre ils portent,
Combien qu'ainsi comme les espics sortent
D'elle, qui sont puis après moissonnés:
Aussi, faut-il, que les uns nouveaux nez
Viennent en être, et les autres en issent.
Qu'est-il besoin que les hommes gémissent
Pour tout cela, qui doit selon le cours
De la nature ainsi passer toujours?
Il n'y a rien grief à souffrir, ou faire,
<p 249r> De ce qui est à l'homme nécessaire.
Bref il faut qu'un chacun, soit en pensant en soi-même, soit en
discourant avec autrui, tienne pour certain, «Que la plus longue vie de
l'homme n'est pas la meilleure, mais bien la plus vertueuse:» parce que
l'on ne loue pas celui qui a plus longuement joué de la cithre, ni plus
long temps harangué, ou gouverné, mais celui qui l'a bien fait. Il ne
faut pas colloquer le bien en la longueur du temps, mais en la vertu,
et en une convenable proportion et mesure de tous faits et tous dits:
c'est ce que l'on estime heureux en ce monde, et agreable aux Dieux.
C'est pourquoi les poètes nous ont laissé par écrit, que les plus
excellents demi-dieux, et qu'ils disent avait été engendrés des Dieux,
sont issus de cette vie avant la vieillesse.
celui que plus aime le haut-tonant
D'amour parfait, et Phebus l'arc tenant,
Jamais sa vie étendre il ne le laisse
Jusques au seuil de la faible vieillesse.
Nous voyons par tout, que le bien avoir employé son temps précéde en
louange l'avoir vécu longuement, comme nous réputons les meilleurs
arbres ceux qui en moins de temps portent plus de fruit, et des animaux
les meilleurs ceux qui en peu de temps nous rendent plus de profit, et
plus de commodité pour la vie humaine: Car entre peu ou prou de durée
il n'y a rien de différence, si nous le comparons avec l'infinie
eternité, pource que mille ans, voire dix mille, ne sont non plus qu'un
point, qui n'est pas remarquable, comme disait Simonides, ou plutôt
encore une bien petite portion de point. Il y a certains animaux au
pays de Pont, ainsi que nous voyons par les histoires, qui ne durent
qu'un seul jour: ils naissent au matin, sont en leur fleur à midi, et
vieillissent et achevent leur vie au soir: ceux-là sentiraient les
mêmes passions que nous, s'ils avaient une âme raisonnable, et l'usage
de la raison, et qu'il leur advint de même qu'à nous: car ceux qui
dureraient tout le long d'un jour, seraient réputés bienheureux. La vie
doncques doit être mesurée à la vertu, non-pas à la durée du temps. Et
faut estimer vaines et pleines de folie toutes telles exclamations,
Mais il ne fallait pas qu'il fut ravi ainsi jeune. Qui est-ce qui dit
qu-il le fallait? Beaucoup d'autres choses, desquelles on eût pu dire,
il ne fallait pas qu'elles se feissent, se sont faits par le passé, se
font encore de présent, et se feront souvent ci-après: car nous ne
sommes pas venus en cette vie pour y établir des lois, mais pour y
obeïr à celles qui sont ordonnées par les Dieux qui gouvernent tout, et
aux ordonnances de la destinée et provoyance divine. Mais quoi, ceux
qui déplorent ainsi les trêpassés, les déplorent-ils pour l'amour
d'eux-mêmes, ou pour l'amour des trêpassés? Si c'est pour l'amour
d'eux-mêmes, d'autant qu'ils se treuvent privés d'un plaisir, ou d'un
profit, ou d'un support en vieillesse, qu'ils recevaient des trêpassés,
Voilà une occasion peu honnête de pleurer, d'autant qu'il semble qu'ils
ne regrettent pas les personnes des trêpassés, mais la perte des
commodités qu'ils en recevaient: et si c'est pour le regard des
trêpassés qu'ils lamentent, s'ils supposent pour chose vraie, qu'ils ne
sentent mal quelconque, ils seront exempts et délivrés de toute
douleur, en obéissant à une ancienne et sage sentence qui nous
admoneste d'étendre le plus que nous pourrons les choses bonnes, et
restreindre les mauvaises. Si doncques le deuil est une bonne chose, il
le faut augmenter et croître le plus qu'il est possible: mais si, comme
la vérité est, nous confessons que c'est une mauvaise chose, il le faut
accourcir, et le rendre le plus petit qu'il sera possible, voire
l'effacer et abolir du tout, autant qu'il se pourra faire. Et que cela
soit facile, il appert par l'exemple d'une telle consolation. On lit
qu'un ancien Philosophe s'en alla un jour visiter la Roine Arsinoé,
laquelle demenait deuil, et lamentait <p 249v> un sien fils qui
lui était decedé, et lui fit un tel compte: «Du temps que le grand Dieu
Jupiter distribuait ses honneurs et dignités aux petits Dieux et
demi-dieux, le Deuil ne s'y trouva pas d'aventure présent avec les
autres: mais après que toute la distribution fut faite, il y arriva, et
demanda à Jupiter sa part des honneurs aussi bien comme les autres.
Jupiter se trouva bien empêché, pour avoir jà tout employé et donné aux
autres: parquoi n'ayant autre chose que lui bailler, il lui bailla
l'honneur que l'on fait aux trêpassés, ce sont les larmes et les
regrets. Or tout ainsi comme les autres daemons et petits dieux aiment
ceux qui les honorent, aussi fait le Dueil. Parquoi si tu le mêprises,
Dame, il ne retournera jamais chez toi: mais si tu le sers et l'honores
diligemment des honneurs et prerogatives qui lui ont été données, qui
sont regrets, larmes et lamentations, il t'aimera bien, et t'envoyera
toujours dequoi le servir et honorer continuellement.» cette invention
de ce Philosophe persuada merveilleusement la Roine, de sorte qu'elle
lui ôta entièrement le deuil et les lamentations. Mais en somme l'on
pourrait demander à un qui demenerait si grand deuil, Cesseras-tu à la
fin quelquefois de te tourmenter, ou si tu penses qu'il faille porter
cette tristesse et douleur toute ta vie? Car si tu demeures tout le
long de ta vie en cette détresse, tu te procureras à toi-même une
parfaite misere, et très amère infélicité, par une lâcheté et faiblesse
de coeur trop molle. Et si tu es pour te changer un jour, pourquoi ne
le fais tu dés à présent? et pourquoi ne te retires-tu déjà de ton
malheur? car si tu veux considérer de près les raisons qui avec le
temps te délivreront de ta douleur, dés maintenant tu te pourras jeter
hors de ce mauvais état, auquel tu te trouves: car ainsi comme aux
indispositions du corps, le plutôt que l'on s'en peut délivrer, est le
meilleur, aussi est-il és maladies de l'esprit. Cela doncques que tu es
pour donner à la longueur du temps, donne le dés cette heure à la
raison, à la litterature que tu as, et te délivre toi-même des maux qui
t'environnent maintenant. Voire-mais, diras-tu, je ne pensais pas que
ce mal me dût arriver, je ne m'en fusse jamais douté. Il te le fallait
avoir propensé, et avoir bien long temps devant considéré et jugé la
vanité, faiblesse et instabilité des choses humaines, et par ce moyen
tu n'eusses pas été surpris au dépourvu, comme par une soudaine
incursion de tes ennemis, comme il semble que Theseus en une Tragoedie
d'Euripide se prepare, et se munit fort sagement contre tels accidents
de la fortune, quand il dit:
L'ayant appris d'une personne sage,
étant à part je pense en mon courage
Tout le desastre et malheur à venir,
Qui me pourrait oncques jamais venir,
Me proposant que banni pourrais être
De mon pays par fortune senestre,
Voir mes enfants mort soudaine encourir,
Et avant temps moi-même aller mourir.
Et bref de maux plusieurs autres manières,
A fin que si de toutes ces miseres,
A quoi pensé j'aurait premièrement,
Il m'advenait aucun encombrement,
Ne m'en étant la pensée nouvelle,
Moins m'en semblât la pointure cruelle.
Le temps enfin guérit toutes douleurs.
Mais ceux qui ont le coeur mol, et ne se sont pas de longue main
exercités à la vertu, ne se recueillent pas mêmes quelquefois pour
délibérer et prendre quelque conseil qui leur fut honnête et
profitable, ains se laissent aller en des travaux et miseres extrémes,
en châtiant leur corps qui n'en peut mais, et contraignant ce qui n'est
pas malade <p 250r> de l'être, comme dit Alcaeus, avec eux.
Pourtant me semble-il que Platon admoneste fort sagement, qu'en tels
inconvénients on se tienne quoi, tant pource qu'il n'est pas certain si
c'est bien ou mal pour le trêpassé, comme aussi pource qu'il ne revient
nul profit à l'advenir à celui qui s'en tourmente: car la douleur
empêche que l'on ne puisse bien conseiller du fait en soi, et veut que
l'on accommode ses affaires ainsi que la raison jugera être pour le
mieux, ne plus ne moins que quand on joue au tablier, où l'on dispose
son jeu selon ce qu'il vient au dé. Parquoi si quelquefois nous venons
à tomber en tels heurs de la fortune, il ne faut pas que nous nous
prenions à crier comme font les enfants, touchants l'endroit où ils se
sont frappés en tombant, ains accoutumer son âme à aller tout
incontinent au remede pour r'habiller ce qui est cheut, ou qui se
treuve indisposé par le secours de la médecine, en abolissant et ôtant
de tout point les lamentations. Auquel propos on dit, que celui qui fit
les lois et ordonnances des Lyciens, leur commanda que quand ils
voudraient mener deuil, ils se vêtissent de robes de femmes: voulant
par là leur donner à entendre que c'est une passion feminine, et qui ne
convient aucunement à graves et honnêtes hommes, et qui aient été
noblement et liberalement nourris: car à dire vrai, c'est chose vile,
basse, et qui sent sa femme, que de mener ainsi deuil: Aussi voit-on
que coutumièrement ce sont plutôt femmes qui aiment à faire ce deuil,
que non pas hommes, et plutôt nations barbares que Grecques, et plutôt
les pires que les meilleures: et entre les peuples barbares, encore ne
seront-ce point les plus généreux, ne qui aient les coeurs hauts et
magnanimes, comme les Allemans, et les Gaulois, mais plutôt des
Aegyptiens, des Syriens, des Lydiens, et tous autres semblables: car on
récite qu'il y en a d'entre eux qui descendent dedans des caveaux, où
ils demeurent plusieurs jours sans vouloir seulement voir la lumière du
soleil, pour autant que le trêpassé qu'ils pleurent en est privé. Et
pourtant Ion le poète Tragique, ayant bien ouï parler de cette sottise,
fait parler une femme qui dit,
De vos enfants étant la gouvernante,
Je suis avec une corde tournante
Sortie amont hors des caveaux du deuil.
Il y en a d'autres de ces Barbares qui se coupent quelques parties de
leurs corps, comme le nez et les aureilles, et se déchirent
au-demeurant le reste de leurs corps, pensant gratifier aux trêpassés,
s'ils se départent en ce faisant de la moderation qui est selon la
nature. Mais il y en a d'autres, qui venants à la traverse disent,
qu'il ne faut pas mener deuil pour toute sorte de mort, ains seulement
pour ceux qui meurent de mort hastée et non mûre, d'autant qu'ils n'ont
encore point essayé de ce que l'on estime biens en la vie humaine,
comme de mariage, de litterature, de parfait âge, du maniement de la
Chose publique, des états et offices: car ce sont les points qui plus
font de douleur à ceux qui perdent ainsi leurs enfants et amis avant
âge, pource que avant le temps ils ont été privés et frustrés de leur
espérance, ne s'apercevants pas que cette mort avancée, quant au regard
de la nature humaine, ne diffère rien de celle qui est tardive: car
c'est comme un retour en notre pays naturel, qui nous est proposé à
tous nécessairement, sans que personne s'en puisse exempter: les uns
marchent devant, les autres vont après, et tous se rendent à même lieu:
aussi en cheminant devant notre fatale destinée, ceux qui y arrivent
plus tard, ne gagnent rien davantage que ceux qui y sont plutôt logez.
Si doncques la mort hastive était mauvaise, encore serait pire celle
des petits enfants de mammelle qui ne parlent point, et encore plus
celle de ceux qui ne font que sortir du ventre de la mère: et néanmoins
nous supportons le mal de ceux-là plus doucement et plus patiemment, et
au contraire celle de ceux qui sont un peu plus âgés, nous la portons
plus durement et plus douloureusement, pour la tromperie de notre vaine
espérance, par laquelle <p 250v> nous nous étions promis, que
ceux qui étaient déjà si avancés, nous demeureraient assurément tout le
cours entier de la vie. Si doncques le terme prefix de la vie humaine
était de vingt ans, celui qui serait parvenu jusques à quinze ans, nous
jugerions qu'il ne serait pas trop verd pour mourir, ains qu'il aurait
jà attainct une mesure d'âge competente: mais celui qui aurait fourny
entièrement la destinée de vingt ans, ou qui serait approché bien près
de ce nombre, nous le réputerions totalement bienheureux, comme ayant
passé une très heureuse et très parfaite vie: mais si le cours de la
vie humaine était de deux cents ans, celui qui serait decedé en l'âge
de cent ans, estimants qu'il serait mort trop verd, nous nous mettrions
à le pleurer et lamenter. Par ces raisons doncques, et pour celles que
nous avons déduittes auparavant, il appert, que la mort même que nous
appellons hastive, est facile à supporter patiemment: car certainement
Troïlus, ou bien Priam lui-même, eût beaucoup moins ploré, s'ils
fussent morts plutôt, lors que le Royaume de Troie était en sa fleur et
vigueur, et en cette si grande opulence qu'il lamentait et regrettait:
ce que l'on peut évidemment juger et connaître par les paroles qu'il
dit à son fils Hector, quand il l'admoneste de se retirer du combat
contre Achilles, par ces vers:
Rentre mon fils, rentre dans la clôture
De cette ville, afin que de mort dure
Puisses Troiens et Troienes sauver.
Ne donne pas matière de braver
A ce cruel Achilles, pour la gloire
D'avoir sur toi obtenu la victoire,
T'ayant ôté hors de ce monde-ci.
Hélas au moins, mon fils, aies mercy
De ton vieil père, à qui encore l'âge
N'a pas ravi de la raison l'usage,
Que Jupiter autrement à la fin
De ces vieux jours par malheureux destin
Fera mourir d'une mort misérable,
L'ayant fait voir du mal innumerable,
Ses fils au fer tranchant exterminer,
Par les cheveux ses filles entraîner,
Ses beaux palais saccager et détruire
De fond en comble, et par trop cruelle ire
Petits enfants du tetin arracher,
Pour contre terre ou mur les escacher,
Tirer de mains violentes les femmes
De mes fils morts à forcemens infâmes:
Finablement jusques dessus ma porte
Les chiens goulus traîneront ma chair morte,
Après que l'un des ennemis aura
Versé ce peu de sang qui restera
Dedants mon corps, d'une épée pointue,
Ou bien du fer d'une sagette aigue.
Làs il n'y a rien à voir si piteux,
Qu'un vieillard blanc de barbe et de cheveux,
A qui les chiens par vilaine morsure
Ont déchiré la face et la nature.
Ainsi parla le bon homme, arrachant
Le poil chenu de son blanc chef penchant:
<p 251r> Mais pour cela ne lui fut onc possible
Plier d'Hector le courage inflexible.
vu doncques qu'il y a tant et tant d'exemples de cela, il faut que tu
penses que la mort délivre ou préserve plusieurs personnes de plusieurs
grands et griefs maux, desquels ils fussent certainement encourus,
s'ils eussent vécu davantage: dont je ne t'ai point voulu faire de plus
long récit, ne plus ample recueil, pour eviter prolixité, estimant que
ceux-là te devaient bien suffire, pour t'engarder de te laisser aller
outre le naturel, et outre toute mesure, en des regrets inutils, et des
lamentations qui ne procèdent que de faiblesse et petitesse de coeur.
Le philosophe Crantor soûlait dire, que souffrir adversité sans en être
cause, était un grand allégement contre les sinistres accidents de la
fortune: mais j'aimerais mieux dire, que ne se sentir point coulpable,
est une grande médecine et souverain remede pour ôter le sentiment de
la douleur d'une adversité. Au demeurant, l'aimer et avoir cher un
trêpassé ne consiste pas en s'affliger, et se contrister soi-même, ains
en servir et profiter à celui que l'on aime. Or le service et profit
que l'on peut faire à ceux qui sont ôtés hors de ce monde, c'est
l'honneur que l'on leur porte par la bonne mémoire que l'on en a:
pource que nul homme de bien ne mérite d'être lamenté ne ploré, ains
plutôt d'être célébré et loué: ni que l'on en jette larmes indices de
douleur, ains que l'on lui face des honnêtes offrandes et oblations:
s'il est ainsi que celui qui est passé en l'autre monde, soit en une
plus divine condition de vie, étant délivré de la malheureuse servitude
de ce corps et des infinies solicitudes et miseres qu'il est forcé que
soutienent ceux qui sont en cette vie mortelle, jusques à ce qu'ils
aient parachevé le cours prefix de cette vie, que la nature ne nous a
point donnée pour toujours, ains à chacun de nous en a distribué la
portion qui lui était ordonnée par les lois de la fatale destinée.
Pourtant ne faut-il pas que les sages, pour le regret de leurs amis
trêpassés, se laissent déborder outre le naturel, et outre tout moyen
et mesure de douleur, en des deuils et lamentations barbaresques, qui
jamais ne prennent fin, entendants ce qui jà par ci-devant est advenu à
plusieurs, qui se sont si fort saisis de tristesse et melancholie, que
premier que d'achever leur deuil, ils ont achevé leur vie, et en
portant le deuil des funerailles d'autrui, ils ont eux-mêmes
malheureusement procuré les leurs: de manière que les ennuis qu'ils
avaient de la mort d'autrui, et les maux qui procédaient de leur folie,
ont été ensevelis quant et eux, si que l'on pouvait bien dire
véritablement d'eux ce que dit Homere,
La nuit survint qu'ils lamentaient encore.
Parquoi il leur faut souvent répéter de tels propos: quoi, ne cesserons
nous jamais de nous douloir? serons nous toute notre vie en misere, qui
ne finira jamais tant que nous demeurerons en vie? Car de penser qu'il
y ait deuil qui jamais ne doive prendre fin, serait une extréme folie,
attendu mêmement que bien souvent nous voyons que ceux qui plus
impatientement supportent leurs douleurs, et qui font plus de
demontration de grand deuil, devienent avec le temps les plus doux, et
que dedans les monuments mêmes, là où ils se tourmentaient le plus, et
criaient les hauts cris en se battant les poitrines, ils s'assemblent,
et font de magnifiques festins avec toute sorte de musique, et toute
autre manière de réjouissance. C'est doncques à faire à un homme
insensé, estimer que l'on pouisse avoir un deuil ainsi permanent et
perdurable à jamais: et s'ils venaient à considérer que leur deuil à la
fin passera, après que quelque chose sera advenue, ils previendraient
le temps à se délivrer de douleur, qui ainsi comme ainsi le doit faire:
car il est impossible à Dieu même de faire, que ce qui est fait soit à
faire: et pourtant ce qui maintenant est arrivé contre notre espérance,
et contre notre opinion, a montré que c'est chose qui a bien accoutumé
<p 251v> d'advenir à plusieurs par mêmes moyens. Comment,
n'est-ce pas chose que nous pouvons bien comprendre par discours de
raison naturelle, que
Pleine est la mer et la terre de maux?
De maux sur maux fatale destinee
Enveloppant va l'humaine lignée?
Le cours du ciel n'en est pas même exempt.
Ce n'est pas de maintenant, comme dit Crantor, mais de tout temps, que
plusieurs sages hommes ont deploré les miseres humaines, réputants que
le vivre même était une punition, et que le commencement de naître
homme, était une griève calamité. Et dit Aristote, que Silenus, quand
il fut surpris par le Roi Midas, le prononcea ainsi. Mais pource qu'il
vient à propos, il vaudra mieux coucher ici les propres mots du
philosophe: car en son livre intitulé Eudemus, ou de l'âme, il dit
ainsi: «Parquoi Ô très bon et très heureux personnage, nous réputons
les trêpassés benicts et bienheureux, et pensons que mentir contre eux,
ou bien médire d'eux, soit une impieté, comme de ceux qui sont jà
passés en une meilleure et plus excellente condition que la nôtre: et
cette coutume et opinion est si vieille et si ancienne en notre pays,
qu'il n'y a homme qui sache ni le commencement du temps qu'elle fut
introduite, ni le premier autheur qui l'a instituée: ains est de toute
éternité, que cette coutume, comme une loi, est observée parmi nous.
Mais outre cela, tu sais bien un ancien conte, qui est de tout temps en
la bouche des hommes. Quel propos est-ce, dit-il? et l'autre continuant
répondit: c'est, Que le meilleur serait ne naître point du tout: et
après, Que le mourir vaut mieux que le vivre:» et même que les Dieux
l'ont ainsi témoigné à plusieurs, et entre autres au Roi Midas, lequel
en chassant prit un jour Silenus, et lui demanda, quelle chose était
meilleur à l'homme, et que c'était que l'homme devait souhaitter et
élire sur toute autre chose. Il ne lui voulut rien répondre du premier
coup, ains demeura en silence sans dire un seul mot, jusques à tant que
Midas l'ayant pressé par tous moyens, à toute peine à la fin le
conduisit-il à parler: et lors se voyant contraint par force, il lui
dit, «O semence de courte durée, de laborieuse destinée, et de fortune
penible et misérable, pourquoi me contraignez vous de vous dire ce
qu'il vous vaudrait mieux ignorer? pource que la vie est moins
travaillée, et moins douloureuse, quand elle ignore ses propre maux. Or
est-il que les hommes ne peuvent nullement avoir ce qui est de tout le
meilleur, ni être participants de la nature de ce qui est très bon: car
le meilleur à tous et à toutes serait, n'avoir jamais été: mais ce qui
suit après, et le premier de ce qui se peut faire, bien qu'il soit en
ordre le second, c'est, mourir incontinent après que l'on est né.» Il
appert doncques que Silenus jugea et prononcea, que la condition de
ceux qui sont morts est meilleure, que de ceux qui sont vivants, et y a
dix mille sentences et exemples tel, et dix mille encore après, que
l'on pourrait alléguer et amener à même conclusion: mais il n'est jà
besoin étendre davantage ce propos. Il ne faut doncques point lamenter
les jeunes hommes qui meurent, pour autant qu'ils sont privés des biens
dont les hommes jouissent en vivant longuement: car cela est incertain,
comme nous avons jà dit par plusieurs fois, s'ils sont privés de maux
ou de biens, pource qu'il y a beaucoup plus de maux en la vie humaine
que de biens, et acquérons les uns à grande peine et avec beaucoup de
travail et de souci, mais les maux fort facilement: d'autant que l'on
dit qu'ils sont ronds, et qu'ils s'entretiennent, et vont l'un après
l'autre fort facilement, là où les biens sont séparés et distants les
uns des autres, ne s'assemblants jamais les uns avec les autres, sinon
sur la fin de la vie de l'homme. Parquoi il semble que nous nous
oublions, car non seulement comme dit Euripide,
Les biens mondaines ne sont propres aux hommes,
mais ni autre chose quelconque: et pourtant faut-il dire de toutes choses,
<p 252r> Les biens en propre aux Dieux seul appartiennent,
Et les humains en recette les tiennent:
Quand il leur plaît de les redemander,
Il est en eux les en deposseder.
Il ne faut doncques point être marris, s'ils nous redemandent ce qu'ils
nous avaient prêté pour un peu de temps seulement: car les bancquiers
mêmes, comme nous avons accoutumé de dire souvent, ne se courroucent
pas quand on leur redemande, et qu'ils sont contraints de rendre les
deniers que l'on a deposé entre leurs mains, s'ils sont gens de bien:
car on pourrait dire avec raison à ceux qui ne le rendraient pas
volontiers, As-tu oublié que tu avais reçu ces deniers-là pour les
rendre? Cela se peut convenablement appliquer à tous les hommes: car
nous avons tous la vie des Dieux en dépôt forcé et contraint, et n'y a
point de certain temps prefix, dedans lequel il la nous faille rendre,
comme aussi n'ont point les bancquiers de temps prefix, auquel ils
soient tenus de rendre les deniers deposés en leurs mains, ains leur
est incertain quand celui qui les leur a baillés, les redemandera.
celui doncques qui se courrouce excessivement, quand il se sent
lui-même près de la mort, ou quand ses enfants lui meurent, n'a-il pas
manifestement oublié qu'il est homme, et qu'il avait engendré des
enfants mortels? Ce n'est point fait à homme qui ait le sens entier,
ignorer que l'homme est un animal mortel, ne qu'il est né pour une fois
mourir. Parquoi si Niobé, selon que les fables racontent, eût toujours
eu à la main cette opinion et cette considération prompte,
En fleur d'âge tu ne seras
Toute ta vie, et point n'auras
Toujours d'enfants grande maignie
Autour de toi pour compagnie:
Le Soleil ne te sera pas
doux à voir jusqu'à ton trêpas:
elle ne se fut pas tourmentée ne desesperée, jusques à désirer sortir
hors de cette vie pour la grandeur de sa calamité, et à conjurer les
Dieux de la ravir hors de ce monde en une très cruelle ruine. Il y a
deux des preceptes qui sont écrits au temple d'Apollo en Delphes, très
nécessaires à la vie humaine: l'un est, Connais toi-même: l'autre, Rien
trop: car de ces deux preceptes dependent tous les autres, et sont ces
deux consonants et accordants ensemble, s'entredéclarants l'un l'autre
autant qu'il est possible: car en connaître soi-même est contenu Rien
trop: et en Rien trop se comprend connaître soi-même: et pourtant Ion
le poète parlant de ces deux preceptes dit ainsi,
Connais toi-même, à dire est bien aisé,
Mais à le faire il est si malaisé,
Qu'il n'y a nul en la céleste bande
Des Dieux, qu'un seul Jupiter, qui l'entende. Et Pindare dit,
Les sages louent grandement
Ce mot, Rien excessivement.
Qui aura donc toujours devant les yeux de sa pensée ces deux preceptes
en telle révérence que méritent d'être tenus les Oracles d'Apollo, il
les pourra facilement appliquer à tous affaires de la vie humaine, et
les saura bien supporter dextrement et modestement, eu égard à sa
nature, et à ne se point trop élever en vaine gloire pour chose qui
puisse advenir, ni aussi à se ravaler et abaisser outre mesure en
deplorations et lamentations pour l'infirmité ou de l'âme ou de la
fortune, ni pour la crainte de la mort, qui s'imprime en nos coeurs à
faute de bien connaître et considérer ce qui est ordinaire et coutumier
d'advenir en la vie de l'homme, par nécessité, et selon <p 252v>
la disposition de la fatale destinée.
Quand tu seras par les Dieux visité
De la douleur de quelque adversité,
Supporte la en patience douce
Modestement, et point ne t'en courrouce.
Et le poète Tragique Aeschylus,
C'est fait en homme et vertueux et sage,
quoi qu'il advienne à son desadvantage,
Contre les Dieux jamais ne murmurer. Et Euripides,
celui qui cède à la nécessité,
Entend que c'est que la divinité,
Et de nous est estimé homme sage. Et en un autre lieu,
celui qui sait porter l'evenement,
Quel qui lui puisse advenir, doucement,
Est dessus tous, ainsi comme je pense,
Homme de bien et de grande prudence.
Et au contraire, la plupart du monde se plaint de toutes choses, et
quoi que ce soit qui leur adviene contre leur souhait, ou contre leur
espérance, ils estiment toujours que cela procède de la malignité et de
l'envie des Dieux et de la fortune. Et pourtant ils se lamentent, et
accusent toujours leur mauvaise fortune: ausquels on pourrait avec
raison répliquer et répondre, Ce n'est pas Dieu qui te rend misérable,
mais c'est toi-même, ta folie, et ton erreur procédant d'ignorance: car
pour cette fausse et abusée opinion ils se plaignent de toutes sortes
de mort. Si aucuns de leurs amis vient à mourir hors de son pays, ils
le regrettent en disant,
Hélas pauvret, tu n'as eu ni ton père
A ton trêpas, ni ta dolente mère,
Auprès de toi, pour te clorre les yeux.
Et s'il meurt en son pays présents son père et sa mère, ils le
lamentent, comme leur ayant été ravi des mains, et leur ayant laissé
l'impression de la douleur de l'avoir vu mourir devant leurs yeux. S'il
meurt sans parler ne leur dire mot quelconque de chose que ce soit, en
criant ils disent,
Tu ne m'as pas un bon propos tenu,
Que toujours j'eusse en mon coeur retenu.
Si au contraire il leur a tenu quelque propos en mourant, ils auront
toujours ce propos-là en la bouche, comme un renouvellement de leur
douleur. S'il est mort soudainement, ils le déplorent comme ayant été
ravi: S'il a demeuré longuement à mourir, ils le plaignent comme étant
mort à petit feu, par manière de dire, et ayant enduré beaucoup avant
que passer. Bref toute occasion leur est idoine et suffisante pour
exciter leurs douleurs et leurs lamentations. Et ceux qui ont émeu
toutes ces crieries, ont été les poètes, mêmement le premier et le
prince de tous, Homere, disant:
Comme le père au feu des funerailles
De son cher fils mort en ses épousailles
brûlant ses os lamente amèrement,
Et cette mort afflige durement
La pauvre mère, à tous deux misérables
Laissants regrets et pleurs innumerables.
Et pour cela encore n'est-il pas assuré si on le plaint et pleure justement: mais voyez ce qui suit après,
étant seul fils unique en leurs ans vieux,
Et de grands biens heritier après eux.
<p 253r> Et qui sait que Dieu par sa provoyance et bienveillance
paternelle envers le genre humain, n'en ôte quelques-uns de ce monde
avant leur temps, pour-autant qu'il prevait bien les maux qui autrement
leur doivent advenir? Pourtant faut-il plutôt estimer, qu'il ne leur
advient rien que l'on doive avoir en haine: Car,
Rien n'est mauvais quand il est nécessaire:
Je dis rien de ce qui advient à l'homme, soit par raison primitive,
soit par conséquence, tant parce que bien souvent la mort survenant aux
hommes, les préserve de plusieurs autres plus grièves et pires
adversités: comme aussi pource qu'il était expédient aux uns de n'avoir
oncques été, et aux autres après qu'ils sont parvenus en la fleur de
leur âge: toutes lesquelles espèces de mort, en quelque sorte qu'elle
adviene, se doivent supporter patiemment, attendu que ce qui procède de
fatale destinée, ne se peut eviter: et la raison voudrait que les
hommes bien appris considérassent en eux-mêmes, que ceux que nous
estimons avoir été privés de la vie avant la maturité, nous précédent
de bien peu de temps: car la plus longue vie qui soit, est courte et
brève, ne montant non plus qu'un point ou une minute de temps, au
regard de l'infinie éternité: et que plusieurs de ceux qui demenent le
plus de dueil, en peu de temps sont allés après ceux qu'ils ont ploré,
n'ayants rien gagné à leur long deuil, et s'étant pour néant affligés
d'ennuis et de fâcheries: là où puis que le temps est si court que nous
avons à voyager au pélerinage de cette vie, nous ne nous deussions pas
consumer nous mêmes de tristesse souillée, ni de douleur amère, et
misérable deuil, jusques à affliger de coups notre propre corps, ains
plutôt nous efforcer de revenir, et retourner à ce qui est meilleur et
plus humain, en conversant avec personnes qui saient, non pour se
contrister avec nous, et pour exciter toujours davantage notre deuil
par une manière de flatterie, ains plutôt avec ceux qui soient pour
nous ôter et diminuer nos ennuis, avec une généreuse, grave et
vénérable consolation, ayants toujours en l'entendement ces vers
d'Homere que Hector dit à sa femme Andromache, en la réconfortant,
Ne me viens point chetive trop saisir
L'entendement de triste déplaisir:
Point ne sera ma vie terminée
Par qui que soit avant sa destinée.
Au demeurant je te dis Andromache,
Qu'il n'y a point d'homme ne preux ne lâche
Qui sût après qu'une fois il est né,
Fuïr ce qui lui est predestiné.
Et le même poète parlant de cette fatale destinée dit en un autre passage,
Dés qu'un enfant sort du ventre, J'estaim
Est tout filé de son fatal destin.
Si nous imprimons ces raisons en notre entendement, nous serons
délivrés d'une vaine melancholie de deuil, qui ne sert à rien, mêmement
quand nous viendrons à considérer combien la durée de notre vie est
courte: pourtant la faut-il contregarder, afin que nous la puissions
passer tranquillement sans être agitée ne troublée de ces douleurs de
mortuaires, en délaissant les marques et habits de dueil, et reprenant
le soin de bien traiter nos personnes, et de pourvoir au bien de ceux
qui vivent avec nous. Aussi sera-il bon de se ramener en mémoire les
arguments et raisons dont nous aurons, comme il est vraisemblable,
autrefois usé envers nos parents et amis en pareilles calamités, en les
réconfortant, et leur suadant de supporter patiemment et communément
les communs accidents de cette vie, et les cas humains humainement, et
ne commettre pas cette faute, que d'être suffisant assez pour pouvoir
décharger les autres de douleur, et ne se pouvoir pas secourir
soi-même, ni recevoir aucune utilité <p 253v> de la recordation
de ces persuasions-là, et guérir les angoisses de l'âme avec les
drogues medicinales de la raison, tenants pour certain qu'il n'y a rien
que l'on dût moins différer ni dilayer, que de décharger son coeur de
melancholie et d'ennui: et toutefois on dit en un commun proverbe, qui
est en la bouche de tout le monde,
Qui muse à quoi que ce soit,
Toujours perte il en reçoit.
Mais encore bien plus reçait-il de dommage, à mon avis, celui qui
dilaye à se décharger des grièves et malencontreuses passions de l'âme,
le differant jusques à un autre temps. Au contraire faudrait-il tourner
ses yeux sur ceux qui ont généreusement et magnanimement supporté la
mort de leurs enfants, comme Anaxagoras le Clazomenien, et Demosthenes
l'Athenien, Dion le Syracusain, et le Roi Antigonus, et plusieurs
autres, tant du passé que du présent: desquels Anaxagoris, ainsi comme
nous lisons, ayant entendu la mort de son fils par quelqu'un qui lui en
vint apporter la nouvelle, ainsi comme il disputait de la nature des
choses, et devisait avec ses familiers et amis, il s'arrêta un peu à
penser en soi-même, et puis dit seulement aux assistants, «Je savais
bien que j'avais engendré un fils mortel.» Et Pericles, qui pour
l'excellence de son éloquence, et de son grand sens et prudence fut
surnommé Olympien, c'est à dire, céleste, en fit tout autant, quant il
entendit que ses deux enfants Paralus et Xantippus étaient tous deux
morts, ainsi que dit Protagoras en ces paroles: «lui étant ses deux
fils, tous deux beaux jeunes hommes, morts à huict jours l'un de
l'autre, il n'en porta oncques le deuil, ains mainteint toujours son
esprit en serene tranquillité, dont il recevait tous les jours de
grands fruits, non seulement en ce que ce lui était un grand heur, de
ne sentir point de douleur, mais aussi en ce qu'il en était mieux
estimé du peuple: car un chacun le voyant supporter sa perte ainsi
robustement, l'en estimait vaillant et magnanime, et de plus grand
coeur que soi-même, sachant très bien comme il se trouvait affligé et
troublé en tels accidents: car on dit qu'après la nouvelle de la mort
de ses deux enfants il ne laissa pas de porter sur la tête chapeaux de
fleurs, suivant la coutume de son pays, et de haranguer au peuple en
robe blanche, mettant toujours en avant des bons conseils aux
Atheniens, et les incitant toujours à la guerre.» Semblablement
Xenophon l'un des familiers de Socrates, ainsi comme il sacrifiait un
jour aux Dieux, entendit par quelques-uns qui retournaient de la
bataille, que son fils y était mort: il ôta adonc incontinent le
chapeau de fleurs qu'il avait sur la tête, et demanda en quelle sorte
il était mort: et comme on lui eût dit, qu'il avait été tué en
combattant fort vaillamment, après avoir fait un grand meurtre des
ennemis, il demeura un bien peu d'espace à réprimer par discours de la
raison en son coeur sa passion, et puis remît incontinent le chapeau de
fleurs sur sa tête, et paracheva son sacrifice, disant à ceux qui lui
en avaient apporté la nouvelle, «Je n'ai jamais requis aux Dieux que
mon fils fut immortel, ne qu'il vécut longuement, car on ne sait si
cela est expédient à ceux qui le demandent: mais bien leur ai-je prié,
qu'ils lui feissent la grâce d'être homme de bien, et de bien aimer et
servir sa patrie: ce qui est advenu.» Et Dion le Syracusain, comme il
était un jour assis à deviser avec ses amis, il entendit un grand bruit
parmi sa maison, et un grand cri: si demanda, que c'était: et après
avoir entendu l'inconvénient, que c'était son fils qui était tombé du
toit de la maison en bas, et s'était tué, sans autrement s'en effrayer,
il commanda que l'on en baillât le corps aux femmes pour l'ensevelir
selon la coutume: et lui cependant continua le propos qu'il avait
encommancé avec ses amis. Demosthenes l'orateur le suivit aussi en
cela, après avoir perdu sa chère et unique fille, de laquelle
Aeschines, pensant faire un grand reproche à son père, dit ainsi: «Sept
jours après que sa fille fut trêpassée, devant que d'en avoir fait le
dueil et les obseques à la manière accoutumée, couronné <p 254r>
d'un chapeau de fleurs, et prenant une robe blanche, il sacrifia aux
Dieux un boeuf, et mit ainsi malheureusement à nonchaloir la pauvre
trêpassée, qu'il avait perdue, sa fille unique, et celle qui premier
l'avait appelé père, le méchant qu'il est.» Ce Rhetoricien-là ayant
pris pour son sujet à accuser Demosthene, récite ses propos là, ne se
prenant pas garde qu'en le cuidant blâmer il le loue, vu qu'il rejeta
arrière tout deuil, et montra qu'il avait la charité envers son pays en
plus grande recommandation, que l'amour et compassion naturelle envers
ceux de son sang. Et le Roi Antigonus ayant entendu la mort de son fils
Alcyoneus, qui avait été tué en une bataille, il regarda franchement
ceux qui lui apportèrent cette mauvaise nouvelle, et s'étant un peu
arrêté à penser, la tête baissée, sans mot dire, il profera ces
paroles: «O Alcyoneus, tu as perdu la vie plus tard que tu ne devais,
te jetant ainsi à l'abandon sur les ennemis, et ne te soucient
autrement ni de ton salut, ni de mes admonestements.» Or n'y a-il celui
qui n'admire et n'estime grandement ces personnages-là, pour leur
constance et magnanimité: mais quand ce vient à l'épreuve du fait, ils
ne les peuvent imiter pour l'imbecillité de leur âme, laquelle procède
d'ignorance: toutefois y ayant plusieurs exemples de ceux qui se sont
généreusement et vertueusement portés en la mort et perte de leurs amis
et proches parents, que l'on pourrait tirer tant de l'histoire Grecque,
comme de la Latine, ce que nous en avons allégué jusques ici, pourra
suffire pour faire ôter ce tant fâcheux deuil, et cette vainne
affliction que tu en prends, laquelle ne peut à rien servir ne
profiter. Mais que les jeunes hommes d'excellente vertu, qui meurent en
leur jeunesse, soient en la grâce des Dieux, et qu'ils passent en un
plus heureux être, j'en aidesja fait quelque mention auparavant, et
encore essayerai-je d'en dire quelque chose en cet endroit, le plus
brèvement qu'il me sera possible, portant témoignage de vérité à cette
belle et sage sentence de Menander qui dit,
celui qui est en la grâce des Dieux,
Il meurt avant que de devenir vieux.
Mais à l'aventure me pourras-tu répliquer, très cher ami Apollonius,
que le jeune Apollonius ton fils avait toutes choses fort prosperes et
à souhait, et que c'était plutôt toi qui devais issir de cette vie, et
être inhumé par lui qui était en la fleur de son âge, et que cela était
le devoir selon notre nature, et selon le cours de l'humanité: il est
bien vrai, mais non pas à l'aventure selon la provoyance du
gouvernement de l'univers, ni selon la générale ordonnance du monde: et
au regard de lui qui est bienheureux maintenant, il ne lui était pas
selon nature de demeurer en cette vie plus que le temps qui lui était
prefix, ains après avoir honnêtement achevé le cours de son temps,
était besoin qu'il reprît son chemin pour retourner à sa destinée qui
le rappellait. Voire-mais, il est mort avant son temps: tant plus
heureux en est-il, de n'avoir point essayé davantage les maux de cette
vie: car, comme dit Euripide,
Ce que du nom de vie l'on appelle,
Est en effet peine continuelle.
Mais il s'en est allé de trop bonne heure, en la plus belle fleur de
son âge, jeune homme, entier de toutes choses, à marier, aimé, prisé et
estimé de tous ceux qui le hantaient, aimant son père, aimant sa mère,
aimant ses parents, aimant les lettres, et pour dire tout en un mot,
amiable à tout le monde, reverant ses amis qui étaient de plus grand
âge que lui comme ses peres, cherissant ses egaux et familiers,
honorant ceux qui l'avaient enseigné, aux étrangers, autant comme aux
citoyens, très humain, et à tous cordial, et de tous universellement
bienvoulu, tant pour la grâce de sa beauté, que pour sa gracieuse
affabilité. Il est bien vrai tout cela: mais aussi faut-il que tu
penses, qu'il s'en est allé de bonne heure de cette vie mortelle,
emportant avec soi louange éternelle de sa pieté et observance envers
toi, et de la <p 254v> tienne envers lui, ne plus ne moins, que
s'il fut sorti d'un banquet, avant que de tomber en quelque ivrongnerie
et folie, laquelle ne peut fuir qu'elle n'advienne en longue
vieillesse: et si le dire des anciens poètes et philosophes est
véritable, comme il est vraisemblable, que les gens de bien, et qui ont
été dévots envers les Dieux, quand ils viennent à mourir, aient en
l'autre monde honneur et préférence, et un lieu à part où leurs âmes
demeurent, tu dois avoir bonne espérance de feu ton fils, qu'il sera
colloqué au nombre de ceux-là: desquels hommes religieux le poète
Pindare parlant en ses Cantiques, dit ainsi,
Quand nous avons ici la nuit,
Le Soleil là-dessous leur luit:
Leurs vergers sont belles prairies
De roses vermeilles fleuries,
Couvertes d'arbres, que les sens
Remplissent de l'odeur d'encens,
Tous chargés de pommes dorées.
Par ces delicieuses prées
Les uns se vont réjouissans
A piquer chevaux bondissans,
Les autres au son harmonique
De tout instrument de musique.
Là sont toutes sortes de fleurs
De très délicates odeurs:
Et les autels des Dieux y fument
De toutes senteurs, qui parfument,
En brulant dedans un clair feu,
Toujours cet amiable lieu.
Et un peu plus avant, en un autre Cantique de lamentation, là où il parle de l'âme, il dit:
Heureuse est leur condition
Hors de toute vexation:
Il n'est point de corps qui ne mûre,
L'âme seule toujours demeure
Vivante à perpetuité,
Comme de la divinité
Seule ayant pris son origine.
Or de dormir elle ne fine
Tant que les membres sont veillans:
Mais quelquefois eux sommeillans,
Elle donne à connaître comme
C'est elle seule que en l'homme
Fait jugement de ce qui plaît,
Et de ce qui fâche et déplaît.
Et le divin Platon en son traité de l'Ame a dit plusieurs raisons de
son immortalité, et en a aussi beaucoup parlé en ses livres de la
Republique, et au dialogue intitulé Memnon, et en celui de Gorgia, et
par-ci par-là en plusieurs autres lieux. Or quant à tout ce qu'il en a
dit en son dialogue de l'Ame, j'en ferai un extrait à part, que je te
baillerai, ainsi que m'en as requis, mais pour le présent je ne t'en
alléguerai que ce qui vient à propos, et qui sert à la matière: c'est
ce qu'il en dit à un Athenien familier et domestique de Gorgias
l'orateur: car Socrates en ce traité de Platon dit ainsi: «écoute un
fort beau propos, lesquel tu réputeras à mon avis être une fable, mais
quant à moi, je l'estime véritable, et te le raconterai pour tel: car
comme dit <p 255r> Homere, Jupiter, Neptune et Pluton départirent
jadis entre-eux l'empire qu'ils avaient eu de leur père. Or y avait-il
une loi touchant les hommes dés le temps de Saturne, et de tout temps,
et est encore jusques au temps présent entre les Dieux, Que d'entre les
hommes celui qui a passé sa vie justement et saintement, quand il vient
à mourir, s'en va demeurer és îles fortunées, en toute félicité, hors
de toute sorte de maux: et au contraire, celui qui a vécu injustement
et sans craindre ne révérer les Dieux, s'en va en la prison de justice
et de punition que l'on appelle Tartare, c'est à dire Enfer. Or les
juges qui ont eu connaissance de cela durant le regne de Saturne, et
encore depuis sur le commencement du regne de Jupiter, étaient des
hommes vivants qui jugeaient les autres hommes en leur vie, au propre
jour qu'ils devaient aller de vie à trêpas: dont il advenait que les
jugements n'en étaient pas bons, jusques à ce que Pluton et les autres
superintendants les îles fortunées vindrent rapporter à Jupiter, que
l'on leur envoyait des gens qui n'en étaient pas dignes. Jupiter leur
répondit, J'y donnerai bien ordre, et engarderai bien que cela ne se
fera plus: car la cause pourquoi les jugements sont mauvais est, pource
que tant ceux qui jugent, comme ceux qui sont jugés, le sont étant
revètus, pource que c'est durant leur vie, et plusieurs à l'aventure
ayants de mauvaises âmes, et étant revètus de beaux corps, de noblesse,
de lignée et de richesse, quand on les veut juger, il vient plusieurs
qui leur portent témoignage, comment ils ont bien vécu: les juges sont
éblouis de ces témoins-là, joint qu'ils sont eux-mêmes revètus, ayant
au-devant de leurs âmes les yeux, les aureilles, et toute la structure
de leur corps: toutes ces choses-là leur donnent empêchement, tant
leurs vêtements propres, que ceux des jugez. premièrement doncques il
les faut engarder qu'ils ne sachent plus le jour de leur mort: et puis
il faut que les jugements dorenavant se fassent, les uns et les autres
étant tous nuds: et pour ce faire il est besoin qu'ils soient tous
morts, et le juge même soit mort, et qu'il vienne à examiner avec l'âme
seule, les âmes des trêpassés, à mesure qu'ils viendront à mourir,
étant seules et destituées de tous leurs parents et amis, et ayants
laissé sur la terre tout l'ornement et vêtement qu'elles soûlaient
avoir, à celle fin que le jugement s'en face plus droit et plus juste.
C'est pourquoi ayant connu cela devant vous, j'ai constitué de mes
propres enfants pour juges, deux du côté de l'Asie, Minos et
Radamanthus, et un du côté de l'Europe, c'est Aeacus: ceux-là après
qu'ils seront morts, jugeront dedans le pré au carrefour, là où
fourchent les deux chemins, l'un qui va és îles fortunées, l'autre au
Tartare. Radamanthus jugera ceux de l'Asie, et Aeacus ceux de l'Europe:
et quant à Minos, je lui donnerai la presidence de juger par-dessus, si
d'aventure il y a quelque chose qui soit inconnue à l'un des deux
autres, afin que d'ici en avant le jugement soit très juste, du chemin
que les hommes auront à tenir.» Voilà le propos que j'ai ouï réciter, Ô
Callicles, et que je crois être véritable: duquel discours je recueille
cette conclusion enfin, Que la mort n'est autre chose, que la
séparation de l'âme d'avec le corps. C'est ce que j'ai ramassé et mis
ensemble, très cher ami Apollonius, avec grand soin et diligence pour
t'en composer un discours de consolation, qui m'a semblé très
nécessaire, tant pour alléger un peu la douleur qui te travaille
présentement, et te faire cesser ce fâcheux deuil que tu menes: comme
aussi pour y comprendre l'honneur et la louange qui me semble que je
devais à la mémoire de ton fils Apollonius le bien-aimé des Dieux: car
c'est chose à mon avis très désirable, et convenable à ceux qui par
bonne et heureuse mémoire, et par gloire perdurable sont consacrés à
immortalité. Tu feras doncques sagement, si tu obeïs aux raisons qui y
sont contenues, et gratifies à ton fils, en te revenant de cette vaine
affliction que tu donnes et à ton corps, et à ton âme, <p 255v>
en ton accoutumée, ordinaire et naturelle façon de vivre: car ainsi
comme lors qu'il vivait entre nous, il n'eût pas été aise de voir ni
toi son père, ni sa mère, tristes et desolés: aussi maintenant qu'il
est conversant et faisant bonne chère avec les Dieux, il ne prendrait
pas plaisir à voir l'état auquel vous êtes. Parquoi reprenant courage
d'homme de bien, magnanime et aimant les siens, retire toi le premier,
et puis la mère du jeune homme, et tous vos parents et amis d'une telle
misere, en passant en une plus tranquille et paisible manière de vivre,
laquelle sera trop plus agreable et au defunct ton fils, et à nous
tous, qui avons soin de ta personne, ainsi comme il convient à l'amitié
que nous te portons.
XXXVII. Consolation envoyée à sa femme sur la MORT D'UNE SIENE FILLE. Plutarque à sa femme S.
celui que tu m'avais envoyé pour m'apporter la nouvelle de la mort de
notre petite fille, à mon avis m'a failli par le chemin, étant allé
droit à Athenes: mais arrivé à Tanagre, j'en aiété averti. Or quant à
sa sepulture, je pense bien que tu y auras déjà donné ordre: et à la
miene volonté que ce soit en sorte, que ni pour le présent, ni pour
l'advenir elle ne t'apporte guere de déplaisir. Mais si d'aventure tu
as differé à faire quelque chose que tu eusses bien voulu, jusques à ce
que tu en eusses entendu mon avis, estimant que cela en le faisant
t'aidera à porter patiemment ta douleur, je te prie au moins que ce
soit sans aucune curiosité ni aucune superstition, desquelles tu es
aussi peu entachée que femme que je connaisse: Seulement te veux-je
admonester, ma femme, qu'en cet inconvénient tu te maintienes, et pour
toi et pour moi, en une constance et tranquillité d'esprit: car quant à
moi, j'entends et mesure en mon coeur cette perte telle, et aussi
grande comme elle est, mais si je treuve que tu la portes trop
impatientement, cela me sera plus grief, et me fâchera plus que
l'inconvénient même: combien que je n'aie pas non plus été engendré ni
d'un chêne ni d'un rocher, dequoi tu peux toi-même être bien bon
témoin, sachant comme nous avons nourri ensemble plusieurs de nos
enfants, en notre maison, et par nos propres mains, tu sais aussi comme
je l'aimais fort tendrement, pource que j'avait fort désiré avec toi
que tu eusses une fille, après quatre fils que tu avais eus de rang, et
pource qu'elle m'avait apporté le moyen de lui donner ton nom. Mais
outre l'amour paternelle que l'on a communement envers ses petits
enfants, encore y avait-il en elle une pointe particulière qui la me
faisait plus cherement aimer, c'est qu'elle me donnait du plaisir, sans
que j'aperçusse jamais en elle aucune colère, ni aucune mignardise: car
elle avait une douceur et bonté naturelle merveilleuse: et ce qu'elle
s'efforçait de montrer qu'elle aimait ceux qui l'aimaient, et
s'étudiait de leur complaire, me donnait du plaisir, et ensemble
connaissance d'une grande debonnaireté que nature avait mise en elle:
car elle priait sa nourrice de donner la mammelle non seulement aux
autres petits enfants qui jouaient avec elle, mais aussi aux pouppées
et autres jouets d'enfants, dont elle se jouait, comme faisant par de
sa table par humanité, et communiquant ce qu'elle avait de plus
agreable à ceux qui lui donnaient plaisir. Mais je ne vois pas, ma
femme, pourquoi ces petits propos-là, et autres semblables qui nous ont
donné du plaisir en sa <p 256r> vie, nous doivent fâcher et
troubler maintenant après sa mort, quand nous viendrons à les
remémorer: mais aussi, au contraire, crains-je, que avec la douleur
nous n'en chassions la mémoire, comme fait Clymene quand elle dit,
L'arc et la trousse m'est moleste,
Tous exercices je deteste:
fuyant toujours et tremblant à la recordation et remémoration de son
fils, pource qu'elle lui renouvellait ses douleurs: car naturellement
nous refuyons tout ce qui nous fâche: mais il faut que comme en son
vivant nous n'avions rien plus doux à ambrasser, ne plus plaisant à
voir et à ouïr qu'elle, aussi que le pensement d'elle loge et vive avec
nous, pour toute notre vie, ayant je dis, beaucoup de fois plus de joie
que de tristesse, s'il est vraisemblable, que les raisons et argumens
que nous avons souventefois alléguées aux autres, nous ayent à nous
mêmes profité de quelque chose au besoin, et ne soient pas demeurées
oiseuses, en nous accusant qu'au lieu de ces joyes-là passées, nous
leur rendions maintenant plusieurs fois autant de douleurs. ceux qui y
ont assisté, nous rapportent, avec grande recommandation de ta vertu,
que tu n'en as pas seulement changé de robe, ne pris accoutrement de
deuil, et que tu ne t'en es ni défigurée, ni outragée, ni toi ni tes
femmes, en aucune manière, ni que tu n'en as fait aucun appareil
somptueux à ses funerailles, comme si c'eût été pour une fête
solennelle, ains as fait toutes choses sobrement, et honnêtement, sans
bruit, avec nos amis et parents: dequoi je ne me suis point émerveillé
quant à moi, si toi qui jamais n'as pris plaisir ni fait gloire de te
montrer ni en théâtre, ni en procession, ains plutôt qui as toujours
estimé que la somptuosité était inutile, voire mêmes és choses de
plaisir, en chose triste et douloureuse, tu as observé la simplicité
qui est la plus sûre: car il faut que la Dame sage et honnête demeure
inviolée non seulement és fêtes Bacchanales, mais aussi penser qu'il
faut que la tourmente et émotion de la passion en deuil, a besoin de
continence pour resister et combattre, non pas contre l'amour et
charité naturelle des meres aux enfants, comme quelques unes pensent,
mais contre l'intempérance de l'âme: car nous concedons à cette charité
le regretter, le révérer, et le remémorer les trêpassés, mais la
cupidité excessive et insatiable de lamentations, qui force les
personnes jusques à jeter les hauts cris, et à se battre et outrager,
n'est moins laide et honteuse, que l'incontinence és voluptés:
toutefois on l'excuse plus de paroles, d'autant que à la laideur c'est
la douleur et l'amertume, au lieu qu'à l'autre c'est la volupté qui y
est conjointe. Car y a-il rien plus desraisonnable, que d'ôter l'exces
de rire et de s'éjouir: et, au contraire, de laisser aller les torrents
de larmes et de pleurs, qui partent d'une même source, tant qu'ils
peuvent aller? et ce que font quelques-uns qui tancent et querellent
avec leurs femmes pour quelques parfums ou quelques habillements de
pourpre qu'elles voudraient avoir, et ce pendant leur permettent de
raser leurs cheveux en deuil, et se vêtir de noir, se seoir
déshonnêtement à même terre, crier à pleine tête en invoquant les
Dieux: et, ce qui est encore plus mauvais que tout, si elles punissent
excessivement ou injustement leurs servantes, s'y opposer et les
engarder: et quand elles mêmes se châtient cruellement, et âprement,
les laisser faire en accidents et inconvénients qui auraient au
contraire besoin de facilité et d'humanité. Mais quant à nous, ma
femme, nous n'avons point eu jamais besoin de ce combat là l'un contre
l'autre, ni n'en aurons, à mon avis, jamais de celui-ci: car quant à la
simplicité de vêtements, et à la sobrieté du vivre ordinaire sans
aucune superfluité, il n'y a pas un philosophe, ni pas un honnête
citoyen qui ait hanté et fréquenté en notre maison avec nous, qui n'ait
pris grand plaisir à voir et considérer ta simplicité, soit aux
sacrifices, soit aux théâtres, soit aux danses et processions: aussi
as-tu déjà montré une grande constance en pareil accident, à la mort de
ton fils aîné: <p 256v> et encore depuis quand le gentil Charon
nous laissa avant âge: car il me souvient que quelques étrangers qui
étaient venus avec moi de la marine, quand on nous vint dire la
nouvelle de la mort du petit enfant, comme ils furent arrivés avec
d'autres nos amis et voisins en notre maison, et qu'ils y vîrent toutes
choses rassises et bien composées sans désordre ne bruit aucun, ainsi
comme eux-mêmes l'ont raconté à d'autres depuis, ils pensèrent que ce
fut une fausse nouvelle, et qu'il ne fut rien advenu de mal, tant tu
ordonnas honnêtement et sagement toutes choses en notre maison, lors
que l'occasion était bien suffisante pour excuser un désordre et une
confusion, combien que tu eusses nourri l'enfant de ta propre mammelle,
et que tu y eusses enduré une incision au tetin, à cause d'une
froissure et contusion. Ce sont actes de générosité en une Dame, et de
charité envers ses enfants, cela. Là où nous voyons plusieurs autres
meres, qui prennent leurs petits enfants des mains des nourrices, comme
des jouets pour passer leur temps: et puis quand il advient qu'ils
meurent, ils se lâchent et laissent aller à tous vains regrets, et
deuil qui ne sert de rien, et qui ne procède pas de bienveillance, car
bienveillance est chose raisonnable et honnête: mais beaucoup de mine
procédant de vaine opinion mêlé avec un peu d'affection naturelle, est
ce qui engendre des deuils farouches, furieux et implacables. Et semble
qu'Aesope n'ait pas ignoré cela: car il dit, que Jupiter faisant la
distribution des honneurs aux Dieux, le Deuil y vint qui en demanda
aussi: et il lui bailla les larmes, les regrets et lamentations, mais
de ceux qui le recevraient librement et volontairement: aussi se
fait-il ainsi du commencement, car un chacun introduit chez soi de sa
propre volonté le deuil, mais depuis qu'il y est une fois établi par
laps de temps, et qu'il s'est rendu familier et domestique, il ne s'en
va pas puis après quand on le voudrait bien chasser. Et pourtant
faut-il combattre à la porte contre lui, et ne recevoir pas garnison
chez soi, en déchirant sa robe ou arrachant ses cheveux, ou quelques
autres choses semblables qui adviennent tous les jours ordinairement,
et rendent l'homme honteux, et son coeur serré, ne s'ozant ouvrir ni
s'élargir, ains paoureux et craintif, se réduisant là, qu'il ne pense
pas qu'il lui soit loisible de rire, de voir la lumière du Soleil, ni
de hanter personne, ni de manger en compagnie, en telle captivité il se
rend à cause de son deuil. Et à ce mallà est conjoint une nonchalance
du corps, une condamnation de toutes étuves, de tout lavement,
frottement, huilement, et traitement de sa personne, tout au contraire
de ce que l'âme devait faire, à fin qu'elle-même malade fut soulagée et
aidée par le corps sain et dispos: car une grande partie de la douleur
de l'âme s'allége et s'emousse, par manière de dire, quand le corps se
sent gaillard, ne plus ne moins que les vagues vont chalant et
s'applanissant quand le temps est calme et serain. Mais à l'opposite,
si pour être mal traité et mal pensé il s'y engendre une sécheresse du
cuir, une âpreté rude, de manière que le corps n'exhale rien de
gracieux ni de doux à l'âme, sinon des douleurs et des tristesses, ne
plus ne moins que des amères et fâcheuses exhalations, alors n'est-il
pas aisé, quoi qu'on le désire, de facilement se ravoir, tant de
grièves passions viennent à saisir l'âme quand elle est ainsi affligée
et tourmentée. Mais ce qui est de plus dangereuse efficace, et plus à
craindre en cela, je ne le saurais craindre en toi, c'est à savoir, que
de folles femmes ne t'aillent visiter, et qu'elles ne crient et
lamentent avec toi: ce qui par manière de dire aiguise et réveille la
couleur, ne permettant pas que ou d'elle-même, ou par l'entremise et le
secours d'autrui, elle se fene et se passe: car je sais combien tu eus
de peine et de travail dernierement à l'endroit de la soeur de Theon,
pour la secourir, et resister aux autres femmes qui la venaient voir
avec grands cris et hautes lamentations, comme si proprement elles
eussent apporté du feu pour l'enflammer davantage. Car quand on voit
que la maison d'un ami ou d'un voisin brûle, chacun y court tant qu'il
peut, pour aider à l'éteindre: mais quand on voit les âmes allumées
<p 257r> de douleur, au contraire on y porte encore de la matière
à augmenter ou entretenir le feu. Et quand quelqu'un a mal aux yeux, on
ne lui permet pas qu'il y porte les mains, ne qu'il y touche, s'il y a
inflammation: là où celui qui est en deuil, demeure assis en sa maison,
se présentant au premier venu qui veut lui aller emouvoir, aigrir et
irriter sa passion, ne plus ne moins qu'un fluxion, tant qu'au lieu
qu'elle ne faisait que un petit le chatouiller et demanger, ils la vous
déchirent en sorte, qu'ils y font venir un grand et fâcheux mal. Je
suis assuré que tu te sauras bien garder de cela. Mais efforce toi de
te réduire en ton pensement ce temps-là, auquel ne nous étant pas
encore cette fille née, nous n'avions pas de quoi nous plaindre de la
fortune, et puis de joindre tout d'un tenant le temps présent avec
celui-là, comme si nous étions derechef retournés à même état que nous
étions auparavant. Car il semblera, ma femme, que nous soyons marris
que jamais l'enfant ait été née, si nous montrons d'estimer, que nos
affaires fussent en meilleur état avant qu'elle fut née, que depuis:
non-pas que je veuille que nous abolissons de notre mémoire les deux
années qu'il y a eu d'intervalle entre les deux temps, ains plutôt
veux-je que nous les comptions entre nos voluptés, comme ceux qui nous
ont donné de la joie et du passetemps beaucoup, non-pas estimer que ce
qui nous a été un peu de bien, nous ait été beaucoup de mal, et ne nous
montrer pas ingrats envers la fortune du plaisir qu'elle nous a donné,
pource qu'elle n'y a pas ajouté ce que nous esperions davantage.
Certainement se contenter toujours des Dieux, en parlant comme il
appartient, et ne se plaindre jamais de la fortune, ains prendre en gré
ce qui lui plaît bailler, apporte toujours un beau et doux fruit. Et
celui qui en tel cas puize de sa mémoire les biens qu'il y a, en
transportant toujours, et ramenant sa pensée des obscures et
turbulentes cogitations aux claires et reluisantes, s'il n'éteint
entièrement la douleur, pour le moins en la mêlant et temperant avec
son contraire, il la rend moindre et passante. Car ainsi comme un
parfum réjouit toujours le sens de l'odorement, et outre cela est un
remede contre les mauvaises senteurs: aussi la cogitation des biens que
l'on a autrefois reçus, sert de secours nécessaire, quand on est tombé
en adversité, à ceux qui ne refuient pas la remémoration des joyes
qu'ils ont eues par le passé, et qui ne se plaignent pas en tout et par
tout de la fortune, que nous ne devons pas faire par raison, si
d'aventure il s'y est trouvé, comme en un livre, quelque rature parmi
tout le reste qui est sain, net et entier. Car tu as souvent ouï dire,
que la béatitude de cette vie depend des droites et saines
ratiocinations de notre entendement, tendantes à une constante
disposition, et que les mutations de la fortune ne font ni n'apportent
pas de grandes inclinations, ni de casuels glissements à notre vie.
Mais s'il faut que nous nous gouvernions comme le commun par les choses
exterieures, et que nous comptions les evenements et accidents de la
fortune, en prenant pour juges de notre félicité ou infélicité les
communs et vulgaires hommes, ne regarde pas aux larmes ni aux regrets
et lamentations que font ceux et celles qui te viennent maintenant
visiter, qui se font par une mauvaise accoutumance à l'endroit de
chacun, mais plutôt pense en toi-même, combien tu es réputée heureuse
par celles mêmes qui te visitent, pour les enfants que tu as, et pour
ta maison, et pour ta vie: car il ferait mauvais voir, que les autres
désirassent être en ta condition, voire encore avec le regret qui nous
fâche maintenant, et que tu t'en plaignisses, et la portasses
impatiemment, et que tu ne sentisses pas au moins par la piqueure de
cette petite perte d'un petit enfant, combien tu dois avoir de joie
pour ceux qui demeurent vivans: ne plus ne moins que ceux qui vont
faisant un recueil des vers d'Homere qui sont défectueux ou à la tête
ou à la queue, et cependant en passent par-dessus une infinité, qui
sont excellentement bien faits: aussi que soigneusement tu examinasses
et calomniasses particulièrement toutes les légères mesaventures qui te
<p 257v> sont advenues en toute ta vie, et que les bonnes tu les
passasses en gros et en bloc confuseement: qui serait faire proprement
comme les chiches avaricieux, qui se tuants le coeur et le corps pour
acquérir de grands biens, n'en jouissent pas quand ils les ont
présents, et les regrettent et lamentent quand ils vienent à les
perdre. Et si d'aventure tu es emeue de pitié et de compassion d'elle,
qui s'en est allée de ce monde avant que d'être mariée ni avoir porté
des enfants, tu as à l'opposite de quoi te réconforter et réjouir,
parce que cela ne t'a pas défailli, ni tu n'as été privée de l'un ni de
l'autre. Car on ne saurait maintenir, que ces choses-là soient grands
biens, eu égard à ceux qui en sont privés, et petits à ceux qui les
ont, et qui en jouissent: et quant à elle, étant maintenant allée en
lieu où elle ne souffre aucune douleur, elle ne demande point que nous
nous affligeons de regret pour l'amour d'elle: car quel mal nous est-il
advenu par elle, si elle-même n'a rien maintenant qui la puisse faire
douloir? car és privations des grandes choses mêmes on perd tout
sentiment de douleur, quand on est arrivé à ce point-là de ne s'en
soucier point. Mais ta fille Timoxene est privée non de grandes, mais
de petites choses, car elle ne connaissait encore que petites choses,
et ne se délectait que de petites choses: et au demeurant de ce dont
elle n'avait aucun sentiment, ne qui ne lui était jamais entré en
pensement, comment pourrait-on dire qu'elle en fut privée? Au reste,
quant à ce que tu as entendu d'autres qui persuadent beaucoup de
personnes vulgaires, disants que depuis que l'âme est séparée du corps,
il n'y a plus rien de mal ni de douloureux nulle part, pour le suppôt
qui est ainsi dissolu, je sais bien que tu n'y ajoutes point de soi, et
que les raisons que tu as reçues de main en main de nos ancestres,
ensemble les saintes cérémonies et sacrements secrets des religieux
mystères de Bacchus, que nous savons et connaissons nous autres qui en
sommes de la confrairie, te gardent fort bien de le croire. Parquoi
tenant pour chose arrêtée, que notre âme est incorruptible et
immortelle, il faut que tu estimes, qu'il lui prend et advient tout
ainsi comme aux petits oiseaux qui sont pris: car si elle a été
longuement nourrie dedans ce corps, et qu'elle soit accoutumée et
apprivoisée à cette vie, par le maniement de plusieurs affaires qu'elle
ait maniées, et par une longue accoutumance, elle y retourne de rechef,
et rentre une autre fois dedans ce corps, ni jamais ne repose ni ne
cesse étant attachée aux affections de cette chair, et aux aventures de
ce monde, y retournant par diverses générations: car il ne faut pas que
tu penses que la vieillesse soit reprochée ni blâmée à cause des rides,
ni à cause des cheveux blancs, ni pour l'imbecillité et faiblesse du
corps, ains ce qui est en elle plus mauvais et plus fâcheux, c'est
qu'elle rend l'âme rance, pour la souvenance des choses qu'elle a
expérimentées en ce corps en s'y trop arrêtant et affectionnant trop,
et qu'elle la plie et la courbe retenant la forme et figure qu'elle a
prise du corps en ce qu'elle a été affectionnée: là où celle qui est
prise en jeunesse, pretend à meilleures conditions d'être, comme se
redressent d'un ply plus doux et d'une curvature plus molle et moins
forcée, et se remettant à sa naturelle droitture, ne plus ne moins que
le feu que l'on a éteint, si on le rallume soudainement, il se
rembraze, et reprend sa vigueur incontinent. C'est pourquoi il vaut
beaucoup mieux
Passer bientôt les portes de la mort,
devant que l'âme ait pris et imbeu trop d'affection aux choses d'ici
bas, et qu'elle se soit attendrie d'amour envers ce corps, et comme par
quelques charmes collée et attachée à lui. La vérité dequoi apparait
encore mieux és façons de faire et coutumes anciens de notre pays: car
nos citoyens quand leurs enfants meurent petits, ne leur portent point
d'offrandes mortuaires, ni ne font point les autres sacrifices et
cérémonies pour eux, que l'on a accoutumé de faire ailleurs pour les
trêpassés, d'autant qu'ils ne tienent rien de la terre, ni des
affections terrestres, et ne s'arrêtent pas autour <p 258r> de
leurs monuments et sepultures, ni ne les exposent en public en vue, ni
ne demeurent et ne s'asseient auprès: car nos lois et statuts ne
permettent pas de mener deuil pour ceux qui decèdent ainsi en bas âge,
comme n'étant saint ni religieux de ce faire, parce que l'on doit
estimer qu'ils sont passés en un meilleur lieu, et meilleure condition
d'être: ausquelles lois et coutumes étant plus dangereux de décroire,
que de croire, portons nous, et nous gouvernons ainsi comme elles nous
le commandent quant à l'exterieur au dehors, mais quant à l'interieur
au dedans, que tout y soit encore plus net, plus pur, et plus sage.
XXXVIII. Pourquoi la Justice divine diffère quelquefois LA PUNITION DES MALEFICES.
APRES qu'Epicurus eut ainsi parlé, devant que pas un de nous lui eût pu
répondre, nous nous trouvasmes tout au bout de l'allée: et lui s'en
allant, nous planta là. Et nous émerveillés de son étrange façon de
faire, demeurasmes un peu de temps sans parler ni bouger de la place, à
nous entreregarder l'un l'autre, jusques à ce que nous nous meismes de
rechef à nous promener comme devant. Et lors Patrocles le premier se
prit à dire: Et bien Seigneurs, Que vous en semble? laisserons nous là
cette dispute, ou si nous répondrons en son absence aux raisons qu'il a
alléguées, comme s'il était présent? Timon adonc prenant la parole,
Voire-mais, dit-il, si quelqu'un après nous avoir tiré et assené s'en
allait, encore ne serait-il pas bon de laisser son trait dedans notre
corps: car on dit bien que Brasidas ayant été blessé d'un coup de
javeline à travers le corps, arracha lui-même la javeline de sa plaie,
et en donna si grand coup à celui qui la lui avait lancée, qu'il l'en
tua sur le champ: mais quant à nous, il n'est pas question de nous
venger de ceux qui auraient ozé mettre en avant parmi nous aucuns
propos étranges et faux, ains nous suffit de les rejeter arrière de
nous, avant que notre opinion s'y attache. Et qu'est-ce, dis-je alors,
qui vous a plus émeu de ce qu'il a dit? car il a dit beaucoup de choses
pêle-mêle, et rien par ordre, ains a ramassé un propos deçà, un propos
delà, contre la providence divine, la déchirant comme en courroux, et
l'injuriant par le marché. Adonc Patrocles: Ce qu'il a allégué, dit-il,
de la longueur et tardité de la justice divine à punir les méchants: et
m'a semblé une objection fort véhémente: et à dire la vérité, ces
raisons-là m'ont quasi imprimé une opinion toute autre et toute
nouvelle: vrai est que de longue main je savais mauvais gré à Euripide
de ce qu'il avait dit,
De jour à jour s'il dilaye et diffère,
Tel est de Dieu la manière de faire.
Car il n'est point bien séant de dire, que Dieu soit paresseux à chose
quelconque, mais encore moins à punir les méchants, attendu
qu'eux-mêmes ne sont pas paresseux ni dilayants à mal faire, ains
soudainement et de grande impetuosité sont poussés par leurs passions à
mal faire. Et toutefois quand la punition suit de près le tort et
l'injure reçue, comme dit Thucydides, il n'y a rien qui si tôt bousche
le chemin à ceux qui trop facilement se laissent aller à mal faire. Car
il n'y a delay de payement qui tant affoiblisse d'espérance, ne rende
si failli de coeur celui qui est offensé, ne si insolent et si
audacieux celui qui est prompt à outrager, que le delay de la justice:
comme au contraire les punitions qui suivent et joignent de près les
malefices, <p 258v> aussi tôt qu'ils sont commis, empêchent qu'a
l'advenir on n'en commette d'autres, et réconfortent davantage ceux qui
ont été outragés: car quant à moi, le dire de Bias, après que je l'ai
repensé plusieurs fois, me fâche, quand il dit à un certain méchant
homme: «Je n'ai pas peur que tu ne sois puni de ta méchanceté, mais
j'ai peur que je ne le voie pas.» Car dequoi servit aux Messeniens la
punition d'Aristocrates, qui les ayant trahis en la bataille de Cypre,
ne fut découvert de sa trahison de plus de vingt ans après, durant
lesquels il fut toujours Roi d'Arcadie, et depuis en ayant été
convaincu, il fut puni? mais cependant ceux qu'il avait fait tuer,
n'étaient plus en ce monde. Et quel réconfort apporta aux Orchomeniens
qui avaient perdu leurs enfants, leurs parents, et amis, par la
trahison de Lyciscus, la maladie qui long temps depuis lui advint et
lui mangea tout le corps, encore que lui-même trempant et baignant ses
pieds dedans la rivière, jurât et maugreât qu'il pourrissait pour la
trahison qu'il avait méchamment et malheureusement commise? Et à
Athenes les enfants des enfants des pauvres malheureux Cyloniens qui
avaient été tués en franchise des lieux saints, ne peurent pas voir la
vengeance qui depuis par ordonnance des Dieux en fut faite, quand les
excommuniés qui avaient commis tel sacrilege furent bannis, et les os
mêmes des trêpassés jetés hors des confins du pays. Et pourtant me
semble Euripides être impertinent, quand pour divertir les hommes de
mal faire il allégue de telles raisons,
Pas ne viendra la justice elle-même,
N'en ayes jà de peur la face blesme,
D'un coup d'estoc le foie te percer,
ni autre avec pire que toi blesser:
Muette elle est, et à punir tardive
Les malfaisans, encore s'il arrive.
Car au contraire, il est vraisemblable que les méchants n'usent point
d'autres persuasions, ains de celles-là mêmes, quand ils se veulent
pousser et encourager eux-mêmes à entreprendre hardiment quelques
méchancetés, se promettants que l'injustice représente incontinent son
fruit tout meur et tout prêt, et la punition bien tard et long temps
après le plaisir du malefice. Patrocles ayant dit ces paroles,
Olympique prenant le propos: Mais davantage, dit-il, Patrocles, voyez
quel inconvénient il arrive de cette longueur et tardité de la justice
divine à punir les mesfaits, car elle fait que l'on ne crait pas que ce
soit par providence divine qu'ils sont punis. Et le mal qui advient aux
méchants, non-pas incontinent qu'ils ont commis les malefices, mais
long temps après, est par eux réputé malheur, et l'appellent une
fortune, et non pas une punition, dont il advient qu'ils n'en reçoivent
aucun profit, et n'en devienent de rien meilleurs: car ils sont bien
marris du malheur qui leur est présentement arrivé, mais ils ne se
repentent point du malefice qu'ils ont auparavant commis. Car tout
ainsi comme en chantant, un petit coup, ou un poussement qui suit
incontinent l'erreur et la faute, aussi tôt qu'elle est faite, la
corrige et la rhabille ainsi qu'il faut, là où les tirements, reprises
et remises en ton, qui se font après quelque temps entre-deux, semblent
se faire plutôt pour quelque autre occasion, que pour enseigner celui
qui a failli, et à cette cause ils attristent et n'instruisent point:
aussi la malice qui est réprimée et relevée par soudaine punition à
chaque pas qu'elle choppe ou qu'elle bronche, encore que ce soit à
peine, si est-ce qu'à la fin elle pense à soi, et apprend à s'humilier
et à craindre Dieu, comme un severe justicier qui a l'oeil sur les
oeuvres et sur les passions des hommes, pour les châtier incontinent et
sans délai: là où cette justice-là, qui si lentement et d'un pied
tardif, comme dit Euripide, arrive aux méchants, par la longueur de ses
remises et son incertitude vague et inconstante, ressemble plutôt au
cas d'aventure <p 259r> qu'au dessein de providence, tellement
que je ne puis entendre quelle utilité il y ait en ces moulins des
Dieux que l'on dit moudre tardivement, attendu qu'ils rendent la
justice obscurcie, et la crainte des malfaiteurs effacée. Ces paroles
ayants été dites, je demeuray pensif en moi-même. Et Timon,
Voulez-vous, dit-il, que je mette aussi le comble de la doute à ce
propos, ou si je laisserai premièrement combattre à l'encontre de ces
oppositions-là? Et quel besoin est-il, dis-je adonc, d'ajouter une
troisiéme vague pour noyer et abismer du tout ce propos davantage, s'il
ne peut réfuter les premières objections, et s'en despestrer?
premièrement doncques, pour commencer, par manière de dire, à la Déesse
Vesta, par la révérence et crainte retenue des Philosophes Academiques
envers la divinité, nous déclarons que nous ne pretendons en parler,
comme si nous en savions certainement ce qui en est. Car c'est plus
grande présomption à ceux qui ne sont qu'hommes, d'entreprendre de
parler et discourir des Dieux et des demi-dieux, que ce n'est pas à un
homme ignorant de chanter, et de vouloir disputer de la musique, ou à
une homme qui ne fut jamais en camp, vouloir disputer des armes et de
la guerre, en présumant de pouvoir bien comprendre, nous qui sommes
ignorants de l'ait, la fantasie du savant ouvrier, par quelque légère
conjecture seulement: car ce n'est pas à faire à celui qui n'a point
étudié en l'art de médecine, de deviner et conjecturer la raison du
médecin, pour laquelle il a coupé plutôt, et non plus tard, le membre
de son patient, ou pourquoi il ne le baigna pas hier, mais aujourd'hui.
Aussi n'est-il pas facile ni bien assuré à un homme mortel de dire
autre chose des Dieux, sinon qu'ils savent bien le temps et
l'opportunité de donner la médecine telle qu'il faut au vice, et à la
malice, et qu'ils baillent la punition à chaque malefice, tout ainsi
qu'une drogue appropriée à guérir chaque maladie: car la mesure à les
mesurer toutes n'est pas commune, ne n'y a pas un seul ni un même temps
propre à la donner: car que la médecine de l'âme, qui s'appelle droit
et justice, soit l'une des plus grands sciences du monde, Pindare même
après infinis autres le témoigne, quand il appelle seigneur et maître
de tout le monde, Dieu, les très bon et parfait ouvrier, comme étant
l'autheur de la justice, à laquelle il appartient définir et
déterminer, quand et comment, et jusques où il est raisonnable de
châtier et punir un chacun des méchants: et dit Platon que Minos, qui
était fils de Jupiter, était en cette science disciple de son père:
voulant par cela nous donner à entendre, qu'il n'est pas possible de
bien se deporter en l'exercice de la justice, ne bien juger de celui
qui s'y deporte ainsi qu'il appartient, qui n'a appris et acquis cette
science. Car les lois que les hommes établissent, ne contienent pas
toujours ce qui est simplement le plus raisonnable, ne qui semble
toujours et à tous être tel, ains y a aucuns de leurs mandemens qui
semblent être fort dignes de moquerie, comme en Lacedaemone les
Ephores, aussi tôt qu'ils sont instalés en leur magistrat, font publier
à son de trompe, que personne ne porte moustaches, et que l'on obeïsse
volontairement aux lois, à fin qu'elles ne leur soient point dures: et
les Romains quand ils affranchissent quelques serfs, et les vendiquent
en liberté, ils leur jettent sur le corps quelque menue verge:* Latinis
festuca dicitur, un festu, un jetton et scion d'arbre. et quand ils
font leurs testaments, ils instituent aucuns leurs heritiers, et
vendent leurs biens à d'autres, ce qui semble être contre toute raison:
mais encore plus étrange, et plus hors de toute raison semble être
celui de Solon, qui veut que celui des citoyens qui en une sédition
civile ne se sera attaché et rangé à l'une des parts, soit infâme: bref
on pourrait ainsi alléguer plusieurs absurdités qui sont contenues és
lois civiles, qui ne saurait et n'entendrait bien la raison du
legislateur qui les a écrites, et l'occasion pourquoi. Si doncques il
est si malaisé d'entendre les raisons qui ont meu les hommes à ce
faire, est-ce de merveille si l'on ne sait pas dire des Dieux, pourquoi
ils punissent l'un plutôt, et l'autre plus tard? Toutefois ce que j'en
dis, n'est pas <p 259v> pour un pretexte de fuyr la lice, ains
plutôt un demander pardon, afin que la raison regardant à son port et
refuge, plus hardiment se range par vérisimilitude à se défier et
douter. Mais considérez premièrement, que selon le dire de Platon, Dieu
s'étant mis devant les yeux de tout le monde, comme un patron et
parfait exemplaire de tout bien, influe à ceux qui peuvent suivre sa
divinité, l'humaine vertu, qui est comme une conformation à lui: car la
nature générale de l'univers étant premièrement toute confuse et
désordonnée, eut ce principe-là, pour se changer en mieux, et devenir
Monde par quelque conformité et participation de l'Idée de la vertu
divine: et dit encore ce même personnage, que la nature a allumé la vue
en nous, afin que par la contemplation et admiration des corps célestes
qui se meuvent au ciel, notre âme apprît à le cherir, et s'accoutumant
à aimer ce qui est beau et bien ordonné, elle devint ennemie des
passions desreglées et désordonnées, et qu'elle fuît de faire les
choses temerairement et à l'aventure, comme étant cela la source de
tout vice et de tout péché: car il n'y a fruition plus grande que
l'homme pût recevoir de Dieu, que par l'exemple et imitation des belles
et bonnes propriétés qui sont en lui, se rendre vertueux. Voilà
pourquoi lentement et avec trait de temps il procède à imposer
châtiment aux méchants, non qu'il ait aucune doute ne crainte de
faillir ou de s'en repentir s'il les châtiait promptement, mais à fin
de nous ôter toute bestiale precipitation et toute hâtive vehemence en
nos punitions, et nous enseignant de ne courir pas sus incontinent à
ceux qui nous auront offensés lors que la colère sera plus allumée, et
que le coeur en boudra et battra le plus fort en courroux, outre et
par-dessus le jugement de la raison, comme si c'était pour assouvir et
rassasier une grande soif ou faim: ains en ensuivant sa clemence et sa
coutume de dilayer, mettre la main à faire justice en tout ordre, à
loisir, et en toute solicitude, ayant pour conseiller le temps, qui
bien peu souvent se trouvera accompagné de repentance: car comme disait
Socrates, il y a moins de danger et de mal à boire par intempérance de
l'eau toute trouble, que non pas à assouvir son appétit de vengeance
sur un corps de même espèce et même nature que le nôtre, quand on est
tant troublé de colère, et que l'on a le discours de la raison saisi de
courroux et occupé de fureur, avant qu'il soit bien rassis et du tout
purifié. Car il n'est pas ainsi comme écrit Thucydides, que la
vengeance plus près elle est de l'offense, plus elle est en sa
bienseance: mais au contraire, plus elle en est éloignée, plus près
elle est du devoir. Car, comme disait Melanthius,
Quand le courroux a délogé raison,
Il fait maint cas étrange en la maison.
Aussi la raison fait toutes choses justes et moderées, quand elle a
chassé arrière de soi l'ire et la colère: et pourtant y en a-il qui
s'appaisent et s'adoucissent par exemples humains, quand ils entendent
raconter, que Platon demeura longuement le bâton levé sur son vallet:
ce qu'il faisait, disait-il, pour châtier sa colère. Et Architas en une
sienne maison des champs, ayant trouvé quelque faute par nonchalance,
et quelque désordre de ses serviteurs, et s'en ressentant émeu un peu
trop, et courroucé âprement contre eux, il ne leur fit autre chose,
sinon qu'il leur dit en s'en allant, «Il vous prend bien de ce que je
suis courroucé.» S'il est doncques ainsi, que les propos notables des
anciens, et leurs faits racontés, répriment beaucoup de l'âpreté et
vehemence de la colère, beaucoup plus est-il vraisemblable, que nous
voyants comme Dieu même qui n'a crainte de rien, ni repentance aucune
de chose qu'il face, néanmoins tire en longueur ses punitions, et en
dilaye le temps, en serons plus reservés et plus retenus en telles
choses, et estimerons que la clemence, longanimité et patience est une
divine partie de la vertu, laquelle par punition en châtie et corrige
peu, et punissant tard en instruit et admoneste plusieurs. En second
<p 260r> lieu considérons que les punitions de justice, qui se
font par les hommes, n'ont rien davantage que le contr' échange de
douleur, et s'arrêtent à ce point, que celui qui fait du mal, en
souffre, et ne passent point outre, ains abbayans, par manière de dire,
après les crimes et forfaits, comme font les chiens, les poursuivent à
la trace. Mais il est vraisemblable que Dieu, quand il prend à corriger
une âme malade de vice, regarde premièrement ses passions, pour voir si
en les pliant un peu elles se pourraient point retourner et fléchir à
penitence, et qu'il demeure longuement avant que d'inferer la punition
de ceux qui ne sont pas de tout point incorrigibles, et sans aucune
participation de bien: mêmement quand il considère, quelle portion de
la vertu l'âme a tirée de lui, lors qu'elle a été produitte en être, et
combien la générosité est en elle forte et puissante, non pas faible ne
languissante: et que c'est contre sa propre nature quand elle produit
des vices, par être trop à son aise, ou par contagion de hanter
mauvaise compagnie: mais puis quand elle est bien et soigneusement
pensée et médecinée, elle reprend aisément sa bonne habitude: à raison
dequoi, Dieu ne haste pas également la punition à tous, ains ce qu'il
connait être incurable, il l'ôte incontinent de cette vie, et le
retranche comme étant bien dommageable aux autres, mais encore plus à
soi-même, d'être toujours attaché à vice et méchanceté: mais ceux en
qui il est vraisemblable que la méchanceté s'est empreinte plus par
ignorance du bien, que par volonté propensée de choisir le mal, il leur
donne temps et respit pour se changer: toutefois s'ils y persévérent,
il leur rend aussi à la fin leur punition, car il n'a point de peur
qu'ils lui échappent. Et qu'il soit vrai, considérez combien il se fait
de grandes mutations és moeurs et vies des hommes: c'est pourquoi les
Grecs les ont appelées partie Tropos, et partie Ethos: l'un pource
qu'elles sont sujettes à changement et mutation: l'autre, pour autant
qu'elles s'engendrent par accoutumance, et demeurent fermes quand elles
sont une fois imprimées. Voilà pourquoi j'estime que les anciens
appellèrent jadis le Roi Cecrops double: non pas, comme aucuns disent,
pource que d'un bon, doux et clement Roi, il devint âpre et cruel
tyran, comme un dragon: mais, au contraire, pource que du commencement
ayant été pervers et terrible, il devint depuis fort gracieux et humain
seigneur. Et s'il y a de la doute en celui-là, bien sommes nous assurés
pour le moins, que Gelon et Hieron en la Sicile, et Pisistratus fils de
Hippocrates ayants acquis leurs tyrannies violentement et méchamment,
en usèrent depuis vertueusement: et étant arrivés à la domination par
voies illegitimes et injustes, ont été depuis bons et utiles princes et
seigneurs, les uns ayants introduit de bonnes lois en leur pays, et
fait bien cultiver et labourer les terres, et rendu leurs citoyens et
sujets bien conditionnés, honnêtes et aimants à travailler, au lieu que
par avant ils ne demandaient qu'à jouer et à rire, sans rien faire que
grande chère: qui plus est, Gelon ayant très vertueusement combattu
contre les Carthaginois, et les ayant défaits en une grosse bataille,
comme ils le requissent de paix, il ne la leur voulut oncques octroyer,
qu'ils ne meissent entre les articles et capitulations de la paix, que
jamais plus ils n'immoleraient leur enfants à Saturne: et en la ville
de Mégalopolis Lydiadas ayant usurpé la tyrannie, au milieu de sa
domination s'en repentit, et fit conscience du tort qu'il tenait à son
pays, tellement qu'il rendit les lois et la liberté à ses citoyens, et
depuis mourut en combattant vaillamment à l'encontre des ennemis pour
la défense de sa patrie. Or si quelqu'un d'aventure eût fait mourir
Miltiades, cependant qu'il était tyran en la Cherronese: ou que un
autre eût appelé en justice Cimon, de ce qu'il entretenait sa propre
soeur, et l'en eût fait condamner d'inceste, ou Themistocles pour les
insolences et débauches extremes qu'il faisait en sa jeunesse
publiquement en la place, et l'en eût fait bannier de la ville, comme
depuis on fit <p 260v> Alcibiades pour semblables excès de
jeunesse, n'eût-on pas perdu les glorieuses victoires de la plaine de
Marathon, de la rivière d'Eurymedon, de la côté d'Artemise? là où,
comme dit le poète Pindare,
Ceux d'Athenes ont planté
Le glorieux fondement
De la Grecque liberté.
Les grandes natures ne peuvent rien produire de petit, ni la vehemence
et force active qui est en icelles, ne peut jamais demeurer oiseuse,
tant elle est vive et subtile, ains branlent toujours en mouvement
continuel, comme si elles flottaient en tourmente, jusques à ce
qu'elles soient parvenus à une habitude de moeurs constante, ferme et
perdurable. Tout ainsi donc comme celui qui ne se connaitra pas guères
en l'agriculture et au fait du labourage, ne prisera pas une terre
laquelle il verra pleine de brossailles, de méchants arbres et plantes
sauvages, où il y aura beaucoup de bêtes, beaucoup de ruisseaux, et
conséquemment force fange: et au contraire toutes ces marques-là et
autres semblables donneront occasion de juger à celui qui s'y connaitra
bien, la bonté et force de la terre: aussi les grandes natures des
hommes mettent hors dés leur commencement plusieurs étranges et
mauvaises choses, lesquelles nous ne pouvants supporter, pensons qu'il
faille incontinent couper et retrancher ce qu'il y a d'âpre et de
poignant: mais celui qui en juge mieux, voyant de là ce qu'il y a de
bon et de généreux, attend l'âge et la saison qui sera propre à
favoriser la vertu et la raison, auquel temps celle forte nature sera
pour exhiber et produire son fruit. mais à tant est-ce assez de cela.
Au reste, ne vous semble il pas qu'il y a quelques-uns d'entre les
Grecs, qui ont à bon droit transcript et reçu la loi d'Aegypte,
laquelle commande, s'il y a aucune femme enceinte, qui soit attainte de
crime, pour lequel elle doive justement mourir, qu'on la garde jusques
à ce qu'elle soit délivrée? Oui certes, répondirent-ils tous. Et bien
donc, dis-je, s'il y a aucun qui n'ait pas des enfants dedans le
ventre, mais bien quelque bon conseil en son cerveau, ou quelque grande
entreprise en son entendement, laquelle il soit pour produire en
évidence, et la conduire à effet avec le temps, en découvrant quelque
mal caché et latent, ou bien en mettant quelque bon avis et conseil
utile et salutaire en avant, ou en inventant quelque nécessaire
expédient, ne vous semble-il pas, que celui fait mieux qui diffère
l'execution de la punition jusques à ce que l'utilité en soit venue,
que celui qui l'anticipe et va au-devant? Car quant à moi, certainement
il le me semble ainsi. Et à nous aussi, répondit Patrocles. Il est
ainsi: car voyez si Dionysius eût été puni de son usurpation dés le
commencement de sa tyrannie, il ne fut demeuré pas un Grec habitant en
toute la Sicile, parce que les Carthaginois l'eussent occupée, qui les
en eussent tous chassés: comme autant en fut-il advenu à la ville
d'Apollonie, d'Anactorium, et à toute la peninsule des Leucadiens, si
Periander eût été puni que ce n'eût été bien long temps après: et quant
à moi, je pense que la punition de Cassander fut differée jusqu'à ce
que par son moyen la ville de Thebes fut entièrement rebâtie et
repeuplée. Et plusieurs des étrangers qui saisirent ce temple où nous
sommes, du temps de la guerre sacrée passèrent avec Timoleon en la
Sicile, là où après qu'ils eurent défait en bataille les Carthaginois,
et aboly plusieurs tyrannies, ils perirent tous méchamment, comme
méchants qu'ils étaient: car Dieu quelqufois se sert d'aucuns méchants
comme de bourreaux, pour en punir d'autres encore pires, et puis après
il les détruit eux-mêmes: comme il fait à mon avise de la plupart des
tyrans. Et tout ainsi que le fiel de la bête sauvage, qui s'appelle
Hyaine, et la présure du veau marin, et autres parties des bêtes
venimeuses ont quelque proprieté utile aux maladies: aussi Dieu voyant
de citoyens qui ont besoin de morsure et de châtiment, leur envoye un
tyran inhumain, ou un <p 261r> seigneur âpre et rigoureux pour
les châtier: et ne leur ôte jamais ce travail-là, qui les tourmente, et
que les fâche, qu'il n'ait bien purgé et guary ce qui était malade.
Ainsi fut baillé pour telle médecine Phalaris aux Agrigentins, et
Marius aux Romains, et Apollo même répondit aux Sicyoniens, que leur
cité avait besoin de maîtres fouettants, qui les fouettassent à bon
esciant, quand ils voulurent ôter par force aux Cleoneïens un jeune
garçon nommé Teletias, qui avait été couronné en la fête des jeux
Pythiques, voulant dire qu'il était de leur ville et leur citoyen, et
le tirèrent si fort à eux qu'ils le démembrèrent: et depuis ils eurent
Orthagoras pour tyran, et après lui Myron, et Cleisthenes, qui les
tindrent de si court, qu'ils les gardèrent bien de faire des insolents
et des fols: mais les Cleoneïens qui n'eurent pas une pareille
médecine, par leur folie sont venus à néant: et vous voyez qu'Homere
même dit en un passage,
Le fils en toute espèce de valeur,
Plus que le père, est de beaucoup meilleur.
Combien que le fils de ce Copreus ne fit jamais acte quelconque
mémorable, ne digne d'un homme d'honneur, là où la posterité d'un
Sysiphus, d'un Autolycus et d'un Phlegias a flory en gloire et honneur
parmi les Rois et les plus grands Seigneurs: et à Athenes Pericles
était issu d'une maison excommuniée et maudite, et à Rome Pompeius
surnommé le grand était fils d'un Strabon, que le peuple Romain avait
en si grande haine, que quand il fut mort, il en jeta le corps à terre
de dessus le lit, où l'on le portait, et le foula aux pieds. Quel
inconvénient doncques y a-il, si ne plus ne moins que le laboureur ne
coupe jamais le ramage espineux, que premièrement il n'ait cueilly
l'asperge, ni ceux de la Lybie ne brûlent jamais la tige et branchage
du ladanon, qu'ils n'en aient devant recueilli et amassé la gomme
aromatique: aussi Dieu ne coupe pas par le pied la souche de quelque
illustre et royale famille qui soit méchange et malheureuse, devant
qu'il en soit né quelque bon et profitable fruit qui en doit sortir:
car il eût mieux valu pour ceux de la Phocide, que dix mille boeufs, et
autant de chevaux d'Iphitus fussent morts, et que ceux de Delphes
eussent encore perdu plus d'or et d'argent, que ni Ulysses ni
Aesculapius n'eussent point été nés, et les autres au cas pareil, qui
étant nés de parents vicieux et méchants, ont été gens de bien, et
grandement profitables au public. Et ne devons nous pas estimer, qu'il
vaut beaucoup mieux que les punitions se fassent en tempe et en la
manière qu'il appartient, que non pas à la haste et tout sur le champ?
comme fut celle de Callippus Athenien, qui faisant semblant d'être ami
de Dion, le tua d'un coup de dague, de laquelle lui-même depuis fut tué
par ses propres amis: et celle de Mitius Argien, lequel ayant été tué
en une émotion et sédition populaire, depuis en pleine assemblée de
peuple, qui était assemblé sur la place pour voir jouer des jeux, une
statue de bronze tomba sur le meurtrier qui l'avait tué, et le
massacra: et semblablement aussi celle de Bessus Paeonien, et d'Ariston
Oeteïen, deux colonnels de gens de pieds, comme vous le devez bien
savoir Patrocles. Non-fais certes, dit-il, mais je le voudrais bien
apprendre. cettui Ariston avait emporté de ce temple les bagues et
joyaux de la Roie Eriphyle, qui de long temps étaient gardés en ce
temple par octroi et congé des tyrants qui tenaient cette ville, et les
porta à sa femme, et lui en fit un présent: mais son fils étant entré
en querelle pour quelque occasion avec sa mère, mit le feu dedans sa
maison, et brûla tout ce qui était dedans. Et Bessus ayant tué son père
fut un bien long temps sans que personne en sût rien, jusques à ce que
un jour étant allé soupper chez quelques siens hostes, il percea du fer
de sa pique et abattit le nid d'une arondelle, et tua les petits qui
étaient dedans: et comme les assistants lui dissent: Dea Capitaine,
comment vous amusez vous à faire un tel acte, où il y a si peu de
propos? «Si peu de propos, dit-il: et comment, ne crie elle pas <p
261v> ordinairement à l'encontre de moi, et témoigne faussement que
j'ai tué mon père?» cette parole ne tomba pas en terre, ains fut bien
recueillie des assistants, qui en étant fort ébahis l'allèrent
incontinent déceler au Roi, lequel en fit si bonne inquisition, que le
fait fut averé, et Bessus puni de son parricide. Mais quant à cela,
dis-je, nous le discourons, supposant comme il a été proposé, et tenu
pour confessé, que les méchants aient quelque delay de punition: mais
au demeurant, il faut bien prêter l'aureille au poète Hesiode qui dit,
non pas comme Platon, que la peine suit le péché et la méchanceté, ains
qu'elle lui est égale d'âge et de temps, comme celle qui naît ensemble
en une même terre et d'une même racine:
Mauvais conseil est pire à qui le donne.
Et ailleurs,
Qui à autrui mal ou perte machine,
A son coeur propre il procure ruine.
l'on dit que la mouche cantharide a en soi-même quelque partie qui sert
contre sa poison de contrepoison, par une contrarieté de nature: mais
la méchanceté engendrant elle-même ne sais quelle déplaisance et
punition, non point après que le delict est commis, mais dés l'instant
même qu'elle le commet, commence à souffrir la peine de son malefice:
et chaque criminel, que l'on punit, porte dehors sur ses espaules sa
propre croix: mais la méchanceté d'elle-même fabrique ses tourments
contre elle-même, étant merveilleuse ouvrière d'une vie misérable, qui
avec honte et vergongne a de grandes frayeurs, des perturbations
d'esprit terribles, et des regrets et inquietudes continuelles. Mais il
y a des hommes qui ressemblent proprement aux petits enfants, lesquels
voyants bien souvent baller et jouer des gens qui ne valent rien, sur
les échafaud où l'on joue quelques jeux, vestus de saies de drap d'or,
et de grands manteaux de pourpre, couronnés de couronnes, les ont en
estime et admiration, comme les réputants bienheureux, jusques à ce
qu'ils voyent à la fin qu'on les vient percer les uns à coups de
javeline, les autres fouetter, ou bien qu'ils voyent sortir le feu
ardent de ces belles robes d'or-là si précieuses et si riches. Car à
dire vrai, plusieurs méchants qui tiennent les grands lieux
d'authorité, et les grandes dignités, ou qui sont extraits des grandes
maisons et lignées illustres, on ne connait pas qu'ils soient châtiés
et punis, jusques à ce que l'on les voie massacrer ou precipiter: ce
que l'on ne devrait pas appeler punition simplement, mais achevement et
accomplissement de punition. Car ainsi comme Herodicus de Selibrée
étant tombé en la maladie incurable de Phthise, qui est quand on crache
le poulmon, fut le premier qui conjoignit à l'art de la médecine, celle
des exercices: et comme dit Platon, en ce faisant il allongea sa mort,
et à lui, et à tous les autres malades attaincts de pareille maladie:
aussi pouvons nous dire, que les méchants qui échappent le coup de la
punition présente, sur le champ payent la peine due à leurs malefices,
non enfin après long temps, mais par plus long temps: et non pas plus
lente, mais plus longue: et ne sont pas finablement punis après qu'ils
sont envieillis, ains au contraire ils envieillissent en étant toute
leur vie punis: encore quand j'appelle long temps, je l'entends au
regard de nous: car au regard de Dieux, toute durée de la vie humaine,
quelque longue qu'elle soit, est un rien, et autant que l'instant de
maintenant. Et que un méchant soit puni de son forfait trente ans après
qu'il l'a commis, est autant comme s'il était gehenné ou pendu sur les
vespres, et non pas dés le matin: mêmement quand il est detenu et
enfermé en vie, comme en une prison, dont il n'y a moyen de sortir, ni
de s'enfuir: et si cependant ils font des festins, qu'ils entreprennent
plusieurs choses, qu'ils fassent des présents et des largesses, voire
et qu'ils s'ébattent à plusieurs jeux, c'est ne plus ne moins que quand
les criminels qui sont en prison jouent aux osselets, ou aux dés,
ayants toujours le cordeau dont ils <p 262r> doivent être
estranglés, pendu au dessus de leur tête: autrement on pourrait dire,
que les criminels, condamnés à mort, ne sont point punis pendant qu'ils
sont detenus aux fers en la prison, jusques à ce qu'on leur ait coupé
la tête: ni celui qui a par sentence des juges avallé le breuvage de
cigue, pource qu'il demeure encore vif quelque espace de temps après,
attendant qu'une pesanteur de jambes lui vienne, et qu'un gelement et
extinction de tous les sentiments le surprenne, s'il est ainsi que nous
ne voulions estimer ni appeler punition sinon le dernier point et
article d'icelle, et que nous laissions en arrière les passions, les
frayeurs, les attentes de la peine, les regrets et repentances, dont
chacun méchant est travaillé en sa conscience: qui serait tout autant
que si nous disions que le poisson, encore qu'il ait avallé l'hameçon,
n'est point pris jusques à ce que nous le voyons coupé par pièces, et
rôti par les cuisiniers. Car tout méchant qui commet un malefice, est
aussi tôt prisonnier de la justice comme il l'a commis, et qu'il a
avallé l'hameçon de la douceur et du plaisir qu'il a pris à le faire:
mais le remors de la conscience lui en demeure imprimé, qui le tire et
le gehenne,
Comme le Thun de course véhémente,
De la grand' mer traverse la tourmente.
Car cette audace, temérité et insolence-là qui est propre au vice, est
bien puissante et prompte jusques à l'effet et execution des malefices:
mais puis après quand la passion comme le vent vient à lui défaillir,
elle demeure faible et basse, sujette à infinies frayeurs et
superstitions, de sorte que je treuve que Stesichorus a feint un songe
de Clytaemnestra conforme à la vérité, et à ce qui se fait
coutumièrement, en telles paroles:
Arriver j'ai vu en mon somme,
Un Dragon à la tête d'homme:
Dont le Roi comme il m'a paru,
Plisthenidas est apparu.
Car et les visions des songes et les apparitions de fantosmes en plein
jour, les réponses des oracles, les signes et prodiges célestes, et
bref tout ce que l'on estime que se fait par la volonté de Dieu, amène
de grands troubles et de grandes frayeurs à ceux qui sont ainsi
disposés: comme l'on dit qu'Apollodorus en dormant songea quelquefois
qu'il se voyait écorcher par les Scythes, et puis bouilly dedans une
marmitte, et lui était avis que son coeur du dedans de la marmitte
murmurait, en disant, Je te suis cause de tous ces maux. et d'un autre
côté lui fut avis qu'il voyait ses filles toutes ardentes de feu, qui
couraient à l'entour de lui. Et Hipparchus le fils de Pisistratus un
peu devant sa mort songea, que Venus lui jettait du sang au visage de
dedans une fiole. Et les familiers de Ptolomeus, celui qui fut surnommé
la Foudre, en songeant pensèrent voir, que Seleucus l'appellait en
justice devant les loups et les vautours qui étaient les juges, et que
lui distribuait grande quantité de chair aux ennemis. Et Pausanias
étant en la ville de Bysance envoya querir par force Cleonice, jeune
fille de honnête maison et de libre condition, pour l'avoir à coucher
la nuit avec lui, mais étant à demi endormi quand elle vint, il
s'esveilla en sursault, et lui fut avis que c'étaient quelques ennemis
qui le venaient assaillir pour le faire mourir, tellement qu'en cet
effroi il la tua toute roide: depuis lui était ordinairement avis qu'il
la voyait, et entendait qu'elle lui disait,
Chemine droit au chemin de justice,
très grand mal est aux hommes l'injustice.
et comme cette apparition ne cessât point de s'apparoir toutes les
nuicts à lui, il fut à la fin contraint d'aller jusques en Heraclée, où
il y avait un temple, auquel on evoquait les âmes des trêpassés: et là
ayant fait quelques sacrifices de propitiations, et <p 262v> lui
ayant offert les effusions funebres que l'on répand sur les sepultures
des morts, il fit tant qu'il la fit venir en sa présence, là où elle
lui dit, que quand il serait arrivé à Lacedaemone, il aurait repos de
ses maux: et de fait il n'y fut pas plutôt arrivé qu'il y mourut:
tellement que si l'âme n'a sentiment aucun après le trêpas, et que la
mort soit le but et la fin de toute retribution, et de toute punition,
l'on pourrait dire à bon droit des méchants qui sont promptement punis,
et qui meurent incontiment après leurs mesfaits commis, que les Dieux
les traitent trop mollement et trop doucement. Car si le long temps et
la longue durée de vie n'apporte autre mal aux méchants, au moins
peut-on dire qu'ils ont celui-là, que ayants connu et adveré par
épreuve et expérience, que l'injustice est chose infructueuse, stérile
et ingrate, qui n'apporte fruit aucun, ne rien qui mérite que l'on en
face estime, après plusieurs grands labeurs et travaux qu'elle donne,
le remors de cela leur met l'âme sans dessus dessous: comme on lit que
Lysimachus étant forcé par la soif livra sa propre personne et son
armée aux Getes, et après qu'il eut bu étant prisonnier, il dit: «O
Dieux que je suis lâche, qui pour une volupté si courte me suis privé
d'un si grand Royaume?» combien qu'il soit bien difficile de resister à
la passion d'une nécessité naturelle. Mais quand l'homme pour la
convoitise de quelque argent, ou par envie de la gloire, ou de
l'authorité et credit de ses concitoyens, ou pour le plaisir de la
chair, vient à commettre quelque cas méchant et execrable, et puis avec
le temps que l'ardente soif et fureur de sa passion est passée, qu'il
voit qu'il ne lui en est rien demeuré que les vilaines et périlleuses
perturbations de l'injustice, et rien d'utile, ni de nécessaire ou
délectable: n'est-il pas vraisemblable, que bien souvent lui revient ce
remors en l'entendement, que par vaine gloire ou par volupté déshonnête
il a rempli toute sa vie de honte, de défiance et danger? Car ainsi
comme Simonides soûlait dire en se jouant, qu'il trouvait toujours le
coffre de l'argent plein, et celui des grâces et benefices vide: aussi
les méchants quand ils vienent à considérer le vice et la méchanceté en
eux-mêmes, à travers une volupté qui a un peu de vain plaisir présent,
ils la trouvent destituée d'espérance, et pleine de frayeurs, de
regrets, d'une souvenance fâcheuse, et de soupçon de l'advenir, et de
défiance pour le présent, ne plus ne moins que nous oyons dire à Ino
par les théâtres, se repentant de ce qu'elle a commis,
Làs que fussé-je (amies) demeurante
En la maison d'Athamas florissante,
Comme devant, sans y avoir commis
Ce qu'à effet malheureux je y mis.
Aussi est-il vraisemblable, que l'âme de chaque criminel et méchant
rumine en elle-même et discourt en ce point: Comment pourrais-je en
chassant arrière de moi le souvenir de tant de mesfaits que j'ai
commis, et le remors d'iceux, recommencer à mener toute une autre vie?
pource que la méchanceté n'est point assurée, ferme, ni constante, ni
simple, en ce qu'elle veut: si d'aventure nous ne voulions maintenir,
que les méchants fussent quelques sages philosophes: ains faut estimer
que là où il y a une avarice, ou une concupiscence de volupté extreme,
ou une envie excessive logée avec une âpreté et malignité, là si vous y
prenez de près garde, vous trouverez aussi une superstition cachée, une
paresse au labeur, une crainte de la mort, une soudaineté légère à
changer d'affections, une vaine gloire procédant d'arrogance. Ils
redoutent ceux qui les blâment, ils craignent ceux qui les louent,
sachants bien qu'ils leur tienent tort en ce qu'ils les trompent, et
comme étant grands ennemis des méchants, d'autant qu'ils louent si
affectueusement ceux qu'ils cuident être gens de bien: car au vice ce
qu'il y a d'âpre, comme au mauvais fer, est pourri, et ce qui y est
dur, est facile à rompre. Et pourtant apprenants en un long temps à se
mieux connaître tels qu'ils sont, quand ils se sont bien connus, ils se
déplaisent à <p 263r> eux-mêmes, et s'en haïssent, et ont en
abomination leur vie: car il n'est pas vraisemblable, que si le méchant
ayant rendu un dépôt qui aurait été deposé entre ses mains, ou plegé un
sien familier, ou fait quelque largesse avec honneur et gloire au
public de son pays, s'en repent incontinent, et est marri de l'avoir
fait, tant sa volonté est muable et facile à se changer, de manière
qu'il y en a qui ayants l'honneur d'être reçus de tout le peuple en
plein théâtre avec applaudissements de mains, incontinent gémissent en
eux-mêmes, parce que l'avarice se tourne incontinent au lieu de
l'ambition: que ceux qui sacrifient les hommes pour usurper quelques
tyrannies, ou pour venir au dessus de quelques conspirations, comme fit
Apollodorus, ou qui font perdre les biens à leurs amis, comme Glaucus
fils de Epicydes, ne s'en repentent point, et ne s'en haïssent point
eux-mêmes, et ne soient déplaisants de ce qu'ils ont fait. Car quant à
moi, je pense, s'il est licite de ainsi le dire, que tous ceux qui
commettent telles impietés, n'ont besoin d'aucun Dieu ni d'aucun homme
qui les punisse, parce que leur vie seule suffit assés, étant corrompue
et travaillée de tout vice et toute méchanceté. Mais avisez si
désormais ce discours ne s'étend point plus avant en durée, que le
temps ne permet. Adonc Timon répondit: Il pourrait bien être, dit-il eu
égard à la longueur de ce qui suit après, et qui reste encore à dire:
car quant à moi, j'améne sur les rencs, comme un nouveau champion, la
derniere question, d'autant qu'il me semble avoir été suffisamment
debatu sur les précédentes. Et pensez que nous autres qui ne disons
mot, faisons la même plainte que fait Euripide, reprochant librement
aux Dieux, que
Sur les enfants les fautes ils rejettent,
Et les péchés que leurs peres commettent.
Car soit que ceux mêmes qui ont commis la faute en aient été punis, il
n'est plus besoin d'en punir d'autres qui n'ont point offensé, attendu
qu'il ne serait pas raisonnable de châtier deux fois ceux mêmes qui
auuraient failli, soit que ayants omis par négligence à faire la
punition des méchants qui ont fait les offenses, ils la veulent long
temps après faire payer à ceux qui n'en peuvent mais, ce n'est pas bien
fait de vouloir par injustice rhabiller leur négligence. Comme l'on
raconte d'Aesope, que jadis il vint en cette ville avec une bonne somme
d'or, envoyé de la part du Roi Croesus, pour y faire de magnifiques
sacrifices au Dieu Apollo, et distribuer à chaque citoyen quatre écus.
Il advint qu'il entra en quelque différent à l'encontre de ceux de la
ville, et se courrouça à eux, de manière que ayant fait les sacrifices,
il renvoya le reste de l'argent en la ville de Sardis, comme n'étant
pas les habitants de Delphes dignes de jouir de la liberalité du Roi:
dequoi eux étant indignés lui mirent sus qu'il était sacrilege, de
retenir ainsi cet argent sacré: et de fait l'ayants condamné comme tel,
le precipitèrent du haut en bas de la roche que l'on appelle Hyampie.
Dequoi le Dieu fut si fort courroucé, qu'il leur envoya sterilité de la
terre, et diverses sortes de maladies étranges, tellement qu'ils furent
à la fin contraints d'envoyer par toutes les fêtes publiques et
assemblées générales des Grecs, faire proclamer à son de trompe, s'il y
avait aucun de la parenté d'Aesope, qui voulût avoir satisfaction de sa
mort, qu'il vint, et qu'il l'exigeât d'eux telle comme il voudrait,
jusques à ce qu'à la troisiéme génération il se présenta un Samien
nommé Idmon, qui n'était aucunement parent d'Aesope, ains seulement de
ceux qui premièrement l'avaient achepté en l'Île de Samos: et les
Delphiens lui ayants fait quelque satisfaction furent délivrés de leurs
calamités: et dit-on que depuis ce temps-là, le supplice des sacrileges
fut transferé de la roche d'Hyampia à celle de Nauplia. Et ceux mêmes
qui aiment le plus la mémoire d'Alexandre le grand, entre lesquels nous
sommes, ne peuvent approuver ce qu'il fit en la ville des Branchides,
laquelle il ruina toute, et en passa tous les habitants au fil de
l'épée, sans discrétion d'âge, ni de <p 263v> sexe, pour autant
que leurs ancestres avaient anciennement livré par trahison le temple
de Milet. Et Agathocles le tyran de Syracuse, lequel en riant se moqua
de ceux de Corfou, qui lui demandèrent pour quelle occasion il
fourrageait leur île: Pour-autant, dit-il, que vos ancestres jadis
reçurent Ulysses. Et semblablement comme ceux de l'Île d'Ithace se
plaignissent à lui de ce que ses soudards prenaient leurs moutons: Et
votre Roi, leur dit-il, étant jadis venu en la nôtre, ne prit pas
seulement nos moutons, mais davantage creva l'oeil à notre berger. Ne
vous semble-il pas donc qu'Apollo a encore plus grand tort que tous
ceux-là, de perdre et ruiner les Pheneates, ayant bousché l'abisme où
se soûlaient perdre les eaux qui maintenant noyent tout leur pays,
pour-autant qu'il y a mille ans, comme l'on dit, que Hercules ayant
enlevé aux Delphiens le tripié à rendre les oracles, l'emporta en leur
ville à Phenée: et de avoir répondu aux Sybarites, que leurs miseres
cesseraient quand ils auraient appaisé l'ire de Juno Leucadiene par
trois mortalitez? Il n'y a pas encore long temps que les Locriens ont
desisté et cessé d'envoyer tous les ans de leurs filles à Troie,
Où les pieds nuds, sans aucune vesture,
Sans voile aucun ni honnête coeffure,
Ne plus ne moins qu'esclaves, tout le jour,
Dés le matin elles sont sans séjour,
A ballier de Pallas la Déesse Le temple saint, jusques en leur vieillesse,
en punition de la luxure d'Ajax: comment est-ce que cela saurait être
ne raisonnable ne juste, vu que nous blâmons mêmes les Thraces de ce
que l'on dit, que jusques aujourd'hui ils frisent leurs femmes au
visage, en vengeance de la mort d'Orpheus: et ne louons pas non plus
les barbares qui habitent au long du Po, lesquels, à ce que l'on dit,
portent encore le deuil, et vont vestus de noir, à cause de la ruine de
Phaëton? car c'est à mon avis chose encore plus sotte et digne de
moquerie, si ceux qui furent du temps de Phaëton, ne se soucioyent
point autrement de sa cheute, que ceux qui sont venus depuis cinq ou
dix âges après son accident, aient commencé à changer de robes et en
porter le deuil: mais toutefois en cela il n'y aurait que la sottise
seule, et rien de mal ni de danger ou inconvénient davantage: mais
quelle raison y a-il, que le courroux des Dieux s'étant caché sur le
point du mesfait, comme font aucunes rivières, se montrant puis après
contre d'autres, se termine en extremes calamités? Si tôt qu'il eut un
peu entrerompu son propos, craignant qu'il n'alléguât encore plus
d'inconvénients, et de plus grands, je lui demande sur le champ: Et
bien, dis-je, estimez vous que tout cela soit vrai? Et lui me répondit,
Encore que le tout ne fut pas vrai, ains partie seulement, toujours
pourtant demeure la même difficulté. A l'aventure donc que ceux qui ont
une bien grosse et bien forte fièvre endurent et sentent toujours au
dedans une même ardeur, soit qu'ils soient peu ou prou couverts et
vestus, toutefois pour les consoler un peu, et leur donner quelque
allégement, encore leur faut-il diminuer la couverture: mais si tu ne
veux, à ton commandement: toutefois je te dis bien, que la plupart de
ces exemples-là ressemblent proprement aux fables et contes faits à
plaisir. Mais au demeurant ramène un peu en ta mémoire la fête que l'on
a célébrée naguere à l'honneur de ceux qui ont autrefois reçu les Dieux
en leurs maisons, et de celle honorable portion que l'on met à part, et
que par la voix du herault on publie que c'est pour les descendants du
poète Pindare: et te souviene comment cela te sembla fort honnorable et
agreable. Et qui est celui, dit-il, qui ne prendrait plaisir à voir la
préférence d'honneur ainsi naïvement, rondement, et à la vieille mode
des Grecs, attribuée? s'il n'avait, comme dit le même Pindare,
<p 264r> Le coeur de metail noir et roide
Forgé avecques flamme froide.
Je laisse aussi, dis-je, le cri public semblable à celui-là qui se fait
en la ville de Sparte après le Cantique Lesbien, en l'honneur et
souvenance de l'ancien Terpander: car il y a même raison. Mais vous qui
êtes de la race des Philtiades, dignes d'être préférés à tous autres,
non seulement entre les Boeotiens, mais aussi entre les Phoceïens, à
cause de votre ancestre Daïphantus, vous me secondastes et
favorisastes, quand je maintins aux Lycormiens et Satilaïens, qui
prochassaient d'avoir l'honneur et la prerogative de porter couronnes
dues par nos statuts aux Heraclides, que tels honneurs et telles
prerogatives devaient être inviolablement conservées et gardées aux
descendants de Hercules, en reconnaissance des biens qu'il avait par le
passé faits aux Grecs, sans en avoir eu de son vivant digne loyer ni
récompense. Tu nous as, dit-il, mis sus une dispute fort belle, et
merveilleusement bien séante à la philosophie. Or laisse doncques, lui
dis-je, ami, je te pri, cette vehemence d'accuser, et ne te courrouce
pas, si tu vois que quelques-uns pour être nés de mauvais et méchants
parents sont punis: ou bien, ne t'éjouis doncques pas, et ne loue pas,
si tu vois aussi que la noblesse soit honorée. Car si nous avouons que
la récompense de vertu se doive raisonnablement continuer en la
posterité, il faut aussi conséquemment que nous estimions, que la
punition ne doit pas faillir ne cesser quant et les mesfaits, ains
réciproquement selon le devoir, courir sus les descendants des
malfaiteurs. Et celui qui voit volontiers les descendants de Cimon
honorés à Athenes, et au contraire se fâche, et a déplaisir de voir
ceux de la race de Lachares ou d'Ariston bannis et dechassés, celui-là
est par trop lâche et trop mol, ou pour mieux dire, trop hargneux et
querelleux envers les Dieux, se plaignant d'un côté, s'il voit que les
enfants d'un méchant et malheureux homme prospèrent: et se plaignant de
l'autre côté au contraire, s'il voit que la posterité des méchants soit
abbaissée, ou bien du tout effacée: et accusant les Dieux, si les
enfants d'un méchant homme sont affligés, tout autant comme si
c'étaient ceux d'un homme de bien: mais quant à ces raisons-là, fais
compte que ce soient comme des barrières ou rempars à l'encontre de ces
trop âpres repreneurs et accusateurs-là. Mais au demeurant reprenons de
rechef le bout de notre peloton de filet, comme en un lieu tenebreux,
et où il y a plusieurs tours et destours, qui est la matière des
jugemens de Dieu, et nous conduisons avecques crainte retenue tout
doucement à ce qui est plus probable et plus vraisemblable, attendu que
des choses que nous faisons, et que nous manions nous mêmes, nous n'en
saurions pas assurément dire la certaine vérité. Comme, pourquoi est-ce
que nous faisons tenir assis les pieds trempants dedans de l'eau, les
enfants qui sont nés de peres qui meurent etiques ou hydropiques,
jusques à ce que les corps de leurs peres soient entièrement consommés
du feu, d'autant que l'on a opinion, que par ce moyen ces maladies-là
ne passent point aux enfants, et ne parvienent point jusques à eux. Et
pourquoi c'est, que si une chèvre prend en sa bouche de l'herbe qui se
nomme Eryngium, le chardon à cent têtes, tout le troupeau s'arrête,
jusques à ce que le chévrier viene ôter cette herbe à la chèvre qui l'a
en la gueule: et d'autres propriétés occultes, qui par attouchement
secrets et passages de l'un à l'autre font des effets incroiables, tant
en soudaineté, qu'en longueur de distance: mais nous nous ébahissons de
la distance et intervalle des temps, et non pas des lieux, et néanmoins
il y a plus d'occasion de s'ébahir et émerveiller, comment d'un mal
ayant commencé en Aethiopie la ville d'Athenes a été remplie, de
manière que Pericles en est mort, et Thucydides en a été malade, que
non pas si les Phociens et les Sybarites ayants commis quelques
méchancetés, la punition en soit tombée sur leurs enfants et leurs
descendans: car ces propriétés occultes-là ont des corrépondences des
derniers aux premiers, <p 264v> et des secrètes liaisons,
desquelles la cause, encore qu'elle nous soit inconnue, ne laisse pas
de produire ses propres effets. Mais à tout le moins y a-il raison de
justice toute apparente et prompte à la main, quant aux publiques
vengeances surannées des villes et cités, parce que la ville est une
même chose et continuée, ne plus ne moins que un animal, lequel ne sort
point de soi-même pour les mutations d'âges, ni ne devient point autre
et puis autre, pour quelque succession de temps qu'il y ait, ains est
toujours conforme et propre à soi-même, recevant toujours ou la grâce
du bien, ou la coupe du mal, de tout ce qu'elle fait ou qu'elle a fait
en commun, tant que la societé qui la lie, maintient son unité: car de
faire d'une ville plusieurs, ou bien encore innumerables, en la
divisant par intervalles de temps, c'est autant comme qui voudrait
faire d'un homme plusieurs, pour autant que maintenant il serait vieil
ayant été par avant jeune, et encore plus avant, garçon: ou, pour mieux
dire, cela ressemblerait proprement aux ruses d'Epicharmus, dont a été
inventé et mis en avant la manière d'arguer des Sophistes, qu'ils
appellent l'argument croissant. Car celui qui a pieça emprunté de
l'argent, ne le doit pas maintenant, attendu que ce n'est plus lui, et
qu'il est devenu un autre: et celui qui fut hier convié à souper, y
vient aujourd'hui sans mander, attendu qu'il est devenu un autre,
combien que les âges fassent encore de plus grandes différences en un
chacun de nous, qu'elles ne font és villes et cités: car qui aurait vu
la ville d'Athenes il y a trente ans, la reconnaitrait encore toute
telle aujourd'hui qu'elle était alors, et les moeurs, les mouvemens,
les jeux, les façons de faire, les plaisirs, les courroux et déplaisirs
du peuple qui est à présent, ressemblent totalement à ceux des anciens.
Là où d'un homme, si l'on est quelque temps sans le voir, quelque
familier ou ami que l'on lui soit, à peine peut on reconnaître le
visage: mais quant aux moeurs qui se muent et changent facilement par
toute raison, toute sorte de travail ou d'accident, ou même de loi, il
y a de si grandes diversités, que ceux qui s'entrevoyent et se hantent
ordinairement, en sont tous émerveillés: ce néanmoins l'homme est
toujours tenu et réputé pour un même, depuis sa naissance jusques à sa
fin, et au cas pareil la ville demeure toujours une même: à raison
dequoi nous jugeons être raisonnable qu'elle soit participante du blâme
de ses ancestres, ne plus ne moins qu'elle se sent aussi de la gloire
et de la puissance d'iceux, ou bien nous ne nous donnerons garde que
nous jetterons toutes choses dedans la rivière de Heraclitus, en
laquelle on dit que l'on ne peut jamais entrer deux fois, d'autant
qu'elle mue et change la nature de toutes choses. Or s'il est ainsi,
que la ville soit toujours une chose même continuée, autant en doit on
estimer d'une race et lignée, laquelle depend d'une même souche,
produisant ne sais quelle force et communication de qualités, qui
s'étend sur tous les descendans. Car ce qui est engendré, n'est pas
comme ce qui est produit en être par artifice, et est incontinent
séparé de son ouvrier, d'autant qu'il est fait par lui, et non pas de
lui: là où au contraire, ce qui est engendré est fait de la substance
de celui qui engendre, tellement qu'il emporte avec soi quelque chose
de lui, qui à bon droit est ou puni ou honoré même en lui. Et si ce
n'était que l'on penserait que je me jouasse, et que je ne le disse pas
à bon esciant, j'assurerais volontiers, que les Atheniens firent plus
grant tort à la statue de Cassander quand ils la fondirent, et
semblablement les Syracusains au corps de Dionysius, quand après sa
mort ils le firent porter hors de leurs confins, que s'ils eussent bien
châtié leurs descendans: car la statue de Cassander ne tenait rien de
sa nature, et l'âme de Dionysius avait de long temps abandonné son
corps: là où un Nysaeus, un Apollocrates, un Antipater, et un
Philippus, et pareillement tous autres enfants d'hommes vicieux et
méchants, retiennent la principale partie de leurs peres, et celle qui
ne demeure point oisive sans rien faire, ains celle dequoi ils vivent
et se nourrissent, dequoi ils negocient, et discourent par <p
265r> raison, et ne doit point sembler étrange ni malaisé à croire,
si étant issus d'eux ils retienent les qualités et inclinations d'eux.
En somme, dis-je, tout ainsi comme en la médecine, tout ce qui est
utile, est aussi juste et honnête, et se moquerait-on de celui qui
dirait que ce fut injustice, quand une personne a mal en la hanche, de
lui cauteriser le poulce: et là où le foie est apostumé, de scarifier
le petit ventre: et là où les boeufs ont les ongles des pieds trop
molles, oindre les extrémités de leurs cornes: autant mériterait d'être
moqué et repris celui, qui estimerait qu'il y eût és punitions autre
chose de juste, que ce qui peut guérir et curer le vice: et qui se
courroucerait si on appliquait la médecine aux uns pour servir de
guarison aux autres, comme font ceux qui ouvrent la vene pour alléger
le mal des yeux, celui-là semblerait ne voir rien plus outre que son
sens, et se souviendrait mal, qu'un maître d'école bien souvent en
fouettant un de ses écoliers tient en office tous les autres, et un
grand Capitaine en faisant mourir un soldat de chaque dizaine ramène
tous les autres à la raison: ainsi non seulement à une partie par une
autre partie, mais à toute l'âme par une autre âme, s'impriment
certaines dispositions d'empiremens ou de meliorations, plutôt que à un
corps par un autre corps, pource que là és corps il est forcé qu'il se
face une même impression, et même altération, mais ici l'âme étant bien
souvent menée par imagination à craindre ou à s'assurer, s'en trouve ou
pis ou mieux. Comme je parlais encore, Olympique me interrompant mon
propos, Par ces tiens propos, dit-il, tu supposes un grand sujet à
discourir, c'est à savoir que l'âme demeure après la séparation du
corps. Oui bien, dis-je, par cela même que vous nous concédez
maintenant, ou plutôt, que vous nous avez ci-devant concedé: car notre
discours a été poursuivi dés le commencement jusques à ce point, sur
cette presupposition, que Dieu nous distribue à chacun selon que nous
avons mérité. Et comment, dit-il, estimes-tu qu'il s'ensuive
nécessairement, si les Dieux contemplent les choses humaines, et
disposent de toutes choses ici bas, que les âmes en soient du tout
immortelles, ou qu'elles demeurent longuement en être après la mort?
Non vraiment, dis-je, beau Sire, mais Dieu est de si basse entremise,
et a si peu à faire, que nous n'ayants rien de divin en nous, ne rien
qui lui ressemble aucunement, ne qui soit ferme ne durable, ains nous
allants sechans, fenants et perissans, ne plus ne moins que les
feuilles des arbres, comme dit Homere, en peu de temps: néanmoins il
fait ainsi grand cas de nous, ne plus ne moins que les femmes qui
nourrissent et entretiennent des jardins d'Adonis, comme l'on dit,
dedans des fragiles pots de terre: aussi fait-il lui nos âmes de durée
d'un jour, par manière de dire, verdoyantes dedans une chair mollastre
et non capable d'une forte racine de vie, et qui puis après
s'estaignent pour la moindre occasion du monde. Mais en laissant les
autres Dieux, si bon te semble, considère un peu le nôtre, j'entends
celui qui est reclamé en ce lieu. Si aussi tôt qu'il sait que les âmes
sont déliées, ne plus ne moins que quelque fumée ou quelque brouillas
qui exhale hors du corps, il ne fait pas incontinent offrir force
oblations et sacrifices propitiatoires pour les trêpassés, et s'il ne
demande pas de grands honneurs et de grandes vénérations à la mémoire
des morts, et s'il le fait pour nous abuser et decevoir, nous qui y
ajoutons foi. Car quant à moi, je ne concéderai jamais que l'âme
perisse, et ne demeure après la mort, si l'on ne vient emporter
premièrement le trepied prophètique de la Pythie, comme l'on dit que
fit jadis Hercules, et du tout détruire l'oracle pour ne plus rendre de
telles réponses qu'il en a rendues jusques à nos temps, semblables à
celles que jadis il donna à Corax le Naxien, à ce que l'on dit,
C'est une grande impieté de croire,
Que l'âme soit mortelle ou transitoire.
Alors Patrocles: Et qui était, dit-il, ce Corax qui eut cette réponse?
Car je n'ai rien <p 265v> entendu ni de l'un, ni de l'autre. Si
avez bien, dis-je, mais j'en suis cause, ayant pris le surnom au lieu
du propre nom. Car celui qui tua Archilochus en bataille, s'appellait
Callondes, et était surnommé Corax: lequel ayant été la première fois
rejeté par la prophètisse Pythie, comme meurtrier qui avait occis un
personnage sacré aux Muses: et depuis ayant usé de quelques requètes et
prières envers elle, avec quelques raisons dont il pretendait justifier
son fait, à la fin il lui fut ordonné par l'Oracle, qu'il allât en la
maison de Tettix, et que là il appaisât par oblations et sacrifices
l'âme d'Archilochus. Or cette maison de Tettix était la ville de
Taenarus: car on dit que Tettix Candiot étant jadis arrivé à ce
promontoire de Taenarus avec une flotte de vaisseaux, y bâtit une
ville, auprès du lieu où l'on avait accoutumé de conjurer et evocquer
les âmes des trêpassés. Semblablement aussi ayant été répondu à ceux de
Sparte, qu'ils trouvassent moyen d'appaiser l'âme de Pausanias, ils
envoyèrent querir jusques en Italie des sacrificateurs et exorcisateurs
qui savaient conjurer les âmes, lesquels avec leurs sacrifices
chassèrent son esprit hors du temple. C'est doncques une même raison,
dis-je, qui confirme et preuve, que le monde est regy par la providence
de Dieu ensemble, et que les âmes des hommes demeurent encore après la
mort, et n'est pas possible que l'un subsiste si l'on ôte l'autre. Et
s'il est ainsi que l'âme demeure après la mort, il est plus
vraisemblable et plus equitable, que lors les retributions de peine ou
d'honneur lui soient rendues: car durant tout le temps qu'elle est en
vie, elle combat, et puis après quand elle a achevé tous ses combats,
alors elle reçoit en l'autre monde étant seule et séparée du corps,
cela ne nous touche de rien à nous autres qui sommes vivans, car ou
l'on n'en sait rien, ou on ne les crait pas: mais celles qui se font
sur les enfants et sur les descendans, d'autant qu'elles sont
apparentes et connues de ceux qui sont en ce monde, elles retiennent et
répriment plusieurs méchants hommes d'executer leurs mauvaises
volontez. Au reste qu'il soit vrai, qu'il n'y ait point de plus
ignominieuse punition, ne qui touche plus les coeurs au vif, que de
voir ses descendants et dependants affligés pour soi, et que l'âme d'un
méchant homme ennemi des Dieux et des lois, après sa mort voyant non
ses images et statues ou autres honneurs abattus, ains ses propres
enfants, ses amis et parents ruinés et affligés de grandes miseres et
tribulations, et étant grièvement punis pour elle, ne vousît pas plutôt
perdre tous les honneurs que l'on saurait faire à Jupiter, que de
retourner à être derechef injuste, ou abandonné à luxure, je vous en
pourrais réciter un conte qui me fut fait il n'y a pas fort long temps,
si ce n'était que je craindrais qu'il ne vous semblât que ce fut une
fable controuvée à plaisir: au moyen de quoi il vaut mieux que je ne
vous allégue que des raisons et arguments fondés en vérisimilitude. Non
pas cela, dit adonc Olympique, mais récite nous le conte que tu dis. Et
comme les autres aussi me requissent tout de même: Laissez moi, dis-je,
déduire premièrement les raisons vraisemblables à ce propos: et puis
après, si bon vous semble, je vous réciterai aussi le conte, au moins
si c'est conte. Car Bion dit, que si Dieu punissait les enfants des
méchants, il serait autant digne de moquerie, comme le médecin qui pour
la maladie du père ou grand-père, appliquerait sa médecine au fils, ou
à l'arrière-fils: mais cette comparaison faut en ce, que les choses
sont en partie semblables, et en partie aussi diverses et
dissemblables: car l'un étant medicinal ne guérit pas la maladie et
indisposition de l'autre, ni jamais homme qui eût la fièvre ou le mal
des yeux n'en fut guary pour voir user d'un ongnement, ou appliquer
emplastre à un autre: mais au contraire les punitions des méchants pour
cette occasion se font publiquement devant tous, pource que l'effet de
justice administrée avec raison, est de retenir les uns par le
châtiment et punition des autres: mais ce en quoi la comparaison <p
266r> de Bion se rapporte et conforme à la dispute proposée, n'a pas
été entendu par lui: car souvent est-il advenu que un homme tombé en
une dangereuse maladie, et non pas pourtant incurable, par son
intempérance puis après et dissolution, a tellement laissé aller son
corps en abandon, que finablement il en est mort: et que puis après son
fils qui n'était pas actuellement surpris de la même maladie, ains
seulement y avait quelque disposition, un bon médecin ou quelque sien
ami, ou quelque maître des exercices, s'en étant aperçu, ou bien un bon
maître, qui a eu soin de lui, l'a rangé à une manière de diete austère,
en lui ôtant toute superfluité de viandes, toutes patisseries, toute
ivrongnerie, et toute accointance de femmes, et lui faisant user
souvent de médecines, et fortifier son corps par continuation de labeur
et d'exercices, a dissipé et fait évanouir un petit commencement d'une
grande maladie, en ne lui permettant pas de prendre plus grand
accroissement. N'est-il pas ainsi que nous admonestons ordinairement
ceux qui sont nés de père ou mère maladifs, de prendre bien garde à
eux, et de ne négliger pas leur disposition, ains de bonne heure et dés
le commencement tâcher à chasser la racine de celles maladies nées avec
eux, qui est facile à jeter dehors, et à surmonter quand on previent de
bonne heure? Il n'est rien plus vrai, répondirent-ils tous. Nous ne
faisons doncques pas chose impertinente, mais nécessaire, ne sotte,
mais utile, quand nous ordonnons aux enfants de ceux qui sont sujets au
haut mal, ou à la manie et alienation d'esprit, ou à la goutte, des
exercices du corps, des dietes et régimes de vie, et des médecines, non
pource qu'ils soient malades, mais de peur qu'ils ne le soient: car un
corps né d'un autre maleficié est digne, non de punition aucune, mais
de médecine et d'être soigneusement bien pensé: laquelle diligence et
solicitude, s'il se trouve aucun qui par lâcheté ou délicatesse appelle
punition, d'autant qu'elle prive la personne de voluptés, ou qu'elle
lui donne quelque pointure de douleur, ou de peine, il le faut laisser
là pour tel qu'il est: et s'il est expédient de prendre garde, et de
médeciner soigneusement un corps qui sera issu et descendu d'un autre
maleficié et gâté, sera-il moins raisonnable d'aller au-devant d'une
similitude de vice hereditaire, qui commence à germer és moeurs d'un
heune homme, et à pousser dehors, ains attendre, et le laisser croître
jusques à ce que se répandant par ses passions il vienne à être en vue
de tout le monde, comme dit le poète Pindare,
Le fruit que son coeur insensé
A par-soi aurait propensé?
Ne vous semble-il point qu'en cela, Dieu pour le moins soit aussi sage comme le poète Hesiode, qui nous admoneste et conseille,
Semer enfants garde bien que tu n'ailles
En retournant des tristes funerailles,
Mais au retour des festins gracieux
Faits en l'honneur des habitants des cieux?
voulant conduire les hommes à engendrer des enfants lors qu'ils sont
gais, joyeux et délibérés, comme si la génération ne recevait pas
l'impression de vice et de vertu seulement, ains aussi de joie, et de
tristesse, et de toutes autres qualités. Toutefois cela n'est pas
oeuvre de sapience humaine, comme pense Hesiode, de sentir et connaître
les conformités ou diversités des natures des hommes, descendants avec
leurs devanciers, jusques à ce qu'étant tombés en quelques grandes
forfaitures, leurs passions les découvrent pour tels qu'ils sont. Car
les petits des ours, des loups, des singes, et de semblables animaux,
montrent incontinent leur inclination naturelle dés leur jeunesse,
d'autant qu'il n'y a rien qui les déguise, ne qui les masque. Mais la
nature de l'homme venant à se jeter en des accoutumances, en des
opinions, <p 266v> et en des lois, couvre bien souvent ce qu'elle
a de mauvais, imite et contrefait ce qui est bon et honnête, tellement
que ou elle efface et échappe du tout la tare et macule de vice, qui
était née avec elle, ou bien elle la cache pour bien long temps, se
couvrant du voile de ruse et de finesse, de manière que nous
n'apercevons pas leur malice, jusques à ce que nous soyons attaincts,
comme d'un coup ou d'une morsure de chaque crime, encore à grande
peine: ou pour mieux dire, nous nous abusons en ce, que nous cuidons
qu'ils soient devenus injustes, lors seulement qu'ils commettent
injustice, ou dissolus quand ils font quelque insolence, et lâches de
coeur quand ils s'enfuient de la bataille, comme si quelqu'un avait
opinion, que l'aiguillon du scorpion s'engendrât lors premier en lui,
quand il en pique: et le venim és vipères, quand elles mordent: qui
serait grande simplesse de le penser ainsi. Car chaque méchant ne
devient point tel alors qu'il apparait, mais il a en soi dés le
commencement le vice et la malice imprimée: mais il en use lors qu'il
en a le moyen, l'occasion et la puissance, comme le larron de dérober,
et le tyrannique de forcer les lois. Mais Dieu qui n'ignore point
l'inclination et nature d'un chacun, comme celui qui voit et connait
plus l'âme que le corps, ni ne attend point, ou que la violence viene à
main-mise, ni l'impudence à la parole, ni l'intempérance à abuser des
parties naturelles, pour la punir, à cause qu'il ne prend pas vengeance
du méchant, pource qu'il en ait reçu aucun mal: ni ne se courrouce
point contre le brigand ravisseur, pource qu'il ait été forcé: ni ne
hait l'adultère, pource qu'il lui ait fait aucune injure: ains punit
par manière de médecine celui qui est sujet à commettre adultère, celui
qui est avaricieux, celui qui ne fait compte de transgresser les lois,
ôtant bien souvent le vice, ne plus ne moins que le mal caduque, avant
que l'acces en prenne. Nous nous courroucions naguere de ce que les
méchants étaient trop tard et trop lentement punis, et maintenant nous
trouvons mauvais, de ce que Dieu réprime et châtie la mauvaise
disposition et vicieuse inclination d'aucuns, avant qu'ils aient
commencé à forfaire, ne considérants pas que l'advenir bien souvent est
pire et plus à redouter, que le présent: et ce qui est caché et
couvert, que ce qui est apparent et découvert: et ne pouvants pas
discourir et juger, pourquoi il est meilleur d'en laisser aucuns en
repos encore après qu'ils ont péché, et prevenir les autres avant
qu'ils puissent executer le mal qu'ils ont propensé, ne plus ne moins
que les médecines et drogues medicinales ne convienent pas à aucuns
étant malades, et sont utiles à d'autres qui ne sont pas actuellement
malades, ains sont en plus grand danger que les autres. Voilà pourquoi
les Dieux ne tournent pas sur les enfants toutes les fautes des
parents: car s'il advient qu'il naisse un bon enfant d'un mauvais père,
comme par manière de dire un fils fort et robuste d'un père maladif,
celui-là est exempt de la peine de la race, comme étant hors de la
famille de vice: mais aussi le jeune homme qui se conformera à la
malice hereditaire de ses parents, sera tenu à la punition de leur
méchanceté, comme au payment des dettes de la succession: car Antigonus
ne fut point puni pour les péchés de son père Demetrius, ni entre les
méchants Phyleus pour Augeas, ni Nestor pour Neleus, car ils étaient
bien issus de méchants peres, mais quant à eux ils étaient gens de
bien: mais tous ceux de qui la nature a aimé, reçu et prattiqué ce qui
venait de la parenté, la justice divine a aussi puni en eux ce qu'il y
avait de similitude de vice et de péché. Car tout ainsi comme les
verrues, porreaux, seings et taches noires qui sont és corps des peres,
ne comparoissants point és corps des enfants, recommencent à sortir et
apparoir puis après en leurs fils et arrière-fils: et y eut une femme
Grecque, qui ayant enfanté un enfant noir, et en étant appelée en
justice, comme ayant conçeu cet enfant de l'adultère d'un Maure, il se
trouva que elle était en la quatriéme ligne descendue d'un Aethiopien.
Et comme ainsi fut que <p 267r> l'on tenait pour certain, que
Python le Nisibien était extrait de la race et lignée des Semés, qui
ont été les premiers seigneurs et fondateurs de Thebes, le dernier de
ses enfants qui mourut il n'y a pas long temps, avait rapporté la
figure de la lance en son corps, qui était la marque naturelle de celle
lignee-là anciennement, étant après si long intervalle de temps
ressourse et revenue, comme du fond au dessus, celle similitude de
race: aussi bien souvent les premières générations, c'est à dire les
premiers descendans, cachent, et par manière de dire, enfondrent
quelques passions ou conditions de l'âme qui sont affectées à une
lignée, mais puis après la nature les boute hors en quelques autres
suivans, et représente ce qui est propre à chaque race, autant en la
vertu comme au vice. Après que j'eus achevé ce propos, je me tu. Et
Olympique se prit à rire, en disant, Nous ne louons pas ton discours,
afin que tu l'entendes, comme étant suffisamment prouvé par
demontration, de peur qu'il ne semble que nous ayons mis en oubli le
conte que tu nous as promis de faire, mais alors donnerons nous notre
sentence, quand nous l'aurons aussi entendu. Parquoi je recommençai à
suivre mon propos en cette sorte: Thespesius natif de la ville de Soli
en Cilicie, familier et grand ami de Protogenes qui a ici longuement
été avec nous, ayant vécu les premiers ans de son âge en grande
dissolution, en peu de temps perdit et dépendit tout son bien: au moyen
dequoi étant réduit jà par quelque temps à extreme nécessité, il devint
méchant, et se repentant de sa folle dépense commença à chercher tous
moyens de recouvrer des biens: ne plus ne moins que font les luxurieux
qui bien souvent ne font compte de leurs femmes épousées, et ne les
gardent pas cependant qu'ils les ont, puis quand ils les ont laissées,
et qu'elles sont remariées à d'autres, il les vont soliciter pour
tâcher à les corrompre méchamment. Ainsi n'épargnant voie du monde
pourvu qu'elle tournât à plaisir ou à profit pour lui, en peu de temps
il assembla non pas beaucoup de biens, mais beaucoup de honte et
d'infamie: mais ce qui plus encore le diffama, fut une réponse que l'on
lui apporta de l'oracle d'Amphilochus, là où il avait envoyé demander,
s'il vivrait mieux au reste de sa vie qu'il n'avait fait par le passé:
et l'oracle lui répondit, qu'il serait plus heureux quand il serait
mort. Ce qui lui advint en certaine manière bientôt après: car étant
tombé d'un certain lieu haut la tête devant, sans qu'il y eût rien
d'entamé, du coup de la cheutte seulement il s'évanouit, ne plus ne
moins que s'il eût été mort: et trois jours après comme l'on était à
preparer ses funerailles, il se revint, et en peu de jours s'étant
remis sus et retourné en son bon sens, il fit un étrange et incroiable
changement de sa vie: car tous ceux de la Cilicie lui portent
témoignage qu'ils ne connurent oncques homme de meilleur conscience en
tous affaires et negoces qu'ils eurent à desmêler ensemble, ni plus
dévot et religieux envers les Dieux, ne plus certain à ses amis, ne
plus fâcheux à ses ennemis: de manière que ceux qui l'avaient de long
temps connu familierement, désiraient fort savoir de lui, quelle avait
été la cause de si grande et si soudaine mutation, estimants que un si
grand amendement de vie si dissolue, ne pouvait pas être advenu
fortuitement, comme il était véritable, ainsi que lui-même le raconta
au susdit Protogenes, et aux autres siens familiers amis, gens de bien
et d'honneur comme lui. Car quand l'esprit fut hors de son corps, il se
trouva du commencement, ne plus ne moins que ferait un pilote qui
serait jeté hors de sa navire au fond de la mer, tant il se trouva
étonné de ce changement, mais puis après s'étant relevé petit à petit,
il lui fut avis qu'il commença à respirer entièrement, et à regarder
tout à l'entour de lui, l'âme s'étant ouverte comme un oeil, et ne
voyait rien de ce qu'il soûlait voir auparavant, sinon des astres et
étoiles de magnitude très grande, distantes l'une de l'autre
infiniment, jetants une lueur de couleur admirable, et de force et
roideur grande, tellement que l'âme étant portée sur cette lueur, comme
sur un chariot, doucement et unièment, <p 267v> ainsi que sur une
mer calme, allait soudainement par tout où elle voulait, et laissant à
part grand nombre des choses qu'il y avait vues, il disait qu'il avait
vu, que les âmes de ceux qui mouraient, devenaient en petites
bouteilles de feu, qui montaient de bas en haut à travers l'air, lequel
s'ouvrait devant elles, et que petit à petit lesdites bouteilles
venaient à se rompre, et les âmes en sortaient ayants forme et figure
humaine: au demeurant fort agiles et légères, et se mouvaient, non pas
toutes d'une même sorte, ains les unes sautaient d'une légèreté
merveilleuse, et jallissaient à droite ligne contremont: les autres
tournaient en rond comme des bobines ou fuseaux ensemble, tantôt
contremont, tantôt contrebas, de sorte que le mouvement était mêlé et
confus, que ne s'arrêtait qu'à grande peine, et après un bien long
temps. Or n'en connaissait-il point la plupart, mais en ayant aperçu
deux ou trois de sa connaissance, il s'efforça de s'en approcher, et
parler à elles: mais elles ne l'entendaient point, et si n'étaient
point en leur bon sens, ains comme étourdies et transportées,
refuyaient toute vue et tout attouchement, errantes çà et là à
par-elles du commencement, et puis en rencontrants d'autres disposées
tout de même elles, s'embrassaient et se conjoignaient avecques elles,
en se mouvant çà et là sans aucun jugement, et jetants ne sais quelles
voix non articulées ne distinctes, comme des cris mêlés de plainctes et
d'épouventement: les autres parvenues en la plus haute extrémité de
l'air étaient plaisantes et gayes à voir, et tant gracieuses et
courtoises, que souvent elles s'approchaient les unes de autres, et se
détournaient au contraire de ces autres tumultuantes, donnants à
entendre qu'elles étaient fâchées quand elles se serraient en elles
mêmes, et qu'elles étaient joyeuses et contentes quand elles
s'étendaient et s'élargissaient. Entre lesquelles il dit qu'il en vit
une d'un sien parent, combien qu'il ne la connaissait pas bien
certainement, d'autant qu'il était mort, lui étant encore en son
enfance: mais elle s'approchant de lui le salua, en lui disant, Dieu te
gard Thespesien: dequoi lui s'ébahissant lui répondit, qu'il n'était
pas Thespesien, et qu'il s'appellait Aridaeus: Oui bien, dit elle, par
ci-devant, mais ci-après tu seras appelé Thespesien, car tu n'es pas
encore mort, mais par certaine permission de la destinée, tu es venu
ici avec la partie intelligente de ton âme, et quant au reste de ton
âme, tu l'as laissé attaché comme une ancre à ton corps: et afin que tu
le saches dés maintenant pour ci-après, prends garde à ce que les âmes
des trêpassés ne font point d'ombre, et ne closent et n'ouvrent point
les yeux. Thespesien ayant ouï ces paroles se recueillit encore
davantage à discourir en soi-même, et regardant çà et là autour de lui,
aperçut qu'il se levait quant et lui ne sais quelle ombrageuse et
obscure lineature, mais que ces autres âmes-là reluisaient tout à
l'entour d'elles, et étaient par le dedans transparentes, non pas
toutefois toutes également, car les une rendaient une couleur unie et
égale par tout comme fait la pleine Lune quand elle est plus claire, et
les autres avaient comme des écailles ou cicactrices esparses çà et là
par intervalles: et des autres qui étaient merveilleusement hydeuses et
étranges à voir, mouchetées de taches noires, comme sont les peaux des
serpents: les autres qui avaient des légères frisures et
esgrattigneures au visage. Si disait ce parent-là de Thespesien (car il
n'y a point de danger d'appeler les âmes du nom qu'avaient les hommes
en leur vivant) qu'Adrastia fille de Jupiter, et de Necessité, était
constituée au plus haut, par-dessus tous, vengeresse de toute sorte de
crimes et péchés, et que des malheureux et méchants il n'y en eut
jamais un, ni grand ni petit, qui par ruse ou par force se pût oncques
sauver d'être puni. Mais une sorte de supplice et de peine convient à
une geoliere et executrice, (car il y en a trois et une autre à une
autre: d'autant qu'il y en a une légère et soudaine, qui se nomme
Poene, laquelle execute le châtiment de ceux qui dés cette vie sont
punis en leurs corps et par leurs corps d'un certain doux moyen, qui
laisse aller impunies <p 268r> plusieurs fautes légères,
lesquelles mériteraient bien quelque petite purgation. Mais ceux où il
y a plus à faire, comme de guérir et curer un vice, Dieu les commet à
punir après la mort à l'autre executrice, qui se nomme Dice. Et ceux
qui sont de tout point incurables, Dice les ayant repoussés, la
troisiéme, et la plus cruelle des ministres et satellites de Adrastia,
qui s'appelle Erinnys, court après, et les persecute fuyants et errants
çà et là en grande misere et grande douleur, jusques à tant qu'elle les
attrappe, et precipite en une abisme de tenebres indicible. Et quant à
ces trois sortes de punitions, la première ressemble à celle dont on
use entre quelques nations barbares: car en Perse ceux qui sont punis
par justice, on prend leurs hauts chapeaux pointus et leurs robes, que
l'on pelle poil après poil, et les fouette l'on devant eux, et eux
ayants les larmes aux yeux crient, et prient que l'on cesse, aussi les
punitions qui se font en cette vie par le moyen des corps ou des biens,
n'attaignent point aigrement au vif, ni ne touchent, ni ne pénétrent
point jusques au vice même, ains sont la plupart d'icelles imposées par
opinion, et selon le jugement du sens naturel exterieur. Mais s'il y en
a quelqu'un qui arrive pardeçà sans avoir été puni et bien purgé
pardelà, Dice le prenant tout nud en son âme toute découverte, n'ayant
dequoi couvrir, ni cacher ou pallier et déguiser sa méchanceté, ains
étant vu par tout, de tous côtés, et de tous, elle le montre
premièrement à ses parents gents de bien, s'ils ont d'aventure été tels
comme il est, abominable et indigne d'être descendu d'eux: et s'ils ont
été méchants, eux et lui en sont de tant plus grièvement tourmentés en
les voyant, et étant vu par eux en son tourment, où il est puni et
justicié bien long temps, tant que un chacun de ses crimes et péchés
soit effacé par douleurs et tourments, qui en âpreté et vehemence
surpassent d'autant plus les corporels, que ce qui est au vrai, est
plus à certes que ce qui apparait en songe, et les marques et
cicatrices des péchés et des vice demeurent aux uns plus, aux autres
moins. Et pren bien garde, dit-il, aux diversités de couleurs de ces
âmes de toutes sortes: car cette couleur noirastre et salle, c'est
proprement la teinture d'avarice et de chicheté: et celle rouge et
enflambée est celle de cruauté et de malignité: là où il y a du bleu,
c'est signe que de là a été escurée l'intempérance et dissolution és
voluptés à bien long temps et avec grande peine, d'autant que c'est un
mauvais vice: le violet tirant sur le livide procède d'envie. Ne plus
ne moins doncques que les Seiches rendent leur encre, aussi le vice
pardelà changeant l'âme et le corps ensemble, produit diverses
couleurs: mais au contraire pardeçà, cette diversité de couleurs est le
signe de l'achevement de purification: puis quand toutes ces
teintures-là sont bien effacées et nettoyées du tout, alors l'âme
devient de sa naïve couleur qui est celle de la lumière: mais tant que
aucune de ces couleurs y demeure, il y a toujours quelque retour de
passions d'affections, qui leur apporte un échauffement et un battement
de poux, aux unes plus débile et qui s'éteint et passe plutôt et plus
facilement: aux autres qui s'y prend à bon esciant: et d'icelles âmes
les unes, après avoir été châtiées par plusieurs et plusieurs fois,
recouvrent à la fin leur habitude et disposition telle qu'il
appartient: les autres sont telles que la vehemence de leur ignorance
et l'appétit de volupté les transporte és corps des animaux, car la
faiblesse de leur entendement, et la paresse de speculer et discourir
par raison les fait incliner à la partie active d'engendrer: et se
sentants destituées de l'instrument luxurieux pour pouvoir executer et
prendre fruition de leurs appétits par le moyen du corps: car pardeçà
il n'y a rien du tout, si ce n'est une ombre, et par manière de dire un
songe de volupté, laquelle ne vient point à perfection. lui ayant tenu
ces propos, il le mena bien vite, mais par une espace infini, toutefois
à son aise et doucement, sur les rais de la lumière, ne plus ne moins
que si c'eussent été des ailes, jusques à ce qu'étant arrivé en une
grande fondrière tendant toujours contrebas, il se trouva lors
destitué, et délaissé de celle force qui l'avait <p 269vh> là
conduit et amené, et voyait que les autres âmes se trouvaient aussi
tout de mêmes: car se resserrants comme font les oiseaux quand ils
volent en bas, elles tournaient tout à l'entour de cette fondrière,
mais elles n'ozaient entrer dedans: et était la fondrière semblable aux
spelonques de Bacchus, ainsi tapissée de fueillages de ramées et de
toutes sortes de fleurs, et en sortait une douce et suave haleine, qui
apportait une fort plaisante odeur et température de l'air, telle comme
le vin sent à ceux qui aiment à le boire, de sorte que les âmes, se
repaissants et festoyants de ces bonnes odeurs, en étaient toutes
éjouiés, et s'en entrecaressaient, tellement qu'à l'entour de ce
creux-là, tout en rond, il n'y avait que passe-temps, jeux et risées,
et chansons, comme de gens qui jouaient les uns avec les autres, et se
donnaient du plaisir tant qu'ils pouvaient: si disait, que par là
Bacchus était monté en la compagnie des Dieux, et que depuis il y avait
conduitte Semelé, et que le lieu s'appellait le lieu de Léthe, c'est à
dire, d'oubliance: et pourtant ne voulut-il pas que Thespesien, qui en
avait bien bonne envie, s'y arrêtât, ains l'en retira par force, lui
donnant à entendre et lui enseignant, que la raison et l'entendement se
dissout et se fond par cette volupté, et que la partie irraisonnable se
ressentant du corps, en étant arrousée et acharnée, lui ramenait la
mémoire du corps, et de cette souvenance naissait le désir et la
cupidité qui la tirait à la génération, que l'on apellait ainsi, c'est
à dire un consentement de l'âme aggravée et appesantie par trop
d'humidité. Parquoi ayant traversé une autre pareille carrière de
chemin, il lui fut avis qu'il aperçut une grande coupe, dedans laquelle
venaient à se verser des fleuves, l'un plus blanc que l'escume de la
mer ou que neige, et l'autre rouge comme l'escarlatte que l'on aperçait
en l'arc-en-ciel, et d'autres qui de loin avaient chacun leurs lustres
et teintures différentes: mais quand ils en approchèrent de près, cette
coupe s'évanouit, et ces différentes couleurs des ruisseaux
disparurent, exceptée la couleur blanche: et là voit trois Démons assis
ensemble, en figure triangulaire, qui mêlaient ces ruisseaux ensemble à
certaines mesures. Or disait cette guide des âmes, que Orpheus avait
pénétré jusques-là quand il était venu après sa femme, et que ayant
malretenu ce qu'il y avait vu, il avait semé un propos faux entre les
hommes, c'est à savoir, que l'oracle qui était en la ville de Delphes,
était commun à Apollo et à la nuit: car Apollo n'a rien qui soit de
commun avec la nuit, mais cet oracle-ci, dit-il, est bien commun à la
Lune et à la nuit, toutefois il ne perce nulle part jusques à la terre,
ni n'a aucun siege fiché ni certain, ains est par tout vague et errant
parmi les hommes par songes et apparitions: c'est pourquoi les songes
mêlés, comme tu vois, de tromperie et de vérité, de diversité et de
simplicité, sont semés par tout le monde: mais quant à l'oracle
d'Apollo tu ne l'as point vu, ni ne le pourrais voir, pource que la
terre stérile de l'âme ne peut saillir, ni s'élever plus haut, ains
panche contre bas, étant attachée au corps: et quant et quant il tâcha,
en m'approchant, de me montrer la lumière et clarté du trepied à
travers le sein de la Déesse Themis, laquelle, comme il disait, allait
percer au mont de Parnase, et ayant grande envie et faisant tout son
effort pour la voir, il ne peut pour sa trop grande splendeur, mais
bien ouït-il en passant la voix hautaine d'une femme, qui en vers
disait entre autres choses le temps de la mort de lui, et disait ce
Démon que c'était la voix de la Sibylle, laquelle tournoyant dedans la
face de la Lune chantait les choses à advenir, et désirant en ouïr
davantage, il fut repoussé par l'impetuosité du corps de la Lune, et
ainsi en ouït bien peu, comme l'accident du mont Vesuvien et de la
ville de Pozzol, qui devaient être brûlés du feu: et se y avait une
petite clause de l'Empereur qui lors regnait, qu'étant homme de bien,
il laisserait son empire par maladie. Après cela ils passèrent outre
jusques à voir les peines et tourments de ceux qui étaient punis: là où
du commencement ils ne vîrent que toutes choses horribles et pitoyables
à voir: car Thespesien qui ne <p 269r> se doutait de rien moins,
y rencontra plusieurs de ses amis, parents, et familiers, qui y étaient
tourmentés, lesquels souffrants des peines et supplices douloureux et
infâmes, se lamentaient à lui et l'appellaient, en criant: finablement
il y voit son propre père sourdant d'un puits profond, tout plein de
plaies et de piqueures, lui tendant les mains, et qui maugré lui était
contraint de rompre silence, et forcé par ceux qui avaient la
superintendance desdites punitions, de confesser haut et clair qu'il
avait été méchant meurtrier à l'endroit de certains étrangers qu'il
avait eu logés chez lui, et sentant qu'ils avaient de l'or et de
l'argent, les avait fait mourir par poison, dequoi il n'aurait jamais
été rien su pardelà, mais pardeçà en ayant été convaincu, il aurait
déjà payé partie de la peine, et le menait-on pour en souffrir le
demeurant. Or n'osait-il pas supplier ni intercéder pour son père, tant
il était étonné et effrayé: mais voulant s'enfuir et s'en retourner, il
ne voit plus auprès de lui ce gracieux sien et familier guide, qui
l'avait conduit du commencement, ains en aperçut d'autres hydeux et
horribles à voir, que le contraignaient de passer outre, comme étant
nécessaire qu'il traversast: si voit ceux qui notoirement à la vue d'un
chacun avaient été méchants, ou qui en ce monde en avaient été châtiés,
être pardelà moins douloureusement tourmentés, et non tant comme les
autres, comme ayants été débiles et imparfaits en la partie
irraisonnable de l'âme, et sujette aux passions et concupiscences: mais
ceux qui s'étant déguisés et revètus de l'apparence et réputation de
vertu au dehors, avaient vécu en méchanceté couverte et latente au
dedans, d'autres qui leur étaient alentour les contraignaient de
retourner au dehors ce qui était au dedans, et se reboursants et
renversants contre la nature, ne plus ne moins que les Scolopendres
marines, quand elles ont avallé un hameçon, se retournent elles mêmes,
et en écorchant les autres, et les déployant, ils faisaient voir à
découvert comme ils avaient été viciés au dedans et pervers, ayants le
vice en la partie raisonnable et principale de l'homme. Et dit avoir vu
d'autres âmes attachées et entrelassées les unes avec les autres, deux
à deux, ou trois à trois, ou plus, comme les serpents et vipères, qui
s'entremangeaient les unes les autres, pour la rancune qu'elles avaient
les unes contre les autres, et la souvenance des pertes et injures
qu'elles avaient reçues ou souffertes: et qu'il y avait des lacs
suivants de rang les uns les autres, l'un d'or tout bouillant, l'autre
de plomb, qui était fort froid, et l'autre fort âpre, de fer: et qu'il
y a des Démons qui en ont la superintendance, lesquels, ne plus ne
moins que les fondeurs, y plongeaient ou en retiraient les âmes de ceux
qui par avarice et cupidités d'avoir, avaient été méchants. Car quand
elles étaient bien enflambées et rendues transparents à force d'être
brûlées par le feu, dedans le lac d'or fondu, ils les plongeaient
dedans celui de plomb, là où après qu'elles étaient gelées et rendues
dures comme la grêle, derechef ils les transportaient dedans celui de
fer, là où elles devenaient hydeusement noires, et étant rompues et
brisées à cause de leur roideur et dureté, elles changeaient de formes,
puis de rechef ils les remettaient dedans celui de l'or, souffrants des
douleurs intolérables en ces diverses mutations. Mais celles, dit-il,
qui lui faisaient plus de pitié, et qui plus misérablement que toutes
les autres étaient tourmentées, c'étaient celles qui pensaient déjà
être échappées, et que l'on venait reprendre et remettre aux tourments,
et étaient celles pour les péchés desquelles la punition était tombée
sur leurs enfants ou autres descendans: car quand quelqu'une des âmes
de ces descendants-là les rencontrait ou leur était amenée, elle
s'attachait à elles en courroux, et criait à l'encontre, en montrant
les marques des tourments et douleurs qu'elle endurait, en les leur
reprochant: et les autres tâchaient à s'enfuir, et à se cacher, mais
elle ne pouvaient, car incontinent les bourreaux couraient après, qui
les ramenaient au supplice, criants et se lamentants, d'autant qu'elles
prevoyaient bien le tourment qu'il leur convenait endurer. Outre, <p
269v> disait qu'il en voit quelques unes, et en bon nombre,
attachées à leurs enfants et ne se laissants jamais, comme les
abeilles, ou les chauves-souris, murmurantes de courroux, pour la
souvenance des maux qu'elles avaient endurés pour l'amour d'eux. La
derniere chose qu'il y voit, fut, les âmes qui se tournaient en une
seconde vie, et qui étaient tournées et transformées à force en
d'autres animaux de toutes sortes, par ouvriers à ce députés, qui avec
certains outils et coups forgeaient aucunes des parties, et en
tordaient d'autres, en effaçaient et ôtaient du tout, à fin qu'ils
fussent sortables à autres vies, et autres moeurs: entre lesquelles il
voit l'âme de Neron affligée déjà bien grièvement d'ailleurs, de
plusieurs autres maux, et percée de part en part avec cloux tous rouges
de feu: et comme les ouvriers la prinssent en main pour la transformer
en forme de vipère, là où comme dit Pindare, le petit devore sa mère,
il dit que soudainement il s'alluma une grande lumière, et que d'icelle
lumière il sortit une voix, laquelle commanda, qu'ils la
transfigurassent en une autre espèce de bête plus douce, en forgeant un
animal palustre, chantant à l'entour des lacs et des marets, car il a
été puni des maux qu'il a commis: mais quelque bien lui est aussi du
par les Dieux, pour-autant que de ses sujets il a affranchy de tailles
tributs le meilleur peuple et le plus aimé des Dieux, qui est celui de
la Grèce. Jusques ici doncques il disait avoir été seulement
spectateur, mais quand ce vint à s'en retourner, il fut en toutes les
peines du monde pour le peur qu'il eut: car il y eut une femme de face
et de grandeur admirable, qui lui dit, Viença, afin que tu ayes plus
ferme mémoire de tout ce que tu as vu: et lui approcha une petite verge
toute rouge de feu, comme celle dont usent les paintres. mais une autre
l'en engarda: et lors il se sentit soudainement tiré, comme s'il eût
été soufflé par un vent fort et violent dedans une sarbatane, tant
qu'il se retrouva dedans son corps, et étant revenue et resuscité de
dedans le sepulchre même.
XXXIX. Que les bêtes brutes usent de la raison: EN FORME DE DEVIS. Les personnages, Ulysses, Circé, Gryllus.
1. ULYSSES.IL me semble, Circé, que j'ai bien compris cela, et l'ai
bien imprimé en ma mémoire: mais je saurais volontiers s'il y a point
quelques Grecs entre ceux que tu as transformés d'hommes en loups, et
en lions.
CIRCE. Oui bien, et plusieurs, mon bien-aimé Ulysses: mais pour quelle occasion est-ce que tu me le demandes?
ULYSSES. Pource qu'il me semble que ce me serait une entremise
honorable envers les Grecs, si de ta grâce je pouvais obtenir que tu me
les rendisses une autre fois hommes, et que je ne les laissasse pas
envieillir contre nature en corps de bêtes, menant une si misérable, si
infâme et si ignominieuse vie.
CIRCE. Cet homme ici, tant il est simple, veut que son ambition apporte
dommage, non seulement à lui et à ses amis, mais aussi à ceux qui ne
lui appartiennent en rien.
ULYSSES. Voilà quelque autre breuvage de paroles que tu me vas
brouillant et mixtionnant: car certainement tu m'aurais bien fait
devenir bête, si je me laissais persuader, que ce <p 270r> fut
perte et dommage de devenir homme de bête.
CIRCE. Et comment, n'as tu pas déjà fait encontre toi-même choses
encore plus étranges que cela? Vu que laissant une vie immortelle, et
non sujette à vieillir, que tu pourras avoir demeurant avec moi, tu
t'en veux à toute force aller à une femme mortelle, et (comme je
m'assure) déjà toute vieillotte, à travers dix mille maux qu'il te
faudra encores endurer, te promettant que tu en seras ci-après plus
célébré, plus regardé, et plus renommé que tu n'es maintenant: et
cependant tu ne t'aperçois pas, que tu poursuis une vaine image de bien
au lieu d'un véritable.
ULYSSES. Je suis content qu'il soit ainsi que tu dis, Circé: car quel
besoin est-il que nous contestions si souvent sur une même chose? Mais
je te prie, pour l'amour de moi, délie ce pauvres gens, et me les
rends.
CIRCE. Non ferai pas certes si légèrement, car ce ne sont pas hommes
communs: mais interroge les premièrement s'ils le veulent bien, et
s'ils te répondent que non, efforce toi vaillamment de les persuader à
force de vives raisons: Et si tu ne peux venir à bout de les persuader,
ains au contraire si eux-mêmes te convainquent par raisons, te suffise
d'avoir suivi mauvais conseil pour toi, et pour tes amis.
ULYSSES. Deà, pourquoi te moques-tu de moi, Belle Dame, de dire cela?
car comment pourraient-ils recevoir ni rendre raison en conférence,
pendant qu'ils sont ânes, pourceaux, ou lions?
CIRCE. Ne te soucie point quant à cela, homme le plus ambitieux qui
vive, car je te les rendrai et bien entendants tout ce que tu leur
voudras alléguer, et bien discourants: ou bien plutôt, il suffira que
un seul entende tes allégations, et y réponde pour tous ses compagnons.
Tien, interroge celui-là.
ULYSSES. Et comment le nommerons-nous, Circé? et qui était-il quand il était homme?
CIRCE. Et que peut-il chaloir quant à la dispute? Toutefois appelle le
si tu veux, Gryllus: mais afin que tu ne penses que pour me faire
plaisir il discoure au plus loin de sa pensée, je me tirerai à l'écart
de vous.
2. GRYLLUS. Dieu te gard Ulysses.
ULYSSES. Et toi aussi vraiment Gryllus.
GRYLLUS. Que veux-tu enquérir de nous?
ULYSSES. Je sais que vous avez été hommes, et pourtant ai-je pitié de
vous voir tous tant que vous êtes en cet état: mais encore plus, comme
il est vraisemblable, ceux qui ayants été Grecs êtes tombés en telle
calamité: si ai maintenant supplié Circé, que déliant ceux d'entre vous
qui le voudront être, et les remettant en leur anciene forme, elle leur
donne congé de s'en venir quant et nous.
GRYLLUS. Tais-toi Ulysses, et ne dis rien davantage: car nous aussi
t'avons en grand mêpris, voyants que c'est bien à fausses enseignes que
l'on t'a par ci-devant tenu pour habile homme, plus avisé et plus sage
que les autres, vu que tu as eu peur de changer de pis en mieux, sans y
avoir premièrement bien pensé, ne plus ne moins que les enfants
craignent les drogues que les médecins leur ordonnent, et fuient les
sciences, qui les peuvent rendre de maladifs et fols sains et sages:
aussi as-tu rejeté arrière l'être transmué d'une forme en une autre: et
maintenant encore trembles-tu de peur redoutant de coucher avec Circé,
pour crainte qu'elle ne face de toi, sans que tu t'en prennes garde, un
pourceau ou un loup: et nous veux persuader qu'au lieu que nous vivons
maintenant en abondance et jouissance de tous biens, nous les quittions
et abandonnions, ensemble celle qui nous les a procurés, pour nous en
aller quant et toi, en redevenants hommes derechef, c'est à dire, le
plus misérable et plus calamiteux animal qui soit au monde.
ULYSSES. Il semble, Gryllus, que ce breuvage-là que te donna Circé, ne
t'a pas seulement corrompu la forme du corps, mais aussi le discours de
l'entendement, et qu'il t'a rempli la cervelle d'étranges et totalement
dépravées opinions, ou il faut dire que le plaisir que tu prends à ce
corps, pour le long temps qu'il y a déjà que tu y es, t'a ensorcelé.
GRYLLUS. Ce n'est ni l'un ni l'autre, Ô Roi des Cephaleniens: mais s'il
te plaît discourir par raison, plutôt que par injures, nous t'aurons
bientôt <p 270v> ôté de cette opinion, en te prouvant par vives
raisons, pour l'expérience que nous avons de l'une et de l'autre vie,
que à bonne cause nous aimons mieux cette-ci, que celle-là.
ULYSSES. Quant à moi, je suis tout prêt de l'ouïr.
3. GRYLLUS. Et moi de le dire. Mais premièrement il faut commencer à
parler des vertus, pour lesquelles je vois que vous vous plaisez
merveilleusement, comme voulants dire, que vous êtes beaucoup plus
parfaits et plus excellents en justice, en prudence, et en magnanimité,
et autres vertus, que ne sont les animaux. Je te prie donc, homme très
sage, réponds moi, car j'ouïs dernièrement que tu racontais à Circé du
pays des Cyclopes, comme la terre y est si bonne et si fertile, que
sans être labourée ni ensemencée aucunement, elle porte d'elle-même
toute sorte de fruits: je te demande donc, laquelle est-ce que tu
estimes le plus, celle-là, ou bien celle d'Ithace montueuse et âpre,
qui ne vaut qu'à nourrir des chèvres, et qui après plusieurs façons et
plusieurs travaux, à grand' peine rend à ceux qui la cultivent, un bien
peu de maigres fruits, qui ne valent pas la peine que l'on y prend, et
ne sois pas marri si tu es contraint de répondre contre ce que te fait
estimer l'amour que tu portes à ton pays.
ULYSSES. Il ne faut point mentir, que j'aime et tiens singulièrement
cher mon pays et le lieu de ma naissance, mais je loue et estime encore
plus ce pays-là.
GRYLLUS. Or bien nous dirons donc, que le plus sage des hommes est
d'avis qu'il y a des choses qu'il faut louer et priser, et d'autres
qu'il faut choisir et aimer: et crois que tu confesseras, qu'autant en
faut-il répondre de l'âme comme de la terre, que la meilleure est celle
qui sans labeur rend un fruit croissant de soi-même.
ULYSSES. Et bien, supposons que cela aussi soit ainsi.
GRYLLUS. Tu confesses donc déjà que l'âme des animaux est mieux
disposée et plus parfaite pour produire la vertu, attendu que sans être
poussée, ni commandée, ni enseignée, qui est autant comme dire, sans
être labourée, ni ensemencée, elle produit et nourrit la vertu qui
selon nature convient à un chacun.
ULYSSES. Et quelle est la vertu, Gryllus mon ami, dont les animaux sont capables?
4. GRYLLUS. Mais plutôt devais-tu demander, de quelle vertu ne sont-ils
capables, voire, et davantage que le plus sage des hommes. Mais
considérons premièrement, si tu veux, la vaillance pour laquelle tu te
glorifies et te plais merveilleusement, et ne te caches point de honte
quand l'on te surnomme, le vaillant, et le preneur de villes, vu que tu
as toujours, malheureux que tu es, plutôt par belles paroles, ruses et
tromperies, affiné les hommes qui ne savaient faire la guerre que
rondement et généreusement: et qui ne savaient que c'était de fraude ni
menterie, voulant attribuer à finesse le nom de vertu, laquelle ne sait
que c'est de fraude ni de tromperie: car tu vois les combats des
animaux, tant contre les hommes, que des uns contre les autres, comment
ils sont sans aucune ruse ni artifice, avec une ouverte et nue
hardiesse, et comme d'un naïve magnanimité ils se défendent et
revanchent contre leurs ennemis, sans qu'il y ait loi qui les y
appelle, ne qu'ils aient peur d'être en jugement repris de lâcheté ni
de couardise, ains par un instinct naturel, fuyants de leur propre
volonté l'être vaincus, ils endurent et resistent jusques à toute
extrémité, pour se maintenir invincibles: car encore qu'ils soient plus
faibles de corps, si ne cèdent-ils point pour cela, ni ne se rendent
point de coeur, ains aiment mieux mourir en combattant: et y en a
plusieurs de qui, en mourant, la générosité et le courage se retirant
en quelque partie du corps, et là se recueillant, resiste à celui qui
les tue, et saute, et se courrouce encore, jusques à ce que comme un
feu elle viene à s'éteindre et à s'amortir de tout point. De prier son
ennemi, ni de lui demander pardon, ou confesser d'être vaincu, il n'en
est point de nouvelles: ni ne vit-on jamais que un Lion s'asservît à
une autre Lion, ni un cheval à un autre cheval, à faute de coeur, comme
fait un homme à un autre homme, se contentant facilement de vivre en
servitude, <p 271r> proche parente de couardise: et quant à ceux
que les hommes surprennent par pièges et subtiles inventions d'engins,
s'ils ont attaint leur âge parfait, ils rejettent toute nourriture, et
endurent la soif jusques à telle extrémité, qu'ils aiment mieux se
donner et procurer la mort, que de vivre en servitude: mais à leurs
petits qui pour leur bas âge sont encore tendres et faciles à plier, et
mener comme l'on veut, ils leur donnent tant de friandises trompeuses,
et tant d'emmiellements, qu'ils les ensorcellent quand ils ont un petit
goûté de ces voluptés-là, et de cette vie délicate qui est contre leur
nature, tellement qu'avec le temps ils deviennent mols et imbêciles,
recevants cet abâtardissement, qu'ils appellent apprivoisement, qui
n'est autre chose qu'une efféminement de courage, et de leur naturelle
générosité. Par où il appert que les animaux sont nés et bien disposés
de nature pour être vaillants et hardis, et au contraire, que la
hardiesse et franchise de parler est aux hommes contre nature : ce que
tu pourras, Ô bon Ulysses, connaître et comprendre par cet argument-ci,
c'est qu'entre les animaux la nature pèse autant d'un côté que d'autre,
quant au courage et à la hardiesse, et ne cède point la femelle au
mâle, soit à supporter les travaux pour le recouvrement de vivres, soit
à combattre pour la défense de ses petits: car tu as bien ouï parler de
la Truie Crommiene, combien elle donna d'affaires à Theseus: et la
Sphinge qui tenait en sujétion tout le pays qui est à l'entour de la
roche de Phycion, rien ne lui eût profité son astuce et sa finesse, de
savoir bien ourdir des questions ambigues, et des demandes obscures, si
elle n'eût eu beaucoup plus de force et plus de hardiesse que tous les
Cadmeïens. Environ ce même quartier-là aussi était la Renarde de
Telmesse, qui était une fine bête: et dit-on que là auprès était aussi
la Dragonne, qui combattit tête à tête à l'encontre d'Apollo pour la
seigneurie de l'oracle de Delphes. Et votre Roi Agamemnon prit-il pas
la jument Aethé, appartenant à un habitant Sicyonien, pour le dispenser
de n'aller point à la guerre? En quoi il fit sagement, à mon avis, de
préférer une bonne et courageuse jument à un homme couard. Et toi-même
plusieurs fois as vu des Lionnes, et des Leopardes, comme elles ne
cèdent en rien de force et de hardiesse à leurs mâles, non pas comme ta
femme Penelopé, laquelle demeure au long d'un foyer assise près du feu,
cependant que tu es hors de ta maison à la guerre, sans avoir coeur de
faire au moins autant de défense que les arondelles, à l'encontre de
ceux qui la vienent détruire elle et sa maison, mêmement elle qui est
Laconiene: que dirait on doncques auprès, des Carienes et des
Maeonienes? Mais de là peut-on inferer et juger, que la prouesse n'est
point és hommes par nature: car si elle leur était naturelle, les
femmes auraient aussi semblablement quelque partie de hardiesse: et
pourtant je conclus, que vous exercez une vaillance qui n'est point
volontaire ni naïve ou naturelle, ains contrainte par force des lois,
fardée et accoutrée de belles paroles, et assujettie à je ne sais
quelles opinions, ne sais quelles moeurs et répréhensions, qui ne vous
partent point du coeur, ains vienent de dehors, et soutenés des périls
et des travaux, non pource que vous les mêprisez, ne pour assurance ne
hardiesse qui soit en vous, mais pour crainte d'autres que vous estimez
plus grands. Or ne plus ne moins qu'entre tes gens, le premier qui se
léve à la besogne saisit la plus légère rame à voguer, non pource qu'il
la mêprise, mais pource qu'il fuit et craint de s'attacher à quelque
autres plus pesante: aussi celui qui endure un coup de bâton de peur de
recevoir des coups d'épée, ou qui se met en défense contre un ennemi de
peur d'être vilainement outragé ou tué, il ne se doit pas dire hardi
contre ceci, mais couard contre cela: tellement qu'en vous la vaillance
est une couardise sage, et la hardiesse une crainte accompagnée de la
science d'eviter un danger par un autre. Bref, si vous vous estimez
plus hardis et plus vaillants que les animaux, pourquoi est-ce que vos
poètes appellent ceux qui combattent vaillamment <p 271v> contre
leurs ennemis, coeurs de lions, ou loups acharnés, et ressemblants au
sanglier en furie: et néanmoins encore pense-je que c'est une façon de
parler excessive en comparaison, comme quand ils appellent les vites,
pieds de vent: ou les beaux, face d'ange :aussi accomparent-ils par
excès les bons combattants à ceux qui sont en cela beaucoup plus
excellents que les hommes, dont la cause est, pource que la colère est
comme la trempe et le fil de la vaillance, et les animaux l'employent
toute pure et simples és combats: là où en vous elle est toujours mêlée
avec quelque peu de discours de raison, comme l'eau dedans le vin, elle
s'évanouit au fort des dangers et faut à l'occasion. Et y en a parmi
vous aucuns qui sont d'opinion, que és combats on ne doit jamais user
de courroux, ains mettant toute colère arrière, se servir de la raison
toute sobre et rassise: enquoi je pense bien qu'ils ont raison, quand
il est question d'assurer son salut: mais où il est besoin de forcer et
défaire l'ennemi, ils parlent très lâchement. Car quel propos y a-il de
reprendre la nature en ce qu'elle ne vous a point attaché d'aiguillons
au corps, ni ne vous a point donné de dents propres à vous revenger, ni
des ongles et serres crochues, et cependant ôter à l'âme, ou bien lui
rebouscher l'arme qui est née avec elle, et que la nature même lui a
donnée?
5. ULYSSES. Comment Gryllus, tu as, à ce que je vois, été autrefois un
grand Orateur, vu que encore maintenant parlant en groin de pourceau,
tu as si vaillamment argué et disputé sur le sujet proposé: mais que
n'as-tu aussi tout d'un train discouru de la tempérance?
GRYLLUS. Pour autant que j'estimais que tu voulusses premièrement
réfuter ce que j'avais déjà dit, mais je vois bien que tu désires ouïr
parler de la tempérance, d'autant que tu es mari d'une très chaste
femme, et que toi-même pense avoir montré une grand preuve de chasteté
et de continence, d'autant que tu as mêprisé l'amour de Circé: mais en
cela tu n'es rien plus parfait en continence que l'un des animaux: car
eux-mêmes n'appetent non plus de se conjoindre à plus excellent espèce
que la leur, ains prennent leurs plaisirs, et font leurs amours avec
ceux qui sont de leur même espèce: et pourtant n'est-il pas de
merveille, si comme le bouc de Mendes en Aegypte, encore que l'on
l'enferme avec plusieurs belles femmes, ne prend point envie pour cela
de se mêler avec elles, ains plutôt enragé après les chèvres: aussi toi
prenant plaisir à ton amour ordinaire, ne veux pas, étant homme,
coucher avec un Déesse. Et quant à la chasteté et continence de
Penelopé, il y a dix mille Corneilles, qui avec leur craillement se
moqueraient d'elle, et montreraient que ce n'est pas chose dont on dût
faire compte: car chacune d'elles, si son mâle vient à mourir, ne
demeure pas veuf sans retourner à s'apparier pour un peu de temps, ains
par neuf âges entiers d'hommes, de manière qu'il s'en faut neuf fois
que ta belle Penelopé ne mérite autant d'honneur de continence, que la
moindre corneille qui soit au monde.
6. Mais puis que tu dis que je suis grand Orateur, je veux observer un
ordre scientifique en mon discours, en supposant premièrement la
définition de tempérance, et divisant par espèces les cupidités. La
tempérance doncques est un retranchement et un règlement des cupidités,
à savoir retranchement des étrangères, et des superflues, c'est à dire
non nécessaires: et un règlement qui par election de temps, et
température de moyen, régit les naturelles et nécessaires. Car entre
les cupidités vous y voyez beaucoup de différences, comme celle du
boire, outre ce qu'elle est naturelle, il est certain qu'elle est aussi
nécessaire: et celle de l'amour, encore que nature en donne le
commencement, si est ce que l'on peut bien commodément vivre en s'en
passant, et pour ce doit-elle être appelée naturelle,mais non pas
nécessaire. Il y a un autre genre de cupidités, qui ne sont ni
naturelles ni nécessaires, ains coulées de dehors par une ignorance du
bien, par une vaine opinion: et celles-là sont en si grand nombre,
qu'elles chassent presque toutes les naturelles, ne plus ne moins que
si en une cité il y avait si grand nombre d'étrangers, <p 272r>
qu'ils forçassent les naturels habitants. Là où les animaux ne donnants
entrée aucune, ni communication quelconque aux étrangères affections en
leurs âmes, et en toute leur vie, et toutes leurs actions étant fort
éloignées de toute vanité de gloire, et d'opinion, comme de la mer:
vrai est qu'ils ne se tienent pas si proprement, ne si curieusement que
font les hommes, mais au demeurant, quant à la tempérance, et quant à
être mieux reglés en leurs cupidités, qui ne sont ni en grand nombre,
ni pérégrines et foraines, ils l'observent beaucoup plus exactement et
plus diligemment. Qu'il ne soit ainsi, il a jadis été un temps que je
n'étais pas moins épris et élourdi de la cupidité de posseder de l'or
que tu es maintenant, estimant qu'il n'y eût bien ni possession au
monde qui fut comparable à celle-là, autant m'avait aussi épris
l'argent et l'ivoire, et celui qui plus en possedait, me semblait être
plus heureux et plus avant en la grâce des Dieux, soit qu'il fut
Phrygien ou Carien, et plus vilain que Dolon, ou plus infortuné que
Priam: tellement que étant toujours attaché et suspendu à ces
cupidités-là, je ne recevais plaisir ne contentement aucun de tous
autres biens, dont j'étais assez suffisamment pourvu, comme si j'eusse
été délaissé nécessiteux et indigent des autres qui sont les plus
grands: car il me souvient que t'ayant une fois vue en Candie accoutré
magnifiquement d'une belle robe, je ne souhaitais point ta prudence, ni
ta vertu, ains la beauté de ton saie, qui était fort délicatement tissu
et subtilement ouvré: et ton manteau d'écarlate, qui était si
proprement plissé, j'étais ravi et ébloui de le voir si beau: la boucle
même, qui était d'or, avait je ne sais quoi de singulier, et était ce
crois-je quelque excellent sculpteur qui avait pris plaisir à la
graver: j'allais après toi pour le voir, aussi enchanté comme les
femmes qui sont amoureuses: mais maintenant étant délivré de toutes ces
vaines opinions-là, et en ayant le cerveau purgé, je passe par-dessus
l'or et l'argent, sans en faire compte non plus que d'autres pierres:
et quant à vos beaux habillements, et vos draps de broderie et de
tapisserie, j'en fais si peu d'estime, que j'aimerais mieux une
profonde fange et molle à me vautrer à mon aise, pour dormir quand je
suis saoul: et n'y a pas une de ces cupidetés-là, et appétits
extraordinaires venus de dehors, qui ait place en nos âmes, ains pour
la plupart notre vie se passe avec les cupidités et voluptés
nécessaires: et quant à celles qui sont bien naturelles, mais non
pourtant nécessaires, nous n'en usons ni désordonnément, ni
insatiablement:
7. Et discourons de celles-là premièrement. Quant est doncques à la
volupté qui procède du sentiment des choses bien odorantes, et qui par
le fleur qu'elles rendent émeuvent le sentiment, outre le plaisir
qu'elle nous apporte, sans qu'il nous coûte rien: encore apporte-elle
quant-et-quant une utilité, pour savoir discerner notre nourriture: car
la langue est bien juge, comme l'on le dit, de la saveur douce, âpre ou
aigre, quand les jus vienent à se mêler et confondre parmi la faculté
de discerner, mais notre odorement devant que venir à goûter les jus et
saveurs, est juge de la force et qualité de chaque chose, et les sent
beaucoup plus exquisement, que tous ceux qui font les essais devant les
Princes, et les Rois, et ce qui nous est propre le reçoit au dedans, ce
qui nous est étrange le rejette au dehors, et ne le nous laisse pas
seulement toucher, ni contrister et offenser notre sentiment, ains
accuse et condamne la mauvaise qualité devant qu'elle nous porte aucun
dommage. Au demeurant elle ne nous donne fâcherie quelconque, comme
elle fait à vous, en vous contraignant de mêler ensemble pour faire des
parfums, de la cinnamome, de l'aspic, de la lavande, de la cannelle, et
certaines feuilles et cannes d'Arabie, et les incorporer les uns avec
les autres, par une exquise science et subtilité d'apothicairerie ou de
parfumerie, forçant des drogues de nature toute diverse de se brouiller
et se mêler ensemble, en achetant de grosse somme de deniers une
volupté qui ne sent point son homme, ains plutôt sa <p 272v>
fille, et qui est totalement inutile: mais quoi qu'elle soit telle, si
est-ce qu'elle a corrompu et gâté non seulement toutes les femmes, mais
aussi la plupart des hommes, tellement qu'ils ne veulent pas habiter
avec leurs propres femmes mêmes, sinon qu'elles soient parfumées de
toutes bonnes odeurs et senteurs, quand elles vienent pour coucher avec
eux. Au contraire, les laies attirent leurs sangliers, et les chèvres
leurs boucs, et les autres femelles leurs mâles, avec leurs propres
odeurs, sentants la rosée pure et nette des prés, et la verdure des
champs, et se joignent ensemble pour engendrer, avec une caresse et
volupté commune et réciproque, sans que les femelles fassent les
mignardes affettées, ne qu'elles déguisent ou couvrent l'envie qu'elles
en ont, de tromperies ou de sorcelleries, ou de refus: et semblablement
les mâles y viennent aussi, poussés de la fureur d'amour et de l'ardeur
d'engendrer, sans acheter à prix d'argent, ni à grand' peine et
travail, et longue sujétion et servitude, l'acte de génération, ains
l'exerçants sans fallace ne feintise, sans l'acheter, en temps et
saison, lors que la nature à la primevère excite et boute hors la
concupiscence générative des animaux, ne plus ne moins qu'elle fait le
séve et les boutons des arbres, et puis l'éteint incontinent: car ni la
femelle depuis qu'elle est pleine, ne cherche plus le mâle, ni le mâle
ne la pourchasse plus, tant est la volupté parmi nous de peu de prix et
de recommandation, se référant le tout à la nature: D'où vient que
jusqu'ici il ne s'est point trouvé, que la concupiscence les ait tant
transportées, que ni les mâles se soient jamais joints avec les mâles,
ni les femelles avec les femelles: là où entre vous il y en a assez
d'exemples, et des plus grands et plus vaillants hommes, car je laisse
là les petits qui ne valent pas qu'on en parle: mais Agamemnon courut
toute la Boeoce, chassant Argynnus qui le fuyait par tout: et cependant
il pretendait une fausse excuse de son séjour, que la mer en était
cause, et les vents contraires: à la fin le beau Sire se baigna
gentiment dedans le lac Copaïde, comme pour là éteindre l'ardeur de son
amour, et se délivrer de celle concupiscence. Et semblablement Hercules
poursuivant un sien familier qui n'avait poil de barbe, demeura après
les preux qui entreprirent le voyage de la toison d'or, et faillit à
s'embarquer quant et eux: et contre la parois du temple de Jupiter
Ptoien il y a quelqu'un des vôtres qui a écrit secrètement, Achilles le
beau, combien que Achilles eut déjà un fils, et j'entends que ces
lettres y sont demeurées écrites jusques aujourd'hui. S'il y a un coq
qui monte sur un autre coq, n'ayant point de poules auprès de lui, on
le brûle tout vif, parce qu'il y aura un devin ou quelque pronostiqueur
qui viendra dire, que cela est un grand et malheureux prodige. Voilà
comment les hommes mêmes sont contraints de confesser, que les bêtes se
contiennent mieux qu'ils ne font eux, et que pour satisfaire à leurs
appétits ils ne violentent jamais la nature. Là où en vous la nature,
encore qu'elle ait la loi à son aide, ne peut contenir votre
intempérance dedans les limites de la raison, ains comme si c'était un
torrent qui l'emportât à force, elle fait bien souvent, et en plusieurs
lieux, de grands outrages, de grands désordres et scandales contre la
nature, en matière de celle volupté de l'amour: car il y a eu des
hommes qui ont aimé des chèvres, et des truies, et des juments: et des
femmes aussi ont été furieusement éprises de l'amour d'animaux mâles,
car de telles noces nous sont venus les Minotaures, les Aegipans: et,
comme je pense, les Sphinx mêmes et les Centaures ont jadis été
produits de là. Il est bien vrai que quelquefois par la nécessité de la
famine, il s'est trouvé qu'un chien aura mangé d'un homme, et un oiseau
semblablement en aura tâté, mais il ne se trouva jamais que un animal
eût appeté de se joindre pour engendre, à un homme, ni à une femme, là
où les hommes, et en cela et en plusieurs autres appétits, ont souvent
forcé et outragé les bêtes. Et s'ils sont ainsi désordonnés et
incontinents en ces voluptés-là, encore se treuvent-ils beaucoup plus
<p 273r> imparfaits et plus dissolus que les bêtes és autres
appétits et voluptés nécessaires, j'entends du boire et du manger, dont
nous ne prenons jamais le plaisir que ce ne soit avec quelque utilité:
mais vous cherchants plutôt la volupté au boire et manger, que non pas
ce qui est nécessaire pour la nourriture selon nature, en êtes punis
puis après par plusieurs grièves et longues maladies, lesquelles
procédantes d'une source qui est la réplétion, remplissent vos corps de
toutes sortes de vent, qui sont puis après bien fort malaiséz à purger.
Car premièrement à chaque genre de bête, il y a chaque sorte de
nourriture qui lui est propre: aux unes, l'herbe: aux autres, les
racines: aux autres, les fruits: et celles qui vivent de chair, ne
touchent jamais à autre sorte de pâture, ni ne vont point ôter aux plus
infirmes et plus débiles leur nourriture, ains les en laissent paître,
comme nous voyons que le lion laisse paître le cerf, et le loup la
brebis, selon leur naturel: mais l'homme étant par son appétit
désordonné de voluptés, et par sa gloutonnie tiré à toutes choses,
tâtant et essayant de tout, comme ne sachant encore quelle est sa
propre et naturelle pâture, il est seul de toutes les creatures
vivantes qui mange de tout. Et premièrement il se paît de chair, sans
qu'il en soit aucun besoin ni aucune nécessité, attendu qu'il peut en
la saison cueillir, vendanger, moissonner des plantes, des vignes, et
des semences, de toutes sortes de fruits les uns sur les autres,
jusques à s'en lasser pour la grande quantité: et néanmoins par délices
et par chercher ses appétits, après être trop saoul, il va encore
chercher des autres vivres, qui ne lui sont ni nécessaires, ni propres,
ni nettes et mondes, en tuant les bêtes beaucoup plus cruellement que
ne font les plus sauvages animaux de rapine. Car le sang, le meurtre,
la chair est propre pâture pour un milan, un loup et un dragon,mais à
l'homme c'est sa friandise. Il y a davantage: car usant de toutes
sortes de bêtes, ils ne font pas comme les animaux de proie qui
s'abstiennent de la plupart, et font la guerre à un petit nombre pour
la nécessité de se paître, mais il n'y a ni oiseau en l'air, ni poisson
en l'eau, en manière de parler, ni bête sur la terre, qui échappe
d'être porté sur vos belles tables que vous appelez amiables et
hospitales.
9. Mais vous me direz que cela est comme une sauce de votre nourriture:
soit ainsi, mais quel besoin doncques était-il par curiosité de
friandise inventer encore et user d'autres sauces pour les manger? La
prudence des bêtes est bien autre, car elle ne donne lieu à art
quelconque qui soit inutile ne vaine, et encore celles qui sont
nécessaires, ne leur viennent point de dehors, ni ne leur sont point
enseignées par des maîtres mercenaires pour un prix d'argent, ni ne
faut point que l'exercitation vienne à coller et attacher maigrement
une proposition avec l'autre, ains tout à un coup d'elle-même la nature
les produit comme naturelles et nées avec elles. L'on dit que tous les
Aegyptiens sont médecins, mais un chacun des animaux, non seulement a
en soi l'art et science de se médeciner soi-même quand il est malade,
mais aussi de se nourrir et de se défendre, de combattre, et de
chasser, et se contregarder: et de la musique même, chacun en a autant
qu'il lui en fait besoin selon son naturel: car de qui est-ce que nous
avons appris quand nous nous trouvons indisposés,à aller aux rivières
chercher des cancres? Qui est-ce qui a enseigné la tortue quand elle a
mangé d'une vipère, d'aller manger après de l'herbe du chat, de
l'origane? Qui a montré aux chèvres de Candie, quand elles ont reçu des
coups de trait dedans le corps, d'aller chercher l'herbe du Dictame,
laquelle leur fait sortir les flèches quand elles en ont mangé? Car si
tu dis, comme il est vrai, que c'est la nature qui leur enseigne tout
cela, tu réfères la prudence des animaux à la plus sage et plus
parfaite cause et principe qui soit: laquelle si vous ne voulez appeler
raison ni prudence, il faut donc que vous regardiez à lui trouver un
nom qui soit plus beau et plus honorable: comme à dire vrai, par effets
elle montre sa puissance plus grande et plus admirable, n'étant ni
ignorante ni malapprise, mais ayant <p 273v> plutôt appris
d'elle-même, non par imbecillité ou faiblesse de la nature, ains au
contraire pour la force et perfection de la vertu naturelle,
laissant-là et ne faisant compte d'une prudence mendiée et empruntée
d'ailleurs par apprentissage. Et néanmoins tout ce que les hommes par
délices, en passant leur temps, et en jouant, leur veulent faire
apprendre et y exerciter leur entendement, encore que ce soit contre la
naturelle disposition de leur corps, tant ils ont l'esprit grand, en
viennent à bout de l'apprendre. Je laisse à dire comme les chiens
suivent les bêtes à la trace, comme les poulains marchent à pas
mesurés, que les corbeaux parlent, que des chiens sautent à travers des
cercles tournants: mais des chevaux et des boeufs par les théâtres, que
nous voyons se coucher, danser, se tenir debout, si étrangement que les
hommes mêmes auraient fort affaire à en faire autant, et néanmoins eux
le font après qu'on leur a enseigné, et le retiennent, pour montrer
seulement qu'ils sont dociles à apprendre tout ce que l'on voudrait,
car à autre chose ne saurait servir tout cela. Et si d'aventure tu es
difficile à croire que nous apprenons les arts, je te dirai davantage,
que nous les enseignons: comme les perdrix enseignent leurs petits,
pour échapper, à se renverser dessus le dos, et mettre au-devant d'eux
avec leurs pieds une motte de terre pour se cacher dessous: et les
cigognes sur les toits des maisons, ne voyons nous pas ordinairement
comme celles qui sont jà toutes grandes, montrent aux petits comment il
faut voler? et semblablement les rossignols enseignent à leurs petits à
chanter, de manière que ceux que l'on prend dedans le nid, et qui sont
nourris entre les mains des hommes, n'en chantent puis après si bien,
pource que l'on les a ôtés avant qu'il en fut temps de l'école hors de
dessous le maître. Bref depuis que je suis descendu dedans ce corps, je
me suis grandement émerveillé de ces propos et discours des Sophistes,
qui maintiennent et enseignent que tous animaux, excepté l'homme, n'ont
point de discours de raison ni d'entendement.
10. ULYSSES. De sorte que tu es bien changé donc maintenant, et nous
montres par vives raisons, que une brebis est raisonnable, et un âne a
de l'entendement.
GRYLLUS. Oui certes Ulysses, par ces arguments-là tu peux bien
colliger, que la nature des bêtes n'est pas du tout privée de discours
de raison ni d'entendement, ne plus ne moins qu'entre les arbres il n'y
en a point qui soient plus ou moins animés que les autres d'âme
sensitive, ains tous également sont privés du sentiment, et n'y en a
pas un entre eux qui l'ait: aussi entre les animaux il ne s'en
trouverait pas un plus tardif à faire choses d'entendement ni plus
indocile que l'autre, si tous n'étaient participants du discours de la
raison, mais l'un plus que l'autre. Et s'il y a de rudes bêtes et
lourdes, pense que les finesses et ruses des autres les récompensent:
comme si tu viens à comparer le regnard, le loup, ou les abeilles, avec
la brebis et l'âne, c'est tout autant que si tu conferais Polyphemus
avec toi, ou Homere le Corinthien avec ton grand père Autolycus: car je
ne pense pas qu'il y ait si grande distance de bête à bête, comme il y
a de grand intervalle d'homme à homme en matière de prudence, de
discours de raison, et de mémoire.
ULYSSES. Mais prends garde, Gryllus, qu'il ne soit bien étrange, et que
ce ne soit forcer toute vérisimilitude, de vouloir concéder l'usage de
raison à ceux qui n'ont aucune intelligence ne pensement de Dieu.
GRYLLUS. Et puis nous ne dirons pas que tu sois de la race de Sysiphus, Ulysses, vu que tu es si sage et si agu?<p 274r>
XL. S'il est loisible de manger chair. TRAITTE PREMIER. Ce sont
lambeaux de Declamations qu'il avait écrites jeune pour son exercice,
mais tout y est corrompu et imparfait.
TU ME demandes pour quelle raison Pythagoras s'abstenait de manger de
la chair, mais au contraire je m'émerveille moi, quelle affection, quel
courage, ou quelle raison eut oncques l'homme, qui le premier approcha
de sa bouche une chair meurtrie, qui oza toucher de ses lévres la chair
d'une bête morte, et comment il fit servir à sa table des corps morts,
et par manière de dire des idoles, et faire viande et nourriture des
membres qui peu devant bélaient, mugissaient, marchaient, et voyaient.
Comment peurent ses yeux souffrir de voir un meurtre? de voir tuer,
écorcher, démembrer une pauvre bête? comment en peut son odorement
supporter la senteur? comment est-ce que son goût ne fut dégoûté par
horreur, quand il vint à manier l'ordure des bleceures, quand il vint à
recevoir le sang et le jus sortant des plaies mortelles d'autrui?
Les peaux rampaient sur la terre écorchées,
Les chairs aussi mugissaient embrochées,
Cuittes autant que crues, et était
Semblable aux boeufs la voix qui en sortait.
C'est une fiction poétique et une fable que cela: mais ceci
certainement fut un souper étrange et montrueux, avoir faim de manger
des bêtes qui mugissaient encore, enseigner à se nourrir des animaux
qui vivaient et criaient encore, ordonner comment il les fallait
accoutrer, bouillir ou rôtir, et les présenter sur la table. C'était
celui-là qui commença le premier qui s'en devait enquérir, non celui
qui cessa bien tard le dernier: ou bien on pourrait dire que ces
premiers-là, qui commencèrent à manger de la chair, eurent toutes
causes de ce faire pour leur disette et nécessité: car ce ne fut point
par appétits désordonnés qu'ils eussent pris de longue main, ni par
trop d'abondance des choses nécessaires, qu'ils fussent venus à cette
insolence de convoiter des voluptés étranges et contraires à la nature:
ains pourraient-ils dire, s'ils recouvraient sentiment et parole
maintenant, O que vous êtes heureux et bien-aimés des Dieux vous qui
vivez maintenant! En quel siecle vous êtes nez! Quelle affluence de
toutes sortes de biens vous jouissez! Combien de fruits vous produit la
terre, combien vous en vendangés, combien de richesses vous apportent
les champs, combien les arbres et plantes vous fournissent de voluptés,
que vous pouvez cueillir quand bon vous semble! Vous pouvez vivre en
toutes délices, sans vous souiller les mains, là où notre naissance est
cheute en la plus dure et plus redoutable partie de la vie humaine, et
de l'âge du monde, étant force que nous encourussions, pour la récente
creation du monde, en grande et étroite indigence de plusieurs choses
nécessaires: la face du ciel était encore couverte de l'air, les
étoiles étaient mêlées parmi l'humeur trouble et instable, et avec le
feu et les orages des vents. Le Soleil n'était point encore bien
établi, ayant un cours arrêté certain et assuré,
De l'Orient jusques en Occident,
Ains retournait en arrière évident
<p 274v> Par les saisons en contraire changées
De fleurs et fruits, et de feuilles chargées.
La terre était outragée par les courses des rivières qui n'avaient ne
fond ne rive, la plupart en était gâtée par des lacs et des profonds
marescages, l'autre était sauvage pour être couverte de bois et de
forêts steriles: la terre ne produisait nuls bons fruits, et n'y avait
encore instrumens quelconques pour la labourer, ni aucune invention de
bon esprit: la faim ne nous laschait jamais, et n'attendait-on point
par chacun an que la saison des semailles fut venue pour semer, car on
ne semait rien. Ce n'est doncques pas merveille, si nous mangeasmes de
la chair des bêtes contre la nature, vu que lors on mangeait et la
mousse et l'écorce des arbres, et était une heureuse rencontre, quand
on pouvait recouvrer de la racine verte de chiendent ou de bruyere: et
quand les hommes avaient peu trouver du gland ou de la fouine, ils en
dansaient de joie à l'entour d'un chêne ou d'un fouteau, au son de
quelque chanson rustique, en laquelle ils appellaient la Terre leur
mère, leur nourrice qui leur donnait à vivre, et n'y avait lors en
toute la vie des hommes fête quelconque, que celle-là: tout le reste de
la vie humaine n'était que douleur, mésaise et tristesse. Mais
maintenant quelle rage ne quelle fureur vous incite à commettre tant de
meurtres, vu que vous avez à coeur saoul tant grande affluence de
toutes choses nécessaires pour votre vie? pourquoi mentez vous
ingratement à l'encontre de la terre, comme si elle ne vous pouvait
nourrir? pourquoi péchés vous irreligieusement à l'encontre de Ceres
inventrice des saintes lois, et faites honte au doux et gracieux
Bacchus, comme si ces deux deitez-là ne vous donnaient pas suffisamment
assez dequoi vivre? N'avez vous point de honte de mêler à vos tables
les fruits doux avec le meurtre et le sang? Et puis vous appelez les
lions et les leopards, bêtes sauvages, et cependant vous épanchez le
sang, ne leur cedants de cruauté en rien: car ce que meurtrissent les
autres animaux, c'est pour la nécessité de leur pâture: mais vous,
c'est par délices que vous le faites, parce que nous ne mangeons pas
les lions ni les loups, après les avoir tués en nous défendant contre
eux, ains les laissons là: mais celles qui sont innocentes, douces et
privées, qui n'ont ni dent pour mordre, ni aiguillon, ce sont celles
que nous prenons et tuons, combien qu'il semble que la nature les ait
creées seulement pour beauté et pour plaisir.* Ces paroles, depuis la
première étoile jusques à la seconde, n'appartiennent point au sujet
dont il est question, et ont été de quelque autre livre ici
temerairement entrejetés. Ne plus ne moins que si quelqu'un voyant le
Nil débordé, emplissant tout le pays à l'environ d'une eau courante,
feconde et générative, ne louait pas avec admiration, la proprieté de
celle rivière qui fait naître et croître tant de beaux et bons fruits,
et si nécessaires à la vie de l'homme, mais pour y voir, ou un
Crocodile nageant, ou un Aspic rempant, ou des mouches malignes, bêtes
malfaisantes et mauvaises, il le blâmait pour cette occasion: ou bien
si voyant cette terre et cette campagne couverte de bons et beaux
fruits, et chargée d'espics de bled, parmi ces beaux bleds apercevait
quelque espi d'ivraie et de la tigne, il laissait à recueillir et
serrer ces belles moissons, et se plaignait. Tout ainsi est-il quand on
voit le plaidoier d'un Orateur en quelque cause et proces, qui avec un
torrent d'éloquence plein et véhément, tend à sauver un criminel du
danger de sa vie, ou bien à prouver et verifier des imputations et
charges de quelques crimes: ce torrent dis-je d'éloquence courant non
simplement et nuement, ains avec plusieurs affections et de toutes
sortes, qu'il imprime és coeurs et esprits de plusieurs auditeurs ou
juges, lesquels il faut tourner et changer en diverses sortes, ou bien
les adoucir et appaiser, et puis laissant à bien regarder, peser et
considérer le point et sujet principal de la cause, il s'amusait à
recueillir quelques fleurs de Rhetorique, que le flux de l'oraison de
l'Advocat decoulant a amené avec la vehemence de son cours.* Mais rien
ne nous émeut, ni la belle couleur, ni la douceur de la voix accordée,
ni la subtilité de l'esprit, ni la <p 275r> netteté du vivre, ni
la vivacité du sens et entendement des malheureux animaux, ains pour un
peu de chair nous leur ôtons la vie, le Soleil, la lumière, et le cours
de la vie qui leur était prefix par la nature: et puis nous pensons que
les voix qu'ils jettent de peur, ne soient point articulées, et
qu'elles ne signifient rien, là où ce sont prières, supplications et
justifications de chacune de ces pauvres bêtes qui crient: «Si tu es
contraint par nécessité, je ne te supplie point de me sauver la vie,
mais bien si c'est par désordonnée volonté: si c'est pour manger, tue
moi: si c'est pour friandement manger, ne me tue point.» O la grande
cruauté! C'est horreur de voir seulement la table des riches hommes
servie et couverte par cuisiniers et saulsiers qui habillent des corps
morts: mais encore plus horreur y a-il à la voir desservir, parce que
le relief de ce que l'on emporte, est plus que ce que l'on a mangé:
pour néant doncques ces pauvres bêtes-là ont été tuées. Il y en a
d'autres qui épargnants les viandes servies à table, ne veulent pas que
l'on en tranche, ne que l'on en coupe, les épargnants quand elles ne
sont plus que chairs, là où ils ne les ont pas épargnées quand elles
étaient encore bêtes vivantes. Mais pource qu'il y en a qui tiennent
qu'ils ont la nature pour cause et origine première de manger chair,
prouvons leur que cela ne peut être selon la nature de l'homme.
premièrement cela se peut montrer par la naturelle composition du corps
humain car il ne ressemble à nul des animaux que la nature a faits pour
se paître de chair, vu qu'il n'y ni un bec crochu, ni des ongles
pointues, ni les dents aigues, ni l'estomac si fort, ni les esprits
servants à la concoction, montre elle-même qu'elle n'approuve point à
l'homme l'usage de manger chair. Que si tu te veux obstiner à soutenir
que nature l'a fait pour manger telle viande, tout premier tue la
donques toi-même, je dis toi-même sans user ni de couperet, ni de
couteau, ni de cognée, ains comme les loups, et les ours, et les lions
à mesure qu'ils mangent, tuent la bête, aussi toi tue moi un boeuf à
force de le mordre à belles dents, ou de la bouche un sanglier, déchire
moi un aigneau ou un liévre à belles griffes, et le mange encore tout
vif, ainsi comme ces bêtes-là font: mais si tu attens qu'elles soient
mortes pour en manger, et as honte de chasser à belles dents l'âme
présente de la chair que tu manges, pourquoi doncques manges tu ce qui
a âme? mais encore qu'elle fut privée d'âme et toute morte, il n'y a
personne qui eût le coeur d'en manger telle qu'elle serait, ains la
font bouillir, ils la rotissent, ils la transforment avec le feu et
plusieurs drogues, altérants, déguisants, et éteignants l'horreur du
meurtre, afin que le sentiment du goût trompé et deçu par tels
déguisements, ne refuse point ce qui lui est étrange. Et certes le
Laconien jadis répondit gentiment, qui ayant acheté en une taverne un
poisson, le bailla au tavernier pour le lui accoutrer: et comme le
tavernier lui demandât du vinaigre, du formage et de l'huile, pour ce
faire: «Si j'eusse, dit-il, eu ce que tu me demandes, je n'eusse point
acheté de poisson.» Mais nous nous mignardons tant délicatement en
cette horreur de meurtrir, que nous appellons la chair viande, et avons
besoin d'autres viandes pour accoutrer la chair, mêlants avec du vin,
de l'huile, du miel, de la gelée, du vinaigre, ensevelissants à vrai
dire un corps mort avec des sauces Syriaques et Arabiques: et les
chairs étants ainsi mortifiées, attendries, et par manière de dire,
pourries, notre chaleur naturelle a beaucoup d'affaire à la cuire, et
ne la pouvant cuire et digerer, elle nous engendre de bien dangereuses
pesanteurs, et des crudités qui nous amènent de grièves maladies.
Diogenes fut si temeraire, qu'il osa bien manger un Poulpe tout crud, à
fin d'ôter l'usage d'appareiller telles viandes avec le feu: et y ayant
auprès et autour de lui plusieurs prêtres et autres hommes, <p
275v> il affubla sa tête de sa cappe, et mit en sa bouche la chair
de ce Poulpe, disant, «Je fais ici un essai périlleux, et me mets en
danger pour vous.» vraiment c'était un beau et louable danger: car il
ne se hazardait point comme Pelopidas pour le recouvrement de la
liberté de Thebes, ni comme Harmodius et Aristogiton pour celle
d'Athenes, ce beau Philosophe-là, combattant de l'estomac avec un
Poulpe, pour rendre la vie humaine plus bestiale et plus sauvage. Le
manger chair doncques non seulement est contre la nature aux corps,
mais aussi par satieté et par réplétion il grossit et épaissit les
âmes. Car l'usage du vin et de la chair à boire et manger à coeur
saoul, rend bien le corps plus fort et plus robuste, mais l'âme plus
faible: et de peur que je ne me rende ennemi de ceux qui font
profession des exercices du corps que l'on nomme Athletes, j'userai
d'exemples de notre pays même: car ceux de l'Attique nous appellent,
nous autres qui sommes du pays de la Boeoce, grossiers, lourdauts et
sots, principalement à cause que nous mangeons beaucoup, comme Menander
dit en un passage,
Ces gens qui ont les deux joues enflées. Et Pindare,
Fais par vraie preuve connaître,
si nous evitons l'ancien reproche, Porc Boeotien. Lueur sèche, âme très
sage, ce disait Heraclitus. Et puis les tonneaux vides resonnent quand
on les frappe, mais quand ils sont pleins, il ne répondent point aux
coups qu'on leur baille. Les vases de cuivre qui sont tenues et deliés,
rendent un son tout à l'environ quand on les frappe, jusques à ce que
l'on viene à bouscher et étoupper la bouche avec la main. L'oeil rempli
d'humidité superflue, s'obscurcit, et diminue beaucoup de sa force à
faire son office. Quand nous regardons le Soleil à travers un air
humide, et à travers des grosses vapeurs indigestes, nous ne le voyons
point pur, ni clair, ains tout terny de lumière, et comme plongé au
fond d'un nue: aussi à travers un corps tout brouillé, saoul, et
aggravé de nourriture et de viandes étranges, et qui ne lui sont point
naturelles, il est forcé forcée que la lueur et la clarté de l'âme
viene à se ternir, à se troubler et éblouir, n'ayant plus la lumière,
ni la force de pouvoir pénétrer jusques à contempler les fins des
choses qui sont subtiles, menues et difficiles à discerner. Mais outre
tout cela, ne vous semble il pas que ce soit chose singulièrement
recommandable, que de s'accoutumer à l'humanité? Car qui serait celui
qui ferait jamais tort ni outrage à un homme, quand il serait si
doucement et si humainement affectionné envers les bêtes, qui n'ont
aucune communication d'espèce ni de raison avec nous? J'alléguai il y a
trois jours, en devisant, ce qu'écrit Xenocrates, que les Atheniens
condamnèrent en l'amende celui qui avait écorché un mouton tout vif: et
il me semble que celui qui gehenne et tourmente un vivant, n'est pas
pire que celui qui lui ôte la vie, et le fait mourir: mais à ce que je
vois, nous ressentons plus ce qui est contre la coutume, que ce qui est
contre la nature. Mais toutes ces raisons que je déduisis lors, sont à
l'aventure un peu bien grossières et vulgaires: car je crains de remuer
en mes propos, et toucher à la grande et pleine de hauts secrets cause
et origine de cette sentence, Qu'il ne faut point manger de chair:
pource qu'elle est incroiable et malaisée à persuader aux hommes
couards et timides, ainsi que dit Platon, et qui ne sentent rien que
terrestre et mortel, ne plus ne moins que le pilote craint et doute de
commettre sa navire à la mer en tourmente, et le poète de dresser une
machine en un théâtre qui tourne toute la scène: toutefois si vaut-il
mieux à la fin toucher, voire crier tout haut en cet endroit, les vers
d'Empedocles: ** Ce sont des vers d'Empedocles, où il parle de la
transanimation. car sous paroles couvertes il nous donne à entendre,
que les âmes sont attachées à des corps mortels par punition de ce
qu'elles ont été meurtrières, qu'elles ont mangé de la chair et devoré
l'une l'autre, combien que cette sentence et opinion soit encore bien
plus anciene que non pas Empedocles: <p 276r> car ce que les
poètes faignent du démembrement de Bacchus, et des outrageux attentats
des Titants à l'encontre de lui, et les punitions d'iceux, et comment
ils furent foudroiés, c'est une fable, dont le sens caché et retiré
tend à montrer la resurrection: car la partie qui est en nous brutale,
privée de raison, violente et désordonnée, non divine, mais démonique,
les anciens l'ont appelée les Titans, et c'est ce qui est puni, et dont
la justice est faite.
Du manger chair, Traité second.
LA raison veut que nous soyons frais et dispos, et de volonté et de
pensée, à ouïr discourir à l'encontre de cette rance et moisie coutume
de manger chair: car il est bien malaisé, comme disait Caton, de
prescher un ventre qui n'a point d'aureilles, et puis nous avons tous
bu le breuvage de la coutume, qui ressemble à celui de Circé,
mêlant douleur, regret, et fâcherie,
Avecques dol, abus, et tromperie.
et n'est pas facile de revomir l'hameçon de l'appétit de manger chair,
depuis que l'on en a les entrailles percées, et que l'on est ébloui et
transporté de l'amour de volupté: et voudrait le devoir, que comme les
Aegyptiens quand un homme est trêpassé en ôtent le ventre et les
entrailles, qu'ils déchirent et découpent au Soleil, et puis les
jettent, comme étant cause de tous les péchés que l'homme a commis,
nous retranchissions aussi toute gourmandise, toute friandise, et tout
meurtre, pour vivre saintement tout le reste de la vie, pource que ce
n'est pas le ventre qui est meurtrier, mais c'est lui qui est pollu de
chose meurtrie par incontinence: toutefois s'il est impossible de soi,
ou par accoutumance, à tout le moins ayants honte de la faute que nous
commettons en cela, usons-en avec moyen et raison. Mangeons de la
chair, pourvu que ce soit pour satisfaire à la nécessité, non pour
fournir aux délices, ni à la luxure: tuons un animal, mais pour le
moins que ce soit avec commiseration et avec regret, non point par jeu
ou plaisir, ni avec cruauté, comme l'on fait en plusieurs sortes
maintenant, les uns à coups de broches toutes rouges de feu tuants les
pourceaux, afin que le sang éteint et épandu par le fer ardant qui
passe à travers, rend la chair plus tendre et plus délicate: les autres
sautants à deux pieds sur le ventre des pauvres truies pleines, et
prêtes à cochonner, et leurs foullants et battants le ventre et les
tetins, afin que le sang, le lait, et le caillé du fruit conceu, le
tout confus et mêlé ensemble un peu auparavant le temps de sa maturité,
ils en fassent (ô Jupiter purgatif!) un friand manger, une summade de
la partie de l'animal qui est la plus gâtée et la plus corrompue.
D'autres sillent et cousent les yeux des grues et des cygnes, et les
enferment en un lieu obscur pour les engraisser d'étranges mixtions et
de pastons de figues sèches, afin que leur chair en soit plus délicate
et plus friande: dont il appert manifestement que ce n'est point pour
besoin de nourriture, ni par disette et nécessité qu'ils le font, ains
par délices, par luxure, et par somptueuse curiosité et superfluité,
qu'ils tirent volupté d'injustice. Et tout ainsi comme celui qui est
insatiable de la volupté des femmes, après en avoir essayé de plusieurs
vaguant çà et là, et n'ayant point encore sa luxure assouvie, à la fin
se laisse tomber en vilainies, qui ne se doivent pas seulement nommer:
aussi l'intempérance en matière de mangeaille, depuis qu'elle vient à
passer outre le naturel et le but de la nécessité, va en cruauté et
injustice, diversifiant et cherchant ses appétits désordonnés: <p
276v> car les outils des sentimens par contagion de maladie
s'entregâtent les uns les autres, et se laissent aller à pécher
ensemble par intempérance, quand ils ne se contentent pas de mesure
naturelle. Ainsi l'ouïe ne se contentant pas de la raison, a corrompu
la musique: l'attouchement degénérant en feminine délicatesse, demande
et appete des attouchements et chatouillemens feminins. Ce même vice a
enseigné à la vue de ne se contenter pas des morisques, bals, et danses
gentilles et honnêtes, ni des images et paintures semblabls, ains que
le plus cher et le plus agreable spectacle lui fut, de voir des
meurtres d'hommes, des bleceures et des combats. Voilà comment après
des tables injustes et viandes illegitimes, suivent des amours
dissolus: après telles assemblées luxurieuses et déshonnêtes suit,
qu'on ne prend plaisir qu'à ouïr propos vilains et infâmes: après ces
propos et chansons déhontés, on demande à voir toutes choses hydeuses
et horribles: à ces spectacles-là inhumains est conjointe une cruauté
et dureté impassible, qui ne se passionne point des cas humains. Voilà
pourquoi le divin Lycurgus en l'une de ses trois Ordonnances qu'il
appelle Retres, commanda que l'on fît les portes et huisseries des
maisons, et les couvertures, avec la scie et la cognée seulement, sans
y employer autre instrument quelconque: non pas qu'il eût conçeu aucune
haine à l'encontre de la tarière, ni du rabot, ni autres outils de
menuiserie, mais sachant bien que à travers tels ouvrages ne passerait
jamais un lit doré, ni jamais ne prendrait-on la hardiesse d'apporter
en une maison si simple et si pietre des tables d'argent, ni des tapits
taincts en pourpre, ni des pierres précieuses, ains à maison, à lit, à
table, et à coupe de telle sorte, suit un souper sobre, un disner
simple et populaire: mais à un commencement et fondement de vie
superflue et désordonnée, toute délicatesse, toute curiosité et
superfluité luxurieuse suit,
Comme un poulain suit la jument qu'il tête.
Quel souper doncques n'est superflu, pour lequel on tue toujours aucun
animal qui ait âme et vie? Estimons nous que ce soit peu de perte et de
dépense que d'une âme? je ne dis pas encore qui est à l'aventure celle
de ta mère, ton père, ton ami, ou ton fils, ainsi que disait
Empedocles, mais à tout le moins qui est participante de sentiment, de
vue, d'ouïe, d'appréhension, et de discrétion telle, que nature la
donne à chaque animal pour chercher ce qui lui est propre, et fuïr ce
qui lui est contraire. Considerons un petit, si ceux qui nous
enseignent de manger nos enfants, nos amis, nos peres et nos femmes,
quand ils sont morts, nous rendent plus doux et plus humains, que non
pas Pythagoras et Empedocles, qui nous veulent accoutumer à être encore
justes envers les autres animaux. Tu te moques de celui qui fait
conscience de manger du mouton: mais nous, diront-ils, ne pourrions
avoir envie de rire, voyants un qui coupera des portions du corps de
son père, ou de sa mère qui seront morts, et les enverra à quelques-uns
de ses amis, qui seront absents, et conviera les présents à en venir
manger, et leur en servira à la table largement. Mais peut-être encore
commettons nous péché en maniant ces livres, sans avoir premièrement
purifié nos mains, nos yeux, nos pieds, et nos aureilles, si d'aventure
toutes ces parties-là ne sont purifiées et nettoyées par le discourir
et deviser de telles choses, avec douces paroles: qui, comme dit
Platon, lavent toute audition sallée. Mais si l'on mettait ces livres
et ces arguments-là les uns devant les autres, on jugerait que les uns
seraient la philosophie des Scythes, Tartares, Sodianiens, et
Melanchlaeniens, desquels Herodote écrivant est estimé menteur. Mais
les sentences et opinions de Pythagoras et d'Empedocles étaient les
anciennes lois, et ordonnances, statuts et jugements des Grecs, Que les
hommes ont quelques droits communs avec les bêtes brutes. Qui ont
doncques été ceux qui depuis ont autrement ordonné?
<p 277r> Ceux qui premiers ont forgé les espées
Outils de mal, et les gorges coupées
Aux pauvres boeufs qui labourent les champs.
Les tyrants aussi commencent à ainsi commettre des meurtres, comme
jadis à Athenes ils tuèrent un fort méchant calomniateur, qui
s'appellait Epitedius, et un autre second après, et un troisiéme aussi:
depuis s'étant jà les Atheniens accoutumés à voir tuer, ils vîrent
occire Niceratus fils de Nicias, et puis Theramenes le Capitaine, et
Polemarchus le Philosophe. Aussi du commencement on mangea quelque bête
sauvage malfaisante, et puis il y eut quelque oiseau et quelque poisson
attiré dedans les filets: conséquemment la cruauté amorcée et exercitée
en tels meurtres passa outre jusques au boeuf laboureur, et au mouton
qui nous vest, et au coq domestique, et ainsi croissants et roidissants
leur insatiable cupidité, ils vindrent jusques à occire et meurtrir les
hommes, et à donner des batailles. Mais si bien l'on ne preuve et ne
demontre-l'on par raison que les âmes aient les corps communs en leurs
renaissances, et que celui qui est maintenant raisonnable, renaît une
autre fois brutal et irraisonnable, ce qui est ores sauvage revient à
une autre nativité domestique et privé, et que la nature transmue ainsi
tous corps, déloge et reloge les âmes d'un en autre,
Les revêtant d'une chair inconnue:
Ces raisons au moins ne sont-elles pas suffisantes pour divertir
l'intempérance de ceux qui tuent, que cela apporte des maladies, des
crudités et pesanteurs au corps, et corrompt l'âme, qui s'adonne
naturellement à contempler les choses hautes, quand nous nous sommes
accoutumés de ne jamais festoyer un hoste et ami étranger qui nous
vient voir, sans faire meurtre et épandre du sang, jamais ne celebrer
noces, jamais ne bancqueter avec nos amis? Et toutefois si bien la
preuve de la mutation des âmes en divers corps n'est pas suffisamment
demontrée pour y ajouter foi certaine, à tout le moins nous dût-elle
bien tenir en crainte, et nous faire aller bien plus retenus: ne plus
ne moins que quand deux armées se rencontrent et se combattent la nuit,
si quelqu'un trouvant un homme tombé par terre, le corps tout couvert
et caché d'armes, lui présente l'épée à la gorge, et qu'il en entende
un autre qui lui crie qu'il ne sait pas certainement, mais qu'il estime
et pense que cet homme gisant soit son fils, ou son frère, ou son père,
ou bien son compagnon, lequel sera le meilleur, ou que ajoutant foi à
une conjecture et suspicion fausse, il pardonne à un ennemi, comme s'il
était ami, ou que mêprisant ce qui n'a pas preuve ne foi certaine, il
tue un des siens, comme si c'était son ennemi, il n'y a celui de vous
qui ne dise, que le dernier serait une trop lourde faute. Considerez un
petit Merope en la Tragoedie, quand elle léve sa cognée pour frapper
son propre fils, pensant que ce soit le meurtrier de son fils, en
disant,
Ce coup mortel saintement je te donne,
quel mouvement elle excite de tout le théâtre, comment elle fait
dresser les cheveux en la tête des spectateurs, de peur qu'elle ne
previene le vieillard qui lui prend le bras, et qu'elle ne blesse le
jeune adolescent. Et si d'aventure il y eût eu là près un autre
vieillard qui eût crié, Frappe hardiment, c'est un ennemi: et que
l'autre au contraire lui eût crié, Ne le frappe pas, c'est ton fils:
lequel crime eût été le plus grief, obmettre la punition d'un ennemi
pour la doute que ce fut son fils, ou bien tomber en parricide de son
propre fils, pour le courroux qu'elle avait à l'encontre de son ennemi?
Quand doncques il n'y a ni haine ni courroux, qui nous pousse à
commettre meurtre, ni vengeance, ni crainte de notre salut, mais pour
plaisir nous tenons sous nous un mouton, la gorge tournée à la
renverse, et que un philosophe d'un côté nous dit, Coupe lui la gorge,
c'est une bête brute: d'autre côté un <p 277v> autre nous crie,
arrête toi, car que sais-tu si c'est point l'âme d'un tien parent, ou
d'un Dieu, qui soit logée en ce corps-ci? Le danger, Ô Dieux, est-il
pareil ou semblable, si je refuse à manger de la chair, que si je
decroi que je tue mon enfant, ou bien quelque autre de mes parents?
Aussi ne combattent pas également les Stoïques touchant ce point de
défendre le manger chair. Pourquoi se bandent-ils ainsi à défendre le
ventre et la cuisine? pourquoi est-ce que condamnants si fort la
volupté, comme chose trop molle et trop efféminée, et qui ne doit être
tenue pour chose bonne ni presque bonne, ni propre et convenable à la
nature, ils s'efforcent néanmoins tant pour défendre ce qui appartient
aux voluptés du manger? et toutefois la raison voulait par conséquence,
puis qu'ils chassent et bannissent des tables les parfums, la
patisserie, et tout fruit de four, qu'ils offençassent encore plus d'y
voir de la chair et du sang: mais maintenant, comme si par leurs règles
philosophiques ils voulaient contreroller nos papiers journaux de la
dépense ordinaire, ils retranchent tous frais que se font pour la table
en choses inutiles et superflues, et cependant ils ne rejettent pas ce
qu'il y a de cruel et de sanguinaire en la superfluité. Non, disent-ils
pource que nous n'avons nulle communication de droit et de justice avec
les bêtes brutes. On leur pourrait répondre, Aussi n'avons nous pas
avec les parfums, ni avec les sauces étrangères: et néanmoins vous
voulez qu'on s'en abstienne, rejetants et chassants de tous côtés, ce
qui en volupté n'est ni utile, ni nécessaire. Toutefois examinons un
peu de plus près ce point-là, à savoir si nous n'avons aucune
communication de droit et de justice avec les animaux irraisonnables,
non point subtilement et artificiellement, comme font les Sophistes en
leurs disputes, ains humainement, eu égard à nos propres passions et
affections, pour en bien decider. Ce discours est défectueux et
imparfait.
XLI. Que l'on ne saurait vivre joyeusement selon LA DOCTRINE
D'EPICURUS. Plutarque récite par forme de devis les propos qu'il eut
avec Aristodemus, Zeuxippus, et Theon, en se promenant après une sienne
leçon, contre l'opinion des Epicuriens, qui constituaient le souverain
bien de l'homme en la volupté.
COLOTES,l'un des disciples et familiers d'Epicurus, a écrit et mis en
lumière un Traité, auquel il s'efforce de prouver et montrer, que l'on
ne saurait pas seulement vivre en suivant les opinions et sentences des
autres philosophes. Or quant à ce qui promptement me vint en
l'entendement de lui répondre et déduire à l'encontre de ses raisons,
pour la défense des autres philosophes, cela par ci-devant a été mis
par écrit: mais pour autant qu'après la lecture et dispute finie, il
fut encore, en nous promenant, tenu plusieurs propos à l'encontre de
cette secte, il m'a semblé bon de les recueillir aussi et rediger par
écrit, quand ce ne serait pour autre occasion, que pour faire au moins
connaître à ceux qui s'ingèrent de syndiquer, reprendre et corriger les
autres, qu'il faut avoir ouï et lu bien diligemment, et non pas
superficiellement, les oeuvres et écrits de ceux qu'ils entreprennent
de réfuter, non pas en tirer un mot deçà, et un mot delà, ou s'attacher
à des paroles dites en devisant, et non couchées par écrit, <p
278r> pour divertir et dégoûter les personnes qui n'ont pas grande
connaissance de telles choses. Car comme nous nous promenions par le
verger, après être sortis de la lecture et de l'école, Zeuxippus
commença à dire: Quant à moi, il me semble que le discours a été
beaucoup plus mol et plus doux qu'il ne devait: c'est pourquoi
Heraclides s'en est allé tout malcontent de nous, en nous picquant et
poignant nous mêmes, qui n'en pouvions-mais, plus âprement que l'on n'a
pas fait ni Epicurus, ni Metrodorus. Encore ne dites vous pas, ce dit
Theon, que Colotes, à comparaison d'eux, est le plus modeste, et le
moins médisant homme du monde: car toutes les plus ordes et plus
injurieuses paroles que l'on saurait inventer pour médire, comme
badineries, vanités, bavarderies, paillardises, homicides, malheureux
corrupteurs, faisants mal à la tête de ceux qui les lisent, ils les ont
toutes ramassées et répandues sur les princes des philosophes, comme
Aristote, Socrates, Pythagoras, Protagoras, Theophrastus, Heraclides,
Hipparchus, et contre qui non des premiers et plus illustres hommes en
toutes lettres de toute l'antiquité? de manière que quand bien ils se
seraient portés sagement au demeurant, pour ces effrenées détractions
et médisances-là, ils mériteraient d'être mis hors du rang et du nombre
des sages hommes, et des philosophes: car envie, émulation et jalousie
ne doivent point entrer ni avoir place en ce divin bal-là, puis
qu'elles sont si impuissantes, que elles ne peuvent dissimuler ni
couvrir leur maltalent. Aristodemus adonc prenant la parole:
Heraclides, dit-il, qui de profession est grammairien, rend ces
grâces-là à Epicurus pour toute la canaille poétique: car ainsi ont ces
Epicuriens accoutumé de les blasonner, et pour les sottises d'Homere,
ou pource que Metrodorus en tant de lieux et passages de ses écrits
injurie le prince des poètes. Mais quant à eux, laissons les là pour
tels qu'ils sont, Zeuxippus, et au demeurant nous autres ici à par
nous, en y associant Theon, car je vois bien que cettui-ci, Plutarque,
est las, efforceons nous de prouver ce qui dés les commencement de la
dispute leur a été obiicé, Que ce n'est pas vivre que de vivre selon
leurs preceptes. Lors Theon suivant son propos lui répondit,
D'autres ont jà ce combat combattu
Paravant nous, mais à autre but tendre
Il nous faudrait, si voulez y entendre.
Et pour venger l'injure faite aux autres philosophes, essayons nous de
prouver et montrer, s'il est possible, que selon les preceptes de ces
Epicuriens ici, il est impossible de vivre joyeusement. vraiment, ce
dis-je alors, cela sera bien leur sauter à deux pieds sur le ventre, et
les contraindre de venir au combat pour leur chair propre, d'ôter la
volupté à des hommes qui ne font que crier,
Bons escrimeurs des poings pas nous ne sommes,
ni bons orateurs, ni bons magistrats et gouverneurs de villes et de peuples,
Mais nous aimons à faire bonne chère,
à bancqueter toujours, à nous donner du bon temps, et à bailler tout
contentement et agreable chatouillement à notre chair, si que l'aise et
le plaisir en regorge jusques à l'âme: de manière qu'il me semble que
vous ne leur ôtés pas la joie seulement, mais la vie entièrement, si
vous ne leur laissez le vivre joyeusement. Et bien, dit Theon, si tu
trouves l'entreprise de ce sujet bonne, que ne l'entreprends-tu
doncques maintenant? Si ferai-je bien, dis-je, en vous écoutant, et
vous répondant si vous voulés, mais vous commencerez les premiers à
nous mettre en train. Et comme Theon s'excusât un petit, Aristodemus se
prit à dire: O que tu nous as bien coupé un beau, court et plein chemin
pour parvenir à ce point-là, en ne nous permettant pas de faire
premièrement répondre cette secte Epicuriene, de la vertu, et de
l'honnêteté: car il n'est pas bien aisé d'ôter le vivre joyeusement, et
en debouter <p 278v> ceux qui supposent, que la fin supréme de la
félicité humaine soit la volupté: là où si nous les eussions une fois
peu debutter du vivre honnêtement, ils eussent aussi quant et quant été
forclos du vivre joyeusement: car ils confessent et disent eux-mêmes,
que l'on ne peut vivre joyeusement, qui ne vit honnêtement, et qu l'un
ne peut subsister sans l'autre. Quant à cela, dit Theon, si bon vous
semble, au progres du discours nous ne laisserons pas de le ramener en
jeu, mais pour cette heure, nous nous servirons de ce que eux-mêmes
nous concèdent: car ils tienent que le bien souverain de l'homme
consiste au ventre, et autres conduits du corps par lesquels entre la
volupté au dedans, et non pas la douleur: et ont opinion que toutes les
belles, subtiles et sages inventions du monde, ont été trouvées et
mises en avant pour les plaisirs du ventre, ou pour la bonne espérance
que l'on avait d'en jouir, ainsi comme l'a écrit le sage Metrodorus: et
de cette première supposition-là, sans aller plus loin, vous pouvez
connaître et voir, comme ils posent un maigre, vermoulu, et malassuré
fondement, pour fonder leur bien souverain, vu que les mêmes conduits,
par lesquels ils introduisent les voluptés, sont aussi bien percés pour
y recevoir les douleurs, ou pour mieux dire, vu qu'il y a bien peu de
conduits au corps humain par lesquels la volupté y entre: là où il n'y
a partie d'icelui à laquelle la douleur ne s'attache: car toute volupté
a son siege és parties naturelles, aux nerfes, aux pieds, et aux mains,
et c'est là que demeurent les plus cruelles passions de gouttes,
d'ulceres rongeans, de fluxions et de gangraines, et esthiomenes qui
mangent et pourrissent les membres. Si vous approchez du corps les plus
douces odeurs, et les plus suaves saveurs qui puissent être, il y aura
bien peu d'endroits d'icelui qui s'en émeuvent gayement et joyeusement,
et toutes les autres bien souvent s'en irritent et s'en offensent, là
où il n'y a partie du corps qui ne soit sujette à sentir et souffrir
les douleurs du feu, du fer, les écorchements des escourgées et du
fouet: l'ardeur du chaut, la rigueur du froid entre et pénétre par
tout, comme aussi fait la fièvre. Et puis les voluptés sont comme de
petites bouffées de vents gracieux qui soupirent les unes sur l'une,
les autres sur l'autre extrémité du corps, ainsi que sur des escueils
de la marine, et passent et s'évanouissent incontinent, tant leur durée
est courte: ne plus ne moins que les étoiles que l'on voit la nuit
tomber du ciel, ou bien traverser d'un côté à autre, car elles
s'allument et s'estaignent en notre chair en un instant: mais au
contraire combien les douleurs durent et demeurent, il n'en faut point
alléguer de meilleur témoin que le Philoctetes d'Aeschylus, qui dit
parlant de son ulcère,
Le fier dragon qui dedans mon pied cache
Sa dent cruelle, aucunement ne lâche
Ne jour ne nuit la prise qu'il en tient.
La détresse de la douleur n'a garde de glisser et couler ainsi, ni de
mouvoir et chatouiller seulement la superfice de quelques extrémités du
corps, ains au contraire, tout ainsi que la graine et semance de
l'herbe qu'on appelle le saint foin, est tortue et a plusieurs pointes
et angles, dont elle prend dedans la terre, et y demeure plus long
temps à cause de ses pointes: aussi la douleur ayant plusieurs crochets
et plusieurs racines qu'elle jette et seme çà et là, s'entrelasse
dedans la chair, et y demeure non seulement les jours et les nuicts,
mais aussi les saisons des années toutes entières, voire bien les
révolutions des Olympiades toutes accomplies, encore à peine en sort
elle à la fin, étant poussée et chassée par autres douleurs, comme un
clou est poussé par un autre plus fort. Car qui fut oncques l'homme qui
bût ou qui mangeât autant de temps durant, comme endurent la soif ceux
qui ont la fièvre, ou supportent la faim ceux qui sont assiegés? et où
est le soulas et le plaisir que l'on prend à la compagnie et
conversation de ses amis, qui dure autant de temps comme les tyrants
font supporter <p 279r> de gehennes et de tourments à ceux qui
tombent en leurs mains? et tout cela ne procède d'ailleurs que de
inhabilité et incapacité du corps à mener vie voluptueuse, d'autant
qu'il est plus apte et plus propre à supporter les douleurs et les
labeurs que non pas à jouir des délices et voluptés. Car contre les
travaux et douleurs il montre qu'il a force pour les endurer, là où en
la jouissance des plaisirs et voluptés il montre incontinent son
impuissance et sa faiblesse, parce qu'il s'en lasse et s'en saoule tout
aussi tôt: à l'occasion dequoi quand ils voyent que nous nous voulons
un petit étendre à discourir sur ce vivre joyeusement et
voluptueusement, ils nous rompent incontinent notre propos, confessants
eux-mêmes que la volupté du corps et de la chair est fort faible et
petite, ou pour dire la vérité, que elle passe en un moment, si ce
n'est qu'ils s'accordent à mentir et à dire tout autrement qu'ils ne
pensent, comme Metrodorus quand il dit, Nous mêprisons et crachons à
l'encontre des voluptés du corps:» et Epicurus écrivant, que le sage
tombé en maladie, bien souvent se rit et se réjouit au milieu des plus
aigres et plus excessives douleurs de sa maladie corporelle. Comment
doncques est-il possible que ceux qui portent si légèrement et si
aisément les angoisseuses douleurs du corps, fassent aucun compte des
voluptés? car encore qu'elles ne cedassent aux douleurs ni en grandeur,
ni en longueur de temps et de durée, si est ce que pour le moins elles
ont relation et répondance à icelles, d'autant que Epicurus leur a
donné cette définition générale et commune à toutes que c'est une
substraction de tout ce qui peut causer et apporter douleur: comme si
la nature étendait la joie jusques à dissoudre seulement la douleur, et
ne permettait pas qu'elle pût passer plus outre en augmentation de
volupté, ains que quand elle est arrivée jusques à ce point-là, de ne
sentir plus de douleur, elle reçut seulement quelques diversifications
et déguisements non nécessaires: mais le chemin pour parvenir avec
appétit à cet état-là, qui est toute la mesure de volupté, est fort
bref et fort court. Voilà pourquoi s'apercevants bien que ce lieu-là
est fort étroit et fort maigre, ils transfèrent leur fin souveraine,
qui est la volupté du corps, comme d'un champ stérile en un plus fecond
et plus fertile, qui est l'âme: comme si là nous devions toujours avoir
les jardins, vergers et prairies toutes couvertes de voluptés, là où en
l'Île d'Ithaque, comme dit Telemachus en Homere,
Il n'y a point de grandes larges plaines,
Qui à courir soient aptes et idoines:
aussi n'y a-il point en notre pauvre chair de fruition de volupté qui
soit unie et toute plaine, ains est toute raboteuse, entre-mêlée de
plusieurs agitations contraires à la nature et fièvreuses. Comment, dit
adonc Zeuxippus, ne te semble-il pas que ces gens ici fassent bien en
cela, de commencer au corps, où il semble que la volupté s'engendre
premièrement, et puis achever en l'âme, comme en celle qui est plus
constante et plus ferme, et y mettre toute la perfection? Si fait
certes, dis-je, il me semble qu'ils font très bien et selon nature, si
tant est qu'ils y cherchent et y treuvent ce qui est plus parfait et
meilleur, comme font les personnes qui s'adonnent à la vie
contemplative ou active: mais si puis après vous les oyez protester et
crier à pleine tête, que l'âme ne s'éjouit de chose du monde quelle
qu'elle soit, ni ne se contente et appaise sinon des voluptés
corporelles présentes, ou prochaines à venir, et qu'en cela seul gît
son bien souverain, ne vous semble-il pas qu'en remuant ainsi la
volupté du corps en l'âme, ils font ne plus ne moins que ceux qui
frelattent et transvasent le vin d'un vaisseau gâté ou percé, et qui
s'en va par tout, en un autre meilleur et mieux relié, pour l'y
conserver plus longuement, et qu'ils pensent en cela faire chose plus
belle et plus honorable? et toutefois le temps conserve et bonifie le
vin qui est ainsi trans-vase? et frelatté: mais de la volupté l'âme
n'en reçoit sinon la souvenance, comme une odeur, et n'en retient ni
n'en reserve autre chose: parce que tout <p 279v> aussi tôt
qu'elle a boullu un bouillon, par manière de dire, en la chair, elle
s'éteint, et ce qui en demeure en la mémoire, n'est rien plus qu'une
ombre et une fumée: ne plus ne moins que si quelqu'un faisait en soi un
recueil et amas tout rance des pensées de ce qu'il aurait autrefois ou
mangé ou bu, et se repaissait de cela à faute d'autres vins et viandes
présentes et récentes. Or voyez combien les Cyrenaïques parlent plus
modestement, encore qu'ils aient les uns et les autres bu en une même
bouteille qu'Epicurus: car ils ne veulent pas que l'on exerce le
plaisir de l'amour ouvertement à la lumière, ains veulent que l'on le
couvre et cache des tenebres de la nuit, de peur que la pensée recevant
par la vue tout clarement les images de telle action, ne soit cause
d'en rallumer souvent les appétits: et ceux-ci au contraire tiennent,
qu'en cela gît et consiste la perfection de la félicité du sage, qu'il
se souvient certainement, et retient évidemment toutes les figures, les
gestes et mouvements des voluptés passées. Or si telles preceptions
sont indignes du nom de ceux qui font profession de sapience, de
laisser ainsi telles laveures et ordures de voluptés demeurer et
crouppir en l'âme du sage, comme en la cloaque et sentine du corps, je
ne m'arrêterai point à le discourir pour cette heure. Mais qu'il soit
impossible que telles choses rendent l'homme heureux, ni le fassent
vivre joyeusement, il est de soi tout manifeste: car la volupté de se
souvenir du plaisir passé ne peut être grande à ceux à qui la
jouissance du présent est petite: ni à ceux à qui il est expédient d'en
peu faire, et de s'en retirer promptement, il ne peut être utile d'y
penser après le fait longuement, vu qu'à ceux mêmes qui sont les plus
sensuels, et plus sujets au plaisir de la chair, la joie ne leur
demeure pas après qu'ils ont achevé, ains leur reste seulement une
ombre, et comme une illusion de songe en l'esprit, après que la volupté
s'en est envolée, pour toujours entretenir et allumer le feu de leur
concupiscence: ne plus ne moins que ceux qui ayants soif songent qu'ils
boivent en dormant, ou qu'ils jouissent de leurs amours: telles
voluptés imparfaites, et jouissances imaginaires en l'air, ne font que
plus âprement aiguillonner et exciter la luxure. ni à ceux-là doncques
encore n'est point non plus délectable la souvenance des voluptés
qu'ils ont jouiés par le passé, ains d'un peu de reste de plaisir fort
faible et fort vain qui leur demeure, se réveille un furieux appétit
qui les poinçonne et ne les laisse point reposer. ni n'est pas aussi
vraisemblable que ceux qui sont honnêtes et continents s'amusent à
remémorer et recorder telles choses, comme s'ils les lisaient en un
papier journal, ainsi que l'on se moquait d'un Corniades, qu'on disait
qu'il le faisait, Combien de fois ai-je couché avec Hedia ou avec
Leontion? En quels et combien de lieux ai-je bu du vin Thasien? A
combien de fêtes du vingtiéme des mois ai-je fait grand chère? Car
cette passionnée affection de vouloir ainsi remémorer et se représenter
ses bonnes cheres passées, montre et argue évidemment une envie
forsennée et bestiale ardeur d'appétit après les actes de volupté
présente, ou attendue et esperée. Et pourtant me semble-il que ces gens
ici s'étant bien aperçus, que de leur dire s'en ensuivaient tant
d'inconvénients et tant d'absurdités, ont eu recours à l'indolence et à
la bonne disposition du corps, comme si le vivre joyeusement et
heureusement consistait en imaginer et penser, que telle disposition
doive être ou avoir été en quelques-uns: car cette ferme constitution
et bon portement de la chair, ce disent-ils, et l'assurée espérance
qu'elle continuera, apporte une extreme joie et très assuré
contentement à ceux qui le peuvent bien discourir en leur entendement.
Qu'il soit ainsi, considérez premièrement ce qu'ils font, et comment
ils remuent et transportent du haut en bas cette ou volupté, ou
indolence, ou ferme disposition de la chair, comment que ce soit qu'ils
la baptisent, en la transfèrent du corps en l'âme, et puis de l'âme au
corps: pour autant qu'elle s'ensuit et s'écoule par tout, étant
contraints de la lier et attacher à son principe, <p 280r> en
étayant la volupté du corps avec la joie de l'âme, et réciproquement
terminants la joie de l'âme en l'espérance de la volupté du corps. Mais
comment est-il possible que le fondement étant ainsi mouvant et
esbranlé, ce qui est bâti dessus ne le soit aussi? ou que l'espérance
soit assurée, et la joie bien ferme, étant appuyée et fondée sur un
soubassement sujet et expose à si grand branle, et à tant et de si
grandes mutations, comme sont celles qui épient ordinairement le corps,
étant sujet à beaucoup de nécessités et de heurts au dehors, et ayant
au dedans les sources et principes de plusieurs maux que le discours de
la raison ne peut détourner de divertir. Car autrement ne fussent pas
advenues à hommes prudents et sages comme ils sont, les maladies de
suppression d'urine, de difficulté de pisser, de flux de ventres,
espraintes et racleurs de boyaux, de phthises ou d'hydropisies, dont
Epicurus lui-même a été tourmenté des unes, et Polyaenus des autres, et
Neocles et Agathobulus en ont encore été emportés d'autres: ce que je
n'allégue pas en intention de leur en faire reproche, sachant très bien
que Pherecydes et Heraclitus, grands et dignes personnages, ont bien
aussi été travaillés de grandes et grièves maladies: mais nous leur
demandons s'ils veulent que leurs propos s'accordent avec les accidents
qu'eux-mêmes endurent, et qu'ils ne soient pas trouveés être fausses
braveries, et eux convaincus de vanité et de menterie, qu'ils ne dient
et n'assurent pas que la bonne disposition de la chair soit le principe
de toute joie, et qu'ils ne nous cuident pas faire à croire que ceux
qui sont tombés en travaux angoisseux, et maladies fort douloureuses,
rient, gaudissent et fassent grand' chère: car il est bien possible que
le corps se treuve souvent en bonne et ferme disposition, mais qu'il y
ait espérance assurée et certaine qu'elle doive continuer, il n'y en
peut avoir en âme sage et de bon jugement, ains comme Aeschylus dit
qu'en la mer,
La nuit apporte à tout pilote sage
Toujours douleur et peur de quelque orage:
car l'advenir est toujours incertain. Parquoi il est impossible que
l'âme qui colloque et constitue son bien souverain en la bonne
disposition du corps, et en l'espérance qu'il continuera en icelle,
demeure sans crainte et sans tourmente, parce que le corps n'a pas
seulement les orages et tempestes de dehors comme la mer, ains la
plupart de ses troubles et agitations, et les plus violentes, sont
celles qu'il produit de soi-même: et y aurait plus de raison d'esperer
beau temps et serein en hiver, que non pas de se promettre une
disposition de corps exempte de toute douleur et tout mal, qui dût
longuement persévérer: car qu'est-ce qui a donné aux poètes occasion
d'appeler la vie des hommes journaliere, instable, inconstante et
incertaine, et de la comparer aux feuilles des arbres qui naissent en
la primevère, et tombent en Automne, sinon l'imbecillité et faiblesse
de la chair sujette à infinies infirmités, inconvénients et dangers, de
laquelle les médecins mêmes nous admonestent de craindre, voire de
réprimer et diminuer, le suprème en-bon-point? car c'est chose
périlleuse, ce dit Hippocrates, que la bonne disposition quand elle est
arrivée à son dernier point.
Qui florissait naguere en beau taint,
Soudainement est demeuré éteint,
Comme du ciel une étoile tombée:
ainsi que dit Euripide. Qui plus est, l'on tient que les personnes qui
sont en fleur de beauté, si elles sont regardées d'un oeil envieux et
sorcier, elles en reçoivent du dommage, d'autant que tout ce qui est en
sa perfection de vigueur, est sujet à soudaine mutation, à cause de la
faiblesse et imbecillité du corps. Et qu'il n'y ait point d'assurance
que l'homme puisse passer sa vie sans douleur, il se peut évidemment
montrer parce que eux-mêmes disent aux autres: car ils tiennent, que
ceux qui commettent des crimes contre les lois, sont toute leur vie en
misere et en crainte, pour ce <p 280v> que encore qu'ils puissent
vivre cachés, si est-il impossible qu'ils en puissent prendre
assurance, et se promettre qu'ils n'en seront jamais découverts,
tellement que la doute de l'advenir ne les laisse pas jouir ni
s'assurer de l'impunité présente: mais en disant cela, ils ne
s'aperçoivent pas, que c'est autant contre eux-mêmes, comme contre les
autres: car tout de même, il est bien possible qu'eux soient en santé,
et bonne disposition pour quelque temps, mais de s'assurer qu'ils y
demeureront toujours ou longuement, il est impossible: et est forcé
qu'ils soient toujours en doute et défiance de l'advenir, comme une
femme grosse qui attend l'heure de son travail, à cause du corps, ou
bien qu'ils dient comment ils attendent encore une espérance feable et
certaine de lui, vu que jamais ils ne l'ont pu ci-devant acquérir
jusques ici: car il ne suffit d'être assuré que l'on n'a rien commis ni
eu volonté de commettre contre les lois pour s'assurer, pource que l'on
ne redoute pas le souffrir peine justement, ains le souffrir
simplement: et s'il est mauvais et fâcheux de se trouver empestré de
ses propres forfaitures, il ne peut qu'il ne soit dangereux aussi, de
se trouver empestré de celles d'autrui, comme si la violence et cruauté
de Lachares ne travaillait pas plus les Atheniens, et celle de
Dionysius les Syracusains, que eux-mêmes, pour le moins les travaillait
elle autant: car en les tourmentant ils étaient tourmentés eux-mêmes,
et s'attendaient bien de recevoir un jour la punition des torts et
outrages qu'ils faisaient les premiers à leurs citoyens qui tombaient
en leurs mains. Il n'est jà besoin que j'allégue à ce propos une fureur
de peuple, une cruauté de brigans, une méchanceté de présomptifs
heritiers, une pestilence et corruption d'air, une mer bruyante, de
laquelle Epicurus lui-même écrit, qu'en naviguant en la ville de
Lampsaque il faillit à être englouti: il suffit seulement de mettre en
avant la nature de la chair, laquelle a dedans soi-même la matière de
toutes maladies, prenant, comme l'on dit communement par manière de
risée, du boeuf même les courroies, c'est à dire les douleurs du corps
même, par où elle rend la vie autant angoisseuse et dangereuse aux
bons, comme aux méchants, s'ils apprennent à se réjouir et à fonder la
fiance et sûreté de leur joie pour cause de la chair, et sur
l'espérance d'icelle. Parquoi il faut conclure, que non seulement ils
prennent un malfeable et peu assuré principe et fondement de vivre
joyeusement, mais aussi petit et vil, n'ayant dignité quelconque, s'il
est ainsi que l'eviter mal soit leur joie et leur félicité souveraine,
disants qu'il ne se peut entendre ni comprendre autrement, et bref que
la nature même ne saurait où loger le bien, sinon seulement là dont
elle chasse le mal, ainsi comme écrit Metrodorus en son traité contre
les Sophistes: de manière qu'il faut selon eux définir le bien, être
fuyr le mal: car on ne saurait où mettre le bien et la joie, sinon là
dont serait délogé le mal et la douleur. Autant en écrit Epicurus, Que
la nature du bien s'engendre de la fuite du mal, et de la mémoire de la
pensée et du plaisir de se souvenir que l'on a été tel, et que tel cas
est advenu: parce que ce qui fait et donne une joie inestimable et
incomparable, c'est proprement cela, quand on sait que l'on a échappé
un grand mal: et est cela, dit-il, certainement la nature et l'être du
bien, si l'on assene droitement là où il faut, ainsi comme il
appartient, et que l'on s'arrête là, sans vaguer en vain çà et là, en
babillant de la définition du souverain bien. O la grande félicité, et
la grande volupté dont jouissent ces gens-là, s'éjouissants de ce
qu'ils n'endurent point de mal, qu'ils ne sentent aucun ennui, ni ne
souffrent douleur quelconque! N'ont-ils pas bien occasion de s'en
glorifier, et de dire ce qu'ils disent d'eux-mêmes, en s'appellant
egaux aux Dieux immortels? et pour les excessives sublimités et
grandeurs de leurs biens, crier à pleine tête, et hurler de joie, comme
ceux qui sont épris de la fureur de Bacchus, pource que ayants surpassé
tous autres hommes en sagesse et vigueur d'entendement, ils ont seuls
inventé le bien souverain, céleste et divin, où il n'y a mêlange <p
281r> aucune de mal: tellement que leur béatitude ne cède aucunement
à celle des pourceaux et des moutons, étant par eux constituée, en se
trouver bien de la chair, et de l'âme pour cause de la chair. Car quant
aux animaux qui sont un peu plus gentils, et qui ont plus d'esprit, la
fuite de mal n'est point le comble de leur bien: car quand ils sont
saouls, ils se mettent aucuns à chanter, les autres à nager, les autres
à voler, et à contrefaire toutes sortes de voix et de sons, en se
jouant de gaieté de coeur, pour le plaisir qu'ils y prennent: et puis
ils s'entrefont des caresses, jouent et sautent les unes avec les
autres, montrants par là, que après qu'ils sont sortis du mal, la
nature les incite à chercher et poursuivre encore le bien, ou plutôt
qu'ils jettent et chassent arrière d'eux tout ce qui est douloureux et
étranger, comme les empêchant de poursuivre ce qui est meilleur, plus
propre, et plus selon leur nature: car ce qui est nécessaire, n'est pas
incontinent bon, ains le désirable et choisissable est situé pardelà et
plus avant que la fuite de mal, voire certes l'agreable et le propre et
naturel, comme disait Platon, lequel défendait d'appeler, et ne voulait
pas que l'on estimât la délivrance de tristesse et d'ennui, volupté,
ains comme le premier esbauchement des gros traits d'une painture, et
une mixtion de ce qui est propre et étranger, naturel et contre nature,
ne plus ne moins que de blanc et de noir. Mais il y a des gens qui
montants du bas au milieu, à faut de bien savoir et entendre que c'est
du bas, et que c'est du milieu, estiment que le milieu soit la cime et
le bout, comme font Epicurus et Metrodorus, qui définissent la nature
et substance du bien, être fuite et délivrance du mal, et s'éjouissent
d'une joie d'esclaves, ou de captifs prisonniers, que l'on a tirés des
prisons et deferrés, qui tienent pour un grand bien, que l'on les lave
et les huile, après qu'ils ont été bien fouettés et déchirés
d'escourgées, et qui au demeurant n'essayèrent ni ne surent jamais que
c'est d'une pure, nette et liberale joie, non point cicatricée: car si
la galle, la demangeaison de la chair, et la chassie des yeux, sont
choses mauvaises et fâcheuses, et que la nature refuit, il ne s'ensuit
pas pourtant, que le gratter sa peau et frotter ses yeux soient choses
bonnes et heureuses: ne si superstitieusement craindre les Dieux, et
toujours être en angoisse et en frayeur de ce que l'on raconte des
enfers, est mauvais: il ne faut pas inferer que pour en être exempt et
délivre, on soit incontinent bienheureux ni bien joyeux. Certainement
ils assignent une bien petite et étroite place à la joie, pour se
pouvoir égayer et promener à son aise, jusques à ne se point esmayer ni
troubler de l'appréhension des peines que l'on décrit aux enfers. cette
leur opinion passant outre les communes du vulgaire, met pour le but et
la fin derniere de sa sapience, une chose que l'on voit clairement être
aux bêtes brutes: car si quant à la bonne disposition du corps, il ne
peut chaloir si c'est ou par nature, ou par lui-même, qu'il soit exempt
de maladie: aussi ne fait-il pas quant à la tranquillité de l'âme, et
n'est point plus grande chose qu'elle soit rassise hors de toute
perturbation, pour avoir acquis ce repos de soi-même, que pour l'avoir
de la nature: encore que l'on pourrait avec raison soutenir, que la
disposition soit plus robuste, qui par sa nature ne reçoit point ce qui
travaille et tourmente, que celle qui avec jugement et diligence de
doctrine le fuit. Mais posons le cas, que l'un soit aussi digne que
l'autre, par là il apparaitra pour le moins, qu'ils n'ont en cela rien
de plus grand et meilleur que les bêtes, quant à ne se angoisser et
troubler point de ce que l'on raconte des enfers et des Dieux, et à ne
craindre point après la mort des peines et des tourments qui n'auront
jamais fin. Et qu'il soit vrai, Epicurus certes lui-même écrit ainsi:
Si les soupçons et imaginations, que les hommes ont conceues des
impressions qui sont et qui apparoissent en l'air et au ciel, ne nous
eussent travaillés, ni semblablement celles de la mort et des peines
d'après elle: nous n'eussions point eu de besoin d'aller rechercher les
causes naturelles, non plus que les animaux qui n'ont point de
mauvaises <p 281v> suspicions des Dieux, ni des opinions qui les
tourmentent, touchant ce qui leur doit arriver après leur mort, car ils
ne pensent ni ne craient point qu'il y ait aucun mal. Et puis si en
l'opinion qu'ils tienent des Dieux, ils eussent laissé la provoyance
divine, croyants que par icelle le monde soit régi, il eût semblé que
les sages hommes eussent eu l'avantage sur les bêtes brutes pour vivre
joyeusement, en ce qu'ils eussent eu bonnes espérances: mais étant
ainsi que la fin de toute leur doctrine touchant la nature des Dieux
est, d'en ôter toute la crainte, et de n'en être plus en esmoy ni en
souci, il m'est avis que cela se treuve plus ferme et plus certain en
ceux qui ne connaissent du tout rien de Dieu, qu'en ceux qui disent le
connaître bien, mais non point punissant, ni malfaisant: car ceux-là ne
sont point délivrés de superstition, mais c'est pour autant qu'ils n'y
tombèrent jamais, ni n'ont point laissé une opinion touchant les Dieux
qui les tint en transe, mais c'est pour autant qu'ils ne l'eurent
oncques. Autant en faut-il dire touchant les persuasions que l'on a des
enfers, car ni les uns ni les autres n'ont espérance d'en tirer et
recevoir du bien: mais soupçonner, craindre et redouter ce qui doit
advenir après la mort, est moins en ceux qui n'ont point d'opinion
prejugée ni présumée de la mort, qu'en ceux qui devant se sont imprimé
cette persuasion, que la mort ne nous touche en rien: et ne sauraient
eux dire, qu'elle ne leur touche ni appartiene en rien, vu qu'ils en
discourent, qu'ils en écrivent et disputent, là où les animaux n'y
pensent, ni ne se soucient aucunement de ce qui point ne leur
appartient: vrai est qu'ils fuient et se gardent d'être frappés, blecés
et tués, et c'est ce qu'ils redoutent de la mort, et ce qui leur en est
épouventable. Voilà les biens qu'ils disent que la sapience leur a
apportés quant à eux: mais voyons maintenant et considérons ceux dont
eux-mêmes se deboutent et se privent. Quant à ces espanouissements de
l'âme, qui se dilate pour la chair, et pour les plaisirs qui sont en
icelle, s'ils sont petits ou mediocres, ils n'ont rien de grand, ne qui
mérite que l'on en face cas: et s'ils passent la mediocrité, outre ce
qu'ils sont vains, malassurés et incertains, on les devrait plutôt
nommer voluptés importunes et insolentes du corps, que non pas joyes ni
plaisirs de l'âme, qui rit aux voluptés sensuelles et corporelles, et
participe à ses dissolutions. Mais celles qui justement méritent d'être
appelées joyes, liesses et réjouissances de l'âme, sont toutes pures et
nettes de leurs contraires, n'ayant rien mêlé parmi d'émotion
fièvreuse, ni de pointure qui les pique, ni de repentance qui les
suive, ains est leur plaisir vraiment spirituel, propre et naturel à
l'âme, non point emprunté ni attiré d'ailleurs, ni destitué de raison,
ains très conjoint à icelle, procédant de la partie de l'entendement
qui s'adonne à la contemplation de la vérité, et est désireuse de
savoir, ou bien de celle qui s'applique à faire et executer de grandes
et honorables choses. De l'une et de l'autre desquelles parties qui
voudrait tâcher à nombrer, et se parforcerait de vouloir à plein
discourir, combien de plaisirs et de voluptés, et combien grandes il en
sont, il n'en viendrait jamais à bout: mais pour en rafraîchir un peu
la mémoire, les histoires nous en suggèrent infinis beaux exemples,
lesquels nous donnent un très agreable passe-temps à les lire, et si ne
nous saoulent jamais, ains laissent toujours le désir d'entendre la
vérité, non content ni assouvy de sa propre volupté, pour laquelle le
mensonge même n'est pas du tout destitué de grâce, ains y a aux fables
et fictions poétiques, encore que l'on n'y ajoute point de foi, quelque
force et efficace en délectant de persuader. Car pensez en vous mêmes
avec quelle chaleur de délectation et d'affection on lit le livre de
Platon, qui est intitulé Atlantique, et les derniers livres de l'Iliade
d'Homere, et combien nous regrettons que nous ne voyons au long ce qui
s'en faut que la fable ne soit toute parachevée, comme si c'étaient de
beaux temples ou de beaux théâtres fermés: car connaissance de la
vérité de toutes choses est si aimable <p 282r> et si désirable,
qu'il semble que le vivre et l'être même depende de connaître et de
savoir, et que ce qui est le plus triste, et le plus odieux en la mort,
soit oubli, ignorance et tenebres, qui est la raison par laquelle tous
hommes presque combattent et font la guerre à l'encontre de ceux qui
ôtent le sentiment aux trêpassés, mettants tout le vivre, l'être, et la
joie de l'homme, au sentiment, et en la connaissance de l'âme:
tellement que les choses mêmes qui sont fâcheuses, on les oit
aucunefois avec quelque plaisir, et bien souvent encore que l'on soit
tout troublé de ce que l'on entend dire, voire et que l'on en ait les
larmes aux yeux, si ne laisse l'on pas de prier ceux qui les racontent,
d'achever: comme fait Oedipus en Sophocles,
LE MESSAGER.
Hélas je suis sur le point de te dire
Ce qu'il y a en tout ce mal de pire.
OEDIPUS.
Hélas et moi sur le point de l'ouïr,
Mais point ne faut à l'écouter fuyr.
Toutefois cela pourrait être un ruisseau d'incontinence, procédant de
la curiosité de vouloir tout entendre et savoir, en forçant tout le
jugement de la raison: mais quand une narration qui ne contient rien de
triste ni de nuisible, ains toutes aventures et actions grandes et
honorables, est couchée en beau langage, avec la grâce, nerfs, et force
d'éloquence, comme sont les histoires d'Herodote, de Xenophon en ses
Annales de la Grèce, et de la Perse, ou ce que Homere divinement a
chanté en ses vers, ou Eudoxus en sa pérégrination et décrition du
monde, ou Aristote en son traité de la fondation gouvernement et
institution des grandes villes, ou Aristoxenus qui a couché par écrit
les vies des hommes illustres, il y a beaucoup de plaisir et de
contentement, et jamais repentance ni déplaisir ne s'en ensuit après.
Et qui est celui qui ayant faim mangerait plus volontiers des délicates
viandes ou ayant soif boirait plutôt des vins friands et delicieux des
Phéaciens, qu'il ne lirait toute la fiction du voyage et pérégrination
d'Ulysses? Et qui est celui qui prendrait plus de plaisir à coucher
avec une belle femme, qu'à passer la nuit à lire ce que Xenophon a
écrit de Panthea, ou Aristobulus de Timoclea, ou Theopompus de Thisbé?
ces plaisirs-là sont voluptés propres à l'âme. Mais ces Epicuriens ici
rejettent aussi tous les plaisirs qui procèdent des subtiles inventions
des Mathematiques: et toutefois la délectation que l'on reçoit en
lisant les histoires, est toute simple, coulante et unie: mais les
plaisirs que l'on reçoit de la Geometrie, de l'Astronomie, et de la
Musique, ont je ne sais quoi d'aiguillon davantage, et un attrait de
varieté si délectable, qu'il semble que les hommes en soient charmés et
enchantés, attirants et retenants les hommes avec leurs décritions, ne
plus ne moins qui si c'étaient sorcelleries et enchantemens: de manière
que qui en a une fois goûté, et qui en a quelque expérience, s'en va
par tout chantant ces vers de Sophocles,
Des Muses furieux désir
Est venu le mien coeur saisir:
Je vois à la cime du mont,
Où de la lyre me semont
La melodieuse harmonie.
Un Thamyras ne chante et n'est ravi d'autre chose, ni un Eudoxus, un
Aristarchus, un Archimedes: car vu que ceux qui se délectent de l'art
de peindre, prennent si grand plaisir à l'excellence de leurs ouvrages,
qui Nicias jadis peignant l'evocation et conjuration des âmes des
trêpassés, qui est en l'Odyssée d'Homere, était si affectionné après,
qu'il demandait souvent à ses gens s'il avait disné: et quand la
peinture fut parachevée, le Roi d'Aegypte Ptolomée lui en envoya
présenter soixante talents, <p 282v> qui vallent trente six mille
écus: lesquels il refuza, et ne voulut oncques vendre son ouvrage.
Quelles doncques et combien grandes voluptés devons nous estimer que
recueillait de la Geometrie et de l'Astronomie un Euclides, quand il
écrivait ses propositions de Perspective: et Philippus, quand il
composait les Demontrations des diverses formes et figures que montre
la Lune: et Archimedes, quand il inventa par le moyen de l'instrument
qui s'appelle l'Angle, que le diametre, c'est à dire le travers du
corps du Soleil, est la même partie du plus grand cercle, que l'angle,
par où on le voit, l'est des quatre droits: et Apollonius et
Aristarchus, qui ont été inventeurs de semblables propositions, dont
l'intelligence et contemplation apportent encore aujourd'hui de grandes
voluptés, et merveilleuse hautesse de coeur et magnanimité à ceux qui
les peuvent entendre? Et ne méritent pas les ordes et salles voluptés
des cuisines et bourdelages d'être comparées à celles-ci, en
contaminant le saint mont de Helicon et les Muses,
Là où pasteur n'oza jamais mener
Aucun troupeau paître ni promener,
Et où le fer, dont les arbres on tranche,
Ne coupa onc pas une seule branche.
Car ces plaisirs-là sont les vraies pâtures impollues des gentilles
abeilles sans souillure quelconque, là où celles du corps ressemblent
proprement aux demangeaisons et grattements des boucs et des pourceaux,
qui outre le corps, emplissent encore de leurs ordures la partie
sensuelle de l'âme, sujette à toutes passions et perturbations. Il est
bien vrai que le désir et la cupidité de jouir des voluptés est passion
hardie et audacieuse à entreprendre choses diverses: mais encore ne
s'est-il point trouvé jusques ici d'amoureux, qui pour avoir couché
avec son amie, ait sacrifié un boeuf: ni pas un gourmand qui souhaittât
de se pouvoir emplir un jour à coeur saoul des viandes delicieuses,
confitures et patisseries que l'on sert aux Rois, à la charge de mourir
incontinent après: là où Eudoxus souhaittait et faisait prières, qu'il
pût voir de près les Soleil, comprendre sa forme, sa grandeur, et sa
beauté, et puis en être brûlé, comme fut Phaëton. Pythagoras, pour la
preuve d'un proposition qu'il avait inventée, sacrifia un boeuf aux
Muses, ainsi comme écrit Apollodorus,
Pythagoras après qu'il eût trouvé
Le noble écrit, pour lequel bien prouvé
Il fit d'un boeuf solennel sacrifice.
soit que ce fut la proposition, par laquelle il montre, que la ligne
qui regard l'angle droit d'un triangle, a autant de puissance comme les
deux qui l'environnent: ou bien celle par laquelle il mesure l'air de
la section parabolique de la Pyramide ronde. Et Archimedes qui était si
ententif à tracer ses figures de Geometrie, qu'il fallait que ses
serviteurs l'en retirassent par force, pour le mener huiler et laver en
l'étuve: encore quand il était là, tracait-il avec l'étrille dont on le
frottait, des figures sur la peau de son ventre: et un jour ainsi comme
il se baignait, ayant inventé le moyen, par lequel il pourrait adverer
combien l'orfévre avait dérobbé d'or en la façon de la couronne, que le
Roi Hireon lui avait baillée à faire, ne plus ne moins que s'il eût été
soudainement épris et ravi de quelque fureur inspirée et divine, il
sortit hors du baing, criant çà et là, Je l'ai trouvé, je l'ai trouvé,
par plusieurs fois: là où jamais nous n'entendismes qu'il y eût aucun
friand ni gourmand, qui allât de joie criant par tout, j'ai mangé, j'ai
mangé: ni amoureux, j'ai baisé, j'ai baisé: combien qu'il y ait eu par
le passé, et qu'il y ait encore de présent, dix mille fois dix mille,
c'est à dire, innumerables hommes dissolus: ains au contraire, nous
detestons ceux qui avec trop de montre d'affection font des comptes de
leurs festins, comme gens qui font trop de cas de petites et indignes
voluptés, que l'on <p 283r> dût avoir en mêpris: là où au
contraire en lisant les écrits d'un Eudoxus, d'un Archimedes, d'un
Hipparchus, nous sommes ravis comme eux d'un céleste et divin plaisir,
et ajoutons foi au dire de Platon, qui écrit, que les arts
Mathematiques, étant mêprisés et délaissés par ignorance, à faute de
les entendre, néanmoins pour la grâce et le plaisir qu'ils ont, encore
viennent-ils en avant, en despit des ignorans. Toutes lesquelles
voluptés si grandes, et en si grand nombre, toujours coulantes comme
une rivière continuelle, ces hommes ici détournent et derivent
ailleurs, pour empêcher que ceux qui s'approchent d'eux, et prêtent
l'oreille à leur doctrine, n'en tâtent, ains leur commandent que levant
tous leurs appareils, ils les fuient à pleines voiles. Qui plus est,
tous ceux de cette secte, tant hommes que femmes, prient et supplient
Pythocles par Epicurus, qu'il ne face compte quelconque de tous ces
arts que nous appellons liberaux. Et en louant une je ne sais quel
Apelles, entre autres belles qualités qu'ils lui attribuent, ils
mettent, que dés son commencement il s'était abstenu d'étudier és arts
Mathematiques, et n'en avoir jamais été souillé ni contaminé. Quant aux
histoires (pour ne dire point comme de toutes autres sciences ils n'ont
jamais rien ouï ne vu) j'alléguerai seulement ce que Metrodorus écrit
là où il parles des poètes «N'ayes point, dit-il, de honte, et ne pense
point que ce soit vergongne de confesser, que tu ne sais desquels était
Hector, des Grecs ou des Troiens, ni comment il y a aux premiers vers
d'Homere, et te soucies aussi peu de ceux qui sont au milieu.» Or a
bien Epicurus entendu que les voluptés corporelles, ne plus ne moins
que les vents anniversaires qui soufflent durant les jours
caniculaires, se vont passant, et cessent enfin totalement, après que
la fleur de l'âge de l'homme est passée: et pourtant il fait une
question, à savoir si le sage étant devenu vieil, et ne pouvant plus
avoir compagnie de femme, prend encore plaisir à toucher, tâter, et
manier les belles personnes, étant en cela bien loin de la sentence du
sage Sophocles, lequel disait, qu'il était bien aise d'être échappé des
liens de l'amour et de la volupté, comme du joug et de la chaine d'un
maître violent et furieux. Mais à tout le moins fallait-il que ces
voluptueux ici, voyants que la vieillesse dessèche et fait tarir
plusieurs voluptés corporelles, et que
Dame Venus aux vieux est courroucée,
comme dit Euripides, feissent provision de ces autres voluptés ici
spirituelles, comme de vivres secs, non sujets à pourriture ni à
corruption, pour attendre et soutenir un siege, et que leurs fêtes de
Venus et leurs lendemains fussent de passer leur temps à lire quelques
plaisantes histoires, ou quelques beaux poèmes, ou quelque belle
speculation de Musique, ou de Geometrie: car il ne leur serait jamais
venu en pensée, de mettre en avant ces attouchemens et maniemens-là,
qui n'ont plus ni dents ni yeux, en manière de parler, et ne sont plus
que allechements et provocations de luxure amortie, s'ils eussent
appris à écrire d'Homere et d'Euripide, à tout le moins comme Aristote,
Heraclides, Dicaearchus en écrivent: mais ne s'étant jamais souciés de
faire munition et provision de tels vivres, et toute leur vie au
demeurant étant malplaisante, aride et sèche, comme ils disent, de la
vertu, voulants toujours être en voluptés continuelles, et le corps n'y
pouvant plus fournir, ils font des choses vilaines et déshonnêtes hors
de temps et de saison, par leurs confessions mêmes, s'efforçants de
réveiller et resusciter la mémoire de leurs voluptés anciennes: et se
servants de ces vieilles-là, à faute d'autres plus fresches, comme
s'ils les eussent gardées en composte salées toutes mortes, et en
veulent rallumer d'autres expirées en leur chair, qui est désormais
comme une cendre froide contre la nature, à faut d'avoir fait provision
en leur âme d'aucune douceur qui lui soit propre, avec réjouissance
digne d'elle. Et quant au reste des plaisirs spirituels, nous en avons
<p 283v> dit ce qui nous en est venu en pensée de dire: mais
quant à la Musique qui donne à l'homme tant et de si grandes
délectations, laquelle néanmoins ils fuient et rejettent, il ne serait
pas possible de l'oublier ni passer sous silence, quand bien on le
voudrait, pour les impertinences et absurdités grandes qu'en met
Epicurus. Car en ses questions il maintient que le sage est grand
amateur de tous spectacles, et plus que nul autre curieux et
affectionné de voir et ouïr les passetemps que l'on fait és Theatres
durant les fêtes de Bacchus: et néanmoins il ne veut pas donner lieu
aux disputes et questions des lettres humaines, non pas seulement à la
table quand on disne ou que l'on soupe, ains conseille aux Rois
amateurs des lettres, de se faire plutôt lire des ruses de guerre, et
d'ouïr des bouffonneries et plaisanteries à leurs tables, que non pas
des propos et disputes de la Musique, ou de l'art poétique: ainsi
l'a-il écrit en son livre de la Royauté, comme s'il écrivait à un
Sardanapalus, ou à un Naratus, qui fut jadis Satrape et gouverneur du
pays de Babylone. Car jamais Hieron, Attalus et Archelaus ne se fussent
laissés persuader, qu'ils deussent faire lever de leurs tables un
Euripides, un Simonides, un Melanippides, un Crates, un Diodotus, pour
y faire seoir en leurs places un Cardax, un Agriante, ni un Callias
bouffons et plaisants, et des Thrasonides et Thrasyleons, qui ne
savaient autre chose que faire rire, en contrefaisant des lamentations
et gémissemens, ou bien des applaudissemens et battemens de mains: et
si le premier Ptolomaeus qui assembla un college d'hommes de lettres,
eût rencontré ces beaux enseignemens-là, et ces belles instructions
royales, n'eût-il pas dit aux Muses, O Muses, d'où vient cette envie?
car il n'est point bien séant à nul Athenien de haïr ainsi et faire la
guerre aux Muses: mais comme dit Pindare,
Ceux qui ne sont point des élus
De Jupiter bienvoulus,
Tressaillent de peur, et s'effraient
Quand la voix des Muses ils oyent.
Que dis-tu Epicurus? tu vas dés le fin matin au théâtre pour ouïr les
sons des joueurs de cithres et de flûtes, et si en un banquet il
advient qu'un Theophrastus discoure des accords de la Musique, ou un
Aristoxenus des nuances, ou un Aristophanes des oeuvres d'Homere,
bouscheras-tu les aureilles avec les deux mains, de peur de les ouïr,
pour la haine et pour l'horreur en quoi tu les as? N'y a-il pas plus
d'apparence et plus d'honnêteté, en ce que l'on récite du Roi de
Scythie Athea, lequel comme l'excellent joueur de flûtes Ismenias eût
été pris prisonnier de guerre, et eût joué devant lui durant son
souper, jura qu'il prendrait plus de plaisir à ouïr hennir son cheval?
et puis ils ne veulent pas avouer quand on leur obiice qu'ils ont la
guerre jurée, sans espérance de trêve ni de paix, avec toute
gentillesse et toute honnêteté. Et si vous en ôtés la volupté, qu'y
a-il plus au monde de vénérable, de saint, de pur et de net, qu'ils
aiment, ne qu'ils embrassent? n'eût-il pas été plus raisonnable pour
vivre joyeusement, de rebuter et fuïr les senteurs et les parfums,
comme font les écharbots et les vautours, que non pas les propos et
devis des lettres humaines, et de la Musique? Car quelle flûte ou
aubois, ne quelle cithre bien accommodée pour chanter dessus,
Quelle chanson de Chorus envoyee
Hors de la bouche à gorge déployée,
Par gens en l'art de chanter très savants,
donna oncques tant de réjouissance à Epicurus, ou à Metrodorus, comme
faisaient à Aristote, à Theophrastus, à Hieronymus et à Dicaearchus les
discours, les règles et preceptes des chores ou charoles, et les
questions touchant les instrumens des aubois, touchant les proportions,
les consonances et accords? comme pour exemple, <p 284r> quand
ils enquéraient la cause, pourquoi c'est que de deux tuyaux de flûtes,
egaux au demeurant, celui qui est plus étroit d'emboucheure, rend le
son plus gros: et pourquoi est-ce, que si on léve contremont la flûte,
elle en devient plus hautaine en tous ses tons: et au contraire si on
la baisse et étoupe, elle en sonne plus bassement: autant en fait-elle
quand elle est jointe et approchée d'une autre, et à l'opposite quand
elle est déjointe et séparée, elle sonne plus haut et plus aigu: et
pourquoi est-ce, que si l'on seme par la place de la scène où jouent
les joueurs en un théâtre, de la balle, ou bien de la poussière, le
peuple en est tout assourdi: et comme Alexandre voulût en la ville de
Pelle faire le devant de la scène du théâtre tout de bronze,
l'architecte ne le voulut pas permettre, parce qu'il dit, que cela
gâterait la voix des joueurs: et pourquoi est-ce qu'en la musique le
genre harmonique resserre et attriste, et le chromatique dilate et
réjouit? Et puis les moeurs et naturels des hommes que les poètes
représentent en leurs écrits, leurs ingenieuses fictions, la différence
de leurs stiles, les solutions des doutes et questions que l'on fait
dessus, outre la délectation, gentillesse et beauté qu'elles ont,
encores apportent'elles quant et quant je ne sais quelle efficace de
persuader, dont chacun se peut servir à son profit: tellement qu'elles
pourraient, comme dit Xenophon, faire oublier jusques à l'amour même,
tant cette volupté a de puissance: de laquelle ces Epicuriens ici n'ont
aucun sentiment, ni aucune expérience, ni n'en veulent avoir, qui pis
est, comme ils disent eux-mêmes, tendants toute la partie contemplative
de l'âme à ne penser à autre chose qu'au corps, et la tirant à fond
contrebas avec les cupidités sensuelles et charnelles, ne plus ne moins
que les filets des pêcheurs avec de petits rouleaux de plomb, faisants
comme les palefreniers ou bergers qui mettent devant leurs bêtes du
foin, ou de la paille, ou de quelque herbe, comme étant la propre
pâture des animaux qu'ils ont en charge. Car n'est-il pas ainsi qu'ils
veulent engraisser l'âme, comme on fait des pourceaux, avec les
voluptés du corps, entant qu'ils veulent qu'elle se réjouisse de ce
qu'elle espere, que le corps en aura bientôt jouissance, ou bien
qu'elle a souvenance de celles que elle a jouiés par le passé, et ne
lui permettent pas qu'elle perçoive aucune particulière douleur, ni
aucune propre délectation à elle seule? Et toutefois peut-il être chose
plus étrange et plus hors de toute apparence de raison, que y ayant
deux parties desquelles l'homme est composé, l'âme et le corps, et
l'âme étant en plus digne degré, dire que le corps ait un bien propre
et particulier à lui selon nature, et que l'âme n'en ait point, ains
qu'elle demeure oisive à regarder le corps, en regardant aux passions
et affections d'icelui, en s'éjouissant avec lui seulement, sans que
d'elle-même originellement elle ait aucun mouvement, ni aucune
election, ni aucun désir, ni aucune joie? car il fallait, en se
découvrant tout rondement et simplement, dire, que l'homme fut tout
chair, comme font aucuns qui nyent, tout à plat, qu'il y ait aucune
substance spirituelle, ou bien en laissant deux natures différentes en
nous, y laisser aussi quant et quant à chacune son bien et son mal, son
propre et naturel, et son étrange et contre-naturel, comme entre les
cinq sens naturels un chacun est bien destiné et approprié à un certain
sujet sensible, encore qu'ils soient tous fort compassibles et
consentants les uns aux autres. Or est-il que le propre sentiment de
l'âme est l'entendement, et de dire qu'il n'ait aucun propre sujet, ni
spectacle, ni mouvement, ni affection qui lui soit propre, peculiere et
naturelle, il n'y aurait point de propos, si ce n'est que d'aventure
sans y penser, nous leur mettions sus des calomnieuses imputations.
Alors je pris la parole et lui dis, Non pas à notre jugement, car nous
t'absolvons de toute action d'injure, et pourtant poursuy hardiment ton
propos jusques à la fin. Comment (dit-il) Aristodemus ne me
succédera-il doncques pas, si d'aventure tu es du tout las de parler?
Oui bien certes, répondit Aristodemus, mais ce sera quand tu te <p
284v> trouveras las et recru comme cettui-ci: mais maintenant
attendu que tu es encore tout frais et vigoureux, mon bon ami, ne
t'épargne point pour ne donner à penser, que ce soit mignardise qui te
fait fuir la lice. Certainement dit adonc Theon, c'est bien peu de
chose et très facile, que ce qui reste: car il ne reste plus que à
montrer et raconter, combien il y a de joyes et de voluptés en la vie
active. Or confessent-ils eux-mêmes, qu'il y a trop plus de plaisir à
bien faire à autrui, que non pas à en recevoir d'autrui: et est vrai
que l'on peut faire bien de paroles mêmes, mais le plus souvent et
principalement de fait, ainsi comme le nom même de benefice et de bien
faire le donne à connaître, et eux-mêmes le témoignent, comme nous
oyons réciter et recorder à cettui-ci, alléguant les paroles que
profera, et les missives que écrivit Epicurus à ses amis, haut-louant
et magnifiant Metrodorus, de ce que vaillamment et hardiment il
descendit de la ville d'Athenes jusques au port de Piraée, pour
secourir Mithres le Syrien, encore qu'il ne fît rien en cette
saillie-là. Quelles doncques et combien grandes voluptés devons nous
estimer qu'étaient celles de Platon, quand Dion sortant de son école et
de sa discipline, alla ruiner le tyran Dionysius, et délivrer la
Sicile? et quelles joyes devait sentir Aristote quand il fit r'edifier
la ville de sa naissance qui était toute par terre, et fit rappeller
ses citoyens qui en étaient tous chassés et bannis? et quelles
Theophrastus et Phidias, qui ruinèrent les tyrants qui avait usurpé la
domination de leur pays? car combien d'hommes en particulier
secoururent-ils, non point en leur envoyant un boisseau de bled ou de
farine, comme Epicurus en envoya à quelques-uns, mais en faisant que
ceux qui étaient bannis de leur pays, et chassés de leurs maisons et de
leurs biens, y peussent retourner et rentrer, et que ceux qui étaient
prisonniers aux fers, en fussent délivrés, et ceux qui étaient privés
de leurs femmes et de leurs enfants, les peussent recouvrer? Qu'est-il
besoin de vous en dire davantage, à vous qui le savez certainement?
Mais quand je le voudrais, si me serait-il impossible de passer
par-dessus l'impudende et impertinence de cet homme, lequel mettant
sous les pieds, et mêprisant les faits de Themistocles et de Miltiades,
écrivait de lui à ses amis en cette sorte: «Quant aux bleds que vous
avez fournis et envoyés, vous avez vaillamment et magnifiquement montré
le soin que vous avez de nous, et avez déclaré par signes qui montent
jusques au ciel, l'amour et bienveillance que vous me portez.» de
manière que qui ôterait un peu de bleds de la missive de ce philosophe,
les paroles sont au reste couchées, comme si c'était pour remercier
quelqu'un d'avoir sauvé toute la Grèce, ou bien d'avoir délivré ou
préservé tout le peuple d'Athenes. Je ne me veux point amuser à
déduire, que pour les voluptés corporelles la nature a besoin de grands
frais et grosse dépense, et que le plaisir qu'ils cherchent, ne gît
point en gros pains bis ni en potage de lentilles: ains requèrent les
appétits de ces voluptueux ici des viandes exquises, des vins
delicieux, comme sont ceux de Thasos, des délicates senteurs et odeurs
précieuses de parfums, des patisseries, tartres et gâteaux bien
détrempés avec la liqueur de l'abeille aux roux-pennage: et par-dessus
tout cela, encore de belles jeunes femmes, comme une Leontion, une
Boidion, une Hedia, une Nicedion, qu'il entretenait et nourrissait en
son verger de plaisance: mais au demeurant quant aux joyes et liesses
de l'âme, il n'y a celui qui ne dise et ne confesse, qu'il faut
qu'elles soient fondées sur la grandeur de quelques actions, et la
beauté de quelques oeuvres mémorables, si nous ne voulons qu'elles
soient trouvées futiles, basses et peuriles, ains au contraire qu'elles
soient réputées graves, constantes et magnifiques. Mais de se vanter et
exalter pour s'être laissé aller à toute dissolution de voluptés, comme
feraient des matelots et mariniers qui auraient célébré la fête de
Venus, et de faire gloire de ce qu'étant malade de l'espèce
d'hydropisie que les médecins appellent ascites, il ne laissait pas de
faire des festins et assemblées de ses amis, <p 285r> et qu'il ne
craignait point d'ajouter encore de l'humeur davantage à son
hydropisie, et qu'il se fondait d'une certaine espèce de joie mêlée
avec larmes, quand il se souvenait des dernieres paroles que lui avait
dites son frère Neocles à son trêpas il est certain que nulle personne
de sain entendement n'appellera jamais ces sottises là liesses ni
joyes, mais s'il y a aucun rire qui se doive nommer Sardonien, qui soit
propre à l'âme, c'est à mon avis en telles réjouissances forcées et
mêlées de larmes: toutefois qui les voudra appeler joyes et liesses,
qu'il compare à l'encontre ces autres ici, et qu'il considère de
combien sont plus excellentes celles qui sont exprimées par ces vers:
Par mes conseils de Sparte confondue
En armes a la gloire été tondue.
Et, celui-ci fut, ami passant, tant comme
Il a vécu, un clair soleil de Rome.
Et, Je ne sais pas si un Dieu immortel
Je te dois dire, ou un homme mortel.
Et quand je me mets devant les yeux les hauts faits d'un Thrasybulus,
d'un Pelopidas ou d'un Aristides, en la journée de Platées, ou d'un
Miltiades en celle de Marathon, alors je suis ravi hors de moi-même,
comme parle Herodote, et contraint de dire, que selon mon avis il y a
en la vie active de ceux qui font ainsi tant de beaux actes heroïques,
plus de joie et de douceur que non pas de gloire et d'honneur: à quoi
porte témoignage le dire d'Epaminondas même, lequel assurait, que le
plus doux contentement qu'il eût eu en toute sa vie, était, que son
père et sa mère vivants voyaient le trophée de la bataille de Leuctres,
qu'il avait gagnée contre les Lacedaemoniens, étant Capitaine général
des Thebains. Or comparons maintenant à la mère d'Epaminondas, celle
d'Epicurus, laquelle devait être bien aise de voir son fils caché au
fond d'un delicieux jardin, et verger de plaisance: là où il faisait
des enfants à moitié avec son familier Polyaenus, à une courtisane
native de la ville de Cyzique: car que la mère et la soeur de
Metrodorus fussent excessivement joyeuses de ce qu'il s'était marié, on
le peut voir par les livres et missives qu'il écrit à son frère, et
néanmoins ils vont par tout criant, qu'ils ont vécu joyeusement, et ne
font autre chose que magnifier et exalter la délicatesse de leur vie,
ne plus ne moins que les esclaves, quand ils solennisent la fête de
Saturne, soupants ensemble, ou qu'ils celebrent celle de Bacchus,
courants çà et là, il n'est homme qui pût supporter leurs crieries, et
le bruit qu'ils menent en faisant et disant à qui mieux mieux de telles
lourderies:
Que chômes-tu, Ô pauvre misérable?
Boy moi d'autant: la viande est sur table,
Fais bonne chère, et ne t'épargne point.
Après ces mots les autres d'un cri joint
Se prennent tous à demener grand' fête:
L'un verse à boire, et l'autre sur sa tête
Met un chapeau de fleurs, l'autre tenant
Un laurier verd en sa main, entonnant
Avec sa voix rude et malaccordante,
Quelque chanson rurale à Phoebus chante:
L'autre poussant la porte prend déduit
A tenir hors sa compagne de lit.
Ne vous semble-il pas que ces sotties-là ressemblent proprement aux
lettres missives que Metrodorus écrit à son frère en ces mots? «Il
n'est jà besoin de s'aller exposer aux dangers de la guerre, pour le
salut de la Grèce, ni se tuer le coeur et le corps pour obtenir des
Grecs une couronne en témoignage de sapience, Timocrates, ains faut
<p 285V> boire de bon vin, se traiter bien, et manger, de sorte
que le corps en reçoive tout plaisir, et point de dommage.» Et puis en
un autre passage de ces mêmes écritz il dit, O que je suis joyeux, et
comme je me glorifie d'avoir appris d'Epicurus à gratifier à mon
ventre, ainsi comme il faut! car à la vérité, le bien souverain de
l'homme, Ô physicien Timocrates, consiste au ventre.» Bref, ces hommes
ici décrivent, limitent et terminent toute la grandeur de la volupté
humaine au ventre, comme à l'entour de son centre et de sa
circonférence, et n'est pas possible que jamais ils participent d'une
joie grande, royale et magnifique, ne qui apporte une magnanimité et
hautesse de courage, une splendeur de gloire, un tranquillité d'esprit
qui s'épande en tout et par tout, attend qu'ils ont eleu une vie cachée
qui ne se montre point au dehors, sans se vouloir entremettre des
affaires publiques, sans offices d'humanité, qui n'est ravie et
inspirée ni du désir de faire honneur, ni de bien faire à autrui, et
mériter de la Chose publique: car l'âme n'est point chose petite, ni
basse et vile, qui étende ses cupidités seulement jusques à ce qui est
bon à manger, comme font les poulpes leurs bras: car ces cupidités-là
sont incontinent rassasiées, et saoulées en un moment d'heure: mais
depuis que les élans et mouvements de l'âme, tendants à l'honneur et à
la gloire, et au contentement de la conscience d'avoir bien fait, sont
une fois venus à leur vigueur et perfection, alors il ne prennent plus
pour leur terme de durée seulement la longueur de la vie humaine, ains
le désir d'honneur, et l'envie de profiter à la communauté des hommes,
ambrassant toute l'eternité, s'efforce de'aller toujours en avant, avec
des actions qui leur donnent des joyes et voluptés impossibles à
exprimer, desquelles les grands personnages et gens de bien ne se
peuvent jamais despestrer, encore qu'ils les fuient, pource qu'elles
les environnent de tous côtés, et leur vienent de tous côtés au-devant,
quand ils ont par leurs bienfaits réjoui beaucoup de gens,
chacun regarde un tel homme en la face,
Ainsi qu'un Dieu, quand par la ville il passe.
Car celui qui a tellement dispose les autres envers soi, qu'ils
s'éjouissent et tressaillent d'aise quand ils le voyent, qu'ils
désirent le toucher, le saluer et parler à lui: il est tout manifeste,
voire à un aveugle, que celui-là sent en soi-même de grandes voluptés,
et qu'il jouît d'un très doux contentement. Voilà d'où vient que jamais
ils ne se lassent ni se fâchent de servir et profiter au public, ains
entend-on toujours de leurs bouches de tels propos,
Ton père t'a en ce monde produit,
Pour aux humains porter beaucoup de fruit.
Et, Ne nous lassons jamais de profiter
Au genre humain, ni d'en bien mériter.
Et n'est jà besoin de parler de ceux qui ont été extremement gens de
bien: car si à quelqu'un de ceux qui ne sont pas du tout méchants, sur
le point qu'il serait prêt à mourir, celui en la puissance duquel il se
trouverait, fut ou un Dieu ou un Roi, lui donnait une heure de respit,
lui permettant de l'employer auquel il voudrait, ou à executer quelque
acte mémorable, ou à prendre son plaisir, pour incontinent après
l'heure passée s'en aller recevoir la mort, qui serait celui qui
aimerait mieux en ce peu de temps de respit, coucher avec la courtisane
Laïs, ou bien boire du vin Arvisien, que de tuer le tyran Arhias, pour
délivrer de tyrannie la ville de Thebes? Quant à moi je pense qu'il n'y
a homme si perdu, qui n'aimât mieux l'un que l'autre: car même je vois
entre les gladiateurs et escrimeurs à outrance, ceux qui ne sont pas du
tout brutaux et sauvages, ains Grecs de nation, quand il leur faut
entrer en l'arene et au camp clos, encore qu'on leur présente lors
plusieurs vivres et fort delicieux, si aiment-ils mieux recommander
leurs femmes et leurs enfants à leurs <p 286r> amis, et
affranchir leurs esclaves, que non pas complaire à leurs ventres et
appétits sensuels. Mais encore supposons que ce soit chose grande que
des voluptés corporelles, elles sont aussi bien communes à ceux qui
s'entremettent des affaires publiques: car comme dit le poète,
Ils mangent pain et boivent vin vermeil,
et banquettent avec leurs amis, beaucoup plus alaigrement et plus
joyeusement, à mon avis, après qu'ils sont retournés de leurs combats,
ou autres grands exploits, comme Alexandre et Agesilaus, voire certes
Phocion et Epaminondas, que non pas ceux ici qui se sont huilés au long
du feu, ou qui se sont branlés tout doucement en leurs littieres, en se
moquant de ceux qui ont la fruition de ces autres plus grandes et plus
nobles voluptés. Car que diraient-ils d'Epaminondas, lequel étant
convié à souper chez un sien ami, quand il voit que l'appareil qu'il y
avait, était plus grand que ses facultés ne portaient, il n'y voulut
pas demeurer à souper, disant, Je pensais que tu sacrifiasses aux
Dieux, non pas que tu feisses du prodigue: et vu qu'Alexandre le grand
refuza les cuisiniers et patissiers de la Roine de Carie Ada, en disant
qu'il en avait de meilleurs, à savoir, pour le disner, le lever matin
et cheminer avant jour: et pour le souper, le peu disner: et Philoxenus
qui lui avait écrit de deux beaux jeunes garçons, s'il voulait qu'il
les achetât pour les lui envoyer, il ne s'en fallut guères qu'il ne le
deposât de son gouvernement: et toutefois qui le pouvait mieux faire
que lui: Mais comme Hippocrates dit, que un labeur et une douleur
moindre est offusquée par une plus grande: aussi les voluptés qui
procèdent des vertueuses et honorables actions, obscurcissent et
amortissent de leurs joyes et grandeurs celles qui proviennent du
corps: et s'il est ainsi, comme disent ces Epicuriens ici, que la
souvenance des plaisirs que l'on a reçu par le passé, soit un grand
moyen pour vivre joyeusement: il n'y a celui de nous qui pût ajouter
foi à Epicurus, qui mourant en de très grièves douleurs et des très
douloureuses maladies, il réconfortait son tourment et ses angoisses
par la souvenance des voluptés qu'il avait autrefois jouiés: car il
serait plus aisé de voir l'image de sa face au fond d'une eau agitée,
et en une tourmente, que de ramener en son entendement la mémoire
riante d'une volupté pieça passée, en une si grande fièvre et si griève
lacération du corps, là où l'homme ne saurait chasser arrière de soi,
encore qu'il le voulût, la souvenance de ses louables et vertueuses
actions. Car comment eût jamais Alexandre peu perdre la mémoire de la
journée d'Arbeles, ou Pelopidas oublier comment il avait défait le
tyran Leontiades, ou Themistocles la journée de Salamine? car quant à
celle de Marathon, les Atheniens la festent et solennisent encore
jusques aujourd'hui: et les Thebains, celle de Leuctres: et nous-mêmes
vraiment celle que Diophantus gagne près le ville de Hyampolis, comme
vous savez: car nous la festons encore, et est tout le pays de la
Phocide ce jour-là tout plein de sacrifices, et d'honneur, que l'on
fait à sa mémoire, et n'y a celui de nous qui soit si aise de ce qu'il
bait et qu'il mange, comme furent ceux qui gagnèrent celle victoire. On
peut doncques penser quelle joie, quelle liesse et quel contentement
accompagnèrent toute leur vie ceux qui executèrent ces hauts faits
d'armes-là, vu que après cinq cens ans, et plus, la mémoire d'iceux en
est encore conjointe avec grande réjouissance. Et toutefois encore
confessait Epicurus, que de la gloire il naissait je ne sais quoi de
volupté. Et comment eût-il peu faire de moins, vu que lui-même
l'appetait si furieusement, et haletait après si desespereement, que
non seulement il désavouait ses maîtres et precepteurs, et contestait à
l'encontre de Demetrius, à qui il avait dérobbé toutes ses doctrines,
sur quelques syllabes ou quelques points, et maintenait qu'il n'avait
jamais eu homme sage ne savant que lui, et ceux qui avaient appris de
lui? et qui plus est, il a bien eu l'impudence de dire, que Colotes
<p 286v> l'adorait, en lui embrassant les genoux, quand il
l'entendait discourir des causes naturelles, et que son frère Neocles
affermait dés qu'ils étaient enfants, que jamais homme n'avait été si
sage ne si savant que Epicurus, et que sa mère était bienheureuse,
laquelle avait porté en son ventre tant d'Atomes, c'est à dire tant de
petits corps indivisibles, qui avaient, en s'amassant ensemble, formé
un si savant personnage. N'est-ce pas doncques ne plus ne moins que
Callicratidas disait anciennement, que Conon adulterait la mer, aussi
que Epicurus honteusement et à cachetes faisait l'amour à la gloire, et
tâchait à forcer et corrompre l'honneur, pource qu'il n'en pouvait
jouir ouvertement, et si en était amoureux et passionné de désir? Car
tout ainsi que le corps humain en temps de famine, d'autant qu'il n'a
point de nourriture d'ailleurs, est contraint d'en prendre de sa propre
substance contre nature: aussi l'ambition fait un grand mal és âmes des
ambitieux: car mourants de soif de gloire, et voyants qu'ils n'en
peuvent avoir d'ailleurs, elle les contraint de se louer eux-mêmes:
mais ceux qui sont ainsi passionnés de la cupidité d'honneur et de
gloire, ne confessent-ils pas manifestement, qu'ils rejettent de
grandes louanges par leur lâcheté et faiblesse de coeur, en fuyant les
charges publiques, le maniement des affaires, et le hanter auprès des
grands, de là où Democritus disait que tous biens étaient venus en la
vie des hommes? car il ne pourrait jamais persuader au monde, que vu
qu'il estimait tant et faisait si grand compte du témoignage de
Neocles, et de l'adoration de Colotes, que s'il eût été reçeu en la
fête et assemblée des jeux Olympiques avec acclamations de joie et
battements de mains, il ne fut sorti hors de soi, tant il en eût eu de
joie, et qu'il ne s'en fut allé brayant d'aise parmi les rues comme un
fol, ainsi que dit le poète Sophocles,
Comme le vent souffle à son abandon
Le dubet blanc du vieux chenu chardon.
Et si c'est chose agreable de savoir que l'on a bon nom, il faut
conséquemment aussi confesser, que c'est chose fâcheuse de sentir que
l'on ait mauvais nom: or n'y a-il rien plus infâme, ne qui donne plus
mauvaise réputation, que de n'avoir point d'amis, ne se vouloir mêler
de rien, ne croire, ni ne craindre point les Dieux, vivre en toute
dissolution, passer sa vie sans rien faire. Or est-il que tous les
hommes vivans, exceptés eux, tienent que toutes ces qualités convienent
à ceux de cette secte-là. Il est vrai, dira quelqu'un, mais c'est à
tort. Tant y a que nous ne disputons pas maintenant de la vérité, mais
de la publique opinion que l'on a d'eux. Je ne vous veux point alléguer
les decrets publiques de villes, ni les livres diffamatoires que l'on a
écrits contre eux, pource que cela serait trop odieux. Si la charité et
dilection de peres et meres envers leurs enfants, si manier les
affaires publiques, gouverner une armée, avoir authorité de magistrat,
sont choses honorables et glorieuses: il est forcé de confesser que
ceux qui disent, qu'il ne se faut point travailler pour sauver la
Grèce, ains boire et manger, de manière que le ventre en reçoive
plaisir, sans dommage ni déplaisir, sont infâmes, et doivent être tenus
pour méchants: et que sentants qu'ils sont tenus et réputés pour
méchants, il est forcé qu'ils en soient fâchés et qu'ils en vivent mal
plaisamment, s'il est ainsi qu'ils mettent l'honneur, le bon nom, et la
bonne réputation entre les choses délectables. Après que Theon eut
achevé d'ainsi parler, nous fûmes d'avis de cesser notre promenement,
et suivant notre coutume nous asseismes sur des sieges, là où nous
demeurasmes un peu de temps sans mot dire, remémorants ce que nous
avions entendu: car Zeuxippus pensant à ce qui avait été dit, se prit à
demander, Et qui achevera ce qui reste plus à dire? Parce que ayant
fait mention en passant de la divination et de la providence divine, le
discours nous donne à entendre, qu'il n'est pas encore arrivé là où il
en doit demeurer, pource que ce sont les points desquels plus se
vantent et se glorifient ces gens-là, et qui leur donnent <p
287r> plus de contentement, plus de repos et de tranquillité
d'esprit, et plus d'assurance d'avoir ôté tout cela (disent-ils) de la
vie des hommes: pourtant serait-il bien nécessaire d'en toucher quelque
chose. Aristodemus adonc prenant la Parole: Quant à la volupté, dit-il,
qu'ils pretendent en cet endroit, il me semble qu'il a été dit, que si
leurs raisons vienent à bout de leur entente, et qu'ils fassent ce
qu'ils tâchent à faire, elles leur ôtent de l'esprit je ne sais quelle
crainte des Dieux, et ne sais quelle superstition, mais aussi qu'elles
ne leur impriment joie, ni liesse quelconque de la part des Dieux, ains
qu'elles les rendent tels envers eux, en ce qu'ils n'en sont ni
troublés de crainte, ni consolés d'espérance, comme nous sommes envers
les poissons de la mer d'Hyrcanie, n'attendants ni bien ni mal d'eux:
mais s'il faut ajouter aucune chose à ce qui a été dit, il me semble
que je puis prendre cela comme reçu et approuvé par eux. premièrement,
qu'ils combattent fort et ferme à l'encontre de ceux qui défendent, que
l'on ne montre sentir aucune douleur, que l'on ne pleure, et que l'on
ne soupire à la mort de ses amis, et maintienent que cette indolence-là
tendant à impassibilité, par manière de dire, procède d'un autre mal
plus grand et plus grief, qui est une cruelle inhumanité, ou une rage
et furieuse cupidité de vaine gloire: et pourtant qu'il vaut mieux en
souffrir un peu et s'en douloir modérément, mais non pas jusques à en
fondre en larmes, ni à perdre les yeux à force de pleurer, ni à montrer
toutes ces passions que quelques-uns faisants et écrivants veulent
qu'on les estime cordiaux envers leurs amis, et gens de douce humeur et
de bonne amitié. Car Epicurus le met en plusieurs endroits de ses
écrits, et mêmement en ses missives, où il fait mention de la mort de
Hegesianax, écrivant à Dositheus le père, et à Pyrson le frère du
trêpassé: car il n'y a pas long temps que par fortune ces lettres me
sont tombées entre les mains, et en imitant leur façon d'arguer, je
dis, que l'impieté d'être Atheiste, sans Dieu, n'est pas moindre péché
que la cruauté ou la furieuse cupidité de vaine gloire, à laquelle
impieté nous induisent les persuasions de ceux qui ôtent et la grâce et
le courroux aux Dieux: et pourtant vaut-il beaucoup mieux qu'à
l'opinion et créance que l'on a des Dieux, il y ait mêlée et ajoutée
une affection composée de révérence et de crainte, qu'en fuyant cela ne
se laisser à soi-même ni plaisir, ni espérance, ni assurance en
prosperité, ni recours en adversité en la bonté des Dieux. Bien est-il
vrai qu'il faudrait ôter de l'opinion que l'on doit avoir d'iceux, la
superstition, ne plus ne moins qu'une maille de l'oeil: mais s'il est
possible, il ne faut pas pourtant couper par le pied, ni aveugler la
foi et la créance que les hommes, pour la plupart, ont des Dieux,
laquelle n'est point, comme ils faignent eux, severe, triste, ni
austère, en calomniant ainsi la Providence divine, pour la rendre
odieuse: ne plus ne moins que l'on fait peur aux petits enfants de
l'Empuse, qui est un fantosme, ou comme si c'était une Furie infernale
ou tragique, qui fut ainsi nommée: mais il n'y a point d'hommes qui
craignent Dieu, à qui il ne soit beaucoup meilleur de le craindre que
autrement,: car en le craignant comme un seigneur doux et propice aux
bons, et ennemi des méchants, par cette seule crainte, qui fait qu'ils
n'ont point besoin de plusieurs autres, ils sont délivrés des emorces
qui attirent les hommes bien souvent à mal faire, et tenant de court le
vice comme languissant auprès d'eux, sans le laisser échapper, ils sont
moins tourmentés que ceux qui osent bien prendre la hardiesse de
l'employer et le mettre en besogne, et puis incontinent après ils en
entrent en des peurs, et s'en repentent. Au demeurant quant à la
disposition envers les Dieux des communs hommes, qui sont ordinairement
grossiers et ignorans, mais non pas fort vicieux ni méchants, il est
vrai qu'il y a parmi la révérence et l'honneur qu'ils portent aux
Dieux, quelque crainte et tremeur, laquelle s'appelle proprement
superstition: mais aussi y a-il infiniment plus de bonne espérance, et
de réjouissance, qui fait qu'ils prient continuellement <p 287v>
pour l'heureux succes de leurs affaires, et reçoivent toute prosperité
comme leur étant envoyée des cieux: ce qui se peut montrer et verifier
par signes et arguments très grands: car il n'y a ébattements qui plus
nous récréent que ceux que nous prenons és temples, ni temps plus
joyeux que les fêtes, et ne faisons ni ne voyons chose quelconque qui
plus nous égaye, que ce que nous faisons en ballant et chantant aux
temples des Dieux, ou en assistant aux sacrifices et ceremonies du
service des Dieux: car notre âme n'est point alors triste, morne, ni
melancholique, comme si elle avait affaire à quelques tyrans, ou à
quelques cruels bourreaux, ains là où plus elle estime et se persuade
que Dieu soit, c'est là où plus elle dechasse arrière de soi tous
ennuis, toutes craintes et tous soucis, et se donne à toute
réjouissance, jusques à boire d'autant, à jouer et à rire, comme dit le
poète en parlant de l'amour,
Et le vieillard et la vieille hydeuse,
Se souvenants de Venus amoureuse,
De joie encor' tressaillent en leur coeur.
Mais aux pompes des processions, et aux sacrifices non seulement le
vieillard et la vieille, le pauvre et l'homme de bas état, mais aussi
La garse esclave à la cuisse refaite,
Qui à tourner une meule est sujette,
les serfs domestiques, les maneuvres qui vivent de la sueur de leur
bras, au jour la journée, tous entièrement s'en relevant d'aise et de
joie. Les Princes et Rois tiennent bien maisons ouvertes et cour
pleniere à tous venans, et font des festins publiques: mais ceux qui se
font és sacrifices, fêtes et solennités des Dieux, parmi les parfums et
encensements, là où il semble aux hommes qu'ils touchent et hantent de
plus près avec eux, en tout honneur et toute révérence: tels honneurs,
tels festins, dis-je, donnent bien une joie plus rare, et une
délectation plus singulière, à laquelle n'a part aucune celui qui n'a
foi ne fiance quelconque en la providence divine: car ce n'est pas la
quantité du vin qui s'y bait, ni la rôtisserie des bonnes viandes que
l'on y mange, qui donnent la joie en telles fêtes, ains l'assurance et
la persuasion que Dieu y est présent, propice et favorable, et qu'il
prend en gré l'honneur et le service qu'on lui fait: car il y a bien
des fêtes et sacrifices, où le plaisir de la musique, des flûtes et
aubois, et des chapeaux de fleurs, n'est point: mais un sacrifice où il
n'y ait point de Dieu, non plus que une fête, ou un temple, où l'on ne
bancquette point, est Athée, je veux dire desagreable à Dieux, sans
pieté, sans religion, sans ravissement de dévotion: et pour mieux dire,
il déplaît à celui même qui le fait, d'autant qu'il contrefait par
hypocrisie des prières et des adorations, dont il ne pense pas en son
coeur avoir aucunement affaire, mais il le fait pour la crainte du
peuple, et prononce des paroles du tout contraires aux opinions qu'il
tient en sa philosophie: et en sacrifiant il assiste au prêtre, ne plus
ne moins qu'il ferait à un boucher ou à un cuisinier, qui couperait la
gorge à un mouton, puis le sacrifice fait, il s'en retourne chez lui,
disant en soi-même, j'ai sacrifié un mouton aux Dieux, qui ne
s'empêchent ni ne se soucient point de moi. Car c'est ainsi que
Epicurus enseigne à ses sectateurs, de faire bonne mine, pour ne porter
point d'envie, et ne se rendre point odieux à la commune, quand elle se
réjouit, se montrants autres exterieurement en faisant, et eux-mêmes
interieurement en s'en fâchant, parce que tout ce que l'on fait envis,
et par force, comme dit Evenus, est déplaisant et fâcheux. C'est
pourquoi eux-mêmes disent et tienent, que les superstitieux assistent
aux sacrifices et ceremonies des Dieux, non pour plaisir qu'ils y
prennent, mais pour crainte qu'ils en ont. Et en cela il n'y a doncques
point de différence du superstitieux à eux, s'il est ainsi qu'ils
fassent les mêmes choses par crainte du monde, que les autres par
crainte des Dieux. Encore sont ils en pire condition, d'autant qu'ils
n'ont pas autant de bonne espérance qu'eux, <p 288r> ains sont
toujours en crainte et en transe, que l'on ne découvre qu'ils pipent et
abusent le monde: pour la crainte dequoi ils ont écrit leurs livres et
traités, où il n'y a rien de clair ni de pur et net, ains se masquent
et se couvrent de tout ce qu'ils peuvent, pour cacher les opinions,
qu'ils en ont à cause qu'ils redoutent la fureur du peuple. Mais à tant
avons nous assez discouru des deux premières sortes des hommes, à
savoir des méchants, et de la commune du simple et rude populaire: et
pour ce considérons maintenant la troisiéme espèce, de ceux qui sont
gens de bien et d'honneur, dévots et religieux envers les Dieux,
quelles et combien de voluptés synceres et nettes ils ont à cause de la
bonne persuasion qu'ils ont des Dieux, croyants fermement qu'ils sont
autheurs de tous biens, et que d'eux procèdent toutes les choses qui
sont belles et bonnes, et qu'il n'est pas loisible de dire ni de
croire, qu'ils fassent rien de mal, ne moins qu'ils en souffrent: car
ils sont bons de nature, et ce qui est bon ne conçait en lui envie de
chose quelconque, ne crainte, ne courroux, ni haine: comme le chault ne
peut rafraîchir, ains échauffe toujours, aussi ne peut le bon nuyre ni
mal faire: et sont par nature bien éloignés l'un de l'autre, courroux
et grâce, rancune et debonnaireté, malignité et benignité, âpreté et
clemence, d'autant que l'un sourt de vertu et de puissance, et l'autre
d'imperfection et d'impuissance: ainsi ne faut-il pas estimer que la
divinité soit éprise de courroux ni de grâce et faveur, ains faut
croire que son propre et naturel et de secourir, aider et bien faire
toujours, mais de se courroucer, nuyre et mal faire, non: ains le grand
Jupiter est celui, qui le premier descend du ciel en la terre,
ordonnant et disposant toutes choses: et puis les autres Dieux après,
dont l'un est surnommé le Donneur, l'autre le Bénin, l'autre le
Protecteur, et comme dit Pindare,
Apollo qui son char volant
parmi les astres va roulant,
Par les hommes en tout affaire
Est tenu le plus debonnaire.
Or comme disait Diogenes, Tout est aux Dieux, et toutes choses sont
communes entre amis, et les bons sont amis des Dieux: ainsi est-il
impossible, que ceux qui sont dévots et amis des Dieux, ne soient
quant-et-quant bienheureux, ni que un homme qui est vertueux, comme
temperant et juste, ne soit aussi dévot et religieux. Estimez vous
doncques que ceux qui ôtent le gouvernement de la providence des Dieux,
méritent autre supplice, et qu'ils ne soient pas suffisamment punis de
leur impieté, de se retrancher eux-mêmes d'une si grande joie et si
grande volupté, comme nous la sentons en nous mêmes, nous qui sommes
ainsi disposés et affectionnés envers les Dieux? Toute l'assurance et
toute la réjouissance d'Epicurus étaient un Metrodorus, et un
Polyaenus, et un Aristobulus: après lesquels il était toujours occupé,
ou à les penser malades, ou à les pleurer trêpassés: là où Lycurgus fut
appelé par la prophètisse Pythie,
De Jupiter ami, et de tous Dieux
Qui ont là-sus leur demeurance és cieux.
Et Socrates avait un esprit familier qui parlait familierement à lui,
pour l'amitié qu'il lui portait: et Pindare qui entendit Pan chanter un
des cantiques qu'il avait composés, pensons nous qu'ils en sentissent
en leurs coeurs une petite ou mediocre joie? ou Phormion quand il logea
en son hostel, Castor et Pollux, et Sophocles Aesculapius, ainsi que
lui-même se le persuadait, et les autres le croiaient pour les grandes
apparences qu'il y en avait. Il ne sera point hors de propos de réciter
en cet endroit, quelle foi et créance des Dieux avait Hermogenes, és
mêmes et propres termes qu'il écrit lui-même. «Les Dieux, dit-il, qui
savent tout, et qui peuvent <p 288v> tout, me sont tant amis pour
le soin qu'ils ont de ma personne et de mes affaires, que jamais ils
n'ignorent ni de jour ni de nuit, que c'est que j'aie envie de faire,
ni là où je propose d'aller: et pour autant qu'ils prevoyent ce qui me
doit advenir de quelque chose que j'entreprenne, ils m'en advertissent
toujours par quelque voix, par songes, ou par les presages du vol des
oiseaux.» Or est-il bien vraisemblable, que tout ce qui vient des Dieux
est bon: mais quand nous sommes persuadés, que les biens que nous
recevons, nous sont envoyés de speciale grâce d'iceux, cela nous
apporte une satisfaction, et nous donne une confiance grande, un
courage merveilleux, et une joie interieure qui rit aux bons: là où
ceux qui sont autres et autrement encouragés, empêchent ce qu'il y a de
plus doux en la prosperité, et ne laissent aucun refuge ni recours en
l'adversité: car quand il leur arrive quelque mesaventure, ils n'ont
autre retraite ni autre port que la dissolution, ou séparation du corps
et de l'âme, et privation de tout sentiment, comme si en une tourmente
et tempeste de mer, quelqu'un venait dire pour assurer les passagers,
que ni la navire n'aurait point de pilote, ni que les feux de Castor et
Pollux n'apparaitraient point pour appaiser les vagues, ni les violens
tourbillons des vents, Le feu de S. Herme. et toutefois qu'il n'y
aurait point de mal pour cela, parce que bientôt la navire serait
abismée et engloutie dedans la mer, ou qu'elle donnerait bientôt à
travers la côté, ou de quelque rocher, là où elle se briserait: car ce
sont les propres raisons dont Epicurus use és grièves maladies et
extremes périls, «Attens-tu quelque chose de bien par ta religion? tu
t'abuses: car l'essence de Dieu et de sa nature est bienheureuse et
immortelle, ne se saisissant point ni de courroux ni de pitié.
Imagines-tu quelque chose de meilleur après ta mort que ce que tu as en
ta vie? tu te trompes: car le suppôt et composé qui vient à être
dissolu et despecé, perd tout sentiment, et ce qui n'a point de
sentiment, ne nous touche en rien, ni en bien ni en mal.» Comment
doncques est-ce, mon bel ami, que tu me enhortes de manger et de faire
bonne chère? pource que la tourmente est si grande, que bientôt le
naufrage s'en ensuivra, et le péril extreme te conduira à la mort. Et
toutefois le pauvre passager, encore après que la navire est toute
brisée et fracassée, et qu'il en est dehors, s'appuie sur quelque peu
d'espérance, qu'il arrivera par quelque fortune à bord, et qu'il
gagnera la terre à nage: mais l'issue de la philosophie de ceux ici
Ne sort plus hors de la mer escumeuse,
quant à l'âme, pource que tout incontinent elle se dissout et perit
devant le corps même, tellement qu'elle sent une joie excessive,
d'avoir appris et reçu une si sage et si divine doctrine, que la fin de
toutes ses adversités et de tous ses maux, est de perir du tout, se
corrompre et être réduitte à néant. Mais cependant, dit-il, ce serait
sottise à moi de parler davantage de ce propos-là, vu que naguere nous
t'ouïsmes amplement discourir à l'encontre de ceux qui tienent, que les
raisons d'Epicurus nous rendent mieux dispos et plus prests à mourir,
que ne fait pas ce que Platon a écrit en son traité de l'âme. Et bien,
ce dit Zeuxippus, faudra-il que pour ce discours-là, celui-ci demeure
imparfait? et craindrons nous d'alléguer les oracles des Dieux, en
disputant à l'encontre d'Epicurus? Rien moins, dis-je alors:
Deux fois ouïr faut ce qui est honnête,
Qui que ce soit qui nous en admoneste,
ce dit Empedocles, et pourtant nous fait-il derechef prier Theon: car
je pense qu'il fut lors présent à ouïr toute la dispute: et puis il est
jeune, et ne craint point, comme nous faisons, que les jeunes gens
l'accusent de faute de mémoire. Alors Theon comme étant contraint, Et
bien (dit-il) puis qu'il faut que je le face, je ne ferai pas comme toi
Aristodemus: car tu as eu crainte de redire ce que celui-ci avait
naguere dit, et moi j'userai de ta même deduction, car il me semble que
tu as bien <p 289r> divisé les hommes en trois sortes: la
première, celle des méchants: la seconde, celle de la commune et des
ignorans: et la troisiéme, celle des sages et des gens de bien et
d'honneur. Ceux doncques qui sont mauvais et méchants, en redoutant les
peines générales, et punitions proposées à tous, auront peur de
commettre aucun malefice: et à cette occasion ne se bougeans, ils en
vivront plus doucement, avec moins de trouble et de perturbation: car
Epicurus n'estime pas qu'il y ait autre moyen de détourner les hommes
de mal faire, que par la crainte du supplice, de manière qu'il leur
faut encore imprimer les frayeurs de la superstition, et braquer à
l'encontre d'eux les tremeurs du ciel et de la terre tout ensemble, des
tremblemens et ouvertures de la terre, et généralement toutes sortes de
peurs et de suspicions, pourvu que étant effroiés, par ce moyen, ils
soient pour vivre plus modestement, et se comporter plus doucement: car
il leur est plus expédient de ne commettre aucun malefice, par crainte
des tourments qu'ils seraient pour en souffrir après leur mort, que non
pas en transgressant et violant les lois, vivre toute leur vie en
péril, frayeur et defiance. Quant au menu peuple et la commune
ignorante, outre la crainte de ce que l'on crait être aux enfers,
l'espérance de l'eternité que nous promettent les Poètes, et la
cupidité de toujours être, qui est le plus ancien et le plus véhément
de tous les désirs, surpasse en volupté, et en doux contentement, cette
puerile crainte des enfers, tellement qu'après avoir perdu leurs
enfants, leurs femmes et leurs amis, encore aiment-ils mieux être, et
demeurer en vie avec toutes les calamités, que d'être de tout point
ôtés de ce monde, peris et réduits à néant: et écoutent plus volontiers
ces manières de parler, quand on dit d'un mort qu'il est passé de ce
monde en l'autre, et qu'il est allé à Dieu, et autres façons de parler,
qui signifient que la mort soit seulement une mutation de l'âme, et non
pas une entière abolition: et parlent ainsi le plus souvent,
J'auray encor' pardelà souvenance
De mon ami et sa douce accointance.
Et, Que conterai-je à Hector de ta part,
Et que dirai-je à ton mari vieillard?
De là est procédé l'erreur, qu'il leur semble qu'ils allégent leur
douleur, quand ils ont enterré les armes, les meubles et les vêtements,
dont soûlaient ordinairement user les trêpassés, avec eux, comme fit
Minos, qui ensevelit quant et Glaucus ses flûtes Candiotes,
faites des os de biche tavelée.
Et s'ils ont opinion que les defuncts désirent ou demandent quelque
chose, ils sont bien aises de le leur envoyer et bailler: comme
Periander fit, qui brûla quant et le corps de sa femme ses habillements
et ses bagues, pource qu'il lui fut avis qu'elle les lui demandait, et
disait qu'elle endurait froid: et ne redoutent pas fort un juge Aeacus,
un Ascalaphus, ni un fleuve d'Acheron, attendu qu'ils leur attribuent
des danses, des jeux, et de toute sort de Musique, comme s'ils y
prenaient plaisir: mais il n'y a celui qui ne tremble de frayeur, quand
ils voyent la face de la mort, comme chose effroiable, tenebreuse et
melancholique, d'être privé de tout sentiment, tomber en oubliance et
ignorance de toutes choses. Ils fremissent d'horreur quand ils
entendent ces façons ici de parler, Il est perdu, Il est peri, Il n'est
plus au monde: et perdent patience quand ils oyent dire,
Dedants la terre il pourrira,
Et plus aux festins il n'ira:
Plus il n'entendra le doux bruire
ni des flûtes, ni de la lyre.
Et, Depuis que l'âme une fois départie
<p 289v> D'avec le corps hors des dents est sortie,
Il n'y a plus moyen de la tenir,
De la reprendre, ou faire revenir.
Et leur semble qu'on les assomme, quand ces Epicuriens leur disent,
Nous autres mortels avons été nés une fois pour toutes, et ne pouvons
pas être deux fois, ains faut n'être plus éternellement. Car pensants
en eux que c'est si peu de chose, ou plutôt rien du tout en durée, que
le présent, à comparaison de l'eternité, ils le jettent-là sans en
faire compte, ni tâcher d'en jouir, mettants à nonchaloir toute vertu
et toute honorable entremise d'action, par une manière de
descouragement et de contemnement d'eux-mêmes, comme étant de si courte
durée, si incertaine et si malassurée, et bref inhabiles à faire rien
de grand. Car de dire que l'homme mort demeure privé de tout sentiment,
parce que c'est un suppôt composé qui s'est dissolu et dissipé, et que
ce qui est dissolu n'a point de sentiment, et que ce qui n'a point de
sentiment ne nous touche doncques en rien: toutes ces belles raisons-là
ne nous ôtent pas la crainte de la mort, ains au contraire elles
ajoutent la preuve, demontration et confirmation d'icelle crainte,
parce que c'est cela proprement que la nature redoute que dit le poète,
Puissiez vous tous devenir eau et terre,
c'est à savoir la resolution de l'âme en chose qui n'a ni sentiment, ni
intelligence quelconque: laquelle resolution Epicurus dit, qu'elle se
fait en vides et en atomes, par où il retranche encore davantage toute
espérance d'immortalité, pour laquelle il ne s'en faut guères que je ne
dise, que tous, tant hommes que femmes, voudraient plutôt combattre à
belles dents à l'encontre de Cerberus, et porter l'eau en vaisseaux
percés comme les Danaïdes, que de perir du tout, à fin de pouvoir
seulement demeurer en être, et qu'ils ne fussent point abolis
entièrement: combien qu'il n'y a guères d'hommes qui craignent ces
choses-là, sachants très bien que ce sont fictions poétiques, et contes
faits à plaisir, que les meres et les nourrices donnent à entendre aux
petits enfants: et encore ceux qui les craignent, ont certains
ceremonies et purgations, par lesquelles ils ont opinion qu'étant
purgés et sanctifiés en ce monde, ils s'en vont en l'autre en lieux
plaisants, où ils ne font que jouer et danser, en un air pur, un vent
doux, et une lumière gracieuse, là où la privation de vie fâche les
jeunes et les vieux: car nous sommes tous impatiemment amoureux et
désireux de voir
Ce beau Soleil qui éclaire la terre,
comme dit Euripides: et ne sommes pas contents, ains marris, quand on nous vient dire,
Le grand oeil immortel du monde
éclairant la machine ronde,
Avecques son char attelé
S'en est dessous la terre allé.
Et pourtant avec la persuasion de l'immortalité, ils ôtent au commun
peuple les plus grandes et plus douces espérances qu'ils aient. Or que
pensons nous doncques qu'ils ôtent aux gens de bien et d'honneur, qui
ont justement et saintement vécu en ce monde, et qui n'attendent au
partir rien de mal en l'autre, ains espèrent tous les plus grands et
les plus divins biens qui sauraient advenir à l'homme? car premièrement
les champions qui combattent és jeux sacrés, ne sont jamais couronnés
tant qu'ils combattent, ains seulement après qu'ils ont combattu et
qu'ils ont vaincu: aussi eux estimans, que le prix de la victoire de
cette vie est rendu aux gens de bien après le cours de cette vie, on ne
saurait dire combien de contentement ils ont de la conscience de leur
vertu pour ces espérances-là, qui les assurent de <p 290r> voir
un jour ceux qui maintenant abusent outrageusement et insolentement de
leurs biens, et de leur puissance et authorité, et qui se moquent
follement de ceux qui valent mieux qu'eux, payants les justes peines
que méritent leur orgueil et insolence. Et puis il n'y eut jamais homme
de ceux qui sont enamourés de savoir, qui ait en ce monde assouvy son
désir de la connaissance de vérité, et de la contemplation de ce qui
est, attendu qu'ils ne le voyent qu'à travers une nuée, ou un
brouillas, qui sont les organes de ce corps, se servants du discours de
la raison humaine, faible, trouble et empêchée à merveilles, en
regardant toujours contremont, et tâchant à s'en voler hors de ce
corps, comme un oiseau qui prend son vol pour voler en un autre grand
lieu reluisant, rendant leur âme légère, et déchargée de toutes
passions et affections terrestres, basses et transitoires, par le moyen
de l'étude de philosophie, laquelle ils prennent pour un exercice de
mourir, tant ils estiment que la mort soit un bien grand et parfait à
l'âme, qui alors vivra pardelà d'une vie vraie et certaine: là où
maintenant elle ne vit pas à certes, ains ressemble sa vie présente aux
vaines illusions de quelque songe: et s'il est ainsi que dit Epicurus,
que la recordation d'un ami trêpassé soit fort douce en toutes
manières, on peut dés ici assez connaître, de quelle joie ils se
privent eux-mêmes, ces Epicuriens ici, qui cuident quelquefois en
songeant, recevoir les umbres et images de leurs amis trêpassés, et
aller après pour les embrasser: encore que ce soient choses vaines, qui
n'ont ne sentiment, ni entendement, et cependant ils se frustrent
eux-mêmes de l'attente de converser jamais au vrai avec leur cher père,
leur chère mère, ni de revoir jamais plus leur honnête femme, se
bannissants de toute telle espérance de si amiable compagnie, et si
douce fréquentation, comme ont ceux qui tienent les mêmes opinions que
tenaient Pythagoras, Platon et Homere, touchant la nature de l'âme. Si
me semble qu'Homere a bien en passant montré taisiblement, quelle est
en cela leur affection, quand il fait abattre au milieu de la presse
des combattants l'image d'Aeneas, comme s'il fut véritablement mort, et
puis incontinent après il le fait venir sur les rangs sain et sauf,
entier de tous ses membres,
Dont ses amis de joie tressaillirent,
Quand approcher sain et sauf ils le vîrent,
Entier de tous ses membres, vigoureux
Pour bien combattre, et le coeur généreux.
et quittants là son idole et image, se rangèrent tout autour de
lui-même. Nous doncques, puis que la raison nous preuve et nous montre,
que l'on peut encore véritablement converser et fréquenter avec ses
amis trêpassés, voyants et sentants, fuyons ceux qui ne le peuvent
croire, ni rejeter arrière tous idoles, images, et écorces, dedans
lesquelles ils ne font toute leur vie que regretter et lamenter en
vain. Mais outre cela, ceux qui se persuadent que la fin de cette vie
soit le commencement d'une autre meilleure, s'ils sont en ce monde bien
à leur aise, ils en sont tant plus contents de mourir, d'autant qu'ils
s'attendent de jouir encore de plus grands biens en l'autre: et si
leurs affaires ne leur succèdent pas selon leur désir ici, ils ne sont
pas fort marris d'en partir, d'autant que l'espérance qu'ils ont des
biens et plaisirs qui leur doivent advenir, leur donnent des voluptés
et attentes incroiables, lesquelles effacent et abolissent toute
défectuosité, et toute malencontre de l'âme, qui supporte doucement et
patiemment tout ce qui lui survient par le chemin, ou plutôt par un
court destour de chemin: là où au contraire ceux qui craient que la vie
se termine en un anéantissement privé de tout sentiment, à ceux-là la
mort ne leur apporte point de fin et de mutation à leurs maux, ains est
douloureuse en l'une et en l'autre fortune: mais plus à ceux qui sont
heureux en ce monde, que non pas à ceux qui sont misérables: pource que
à ceux-ci, elle leur retranche court toute espérance de meilleure
fortune, <p 290v> et à ceux-là elle leur ôte un bien certain, qui
est le vivre joyeusement. Et tout ainsi comme les drogues medicinales
ne sont bonnes ni plaisantes à l'estomach, mais nécessaires: et comme
elles allégent et guérissent les malades, aussi gâtent et
endommagent-elles les corps sains: aussi la doctrine d'Epicurus à ceux
qui sont infortunés, et qui vivent misérablement en ce monde, elle leur
promet une issue non heureuse de leurs maux, qui est l'anéantissement
et totale dissolution de leur âme: et à ceux qui ont le sens bon, et
abondance de tous biens, elle leur ôte et empêche la tranquillité de
leur esprit, en les réduisant d'un vivre heureusement, à un non vivre,
et non être totalement. Car premièrement il est certain, que
l'appréhension de la perte de ses biens afflige et contrite autant
l'homme, que l'attente certaine, ou la jouissance et fruition présente
le réjouit: toutefois ils nous veulent faire à croire, que
l'appréhension de devoir être resolu à néant leur laisse un bien très
assuré et très plaisant, c'est à savoir la réfutation d'une crainte et
doute de maux infinis, qui jamais ne sont à bout, et disent que la
doctrine d'Epicurus fait cela, en ôtant la crainte de la mort, et
enseignant que l'âme se dissout. Si doncques c'est un très doux
contentement, comme ils disent, que d'être délivré de la crainte et
attente de maux et miseres sans fin, comment ne sera-il moleste et
grief, se sentir privé de l'espérance des biens sempiternels, et de
perdre la supréme et souveraine félicité? Ainsi n'est-il bon ni aux
uns, ni aux autres, ains est le non être ennemi naturel et contraire à
tout ce qui est: mais ceux à qui le mal de la mort ôte les miseres de
la vie, ceux-là ont pour un froid réconfort l'insensibilité, comme
s'ils s'en étaient fuïs: et au contraire, ceux qui vivent en toute
prosperité, et puis vienent soudain à se changer en rien, il me semble
que je vois manifestement, que ceux-là attendent une fin fort
redoutable, attendu qu'elle fera cesser leur félicité, et parce que la
nature ne redoute pas cette insensibilité ou privation de sentiment,
comme le commencement d'un autre être, ains la craint, pour autant que
c'est une privation des biens qu'elle a présents: car de dire que ce
qui se fait avec la perdition de tout ce qui est notre, ne nous touche
en rien, il semble que si fait à bon escient, par cette cogitation et
appréhension-là: et n'est pas l'insensibilité qui afflige et contriste
ceux qui ne sont pas, ains ceux qui sont, quand ils vienent à réputer
le dommage qu'ils reçoivent de n'être plus, et que par la mort ils
seront réduits à néant. Car ce n'est pas le chien à trois têtes,
Cerberus, ni la rivière de pleurs, Cocytus, qui rendent la crainte de
la mort infinie et interminée, ains est la menasse de n'être plus rien,
et de ne pouvoir jamais plus retourner en être, depuis que l'on est une
fois peri, parce que l'on ne saurait deux fois être, ains faut
éternellement n'être plus, comme dit Epicurus: car s'il n'y a point de
fin au non être, et qu'il soit infini et immuable, il se treuve
doncques un mal éternel et infini, qui est la privation de biens par
une insensibilité, laquelle ne prendra jamais fin. En quoi il semble
qu'Herodote ait été plus sage quand il dit, que Dieu ayant goûté la
douceur de l'eternité s'est montré en cela envieux, mêmement à ceux qui
semblent être heureux en ce monde, ausquels la volupté n'est que un
appât et amorce de douleur, quand ils viennent à goûter ce dont ils
seront privés: car quelle joie, quelle aise et quelle fruition de
plaisir ne chasserait et ne romprait cette imagination et cogitation de
l'âme tombant continuellement comme en une mer vaste de cette infinie
eternité, mêmement en ceux qui constituent tout le bien et toute la
béatitude en la volupté? Et s'il est vrai ce que pense Epicurus arriver
à la plupart des hommes, de mourir en douleur, il n'y a certainement
plus de moyen de réconforter la crainte de la mort, qui nous mène par
de griefs maux à la privation et perdition du souverain bien: et
néanmoins ils ne cessent jamais de combattre à l'encontre de cela,
voulants à toute force contraindre les hommes de croire que c'est un
bien d'échapper et eviter le mal, et néanmoins estimer que ce <p
291r> ne soit point de mal que d'être privé de biens. Ils confessent
bien, que la mort n'a plus ni joie ne espérance aucune, ains que toute
douceur et tout bien nous est par elle resequé: là où en ce temps-là,
au contraire, ceux qui estiment les âmes être immortelles et
incorruptibles, s'attendent d'avoir et de jouir de plusieurs grands et
divins biens, et que par grandes révolutions elle converseront tantôt
en la terre, tantôt au ciel, jusques à ce qu'elles viendront avec la
générale resolution du monde universel, avec le soleil et la lune,
s'enflammer en un feu spirituel et intellectuel. Epicurus ôte et
retranche aux hommes cette grande place de tant et de si grandes
voluptés, et en abolissant toute l'espérance que l'on doit avoir en
l'aide et faveur des Dieux, il éteint en la vie contemplative le désir
de savoir et apprendre: et en l'active, le désir de se faire valoir et
d'acquérir gloire et honneur, en restraignant et abattant la nature à
une sorte de joie fort étroite et impure, qui est la volupté de la
chair, comme si elle n'était point capable de plus grand bien, que
d'eviter le mal.
XLII. Si ce mot commun, Cache ta vie, est bien dit. C'était un precepte
fort commun et fort estimé entre les Epicuriens, mis en avant par
Neocles le frère d'Epicurus, ainsi que dit Suidas, par lequel il
conseillaient à qui voulait être heureux, de ne s'entremettre d'affaire
quelconque publique.
VOIRE-MAIS celui même qui l'a dit, voulait bien que l'on sût, que
c'était lui qui l'avait dit: car il le disait expressément à fin qu'il
ne demeurât pas inconnu, ains que l'on sût qu'il entendait quelque
chose plus que les autres, se voulant acquérir une gloire qui ne lui
était pas due, par divertir les autres de tâcher à en acquérir:
Je hay celui qui a nom d'être sage,
Et ne sait pas l'être à son advantage.
On lit que Philoxenus fils de Eryxis, et Gnaton le Sicilien, hommes
glouttons et fort sujets à leur bouche, quand ils étaient en un
banquet, se mouchaient dedans les plats, afin que par ce moyen
divertissants ceux qui étaient à table, ils se gorgeassent et
remplissent eux seuls, à coeur saoul, des viandes servies: Aussi ceux
qui sont desmesureement et excessivement ambitieux, blâment devant les
autres, comme devant leurs corrivaux, la gloire et l'honneur, à fin
qu'eux en jouissent seuls et sans competiteurs: en quoi ils font ne
plus ne moins que les forçaires qui voguent en une galere: car combien
qu'ils regardent vers la pouppe, si est-ce qu'ils poussent la proue en
avant, afin que le flus de l'eau courante tout à l'entour, par la
réciprocation des rames aide à chasser le vaisseau en avant: aussi ceux
qui donnent de tels preceptes, faisants semblant de fuyr la gloire, la
poursuivent. Car qu'il soit ainsi, quel besoin était-il de dire cela,
quel besoin de l'écrire? et après l'avoir écrit, quel besoin était-il
de le publier à la posterité, s'il voulait que ceux de son temps ne le
connussent point, vu qu'il veut être connu de ceux mêmes qui seront
après lui? Et comment ne serait la chose mauvaise, Cache ta vie, que
l'on ne sache point que tu ayes vécu? comme s'il disait, garde que l'on
ne sache que tu ayes fouillé et saccagé les sepulchres des trêpassés:
mais au contraire, il est déshonnête de vivre en sorte que personne
n'en sache rien, et voudrais dire tout l'opposite, Ne cache point ta
vie, encore que tu ayes mal vécu, ains fay toi connaître, amende toi,
repens toi: si tu as de la vertu, ne sois point inutile: si tu as des
vices, ne demeure point sans te faire penser: ou plutôt, fais une
distinction et division. A qui est-ce que <p 291v> tu donnes ce
precepte-là? si c'est à un ignorant, ou à un méchant, ou à un fol,
c'est autant comme si tu disais, cache ta fièvre, cache ta frenesie,
garde que le médecin ne le sache, va te jeter en quelque lieu tenebreux
où personne ne te voie, ni toi ni tes passions aussi: va te cacher avec
la maladie incurable et mortelle des vices, couvre tes envies, tes
superstitions, comme un poux hasté et élevé, craignant de te bailler et
montrer à ceux qui auraient le moyen de t'admonester, corriger et
guérir: là où les bienanciens jadis soûlaient penser et traiter les
malades même du corps tout publiquement: et lors chacun qui avait eu
connaissance d'un mal semblable, ou en soi-même ou en autrui, dont il
aurait été guari, le déclarait à celui qui en avait besoin: et dit-on
que la science de médecine née et accrue par expérience, est ainsi
devenue grande. Ainsi fallait-il découvrir à tous les vies malades, et
les infirmités de l'âme, les toucher, et en considérant les
inclinations de chacun, leur dire: à l'un, Tu es sujet à te courroucer,
donne toi garde de cela: à l'autre, Tu es jaloux, fais une telle chose:
à un autre, Es tu amoureux? je l'ai aussi été autrefois, mai je m'en
suis repenti. Et maintenant, au contraire, en le nyant, en le cachant
et le couvrant, les hommes enfoncent le plus bas qu'ils peuvent le vice
au dedans d'eux. Et si c'est aux gens de bien que tu conseilles de se
cacher, et de ne se faire point connaître, c'est autant comme si tu
disais à Epaminondas, Ne prends point charge d'armée: ou à Lycurgus, ne
t'amuse point à faire des lois: et à Thrasybulus, ne tue point les
tyrans: et à Pythagoras, n'enseigne point: et à Socrates, ne discour
point: et à toi le premier Epicurus, n'écri point à tes amis qui sont
en Asie, ne communique point avec ceux d'Aegypte, et ne côtoye point,
comme estaffier, les jeunes gentils-hommes de Lampsaque, et n'envoye
point à tous et à toutes de tes livres, pour faire montre de ta
science, et n'ordonne point de ta sepulture. A quoi tendaient tes
tables communes? à quoi servaient tant de milliers de vers que tu
écrivais et composais à grand labeur, sur Metrodorus, sur Aristobulus,
et sur Chaeredemus, à fin qu'après leur mort même il ne fussent point
inconnus? était-ce afin que tu donnasses la loi à la vertu d'oubliance,
aux arts de ne rien faire, à la philosophie de silence? Et si tu veux
ôter de la vie de l'homme la connaissance, ne plus ne moins que si tu
ôtois d'un festin toute lumière, afin que l'on ne connaisse pas que toi
et les tiens faites tout pour la volupté, et à fin de volupté, tu as
raison de conseiller, Cache ta vie. Oui bien certes, si je veux passer
ma vie avec une putain Hedia, avoir ordinairement avec moi une
Leontion, mêpriser toute honnêteté, colloquer tout mon bien és
chatouillements de la chair: ces fins-là certainement ont besoin d'être
cachées de tenebres, et obscurcies de la nuit: c'est à cela qu'il faut
conseiller l'oubliance, et le non être connu. Mais si aucun en la
science naturelle a appris à louer en cantiques Dieu, la justice, et la
providence divine: en la science morale, la loi, la societé humaine, le
gouvernement de la Chose publique, et en icelui l'honneur, et non pas
son profit, pourquoi veux-tu que celui-là cache sa vie? à fin qu'il
n'enseigne personne, à fin qu'il ne donne à personne ni envie ni
exemple de bien faire? Si jamais Themistocles n'eût été connu des
Atheniens, jamais la Grèce n'eût repoussé Xerxes: et si Camillus n'eût
point été connu des Romains, à l'aventure ne fut Rome demeurée ville.
Si Platon n'eût connu Dion, jamais la Sicile n'eût été délivrée de
tyrannie. Mais comme la lumière fait que non seulement nous nous
entreconnaissons, mais aussi elle nous rend utiles les uns aux autres:
aussi à mon jugement, l'être connu apporte non seulement gloire, mais
aussi moyen de s'employer à la vertu, comme Epaminondas étant inconnu
aux Thebains jusques à l'âge de quarante ans, ne leur apporta aucun
profit: mais depuis qu'ils l'eurent connu, et se furent fiés à lui de
la conduitte de leur armée, il conserva la ville de Thebes qui s'en
allait perir, et <p 292r> délivra la Grèce qui était prochaine à
servir, montrant en gloire, ne plus ne moins qu'en une claire lumière,
la vertu produisant ses effets, quand il en est temps: car comme dit
Sophocles,
Comme le fer est clair et reluisant
Tant que la main de l'homme en va usant,
Et la maison où ne se tient personne,
Avec le temps du toit en terre donne:
Aussi non seulement le fer, mais les moeurs mêmes, les conditions et le
naturel de l'homme se corrompent, attirants une moisissure relante, et
une vieillesse, en ne faisant rien par ignorance, un silence muet, une
vie sedentaire, retirée à part en oisiveté, met en langueur non
seulement les corps, mais aussi les âmes des hommes. Et tout ainsi
comme les eaux cachées, pour autant qu'elles sont couvertes et
ombragées, et qu'elles croupissent, elles se pourrissent: aussi ceux
qui ne bougent, et ne s'employent point, encore qu'ils ayent quelque
chose de bon en eux, et ne le font point sortir dehors, ni n'exercent
point les naturelles facultés qui étaient nées avec eux, se corrompent
et envieillissent. Ne voyez vous pas, quand la nuit s'approche, comme
et les corps deviennent plus pesants à besogner, et les esprits plus
mornes et paresseuz à s'évertuer, et le discours de l'entendement plus
assopy et abattu en soi, ne plus ne moins qu'un feu s'en va mourant, et
comme pour une lâcheté et fâcherie qui lui vient, il est agité de peu
de diverses imaginations, qui est un quotidian avertissement secret à
l'homme, combien sa vie est courte?
Mais au Soleil les rais espanouis
ayant rendu songes évanouis:
et après que, par manière de dire, mêlant ensemble les actions et les
pensées des hommes avec sa lumière, il les réveille et excite, comme
dit Democritus: Au point du jour, les hommes courants comme dedans un
chariot, du désir de s'entrerencontrer vitement l'un deçà, l'autre
delà, se levent pour vaquer à leurs affaires. Et m'est avis que le
vivre même, voire le naître, et participer à la génération des hommes,
nous est donné de Dieu, à fin de le connaître: car il est inconnu et
caché en cette grande machine de l'univers, pendant qu'il s'y promene
çà et là par les menus: mais quand il se recueille en soi, et prend sa
grandeur, alors il reluit, et devient apparent au lieu de caché, et
manifeste au lieu de couvert qu'il était: car connaissance n'est pas le
chemin à l'essence, comme aucuns veulent dire, mais au contraire
l'essence est le chemin à la connaissance, pource que la connaissance
ne fait pas chaque chose, mais seulement elle la montre quand elle est:
comme ni la corruption de ce qui est, n'est point un transporter à non
être, ains plutôt un amener ce qui est dissolu à non apparaitre. C'est
pourquoi selon nos ancienes lois et traditions, estimants que le Soleil
soit Apollo, nous l'appellons Delius et Pythius: et celui qui est
seigneur de l'autre monde, soit Dieu, ou Démon, s'appelle Ades,
d'autant que quand nous venons à nous dissoudre, nous allons en une
obscurité où l'on ne voit rien,
Devers le Roi des tenebres de nuit,
Et du sommeil paresseux et sans bruit.
Et me semble que les anciens mêmes ont appelé l'homme Phota, de la
lumière, à cause qu'il y a en chacun de nous un véhément désir de nous
entreconnaître, et être entreconnus, à cause de la consanguinité qu'il
y a entre nous. Et y a des philosophes qui estiment mêmes que l'âme
soit une lumière de substance: ce qu'ils jugent tant par autres signes,
comme parce qu'il n'y a rien en ce monde que l'âme haïsse tant que
l'ignorance, et refuit tout ce qui est obscur et sans clarté, et se
trouble quand elle entre en lieux tenebreux, étant pleins de crainte et
de soupçon pour elle: et lui est la clarté si douce et si désirable,
qu'elle ne veut point avoir les autres <p 292v> choses qui
naturellement sont délectables, sans lumière, ni en tenebres, ains est
ce qui rend tout plaisir, tout passe-temps, et toute récréation plus
douce et plus délectable, comme une fausse commune à toutes viandes, et
celui qui se jette en ignorance et s'en revêt, faisant de sa vie une
représentation de mort, il semble qu'il se lasse d'être, et se fâche de
vivre: et néanmoins on tient que le lieu où sont les âmes des gens de
bien et bienheureux, n'est autre chose que la nature de la gloire, et
de l'être:
Le Soleil qui toujours leur luit,
éclaire de là notre nuit:
De roses vermeilles fleuries
Sont leurs belles grandes prairies:
et là toute la campagne ouverte est tapissée des fleurs de toutes
sortes d'arbres sans fruits, mais couverts de fleurs: et là y a de
belles rivières qui ne font bruit quelconque, tant elles coulent
doucement, et s'entretienent à discourir ensemble et raconter et qui a
passé par ce devant, et ce qui est, s'entre-accompagnans, et
s'entreconvoyants les unes les autres. Puis il y a une troiséme voie de
ceux qui ont mal vécu et qui sont méchants, laquelle precipite leurs
âmes en une abisme de tenebres,
Où les croupissantes rivières
De la nuit, hors de leurs fondrières
Vomissent une infinité
De tenebreuse obscurité:
engloutissants et enfouissants ceux qui sont punis en oubliance et
ignorance: car il n'y a pas des vautours qui mangent continuellement le
foie des méchants couchés et renversés par terre, car il est pieça ou
brûlé ou pourri: ne n'y a pas des fardeaux qui oppriment et accablent
les corps de ceux qui sont punis, pource que les os et la chair n'ont
plus de ligatures de nerfs, et n'ont plus les trêpassés aucun reste de
corps capable de recevoir punitions, ce qui est propre à chose dure et
qui resiste. Mais la vraie unique manière de châtier et punir ceux qui
ont mal vécu en ce monde, est une infamie, une ignorance, et une
abolition entière et anéantissement total qui les emporte au fleuve de
Lethé, qui signifie oubliance, en lieu où il n'y a ris aucun, ni aucune
réjouissance, et les plonge en la vaste mer qui n'a fond ne rive, de
lâcheté inutile à tout bien, et paresse qui ne sait rien faire, sinon
tirer après soi un oubli, et va ensevelissement en toute ignorance et
toute desconnaissance.
XLIII. Les Règles et Preceptes de Santé, en forme de devis. Les
personnages qui parlent en ce devis, Moscion et Zeuxippus. MOSCHION.
TU détournas doncques hier, ami Zeuxippus, le médecin Glaucus, qui ne
demandait qu'à conferer et communiquer avec nous. ZEUXIPPUS. Je ne l'en
détournay point, ami Moschion, je jamais il n'eut volonté de ce faire:
mais je fuis ce que je craignois, c'était de lui donner occasion et
prise de s'attacher à moi, sachant bien qu'il ne demandait autre chose:
car en la médecine, comme dit Homere,
Il vaut tout seul autant que plusieurs autres:
mais quant à la philosophie, il ne lui veut point de bien, ains a
toujours quelques âpres et fâcheuses paroles à dire contre elle:
mêmement lors que je le voyais venir droit à l'encontre de nous, criant
de tout loin à haute voix, <p 293r> que nous avions entrepris un
grand cas, et qui n'était guères honnête: c'est, que nous avions rompu
les confins, et, par manière de dire, levé les bornes des sciences, en
discourant de la manière de vivre sainement. Car les confins,
disait-il, des médecins et des philosophes, comme l'on dit en commun
proverbe, des Phrygiens et des Mysiens, sont séparés: et davantage il
avait en la bouche quelques propos, que nous avions tenus par manière
de passe-temps seulement, qui n'étaient pas inutiles pourtant, lesquels
il allait déchirant et reprenant. MOSCHION. Et je serais bien aise
d'entendre ces propos-là dont il se moquait, et les autres que vous
eustes sur ce sujet-là, s'il te venoir à gré de me les dire. ZEUXIPPUS.
Je le crois certainement, Moschion, pource que tu es naturellement
enclin à la philosophie, et ne treuves pas bon qu'un philosophe n'aime
la médecine, te semblant étrange qu'il estime lui être plus convenable
qu'on le voie étudiant en la Geometrie, en la Dialectique, ou en la
Musique, que d'enquérir et d'apprendre
Ce qu'il y a de bien ou mal chez lui:
c'est à dire, dedans son corps, Et toutefois vous voyez ordinairement,
qu'il y a plus grand nombre de spectateurs aux théâtres, là où l'on
distribue quelque pièce d'argent à ceux qui s'y assemblent pour voir
l'ébattement des jeux, ainsi que l'on fait à Athenes, qu'il n'y en a
aux autres: et la médecine est une des sciences liberales, en laquelle
il n'y a pas moins de beauté, et de subtilité, et de plaisir, qu'en
autre quelle qu'elle soit: mais outre cela, encore paye elle à ceux qui
l'aiment une grande distribution pour leur salaire, qui est la
conservation de leur vie, et de leur santé: pourtant ne faut-il pas
accuser les philosophes qui discourent des choses saines, et malsaines,
d'avoir outrepassé leurs confins, ains plutôt les faudrait-il blâmer,
s'ils ne levaient et ôtaient entièrement ces bornes, pour labourer,
comme en un champ commun avec les médecins, à la contemplation des
choses belles et honnêtes, enquérants par leurs discours ce qui est
ensemble et plaisant à entendre, et nécessaire à savoir. MOSCHION. Mais
laissons là le médecin Glaucus, je te prie Zeuxippus, qui par sa
gravité veut qu'on l'estime accomply de tout point, sans avoir aucun
besoin de la philosophie, et me raconte tous les propos que vous
eustes, mêmement ceux-là les premiers, s'il te plaît, que tu avais dit
en jouant, et non pas trop à certes, que Glaucus allait reprenant.
ZEUXIPPUS. Je le veux bien. Ce notre ami doncques disait avoir ouï dire
à quelqu'un, que avoir toujours les mains chaudes, et ne les laisser
pas refroidir, était chose grandement utile à la santé: et au
contraire, que d'avoir ordinairement les extrémités froides, chassait
la chaleur au dedans du corps, et nous apportait comme un accoutumance,
et une usance à la fièvre: mais que la tourner au dehors, et tirer avec
la chaleur la matière d'icelle, et la distribuer également par tout le
corps, était chose saine, comme nous voyons qu'en besongnant des mains,
et en faisant quelque ouvrage, le mouvement nous y fait venir et y
maintient la chaleur: mais si nous n'avons de telle besogne à faire,
qu'il ne faut pas pourtant recevoir la froideur aux extrémités du
corps: Voilà l'un des points dont il se riait et moquait. Le second
fut, à mon avis, touchant les viandes que l'on donne aux malades, qu'il
conseillait qu'en santé même on en goûtât un petit par intervalle de
temps, pour s'y accoutumer, afin que l'on ne les eût point en horreur,
comme ont les petits enfants, et que l'on ne haïst point celle manière
de vivre, ains que l'on la se rendît peu à peu familiere, afin que
quand il adviendrait que l'on serait malade, on n'eût pas à contrecoeur
ces viandes-là, comme si c'étaient drogues medicinales, et que nous ne
nous fâchissions point de manger quelquefois d'une seule viande simple,
sans sauce ne rôti: à cette cause voulait-il que l'on ne trouvât point
étrange, de venir quelquefois à la table sans s'être premièrement
baigné ou étuvé, ni de boire de l'eau quand il y aurait du vin, ni de
boire chaud en été, quand bien il y aurait de la <p 293v> neige,
pourvu que l'on ne fît point ces abstinences-là par ambitieuse
ôtentation de vaine gloire, et pour s'en vanter après, ains à par sans
en mot dire, et pour accoutumer peu à peu notre appétit à obeïr
facilement à la raison et à ce qui est utile, en ôtant de loin à notre
âme cette mignardise délicate, de se plaindre trop és maladies, et
regretter les grands plaisirs, et agreables voluptés, qu'elle soûlait
avoir au lieu de la basse et étroite règle de vivre, à laquelle elle se
voit réduitte. Car il ne fut jamais mal dit, Choysi la vie la meilleure
qui soit, et l'accoutumance te la rendra plaisante: ce qui à l'épreuve
se trouvera utile en toutes choses, mais principalement quant aux
traitements de la personne, en s'accoutumant à ceux qui sont les plus
salubres, on les rends plus familiers, plus amis, et plus connuz à
notre nature se ramenant en la mémoire ce que font et que disent les
autres en leurs maladies, comment il se courroucent, et se tourmentent,
quand on leur présente à boire de l'eau chaude, ou quelque chaudeau à
humer, ou du pain sec, comment ils appellent cela fâcheuse et
mauplaisante viande, et fâcheux et importuns ceux que les veulent
contraindre d'en prendre. Il y en a eau plusieurs que le baing a fait
mourir, qui n'avaient pas grand mal du commencement, sinon qu'ils ne
pouvaient boire ni manger que premièrement ils ne se fussent baignés,
et lavés en l'étuve: entre lesquels à été l'Empereur Titus, ainsi que
témoignent ceux qui le pensèrent en sa maladie. Il fut dit aussi, que
toujours les plus simples viandes, et qui coûtent le moins, sont les
plus salubres au corps, et que sur tout il se fallait bien donner garde
de réplétion, d'ivrongnerie, et de volupté, mêmement quand on sent
approcher une fête, où l'on a accoutumé de faire grand' chère, ou bien
que l'on doit faire un banquet à ses amis, ou que l'on attend quelque
festin de Roi, ou de Prince, là où on est contraint de boire d'autant à
son tour, que l'on ne l'ose refuser, afin que lors que l'on est encore
en beau temps et serain, on prepare son corps de bonne heure, pour le
rendre plus gaillard, et plus dispos contre le vent et la tempeste qui
le menasse: car il est bien difficile en telles assemblées et fêtes de
seigneurs et d'amis, de se maintenir en une mediocrité, et accoutumée
sobrieté, que l'on ne soit trouvé fâcheux, malplaisant et ennuyeux à
toute la compagnie. Afin doncques que l'on ne mette point feu sur feu,
réplétion sur réplétion, et vin sur vin, il serait bon d'imiter et
ensuivre à bon escient le tour que jadis le Roi Philippus fit par jeu,
qui fut tel. Il y eut quelqu'un qui le convia, comme il était par les
champs, de venir souper chez lui, pensant qu'il y dût venir avec petite
compagnie: mais le voyant venir avec une grande suite, sachant qu'il
avait fait apprêter pour peu de gens, il en était tout troublé: dequoi
Philippus s'étant aperçu, envoya sous-main dire à tous ceux qu'il avait
amenés, qu'ils gardassent lieu à la tourte: eux le croians, et
l'attendants toujours, épargnèrent les viandes qui leur furent
présentées, de manière qu'elles suffirent largement à toute la
compagnie. Ainsi se faut-il devant preparer, quand on se doit trouver à
ces assemblées-là, où il faut par force boire d'autant à tour de rôle,
et garder lieu en notre corps et pour viande et pour patisserie, voire
et pour ivrongnerie, et y apporter notre appétit tout frais et bien
délibéré. Mais si d'aventure quelques telles contraintes nous
surprennent encore tous pleins et maldisposés, pour avoir jà trop bu et
trop mangé: étant quelques Seigneurs arrivés soudainement, ou
quelques-uns de nos amis survenus à l'imprévu, et que nous soyons
forcés par honte de nous trouver en compagnie d'autres qui seront bien
dispos et preparés à boire: alors se faudra-il bien bander et armer
contre la mauvaise honte, qui est cause de tant de maux aux hommes, en
lui mettant à l'encontre ces vers que dit le Roi Creon en une Tragoedie
d'Euripide,
Il me vaut mieux maintenant te déplaire,
ami passant, que pour te vouloir plaire,<p 294r>
En me laissant aller trop mollement,
Me repentir après amèrement.
Car de s'aller jeter en une pleurésie, ou en une phrénesie, pour
crainte d'être tenu et réputé lourdaud et incivil, c'est faire du
lourdaud à bon escient, et de l'homme de mauvais jugement, qui n'a pas
la grâce ni la parole pour entretenir la compagnie, sans ivrongner et
gourmander: car le refus même, s'il est fait dextrement et de bonne
grâce, ne sera point moins agréable à la compagnie, que le boire
d'autant à tour de rôle. Et si celui même qui fait le festin,
s'abstient de boire et de manger, encore qu'il soit à la table (comme
quand on fait un sacrifice, dont l'on ne tâte point) entretenant au
demeurant la compagnie avec un bon visage et une bonne chère, disant
toujours de lui-même quelque mot pour rire, il réjouira, et contentera
plus la compagnie, que celui qui s'enivrerait et gourmanderait jusques
au crever avec eux. Il fit mention à ce propos de quelques exemples
anciens, comme d'Alexandre le grand entre autres, qui eut honte de
refuser Medius, l'un de ses Capitaines, qui le convia d'aller souper
chez lui, après avoir déjà bien bu ailleurs, et qui le remît à boire
encore mieux que devant, dont il mourut: et de notre temps un puissant
lutteur nommé Rigulus, que l'Empereur Titus un jour de bon matin envoya
querir pour se baigner et étuver avec lui, il y vint, et après s'être
lavé but un coup tel, que l'apoplexie le surprit incontinent, de
manière qu'il en tomba mort soudainement. notre médecin Glaucus se
moquait de tous ces propos-là, les appellant discours de maîtres
d'école: ne se souciant pas guères au demeurant d'en ouïr plus avant,
ni nous aussi n'ayants pas grande envie de lui en dire davantage,
pource qu'il ne s'arrêtait pas à considérer plus avant un chacun
d'iceux. Mais au demeurant Socrates, qui le premier nous a défendu de
manger des viandes qui nous convient à manger, encore que nous n'ayons
point de faim, ni de boire breuvages qui nous fassent boire, encore que
nous n'ayons point de soif, ne nous défendait pas simplement d'en user,
ains nous enseignait d'en user seulement lors que nous en aurions
besoin, en joignant la volupté d'icelles avec la nécessité, comme font
ceux qui employent les deniers publiques, qui par avant se soûlaient
dépenser à faire des jeux, à la solde et entretènement des gens de
guerre: car le doux, tant comme il est partie du nourrissant, est fort
propre et ami familier à la nature, et faut pendant que l'on a encore
faim, jouir et user des aliments nécessaires, comme plaisants, non pas
se provoquer et susciter à part de nouveaux appétits extraordinaires,
après que l'on a rassasié les communs et ordinaires. Car ainsi comme à
Socrates même le danser était un exercice et si le délectait, aussi
celui à qui une patisserie ou une confiture sert pour toute viande et
pour souper entier, elle lui fait moins de mal: mais après que l'on a
pris ce qui suffit à la nature, et que l'on s'est assez rempli, il se
faut bien donner garde, autant que de chose qui soit, d'étendre encore
ses mains à ces friandises-là: et si ne faut pas en telles choses moins
eviter la sottise et l'ambition, que la friandise ou gourmandise. Car
ces deux vices nous induisent aussi bien souvent à manger quand nous
n'avons point de faim, et à boire quand nous n'avons point de soif, en
nous imprimant de bien folles et extravagantes imaginations: Que c'est
grande simplesse de ne prendre pas à coeur saoul d'une chose qui est
rare et chère, quand on la peut avoir: comme serait, pour exemple, de
la sommade ou des champignons d'Italie, ou de la tourte de Samos, ou de
la neige en Aegypte: ces imagintions-là sont un peu de vaine gloire,
qui nous tire par le nez bien souvent comme une odeur de cuisine, à
désirer user de telles choses, et contraindre le corps, qui ne les
demande pas, d'y participer, seulement pource qu'elles sont rares et
fort renommées, à fin qu'ils en puissent faire leurs contes à d'autres,
et être par eux réputés bienheureux, d'avoir eu jouissance de choses si
singulières, si cheres et si difficiles à <p 294v> recouvrer.
Pareille affection ont-ils envers les femmes de grand renom, et de
grande réputation: car quand ils sont couchés auprès de leurs épouses,
qui seront belles bien souvent, et qui leur porteront grande amitié,
ils ne bougeront: mais s'ils se treuvent avec une telle courtisane
comme étaient Phryné ou Laïs, ausquelles ils auront payé de bon argent
pour coucher avec elles, encore qu'ils ne soient pas bien disposés de
leurs personnes, ou autrement lâches à tel métier, ils feront néanmoins
tout ce qu'ils pourront pour exciter leur luxure à cette volupté, par
une vaine gloire: tellement que Phryné même étant déjà vieille et
passée disait, qu'elle vendait plus cherement sa lie pour la
réputation. C'est une grande chose et digne d'admiration, que si nous
recevons en notre corps autant de voluptés que sa nature en peut
porter, ou qu'elle en a de besoin, ou, qui plus est, pour diverses
occupations nous resistons à ses appétits, et le remettons à une autre
fois, et qu'à fine force après qu'il nous a bien espoinçonnés et
gehennes, nous lui cedons, nous n'en souffrons point pour tout cela
aucune perte ni dommage: et, au contraire, si és cupidités qui
descendent de l'âme au corps, nous nous laissons aller tant qu'elles
nous forcent de servir, et de nous émouvoir au gré des passions
d'icelles, il est impossible qu'elles ne nous laissent de très grandes
et très notables pertes pour bien peu de voluptés, faibles, et peu
apparentes, qu'elles nous auront données: ainsi se faut-il bien garder
de provoquer le corps aux voluptés par les cupidités de l'âme, pource
que le commencement en serait contre la nature. Car tout ainsi comme le
chatouillement des aixelles apporte à l'âme un rire qui n'est point
proprement doux ni gracieux, ains fâcheux et ressemblant plus
proprement à une convulsion et un évanouissement: aussi les voluptés
que le corps pinsé et aiguillonné par l'âme reçait, sont toutes
violentes, forcées, turbulentes et hors de la nature. Toutes et quantes
fois doncques qu'il se présentera occasion de jouir de quelques telles
voluptés rares ou renommées, il sera meilleur faire gloire de s'en
abstenir, que non pas d'en jouir, réduisants en mémoire ce que soûlait
dire Simonides, qu'il ne s'était jamais repenti de s'être tu: mais
d'avoir parlé, souvent: aussi jamais nous ne nous sommes repentis
d'avoir rejeté quelque viande, ni d'avoir bu de l'eau au lieu de bon
vin de Falerne. Parquoi non seulement il ne faut jamais forcer la
nature: mais si d'aventure quelquefois on nous sert de telles
friandises qu'elle appete, il en faut souvent divertir notre appétit,
et le ramener à l'usage des choses simples et ordinaires pour l'y
accoutumer et exerciter.
Si violer en rien se peut la Loy
honnêtement, c'est pour se faire Roi,
ce dit le Thebain Etheocles, et dit mal: mais nous pourrions dire
mieux, et plus véritablement, S'il faut être ambitieux en telles choses
que cela, il est très honnête de se contenir pour sa santé entretenir.
Toutefois il y en a qui par épargne mechanique, et par chicheté
refrénent bien leurs cupidités quand ils sont chez eux: mais s'il
advient qu'ils soient conviés chez autrui, ils se gorgent et se
remplissent jusques au crever de ces viandes exquises et cheres, ne
plus ne moins que l'on fait à la guerre, quand on va fourrager, tant
que l'on peut, sur les terres de l'ennemi: et puis ils sortent de là
maldisposés, rapportants de leur cupidité insatiable une belle
provision pour le lendemain, c'est une crudité d'estomac. Or le
philosophe Crates, estimant que les guerres civiles et les tyrannies se
suscitaient dedans les villes, autant pour la superfluité et pour les
délices, que pour autre cause qui soit, soûlait dire en jouant selon sa
coutume, Garde toi de nous jeter en sédition civile, en augmentant le
plat devant la lentille: c'est à dire, en faisant dépense plus grande
que ne porte ton revenu: mais un chacun se doit commander à soi-même,
N'augmente pas le plat devant <p 295r> la lentille, ni ne passe
point par-dessus le cresson et l'olive, jusques aux tourtes et aux
delicieux poissons, et ne jette point ton corps puis après en
choliques, et en flus de ventre pour avoir trop mangé: car les viandes
simples et ordinaires contienent l'appétit dedans les bornes et la
mesure de nature, mais les artifices des cuisiniers et des patissiers,
avec leurs friandises de sauces et de saupiquets, ainsi comme dit le
poète Comique, avancent et mettent toujours plus avant les limites de
la volupté, et outrepassent l'utilité: et ne sais comment, vu que nous
detestons si fort, et avons en abomination si grande, les femmes qui
donnent des breuvages d'amour, et composent des charmes pour appliquer
à leurs marits, nous abandonnons ainsi à des mercenaires, ou à des
esclaves, nos viandes à empoisonner, par manière de dire, et à
ensorceller. Et bien que le mot que soûlait dire le philosophe
Arcesilaus contre les paillards et luxurieux, soit un peu trop brusque
et trop aigre, qu'il ne peut chaloir de quel côté on le soit, pource
qu'il y a autant de mal à l'un qu'à l'autre, si ne vient-il pas mal à
propos pour le sujet que nous traitons: car à la vérité, quelle
différence y a-il de manger des herbes chaudes, que l'on appelle
Satyrion, pour se provoquer et semondre à la luxure, et irriter le
sentiment par odeur et par sauces? comme les galleux, qui ne demandent
autre chose, sinon qu'on leur frotte et qu'on leur galle toujours leur
rongne. Mais à l'aventure vaudra-il mieux se reserver à un autre lieu
pour parler contre les voluptés déshonnêtes, en montrant combien la
continence de soi-même est honnête et vénérable: car le propos qui se
présente maintenant, est pour défendre plusieurs grandes voluptés
honnêtes, parce que les maladies ne nous ôtent pas tant d'actions, tant
d'espérances, tant de voyages, ni tant de passetemps, comme elles nous
empêchent et font perdre de voluptés: pourtant aussi peu est-il
expédient à ceux qui aiment les voluptés, qu'à gens du monde, de
mêpriser leur santé: car il y en a plusieurs à qui les maladies n'ôtent
point les moyens de philosopher, ni d'être grands capitaines, ni de
gouverner les Royaumes: mais les voluptés et jouissances corporelles
pour la plupart ne peuvent pas seulement naître en maladie, ou si elles
y naissent, elles apportent bien peu de la délectation qui leur est
propre et naturelle, et ce peu encore non pur et net, ains mêlé de
mixtion étrangère, et comme déguisé et cicatricé, ne plus ne moins
qu'en une tourmente et tempeste: car le plaisir de Venus n'est point
bien à propos quand on est trop plein de viande et de vin, mais plutôt
quand le corps est en une serenité et tranquillité grande, pource que
Venus se doit terminer en volupté, si fait bien le boire et le manger:
mais la santé est aux voluptés, comme leur beau temps, qui leur donne
sûre et plaisante naissance, ne plus ne moins que le calme de l'hiver à
la couvée des oiseaux de mer que l'on appelle Halcyons, qui escloent
leurs oeufs toujours en beau temps, au milieu de l'hiver. On loue à bon
droit Prodicus d'avoir gentiment dit, que le feu est la meilleure sauce
qui soit: mais on pourrait aussi très véritablement dire, que la santé
est une divine sauce et très plaisante: car les viandes, pour délicates
qu'elles saient, bouillies ou rôties, ou cuittes au four, n'apportent
aucune volupté ne plaisir à ceux qui sont malades ou ivres, ou qui ont
envie de vomir, là où un pur et net appétit rend toute viande agréable
et plaisante, voire ravissable, comme dit Homere, à un corps sain et
convenable. Mais comme Demades l'orateur, voyant les Atheniens désireux
des armes et de la guerre hors de propos, leur disait, que jamais ils
ne traitaient de la paix sinon en robes noires, après qu'ils avaient
perdu de leurs parents et amis: aussi ne nous souvenons nous jamais de
vivre sobrement et simplement, sinon parmi des cauteres, des unguents,
et des cataplasmes: et quand nous y sommes, alors nous condamnons bien
fort nos fautes, quand il nous souvient de ce que nous avons fait par
le passé: mais encore accusons nous tantôt l'air, tantôt la contrée qui
n'est pas saine, ou l'être hors de son pays naturel, et jamais n'en
voulons accuser notre intempérance, <p 295v> et nos appétits
désordonnés: et comme le Roi Lysimachus dedans le pays des Getes se
trouvant contraint et forcé de la soif, à se rendre prisonnier lui et
son armée entre les mains de son ennemi, après avoir bu de l'eau
fraîche dit, «O Dieux, combien de félicité j'ai perdu pour un si court
plaisir!» aussi pourrions nous rapporter et accommoder cela à nous
mêmes, en nos maladies, comment pour avoir bu de l'eau froide, ou pour
avoir été aux étuves importunément, ou pour avoir bu d'autant, combien
de voluptés nous avons gâtées, combien de bonnes actions, et combien
d'honnêtes passetemps nous avons perdus: car le remors de tels
pensemens touche jusques au vif la mémoire, de sorte que la cicatrice
en demeure encore après que l'on est restitué en santé: ce qui fait que
nous sommes puis après plus retenus en notre manière de vivre, parce
que un corps qui sera bien sain, ne produira guères jamais de trop
véhémentes cupidités, et appétits désordonnés, malaiséz à dompter, ou à
y resister, ains leur faut faire tête quand ils se remuent, et qu'ils
regimbent pour jouir des plaisirs dont ils ont envie: car tels appétits
se plaignent légèrement, et crient pour peu de chose, comme font les
enfants mignards, et puis ils s'appaisent quand la table est ôtée, et
ne se plaignent point qu'on leur ait fait tort, ains au contraire sont
purs et nets, et gaillards, non pas pesans, et báaillants pour avoir
l'estomac chargé jusques au lendemain: comme l'on écrit, que le
capitaine Timotheus ayant un jour soupé en l'Academie, chez Platon, un
souper simple et sobre, dit, «Ceux qui soupent chez Platon, s'en
treuvent bien jusques au lendemain.» Aussi écrit-on qu'Alexandre
renvoyant les cuisiniers que la Roine Ada lui envoyait, dit, «qu'il en
menait toujours quant et lui de meilleurs: pour le disner, le lever
matin et cheminer avant jour: et pour le souper, le peu manger à
disner.» Je sais bien que les hommes prennent aussi bien quelquefois la
fièvre pour avoir trop travaillé, ou s'être échauffés, ou bien pour
s'être refroidis. Mais comme les odeurs des fleurs sont faibles et
débiles à par-elles, là où étant mêlées avec de l'huile, elles prennent
force et vigueur: aussi la réplétion d'humeurs donne, par manière de
dire, corps et substance aux causes et occasions exterieurs des
maladies: et sans la quantité grande d'humeurs superflues, il n'y a
danger, pource que toutes telles indispositions se dissipent et se
dissóluent facilement, quand un sang subtil et un esprit pur et net
reçoit ces autres excessifs mouvemens: mais où il y a réplétion grande
de toutes superfluités, comme une fange profonde remuée, alors il en
sourd plusieurs malings accidens, dangereux, et difficiles à curer.
Pourtant ne faut-il pas faire comme les patrons et maîtres des navires,
qui ne se peuvent jamais saouler de fourrer dedans leurs vaisseaux, et
leur semble qu'ils n'ont jamais trop de charge, et puis ils ne font
autre chose que vider la sentine, et jeter l'eau de la mer qui entre
dedans: aussi après que nous avons bien emply et chargé notre corps, le
purger, puis laver avec médecines et clysteres: ains le faut toujours
contregarder net, dispos et léger, afin que si d'aventure il vient à
être d'ailleurs appesanty et chargé, il revienne toujours au dessus,
ainsi comme fait le liege sur la mer. Mais principalement faut-il
prendre garde aux précédentes indispositions et messagers des maladies,
pource qu'elles ne viennent pas toutes sans mot dire, ainsi que dit
Hesiode,
Car Jupiter leur a ôté la voix:
ains la plupart ont des avant-coureurs, trompettes et dénonciateurs,
comme des crudités d'estomac, des pesanteurs de toute la personne,
suivant ce qu'écrit Hippocrates, «Les pesanteurs et lassitudes qui
vienent d'elles-mêmes, prognostiquent et signifient des maladies:» et
pource que les esprits, à mon avis, qui doivent aller aux nerfs, sont
étoupés et exclus par la réplétion grande d'humeurs. Mais combien que
le corps, par manière de dire, lui-même tende au contraire, et nous
tire au lit et au repos: les uns néanmoins par gourmandise ou par
appétit désordonné <p 296r> des voluptés, se vont jeter dedans
des baings et des étuves, et se hastent d'aller aux festins, et aux
compagnies où l'on bait d'autant, comme s'ils faisaient provision de
vivres attendants un siege de ville, et s'ils avaient peur que la
fièvre les surprît qu'ils n'eussent premièrement bien soupé. Les autres
un peu plus honnêtes ne se prennant pas par là, mais ayants honte fort
sottement de confesser qu'ils ont trop bu ou trop mangé, et qu'ils
sentent quelque crudité et indigestion en leur estomac, et de demeurer
tout un jour à requoi en robe de chambre, pendant que les autres vont
jouer à la paulme et autres tels exercices de la personne qui les y
convient ils s'y en vont, et se mettent en pourpoint ou tous nuds,
comme les autres, et font tout ne plus ne moins que ceux qui sont bien
sains: mais la plupart sujets à leur plaisir et désordonnés, se
laissent persuader et pousser à se lever hardiment, et aller faire
comme de coutume par une vaine espérance qu'ils ont fortifiée d'un
commun proverbe, qu'il faut prendre du poil de la bête qui les a
mordus, et chasser le vin par le vin, résoudre l'ivrongnerie par
l'ivrongnerie. Mais à l'encontre de telle espérance il faut opposer la
crainte reservée de Caton, lequel disait que telle retenue fait les
choses grandes petites, et les petites elle les réduit du tout à néant:
et qu'il vaut mieux endurer la faute de manger, et tenir son corps vide
et en repos, que de soi hazarder en se jetant dedans un baing ou en une
table pour souper: car s'il n'y a quelque disposition à maladie, il
nous nuyra de ne nous être pas gardés: et s'il n'y a rien, il ne nous
saurait nuyre de nous être reservés et retenus, et par cette retenue
nous en aurons le corps de tant plus net: et l'autre sot, qui craindra
de donner à connaître à ses domestiques ou à ses amis, qu'il se treuve
mal d'avoir trop bu, ou trop mangé, ayant eu honte de confesser
aujourd'hui qu'il n'a pu digerer, demain sera contraint, malgré lui,
d'avouer un flux de ventre, ou la fièvre, ou des tranchées. Tu
réputerais à grande vergongne de confesser que tu eusses faim: mais
bien est-ce plus grande honte être contraint d'avouer une crudité, une
pesanteur venant d'avoir trop mangé, et d'une réplétion de corps que
l'on entraîne encore dedans un baing, comme un vieux vaisseau
demi-pourri, et ne tenant point eau, que l'on tire dedans la mer. Ils
font ne plus ne moins que quelques-uns de ceux qui voyagent sur la mer,
lesquels, étant l'hiver, ont honte de demeurer sans rien faire sur le
rivage de la mer: mais puis après quand ils ont levé l'ancre, mis la
voile au vent, et qu'ils font un peu élargis en pleine mer, ils se
treuvent très mal, criants à l'aide, et rendants leur gorge: aussi ceux
qui se trouvants en doute de maladie, ou en disposition de leurs corps
pour y tomber, cuident que ce soit lâcheté honteuse de se tenir un jour
sur ses gardes dedans le lit, et ne venir pas comme de coutume à la
table, sont puis après bien plus honteusement couchés par plusieurs
nuicts à se faire purger et appliquer force cataplasmes, et à flatter
les médecins, et les caresser en leur demandant à boire du vin ou de
l'eau froide, ayants bien alors le courage si faible, que de faire et
dire plusieurs paroles impertinentes, et sentants son coeur failli,
pour la peine qu'ils endurent, et la peur qu'ils ont d'avoir encore
pis: et toutefois il serait bien à propos de ramentevoir à ceux qui ne
se peuvent autrement contenir, et qui se laissent esbranler ou bien
emporter du tout à leurs cupidités, que les voluptés prennent la
plupart de ce qu'elles ont de bon du corps même. Et comme les
Lacedaemoniens après avoir donné à leur cuisinier du sel et du
vinaigre, lui disaient qu'il cherchât le demeurant en la bête qui était
immolée: aussi à un corps que l'on veut nourrir, la meilleure sauce
qu'on lui saurait bailler pour la lui faire trouver bonne, est, que
l'on lui baille quand il est bien sain, et pur et net: car qu'une
viande soit douce ou soit chère, cela est hors du corps de celui qui la
prend, et se juge à par-soi: mais pour être plaisante, il faut que ce
soit eu égard au corps qui la prend, et pour en recevoir le plaisir, il
faut qu'il soit disposé ainsi comme le requiert la nature: autrement en
<p 296v> un corps fâché, maldisposé et chargé de vin, toutes
sauces perdent toute leur grâce et toute leur saison. Pourtant ne
faut-il pas tant prendre garde si le poisson est frais pêché, ne si le
pain est de pur fourment, si le baing est chaud, ou si la femme est
belle, qu'il faut considérer de bien près si notre corps est point
dégoûté, ayant envie de vomir, gorgé, tout crud et débauché: autrement
nous ferons la même faute que ferait un qui après avoir bien bu,
voudrait aller en masque baller et jouer en une maison, où l'on
porterait le deuil pour la mort du maître d'icelle, qui naguere serait
decedé: car au lieu d'y apporter réjouissance et plaisir, il ferait
pleurer et crier ceux de la maison à hauts cris: aussi le déduit de
l'amour, les viandes exquises, le baing, et le vin, en un corps
maldisposé, et hors du naturel, ne font qu'emouvoir et brouiller la
pituite et la colère à ceux qui ne sont ne bien rassis en la
disposition de leurs personnes, ni aussi du tout corrompus, et
débaucher le corps encore plus qu'il ne l'était, ne donnant point de
plaisir, dont au moins on doive faire cas, ni de contentement tel que
nous l'avions esperé. Il est bien vrai que la diete trop exquise et
gardée étroitement au doigt et à l'oeil, comme l'on dit en commun
langage, rend non seulement le corps paresseux, et dangereux de tomber
en maladies, mais aussi matte toute la gaieté de l'âme, de manière
qu'elle a toutes choses pour suspectes, craignant toujours de s'arrêter
trop, autant en travail qu'en plaisir, et généralement en toute action,
n'entreprenant jamais rien assurément ni gaillardement, là où il faut
que nous fassions de notre corps comme d'une voile en la mer, ne le
resserrant, ni ne le retenant point trop à l'étroit en beau temps, ni
aussi le laschant trop dissoluement et trop négligemment, où il y a
occasion de soupçonner quelque tempeste: car à cette heure-là il le
faudra choyer, et retirer un petit, pour le rendre puis après plus
dispos et léger, comme nous avons dit, et n'attendre pas à ce faire,
jusques à ce que nous sentions des crudités, ni des flux de ventre, ni
des inflammations, ou refroidissemens et endormies de membres: lesquels
signes étant comme les messagers et les sergens de la fièvre qui est
déjà à leur porte, à male peine peuvent emouvoir aucuns tant qu'ils se
veuillent resserrer et restreindre, lors qu'ils sont jà en l'acces de
leur mal, là où il faut de loin prevoir, et se tenir sur ses gardes
long temps devant la tourmente, quand on sent
Sur un escueil marin en l'aer,
Le vent de la Bise souffler.
Car il n'y aurait point de propos de prendre soigneusement garde au
crailler des corbeaux, ou au caqueter des poulles, et au fouiller des
pourceaux remuants des ordures et de vieux haillons, comme dit
Democritus, pour en tirer pronostiques de vent et de pluie, et que nous
ne sussions point observer ni prevoir à certains signes une tempeste
prochaine à sourdre et à naître dedans notre propre corps. Pourtant ne
faut-il pas seulement observer le corps au boire, et au manger, et aux
exercices de la personne, s'il s'y prend point plus lâchement et plus
froidement que de coutume, ou au contraire, s'il a point plus de faim
et plus de soif que d'ordinaire: mais aussi craindre, si le dormir
n'est point continué tout d'une tire également et doucement, ains qu'il
y ait des inégalités et interruptions: voire jusques aux songes faut-il
bien prendre garde, s'ils sont point étranges et non accoutumés: car si
ce sont imaginations extraordinaires, ils témoignent et signifient
qu'il y a réplétion de grosses humeurs gluantes, et perturbation des
esprits au dedans. Quelquefois aussi il advient que les mouvemens de
l'âme même nous montrent que le corps est en quelque danger de maladie:
car il prend aucunefois aux hommes des melancholies sans propos, et des
frayeurs sans aucune raison apparente, qui leur ôtent et estaignent
soudainement toute espérance: les uns deviennent aucunefois prompts à
colères soudaines, chagrins, se fâchants de peu de chose, tellement
<p 297r> qu'ils pleurent malgré eux, et languissent d'ennuy.
C'est quand de mauvaises fumées et vapeurs amères amassées s'élevent et
se vont mêlant, comme dit Platon, parmi les voies de l'âme. Pourtant
faut-il que ceux à qui telles choses arrivent, reÄpmémorent et
considèrent en eux-mêmes, s'il n'y a point quelque cause spirituelle:
car s'il n'y en a point, il est forcé que ce soit quelque matière
corporelle qui a besoin d'evacuation, ou bien de repression. Aussi
est-il utile, quand on va visiter ses amis malades, s'enquérir
diligemment des causes de leurs maladies, non par curiosité ni par
ôtentation, pour en disputer seulement, et faire montre de son
éloquence, en babillant des instances, des incidences, et communités
des maladies,* pour montrer que l'on a lu les livres, et que l'on
entend les termes de la médecine: * Ce sont termes du médecin
Erasistratus. ains s'enquérant diligemment, et non pas en passant
par-dessus, de ces choses légères et communes, s'il était plein ou
vide, s'il avait travaillé, s'il dormait bien ou mal: et
principalement, comment il vivait, et comment il se gouvernait, quand
il est tombé en fièvre. Et puis, comme Platon soûlait dire en soi-même
s'en retournant, après avoir vu les fautes que d'autres commettaient:
«Mais suis-je point moi-même tel?» aussi apprendre aux dépens d'autrui
à pourvoir bien au fait de sa santé, s'en souvenir, et se tenir sur ses
gardes, à fin de ne tomber aux mêmes inconvénients, et n'être point
contraint de s'alitter, et là regretter, et louer, quand il n'en est
plus temps, la tant précieuse Santé, ains en voyant un autre attainct
de maladie, remarquer bien, et imprimer en son coeur, combien nous doit
être chère la santé, combien il faut être soigneux de se garder, et
retenu à s'épargner. Et si ne sera pas mauvais de comparer puis après
sa vie à celle du patient: car s'il advient que nous ayons trop bu, ou
trop mangé, ou trop travaillé, et fait quelque autre tel exces, et que
pourtant notre corps ne nous menasse point de maladie prochaine,
toutefois si jugerons nous qu'il nous faudra contre-garder, et
anticiper le mal qui en pourrait advenir: comme si nous avions fait
quelque désordre au plaisir de l'amour, ou autrement trop travaillé, en
nous reposant et demeurant à requoi, ou après une ivrongnerie et après
avoir bien bu d'autant, buvant de l'eau en récompense: mais
specialement après avoir mangé beaucoup de viandes pesantes, comme sont
chairs, ou bien diverses, en jeunant puis après, et se restraignant, de
manière que l'on ne laisse aucune superfluité dedans le corps: car ces
choses-là seules d'elles mêmes sont causes de plusieurs maladies, et
aux autres causes ajoutent encore matière et force davantage qu'elles
n'en avaient. Pourtant a-il été sagement dit par les anciens, que pour
entretenir sa santé ces trois points sont principalement nécessaires,
«Manger sans se saouler, travailler sans s'épargner, et sa semence
conserver.» Car l'intempérance de la luxure dissout et affoiblit fort
la chaleur naturelle, qui fait cuire et digerer la viande que nous
prenons, et par conséquent est cause qu'il s'engendre beaucoup de
superfluités, et se fait un grand amas de mauvaises humeurs dedans
notre corps. Parquoi pour recommencer à parler derechef d'un chacun de
ces points, venons premièrement à considérer les exercices qui sont
convenables aux hommes de lettres et d'étude: car tout ainsi comme
celui qui dit le premier, qu'il n'écrivait rien touchant les dents à
ceux qui habitaient au long de la marine, leur enseigna ce qu'ils
doivent faire en disant cela: aussi pourrait-on dire aux hommes de
lettres que l'on ne leur écrit rien touchant les exercices, pource que
l'usage quotidian de la parole prononcée par vive voix, est un exercice
de merveilleuse efficace, non seulement pour la santé, mais aussi pour
la force, non pas telle comme celle que l'on fait venir par artifice
aux lutteurs, qui rend le corps charnu, et le cuir ferme par le dehors,
ainsi que un bâtiment que l'on a enduit et crêpi exterieurement: mais
bien engendrant une disposition robuste, et une force vigoureuse aux
plus nobles parties, et principaux instrumens de notre vie au dedans.
Or que <p 297v> les esprits augmentent les forces des notre
corps, les maîtres des exercices le montrent assés, commandants aux
lutteurs, quand on leur frotte les membres, de resister et pousser
contre les frictions en retenant leur haleine, à mesure que l'on leur
manie et que l'on leur frotte chaque partie: mais la voix étant un
mouvement de l'esprit fortifie non superficiellement, mais en la propre
source dont elle naît dedans les flancs et les poulmons, augmente la
chaleur naturelle, subtilise le sang, nettoye toutes les veines et
ouvre toutes les arteres, empêchant qu'il ne s'y face aucun étoupement
ou épaississement d'humeurs superflues, comme une lie au fond des
vaisseaux qui reçoivent, et qui cuisent les viandes dont nous nous
nourrissons: au moyen dequoi il est besoin que nous usions fort
ordinairement et familierement de cet exercice, en parlant en public,
et discourant continuellement: ou bien si d'aventure nous faisons
doute, que notre corps fut trop débile pour pouvoir supporter tant de
travail, au moins en lisant à haute voix: car ce que la branloire est
au regard de l'exercice du corps, cela même en proportion est la
lecture au regard du parler, remuant tout doucement et promenant la
voix dedans la parole, ne plus ne moins que dedans un coche ou voitture
d'autrui: il est vrai que le devis et la dispute y ajoute davantage la
vehemence et l'efforcement, d'autant que l'âme s'y attache quant et le
corps: bien se faut-il donner de garde des clameurs violentes à pleine
tête: car ces efforts-là, et inégales contentions d'haleine, sont bien
souvent cause de rompre des venes, ou de faire convulsion de nerfs au
dedans: puis après que l'on a ainsi lu ou parlé, il est bon user de
quelques frictions unctueuses et chauldes, avant que de s'aller
promener, et de tels amollissements du cuir et de la chair, en touchant
et maniant, en la sorte qu'on le peut faire, les entrailles, à fin de
départir et épandre également les esprits par tout, jusques aux
extrémités du corps. La mesure de ces frottements soit jusques à tant
que le sentiment les trouvera agreables, et ne s'en offensera point.
Qui aura ainsi appaisé le trouble et la tension des esprits au fond de
son corps, si d'aventure il s'y treuve quelque superfluité, elle ne lui
apportera point de nuisance: et s'il laisse de se promener à faute de
loisir, pour quelque affaire qui lui sera inopineement survenu, ce sera
tout un pour cela, car nature aura toujours eu ce qui lui fait besoin:
et pour ce ne faut-il prendre pour couleur et excuse de se taire, ni la
navigation, quand on est avec plusieurs autres passagers dedans un
vaisseau sur la mer, ni le logis quand on est en l'hostellerie, encore
que les assistants s'en deussent rire et moquer, pource que là où il
n'est point déshonnête de manger devant tout le monde, là n'est-il
point aussi déshonnête d'exerciter sa personne: ains plus-tôt est-il
déshonnête craindre ou avoir honte de mariniers, mulatiers ou
hostelliers, qui se moqueront, non d'un qui jouera à la paulme tout
seul, ou qui escrimera à son ombre, ains d'un qui parlera, et en
parlant enseignera, discourra, ou apprendra par coeur et remémorera
quelque bonne chose, pour son exercice. Socrates soûlait dire qu'une
petite salette était suffisante pour exercer un qui fait son exercice
de la danse: mais à celui qui veut exerciter sa personne par le moyen
de la parole, tout lieu lui est suffisant, soit debout, soit couché ou
assis: seulement nous faut-il bien donner garde que nous ne nous
efforcions pas de crier à haute voix, lors que nous nous sentirons
pleins de boire et de manger, ou bien lassés du plaisir de l'amour, ou
bien d'autre travail quel qu'il soit, comme il advient souvent aux
Orateurs et maîtres de Rhetorique qui se laissent aller, et s'efforcent
de declamer et haranguer, les uns par vaine gloire et ambition de se
montrer, les autres pour le gaing mercenaire, ou pour jalousie à
l'encontre de leurs compagnons: comme Niger l'un de nos amis, lequel
faisait profession d'enseigner la Rhetorique au pays de la Galatie,
ayant un jour avallé une areste de poisson qui lui était demeurée en la
gorge, il survint d'aventure un autre Rhetoricien passant son chemin,
qui fit une harangue <p 298r> publiquement. Niger craignant qu'il
ne semblât fuyr la lice, pour n'ozer se parangonner à lui, se mit
lui-même à declamer, ayant encore l'areste accrochée dedans sa gorge,
de manière qu'il s'y engendra une grande et douloureuse inflammation:
la douleur de laquelle ne pouvant plus endurer, il souffrit qu'on lui
fît une profonde incision et grande ouverture par le dehors, par où
l'areste lui fut bien arrachée, mais la plaie en devint si mauvaise, et
s'y fit une si grande fluxion d'humeurs, qu'il en mourut tout roide.
mais cela à l'aventure sera plus à propos de ramentevoir ci dessous.
Après l'exercice il faut entrer dedans l'étuve, là où se laver d'eau
froide est plus fait en jeune homme qui veut montrer sa bonne
disposition, qu'il n'est convenable à la santé: car le bien que tel
lavement peut apporter, c'est qu'il semble endurcir le corps, et le
rendre moins sujet à être offensé des qualités de l'air: mais cela fait
plus de mal au dedans, qu'il ne fait de bien au dehors, d'autant qu'il
resserre les pores, et fait grossir et épaissir les humeurs et vapeurs
qui se voudraient evaporer et résoudre continuellement. davantage il
est forcé que ceux qui usent de se laver d'eau froide, tombent en la
sujétion de celle trop exquise et étroite diete que nous fuyons, ayants
toujours l'oeil fiché à n'en outre-passer jamais un seul point,
d'autant que la moindre et plus légère faute du monde est incontinent
châtiée bien âprement: là où, au contraire, se laver d'eau chaulde nous
pardonne beaucoup de choses, car elle n'ôte pas tant de force et
roideur au corps, comme elle nous apporte de profit pour la santé,
acheminant et accommodant tout doucement les humeurs à la concoction:
et si d'aventure il y en a qui ne se puissent pas bien cuire, pourvu
qu'elles ne soient pas totalement crues, et qu'elles ne flottent pas au
dessus de l'estomac, elle les fait dissoudre et exhaler sans aucun
sentiment de douleur, et réconforte, et fait évanouir les secrètes
foulures et lassitudes des membres: toutefois là où nous sentirons que
le corps sera en sa disposition naturelle, assez fort et robuste, il
vaudra mieux entre-mettre l'usage du baing, et sera meilleur se faire
huiler et frotter devant le feu, là où le corps aura besoin d'être
réchauffé: car par ce moyen il prend mieux ce qu'il lui faut de
chaleur: ce qui n'est pas de même quant au Soleil: car on ne peut pas
prendre de sa chaleur plus ou moins à discrétion, ains est forcé de
s'en servir et en user selon qu'il tempere et dispose l'air. Cela
suffise quant aux exercices de la personne: au demeurant pour venir à
la nourriture, si les raisons et instructions que nous avons amenées ci
dessus, par lesquelles nous nous sommes efforcés de refréner et
réprimer les cupidités, ont apporté quelque fruit, il serait temps de
passer maintenant outre à d'autres avertissements. Mais si d'aventure
les cupidités sont si véhémentes, et si effrenées par manière de dire,
qu'il soit difficule de les ranger à la raison, et s'opiniâtrer à
combattre contre un ventre, qui n'a point d'aureilles, ainsi que disait
l'ancien Caton, il faut par subtils moyens faire, que la qualité de la
viande en rende la quantité plus légère: et quant aux viandes solides
et qui nourrissent beaucoup, comme sont les grosses chairs, les
formages, les figues sèches, et les oeufs durs, n'en manger que le
moins que l'on peut, car de les refuzer du tout il serait bien malaisé,
mais bien se prendre aux viandes légères et délices, comme sont la
plupart des herbages, dont on use en potages, les chairs des oiseaux et
des poissons qui ne sont pas gras: car en mangeant de semblables
viandes on peut bien tout ensemble gratifier à l'appétit, et ne charger
point le corps. Mais sur tout se faut-il donner garde des crudités
précédentes de trop manger de chair: car outre ce que sur l'heure elles
chargent trop l'estomac, il demeure encore puis après de mauvaises
reliques: de manière que le meilleur est, accoutumer son corps à ne
demander point à manger chair: car la terre produit assez d'autres
aliments, non seulement pour la nécessité de la nourriture, mais aussi
pour le plaisir et contentement de l'appétit, les uns tous prests à
manger sans que l'oeuvre <p 298v> de l'homme s'empêche d'y rien
ajouter, les autres aptes à être mêlés avec d'autres en plusieurs
sortes pour les rendre plus savoureux au goût. Mais pour autant que
l'accoutumance est, par manière de dire, une autre nature, ou à tout le
moins non contre nature, il ne faut pas s'accoutumer de manger chair
pour assouvir son appétit, comme font les loups et les lions, ains s'en
faut seulement servir comme d'un fondement, et un soubassement de toute
l'autre viande, et au demeurant faire sa nourriture principale d'autres
aliments qui sont plus conformes au corps et plus selon nature, et si
grossissent moins la subtilité de l'esprit, et le discours de l'âme,
comme un feu allumé de plus délicate et plus légère matière. Et quant
aux choses liquides, il faut user du lait, non comme d'un breuvage,
mais comme d'une viande pesante et qui nourrit beaucoup. Et quant au
vin, il lui faut dire ce que dit Euripides de Venus,
Sois avec moi, mais en mesure bonne,
ni peu ni trop, et point ne m'abandonne:
car entre toutes sortes de breuvages, c'est le plus utile: entre les
médecines, la plus plaisante: et entre les viandes, celle de qui moins
on se lasse, pourvu qu'il soit bien trempé et mêlé avec temps opportun,
plutôt qu'avec de l'eau, non seulement celle dont on trempe le vin,
mais aussi celle qui est bue à part, laquelle fait que le vin trempé
fait encore moins de mal, et porte moins de dommage: à raison de quoi,
il se faut accoutumer de boire par chacun jour deux ou trois fois d'eau
pure, poure ce que cela rendra la force du vin plus faible, et la
boisson d'eau pure plus familiere à notre estomac, afin que quand la
nécessité sera venue, que par force il nous en faudra boire, il ne la
trouve pas si étrange, et ne la refuse pas tant. Car plusieurs bien
souvent recourent principalement au vin, lors qu'ils ont plus besoin de
boire de l'eau, comme quand ils se sont échauffés au Soleil: ou au
contraire quand ils sont gelés de froid, ou qu'ils se sont efforcés à
haranguer, ou qu'ils ont fort étudié, et généralement après qu'ils ont
bien travaillé, ou fait quelques grands efforts, ils estiment que c'est
lors qu'ils doivent boire du vin, comme si la nature même requérait que
l'on fît quelque bien au corps, et quelque changement pour le récréer
de ses travaux: mais la nature ne désire point qu'on lui face du bien
en cette sorte, si l'on appelle volupté faire du bien, ains requiert
seulement qu'on le raméne à un moyen entre travail et aise: de manière
qu'à ceux-là il faut retrancher les vivres, et ou leur ôter le vin du
tout, ou leur en bailler cependant qui soit bien trempé: pource que le
vin étant de sa nature véhément et remuant, il augmente et empire les
émotions qu'il trouve dedans le corps irrité, et aigrit encore
davantage les parties qui y sont déjà offensées, lesquelles auraient
plutôt besoin de réconfort et d'adoucissement, à quoi l'eau est bien
plus commode: car si n'ayants point de soif autrement nous buvons de
l'eau chaude, après avoir bien travaillé et fait quelque effort és
grandes chaleurs de l'été, nous en sentons un rafraîchissement et un
grand réconfort au dedans: c'est pource que l'humidité de l'eau est
gracieuse et paisible, et qu'elle ne se debat point, là où celle du vin
a une force et vehemence qui ne repose jamais, et qui n'est point
benigne, ne bien convenable aux indispositions qui commencent à naître:
car si l'on craint les acrimonies aigues, et les amertumes que la faim
et faute de manger engendre dedans notre corps, ou si comme font les
enfants, on trouve mauvais de ne se mettre point à table pour manger
avant que la fièvre soit venue, quand on se doute qu'elle doive venir,
le boire de l'eau est un confin et un entre-deux fort à propos pour
cela; et bien souvent nous offrons à Bacchus même les sacrifices que
l'on appelle Nephália, pource qu'il n'y a point de vin, nous
accoutumants par là sagement à ne désirer pas toujours boire du vin.
Minos ôta du sacrifice la flûte et les chapeaux de fleurs que l'on
porte sur la tête pour quelque ennuy qu'il avait, <p 299r> et
toutefois nous savons très bien, que l'âme dolente n'est par les
flûtes, ni par fleurs et festons passionnée: là où il n'y a corps
d'homme, tant sait-il fort et robuste, que s'il est ému et enflammé, en
y mettant encore du vin, n'en soit bien grièvement offensé. On dit que
les Lydiens en temps de famine ne mangent que de deux jours l'un, et
cependant qu'ils passent leurs temps à jouer aux dés, et à d'autres
jeux: aussi serait-il bien séant à un homme d'étude aimant les Muses et
les lettres, en temps qui aurait besoin de souper peu, et de manger
moins, avoir devant soi la figure de quelque proposition Geometrique,
ou bien un petit livre, ou une lyre, ou un lut, cela ne le laissera
point emmener prisonnier à son ventre, ains lui divertissant et
transferant ordinairement l'entendement de la table à ses honnêtes
passetemps là, chassera les appétits de boire et de manger, comme des
Harpyes avec les Muses: car il ne serait-pas raisonnable qu'un Scythe
en buvant touchât souvent et fît sonner la chorde de son arc, en
réveillant par cela son courage, qui autrement, ainsi comme ils disent,
s'en irait laschant et amollissant par le vin: et qu'un personnage Grec
eût crainte et honte d'être moqué de ce, qu'il essayerait de refréner
et réprimer un importun et violent appétit, par le moyen des livres et
des lettres: ne plus ne moins qu'en l'une des Comoedies de Menander il
y a un maquereau, qui pour tenter de jeunes hommes soupants ensemble en
un festin, leur amena de belles filles sur leur souper, richement et
proprement vestues et parées: mais chacun de ces jeunes hommes, pour ne
point voir ces belles filles au visage, baissait la tête, et mangeait
des confitures et patisseries qui étaient servies devant eux. Les
hommes adonnés à l'étude des lettres, ont bien d'autres plus plaisants
divertissements, si autrement ils ne peuvent arrêter et contenir cette
faim violente et canine, quand ils sont à la table: car quant aux
paroles des maîtres de lutte, et aux propos de quelques maîtres
d'écoles, qui vont disant, que disputer des lettres à la table corrompt
la viande que l'on prend dedans l'estomac, et fait mal à la tête, il
faudrait craindre cela si nous voulions durant le repas nous mettre à
résoudre de tels arguments sophistiques, comme celui que les
Dialecticiens appellent l'Indien, ou que nous voulussions disputer de
tels sophismes, comme celui qu'ils nomment le Maître. L'on dit que la
cime du palmier que l'on appelle la cervelle, est fort douce à manger,
mais qu'elle fait mal à la tête: aussi les disputes épineuses de la
Logique ne sont pas viandes bien propres ni plaisantes pour un souper,
plutôt feraient elles mal à la tête, et donneraient beaucoup de peine:
mais s'ils ne nous veulent permettre de discourir, d'ouïr lire, et de
deviser durant le souper de quelques propos, qui avec l'honnêteté et
l'utilité aient la douceur attrayante, et le plaisir conjoint, nous les
prierons de ne nous être point molestes, ni importuns, ains de se lever
de la table, et s'en aller en leurs galleries, et en leurs parquets à
lutte, tenir ces propos-là à leurs écoliers et champions de la lutte,
lesquels ils retirent et détournent de l'étude des bonnes lettres, et
les accoutumants à consumer les jours tous entiers à plaisanter et à
dire mots de gaudisserie, ils les rendent à la fin, comme disait le
gentil Ariston, avec aussi peu de sentiment, et aussi gras et bien
huilés, comme sont les coulonnes de pierre qui soutienent les
portiques, sous lesquels ils s'exercent et tienent leur école de la
lutte. Et nous au contraire ajoutants foi aux médecins, qui nous
conseillent de faire mettre toujours quelque intervalle entre le souper
et le dormir, non pas après avoir rempli le corps de viande et avoir
comprimé les esprits, étant encore les morceaux tous cruds, et ne
faisants que commencer à bouillir, aggraver et empêcher la concoction,
là où il leur faut donner un peu d'espace, et un peu de loisir, de se
rasseoir. Comme ceux qui veulent que l'on meuve le corps après le
repas, ne commandent pas que l'on coure à toute bride, ni que l'on
escrime à toute outrance, ains que l'on se promene à l'aise tout
bellement, ou que l'on danse tout doucement: ainsi estimerons <p
299v> nous qu'il faut exercer nos entendements après le souper, non
point d'affaires de profonde meditation, ni de disputes sophistiques
qui tendent ou à ôtentation de grand et vif esprit, ou qui émeuvent à
contention: mais il y a plusieurs questions naturelles, plaisantes à
disputer, et faciles à decider, et plusieurs beaux contes, dont il se
peut tirer beaucoup de bonnes considérations et instructions pour
former les moeurs, qui ont celle facilité que le poète Homere appelle
Menoeces, c'est à dire, cedant au courroux, et ne point resistant.
Voilà pourquoi aucuns appellent plaisamment cet exercice de mouvoir et
résoudre des questions historiales, ou poétiques, l'issue de table et
le dessert des hommes studieux et doctes. Encore y a-il d'autres devis
plaisants, comme d'ouïr des contes faits à plaisir, parler du jeu de la
flûte, ou de la lyre, qui donne quelquefois plus de contentement, que
d'ouïr la flûte, ou la lyre même. Et la marque du temps propre à tels
entretènements est, tant que l'on sent que la viande s'affaisse bien
dedans l'estomac, et que l'haleine montre que la concoction se fait, et
que la chaleur naturelle gagne le dessus. Mais pource que Aristote
estime que le promener après le souper excite et souffle, par manière
de dire, la chaleur: et le dormir, quand l'on s'endort incontinent
après souper, l'amortit et l'éteint: et que les autres au contraire
sont d'opinion, que le repos sert mieux à la concoction, et que le
mouvement empêche la digestion, qui est cause que les uns se promenent
après le souper, et les autres demeurent en repos: il me semble que
l'on satisferait commodément à toutes les deux opinions, qui se
tiendrait quoi et serré après le souper, pour échauffer son corps, et
qui éveillerait son âme sans la laisser appesantir d'oisiveté, ains
aguiserait et subtiliserait un petit ses esprits, en devisant, ou
écoutant deviser, de propos gracieux et plaisants, non pas fâcheux et
poignans. Au demeurant quant aux vomissements, ou purgation du ventre,
par le moyen de médecines laxatives, qui sont les malheureux réconforts
et remedes de réplétion, il n'en faut jamais user sans très grande et
urgente nécessité, au contraire de ce que font plusieurs, qui
remplissent leurs corps en intention de le vider puis après, ou à
l'opposite, qui le vident pour le remplir contre la nature, ne se
fâchants pas moins, mais étant ordinairement plus marris d'être pleins,
que d'être vides, d'autant que telle réplétion leur empêche le
contentement de leurs cupidités: au moyen dequoi ils procurent que leur
corps soit toujours vide de quelque chose, comme étant celle vidange le
propre champ de leurs voluptés. Or le dommage qui peut advenir de cela
est du tout évident, pource que l'un et l'autre apporte de grandes
émotions et violentes lacérations au corps, mais le vomissement améne
un mal propre et particulier davantage, c'est qu'il entretient et
augmente un appétit insatiable: car il s'en engendre des faims
violentes et turbulentes, comme quand le cours d'un ruisseau est
empêché et arrêté, qui tirent à force la viande laissant toujours un
appétit, qui ne ressemble point au naturel, quand la nature a besoin de
manger, mais plutôt aux échauffements et inflammations des médecines,
ou des cataplasmes: d'où vient que les voluptés qui en procèdent,
passent incontinent comme avortées et imparfaites, étant accompagnées
de grands battements de pouls, et grandes torsions en leur jouissance,
et après s'en ensuivent de douloureuses tensions, étoupements des
conduits, et retentions des vents, qui n'attendent pas les naturelles
ejections, ains vont discourant par tout le corps, ne plus ne moins que
les vaisseaux surchargés, qui ont besoin d'être soulagés de leurs
charges, plutôt que remplis davantage. Et quant à l'émotion du ventre
et des boyaux qui se fait avec drogues laxatives, elles gâtent et
resóluent la vertu naturelle des parties, tellement qu'elles sont cause
qu'il s'engendre plus de superfluités et plus d'excrements dedans le
corps, qu'elles n'en tirent dehors. De manière que c'est tout ne plus
ne moins que si quelqu'un se fâchant de voir dedans sa ville grand
nombre <p 300r> de peuple Grec naturel habitant du pays, pour
l'en chasser l'allait remplissant de Tartares, ou d'Arabes étrangers:
ainsi se mescomptent grandement aucuns, qui pour jeter hors de leurs
corps des humeurs superflues, qui leur sont domestiques et familieres,
jettent dedans je ne sais quelle graine, que l'on appelle Cocque
Gnidien, ou de la Scammonée, et autres telles drogues de lointain pays,
qui n'ont aucune convenance avec nos corps, et qui auraient plutôt
besoin d'être purgées et jetées hors du corps elles mêmes, que
puissance de vider et chasser ce dont la nature se trouverait chargée.
Le meilleur doncques est, par sobrieté, et bonne règle de vivre, rendre
son corps bien composé, pour soutenir tantôt une evacuation, et tantôt
une réplétion: mais si d'aventure il est forcé quelquefois user
aucunement de l'un ou de l'autre, il faut provoquer le vomissement,
sans user de drogues medicinales, ni autre curiosité, en ne troublant
rien au dedans, ains seulement pour eviter une crudité, rejeter ce qui
serait de trop, et qui ne se pourrait parachever de cuire. Car tout
ainsi que les linges et draps qui se nettoyent avec du savon, cendres,
et autres matières abstersives, s'usent bien plus que ceux que l'on
lave avec l'eau simple: aussi les vomissements qui sont provoques avec
des médecines, offensent bien plus le corps, et en gâtent la
complexion. Et quand le ventre est arrêté, il n'y a drogue que le lâche
si doucement, ne qui le provoque si aisément à le décharger, comme font
aucunes viandes, dont l'expérience nous est très familiere, et l'usage
ne nous apporte aucune douleur: mais si d'aventure il était si fort
endurci, qu'il ne voulût pas obeïr, ne cèder à ces viandes-là, alors il
faudrait par plusieures jours boire de l'eau, jeuner, ou prendre un
clystere, plutôt que de prendre de ces médecines laxatives, qui
corrompent tout le corps, et le mettent sans dessus dessous: ausquelles
toutefois plusieurs courent facilement, ne plus ne moins que les folles
femmes qui usent de certains medicaments pour se faire avorter, et
jeter le fruit qu'elles ont conceu, à fin de se faire incontiment
remplir une autre fois, et qu'elles en aient tant plus de plaisir. mais
à tant est-ce assez parlé de ce propos-là. Au contraire aussi, ceux qui
entrejettent des jeunes à point nommé trop exactement et trop règlement
observés par certain circuit de jours, enseignent à la nature, sans
qu'elle en ait besoin, d'avoir besoin d'un resserrement, et de se
rendre nécessaire une abstinence d'aliments, qui de soi n'était point
nécessaire, à temps prefix, que demande la coutume à quoi on l'a
asservie. Car il est bien meilleur user de tels châtiments envers son
corps librement, sans qu'il en ait aucun présentiment, ni aucune
suspicion: au demeurant composer le reste de sa manière de vivre, en
sorte qu'elle se puisse accommoder et obeïr à toutes diverses
occurrences, non pas demeurer attachée ne liée à une seule forme de
vivre, asservie à certains jours, certains nombres, et certain circuit
de temps: car cela n'est ni seur, ni facile, ni civil, ni pas humain:
ains ressemblant plus proprement à la vie d'une huître, ou d'un tronc
d'arbre, de se rendre ainsi sujet, sans pouvoir aucunement jamais
changer ni diversifier, ni en viandes, ni en jeunes et abstinences, ni
en mouvements, ni en repos: ains demeurer toujours clos et couvert en
une vie ombrageuse, oisive, à par-soi, sans conversation d'amis, sans
participation d'honneurs, loin de toute administration de la Chose
publique, cela est par trop se resserrer à mon avis: car la santé ne se
doit point acheter avec l'oisiveté, et la paresse de ne rien faire, qui
sont les principaux inconvénients et maux qu'il y a és maladies: car
c'est tout ne plus ne moins que si quelqu'un voulait bien contregarder
ses yeux par ne les employer point à regarder, et sa voix par ne point
parler, qui penserait que la santé pour se bien conserver eût
nécessairement besoin d'un continuel repos, et de ne jamais rien faire:
car l'homme qui est sain, ne saurait mieux faire, pour bien entretenir
sa santé, que de s'employer à plusieurs beaux et bons offices
d'humanité. C'est doncques un grand abus d'estimer qu'oisiveté soit
saine ou salubre, attendu <p 300v> qu'elle détruit la fin de la
santé: et n'est pas véritable, que ceux qui font le moins, soient les
plus sains: car Xenocrates n'était point plus sain que Phocion, ne
Theophrastus plus que Demetrius, et n'a de rien servi à Epicurus ni aux
Epicuriens, pour acquérir celle tranquillité de la chair, dont ils font
si grand cas, et qu'ils louent si hautement, de fuir toute entremise de
gouvernment et d'administration honorable et publique, ains faut par
autres provisions et moyens entretenir la disposition et habitude du
corps, qui est selon nature, étant certain que toute sorte de vie
reçoit et maladie et santé. Toutefois le personnage dont il est
question dit, qu'il fallait recorder aux hommes politiques, et de
gouvernement, le contraire de ce que Platon admonestait les jeunes gens
au sortir de son école: car il leur soûlait dire, «Or sus enfants,
avisés d'employer votre loisir à quelque passetemps honnête:» mais nous
recorderions volontiers à ceux qui s'entremettent des affaires de la
Chose publique, d'employer leur labeur à choses honnêtes et
nécessaires, et non pas se tuer le coeur et le corps pour choses
légères, et de bien peu de conséquence, comme fait une bonne partie des
hommes, qui se tourmentent pour néant, se travaillants de veilles,
d'allées et de venues, et de courses çà et là, pour choses qui ne sont
bien souvent ni bonnes, ni honnêtes, ains pour faire honte à quelqu'un
par envie qu'ils lui portent, ou par opiniâtreté, ou pour quelques
vaines et folles opinions qu'ils poursuivent: car je pense que c'est à
telles gens principalement que Democritus disait, que si le corps
mettait l'âme en proces, et l'appellait en justice, en matière de
reparation de dommage, jamais elle ne se sauverait qu'elle ne fut
condamnée en l'amende: et ne sais si Theophrastus disait bien vrai,
quand il affermait par une manière de translation, que l'âme payait
bien le louage de sa demeurance au corps: car le corps reçoit plus de
mal de l'âme qui n'use pas de lui selon raison, et ne le traite pas
ainsi comme il appartient: pource que quand elle a ses propres et
peculieres passions, et quelques entreprises ou affections, elle abuse
de lui, sans en rien l'épargner. Or le tyran Jason, ne sais pour quelle
occasion, soûlait dire, qu'il fallait faire beaucoup de petites choses
injustement, qui en voulait faire une bien grande justement: Aussi
pourrions nous bien conseiller à l'homme d'état et de gouvernement,
qu'il ne fît pas cas des choses légères, ains ne s'en fît que jouer, et
se reposer en icelles, s'il veut n'avoir point le corps rompu ne foulé,
ne recru, quand il le faudra employer aux grandes et belles, ains qu'il
soit tout refait à loisir, ne plus ne moins que les vaisseaux vieux que
l'on tire en terre, pour les rhabiller, afin que derechef, quand l'âme
le voudra conduire et remettre aux affaires, il y aille plus dispos,
Comme un poulain suit la jument qu'il tête.
Et pourtant quand les affaires le permettent, il se faut refaire et
revenir, sans plaindre ni épargner au corps le dormir, ni le boire, et
le manger, ni le repos qui est mitoyen entre plaisir et déplaisir,
n'observants pas la règle que la plupart des hommes gardent, et en la
gardant perdent et affolent le corps par soudaines mutations, ne plus
ne moins que le fer que l'on trempe: car lors qu'il est bien rompu et
foulé de travaux, ils le vont fondre et dissoudre en voluptés
excessives et demesurées, puis tout soudain, lors qu'il est tout fondu
et affoibli du plaisir de Venus, ou d'avoir bien bu, ils le vous tirent
ou aux travaux du palais, ou de la cour, à la solicitation de quelque
affaire de grande importance, ayant besoin de chaude et véhémente
poursuite. Le philosophe Heraclitus étant tombé en une maladie
d'hydropisie, disait à son médecin, qu'il fît d'une grande pluie une
grande sécheresse: Les hommes aussi font ordinairement de grandes et
lourdes fautes, quand ils baillent leurs corps à fondre, et à lâcher
aux voluptés, lors qu'ils sont bien las, recrus, et foulés de labeur:
et puis derechef les roidissent et retendent au contraire: car la
nature ne désire, ni ne demande point ce soudain changement, ains est
l'incontinence et lâcheté <p 301r> de l'âme, qui se laisse
désordonnément aller aux plaisirs et voluptés, au sortir des laborieux
exercices, ainsi comme font ordinairement les gens de marine, qui
soudainement après les voluptés se rejettent derechef à la poursuite du
gaing, et à penser à leurs affaires, ne donnants pas loisir à la nature
de jouir du repos, et de la quoye tranquillité, dont elle a besoin,
ains l'en jettent incontinent dehors, et la mettent sans dessus dessous
par le moyen de cette inégalité: mais les hommes avisés se gardent bien
de donner des voluptés à leur corps, lors qu'il est rompu de travail,
car ils n'en ont que faire: et les mêprisent, ou ne s'en souvienent du
tout point, ayants toujours l'esprit tendu à la considération de
l'honnêteté et beauté de la chose qu'ils ont envie de faire,
amortissants toute aise et toute solicitude de leur âme par autres
cupidités: comme l'on trouve écrit qu'Epaminondas dit en jouant, d'un
fort homme de bien et vaillant, qui mourut en son lit de maladie,
environ le temps de la guerre Leuctrique: «O Hercules, comment a cet
homme eu loisir de mourir entre tant d'affaires!» Autant en pourrait-on
dire à la vérité d'un personnage qui aurait en main quelque grand
affaire, en matière de gouvernment, ou bien quelque traité de
philosophie, Comment un tel homme pourrait-il avoir loisir ou de
s'enivrer, ou de gourmander, ou de paillarder? mais les sages quand ils
sont hors d'affaires, ils mettent alors leurs corps en repos, les
déchargent de travaux inutiles, et encore plus de voluptés superflues
et non nécessaires, les fuyants comme chose ennemie et contraire à la
nature. Il me souvient d'avoir entendu que Tibere Caesar soûlait dire,
que l'homme qui a soixante ans passés, mérite d'être moqué quand il
tend la main au médecin pour se faire tâter le pouls: quant à moi je
treuve ce dire-là un peu trop crud, mais bien me semble-il véritable,
qu'il faut qu'un chacun connaisse les particularités de son pouls,
pource qu'il y a beaucoup de diversités en un chacun de nous, et qu'il
ne soit point ignorant de la particulière complexion de son corps, tant
en chaleur, qu'en sécheresse, et quelles choses lui font bien, et
quelles choses lui font mal, quand il en use. Car celui-là ne se sent
pas soi-même, et demeure sourd et aveugle, comme en un corps emprunté,
qui veut apprendre ces particularitez-là d'un autre que de lui-même, et
qui va demandant au médecin, s'il se treuve mieux en été qu'en hiver,
et s'il prend plus aisément les choses sèches que les humides, et s'il
a naturellement le pouls fort ou faible, hasté ou lent: car ce sont
choses utiles à savoir, et aisées à apprendre, d'autant que nous le
pouvons éprouver à toute heure, vu qu'il est toujours quant et nous.
Aussi faut-il connaître entre les viandes et entre les breuvages, plus
tot ceux qui sont bons à notre estomac, que ceux qui sont plaisants à
la langue, et savoir par expérience cela qui fait bien à l'estomac,
plutôt que cela qui l'offense: et ce qui trouble et empêche la
concoction, plutôt que ce qui est agréable, et qui chatouille le goût:
car demander au médecin quelle chose est facile à digerer, et quelle ne
l'est pas, et quelle chose lâche le ventre, et quelle le restreint,
cela me semble aussi laid, que de lui demander que c'est qui est amer,
et que c'est qui est doux, ou brusque et austère. Et toutefois nous en
voyons plusieurs qui savent bien reprendre les cuisiniers, quand ils
ont fait un potage ou une sauce trop douce, ou trop aigre, ou trop
salée, et ne discernent pas ce qui étant mis dedans leur corps ne leur
fera point de mal, ou leur sera profitable: tellement que bien peu
souvent il y a faute, que leur potage ne soit bien assaisonné: et au
contraire, par ne vouloir bien assaisonner tout leur corps, ains le
débaucher tous les jours, ils donnent beaucoup d'affaires aux médecins:
car ils ne jugent pas le potage être le meilleur, qui est le plus doux,
ains y mêlent plusieurs jus aigres, ou verds, pour lui donner un peu de
pointe: et à l'opposite ils fourrent dedans leurs corps toutes les
douceurs des voluptés jusques à coeur saoul, ignorants ou bien ne se
souvenants pas, que la nature attache toujours aux choses qui sont
utiles et salubres, un plaisir non mixtionné de <p 301v>
déplaisir, et dont on ne se repent jamais: mais aussi faut-il avoir en
mémoire les choses qui sont propres et convenables aux corps, ou
contraires aux mutations des saisons de l'an, et autres qualités et
propriétés de l'air, pour savoir accommoder proprement à une chacune
saison sa manière de vivre. Au reste quant aux inconvénients procédants
de chicheté, ou d'avarice et ardeur de gagner, à la saison que l'on
serre les fruits, pour les loger et garder à force de veiller, de
courir et tracasser çà et là, ils font paroir au dehors les vices et
les tares qui sont au dedans du corps: mais il ne faut pas craindre que
tels accidents advienent aux personnes doctes et studieuses, ni à gens
d'état et d'honneur, ausquels principalement s'adresse ce discours.
Mais il faut qu'eux prennent garde, et fuient une autre sorte de
chicheté et d'avarice, en matière d'étude et de lettres, laquelle fait
qu'ils mettent en nonchaloir, et n'ont aucun égard à leurs pauvres
corps, qui bien souvent n'en peuvent plus, tant ils les ont travaillés:
et néanmoins ne leur pardonnent point encore, ains les contraignent de
faire à l'envi, eux qui sont fréles et mortels, de l'entendement et de
l'esprit qui est immortel, et ce qui est terrestre, venu de la terre, à
l'envi de ce qui est céleste. Et puis le boeuf dit au chameau son
compagnon au service d'un même maître, «Tu ne me veux pas maintenant
soulager d'une partie de ma charge, mais bientôt tu porteras tout ce
que je porte, et moi avecques davantage:» comme il advint par la mort
du boeuf, qui demeura sous le faix. Ainsi en prend-il à l'âme, qui ne
veut pas donner au pauvre corps las et recru, un peu de relâche et de
repos car peu après il lui survient une fièvre, ou un mal de tête, avec
un éblouissement d'yeux, qui la contraint de quitter et abandonner
livres, lettres et études, et est finablement forcée de languir, et
demeurer au lit malade quant et lui. Parquoi Platon nous admonestait
sagement, de ne remuer et n'exercer point le corps sans l'âme, ni l'âme
aussi sans le corps, ains les conduire également tous deux, comme une
couple de chevaux attelés à un même timon ensemble, attendu que le
corps besogne et travaille quant et l'âme: au moyen dequoi il en faut
avoir un très grand soin, et lui rendre le traitement qui lui
appartient, à fin de lui entretenir la belle, bonne, et désirable
santé, sachant que le plus grand et le plus singulier bien qui en
procède, c'est, que l'un ne l'autre à faute de bonne disposition n'est
empêché de connaître la vertu, et d'en user, tant en lettres comme és
actions de la vie humaine.
XLIIII. De la Fortune des Romains.
LA VERTU et la Fortune ont combattu plusieurs grands combats, et par
plusieurs fois, l'une contre l'autre: mais celui qui se présente
maintenant, est le plus grand de tous, à savoir, le proces qu'elles ont
ensemble touchant l'Empire Romain, laquelle des deux l'a fait, et
laquelle a produit en être une si grande puissance: car ce ne sera pas
un petit témoignage pour celle qui le gagnera, ou plutôt une grande
justification à l'encontre de l'imputation que l'on leur met sus à
toutes deux: car on impute à la Vertu, qu'elle est honnête, mais
inutile: et à la Fortune, qu'elle est incertaine, mais bonne: et dit-on
que l'une est infructueuse, et l'autre malfeable en ses dons. Car qui
est celui qui ne dira, étant la grandeur de Rome attribuée et adjugée à
l'une ou à l'autre, que ou la Vertu ne soit très utile, si elle a pu
faire tant pour les gens de bien: ou la Fortune ne soit très ferme et
constante, vu qu'elle conserve déjà par si long temps ce qu'elle a
<p 302r> une fois donné? Or le poète Ion és oeuvres qu'il a
composés sans vers en prose, dit que la fortune et la sapience, qui
sont deux choses très différentes et dissemblables, produisent
néanmoins de très semblables effets: l'une et l'autre agrandissent et
honorent les hommes, les avancent en dignité, en puissance, en état et
authorité. Et quel besoin est-il d'étendre ce propos à réciter et
denombrer ceux qu'elles ont avancés, attendu que la nature même qui
nous porte, et nous produit toutes choses, les uns estiment que ce soit
la fortune, les autres la sapience? Et pourtant ce présent discours
ajoute à la cité de Rome une grande et admirable dignité, c'est que
nous mettons en dispute d'elle ce que nous disputons aussi de la terre,
de la mer, et des étoiles, à savoir si ce a été par fortune, ou par
providence, qu'elles sont venues en être. Mais quant à moi, il m'est
avis que si bien la vertu et la fortune ont eu ailleurs plusieurs
debats et plusieurs querelles ensemble, qu'à la composition d'un si
grand Empire, et si grande puissance, il est vraisemblable qu'elles se
sont accordées ensemble, et que d'un commun accord elles ont achevé et
parfait le plus grand et le plus beau chef-d'oeuvre qui fut oncques
entre les humains: et ne me pense point abuser en cette conjecture,
ains estime que tout ainsi que Platon dit, que du feu et de la terre,
comme des premiers et nécessaires éléments, tout le monde a été
concreé, à fin qu'il fut et visible et palpable, la terre lui donnant
la gravité et la fermeté, et le feu la forme, la couleur et le
mouvement, et les deux autres natures et éléments qui sont entre ces
deux extremes, à savoir, l'air et l'eau, amollissants et temperants la
grande dissimilitude de l'un et l'autre, des deux bouts ont assemblé et
mêlé par leur moyen la matière première: aussi le temps avec Dieu
prenants la vertu et la fortune, les ont détrempées et mêlées ensemble,
afin que de ce qui est propre à l'un et à l'autre ils bâtissent et
feissent un temple véritablement saint, et à tous profitable, un
fondement et soubassement ferme, un element éternel aux affaires qui
tendent toujours contre bas, et vont toujours en empirant, et une ancre
sacrée à l'encontre de la tourmente, pour garder le monde de courir
fortune. Car ainsi comme quelques philosophes naturels disent, que le
monde au commencement ne voulait pas être monde, et que les corps ne
voulaient pas se joindre et se mêler ensemble, pour donner à la nature
une commune forme composée de tous ces corps-là, ains que ceux qui
étaient encore petits, et espars çà et là, se glissaient,
s'échappaient, et fuyaient de peur d'être attrapés et attachés avec les
autres, et ceux qui étaient un peu plus robustes et mieux entassés, se
combattaient déjà bien rudement les uns contre les autres, et y avait
de grands troubles entre eux, tellement qu'il en sortait une violente
tourmente, et une grande combustion, tout étant plein de ruïne,
d'erreur et de naufrages, jusques à ce que la terre venant à prendre
grandeur par le moyen des corps qui accouraient et s'attachaient à
elle, elle commença à s'affermir elle-même premièrement, et depuis
donna et dedans elle et à l'entour d'elle un siege ferme et assuré à
tous les autres corps: aussi, comme les plus grands potentats et
empires qui fussent entre les hommes, se remuassent selon les fortunes,
et s'entreheurtassent les uns les autres, d'autant que nul n'était
assez grand pour commander à tous les autres, et que toutefois chacun
le désirait, il y avait un étrange mouvement et agitation vagabonde, et
une mutation universelle de tout en tout parmi le monde, jusques à ce
que Rome venant à prendre force et accroissement, et à lier et attacher
à soi d'un côté d'autres peuples et nations voisines, et d'autre côté
des seigneuries, Royaumes et principautés des princes lointains et
étrangers d'outre mer, les choses principales commencèrent à prendre un
fondement ferme, et un établissement assuré, parce que l'Empire se
réduisit enfin en un ordre pacifique, et en un cercle et rondeur d'état
si grand, que rien n'en pouvait tomber ne dechoir, par le moyen de ce
que toute vertu regna en ceux qui conduisirent ce <p 302v> grand
ouvrage à chef, et aussi qu'il y eut beaucoup de faveur de la fortune,
qui y coopera, ainsi comme par la suite de ce discours il sera facile à
connaître, et à demontrer. Si me semble que je vois maintenant, comme
de dessus une haute guette, venir la Vertu et la Fortune à la plaiderie
de cette cause, et au jugement et decision de cette question. Mais le
port et l'allure de la Vertu est grave et doux, le regard arrêté, et le
soin qu'elle a de maintenir et défendre son honneur en cette
contention, lui fait un peu monter la couleur au visage, encore qu'elle
demeure beaucoup derrière la Fortune qui se haste de venir tant qu'elle
peut: et la conduisent et environnent tout à l'entour, comme sa garde,
une bonne troupe
D'hommes tués en guerrières attaintes,
Ayants de sang les armes toutes taintes,
tout navrés par le devant, et dégouttants de sang mêlé avec la sueur,
appuyés sur des tronçons de lances et de piques qu'ils ont ôtées à
leurs ennemis. Voulez vous que nous demandions qui ils sont? Ils
répondent qu'ils sont un Fabricius, un Curius, un Camillus, les
Deciens, un Cincinnatus, un Fabius Maximus, un Claudius Marcellus, les
deux Scipions. Je y vois aussi Caius Martius se courrouçant à la
fortune. Là est aussi Mucius Scevola qui montre sa main brûlante, et
crie tout haut, Voulez vous attribuer cette main à la fortune? Et
Horatius Cocles qui si vaillamment combattit sur le pont, tout couvert
de coups de trait des Thoscans, et montrant sa cuisse rompue, murmure à
voix sourde du fond de la rivière où il est tombé, A-ce été par fortune
que j'ai eu la cuisse rompue? Voilà quelle est la troupe de la Vertu,
qui vient à ouïr cette decision,
Rudes guerriers combattants de pieds stables
Aux ennemis en armes redoutables.
Mais de la Fortune, au contraire, l'allure est vite, le courage
superbe, l'espérance hautaine, et prevenant la Vertu, elle est jà tout
ici près, non qu'elle se soubleve avecques de légères ailes, ni qu'elle
ait le bout des arteuils sur une boule: car elle s'en vient douteuse et
vacillante, et puis s'en reva déplaisante. Mais ainsi comme les
Spartiates disent, que Venus depuis qu'elle eut passé la rivière
d'Evrotas, quitta les miroirs et toutes feminines délicatesses, voire
son tissu même, et qu'elle prit la lance et l'écu, se parant pour se
montrer à Lycurgus: aussi la Fortune ayant abandonné les Perses et les
Assyriens, vola légèrement par-dessus la Macedoine, et vous secoua
habilement Alexandre, puis se proumena un peu par l'Aegypte, et par la
Syrie, traînant après soi les Royautés, et ruïnant les Carthaginois,
que souvent elle avait soutenus: finablement elle s'approcha du
Mont-palatin, et passant la rivière du Tybre, posa là ses ailes, quitta
ses patins volans, et délaissa sa boule malassurée, qui tourne tantôt
çà tantôt là, et ainsi entra dedans Rome, comme pour y faire sa
demeure: telle se présente-elle, comparoissant pour ouïr droit devant
la justice, non point funeste, ni trouble-fête, comme l'appelle
Pindare, ni maniant un double timon, mais plutôt soeur de l'égalité et
de persuasion, et fille de providence, ainsi comme le poète Alcman
déduit sa genealogie. Au reste, elle a bien en sa main celle corne
d'abondance, qui est tant célébrée, pleine non de toutes sortes de
fruits toujours verdoyans, ains de toutes les choses exquises et
précieuses qui sont en toute la terre, et en toute la mer, en toutes
les rivières, et toutes les minieres des metaux, et en tous les ports,
qu'elle répand en grande largesse. Si voit-on à l'entour d'elle
plusieurs illustres et excellents personnages, comme Numa Pompilius
extrait des Sabins, Tarquinius Priscus venu de la ville des Tarquins,
lesquels étant étrangers et forains elle installa Rois dedans le siege
Royal de Romulus. Paulus Aemylius ramena son armée saine et sauve de la
défaite de Perseus, et des Macedoniens, où il gagna une victoire si
heureuse, que jamais Romain n'en jeta larme d'oeil, et retournant en
<p 303r> triomphe, il magnifie la Fortune: aussi fait le
vieillard Cecilius Metellus surnommé Macedonicus, pour les victoires
qu'il y gagna, et pour avour eu cet heur, que d'être porté en sepulture
par quatre siens fils, tous quatre consulaires, Quintus Balcaricus,
Lucius Diadematus, Marcus Metellus, et Caius Caprarius, et par deux
gendres consulaires aussi, et des arrière-fils qui avaient déjà fait
des grandes prouesses d'armes, et qui tenaient de beaux états et
offices en la Chose publique: et Aemylius Scaurus venu de bien petit
lieu, et de race encore plus basse, homme neuf, élevé par elle, est
fait prince du Senat. Et puis Cornelius Sylla qu'elle prit et enleva du
sein de la courtisane Nicopolis, pour l'exalter par-dessus tous les
trophées Cimbriques de Marius, et tous ses sept Consulats, et le
colloquer au souverain degré de Monarque et de Dictateur, celui-là se
donnait lui et toutes ses actions à la faveur de la fortune, criant
tout haut avec l'Aedipus de Sophocles, «Je me répute enfant de la
Fortune.» En langage Romain il se surnommait Felix, c'est à dire
l'heureux: mais quand il écrivait aux Grecs, il se sousignait, Lucius
Cornelius Epaphroditus, comme qui dirait le bien-aimé de Venus et des
Graces. Ses trophées mêmes qui sont en notre pays de Cheronée, des
victoires qu'il y gagna contre les lieutenants du Roi Mithridates, ont
pareille inscription, et méritoirement: car ce n'est pas la nuit, comme
dit Pindare, qui a le plus de la faveur de Venus, mais c'est la
Fortune. Qui voudrait doncques plaider la cause de la Fortune, ne
serait-ce pas un bon commencement et bien propre, que d'amener les
Romains mêmes pour témoins, comme ceux qui ont plus attribué à la
fortune, et se sont jugés plus redevables à elle qu'à la Vertu? car ce
n'a été que bien tard, et long temps après la fortune, que Scipion
Numantinus leur bâtit un temple de la Vertu, et depuis Marcellus y fit
construire celui qui s'appelle le temple de Vertu et d'honneur, comme
Aemylius Scaurus fit edifier celui de la Déesse Mens, qui signifie
l'entendement, environ le temps des guerres Cimbriques. Alors que les
lettres, les Sophistes et l'éloquence se coulèrent dedans la ville de
Rome, ils commencèrent aussi à avoir en prix et recommandation ces
choses-là: mais toutesfois jusques aujourd'hui encore n'y a-il point de
temple de Sagesse, ni de tempérance, ni de Patience, ni de Magnanimité,
ni de Continence, là où les temples de la Fortune sont si notoires et
si anciens, qu'il semble qu'ils aient été faits et fondés quant et les
premiers fondements de la ville: car le premier qui en fonda, fut Ancus
Marcius, nepveu de Numa, qui fut le quatriéme Roi de Rome après
Romulus, et fut à l'aventure celui qui la surnomma Fortune virile,
comme ayant la virilité, c'est à dire, la vaillance et prouesse, besoin
du secours de la fortune, pour emporter la victoire: et quant à celui
de la Fortune feminine, ils le bâtirent avant le temps de Camillus,
lors que Martius Coriolanus ayant amené les Volsques contre la ville,
fut détourné de sa mauvaise volonté par le moyen des Dames: car elles
allèrent en ambassade vers lui avec sa femme et sa mère, et le prièrent
tant, que finablement elles lui firent pardonner à la ville, et
rammener l'armée des Barbares: et fut lors que l'on dit que l'image et
statue de Fortune, ainsi qu'on la consacrait, prononcea ces paroles,
«Vous m'avez Dames Romaines par ordonnance publique dévotement
consacrée:» combien que Furius Camillus après avoir éteint le feu des
Gaulois, et ôté la ville de Rome du bassin de la balance, où l'on la
contrepesait à une certaine quantité d'or, ne bâtit point de temple ni
à bon conseil, ni à vaillance, ains à la Déesse Monete le long de la
rue neuve, à l'endroit où l'on dit que Marcus et Decius en passant la
nuit ouïrent une voix qui les advertit, que bientôt ils auraient sur
les bras la guerre des Gaulois. L'autre temple de Fortune, qui est sur
le bord de la rivière, surnommée Fortis, c'est à dire vaillante,
belliqueuse et magnanime, comme celle à qui appartient l'efficace et
force de donner la victoire et la générosité d'icelle, ils le bâtirent
dedans les jardins et vergers, que Caesar délaissa par testament au
peuple Romain, estimant que lui-même par la faveur de fortune était
devenu <p 303v> le plus grand des Romains. Mais quant à Jules
Caesar, j'aurais honte de dire que moyennant la faveur de fortune il se
soit élevé jusques à être le plus grand, so lui-même ne l'avait
témoigné: car étant parti de Brindes le quatriéme jour de Janvier, pour
poursuivre Pompeius, au coeur d'hiver près du solstice, il traversa
sûrement la mer, lui ayant la fortune reculé le mauvais temps: mais
trouvant Pompeius fort et puissant, tant par mer que par terre,
d'autant qu'il avait toutes ses forces assemblées en un camp, et lui en
avait bien peu auprès, d'autant que les forces que lui amenaient
Antonius et Sabinus étaient demeurées derrière, il osa bien se jeter
dedans une petite fregate, et partir sans être connu du maître ni du
pilote, comme si c'eût été le serviteur de quelque seigneur: mais y
ayant un grand repoussement du flot de la mer, contre le cours de la
rivière, et une forte tourmente, voyant que le pilote tournait en
arrière, il ôta la robe qu'il avait entortillée autour de sa tête, de
devant son visage, et se montrant à face découverte, «Poulse mon ami,
dit-il, hardiment, et ne crains point, ains mets les voiles au vent à
l'aventure, assurément, car tu menes Caesar et sa fortune:» tant il se
persuadait et assurait que la fortune naviguait quant et lui,
l'accompagnait par les champs, était au camp avec lui, et lui aidait à
conduire toutes ses guerres, étant son ouvrage et son fait qui ne
pourvait procéder que d'elle, de commander tranquillité à la mer, été
en hiver, diligence aux plus paresseux, et force de courage aux plus
lâches et couards, et, ce qui est encore plus incroiable, fuite à
Pompeius, et meurtre de son hoste à Ptolemeus, afin que Pompeius
mourût, et néanmoins Caesar ne fut point contaminé de son sang. Que
dirai-je de son fils, lequel fut le premier des Empereurs surnommé
Auguste, qui commanda l'espace de cinquante quatre ans à toute la terre
et à la mer? Quand il envoya son arrière-fils à la guerre, ne lui
souhaitta-il pas qu'il fut aussi vaillant que Scipion, aussi aimé que
Pompeius, et aussi bien fortuné que lui? attribuant l'honneur de
l'avoir fait tel qu'il était, comme un grand chef-d'oeuvre, à la
fortune, laquelle le mettant au dessus de Ciceron, de Lepidus, de
Pansa, de Hircius, et de Marcus Antonius, par les conseils, prouesses,
expéditions, victoires, armées desquels, tant par mer que par terre,
elle le fit le premier, et l'éleva en haut, et abaissa tous ces
autres-là par qui elle l'avait fait monter, et puis le laissa seul: car
c'était pour lui que Ciceron conseillait, Lepidus menait armée, Pansa
vainquait, Hircius mourait, et Antonius ivrongnait et paillardait: car
je mets Cleopatra entre les faveurs que la fortune fit à Auguste,
contre laquelle, comme contre un rocher, Antonius si grand Capitaine
s'alla briser et noyer, afin que Caesar Auguste demeurât tout seul.
Auquel propos on raconte, que y ayant grand privauté et familiarité
entre-eux, ils passaient souvent le temps ensemble à jouer à la paulme
ou aux dés, ou bien à faire combattre de petits animaux, comme des coqs
ou des cailles, mais que toujours Antonius s'en allait vaincu: et que
quelqu'un de ses familiers, homme entendu en l'art de deviner, lui en
parla franchement par plusieurs fois, et lui remontra, «Seigneur que
veux-tu faire auprès de ce jeune homme ici? éloigne toi de lui: tu es
plus renommé que lui, tu es plus vieil que lui, tu commandes à plus
d'hommes que lui, tu es plus exercité aux armes, tu as plus
d'expérience: mais ton esprit familier craint le sien, et ta fortune,
qui à par-soi est grande, flatte la siene: et si tu ne t'en éloignes
bien loin, elle t'abandonnera pour s'en aller devers lui.» Voilà les
preuves par témoins que la fortune peut alléguer: mais il nous faut
amener aussi celles des choses, en commençant notre propos à la
naissance même de la ville de Rome. En premier lieu doncques, qui sera
celui qui ne confessera, que quant à la nativité, à la préservation, à
la nourriture, et à l'education de Romulus, les excellences de vertu
ont été differées, et que la fortune a seule fondé le tout? car
premièrement le fait de la génération et procreation de ceux mêmes qui
ont fondé et planté la ville de Rome, semble <p 304r> être
procédée d'une faveur de fortune merveilleuse, car on dit que leur mère
coucha avec le Dieu Mars. Et comme l'on tient que Hercules fut engendré
en une longue nuit, le jour ayant été reculé et retardé contre l'ordre
de la nature, et le Soleil arrêté: aussi trouve l'on écrit qu'en la
génération et conception de Romulus, le Soleil eclipsa, et qu'il y eut
une véritable conjonction du Soleil avec la Lune, comme Mars qui était
Dieu, se mêla avec Sylvia qui était mortelle, et que le même advint
encore à Romulus le jour propre qu'il passa de cette vie: car on dit
qu'il disparut ainsi comme le Soleil était en eclipse, aux Nones
Capratines, auquel jour les Romains encore de présent celebrent une
fête bien solennelle. Et puis quand ils furent nés, le tyran les
voulant faire mourir, de bonne fortune ce ne fut point un Barbare
esclave maupiteux qui les reçeut, ains un gracieux et humain serviteur,
qui ne les voulut point faire mourir, ains les posa en un endroit du
bord de la rivière, joignant à une belle prairie verdoyante, et
ombragée de petits arbrisseaux bas, auprès d'un figuier sauvage qu'ils
appellent Ruminalis, à cause que la mammelle se nomme en Latin Ruma: et
puis une Louve qui avait fait nouvellement des petits, ayant le pis si
plein de lait qu'il en crevait, ses petits étant morts, elle cherchant
à se décharger s'abaissa à ces enfants, et leur bailla son tetin comme
accouchant une seconde fois, en se délivrant de son lait: et puis
l'oiseau consacré à Mars, qu'ils appellent le Piverd, y survenant, et
s'en approchant, avec le bout de ses pieds tout doucement entre-ouvrant
la bouche à ces enfants, l'un après l'autre, leur mit dedans de petites
miettes de sa propre pâture: et qu'il soit vrai, le figuier sauvage en
est encore appelé Ficus Ruminalis, à cause du pis de la Louvre, qui se
baissant le donna à teter à ces enfants: et a été long temps depuis que
les habitants alentour de ce lieu-là ont observé la coutume de ne
jamais exposer ne jeter rien de ce qui leur naissait, ains de nourrir
et élever tout, en mémoire et pour la similitude de l'accident advenu à
Romulus. Et puis qu'ils aient été nourris et enseignés depuis en la
ville de Gabij, sans que l'on sût qui ils étaient, ne qu'on entendît
qu'ils fussent enfants de Sylvia, et nepveux de Numitor, et du Roi, il
semble bien que ce fut une ruse et une dérobée de la fortune, de peur
qu'ils ne perissent, avant que avoir fait aucun acte digne d'eux, ains
qu'ils fussent découverts par les effets mêmes, montrant leur vertu
pour la marque de leur noblesse. Auquel propos il me souvient d'une
réponse que fit un jour Themistocles à quelques Capitaines, qui depuis
lui eurent la vogue, et furent en estime à Athenes, mais ils
pretendaient mériter d'être plus honorés que lui: car il leur dit, que
le Lendemain querella une fois contre le jour de la Feste, disant
qu'elle était fiere et oiseuse, et que l'on ne faisait que manger en
elle, ce qui par avant avait été acquis et preparé avec peine: la Feste
lui répondit, «Certainement tu dis vrai, mais si je n'eusse été, où
est-ce que tu serais?» aussi si je n'eusse été du temps des guerres
Medoises, que serait-ce maintenant que de vous? et dequoi servirait
toute votre vaillance? Il me semble que la Fortune dit tout de même à
la vertu de Romulus, Tes faits sont grands et illustres, et as montré
que certainement tu étais extrait de sang et de race divine, mais tu
vois combien de temps tu es venu après moi: car si lors je ne me fusse
montrée bonne et benigne, ains eusse laissé et abandonné ces pauvres
petits enfants, toi comment fusses-tu venue en être? et comment te
fusses-tu fait voir, si lors une Louve ne fut survenue, ayant le pis
enflé et enflammé de la quantité grande du lait qui y affluait,
cherchant plutôt à qui donner pâture que dequoi se paître? et si elle
eût été du tout sauvage et farouche, ou affamée, ces maisons royales,
ces temples, ces théâtres, ces portiques, ces places, ces palais à
tenir la justice, ne seraient-ce pas aujourd'hui des loges de bouviers
et cabanes de bergers, qui serviraient comme esclaves à quelques
maîtres d'Albe, ou de la Thoscane, ou du pays Latin? Le commencement en
toutes choses et le principal, mêmement en la fondation et edification
d'une <p 304v> ville: et la Fortune a été celle qui a fourny ce
fondement, quand elle a sauvé et contregardé le fondateur: car la vertu
a bien fait Romulus grand, mais la fortune l'a conservé jusques à ce
qu'il fut grand. Bien est-ce chose certaine et confessée, que le regne
de Numa Pompilius, qui dura bien longuement, fut entièrement guidé et
conduit par une faveur de fortune merveilleuse: car de dire que la
Nymphe Egeria, l'une des Dryades, fée prudente, et sage, ait été
amoureuse de lui, et que couchant avec lui elle lui ait enseigné à
établir, gouverner et régir sa Chose publique, cela est à l'aventure
trop fabuleux, attendu que les autres mêmes que l'on raconte avoir été
aimés par des Déesses, et avoir joui des noces d'icelles, comme un
Peleus, un Anchises, un Orion, un Emathion, n'ont point pour cela eu au
reste de leur vie tout contentement et prosperité, sans aucune
fâcherie: Mais Numa semble à la vérité avoir eu la bonne fortune pour
domestique, familiere compagne et regnante avec lui, laquelle prenant
la ville de Rome, comme en une tempeste turbulente, et une mer
tourmentée, en l'inimitié, envie et malveillance de tous les peuples
prochains et voisins, et outre cela travaillée en elle-même d'infinis
maux et partialités, elle estaignit et assoupit tous les courroux et
toutes les envies, comme mauvaus vents et contraires. Et ainsi que l'on
dit que la mer au fin coeur d'hiver donne l'aisance aux oiseaux
Halcyons d'esclorre leurs petits, de les nourrir et alimenter en grande
tranquillité: aussi la fortune étendant alentour de ce peuple
nouvellement planté, et branlant encore, un tel calme et serenité
d'affaires, sans guerres, sans maladies, sans péril et sans crainte,
elle donna moyen à la ville de Rome de prendre racine et pied ferme, en
croissant en repos avec toute sûreté, sans empêchement quelconque. Ne
plus ne moins que une carraque ou une galere se fabrique et s'assemble
à force de coups, à grande violence de marteaux, de clous, de coins, de
cognées et scies, dont elle est fort harassée: mais depuis qu'elle est
une fois composée, il faut qu'elle demeure en repos quelque peu de
temps, jusques à ce que les liaisons soient affermies, et les cloueures
toutes accoutumées: autrement qui la tirerait en mer, les jointures et
commissures étant encore toutes fresches, lâches et non bien
consolidées, tout souvrirait quand elle viendrait à être un petit
secouée et esbranlée des vagues de la mer, tellement qu'elle ferait eau
par tout: Aussi le premier prince, autheur et fondateur de la ville de
Rome l'ayant composée d'hommes agrestes et de bouviers, comme de gros
plansons et puissants ais de chêne, eut à ce faire plusieurs travaux,
et se trouva embarrassé en plusieurs guerres et plusieurs grands
dangers, étant contraint de combattre ceux qui s'opposaient à la
naissance et fondation d'icelle: mais le second la prenant de ses
mains, lui donna temps et loisir de s'affermir, et assurer sa
croissance par la faveur de bonne fortune, qui lui donna moyen de jouir
de grande paix et de long repos. Mais si un Porsena lui fut venu courir
sus lors que les murailles toutes fresches branlaient encore, par
manière de dire, plantant son camp, et amenant une grosse armée de la
Thoscane devant: ou que quelque puissant personnage belliqueux entre
les Marses, ou du pays de la Lucanie, par une envie et un appétit de
troubler, et de remuer tout, homme factieux et entendu au fait des
armes, tel que depuis ont été un Mulius ou un Silon le superbe, et le
dernier de tous, un Telesinus, auquel Sylla eut affaire, qui comme à un
signal fit prendre les armes à toute l'Italie, fut venu environner et
assaillir à trompettes sonantes le philosophe Numa, cependant qu'il
sacrifiait et faisait prières aux Dieux, la ville à ce premier
commencement-là n'eût pas peu soutenir une tempeste et une tourmente si
grande, et ne fut pas crue en si grand nombre d'hommes et de peuple: là
où il semble que la longue paix, qui dura sous ce Roi-là, fut aux
Romains comme un magasin de toute munition pour les guerres qui
suivirent après, et que le peuple Romain, ne plus ne moins qu'un
champion qui a à combattre, s'étant exercé à loisir et en repos par
l'espace de quarante trois <p 305r> ans, après les guerres qu'ils
avaient eues sous Romulus, se rendit fort assez et suffisant pour faire
tête à ceux qui depuis s'opposèrent à lui: car on dit qu'il n'y eut ni
peste, ni famine, ni sterilité de la terre, ni intemperature d'hiver ou
d'été, en tout ce temps-là, qui fâchât la ville de Rome, comme si ce
n'eût pas été une providence humaine, mais une fortune divine, qui eût
regy et gouverné toutes ces années-là. Aussi furent lors fermées les
deux portes du temple de Janus, qu'ils appellent les portes de la
guerre, pource qu'elles s'ouvrent quand il y a guerre, et se ferment
quand il y a paix: et incontinent après la mort de Numa elles furent
ouvertes pour la guerre d'Albe, qui se rompit aussi tôt, et d'autres
infinies qui la suivirent de main en main. Depuis elles furent derechef
closes, environ quatre cents quatre vingts ans après, quand la guerre
fut achevée, et la paix faite avec les Carthaginois, l'année que Caius
Attilius et Titus étaient Consuls: depuis elles furent encore
r'ouvertes, et durèrent les guerres jusques à la victoire que gagna
Caesar, devant le promontoire d'Action: et lors cessèrent les armes des
Romains, non guères long temps, parce que les troubles des Biscains, et
des Gaulois contre les Germains, survindrent, qui troublèrent la paix.
Voilà les témoignages de la félicité et bonne fortune de Numa que l'on
treuve par écrit. Mais les Rois qui ont été à Rome depuis lui, ont
grandement honoré la Fortune, comme la patrone, la nourrice, et le
soutien, ainsi que parle Pindare de la ville de Rome: ce que l'on peut
juger par les raisons qui ensuivent. Il y a bien à Rome un temple fort
honoré de la Vertu, mais il y a été fondé et bâti bien tard par
Marcellus, celui qui prit Syracuse. Il y en a aussi un autre de
l'Entendement, ou de la Raison, qu'ils appellent Mentem, mais ce fut
Aemylius Scaurus qui le dedia environ le temps des guerres Cimbriques,
que déjà les lettres, les arts et le babil de la Grèce avait commencé à
se glisser en la ville: mais de Sapience encore jusques aujourd'hui ils
n'en ont pas un, ni de tempérance, ni de Patience, ni de Magnanimité:
mais des temples de la Fortune il y en a plusieurs et fort anciens, et
fort celebres en tous honneurs, en manière de dire, qui y sont fondés
et mêlés parmi les plus nobles endroits et lieux de la cité: car il y a
celui de la Fortune virile qui fut bâti par Ancus Martius quatriéme
Roi, et ainsi nommé, pour-autant qu'il estima avoir eu autant de
fortune que de vaillance, à obtenir la victoire: et l'autre de la
Fortune feminine, chacun sait que ce furent les Dames qui le dedièrent,
après avoir diverty et détourné Martius Coriolanus, qui avait amené
grande puissance d'ennemis devant la ville. Et Servius Tullius qui
augmenta la puissance du peuple Romain, et en réduisit en belle et
bonne ordonnance le gouvernement, autant que nul autre Roi, ayant
établi l'ordre que l'on y garde à donner les suffrages aux elections,
et aussi l'ordre de la discipline militaire, ayant été le premier
Censeur des moeurs, et Syndique ou contrerolleur de la vie et des
moeurs d'un chacun, et qui semble avoir été et très vaillant, et très
prudent: celui-là, dis-je, s'attribuait lui-même à la fortune, et
estimait que sa principaulté dependait d'elle, de manière que l'on
disait que la fortune même venait coucher avec lui, descendant par une
fenestre en sa chambre, que l'on appelle maintenant la porte
Fenestelle: à raison de quoi il fonda au Capitole le temple de la
fortune que l'on appelle Primigenia, comme qui dirait, fortune l'aînée:
et une autre, Fortunae Obsequentis, comme qui dirait de fortune
favorable et obéissante. Mais sans m'arrêter aux noms et appellations
Romaines, je m'efforcerai d'interpreter en Grec les significations de
toutes ces fondations de la fortune: Car il y a au Mont-palatin une
chappelle de fortune Privée, et une autre de fortune Gluante, encore
que le mot semble avoir de la moquerie, toutefois si a-il par
translation signifiance de chose bien importante, voulant donner à
entendre qu'elle attire ce qui est loin, et retient ce qui est près: et
auprès de la fontaine qui se surnomme Muscosus, un autre de fortune
Vierge: et au mont des Esquilies, de fortune <p 305v> adverse: et
en la longue rue y a un autel de fortune de bonne espérance, ou comme
d'espérance: aussi y a-il joignant l'autel de Venus Talaria une
chappelle de fortune mâle, et plusieurs autres honneurs et
denominations de la fortune, que Servius pour la plupart a bâties,
sachant très bien qu'au gouvernement de toutes choses humaines la
fortune est de grande, ou plutôt de totale importance, mêmement, que
lui par benefice de la fortune, d'esclave et ennemi de nation qu'il
était, fut élevé et avancé jusques à la dignité royale. Car étant la
ville de Corioles prise par les Romains, une jeune fille nommée
Ocrisia, de laquelle la fortune de captivité n'avait pu effacer ni la
face, ni les moeurs, fut donnée pour servante à Tanaquil, femme de
Tarquinius Roi, et depuis fut donnée en mariage à un des dependants de
la maison, que les Romains appellent Clientes, et d'eux deux nasquit
Servius. Les autres disent qu'il n'est pas ainsi, mais que Ocrisia
jeune fille prenant ordinairement quelques primices des viandes et du
vin qui étaient servies à la table du Roi, les portait au foyer de
l'autel domestique, et que un jour ainsi comme elle jettait, suivant sa
coutume, ces primices dedans le feu qui était au foyer, la flamme
subitement s'assoupit, et sourdit du foyer un membre viril, dequoi la
jeune fille effroiée raconta sa vision à Tanaquil seule: laquelle étant
sage et prudente, accoutra la jeune fille ne plus ne moins que l'on a
accoutumé de parer les nouvelles mariées, et l'enferma avec cette
apparition, estimant que ce fut chose céleste et divine: Aussi pensent
aucuns que ce fut le Dieu domestique, Lar, ou bien Vulcanus, qui fut
amoureux de cette jeune fille: comment que ce soit, de là nasquit
Servius et comme il était encore enfant, une lumière claire comme
l'éclair du tonnerre, lui enlumina la tête tout alentour. Mais Valerius
Antias ne le conte pas ainsi: car il dit, que Servius avait une femme
nommée Gegania qui mourut, que sa mère présente il demena grand deuil
de cette mort, que finablement de melancholie et de tristesse il
s'endormit, et que lui dormant les femmes aperçurent sa face reluisante
comme toute en feu: ce qui lui fut en témoignage qu'il avait été
engendré par le feu, et un presage certain de la Royauté inopinée et
non esperée, à laquelle il parvint après la mort de Tarquinius, par le
moyen du port et de la faveur que Tanaquil lui fit: car de tous les
Rois, cettui semble avoir été celui qui avait le moins d'apparence de
jamais attaindre à la Monarchie, et moins d'envie d'y aspirer et
pretendre, attendu mêmement qu'ayant envie de s'en deposer, il fut
empêché de le faire: car Tanaquil en mourant le conjura et l'obligea
par serment qu'il persévérerait en icelle Royauté, et qu'il
n'abandonnerait point la police et le gouvernement des Romains. Voilà
comment la Royauté de Servius dependit totalement de la fortune,
attendu qu'il y parvint sans l'avoir esperé, et la retint outre son
gré. Mais à fin qu'il ne semble que nous nous retirions, et nous
enfuyons, comme en un lieu obscur, au temps ancien, à faute de plus
évidentes et plus claires preuves, laissons l'histoire des Rois, et
transferons notre propos à leurs plus glorieux faits, et leurs guerres
plus celebres et plus renommées, ausquelles qu'il n'y ait eu grande
vaillance et grande discipline d'obéissance cooperante à la vertu
guerrière, comme dit le poète Timotheus, qui le pourrait nier? mais le
cours heureux de leurs affaires, et la vogue courante de leur progrés à
une si grande puissance et si grand accroissement, montre bien
clairement à ceux qui savent discourir par raison, que ce n'a point été
chose conduitte par les mains ni par les conseils, ou affections des
hommes, ains par une guide et escorte divine, et par un vent en pouppe
de la fortune qui les hastait, trophées sur trophées érigés, triomphes
continués d'un tenant à d'autres triomphes, le premier sang des armes
encore tout chaud lavé par un autre second: l'on y compte les victoires
non par les monceaux des morts ou des dépouilles, ains par les Royaumes
subjugués, par les nations assubjecties, par îles asservies, et terres
fermes qui se sont rangées à l'abri de la grandeur de leur empire: une
seule bataille chassa Philippus de la <p 306r> Macedoine: par un
seul coup Antiochus leur ceda l'Asie: les Carthaginois par une seule
défaite perdirent la Libye: un seule homme à une boutée et un seul
voyage leur conquit l'Armenie, le Royaume de Pont, la Syrie, l'Arabie,
les Albaniens, les Iberiens, et jusques au mont de Caucase, et aux
Hyrcaniens, et l'Ocean qui environne le monde, par trois diverses fois,
et en trois diverses lieux, l'a vu victorieux. Il réprima et rembarra
les Nomades en l'Afrique, jusques aux rivages de l'Ocean meridional: il
subjugua l'Espagne qui s'était revoltée avec Sertorius, jusques à la
mer Atlantique: il poursuivit les Rois des Albaniens jusques à la mer
Caspiene. Toutes ces conquestes-là il acheva heureusement tant qu'il se
servit de la fortune publique, mais depuis il fut ruïné par sa propre
et privée destinée: mais le grand Démon tutelaire des Romains ne leur
aspira pas pour un jour seulement, ni ne fut pas en vigueur pour un
petit de temps, comme celui de la Macedoine: ni ne florit pas en terre,
comme celui des Lacedaemoniens: ni en mer, comme celui des Atheniens:
ni ne commença pas à se remuer tard, comme celui des Perses: ni ne
cessa pas tôt, comme celui des Colophoniens: ains dés la première
naissance de la ville commença à croître et venir en avant comme elle,
mania le gouvernement d'icelle, demeura constamment avec elle, par
terre, par mer, en guerre, en paix, contre les Barbares et contre les
Grecs. Ce fut lui qui fit écouler et consommer Hannibal de Carthage en
Italie, comme un impetueux torrent, en procurant que par l'envie et
malignité de ses envieux concitoyens, nul secours ne renfort ne lui fut
envoyé du pays: ce fut lui qui sépara les armées des Cimbres et des
Teutons de grands intervalles de lieux et de temps, afin que Marius pût
fournir à les combattre et défaire toutes deux l'une après l'autre: et
empêcha que trois cents mille combattants se joignants ensemble en un
même temps, ne noyassent et ne couvrissent toute l'Italie d'hommes
invincibles et d'armes non soutenables. Par lui Antiochus se tint quoi
cependant que l'on faisait la guerre à Philippus. Et Philippus ayant
déjà été battu, quand Antiochus fut en péril de son état, mourut. Par
lui les guerres Sarmatiques et bâtarniques teindrent le Roi Mithridates
occupé, cependant que la guerre Marsique brûlait et fourrageait
l'Italie. Par lui Tigranes, cependant que Mithridates fut fort et
puissant, se défia de lui, et lui porta envie, qui le garda de se
joindre avec lui, et puis quand il eut été défait, l'assembla avec lui,
à fin qu'il perît quant et lui. quoi, en ses plus grièves calamités ne
fut-ce pas la fortune qui la redressa, et remit sus, pendant que les
Gaulois étaient campés alentour du Capitole, et qu'ils tenaient le
château assiegé?
Dedants leur ost la peste elle rua,
Qui de leur peuple un grand nombre tua.
Ce fut aussi la fortune et un cas fortuit qui révéla leur venue, et en
donna avertissement là où personne du monde ne s'en doutait: et ne sera
point à l'aventure hors de propos en cet endroit, d'en discourir un peu
plus amplement. Après la grandde déconfiture que les Romains reçeurent
auprès de la rivière d'Allia, ceux qui se peurent sauver de vitesse,
arrivés qu'ils furent à Rome, emplirent de trouble et d'effroi toute la
ville, tellement que le peuple esperdu de ces nouvelles, s'épandit
fuyant çà et là, excepté un petit nombre qui se jetèrent dedans le
château du Capitole, délibérés de le tenir jusques à l'extrémité: les
autres qui étaient échappés de la défaite, assemblés en la ville de
Vejes, eleurent pour Dictateur Furius Camillus, que le peuple, haut en
bride et insolent pour sa longue prosperité, avait abattu et jeté par
terre, le condamnant d'avoir dérobbé les deniers publiques, et lors
ravallé et humilié par cette affliction, le rappellait après la
déconfiture, et lui mettait en main la puissance et authorité
souveraine: mais à fin qu'il ne semblât que ce fut par l'iniquité et le
malheur du temps, et non pas selon l'ordre des lois qu'il acceptât ce
<p 306v> magistrat, et que desesperant la ressourse de la ville
il se fut fait elire par une troupe de gens de guerre ramassés de
toutes pièces, il voulut que les Senateurs qui s'étaient, retirés
dedans le Capitole en fussent advertis, et que par leur consentement
ils approuvassent et confirmassent l'election de lui qu'avaient fait
les soudards. Or y avait-il entre les autres, un nommé Caius Pontius
homme vaillant, lequel promît d'aller lui-même en personne porter
nouvelles de ce que l'on avait arrêté à ceux qui étaient dedans le
Capitole, et entreprit une chose fort dangereuse, parce qu'il fallait
passer à travers les ennemis, qui tenaient le château environné avec
tranchées et corps de garde. Arrivé qu'il fut sur le bord de la
rivière, il mit sous son estomac des pièces de lieges plattes, et
commettant son corps à la légèreté de telle voitture, se laissa aller
au cous de l'eau, qui lui fut gracieux, et le porta tout doucement
jusques à la rive opposite, sans aucun danger: et là prenant terre il
s'en alla vers l'endroit qu'il voyait vide de clarté, conjecturant par
l'obscurité et le silence, qu'il n'y devait avoir personne à la garde
et au guet. si se mit à grimper contremont le precipice par où il
trouvait le rocher plus couché, et par les circuitions et âpretés
rabotteuses d'icelui, se prenant et appuyant le mieux qu'il pouvait,
fit tant qu'il arriva tout au fest, où ceux qui faisaient le guet
l'ayants aperçu lui aidèrent à monter, et là il déclara à ceux de
dedans ce qui avait été avisé par ceux de dehors, et en prenant d'eux
un decret et une ordonnance arrêtée, s'en retourna la même nuit, par où
il était venu, devers Camillus. Le matin l'un des barbares se promenant
sans y penser alentour de la place, aperçut par cas d'aventure les
prises du bout des pieds, et les glissures et froissures de l'herbe qui
était crue aux endroits où il y avait un peu de terre, avec les traces
par où il avait traîné et tiré son corps, en gravissant en travers, et
l'alla déclarer à ses compagnons: lesquels estimants que les ennemis
mêmes leur montraient le chemin, s'efforcèrent à l'envi d'en faire
autant, et ayants la nuit observé l'endroit plus solitaire, montèrent
contremont, sans être nullement aperçus, non seulement des hommes, qui
étaient à la garde, mais non pas des chiens que l'on mettait aussi
au-devant pour aider à faire le guet, tant ils étaient endormis:
toutefois la bonne fortune de Rome n'eut point encore faute de voix qui
les pût advertir d'un si grand danger. Il y avait des oies sacrées à la
Déesse Juno, que l'on nourrissait aux dépens de la Republique, en
l'honneur d'elle, tout joignant son temple: or cet animal de nature
fort paoureux, et fort aisé à effroier pour peu de bruit qu'il oye: et
lors y ayant dedans la place fort étroite nécessité de tous vivres, et
ne se souciait pas beaucoup de leur donner à manger, de manière qu'à
faute de manger, leur sommeil en était encore plus léger: au moyen
dequoi elles sentirent incontinent les ennemis, si tôt qu'ils furent au
dessus de l'enceinte de la muraille, et criants effroieement, coururent
à l'encontre, car elles furent encore plus effarouchées quand elles
vîrent la lueur des armes, tellement qu'elles remplirent toute la place
d'un cri violent et âpre, qui esveilla les Romains, lesquels se doutant
de ce que c'était, accoururent incontinent à la muraille, et en
repoussèrent et precipitèrent à bas les ennemis. En mémoire duquel
accident jusques aujourd'hui encore en triomphe la Fortune: car on y
porte à certain jour en procession un chien pendu en croix, et une oye
portée en une petite littiere, sur un coussin fort somptueux et riche:
lequel spectacle nous montre et donne à entendre la puissance grande de
la Fortune, et les grands moyens qu'elle a de trouver expédient à
toutes choses qui sont impossibles à la raison humain, attendu qu'elle
donne entendement aux bêtes brutes et destituées de tout usage de
raison, et hardiesse et courage aux paoureuses et couardes. Car qui est
celui, s'il n'est du tout privé des affections naturelles, qui ne
serait ravi d'ébahissement et de merveille, en discourant un peu en
soi-même la tristesse morne de ce temps-là, et la félicité qui est
aujourd'hui en la ville de Rome, et regardant <p 307r> au
Capitole la richesse, somptuosité et magnificence des offrandes, les
envis des excellents ouvriers, les présents ambitieux faits par les
villes, les couronnes des Rois, et tout ce que porte de précieux la
terre, la mer, les îles, les terres fermes, les fleuves, les arbres,
les animaux, les campagnes, les montagnes et les minieres des metaux,
et de toutes ces choses, les primices et l'élite choisies à l'envi les
unes des autres, pour embellir et orner de richesse et de grâce et
beauté ce lieu-là, considérant en soi-même combien peu il s'en a fallu
que tout cela n'ait point été, et ne soit point, vu que tout étant en
la puissance du feu, des tenebres effroiables de la nuit, des espées
barbaresques, et cruelles, et des courages inhumains de ces Gaulois, de
povres bêtes privées de raison, paoureuses et couardes, ont apporté
commencement de salut: et comme ces grands vaillants hommes et grands
chefs de guerre des Manliens, des Serviens, des Posthumiens, des
Papyriens, qui ont été les ancestres et progeniteurs de tant de nobles
et illustres races, les Seigneurs Romains approchèrent près d'être tous
perdus et défaits, si des oies ne les eussent esveillés pour défendre
le Dieu patron de leur ville, et combattre pour leur pays. Et s'il est
vrai ce qu'écrit Polybius en son second livre touchant les Gaulois, qui
pour lors occupèrent et prirent la ville, que leur étant venues
nouvelles, que leurs voisins barbares étaient entrés en armes dedans
leur pays, là où ils occupaient et détruisaient tout, ils s'en
retournèrent à la haste, ayants fait appointement avec Camillus, encore
ainsi n'y aurait-il point de doute, que la fortune n'ait été cause du
salut de la ville de Rome, ayant tiré et détourné ailleurs ses ennemis,
contre toute espérance. Mais quel besoin est-il de s'arrêter à ces
vieilles histoires-là, où il n'y a rien de bien certain, ni assuré,
parce que les affaires des Romains furent lors ruïnés, et toutes leurs
histoires, annales et mémoires confondues, ainsi comme Livius même a
laissé par écrit, vu que les choses depuis advenues, qui sont bien plus
notoires et plus certaines, demontrent assez évidemment les faveurs de
la fortune? Car quant à moi, je compte pour une singulière la mort
d'Alexandre le grand, Prince de courage et de hardiesse nompareille et
invincible, élevé par plusieurs grandes prosperités, et glorieuses
conquestes et victoires, ne plus ne moins qu'un astre volant, qui saute
depuis l'Orient jusques à l'Occident, et qui déjà commençait à lancer
les rais flamboyants de ses armes jusques en Italie, ayant pour
pretexte et couleur de son entreprise, la défaite de son parent
Alexandre Roi des Molossiens, qui avait été avec some armée taillé en
pièces par les Brutiens et Lucaniens, qui sont ceux de la Basilicate au
Royaume de Naples, près la ville de Pandasie. Combien que à la vérité
ce qui le menait ainsi à l'encontre de toutes nations, n'était autre
chose que une cupidité de gloire et une envie de dominer, s'étant
proposé par émulation et jalousie, de surpasser les faits de Bacchus et
d'Hercules, en faisant voir ses armes encore plus avant qu'ils
n'avaient fait les leurs. Or entendait-il qu'il trouverait en tête
dedans l'Italie la force et vaillance des Romains comme l'acier que
l'on met au tranchant de l'épée, et savait bien, par les rapports qu'on
lui en faisait, que c'étaient des guerriers endurcis et exercités en
guerres et combats innumerables: et crois à mon avis que la mêlée eût
été fort sanglante, si les coeurs indomptables des Romains se fussent
venus choquer à l'encontre des armes invincibles des Macedoniens: car
les citoyens de Rome n'étaient pas dés lors en moindre nombre, que de
cent trente mille combattants, tous adroits et exercités aux armes,
courageux et vaillans,
sachants à pied ce qu'il faut pour combattre,
Et de Cheval les ennemis abattre.
Ce discours est défectueux de toutes les raisons et arguments que la Vertu déduit et allégue pour elle.<p 307v>
XLV. De la fortune ou vertu d'Alexandre, TRAITTE PREMIER.
CE DISCOURS est à la Fortune, laquelle s'attribue et s'approprie
Alexandre comme son oeuvre propre à elle seule: mais il lui faut
contredire au nom de la philosophie, ou bien pour Alexandre même,
lequel trouve mauvais, et se courrouce de ce que l'on pense que la
Fortune lui ait baillé son Empire, qu'il a acheté et conquis avec son
propre sang épandu, et avec force blessures qu'il a reçues les unes sur
les autres,
ayant passé tant de nuicts à veiller,
Et tant de jours sanglants à travailler,
En combattant
contre des forces invincibles, des nations innumerables, des rivières
presque impossibles à passer, des rochers que l'on n'eût su surmonter à
coups de trait, toujours accompagné de prudence, de patience, de
vaillance et de tempérance. Et crois que lui-même dirait à la Fortune
qui se voudrait vendiquer la gloire de ses hauts faits, Ne viens point
calomnier ma vertu, et ne me viens point ôter ma gloire, pour te
l'attribuer. Darius était ton ouvrage, que tu as fait de serviteur et
courrier du Roi, seigneur et maître de tous les Perses: aussi était un
Sardanapalus, auquel filant la laine parmi des femmes, tu as attaché le
diadéme Royal, et baillé le manteau de pourpre. Mais moi je suis monté
jusques à Suse, en gagnant la bataille d'Arbeles, et la Cilicie
subjuguée m'ouvrit le chemin tout plain en Aegypte: et la bataille que
je gagnay sur la rivière du Granique, en la passant par-dessus les
corps morts de Mithridates et de Spithridates Lieutenants du Roi de
Perse, fut ce qui me donna l'entrée en la Cilicie. Glorifie toi et te
pare tant que tu voudras de ces Rois qui ne furent jamais blessés en
guerre, et ne répandirent oncques goutte de leur sang: ce sont ceux-là
qui ont été bien fortunés, comme un Ochus et un Artaxerxes que tu as
assis et colloques dés le jour de leur naissance dedans le trône de
Cyrus. Mais mon corps porte plusieurs marques et signes de Fortune non
favorable, ains opposite et contraire. premièrement contre les
Illyriens j'eus la tête brisée d'un coup de pierre, et le col moulu et
froissé d'un coup de pilon: depuis en la journée du Granique j'eus la
tête fendue d'un coup de cimeterre barbaresque: en celle d'Issus j'eus
la cuisse percée d'un coup de trait: devant la ville de Gaza j'eus une
fléchade dedans la cheville du pied, et une autre dedans l'espaule,
dont je tombay par terre tout pasmé: une autre fois contre les
Gandrides j'eus l'os de la jambe fendu en deux d'un autre coup de
trait: et contre les Malliens j'en reçu un autre dedans l'estomac, qui
entra si avant que le fer y demeura: et d'un coup de pilon j'eus aussi
le chignon du col tout brisé, quand les échelles apposées contre les
murailles y rompirent, et la fortune m'enferma tout seul au combat, non
contre nobles et illustres adversaires, mais contre simples soudards
barbares, ausquels elle gratifiait d'un si grand effet, que peu s'en
fallut qu'ils ne me feissent mourir: car si Ptolomeus n'eût mis
au-devant sa targue pour me couvrir, et Limneus se jetant au-devant de
moi n'eût reçu en son corps infinis coups de trait, dont il mourut sur
la place, et que les Macedoniens de courrous et de furie n'eussent
rompu la muraille, celle bourgade barbare, et de nul renom, serait
aujourd'hui la sepulture d'Alexandre. Au demeurant tout le voyage de
cette miene expédition, que fut-ce autres chose sinon tempestes,
chaleurs extremes, rivières profondes infiniment, des hauteurs de
montagnes si excessives, que les oiseaux ne pouvaient voler par-dessus,
des bêtes de grandeur épouventable à voir, des façons de vivre
sauvages, des changemens de gouverneurs <p 308r> à tout propos,
trahisons et rebellions d'aucuns, et quant au preambule de mon voyage,
la Grèce se demenait et se debattait encore pour la souvenance des
guerres qu'elle avait endurées sous mon père Philippus: la ville
d'Athenes secouait de dessus ses armes la poussiere de la bataille de
Cheronée, commençant à se relever et résoudre de celle cheute: à elle
se conjoignait celle de Thebes, lui tendant les mains: toute la
Macedoine était suspecte et douteuse, parce qu'elle inclinait à Amyntas
et aux enfants d'Aeropus: les Esclavons avaient ouvertement rompu la
guerre: les Scythes étaient en branle, attendants que feraient leurs
voisins qui se remuaient: et l'or et l'argent de la Perse coulant és
bourses des orateurs et gouverneurs du peuple en chaque ville,
suscitait le Peloponese: les trésors et coffres de Philippus étaient
vides de deniers, et si y avait des dettes avec interests jusques à la
somme de douze cens mille écus, ainsi comme écrit Onesicritus. En une
si grande pauvreté et affaires ainsi troublés, un jeune adolescent, qui
ne faisait que sortir de l'enfance, oza bien esperer et se promettre
les Royaumes de Babylone, et de Suse, ou pour plus brèvement dire,
mettre en son entendement la conqueste de l'Empire de tout le monde,
avec trente mille hommes de pied, et quatre mille chevaux. Car il
n'avait pas plus de gens de guerre, ce dit Aristobulus: ou, comme dit
le Roi Ptolomeus, quarante et cinq mille hommes de pied, et cinq mil
cinq cens de cheval: et tout le grand et plantureux moyen d'entretenir
cette puissance-là, que la fortune lui avait preparé, c'étaient
quarante et deux mille écus comptant, ainsi que dit Aristobulus, ou
comme écrit Duris, provision de vivres et d'argent pour trente jours
seulement. Comment, Alexandre doncques était-il insensé, temeraire et
mal conseillé, d'entreprendre la guerre avec si peu de moyen, contre
une si grosse puissance que celle des Perses? Nenny certes: car il n'y
eut oncques capitaine qui partît pour aller à la guerre avec plus
grands et plus suffisants moyens que lui, à savoir magnanimité,
prudence, tempérance, vaillance, dont la philosophie lui avait fait
munition pour son voyage, étant plus secouru à cette entreprise contre
les Perses de ce qu'il avait appris de son precepteur Aristote, que de
ce que lui avait laissé son père Philippus. Il est bien vrai que nous
ne voulons pas desdire ni décroire ceux qui écrivent, que lui-même
Alexandre dit quelquefois, que l'Iliade et l'Odyssée d'Homere
l'accompagnaient toujours pour un viatique ou entretien de la guerre,
concedants cela à l'honneur et à la révérence d'Homere: mais toutefois
si l'on disait, que l'Iliade et l'Odyssée d'Homere lui étaient un
soulagement de ses travaux, et un honnête passetemps pour son loisir,
mais que sa vraie munition et son entretien pour la guerre étaient les
discours qu'il avait appris de la philosophie, et les recors et
preceptes touchant l'assurance de ne rien craindre, la prouesse et
vaillance, et de la magnanimité et tempérance, nous nous en moquerions,
pour autant qu'il n'a rien écrit de l'artifice de composer syllogismes,
ou des éléments et principes de Geometrie, et n'a pas tenu le
proumenoir en l'école du Lycium, ni n'a pas tenu positions en
l'Academie: car c'est ce en quoi terminent et définissent la
philosophie ceux qui cuident que ce soient seulement paroles, et non
pas effets, combien que Pythagoras n'ait jamais rien écrit, ni
Socrates, ni Arcesilaus, ne Carneades, qui ont tout été philosophes
très renommés, et si n'étaient pas occupés en si grandes guerres, ni à
cultiver et civiliser des Rois barbares, ni à fonder des villes
Grecques pour vivre civilement entre des nations farouches et sauvages,
ni n'allaient point par le monde enseignant les lois et le vivre
pacifique à des peuples effrenés, qui n'avaient jamais ouï parler ni de
paix, ni de lois: mais ces grands hommes-là, combien qu'ils eussent
tout loisir, si laissèrent-ils cette partie-là de coucher par écrit,
aux Sophistes. D'où vient doncques que l'on les a tenus pour
philosophes? Il vient de ce qu'ils ont dit, de leur façon de vivre, de
ce qu'ils ont fait, et de ce qu'ils ont <p 308v> enseigné.
Jugeons doncques aussi par ces mêmes choses qu'Alexandre semblablement
l'a été: car on trouvera par les choses qu'il a dites, qu'il a faites,
et qu'il a enseignées, qu'il a été un grand philosophe. En premier
lieu, si vous voulés, considérons, ce qui semblera de prime face plus
étrange, les disciples d'Alexandre, et les comparons avec ceux de
Platon, ou de Socrates: ceux-ci ont enseigné des hommes qui étaient de
bon entendement, et qui parlaient une même langue qu'eux: quand ils
n'eussent eu autre chose, pour le moins entendaient-ils la langue
Grecque: et toutefois encore y eut-il beaucoup de leurs auditeurs
qu'ils ne peurent persuader: car un Alcibiades, un Critias, un
Clitophon, rejetèrent la raison, comme le mors de bride, et se
détournèrent ailleurs: là où si vous regardez la discipline
d'Alexandre, il enseigna aux Hyrcaniens à contracter certains mariages,
aux Arrachosiens à labourer la terre, aux Sogdianiens à nourrir leurs
peres vieux, et ne les faire point mourir, et aux Perses à révérer
leurs meres, et non pas les épouser. O la merveilleuse philosophie, par
le moyen de laquelle les Indiens adorent les Dieux de la Grèce, les
Scythes ensevelissent les trêpassés, et ne les mangent plus! Nous nous
émerveillons de l'efficace du parler de Carneades, qui sut faire que
Clitomachus, lequel auparavant s'appellait Asdrubal, et était
Carthaginois de nation, se conforma au parti, aux moeurs et langage des
Grecs: nous émerveillons la disposition de Zenon, de ce qu'il sut
persuader à Diogenes le Babylonien de s'adonner à l'étude de la
philosophie: et depuis qu'Alexandre eut dompté et civilisé l'Asie, tout
leur passetemps était de lire les vers d'Homere, et les enfants des
Perses, des Sufianiens, et des Gedrosiens, chantaient les Tragoedies de
Sophocles et d'Euripides: et Socrates fut puni de mort à la poursuite
des calomniateurs qui lui mettaient sus, qu'il introduisait à Athenes
de nouveaux Dieux: là où par l'enseignement d'Alexandre les habitants
de Bactra, et du mont de Caucasus, encore de présent adorent les Dieux
de la Grèce. Platon a laissé par écrit une seule forme de gouvernement
de ville, mais il n'a pas su persuader à un seul homme de la suivre,
tant elle a été trouvée austère et severe: là où Alexandre ayant bâti
et fondé plus de soixante et dix villes parmi les nations barbares, et
ayant semé par tout l'Asie les mystères, sacrifices et cérémonies de
servir aux Dieux, dont on use en la Grèce, les a retirés d'une vie
sauvage et bestiale. Il y a encore peu d'entre nous qui lisent les lois
de Platon, là où il y a des milliers innumerables d'hommes qui ont usé
et encore usent de celles d'Alexandre, étant plus heureux ceux qui ont
été subjugués et domptés par lui, que ceux qui ont échappé sa
puissance: car ceux-là n'ont encore eu personne qui les ait fait cesser
de vivre misérablement, et ceux-ci ont été contraints par le vainqueur
de vivre heureusement: de sorte que ce que jadis Themistocles dit, lors
qu'étant banni d'Athenes il s'enfuit, et se retira devers le Roi de
Perse, où il eut de grands présents, et outre cela encore trois villes,
qui lui payaient tous les ans tribut, l'une pour avoir du pain, l'autre
pour le vin, et la tierce pour la viande: «O mes enfants, dit-il, nous
étions perdus, si nous n'eussions été perdus:» cela peut-on plus
justement dire de ceux qui furent lors pris par Alexandre, Ils
n'eussent pas été apprivoisés et civilisés, s'ils n'eussent été
subjugés: Alexandrie n'eût pas été bâtie en Aegypte, ni Seleucie en la
Mesopotamie, ne Prophthasie au pays des Sogdianiens, ni Bucephalie aux
Indes, ni le mont de Caucasus n'aurait auprès de soi la ville Hellade,
par le moyen desquelles, la farouche bestialité se trouvant empestrée,
peu à peu s'est éteinte, et s'est changé ce qu'il y avait de mauvais,
s'accoutumant à ce qu'il voyait de meilleur. Si doncques les
philosophes se magnifient de ce qu'ils adoucissent et réforment des
moeurs rudes et non polies d'aucune doctrine, et il se voit que
Alexandre a changé en mieux infinies nations sauvages, et natures
bestiales, à bon droit le devra-l'on estimer un très grand philosophe.
davantage <p 309r> la police ou forme de gouvernement d'état tant
estimé, que Zenon le fondateur et premier auteur de la secte des
philosophes Stoïques a imaginé, tend presque toute à ce seul point en
somme, que nous, c'est à dire les hommes en général, ne vivions point
divisés par villes, peuples et nations, étant tous séparés par lois,
droits, et coutumes particuliers, ains que nous estimions tous hommes
nos bourgeois et nos citoyens, et qu'il n'y ait qu'une sorte de vie,
comme il n'y a qu'un monde, ne plus ne moins que si ce fut un même
troupeau paissant sous même berger en pastis communs. Zenon a écrit
cela comme un songe ou une Idée d'une police et de lois philosophiques,
qu'il avait imaginée et formée en son cerveau: mais Alexandre a mis à
réele execution ce que l'autre avait figuré par écrit: car il ne fit
pas comme Aristote son precepteur lui conseillait, «Qu'il se portât
envers les Grecs comme père, et envers les Barbares comme seigneur: et
qu'il eût soin des uns comme de ses amis et de ses parents, et se
servît des autres comme de plantes ou d'animaux:» en quoi faisant il
eût rempli son Empire de bannissemens, qui sont toujours occultes
semences de guerres, et factions et partialités fort dangereuses: ains
estimant être envoyé du ciel, comme un commun réformateur, gouverneur,
et reconciliateur de l'univers, ceux qu'il ne peut assembler par
remontrances de la raison, il les contraignit par force d'armes: et
assemblant le tout en un de tous côtés, en les faisant boire tous, par
manière de dire, en une même coupe d'amitié, et mêlant ensembles les
vies, les moeurs, les mariages, et les façons de vivre, il commanda à
tous hommes vivants d'estimer la terre habitable être leur pays, et son
camp en être le château et le donjon, tous les gens de bien parents les
uns des autres, et les méchants seuls étrangers: au demeurant, que le
Grec et le Barbare ne seraient point distingués par le manteau, ni à la
façon de la targue, ou au cimeterre, ou par le haut chapeau, ains
remarques et discernés le Grec à la vertu, et le Barbare au vice, en
réputant tous les vertueux Grecs, et tous les vicieux Barbares: en
estimant au demeurant les habillements communs, les tables communes,
les mariages, les façons de vivre, étant tous unis par mêlange de sang
et communion d'enfants. C'est pourquoi Demaratus le Corinthien étant
l'un des hostes et des amis du Roi Philippus, quand il voit Alexandre
en la ville de Suse, en fut fort joyeux, de manière que d'aise les
larmes lui en vindrent aux yeux, en disant, que les Grecs qui étaient
jà decedés, étaient privés d'une grande joie et singulier contentement,
de voir Alexandre assis dedans le trône Royal de Darius. Quant à moi,
je ne répute pas certainement fort heureux ceux qui vîrent ce
spectacle-là, attendu qu'il dependait de la fortune, et qu'autant en
peut advenir aux plus communs Rois: mais bien eusse-je eu grand plaisir
de voir ces belles et saintes épousailles, quand il comprit dedans une
même tente foncée de fond et couverture d'or, à même festin et même
table, cent épousées Persienes mariées à cent époux Macedoniens et
Grecs, lui-même y étant couronné de chapeau de fleurs, et entonnant le
premier le chant nuptial d'Hymeneus, comme un cantique d'amitié
générale, venant à conjoindre par alliances de mariage deux des plus
grandes et plus puissantes nations du monde, étant lui mari de l'une,
et père commun, moyenneur et conciliateur des noces de toutes, qu'il
appariait ainsi en legitime couple: car j'eusse bien volontiers dit là,
O barbare Xerxes, ecervelé, qui te travaillas beaucoup en vain pour
dresser un pont dessus le détroit de l'Hellespont, c'est ainsi que les
sages Rois doivent conjoindre l'Europe avec l'Asie, non point par des
vaisseaux de bois, ni par des radeaux, ni avec des liens qui n'ont
point d'âme, et ne sont point capables de mutuelles affections, ains
par amour legitime et mariages honnêtes, conjoignant les deux nations
par communication d'enfants. Voila pourquoi Alexandre regardant à ce
bel ornement-là, ne reçut pas l'habillement des Medois, ains celui des
Persiens, qui est beaucoup plus sobre et plus modest que <p 309v>
celui des Medois: car rejetant ce qu'il y avait de trop excessif, trop
pompeux et tragique en l'habit barbaresque, comme le haut chapeau
pointu, la longue robe, et les braguesques, il porta un vêtement
composé moitié de l'habit Persien, et moitié du Macedonien, ainsi comme
Eratosthenes a laissé par écrit, comme philosophe, c'est à dire, homme
se gouvernant avec raison, usant des choses qui sont de soi
indifférentes, c'est à dire, ni bonnes ni mauvaises, et comme Prince
commun, et Roi gracieux et humain, s'acquérant la bienveillance de ceux
qu'il avait subjugués, en honorant sur sa personne leur habillement, à
fin qu'ils persévérassent fermes vers lui en fidélité, en aimant les
Macedoniens comme leurs naturels Seigneurs, non pas les haïssant comme
leurs ennemis. Car le contraire eût été d'un esprit étourdi, et d'un
entendement desdaigneux et superbe, faire cas d'un manteau de couleur
naïve, et s'offenser d'un saie de pourpre: ou bien à l'opposite, avoir
en admiration ceci et mêpriser cela, ne plus ne moins qu'un petit
enfant, retenant à toute force l'accoutrement que la coutume de son
pays, comme sa nourrice, lui aurait vestu, là où les chasseurs ont
accoutumé de se vêtir des peaux des animaux qu'ils prennent, comme des
cerfs: et ceux qui font profession de prendre les oiseaux, se vêtent de
sayons tissus et composés de plumage d'oiseaux. Ceux qui ont des robes
rouges se gardent de se montrer aux taureaux, et ceux qui ont des saies
blancs, de se montrer aux Elephans, d'autant que ces bêtes-là
s'irritent et s'effarouchent en voyant de telles couleurs. Et si un
grand Roi, comme était Alexandre, pour addoucir et apprivoiser des
nations belliqueuses et malaisées à retenir, ne plus ne moins que des
bêtes fieres, a usé des robes qui leur étaient propres, et de leurs
façons de vivre accoutumées, pour toujours plus les gagner, amollir la
fierté de leur courage, et réconforter leur déplaisir, il y en a qui le
blâment et le reprennent, au lieu qu'ils devraient admirer en cela sa
sagesse, d'avoir si destrement su, par un léger changement d'habit,
caresser l'Asie, se faisant par armes seigneur et maître des corps, et
par l'accoutrement se conciliant les âmes. Et toutefois ceux-là mêmes
louent Aristippus le philosophe Socratique de ce, que quelquefois il se
vestait d'une pauvre et mince cappe, et autrefois d'un manteau riche de
la tissure et taincture de Milet, et savait garder la bienseance en
l'un et en l'autre vêtement: et cependant ils accusent Alexandre de ce,
que honorant l'habit de son pays il ne mêprisa point celui qu'il avait
conquis par armes, en intention de s'en servir à bâtir le fondement de
choses grandes: car son dessein n'était pas de courir et fourrager
l'Asie, comme ferait un Capitaine de larrons, ni de la saccager et
piller, comme ravage et butin de félicité inesperée, ainsi comme depuis
Hannibal fit l'Italie, et devant les Treriens avaient fait l'Ionie, et
les Scythes la Medie, ains était sa volonté de rendre toute la terre
habitable sujette à même raison, et tous les hommes citoyens d'une même
police et d'un même gouvernement. Voilà la cause pour laquelle il se
transformait ainsi en habits. Que si le grand Dieu qui avait envoyé
l'âme d'Alexandre ici bas, ne l'eût soudainement rappelée à soi, à
l'aventure n'y eût-il eu qu'une seule loi qui eût regy tous les
vivants, et eût été tout ce monde gouverné sous une même justice, comme
sous une même lumière, là où maintenant les parties de la terre qui
n'ont point vu Alexandre, sont demeurées tenebreuses et obscures, comme
étant destituées du soleil. Parquoi le premier projet et dessein de son
expédition montre qu'il a eu intention de vrai philosophe, qui n'était
point de conquerir pour lui des délices et plantureuses richesses, ains
de procurer une paix universelle, concorde, union et communication à
tous les hommes vivants les uns avec les autres. En second lieu,
considérons un peu ses paroles et propos, parce que de tous autres
Princes et Rois, les âmes montrent quelles sont leurs moeurs et leurs
intentions, principalement par leurs propos. Antigonus le vieil
répondit un jour à quelque <p 310r> Sophiste qui lui présentait
et dediait un Traité qu'il avait composé de la justice, «Tu es un sot,
mon ami, qui me viens prescher de la justice, là où tu vois que je bats
les villes d'autrui.» Et Dionysius le tyran disait, qu'il fallait
tromper les enfants avec des dés et des osselets, et les hommes avec
des jurements. Ailleurs il est attribué à Lysander. Et sur le tombeau
de Sardanapalus y avait engravé,
Demouré m'est seulement ce que j'ai
Paillardé, bu, ivrongné, et mangé.
Qui pourrait nier que par l'une de ces réponses-là, la volupté et
l'impieté ne soient authorisées, et par l'autre l'avarice et
l'injustice? mais au contraire si aux dits d'Alexandre vous ôtés le
diadesme et la couronne royale, et l'être fils de Jupiter Hammon, et la
noblesse, vous direz que ce seront sentences d'un Socrates, d'un
Platon, et d'un Pythagoras: car il ne faut pas que nous nous arrêtions
aux braveries et superbes inscriptions que les poètes ont engravées et
empreintes sur les images et statues de lui, ne tendants pas à montrer
sa modestie, mais magnifier sa fortune et sa puissance:
Ce bronze étant d'Alexandre l'image
Tournant à mont les yeux et le visage,
A Jupiter semble dire, Pour toi
Retien le ciel, car la terre est à moi. Et un autre,
Alexandre je suis, le fils de Jupiter.
toutes telles galanteries c'étaient les poètes qui les disaient et
écrivaient pour flatter sa fortune: mais des vrais dits d'Alexandre,
qui les voudrait raconter, on pourrait commencer à ceux qu'il dit en sa
jeunesse: car étant plus vite que nul autre des jeunes hommes de son
âge, ses familiers l'incitaient à vouloir courir en la carrière des
jeux Olympiques pour gagner le prix de la course: il leur demanda s'il
y avait des Rois qui y courussent: ils lui répondirent, que non: «La
partie doncques ne serait pas justement faite, en laquelle un privé
pourrait être vainqueur, et un Roi vaincu.» Et comme son père eût eu la
cuisse percée d'outre en outre d'un coup de lance, en une bataille
contre les Triballiens, étant hors du danger de la vie, mais déplaisant
de se voir boiteux: «Ne te soucie, dit-il, mon père, sors hardiment en
public, à fin qu'à chaque pas que tu feras, tu te souvienes de ta
vertu.» Ces réponses-là ne procèdent elles point d'un entendement de
philosophe, et d'un coeur qui pour être ravi de l'amour des choses
grandes et honnêtes, ne se soucie déjà nullement des dommages du corps?
car comment pensons nous qu'il se glorifiait des blessures qu'il avait
lui-même reçues en sa personne? quand il se souvenait ou d'un peuple
subjugué, ou d'une bataille gagnée, ou de villes prises, ou de Rois qui
s'étaient rendus, il n'avait garde de cacher ni couvrir telles
cicatrices, ains les portait et montrait par tout, comme des images de
sa vertu engravées en sa personne. Et si quelquefois en devisant des
lettres, on venait à faire comparaison des vers d'Homere, ou bien entre
les propos de table, s'il se mettait en avant, lequel était le plus
excellent, comme l'un en alléguât un, et l'autre un autre, lui
préférait celui-ci à tous les autres,
Sage en conseil et vaillant au combat:
faisant son compte que la louange que l'autre avait donnée au Roi
Agamemnon, quelque âge auparavant, était une loi pour lui-même,
tellement qu'il disait, que Homere en un même vers avait honoré la
vaillance d'Agamemnon, et prophètisé celle d'Alexandre. Et pourtant si
tôt qu'il eût passé le détroit de l'Hellespont, il alla visiter Troie,
là où il se représenta en son entendement les hauts faits d'armes des
princes qui y combattirent: et comme quelqu'un du pays lui promit de
lui donner la lyre de Paris, s'il voulait: «Je n'ai, dit-il, que faire
de celle-là, car j'ai celle d'Achilles:» au son de laquelle il se
reposait en chantant les louanges des vaillants personnages: mais celle
de Paris avait une Harmonie trop molle et trop feminine, sur laquelle
<p 310v> il chantait des chansonnettes d'amour. Or est-il bien
certain qu'aimer la sapience, et avoir en estime les gens sages et de
savoir, est signe d'une âme philosophique: cela était en Alexandre
autant qu'en nul autre des Rois: car nous avons déjà dit quelle
affection il portait à son maître Aristote, et qu'il faisait autant
d'honneur à Anaxarchus le Musicien, qu'à nul autre de ses familiers. La
première fois que Pyrrhon Elien parla à lui, il lui donna dix mille
pièces d'or. Il envoya un présent de cinquante talents, qui sont trente
mille écus, à Xenocrates l'un des disciples de Platon. Et la plupart
des historiens écrit, qu'il fit Onesicritus, lequel avait été auditeur
de Diogenes, Capitaine de son armée de mer: et s'étant rencontré une
fois auprès de Corinthe à parler avec Diogenes, il fut si émerveillé de
sa façon de vivre, et eut sa gravité en telle admiration, que bien
souvent depuis, faisant mention de lui, il disait, «Si je n'était
Alexandre, je serais Diogenes:» qui était autant à dire comme, j'eusse
volontiers usé ma vie à l'étude des lettres, si je n'eusse délibéré de
philosopher par effet. Il ne dit pas, Si je n'étais Roi, je serais
Diogenes: ne, si je n'étais riche, ou aimant à être bien vestu, car il
ne préférait point la fortune à la sapience, ni la pourpre et le
diadéme à la besace, et à la pauvre cappe: ains dit simplement, Si je
n'étais Alexandre, je serais Diogenes: qui est autant à dire comme, si
je n'avais proposé de mêler ensemble les nations Barbares avec les
Grecques, et voyageant par toute la terre habitable, polir et cultiver
tout ce que j'y trouverais de sauvage, rechercher jusques aux extremes
bouts du monde, approcher la Macedoine de la mer Oceane, y semer la
Grèce, et épandre par toutes nations la paix et la justice, je ne
demeurerais pas oisif en délices, à prendre mon plaisir, ains je
voudrais imiter la simplicité et frugalité de Diogenes. Mais maintenant
pardonne moi Diogenes, je imite Hercules, je vay après Perseus, je suis
la trace de Bacchus, je veux faire voir encore une fois les Grecs
victorieux baller au pays des Indes, et réduire encore en mémoire aux
montaignars, et sauvages nations qui habitent delà la montaigne de
Caucasus, les joyeusetés des fêtes Bacchanales. On dit qu'en ces
quartiers-là il y a aussi quelques gens qui font profession d'une
sapience austère et nue, hommes sacrés et vivants à leurs lois, vacants
du tout à la contemplation de Dieu, se passants encore de moins que
Diogenes, et n'ayants point besoin de bissac, car ils ne font point de
provision de vivres, parce que la terre leur en fournit toujours de
tous frais et nouveaux, les rivières leur donnent à boire, et les
feuilles tombants des arbres, et l'herbe, à coucher: par moi Diogenes
les connaitra, et eux Diogenes. Il faut que je batte et grave aussi de
la monnayé à la forme Grecque, qui se debite entre les nations
Barbares. Venons maintenant à ses faits: apparait-il qu'il y ait
seulement une temérité de la fortune, ou une force d'armes et violence
de main mise, ou plutôt une grande prouesse et justice, et une grande
tempérance, bonté et clemence, avec un bon ordre et grande prudence,
conduisant toutes choses par un bon sens et un grand jugement?
Certainement je ne pourrais dire ne discerner en ses gestes, cela est
un fait de vaillance, cela d'humanité, cela de patience, ains tout
explait de lui semble avoir été mêlé et composé de toutes les vertus
ensemble, en confirmation de cette sentence des Stoïques, «Que tout
acte que fait le sage, il le fait par toute vertu ensemble.» Bien
est-il vrai, que toujours en chaque action il y a une vertu eminente
par-dessus les autres, mais celle-là incite et dirige les autres à la
même fin: aussi voit on és gestes d'Alexandre, que sa vaillance est
humaine, et son humanité vaillante, sa liberalité ménagère, sa colère
facile à appaiser, ses amours temperées, ses passetemps non oiseux, ses
travaux non sans addoucissement. Qui est celui qui a mêlé la fête parmi
la guerre, les expéditions militaires parmi les jeux? Qui a entrelassé
parmi les sieges des villes, parmi les exploits d'armes, les joyeusetés
Bacchanales, les noces, les chansons nuptiales d'Hymence? Qui fut <p
311r> oncques plus ennemi de ceux qui font injustice, ne plus
gracieux aux affligez? Qui fut jamais plus âpre aux combattant5s, ne
plus equitable aux suppliants? Il me vient en pensée d'alléguer et
transferer en cet endroit le dire du Roi Porus, lequel étant amené
prisonnier à Alexandre, et enquis par lui, comment il voulait qu'il le
traitât, répondit, «En Roi.» Et comme Alexandre lui répliquast, s'il
voulait rien dire davantage: «Non, dit-il, car tout est compris sous ce
mot-là, En Roi.» Aussi m'est avis qu'à tous les faits d'Alexandre, je
puis ajouter ce refrein, «En philosophe: car en cela tout est compris.»
Il devint amoureux de Roxane, fille d'Oxiathres, l'ayant vue baller de
bonne grâce entre les Dames captives: il n'en voulut point jouir à
force, ains l'épousa legitimement. en philosophe. ayant vu son ennemi
Darius massacré à coups de trait, il n'en fit point de sacrifices aux
Dieux, ni n'en chanta point chant de triomphe, combien que une longue
guerre fut abbregée et finie par cette mort, ains ôtant son manteau de
dessus ses espaules, le jeta sur le corps du mort, comme s'il eût voulu
cacher la misérable destinée d'une fortune royale. en philosophe. Il
reçeut quelquefois une missive secrète de sa mère, qu'il lisait, étant
d'aventure Hephestion assis auprès de lui, qui la lisait naivement sans
y penser avec lui: Alexandre ne l'en engarda point, ains seulement tira
l'anneau de son doigt, et lui mit contre la bouche, seellant son
silence de la foi d'amitié. en philosophe. Car si ces actes ne sont
faits en philosophe, quels autres le seront? Socrates souffrit bien que
Alcibiades couchât avec lui: mais Alexandre, comme Philoxenus son
lieutenant au gouvernement de la côté maritime de l'Asie lui eût écrit,
qu'il y avait un jeune enfant en son gouvernement d'Ionie de face et
beauté incomparable, et lui demandât par ses lettres, s'il lui plaisait
qu'il lui envoyast: il lui récrivit bien aigrement, «O malheureux et
méchant homme, qu'as-tu jamais connu en moi pourquoi tu deusses me
flatter par telles voluptés?» Nous admirons Xenocrates de ce qu'il ne
voulut pas accepter un présent de cinquante talents qu'Alexandre lui
envoyait, n'admirerons nous pas aussi celui qui le lui donnait?
n'estimerons nous pas qu'aussi peu de compte d'argent fait celui qui le
donne ainsi liberalement, que celui qui le refuse? Xenocrates n'avait
point besoin d'argent, pource qu'il était philosophe: et Alexandre en
avait, pource qu'il était philosophe, à fin qu'il en exerceât
liberalité envers telles gens. * * Le discours du mêpris de la mort
défaut en ce lieu ici. Combien de fois pensons nous que l'a dit
Alexandre, quand il se voyait tout couvert de traits qu'on lui tirait,
et quand à tout effort on le pressoit? Nous estimons bien qu'il y a en
tous hommes quelque lumière de droit et bon jugement, parce que la
nature d'elle-même les dresse à ce qui est honnête: mais il y a
différence entre les communs hommes et les philosophes en ce, que les
philosophes ont le jugement plus ferme et plus assuré és dangers,
d'autant que les vulgaires hommes n'ont pas les coeurs fortifiés et
munis de telles anticipations et prejugées impressions,
Bon augure est, pour son pays combattre. Et,
La mort est fin de tous maux aux humains.
Mais les occasions des périls qui se présentent, leur rompent leurs
discours, et les appréhensions des dangers présents ou prochains leur
esbranlent tous leurs jugements: car la peur ne chasse pas seulement la
mémoire, comme dit Thucydide, mais aussi toute bonne intention, toute
envie de bien faire, et toute émotion, là où la philosophie lie de
cordages tout alentour La fin en est défectueuse.<p 311v>
De la fortune ou vertu d'Alexandre, TRAITTE SECOND.
NOUS oubliasmes hier, ce me semble, à dire que le siecle d'Alexandre
fut heureux en cela, qu'il porta plusieurs arts et plusieurs beaux et
grands esprits: ou plutôt faut-il dire que cela ne fut pas tant la
bonne fortune d'Alexandre, que de ces bons ouvriers et grands
entendements-là, d'avoir un tel témoin et un tel spectateur, qui sût
très subtilement juger de ce qui serait bien fait, et très liberalement
le récompenser. Suivant lequel propos on dit, que quelque temps depuis
ayant été Archestratus gentil poète, vivant en grande et étroite
pauvreté, pource que personne n'en faisait compte, quelqu'un lui dit,
Si tu eusses été du temps d'Alexandre, il t'eût donné pour chacun de
tes vers, ou la Cypre, ou la Phoenice: aussi crois-je que les premiers
et plus excellents ouvriers de ce regne-là ne se doivent pas tant dire
avoir été sous Alexandre, que par Alexandre: car la bonne température
et subtilité de l'air cause l'abondance des fruits, mais la benignité,
l'honneur et l'humanité du prince est ce qui provoque et fait venir en
avant l'avancement des arts et des beaux esprits, comme au contraire
tout cela languit et s'éteint par l'envie, l'avarice et l'opiniâtreté
de ceux qui dominent. Auquel propos on dit, que Dionysius le tyran
ayant un jour ouï un Musicien joueur de Cithre qui sonnait fort bien,
il lui promît tout haut qu'il lui donnerait un présent de six cents
écus. Le lendemain cet homme vint demander le présent qui lui avait été
promis, et Dionysius lui répondit, «Tu me donnas hier du plaisir à
t'ouïr jouer, et je t'en donnai aussi en te faisant cette promesse:
ainsi tu fus payé sur le champ du plaisir que tu me donnas, par celui
que tu reçus.» Et Alexandre, le tyran de Pheres (il le fallait
seulement specifier par celle qualité-là, et non pas contaminer le nom
d'Alexandre, en le donnant à un si méchant homme) regardant jouer une
Tragoedie y prit si grand plaisir, qu'il en avait le coeur fort
attendri de pitié et de compassion: dequoi s'étant pris garde, il se
leva en haste, et s'en alla du théâtre plus vite que le pas, disant que
ce serait chose indigne qu'on le veît pleurer par compassion des
miseres et calamités d'Hecuba et de Polyxena, vu qu'il faisait tous les
jours mourir tant de ses citoyens. Mais celui-là fut bien si méchant,
qu'il s'en fallut bien peu qu'il ne fît punir ce joueur excellent de
Tragoedies, pource qu'il l'avait amolli comme du fer. Le Roi de
Macedoine Archelaus semblait être un peu tenant en matière de donner et
faire présents: dequoi Timotheus musicien en chantant sur la luyre lui
donna une attainte, en lui tirant souvent ce petit brocard, «Ce fils de
terre, l'argent, trop tu le recommandes:» mais Archelaus lui répliqua
sur l'heure bien gentilment et de bonne grâce, «Mais toi par trop tu le
demandes.» Et Ateas le Roi des Scythes ayant pris prisonnier de guerre
Ismenias, excellent joueur de flûtes lui commanda qu'il en sonnât
durant son disner: et comme les assistants s'émerveillassent d'ouïr si
excellentement jouer, et lui en feissent caresses, lui jura qu'il
prenait plus de plaisir à ouïr son cheval hennir: tant ses aureilles
étaient logées loin des Muses, et avait son âme attachée en une étable,
plus apte encore à ouïr des ânes que non pas des chevaux. Quel honneur
donc et quel avancement pourrait esperer un si excellent ouvrier et
maître de Musique auprès de tels princes, non plus qu'envers ceux mêmes
qui étrivent contre eux de la suffisance de l'art, et pour cette
jalousie par une envie et une malignité veulent ruiner ceux qui
véritablement y sont excellents ouvriers? de quelle sorte était le même
tyran Dionysius, qui fit jeter le poète Philoxenus és prisons des
carrières, pource que lui ayant baillé une <p 312r> Tragoedie
qu'il avait composée, pour la revoir et corriger, il la ratura toute
depuis le commencement jusques à la fin. Philippus même de Macedoine
pour avoir tard appris la Musique, ne répondait pas en cela au reste de
sa grandeur, et se montrait impertinent et ignorant: car étant un jour
entré en dispute avec un sonneur d'instruments touchant la façon d'en
jouer, et lui semblant avoir quelque raison pour le convaincre, le
Musicien lui répondit en se souriant tout doucement, «Dieu te gard,
Sire, d'être si malheureux que tu entendes ces choses-là mieux que
moi.» Mais Alexandre sachant très bien de quelles choses il devait être
spectateur et auditeur, et de quelles il devait être facteur et
executeur de sa main, il exerça bien toujours sa personne à être adroit
aux armes et vaillant, et comme dit le poète Aeschylus,
Rude guerrier combattant de pied stable,
Aux ennemis en armes redoutable.
Celle-là était son art hereditaire qu'il avait par succession de ses
ancestres les Aeacides et Hercules: mais quant aux autres arts et
sciences ils les honorait bien, mais c'était sans avoir envie d'en
faire profession, et louait bien leur excellence et leur gentillesse,
mais pour plaisir qu'il y prist, il n'était pas facile à surprendre de
l'affection de les vouloir imiter. De son temps furent deux excellent
joueurs de Tragoedies entre autres, Thessalus et Athenodorus, lesquels
jouants à l'envi l'un de l'autre, les Rois et Princes de Cypre
faisaient les frais à l'envi de même, et étaient juges de ce différent
les principaux et plus renommés Capitaines de l'armée: enfin
Athenodorus ayant été déclaré le vainqueur, Alexandre qui aimait
Thessalus dit, «Je voudrais avoir perdu la moitié de mon Royaume, et ne
voir point Thessalus vaincu:» mais toutefois jamais il n'en parla
devant aux juges pour les solliciter, ni jamais ne reprit leur
jugement, estimant «qu'il fallait qu'il vint au dessus de toute autre
chose, mais qu'il pliât au dessous de la justice.» Et entre les joueurs
de Comoedies y avait un Lycon Scarphien, lequel un jour en jouant son
rôle de quelque Comoedie entrelassa dextrement un vers par lequel il
lui demandait de l'argent: Alexandre s'en prit à rire, et lui fit
donner dix talents, qui sont six mille écus. Aussi y avait-il plusieurs
excellents joueurs de Cithre, et entre autres Aristonicus, lequel en
une bataille accourant pour le secourir, fut tué à ses pieds en
combattant vaillamment. Alexandre lui fit faire et dresser une statue
de bronze au temple d'Apollo Pythique, tenant une Cithre d'une main, et
une lance de l'autre: en quoi faisant il honora non seulement le
personnage, mais aussi la Musique, comme lui rendant témoignage qu'elle
rend les coeurs des hommes magnanimes, et les remplit d'un ravissement
d'esprit, et d'un ardeur de bien faire, ceux qui y sont naïvement
nourris: car lui-même un jour que Antigenidas joueur de flûtes sonna
une chanson militaire, fut si ému et si échauffé en courage par les
aiguillons de celle musique, qu'il saulta de sa place et s'en courut
mettre la main aux armes qui étaient près de lui: témoignant par cela
être vrai ce que les Spartiates chantent és chansons de leur pays,
savoir doucement chanter
Sur la lyre de beaux carmes,
Sied bien avec le hanter
Vaillamment le fait des armes.
Aussi étaient du temps d'Alexandre Apelles le peintre, et Lysippus le
statuaire, desquels l'un peignit Alexandre tenant la foudre en sa main,
si naïvement peint et au vif, que l'on disait que des deux Alexandres,
celui qui était fils de Philippus était invincible, et celui d'Apelles
inimitable. Et Lysippus ayant moulé la première statue d'Alexandre la
face tournée vers le ciel, comme lui-même Alexandre avait accoutumé de
regarder, tournant un petit le col, il y eut quelqu'un qui y mit cette
inscription <p 312v> qui n'a pas mauvaise grâce:
Ce bronze étant d'Alexandre l'image
Jettant à mont les yeux et le visage,
A Jupiter semble dire, Pour toi
Retien le ciel, car la terre est pour moi.
Et pourtant défendit Alexandre que nul autre fondeur ne jetât en bronze
son image que Lysippus, parce que lui seul avait l'industrie de
représenter ses moeurs par le cuivre, et montrait son naturel en la
figure de son corps: les autres représentants bien la torse de son col,
et l'humidité de ses yeux, ne pouvaient advenir à exprimer son visage
mâle, et sa générosité de lion. Il y avait aussi entre les autres
ouvriers un insigne Architecte nommé Stasicrates, lequel ne tendait
point à faire chose qui fut jolie, ni gentille et de belle grâce à la
voir, ains de grande entreprise, et d'un dessein et disposition telle,
que pour y fournir il ne fallait pas une moindre opulence que celle
d'un grand Roi. cettui s'en allant trouver Alexandre, lui blâma toutes
ses images, et peintes et gravées, moulées et fondues, disant que
c'étaient ouvrages d'ouvriers couards, et non généreux ni magnanimes:
«Mais j'ai proposé, dit-il, Sire, de fonder la similitude de ta
personne en une matière vive, et qui a ses racines immortelles, et sa
gravité immobile et immuable: car le mont Athos qui est en Thrace, à
l'endroit qu'il se leve plus haut, et est le plus eminent, ayant des
plaines et hauteurs proportionnées à soi-même, et des membres,
jointures, distances et intervalles qui se peuvent accommoder à la
forme humaine, se peut, en l'accoutrant et le formant, nommer et être
la statue digne d'Alexandre, qui de sa base touchera à la mer, et en
l'une de ses mains ambrassera et tiendra une ville habitable de dix
mille hommes, et en la droite une rivière perpetuelle qu'elle versera
d'une cruche dedans la mer: et au reste, quant à toutes ces statues
d'or ou de bronze, ou d'ivoire, et à tous ces tableaux de bois et de
peinture, jetons les là, comme de petits moules seulement qui se
peuvent acheter ou dérober, ou se fondre et gâter.» Alexandre l'ayant
ouï parler, loua bien grandement le haut courage de son entreprise, et
la hardiesse de son invention: mais il lui répondit, «Laisse là Athos
demeurer en sa forme et en sa place: il suffit qu'il soit le monument
de l'outrageuse insolence et arrogance d'un seul Roi: et quant à moi,
le mont de Caucasus, les montaignes Emodienes, la rivière de Tanais, et
la mer Caspiene, seront les images de mes faits.» Or je vous prie
posons le cas que un tel ouvrage eût été fait et parfait, y a'il homme
qui le veît en telle forme, en telle disposition, et de telle face, qui
pensât qu'il fut ainsi cru fortuitement et par cas d'aventure? Je crois
que non. Que dirons nous de son image que l'on surnomme, Portant la
fouldre? Que dirons nous de celle que l'on appelle, Appuyé sur la
lance? et comment la grandeur d'une statue ne se pourrait sans artifice
achever par fortune, encore qu'elle y versât et épandît largement en
grande affluence l'or, le cuivre, l'ivoire et toute autre riche et
précieuse matière? et nous estimerons qu'il soit possible que un grand
homme, voire le plus grand qui fut jamais au monde, ait été achevé par
la fortune sans la vertu, et que ce soit la seule fortune qui lui ait
fait provision d'armes, d'argent, d'hommes, de chevaux, et de villes,
toutes lesquelles choses apportent péril à ceux qui n'en savent pas
bien user, non pas honneur ni puissance, ains plutôt font preuve de
leur petitesse et impuissance. Car Antisthenes disait bien, qu'il
fallait souhaitter à ses ennemis tous les biens du monde, excepté la
vaillance: car par ce moyen ils sont non à ceux qui les possedent, mais
à ceux qui les surmontent. C'est pourquoi l'on dit que la nature a
attaché à la tête du cerf, la plus lâche et la plus couarde bête qui
soit, les plus merveilleuses et plus dangereuses cornes pour se
défendre, à fin de nous enseigner par cet exemple, que rien ne sert
d'être ni fort, ni bien armé, qui <p 313r> n'a le courage de
demeurer et s'assurer à combattre: ainsi la fortune bien souvent
attachant des forces et des états grands à des hommes de lâche coeur et
de cervelle éventée, en faisant voir comme ils s'y portent lâchement et
vilainement, honore et recommande la vertu, comme celle de qui seule
depend toute la grandeur, toute la gloire et l'honneur des hommes: car
ainsi comme dit Epicharmus, l'entendement voit, l'entendement oit, tout
le reste est aveugle et sourd, ayant faute de la raison. Les sentimens
ont bien leurs propres et particulières functions, mais qu'il soit vrai
que ce soit l'entendement qui approfite tout, et qui dispose tout en
bon ordre, que ce soit l'entendement qui surmonte, qui domine et qui
regne, et que toutes autres choses aveugles, sourdes, et sans âme,
aggravent et déshonorent ceux qui les possedent, si la vertu n'y est
jointe quant-et-quant, on le peut clairement apercevoir et verifier par
les exemples. Car d'une même puissance, et d'un même empire, Semiramis,
qui n'était qu'une femme, equippait de grosses flottes de vaisseaux par
mer, armait et soudoyait de puissants exercites, bâtissait des
Babylonnes, conquestait tous les environs de la mer Rouge,
assujettissant à soi les Arabes, et les Ethiopiens: Et Sardanapalus qui
était né homme, filait la pourpre en la maison, étant vautré et couché
à la renverse parmi des concubines: et quand il fut mort, on lui fit
une statue de pierre, qui ballait à par-soi à la mode barbaresque, et
cliquetait des doigts au dessus de sa tête, avec un tel écriteau:
Mange, boi, paillarde, tout le reste n'est rien. L'on dit que le
philosophe Crates, voyant au temple d'Apollo Pythique une statue d'or
de la courtisane Phryné, s'écria tout haut, «Voilà un trophée de la
luxure des Grecs:» mais qui considérerait la vie ou la sepulture de
Sardanapalus, car il n'y a point de différence, il pourrait bien à la
vérité dire, Voilà un trophée des biens de la fortune. quoi doncques?
permettrons-nous que la fortune après Sardanapalus touche tant peu que
ce soit à Alexandre, ne qu'elle s'attribue part aucune ni de sa
grandeur, ni de sa puissance? Il n'y aurait point de propos: car que
lui a-elle jamais donné davantage que aux autres Rois, soit d'armes, de
chevaux, de finances et de soudards? Que elle en face doncques grand
Aridaeus si elle peut: Qu'elle en face grand un Amasis, un Arses, un
Tigranes Armenien, un Nicomedes Bithynien, dont l'un jeta son diadéme
aux pieds de Pompeius, et perdit honteusement son Royaume, et l'autre
se faisant raire la tête, et se mettant un chapeau dessus, se déclara
libert, c'est à dire serf affranchy des Romains. Nous disons doncques,
que la fortune rend petits les hommes, qui de leur nature sont couards,
craintifs et bas de courage: mais il n'est pas raisonnable d'attribuer
la lâcheté à infortune, ni aussi la vaillance et prudence à la fortune.
Mais bien peut-on dire que la fortune est chose grande, parce que
Alexandre a dominé: car en lui et avec lui elle a été glorieuse,
invincible, magnanime, non superbe, ni insolente, ains humaine et
clemente: mais si tôt qu'il fut decedé, Leosthenes disait, que son
armée et sa puissance errante, s'entreheurtant soi-même, ressemblait au
Cyclops Polyphemus, qui après son aveuglement tâtait par tout de la
main, sans savoir où il allait: aussi la grandeur de sa puissance, lui
mort, vaguait et errait tantôt cà tantôt là, bronchant et choppant à
tout propos, pource qu'il n'y avait plus personne à qui elle obéist: ou
plutôt, ainsi comme les corps mourans, quand l'âme en est dehors, les
parties ne s'entretienent plus, ni ne se tienent plus l'une à l'autre,
ains s'entrelaissent et se destachent l'une d'avec l'autre, et se
retirent: aussi l'armée d'Alexandre depuis qu'elle l'eut perdu, ne fit
plus que palpiter, trembler, et être en fièvre, sous je ne sais quels
Perdicques, Meleagres, Seleuques et Antigones, qui étaient comme des
esprits encore chauds et pouls saillans, tantôt ci, tantôt là, par
bouttées et intervalles, jusques à ce que finablement venants à se
gâter et pourrir en soi-même, elle grouilla toute de vers, qui furent
des Rois qui n'avaient aucune valeur ni générosité en eux, et des <p
313v> capitaines lâches et faillis de coeur. lui-même Alexandre
tensant un jour Hephestion, qui avait pris querelle à l'encontre de
Craterus, lui dit: Quelle force ne puissance as-tu de toi-même? Que
saurais-tu faire qui t'ôterait Alexandre? Aussi ne feindrai-je pas d'en
dire autant à la fortune de ce temps-là: Quelle grandeur as-tu? quelle
gloire? où est ta puissance, où est ta force invincible, si l'on t'ôte
Alexandre? c'est à dire, si l'on ôte des armes l'expérience, des
richesses la liberalité, de la somptuosité et magnificence la
tempérance, du combat la hardiesse et assurance, de la victoire la
bonté et la clemence? Fais-en si tu peux un autre grand qui ne départe
point liberalement ses biens, qui ne s'expose point lui-même le premier
aux périls devant son armée, qui n'honore point ses amis, qui n'ait
point de pitié de ses ennemis captifs, qui ne soit point continent és
voluptés, vigilant aux occasions, aisé à appaiser en ses victoires,
doux et humain en ses prosperitez. Comment pourrait être un homme
grand, quelque authorité et puissance qu'il eût, s'il est bête et
vicieux quant et quant? ôtés la vertu à un homme heureux, vous le
trouverez petit en toutes sortes, petit en ses dons et présents pour sa
chicheté, petit és travaux pour sa délicatesse, petit envers les Dieux
pour sa superstition, petit envers les bons à cause de son envie, petit
entre les hommes pour sa lâcheté, petit entre les femmes pour être
sujet à la volupté: car ainsi comme les mauvais ouvriers qui posent de
petites statues sur des bases grandes et amples, montrent par là même
la petitesse de leurs statues: aussi quand la fortune leve un homme de
faible et petit coeur en grand état, où il doit être vu de tout le
monde, elle le découvre, le décrie, et le déshonore davantage, faisant
voir comment il branle et chancelle pour sa légèreté. Par ce moyen
faut-il confesser que la grandeur ne gît pas à posseder des biens, mais
à en bien user: car il y a bien souvent des enfants, qui dés le berseau
heritent des Royaumes, états et seigneuries de leurs peres, comme fit
Charillus, que Lycurgus son oncle apporta en son maillot au lieu où
mangeaient les seigneurs, et le mettant au siege Royal le déclara Roi
de Sparte au lieu de lui: et pour cela l'enfant n'était pas grand, mais
bien celui qui rendait au petit enfant venant de naître, l'honneur et
le degré qui lui appartenait, sans le se vouloir attribuer ni en priver
son neveu. Mais qui eût pu faire grand Aridaeus, que Meleager
emmaillota seulement d'un manteau Royal de pourpre, ne differant point
d'un petit enfant, et le colloqua dedans le trône d'Alexandre? Faisant
bien en cela, pour donner clairement à connaître au monde dedans bien
peu de jours, comment les hommes regnent par la vertu, et comment par
la fortune: car il subrogea à un vrai Prince et vrai Roi, un qui n'en
avait que la mine, ou pour mieux dire, il promena pour un peu de temps
par la terre habitable, ne plus ne moins que sur un échafaud, un
diademe sourd et muet:
La femme même un fardeau porterait,
Que sur l'espaule un homme lui mettrait.
Mais on pourrait dire au contraire, que une femme ou un enfant même
pourrait prendre et charger une seigneurie, un Royaume, un état et
office, comme Bagoas, un Eunuque, enleva et chargea sur les espaules
des Rois Arses et Darius second, le Royaume des Perses: mais après que
l'on a reçu sur ses espaules une grande puissance, la porter, la
manier, et ne se laisser point accabler ne briser dessous, par la
grandeur et pesanteur des affaires, c'est fait en homme qui a la vertu,
l'entendement et le courage tel comme l'avait Alexandre: auquel il y a
quelques-uns qui reprochent qu'il aimait le vin et qu'il s'enivrait,
mais il était grand aux affaires, là où il demeurait sobre, et ne
s'enivrait, ni ne se méconnaissait point pour quelque puissance,
authorité, ne licence qu'il eût, de laquelle depuis que les autres ont
un petit goûté et participé, ils ne se peuvent plus retenir, ains si
tôt qu'ils sont ou remplis de deniers, ou qu'ils ont attainct à
quelques honneurs et dignités de ville, ils regimbent et devienent
<p 314r> si insolents que l'on ne peut plus durer à eux,
Quand la Fortune a leurs maisons rendues
En des grandeurs qu'ils n'avaient attendues.
Clitus pour avoir mis à fond trois ou quatre galeres des Grecs près
d'Amorges, se fit appeler Neptune, et porta le Trident: Demetrius à qui
la fortune avait donné un petit lambeau de l'Empire d'Alexandre, se
laissait appeler Jupiter: et quand on envoyait devers lui, on
n'appellait pas les députés Ambassadeurs, mais Theores, qui sont ceux
que l'on élit pour aller enquérir quelque chose de l'oracle des Dieux:
aussi ses réponses s'appellaient Oracles. Et Lysimachus ayant occupé la
Thrace, qui était comme une petite lisiere de son Empire, monta en
telle superbe, et arrogance si insupportable, qu'il osa bien dire, «Les
Bysantins vienent maintenant à moi, quand je touche du bout de ma lance
au ciel.» A laquelle parole se trouvant présent Pasiades Bysantin, ne
se peut tenir qu'il ne dît aux assistants, «Retirons-nous de bonne
heure, de peur que cettui-ce ne perce le ciel du fer de sa lance.» Mais
quel besoin est-il d'alléguer ceux-là, ausquels encore était-il
aucunement loisible d'avoir les coeurs et les esprits élevés, d'autant
qu'ils avaient été soudards d'Alexandre? vu qu'un Clearchus s'étant
fait tyran de la ville de Heraclée, porta en sa devise, la Foudre, et
appella l'un de ses enfants le Tonnerre: et Dionysius le jeune
s'appella lui-même le fils d'Apollo, par une telle inscription,
Doris la Nymphe aux beaux yeux est ma mère,
Qui me conceut de Phebus le mien père.
Et son père qui avait fait mourir dix mille de ses citoyens, si non
plus, qui par envie avait trahy son propre frère aux ennemis, qui
n'avait pas eu la patience d'attendre peu de jours que sa mère avait à
survivre, ains la fit estouffer toute vieille qu'elle était, et qui
avait lui-même écrit en une Tragoedie,
La tyrannie est mère d'injustice,
ce néanmoins de trois filles qu'il avait, il en nomma la première
Vertu, la seconde tempérance, et la tierce Justice. Les autres se sont
surnommés les uns Bienfaiteurs, les autres Victorieux, les autres
Sauveurs, et les autres Grands. Au demeurant qui serait celui qui
pourrait fournir à expliquer de paroles leurs noces les unes sur les
autres, passants les jours entiers parmi grand nombre de femmes, comme
les étalons parmi un troupeau de jumens, violemens de jeunes filles,
frottemens en bains et étuves mêlés d'hommes et de femmes, passer les
jours entiers à jouer aux dés, sonner de la flûte en pleins Theatres,
percer les nuicts à souper, et les jours tout du long à disner?
Alexandre au contraire disnait dés le matin assis, et ne soupait qu'il
ne fut le soir: il faisait bonne chère et buvait après qu'il avait
sacrifié aux Dieux, il jouait aux dés chez Medius ayant la fièvre, il
passait son temps, et jouait en allant par les champs, en apprenant
ensemble à tirer de l'arc, à descendre et remonter en son chariot
courant. Il épousa Roxane seule par amour et pour lui, mais Statira la
fille de Darius pour le Royaume et pour ses affaires, pource qu'il
était expédient de mêler les nations: et quant à toutes les autres
Dames de Perse, il en fut autant vainqueur par tempérance, comme des
hommes Perses par vaillance: car il n'en voit jamais une contre sa
volonté, et celles qu'il vit, il en fit moins de compte que de celles
qu'il ne vit oncques: et là où il était gracieux à toutes autres sortes
de gens, il se montrait rebours à ceux qui étaient beaux. Quant à la
femme de Darius qui était une fort belle Dame, il ne voulut pas
seulement ouïr un qui lui en louait la beauté, et quand elle fut
trêpassée, il en honora si hautement les obseques, et la plora si
tendrement, que son humanité fit mescroire sa continence, et sa bonté
en fut suspecte d'injustice: car Darius fut emeu de prime face à cet
défiance, tant pource qu'il était jeune, que pource qu'il avait sa
femme en sa puissance, <p 314v> étant aussi lui un de ceux qui
s'étaient persuadés, qu'Alexandre était ainsi venu au dessus de ses
affaires par le benefice de la fortune: mais quand il en sut la vérité,
après en avait fait diligente enquête de tous côtés, «Tout ne va
doncques, dit-il, encore pas mal pour les Perses, et ne nous
réputera-l'on pas du tout lâches et efféminés pour avoir été vaincus
par tel adversaire. Quant à moi je prie aux Dieux qu'ils m'envoyent
heureux succes, et enfin la victoire de cette guerre, afin que je
puisse aussi surmonter Alexandre en beneficence: car j'ai une émulation
et jalousie de me montrer encore plus bénin envers lui que lui envers
moi. Mais si c'est fait que de moi et de ma maison, je te supplie
Jupiter protecteur de l'empire des Perses, et vous Dieux tutelaires des
Rois et des Royaumes, que vous ne permettiez qu'autre qu'Alexandre seie
au siege et throne Royal de Cyrus.» Cela était comme une adoption
d'Alexandre, faite en la présence des Dieux. Voilà comme on gagne la
victoire par vertu. Attribue si tu veux la journée d'Arbeles, la
bataille de la Cilicie à la fortune, et autres tels exploits qui
procédèrent de force et de guerre. Ce fut la fortune qui lui esbranla
la ville de Tyr, qui lui ouvrit l'Aegypte: par le benefice de fortune
Halicarnassus tomba, Milet fut prise, Mazaeus laissa le rivage de
l'Euphrates dépourvu, et fut toute la campagne de Babylone couverte de
corps morts: mais ce n'a point été la fortune qu'il a rendu temperant,
il n'a point été continent par le moyen de la fortune: la fortune ne
gardait point son âme enfermée dedans son corps, comme dedans une
forteresse inexpugnable aux voluptés, et non approchable aux cupidités,
et toutefois c'était ce dequoi plus il vainquait la personne propre de
Darius: le reste était déconfiture d'armes et de chevaux, batailles,
meurtres, occisions, et fuites d'hommes: mais la plus grande défaite,
moins réfutable, et à laquelle ceda le plus Darius, ce fut la vertu, la
magnanimité, et la justice, admirant son coeur invincible de volupté,
de travail, et de liberalité, plus que nulle autre chose. Car quant aux
piques et pavois, écus et lances, aux alarmes et choc des batailles,
aussi bien était assuré Tarrias fils de Dinomenes, et Antigenes de
Pelle, et Philotas fils de Parmenion, mais à l'encontre des voluptés,
des femmes, de l'or et de l'argent, ils n'étaient de rien meilleurs ne
plus vaillants que des esclaves: car Tarrias alors qu'Alexandre paya
les dettes de tous les Macedoniens, et satisfeit à tous ceux qui leur
avaient prêté de l'argent, feignit en avoir emprunté, et amena au
bureau, où s'en tenait le compte, un qu'il disait être son créancier,
et depuis étant adveré et convaincu que c'était chose fausse et
supposée, il s'en cuida défaire lui-même, si Alexandre, en étant
averti, ne lui eût remis et pardonné cette faute, et permis qu'il
retint la finance qui pour lui avait été fournie et payée à fausses
enseignes, se souvenant que lors que son père Philippus assiegeait la
ville de Perinthe, il avait reçu un coup de flèche dedans l'oeil, et ne
voulut oncques bailler à penser son oeil ni à tirer la flèche, que
premier les ennemis ne fussent tournés en fuite. Et Antigenes s'étant
fait enroller entre ceux que l'on renvoyait en la Macedoine, pour
occasion de maladie ou de quelque mutilation de membre: quand il fut
depuis trouvé qu'il n'avait mal aucun, et qu'il contrefaisait le
malade, lui qui était homme de guerre, ayant le corps tout cicatricé de
coups, Alexandre en fut malcontent, et lui demanda la cause pourquoi il
le faisait: il lui confessa que c'était pource qu'il était amoureux
d'une jeune femme nommée Telesippa, et qu'il avait intention de la
suivre jusques à la côté de la mer, ne pouvant demeurer éloigné d'elle.
Alors lui demanda Alexandre à qui était cette femme, et à qui il en
fallait parler pour la faire demeurer. Antigenes lui répondit, qu'elle
était de franche et libre condition. Il faut don, dit Alexandre, que
nous lui persuadions à force de lui donner et promettre, qu'elle
veuille demeurer avec nous, car de la forcer nous ne pouvons. Ainsi
pardonnait-il à tous l'amour, et le concedait, fors qu'à soi-même. La
cause primitive <p 315r> du malheur de Philotas le fils de
Parmenion fut aucunement son intempérance: car il y avait une jeune
femme native de la ville de Pella, laquelle avait été prise entre les
autres prisonniers au saccagement de la ville de Damas, où elle avait
par avant été amenée par Autophradates qui l'avait surprise sur mer,
ainsi comme elle naviguait de la côté de Macedoine en l'îsle de
Samothrace: elle était assez belle de visage, et avait tellement épris
de son amour Philotas depuis qu'il s'était approché d'elle, qu'encore
qu'il fut un homme de fer, elle l'amollit et détrempa, de sorte que le
pauvre homme au milieu de ses plaisirs ne fut pas maître de son
jugement, ains ouvrant son coeur en laissa sortir beaucoup de secrets à
la connaissance d'elle. «Qu'eût-ce été, disait-il, de Philippus sans
Parmenion? Et que serait-ce encore de cet Alexandre même sans Philotas?
Où serait son Jupiter Ammon? Où seraient ses serpents si nous ne
voulions?» Antigone rapporta ces paroles à quelque femme de ses
familieres, et celle-là les rapporta à Craterus, et Craterus amena
Antigone même à Alexandre secrètement. Alexandre se garda bien de lui
toucher, ains s'en abstint, mais sondant Philotas par moyen d'elle, il
le découvrit entièrement tel qu'il était plus de sept ans depuis: mais
en tout ce temps-là, jamais en quelque festin qu'il fut, ne quelque
bonne chère qu'il fît, lui que l'on accuse d'avoir été ivrongne, n'en
donna aucune suspicion, ni en courroux, lui qui était colère, ni à son
ami Hephestion, lui qui lui soûlait fier et commettre tout: car on dit
que un jour ayant ouvert une missive secrète de sa mère, et la lisant
en soi-même, Hephestion approchant tout doucement sa tête, la leut
quant et lui: il n'eut pas le coeur de lui défendre de la lire, mais
après lui avoir laissé lire, il tira son anneau de son doigt et lui en
seella la bouche. Bref on se lasserait de dire, qui voudrait
entreprendre de réciter au long tous les beaux exemples par lesquels on
pourrait montrer, qu'il a usé très honnêtement et très royalement de la
grandeur de sa puissance, de sorte qu'encore que l'on dît qu'il a été
grand par le benefice de la fortune, il en est tant plus grand, qu'il a
bien et sagement su user d'elle. Ce nonobstant je veux venir au
commencement de son accroissement et à l'entrée de sa puissance, et
considérer quel acte de la fortune il y a eu là, pour lequel ils
puissent dire et maintenir qu'Alexandre a été grand par la fortune.
Comment doncques est-ce, je vous prie au nom des Dieux, qu'elle ne l'a
colloqué dedans le throne de Cyrus sans coup frapper, sans sang
épandre, sans être nullement blessé, sans aucune expédition d'armes,
par le hennissement d'un cheval, comme elle avait fait auparavant le
premier Darius fils de Hystaspes? ou bien un mari gagné par les
flatteries de sa femme, comme Darius fit Xerxes flatté par sa femme
Atossa: ou bien le diadéme Royal de lui-même est venu à sa porte, comme
il fit à Darius le second, par le moyen de l'Eunuque Bagoas, lequel ne
fit que changer son hoqueton de courrier, et se vêtir du manteau Royal,
et prendre le turban à la pointe droite, qui s'appelle Cittaris, et
ainsi soudainement sans y avoir pensé, par le benefice du sort et de la
fortune il se trouva Roi de la terre, ne plus ne moins que par le sort
on élit à Athenes les officiers qui s'appellent Thesmothetes et
Archontes. Voulez vous savoir comment les hommes viennent à être Rois
par la fortune? cet exemple le vous enseignera. La race des Heraclides,
c'est à dire, des descendants de Hercules, faillait en la ville
d'Argos, de laquelle ils avaient de tout temps accoutumé d'élire leurs
Rois: et comme ils eussent envoyé devers l'oracle d'Apollo, enquérir et
demander ce qu'ils avaient à faire, l'oracle leur répondit, que un
aigle le leur enseignerait. Peu de jours après il apparut en l'air un
grand aigle, lequel fondant se vint poser sur la maison d'un nommé
Aegon, et ainsi fut Aegon pris pour Roi. Encore un autre. celui qui
regnait en la ville de Paphos, fut d'aventure trouvé méchant, injuste
et violent: à l'occasion dequoi Alexandre le deboutta de la Royauté, et
en cherchait un autre qui <p 315v> fut de la race et famille des
Cinyrades qui s'en allait défaillant. On lui dit qu'il n'y en avait
plus qu'un seul pauvre homme, dont on ne faisait compte quelconque, qui
se tenait en un jardin, là où il vivait fort pauvrement. On y envoya
incontinent pour le chercher: et ceux qui eurent cette commission, le
trouvèrent là, où il tirait de l'eau pour arroser des porreaux: si fut
tout troublé et effroié quand les soudards le vindrent prendre, et lui
dire qu'il vint parler à Alexandre. Ainsi étant amené en sa chicquenie
de toile, il fut là déclaré Roi de Paphos, et lui donna l'on sur le
champ une robe de pourpre, et fut l'un de ceux que l'on appelle les
mignons du Roi. celui là s'appellait Alynomus. Voilà comment la Fortune
fait les Rois subitement et facilement, en leur changeant de robes, et
leur muant leur nom seulement, sans que ils y pensent, ne qu'ils s'y
attendent. Mais Alexandre qu'a-il jamais eu de grand qu'il n'ait
mérité? Que lui est-il advenu sans sueur, sans sang épandu? Qu'a-il eu
gratuitement, qu'a-il eu sans travail? Il a bu és rivières taintes de
sang, il en a passé par-dessus des ponts de corps morts, il a mangé de
l'herbe la première qu'il a pu rencontrer pour la famine: il a
découvert des peuples submergés en des profonds monceaux de neiges, et
des villes enfouies dedans la terre: il a navigué la mer qui lui
faisait la guerre, en passant par les sablons sans eaux des Gedrosiens
et Arrochosiens: il voit plutôt en la mer qu'en la terre des herbes et
des plantes. Que s'il était loisible de adresser sa parole à la Fortune
comme à une personne, pour la défense d'Alexandre, ne lui dirait-on
pas, Où et quand est-ce que tu as dressé le chemin aux affaires
d'Alexandre? quelle forteresse a-il jamais prise sans sang épandre par
ta faveur? Quelle ville lui as-tu fait rendre sans garnison, quelle
armée sans armes? Quel Roi a il trouvé paresseux? Quel Capitaine
négligent, ou portier endormi, ou rivière passable à guai, ou hiver
modéré, ou été sans douleur? Va t'en, retire toi devers Antiochus fils
de Seleucus, à Artaxerxes frère de Cyrus, à Ptolomeus Philadelphus:
ceux là ont été déclarés et couronnés Rois par leurs peres encore
vivants: ceux-là ont gagné des batailles, pour lesquelles on ne jeta
oncques larmes d'oeil: ceux-là n'ont fait autre chose toute leur vie
que fêtes et jeux de batteaux és théâtres: chacun de ceux-là vieillit
regnant en toute prosperité, là où, quand il n'y aurait autre chose, le
corps d'Alexandre fut detaillé de blessures depuis la tête jusques aux
pieds, et moulu de coups qu'il reçeut des ennemis
A coups de trait, d'épée, et de cailloux.
Sur la rivière du Granique son armet lui fut fendu d'un coup d'épée
jusques aux cheveux: devant la ville de Gaze il eut l'espaule percée
d'un coup de trait: au pays des Maragandiens il eut l'os de la jambe
faulsé d'une flèche, de manière que l'os du fuzeau en sortait par la
plaie: en Hyrcanie il reçeut un coup de pierre sur le col, duquel la
vue lui fut obscurcie, tellement que plusieurs jours durant on fut en
crainte qu'il en perdît le vue du tout: contre les Assacaniens il eut
le talon rompu d'un coup de trait Indien, là où se tournant devers ses
faltteurs en riant, «C'est (dit-il) sang cela, leur montrant sa plaie,
Non pas l'humeur qui coule et flue aux Dieux.»
En la bataille d'Issus la cuisse lui fut percée d'un coup d'épée, ainsi
comme écrit Chares, par le Roi Darius mêmes qui vint aux prises avec
lui. Et Alexandre lui-même écrivant simplement et en toute vérité à
Antipater, «Je fus, dit-il, blessé d'un coup d'épée en la cuisse, mais
grâces aux Dieux il ne m'en est advenu aucun inconvénient, ni sur
l'heure, ni depuis.» Contre les Malliens il eut un coup de trait de
deux coudées de long, qui faulsant sa cuirasse à travers la poitrine,
vint sortir au long du col, ainsi comme Aristobulus a laissé par écrit.
ayant passé la rivière de Tanaïs pour aller contre les Scythes, et les
ayant défaits en bataille, il les chassa et poursuivit par l'espace de
bien neuf ou dix lieues, ayant un flus de ventre. vraiment <p
316r> Fortune, tu augmentes bien Alexandre, tu le fais bien grand,
en le perçant de tous côtés, en le sappant par le pied, en lui ouvrant
toutes les parties de son corps, non comme faisait Pallas, qui
détournait avec la main les traits des ennemis, et leur faisait donner
aux plus forts endroits des armes de Menelaus, dedans le corps de la
cuirasse, ou dedans l'armet, ou sur le baudrier: et si le coup venait à
pénétrer jusques au corps, elle en diminuait de la roideur, jusques à
en faire couler par manière d'acquit un peu de sang: mais au contraire
baillant aux coups les parties dangereuses toutes nues et découvertes,
faisant pénétrer les traits à travers les os, environnant son corps
tout à l'environ, assiegeant ses yeux et ses pieds, empêchant qu'il ne
poursuivît ses ennemis, divertissant ses victoires, ruïnant ses
espérances. Quant à moi, il me semble qu'il n'y eut oncques Roi qui eût
la fortune plus rebourse ni plus adversaire, combien qu'elle ait été
dure et envieuse à plusieurs autres: car elle les a détruits et perdus
tout à un coup comme une foudre: mais à l'encontre d'Alexandre sa haine
et son inimitié fut opiniâtre, obstinée et implacable, comme contre
Hercules: car quels géants, quels Typhons, et hommes de grandeur
montrueuse n'a elle suscité à combattre contre lui? Quels ennemis n'a
elle fortifiés et munis de quantité grande d'armes, de profondes
rivières, de rochers coupés, ou bêtes de force et courage étrange? Que
si le courage d'Alexandre n'eût été grand, et qu'il ne fut parti d'une
vertu grande, appuyé et fondé sur icelle à l'encontre de la fortune, ne
se fut-il pas à la fin ennuyé et lassé de tant dresser de batailles, de
tant porter de harnois, de tant assieger de villes, tant chasser et
poursuivre d'ennemis, de tant de rebellions, tant de trahisons, tant de
soulevements de peuples, tant de Rois qui secouaient le joug, de
dompter les Bactriens, les Maragandiens, les Sogdianiens, nations
infideles, qui ne faisaient que épier l'occasion de lui jouer un
mauvais tour, qui était autant comme couper la tête du serpent Hydra,
qui rejetait et reverdissait toujours à remettre sus nouvelles guerres?
Je dirai une chose qui semblera étrange, mais elle est vraie pourtant.
C'est par fortune qu'Alexandre depuis naguere a perdu l'opinion que
l'on avait qu'il fut fils d'Ammon: car qui fut oncques homme extrait de
la semence des Dieux, qui executât de plus laborieux, plus dangereux et
plus difficiles combats? si ce n'a été le fils de Jupiter, Hercules,
mais encore était-ce parce que un homme outrageux et violent lui
commandait d'aller prendre des lions, poursuivre des sangliers, chasser
des oiseaux, à fin qu'il ne s'occupât à plus grandes choses, en allant
par le monde punir des Antaées, et faire cesser les meurtres ordinaires
que commettait le tyran Busiris: mais il n'y eut que la vertu seule qui
commanda à Alexandre d'aller exploitter un combat digne d'un grand Roi,
duquel la fin était, non l'or porté par tout après lui sus dix mille
chameaux, ni les délices de la Medie, ni les tables friandes, ni les
belles Dames, ni les bons vins de Calydoine, ni les poissons de la mer
Caspiene, ains de rendre tout le monde gouverné par un même ordre,
obéissant à un même Empire, et reglé par une même façon de vivre, ayant
ce désir né et nourri et accru dés son enfance quant et lui. Il vint
des ambassadeurs du Roi de Perse devers son père Philippus, lequel
n'était pas pour lors au pays, et Alexandre les festoyant et caressant
ne leur fit point de demandes pueriles, comme les autres, touchant une
vigne d'or et touchant le jardins suspendus de Babylone, ni quels
habillements portait le Roi: ains tous ses propos furent des choses qui
sont les plus importantes en un Empire, les enquérant combien de gens
de guerre entretenait le Roi, en quel endroit de la bataille il se
mettait quand il fallait combattre, ne plus ne moins qu'Ulysses en
Homere,
En quel lieu sont ses chevaux et ses armes?
quel chemin était le plus court pour ceux qui voulaient aller de la
côté de la mer Mediterranée aux provinces hautes: de manière que ces
ambassadeurs étrangers en demeurèrent tous ébahis, et dirent, que cet
enfant était le grand Roi, et le leur <p 316v> était le riche. Si
tôt que son père fut trêpassé, son coeur le conviait de passer
incontinent le détroit de l'Hellespont, et était tout après et
d'espérance et d'appareil à mettre le pied en l'Asie: mais la fortune
s'opposa à ses desseins, qui le détourna et le retira en arrière,
l'embrouillant de mille troubles et traverses pour l'arrêter et
retenir. premièrement elle suscita les nations barbares qui lui étaient
voisines, lui braisant la guerre contre les Esclavons et contre les
Triballiens, et jusques aux Tartares qui habitent le long de la rivière
de Danube, qui le retirèrent et divertirent de l'entreprise d'aller
faire la guerre és hauts pays de l'Asie: toutefois après avoir couru
par tout, et assopy tous ces mouvements-là, avec périls très grands, et
très dangereuses batailles, il se remît de rechef à avancer et haster
son passage: mais la fortune de rechef lui attira la ville de Thebes,
et lui mit au-devant la guerre des Grecs, et une calamiteuse nécessité
de guerroier pour se venger à feu et à sang des peuples de même origine
et de même nation que lui, dont l'issue fut fort misérable. Cela fait,
il passa à la fin ayant provision de vivres et d'argent, comme écrit
Philarchus, seulement pour trente jours, ou comme dit Aristobulus,
quarante et deux mille écus seulement, ayant distribué et donné à ses
amis et familiers la plupart de son domaine, excepté Perdiccas, qui ne
voulut rien prendre de ce qu'il lui présenta, ains lui demanda, «Mais
pour toi Alexandre, que te reserves-tu?» Comme il lui eût répondut,
«l'espérance: Je veux doncques aussi y participer: car il n'est pas
juste que nous prenions le tien, ains que nous attendions celui de
Darius.» Quelles étaient doncques les espérances sur lesquelles
Alexandre passait en Asie? Ce n'était point une puissance mesurée à
nombre grand de grosses et riches villes: ce n'étaient point des
flottes de vaisseaux naviguants à travers les montaignes: ce n'étaient
point des fouets ni des fers à mettre aux pieds des prisonniers
présomptueux et furieux, instruments de la folie des Barbares qui en
pensaient châtier la mer: mais quant à ce qui était hors de lui, une
grande volonté de bien faire, en une petite armée bien troussée, une
émulation d'honneur entre les jeunes gens de même âge, contention de
vertu et de gloire entre les mignons du Roi: mais ses plus assurées
espérances étaient en lui-même, en dévotion envers les Dieux, fiances
en ses amis, suffisance de peu, continence, beneficence, mêpris de la
mort, magnanimité, humanité, entretien gracieux, facile acces, un
naturel franc, non simulé ne feint, constance en ses conseils,
promptitude en ses executions, vouloir d'être le premier en gloire, et
resolution de faire toujours ce que le devoir commande. Car Homere ne
composa point bien ni comme il fallait de trois images la beauté
d'Agamemnon, comme celle d'un parfait prince,
De chef semblable il était, et des yeux,
A Jupiter le haut-tonnant és cieux,
Des reins à Mars, et de large poitrine
Au souverain seigneur de la marine.
Mais le naturel d'Alexandre, si Dieu qui le fit naître, le forma et
composa de plusieurs vertus, ne pourrions nous pas à la vérité dire,
qu'il lui donna le courage de Cyrus, la tempérance d'Agesilaus,
l'entendement aigu de Themistocles, l'expérience de Philippus, la
hardiesse de Brasidas, et la suffisance de Pericles en matière d'état
et de gouvernement? Et des plus anciens il fut plus continent que
Agamemnon, qui préféra une prisonniere captive à sa femme legitime, et
lui ne voulut oncques toucher à une captive, que premièrement il ne
l'eût épousée: plus magnanime qu'Achilles, qui pour un peu de finance
vendit le corps mort d'Hector, et lui dépendit grande somme de deniers
à inhumer celui de Darius: et l'autre à fin d'appaiser sa colère prit,
comme un mercenaire, pour son loyer, des présents de ses amis, et
celui-ci victorieux enrichit ses ennemis. Il était plus religieux que
Diomedes, qui était prêt de combattre les Dieux mêmes: et lui estimait,
que toutes ses victoires <p 317r> et succes heureux lui venaient
de la faveur des Dieux. Il était plus charitable à ses parents
qu'Ulysses, duquel la mère mourut de douleur: là où la mère de son
ennemi, pour l'amour et bienveillance qu'elle lui portait, mourut de
regret quant et lui. Bref si ce a été par fortune que Solon a établi le
gouvernement d'Athenes, que Miltiades a conduit les armées: si ce a été
du port et faveur de la fortune que Aristides a été juste: il n'y a
doncques oeuvre quelconque de la vertu, et n'est rien sinon une parole
et un nom vain, qui passe avec quelque réputation par la vie des
hommes, étant feinct et controuvé par les Sophistes et par les
Legislateurs. Mais si chacun de ces personnages-là a bien été pauvre ou
riche, fort ou faible, beau ou laid, de longue ou de courte vie par le
moyen de la fortune, et se sont faits ou grands capitaines, ou grands
legislateurs, ou grands gouverneurs, et bien entendus en l'exercice de
la justice et en toute matière d'état par leur vertu, et par la raison
qui était en eux: considérez un peu quel a été Alexandre, en le
comparant et parangonnant à tous ceux-là. Solon établit à Athenes
abolition de toutes dettes, qu'il appella Sisachthia, qui est autant à
dire comme, décharge de fardeau: et Alexandre paya aux créanciers les
dettes que ses soldats avaient faites. Pericles ayant taillé les Grecs,
de l'argent qui provint de celle taille orna la ville d'Athenes de
beaux temples, mêmement le château: au contraire Alexandre, ayant pris
les finances des barbares, en envoya en la Grèce jusques à la somme de
six millions d'or, pour en faire bâtir des temples aux Dieux, au lieu
de ceux qu'ils avaient demolis. Brasidas acquit grande réputation de
vaillance parmi les Grecs, pource qu'il traversa de bout à autre le
camp des ennemis campés devant la ville de Methone le long de la
marine: là où le sault merveilleux que fit Alexandre en la ville des
Oxydraques, à ceux qui l'oyent raconter est incroiable, et à ceux qui
le vîrent effroiable, quand il se jeta du haut des murailles au milieu
des ennemis, qui le reçeurent à coups de trait, de piques et d'espées:
à quoi pourrait-on comparer ce fait-là, sinon à un feu de la foudre qui
sort avec impetuosité de la nue, et étant porté par le vent vient
fondre en terre, ne plus ne moins qu'un fantasme reluisant d'armeures
flammantes? tellement que ceux qui le vîrent sur l'heure, en eurent si
grand effroi, qu'il se tirèrent en arrière: mais puis après quand ils
vîrent que c'était un homme seul qui se ruait sur plusieurs, alors il
retournèrent pour lui faire tête. Là montra bien la fortune de grandes
et claires preuves de la bienveillance qu'elle portait à Alexandre,
quand elle le jeta et enferma en un lieu ignoble et barbare, environné
tout alentour de hautes murailles: et puis quand ceux de dehors se
hastants pour le secourir plantèrent leurs échelles contre les
murailles pour y monter, elle fit rompre les échelles, et precipita par
terre ceux qui étaient jà demi montés: et des trois qui peurent
atteindre jusques au haut, et se jetèrent à bas pour secourir leur Roi,
elle en ravit incontinent l'un et le fit tuer devant lui, l'autre fut
si couvert de coups de trait et de dard, qu'il ne s'en fallait, qu'il
ne fut mort, autre chose, sinon qu'il voyait et sentait encore: et
cependant que les Macedoniens au dehors accouraient en vain celle part
avec grands cris, n'ayants ni artillerie, ni engin quelconque à battre
les murailles, et les frappants seulement de leurs espées nues, tant
ils avaient d'ardente envie de l'aller secourir, et les rompants à
belles mains, voire par manière de dire s'efforçants de les manger à
belles dents. Et l'heureux Roi cependant qui était toujours gardé et
accompagné de la fortune, se trouva pris comme une bête sauvage dedans
les toiles, abandonné seul, sans aide ne secours, non pour prendre la
ville de Sufe ou celle de Babylone, ni pour conquerir la province de
Bactra, ou pour saisir le grand corps de Porus: car aux grands et
illustres combats, encore que la fin n'en soit pas heureuse, pour le
moins si n'y a-il point d'infamie: mais la fortune fut si maligne et si
envieuse en son endroit, et tant favorable aux barbares, et contraire à
Alexandre, que non <p 317v> seulement elle s'efforça de lui faire
perdre le corps et la vie, mais aussi son honneur et sa gloire, tant
qu'il était en elle: car s'il fut demeuré mort étendu au long de la
rivière d'Euphrates, ou de celle d'Hydaspes, il n'y eût point eu de
desastre indigne: et ne lui eût point été de déshonneur quand il vint
aux prises avec Darius, s'il eût été là massacré des chevaux, des
espées, et des haches des Perses combattants pour l'Empire, ni étant
monté sur les murailles de Babylone s'il en eût très buché, et decheut
d'une grande espérance. ainsi moururent Pelopidas et Epaminondas, et
fut leur mort plutôt acte de vertu, qu'accident de malheur, tâchant à
executer de si grandes choses. Mais quant à la fortune que nous
examinons maintenant, quel oeuvre fut-ce? En un lointain pays barbare
le long d'une rivière, dedans les murailles d'une méchante villette
enfermer et cacher le Roi et souverain Seigneur de la terre habitable,
pour illec le faire perir par les mains et armes honteuses d'une
multitude barbaresque, qui le massacraient et tiraient avec bâtons et
traits les premiers rencontrés: car il fut blessé en la tête d'un coup
de hache à travers de son armet, et sa cuirasse lui fut faussée d'un
coup de flèche, dont le fut pendait au dehors, et le fer large de trois
doigts, et long de quatre, lui demeura fiché dedans les os qui sont au
dessous de la mammelle. Et pour le comble de l'indignité, il se
défendait par devant, et celui qui lui avait tiré le coup de trait
s'étant ozé approcher l'épée au poing pour le cuider achever, il le tua
à coups de dague: mais cependant un autre accourant d'un moulin lui
donna par derrière un coup de pilon sur l'eschignon du col, dont il
tomba pasmé, ayant perdu tout sentiment: mais la vertu lui assistait,
qui lui donnait un coeur assuré, et à ses gens la force et diligence de
le venir secourir: car un Limneus, un Leonnatus, un Ptolomeus, ayants
rompu la muraille, ou bien monté par-dessus, se mirent au-devant de
lui, et lui servirent d'un rampar et muraille de vertu, jetants leurs
corps, leurs faces et leurs vies au-devant, pour l'amour et
bienveillance qu'ils portaient à leur Roi: car ce n'est point par
fortune qu'il y a des personnes qui s'exposent volontairement à la
mort, ains par amour de la vertu, ne plus ne moins que des abeilles par
aiguillons d'amour naturelle s'approchent toujours et s'attachent à
leur Roi. Qui doncques eût été en lieu, où il eût pu voir à son aise
sans danger ce spectacle-là, n'eût-il pas dit, qu'il eût vu un grand
combat de la fortune à l'encontre de la vertu? auquel les barbares par
le moyen de la fortune avaient le dessus plus qu'ils ne méritaient, et
les Grecs par leur vertu resistaient plus qu'ils ne pouvaient: et que
si ceux-là avaient du meilleur, c'était oeuvre de fortune et de quelque
esprit malin et envieux: et si ceux-ci venaient au dessus, c'était la
vertu, la hardiesse, la foi et l'amitié qui emportaient la victoire,
car il n'y avait que cela qui accompagnât en ce lieu-là Alexandre: et
quant au reste de ses forces, de son armée, de ses chevaux, et de ses
vaisseaux, la fortune avait mis la muraille de cette méchante
bourgade-là entre deux. Les Macedoniens à la fin défirent les barbares,
et sur eux abattirent et rasèrent leur ville: mais tout cela ne servait
de rien à Alexandre, car on l'emporta vitement avec le trait qu'il
avait en l'estomac portant la guerre dedans ses entrailles, et était le
trait comme un clou ou une cheville, qui tenait sa cuirasse attachée à
son corps: car si l'on s'efforçait de l'arracher de la plaie comme de
la racine, le fer ne venait pas quant et quant, étant fiché bien avant
dedans les os de la poitrine, qui sont au-devant du coeur, et
n'ozait-on sier ce qui pendait dehors de la canne, pource que l'on
craignait que par ce secouement l'os ne se fendît davantage, qui lui
causât des douleurs extremes, et qu'il n'en sortît du fond une grande
effusion de sang. Mais lui voyant cette grande doute et longue demeure
de ses gens, essaya de couper avec sa dague le fut de la canne tout
rasibus de la cuirasse, mais sa main n'eut pas la force, étant prevenue
et saisie d'une pesanteur endormie et amortie, qui procédait de
l'inflammation de sa plaie: si commanda à ses chirurgiens <p
318r> d'y mettre la main hardiment, encourageant, tout blessé qu'il
était, ceux qui étaient sains et entiers, et disait injure à ceux qu'il
voyait pleurer et se lamenter, appellait les autres traîtres qui
n'ozaient pas le secourir, et criait après ses familiers et ses
mignons, «Nul ne se montre lâche et couard, non pas pour ma vie même:
Je ne saurais penser que l'on croie que je ne craigne point la mort, si
l'on la craint pour moi.»
XLVI. D'Isis et d'Osiris. LES hommes sages, Ô Clea, doivent en leurs
prières demander tous biens aux Dieux: mais ce que plus nous désirons
obtenir d'eux, c'est la connaissance d'eux-mêmes, autant comme il est
loisible aux hommes d'en avoir, pource qu'il n'y a don ne plus grand
aux hommes à recevoir, ne plus magnifique et plus digne aux Dieux à
donner, que la connaissance de vérité: car Dieu donne aux hommes toutes
autres choses dont ils ont besoin, mais celle-là il la retient pour
lui-même et s'en sert: et n'est point bienheureux pour posseder grande
quantité d'or ni d'argent, ni puissant pour tenir le tonnerre et la
foudre en sa main, mais bien pour sa prudence et sapience: et est une
des choses qu'Homere a le mieux et le plus sagement dictes, en parlant
de Jupiter et de Neptune,
Ils sont tous deux de même extraction,
Et tous deux nés en même région,
Mais Jupiter en est le fils aîné,
Et de savoir plus grand que l'autre orné.
Il afferme que la préférence et précédence de Jupiter était plus
vénérable et plus digne en ce qu'il était plus savant et plus sage. Et
quant à moi j'estime que la béatitude et la félicité de la vie
éternelle, dont Jupiter jouit, consiste en ce qu'il ignore rien, et
rien de tout ce qui se fait ne le fuit: et pense que l'immortalité, qui
en ôterait la connaissance et intelligence de tout ce qui est et qui se
fait, ne serait pas une vie, mais un temps seulement. Pourtant pouvons
nous dire, que le désir d'entendre la vérité est un désir de la
divinité, mêmement la vérité de la nature des Dieux, dont l'étude et le
prochas de telle science est comme une profession et entrée de
religion, et oeuvre plus sainte que n'est point le voeu et l'obligation
de chasteté, ni de la garde et clôture d'aucun temple: et si est
davantage très agreable à la Déesse que tu sers, attendu qu'elle est
très sage et très savante, ainsi comme la derivation même de son nom
nous le donne à connaître, que le savoir et la science lui appartient
plus qu'à nul autre, car c'est un mot Grec que Isis: et Typhon aussi
l'ennemi et adversaire de la Déesse, enflé et enorgueilly par son
ignorance et erreur, dissipant et effaçant la sainte parole, laquelle
la Déesse rassemble, remet sus et baille à ceux qui aspirent à se
deifier par une continuelle observance de vie sobre et sainte, en
s'abstenant de plusieurs viandes, et se privant du tout des plaisirs de
la chair, pour réprimer la luxure et l'intempérance, et en
s'accoutumant de longue main à supporter et endurer dedans les temples
des durs et penibles services faits aux Dieux: de toutes lesquelles
abstinences, peines et souffrances, la fin est la connaissance du
premier, principal et plus digne object de l'entendement, que la Déesse
nous invite et convie à chercher, étant et demeurant avec elle. Ce que
même nous promet le nom de son temple, qui s'appelle Ision, c'est à
savoir l'intelligence et connaissance de ce qui est: comme nous
promettant, que si nous entrons dedans le temple et religion <p
318v> de la Déesse saintement, et ainsi qu'il appartient par raison,
nous aurons intelligence de ce qui y est. davantage plusieurs ont écrit
qu'elle est fille de Mercure, les autres de Prometheus, dont on répute
l'un inventeur et autheur de Sapience, et de Provoyance, et l'autre de
la Grammaire et de la Musique. Voilà pourquoi en la ville de
Hermoupolis ils appellent la première des Muses, Isis et Justice tout
ensemble, comme étant savante, ainsi qu'il a été dit ailleurs, et
montrant à ceux qui à bonnes enseignes sont surnommés religieux, et
portants habits de sainteté et de religion, et ce sont ceux qui portent
et enferment en leur âme, comme dedans une baite, la sainte parole des
Dieux pure et nette, sans aucune curiosité ne superstition, et qui de
l'opinion qu'ils ont des Dieux, en déclarant aucunes choses obscurcies
et ombragées, et les autres toutes claires et ouvertes, comme encore
leur habit saint le montre. Et pourtant ce que l'on habille ainsi de
ces habits saints les religieux Isiaques, après qu'ils sont trêpassés,
est une marque et un signe qui nous témoigne, que cette sainte parole
est avec eux, et qu'ils s'en sont allés de ce monde en l'autre sans
emporter autre chose que cette parole: car porter longue barbe, ou se
vêtir d'une grosse cappe, ne font point le philosophe, Dame Clea: aussi
ne font pas les vêtements de lin, ni la tonsure ou rasure, les
Isiaques, ains est vrai Isiaque celui, qui après avoir vu et reçu par
la loi et coutume les choses qui se montrent, et qui se font és
cérémonies de cette religion, vient à rechercher et diligemment
enquérir par le moyen de cette sainte parole et discours de raison, la
vérité d'icelles. Car il y en a bien peu entre eux, qui entendent et
sachent pour quelle cause cette petit cérémonie, qui est la plus
commune, s'observe, pourquoi les prêtres et religieux d'Isis razent
leurs cheveux, et portent vêtements de lin: et y en a les uns qui du
tout ne se soucient pas d'en rien savoir: les autres disent qu'ils
s'abstienent de porter habillement de laine, ne plus ne moins que de
manger de la chair des moutons par révérence qu'ils leur portent, et
qu'ils font razer leurs têtes en signe de deuil, et qu'ils portent
habillements de lin à cause de la couleur qu'a la fleur du lin quand il
florit, ressemblant proprement au céleste azur qui environne tout le
monde. Mais à la vérité il n'y en a qu'une cause certaine: car il n'est
pas loisible que l'homme net et monde touche chose aucune qui soit
immonde: or toute superfluité de nourriture et tout excrement est ord
et immonde, et de telles superfluités s'engendrent et se nourrissent la
laine, le poil, les cheveux et les ongles: si serait chose digne de
moquerie, que és sanctifications et celebrations des divins offices ils
ôtassent tout leur poil, en razant et polissant unièment tout leur
corps de toutes superfluités, et qu'ils vêtissent et portassent les
superfluités des bêtes: et faut estimer que quand le poète Hesiode
écrivait,
Ni au festin d'un public sacrifice
Offert aux Dieux tu ne seras si nice,
Que de rongner tes ongles d'un couteau,
Coupant le sec d'avec la verte peau:
il ne nous voulait pas enseigner, que pour faire fêtes et bonnes cheres
il fallait être propre et net, mais bien se nettoyer et se purger de
telles superfluités, en traitant les choses saintes, et faisant le
services des Dieux. Or le lin naît de la terre, qui est immortelle, et
produit tout fruit bon à manger, et nous fournit dequoi faire robe
simple, sobre et nette, qui ne charge point de sa couverture celui qui
la porte, et convenable à toute saison de l'année, joint qu'elle
n'engendre point de poux nullement, ainsi que l'on dit, dequoi il
faudrait discourir ailleurs. Mais les prêtres haïssent tant la nature
de toutes superfluités, que pour cela non seulement ils refusent à
manger toutes sortes de legumages, et entre les chairs celles des
brebis et moutons, et celles des porcs, d'autant qu'elles engendrent
beaucoup d'excrements, ains <p 319r> aussi és jours et oeuvres de
sanctification, ils commandent d'ôter même le sel des viandes, tant
pour plusieurs autres causes et raisons, que pource qu'il aiguise
l'appétit, et nous provoque à boire et à manger davantage: car de dire
ce que disait Aristagoras, que le sel est par eux réputé immonde, pour
autant que quand il se congele, plusieurs petits animaux, qui se
treuvent pris dedans, y meurent, c'est une sottise. On dit même qu'ils
ont un puis à part, de l'eau duquel ils abbreuvent leur boeuf Apis, et
qu'ils l'engardent en toute sorte de boire de l'eau du Nil: non qu'ils
réputent l'eau du Nil immonde à cause des Crocodiles qui sont dedans,
comme quelques-uns estiment: car au contraire il n'y a rien que les
Aegyptiens honnorent tant qu'ils font le fleuve du Nil, mais il semble
qu'elle engraisse trop, et engendre trop de chair: or ne veulent-ils
pas que leur Apis soit par trop gras, ni eux aussi: ains veulent que
leurs âmes soient étayées de corps légers, habiles et dispos, et non
pas que la partie divine qui est en eux soit opprimée et accablée par
le pois et la force de celle qui est mortelle. En la ville de
Heliopolis, qui est à dire la ville du Soleil, ceux qui servent à Dieu
ne portent jamais de vin dedans le temple, comme n'étant pas convenable
qu'ils boivent de jour à la vue de leur Seigneur et leur Roi: et
ailleurs les prêtres en boivent, mais bien peu, et ont plusieurs
purgations et sanctifications où ils s'abstiennent totalement de vin,
desquels jours il ne font autre chose que vaquer à étudier, à apprendre
et enseigner les choses saintes: les Rois mêmes n'en buvaient que
jusques à certaine mesure, ainsi qu'il était précrit en leurs écritures
saintes, et commencèrent à en boire au Roi Psammitichius, auparavant
duquel ils n'en buvaient du tout point, et n'en offraient point aux
Dieux, estimants qu'il ne leur était pas agréable, pource qu'ils
pensaient que ce fut le sang de ceux qui jadis firent la guerre aux
Dieux, duquel mêlé avec la terre, après qu'ils furent renversés, elle
produisit la vigne: c'est pourquoi, disaient-ils, ceux qui s'enivrent
perdent l'entendement et l'usage de la raison, comme étant remplis du
sang de leurs prédécesseurs. Eudoxus écrit au second de sa Geographie,
que les prêtres d'Aegypte le disent et le tienent ainsi. Quant aux
poissons de mer, tous ne s'abstienent pas de tous, mais les uns
d'aucuns, comme les Oxyrinchites de ceux qui se prennent avec
l'hameçon: car d'autant qu'ils adorent le poisson qui se nomme
Oxyrinchos, qui est à dire Bec-agu, ils ont doute que l'hameçon ne soit
immonde, si d'aventure le poisson Oxyrinchos l'aurait avallé: et les
Syenites le Phagre, car il semble qu'il se trouve alors que le Nil
commence à croître, et qu'il leur en signifie la croissance quand il
apparait, dont ils sont fort joyeux, le tenants pour un certain
messager: mais les prêtres s'abstienent de tous: et là où le neufiéme
jour du premier mois tous les autres habitants d'Aegypte devant la
porte de laurs maisons mangent de quelque poisson rôti, les prêtres
n'en tâtent aucunement, mais bien en brûlent-ils devant leurs maisons,
ayants deux sortes de paroles, l'une sainte et subtile, laquelle je
reprendrai encore en cet endroit, comme étant conforme et convenable à
ce que l'on discourt saintement touchant Osiris et Typhon: l'autre
vulgaire, grossière et exposée à tout le monde, qui est représentée par
le poisson, lequel n'est viande ni nécessaire, ni rare et exquise,
ainsi que témoigne Homere, quand il ne fait les Phaeaciens qui étaient
gens délicats, et aimants à delicieusement vivre, ni ceux d'Ithace
hommes insulaires, mangeants en leurs festins du poisson, non pas les
gens mêmes d'Ulysses par tout le temps de leur navigation, qui fut si
longue, et par la mer, jusques à ce qu'ils furent réduits à l'extreme
nécessité: bref ils estiment que la mer ait été produitte par le feu
sortant hors des bornes de la nature, n'étant ni partie naturelle, ni
element du monde, ains chose étrangère, superfluité corrompue, et
maladie contre nature: car il n'y avait rien de fabuleux, ni hors de
raison, ni de superstitieux, comme aucuns cuident faussement, qui
servît de note et de signe en leurs saintes <p 319v> cérémonies,
ains étaient toutes marques qui avaient quelques causes et raisons
morales et utiles à la vie, ou bien qui représentaient quelque notable
histoire, ou bien quelque deduction naturelle, comme ce que l'on dit
touchant un Crommyus: car de dire ce que le commun en raconte, que le
nourrisson d'Isis nommé Dictys, tomba dedans la rivière du Nil et s'y
noya, s'étant pris à des oignons, il n'y a apparence quelconque: mais
les prêtres haïssent et abominent l'oignon, ayant observé que jamais il
ne crait et ne grossit bien, et jamais ne florit sinon au decours de la
Lune, et qu'il n'est convenable ni à ceux qui veulent jeuner et mener
sainte vie, ni à ceux qui veulent celebrer fêtes: aux uns, pource qu'il
apporte la soif: aux autres, pource qu'il fait pleurer ceux qui en
mangent. Pour cette même cause réputent-ils la truie bête immonde,
d'autant qu'elle se fait couvrir ordinairement au mâle quand la Lune
commence à défaillir, et que de ceux qui en boivent du lait, la peau
jette hors ne sais quelle sorte de lepre et d'asperités, qui
ressemblent au mal de saint Main: et quant au propos que disent ceux
qui une fois en leur vie sacrifient une truie, et puis la mangent, que
Typhon poursuivant une truie, étant la Lune au plein, il rencontra un
bucher de bois, dedans lequel était le corps d'Osiris, et qu'elle le
renversa et esboula, il y a pu de gens qui l'approuvent, estimants que
cette fable a été mise en avant par gens qui avaient mal ouï, et
n'avaient pas bien entendu que cela voulait dire, comme plusieurs
autres contes semblables. Mais on tient que les anciens ont eu par le
passé en si grande haine et si grande abomination les délices, la
superfluité et volupté, qu'ils disent que dedans le temple de la ville
de Thebes y avait une coulonne quarrée, sur laquelle étaient engravées
des maledictions et execrations à l'encontre du Roi Minis, qui fut le
premier qui détourna et retira les Aegyptiens d'une vie simple et
sobre, sans argent et sans richesses: et dit on aussi que Technatius le
père de Borchoris, en une guerre qu'il eut à l'encontre des Arabes,
comme son bagage fut demeuré derrière, et n'eût pu arriver à temps,
soupa d'une pauvre viande la première qu'il peut trouver, et puis se
coucha sur une paillasse, là où il dormit toute la nuit d'un très
profond sommeil, à raison dequoi toujours depuis il aima la sobrieté de
vie, et maudit ce Roi Minis: ce que lui ayants loué les prêtres de son
temps, il fit engraver lesdictes maledictions et execrations sur la
coulonne. Or les Rois s'élisaient ou de l'ordre des prêtres, ou de
l'ordre des gens de guerre, pource que l'un ordre était honoré et
reveré pour la vaillance, et l'autre pour la sapience: et celui qui
était élu de l'ordre des gens de guerre, incontinent après son election
était aussi reçu en l'ordre des gens de guerre, incontinent après son
election était aussi reçu en l'ordre de presbtrise, et lui étaient
communiqués et découverts les secrets de leur philosophie, qui couvrait
plusieurs mystères sous le voile de fables, et sous des propos qui
obscurément montraient et donnaient à voir à travers la vérité, comme
eux-mêmes donnent taisiblement à entendre, quand ils mettent devant les
portes de leurs temples des Sphynges, voulants dire que toute leur
Theologie contient, sous paroles énigmatiques et couvertes, les secrets
de sapience. Et en la ville de Saïs l'image de Pallas, qu'ils estiment
être Isis, avait une telle inscriptions, «Je suis tout ce qui a été,
qui est, et qui sera jamais, et n'y a encore eu homme mortel qui m'ait
découverte de mon voile.» davantage plusieurs estiment que le propre
nom de Jupiter en langue Aegyptien soit Amoun, et que nous en Grec en
ayons derivé ce mot Ammon, dont nous appellons Jupiter Ammon: mais
Manethon qui était Aegyptien de la ville de Sebenne estime, que ce mot
signifie caché ou cachement: et Hecatheus natif de la ville d'Abdere
dit, que les Aegyptiens usent de ce mot quand ils se veulent
entre-appeler l'un l'autre, pource que c'est une diction vocative: et
pour autant qu'ils estiment que le Prince des Dieux soit une même chose
que l'univers qui est obscur, caché et inconnu, ils le prient et
convient à se vouloir manifester et donner à connaître <p 320r> à
eux, en l'appellant Amoun. Voilà donc comment les Aegyptiens étaient
reservés et retenus à ne point profaner leur sapience, en publiant trop
ce qui appartient à la connaissance des Dieux: ce que témoignent même
les plus sages et plus savants hommes de la Grèce, Solon, Thales,
Platon, Eudoxus, Pythagoras, et comme quelques-uns ont voulu dire,
Lycurgus même, qui allèrent de propos délibéré en Aegypte pour en
communiquer avec les prêtres du pays: car on tient que Eudoxus oit
Chonoupheus qui était de Memphis, et Solon Sonchis qui était de Saïs,
et Pythagoras Oenupheus qui était de Heliopolis. Ce dernier Pythagoras
fut fort estimé d'eux, et lui aussi ce semble les estima beaucoup
tellement qu'il voulut imiter leur façon mystique de parler en paroles
couvertes, et cacher sa doctrine et ses sentences sous paroles figurées
et énigmatiques: car les lettres que l'on appelle hieroglyphiques en
Aegypte, sont presque toutes semblables aux preceptes de Pythagoras,
comme, «Ne manger point sur une selle, Ne se seoir point sur un
boisseau, Ne planter point de palmier, N'attizer point le feu avec une
épée en la maison.» Et me semble que ce que les Pythagoriens
appellèrent l'unité Apollon, et le deux Diane, le sept Minerve, et
Neptune le premier nombre cubique, resemble fort à ce qu'ils
consacrent, qu'ils font et qu'ils écrivent en leurs sacrifices, car ils
peignent leur Roi et leur Seigneur Osiris par un oeil, et un sceptre:
et y en a qui interpretent le nom d'Osiris, ayant plusieurs yeux,
pource que Os en Aegyptien signifie plusieurs, et Iris oeil: et le
Ciel, comme ne vieillissant point à cause de son eternité, par un
coeur, ayant dessous une chausserette de Feu, qui est la marque de
courroux. Et en la ville de Thebes y avait des images de Juges qui
n'avaient point de mains, et celle du President d'iceux avait les yeux
bandés, pour donner à entendre que la justice ne doit être ni
concussionnaire ni favorable, c'est à dire, ne prendre point d'argent,
et ne faire rien plus ne moins par faveur. Les gens de guerre pour la
marque de leurs anneaux y portaient engravée la figure d'un écharbot,
pource qu'entre les écharbots il n'y a point de femelle, ains sont tous
mâles, et jettent leur geniture dedans une boule de fiens, laquelle ils
preparent et construisent, non tant pour matière et provision de leur
vivre, comme pour un lieu à engendrer. Quand doncques tu entendras
parler de certaines vagabondes pérégrinations et erreurs, et
démembrements, et autres telles fictions, il te faudra souvenir de ce
que nous avons dit, et estimer qu'ils ne veulent pas entendre que
jamais rien ait été de cela ainsi, ne qu'il ait oncques été fait: car
ils ne disent pas que Mercure proprement soit un chien, ains la nature
de celle bête, qui est de garder, d'être vigilant, sage à discerner et
chercher, estimer et juger l'ami ou l'ennemi, celui qui est connu ou
inconnu, suivant ce que dit Platon, ils accomparent le chien au plus
docte des Dieux. Et si ne pensent pas que de l'écorce d'un Alisier
sorte un petit enfant ne faisant que naître, mais ils peignent ainsi le
Soleil levant, donnants à entendre sous figure couverte, que le Soleil
sortant des eaux de la mer, se vient à rallumer. Car ainsi
appellèrent-ils Ochus, l'épée, qui fut le plus cruel Roi des Perses et
le plus terrible, comme celui qui fit mourir plusieurs grands
personnages, et qui finablement tua leur boeuf Apis, et le mangea avec
ses amis, et jusques aujourd'hui ils l'appellent encore ainsi en la
liste et catalogue de leurs Rois, non qu'ils voulussent signifier sa
substance, ains la dureté de son naturel et sa mauvaistié, qu'ils
accomparent à l'instrument dont on fait mourir les hommes. En écoutant
doncques et recevant ainsi ceux qui t'exposeront saintement et
doctement la fable, en faisant et observant toujours diligemment ce qui
vous est ordonné en votre état pour le service des Dieux, et croyant
fermement que tu ne leur pourrais faire service ne sacrifice qui leur
fut plus agréable que de t'étudier à avoir saine et vraie opinion
d'eux, tu eviteras par ce moyen la superstition, laquelle n'est point
moindre mal ne péché, que l'impieté de ne croire <p 320v> point
qu'il y ait de Dieux. Or la fable doncques d'Isis et d'Osiris, pour la
déduire en moins de paroles qu'il sera possible, et en retrancher
beaucoup de choses superflues, et qui ne servent à rien, se raconte
ainsi. On dit que Rhea s'étant mêlée secrètement à la dérobée avec
Saturne, le Soleil s'en aperçut, qui la maudit, priant en ses
maledictions qu'elle ne pût jamais enfanter ni mois ni an: mais que
Mercure étant amoureux de celle Déesse, coucha avec elle, et que depuis
jouant aux dés avec la Lune il lui gagna la septantiéme partie de
chacune de ses illuminations, tant que les mettant ensemble il en fit
cinq jours, qu'il ajouta aux trois cents soixante de l'année, que les
Aegyptiens appellent maintenant les jours Epactes, les celebrants et
solennizans, comme étant les jours de la nativité des Dieux, pource que
au premier jour nasquit Osiris, à l'enfantement duquel fut ouie une
voix, que le Seigneur de tout le monde venait en être: et disent
aucuns, que une femme nommée Pamyle, ainsi comme elle allait querir de
l'eau au temple de Jupiter, en la ville de Thebes, ouït celle voix, qui
lui commandait de proclamer à haute voix, que le grand Roi bienfaiteur
Osiris était né: et pource que Saturne lui mit l'enfant Osiris entre
les mains pour le nourrir, que c'est pour l'honneur d'elle que l'on
célébre encore la fête des Pamyliens, semblable à celle des
Phallephores en la Grèce. Le deuxiéme jour elle enfanta Aroveris qui
est Apollo, que les uns appellent aussi l'aîné Orus. Au troisiéme jour
elle enfanta Typhon, qui ne sortit point à terme, ni par le lieu
naturel, ains rompit le côté de sa mère, et saulta dehors par la plaie.
Le quatriéme jour nasquit Isis, au lieu de Panygres. Le cinquiéme
nasquit Nephté, que les uns nomment aussi Teleute ou Venus, et les
autres Victoire: et que Osiris et Aroveris avaient été conceus du
Soleil, et Isis de Mercure, et Typhon et Nephté de Saturne: c'est
pourquoi les Rois réputent le troisiéme jour malencontreux, et à cette
cause ne dépêchent affaires quelsconques ce jour-là, et ne boivent ni
ne mangent jusques à la nuit: que Typhon porta honneur à Nephté, que
Isis et Osiris étant amoureux l'un de l'autre devant qu'ils fussent
sortis du ventre de la mère, couchèrent ensemble à cachetes, et disent
aucuns que Aroveris nasquit de ces amourettes-là, qui est appelé l'aîné
Orus par les Aegyptiens, et Apollo par les Grecs. Osiris regnant en
Aegypte, retira incontinent les Aegyptiens de la vie indigente,
souffreteuse et sauvage, en leur enseignant à semer et planter, en leur
établissant des lois, et leur montrant à honorer et révérer les Dieux:
et depuis allant par tout le monde, il l'apprivoisa aussi sans y
employer aucunement la force des armes, mais attirant et gagnant la
plupart des peuples par douces persuasions et remontrances couchées en
chansons, et en toute sorte de Musique, dont les Grecs eurent opinion
que c'était un même que Bacchus: que Typhon durant le temps de son
absence ne remua
rien, d'autant que Isis y donna bon ordre, et y
pourvut avec bonnes forces: mais que quand il fut de retour, Typhon lui
dressa embûche, ayant attiré à sa ligue soixante et douze autres hommes
conjurés avec lui, sans une Roine d'Aethiopie participante et complice
aussi de la conjuration (cette Roine s'appellait Azo) et ayant
secrètement pris la mesure du corps d'Osiris, il fit faire un coffre de
la même longueur, beau à merveilles ouvré et labouré fort exquisement,
lequel il fit apporter en la salle, où il donnait à souper à la
compagnie: chacun prit plaisir à voir un si bel ouvrage, et l'estima
l'on grandement: et Typhon faisant semblant de jouer, dit qu'il le
donnerait volontiers à celui qui aurait le corps égal de mesure à ce
coffre: tous ceux de la compagnie l'essayèrent les uns après les
autres, et ne se trouva bien proportionné, ni égal à pas un des autres:
finablement Osiris lui-même y monta, et se coucha dedans: et alors les
conjurés y accourants jetèrent le couvercle dessus, et partie le
fermèrent de clous, et partie de plomb fondu qu'ils jetèrent
par-dessus, puis le portants en la rivière, le jetèrent par la bouche
du Nil, qui se nomme Tanitique, dedans la mer: c'est <p 321r>
pourquoi jusques aujourd'hui cette bouche est execrable aux Aegyptiens,
et pourquoi ils l'appellent abominable. On dit que tout cela fut fait
le dixseptiéme du mois, que l'on appelle Athyr, qui est celui durant
lequel le Soleil passe par le signe du Scorpion, et le vingthuitième du
regne d'Osiris: toutefois d'autres disent qu'il vécut, non pas qu'il
regna, autant: que les premiers qui entendirent la nouvelle de cet
inconvénient, furent les Panes et Satyres habitants autour de la ville
de Chennis, et commencèrent à murmurer entre eux: c'est pourquoi encore
jusques aujourd'hui on appelle les soudaines peurs, troubles et
émotions de peuples, frayeurs Paniques. Et qu'Isis en étant advertie
fit tondre une tresse de ses cheveux, et se vêtit de dueil au lieu qui
maintenant est appelé Coptus, combien que les autres veulent dire que
ce mot signifie privation, pource que Coptein est autant à dire comme
priver. En cet habit elle alla errant par tout, pour en cuider entendre
des nouvelles, en grande détresse: mais personne ne venait ni ne
parlait à elle, jusques à ce que elle rencontra de jeunes enfants qui
jouaient ensemble, ausquels elle demanda s'ils avaient point vu le
coffre: ces enfants l'avaient vu, qui lui dirent la bouche du Nil par
laquelle les complices de Typhon l'avaient poussé dedans la mer. Depuis
ce temps là les Aegyptiens estiment, que les enfants ont le don de
prophètie, de pouvoir révéler les choses secrètes, et prennent à
presage toutes les paroles qu'ils disent en jouant et babillant
ensemble, mêmement dedans les temples, de quoi que ce soit. Et qu'ayant
aperçu qu'Osiris étant devenu amoureux de sa soeur, avait couché avec
elle, pensant que ce fut Isis, et en ayant trouvé le signe du
chappellet de melilot, qu'il avait laissé chez sa soeur Nephté, elle
chercha l'enfant, pource que Nephté incontinent qu'elle l'eut enfanté
l'alla cacher, pour la crainte de Typhon, et l'ayant trouvé
difficilement et à grande peine, par le moyen des chiens qui la
conduisirent au lieu où il était, elle le nourrit, de manière que
depuis qu'il fut devenu grand, il fut son gardien et son page, appelé
Anubis, que l'on dit qui garde les Dieux, comme les chiens font les
hommes. Depuis elle entendit nouvelles du coffre, comme les flots de la
mer l'avaient jeté en la côté de Byblus, là où il s'était tout
doucement rangé au pied d'un Tamarix: ce Tamarix en peu de temps devint
un fort beau et fort gros tronc d'arbre bien branchu, qui ambrassa et
enveloppa tout alentour le coffre, de sorte qu'on ne le voyait point.
Le Roi de Byblus s'ébahissant de voir cette plante ainsi soudainement
crue en telle grandeur, fit couper le branchage qui couvrait le coffre
que l'on ne voyait point, et du tronc en fit un pillier à soutenir le
toit de sa maison: dequoi Isis, ainsi que l'on dit, ayant été advertie
par un vent divin de renommée, s'en alla en la ville de Byblus, là où
elle s'asseit auprès d'une fontaine, toute triste et espleurée, sans
parler à autre personne quelconque, sinon qu'elle salua et caressa les
femmes de la Roine, en leur accoutrant les tresses de leurs cheveux, et
leur rendant une merveilleusement douce et suave odeur issant de son
corps. Le Roine ayant vu ses femmes si bien parées, eut envie de voir
l'étrangère qui les avait ainsi accoutrées, tant pource qu'elle savait
ainsi bien accoutrer les cheveux, comme pource qu'elle rendait une si
douce senteur: ainsi l'envoya elle querir, et ayant pris familiarité
avec elle, la fit nourrice et gouvernante de son fils: le Roi
s'appellait Malcander, et la Roine Astarte, ou bien Saosis, ou
Nemanoun, comme les autres veulent, c'est à dire en langage Grec,
Athenaide: et dit on que Isis nourrit cet enfant en lui mettant son
doigt en la bouche au lieu du bout de la mammelle, et que la nuit elle
lui brûlait tout ce qui était mortel en son corps, et qu'elle se
tournant en une harondelle allait voletant et lamentant alentour de ce
pillier de bois, jusques à ce que la Roine s'en étant pris garde, et
s'étant écriée quand elle voit le corps de son fils brûlant ainsi
alentour, lui ôta l'immortalité, et que la Déesse ayant ainsi été
découverte, demanda le pillier de bois, lesquel elle coupa facilement,
<p 321v> et ôta de sous la couverture le tronc du Tamarix,
qu'elle oignit d'une huile parfumée, puis l'envelopa d'un linge, et le
bailla en garde aux Rois, dont vient que jusques aujourd'hui les
Bybliens révérent encore cette pièce de bois-là, qui est couchée dedans
le temple d'Isis: et qu'à la fin elle rencontra le coffre, sur lequel
elle plora, et lamenta, tant que l'un des enfants du Roi, le plus
jeune, en mourut de pitié: et elle ayant en sa compagnie le plus âgé,
avec le coffre, s'embarqua en un vaisseau, monta sur la mer, et s'en
alla. Et pourtant que sur l'aube du jour la rivière de Phaedrus
détourna le vent un peu trop âprement, elle, qui en fut courroucée, la
secha toute, et au premier lieu qu'elle se peut trouver seule, elle
ouvrit le coffre, là où trouvant le corps d'Osiris, elle mit sa face
sur la sienne en l'ambrassant et plorant. Le jeune enfant survint et
s'approcha secrètement, et voit ce qu'elle faisait, dont elle s'étant
aperçue se retourna, et le regarda d'un mauvais oeil en travers,
tellement que l'enfant, ne pouvant supporter la terreur qu'elle lui
fit, en mourut. Les autres le disent autrement, c'est qu'il tomba
dedans la mer, et qu'il est honoré à cause de la Déesse, et que c'est
celui que les Aegyptiens chantent en leurs festins qu'ils appellent
Maneros: aucuns disent que cet enfant avait nom Palaestinus, et que la
ville de Pelusium fut fondée en mémoire de lui par la Déesse, et que ce
Maneros qu'ils celebrent en leurs chansons, fut celui qui premier
trouva la Musique. Toutefois il y en a d'autres qui disent que ce n'est
point le nom d'aucun homme, mais une façon de parler propre et
convenable à ceux qui boivent et banquettent ensemble, laquelle
signifie autant, comme qui dirait, A bonne heure soit ceci venu: car
les Aegyptiens ont accoutumé de crier cela ordinairement: comme aussi
le corps sec d'un homme mort qu'ils portent dedans un cercueil, n'est
point une représentation de l'accident d'Osiris, comme aucuns estiment,
ains un admonestement aux conviés de se donner joie, et jouir
alaigrement des biens présents, d'autant que bien peu de temps après
ils seront tous semblables à celui-là, c'est la raison pourquoi ils
l'introduisent és festins. Et comme la Déesse Isis fut allée voir son
fils Orus qui se nourrissait en la ville de Butus, et qu'elle eût ôté
le coffre, ou la bière dedans laquelle était le corps d'Osiris, Typhon
étant la nuit à la chasse au clair de la Lune le rencontra, et ayant
reconnu le corps le déchira et découpa en quarante parties, qu'il jeta
çà et là: ce que ayant Isis entendu, le chercha dedans un batteau fait
de l'herbe du papier à travers les marets: d'où vient que les
Crocodiles n'offensent jamais ceux qui naviguent dedans les vaisseaux
faits d'icelle herbe, soit qu'ils en aient peur, ou qu'ils les révérent
en mémoire de ce fait de la Déesse. Voilà d'où vient que l'on trouve
plusieurs sepultures d'Osiris par le pays d'Aegypte, pource que à
mesure qu'elle en trouvait chaque partie, elle y faisait dresser un
sepulchre: les autres disent que non, mais qu'elle en fit faire
plusieurs images, qu'elle laisse an chacune ville, comme si elle leur
en laissait le propre corps, à fin qu'en plusieurs lieux il fut honoré,
et que si d'aventure Typhon venait au dessus de son fils Orus, quand il
viendrait à chercher le vrai sepulchre d'Osiris, et qu'on lui en
montrerait plusieurs, il ne sût ausquel s'arrêter: et dit on plus, que
Isis trouva toutes les autres parties du corps d'Osiris, excepté le
membre naturel, pource qu'il fut incontinent jeté dedans la rivière, et
que les poissons, le Lepidote, le Phagre, et l'Oxyrinche le mangèrent:
pour raison dequoi Isis les abomina par-dessus tous les autres
poissons, mais au lieu du naturel elle en fit contrefaire un qui
s'appelle Phallus, et le consecra, tellement que les Aegyptiens en
solennisent encore la fête. Et puis ils content, que Osiris revenant de
l'autre monde s'apparut à son fils Orus, qu'il instruisit et exercita à
la bataille: qu'il lui demanda, quelle chose il estimait au monde la
plus belle, et que Orus lui répondit, que c'était venger le tort et
l'injure que l'on aurait fait à ses peres et meres. Secondement qu'il
lui demanda, quel animal il estimait plus utile à ceux qui allaient à
la bataille. <p 322r> Orus répondit, que c'était le cheval: dont
Osiris s'émerveilla, et lui demanda pourquoi il avait répondu que
c'était le cheval, et non pas le lion: et que Orus répliqua, que le
lion était plus utile à celui que aurait besoin de secours pour
combattre, mais le cheval pour défaire entièrement et desconfire celui
qui se mettrait en fuite: ce que Osiris ayant entendu de lui, en fut
fort aise, jugeant qu'il était suffisamment preparé pour donner la
bataille à son ennemi. Et dit-on que plusieurs se retournaient
ordinairemet du côté d'Orus, jusques à la concubine même de Typhon
nommée Thoueris, mais que un serpent la poursuivit, qui fut taillé en
pièces par les gens d'Orus: Voilà pourquoi encore aujourd'hui ils
apportent une petite corde, laquelle ils coupent en pièces. Si disent
que la bataille dura plusieurs jours, mais que finablement Orus en
gagna la victoire, et que Isis ayant Typhon prisonnier lié et garriotté,
ne le tua point, ains le délia, et le laissa aller: ce que Orus ne peut
endurer patiemment, ains jeta les mains sur sa mère, et lui ôta de sur
la tête la marque de Royauté, au lieu de laquelle Mercure lui mit en la
tête un morrion fait en guise d'une tête de boeuf. Typhon voulut
appeler en justice Orus, et lui mettre en avant qu'il était bâtard:
mais à l'aide de Mercure qui défendit sa cause, il fut jugé par les
Dieux legitime, et qu'il défit depuis à fait Typhon en deux autres
batailles: et que Isis après sa mort coucha encore avec Osiris, duquel
elle eut Helitomenus et Harpocrates qui était mutilé des pieds. Voilà
presque les principaux points de toute la fable, excepté ceux qui sont
plus execrables, comme le démembrement d'Orus, et la decapitation de
Isis. Or qu'il ne leur faille cracher au visage et rompre la bouche,
comme dit Aeschylus, s'ils ont telles opinions de la bienheureuse
immortelle nature que nous entendons la divinité, s'ils pensent et
disent que telles fables soient véritables, et que réelement et de fait
elles soient ainsi advenues, il ne le faut point dire à toi, car je
sais bien que tu hais et abomines ceux qui ont de si barbares, et si
étranges opinions des Dieux: mais aussi vois-tu bien que ce ne sont pas
contes qui ressemblent fort aux fables vagues, et vaines fictions que
les poètes ou autres fabuleux écrivains controuvent à plaisir, ne plus
ne moins que les araignées qui d'elles mêmes, sans aucune matière ni
sujet, filent et tissent leurs toiles, ains est apparent qu'ils
contienent des accidents et mémoires de quelques inconvénients: ainsi
comme les Mathematiciens disent, que l'arc-en-ciel est une apparence
seulement de diverses peintures de couleurs, par la réfraction de notre
veue contre une nuée. Aussi cette fable est apparence de quelque raison
qui replie et renvoye notre entendement à la considération de quelque
autre vérité: comme aussi nous le donnent à entendre les sacrifices, où
il y a mêlé parmi ne sais quoi de deuil et de lamentable, et
semblablement les ordonnances et dispositions des temples, qui en
quelques endroits sont ouverts en belles ailes et plaisantes allées
longues à découvert, et en quelques autres endroits ont des caveaux
tenebreux et cachés sous terre, ressemblants proprement aux sepulchres
et caves où l'on met les corps des trêpassés: et mêmement l'opinion des
Osiriens, qui bien que l'on dise que le corps d'Osiris soit en
plusieurs lieux, renomment toutefois Abydus et Memphis petites villes,
où ils disent que le vrai corps est, tellement que les plus puissants
hommes et plus riches de l'Aegypte ordonnent coutumièrement que leurs
corps soient inhumés en la ville d'Abydos, à fin qu'ils gisent en même
sepulture que Osiris. Et en Memphis on nourrit le boeuf Apis, que est
l'image et figure de son âme, et veulent que le corps aussi y soit: et
interpretent aucuns le nom de cette ville, comme s'il signifiait le
port des gens de bien, les autres le sepulchre d'Osiris: et y a devant
les portes de la ville une petite île, qui au demeurant est
inaccessible à tous autres, de manière que les oiseaux mêmes n'y
peuvent pas demeurer, ni les poissons en approcher, fors qu'en un
certain temps les prêtres y entrent, et y font des sacrifices et
offrandes que l'on présente aux trêpassés, et y couronnent <p
322v> de fleurs la sepulture d'une Mediphthe, qui est ombragée et
couverte d'un arbre plus grand et plus haut que pas un olivier. Eudoxus
écrit que combien que l'on montre plusieurs sepulchres, qu'on dit être
d'Osiris en Aegypte, le corps néanmoins en est en Busiride, pource que
c'est le pays et le lieu de la naissance d'Osiris, et qu'il n'est jà
besoin le dire de Taphosiris, pource que le nom même le dit assés,
signifiant la sepulture d'Osiris. J'approuve la coupure de bois, la
déchirure du lin, et les effusions et offrandes funebres que l'on y
fait, pour autant qu'il y a beaucoup de mystères mêlés parmi. Si disent
les prêtres Aegyptiens, que non seulement de ces Dieux-là, mais encore
de tous ceux qui ont été engendrés, et ne sont point incorruptibles,
les corps en sont demeurés par devers eux, là où ils sont honorés et
reverés, et les âmes étant devenues étoiles en reluisent au ciel, et
que celle d'Isis est celle que les Grecs appellent l'étoile
Caniculaire, et les Aegyptiens Sothin, celle de Orus Orion, celle de
Typhon l'Ourse. Mais là où toutes les autres villes et peuples de
l'Aegypte contribuent la quote qui leur est imposée, pour faire
protraire et peindre les animaux que l'on y honore, ceux qui habitent
en la contrée Thebaïde seuls entre tous n'y donnent rien, estimants que
rien qui soit mortel ne peut être Dieu, ains celui seul qu'ils
appellent Cnef, qui jamais ne nasquit, ne jamais ne mourra. Comme
doncques ainsi soit, que plusieurs telles choses se disent et se
montrent en Aegypte, ceux qui cuident que ce soit pour perpetuer la
mémoire des faits et accidents merveilleux et grands de quelques
Princes, Rois ou tyrans, qui pour leur excellent vertu, ou grande
puissance, ont ajouté à leur gloire l'authorité de divinité, ausquels
puis après il soit arrivé des inconvénients, ils usent en cela d'une
bien facile défaite et façon d'échapper, et si ne font point mal de
transferer des Dieux aux hommes ce qu'il y a de sinistre ou infâme en
tous ces contes-là, et si sont aidés par ces témoignages que l'on lit
és histoires: car les Aegyptiens écrivent que Mercure était bien petit
de corsage, que Typhon était de couleur rousseau, Orus blanc, et Osiris
brun, comme ayants de nature été hommes: davantage ils appellent Osiris
capitaine et gouverneur, Canobus, duquel nom ils ont aussi appelé une
étoile, et la navire que les Grecs appellent Argo, ils tiennent que
c'est la figure de la navire d'Osiris, que l'on a référé au nombre des
astres pour l'honneur de lui, et si n'est pas située au mouvement du
ciel guères loin de celle d'Orion, et de celle de la Caniculaire, dont
ils estiment l'une sacrée à Orus, et l'autre à Isis. Mais j'ai peur que
cela ne soit remuer les choses saintes, ausquelles on ne doit toucher,
pour ne point combattre, non seulement le long temps et l'antiquité,
comme dit Simonides, ains la religion de plusieurs peuples qui de
longue main ont une dévotion imprimée envers ces Dieux-là, en ne
voulant pas endurer que ces grands noms là transportent chose
quelconque du ciel en la terre, et que ce ne soit encore vouloir
arracher et renverser un honneur, et une foi et créance, qui est
empreinte aux coeurs des hommes presque dés leur première naissance,
qui serait ouvrir de grandes portes à la tourbe des mescreants
Atheistes, lesquels séparent et éloignent les hommes de toute divinité,
et donner manifeste ouverture et grande licence aux impostures et
tromperies de Evemerus le Messenien, lequel ayant lui-même controuvé
les originaux de fables qui n'ont aucune vérisimilitude, ni aucun
sujet, a répandu par le monde universel toute impieté, transmuant et
changeant tous ceux que nous estimons Dieux, en noms d'Admiraux, grands
Capitaines, et de Rois qui auraient été le temps passé, ainsi qu'il
est, ce dit-il, écrit en lettres d'or, en la ville de Panchon, que
jamais homme Grec ne barbare ne voit que lui, ayant navigué au pays des
Panchoniens et Triphyliens, qui ne sont en nulle partie de la terre
habitable, et néanmoins on célébre assez entre les Assyriens les hauts
faits de Semiramis, et de Sesostris. En Aegypte jusques aujourd'hui les
Phrygiens appellent les illustres et admirables entreprises <p
323r> et exploits d'armes Maniques, d'autant que l'un de leurs
anciens Rois du temps jadis s'appellait Manis, qui de son temps fut un
très sage et très vaillant Prince: aucuns l'appellent autrement Masdes.
Cyrus mena les Perses, Alexandre les Macedoniens toujours conquerants
presque jusques au bout du monde, mais pour tout cela ils n'ont renom
que d'avoir été puissants et vaillants Princes et Rois. Et s'il y en a
eu quelques-uns qui élevés par outrecuidance avec jeunesse et
ignorance, comme dit Platon, ayants l'âme enflammée de vaine gloire et
d'insolence, aient reçeu les surnoms de Dieux et des fondations de
temples en leurs noms, celle gloire ne leur a guères longuement duré:
et puis étant par la posterité condamnés de vanité et de superbe
arrogance, outre l'injustice et l'impieté,
En peu de jours leur folle renommee
S'en est allée en vent et en fumée.
Et maintenant, comme serfs fugitifs, qu'il est loisible de reprendre
par tout où l'on les peut trouver, ils sont arrachés des temples et des
autels, et ne leur est demeuré que leurs tombeaux et sepulchres. Et
pourtant Antigonus le vieil, comme un certain poète, nommé Hermodotus,
en ses vers l'eût appelé fils du Soleil, et Dieu: «celui, dit-il, qui
vide le bassin de ma selle percée, sait bien, comme moi, le contraire.»
Et fit aussi bien sagement Lysippus le statuaire, quand il reprit le
peintre Apelles de ce que peignant Alexandre le grand il lui mit la
foudre en main, là où Lysippus lui avait mis au poing la lance, de
laquelle la gloire était pour durer éternellement, comme étant
véritable et méritoirement propre et due à lui. Et pourtant ont mieux
fait et dit ceux qui ont pensé et écrit, que ce que l'on récite de
Typhon, d'Osiris et d'Isis, n'étaient point accidents advenus ni aux
Dieux ni aux hommes, ains à quelques grands Démons, comme ont fait
Pythagoras, Platon, Xenocrates et Chrysippus, suivant en cela les
opinions des vieux et anciens Theologiens, que tienent qu'ils ont été
plus forts et plus robustes que les hommes, et qu'en puissance ils ont
grandement surmonté notre nature: mais ils n'ont pas eu la divinité
pure et simple, ains ont été un suppôt composé de nature corporelle et
spirituelle, capable de volupté et de douleur, et des autres passions
et affections qui accompagnent ces mutations-là, travaillants les uns
plus, les autres moins: car entre les Démons il y a, comme entre les
hommes, diversité et différence de vice et de vertu. Et les faits des
Géants et des Titants qui sont tant chantés par les poètes Grecs et les
abominables actes d'un Saturne, et les resistances d'un Python à
l'encontre d'Apollon, les sons d'un Bacchus, et les erreurs d'une
Ceres, ne différent en rien des accidents d'Osiris et de Typhon, et de
tous ces autres tels contes fabuleux que chacun peut ouïr tant qu'il
veut, et tout ce qui est caché et couverts sous le voile des sacrifices
significatifs, et sous des cérémonies qu'il n'est pas loisible de dire,
ni demontrer à un commun populaire, tout cela est d'une même sorte:
suivant laquelle opinion nous voyons qu'Homere appelle les gens de bien
diversement, tantôt semblables aux Dieux ou egaux aux Dieux, tantôt
ayants des Dieux la divine prudence:
mais du nom de Démon il en use communément, autant en parlant des méchants comme des bons,
Démonien avant approche toi,
Comment as-tu de ces Grecs tant d'effroi? Et ailleurs,
Quand il chargea la quatriéme fois,
Il ressemblait un Démon. Et ailleurs,
Démoniene en quelle forfaiture
Le vieil Priam, et sa progeniture,
T'ont-ils si fort offensée, que tant
<p 323v> Ton coeur felon prochasse souhaittant
De Troie voir la ville bien bâtie
entièrement rasée et subvertie?
Comme nous donnant à entendre, que les Démons ont une nature mêlée, et
une volonté et affection inégales, et non point toujours semblables. De
là vient que Platon attribue aux Dieux Olympiques et célestes, tout ce
qui est dextre et non pair, et tout ce qui est senestre et pair aux
Démons: et Xenocrates tient que les jours malencontreux, et les fêtes
où l'on se bat, et où l'on se donne des coups, et qu'on se frappe
l'estomac, ou que l'on jeune, où il se fait ou dit quelque chose
honteuse et vilaine, il n'estime point qu'elles appartiennent aux bons
Dieux, ni aux bons Démons: mais qu'il y a en l'air des natures grandes
et puissantes, au demeurant malignes et malaccointables, qui ont
plaisir que l'on face de telles choses pour elles, et que quand elles
les ont obtenues, elles ne s'adonnent plus à pis faire: comme aussi au
contraire Hesiode appelle les bons et saints Démons, gardiens des
hommes,
Donneurs de biens, d'opulence et richesse,
Propre à eux est la royale largesse.
Et Platon appelle cette sorte de Démons Mercuriale et Ministeriale,
étant leur nature au milieu des Dieux et des hommes, envoyants les
prières et requètes des hommes vers le ciel aux Dieux, et de là nous
transmettants en terre les oracles et révélations des choses occultes
et futures, et les donations des richesses et des biens. Empedocles
même dit, qu'ils sont punis et châtiés des fautes et offenses qu'ils
ont commises,
L'air les vous jette en la grand'mer profonde,
L'eau les vomit dessus la terre ronde,
La terre après au ciel les fait voler,
Et le Soleil les precipite en l'air:
De l'un en l'autre ainsi chassés, ils cheent,
Et tous ensemble également les hayent:
jusques à ce qu'étant ainsi châtiés et purgés, ils recouvrent derechef
le lieu, le rang et l'état qui leur est propre, selon leur nature. A
cela ressemble naifuement ce que l'on récite de Typhon, qu'il fit par
son envie et sa malignité plusieurs mauvaises choses, et qu'ayant mis
tout en combustion, il remplit de maux et de miseres la mer et la
terre, et puis en fut puni, et que la femme et soeur d'Osiris en fit la
vengeance, esteignant et amortissant sa rage et sa fureur: et néanmoins
encore ne mit-elle point à nonchaloir les travaux et labeurs qu'elle
avait supportés, et ses fuites, çà et là, ni plusieurs actes de grande
sapience et grande vaillance, se contentant que cela demeurât enseveli
en silence et en oubli, ains les mêlant parmi les plus saintes
ceremonies des sacrifices, comme exemples, images et souvenances des
inconvénients pour lors advenus, elle consacra un enseignement et une
instruction et consolation de pieté envers les Dieux, autant pour les
femmes que pour les hommes detenus en miseres et calamités. Au moyen
dequoi elle et son mari Osiris auraient été transmués de bons Démons
pour leurs vertus en Dieux, comme depuis l'auraient aussi semblablement
été Hercules et Bacchus, ausquels non sans raison pour cela auraient
été decernés honneurs entremêlés des Démons et des Dieux, comme à ceux
qui ont par tout grande puissance, tant dessous que dessus la terre,
mais specialement en ces sacrifices-là, pource que Sarapis n'est autre
chose que Pluton, et Isis que Proserpine, comme dit Archemachus natif
d'Euboée, et Heraclitus le Pontique, qui pense que l'oracle qui est en
la ville de Canobus soit celui de Pluton. Le Roi Ptolomeus, surnommé le
Sauveur, fit enlever de la ville de Sinope la statue enorme de Pluton,
non qu'il sût qu'elle y fut, et qu'il eût jamais vu auparavant quelle
face elle avait, sinon qu'il lui fut avis en songeant, qu'il voyait
Sarapis qui lui commandait, <p 324r> que le plutôt qu'il lui
serait possible, il fît transporter sa statue en Alexandrie. Le Roi ne
savait où était cette statue, ni là où il la devait trouver, mais ainsi
comme il racontait lui-même sa vision à ses amis, il se rencontra un
nommé Sosibius, homme qui avait été en beaucoup de pays, lequel dit
qu'il avait vu une pareille statue que celle que le Roi leur décrivait,
en la ville de Sinope: si y envoya le Roi un Soteles et Dionysius, qui
avec longue espace de temps et grand travail, non sans aide speciale
encore de la providence divine, la dérobèrent et l'emmenèrent. Quand
elle fut apportée, et qu'on la voit en Alexandrie, Timotheus le
cosmographe et Manethon Sebennitique, conjecturants que c'était la
statue de Pluton à voir Cerberus auprès de lui, et le Dragon,
persuadèrent au Roi que ce n'était l'image d'autre Dieu que de Sarapis:
car il ne vint pas de là avec ce nom-là, mais étant apporté en
Alexandrie, il y acquit le nom de Sarapis, qui est le nom dont les
Aegyptiens appellent Pluton, combien que Heraclitus le Physicien dise,
que Pluton et Dionysius, c'est à dire Bacchus, soient tout un. Quand
doncques ils veulent enrager et forâtrer, ils se laissent aller en
cette opinion. Car ceux qui cuident que Ades, c'est à dire Pluton soit
le corps, comme la sepulture de l'âme, pource qu'il semble qu'elle soit
folle ou ivre pendant qu'elle est dedans, il me semble qu'ils
allégorisent bien froidement, et vaut mieux assembler en un Osiris avec
Bacchus, et Bacchus avec Sarapis, en disant, que depuis qu'il eut
changé de nature, il changea aussi d'appellation: et pourtant est le
nom de Sarapis commun à tous, ainsi comme savent assez ceux qui ont été
reçus és sacrifices et en la religion d'Osiris. Car il ne faut pas
ajouter foi aux livres des Phrygiens qui disent, que une Charops fut
fille de Hercules, et que d'un autre fils de Hercules nommé Isaiacus
nasquit Typhon: ni aussi faire compte de Philarchus écrivant que
Bacchus fut le premier qui amena des Indes deux boeufs, l'un desquels
avait nom Apis, et l'autre Osiris, et que Sarapis est le propre nom de
celui qui régit et embellît l'univers, d'autant que Sairein signifie
orner et embellir: [...], balayer. car ces propos de Philarchus sont
manifestement hors de toute apparence, et encore plus le dire de ceux
qui écrivent, que Sarapis n'est pas le nom d'un Dieu, mais que c'est le
sepulchre d'Apis que l'on appelle ainsi, [...]. et qu'il y a dedans la
ville de Memphis des portes de bronze nommées d'Oubliance et Deuil, que
l'on ouvre quand l'on inhume Apis, et qu'elles menent un bruit bas et
rude quand on les ouvre, et que c'est pourquoi nous mettons la main sur
tout vase de bronze et de cuivre qui nous fait du bruit, pour le faire
cesser. Il y a plus d'apparence en l'opinion de ceux qui tienent qu'il
a été derivé de ce mot Sevesthai ou Sousthai, qui signifie pousser,
comme étant celui qui remue toute la machine du monde. [...]. Il y
aussi plusieurs des prêtres qui tienent que c'est un mot composé de
Osiris et d'Apis, exposants et nous enseignants qu'il nous faut penser,
que Apis est une belle image de l'âme d'Osiris. Mais quant à moi, si
Sarapis est un nom Aegyptien, je pense qu'il signifie joie et
alaigresse, le conjecturant parce que les Aeyptiens appellent fête et
liesse Sairei: car Platon même écrit, que Ades, qui signifie Pluton,
est fils d'Aido, c'est à dire de vergongne et de honte, doux et clement
Dieu à ceux qui sont pardevers lui. Et est vrai que, au langage des
Aegyptiens, plusieurs autres noms propres signifient quelque chose,
comme celui par lequel ils signifient le lieu de dessous terre, où ils
cuident que les âmes des trêpassés s'en aillent après la mort, qu'ils
disent Amenthes, c'est à dire Prenant et Donnant: mais si ce mot-là est
un de ceux qui anciennement sont sortis de la Grèce, et depuis y ont
été rapportés, nous en discourrons ci-après, et maintenant achevons de
considérer le reste de l'opinion que nous avions en main: car Osiris et
Isis, étants des bons Démons, ont été transferés en la nature des
Dieux, et quant à la puissance de Typhon qui s'en allait défaite et
fracassée, voire tirant aux derniers sanglots et battements de la mort,
ils ont aucuns sacrifices <p 324v> et cérémonies où ils la
réconfortent: et y en a aussi d'autres, desquels au contraire ils
l'abattent, et la diffament en certaines fêtes qu'ils ont: car ils
injurient et outragent les hommes rousseaux, et qui plus est, ils
precipitent les ânes roux, comme font les Coptites, pour autant que
Typhon a été roux, et de la couleur d'un âne rouge: et les Busirites et
Lycopolites se gardent entièrement de sonner des trompettes, d'autant
que leur son ressemble au cri de l'âne: et bref ils estiment que l'âne
soit un animal immonde, pour la semblance de couleur qu'il a avec lui:
et faisant des gâteaux és sacrifices des mois de Payni, et de Phaofi,
ils y figurent dessus un âne lié: et au sacrifice de Soleil, à ceux qui
veulent connaître Dieu, ils commandent qu'ils ne portent point de
bagues d'or sur leurs corps, et qu'ils ne donnent point à manger à
l'âne: et semble que les Pythagoriens mêmes eussent opinion, que Typhon
était une puissance daemonique: car ils disent qu'il nasquit en un
nombre pair de cinquante huict, et derechef que celle du nombre
triangle est la puissance de Pluton, de Bacchus, de Mars: et que celle
du quarré est de Rhea, de Venus, de Ceres, de Vesta et de Juno: et
celle du Dodecagone, c'est à dire, à douze angles, est celle de
Jupiter: et celle à cinquante et huict angles est celle de Typhon,
ainsi comme Eudoxus a laissé par écrit. Et les Aegyptiens estimants que
Typhon a été roux de couleur, immolent et sacrifient les boeufs de la
même couleur, en faisant si exquise et si diligente observation, que
s'il a un seul poil blanc ou noir, ils le réputent non sacrifiable,
parce qu'ils estiment que ce qui est bon à sacrifier, ne soit pas
agréable aux Dieux: ains au contraire, déplaisant à eux, d'autant
qu'ils pensent que ce soient des corps qui ont reçu les âmes de quelque
mauvais et méchants hommes, transformés en d'autres animaux: et
pourtant font-ils toutes les execrations et maledictions du monde
dessus la tête, laquelle ils coupent, et puis la jettent dedans la
rivière, au moins ils le faisaient ainsi anciennement, mais maintenant
ils la donnent aux étrangers: et puis les prêtres, qui se nomment les
Seelleurs, venaient à marquer ce boeuf que l'on devait immoler, de la
marque de leur seau, qui était, ainsi comme écrit Castor, l'image d'un
homme à genoux, ayant les mains liées derrière, et l'épée à la gorge:
semblable traitement font-ils à l'âne pour sa lourde rudesse et son
insolence, non moins que pour sa couleur. Et pourtant surnomment ils
Ochus, celui des Rois de Perse que plus ils haïssaient, comme execrable
et abominable, l'âne: et Ochus en étant averti leur dit, cet âne-là
mangera votre boeuf. aussi fit-il immoler leur boeuf Apis, ainsi comme
Dinon a laissé par écrit. Et quant à ceux qui disent que Typhon, après
la bataille perdue, s'en fuit sept journées dessus un âne, et que
s'étant ainsi sauvé, il engendra des enfants, Jerosolymus et Judaeus,
il est tout manifeste qu'ils veulent tirer à toute force les histoires
des Juifs en cette fable. Telles doncques sont les conjectures que l'on
en peut tirer, mais pour en discourir un peu avec raison, considérons
premièrement les points où il y a plus de simplicité. Ainsi comme les
Grecs allégorisent que Saturne est le temps, et que Juno est l'air, et
que la génération de Vulcain est la transmutation de l'air en feu:
aussi disent-ils que si Osiris empres les Aegyptiens s'entend être le
Nil, qui se mêle avec Isis, c'est à dire la terre, et que Typhon est la
mer, dedans laquelle le Nil venant à entrer, se perd et se dissipe çà
et là, sinon en tant que la terre en recevant une partie en est rendue
fertile par lui, et s'y fait une lamentation sacrée sur le Nil, par
laquelle on le déplore comme naissant à la main gauche, et se perdant à
la main droite: car les Aegyptiens estiment que la partie du Soleil
levant soit la face du monde, et partie de Septentrion soit le côté
droit, et la partie du Midi le côté gauche. Ce Nil doncques qui sourd à
la main gauche, et se vient à perdre en la mer à la main droite, à bon
droit est dit avoir sa naissance à la gauche, et sa mort à la droite.
C'est pourquoi les prêtres ont la mer en abomination, et appellent le
sel l'escume de Typhon, et est l'un des <p 325r> points qu'on
leur défend, de n'user jamais de sel à la table, et la raison pourquoi
ils ne saluent jamais les pilotes et gens de marine, pour autant qu'ils
sont ordinairement sur la mer, et gagnent leur vie à l'art de naviger,
et est aussi l'une des principales causes pourquoi ils abominent le
poisson, de sorte que quand ils veulent écrire le haïr et abominer, ils
peignent un poisson: comme au vestibule, qui est devant le temple de
Minerve, en la ville de Saï, il y avait peint un petit enfant, un
vieillard, et puis un épervier, et tout joignant un poisson, et à la
fin un cheval de rivière, qui signifiait sous figure: «O arrivants et
partants, jeunes et vieux, Dieu hait tout violente injustice:» car par
l'épervier ils représentent Dieu, par le poisson haine et abomination,
et par le cheval de rivière toute impudence de mal faire, d'autant que
l'on tient qu'il tue son père, et puis se mêle par force avec sa mère.
Ainsi semblera-il que le dire des Pythagoriens, qui disaient que la mer
était la larme de Saturne, sous paroles couvertes voulussent donner à
entendre, qu'elle était impure et immonde. j'ai bien voulu en passant
alléguer cela, encore qu'il soit hors du propos de notre fable, pource
qu'il contient une histoire toute commune: mais pour revenir à notre
propos, les plus savants des prêtres entendent par Osiris non seulement
la rivière du Nil, et par Typhon la mer, ains par l'un ils entendent
généralement toute vertu de produire eau, et toute puissance humide,
estimants que ce soit la cause materielle de génération, et la
substance du germe génératif: et par Typhon ils entendent toute vertu
desicative, toute chaleur de feu, et toute sécheresse, comme chose qui
est de tout point contraire et ennemie de l'humidité: c'est pourquoi
ils tienent que Typhon était rousseau de poil, et de teinct jaunastre,
et pour cette raison ils ne recontrent pas volontiers les hommes qui
sont de telles couleurs, ni ne parlent pas, sinon envis, à eux: au
contraire ils feignent que Osiris était brun de couleur, pour autant
que toute eau fait apparoir la terre, les vêtements, et les nuées mêmes
noires, et l'humidité qui est dedans les jeunes hommes rend les cheveux
noirs, et la couleur jaune, qui semble une pallidité procédant de
sécheresse, qui est au corps de ceux qui ont passé la fleur et vigueur
de la leur âge: et la saison de la primevère est verdoyant, générative
et douce: mais l'arrière-saison de l'Automne à faute d'humeur est
ennemie des plantes, et maladive pour les hommes. Et le boeuf qui
publiquement est nourri en la ville de Heliopolis, que l'on appelle
Mnevis, consacré à Osiris, et que les aucuns estiment être père d'Apis,
est de poil noir, et est honoré en second lieu après celui d'Apis.
davantage toute la terre d'Aegypte est fort noire entre les autres,
comme ils appellent le noir des yeux Chemia, et l'accomparent et
représentent par le coeur, lequel est chaud et humide et aussi à la
senestre partie du monde, comme le coeur est tourné vers la partie
gauche de l'homme, et encline là: et disent que le Soleil et la Lune ne
sont point voiturés dedans des charriots ou charrettes, ains dedans des
bateaux, desquels ils naviguent tout alentour du monde, donnants par
cela couvertement à entendre, qu'ils sont nés et nourris d'humidité. Et
estiment que Homere ayant appris des Aegyptiens, comme Thales, que
l'eau était le principe de toutes choses, le met aussi, parce que
Osiris est l'Ocean, et Isis est Thetis, qui nourrit et allaite tout le
monde: car les Grecs appellent la projection de semence Apousian, et la
commixtion du mâle et de la femelle Synousian: et Hyos en Grec signifie
fils, qui est derivé de ce mot Hydor, qui vaut autant comme eau, et
Hysai signifie plouvoir, et surnomment Bacchus Hyes, comme qui dirait,
maître et seigneur de l'humide nature, qui n'est autre chose que
Osiris. Et ce que nous prononceons Osiris, Hellanicus le met Hysiris,
disant l'avoir ainsi ouï prononcer aux prêtres, et l'appellent par tout
ainsi, non sans apparence de raison, à cause de sa nature et de son
invention. Mais que ce soit Osiris un même Dieu que Bacchus, qui est-ce
qui par raison le doit mieux savoir que toi, Ô Clea, attendu qu'en la
ville de Thebes tu es la maîtresse des <p 325v> Thyades, et que
dés ton enfance tu as été consacrée et devouée par ton père et par ta
mère au service et à la religion d'Osiris? Mais si pour le regard des
autres il est besoin d'alléguer des témoignages, nous laisserons les
choses cachées et secrètes: mais ce que les prêtres font en public
quand ils enterrent Apis, ayants apporté le corps sur un radeau, ne
diffère en rien des cérémonies de Bacchus: car ils sont vestus de peaux
de cerfs, et portent en leurs mains de javelines, et crient à pleines
têtes, et se deménent fort, ne plus ne moins que ceux qui sont épris de
la sainte fureur de Bacchus. C'est pourquoi plusieurs peuples de la
Grèce portraient la statue de Bacchus avec une tête de taureau, et les
femmes des Eliens en leurs prières le reclament et requirent de venir à
elles avec son pied de boeuf: et les Argiens communément le surnomment
Bougenes, qui est à dire, fils de vache: qui plus est ils l'invoquent
et l'appellent hors de l'eau au son des trompettes, jetants dedans un
abisme d'eau un agneau pour le portier, et cachent leurs trompettes
dedans leurs javelines, ainsi comme Socrates l'écrit en son livre des
saintes cérémonies. Et puis les faits Titaniques et la nuit toute
entière s'accordent avec ce que l'on raconte du démembrement d'Osiris,
et à sa resurrection et renouvellement de vie: aussi font les
sepultures, car les Aegyptiens montrent en plusieurs lieux des
sepultures d'Osiris: et les Delphiens pensent avoir les ossemens de
Bacchus par devers eux, qui sont inhumés près de l'Oracle, et lui font
les religieux un sacrifice secret dedans le temple d'Apollo, quand les
Thyades, qui sont les prêtresses, commencent à remuer et entonner leur
cantique de Licnites, qui est un surnom de Bacchus, derivé de Licnon,
qui signifie le berseau d'un petit enfant. Or que les Grecs estiment
que Bacchus soit le seigneur et maître non seulement de la liqueur du
vin, mais aussi de toute autre nature humide, Pindare en est suffisant
témoin quand il dit,
Bacchus le donneur de liesse
Les arbres accroisse en largesse,
Car sa lueur sainte produit
Toutes les espèces de fruit.
Voilà pourquoi il est étroitement inhibé et défendu à ceux qui servent
et révérent Osiris, de gâter un arbre fruitier, et d'étouper une
fontaine: si n'appellent pas seulement la rivière du Nil, le
decoulement d'Osiris, ains toute autre sorte d'eau: au moyen dequoi
devant ses sacrifices on porte toujours en procession une cruche à eau,
en l'honneur de ce Dieu. Et puis ils peignent un Roi, ou le climat
meridional du monde, par une feuille de figuier, et interpretent cette
feuille l'abbreuvement et le mouvement de tous, et semble qu'elle se
rapporte au membre naturel. Et quand ils celebrent la fête qu'ils
appellent des Pamyliens, qui est toute Bacchanale, ils montrent et
portent en procession une statue qui a le membre naturel, qui est trois
fois aussi grand que l'ordinaire: car Dieu est le principe des choses,
et tout principe par génération se multiplie soi-même. Or avons nous
accoutumé de dire trois fois pour plusieurs fois, nombre fini pour
infini: comme quand nous disons Trismacares, c'est à dire trois fois
heureux, pour dire très heureux, et trois liens pour dire infinis: si
d'aventure le nombre ternaire n'a été expressément et proprement choisi
par les anciens: car la nature humide étant le principe et la
génération de toutes choses, a engendré dés le commencement les trois
premiers corps, à scavoir l'eau, l'air, et la terre. Car le propos que
l'on ajoute à la fable, que Typhon jeta le membre viril d'Osiris en la
rivière, et qu'Isis ne le peut trouver, mais qu'elle en fit faire une
représentation semblable, et que l'ayant accoutré elle ordonna qu'on
l'honorast, et qu'on le portât en pompe, tend à nous enseigner, que la
vertu genitale et productive de Dieu, eut l'humidité pour sa première
matière, et par le moyen d'icelle humidité se mêla parmi les choses qui
étaient propres à participer de la génération. Il y a un autre propos
que tienent les <p 326r> Aegyptiens, que un Apopis frère du
Soleil faisait la guerre à Jupiter, qu'Osiris porta secours à Jupiter,
et lui ayda à défaire son ennemi: au moyen dequoi il l'adopta pour son
fils, et le nomma Dionysius, c'est à dire Bacchus. Si est facile à
montrer que la fabulosité de ce propos-là touche couvertement la vérité
de nature, car les Aegyptiens appellent Jupiter le vent, auquel rien
n'est plus contraire que la sécheresse enflammée, ce que n'est pas le
Soleil, mais elle a grande consanguinité et conformité à lui. Or
l'humidité venant à éteindre l'extrémité de la sécheresse, fortifie et
augmente les vapeurs qui nourrissent le vent et le tienent en vigueur:
davantage les Grecs consacrent le lierre à Bacchus, lequel s'appelle en
langage Aegyptien Chenosiris, qui signifie ainsi comme l'on dit, la
plante d'Osiris: au moins Ariston, celui qui a décrit les colonies des
Atheniens, dit l'avoir ainsi trouvé en une epistre d'Alexarchus. Il y a
d'autres Aegyptiens qui tienent que Bacchus était fils d'Isis, et qu'il
ne s'appellait pas Osiris: mais Arsaphes en la lettre Alpha, lequel nom
signifie, ce disent-ils, prouesse et vaillance: ce que même donne à
entendre Hermaeus en son premier livre des choses Aegyptiennes, là où
il dit, qu'Osiris interpreté signifie pluvieux. Je laisse à alléguer
Mnasas, qui ajoute à Epaphus, Bacchus, Osiris et Sarapis: je laisse
aussi Anticlides, qui dit qu'Isis était fille de Prometheus, et qu'elle
fut mariée avec Bacchus. Car les particulières propriétés que nous
avons dit qui sont en leurs fêtes et sacrifices, font foi plus évidente
et plus claire que nulle allégation de témoins: et entre les étoiles
ils tienent que la Caniculaire est consacrée à Isis, laquelle étoile
attire l'eau: et puis ils honorent le Lion, et ornent les portes de
leurs temples avec des têtes de lion, ayants les gueules ouvertes,
pource que le fleuve du Nil déborde quand le Soleil passe par le signe
du Lion. Or ainsi comme ils estiment et appellent le Nil decoulement
d'Osiris, aussi tienent ils que le corps d'Isis est la terre, non pas
toute, mais celle que le Nil en se mêlant rend fertile et feconde, et
de celle assemblée ils disent qu'il s'engendre Orus, qui n'est autre
chose que la température et disposition de l'air, qui nourrit et
maintient toutes choses: et disent que cet Orus fut nourri dedans les
marets qui sont près de la ville de Butus, par la Déesse Latone, pource
que la terre eueuse et arrosée d'eaux, produit et nourrit les vapeurs
qui esteignent et empêchent la grande sécheresse. Ils appellent aussi
les extrémités de la terre, et les confins des rivages qui touchent à
la mer, Nephtys: c'est pourquoi ils surnomment Nephtys la derniere, et
disent qu'elle fut mariée à Typhon: et quand le Nil débordé et hors de
ses rives approche de ses extrémités-là, ils appellent cela l'adultère
d'Osiris avec Nephtys, laquelle se connait à quelques plantes qui y
sourdent, entre lesquelles est le Melilot, duquel, ce disent-ils, quand
la graine vint à tomber, Typhon commença à s'apercevoir du tort qu'on
lui faisait en son mariage. Ainsi disent-ils que Isis enfanta Orus
legitime, et Nephtys Anubis bâtard: et en la succession des Rois, ils
mettent Nephtys mariée à Typhon, qui fut la première stérile: et si
cela ne s'entend point d'une femme, ains d'une Déesse: ils entendent
sous ces paroles couvertes une terre de tout point stérile et
infructueuse pour sa dureté. Et la surprise de Typhon, et sa domination
usurpée, n'est autre chose que la force de la sécheresse qui fut la
plus forte, et qui dissipa toute humidité, qui est le Nil, matière de
produire en être, et de croître et augmenter tout ce qui naît de la
terre. Et la Roine d'Aethiopie qui vint à son secours, ce sont les
vents Meridionaux venants de devers l'Aethiopie: car quand ces vents-là
du Midi vienent à gagner les Etesiens, qui soufflent de la part de
Septentrion, et chassent les nues en l'Aethiopie, et par ce moyen
empêchent que les grands ravages des pluies ne devalent des nues, alors
la sécheresse obtient le dessus qui brûle tout, et surmonte de tout
point le Nil son contraire, qui pour sa faiblesse se retire et reserre,
tellement qu'elle le vous pousse bas, et perit en la mer. Car ce que la
fable dit, qu'Osiris fut enfermé dedans un coffre, ou un cercueil, ne
veut autre chose <p 326v> signifier, que le retirement et
appetissement de l'eau: c'est pourquoi ils disent que Osiris disparut
au mois d'Athyr, lors que cessants de souffler du tout les vents
Etesiens, le Nil se retire, et la terre se découvre: et la nuit
croissant l'obscurité crait, et la force de la lumière decrait et se
diminue: et les prêtres alors font plusieurs cérémonies de tristesse,
entre autres ils montrent un boeuf aux cornes dorées, qu'ils couvrent
d'une couverture de lin teint en noir, pour représenter le deuil de la
Déesse: car ils estiment que le boeuf soit l'image d'Osiris, et le
vêtement de lin la terre: si le montrent quatre jours durant, depuis le
dixseptiéme du mois tout de rang, pource qu'il y a quatre choses qu'ils
regrettent, et dont ils font demontration de dueil: la première c'est
le Nil, qui se retire et qui s'en va tarissant: la seconde, les vents
du Septentrion qui se baissent, et les vents du Midi qui gagnent le
dessus: la tierce, le jour qui devient plus court que la nuit: et après
tout, le denuement et la découverture de la terre, avec le dévêtement
aussi des arbres, qui au même temps perdent leurs feuilles qui leur
tombent: puis la nuit du dixneufiéme jour il descend vers la mer, et
les prêtres revètus de leurs habits sacrés portent le coffre sacré, où
il y a un petit vase d'or, dedans lequel ils versent de l'eau douce: et
adonc tous les assistants se prennent à crier, comme si Osiris était
trouvé, et puis ils détrempent de la terre avec de l'eau, et y mêlant
des plus précieuses senteurs et bonnes odeurs, en font une petite image
en forme de croissant, et la vêtent et accoutrent, donnants clairement
à connaître qu'ils estiment la substance de l'eau et de la terre être
ces Dieux-là. Ainsi ayant Isis recouvré Osiris et élevé Orus, fortifié
par vapeurs, brouillas et nuées, Typhon fut bien surmonté, mais non pas
tué, pource que la Déesse, qui est dame de la terre, ne voulut pas
permettre que la puissance qui est contraire à l'humidité, fut du tout
anéantie, ains seulement la lascha et la diminua, voulant que ce combat
demeurast, pource que le monde ne serait point entier et parfait quand
la nature du feu en serait éteinte et ôtée. Et si cela ne se dit entre
eux, aussi ne serait point ce propos vraisemblable, si quelqu'un le
mettait en avant, que Typhon jadis fut venu au dessus d'une portion
d'Osiris, pource que anciennement Aegypte était la mer, de manière
qu'encore jusques aujourd'hui dedans les mines où l'on fouille, et
parmi les montagnes, l'on trouve force coquilles de mer, et toutes les
fontaines, et tous les puits, qui sont en grand nombre, ont l'eau
salmastre et amère, comme étant encore en reste et reserve de la mer
qui serait là coulée. Mais avec le temps Orus est venue au dessus de
Typhon: c'est à dire, qu'étant venue la température des pluies, qui ont
temperé l'excessive chaleur, le Nil a repoussé la mer, et montré la
campagne à découvert, qu'il a toujours depuis remplie de plus en plus
de nouveaux amas de terre: ce que témoigne l'expérience que nous en
voyons tous les jours à l'oeil: car nous apercevons encores jusques
aujourd'hui, que le fleuve apportant tous les jours de la nouvelle vase
et amenant de la terre, la mer se retire toujours petit à petit en
arrière, et que la mer s'en va, parce que ce qui était bas en elle, se
remplit et se haulse par les continuels atterremens du Nil: et l'Île de
Pharos, qu'Homere disait être de son temps éloignée de la navigation
d'une journée de la terre ferme d'Aegypte, est maintenant partie
d'icelle, non qu'elle s'en soit approchée ou remontée vers la terre,
mais pource que la mer qui était entre-deux a cedé au fleuve, qui
continuellement a maçonné de nouveau limon, dont il a augmenté la terre
ferme. Mais cela ressemble aux Theologiques interpretations que donnent
les Stoïques: car ils tiennent que l'esprit génératif et nutritif est
Bacchus, et celui qui bat et qui divise est Hercules: celui qui reçait,
Ammon: celui qui pénétre la terre, et les fruits, est Ceres, et
Proserpine: celui qui passe à travers la mer est Neptune: les autres
mêlants parmi les causes et raisons naturelles quelques unes triées des
Mathematiques, <p 327r> mêmement de l'Astrologie, estiment que
Typhon soit le monde du Soleil, et Osiris celui de la Lune, pource que
la Lune a une lumière générative, multipliant l'humidité douce et
convenable à la génération des animaux, et à la génération des plantes
et des arbres: mais que le Soleil ayant une clarté de feu pur, échauffe
et dessèche ce que la terre produit, et ce qui verdoye et florit,
tellement que par son embrazement il rend la plus grande partie de la
terre totalement deserte et inhabitable, et en plusieurs lieux
supplante la Lune: et pourtant les Aegyptiens appellent toujours Typhon
Seth, qui vaut autant à dire, comme dominant et forçant: et content que
Hercules conjoint avec le Soleil, environne le monde, et Mercure avec
la Lune: au moyen dequoi les oeuvres et effets de la Lune ressemblent
aux actes qui se font par éloquence et par sagesse: et ceux du Soleil,
à ceux qui se font à coups par force et puissance. Et disent les
Stoïques que le Soleil s'allume de la mer, et s'en nourrit, mais que
les fontaines et les lacs envoyent à la Lune une douce et délicate
vapeur. Les Aegyptiens feignent que la mort d'Osiris advint le
dixseptiéme jour du mois, auquel on juge mieux qu'en nul autre, qu'elle
est pleine: c'est pourquoi les Pythagoriens appellent ce jour-là
obstruction, et ont du tout en grande abomination ce nombre-là: car
étant le seize nombre quarré, et le dixhuit plus long que large,
ausquels deux seuls entre les nombres plats il advient, que les unités
qui les environnent alentour sont égales aux petites aires contenues au
dedans, le seul dixseptiéme tombant entre deux les sépare et déjoint
l'un d'avec l'autre, et divise la proportion sesquioctave, étant coupé
en intervalles inegaux. Et y en a aucuns qui tienent qu'Osiris vécut,
les autres qu'il regna, vingt et huict ans: car autant y a il de jours
éclairés de la Lune, et en autant de jours environne elle son cercle:
et pour ce és cérémonies qu'ils appellent la sepulture d'Osiris,
coupants du bois ils en font un coffre courbé, en façon de croissant,
pour autant que quand elle s'approche du Soleil, elle devient pointue
et cornue en forme de croissant, tant que finablement elle disparait.
Et quant au démembrement d'Osiris, qu'ils disent avoir été coupé en
quatorze pièces, ils donnent à entendre sous le voile de ces paroles
couvertes, les jours qu'il y a du decours que la Lune va decroissant
jusques à la nouvelle Lune, et le premier jour qu'elle commence à
apparoir nouvelle, en s'échappant des rais du Soleil et le passant, ils
l'appellent bien imparfait: car Osiris est bienfaisant, et son nom
signifie beaucoup de choses, mais principalement une force active et
bienfaisante, comme ils disent. Et son autre nom, qui est Omphis,
Hermaeus dit qu'il signifie autant comme bienfaiteur: aussi estiment
ils que les montées des débordements du Nil ont quelque répondance au
cours de la Lune: car la plus haute qui se fait en la contrée
Elephantine, monte jusques à vingt et huict coudées, autant qu'il y a
de jours illuminés en chaque révolution de la Lune: et la plus basse
qui se fait près de Mendes et de Xois est de six coudées, qui répond au
premier quartier: et la moyenne qui se fait aux environs de Memphis,
quand elle est juste est de quatorze coudées, répondant à la pleine
Lune: et que Apis est l'image vive d'Osiris, et qu'il nasquit alors que
la lumière générative descend de la Lune, et vient à toucher la vache
quand elle appete le mâle, et pour ce resemble-il aux formes de la
Lune, ayant des marques blanches et claires, fort obscurcies par les
umbres du noir: c'est pourquoi ils solennisent une fête à la nouvelle
Lune du mois, qu'ils appellent Phamenoth, laquelle ils nomment l'entrée
d'Osiris en la Lune, qui est le commencement de la prime vere: ainsi
mettent-ils la puissance d'Osiris en la Lune. Ils disent qu'Isis, qui
n'est autre chose que la génération, couche avec lui, pourtant
appellent-ils la Lune la mère du monde, et disent qu'elle est de nature
double, mâle et femelle: femelle, en ce qu'elle est emplie et engrossie
de la lumière du Soleil: et mâle, en ce que de rechef elle jette et
répand en l'air des principes de génération: pource que l'intemperature
sèche <p 327v> de Typhon ne gagne pas toujours, ains est bien
souvent vaincue par la génération, et étant liée, se montre de nouveau,
et combat de rechef à l'encontre d'Orus, qui n'est autre chose que ce
monde terrestre, lequel n'est pas de tout point délivre de corruption,
ni aussi de génération. Il y en a d'autres qui veulent, que toute cette
fiction ne représente couvertement autre chose que les eclipses: car la
Lune eclipse quand elle est au plein directement opposée au Soleil, et
qu'elle vient à tomber dedans l'ombre de la terre, comme quand Osiris
fut mis dedans la bière, et au contraire aussi elle le cache et fait
disparoir au trentiéme jour, mais elle n'ôte pas du tout le Soleil,
comme aussi ne fait pas Isis Typhon. Mais Nephtys engendrant Anubis,
Isis lui est supposée, car Nephtys est la partie de dessous la terre
qui ne nous apparait point, et Isis celle de dessus qui nous apparait:
et le cercle qui s'appelle Orizon, qui est commun, et disgrege les deux
hemispheres, se nomme Anubis, et se compare de figure à un chien,
pource que le chien se sert de la vue aussi bien la nuit que le jour,
et semble qu'envers les Aegyptiens Anubis a une pareille puissance que
Proserpine envers les Grecs, étant et terrestre et céleste. Il y en a
d'autres à qui il semble qu'Anubis est Saturne, et pourtant qu'il porte
en son ventre et engendre toutes choses, qui s'appelle Kyein en langage
Grec, pour cette cause a été surnommé Kyon, qui est à dire chien. Il y
a doncques quelque secret qui fait que quelques-uns encore révérent et
adorent le chien, car il fut un temps qu'il avait plus d'honneur en
Aegypte que nul autre animal: mais depuis que Cambyses eut tué Apis, et
jeté par pièce çà et là, nul autre animal n'en approcha ni n'en voulut
tâter, sinon le chien, il perdit cette prerogative d'être le premier,
et plus honoré que nul autre des animaux. Il y en a d'autres qui
appellent l'ombre de la terre, qui fait eclipser la Lune quand elle y
entre, Typhon. Parquoi il me semble qu'il ne serait pas hors de propos
de dire, que particulièrement il n'y a pas une de ses interpretations
qui soit entièrement parfaite, mais que toutes ensemble disent bien et
droitement: car ce n'est ni la sécheresse seulement, ni le vent, ni la
mer, ni les tenebres, mais tout ce qui est nuisible, et qui a une
partie propre à perdre et à gâter, tout cela s'appelle Typhon. Et ne
faut pas mettre les principes de l'univers en des corps qui n'ont point
d'âmes, ainsi que font Democritus et Epicurus: ni ouvrier et
fabricateur de la première matière, une certaine raison et une
providence, comme font les Stoïques, ayant son être avant toutes
choses, et commandant à tout: car il est impossible qu'il y ait une
seule cause bonne ou mauvaise qui soit principe de toutes choses
ensemble, pource que Dieu n'est point cause d'aucun mal, et la
concordance de ce monde est composée de contraires, comme une lyre du
haut et bas, ce disait Heraclitus: et ainsi que dit Euripide,
Jamais le bien n'est du mal séparé,
L'un avec l'autre est toujours temperé,
A fin que tout au monde en aille mieux.
Parquoi cette opinion fort ancienne, descendue des Theologiens et
Legislateurs du temps passé jusques aux poètes et aux philosophes, sans
que l'on sache toutefois qui en est le premier autheur, encore qu'elle
soit si avant imprimée en la foi et persuasion des hommes, qu'il n'y a
moyen de l'en effacer, ni arracher, tant elle est fréquentée, non pas
en familiers devis seulement, ni en bruits communs, mais en sacrifices
et divines cérémonies du service des Dieux, tant des nations barbares
que les Grecs en plusieurs lieux, que ni ce monde n'est point flottant
à l'aventure sans être regy par providence et raison, ni aussi n'y a-il
une seule raison qui le tiene et qui le régisse avec ne sais quels
timons, ne sais quels mors d'obéissance, ains y en a plusieurs mêlés de
bien et de mal: et pour plus clairement dire, il n'y a rien ici bas que
nature porte et produise, qui soit de soi pur et simple: ne n'y a point
un seul dépensier de deux tonneaux qui nous distribue les affaires,
comme un tavernier fait ses vins, en les <p 328r> mêlant et
brouillant les uns avec les autres: ains cette vie est conduitte de
deux principes, et de deux puissances adversaires l'une à l'autre,
l'une qui nous dirige et conduit à côté droit, et par la droite voie,
et l'autre qui au contraire nous en détourne et nous rebute: ainsi est
cette vie mêlée, et ce monde, sinon le total, à tout le moins ce bas et
terrestre au dessus de la Lune, inégal et variable, sujet à toutes les
mutations qu'il est possible: car s'il n'y a rien qui puisse être sans
cause précédente, et ce qui est bon de soi ne donnerait jamais cause de
mal, il est forcé que la nature ait un principe et une cause dont
procède le mal aussi bien que le bien. C'est l'avis et l'opinion de la
plupart et des plus sages anciens: car les uns estiment qu'il y ait
deux Dieux de mestiers contraires, l'un autheur de tous biens, et
l'autre de tous maux: les autres appellent l'un Dieu qui produit les
biens, et l'autre Démon, comme fait Zoroastres le Magicien, que l'on
dit avoir été cinq cents ans devant le temps de la guerre de Troie.
cettui donc appellait le bon Dieu Oromazes, et l'autre Arimanius: et
davantage il disait, que l'un ressemblait à la lumière, plus qu'à autre
chose quelconque sensible, et l'autre aux tenebres et à l'ignorance: et
qu'il y en avait un entre les deux qui s'appellait Mithres: c'est
pourquoi les Perses appellent encore celui qui intercède et qui moyene,
Mithres: et enseigna de sacrifier à l'un, pour lui demander toutes
choses bonnes, et l'en remercier: et à l'autre, pour divertir et
détourner les sinistres et mauvaises: car ils bRaient ne sais quelle
herbe, qu'ils appellent Omomi, dedans un mortier, et reclament Pluto et
les tenebres, et puis la mêlant avec le sang d'un loup qu'ils ont
immolé, ils la portent et la jettent en un lieu obscur où le Soleil ne
donne jamais: car ils estiment que des herbes et plantes les unes
appartiennent au bon Dieu, et les autres au mauvais Démon: et
semblablement des bêtes comme les chiens, les oiseaux et les herissons
terrestres, soient à Dieu: et les aquatiques, au mauvais Démon, et à
cette cause réputent bienheureux ceux qui en peuvent faire mourir plus
grand nombre: toutefois ces sages-là disent beaucoup de choses
fabuleuses des Dieux, comme sont celles-ci, que Oromazes est né de la
plus pure lumière, et Arimanius des tenebres: qu'ils se font la guerre
l'un à l'autre: et que l'un a fait six Dieux, le premier celui de
Benevolence, le second de Verité, le troisiéme de bonne Loi, le
quatriéme de Sapience, le cinquiéme de Richesse, le sixieme de joie
pour les choses bonnes et bien faites: et l'autre en produit autant
d'autres en nombre, tous adversaires et contraires à ceux-ci. Et puis
Oromazes s'étant augmenté par trois fois, s'éloigna du Soleil autant
comme il y a depuis le Soleil jusques à la terre, et orna le Ciel
d'astres et d'étoiles, entre lesquelles il en établit une comme
maîtresse et guide des autres, la Caniculaire. Puis ayant fait autres
vingt et quatre Dieux, il les mit dedans un oeuf: mais les autres qui
furent faits par Arimanius en pareil nombre, grattèrent et ratissèrent
tant cet oeuf, qu'ils le percèrent, et depuis ce temps-là les maux ont
été pêle-mêle brouillés parmi les biens. Mais il viendra un temps fatal
et predestiné, que cet Arimanius ayant amené au monde la famine
ensemble et la peste, sera détruit et de tout point exterminé par eux:
et lors la terre sera toute platte, unie et égale, et n'y aura plus
qu'une vie et une sorte de gouvernement des hommes, qui n'auront plus
qu'une langue entre eux, et vivront heureusement. Theopompus aussi
écrit que selon les Magiciens, l'un de ces Dieux doit être trois mille
ans vaincueur, et trois autres mille ans vaincu, et trois autres mille
ans qu'ils doivent demeurer à guerroier et à combattre l'un contre
l'autre et à détruire ce que l'autre aura fait, jusques à ce que
finablement Pluton sera délaissé, et perira du tout, et lors les hommes
seront bienheureux, qui n'auront plus besoin de nourriture, et ne
feront plus d'ombre, et que le Dieu qui a ouvré, fait et procuré cela,
chôme ce pendant et se repose un temps, non trop long pour un Dieu,
mais comme mediocre à un homme qui dormirait. Voilà ce que porte la
fable controuvée <p 328v> par les Mages. Et les Chaldées disent
qu'entre les Dieux des planètes qu'ils appellent, il y en a deux qui
font bien, et deux qui font mal, et trois qui sont communs et moyens:
et quant aux propos des Grecs touchant cela, il n'y a personne qui les
ignore: qu'il y a deux portions du monde, l'une bonne, qui est de
Jupiter Olympien, c'est à dire céleste: l'autre mauvaise, qui est de
Pluton infernal: et feignent davantage, que la Déesse Armonie, c'est à
dire accord, est née de Mars et de Venus, dont l'un est cruel, hargneux
et querelleux, l'autre est douce et générative. Prenez garde que les
Philosophes mêmes convienent à cela, car Heraclitus tout ouvertement
appelle la guerre, père, Roi, maître et seigneur de tout le monde, et
dit que Homere quand il priait,
Puisse perir au ciel et en la terre,
Et entre Dieux et entre hommes, la guerre,
ne se donnait pas de garde qu'il maudissait la génération et production
de toutes choses qui sont venues en être par combat et contrarieté de
passions, et que le Soleil ne outre-passerait pas les bornes qui lui
sont prefixes, autrement que les Furies ministres et aides de la
Justice le rencontreraient. Et Empedocles chante, que le principe du
bien s'appelle Amour et amitié, et souvent Armonie: et la cause du mal,
Combat sanglant, et noise pestilente.
Quant aux Pythagoriens, ils designent et specifient cela par plusieurs
noms, en appellant le bon principe, Un, fini, reposant, droit, non
pair, quarré, dextre, lumineux: et le mauvais, Deux, infini, mouvant,
courbe, pair, plus long que large, inégal, gauche, tenebreux. Aristote
appelle l'un forme, l'autre privation: Et Platon, comme umbrageant et
couvrant son dire, appelle en plusieurs passages l'un de ces principes
contraires, le même, et l'autre l'Autre: mais és livres de ses lois
qu'il écrivit étant déjà vieil, il ne les appelle plus de noms ambigus
ou couverts, ni par notes significatives, ains en propres termes il
dit, que ce monde ne se manie point par une âme seule, ains par
plusieurs à l'aventure, à tout le moins, non par moins que deux,
desquelles l'une est bienfaisante, l'autre contraire à celle-là, et
produisant des effets contraires: et en laisse encore entre deux une
troisiéme cause, qui n'est point sans âme, ni sans raison, ni immobile
de soi-même, comme aucuns estiment, ains adjacente et adhèrente à
toutes ces deux autres, appellant toutefois toujours la meilleure, la
désirant et la prochassant, comme ce que nous dirons ci-après le rendra
manifeste, qui accommodera la Theologie des Aegyptiens avec la
Philosophie des Grecs, parce que la génération, composition, et
constitution de ce monde ici est mêlée de puissances contraires, non
pas toutefois égales, car la meilleure le gagne, et est plus forte,
mais il est impossible que la mauvaise perisse du tout, tant elle est
avant imprimée dedans le corps et dedans l'âme de l'univers, faisant
toujours la guerre à la meilleure. En l'âme doncques l'entendement et
la raison, qui est la guide et la conduitte, et le maître de toutes les
bonnes choses, c'est Osiris: et en la terre, és vents, en l'eau, et au
ciel, et aux astres, ce qui est ordonné, arrêté et bien disposé en
température, saisons et révolutions, cela s'appelle decoulement ou
defluxion d'Osiris, et l'image apparent d'icelui: au contraire la
partie de l'âme passionnée, violente, deraisonnable, folle, est Typhon:
et du corps ce qui est débile, indispos et maladif, qui est turbulent
par temps obscur, mauvais air, obscurcissement de Soleil, privation de
Lune, devoyements hors du cours naturel, disparition: toutes ces
choses-là sont Typhons, comme l'interpretation même du mot Aegyptien le
signifie, car ils appellent Typhon Seth, qui vaut autant à dire comme
supplantant, dominant, forçant. Il signifie aussi bien souvent retour,
et quelquefois aussi sursault et supplantation: et disent aucuns que
l'un des familiers amis de Typhon, s'appellait Bebaeon: et Manethus
arrière dit, que Typhone s'appelle aussi Bebon, qui signifie
empêchement et retention, comme étant la puissance de Typhon qui arrête
et empêche les affaires qui sont bien acheminés, <p 329r> et qui
vont ainsi qu'il appartient. Voilà pourquoi des bêtes privées ils lui
dedient et attribuent la plus grossière et la plus lourde, qui est
l'âne, et quant à l'âne nous en avons parlé auparavant: et des sauvages
celles qui sont les plus cruelles, comme le crocodile et le cheval de
rivière. En la ville de Mercure ils montrent l'image de Typhon, qui est
un cheval de rivière, sur lequel il y a un épervier qui combat un
serpent, par le cheval représentants Typhon, et par l'épervier, la
puissance et l'authorité que Typhon ayant acquise par force, ne se
soucie pas d'être souvent troublé, et de troubler aussi les autres par
malice: et pourtant faisants un sacrifice le septiéme jour du mois de
Tybi, lequel sacrifice ils appellent la venue d'Isis du pays de la
Phoenice, ils font sur les gâteaux du sacrifice un cheval de rivière
lié et attaché. Et en la ville d'Apollo la coutume était, qu'il fallait
que chacun y mangeât du crocodile, et à certain jour ils en font une
grande chasse, où ils en tuent tant qu'ils peuvent, et puis les jettent
devant le temple. Ils disent que Typhon étant devenu crocodile est
échappé à Orus, attribuants toutes les mauvaises bêtes, les dangereuses
plantes, les violentes passions, comme étant oeuvres ou parties, ou
mouvements de Typhon: au contraire ils peignent et représentent Osiris
par un sceptre sur lequel il y a un oeil peint, entendants par l'oeil
la provoyance, et par le sceptre l'authorité et la puissance, comme
Homere appelle Jupiter, celui qui est maître et seigneur de tout le
monde, le souverain et le clair-voyant, nous donnant à entendre par
souverain sa supréme puissance, et par clair-voyant sa sagesse et sa
prudence. Ils le représentent aussi souvent par un épervier, d'autant
qu'il a la vue claire et aigue à merveilles, et le vol merveilleusement
vite et léger, et se remplit moins de viande, et est moins sur sa
bouche que nul autre: et dit-on qu'en volant par-dessus des corps morts
non ensevelis, il leur jette de la terre sur les yeux: et quand il fond
sur la rivière pour boire, il dresse et herisse son pennache, puis
quand il a bu il le rabat de rechef, par où il appert qu'il est sauve,
et qu'il a échappé le crocodile, car si le crocodile le happe, son
pennache lui demeure droit et herissé comme il était. Mais par tout où
l'image d'Osiris est en forme d'homme, ils le peignent avec le membre
viril droit, pour figurer sa vertu d'engendrer et de nourrir: et
l'habillement qui revêt ses images, est tout reluisant comme feu,
réputants le feu être le corps de la puissance du bien, comme matière
visible d'une substance spirituelle et intellective. Voilà pourquoi il
ne faut pas s'arrêter au propos de ceux qui attribuent la sphère du
Soleil à Typhon, attendu que jamais à lui ne s'attribue rien qui soit
luisant, ni salutaire, ni disposition, génération ou mouvement qui soit
faite par mesure ni avec raison, mais si en l'air ou en la terre il se
fait quelque émotion de vents ou d'eaux hors de saison, quand la cause
primitive d'une désordonnée et indéterminée puissance vient à éteindre
les vapeurs. Et puis és sacrés hymnes d'Osiris ils reclament et
invoquent celui qui repose entre les bras du Soleil: et le trentiéme
jour du mois Epiphi ils solennisent la fête des yeux d'Orus, lors que
le Soleil et la Lune sont en une même droite ligne, comme estimants non
seulement la Lune, mais aussi le Soleil, être l'oeil et la lumière
d'Orus: et le vingt et huitième du mois de Phaophi, ils solennisent une
autre fête qu'ils appellent le bâton du Soleil, qui est après
l'equinocce de l'automne, donnant couvertement à entendre, que le
Soleil a besoin d'un soutien, d'un appui, et d'un renfort, d'autant que
sa chaleur commence à diminuer, et sa lumière aussi s'enclinant et
s'éloignant obliquement de nous: davantage ils portent alentour du
temple sept fois une vache environ le solstice d'hiver, et cette
procession s'appelle le recherchement d'Osiris ou la révolution du
Soleil, comme désirant lors la Déesse les eaux de l'hiver: et font
autant de tours, pour autant que le cours du Soleil depuis le solstice
de l'hiver jusques à celui de l'été se fait au septiéme mois. On dit
aussi que Orus, le fils d'Isis, fut le premier qui sacrifia au Soleil
le quatriéme jour du mois, ainsi <p 329v> qu'il est écrit au
livre de la nativité d'Orus, combien que à chaque jour ils offrent par
trois fois du parfum au Soleil: la première fois environ le Soleil
levant, de Resine: la seconde fois sur le midi, de Myrrhe: et environ
le coucher du Soleil, d'une composition qu'ils nomment Kyphi:
l'interpretation et signifiance desquels parfums je déclarerai
ci-après: mais ils pensent révérer et honorer le Soleil par tout cela.
Et qu'est-il besoin de ramasser beaucoup de telles choses, attendu
qu'il y en a qui tout ouvertement maintienent qu'Osiris est le Soleil,
et que les Grecs l'appellent Sirius, mais que l'article que les
Aegyptiens ont mis devant, a fait que l'on ne s'en est pas aperçu: et
que Isis n'est autre chose que la Lune, et que de ses images celles à
qui l'on donne des cornes ne représentent autre chose que le croissant:
et ceux qui la vêtent de noir, signifient les jours qu'elle se cache,
ou qu'elle s'obscurcit, desquels elle court après le Soleil: c'est
pourquoi en leurs amourettes ils reclament la Lune: et Eudoxus même
dit, que Isis preside, régit et gouverne les amours: et en tout cela
encore y a-il quelque vérisimilitude: mais de dire que Typhon soit le
Soleil, il n'y faut pas seulement prêter l'oreille. Et à tant reprenons
de rechef notre premier propos. Car Isis est la partie feminine de la
nature apte à recevoir toute génération, pour laquelle occasion elle
est appelée de Platon nourrice et tout recevant, et par plusieurs est
surnommée Myrionymos, c'est à dire ayant noms infinis, d'autant qu'elle
reçoit toutes espèces et toutes formes, selon qu'il plaît à la première
raison de la tourner; mais elle a en elle un amour naturellement
imprimé de ce premier et principal être, qui n'est autre chose que le
bien souverain, et le poursuit et désire: et au contraire elle fuit et
repousse la partie du mal, bien qu'elle soit la matière et la place
idoine et capable de recevoir l'une et l'autre: mais de soi-même elle
incline toujours plutôt au bien, et se baille plutôt à engendrer et à
semer en elle des semblances et decoulements, car elle prend plaisir et
se réjouit quand elle est engrossie du bien, et qu'elle en peut
enfanter: car cela est une représentation et décrition de substance
engendrée en la matière, et n'est cela qu'une figuration et imitation
de ce qui est. Voilà pourquoi ce n'est point hors de propos qu'ils
feignent que l'âme d'Osiris soit éternelle et immortelle, et que Typhon
en déchire bien souvent et perd le corps, et que Isis, errant çà et là,
le va cherchant, et rassemblant les pièces: car ce qui est bon et
spirituel, conséquemment n'est point aucunement sujet à mutation ou
altération, mais ce qui est sensible et materiel, il moule plusieurs
images, et reçoit plusieurs raisons et plusieurs similitudes, ne plus
ne moins que les seaux et figures qui s'impriment en cire ne demeurent
pas toujours, ains sont sujettes à changement, altération, et à
trouble, lequel a été chassé de la supérieure région céleste, et envoyé
en bas, où il combat à l'encontre d'Orus, que Isis engendre sensible,
étant l'image du monde spirituel et intellectuel. C'est pourquoi on dit
que Typhon l'accusa de bâtardise, comme n'étant pas pur et sincere,
comme est son père, le discours de l'entendement, qui est simple non
mêlé d'aucune passion, ains est celui-ci abâtardi et adulteré, à cause
qu'il est corporel: à la fin demeurent les victoires à Mercure, qui est
le discours de la raison, qui nous témoigne et nous montre que la
nature a produit ce monde materiel à la forme du spirituel et
intellectuel. Car la naissance d'Apollo, qui fut engendré d'Isis et
d'Osiris lors que les Dieux étaient encore dedans le ventre de Rhea,
signifie couvertement que devant que ce monde fut manifestement mis en
évidence, et que la matière de la raison fut parachevée, qui par nature
était convaincue d'être imparfaite, la première génération était déjà
faite: et c'est ce qu'ils appellent l'ancien Orus, car ce n'était pas
encore le monde, mais une image et un dessein d'icelui entendement:
mais cettui est l'Orus déterminé, défini et parfait, qui ne tua pas du
tout entièrement Typhon, ains lui ôta la force et la puissance de
pouvoir plus rien faire. D'où <p 330r> vient qu'en la ville de
Coptus on dit que l'image de Orus tenait en l'une de ses mains le
membre viril de Typhon, et feint-on aussi, que Mercure lui ôta ses
nerfs, dont il fit des chordes à sa lyre: nous enseignants par cela,
que la raison a mis d'accord tout ce qui auparavant était en discord:
et ne tollit pas du tout entièrement la puissance de perdre et de
corrompre, ains la remplit et parfait: dont procède qu'elle est faible
et débile, se mêlant et attachant aux parties sujettes à mutation et
altération de tremblements et de concussions en la terre et de grandes
ardeurs et vents extraordinaires et excessifs, et aussi de fouldres,
tonnerres et éclairs qu'elle produit en l'air, et empoisonne de
pestilence les eaux et les vents de l'air, s'étendant et élevant la
tête jusques au ciel de la Lune, obscurcissant et noircissant bien
souvent ce qui de nature est clair et luisant: comme les Aegyptiens
cuident, et disent que Typhon tantôt a donné un coup sur l'oeil à Orus,
et tantôt lui a arraché, et l'a avallé, et puis l'a rendu au Soleil:
car par le coup ils entendent couvertement le decours de la Lune, qui
se fait par chaque mois: et par la privation totale de l'oeil,
l'eclipse et défaut de la Lune: à laquelle le Soleil remédie, en la
reilluminant aussi tôt comme elle est sortie de l'ombre de la terre.
Mais la principale et divine nature est composée de trois choses, de
l'entendement, et de la matière, et du composé de ces deux choses, que
nous appellons le monde. Or Platon appelle cette intellectuelle,
l'idée, le patron et le père: la matière il la nomme la mère, la
nourrice, et le fondement et la place de la génération: ce qui est
produit de ces deux, il a accoutumé de l'apeller l'engendré et
l'enfanté. Et pourrait-on à bon droit conjecturer, que les Aegyptiens
auraient voulu comparer la nature de l'univers au triangle, qui est le
plus beau de tous, duquel même il semble que Platon és livres de la
Republique use à ce propos, en composant une figure nuptiale: et est ce
triangle de cette sorte, que le côté qui fait l'angle droit est de
trois, la base de quatre, et la troisiéme ligne, qu'on appelle
soubtendue, est de cinq, qui a autant de puissance comme les deux
autres qui font l'angle droit: ainsi faut comparer la ligne qui tombe
sur la base à plomb au mâle, la base à la femelle, et la soubtendue à
ce qui naît des deux: et Osiris au principe, Isis à ce qui le reçait,
et Orus au composé des deux: car le nombre ternaire est le premier non
pair, et parfait, le quatre est nombre quarré, composé du premier
nombre pair, qui est deux: et cinq ressemble partie à son père et
partie à sa mère, étant composé du deux et du trois: et si semble que
ce mot de Pan, qui est l'univers et le monde, soit derivé de Penté, qui
signifie cinq: et si Pembasasthai signifiait anciennement nombrer:
[...]. qui plus est, le cinq en soi multiplié fait un quarré, qui est
vingtcinq, autant comme les Aegyptiens ont de lettres en leur Alphabet,
et autant comme Apis vécut d'années. Ils ont doncques accoutumé
d'appeler Orus Kaemin, qui vaut autant à dire comme, vu, pource que ce
monde est sensible et visible: et Isis aucunefois s'appelle Mouth, et
quelquefois Athyri ou Methyer, et entendent par le premier Mere, et par
le second la belle maison d'Orus, comme Platon l'appelle, le lieu de
génération, et recevant: le troisiéme est composé de plein et de cause,
car la matière est plein du monde, étant mariée au premier principe
bon, pur et bien orné: et pourrait sembler que le poète Hesiode, disant
que toutes choses au commencement étaient le Chaos, la Terre, le
Tartare et l'Amour, se fondait sur mêmes principes qui sont signifiés
par ces noms-là, et qu'il entend par la terre Isis, par l'amour Osiris,
et par le tartare Typhon, car par le Chaos il semble qu'il veuille
entendre quelque place et quelque endroit du monde: et semble que les
affaires mêmes appellent aucunement la fable de Platon, que Socrates
récite au livre du convive, là où il expose la génération de l'Amour,
disant que Penía, c'est à dire pauvreté, désirant avoir des enfants,
s'alla coucher au long de Porus, c'est à dire richesse, qui dormait, et
qu'ayant été engrossie de lui, elle enfanta Amour, <p 330v> qui
de sa nature est mêlé et divers en toutes sortes, comme celui qui est
né d'un père bon sage, et ayant tout ce qui lui fait besoin, et d'une
mère pauvre, indigente, et qui pour son indigence appéte autrui, et est
toujours après à le chercher et requérir: car Porus n'est autre chose
que le premier aimable, désirable, parfait, et n'ayant besoin de rien:
et appelle Penía la matière, qui de soi-même est toujours indigente du
bien, par lequel elle est remplie, et qu'elle désire et participe
toujours: et celui qui est engendré d'eux Orus (c'est le monde) n'est
point immortel, ni impassible, ni incorruptible, ains toujours
engendrant tâche à faire par vicissitude de mutations, et par
révolution de passion de demeurer toujours jeune, comme si jamais ne
devait perir. Or se faut-il servir des fables, non comme de propos qui
réelement subsistent, ains en prendre ce qui par similitude convient à
chacun. Quand doncques nous disons la matière, il ne faut pas en le
référant aux opinions de je ne sais quels philosophes, estimer que ce
soit un corps sans âme, sans qualité, qui demeure quant à soi oisif,
sans action quelconque: car nous appellons l'huile la matière d'un
parfum, et l'or la matière d'une statue d'or, combien qu'ils ne soient
pas de tout point hors de toute similitude: aussi disons nous que l'âme
même et l'entendement de l'homme est la matière de la vertu et de la
science, et les baillons à former, dresser, et accoutrer par la raison,
et y en a eu quelques-uns qui ont dit, que l'entendement était le
propre lieu des espèces, et le moule des choses intelligibles. Comme
aussi y a il quelques naturels qui tienent, que la semence de la femme
n'a point de force de principe constituant en la génération de l'homme,
et ne sert que de matière et de nourriture seulement: suivant lesquels
il faut aussi entendre, que cette Déesse ayant fruition du premier
Dieu, et le hantant continuellement pour l'amour des biens et vertus
qui sont en lui, ne lui resiste point, ains l'aime comme son mari juste
et legitime: comme nous disons que une honnête femme qui jouit
ordinairement de son mari, ne laisse pas pour cela de l'aimer et
désirer, aussi ne laisse elle pas à être enamourée de lui, bien qu'elle
soit toujours avec lui, et qu'elle soit remplie de ses principales et
plus sinceres parties: mais là où Typhon sur la fin y survient, elle
s'en fâche et s'en contriste, et pour ce dit-on qu'elle en deméne
deuil, et qu'elle recherche quelques reliques et quelques pièces
d'Osiris, lesquelles, quand elle en peut trouver, elle reçoit et
recueille soigneusement, et les cache diligemment, comme derechef elle
en montre et en produit d'autres d'elle-même: car les raisons, les
Idées, et les influences de Dieu qui sont au ciel et aux étoiles, y
demeurent quant à cela: mais celles qui sont semées parmi les corps
sensibles et passibles en la terre et en la mer, et sont attachées aux
plantes et aux animaux, y étant amorties, et ensevelies, se réveillent
et resuscitent aucunefois par génération. Voilà pourquoi la fable dit,
que Typhon concha avec Nephthys, et que Osiris aussi à la dérobée eut
sa compagnie, car la puissance de perdre et amortir occupe
principalement les dernieres parties de la matière, que l'on appelle
Nephthys et mort, et la vertu générative et conservatrice y donne bien
peu de semence faible et débile, étant perdue et amortie par Typhon,
sinon en tant que Isis la recueillant la conserve et la nourrit et
maintient: mais universellement cettui-ci vaut mieux, comme Platon et
Aristote sont d'opinion, et la puissance naturelle d'engendrer et de
conserver se meut devers lui, comme devers l'être, et celle de perdre
et de gâter arrière de lui, vers le non être: c'est pourquoi ils
appellent l'un Isis, qui est un mouvement animé et sage, étant le mot
derivé de Iesthai, qui signifie mouvoir par certaine science et raison,
car ce n'est point un mot barbaresque. Mais ainsi que le nom général de
tous Dieux et de toutes Déesses, qui est Theos, est dit, ou de Theaton,
ou de Theon, dont l'un signifie visible, et l'autre courant: aussi et
nous, et les Aegyptiens, avons appelé cette Déesse Isis, et de la
science ensemble et du mouvement: ainsi dit Platon que <p 331r>
les anciens qui l'ont appelée Isia, ont voulu dire Osia, c'est à dire
sainte, comme Noësis et Phronesis, qui sont mouvemens de l'entendement
et du jugement: et ont aussi imposé ce mot Syniénai à signifier ceux
qui ont trouvé et qui voyent à découvert le bien et la vertu: comme
aussi ils ont ignominieusement denommé de noms contraires les choses
qui empêchent, gardent et arrêtent le cours des choses naturelles, et
ne les laissent aller, en les nommant Kakía vice, Aporía indigence,
Dilía lâcheté, Anía douleur, comme gardant, Iénai ou Iesthai, c'est à
dire, d'aller en avant. Quant à Osiris c'est un nom composé de Osios et
Ieros, c'est à dire saint et sacré: car c'est la raison ou Idée commune
des choses qui sont au ciel, et en bas, dont les anciens avaient
accoutumé de nommer les unes saintes, et les autres sacrées: et la
raison qui montre les choses célestes, et le cours des choses qui se
meuvent la-sus, s'appelle Anubis, et quelquefois Hermanubis, l'un comme
convenable à celles de la-sus, et l'autre à celles de ça-bas: pourtant
sacrifient-ils à l'un un coq blanc, et à l'autre un jaune, pource
qu'ils estiment les choses de la-sus pures, simples et luisantes, et
celles de ça-bas mêlées et de diverses couleurs: et ne se faut pas
émerveiller si l'on a déguisé les termes à la façon des mots Grecs, car
il y en a infinis autres qui ont été transportés de la Grèce avec les
hommes qui en sont autrefois sortis, et y demeurent encore jusques
aujourd'hui, comme étrangers, hors de leurs pays: entre lesquels il y
en a aucuns qui sont cause de faire calomnier les poètes, qui les
rappellent en usage, comme s'ils parlaient barbaresquement, par ceux
qui appellent telles dictions poétiques, et obscures, glottas, qui est
à dire langues: mais és livres que l'on appelle de Mercure, on dit
qu'il y a écrit touchant les noms sacrés, que la puissance ordonnée sur
la révolution du Soleil, les Aegyptiens l'appellent Orus, et les Grecs
Apollon, et celle qui est ordonnée sur le vent, aucuns l'appellent
Osiris, les autres Sarapis, les autres en Aegyptien Sothi, qui signifie
être grosse ou engrossement: d'où vient que par un peu de la
dépravation de langage l'étoile Caniculaire a été nommée Kyon, qui vaut
autant à dire comme chien, Caniculaire, laquelle on estime propre à
Isis: bien sais-je qu'il ne faut point étriver touchant les noms,
toutefois je céderais plutôt aux Aegyptiens de ce mot Sarapis que de
Osiris: celui-là est étranger, et cettui-ci Grec, mais l'un et l'autre
signifie une même puissance de la divinité. A quoi se rapporte le
langage des Aegyptiens, car bien souvent ils appellent Isis du nom de
Minerve, qui signifie en leur langue autant comme, Je suis venu de
moi-même: qui montre et donne à entendre un volontaire mouvement: et
Typhon, comme nous avons dit, se nomme Seth, Bebon, et Smi, tous
lesquels noms signifient un arrêt violént, et empêchant une
contrarieté, et un devoyement et détournement. davantage ils appellent
la pierre de l'aimant l'os de Orus, et le fer l'os de Typhon, ainsi que
l'écrit Manethus: car ainsi comme le fer semble quelquefois suivre, et
se laisser tirer à l'aimant, et bien souvent aussi se retourne et
repousse à l'encontre: aussi le bon et salutaire mouvement qui à la
raison du monde convertit et amène à soi, et adoucit par remontrances
de bonnes paroles celle dureté de Typhon, mais aussi quelquefois elle
rentre en soi-même, et se cache et profonde en impossibilité. davantage
Manethus dit, que les Aegyptiens feignent de Jupiter, que ses deux
cuisses se prirent et unirent tellement ensemble, qu'il ne pouvait plus
marcher, en sorte que de honte il se tenait en solitude, mais que Isis
les lui coupa et les divisa d'ensemble, tellement qu'elle le fit
marcher droit à son aise. Laquelle fable donne couvertement à entendre
que l'entendement et la raison de Dieu marchent invisiblement, et
secrètement procèdent à génération par mouvement: ce que montre et
donne taisiblement à entendre le Seistre, qui est la cresserelle
d'érain, dont on use és sacrifices d'Isis, qu'il faut que les choses se
secouent, et ne cessent jamais de se remuer, et quasi s'esveillent et
se croulent, comme si elles s'endormaient ou languissaient: car ils
disent <p 331v> qu'ils détournent et repoussent Typhon, avec ses
Seistres, entendants que la corruption liant et arrêtant la nature, le
mouvement de rechef la délie, reléve et remet sus par la génération. Et
cette cresserelle étant ronde par-dessus sa curvature contient quatre
choses qui se secouent: car la portion du monde qui naît ou qui meurt,
c'est à dire sujette à corruption et altération, est contenue par la
sphère de la Lune, au dedans de laquelle toutes choses s'émeuvent et se
changent par les quatre éléments, du feu, de la terre, de l'eau, et de
l'air: et sur la rondeur du Seistre au plus haut ils y engravent la
figure d'une chatte, ayant la tête d'un homme, et au dessous des choses
que l'on secoue: quelquefois ils y engravent le visage d'Isis, et
quelquefois celui de Nephthys, signifiants par ces deux faces la
naissance et la mort, car ce sont les mutations et motions des
éléments: et par la chatte ils entendent la Lune, à cause de la varieté
de sa peau, qu'elle besogne la nuit, et qu'elle porte beaucoup: car on
dit qu'elle porte premièrement un chatton à la première portée, puis à
la seconde deux, à la troisiéme trois, et puis quatre, et puis cinq,
jusques à sept fois, tant qu'elle en porte en toute vingthuict, autant
comme il y a de jours de la Lune: ce qui à l'aventure est fabuleux,
mais bien est véritable se remplissent et s'élargissent en la pleine
Lune, et au contraire s'estroississent et se diminuent au decours
d'icelle: et quant au visage d'homme qu'ils lui baillent, ils entendent
par là la subtilité ingenieuse et de grand discours des mutations de la
Lune. Et pour estraindre tout ce propos en peu de paroles, la raison
veut que nous n'estimions point, ni que le Soleil, ni l'eau, ni que la
terre, ni le ciel, soient Isis ou Osiris, ni semblablement aussi que la
sécheresse, l'ardeur excessive de chaleur, ni le feu, ni la mer, soient
Typhon, mais simplement tout ce qui est en telles choses demesuré,
inconstant, désordonné, tant en exces qu'en défaut, il le faut
attribuer à Typhon: et au contraire tout ce qu'il y a de bien disposé,
bien ordonné, de bon et de profitable, il nous faut croire que c'est
oeuvre d'Isis, et l'image, l'exemple et la raison d'Osiris: et en
l'honorant et adorant de cette sorte, nous ne pécherons point, et qui
plus est nous ôterons toute la défiance et doute d'Eudoxus, qui demande
pourquoi c'est que Ceres n'a aucune part de la superintendance des
amours, et qu'on la donne toute à Isis, et pourquoi Bacchus ne peut ni
augmenter et croître le Nil, ni commander aux morts: car pour en dire
une raison générale et commune, nous estimons que ces Dieux-là ont été
ordonnés pour la portion du bien, et que tout ce qu'il y a en la nature
de beau ou de bon est par la grâce et par le moyen de ces Deitez-là,
l'un qui en donne les premiers principes, et l'autre qui les reçoit et
qui demeure persévérante. Et par même moyen satisferons à la commune et
aux mechaniques, qui se délectent en des changemens des saisons de
l'année, ou bien de la procreation, semailles et labourages des fruits,
qui approprient et acommodent les propos de ces Dieux-là, à ce en quoi
ils prennent plaisir, disants que l'on ensevelit Osiris, quand on
couvre la semence dedans la terre, et que de rechef il resuscite et
retourne en vie, quand il commence à germer: et que c'est pource que
l'on dit, que quand Isis se sentit enceinte elle s'attacha au col un
préservatif le sixiéme jour du mois qu'ils appellent Phaophi, et
qu'elle enfanta Harpocrates environ le solstice de l'hiver, n'étant pas
encore à terme avec les premières fleurs et premiers germes: Voilà
pourquoi on lui offre les premices des lentilles, et solennise-l'on les
jours feriaux de ses couches après l'equinocce de la primevère. Car
quand les hommes populaires entendent cela, ils y prennent plaisir et
le craient, prenants la vérisimilitude pour le croire des choses
ordinaires et qui nous sont tous les jours à la main. Et n'y a point
d'inconvénient premièrement qu'ils nous fassent les Dieux communs, et
non pas propres et particuliers aux Aegyptiens, et qu'ils ne
comprennent pas seulement le Nil et la terre que le Nil arrose, sous
ces noms-là, ni en nommant leurs lacs, leurs alisiers, et la nativité
des Dieux, <p 332r> ils ne privent pas les autres hommes qui
n'ont point de Nil, ni de Butus, ni de Memphis, et néanmoins
reconnaissent et ont en vénération la Déesse Isis, et les Dieux qui
l'accompagnent, desquels ils ont depuis naguères appris à nommer aucuns
des noms mêmes des Aegyptiens: mais de tout temps ils ont eu la
connaissance de leur vertu et puissance, et à raison de ce les ont
adorez. Et secondement, qui est bien plus grande chose, à fin qu'ils
craignent et se donnent bien garde de dissoudre et defiler, sans y
penser, les divinités en des rivières, des vents, des labourages, et
autres altérations de la terre, mutations de saisons et qualités de
l'air, comme font ceux qui tienent que Bacchus soit le vin, Vulcain
soit la flamme, et Proserpine, comme dit Cleanthes en un passage, soit
l'esprit qui pénétre dedans les fruit de la terre, et comme un poète
dit touchant les moissonneurs, Lors qu'à Ceres les jeunes
jouvenceaux
Vont découpant les membres à faisceaux.
Car ceux-là ressemblent proprement à ceux qui cuident que les voiles,
les chables et cordages, ou l'ancre, soient le pilote: et que les
filets, la trame et l'estaim, et la navette, soient le tisserand: et
que le gobelet, la ptisanne, ou l'hydromel, soient le médecin: mais en
ce faisant ils s'impriment de mauvaises et blasphemes opinions à
l'encontre des Dieux, en donnant des noms des Dieux à des natures et
des choses insensibles, inanimées et corruptibles, dont ils se servent
nécessairement, et ne s'en sauraient passer. Car il ne faut pas
entendre que ces choses-là elles mêmes soient Dieux, pource que rien ne
peut être Dieu qui n'a point d'âme, ne qui soit sujet, ni sous la main
à l'homme, mais par ces choses-là nous avons connu que ce sont les
Dieux qui les nous donnent perdurables, et qui nous les prêtent pour
nous en servir, non qu'ils soient autres en un pays, et autres en un
autre, ne qu'ils soient Grecs, ou étrangers barbares, ni Septentrionaux
et Meridionaux, ains comme le Soleil, et la Lune, le ciel, et la terre,
et la mer, sont communs à tous, mais ils sont appelés de divers noms en
divers lieux: ainsi d'une même intelligence qui ordonne tout le monde,
et d'une même providence qui a soin de le gouverner, et des puissances
ministeriales sur tout ordonnées, autres noms et autres honneurs selon
la diversité des lois ont été données, et usent les prêtres de marques
et mystères, aucuns plus obscurs, autres plus clers, pour conduire
notre entendement à la connaissance de la divinité: non sans péril
toutefois, parce que les uns ayants failli le droit chemin sont tombés
en superstition, et les autres fuyants la superstition, comme si
c'était un marets, ne se donnent de garde qu'ils tombent dedans le
precipice d'impieté. Et pourtant faut-il en cela prendre la raison de
la philosophie, qui nous guide en ces saintes contemplations, pour
dignement et religieusement penser de chaque chose qui s'y dit et qui
s'y fait, à fin qu'il ne nous adviene comme à Theodorus, qui disait que
la doctrine qu'il tendait de la main droite, aucuns de ses auditeurs la
prenaient et recevaient de la main gauche: aussi que prenants en autre
sens et en autre part qu'il ne convient, ce que les lois ont ordonné
touchant les fêtes et les sacrifices, nous ne faillions lourdement: car
que toutes choses se doivent en cela rapporter à la raison, on le peut
voir et connaître par eux-mêmes, car le dix-neufiéme jour du premier
mois faisants fête à Mercure, ils mangent du miel et des figues, et
disent en les mangeant, «C'est une chose douce que la vérité.» Et quant
au préservatif qu'ils feignent que Isis prit en sa groisse, on
l'interprete, voix véritable: et quant à Harpocrates, il ne faut point
penser que ce soit un Dieu jeune, et non encore d'âge parfait, ni aussi
aucun homme, ains que c'est le superintendant et correcteur du langage
que doivent les hommes tenir des Dieux, étant encore jeune, imparfait,
et non bien articulé: c'est pourquoi il tient un anneau au-devant de sa
bouche, qui est le signe et la marque de taciturnité et de silence. Et
au mois de Mesori, lui apportants <p 332v> des legumages, ils
disent, «La langue est fortune, la langue est démon.» Et de toutes les
plantes qui sont en Aegypte, on tient que le Pescher lui et consacré
plus que nul autre, pource que son fruit resemble à un coeur, et sa
feuille à une langue: car de toutes les choses qui sont naturellement
en l'homme, il n'y en a pas une qui soit plus divine que le langage, et
le parler, mêmement des Dieux, ne qui le face plus approcher de sa
béatitude: c'est pourquoi je conseille à tout homme qui vient par deçà
à l'oracle, de saintement penser, et honnêtement parler: là où
plusieurs és processions et fêtes publiques font toutes choses dignes
de moquerie: et combien que l'on y face crier par voix des Huissiers et
Heraults, que l'on se taise et se tiene de mal parler, ils ne laissent
pas de caqueter des Dieux, et de penser les plus déshonnêtes choses du
monde. Comment doncques est-ce que l'on se comportera és sacrifices
tristes, et sentants leur deuil, où il est prohibé de rire, s'il n'est
licite ni de laisser et omettre rien des cérémonies accoutumées, ni de
mêler les opinions des Dieux, ni les brouiller et confondre de
suspicions fausses? Les Grecs en font de presque semblables, et presque
en un même temps que les Aegyptiens: car en la fête des Thesmophories à
Athenes, les femmes jeunent assises sur la terre, et les Boeotiens
remuent les maison d'Achaia, qu'ils appellent Ceres, nommants cette
fête-là odieuse, comme si Ceres était en tristesse pour la descente de
sa fille aux enfers: et est ce mois-là, celui auquel apparoissent les
Pleiades, et que l'on commence à semer, que les Aegyptiens appellent
Athyr, et les Atheniens Pyanepsion, et les Boeotiens le nomment
Damatrien, comme qui dirait Cereal. Et Theopompus écrit, que ceux qui
habitent vers l'Occident estiment et appellent l'hiver Saturne, l'été
Venus, la primevère Proserpine, que de Saturne et de Venus toutes
choses ont été engendrées. Et les Phrygiens cuidants que Dieu dorme
l'hiver, et que l'été il veille, ils celebrent en une saison la fête du
dormir, et à l'autre du réveil de Dieu: mais les Paphlagoniens disent
qu'il est retenu prisonnier, et qu'il est lié en hiver, et que à la
primevère il est délié, et commence à se mouvoir: et nous donne la
saison occasion de soupçonner, que la triste chère qu'ils font c'est
pource que les fruits sont cachés: lesquels fruits les anciens jadis
n'estimaient pas être Dieux, ains des dons utiles et nécessaires pour
vivre civilement, et non sauvagement et bestialement: mais en la saison
qu'ils voyaient les fruits des arbres disparoir et défaillir
totalement, et ceux qu'ils avaient eux-mêmes semés, ils les remettaient
encore en terre, en fendant la terre bien petitement et bien maigrement
avec leurs propres mains, sans autrement être assurés de ce qui en
devait succéder et venir à perfection: ils faisaient beaucoup de choses
semblables à ceux qui inhument les corps en terre, et qui portent le
deuil. Et puis ainsi que nous disons que celui qui achete les livres de
Platon achete Platon, et disons que celui joue Menander qui joue les
comoedies de Menander: aussi eux ne faignaient point d'appeler des noms
des Dieux les dons ou les inventions d'iceux, en les honorant et
reverant pour le besoin qu'ils en avaient. Mais les survivants prenants
cela lourdement, et le retournants ignorantement, attribuaient aux
Dieux mêmes les accidents de leurs fruits: et non seulement appellaient
la présence des fruits, la naissance des Dieux: et l'absence, les
trêpas d'iceux: mais aussi le croiaient et le tenaient ainsi: tellement
qu'ils se sont remplis eux-mêmes de plusieurs mauvaises et confuses
opinions des Dieux: encore qu'ils eussent la fausseté et absurdité de
leurs opinions toute évidente devant leurs yeux, non seulement
Xenophanes le Colophonien, et autres qui ont depuis admonesté les
Aegyptiens s'ils les estimaient Dieux, qu'ils ne les lamentassent
point: et s'ils les lamentaient, qu'ils ne les estimassent point Dieux:
mais aussi que c'était une vraie moquerie, en les lamentant les prier
de leur ramener de rechef de nouveaux fruits, et les faire venir à
maturité, afin que de rechef ils les consumassent, et de rechef les
plorassent et <p 333r> lamentassent. Mais cela ne va pas ainsi,
car ils pleurent et lamentent leurs fruits qu'ils ont consumés, et
prient les autheurs et donateurs d'iceux, de leur en donner et faire
croître de rechef d'autres nouveaux, au lieu de ceux qui sont faillis.
Voilà pourquoi c'est que les Philosophes disent très bien, que ceux qui
n'ont pas appris à bien prendre les paroles, usent aussi mal des
choses: comme, pour exemple, les Grecs qui n'ont pas appris ni
accoutumé d'appeler les statues de bronze ou de pierre, et les images
peintes, statues et images faites à l'honneur des Dieux, mais Dieux
mêmes: et puis prennent la hardiesse de dire, que Lachares dépouilla
Pallas, et Dionysius le tyran tondit Apollo, qui avait une perruque
d'or, et Jupiter Capitolin durant les guerres civiles fut brûlé et
consumé par le feu: et ne se donnent pas garde en ce faisant, qu'ils
attirent et reçoivent de fausses opinions qui suivent ces noms-là:
mêmement les Aegyptiens entre toutes autres nations, touchant les bêtes
qu'ils honorent. Car quant aux Grecs ils disent bien en cela, et
craient que la Colombe est oiseau sacré à Venus, le Dragon à Minerve,
le corbeau à Apollo, et le Chien à Diane, comme dit Euripide,
Diane qui chasse la nuit,
Le chien est son plaisant déduit.
Mais les Aegyptiens, au moins la plupart, entretenants et honorants ces
animaux-là, comme s'ils étaient Dieux eux-mêmes, ils n'ont pas
seulement rempli de risée et de moquerie leur service divin, car cela
est le moins de mal qui soit en leur ignorance et sottise, mais il s'en
engendre és coeurs des hommes une forte opinion, qui attire les simples
et infirmes en une pure superstition, et jette les hommes aigus
d'entendement ou audacieux en pensemens bestiaux et pleins d'impieté:
c'est pourquoi il ne sera pas mal à propos de dire, en passant, de cela
ce qui en est plus vraisemblable. Car de penser que Typhon ait mué les
Dieux épouventés és corps de ces bêtes-là, comme se cachants dedans les
corps des cigognes, des chiens, ou des éperviers, cela surpasse toute
montruosité de fiction et de fables: et semblablement de dire que les
âmes de ceux qui trêpassent, demeurants encore en être, renaissent
seulement és corps de ces animaux-là, il est aussi hors de toute
vérisimilitude: et quant à ceux qui en veulent rendre quelques causes
et raisons civiles, les uns disent que Osiris, en son grand exercite,
ayant départi sa puissance en plusieurs bandes et compagnies, il leur
donna à chacune, pour enseignes, des figures d'animaux, desquels
chacune bande depuis honora et eut en vénération le sien, comme chose
sainte. Les autres disent, que les Rois successeurs d'Osiris, pour
épouventer leurs ennemis, portèrent en bataille le devant de telles
bêtes faites d'or et d'argent sur leurs armes. Les autres alléguent,
qu'il y eut quelque Roi avisé et caut, qui connaissant que les
Aegyptiens de leur nature étaient légers et prompts à se revolter, et à
emouvoir séditions, et que pour leur grande multitude ils seraient
malaiséz à contenir et défaire s'ils étaient bien conseillés, et qu'ils
s'entr'entendissent les uns avec les autres, il sema parmi eux une
éternelle superstition, laquelle leur serait occasion d'inimitié et
dissension qui ne finirait jamais entry-eux: car leur ayant commandé de
révérer des bêtes qui avaient naturelle inimitié et guerre continuelle
les unes contre les autres, voire qui s'entremangeaient les unes les
autres, chaque peuple voulant secourir les sienes, et se courrouçant
quand on leur faisait déplaisir, ils ne se donnèrent garde qu'ils se
tuèrent eux-mêmes pour les inimities qui étaient entre les animaux
qu'ils adoraient, et qu'ils s'entre-haïrent mortellement les uns les
autres: car jusques aujourd'hui encore, il n'y a que les Lycopolites
qui mangent du mouton, pource que le loup, qu'ils venèrent comme un
Dieu, est son ennemi: et jusques à notre temps les Oxyrinchites, pour
autant que les Cynopolites, c'est à dire, les habitants de la ville du
Chien, mangent le <p 333v> poisson qui se nomme Oxyrinchos, comme
qui dirait Bec-agu, quand ils peuvent attraper un chien ils le
sacrifient, comme une hostie, et le mangent: et pour cette occasion
ayants emeu la guerre les uns contre les autres, ils s'entrefeirent
beaucoup de maux, et depuis en ayants été châtiés par les Romains, ils
s'appointèrent. Et pour autant que le vulgaire dit, que l'âme de Typhon
même fut découpée en ces animaux-là, il semblerait que cette fiction
voudrait dire, que toute mauvaise, bestiale, et sauvage nature, est et
procède du mauvais Démon, et que pour le pacifier et adoucir qu'il ne
leur face mal, ils honorent et révérent ainsi ces bêtes-là. Et si
d'aventure il advient une grande ardeur, et mauvaise sécheresse, qui
cause des maladies pestilentes, ou d'autres calamités étranges et
extraordinaires, les prêtres amènent quelqu'une des bêtes qu'ils
servent et honorent de nuit en tenebres, sans en faire bruit ni en rien
dire, et la menassent du commencement et lui font peur, puis si le mal
continue ils la sacrifient et la tuent, estimants que cela soit comme
une punition et châtiment du mauvais Démon, ou quelque grande purgation
qui se fait pour notables inconvénients: car même en la ville de
Idithya, ainsi que Manethon récite, ils brûlaient des hommes vifs, et
les appellaient les Typhoniens, et en passant par un tamis les cendres,
les dissipaient et semaient çà et là, mais cela se faisait publiquement
et manifestement à certain temps, et és jours qu'ils appellaient
Cynades: mais les immolations des bêtes qu'ils avaient pour sacrées, se
faisaient secrètement, et non à certain temps ni à jours prefix, ains
selon les occurrences des inconvénients qui advenaient: et pourtant le
commun peuple n'en sait ni n'en voit rien, sinon quand ils les ont
inhumées, et qu'en présence de tout le peuple ils en montrent quelques
unes des autres, et les jettent quant-et-quant, pensants que cela
attriste en contr'échange Typhon, et réprime la joie qu'il a de mal
faire. Car il semble que Apis avec quelque peu d'autres animaux, soit
consacré à Osiris, combien qu'ils lui en attribuent la plupart: et si
ce propos est véritable, je pense qu'il signifie ce que nous cherchons,
et ceux qui sont de tous confessés, et qui ont honneurs communs, comme
la cigogne, l'épervier et le cynocéphale, et Apis même, car ainsi
appellent-ils le bouc en la ville de Mendes. Il reste doncques
l'utilité et la marque significative, car les uns participent de l'une
des raisons, et les autres des autres: car le boeuf, le mouton, et
l'Ichneumon, il est certain qu'ils les honorent pour l'itilité et pour
le profit qu'ils en reçoivent, comme les habitants de Lemnon honorent
les alouettes, pource qu'elles trouvent les oeufs des sauterelles, et
les quassent: et les Thessaliens semblablement les cigognes, pour
autant que leurs terres ayants produit grand nombre de serpents, les
cigognes qui survindrent les firent tous mourir, à raison dequoi ils
firent un edit, que quiconque tuerait une Cigogne, il serait banni du
pays. Et l'aspic, la belette, et l'escharbot, d'autant qu'ils voyaient
en eux ne sais quelles petites images reluire de la divinité, comme
nous apercevons le corps du Soleil en une goutte d'eau: car il y en a
beaucoup qui cuident encore, et le disent, que la belette s'accompagne
avec son mâle, et qu'elle fait ses petits par la bouche: et disent que
c'est une figure et représentation de la parole qui se forme et procède
de la bouche. Et quant aux écharbots ils tienent, qu'en toute leur
espèce il n'y a point de femelle, et que tous les mâles jettent leur
semence dedans une certain matière qu'ils forment en façon de boule,
laquelle ils poussent à reculons, comme il semble que le Soleil tourne
le ciel au contraire de lui, qui a son mouvement de l'Occident en
Orient: et l'Aspic pource qu'il ne vieillit point, et qu'il se remue
sans instruments de mouvement avec une grande facilité, vitesse et
souplesse, et pour ce l'ont ils comparé à l'astre du Soleil. Le
Crocodile même n'a point été par eux honoré sans quelque occasion
vraisemblable, ains disent qu'il est en certaine chose l'image de Dieu,
car il est seul entre tous les animaux qui n'a point de langue, à cause
que la parole divine n'a point besoin de voix ni de langue,
<p 334r> Ains cheminant par le sentier sans bruit
De la justice, à droit le tout conduit.
Et dit-on que de toutes bêtes qui vivent en l'eau, il n'y a que lui
seul qui ait sur les yeux une taie bien deliée et transparent, qu'il
fait descendre de son front, et en couvre ses yeux, tellement qu'il
voit sans être vu, en quoi il est conforme au premier des Dieux: et
l'endroit où la femelle se décharge de son petit, c'est le bout dernier
de la croissance et regorgement du Nil, car ne pouvants enfanter dedans
l'eau, et craignants en accoucher loin, elles présentent si exquisement
et si parfaitement ce qui en doit advenir, qu'elles se servent du Nil
qui s'approche d'elles, quand elles pondent leurs oeufs, et qu'elles
les couvent, et néanmoins maintienent et contregardent leurs oeufs
secs, sans être baignés de la rivière: elles en pondent soixante, et
les pondent en autant de jours, et vivent autant d'années ceux qui
vivent le plus longuement, qui est le premier et principal nombre,
duquel se servent plus ceux qui traitent des choses du ciel. Au
demeurant quant aux animaux qui sont honorés pour toutes les deux
causes, nous avons jà auparavant parlé du chien, mais la cigogne noire,
outre ce qu'elle tue les petits serpenteaux, dont la morsure est
mortelle, elle est celle qui la première a enseigné l'usage de la
purgation et evacuation medicinale du clystere, parce que l'on aperçait
qu'elle se lave, purge et nettoye elle-même de cette sorte: et les plus
expérimentés et plus religieux des prêtres, quand ils se veulent
sanctifier, prennent de l'eau où la cigogne a bu, pour s'en asperger,
car elle ne bait jamais eau corrompue ni empoisonnée, ni n'en reçoit
point: et de ses deux jambes élargies, et de son bec, elle fait un
triangle de côtés égaux: et davantage la diversité et mêlange des
plumes blanches avec les noires, représente la Lune, quand elle a passé
le plein. Et ne se faut pas émerveiller si les Aegyptiens se sont
contentés de si légères et petites similitudes avec les Dieux, car les
Grecs mêmes, tant en peintures que mouleures et sculptures, ont usé
souvent de telles conférences et similitudes: comme en la Candie il y
avait une statue de Jupiter qui n'avait point d'aureilles, pource que à
celui qui est seigneur et maître de tout il ne convient point être
instruit ouïr aucun: et à celle de Pallas, Phidias y ajouta le dragon:
et à l'image de Venus en la ville d'Elide, une tortue, pour donner à
entendre, que les filles ont besoin d'être soigneusement gardées, et
les femmes mariées se doivent tenir en la maison, et garder silence. Et
le trident de Neptune signifie le troisiéme lieu, que tient la mer
après le ciel et l'air, et pour cette même occasion ils appellaient la
mer Amphitrite, et les petites Dieux marins des Tritons. Et les
Pythagoriens ont bien honoré les nombres et les figures geometriques de
noms des Dieux, car le triangle à côtés égaux, ils l'appellaient Pallas
née du cerveau de Jupiter, et Tritogenia, pour autant qu'il se divise
également avec trois lignes droites tirées à plomb, de chacun des
angles: et Un, ils l'appellaient Apollon,
Tant pour la grâce à persuader vive,
Que la jeunesse en unité naive:
et le Deux, contention et audace: et le Trois, justice: car offenser et
être offensé, faire ou souffrir tort, se fait l'un par exces, et
l'autre par défaut, le juste demeure au milieu en égalité: et le nombre
qu'ils appellaient Tetractys, qui était trent et six, c'était leur plus
grand serment, comme il est en la bouche d'un chacun: et s'appelle le
monde composé des quatre premiers nombres pairs, et des quatre premiers
non pairs, assemblés ensemble. Si donc les plus excellents et plus
renommés philosophes, ayants aperçu és choses qui n'ont ni corps ni âme
quelque marque et figure de la divinité, ont estimé qu'il ne fallait en
cela rien négliger ni dépriser, et passer sans honneur: encore
estimé-je qu'il le faille moins faire és natures qui ont sentiment, et
qui sont capables d'affections et de qualités particulières de douceur
de moeurs. Il se <p 334v> faut doncques contenter, non pas
d'honorer telles bêtes, mais par elles la divinité qui reluit en elles,
comme en un plus clair et plus reluisant miroir qui est selon nature,
afin que nous les réputions comme instrument et artifice du Dieu qui
régit et gouverne tout ce monde. Et ne faut pas penser qu'aucune chose,
n'ayant point d'âme ou point de sentiment, puisse être plus digne ni
plus excellente que celle qui a âme et qui a sentiment, non pas si long
mettait tout tant qu'il y a d'or ni d'esmeraudes ensemble, car ce n'est
point en couleurs, ni en figures ou polissures, que la divinité
s'imprime, ains tout ce qui ne participe point de vie, ni ne fut
oncques de nature pour en participer, est de moindre et pire condition
que les morts mêmes: mais la nature qui vit et qui voit, et qui en
soi-même a le principe de mouvement et connaissance de ce qui lui est
propre, et de ce qui lui est étranger, a tiré quelque influence et
quelque part et portion de la providence, par laquelle cet univers est
gouverné, comme dit Heraclitus. Et pourtant la divinité n'est pas moins
représentée en telles nature qu'en ouvrages faits de bronze ou de
pierre, lesquels sont aussi bien sujets à corruption et altération,
mais par nature ils sont privés de tout sentiment et de toute
intelligence. Voilà l'opinion que je treuve de toutes la meilleure,
quant aux animaux que l'on honore. Au reste les habillements d'Isis
sont de différentes teintures et couleurs, car toute sa puissance gît
et s'employe en la matière, laquelle reçoit toutes formes, et se fait
toutes sortes de choses, lumière, tenebres, jour, nuit, feu, eau, vie,
mort, commencement, fin: mais ceux d'Osiris n'ont aucun umbrage, ni
aucune varieté, ains sont d'une seule couleur simple, à savoir de la
couleur de la lumière, car la première cause et principe est toute
simple, sans mêlange quelconque, étant spirituelle et intelligible:
Voilà pourquoi ils ne montrent que une seule fois ces habillements-là,
et au demeurant les resserrent et les gardent étroitement, sans les
laisser voir ni toucher, là où au contraire ils usent souvent de ceux
d'Isis, pource que les choses sensibles sont en usage, et les a l'on
toujours entre les mains, et d'autant qu'elles sont sujettes à
plusieurs altérations, on les déploye et regarde l'on à plusieurs fois.
Mais l'intelligence de ce qui est spirituel et intellectuel, pur, et
simple, et saint, reluisant comme un éclair, ne se donne à toucher et
regarder à l'âme que une seule fois. Voilà pourquoi Platon et Aristote
appellent cette partie de la philosophie Epoptique, comme qui dirait
visive ou visible, pource que ceux qui ont passé avec le discours de la
raison toutes les matières sujettes à opinions mêlées et variables,
sautent finablement à la contemplation de ce premier principe-là,
simple et qui n'a rien de materiel, et depuis qu'ils ont pu un peu
attaindre la pure vérité d'icelui, ils estiment que la philosophie
achevée a attainct le dernier but de sa perfection. Et ce que les
prêtres maintenant ont horreur de montrer, et qu'ils tiennent couvert
et caché avec si grand soin et diligence, ne le montrant seulement que
à cachetes en passant, que ce Dieu commande et regne sur les trêpassés,
qui n'est autre Dieu que celui qui s'appelle Ades, en langage Grec, et
Pluton: le commun peuple n'entendant pas comment cela est vrai, s'en
trouble, trouvant cela étrange que le saint et sacré Osiris habite
dedans la terre, ou sous la terre, là où sont cachés les corps de ceux
que l'on estime être venus à leur fin. Mais lui au contraire est bien
loin de la terre, sans macule, sans tache ni pollution quelconque, pur
et net de toute substance qui peut admettre aucune mort, ni aucune
corruption. Mais les âmes des hommes, pendant qu'elles sont ici bas
envelopées de corps et de passions, ne peuvent avoir aucune
participation de Dieu, sinon d'autant qu'ils en peuvent attaindre de
l'intelligence par l'étude de la philosophie, comme un obscur songe:
mais quand elles seront délivrées de ces liens, et passées en ce
lieu-là saint, où il n'y a passion aucune, ni force quelconque
passible, alors ce même Dieu est leur conducteur et leur Roi,
s'attachants le plus qu'il leur est possible à lui, et contemplants
insatiablement, et désirants celle <p 335r> beauté qu'il n'est
possible de dire ni d'exprimer aux hommes, de laquelle, selon les
anciens contes, Isis fut jadis amoureuse, et l'ayant tant poursuivie
qu'elle en jouit, elle fut depuis remplie de toutes les choses belles
et bonnes, qui peuvent être engendrées en autrui. Voilà donc comment il
en va quant à cela, selon l'interpretation qui est plus convenable aux
hommes. Et s'il faut aussi parler des parfums que l'on y brûle par
chacun jour, selon que j'ai promis auparavant, il faut premièrement
supposer en son entendement, que les hommes ont accoutumé d'avoir
principalement en singulière recommandation les exercices qui
appartiennent à leur santé, mêmement és cérémonies de leur service
divin, en leurs sanctifications, et en leur vivre ordinaire, où il n'y
a pas moins d'égard à la santé qu'à la sancteté, car ils n'estiment pas
qu'il soit loisible ne bien séant de servir à l'essence qui est toute
pure, sans aucune tare ni pollution ou corruption quelconque, avec des
corps non plus que des âmes gâtés au dedans ou sujets à des maladies.
Et pour autant que l'air, duquel nous usons le plus souvent, et dedans
lequel nous sommes toujours, n'est pas toujours en semblable
disposition ni même température, ains la nuit s'épaissit, et comprime
le corps, et fait retirer l'âme en ne sais quelle tristesse et
soucieuse façon, comme étant obscurcie de brouillats et appesantie,
incontinent qu'ils sont levés ils encensent et allument de la resine,
pour nettoyer et purifier l'air par cette raréfaction et subtilisation,
en réveillant par même moyen les esprits qui en nos corps sont comme
languissants, et encore assoupis, par la force de cette odeur, laquelle
a je ne sais quoi de véhément, et qui bat les sens. Et puis sur le
midi, sentants que le Soleil attire de la terre, par son ardeur, grande
quantité de vapeur forte, ils allument alors de la myrrhe pour en
parfumer l'air, car la chaleur de ce parfum-là dissout et dissipe ce
qui est gros et espais et limonneux en l'air: même en temps de
pestilence les médecins pensent y remédier en faisant de grands feus,
ayants opinion que la flamme subtilise et raréfie l'air, ce qu'elle
fait encore mieux quand on y brûle des bois bien odorants, comme sont
les cyprés, les genévres, et les sapins. Voilà pourquoi l'on dit que le
médecin Acron, du temps de la grande pestilence à Athenes, acquit
grande réputation de ce qu'il ordonna, que l'on fît bon feu auprès des
malades de peste, car il en sauva par cela plusieurs: Acron médecin
fort ancien, devant Hippocrates, natif d'Agrigente en Sicile, premier
des Empiriques, fort recommandé par Empedocles. et Aristote écrit, que
les douces senteurs et bonnes odeurs des parfums, des fleurs, et des
prairies, ne servent pas moins à la santé, qu'au plaisir et à la
volupté, parce qu'elles détrempent et dissoluent avec leur chaleur et
suavité la substance du cerveau, qui de sa nature est froide, et comme
figée: et puis les Aegyptiens appellent le myrrhe Bal, qui signifie
autant comme deschassement de resverie, ce qui donne encore quelque
confirmation à notre dire. Et quant au parfum qui s'appelle Cyphi,
c'est une composition de seize ingredients, où il entre du miel et du
vin, des raisins de cabas, et du sourcher, de la resine et de la
myrrhe, de tribule et de seseli, de jonc odorant, de bitume, de la
mousse et du lacaphtum, et outre cela de deux sortes de grains de
genévre, du grand et du petit, du Cardamon et du calame: et les
composent ensemble non point à l'aventure, ainsi qu'il leur vient en
fantasie, ains lit-on des lettres sacrées aux parfumeurs cependant
qu'ils les mêlent ensemble. Et quant au nombre, encore qu'il soit carré
et fait d'un autre carré, et que seul entre les nombres également egaux
il face l'aire au dedans contenue égale aux unités de sa circonférence,
si ne faut-il pas penser qu'il face ni coopere rien en cela: mais
plusieurs des simples qui entrent en cette composition ayants vertus
aromatiques, rendent une douce haleine et une bonne vapeur, par
laquelle l'air s'altère, et le corps s'emouvant suavement et doucement
se prepare à reposer, et en prend une température attractive de
sommeil, en laschant et déliant les liens des ennuis et soucis du jour,
sans qu'il soit besoin d'ivresse pour les ôter, lissant et polissant la
partie imaginative du cerveau qui reçoit les songes, ne plus ne moins
que un <p 335v> miroir, et le rendant plus pur et plus net,
autant ou plus que les sons de la lyre et des instruments de musique,
desquels usaient les Pythagoriens devant que se mettre à dormir,
enchantants ainsi et entretenants la partie de l'âme irraisonnable, et
sujette aux passions: car les odeurs bien souvent suscitent et
réveillent le sentiment qui défaut, et au contraire aussi bien souvent
ils le rendent plus mousse, plus reposé et plus quoi, quand les
senteurs aromatiques sont épandues et semées par le corps pour leur
subtilité, ainsi comme aucuns médecins disent, que le dormir se forme
en nous, c'est à savoir, quand la vapeur de la viande que nous avons
prise, venant à ramper tout doucement au long des parties nobles, par
manière de dire, les chattouille. Ils usent aussi de cette composition
de Cyphi en breuvage, car ils tienent qu'en le buvant il purge et lâche
le ventre: mais sans cela, la resine est ouvrage du Soleil, et cueille
l'on la myrrhe à la Lune, des arbres qui la pleurent: mais des simples
qui composent le Cyphi, il y en a qui aiment mieux la nuit, comme ceux
qui sont nourris des vents froids, des ombrages, des rosées et
humidités: car la clarté et lumière du jour est une, et simple: et dit
Pindare, que l'on voit le Soleil à travers l'air solitaire, là où l'air
de la nuit est une composition et mêlange de plusieurs lumières et
plusieurs puissances, comme plusieurs semences confluentes de plusieurs
astres en un même corps: et pourtant à bon droit brûlent ils ces
parfums-là, qui sont simples, le jour, comme ceux qui sont engendrés
par la vertu du Soleil: et ceux-ci, comme étant mêlés et de toutes
sortes de diverses qualités, ils les allument sur le commencement de la
nuit.
XLVII. Des Oracles qui ont cessé, et pourquoi.
ON fait un conte, ami Tèrentius Priscus, que jadis des Aigles, ou des
Cygnes, volants des extrémités opposites de la terre vers le milieu
d'icele, s'entrerencontrèrent les uns les autres au lieu où est bâti le
temple d'Apollo Pythien, à l'endroit qui s'appelle, le Nombril: Et que
quelque temps depuis Epimenides le Phaestien voulant savoir si ce conte
était véritable, demanda à l'oracle d'Apollo, où était le milieu et le
nombril de la terre: qui lui rendit une réponse ambigue et incertaine,
de sorte que l'on n'y pouvait rien entendre: à raison dequoi il composa
ces vers,
Il n'y a point de nombril en la mer,
ni en la terre, et ne faut présumer,
S'il y en a, qu'homme en ait connaissance:
Il n'est connu qu'à la divine essence.
ainsi châtia Apollo bien à propos ce curieux-là, qui voulait éprouver
une vieille fable comme une peinture, en la touchant du doigt. Mais de
notre temps, un peu avant la fête des jeux Pythiques qui furent
celebrés durant le magistrat de Callistratus, il y eut deux saints
personnages, qui venants des bouts contraires de la terre
s'entrerencontrèrent ensemble en la ville de Delphes: l'un était
Demetrius le Grammairien, venant de l'Angleterre pour s'en retourner à
la ville de Tarse en Cilicie, dont il était natif: l'autre était
Cleombrotus Lacedaemonien, lequel avait longuement versé en Aegypte, et
en la province Troglodytique, et qui avait navigué fort avant dedans la
mer rouge, non pour traffiquer ne marchander, mais pour désir de voir
et d'apprendre toujours quelque chose de nouveau: car ayant dequoi
suffisamment, et ne se souciant pas beaucoup d'amasser des biens plus
qu'il ne lui en fallait, <p 336r> il employait son loisir à aller
ainsi voir le monde, et en recueillait une histoire, comme une matière
de philosophie, qui a pour son but et sa fin, la Theologie, ainsi qu'il
l'appellait. cettui ayant naguères été au temple et oracle de Jupiter
Ammon, montrait ne s'émerveiller pas grandement de chose qu'il y eût
vue, mais il nous racontait un propos, qu'il disait avoir entendu des
prêtres du temple, touchant la lampes qui jamais n'éteint, bien digne
d'être de près considéré: c'est qu'ils disaient, que d'année en année
il se consumait moins d'huile, et que de là ils conjecturaient, qu'il y
avait inégalité entre les années, qui faisait que la suivante était
toujours de plus courte durée que la précédente, pource qu'il était
vraisemblable, puis qu'il se consumait moins d'huile, qu'il y eût aussi
moins de temps. Tous les assistants trouvèrent ce propos fort étrange.
Et Demetrius entre les autres dit, que c'était une moquerie de vouloir
rechercher la connaissance de choses si hautes et si grandes par de si
petites: ce qui ne serait pas peindre le Lion, ainsi que disait
Alcaeus, à l'estimation des ongles, ains voulait remuer le ciel
ensemble, et tout le monde, à la conjecture d'une mesche et d'une lampe
seulement, et renverser de fond en comble tous les arts mathematiques.
Ne l'un ne l'autre, répondit adonc Cleombrotus, n'émouverait ces
hommes-là de rien: car premièrement ils ne céderaient jamais aux
Mathematiciens en certitude de probations, pource qu'il est bien plus
aisé que les Mathematiciens se trompent en la precision du temps,
observants des mouvements et révolutions, qui sont si éloignées d'eux,
que non pas eux en la mesure de l'huile qu'ils observent
continuellement, et qu'ils remarquent diligemment, pource qu'ils la
trouvent étrange et contre tout discours de raison. Et au reste,
Demetrius, ne vouloir concéder que petites choses soient souvent signes
et indices de grandes, serait faire grand prejudice à beaucoup d'arts,
attendu que ce leur serait ôter les preuves de beaucoup de conclusions
et plusieurs prédictions. Et néanmoins vous autres mêmes Grammairiens
voulez verifier une chose qui n'est pas petite, que les demi-dieux et
princes, qui étaient à la guerre de Troie, rasaient leur poil avec le
rasoir, parce que vous trouvez en Homere ce mot de rasoir: Au troisiéme
de l'Odyssée. Et semblablement qu'ils prétaient argent à usure, pource
qu'il dit en un passage,
La dette n'est petite ni récente,
Et tous les jours de plus en plus augmente:
voulants dire qu'en ce lieu-là le mot Grec, Opheleisthai, signifie
s'augmenter. Et puis d'autant qu'en plusieurs lieux il appelle la nuit
Thoen, c'est à dire vite et aigue, vous vous attachez fort
affectionneement à ce mot-là, disants qu'il a voulu donner à entendre
que l'ombre de la terre, qui est ronde comme une boule, se va
aboutissant en pointe, comme fait le corps d'une Pyramide. Et qui sera
celui qui niant que petites choses ne puissent être signes et preuves
de grandes, approuve ce que la médecine enseigne, que quand il y a
multitude d'araignées, c'est un prognostique d'un été qui doit être
pestilent: et semblablement aussi, quand à la primevère les feuilles de
figuier sont aussi grandes que le pied d'une corneille, il est saison
de naviger? Et qui pourra souffrir que l'on mesure la grandeur du corps
du Soleil aux clepsydres et horologes à eau, avec une quarte ou une
pinte d'eau, ou qu'une tablette en forme de thuile faisant un angle
aigu sur un plan à niveau, montre la hauteur du Pole qui toujours nous
apparait par-dessus l'orizon? C'est un instrument de Mathematique, pour
trouver la hauteur du Pole. Voilà ce que disent les prêtres de par
dela, pourtant faut il que nous alléguions d'autres raisons contre eux,
si nous voulons maintenir le cours du Soleil ferme et invariable, ainsi
comme nous le tenons par deçà. Non pas du Soleil seulement, s'écria
adonc tout haut le philosophe Ammonius qui était présent, mais aussi de
tout le ciel entièrement: car il sera force forcée, que son passage,
qu'il fait depuis l'un des tropiques jusques à l'autre, soit
nécessairement racourci, et qu'il ne mesure pas une si grande partie de
l'orison comme les Mathematiciens le mettent, ains deviene <p
336v> plus court, parce que la partie australe s'approchera toujours
de la Septentrionale, dont il adviendrait conséquemment que l'été nous
en serait plus bref, et la température de l'air par conséquent aussi
plus froide, parce qu'il tournerait plus en dedans, et atteindrait de
plus grands paralleles et cercles équidistants és points de ses
réversions, qui sont au plus grand jour d'été, et au plus court
d'hiver. davantage il s'ensuivrait aussi, que les aiguilles dressées en
la ville de Syene, ne seraient plus sans ombre au jour du solstice
d'été, et que plusieurs des estoiles fixes seraient courrues les unes
sous les autres, ou qu'elles s'entretoucheraient et confondraient
pêle-mêle à faute d'espace. Et s'ils veulent dire que tous les autres
corps célestes demeurent en leurs cours et mouvements ordinaires, sans
aucun changement, ils ne sauraient alléguer cause aucune qui pût haster
le mouvement seul de celui-là, entre tant d'autres qu'il y a, et si
troubleront et confondront plusieurs évidentes apparences qui se
montrent clairement à nos yeux, et mêmement celles de la Lune, du tout,
tellement qu'il ne serait point de besoin d'observer ces mesures
d'huile, pour connaître la diversité des années, parce que les Eclipses
les montreraient assez s'il y en avait, d'autant que le Soleil se
rencontre assez souvent avec la Lune, et la Lune assez souvent tombe en
l'ombre de la terre réciproquement: et n'est jà besoin de déployer plus
avant la fausseté de ce propos-là. Voire-mais, dit Cleombrotus, j'ai
moi même vu la mesure de l'huile, car ils en montraient de plusieurs
années, mais celle de la présente était de beaucoup plus petite que
celle des bien anciennes. Ammonius répliquant derechef: Et comment
est-ce que les autres hommes qui adorent aussi le feu inextinguible, et
chez lesquels on le garde depuis une suite d'ans par manière de dire
infinie, ne s'en sont aussi bien aperçus? Et quand bien on voudrait
supposer que ce propos là fut véritable, ne vaudrait-il pas mieux en
attribuer la cause à quelque froideur, ou à quelque humidité de l'air,
ou au contraire à quelque sécheresse et chaleur, par lesquelles étant
le feu elangouré n'aurait pas eu besoin de tant de nourriture, ni n'en
aurait pas peu tant consumer? Car j'ai souvent ouï dire, qu'en hiver le
feu brûle beaucoup mieux, étant plus fort pour être étreint et resserré
en soi-même par la froideur, là où és grandes chaleurs et sécheresses
il s'affoiblist, demeurant lâche et rare sans aucune vehemence, et si
on l'allume au Soleil il en opere moins, se prenant plus lâchement au
bois et le consumant plus lentement. Mais encore plus justement en
pourrait-on attribuer la cause à l'huile même, car il n'est pas sans
apparence de dire qu'ancienement l'huile était de moindre nourriture et
plus eueuse, comme étant produite de jeunes oliviers, et depuis ayant
été mieux cuitte en oliviers entiers et parfaits, et étant plus pressée
en égale quantité, elle ait eu plus de force, et ait mieux nourri et
entretenu le feu. Voila comment il fallait sauver la supposition de ces
prêtres Ammoniens, bien qu'elle soit étrange et merveilleusement
extravagante. Après qu'Ammonius eut achevé son propos, Mais plutôt,
dis-je, Cleombrotus, je te prie conte nous un peu de l'oracle: car il y
a de toute ancieneté toujours eu grand apport et grande opinion de
divinité en ce lieu-là, jusques à maintenant qu'il semble que cette
réputation-là se va fort passant. Et comme Cleombrotus ne répondît rien
à cela, et regardât contre bas, Demetrius prit la parole, disant, Il
n'est jà besoin d'enquérir et demander des oracles de par dela, vu que
nous voyons le definement, ou pour mieux dire, l'entier anéantissement
de tous ceux de par deçà, excepté d'un ou de deux, et serait plus à
propos de rechercher la cause pour laquelle ils sont ainsi défaillis.
Car quel besoin est-il de discourir des autres, vu que la Boeoce même
qui soûlait anciennement être resonnante de plusieurs oracles, en est
de présent toute tarie comme de fontaines, et y a maintenant une grande
sécheresse et défaut d'oracles? Car il n'y a aujourd'hui lieu aucun en
toute la Boeoce où l'on sût puiser un seul oracle, si ce n'est en la
ville de <p 337r> Lebadie seule, tous les autres lieux sont
devenus muets, ou de tout point délaissés: et néanmoins du temps des
guerres contre les Perses l'oracle de Ptous Apollo était en réputation,
et celui d'Amphiaraus autant, car l'un et l'autre fut lors éprouvé:
celui de Ptous Apollo quand le prêtre, qui avait toujours accoutumé de
répondre et rendre les oracles en langue Grecque, répondit à celui qui
y était envoyé de la part des Barbares en langue barbaresque, de sorte
que nul des assistants n'en entendit pas un mot, donnant cette
inspiration taisiblement à entendre, qu'il n'est pas loisible ni permis
aux Barbares d'avoir la langue Grecque servante à leur commandemens. Et
quant à celui d'Amphiaraus, le serviteur qui y fut envoyé s'étant
endormi dedans le sanctuaire, pensa premièrement en songeant voir et
ouïr le ministre du Dieu qui le chassait de parole, et lui commandait
de sortir hors du temple, disant que son Dieu n'y était pas, et puis
qu'il le poussa avec les deux mains, et finablement voyant qu'il
s'arrêtait encore, qu'il prit une grosse pierre et lui en donna par la
tête: et tout cela n'était que prédiction et dénonciation de ce qui
devait advenir: car Mardonius fut depuis défait par Pausanias qui
n'était pas Roi, ains seulement tuteur du Roi de Lacedaemone, et son
Lieutenant, commandant pour lors à l'armée des Grecs, et fut assommé et
porté par terre d'un coup de pierre, ainsi comme le serviteur Lydien
pensa avoir été frappé en dormant. Semblablement aussi florissait adonc
l'oracle qui était auprès de Tegyres, là où l'on tient qu'Apollo même
nasquit: et de fait il y a deux ruisseaux qui coulent alentour, dont
l'un s'appelle la Palme, et l'autre l'Olive, comme l'on dit. En cet
oracle, du temps des guerres Medoises contre les Perses, étant lors
prophète Echecrates, le Dieu Apollo répondit par sa bouche, que
l'honneur et la victoire de cette guerre demeurerait aux Grecs. Et
durant le guerre Peloponesiaque, les Deliens ayants été dechassés de
leur Île, il leur fut rapporté un oracle de Delphes, par lequel il leur
était mandé de chercher et trouver le lieu où Apollo avait été né, et
là y faire quelques certains sacrifices: dequoi eux s'émerveillans, et
demandants si Apollo était né ailleurs que chez eux, la prophètisse
Pythie leur dit davantage, qu'une Corneille leur dirait l'endroit. Ces
députés des Deliens en s'en retournant passèrent d'aventure par la
ville de Chaeronée, là où ils ouïrent l'hostelliere devisant avec
quelques étrangers passants de l'oracle de Tegyres, auquel ils
voulaient aller, et leur propos fini, entendirent comme ces étrangers
prenants congé lui dirent, A dieu dame Corneille: et ainsi comprenants
ce que voulait dire la réponse de la prophètisse Pythie, et ayants fait
leurs sacrifices à Tegyres, eurent la grâce d'être bientôt après remis
et restitués en leur pays. Encore y a-il eu d'autres plus récentes
apparitions de ces oracles-là, que celles que nous avons alléguées, et
maintenant ils ont de tout point cessé, tellement qu'il ne serait pas
mal à propos, attendu que nous sommes chez Apollo Pythien, de
rechercher la cause de telle mutation. Au demeurant nous étions déjà
devant les portes de la salle des Gnidiens venants du temple, parquoi
entrants dedans, nous y trouvasmes les amis devers lesquels nous
venions, assis en nous attendant: tous les autres étaient de loisir
sans rien faire, pour l'heure qu'il était du jour, sinon que regarder
ou frotter d'huile les champions de lutte qui s'exercitaient: si se
prit Demetrius en se riant à leur dire,
Dirai-je vrai, ou si je mentirai?
Il me semble à vous voir, que vous n'avez pas entre vous propos qui
soit de guères grande conséquence, car je vous vois assis fort à votre
aise, et semble bien à vos visages rians, que vous n'avez pas grands
pensemens. Il est vrai, répliqua lors Heracleon le Megarien, que nous
ne disputons pas, à savoir si ce verbe Ballo en son futur perd l'une de
ses ll. ni de quel mot positif ou primitif sont formés et derivés <p
337v> ces deux comparatifs, chiron et beltion, et ces deux
superlatifs chiriston et beltiston: car ces questions-là, et autres
semblables, sont celles qui font rider et froncer les visages: mais au
reste on peut bien disputer de toutes autres questions de philosophie,
sans se froncer le sourcil, et en discourir tout doucement, sans avoir
un regard furieux, ni se courroucer aux assistants. Recevez nous
doncques, dit Demetrius, en votre compagnie, et quand et nous le propos
qui s'est naguères émeu entre nous, lequel est bien convenable à ce
lieu ici, et qui pour le regard du Dieu appartient bien à tous tant que
nous sommes; mais avisez bien, que pour cela vous ne ridiez ni ne
fronciez point vos visages. Après doncques que nous fûmes assis
pêle-mêle les uns parmi les autres, et que Demetrius eut proposé la
question de laquelle nous devisions, Didymus le philosophe Cynique,
surnommé Planetiades, se dressant sur ses pieds, après avoir frappé
deux ou trois coups de son bâton contre terre s'écria disant, Ô Dieux Ô
Dieux, vous nous apportez une question bien malaisée à soudre, et qui a
besoin d'une longue et profonde inquisition: car c'est bien grande
merveille, si tant de méchanceté étant aujourd'hui épandue par le
monde, non seulement honte et honneur ont abandonné la vie humaine,
ainsi comme nous avait prophètisé Hesiode, mais aussi la providence des
Dieux, ayant emporté quand et elle tout tant qu'il y avait d'oracles au
monde. Mais au contraire je vous propose une autre demande à discourir,
Comment plutôt ils ne sont pieça tous faillis, et comment Hercules, ou
quelque autre des Dieux, long temps y a n'a soustrait la machine à
trois pieds, qui est ordinairement remplie de si vilaines et de si
sacrileges demandes que l'on y propose à Apollo. Les uns comme s'ils
voulaient éprouver un Sophiste, les autres l'interrogeants de quelques
thresors cachés, de successions à advenir, de mariages clandestins:
tellement que Pythagoras est par là manifestement convaincu de
mensonge, qui a dit, que les hommes sont alors les plus gens de bien,
quand il se présentent devant les Dieux: car ce qui serait honnête de
cacher et couvrir en la présence seulement d'un personnage ancien,
touchant les plus ordes maladies et passions de l'âme, ils l'apportent
à découvert et tout à nud devant Apollo. Et comme il voulût encore
poursuivre ce propos, Heracleon le tira par sa robe, et moi qui étais
plus son familier que nul autre de la compagnie, lui dis: Cesse, ami
Planetiades, d'irriter Apollo contre toi, car il est âpre et colère, et
non pas gracieux, mais comme dit Pindare,
Les humains injustement
Le jugent doux et clement.
soit que ce soit le Soleil, ou bien le maître du soleil, ou son père,
étant par-dessus toute nature visible, il n'est pas vraisemblable qu'il
desdaigne de parler plus aux hommes du temps présent, ausquels il est
cause de naissance et de nourriture, de l'être, et de l'entendre: ni
n'est pas croiable que la providence divine, qui comme une bonne et
charitable mère produit et conserve toutes choses pour notre usage, se
montre maligne en la seule divination, et tienne son courroux contre
nous, ni qu'elle la nous ait ôtée, nous l'ayant au commencement donnée,
comme si lors qu'il y avait des oracles en toutes les parties du monde,
en plus grande tourbe d'hommes, le plus grand nombre n'était pas
toujours des méchants. Durant les jeux Olympiques et Pythiques, il y
avait trêves en guerre ouverte. Parquoi faisants trêves Pythiques avec
le vice et la méchanceté que tu as toujours accoutumé de châtier de
paroles, sied toi ici auprès de nous, pour chercher avec nous quelque
autre occasion de cette cessation et eclipsement d'oracles, et
cependant garde toujours Dieu propice et maintien qu'il ne se courrouce
point. Ces miennes paroles eurent tant d'efficace, que Planetiades s'en
alla sans mot dire ne répliquer. Ainsi étant la compagnie demeurée en
repos et silence pour un espace de temps, Ammonius adressant à moi sa
parole: Je te prie (dit-il) Lamprias, pren garde à ce que nous faisons,
et <p 338r> considère un peu de près ce que nous disons, afin que
nous n'ôtions point du tout à Dieu la cause de ce que ces oracles sont
faillis: car celui qui en attribue la cessation à quelque autre cause
qu'à la volonté et ordonnance de Dieu, il donne occasion de soupçonner
aussi qu'il pense, qu'ils n'aient jamais été ni ne soient encore à
présent par sa disposition, mais par quelque autre moyen: car il n'y a
point d'autre plus noble ni plus forte et plus excellente cause et
puissance, qui pût détruire et abolir la divination, si elle était
oeuvre de Dieu. Et quant au discours de Planetiades, il ne me revient
point, tant pour autres causes que pour un inégalité et inconstnce
qu'il met en Dieu: car il le fait tantôt rejetant et detestant le vice,
et tantôt l'admettant et le recevant, ne plus ne moins que un Roi, ou
un tyran plutôt, qui par une porte chasserait les méchants, et par une
autres les recevrait, et negocierait avec eux. Mais comme ainsi soit
que le plus grand ouvrage qui saurait être, qui n'est en rien superflu,
ains en tout et par tout accompli, et ne désirant rien d'ailleurs, est
celui qui convient le mieux à la dignité des Dieux, en supposant ce
principe et ce fondement-là, , on pourrait à mon avis dire, que de
cette rarité et faute d'hommes commune, que les séditions et guerres
passées ont aujourd'hui apportée par tout le monde, la Grèce en a senti
la plus grande partie, tellement qu'à grande peine pourrait-elle
aujourd'hui faire tout ensemble trois mille hommes de guerre, que la
seule cité de Megares envois jadis à la bataille de Platées. Parquoi si
Dieu délaisse aujourd'hui plusieurs oracles qui anciennement soûlaient
être fréquentés, qui dira que cela ne montre autre chose, sinon que la
Grèce est maintenant fort déshabituée et dépeuplée, auprès de ce
qu'elle était anciennement, je lui pourrais suffisamment fournir dequoi
en discourir: car à qui profiterait maintenant, et de quel bien serait
cause l'oracle qui jadius soûlait être à Tegyres ou à Ptoum, là où en
tout un jour à peine pourriez vous rencontrer un seul homme gardant les
bêtes? Car on trouve même par écrit, que ce siege de divination où nous
sommes, qui est et d'antiquité le plus vieux, et de réputation le plus
noble et plus renommé de toute la Grèce, fut jadis longuement desert et
inaccessible, pour le danger d'une male bête venimeuse qui y repairait,
c'était un Dragon: mais ceux qui écrivent cela ne prennent pas bien la
cessation de l'oracle, comme il faut, ains tout au rebours: car ce fut
la solitude qui y attira le Dragon, plutôt que le Dragon y ait fait la
Solitude. Depuis quand il a pleu à dieu, la Grèce s'est fortifiée de
villes, et le lieu s'est rempli d'hommes, et lors ils usèrent de deux
femmes prophètisses, qui l'une après l'autre descendaient dedans le
trou, encore y en avait-il une tierce choisie pour secours, si besoin
en était, et maintenant il n'y en a plus qu'une, et néanmoins nous ne
nous en plaignons point, pource qu'une seule suffit: par ainsi ne
faut-il point accuser Dieu, car ce qu'il y a aujourd'hui en être de
divination fournit et suffit assez à tous, et renvoye contents ceux qui
viennent, ayants réponse à tout ce qu'ils sauraient demander. Tout
ainsi doncques comme en Homere, Agamemnon jadis avait neuf heraults, et
encore à peine pouvait-il contenir l'assemblée des Grecs, pour le grand
nombre qu'il y en avait, et maintenant vous verrez dedans peu de jours,
que la voix d'un seul homme fournira à se faire ouïr de tous ceux qui
seront dedans le Theatre: aussi faut-il penser, que la divination
parlait lors par plus d'organes et de voix, pource qu'il y avait plus
grande multitude d'hommes: plutôt aucontraire faudrait-il trouver
étrange, si Dieu laissait répandre et couler en vain, comme de l'eau la
divination prophètique, et resonner par tout, ne plus ne moins qu'aux
champs nous voyons que les rochers des montaignes retentisent à la
voix, et au bélement des troupeaux paissans. Ammonius ayant dit ces
paroles, et moi n'y répondant rien, Cleombrotus prit la parole, en
s'adressant à moi: As tu doncques jà confessé, dit-il, que c'est Dieu
qui fait et qui défait aussi les oracles? Non <p 338v> pas moi,
dis-je, car je maintiens, que Dieu ne fut oncques cause d'ôter ni
d'abolir oracle ni divination quelconque: ains au contraire, au lieu
que lui produit et prepare plusieurs choses pour notre usage, la nature
y améne la corruption, et quelquefois la privation du tout: ou, pour
mieux dire, la matière, qui est la privation elle-même s'enfuit bien
souvent, et dissout ce qu'une plus excellent cause qu'elle avait
composé, ainsi estime-je qu'il y a quelques autres causes, qui
obscurcissent ou qui amortissent du tout ces puissances-là
divinatrices, comme ainsi soit que Dieu donne bien aux hommes plusieurs
choses belles et bonnes, mais rien de perdurable immortellement, de
sorte que les dons mêmes des Dieux meurent, mais non pas eux, comme dit
Sophocles: et faut bien que les Philosophes naturels, exercités en la
connaissance de la nature et de la matière première, en enquirent, et
recherchent la substance, la proprieté et la puissance, mais qu'ils en
laissent l'origine et cause primitive à Dieu, comme il est juste et
raisonnable. Car ce serait chose trop sotte et peurile, de cuider que
Dieu lui-même, comme les esprits parlants de dedans le creux du ventre,
que l'on appellait anciennement Eurycles, et maintenant Pythons, entrât
dedans les corps des prophètes, et qu'il parlât par leur bouche, se
servant de leurs langues et de leurs voix, comme d'outils et instrumens
à parler: car celui qui entremêle ainsi Dieu parmi les negoces des
hommes, n'a pas le respect qu'il doit à sa majesté, ni ne lui conserve
pas la dignité et la grandeur de sa puissance et vertu. Cleombrotus
adonc prenant la parole, Tu dis bien vrai, dit-il, mais d'autant qu'il
est malaisé de comprendre et de définir, comment et jusques à quel
point il faut employer cette providence divine, il me semble que ceux
qui veulent simplement que Dieu ne soit cause de rien du monde, et ceux
qui le font autheur de tout entièrement, ne tiennent point le moyen
qu'il faut tenir, et ne touchent pas au point du devoir et de la
vérité. Mais comme ceux-là disent très bien, qui tiennent que Platon
ayant inventé cet element, sur lequel naissent et s'engendrent les
qualités que l'on appelle tantôt la matière première, et tantôt la
nature, a délivré les philosophes de plusieurs grandes difficultés:
aussi me semble-il que ceux qui ont mis l'espèce des Démons, entre
celle des Dieux et celle des hommes, ont resolu encore plus de doutes
et de difficultés, et de plus grandes, ayants trouvé le lien qui
conjoint et tient ensemble, par manière de dire, notre societé et
communication avec eux, soit que ce propos et cette opinion soit venue
des anciens Mages, et de Zoroastres, ou bien de la Thrace et d'Orpheus,
ou bien de l'Aegypte, ou de la Phrygie, comme nous conjecturons à voir
les sacrifices qui se font en l'un et l'autre pays, là où parmi leurs
saintes et divines cérémonies il semble qu'il y ait quelques signes de
deuil et de mortalité mêlés parmi. Et quant aux Grecs, Homere a usé
indifférentement de ces deux noms, appellant aucunefois les Dieux
Démons, et les Démons Dieux. Mais Hesiode a le premier purement et
distinctement mis quatres genres de natures raisonnables, les Dieux,
les Démons plusieurs en nombre et bons, les demi-Dieux, et les hommes,
car les Heroïques sont nombrés entre les demi-Dieux. Les autres disent,
qu'il se fait mutation des corps aussi bien que des âmes, ne plus ne
moins que l'on voit que de la terre s'engendre l'eau, de l'eau
s'engendre l'air, et de l'air le feu, tendant toujours la nature et la
substance contre-mont: aussi les bonnes âmes prennent toujours
mutation, se tournants d'hommes en demi-Dieux, et de demi-Dieux en
Démons, et de Démons bien peu et avec fort long espace de temps, après
être bien affinées et entièrement purifiées par la vertu, vienent à
participer de la Divinité: et y en a qui ne se peuvent pas contenir,
ains se laissent aller, et s'envelopent de rechef de corps mortels, où
ils vivent d'une vie sombre et obscure, comme d'une fumée: et quant à
Hesiode il estime que les Démons mêmes après certaines révolutions de
temps vienent à mourir: car parlant en la personne d'une <p 339r>
Naïde, il designe le temps auquel ils vienent à définir,
Neuf hommes vit la corneille criarde,
Le cerf autant quatre fois vif se garde,
Le corbeau noir si longuement vieillit,
Que de trois cerfs les vies il emplit,
Et le Phenix de neuf corbeaux égale
Les jours: mais vous progénie Royale
De Jupiter, Nymphes aux chefs plaisant,
De dix Phenix vous fournissez les ans.
Or ceux qui ne prennent pas bien ce que le poète a voulu entendre par
ce mot Genean, c'est à dire l'âge de l'homme, font monter cette somme
de temps à un grand nombre d'années, car ce n'est seulement que un an,
de manière que la somme totale ne vient à faire que neuf mille sept
cents et vingt ans, qui est la durée de la vie des Démons. Et y a
plusieurs des Mathematiciens qui la font plus courte que cela. Pindare
même ne la fait pas plus grande quand il dit, que les Nymphes ont la
destinée de leur vie égale aux arbres, et que c'est pour cela que l'on
les appelle Amadryades, pource qu'elles naissent et meurent avec les
chênes. Il parlait encore quand Demetrius, rompant son propos, prit la
parole, en disant: Comment est-il possible, Cleombrotus, que tu
soutiennes que un an ait été appelé par ce poète l'âge d'un homme? car
ce n'est la durée ni de la fleur de l'âge de l'homme, ni de sa
vieillesse, pource qu'il y a en cet endroit diverse leçon, d'autant que
les uns y lisent Hebonton, qui serait à dire florissans, et les autres
Geronton, qui signifierait vieillissans: [...] et ceux qui y lisent
florissans, y mettent l'âge de l'homme à trente ans, suivant l'opinion
d'Heraclitus, que c'est l'espace de temps dedans lequel un père qui a
engendré un fils le rend apte et propre à en engendre un autre: et ceux
qui y lisent vieillissans, attribuent à l'âge de l'homme cent et huict
ans, disant que cinquante et quatre ans sont justement la moytié de la
vie de l'homme, étant composé de l'unité des deux premiers nombres
plains, des deux quarrés et des deux cubiques, lesquels nombres Platon
même a pris à bâtir la génération de l'âme qu'il décrit: et semble que
le poète Hesiode par ces paroles-là couvertement ait voulu designer la
consommation du monde par feu, auquel temps il est vraisemblable que
les Nymphes avec toute humeur et liqueur periront,
Celles qui sont aux forêt demeurantes,
Sources des eaux et rivières courantes,
Ou par les prés de verdure vestus.
Et lors Cleombrotus, J'entends, dit-il, alléguer cela à plusieurs, et
vois bien que comme l'inflammation et l'embrazement des Stoïques à déjà
envahi les vers de Heraclitus et d'Orpheus, aussi va elle saisir ceux
d'Hesiode, en lui donnant une fausse et abusive interpretation aussi
bien qu'aux autres. Mais ni je ne puis supporter de ce definement du
monde, qu'ils mettent en avant, ni je n'estime pas qu'il soit possible
d'avoir remarqué ces vies des bêtes, et si pense que le nombre des ans
qu'ils vont sommans, mêment en la corneille et au cerf, est
excessivement extravagant: au demeurant l'année contenant en soi le
commencement et la fin de toutes choses que les saisons aménent, et que
la terre produit, pourrait à mon avis non impertinemment être appelée
l'âge de l'homme, car vous mêmes confessez qu'Hesiode en quelque
passage appelle la vie de l'homme genean: n'est-il pas ainsi? Demetrius
l'avoua. Mais aussi est-il bien certain, poursuivit Cleombrotus, que
bien souvent les vaisseaux qui mesurent s'appellent de même nom que les
choses mesurées, comme nous disons une chopine, un picotin, un
boisseau, une mine. Tout ainsi donc comme nous appellons l'unité
nombre, qui est la mesure et la moindre partie, et le commencement
<p 339v> de tout nombre: au cas pareil aussi a-il appelé l'année
l'âge de l'homme, pource que c'est la mesure avec laquelle on la
mesure: car les nombres que ces autres-là somment, n'ont aucune
singularité illustre ni célèbre en matière de nombres, mais la somme de
neuf mille sept cens et vingt, est composée des quatre premiers numbres
à commencer à un, assemblés ensemble et multipliés quatre fois, ou bien
dix fois quatre, car par l'une et l'autre mode il en vient quarante: et
ces quarante réduits en triangles par cinq fois, font la somme du
nombre dessus allégué: mais quant à cela il n'est point nécessaire d'en
entrer en altercation à l'encontre de Demetrius, car soit qu'il y ait
un court ou long temps, et certain ou incertain, auquel Hesiode fait
trêpasser l'âme d'un Démon, la vie d'un demi-Dieu: toujours sera-il
prouvé par lequel des deux il voudra, avec témoignages fort évidents et
anciens, qu'il y a des natures neutres et moyenes, comme és confins des
Dieux et des hommes, sujettes aux passions mortelles, et à recevoir
mutations et variations nécessaires, lesquelles natures, suivant la
tradition et l'exemple de nos prédécesseurs, il est raisonnable que
nous appellions Démons, et que nous les honorions. Auquel propos
Xenocrates l'un des familiers amis de Platon soûlait apporter l'exemple
des triangles qui y convenait fort bien, car il comparait celui des
triangles, qui a tous ses trois côtés et ses trois angles egaux, à la
nature divine et immortelle: celui qui les a tous trois inegaux, à la
nature humaine et mortelle: et celui qui en a deux egaux et un inégal,
et qui par ce moyen est en quelque chose égal, et en quelque chose
inégale, à la nature des Démons, laquelle a les passions et
perturbations de l'homme mortel, et la force et puissance semblable à
un Dieu. La nature même nous en a proposé des figures sensibles, et
similitudes en haut, c'est à savoir des Dieux, le Soleil et les
étoiles: des hommes mortels, les cometes, les lueurs nocturnes, les
brandons de feu volans, et étoiles tombantes, comme Euripide même les a
comparés quand il dit,
Naguere ayant de sa jeunesse attaint
La belle fleur, il a été éteint
Comme une étoile ardente, devolue
Du ciel en l'air, aussi tôt dissolue.
Et pour un corps mêlé représentant la nature des Démons, la Lune,
laquelle voyants être ainsi sujette à croître et à décroître, et à
disparoir, du tout, ils ont estimé être fort sortable et convenable à
la mutabilité du genre des Démons, et l'ont à cette cause aucuns
appelée astre terrestre: les autres terre olympique, c'est à dire
céleste, et les autres, l'heritage et possession de Proserpine céleste
et terrestre. Tout ainsi donques comme si quelqu'un ôtait du monde
l'air, et le soustrayait d'entre la Lune et la terre, il dissoudrait la
continuation et la composition de l'univers, en laissant au milieu une
place toute vide, sans liaison qui conjoignît les extrémités ensemble,
aussi ceux qui ôtent le genre des Démons, ils ôtent toute
communication, et toute conférence des Dieux avec les hommes, attendu
qu'ils ôtent la nature, laquelle sert de truchement et de messager
entre les deux, ainsi que dit Platon: ou bien ils nous contraignent de
confondre pêle-mêle, et de brouiller le tout ensemble, si nous venons à
mêler la divinité parmi les passions et actions humaines, et si nous
l'arrachons du ciel pour la faire entremettre des negoces et affaires
des hommes, ainsi que l'on dit, que les femmes de Thessalie tirent la
Lune hors du ciel, laquelle ruse de fiction trouva foi entre les
femmes, parce que Aglaonice fille de Agetor, comme l'on dit, étant
femme savante en Astrologie, donnait à entendre au vulgaire, et faisait
semblant d'user de quelques charmes et enchantements, par vertu
desquels elle arrachait la Lune du ciel. Mais quant à nous n'estimons
pas qu'il y ait aucuns oracles ne divinations sans quelque divinité, ni
ne prestons pas l'oreille à ceux qui disent que les Dieux ne se
soucient pas de sacrifices ni de services, et autres sacrées cérémonies
<p 340r> qu'on leur face: mais d'autre côté aussi, ne cuidons pas
que Dieu y soit présent, ne qu'il s'en entremette, ou qu'il s'y employe
lui-même en personne, ains commettant cela aux ministres des Dieux,
comme il est juste et licite, ne plus ne moins que si c'étaient leurs
commis et leurs greffiers, croyons que ce sont les Démons qui sont les
espies et écoutes des Dieux, allants par tout çà et là, les uns
contemplants et dirigeants les sacrifices et sacrées cérémonies que
l'on fait aux Dieux, les autres pour venger et punir les grandes et
outrageuses forfaitures et injustices des hommes. Il y en a encore
d'autres, à qui le poète Hesiode donne un fort vénérable nom, les
appellant
saints et donneurs de biens, car l'exercice
Propre leur est de ce Royal office.
comme nous baillant en passant à entendre, que le donner et faire des
biens est le propre office des Rois: car il y a différence de vertu
entre ces Démons, ne plus ne moins qu'il y en a entre les hommes, et y
en a aucuns desquels il demeure encore quelques petites reliques, mais
bien faibles et peu apparoissantes, de la partie de l'âme sensitive qui
n'est point raisonnable, comme un peu d'excrement et de superfluité
demeuré de reste, et d'autres en qui il en est demeuré beaucoup, et mal
aisé à assoupir et éteindre, dequoi nous voyons les marques et les
traces en plusieurs lieux empreintes et semées és sacrifices, fêtes et
cérémonies que l'on leur fait, et és contes que l'on en récite:
toutefois quant aux mystères et cérémonies secrètes, desquelles et à
travers lesquelles on peut plus clairement, que par nulle autre voie,
apparcevoir la vérité de la nature des Démons, je n'en parle point
quant à cela, et en aila bouche close, ainsi que parle Herodote: mais
au reste quant à certaines fêtes et sacrifices severes et tristes,
comme jours malencontreux, là où en quelques lieux on mange chair crue,
et la déchire-l'on à beaux ongles, ou és autres où l'on jeune, et se
bat-on la poitrine, et en plusieurs lieux où l'on dit de vilaines et
déshonnêtes paroles durant les sacrifices,
En se secouant de furie,
Avec forsenée crierie,
Le col et la tête croulants:
je n'estimerai jamais que cela se face pour aucun des Dieux, mais
plutôt dirai-je que c'est pour divertir, adoucir et appaiser l'ire et
la fureur de quelques Démons malings. Et n'est pas vraisemblable qu'il
y ait jamais eu Dieu qui ait requis et demandé qu'on lui sacrifiât des
hommes, comme l'on faisait ancienement, ou qui reçeût tels sacrifices
pour agréables: et n'est pas aussi pour néant, que des Rois et grands
princes baillent leurs propres enfants à immoler, ou bien que eux-mêmes
les immolent et sacrifient, ains faut croire que c'est pour détourner
ou pour appaiser le courroux et la rancune que quelques pervers et
malings esprits ont pour assouvir leurs violentes et tyranniques
amours, dont ils ne peuvent ou ne veulent jouir avec les corps ni par
les corps: ains comme Hercules assiegea la ville d'Oechalie pour avoir
une fille qui était dedans, aussi ces puissants et violents Démons-là
demandants quelque âme humaine, étant encore envelopée de son corps, et
n'en pouvant jouir à travers ce corps, aménent la pestilence, la famine
et sterilité de la terre aux villes, suscitent des guerres et des
séditions civiles, jusques à ce qu'ils vienent à avoir et à jouir de ce
qu'ils aiment. Les autres au contraire, comme il me souvient avoir
remarqué en Candie, où je me suis longuement tenu, qu'ils celebrent une
fête, en laquelle ils montrent la figure d'un homme sans tête, disants
que c'est Molus le père de Meriones, lequel ayant pris à force une
Nymphe, fut depuis trouvé sans tête. Et puis les ravissements de fils
ou de filles, les voyages lointains, les bannissements, les fuites et
cachements, les services que l'on dit et que l'on chante és fables et
hymnes des poètes, ne sont point passions ni accidents convenables aux
Dieux, ains aux Démons, <p 340v> dont on fait mention pour
celebrer leur vertu ou leur puissance: ni n'a pas Aeschylus entendu
d'un Dieu, quand il a dit,
saint Apollo de tout le ciel banni:
ni Admetus en Sophocles,
Mon coq chantant le menait à la meule:
et se fourvoyent grandement de la vérité les Theologiens de la ville de
Delphes, qui estiment que jamais il y ait eu en ce lieu combat d'Apollo
à l'encontre d'un serpent, pour la possession de l'oracle, et qui
souffrent que les poètes ou les orateurs en étrivant les uns contre les
autres, aillent jouer ou réciter de telles fables parmi les Theatres,
comme contredisants expressément, parce qu'ils composent, aux plus
saintes cérémonies de leurs sacrifices. En cet endroit Philippus se
trouvant fort ébahi (car l'historien Philippus était en la compagnie)
demanda, Et à quelles cérémonies divines est-ce que contredisent ceux
qui étrivent és théâtres les uns contre les autres? A celles-là,
dit-il, qui concernent l'oracle Delphique, et par lesquelles cette cité
depuis naguères ayant admis et reçeu en ses cérémonies et sacrifices
tous les Grecs, qui habitent deçà la vallée de Tempes, en a chassé et
exclus ceux qui sont habitants outre le pas des Thermopyles. Car la
tente de feuillées que l'on fait de neuf en neuf ans dedans l'aire du
temple, n'est pas la représentation du repaire et de la tesniere
ombrageuse du dragon, ains plutôt de la maison et habitation de quelque
tyran ou de quelque Roi, et l'assault que l'on lui donne par surprise
en silence par la porte que l'on appelle Dolonia: et ce que un peu
après l'on y améne un jeune garçon ayant père et mère, avec torches
ardentes que l'on jette le feu dedans la feuillée, et renverse l'on la
table par terre, et puis que ceux qui l'ont fait, s'enfuient à travers
les portes du temple, sans regarder derrière eux: et finablement la
fuite de ce garçon en divers lieux, qu'il est réduit en servitude: et
après tout les expiations et cérémonies de purification, qui se font en
la vallée de Tempes, me font soupçonner que cela représente quelque
notable malefice et hardie entreprise, ancienement advenue. Car c'est
une moquerie, mon bel ami, de dire qu'Apollo pour avoir tué le Dragon
ait été contraint de s'en fuir jusques aux extrémités de la Grèce, pour
en être rehabilité et purifié, et que là il ait fait quelques offrandes
et quelques effusions, comme font les hommes quand ils veulent appaiser
l'ire et le courroux des Démons, que nous appellons Alastoras et
Palamnaeos, c'est à dire poursuivants la punition et vengeance de
crimes si enormes que la mémoire en dure à jamais, ou bien de quelques
fort anciens fortfaitures. vrai est que le propos que j'ai autrefois
ouï raconter touchant cette fuite et cet absentement, est fort
merveilleux et étrange, mais s'il contient aussi quelque chose de
vérité, il ne faut pas que nous estimons que ce soit petite chose, ne
vulgaire et commune, que celle qui fut alors commise au lieu de
l'oracle. Toutefois de peur qu'il ne semble, que, comme dit Empedocles,
Je couse un bout d'une fable à un autre.
et que je ne suive pas un même sentier en mes propos, je vous prie
souffrés que je mette ici la fin convenable à mon premier discours, car
nous y sommes justement arrivés: et me permettez prendre la hardiesse
de dire ce que plusieurs devant moi ont dit, que quand les Démons, qui
sont ordonnés pour le gouvernement et superintendance des oracles et
divinations, vienent à défaillir, il est forcé aussi que les oracles
défaillent et perissent: et que quand ils s'enfuient, ou qu'ils passent
et s'en vont tenir ailleurs, il est forcé que les forces divinatrices
faillent en tels lieux: puis quand ils y retournent après un long
espace de temps, les lieux recommencent à parler ne plus ne moins que
les instruments de musique, quand ceux qui en savent jouer les manient
et les touchent. Après que Cleombrotus eut ainsi discouru, Heracleon se
prit à dire, Il n'y a personne en la compagnie qui soit infidele ni
mescreant, <p 341r> ou qui ait opinions touchant les Dieux qui ne
s'accordent avec les notres, mais toutefois donnons nous garde qu'en
nos discours nous ne fassions des suppositions erronées, et qui
pourraient donner de grands fondements à l'impieté. Tu parles bien, dit
Philippus, mais quel propos est ce qui t'a le plus offensé et
scandalisé en ce que Cleombrotus a supposé? Adonc Heracleon, Que ce ne
soient pas des Dieux qui president aux oracles, d'autant qu'il est
convenable de croire qu'ils soient exempts de toute entremise de choses
terrestres, et que ce soient plutôt des Démons ministres des Dieux, il
me semble que ce n'est point mal supposé: mais tout à coup d'aller
attribuer à ces Démons-là des crimes, forfaitures, calamités, erreurs
et inquietudes envoyés des Dieux, en tirant ces propos-là des vers
d'Empedocles, cela me semble un peu trop présomptueux et d'une audace
trop barbaresque. Et lors Cleombrotus demanda à Philippus, qui et d'où
était ce jeune homme-là: et après qu'il eut entendu son nom et son
pays, lui répondit: Nous n'ignorons pas non plus qu'un autre,
Heracleon, que ce que nous avons dit ne soit étrange, mais on ne
saurait discourir de grandes matières sans poser de grands fondements,
pour prouver une opinion vraisemblable: mais toymême ne t'avises pas,
que tu ôtes ce que tu concèdes: car tu confesses bien qu'il y a des
Démons, mais en voulant maintenir qu'il n'y en a point de méchants ni
de mortels, tu ne saurais plus soutenir qu'il y en ait: car en quoi
seront-ils différents des Dieux, si quand à leur essence ils l'ont
conjointe à l'immortalité, et quant à la vertu ils ne sont sujets à
aucunes passions ni à aucun péché? Heracleon pensant en soi-même, sans
mot dire, ce qu'il devait répondre à cela, Cleombrotus poursuivit,
disant: Et qui plus est, ce n'a pas été Empedocles seul qui a dit,
qu'il y avait de mauvais Démons, mais Platon même, et Xenocrates et
Chrysippus: et encore Democritus quand il souhaittait et priait qu'il
rencontrât des images heureuses, il donnait assez à entendre qu'il
croiait y en avoir d'autres perverses, et mauvaises, et qui ont de
mauvaises intentions, et de violentes affections. Et quant à ce qu'ils
soient mortels, j'en ai oui faire un conte à un personnage qui n'est
point éventé ni menteur, c'était Epitherses le père d'Aemylianus
l'orateur, que quelques-uns de vous à mon avis peuvent avoir ouï
declamer: cettui Epitherses était de la même ville que je suis, et
avait été mon maître en Grammaire, lequel contait que pour aller en
Italie il s'embarqua un voyage sur une navire chargée de plusieurs
marchandises, et de grand nombre de passagers: et disait que sur le
seoir le vent leur faillit auprès des Îles Echinades, et que leur
navire alla branlant tant qu'elle arriva près des Paxes, que la plupart
des passagers étaient veillans, et y en avait beaucoup qui buvaient
encore, achevants de souper, quand tout soudain on entendit une haute
voix venant de l'une de ces Îles de Paxes, qui appellait Thamos, si
fort, qu'il n'y eut celui de la compagnie, qui n'en demeurât tout
ébahi. Ce Thamos était un pilote Aegyptien, que peu de ceux qui étaient
en la nef connaissaient par son nom. Pour les deux premières fois qu'il
fut appelé, il ne répondit point, mais à la troisiéme, si: et lors
celui qui l'appellait renforçant sa voix, lui cria, que quand il serait
à l'endroit des basses, qu'il dénonçât, que le grand Pan était mort
Epitherses nous contait que tous ceux qui ouirent le cri de cette voix,
en demeurèrent fort émerveillés, et entrèrent là-dessus en dispute, à
savoir s'il serait bon de faire ce qu'il commandait, ou bien de ne s'en
entremettre point, ains le laisser là: finablement qu'ils resolurent
ainsi, que s'ils avaient bon vent, lors qu'ils passeraient par devant
ce lieu, que Thamos passât outre sans mot dire: mais si d'aventure il y
avait calme, et qu'il ne tirât point de vent, qu'il criât tout haut, ce
qu'il avait entendu. Quand ils furent à l'endroit de ces basses et
platins, il advint qu'il ne tirait ne vent ni haleine, et était la mer
fort platte: parquoi ce Thamos regardant de dessus la proue vers la
terre, dit tout haut ce qu'il avait entendu, que le grand Pan était
mort. Il n'eut <p 341v> pas plutôt achevé de dire, que l'on
entendit un grand bruit, non d'un seul, mais de plusieurs ensemble, qui
se lamentaient et s'ébahissaient tout ensemble: et pour autant que
plusieurs étaient présents, la nouvelle en fut incontinent épandue par
toute la ville de Rome, tellement que l'Empereur Tiberius Caesar envoya
querir ce Thamos, et ajouta tant de foi à son dire, qu'il fit enquérir
qui pouvait être ce Pan là, et que les hommes de lettres, qui étaient
en bon nombre autour de lui, furent d'opinion que ce devait être celui
qui était né de Penelopé et de Mercure: si y eut lors quelques-uns en
la compagnie qui témoignèrent l'avoir autrefois ouï dire au vieil
Aemylianus. Demetrius adonc conta, que alentour de l'Angleterre y a
plusieurs petites îles desertes, semées çà et là par la mer, que l'on
appelle au pays les Îles des Démons et des demi-Dieux, et que lui-même
par commandement de l'Empereur alla en la plus prochaine des desertes,
pour voir et enquérir ce que c'était, et trouva qu'il y avait peu
d'habitants, qui étaient tenus pour saints et inviolables par les
Anglois. Peu après qu'il y fut arrivé, il dit que l'air et le temps se
troubla merveilleusement, et se fit une terrible tempeste et orage de
vents et de tonnerres: laquelle étant à la fin cessée, il dit que les
insulaires lui assurèrent, que c'était quelqu'un de ces Démons et
demi-Dieux qui était decedé: car ainsi comme une lampe, disait il,
pendant qu'elle est allumée n'a rien qui offense personne, mais quand
elle vient à s'éteindre, elle rend une puanteur qui fâche ceux qui sont
alentour: aussi les grandes âmes, pendant qu'elles luisent, sont douces
et gracieuses, sans fâcher personne, mais quand elles viennent à
s'éteindre et à défaillir, elles émeuvent, comme lors, de grands orages
et de grandes tempestes, et bien souvent même infectent l'air de
maladies contagieuses. Ils disent davantage, qu'il y a l'une de ces
îles-là, où Saturne est detenu prisonnier par Briareus, qui le tient
lié de sommeil, et que l'on a inventé ce moyen-là de le tenir enchainé
en le faisant dormir, et qu'il y avait autour de lui plusieurs Démons
qui étaient ses vallets et ses serviteurs. Cleombrotus adonc prenant la
parole: Je pourrais, dit-il, aussi bien réciter plusieurs tels exemples
si je voulais, mais c'est assez que cela n'est point contraire, ni
n'apporte aucune opposition à l'encontre de ce que nous avons mis en
avant, combien que nous savons assez que les Stoïques ont la même
opinion des Démons que nous avons, et qu'ils tienent qu'en une si
grande multitude de Dieux que l'on tient, il n'y en a que un seul qui
soit éternel et immortel, et que tous les autres ont eu commencement
par naissance, et prendront fin par mort. Quand aux risées et moqueries
des Epicuriens, il ne les faut point craindre, attendu qu'ils ont bien
l'audace d'en user même contre la providence divine, l'appellants fable
et conte de vieilles: mais au contraire nous maintenons, que leur
infinité de mondes est véritablement une fable, de dire qu'entre les
mondes innumerables il n'y en ait pas un qui soit gouverné par raison
et providence divine, ains que tous ont été faits et se maintienent
fortuitement et casuellement. Et s'il est loisible de se rire et moquer
és discours de philosophie, plutôt faudrait il se moquer de ceux qui
tirent aux disputes des choses naturelles je ne sais quelles images
sourdes, aveugles et sans âmes, qui apparoissent par infinies
révolutions d'années aux survivans, et se proménent par tout, étant, ce
disent-ils, issues et découlées des corps, partie encore vivans, et
partie de ceux qui long temps y a sont ou brûlés ou pourris: c'est de
ceux-là qu'il se faudrait moquer, qui attirent des ombres et des
bourdes sottes és disputes de la nature: et cependant se courroucent,
et treuvent étrange si l'on dit qu'il y a des Démons, non seulement qui
apparoissent, mais aussi qui parlent et qui ont leur vie et leur être
de bien fort longue durée. Après que ces propos eurent été dits,
Ammonius parla disant: Il me semble que Cleombrotus a bien prononcé. Et
qui empêche que nous ne recevions sa sentence, laquelle est sainte et
très digne d'un philosophe? car si on la rejette, on sera contraint de
rejeter aussi <p 342r> et nier beaucoup de choses qui sont et qui
advienent, mais dont on ne saurait rendre raison certaine: et si on la
reçait, elle ne tire après elle conséquence de chose quelconque
impossible, ne qui ne soit en être. Mais quant à ce que j'ai ouï dire
aux Epicuriens seuls, à l'encontre des Démons qu'introduit Empedocles,
comme étant impossible qu'ils soient heureux et de longue vie, s'ils
sont mauvais et vicieux, d'autant que le vice de sa nature est aveugle,
et qui de soi-même se precipite ordinairement és périls et
inconvénients qui détruisent la vie, cela est une sotte opposition, car
par cette raison il faudrait qu'ils confessassent que Epicurus ait été
pire que Gorgias le Sophiste, et Metrodorus que Alexis le farceur et
joueur de Comoedies, car il vécut deux fait autant que Metrodorus, et
Gorgias vécut deux fois autant, et encore un tiers davantage
qu'Epicurus: mais autrement disons nous que la vertu est puissante, et
le vice débile, non pas pour l'entretènement, ou pour la dissolution du
corps en vie, attendu que nous voyons entre les animaux plusieurs qui
sont lourds et hebetés, et d'autres qui sont fort getifs et fort
lascifs, qui vivent plus longuement que ne font ceux qui sont plus
sages et plus esveillés: parquoi ils ne concluent pas bien de dire, que
la nature divine jouisse de l'immortalité, d'autant qu'elle sait eviter
et repousser les choses qui détruisent la vie, car il fallait qu'en la
nature de la divinité bienheureuse, ils missent une impassibilité de
n'être sujette à corruption ou altération quelconque, sans avoir besoin
d'aucune sollicitude de l'entretenir. Mais à l'aventure n'est-il pas
honnête de dire ne disputer contre ceux qui ne sont pas présents: et
pourtant sera-il meilleur que Cleombrotus reprenne le propos qu'il a
naguères laissé touchant la fuite et le passage des Démons de lieu à
autre. Voire-mais, dit Cleombrotus, ce sera bien merveille s'il ne vous
semble encore plus étrange et hors d'apparence de raison, que le
premier, combien qu'il semble être fondé en raison naturelle, et que
Platon lui-même en ait donné le commencement, non qu'il l'ait
absolument prononcé et affermé, mais par manière d'opinion douteuse en
ayant sous paroles couvertes jeté avec une crainte retenue quelque
conjecture en avant. Mais puis que la coupe des devis et des contes,
mêlés de toutes sortes, est servie sur table, et que à peine
pourrais-je jamais rencontrer de plus gracieux et plus faciles
auditeurs, pour faire passer une telle narration, ne plus ne moins que
de la monnayé étrangère, je ne feindrai point de vous faire le conte
que j'ai entendu d'un étranger, lequel après plusieurs allées et
venues, ayant bien cherement acheté et payé l'aventure de le
rencontrer, je trouvai à la fin, à toute peine, auprès de la mer rouge.
Il ne parlait aux hommes qu'une fois l'année, et le demeurant du temps
conversait, comme il disait, avec les Nymphes, Nomades, et avec les
Démons. Je parlai à lui, et me fit bon recueil; c'était le plus bel
homme de visage que je pense jamais avoir vu, non sujet à maladie
aucune, et prenait tous les mois une fois seulement le fruit de ne sais
quelle herbe medicinale amère, dont il vivait: il était exercité à
parler plusieurs langages, et parlait avec moi plus communément en
langue Dorique: son parler semblait presque un chant, et si tôt qu'il
ouvrait la bouche pour parler, tout l'environ de lui était rempli d'une
très suave odeur qui en sortait. Or quant à tout autre savoir et
connaissance de toutes histoires, il l'avait tout le long de l'an: mais
quant à la divination, elle lui était inspirée un seul jour en chaque
année, auquel il descendait sur le rivage de la mer, et là chantait et
predisait les choses à advenir aux Princes et Seigneurs de tout le
pays, ou aux secretaires des Rois, qui se trouvaient là à jour nommé,
et puis s'en retournaient. Ce personnage doncques attribuait la
divination aux Démons, et était bien aise d'ouïr ce que l'on raconte de
Delphes. Quant à ce que nous tenons de Bacchus;, et des sacrifices que
nous lui faisons, il en était tout informé, disant que c'étaient tous
grands accidents advenus aux Démons, et semblablement ce que l'on
raconte touchant le serpent <p 342v> Python, et disait que celui
qui l'avait tué n'en avait pas été banni pour dix ans, ni ne s'en était
pas fui en la vallée de Tempes, ains de tout ce monde, dont il serait
depuis retourné après neuf révolutions de la grande année, étant bien
purifié, nettoyé, et véritablement Phoebus, c'est à dire, clair et
luisant, aurait recouvré la superintendance de l'oracle Delphique,
lequel cependant avait été deposé en la garde de Themis. Autant en
disait-il de ce que l'on raconte des Typhons, et des Titans: car il
affermait que ce avait été des batailles de Démons contre Démons, et
des fuites et bannissements de ceux qui avaient été vaincus, ou bien
des punitions que les Dieux avaient faites de ceux qui avaient commis
de telles forfaitures que l'on raconte que Typhon commît à l'encontre
d'Osiris, et de Saturne à l'encontre du Ciel, desquels les honneurs
sont fort obscurcis ou du tout éteints, d'autant qu'ils sont passés en
un autre monde: car j'entends que les Solymiens, qui sont voisins des
Lyciens, honorent singulièrement Saturne, mais depuis qu'il eut occis
leurs princes, Arsalus, Dryus et Trosobius, il s'en fuit, et s'en alla
en quelque autre pays, car ils ne savent où, l'on ne fit plus conte de
lui, mais qu'ils appellèrent ces trois, Arsalus, Dryus, et Trosobius,
les Dieux severes, et de fait que tant en public qu'en privé les
Lyciens font encore leurs maledictions et execrations par eux.
Plusieurs autres exemples semblables peut-on tirer de ce que l'on
raconte des Dieux. Et si nous appellons aucuns de ces Démons des noms
des Dieux usités et ordinaires, il ne s'en faut point emerveiller,
disait ce personnage étranger, car ils sont bien-aises d'être appelés
des noms des Dieux dont ils dependent, et dont ils ont honneur et
puissance, comme entre les hommes, l'un est Jovial, l'autre Palladien,
l'autre Apollonien ou Bacchanal, ou Mercurial, et y en a qui sont bien
et convenablement nommés, encore que ce soit à l'aventure: mais la
plupart ont des denominations des Dieux qui ne leur convienent
aucunement, ains sont transposées. Ici Cleombrotus ayant fait pause,
son dire sembla merveilleux à toute la compagnie: et Heracleon lui
demanda, en quelle sorte c'était que cela touchait à Platon, et comment
c'était qu'il avait donné commencement à un tel propos. Cleombrotus lui
répondit, Tu fais bien de me le remettre en mémoire, c'est parce que
premièrement il rejeta toujours l'infinité des mondes: mais il a
toujours douté du nombre certain et precis, et concedant qu'il y avait
apparence au dire de ceux qui en mettaient cinq, un en chaque element,
il s'est tenu à un, et semble que cela soit propre à Platon, là où tous
les autres philosophes ont toujours fort redouté de recevoir et
admettre multitude de mondes, comme s'il était nécessaire que ceux qui
n'arrêtaient et ne terminaient pas la matière en un, ains en sortaient,
tombassent nécessairement en cette fâcheuse et non terminée infinité.
Mais cet étranger-là, dis-je adonc, déterminait-il rien du nombre des
mondes comme Platon, ou si tu ne l'en recherchas jamais en tout le
temps que tu fus avec lui? Je n'avais garde de faillir, dit
Cleombrotus, d'être bien diligent et affectionné auditeur de tels
devis, voyant mêmement qu'il se montrait si affable en mon endroit. Il
disait que ni le nombre des mondes n'était infini, ne qu'il n'y en
avait pas un seul, ni cinq, mais cent quatre vingts et trois, qui
étaient ordonnés et rangés en forme triangulaire, duquel triangle
chacun côté contenait soixante mondes, et que des autres trois chacun
était à l'un des coins du triangle, et qu'ils s'entretenaient tout
alentour, ne plus ne moins que ceux qui sont en une danse, et que la
plaine qui est au dedans du triangle, était le fondement et l'autel
commun de tous ces mondes, qui s'appellait le champ ou la plaine de
vérité, dedans laquelle sont les desseins, les moules, les idées, et
les exemplaires immobiles de toutes les choses qui furent oncques et
qui jamais seront, et à l'entour de ces idées étant l'eternité, le
temps, comme un ruisseau qui en sortait, coulait dedans ces mondes, et
que les âmes des hommes, s'ils ont bien vécu en ce monde, en dix mille
ans une fois les voyent, et que les plus saintes <p 343r>
cérémonies mystiques des sacrifices qui se font ici bas, ne sont que
comme un songe de cette vue, et de ce spectacle-là: et disait que toute
la peine que l'on employe à l'étude de la philosophie était pour
parvenir à la vue de ces beautés-là, ou autrement que c'était toute
peine perdue. Je l'entendais, dit-il, conter tous ces propos-là, ne
plus ne moins proprement, que si c'eût été quelque cérémonie de
sacrifice qu'il m'eût exposée en quelque religion, en laquelle il m'eût
instruit, sans qu'il m'amenât aucune preuve ni aucune demontration de
son dire. En cet endroit me tournant devers Demetrius, je lui demanday
comment il y avait aux vers d'Homere que disent les pourchassants de
Penelope, quand ils voyent manier l'arc à Ulysses:
O c'a été quelque grand crocheteur
D'arcs cettui-ci, et un grand fureteur!
Et comme Demetrius me les eût remis en mémoire: Il me vient, dis-je, en
pensée d'en dire autant de cet étranger, O c'était un grand amateur et
un grand fureteur de toutes resolutions, et de tous discours de
philosophie, et était homme bien versé aux lettres. Certes il n'était
point étranger de nation, ains Grec, et rempli de toute science, et
erudition Grecque: et ce nombre de mondes nous montre qu'il n'est ni
Aegyptien, ni Indien, ains venu d'un Grec de langue Dorique, du pays de
la Sicile, nommé Petron, natif de la ville d'Imere en Sicile, qui en a
composé un petit livre, que je n'ai pas lu, et si ne sais s'il est en
être és mains des hommes, mais Hippys natif de Rege, duquel Phanias
Eressien fait mention, écrit que c'était l'opinion et le discours de ce
Petron, qu'il y avait cent quatre vingts et trois mondes qui touchaient
les uns aux autres de rang: mais il ne déclare point que c'est à dire,
se toucher de rang, et n'en apporte aucune raison probable. Et quelle
vérisimilitude, ce dit Demetrius, pourrait-il avoir en cela, vu que
Platon, sans amener aucune conjecture vraisemblable, ni aucune
apparence de raison, a renversé cette opinion là? Et toutefois, ce dit
Heracleon, nous entendons dire à vous autres Grammairiens, que Homere
même est le premier autheur de cette opinion-là, comme ayant divisé
l'univers en cinq mondes, le ciel, l'eau, l'air, et la terre, et ce
qu'il appelle Olympe, dont il en laisse les deux communs, c'est à
savoir la terre à tous ceux d'à bas, l'Olympe à tous ceux d'en haut, et
les trois du milieu attribue à trois divers Dieux. Aussi semble-il que
Platon attribuant aux principaux membres de l'univers les espèces et
figures premières, et les plus excellentes des corps, les appelle cinq
mondes, à savoir celui de la terre, celui de l'eau, celui de l'air, et
celui du feu, et finablement celui qui embrasse tous les autres, qu'il
appelle Dodecaëdre, c'est à dire à douze faces, qui s'étend amplement,
est fort capable et mobile, comme étant sa forme et figure fort propre
et convenable aux révolutions et mouvemens des âmes. Demetrius alors,
Qu'est-il besoin, dit-il, de remuer maintenant Homere, car assez avons
nous désormais allégué de fables. Mais il s'en faut beaucoup que Platon
n'appelle les cinq différentes essences du monde cinq mondes, attendu
que là même où il dispute contre ceux qui mettent une infinité de
mondes, il afferme qu'il n'y en a que un seul creé de Dieu et aimé de
lui, composé de toute nature, ayant corps entier, et content de
soi-même, sans avoir besoin de rien d'ailleurs. Voilà pourquoi à bon
droit pourrait-on trouver étrange, que lui ayant dit vérité, il ait
donné occasion à d'autres de prendre une opinion fausse, et en laquelle
il n'y a apparence quelconque: car s'il n'eût retenu l'unité du monde,
il eût aucunement donné fondement à ceux qui en mettent infinis: mais
qu'il en ait voulu assurer precisément cinq, et non point plus ne
moins, cela est merveilleusement étrange et éloigné de toute
probabilité, si d'aventure tu n'as quelque chose à dire sur cela,
dit-il, en soi retournant devers moi. Comment, dis-je lors, êtes vous
doncques d'avis de laisser là votre première dispute des oracles, comme
étant de tout point <p 343v> achevée et resolue, et d'en prendre
une autre de non moindre difficulté? Nous ne la laisserons pas pour
cela, répondit Demetrius, mais aussi ne passerons nous pas outre
cette-ci, qui de soi-même se présente, et presque nous met la main
au-devant: car nous n'y demeurerons pas beaucoup, ains seulement tant
que nous puissions en passant y trouver quelque peu de vérisimilitude,
et puis nous retournerons à notre premier propos. En premier lieu
doncques, dis-je, les raisons qui empêchent que l'on ne mette des
mondes infinis, n'empêchent pas que l'on n'en mette plus d'un: car
aussi bien en plusieurs mondes, comme en un, pourra être la divination,
la providence et la fortune, qui entreviendra és plus petites choses:
mais la plupart des plus grandes et principales choses auront et
prendront leurs générations, changemens et mutations par ordre, ce qui
ne se pourrait faire en infini nombre de mondes. Et puis il est plus
conforme à la raison, de dire, que Dieu n'ait pas creé pour un monde
unique et seul, car étant parfaitement bon, il n'y a vertu ne bonté
aucune qui lui défaille, et moins encore que toutes les autres, la
justice et l'amitié, car elles sont de soi-même très belles et très
bien séantes aux Dieux: or n'a Dieu rien qui soit inutile, ne qui soit
pour néant: parquoi il faut qu'il y ait hors de lui d'autres dieux et
d'autres mondes, envers lesquels il use de ces vertus sociales: car il
n'en usera pas envers soi-même, ni envers aucune partie de soi, de
justice, ni de grâce et de benignité, ains envers les autres: ainsi
n'est-il pas vraisemblable que ce monde flotte et vague sans ami, sans
voisin, sans communication quelconque en un vide infini, attendu
mêmement que nous voyons que la nature enferme et environne toutes
choses en leurs genres et en leurs espèces, ne plus ne moins que dedans
des vases, ou dedans les enveloppes de leurs semences, car il n'y a en
toute la nature rien qui soit un en nombre, qu'il n'ait la raison de
son être commune avec d'autres, ne n'y a chose qui participe de quelque
denomination en commun, qui en particulière ne soit telle. Or est-il
que le monde s'appelle ainsi en commun. Il faut donc qu'il soit en
particulier tel, et est qualifié tel en particulier, pour la différence
qu'il a avec ses semblables et de même espèce: car s'il n'y a en toute
la nature ni homme qui soit un, ni cheval, ni étoile, ni Dieu, ni
Démon, qui empêchera que l'on ne puisse dire que la nature n'a pas
non-plus un seul monde, ains qu'il faut qu'il en ait plusieurs? Et qui
m'obiicera que ce monde n'a semblablement que une terre, ni qu'une mer,
je lui répondrai qu'il ne s'aperçoit pas de ce qui est tout évident,
des parties semblables: car nous divisons la terre en parties de
semblable et même denomination, pource que toutes parties de terre sont
terre, et de la mer semblablement: mais nulle partie du monde n'est
monde, ains est composé de diverses et différentes natures: car quant à
l'inconvénient que d'aucuns redoutent principalement, pour lequel ils
consomment toute la matière au dedans d'un monde, de peur que s'il en
demeurait quelque chose au dehors, elle ne troublât la composition de
cettui-ci par resistence qu'elle lui ferait, et heurts qu'elle lui
donnerait, ils n'ont point occasion de le craindre, car y ayant
plusieurs mondes, et un chacun d'iceux particulièrement ayant une
mesure définie et déterminée à sa substance et à sa matière, et nulle
partie d'icelle sans mesure ni sans ordre, il ne demeurera rien de
superfluité, comme d'excrement, au dehors, qui puisse donner
empêchement, pource que la raison qui dominera celle portion de la
matière qui sera attribuée à chaque monde, ne permettra pas qu'il y ait
rien, qui sortant hors de son ordre, et vagant çà ou là, aille choquer
un autre monde, ni que d'un autre aussi il sorte rien qui se viene ruer
sur soi, pource que la nature n'a rien qui en quantité soit infini, ni
désordonné, ni mouvement qui soit sans raison, ni sans ordre, et s'il y
a d'aventure quelque influence qui passe des uns aux autres, cela est
une communication fraternelle, douce et amiable, dont ils se mêlent
tous ensemble, ne plus ne <p 344r> moins que les lumières des
astres, et les influences de leurs temperatures sont causes
qu'eux-mêmes se réjouissent en s'entreregardant les uns les autres d'un
bénin aspect, et donnent aux dieux, qui sont plusieurs et bons en
chacun astre, moyen de s'entrehanter et s'entrecaresser les uns les
autres: car en tout cela il n'y a rien qui soit impossible, ni
fabuleux, ni contraire à la raison, si ce n'est que quelques-uns s'en
defient, pour les raisons et decisions d'Aristote, qui dit que chaque
corps a son lieu propre et naturel, à raison de quoi il est forcé que
la terre de tous côtés tende au milieu, et puis l'eau par-dessus elle,
servant pour sa pesanteur de fondement aux autres plus légers éléments.
Si doncques il y avait plusieurs mondes, il adviendrait que la terre
bien souvent se trouverait située au dessus de l'air et du feu, et bien
souvent au dessous, et semblablement que l'air et le feu se
trouveraient au dessous, quelquefois en leurs lieux naturels, et
quelquefois en d'autres contre nature: lesquelles choses étant
impossibles, ainsi comme il pense, il s'ensuit doncques qu'il n'y a ne
deux ne plusieurs mondes, ains un seul, qui est cettui-ci, composé de
toute sorte de substance, disposé selon nature, ainsi qu'il est
convenable à la diversité des corps. Mais en tout cela il y a plus
d'apparence vraisemblable, qu'il n'y a de vérité: car qu'il soit ainsi,
ami Demetrius, considère que quand il dit, qu'entre les corps simples
les uns tendent vers le milieu, c'est à dire contre-bas, les autres
arrière du milieu et contre-mont, et les autres à l'entour du milieu,
c'est à dire en rond: au regard dequoi prend-il le milieu? il est
certain que ce n'est pas au regard du vide, car il n'y en a point en
nature selon son avis, et encore selon ceux qui en mettent, il ne peut
avoir de milieu non plus que de premier, ni de dernier: car premier et
dernier sont des bouts: or ce qui est infini, conséquemment est aussi
sans bout: mais encore que par force quelqu'un d'eux nous contraignît
d'admettre un milieu au vide, il est impossible de comprendre et
imaginer la différence de mouvemens des corps vers icelui, parce qu'il
n'y a ni en icelui vide aucune puissance attractive des corps, ni
dedans les corps aucune délibération, ou inclination et affection de
tendre de tous côtés à ce milieu, ains est aussi peu possible
d'imaginer, que des corps sans âmes se meuvent d'eux-mêmes, vers une
place incorporelle et n'ayant aucune différence de situation, comme
qu'elle les attire à soi. Il reste donc que ce milieu se doive
entendre, non point localement, mais corporellement: car étant ce monde
une masse et union composée de plusieurs corps différents et
dissemblables conjoints ensemble, il est forcé que les diversités
d'iceux engendrent mouvemens dissemblable aussi de l'un en l'autre: ce
qui apparait parce que chacun d'iceux corps changeant de substance
change aussi de place quant et quant: car la subtilisation et
raréfaction distribue à l'entour en rond la matière qui se léve du
milieu en contremont, et au contraire la condensation et constipation
la deprime et la chasse contre bas vers le milieu: sur quoi il n'est jà
besoin de discourir davantage en ce lieu, car quelque cause que l'on
suppose produire de telles passions et de telles mutations, celle-même
contiendra chacun des mondes en soi, parce qu'un chacun d'eux a sa
terre et sa mer, et chacun son milieu propre, et chacun aussi les
passions et mutations des corps, et la nature et puissance qui les
maintient et conserve chacun en son lieu et son être: car le dehors,
soit qu'il n'y ait rien, soit qu'il y ait un vide infini, ne peut
bailler aucun milieu, selon que eux-mêmes les distinguent: et celui qui
voudrait que y ayant plusieurs milieus, les corps pesants de tous côtés
tendent vers un seul, ressemblerait proprement à celui qui voudrait,
que y ayant plusieurs hommes le sang coulât de tous côtés en une seule
véne, et que les cerveaux de tous fussent <p 344v> contenus d'une
même taie, estimant que ce serait un grand inconvénient, si tous les
corps solides n'étaient en une même place, et les rares en une autre:
même celui là serait bien impertinent, et aussi lourdaut serait celui
qui trouverait mauvais que les entiers eussent toutes leurs parties en
leur ordre, en leur rang, et en leur situation naturelle: car ce serait
une extréme sottise si quelqu'un croiait, qu'il y eût un monde qui eût
la Lune en soi située au bas, ne plus ne moins que si un homme avait la
cervelle aux talons, et le coeur aux tempes: mais il n'y a point
d'absurdité ne d'inconvénient, qu'en mettant plusieurs mondes distincts
et séparés les uns des autres, on distingue aussi quant-et-quant, et
sépare leurs parties: car en chacun la terre, la mer, et le ciel,
seront situés et colloqués en leurs assiettes naturelles, ainsi comme
il appartient, et aura un chacun d'iceux mondes, son bas, son haut, son
environ, et son milieu: non pas au regard d'un autre monde, ni au
regard du dehors de soi, ains en soi-même, et au dedans de soi: et
quant à la supposition que font aucuns, que si une pierre était hors du
monde, l'on ne saurait imaginer ou comprendre, ne comment elle pourrait
demeurer, ni comment elle se pourrait mouvoir: car comment
pourrait-elle demeurer suspendue, vu qu'elle est pesante, ou se mouvoir
vers le milieu du monde, comme les autres corps pesans, vu qu'elle ne
serait ni partie d'icelui, ni comptée entre les substances? Et quant à
la terre qui est attachée et environnée tout alentour en un autre
monde, il ne faut pas enquérir ne demander comment elle ne tombe deçà,
vu sa pesanteur, et comment elle ne s'arrache de son entier total,
attendu que l'on voit qu'il y a une nature et une force naturelle qui
contient une chacune partie: car si nous voulons prendre bas et haut,
non au dedans du monde, mais au dehors, nous nous trouverons és mêmes
détresses et difficultés que Epicurus, qui fait mouvoir et tendre ses
petits corps indivisibles vers les lieux qui sont au dessous des pieds,
comme si le vide avait des pieds, ou que son espace infinie permit que
l'on y pût imaginer un bas et un haut. Et pourtant y a-il cause de
s'émerveiller, ou plutôt de rechercher et demander quelle fantasie a
meu Chrysippus à dire, que le monde était colloqué et situé droitement
au milieu, et que sa substance de toute eternité ayant occupé le lieu
du milieu, y était si bien serrée et pressée pour durer à jamais, et
jusques à une immortalité, par manière de dire: car il écrit cela en
son quatriéme livre des choses possibles, songeant sans propos, qu'il y
ait milieu en un infini, et encore plus mal à propos attribuant à un
milieu qui n'est point la cause de la stabilité et ferme fondation du
monde, attendu mêmement, qu'il a écrit en beaucoup d'autres lieux, que
la substance se gouverne, et se maintient par ses mouvemens, tendants
au milieu, et partants du milieu d'icelle. Au demeurant, quant aux
autres oppositions que font les Stoïques qui les redouteroit? comme
quand ils demandent, Comment sera-il possible de maintenir une fatale
destinée, une providence divine? et comment ne sera l'on contraint de
mettre plusieurs Jupiters, quand on mettra plusieurs mondes? Car
premièrement s'il y a inconvient à mettre plusieurs Jupiters, leurs
opinions sont encore bien plus absurdes, car ils mettent des Soleils et
des Lunes, des Apollons, des Dianes, et des Neptunes infinis en
infinies révolutions des temps. Et puis quelle nécessité y a-il qui
contraigne d'avouer qu'il y ait plusieurs Jupiters, s'il y-a plusieurs
mondes, et non pas en chacun Dieu souverain, gouverneur et conducteur
de l'univers, pourvu de toute intelligence et de raison, comme celui
que nous surnommons le Seigneur et le Pere de toutes choses? ou bien
qui empêchera que tous mondes ne soient sujets à la providence et à la
destinée de Jupiter, et que lui aussi réciproquement n'ait l'oeil sur
tous, et ne les dirige et gouverne, en subministrant à tous les
principes, les semences et les raisons de toutes les choses qui se
font? car puis que ainsi est que nous voyons ici bien souvent un corps
composé de plusieurs autres corps <p 345r> distincts, comme une
assemblée de ville, une armée, une danse, en chacun desquels corps y a
vie, prudence et intelligence: il n'est pas aussi donc impossible qu'en
tout l'univers, dix, ou cinquante, ou cent mondes qu'il y aura, n'usent
d'une même raison, et ne répondent tous à un même principe, ains au
contraire cet ordre et disposition est fort convenable aux Dieux, car
il ne les faut pas faire comme les Rois d'un exaim d'abeilles, qui ne
sortent jamais de la ruche, ni les tenir en prison enfermés, ou plutôt
attachés dedans la matière, comme ceux-ci font, qui disent que les
Dieux sont certaines dispositions de l'air, et certaines propriétés et
vertus des eaux, et du feu, infuses au dedans, et ainsi les font naître
avec le monde, et puis les brûlent aussi quand et lui: mais encore ne
les délient ils pas, ni ne les font pas libres, à tout le moins comme
les chartons qui guident les chariots, ou les pilotes qui gouvernent
les navires, ains les y clouent, ne plus ne moins que les statues
attachées et seellées avec des clous et du plomb à leurs bases, ainsi
les tienent ils enfermés et encloses dedans la matière corporelle,
participants avec elle jusques à corruption, dissolution, et altération
toute entière. Mais bien plus est ce propos digne et magnifique, de
dire que les Dieux sont de tout point libres, sans que personne leur
commande, ne plus ne moins que les feus de Castor et de Pollux
secourent ceux qui sont travaillés en tourmente de mer: en y survenant
ils adoucissent la violence de la mer, et les impetueux soufflemens des
vents, non pas qu'eux-mêmes naviguent ni soient participants du même
péril, ains seulement se montrant en l'air, et préservant les
mariniers: aussi que les Dieux aillent visiter par plaisir tantôt un
monde, et tantôt un autre, en régissant et gouvernant un chacun d'iceux
avec la nature: car le Jupiter d'Homere ne jette pas guères loin ses
yeux de la ville de Troie, jusques au pays de Thrace, et des Scythes
vagabonds, habitants au long des rives du Danube: mais le vrai Jupiter
a plusieurs passages honnêtes et convenables à sa majesté d'un monde à
l'autre, non point regardant hors de soi en un vide infini, et se
contemplant soi-même, et non autre chose, comme aucuns estiment, ains
considérant les faits des hommes et des Dieux, les mouvements et
révolutions des astres: car la divinité ne hait point les varietés et
mutations, ains y prend fort grand plaisir, comme l'on peut conjecturer
par les circuitions, conversions et commutations qui apparoissent au
ciel. Parquoi je conclus que l'infinité de mondes est une resverie
fausse, où il n'y a point d'apparence de raison, et qui ne peut en
aucune manière admettre un Dieu, ains se gouverne en tout et par tout
par la fortune et à l'aventure: et au contraire, que le gouvernement et
la providence d'un nombre certain et quantité terminée et finie de
mondes, n'a point d'administration qui doive sembler plus indigne ne
plus laborieuse que celle qui s'employe et s'attache à la direction
d'un tout seul, et qui les transforme, renouvelle et réforme par
infinies fois. Après que j'eu achevé ce propos je m'arrêtai: et
Philippus sans guere attendre, Quant à cela, dit-il, s'il est ainsi, ou
s'il est autrement, je ne le voudrais point trop assurer: mais si nous
faisons sortir Dieu hors de la superintendance d'un monde seul,
pourquoi est-ce que nous le faisons ouvrier de cinq tant seulement, et
non de plus? et quelle raison y a-il peculiere de ce nombre-là avec la
multitude des mondes, plutôt que d'un autre? Je l'entendrais bien plus
volontiers, que non pas l'occasion et la cause pourquoi ce mot E'i a
été consacré en ce temple: car il n'est nombre, ni triangle, ni quarré,
ni parfait, ni cubique, ni ne présent aucune gentillesse à ceux qui
aiment, et qui estiment telles speculations: et l'argument et illation
tirée des Éléments, laquelle il semble que Platon même obscurément ait
touchée, est fort difficile à comprendre, et ne nous demontre rien de
la probabilité qui l'ait du attirer à faire cette conséquence, qu'il
est vraisemblable, que comme il se fait et engendre en la matière cinq
sortes de corps reguliers ayants les angles et les côtés egaux,
environnés de <p 345v> superfices égales, aussi de ces cinq corps
y ait eut dés le commencement incontinent cinq mondes faits et formez.
Et toutefois, dis-je, il semble que Theodore le Solien, exposant ce
qu'il y a de Mathematique en Platon, ne traite pas mal ce passage là,
car il déclare ainsi la Pyramide: l'Octaëdre, c'est à dire, le corps à
huict faces égales, le Dodecaëdre à douze, et l'Icosaëdre à vingt, que
Platon met les premiers, sont fort beaux pour leurs proportions et
leurs égalités, et ne saurait la nature rien former ne figurer de plus
excellent ni de semblable: mais toutefois ils n'ont pas eu tous une
même constitution, ni une semblable origine, car le plus petit des
cinq, et le plus delié, est la Pyramide, et le plus grand, et qui a
plus de parties, est le Dodecaëdre: et des autres deux l'Icosaëdre est
plus grand de la moitié que n'est l'Octaëdre, en multitude et nombre de
triangles: et pourtant est-il impossible qu'ils aient été faits l'un
tout quand et l'autre d'une même matière, car les plus deliés, et plus
petits, et plus simples en manufacture, il est forcé qu'ils soient
plutôt venus en main, et qu'ils aient plutôt obey à l'ouvrier qui
mouvait et qui formait la matière, et par conséquent qu'ils ayent été
plutôt faits, et plutôt venus en être, que ceux qui ont plus de
parties, et plus grande masse de corps: d'autant que la manufacture de
la composition en était plus laborieuse et plus difficile, comme est le
Dodecaëdre: dont il s'ensuit que la Pyramide est le premier de tous les
corps, et non pas un des autres, comme ceux qui par nature ont
posterieurement été creés et produits. Or le remede pour obvier et
répondre à cet inconvénient, est de séparer et diviser la matière en
cinq mondes: ici la Pyramide, car elle est sortie la première: là
l'Octaëdre, et là l'Icosaëdre: et en chacun d'iceux mondes de ce qui
sera le premier venu en être, le reste puis après prendra sa naissance
par discrétion et concretion, ou par raréfaction et condensation des
parties: qui fait que toutes se transmuent en toutes, ainsi comme
Platon lui-même le donne à entendre, le discourant par exemples,
presque de toutes: mais à nous présentement il suffira de l'entendre
par peu d'exemples, car l'air s'engendre par l'extinction du feu, et
puis de rechef en se subtiliant et raréfiant, il produit du feu: en la
semence de ces deux-là peut on connaître les passions et transmutations
de tous. Or le seminaire ou principe du feu et la Pyramide, composée de
vingt et quatre premiers triangles, et l'Octaëdre est le seminaire de
l'air, composé des quarante et huict mêmes triangles: ainsi il se fait
un element d'air, de deux de feu conjoints et composés ensemble, et à
l'opposite l'element de l'air parti se divise en deux corps de feu,
puis retournant à s'épaissir et constiper davantage en soi-même, il
devient en forme d'eau, tellement que par tout ce qui sort le premier
en lumière donne toujours facilement génération aux autres par
transmutation, et ne demeure jamais seul ce qui est venu en être le
premier, mais l'un ayant en la masse de l'autre l'origine de mouvement
primitif et antecedant, on conserve à tous un même nom. Ammonius adonc
se prit à dire: Cela certes a été vaillamment et diligemment recherché
par Theodorus, mais je serais bien émerveillé, si les presuppositions
qu'il fait ne s'entredétruisaient et réfutaient l'une l'autre: car il
veut que les cinq mondes n'aient pas été composés à la fois tous
ensemble, mais que ce qui est plus delié, et où il y a moins de
manufacture à le composer, soit sorti premier en essence: et puis,
comme si c'était chose conséquente, et non pas repugnante, il suppose
que la matière ne pousse pas toujours en essence ce qui est le plus
delié et le plus simple, mais que aucunefois les plus épaisses, et les
plus lourdes et pesantes parties sortent les premières en génération.
Mais sans cela, étant supposé qu'il y a cinq corps premiers, et
conséquemment qu'il y a autant de mondes, il n'applique sa probabilité
qu'aux quatre seuls: car quant est du cube, c'est à dire du corps
quarré, il le print et l'ôte, comme si c'était au jeu des marelles,
parce que le corps quarré de sa nature et proprieté ne se peut muer en
eux, ni leur bailler à eux puissance de <p 346r> se tourner en
lui, d'autant que les triangles dont ils sont composés, ne sont pas
d'un même genre: car tous les autres communément sont composés de
demi-triangles, mais le sujet propre, dont cettui-ci particulièrement
se compose, est le triangle aux deux jambes égales, qui ne se peut
unir, incorporer, ni accommoder avec le demi-triangle. S'il est ainsi
doncques qu'il y ait cinq corps, et conséquemment cinq mondes, et qu'en
chacun d'iceux mondes le principe de génération soit le corps qui
premier sort en évidence, celui où le corps quarré sera le premier, nul
des autres corps n'y pourra doncques être, comme celui qui ne se peut
naturellement tourner et changer en pas un d'eux. Je laisse à dire
davantage, que l'element et principe dont est composé le Dodecaëdre,
n'est pas le triangle à trois côtés inégaux, mais un autre, comme ils
disent, bien que de celui aux côtés inégaux Platon compose la Pyramide,
l'Octaëdre et l'Icosaëdre: tellement, dit Ammonius en riant, qu'il
faut, ou que tu resólues ces objections-là, ou que tu allégues quelque
chose de nouveau touchant la question qui se présente: et je lui
répondi, Quant à moi je n'en saurais rien alléguer pour le présent, où
il y ait plus de vérisimilitude, mais à l'aventure vaut-il mieux rendre
raison de son opinion propre que de celle d'autrui. Je dis doncques de
rechef, que la nature se départant et divisant dés le commencement en
deux parties, l'une sensible, muable, sujette à génération et
corruption, tantôt d'une sorte et tantôt d'une autre: l'autre
spirituelle et intelligible, se comportant toujours d'une même sorte,
il serait bien étrange, beaux amis, de dire que la spirituelle reçeût
en soi division, et eût de la diversité et différence en soi-même, et
que l'on trouve mauvais, jusques à s'en courroucer, si l'on ne laisse
la corporelle et passible toute unie en soi, et s'amassant en soi-même,
ains qu'on la divise et qu'on la sépare en plusieurs parts: car il
serait plus raisonnable que les natures permanents et divines
s'entretinsent plutôt et s'embrassassent inséparablement elles-mêmes,
et qu'elles evitassent, autant qu'il leur serait possible, toute
section et toute séparation, et toutefois la force de l'Autre ou de la
diversité touchant aussi bien à elles, fait és choses spirituelles et
intellectuelles de plus grandes dissimilitudes en forme et raison
essentielle, que ne sont les distances locales entre les corporelles:
parquoi Platon réfutant ceux qui tienent cette proposition, Que tout
est Un, dit, que ce qui est, est et même et Autre, et mouvement, et
station. Si donques ces cinq choses-là sont, ce n'est pas de merveille,
si de ces cinq elements corporels, nature en a fabriqué les figures et
représentations chacune propre à chacun, non pas simples ni pures, mais
en-tant qu'ils sont pluparticipants de chaque proprieté et puissance:
car il est tout manifeste, que le corps quarré est le plus propre et
plus sortable à la station et au repos, pour la stabilité et fermeté de
ses plattes faces et superfices: et quant à la Pyramide il n'y a celui
qui ne reconnaisse incontinent la nature de feu mouvant à ses côtés
longs et grêles, et à ses angles aigus. Et la nature du Dodecaëdre,
apte à comprendre toutes les autres figures, semblerait proprement être
l'image de l'univers en toute essence corporelle. Et des deux qui
restent l'Icosaëdre est l'image de l'Autre et divers, et l'Octaëdre
participe principalement de la forme du même: et par ainsi l'un a
produit l'air, lequel est capable de toute substance en une forme: et
l'autre nous a baillé l'eau, qui par température se peut tourner en
toutes sortes de qualités. Or s'il est ainsi que la nature requiere en
tout et par tout une égale et uniforme distribution, il est doncques
vraisemblable qu'il y a aussi cinq mondes, et non point plus ni moins
qu'il y a de moules et de patrons, afin que chacun patron et exemplaire
tiene le premier lieu, et la principale puissance en chaque monde, ne
plus ne moins qu'ils l'ont en la première constitution et composition
des corps. Mais cela soit dit pour répondre un peu à celui qui
s'émerveillerait comment nous divisons la nature sujette à génération
et altération en tant de genres. Au demeurant <p 346v> je vous
prie considérés un petit de près, avec moi, cet argument. Il est
certain que des deux premiers suprèmes principes, j'entends l'unité, et
le binaire ou la dualité, cette-ci étant l'element et l'origine
première de toute difformité, désordre et confusion, s'appelle
infinité: et au contraire, la nature de l'unité venant à terminer le
vague de l'infinité, qui n'a aucune proportion, aucun arrêt, ni aucune
terminaison, lui baille forme, et le rend aucunement capable de
recevoir certaine denomination, laquelle accompagne toujours les choses
sensibles. Or ces deux généraux principes là se montrent premièrement
au nombre, tellement que la multitude n'est jamais nombre, jusques à ce
que l'unité venant à s'imprimer, comme une forme en la matière, viene à
retrancher ce qu'il y a ici de plus, et là de moins en l'infinité
indéterminée: car lors chaque multitude devient et est faite nombre,
quand elle est terminée par un, mais si l'on ôte l'unité, de rechef la
dualité indéfinie et interminée confondant tout, le rend sans ordre,
sans grâce, sans nombre, et sans mesure. Or puis qu'il est ainsi, que
la forme n'est pas la destruction de la matière, mais plutôt la figure
et l'ordre, il est forcé que ces principes soient tous deux dedans le
nombre, desquels procède la première et plus grande dissimilitude et
différence: car le principe infini et interminé est autheur du nombre
pair, et l'autre meilleur principe, qui est l'unité, père du non-pair:
si que le premier nombre pair, c'est deux, et le premier non-pair est
trois, desquels se compose le cinq, par conjonction étant commun aux
deux, et de puissance non-pair, car il était nécessaire, d'autant que
ce qui est corporel et sensible se divise en plusieurs parties pour sa
composition par force de l'Autre, c'est à dire diversité, que ce ne
fut, ni le premier pair, ni le premier non-pair, ains un troisiéme
composé des deux, à fin qu'il fut procreé des deux principes, de celui
qui engendre le nombre pair, et de celui qui produit le non-pair, car
l'un ne se pouvait départir ni séparer d'avec l'autre, d'autant que
tous deux ont nature, force et puissance de principe. Ces deux
principes donc étants conjoints ensemble, le meilleur étant le plus
fort s'est opposé à l'infinité interminée qui divisait la nature
corporelle: et ainsi étant la matière divisée, l'unité s'interposant a
empêché que l'univers ne fut divisé et mesparti en deux parties égales,
ains y a eu pluralité de mondes causée par l'Autre, de l'infinité et
diversité, mais cette pluralité a été produite en nombre non-pair, par
la vertu et puissance du même et du Fini, parce que le meilleur
principe n'a pas souffert que la nature s'étendît plus loin qu'il ne
fallait, car si l'un y eût été tout pur et simple, la matière n'eût eu
aucune séparation: mais d'autant qu'il est mêlé avec la nature divisive
de la dualité, il a reçu et souffert par ce moyen séparation et
division, mais elle s'est arrêtee-là, parce que le non-pair a été
maître et supérieur du pair. Voilà pourquoi les anciens soûlaient
nommer, le compter, Pembasasthai: [...]. et crois que ce mot Panta,
[...]. qui signifie l'univers, a été derivé de Penté, [...]. qui
signifie cinq, non sans raison, d'autant que cinq est composé des deux
premiers nombres, et puis les autres nombres multipliés par autres,
produisent divers nombres, là où le cinq multiplié par nombre-pair,
produit dix precisément, et multiplié par non-pair, il s'engendre
soi-même: je laisse à dire, qu'il est composé des deux premiers nombres
quarrés, c'est à savoir, de l'unité et du quatre, et que c'est le
premier des nombres qui peut autant que les deux qui le précédent,
tellement qu'il compose le plus beau triangle qui soit à angle droit,
c'est le premier nombre qui contient la proportion sesquialtère: car à
l'aventure toutes ces raisons-là ne sont pas bien sortables ne propres
au discours de la matière présente, mais bien est-il plus convenable
d'alléguer qu'en ce nombre-là y a une vertu naturelle de diviser, et
que la nature divise plusieurs choses par ce nombre là: car en nous
mêmes elle a mis cinq sens naturels, et cinq parties de l'âme, la
naturelle, la sensitive, la concupiscible, l'irascible, et la
raisonnable, et autant de doigts en chacune des mains: et que la
semence genitale se départ au plus en cinq, car on ne trouve <p
347r> point par écrit que femme ait enfanté plus d'enfants en une
même portée: et les Aegyptiens aussi content, que la Déesse Rhea
enfanta cinq Dieux: donnants à entendre sous paroles couvertes, que
d'une même matière y avait eu cinq mondes procreez. Et en l'univers, la
terre est divisée en cinq bandes, et le ciel en cinq cercles, deux
arctiques, deux tropiques, et un équinoctial au milieu: qu'il y a cinq
révolutions des planètes ou étoiles errantes, d'autant que le Soleil,
Venus, et Mercure, ne font qu'une même révolution, et est la
constructon du monde faite par raison harmonique: ne plus ne moins que
la game, dont nous usons à chanter, est composée de cinq tetrachordes
arrangés de rang l'un après l'autre, dont le premier s'appelle Hypátôn,
c'est à dire, des bas: le second Mésôn, c'est à dire, moyens: le tiers
Synemménôn, c'est à dire, conjoints: le quart Diezeugménôn, c'est à
dire, dejoints: et le quint Hyperbolaeôn c'est à dire, suprèmes: et les
intervalles du chant dont nous usons, sont aussi cinq, Diesis,
Semitonion, Tonus, Triemitonion, et Ditonus: de manière qu'il semble,
que la nature prenne plaisir à faire toutes choses par nombre quinaire,
plus qu'elle ne fait encore à les produire en forme ronde comme une
boule, ainsi qu'écrit Aristote. Mais pourquoi, dira quelqu'un, est-ce
que Platon a rapporté le nombre de cinq mondes aux cinq premières
figures des corps reguliers? Pource qu'il a dit que Dieu en ordonnant
le monde a usé de la cinquiéme composition. Et puis ayant proposé la
doute et question du nombre des mondes, à savoir s'il faut tenir qu'il
n'y en ait qu'un, ou qu'il y en ait cinq, à la vérité il montre assez
clairement que sa conjecture est fondée sur cette raison-là. S'il faut
doncques amener et appliquer la vérisimilitude à son avis et opinion,
voyant qu'il est forcé qu'avec la diversité de ces figures et des
corps-là, , il s'en ensuive aussi incontinent différence et diversité
de mouvements ainsi comme lui-même enseigne, affermant que ce qui est
épaissi ou subtilisé avec l'altération de substance, change aussi quant
et quant de lieu, car si de l'air s'engendre du feu, étant le corps
Octaëdre dissolu et départi en Pyramides, ou au contraire, s'il se fait
de l'air du feu, étant pressé et reserré en forme d'Octaëdre, il n'est
pas possible qu'il demeure là où il était auparavant, ains s'en fuit et
s'en court en une autre place, forçeant et combattant ce qu'il treuve
en son chemin, et qui lui fait resistance: et montre encore cela plus
clairement et plus évidemment par un exemple et similitude des vans, et
autres tels instruments où l'on vanne et nettoye le bled, disant que ne
plus ne moins que les elements remuants la matière, et étant remués par
elle, s'allaient toujours rendre les semblables avec leurs semblables,
et qu'ils occupaient tantôt un, tantôt autre lieu, avant que le monde
fut ordonné en la matière qu'il est maintenant. étant doncques la
matière en tel état qu'il est vraisemble que soit toute chose là où
Dieu n'est pas, les cinq premières qualités, c'est à dire les premiers
corps, ayants chacunes leurs propres et peculieres inclinations et
mouvements, s'en allèrent à part, non pas du tout ni sincerement
divisées et séparées les unes des autres, pource que tout étant
brouillé pêle-mêle, les surmontées tenaient toujours un peu et
suivaient contre leur nature celles qui surmontaient: et pourtant les
unes s'en allants d'un côté, et les autres de l'autre, il est advenu de
là, qu'il y a eu autant de portions et de distinctions, comme il y a de
divers genres des premiers corps, l'une de feu non pas du tout pur,
mais tirant sur la forme de feu: une autre de nature céleste, non du
tout sincere ciel, mais tirant sur la nature du ciel: un autre de
terre, non terre seule et simple, mais tirant sur la forme de la terre:
mais principalement la communication de l'eau et de l'air, comme nous
avons dit par ci-devant, pource qu'elle s'en alla remplir de plusieurs
genres divers et étranges: car ce n'a pas été Dieu qui a séparé et
distribué la substance, mais l'ayant trouvée ainsi temerairement
dissipée d'elle-même, et se tirant chacune à part en si grand désordre
et si grande confusion, il l'ordonna et l'arrangea avec symmetrie <p
347v> et proportion, et mettant en chacune la raison comme garde et
gouverneur, il fit autant de mondes, comme il y avait de premiers
corps. Ce discours donques soit attribué à la grâce et faveur de
Platon, pour l'amour d'Ammonius: car quand à moi je ne voudrais pas
affermer qu'il y ait precisément autant de mondes en nombre, mais je
dirai bien que l'opinion de ceux qui tiennent qu'il y a plus d'un monde
et non pas pourtant infinis, est fondée en aussi bonne raison que nulle
des autres: voyant que la matière de sa nature se répand et se départ
en plusieurs parts, sans demeurer en un, et que la raison aussi ne
souffre pas qu'elle s'en aille à l'infini: et si en aucun autre lieu,
principalement en cettui-ci, nous souvenants des preceptes de
l'Academie, ôtons de nos entendements le trop de créance, et comme en
un lieu glissant et coulant retenons la fermeté de créance, seulement
au propos de l'infinité, croyants fermement qu'il n'y peut avoir des
mondes infinis. Après que j'eus déduit ces raisons, Demetrius dit,
Lamprias nous admonneste sagement,
Les oeuvres des Dieux en diverses
Façons nous donnent des traverses,
comme dit Euripide, quand nous présumons et osons prononcer de si
hautes et grandes choses, comme si nous les savions bien certainement.
Mais il nous faut, comme il a dit, rapporter nos devis au premier
propos que nous avons laissé: car ce qui a par avant été dit, que les
oracles demeurent muets et inutiles, quand les Démons, qui les
soûlaient gouverner, s'en sont retirés et allés, ne plus ne moins que
nous voyons les instruments de Musique demeurer oiseux, sans aucun son
ni armonie, quand les ouvriers ne les manient: cela, dis-je, remue une
autre question qui est plus grande, touchant la cause et la puissance,
car laquelle ces Démons rendent les devins et prophètes épris et ravis
de fureur divine, et leur font avoir des visions: car de dire que les
oracles se taisent pour autant qu'ils sont délaissés et abandonnés par
les Démons, cela n'est rien, si premier l'on ne donne à entendre
comment c'est que quand ils y sont présents, et qu'ils les gouvernent,
ils les mettent en besogne, et les font prophètiser. Ammonius adonc
prenant la parole, Estimes-tu, dit-il, que les Démons soient autre
chose que
Esprits vestus de substance aérée,
Allants par tout' la terre labourée?
comme dit Hesiode: car quant à moi il me semble que la différence qu'il
y a d'un homme à un autre qui joue une Tragoedie ou une Comedie, la
même différence y a il d'une âme à une autre qui est revètue d'un corps
durant cette vie. Il n'y a doncques en cela rien qui soit étrange, ni
sans apparence de raison, si des âmes rencontrants d'autres âmes, leur
impriment des visions et appréhensions des choses futures, ne plus ne
moins que nous montrons plusieurs choses jà faites et advenues, et en
signifions et prognostiquons de celles qui sont à advenir, non par vive
voix seulement, mais aussi par lettres et écrits, et par quelque
attouchement, ou par un regard seulement: si d'aventure tu n'as quelque
autre chose à dire à l'encontre, Lamprias, car nous ouismes n'a pas
long temps dire, que tu en avais eu naguères de grands propos avec des
étrangers en la ville de Lebadie, mais celui qui nous en dit des
nouvelles ne se souvenait pas bonnement des propos. Ne vous en
ébahissez pas, dis-je, car plusieurs occupations et affaires qui sont
survenues depuis, mêmement pour l'ouverture de l'oracle, et pour le
sacrifice, ont été cause que nos propos se sont évanouis et egarés çà
et là. Mais maintenant, dit Ammonius, tu as des auditeurs qui sont de
loisir, qui désirent et interroger et apprendre, sans aucune volonté de
contester ni de contredire opiniâtrement, devant lesquels tu peux tout
dire, et entendre d'eux toute excuse, quelque chose que tu dies, comme
tu vois. Et comme les autres de la compagnie me feissent pareilles
exhortations, après avoir fait un peu de pause en silence, <p
348r> je recommençai à dire, Certainement (Ammonius) tu as, sans y
penser, toi-même ouvert l'entrée, et donné commencement aux propos qui
furent lors tenus: car si les Démons sont âmes et esprits séparés des
corps, et n'ayants aucune communication avec eux, comme tu dis, suivant
le divin poète Hesiode, qui les appelle
Saints habitants dessus la terre tarde,
Pour des humains mortels avoir la garde:
pourquoi est-ce que nous privons les esprits et âmes qui sont dedans
les corps de cette même puissance, par laquelle les Démons peuvent
prevoir et predire les choses à advenir? car il n'est pas
vraisemblable, que les âmes acquirent proprieté ou puissance aucune
nouvelle, quand elles abandonnent les corps, qu'elles n'eussent pas
auparavant, ains faut penser qu'elles ont toujours les mêmes parties,
mais qu'elles les ont pires, quand elles sont mêlées avec les corps, et
aucunes d'elles nullement apparentes et cachées, les autres débiles et
obscures, et qui pesamment et malaisément peuvent faire leurs
operations, ne plus ne moins que ceux qui regardent à travers un
brouillas, ou qui se meuvent dedans quelque substance liquide,
désirants fort la guarison et le recouvrement de ce qui leur est
propre, et le déchargement et purgation de ce qui les couvre: car l'âme
encore pendant qu'elle est liée et attachée avec le corps, a la
puissance de prevoir et connaître les choses futures, mais elle est
aveuglée par la mêlange avec la terrestreité du corps: pource que tout
ainsi comme le Soleil n'est pas clair, quand il est échappé des nues,
ains l'étant toujours, il nous semble néanmoins obscur et trouble à
travers un brouillas, aussi l'âme n'acquiert pas de nouveau la
puissance de deviner, quand elle sort du corps, comme d'une nuée, ains
l'ayant dés maintenant, elle est aveuglée par la commixtion et
confusion qu'elle a avec le corps mortel: et ne le faut pas trouver
étrange, ni le decroire quand nous ne verrions autre chose en l'âme,
que la faculté et force de la mémoire qui répond vis à vis à la
puissance de deviner, et considérant le grand effet qu'elle fait, de
conserver et garder les choses passées ou pour mieux dire, de les faire
aucunement être, car du passé rien ne demeure ni ne subsiste en être,
soient actions ou paroles, ou passions, d'autant qu'elles ne font que
passer, et perissent aussi tôt comme elles vienent en être, parce que
le temps, ne plus ne moins que un torrent emporte tout, mais cette
faculté mémorative de l'âme, lui faisant ne sais comment resistance, et
l'arrêtant, donne, par manière de dire, apparence et essence, à ce qui
n'est pas présent. Car l'oracle qui fut donné à ceux de Thessalie,
touchant la ville d'Arna, voulait qu'on lui dît
Ce que l'aveugle voit,
Et ce que le sourd oit:
mais la mémoire nous est l'ouie des choses sourdes, et la vue des
aveugles, tellement que, comme j'ai tantôt dit, ce n'est pas de
merveille, si retenant les choses qui ne sont déjà plus, elle en
anticipe plusieurs de celles qui ne sont pas encore: car celles la lui
touchent, et lui appartiennent davantage, et s'affectionne plus à
elles, car elle se panche et encline vers celles qui sont encores à
venir, là où de celles qui sont déjà passées et du tout finies, elle
n'en a rien que le souvenir. Les âmes doncques ayants cette puissance
née quand et elles, mais faible, obscurcie et malaisée à exprimer ses
appréhensions, ce néanmoins encore la montrent elles, et la poussent
dehors bien souvent par songes, ou bien par quelques cérémonies de
sacrifices, quand le corps est bien purifié, et qu'il prend une
certaine température propre à cet effet, là où pource que la partie
ratiocinative et speculative étant lors relâchée et délivrée de la
solicitude des choses présentes, elle se met avec la partie
irraisonnable et imaginative à penser de l'advenir: car ce n'est pas
comme dit Euripide,
Bon devin est qui conjecture bien:
mais bien est-il homme sage qui suit la partie de l'âme qui a discours
de raison, et qui <p 348v> le conduit avec vérisimilitude, mais
la vertu divinatrice, comme un papier sans écriture, non capable
d'aucune raison ni d'aucune détermination d'elle-même, ains seulement
apte et propre à recevoir des fantasies, imaginations et présensions,
sans aucune ratiocination ne discours de raison, touche à l'advenir,
lors qu'elle s'éloigne et se tire le plus arrière du présent dont il
sort, par une certaine température et disposition du corps transmué,
que nous appellons inspiration. Or a le corps bien souvent de lui-même
une telle disposition, mais la terre jette dehors aux hommes les
sources et origines de plusieurs autres forces et puissances, les unes
qui transportent les hommes hors de soi, et apportent des maladies, et
des mortalités: et des autres aussi quelquefois bonnes, douces et
utiles, ainsi comme il appert à ceux qui en font l'expérience. Or le
flux, ou vent et respiration prophètique de divination est très divin
et très saint, soit qu'il se léve seul à travers l'air, soit qu'il
sourde avec quelque fluxion humide: car venant à se mêler dedans le
corps il y engendre une température et disposition étrange et non
accoutumée aux âmes, de laquelle il est bien malaisé pouvoir clairement
et certainement exprimer la proprieté, mais avec raison on en peut
tirer quelque conjecture, en plusieurs manières: car par sa chaleur et
sa dilatation et diffusion il ouvre ne sais quels petits pertuis, où il
y a force imaginative de l'advenir, ne plus ne moins que le vin qui
bouilt et qui fume fait plusieurs autres mouvemens, et mêmement qu'il
révèle et décele plusieurs propos secrets et cachés: car la fureur de
Bacchus et de l'ivresse a, comme dit Euripide, beaucoup de divination,
quand l'âme échauffée et enflammée jette arrière toute crainte, que la
prudence mortelle apportant, détourne, et éteint bien souvent
l'inspiration divine. Et quant-et-quant on pourrait dire, non sans
grande raison, que la seichresse s'y mettant avec la chaleur, subtilise
l'esprit, et le rend de nature de feu et pur: car, comme disait
Heraclite, Seiche lueur, âme très sage: là où l'humidité non seulement
grossit et rebousche la vue et l'ouie, mais qui plus est, mêlée parmi
l'air, et venant à toucher la superfice des miroirs, elle leur ôte la
splendeur et la lueur: et au contraire aussi, il n'est pas impossible
que par quelque refrigeration et condensation de cet esprit, comme le
fer s'affine par la trempe, aussi cette partie prevoyante l'advenir, ne
s'engendre et ne s'aiguise en l'âme, ne plus ne moins que l'estaim
fondu avec le cuivre, qui de soi-même est rare et plein de petits
pertuis, le serre et l'épaissit, et quant-et-quant le rend plus luisant
et plus net: aussi n'y a-il inconvénient qui empêche, que cette
divinatrice exhalation ayant quelque chose de propre et de
peculierement conforme aux âmes, ne remplisse ce qui est rare et vide,
et ne le resserre au dedans, d'autant qu'il y a des choses qui ont
convenance avec d'aucunes, et d'autres avec d'autres, comme la febve
est sortable à la couleur de pourpre, et le salnitre mêlé parmi semble
aider la teinture de l'escarlatte: et, comme dit Empedocles,
Parmi le bysse on mêle le safran.
Et nous avons appris de toi, seigneur Demetrius, que la rivière de
Cydnus seule nettoye le couteau sacré à Apollo, en la ville de Tarse en
Cilicie, et qu'il n'y a eau quelconque qui le puisse escurer ni
nettoyer que celle-là seule: ne plus ne moins qu'en la ville d'Olympie,
ont dit que l'on detrempe la cendre des sacrifices avec l'eau du fleuve
d'Alpheus, et que l'on la plastre contre l'autel, et que si l'on essaye
de le faire avec l'eau de quelque autre fleuve, on ne saurait venir à
bout de la faire prendre ne lier. Ce n'est doncques pas de merveille si
la terre poussant hors de soi contremont plusieurs exhalations, il ne
s'en treuve que celles-là, qui transportent les âmes de fureur divine,
et qui leur donnent imagination et appréhension de l'advenir: et sans
contredit, ce que l'on raconte touchant l'oracle de ce lieu s'accorde à
ce propos, car c'est ici proprement que l'on dit que cette puissance de
deviner se montra premièrement, parce qu'il y eut un berger qui par
fortune y étant tombé, commença <p 349r> à jeter des cris et voix
de personne transportée hors de soi: de quoi les voisins ducommencement
ne faisaient point de compte: mais depuis quand ils vîrent que ce qu'il
leur avait predit était advenu, ils l'eurent en admiration, et mêmes
les plus savants entre les Delphiens l'appellent Coreta. Si me semble
que l'âme se mêle et s'attache avec cette exhalation divinatrice, ne
plus ne moins que fait l'oeil et la vue avec la lumière: car l'oeil,
qui a une naturelle proprieté et puissance de voir, n'est de nul effet
sans la lumière: aussi l'âme ayant cette proprieté et faculté de
prevoir les choses à advenir comme un oeil, elle a besoin d'une chose
propre qui l'allume, et qui l'aiguise. Voilà pourquoi plusieurs des
anciens estimaient que le Soleil et Apollo fussent un même Dieu, et
ceux qui entendent que c'est, et qui révérent la belle et sage
proportion, estiment et jugent que telle comparaison qu'il y a du corps
à l'âme, et de la vue à la lumière, et de l'entendement à la vérité,
telle y a il de la force du Soleil à la nature d'Apollo, affermants que
c'est sa geniture qui continuellement procède et s'engendre de lui,
étant toujours éternellement: car ne plus ne moins que celui-là allume,
pousse et excite entre les sentimens la vertu visive, aussi fait
cettui-ci la vertu divinatrice qui est en l'âme. Ceux donc qui ont
estimé que ce fut un même Dieu, bon droit ont dedié et consacré cet
oracle à Apollo, et à la Terre, jugeants que c'était le Soleil qui
imprimait cette température, et cette disposition en la terre, de
laquelle sourdait cette exhalation divinatrice. Or comme Hesiode, avec
beaucoup meilleure raison que plusieurs philosophes, appelle la terre
Le fondement ferme de toutes choses:
aussi l'estimons nous éternelle, immortelle et incorruptible: mais des
vertus et facultés qui sont en elle, nous estimons que les unes
faillent en un lieu, et naissent de nouveau en un autre, et passent en
un endroit, et affluent d'ailleurs en un autre: et est vraisemblable
que ces telles révolutions-là en un cours de long temps tournent et
reviennent en elle par plusieurs fois, comme nous en pouvons tirer
conjecture de ce qui manifestement nous apparait: car en plusieurs
contrées nous voyons des lacs, des fleuves entiers, et encore plus des
fontaines chaudes faillir, et se perdre du tout en autres, s'enfouir et
se cacher dedans terre, et puis aux lieux mêmes, de là à quelque
intervalle de temps, se montrer de rechef, ou bien couler là auprès. Et
des mines nous savons les unes perir et faillir de tout point, comme
celles d'argent au pays d'Attique, et d'aerain en Negrepont, où l'on
forgeait anciennement les espées battues à froid, comme dit le poète
Aeschylus,
Prenant l'épée Euboïque pointue.
Et la carrière de Caryste il n'y a pas long temps qu'elle a cessé de
produire des pelotons de pierre mols, qui se filaient comme lin: car je
pense que quelques-uns de vous en ont pu voir des serviettes et des
reseaux, et des coiffes qui en étaient tissues, qui ne brûlaient point
au feu, ains quand elles étaient ordes et salles, pour avoir servi, et
qu'on les jettait dedans la flamme, on les en retirait toutes nettes et
claires: mais maintenant tout cela s'est évanoui, et ne voit-on plus
dedans la carrière que un peu des cheveux bien rares, et des filets
deliés qui courent cà et là. De toutes lesquelles choses Aristote
maintient que la seule exhalation est la cause efficiente dedans la
terre, avec laquelle exhalation il est doncques force que tels effets
défaillent quelquefois, qu'ils passent de lieu à autre, et qu'ils
resortent aussi de rechef quelque autre fois: autant en faut-il estimer
des esprits et exhalations divinatrices qui sortent de la terre,
qu'elles n'ont pas non plus la vertu immortelle, et qui ne puisse
jamais vieillir, ains sujette à mutations et altérations: car il et
vraisemblable que les ravages excessifs des pluies et grandes eaux les
esteignent, et que les coups des tonnerres les dissipent, et mêmement
quand la terre est agitée et concassée par tremblement, et qu'elle
vient à s'affaisser et à se troubler et confondre au dedans, il <p
349v> est bien force que telles exhalations dedans les cavernes de
la terre changent d'issues à sortir, ou bien qu'elles s'assoupissent et
s'estouffent entièrement, comme l'on dit que le grand tremblement, dont
on parle tant, demeura tout court et s'arrêta ici, aussi ruïna-il toute
la ville: comme l'on dit qu'en la ville d'Orchomene il amena une
pestilence qui emporta nombre infini d'hommes, et que l'oracle de
Tiresias y défaillit entièrement, de sorte que jusques aujourd'hui il
est demeuré muet, et sans aucun effet. Et si le semblable est advenu
aux oracles qui soûlaient être en la Cilicie, comme nous entendons, il
n'y a personne qui le nous sût plus certainement dire que toi
Demetrius. Alors Demetrius, Je ne sais, dit-il, comme il en va pour le
présent, car il y a déjà bien fort long temps que je suis hors de mon
pays, comme vous savez: mais du temps que j'y était, celui de Mopsus et
celui de Amphilochus étaient encore en leur fleur: et vous puis dire,
pour avoir eté présent, une chose merveilleuse touchant celui de
Mopsus. Le gouverneur de la Cilicie était quant à lui en doute s'il y
avait des Dieux, pour l'infirmité de sa mécréance, n'osant pas du tout
croire qu'il n'y en ait point, à mon avis: car au demeurant c'était un
mauvais homme et violent: mais ayant autour de lui certains Epicuriens
qui ont accoutumé de se moquer de telles choses, d'une moquerie, ce
disent ils, honnête et fondée en raison naturelle, il envoya un sien
affranchi, comme s'il l'eût envoyé au pays des ennemis pour épier, avec
une lettre cachetée, en laquelle lettre était écritte la demande qu'il
devait faire à l'oracle sans que personne sût ce qu'il y avait écrit.
C'est homme donc, ainsi que la coutume du lieu est, demeurant toute la
nuit dedans le sanctuaire du temple, et s'y étant endormi, récita le
lendemain le songe qu'il y avait eu, c'est qu'il lui fut avis qu'il
voit un bel homme qui se présenta à lui, qui lui dit ce mot, Noir, et
rien d'advantage, pource qu'il s'en alla aussi tôt: cela nous sembla à
nous autres impertinent, et n'entendions point que c'était à dire: mais
le gouverneur s'en émerveilla, et en demeura tout picqué, et depuis eut
l'oracle en grande vénération, car ouvrant la lettre, il montra cette
demande qui était écritte dedans, T'immolerai-je un taureau blanc, ou
un noir? tellement que les Epicuriens mêmes qui étaient avec lui, en
demeurèrent tous honteux et confus: et lui fit le sacrifice, et revera
toujours depuis Mopsus. Demetrius ayant achevé ce conte, se tut: Et moi
voulant conclure toute cette dispute, jetai derechef ma vue sur
Philippus et sur Ammonius, qui étaient assis l'un après l'autre,
lesquels me semblèrent vouloir parler, et pour ce je me retins une
autrefois. Parquoi Ammonius dit adonc, Philippus a encore quelque chose
à dire sur ce qui a été mis en avant, car il estime, comme les autres,
que ce soit un même dieu Apollo, que le Soleil, et non point autre:
mais la doute que je fais est plus grande, et de plus grandes choses:
car je ne sais comment naguere nous avons par nos discours ôté la
divination aux Dieux, et l'avons attribuée aux Démons tout ouvertement:
et maintenant il me semble que de rechef nous les chassons et deboutons
ici de l'oracle, et de la machine à trois pieds, en référant le
principe, et la première cause efficiente de la divination, à je ne
sais quels vents ou vapeurs, et exhalations, et non pas le principe
seulement, mais la substance et la puissance même: car ces
temperatures, ces chaleurs, et ces trempes, par manière de dire, que
nous avons alléguées, nous détournent à l'aventure plus de l'opinion et
créance que cela procède des Dieux, et nous donnent imagination, que ce
soit une telle cause comme Euripide en fait dire à Polyphemus en sa
Tragoedie du Cyclops,
Terre produit, veuille ou non, la pâture
Dont mon troupeau prend grasse nourriture:
toutefois il ne dit point qu'il sacrifie ses moutons aux Dieux, ains à
soi-même, et à son ventre le plus grand des Démons: et néanmoins nous
leur sacrifions, et leur <p 350r> faisons prières, pour avoir
réponse des oracles: à quel propos, s'il est vrai que les âmes
apportent quand et elles une faculté prophètique et divinatrice, et que
la cause mouvante qui excite celle faculté et vertu, soit une certaine
température de l'air, ou bien un vent? Et puis que veut doncques dire
l'institution des religieuses ordonnées pour prononcer les réponses? et
pourquoi est-ce qu'elles ne répondent point, si premier l'hostie que
l'on veut immoler ne tremble toute, depuis le bout des pieds, et
qu'elle ne se croule toute, quand on lui répand dessus les effusions du
vin? car ce n'est pas assez de secouer la tête, comme aux autres
sacrifices, ains faut que la secousse et le tremblement soit en toutes
et par toutes les parties du corps, avec un bruit de fremissement: car
si cela ne se fait, ils tiennent que l'oracle ne besogne point, et n'y
introduisent point la religieuse qui s'appelle Pythia: et néanmoins il
serait bien vraisemblable de dire et de penser cela, si l'on attribuait
la plupart de cette inspiration prophètique, ou à un Dieu, ou à un
Démon: mais ainsi que tu le dis, il n'y aurait point d'apparence, car
l'exhalation qui sort de la terre, soit que l'hostie tremble, ou
qu'elle ne tremble point, causera toujours le ravissement et transport
d'esprit, et disposera toujours l'âme, autant d'une autre personne, la
première venue, que de la religieuse Pythia: dont il s'ensuit que c'est
une sottise de se servir d'une femme à faire rendre ces oracles, en la
travaillant pour néant à la maintenir vierge toute sa vie et nette de
compagnie d'homme. Car ce Coretas-là que les Delphiens disent avoir été
le premier, qui étant tombé en cette fente et crevasse de la terre,
donna sentiment de la vertu et proprieté du lieu, n'était à mon avis en
rien différent des autres pasteurs et bergers, au moins si cela est
vrai, et non pas une fable et une fiction vaine, comme je l'estime,
quand je discours en moi-même, de combien de bonnes choses a été cause
cet oracle aux Grecs, tant au fait des guerres, comme des fondations de
villes, et aux nécessités de famine, et de pestilence, il me semble
indigne d'en attribuer l'invention et le commencement à la fortune, et
à un cas d'aventure, non pas à Dieu, et à la providence divine. Je
voudrais fort, ami Lamprias, que tu nous discourusses un petit sur
cela: et te prie, Philippus, que tu ayes ce pendant un peu de patience.
Bien volontiers, répondit aussi-tôt Philippus, et toute la compagnie
aussi, car je vois bien que le propos que tu as mis en avant a ému
toute la compagnie. Et lors prenant la parole, Certainement, dis-je,
Philippus, il ne m'a pas seulement ému quant à moi, ains m'a rendu tout
confus de honte, doubtant qu'en une si notable compagnie de si grands
personnages, il ne semble que contre le devoir de mon âge, j'aie voulu,
me glorifiant en la probabilité du langage, détruire ou remuer aucune
chose qui avec vérité soit crue et tenue touchant les choses divines.
J'y répondrai doncques, amenant pour témoin et pour mon advocat et
défenseur, Platon, lequel reprend l'ancien Anaxagoras, de ce qu'étant
trop attaché aux causes naturelles, recherchant et poursuivant toujours
par tout, ce qui de nécessité se fait és operations du corps, il
omettait la cause finale et l'efficiente, qui sont causes et principes
de plus grande importance et plus noble, là où lui le premier ou plus
que nul autre des philosophes, les a declairées l'une et l'autre,
attribuant à Dieu le principe des choses qui se font avec raison, et ne
privant pas ce pendant la matière des causes nécessaires à l'oeuvre qui
se fait, ains reconnaissant en cela, que l'ornement et la disposition
de tout ce monde sensible ne pend point d'une seule ne simple cause,
ains qu'elle prend son essence quand la matière vient à être jointe et
liée avec la raison: et qu'il soit ainsi, considérez-le premièrement és
ouvrages qui se font par les mains des ouvriers: comme, pour exemple,
sans aller plus loin, le pied et soubassement de la coupe tant renommé,
qui est entre les joyaux de ce temple, que Herodote appelle
Hypocrateridion, qui a pour sa cause materielle le feu, et le fer, et
l'amollissement par la force du feu, et la trempe par l'eau, sans quoi
il n'y <p 350v> aurait moyen de faire un tel ouvrage: mais la
maîtresse et principale cause qui remue tout cela, et qui besogne avec
ces matières-là, c'est l'art et la raison qui les applique à l'oeuvre,
et néanmoins on met l'inscription du nom de l'ouvrier à ces peintures
ici, et représentation des choses passées:
Polygnotus ayant pris sa naissance
Dedants Thasos de la noble semence
D'Aglaophon, a ici peint comment
Ilium fut pris anciennement.
C'est lui véritablement qui a peint, comme vous voyez, la destruction
de Troie, mais sans couleurs brayées et mêlées, et confuses les unes
avec les autres, il eût été impossible que cette peinture fut ainsi
belle à voir comme elle est. Si doncques quelqu'un venait maintenant à
enquérir de la cause materielle, en recherchant ou discourant des
mutations et altérations que reçoit l'ochre mêlée avec le vermillon, ou
le noir avec la ceruse, il ne diminuerait pour cela rien de la gloire
de l'ouvrier Polygnotus. Et celui qui réciterait comme le fer se
trempe, et comment il se mollifie, et qu'étant attendri par le feu, il
se forge et obeït à ceux qui le battent, et puis qu'en le plongeant
dedans de l'eau fraîche, venant à se reserrer par la froideur de l'eau,
et à s'épaissir, à cause qu'il s'était amolli et raréfié par le feu, il
en acquiert une dureté et trempe, que Homere appelle la force du fer,
reserve-il pour cela moins la cause de l'ouvrage à l'ouvrier? quant à
moi je ne le pense pas: car ceux qui éprouvent les facultés et
propriétés des drogues medicinales, pour cela ne condamnent pas la
médecine, tout ainsi comme quand Platon dit, que nous voyons parce que
la lueur de l'oeil vient à se mêler ensemble avec la clarté du Soleil,
et que nous oyons quand l'air vient à être frappé: ce n'est pas à dire
pour cela, que nous n'ayons la faculté de voir et d'ouïr par la raison
et la providence: car en somme, comme je di, toute génération procédant
de deux causes, les premiers et plus anciens theologiens et poètes, ne
se sont arrêtés qu'à la première et plus excellente, chantants à tous
propos ce commun refrein qui est en la bouche de tout le monde,
Jupiter est de tout commencement,
Et le milieu, et l'accomplissement:
mais au demeurant quant aux causes nécessaires et naturelles, ils n'en
approchent point, mais au contraire les plus récents et plus modernes
que ces anciens-là, que l'on appelle les naturels, abandonnants ce beau
et divin principe-là, attribuent tout aux corps, et aux passions des
corps, et à ne sais quels battemens, mutations et temperatures,
tellement que les uns et les autres en leur dire sont défectueux, parce
qu'ils ignorent ou omettent à dire les uns par qui, les autres de
quelle matière, et par quels moyens chaque chose se fait. Mais celui
qui le premier ouvertement et manifestement à conjoint avec la raison
mouvante et ouvrante librement, la matière sujette et souffrante,
nécessairement celui-là répond et pour lui et pour nous à toute
calomnie et toute suspicion: car nous ne privons point la divination ni
de Dieu, ni de raison, attendu que nous lui donnons pour matière et
pour sujet l'âme de l'homme, et pour son outil, et comme son poinçon,
le vent d'inspiration et l'exhalation. premièrement la terre est celle
qui engendre telles exhalations, et puis le Soleil, qui donne à la
terre toute la vertu et puissance de celle température et mutation, par
la tradition de nos peres est un Dieu: puis nous y ajoutons les Démons,
comme superintendans, conservateurs et gardiens de cette température,
comme d'une harmonie et consonance, qui en temps opportun lâchent ou
tendent et roidissent la vertu de celle exhalation, lui ôtants
aucunefois ce qu'elle a de trop active efficace à tourmenter l'âme, et
la transporter hors de soi, et lui mêlant parmi une vertu d'émouvoir
sans faire douleur, ni porter dommage à ceux qui la reçoivent. <p
351r> En quoi il me semble que nous ne faisons rien qui doive être
trouvé étrange ni impossible, ou non convenable à la raison, ni quand
nous immolons des hosties devant que de venir à l'oracle, que nous les
couronnons de festons de fleurs, et que nous leur épandons dessus les
effusions des sacrifices, nous ne faisons en tout cela rien qui soit
conraire à ce discours-là: car les prêtres et religieux qui sacrifient
les hosties, et qui répandent les effusions de vin par-dessus, et qui
contemplent leurs mouvemens et leurs tremblemens, ne le font pour autre
cause que pour avoir signe, si Dieu entend à leur demande, pource qu'il
faut que l'hostie que l'on immole aux dieux soit pure, entière, saine,
et non aucunement contaminée, ni quant à l'âme, ni quant au corps. Or
n'est-il pas malaisé de remarquer et connaître les signes du corps, et
quant à l'âme, ils en font l'épreuve, en présentant aux taureaux de la
farine, et aux sangliers des pois chiches, car s'ils n'en veulent point
tâter, c'est certain signe qu'ils ne sont pas sains: quant à la chèvre
l'eau froide en est la preuve, car si elle n'en fait point de semblant,
et qu'elle ne fremisse point quand on en jette dessus elle, c'est
certain signe que son âme ne se porte pas selon nature, et quand bien
il serait prouvé que ce soit certain et indubitable signe que Dieu
veuille rendre réponse, quand l'hostie arrosée s'émeut, et le contraire
qu'il ne veuille point répondre: je ne vois pas pour cela qu'il y ait
rien qui repugne à ce que nous avons dit par avant, car toute force
naturelle produit l'effet auquel elle est ordonnée pis ou mieux, selon
qu'elle a le temps et la saison plus ou moins à propos: et il est
vraisemblable que Dieu nous donne des indices par où nous pouvons
connaître si l'occasion se passe, ou non: et quant à moi j'estime que
l'exhalation même qui sourd de la terre, n'est pas toujours d'une même
sorte, mais qu'en un temps elle se lâche, et puis elle se renforce en
un autre: et l'argument qui ne le fait ainsi juger se peut aisément
verifier par le témoignage de plusieurs étrangers: et de tous ceux qui
servent dedans le temple: car la chambre là où l'on fait seoir et
attendre ceux qui vienent demander réponse à l'oracle se remplit
aucunefois, non pas souvent, ni à certains intervalles de temps, ains à
différents espaces, fortuitement, d'une si suave odeur et si douce
aleine, que les plus précieux et meilleurs parfums n'en sauraient
rendre de plus douce, qui sourd comme d'une source de vive fontaine du
sanctuaire du temple: et est vraisemblable que c'est la chaleur, ou
bien quelque autre puissance qui la pousse au dehors: et si d'aventure
cela semble à quelqu'un n'être pas vraisemblable, à tout le moins me
confessera-il, que la prophètisse Pythie a celle partie de l'âme, de
laquelle ce vent et soufflement d'inspiration s'approche, disposée
tantôt d'une sorte et tantôt d'une autre, et qu'elle n'est pas toujours
en une même température, comme si Dieu gardait en tout temps une même
et immuable harmonie: car il y a plusieurs fâcherie, et plusieurs
passions qui occupent le corps, et qui se coulent en l'âme, les une
apparentes, les autres secrètes: desquelles se sentant saisie, il
serait meilleur qu'elle ne s'allât point là présenter, ni s'exhiber à
cette inspiration divine, n'étant pas pure et nette de toute
perturbation, comme un instrument de musique bien accordé, et bien
sonant, et non pas tout confus et tout desaccordé: ne plus ne moins que
le vin ne surprend pas toujours l'ivrongne autant une fois qu'autre, ni
le son de la flûte n'affectionne pas de même toujours celui qui de sa
nature est sujet à facilement être ravi, ains les mêmes personnes sont
aucunefois plus, aucunefois moins transportées hors de soi, et plus ou
moins enivrées, d'autant qu'il se rencontre en leurs corps une diverse
température. Mais principalement la partie imaginative de l'âme, et qui
reçoit les espèces, est possedée du corps, et sujette à changer quand
et lui, comme il appert manifestement par les songes: car aucunefois
nous avons plusieurs visions de songes, et de toutes sortes, et une
autrefois nous sommes en toute tranquillité et tout repos de telles
illusions. Nous connaissons <p 351v> tous Cleon natif de Daulie,
jamais en jour de sa vie, et si a vécu bien longuement, il n'eut aucun
songe: et des anciens on en raconte autant de Thrasymedes Haereïen,
dequoi la cause est en la complexion et température du corps, comme
l'on voit que la complexion des melancholiques est sujette à beaucoup
songer et avoir beaucoup d'illusions la nuit, encore qu'il semble que
leurs songes soient plus reguliers et plus véritables que des autres,
pour autant que telles personnes tournants facilement leur phantasie
tantôt à une imagination, et tantôt à une autre, il est forcé qu'ils
rencontrent aucunefois: comme font ceux qui tirent plusieurs coups de
flèches, il est forcé qu'ils assenent au but de quelqu'une. Quand
doncques l'imaginative partie de l'âme et faculté divinatrice est bien
disposée et bien assortie à la température de l'exhalation, comme à la
reception d'une médecine, alors il est forcé que dedans les corps des
prophètes s'engendre la fureur d'inspiration prophètique, et au
contraire aussi quand elle n'y est pas bien disposée, qu'il ne s'en
engendre point, ou bien que ce soit une fureur forsenée, non point
naïve, mais violente et turbulente, comme nous avons vu advenir en la
prophètisse Pythie, qui est naguères decedée: car étant venus des
pélerins étrangers pour avoir réponse de l'oracle, on dit que l'hostie
endura les premières effusions que l'on lui versa dessus, sans se
bouger ni sans en faire aucun semblant, mais les prêtres ne laissèrent
pas pour cela de la presser outre mesure, et à continuer de lui jeter
de l'eau dessus, tant qu'à la fin étant toute trempée et baignée elle
se rendit. Qu'advint-il doncques de cela à la prophètisse Pythie? elle
descendit bien dedans le trou de l'oracle maugré elle, comme l'on dit,
et mal volontiers, mais incontinent aux premières paroles qu'elle dit,
elle montra bien qu'elle ne le pouvait plus supporter, étant pleine
d'un esprit malin et muet, comme une navire qui cingle à pleines
voiles: et finablement étant du tout perturbée, et s'encourant avec un
cri épouventable et horrible devers la porte, elle se jeta contre
terre, tellement que non seulement les pélerins s'enfuirent de peur,
mais aussi le grand prêtre Nicander, et tous les autres prêtres et
religieux qui étaient là présents, lesquels toutefois rentrants dedans,
un peu après, l'enlevèrent étant encore hors de son bon sens, et de
fait elle sur-vécut peu de jours après. Voilà pourquoi l'on contregarde
le corps d'icelle Pythie pur et net de toute compagnie d'homme, et
défend on qu'il ne hante ni ne converse aucune personne étrangère avec
elle, et devant que venir à l'oracle ils prennent ces signes, estimants
que Dieu sait bien certainement quand elle a le corps disposé et
preparé à recevoir, sans danger de sa personne, cette inspiration
fanatique, car la force et vertu de cette exhalation, n'émeut pas
toutes sortes de personnes, ne les mêmes personnes tout d'une sorte, ni
autant à une fois qu'à une autre, ains donne seulement l'échauffement
et le principe, comme nous avons dit auparavant, à ceux qui sont
preparés et accommodés à souffrir et à recevoir cette altération. Or
est cette exhalation certainement divine et céleste, mais non pourtant
indéfaillible, ni incorruptible ou non sujette à vieillir, et
suffisante à durer par un temps infini, lequel vient à bout de toutes
choses qui sont au dessous de la Lune, ainsi comme nous tenons: et y en
a d'autres qui disent, que celles qui sont encore par-dessus n'y
resistent non plus, mais que se lassants par un éternel et infini
temps, elles sont soudainement immuées et renouvelées. Or quant à cela,
dis-je, je suis d'avis que vous et moi ensemble remémorions, et
reconsidérions souvent ces discours-là, sachants bien qu'il y a
plusieurs prises et plusieurs conjectures à l'encontre, lesquelles le
temps ne permet pas que nous puissions toutes déduire, et pourtant
remettons les à une autre fois, avec les doutes que fait et allégue
Philippus touchant Apollo et le Soleil.<p 352r>
XLVIII. Que signifiait ce mot Éi, qui était engravé sur LES PORTES DU TEMPLE D'APOLLO en la ville de Delphes.
JE trouvai naguères en lisant, ami Serapion, des vers qui ne sont pas
mal faits, lesquels Dicaearchus estime que le poète Euripides dit jadis
au Roi Archelaus,
Pauvre donner je ne veux à riche homme,
Que justement un fol on ne m'en nomme,
Ou que de là on n'aille soupçonnant,
Que ce ne soit demander en donnant.
Car qui donne du peu de moyen qu'il a un petit présent à celui qui
possede beaucoup de biens, il ne lui fait pas grand plaisir: et, qui
pis est encore, d'autant que l'on ne peut pas croire qu'il donne ce
présent-là, quelque petit qu'il soit, pour-néant, il en acquiert la
réputation d'être homme avaricieux, fin et cauteleux: Mais d'autant que
les dons qui se font avec argent et biens temporels sont en liberale
gentillesse, et en beauté, beaucoup moindres que ceux qui procèdent des
lettres et du savoir, d'autant plus est-il et honnête d'en donner, et
en donnant en demander de semblables à ceux qui les reçoivent. Parquoi
envoyent présentement à toi, et à ceux qui sont par delà, pour l'amour
de toi, quelques-uns des discours que nous avons recueillis, touchant
le temple d'Apollo Pythique, comme une offrande de primices: je
confesse que j'en attens de vous autres et plus en nombre, et de
meilleurs en valeur, attendu que vous êtes en une grande ville, que
vous avez plus de loisir, avec plus grande quantité de livres, et de
toutes sortes d'exercices et conférences de lettres et d'études. Or
semble il que le bon Apollo remédie aux doutes, et donne expédient aux
difficultés qui se présentent ordinairement en la vie de l'homme, en
répondant les oracles à ceux qui se retirent à lui, mais qu'il en
produit et met en avant, en matière de lettres, imprimant en l'âme de
sa nature convoiteuse de savoir, un désir de connaître et entendre la
vérité, comme il appert en plusieurs autres exemples, et mêmement en ce
petit mot Éi, qui a été consacré en son temple: car il n'est pas
vraisemblable que ce soit été par un cas fortuit, ni par une manière de
sort des lettres, que ce mot seul ait eu cette preeminence envers ce
Dieu, de précéder tous les autres, ne qu'il ait eu l'honneur de chose
sacrée à Dieu, ou dediée en un temple pour être de chacun regardée,
ains faut que les premiers hommes doctes qui ont eu dés le commencement
la charge de ce temple, aient connu quelque particulière proprieté
exquise en ce mot, ou qu'ils s'en soient servis comme d'une devise et
une marque pour couvertement signifier et donner à entendre quelque
chose de conséquence. Par plusieurs fois doncques auparavant, ayant
tout doucement détourné ce propos que l'on mettait en avant pour en
discourir, et ayant passé outre, je fus naguères surpris par mes
propres enfants, ainsi que je m'efforçois d'en satisfaire à quelques
pélerins étrangers, lesquels étant prests à partir de la ville de
Delphes, il n'eût pas été honnête de tenir en longueur, ni aussi du
tout les refuser, ayants désir singulier de m'en ouïr dire quelque
chose. Comme doncques nous fussions assis dedans le temple, je
commençai à rechercher moi-même, et partie à demander et enquérir,
admonesté du lieu et des propos que nous tenions, ce que jadis lors que
Neron passa par ce pays ici, j'avais ouï discourir à Ammonius, et à
quelques autres en ce même lieu, ayant été semblablement cette même
difficulté mise dés lors en avant. Pource que ce dieu Apollo n'est pas
moins philosophe et savant, que prophète, <p 352v> ce dit lors
Ammonius, on a appliqué et accommodé à cela les surnoms que l'on lui
donne avec bonne et grande raison, enseignant et montrant qu'il est
Pythius, comme qui dirait enquérant, à ceux qui commencent à apprendre
et à enquérir: et Delius et Phaneus, c'est à dire clair et luisant, à
ceux à qui la vérité commence un petit à se montrer et apparaitre: et
Ismenius, c'est à dire savant, à ceux qui ont jà la science toute
acquise: et Leschenorius, c'est à dire eloquent, quand ils mettent leur
science en oeuvre, et qu'ils commencent à conferer de leurs études, et
à disputer et communiquer les uns avec les autres. Et pour autant que
aux philosophes appartient enquérir, admirer et douter, à bon droit la
plupart des choses de ce Dieu sont comme cachées sous des aenigmes, et
paroles couvertes, et requirent que l'on demande le pourquoi, et
l'enseignement de la cause. Comme, pourquoi est-ce, que l'on n'y brûle
jamais que du bois de Sapin, pour entretenir le feu éternel: que l'on
n'y fait jamais parfum que de laurier: qu'il n'y a en ce temple que les
images de deux Parques, c'est à dire Déesses fatales, vu que part tout
ailleurs on en met trois: qu'il n'est pas permis à femme, qui qu'elle
soit, d'approcher de l'oracle: que c'est de la machine à trois pieds
qui y est: et autres telles matières, lesquelles convíent et attirent
ceux qui ne sont pas du tout sans cervelle et sans entendement, à
demander, désirer ouïr et discourir que cela veut dire. Et qu'il ne
soit vrai, voyez seulement ces écriteaux ici, Connais toi-même: et,
Rien trop: combien ils ont ému et excité de questions et de disputes
doctes, et quelle multitude de beaux discours est procédée de telles
inscriptions, ne plus ne moins que d'une graine: et je vous dis que ce
dont nous enquérons maintenant n'est moins fertile pour en produire,
que pièce des autres. Après que Ammonius eut dit cela, mon frère
Lamprias parla ainsi: Toutefois le propos que nous en avons tous ouï
dire, quant à cela, est fort simple, et fort court: car on dit que ces
anciens Sages-là, que d'aucuns appellent Sophistes, n'étaient que cinq,
quant à eux, c'est à savoir Chilon, Thales, Solon, Bias, et Pittacus:
mais que depuis Cleobulus, le tyran des Lindiens, et après Periander
tyran de Corinthe, qui n'avaient rien ne de vertu ne de sapience, par
la grandeur de leur puissance, grand nombre d'amis, et par les
biens-faits qu'ils faisaient à leurs adhèrents, forcèrent la
réputation, et se poulsèrent, en despit qu'on en eût, en l'usurpation
du nom de sages, et qu'ils firent à cette fin, semer ne sais quelles
sentences et dits notables par toute la Grèce, ne plus ne moins que
ceux des autres: dequoi ces autres premiers sages furent bien
malcontents, mais toutefois ils ne voulurent point découvrir ne
convaincre cette vanité, ni apertement en prendre querelle, pour cette
réputation à l'encontre d'eux, et en debattre contre des hommes qui
avaient de grands moyens, et beaucoup de puissance, mais que s'étant
assemblés à part en ce lieu, et en ayant devisé ensemble, ils
consacrèrent ici la lettre E, qui est la cinquieme en l'ordre de
l'Alphabet, et qui signifie cinq entre les nombres, comme pour
témoigner au Dieu de ce temple qu'ils n'étaient que cinq, et qu'ils
rejetaient et excluaient de leur compagnie le sixiéme et le septiéme,
pource qu'il ne leur appartenait pas d'y être. Et que cela ne soit
point trop hors de propos, l'on le pourrait croire qui aurait entendu
des anciens qui ont la superintendance du temple, comme ils appellent
celui Éi qui est d'or, l'Éide Livie femme d'Auguste Caesar: et celui
qui est de cuivre, celui des Atheniens: et Éi le premier qui est le
plus ancien, et qui n'est quant à la matière que de bois, jusques
aujourd'hui ils le nomment celui des Sages, comment n'ayant pas été
dedié par un, mais par tous ensemble. A ce propos Ammonius se prit tout
doucement à sourire, estimant que c'était l'opinion particulière de
Lamprias, mais qu'il feignait l'avoir entendu d'ailleurs, à fin qu'il
ne fut point tenu d'en rendre compte, ni de la soutenir. Et un autre
des assistants alors dit, que cela ressemblait proprement à ce que
quelque étranger Chaldeïen et Astrologue de profession, avait naguères
<p 353r> babillé, Qu'il y avait sept lettres qui seules à par
elles rendaient chacune leur voix propre, sept astres au ciel qui
avaient leur propre mouvement séparé, et non point lié, et qu'entre les
lettres voyelles E était la seconde, comme le Soleil après la Lune, et
que tous les Grecs presque unanimement tenaient que Apollo et le Soleil
étaient une même chose: mais cela, quand tout est dit, sent trop son
calcul de devineur judiciaire, et sa harangue de charlatan. Au
demeurant il me semble que Lamprias ne se donne pas garde, qu'il a
suscité tous ceux qui ont la charge du temple à l'encontre de son
propos, car il n'y a homme des Delphiens qui sache rien de ce qu'il a
dit, ains alléguent eux la commune opinion, et qui va par la bouche de
tout le monde, c'est qu'ils n'estiment pas ni que la vue, ni que le
son, mais que le mot seul, ainsi qu'il est écrit, ait quelque secrète
signifiance: car c'est ainsi comme les Delphiens l'estiment, et comme
le grand prêtre Nicander même, qui était là présent, le disait, le
formulaire et la façon que tienent ceux qui vienent pour se conseiller
avec le Dieu Apollo, et est ordinairement la première parole que
mettent en leurs interrogatoires ceux qui vienent à l'oracle, S'ils
gagneront, S'ils se marieront, S'il leur sera utile de se mettre sur
mer, ou bien de se mettre au labourage de la terre, ou de voyager hors
de leur pays. Et en cela le Dieu qui est sage et savant se moque des
Dialecticiens, lesquels maintiennent que de cette particule, Si, et de
quelconque proposition qui viene après, il ne se peut rien du tout
effectuer ni affirmer, entendant et recevant toutes les propositions
qui sont soubmises et adjointes à ce mot Si, pour choses étant en être.
Or tout ainsi que ce Si, nous est propre pour l'interroger comme Devin,
aussi nous est-il commun à le prier comme Dieu. De manière qu'ils
estiment que ce Si là n'ait pas moins d'efficace à souhaitter et prier,
qu'à interroger: car nous voyons que ceux qui prient disent
ordinairement, O si, à la mienne volonté! et Archilochus qui dit, O si
toucher je te pouvais la main, Neobulé! Et dit que la second syllabe de
ce mot Eithé, qui signifie, à la mienne volonté, est une adjonction
superflue, pource que Éi signifie autant tout seul: ne plus ne moins
que Thin est une particular de remplissage, comme en ce carme du poète
Sophron [...], c'est à dire, désirant aussi d'avoir enfants: et en ce
vers d'Homere, [...], c'est à dire, à fin qu'aussi ta force je déface.
Et que en ce petit mot de Éi l'efficace de prier et de souhaitter était
suffisamment déclarée. Après que Nicander eut dit ces paroles, je
presuppose que vous connaissez un sien familier nommé Theon, celui-là
demanda à Ammonius, s'il serait permis à la Dialectique, qui se voyait
ainsi fouler aux pieds, de se défendre. Ammonius lui dit qu'il parlât
hardiment, et déduisît tout ce qui pouvait servir à la défense
d'icelle. Certainement, dit-il adonc, il y a plusieurs oracles, qui
témoignent et montrent évidemment, que le Dieu Apollo est très expert
en la Dialectique: car c'est à un même ouvrier de mouvoir et de soudre
les doutes. Et puis ainsi comme Platon disait, que jadis ayant été
donné aux Grecs un oracle, qu'ils eussent à doubler l'autel qui était
au temple de Delos, ce qui est un chef d'oeuvre d'homme consommé en la
science de la Geometrie, que ce n'était pas cela que Dieu commandait
aux Grecs, ains qu'il leur enjoignait de s'adonner à l'étude de la
Geometrie: aussi en donnant quelquefois des réponses et oracles ambigus
et douteux, il augmente et recommande davantage la Dialectique, comme
étant du tout nécessaire à ceux qui voudront bien entendre son parler.
Or en la Dialectique cette conjonction, qui est propre et apte à
continuer une oraison, a très grande force, comme celle qui forme celle
proposition, qui est la plus capable de discours et de ratiocination.
Car qui niera que telle ne soit la proposition conjonctive et
copulative, attendu que les bêtes brutes mêmes ont bien quelque
intelligence et connaissance de la subsistance des choses? mais la
nature a donné à l'homme seul la notice de la conséquence, et le
jugement de savoir discerner ce qui s'ensuit de <p 353v> chaque
chose: car qu'il soit jour et qu'il face clair, les loups mêmes, les
chiens et les coqs le sentent bien: mais de dire, s'il est jour, il est
doncques force qu'il face clair, il n'y a creature qui le sache sinon
l'homme, étant seul qui a intelligence du commencement et de la fin, de
ce qui précéde et de ce qui achéve, et de la coherence et colligature
de ces deux extrémités-là, les unes avec les autres, quelle habitude ou
corrépondence, et quelle différence elles ont entre elles, et c'est de
là dont prennent leur principale origine les demontrations. Or puis
qu'il est ainsi, que toute la philosophie du monde consiste à bien
entendre la vérité, et que la lumière qui éclaire la vérité, c'est la
demontration, et que le principe de la demontration c'est cette
coherence-là, et conjonction: à bon droit la puissance qui fait et qui
contient cela, a été dediée et consacrée par les sages et savants
hommes au Dieu qui par-dessus tous aime la vérité: et puis c'est un
Dieu prophète et divin, et l'art divinatrice est de l'advenir par le
moyen des choses qui sont ou présentes, ou passées: car ni il ne se
fait rien sans cause, ni il ne se prevait rien sans raison précédente:
ains pour autant que tout ce qui est suit et depend de ce qui a été et
conséquemment tout ce qui sera a sa suite et dependence de ce qui est
par une continuation de bout à autre, et du commencement jusques à la
fin, qui peut voir ces causes naturellement ensemble, et les composer
et conjoindre les unes avec les autres, celui-là sait et peut predire
Tout ce qui est, qui fut, et qui sera: comme dit Homere, qui a
sagement mis en premier lieu ce qui est, et puis ce qui sera, et ce qui
fut: car du présent depend la ratiocination, par l'efficace et vertu de
la conjonction, parce que si telle chose est, telle chose doncques
nécessairement a précédé: ou à l'opposite, si telle chose est, telle
chose doncques sera. Car toute la science et l'artifice, de discourir
et de ratiociner, comme nous avons dit, est de bien connaître la suite
et la conséquence, mais le sentiment est ce qui donne l'anticipation au
discours de la raison: parquoi encore qu'il soit à l'aventure peu
honnête, je ne feindrai pas de dire, que cela est proprement le Tripied
de la vérité, quand le discourant suppose la conséquence avec ce qui a
précédé, et puis après y ajoutant la subsistance, vient à induire
finablement la conclusion de la demontration. Or s'il est ainsi
qu'Apollo Pythien se délecte de la Musique, comme l'on dit, et du chant
des cygnes, et du son de la Cithre, est-ce de merveille, si pour
l'affection qu'il porte semblablement à la Dialectique, il cherit et
aime la partie de l'oraison, de laquelle il voit que plus souvent et
plus volontiers usent les philosophes? Hercules devant qu'il eût délié
les liens dont était attaché Prometheus, n'ayant pas encore communiqué
avec Chiron et avec Atlas, qui étaient grands maîtres de dispute, ains
étant encore jeune, et sentant encore fort son Boeotien, voulut
premièrement détruire la Dialectique, et se moqua de ce petit mot Éi,
mais puis après il semble qu'il voulut soustraire le Tripied même à
Apollo, et contester avec lui de l'art de deviner, parce qu'avec l'âge
et le temps il devint très subtil à disputer, et très clairvoyant à
deviner. Après que Theon eut achevé son propos, Eustrophus Athenien, ce
me semble, se prit à nous dire: Voyez vous comment Theon défend
vaillamment l'art de la Dialectique? de sorte que peu s'en faut qu'il
ne vête même la peau de lion de Hercules. Il n'est pas bien séant que
nous autres, qui référons tous affaires, ensemble les natures et les
principes de toutes choses, tant divines que humaines, au nombre, et
qui le faisons autheur et dominateur de celles mêmement qui sont les
plus belles, et les plus précieuses, demeurions tout quoi sans mot
dire, ains est raisonnable que nous aussi de notre part offrions des
primices des Mathematiques au dieu Apollo. Car nous disons que cette
lettre E, d'elle-même, ni en puissance, ni en forme, ni en son nom, n'a
rien de plus que les autres lettres: mais pensons qu'elle a été
préférée à toutes autres, d'autant qu'elle est la note et la marque du
nombre de cinq, qui est de très grande vertu et efficace à toutes
choses, de <p 354v> sorte que les sages anciens appellaient
nombrer Pembazin, comme qui dirait quinter pour compter: et adressait
Eustrophus sa parole, en disant cela, à moi, non point en se jouant,
ains à bon escient, pour autant que lors j'étais fort affectionné à
l'étude des Mathematiques: mais en sorte toutefois que en toutes choses
j'étais pour observer le precepte de Rien trop: mêmement étant en la
secte de l'Academie. Parquoi je répondis que Eustrophus, à mon avis,
sauvait très bien la difficulté par ce nombre: car comme ainsi soit,
dis-je, que le nombre en général se divise en pair et en non-pair,
l'unité est en puissance commune à l'un et à l'autre: de manière
qu'étant ajoutée au pair, elle le rend non-pair, et ajoutée au
non-pair, elle le rend pair, et fait deux le principe de nombre pair,
et trois le premier des nombres non-pairs, desquels mêlés ensemble
s'engendre le cinq, qui a bon droit est honoré, comme le premier
composé des premiers: et de là est appelé mariage, pource que le nombre
pair a quelque semblance avec la femelle, et le non-pair avec le mâle,
d'autant qu'en divisant les nombres en partie égales, le pair se
mespartisant et coupant tout net, laisse un chemin et une place entre
ses parties, principe idoine à recevoir: mais au contraire le non-pair,
si on lui en fait autant, il demeure toujours quelque chose entre-deux,
propre à subdiviser, par où il appert qu'il est plus génératif que
n'est pas l'autre: et puis quand on le vient à mêler, il demeure
toujours le maître, et jamais ne se trouve vaincu: car quelque mêlange
que l'on face des deux, jamais n'en vient nombre, pair, combien qu'on
les mêle, ains de toutes mixtions en sortira toujours nombre non-pair:
mais qui plus est, l'un et l'autre ajouté et composé avec soi-même,
montre encore plus la différence qu'il y a entre eux deux: car jamais
nombre pair assemblé avec pair ne produisit nombre non-pair, ne jamais
ne sortit de son propre naturel, n'ayant pas la puissance d'en
engendrer un autre, tant il est imparfait: mais les non-pairs mêlés
avec les non-pairs en produisent plusieurs pairs, tant il a de force
d'engendrer en toutes sortes: et ne serait pas bien à propos maintenant
de discourir les autres proprietés, puissances et différences des
nombres. Voilà doncques pourquoi les anciens philosophes Pythagoriques
ont appelé le cinq mariage comme étant composé du premier mâle et du
premier femelle: aussi l'a on quelque fois appelé la Nature, pource
qu'étant multiplié par soi, il vient à se terminer en soi-même: car
tout ainsi comme la nature prenant du froument en semence, et le
répandant, produit entre deux plusieurs formes diverses et espèces de
choses, par lesquelles elle passe pour parvenir à la fin de son oeuvre,
mais après tout elle en fait naître du froument. Aussi les autres
nombres: mais le cinq et le six, quand on les multiplie par eux-mêmes,
se raménent et regenèrent eux-mêmes, car six fois six font trent et
six, et cinq fois cinq, vingt et cinq, mais le six ne le fait qu'une
fois, et en une manière seulement, quand on vient à l'esquarrir par
soi-même: mais au cinq cela même advient aussi bien quand on le
multiplie par soi-même, mais particulièrement il a cela de propre, que
par addition de soi il se produit soi-même, ou bien le dix
alternativement, et cela infiniment, tant que le nombre se peut
étendre, ressemblant en cela au principe et première cause qui conduit
et gouverne tout ce monde: car comme elle de soi-même conserve le
monde, et réciproquement par le monde se parfait soi-même, ne plus ne
moins que Heraclitus dit, Toutes choses se tournent en feu, et le feu
en toutes choses: comme l'or en biens, et les biens en or: aussi le
concours et assemblage du cinq avec soi-même ne peut amener et
engendrer rien ni imparfait, ni étrange, ains a ses mutations limitées
et certaines: car ou il s'engendre soi-même, ou il produit la dizaine,
c'est à dire, ce qui lui est domestique et propre, ou bien ce qui est
parfait. Or si quelqu'un maintenant me vient à demander, à quel propos
cela? et qu'a-il affaire avec Apollo? Je lui répondrai <p 354v>
que cela n'appartient pas à Apollo seulement, mais aussi à Bacchus,
comme à celui qui n'a pas moins d'authorité et de puissance en la ville
de Delphes qu'Apollo même: car nous entendons des Theologiens, qui
partie en vers, et partie en prose, nous disent et chantent que ce Dieu
est de sa nature incorruptible et immortel, mais que par je ne sais
quelle sentence et raison fatale il se transmue et se change en
plusieurs sortes. Quelquefois il s'allume en feu, rendant toutes choses
de semblable nature, quelque fois il est de diverses formes, diverses
passions, et puissances toutes différentes, et se fait, comme
maintenant il est, Monde, s'appellant ainsi d'un nom très commun. Mais
les sages et savants voulants celer et cacher ces secrets-là au commun
peuple, appellent cette siene mutation en feu, Apollo, d'autant qu'elle
ôte la pluralité des choses, et réduit tout à une seule: aussi
l'appellent ils Phoebus à cause de sa pureté et netteté, sans aucune
ordure ne pollution: et quant à sa transmutation en eaue, terre,
étoiles, divers genres de plantes et d'animaux, par tel ordre et
disposition que nous la voyons, ils donnent par cela sous paroles
couvertes obscurément à entendre, comme un démembrement et une
distraction, et l'appellent pour cela, Dionysius, Zagreus, Nyctelius,
Isodaetes, et feignent en leurs compositions, qu'ils chantent ne sais
quels trêpassements, et anéantissements, et puis des resurrections et
renaissances, qui sont toutes fables et aenigmes proprement inventées
pour signifier et représenter ces mutations-là. Suivant laquelle
différence ils dedient à l'un certaine sorte de vers et de cantiques
qu'ils appellent Dithyrambes, qui sont pleins de passions et de
mutation, avec mouvement et agitation çà et là, comme dit Aeschylus,
Le Dithyrambe au langage bruyant
Est en tous lieux à Bacchus bien séant:
mais à l'autre le cantique de Paean, qui est une posée, sage et rassise
façon de poésie et musique. Et puis en toutes leurs peintures, images
et moulures, ils font celui-ci toujours jeune et jamais ne
vieillissant, et l'autre à plusieurs faces et plusieurs visages. Et
bref ils attribuent à l'un une constance toujours à soi semblable, une
ordre reglée, une gravité serieuse, pure, sans mêlange de chose aucune
différente, et à l'autre un jeu parmi une insolence, une gravité
entremêlée de furie: ils le surnomment Inégal,
Bacchus Evius qui errantes
Incite à fureur les Bacchantes,
Qui veut être honoré de jeux
Et de services furieux,
touchants par cela bien à propos ce qui est propre à l'une et à l'autre
mutation: mais pource que le temps de la révolution n'est pas égal ne
semblable en l'une et en l'autre mutation, ains est plus long celui de
la conversion qu'ils appellent Coros, comme qui dirait abondance et
grand' chère: et plus court celui de la Disette, gardants encore en
cela la proportion: ils usent du cantique de Paean durant tout le reste
de l'année en leurs sacrifices: et quand ce vient sur le commencement
de l'hiver, ils ressuscitent le Dithyrambe, et suppriment le Paean,
trois mois durant reclamants celui-ci au lieu de celui-là, estimants
qu'il y a telle proportion entre l'embrazement et la reparation du
monde, comme il y a entre un et trois. Mais à l'aventure avons nous
demeuré sur ce propos plus long temps qu'il n'appartenait, tant y a
qu'il est bien certain qu'ils attribuent à ce Dieu le nombre de cinq,
disants que tantôt par multiplication de soi il se ramène soi-même
comme le feu, et tantôt après il fait la dizaine comme le monde. Et
puis ce nombre n'a-il pas quelque communication avec la musique, qui
est si agréable à ce Dieu que rien plus? car pour la plupart la musique
est par manière de dire, occupée alentour des accords, lesquels ne sont
que cinq en nombre, et non plus: ainsi que la raison et l'expérience le
montre par nécessité, à qui <p 355r> en veut faire la preuve,
avec des cordes ou des pertuis de flûte, au sentiment de l'ouïe sans
autre raison: car tous ces accords prennent leur génération par
proportions de nombre: et est la proportion de la quarte sesquitierce,
et de la quinte sesquialtère, de l'octave double, d'une quinte sur
double triple, et d'une double sur double, ou quinziéme quadruple: et
quant à celui que les Musiciens y ajoutent, le nommants une quarte sur
double, il n'est point raisonnable de le recevoir et admettre, comme
sortant hors de moyen et mesure, en voulant gratifier au plaisir
deraisonnable de l'oreille contre la proportion, comme contre
l'ordonnance de la loi: laissant doncques à part les assiettes des cinq
tetrachordes, et les cinq premiers tons, changemens de voix, ou notes,
ou harmonies, s'il les faut ainsi appeler, pource qu'elles se changent
en laschant ou roidissant plus ou moins les cordes, étant au demeurants
sons, ou voix basses et hautes. Ne voyons nous pas que y ayants
plusieurs, ou pour mieux dire, infinis intervalles, il n'y en a que
cinq seulement que l'on puisse chanter, Diesis, Semitonium, Tonus,
Triemitonium, Ditonus? et n'y a autre lieu de voix ne plus petit, ne
plus grand, distingué de bas et de haut, qui se puisse exprimer en
chantant. Et en passant plusieurs autres telles choses, dis-je, je
citerai Platon, qui dit bien qu'il n'y a qu'un monde, mais que s'il y
en avait plusieurs, et non pas un tout seul, il faudrait qu'il y en eût
cinq en tout, et non point plus, Et bien qu'il n'y en eût qu'un seul,
ainsi comme Aristote l'estime, si est-ce encore qu'il est comme composé
et assemblé de cinq autres, dont l'un est celui de la terre, l'autre de
l'eau, le troisiéme du feu, le quatriéme de l'air, le cinquiéme est le
ciel, que les autres appellent la lumière, et aucuns Aether, et
d'autres nomment encore cela même la quinte essence, à laquelle seule
il est propre et naturel, entre tous les corps, de tourner en rond, non
point par force, ni autrement à l'aventure. Voilà pourquoi ayant
entendu que les plus belles et plus parfaites figures de corps
reguliers qui soient en toute la nature, sont cinq en nombre, à savoir
la Pyramide, le Cube, l'Octaëdre, l'Icosaëdre, et le Dodecaëdre, il a
dextrement approprié et attribué chacune de ces nobles figures à chacun
de ces premiers corps. Et y en a d'autres qui attribuent aussi les
facultés des sens de nature, qui sont aussi en pareil nombre, à ces
premiers corps-là: c'est à savoir, l'attouchement qui est dur et ferme,
à la terre: le goût qui juge les qualités des saveurs par une certaine
humidité, à l'eau: l'ouie à l'air, d'autant que l'air frappé se fait
voix et son aux oreilles et à l'ouïe: des deux autres l'odorement a
pour son object l'odeur, laquelle est comme une manière de parfum, qui
s'engendre par la chaleur, et pour ce tient-il du feu la vue qui
éclaire par je ne sais quelle affinité et consanguinité qu'elle a avec
le ciel et la lumière, a une certaine température et complexion mêlée
de l'un et de l'autre: et n'y a en toute la nature ni animal qui ait
autre sentiment, ni en tout le monde autre substance qui soit simple et
non composée, ains y a une merveilleuse distribution et convenance de
ces cinq à ces cinq. Après avoir dit cela il s'arrêta, et ayant fait un
peu de pause: O quelle faute, dis-je, Eustrophus, avons nous pensé
faire, d'avoir presque laissé en arrière Homere, comme si ce n'était
pas lui qui le premier a divisé le monde en cinq parties, ayant
distribué les trois qui sont au milieu à trois Dieux, et laissé les
deux extrémités en commun, sans les attribuer à pas un, à savoir le
ciel et la terre, étant la terre le bout d'en bas, et le ciel le bout
d'en haut: mais il faut rapporter notre propos, comme parle Euripide,
car ceux qui magnifient le quaternaire ne nous enseignent pas mal à
propos, que tout corps solide a pris sa naissance et génération par la
raison d'icelui, pource qu'étant ainsi, que tout solide consiste en
longueur, largeur et profondeur, devant la longueur est situé le point,
comme l'unité entre les nombres, et la longueur sans la largeur
s'appelle ligne, qui est longueur sans largeur: et le mouvement de la
ligne en large est la superfice qui se compose des trois, puis y étant
ajoutée la profondeur, <p 355v> l'augmentation va croissant par
quatre, jusques à une parfaite solidité. Il est tout manifeste que le
quaternaire ayant poussé nature jusques à là, et jusques à ce point, de
former et parfaire un corps, en lui donnant double magnitude, avec
ferme solidité, ne l'a pas laissé là destituée de ce qui est le
principal et le plus grand: car ce qui est sans âme, est par manière de
dire, orphelin, sans conduite et imparfait, ne servant à chose
quelconque, s'il n'y a quelque âme qui en use: mais le mouvement et la
disposition qui y met l'âme dedans, par le moyen du nombre de cinq,
c'est ce qui apport la perfection et consommation à la nature: par où
il appert qu'il a une essence plus excellent que le quatre, d'autant
que le corps vif, et qui a âme, est de plus noble nature que celui qui
n'en a point. Mais qui plus est, la beauté et puissance de ce nombre de
cinq passant encore plus outre, n'a pas voulu souffrir que le corps
animé s'étendît en infinies espèces, ains nous a donné cinq diverses
sortes de corps animés et vivants: car il y a les Dieux, les Démons, et
les demi-dieux: le quatriéme genre est celui des hommes, le cinquiéme
et dernier est celui des bêtes brutes et irraisonnables. davantage si
vous venez à diviser l'âme même selon la nature, la première et plus
obscure partie ou puissance d'icelle est la faculté vegetative et
nutritive, la seconde est la sensitive, et puis l'appétitive, après
l'irascible où s'engendre le courroux: et quand elle est parvenue à
celle qui discourt par la raison, elle s'arrête à cette cinquiéme
partie, comme à la cime de toutes. Mais ayant ce nombre tant et de si
grandes propriétés et facultés, sa génération est encore belle à
considérer, non pas celle dont nous avons déjà parlé ci-devant, quand
nous avons dit qu'il se compose du deux et du trois, mais celle qui se
fait par la conjonction du principe avec le premier nombre quarré: car
le principe et commencement de tous nombres est l'unité, et le premier
quarré est le quaternaire, et de ces deux là, ne plus ne moins que de
la forme, et de la matière venue à sa perfection, se procrée le cinq:
et s'il est vrai ce que quelques-uns tienent, que l'unité soit quarrée,
comme celle qui est la puissance d'elle-même, et qui se termine en
soi-même, le cinq qui sera composé des deux premiers nombres quarrés,
en devra être estimé si noble et si excellent, que nul autre ne le
pourrait être davantage. Il y a encore une autre excellence plus grande
que toutes les précédentes, mais j'ai peur que qui la dirait, ne foulât
un petit l'honneur de notre Platon, comme lui-même disait, que le nom
de la Lune foulait l'honneur d'Anaxagoras, d'autant qu'il s'attribuait
l'invention d'avoir le premier déclaré la manière comme la Lune reçoit
sa lumière du Soleil, laquelle opinion est très ancienne: n'a-il pas
dit cela au dialogue intitulé Cratylus? Oui certes, répondit
Eustrophus, mais pour cela je ne vois pas comment cela soit à propos
d'Anaxagoras: et toutefois vous savez bien que au livre du Sophiste il
met cinq principes et chefs principaux, Ce qui est, le même, l'Autre,
le Mouvement pour le quatriéme, et le Repos pour le cinquiéme. Et puis
au dialogue de Philebus il use encore d'une autre sorte de partition de
ces principes, où il dit, que Un est l'infini, et l'Autre le fini, et
que de la mêlange de ces deux-là se fait et accomplit toute génération,
et la cause par laquelle ils se mêlent, il la met pour le quatriéme
genre, et nous laisse à conjecturer le cinquiéme, par le moyen duquel
ce qui est composé et mêlé se redivise et se sépare derechef: et quant
à moi, je pense que ces principes-ci sont comme les figures et images
de ceux-là, De ce qui est, ce qui se fait: Du mouvement, l'infini: le
Fini du repos: du même, la cause mêlante: de l'Autre, la cause
séparante. Ou bien si ce sont divers principes, et non pas les mêmes,
ainsi comme ainsi, toujours y a-il cinq genres et cinq différences de
principes. Quelqu'un doncques avant Platon s'étant de soi-même avisé de
cela, ou l'ayant entendu de quelque autre, consecra deux E, au Dieu de
ce temple, comme une marque et signifiance du nombre qui comprend tout
l'univers. Et paraventure aussi qu'ayant entendu, que le bien apparait
<p 356r> en cinq genres, dont le premier est Moyen, le second
Proportion, le tiers Entendement, le quatriéme les Sciences, les arts,
et vraies opinions qui sont en l'âme, et le cinquiéme la Volupté pure
et simple, sans mêlange d'aucune fâcherie ne douleur, il s'arrêta-là en
disant ce vers d'Orpheus,
Au sixiéme arrêtez votre chant.
Après ces propos qui s'adressaient à nous, je dirai encore un mot, dit-il, à Nicander,
Je chanterai aux hommes entendus:
car le sixiéme jour du mois que vous menez solennellement la
prophètisse Pythie au Palais, la première sortition des trois que vous
y faites, entre vous, est de cinq, car elle en jette trois, et toi
deux: n'est-il pas ainsi? Oui certes, répondit Nicander: mais quant à
la cause, nous ne l'oserions déclarer aux autres. Bien doncques, dis-je
en riant, jusques à ce que Dieu permette à nous encore étant devenus
saints, de connaître la vérité: cela sera adiousté aux louanges que
l'on récite à la recommandation du cinq. Telle fin eut le discours des
louanges qui furent données au nombre de cinq, par les Arithmeticiens
et autres Mathematiciens, ainsi comme il me souvient. Et Ammonius comme
celui qui mettait bonne partie de la philosophie és sciences
Mathematiques, prit plaisir à ouïr tels propos, et dit: Il n'est jà
besoin de vouloir trop exactement réfuter ce que ces jeunes gens ont
allégué, sinon que chaque nombre nous donnerait assez matière et
argument de le celebrer et louer, qui en voudrait prendre la peine:
car, pour ne parler point des autres, tout un jour ne suffirait pas à
vouloir par paroles exprimer toutes les vertus et propriétés de la
sacrée septeine d'Apollo. Et puis nous ferions que les sages
combattraient contre la commune loi, et contre toute l'antiquité, si
deboutants le sept de la preeminence dont il est en possession, ils
consacraient le cinq à Apollo, comme lui étant cette préférence mieux
due. Parquoi mon avis est, que cette écriture ne signifie ni nombre, ni
ordre, ni conjonction, ni autre particule d'oraison défectueuse
quelconque, ains est une entière salutation et appellation du Dieu,
laquelle en prononçant les paroles induit le lecteur à penser la
grandeur de la puissance d'icelui, lequel semble saluer chacun de nous,
quand nous entrons, par ces paroles, Connais toi-même: qui ne
signifient rien moins que, Dieu te gard: et nous lui rendants la
pareille, répondons, Éi, c'est à dire, Tu es: en lui baillant la vraie
et nullement fausse appellation, et titre qui à lui seul appartient,
d'être: car, à le bien prendre, nous n'avons aucune participation du
vrai être, ce sera ne plus ne moins que qui voudrait empoigner l'eau,
car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule par
tout, tant plus il perdra ce qu'il voulait retenir et empoigner: ainsi
étant toutes choses sujettes à passer d'un changement en un autre, la
raison y cherchant une reelle subsistance se trouve deceue, ne pouvant
rien appréhender de subsistant à la vérité et permanant, parce que tout
ou vient en être et n'est pas encore du tout, ou commence à mourir
avant qu'il soit né: car comme soûlait dire Heraclitus, On ne peut pas
entrer deux fois en une même rivière, ni trouver une substance mortelle
deux fois en un même état: car par soudaineté et légèreté de
changement, tantôt elle dissipe, et tantôt elle rassemble, elle vient
et puis s'en va, de manière que ce qui commence à naître, ne parvient
jamais jusques à perfection d'être, pour autant que ce naître n'acheve
jamais, ne jamais n'arrête comme étant à bout, ains depuis la semence
va toujours se changeant et muant d'un en autre, comme de semence
humaine se fait premièrement dedans le ventre de la mère un fruit sans
forme, puis un enfant formé, puis étant hors du ventre, un enfant de
mammelle, après il devient garçon, puis conséquemment <p 356v> un
jouvenceau, après un homme fait, puis homme d'âge, à la fin decrepité
vieillard: de manière que l'âge et génération subsequente va toujours
défaisant et gâtant la précédente: et puis nous autres sottement
craignons une sorte de mort, là où nous en avons déjà passé, et en
passons tant d'autres: car non seulement, comme disait Heraclitus, la
mort du feu est génération de l'air, et la mort de l'air, génération de
l'eau: mais encore plus manifestement le pouvons nous voir en nous
mêmes, la fleur d'âge se meurt et passe quand la vieillesse survient,
et la jeunesse se termine en fleur d'âge d'homme fait, l'enfance en la
jeunesse, et le premier âge meurt en l'enfance, et le jour d'hier meurt
en celui d'aujourd'hui, et le jour d'hui mourra en celui de demain, et
n'y a rien qui demeure ne qui soit toujours un, ains renaissons
plusieurs alentour d'un fantasme ou d'une ombre et moule commun à
toutes figures, la matière se laissant aller, tourner et virer
alentour. Car qu'il ne soit ainsi, Si nous demeurons toujours mêmes, et
uns, comment est-ce que nous nous éjouissons maintenant d'une chose, et
puis après d'une autre? comment est-ce que nous aimons choses
contraires, ou les haïssons, nous les louons ou nous les blâmons?
comment usons nous d'autres et différents langages et comment avons
nous différentes affections, ne retenants plus la même forme et figure
de visage ni le même sentiment en la même pensée? Car il n'est pas
vraisemblable que sans mutation nous prenions autres passions, et ce
qui souffre mutation ne demeure pas un même, et s'il n'est pas un même,
il n'est doncques pas aussi, ains quand et l'être tout un, change aussi
l'être simplement, devenant toujours autre d'un autre: et par
conséquent se trompent et mentent les sens de nature, prenants ce qui
apparait pource qui est, à faute de bien savoir que c'est qui est. Mais
qu'est-ce donc qui est véritablement? ce qui est éternel, c'est à dire,
qui n'a jamais eu commencement de naissance, ni n'aura jamais fin de
corruption, à qui le temps n'apporte jamais aucune mutation: car c'est
chose mobile que le temps, et qui apparait comme en ombre, avec la
matière coulante et fluante toujours, sans jamais demeurer stable ni
permanente, comme le vaisseau percé, auquel sont contenues génération
et corruption, à qui appartienent ces mots, devant et après, et a été
ou sera, lesquels tout de prime face montrent évidemment, que ce n'est
point chose qui soit: car ce serait grande sottise, et fausseté toute
apparente, de dire, que cela soit qui n'est pas encore en être, ou qui
déjà a cessé d'être: et quant à ces mots de présent, instant,
maintenant, par lesquels il semble que principalement nous soutenions
et fondions l'intelligence du temps, la raison le découvrant
incontinent, le détruit tout sur le champ, car il se fend et s'escache
tout aussi tôt en futur et en passé, comme le voulant voir
nécessairement mesparti en deux. Autant en advient-il à la nature, qui
est mesurée, comme au temps qui la mesure: car il n'y a non plus en
elle rien qui demeure, ne qui soit subsistant, ains y sont toutes
choses ou naissantes, ou mourantes, mêlées avec le temps: au moyen
dequoi ce serait péché de dire de ce qui est, il fut ou il sera, car
ces termes-là sont declinaisons, passages et vicissitudes de ce qui ne
peut durer ni demeurer en être. Parquoi il faut conclure, que Dieu seul
est, et est non point selon aucune mesure de temps, ains selon une
eternité immuable, et immobile, non mesurée par temps, ni sujette à
aucune declinaison, devant lequel rien n'est, ni ne sera après, ni plus
nouveau ou plus récent, ains un réelement étant, qui par un seul
maintenant emplit le toujours, et n'y a rien qui véritablement soit que
lui seul, sans qu'on puisse dire, il a été, ou il sera, sans
commencement et sans fin. C'est doncques ainsi, qu'il faut qu'en
l'adorant nous le saluons, et révéremment l'appellions et le
specifions, ou vraiment, ainsi comme quelques-uns des anciens l'ont
appelé, toi qui es un: car Dieu n'est pas plusieurs, comme chacun de
nous, qui sommes une confusion, et un amas composé d'infinies <p
357r> diversités et différences procèdantes de toutes sortes
d'altérations, ains faut que ce qui est soit un, et que un soit ce qui
est: car diversité est la différence d'être, sortant de ce qui est pour
produire ce qui n'est pas. Et pourtant convient très bien à ce Dieu le
premier de ses noms, et le second, et le troisiéme, car Apollo est
comme une privation de pluralité, et une dénégation de multitude: et
Iëios, comme étant un seul: et Phoebus, c'est à dire, pur et net: car
ainsi appellaient les anciens ce qui est saint et monde sans macule,
comme encore jusques au jourd'hui les Thessaliens à certains jours
malencontreux. que leurs prêtres se tienent à part dehors des temples à
l'écart, disent qu'ils Phoebonomisent, c'est à dire, qu'ils se
purifient. Or un est pur et net, car pollution vient quand une chose
est mêlée avec une autre, comme en un passage Homere parlant d'un
ivoire teint de rouge, dit qu'il était pollu de teinture: et les
teinturiers disent que les couleurs mêlées sont corrompues, et la
mêlange ils l'appellent corruption: pourtant est-il nécessaire, que ce
qui doit être sincere et incorruptible soit un, et tout simple, sans
mixtion quelconque: au moyen dequoi ceux qui estiment qu'Apollo et le
Soleil soit un même Dieu, sont bien dignes d'être caressés et estimés
pour la gentillesse de leur esprit et bon jugement, attendu qu'ils
mettent l'opinion et appréhension qu'ils ont de Dieu, en ce que plus
ils honorent, que mieux ils savent, et que plus ils désirent. Or
maintenant, tant que nous sommes en cette vie, comme si nous songions
le plus beau songe que l'on pourrait songer de Dieu, excitons nous, et
nous enhortons de passer plus outre, et monter plus haut à contempler
ce qui est par-dessus nous, en adorant bien principalement son essence,
mais honorant aussi son image, le Soleil, et la vertu qu'il lui a
donnée de produire, représentant aucunement par sa splendeur, quelques
umbres, apparences et simulachres de sa clemence, bonté et félicité,
autant comme il est possible à une nature sensible d'en représenter une
intelligible, et à une mouvante une stable et permanente. Et au
demeurant, quant à je ne sais quelles saillies hors de soi et de son
naturel, je ne sais quels changements, que l'on dit qu'il jette le feu,
qu'il se démembre soi-même, et puis qu'il s'abbaisse ici bas, et
s'étend en la terre, la mer, les vents, les astres, et étranges
accidents des animaux et des plantes, on ne les saurait seulement ouïr
sans impieté, ou il faudrait dire qu'il serait plus impertinent que le
petit enfant que les Poètes feignent sur le bord de la mer jouer à
amasser du sable, et puis après à le répandre lui-même, s'il jouait
sans cesse à ce même jeu, de défaire le monde quand il serait fait, et
de le refaire quand il serait défait: car au contraire, tout ce qui en
quelque sorte que ce soit vient à naître en ce monde, c'est Dieu qui
l'y entretient, et qui assure son essence, d'autant que l'infirmité et
imbecillité de la nature corporelle tend toujours à corruption et
definement. Et me semble que principalement contre ce propos-là a été
directement opposé ce mot Éi, c'est à dire, Tu es, comme pour témoigner
de Dieu, que jamais il n'y a en lui changement ni mutation quelconque,
et que faire et souffrir, cela appartient plutôt à quelque autre Dieu,
ou plutôt à quelque Démon ordonné pour avoir la superintendance de la
nature sujette à naître et à mourir, comme il appert incontinent à la
signifiance de leurs noms qui sont contraires, et s'entrecontredisent,
parce que l'un s'appelle Apollo, et l'autre Pluto, comme qui dirait,
non plusieurs et plusieurs: l'un Delius, c'est à dire clair: et l'autre
Aidoneus, c'est à dire, ne voyant goutte: l'un Phoebus, c'est à dire,
reluisant: et l'autre Scotius, c'est à dire, tenebreux. Auprès de l'un
sont les Muses et la Memoire, et auprès de l'autre l'Oubliance et le
Silence: l'un se surnomme Theorius et Phanaeus, c'est à dire, regardant
et montrant: l'autre
De nuit qui n'a honte de déshonneur,
Et du Sommeil fait-néant le seigneur:
L'un est hai des hommes et des Dieux.<p 357v>
Et de l'autre Pindarus a dit non malplaisamment,
Condamné de point ne pouvoir
Jamais aucuns enfants avoir.
Et pourtant Euripides dit bien à propos,
Pleurs et regrets aux trêpassés convienent,
Mais point à gré, Apollo, ne te vienent.
Et devant lui encore Stesichorus,
Apollo veut et jouer et chanter,
Pluto gémir, pleurer et lamenter.
Et Sophocles leur attribue à chacun les instruments qui leur sont propres en ces vers,
L'épinette n'est point sortable,
ni la lyre, à chant lamentable.
Car l'aubois bien tard, et devant hier, par manière de dire, a commencé
à oser faire entendre sa voix et son son és choses agréables et
désirables: mais au premier temps il sonnait au deuil et convoi des
trêpassés, et était employé à ce service-là, qui n'était ni guères
honorable ni guères plaisant, depuis on l'a mêlé par tout: mais
principalement ceux qui ont confondu et mêlé les honneurs des Dieux
parmi ceux des Démons, ont mis l'aubois en réputation. Au demeurant il
semble que ce mot Éi, est aucunement contraire à ce precepte, Connais
toi-même: et en quelque chose aussi accordant et convenable: car l'une
est parole d'admiration et d'adoration envers Dieu, comme étant
éternel, et toujours en être: et l'autre est un avertissement et un
recors à l'homme mortel, de l'imbecillité et debilité de sa nature.
FIN DES OEUVRES MORALES DE PLUTARQUE
Table de échange (non tout, mot * astérisqué non pas changé)
mesme mesprise tost estre beste fascheuse respand maistriser deschirer
apprest brusler forest = même mêprise tôt être bête fâcheuse répand
maîtriser déchirer apprêt brûler forêt etc.( minus s, es becomes ê,as
becomes â)
à fin que = afin que
à par soy = à part soi(=himself)
à pleine teste = à pleine tête (=very loud)
aage = âge
accoustumé accoustumance = accoutumé accoutumance
accoustrer = accoutrer
adjoustant = ajoutant
addressoit = adressait
addoucir = adoucir
advertance = advertence
anchre = ancre
adveu = advenu
adventure = aventure (à l'adventure = perhaps)
adverty advis = averti avis(minus d)
advertissement = avertissement
alencontre = à l'encontre
allouette = alouette(=lark)
aiant aiaint = ayant
*ainçois (= ains = plutôt)
*ains ( = plutôt ,functions as "but" of "not...but" ,always after "ne" phrase .not equal to "ainsi")
arguce = argutie
eslongner = éloigner
en amoureuz = enamourés
amy = ami
aspre = âpre
arguce = argus
asseur = assur
assopir = assoupir
at(&) = et
au demourant = au demeurant (=in other points,eventually)
*au dit = audit = à ledit (=above mentioned)
au paravant = auparavant
au pris = auprès
auant = autant
*aucunefois (=sometimes)
avoit avoient = avait avaient
*attendu que (=considering that)
*bailler (=give)
bancquet = banquet
baston = bâton
beu = bu
bize = bise
blasmer = blâmer
bouttique = boutique
briefves = brèves
*caut (= cauteleux rusé)
cercher = chercher
cestuy-cy = cettui-ci (= celui-ci)
ceste cest = cette cet
ceu = çu
ceulx = ceux
chascun chasque = chacun chaque
cicoigne = cigogne
cognoistre cognoissance cognoissent = connaître connaissance
coisses = coiffes
cholere = colère
connaissent
contension =contention
contredicts = contredits
combatre = combattre
commancer = commencer
compaignie = compagnie
contraux = contrats
court (la) = cour (=yard)
criart = criard
cry = cri
cuider cuydans = cuidans (=believe)
*d'aventure (=by accident)
demourer = demeurer ?
décroistre = décroître
depleurer = déplorer
desborder = déborder
desbridee = débridee
descouvrir = découvrir
descruction = destruction
desfaict = défait
despendre = dépenser
desplaisir = déplaisir
destourner = détourner
*deult (=pains)
deust = dût
die = dise
Dieu te face sage = Dieu te fasse sage
*dilayer (=temporiser)
dist = dît
dittes = dites
domter = dompter
*deult (douloir,pains)
doulcement = doucement
*élourdir (=faire grand mal)
entre-lasser = entre-lacer
esjouit = éjouit(=réjouit)
eschaffault = échaffaud
eschet = échut
escorce = écorce
escouter = écouter
escript = ecrit
esquells esquelles = desquells desquelles
esprouver = éprouve
establ = établ
estourdy = étourdi
embesongnee = embesognee(=busy)
*empres (among)?
enfans = enfants
en fin = enfin
*entre-deux (=resolved)
enyvrer = enivrer
*envis (=against one's will)
*és (= en les)
escorgee = escourgee (whip)
eschauffé = échauffé
*espie (= espion)
estre este estoit estans estants seroit = être été était étant serait
espessir = épaissir
estrangers = étrangers
eust peu = eût pu
*exerciter (= exercer)
*exercitation (= exercise)
feit feirent face facions facent faict fust = fit firent fasse fassions fassent fait fut
fascheux = fâcheux
*fiance (= confiance)
*finer (= obtenir)
fiebvre = fièvre
foibles = faibles
fresche = fraîche
gaigner = gagner
garson = garçon
gibbier = gibier
grillon = gril
*grossir (=make rough)
guarir = guérir
hastiveté = hâtiveté
hault = haut
hocquer = hoquer
honneste = honnête
*icelle (= celle)
*il y en a (= il y a)
improuveu = imprévu
incogneu = inconnu
inimitiez = inimitiés
*jà = déjà
joye = joie
*jusques (= jusque)
*leans (= at home)?
lict = lit
liroit = lirait
loing = loin
lon = l'on
luicte = lutte
luy = lui
maladvisé = mal avisé(=careless)
meine = mène
meit meist meirent = mit mit mirent(passé simple de mettre)
mesmement = mêmement (=especially)
mestoyen = mitoyen
meure = mûre (=mulberry)
meurement = mûrement
mocquer = moquer
moien = moyen
monstrant = montrant
n'agueres = naguere (=lately)
neantmoins = neanmoins
ne plus ne moins que (= ni plus ni moins que)
nopce = noce
nuict = nuit
*obiicer (=objicer =jeter devant =critiquer)
*odorement (=odorat)
oster ostast = ôter ôtait
ottroyer = octroyer
oultre = outre
ouy = oui
oyes oyt = oies oit(ouir)
païs = pays
paistrir = pétrir
paistre = paître
platys = platins
*par ci-devant (=before this)
parolle = parole
pasmoyson = pâmoison
*peculiere (=particulier)
*pensement (=knowledge)
peult pourroit peu = peut pourrait pu
picque = pique (=lance)
plorer = pleurer (=cry)
poinct = point
poulciere = poussière
*pour autant que (although)
*pource que (= parce que)
pourquoy = pourquoi
plustost = plutôt
presbtre = prêtre
preste = prête
pris = prix
projecté = projeté
provocquer = provoquer
prouvoir = pourvoir
*quant-et-quant (=en même temps)
*quant et nous (=together with us)
*Qu'il ne soit ainsi(=However)
*quoye (= quiet)
*rebouscher (=weaken)
recepte = recette
recommancer = recommencer
recommendation = recommandation
refreschir = rafraîchir
reng rengée = rang rangée
*rengreger (=make worse)
repoulser = repousser
respondre response = répondre réponse
restraindre = restreindre
resveillant = réveillant
rezeaux = reseaux
rière ?
robbe = robe
*rouche (= herbe aquatique de grande taille,à feuilles et à tiges érigées)
ruze = ruse
saincteté = sainteté
saulse = sauce
sçedules = cédule
sçavoir sçay sçait sçavoient sçaurois sceust sçache= savoir sais sait savaient saurai(sauras) sût sache
*se tenir quoy (=do nothing)
seicheresse = sécheresse
*si (sometimes = aussi = same)
seuffrir = souffrir
soubs = sous
*soudre = resoudre
soul = sou
*soulas (=consolation)
souldard = soldat
soulde = solde
souspeçonnee = soupçonnee
sçeust sçeult = sût (imparfait subjonctif)
soubriant = souriant
suitte = suite
tanser = tancer (=reprocher)
taster = tâter
*tant soit peu (=even a little)
taschant tascher = tâchant tâcher
tiltre = titre?
toict = toit
traistre = traître
trasse = trace
trespas = trêpas (=death)
trencher = trancher
umbre = ombre
veoir = voir
vescut = vécut
vefve = veuf
vistements = vitement
*voirement (= vraiment)
vuide = vide
veit = voit
veult vouoient = veut voulaient
Voyla = Voilà
*voire (=besides)
vraysemblable = vraisemblable
..oit ..oist ..oient = ..ait(imparfait) aient
..ast = ..ât (imparfait subjonctif)
..ans = ants (present participle plural)
..ez = és (passé participle plural)
..creu creue = crû crue.
% Please tell me what defects and errors you find in this text.